Anabases Traditions et réceptions de l’Antiquité

9 | 2009 Varia

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/anabases/97 DOI : 10.4000/anabases.97 ISSN : 2256-9421

Éditeur E.R.A.S.M.E.

Édition imprimée Date de publication : 1 mars 2009 ISSN : 1774-4296

Référence électronique Anabases, 9 | 2009 [En ligne], mis en ligne le 01 mars 2012, consulté le 27 janvier 2021. URL : http:// journals.openedition.org/anabases/97 ; DOI : https://doi.org/10.4000/anabases.97

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Ce numéro est dédié à la mémoire de Dino Ambaglio, ami, lecteur et compagnon de voyage de toutes nos «Anabases». ἐν κοινωνίᾳ τε καὶ συμφωνίᾳ

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SOMMAIRE

Historiographie et identités culturelles Les archéologies française et italienne : une mémoire nationale

Introduction : Alésia et la mémoire nationale française Michel Reddé

De l’inscription d’Hasparren aux régionalismes : le particularisme aquitain, réalités du terrain et écritures des histoires Robert Sablayrolles

La découverte d’une basilique paléochrétienne à Uppenna (Tunisie) en 1905. Entre recherche scientifique, fracture idéologique et justification coloniale Jean-Marie Pailler

Entre archéologie, universalité et nationalismes : le trentième congrès eucharistique international de Carthage (1930) Jacques Alexandropoulos

Rome 1911. L’Exposition archéologique du cinquantenaire de l’Unité italienne Domenico Palombi

Giovanni Battista De Rossi, entre archéologie chrétienne et fidélité catholique dans l’Italie de l’Unité Philippe Foro

The “Società Magna Grecia” in Fascist Italy Nathalie de Haan

Traditions du patrimoine antique

Images des vestiges préislamiques de l’Ifrîqiya chez les géographes arabes d’époque médiévale Anna Caiozzo

L’Hispania aeterna de Ramón Menéndez Pidal. Histoire et Antiquité dans la pensée pidalienne Grégory Reimond

Mythologie antique et amours incestueuses : le regard d’un clerc du Moyen Âge Marylène Possamaï-Perez

Rostovtzeff and the classical origins of Caspar Meyer

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Archéologie des savoirs La correspondance de Joseph Déchelette (1862-1914)

Études sur l’œuvre et la correspondance de Joseph Déchelette Introduction Sandra Péré-Noguès

Étude préliminaire sur les réseaux de correspondants européens de Joseph Déchelette Sandra Péré-Noguès

La correspondance Espérandieu-Déchelette reconstituée : un apport à l’histoire de l’archéologie Marianne Altit-Morvillez

Déchelette’s contribution to Iron Age Studies : theory and practice John Collis

Des fouilles aux tranchées. Les jalons de Déchelette Serge Lewuillon

Actualité et débats

Philologie classique et modernité Giovanni Leghissa

Antiquité et psychologie des ruines Catharine Edwards

L'atelier de l'histoire : chantiers historiographiques

Archives de savants (6)

Il carteggio Gaetano De Sanctis – Giuseppe Fraccaroli Michele Curnis

L'Antiquité retrouvée par ses mots (1)

En guise de Préambule Magali Soulatges

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"Voyages et voyageurs" (5)

Annemarie Schwarzenbach et l’Orient : interview avec Dominique Laure Miermont et Nicole Le Bris Dominique Laure Miermont et Nicole Le Bris

Antiquité et fictions contemporaines (5)

Les allusions et citations latines dans Les Aventures d’Astérix le Gaulois Benoît Jeanjean

L'atelier des doctorants (2)

La représentation des limites de l’oikouménè par les civilisations grecque et arabe. D’Okeanos à al-bahr al-muhīt : prospections océaniques (thèse de doctorat de l’Université de Toulouse, soutenue le 24 juin 2008) Amandine Declercq

Ressources informatiques sur l'Antiquité (2)

Trivium : naissance d’une revue électronique franco-allemande Hélène Trespeuch

Comptes rendus et notes de lecture

Luca BARBIERI (éd.), Les Epistres des dames de Grece. Une version médiévale en prose française des Héroïdes d’Ovide Florence Bouchet

Giovanni BRIZZI, Moi, Hannibal… Véronique Krings

Marie CABAUD MEANEY, Simone Weil’s Apologetic Use of Literature. Her Christological Interpretations of Ancient Greek Texts Geneviève Hoffmann

Sophie CASSAGNES-BROUQUET, Un manuscrit d’Anne de Bretagne. Les Vies des femmes célèbres d’Antoine Dufour Florence Bouchet

Odile CAVALIER (dir.), Le voyage en Grèce du comte de Choiseul-Gouffier Adeline Grand-Clément

Kevin CORRIGAN, John D. TURNER (éd.), Platonisms: Ancient, Modern and Postmodern Anthony Andurand

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Rita FELSKI (éd.), Rethinking Tragedy Geneviève Hoffmann

Israël FINKELSTEIN, Amihai MAZAR, The Quest for the Historical Israel. Debating Archaeology and the History of Early Israel. Invited Lectures Delivered at the Sixth Biennial Colloquium of the International Institute for Secular Humanistic Judaism, Detroit, October 2005 Corinne Bonnet

Perrine GALAND-HALLYN, Carlos LÉVY (dir.), La villa et l’univers familial dans l’Antiquité et à la Renaissance Laure Hermand-Schebat

Leopoldo GAMBERALE, Plauto secondo Pasolini. Un progetto di teatro fra antico e moderno, con un capitolo su Salvatore Cognetti de Martiis Sarah Rey

Marie-Hélène GARELLI, Danser le mythe. La pantomime et sa réception dans la culture antique Geneviève Hoffmann

Barbara GOFF, Michael SIMPSON, Crossroads in The Black Aegean, Œdipus, Antigone, and Dramas of the African Diaspora Geneviève Hoffmann

Anthony GRAFTON, Megan WILLIAMS, and the Transformation of the Book. Origen, Eusebius, and the Library of Caesarea Aurélie La Torré

Constanze GÜTHENKE, Placing Modern Greece. The Dynamics of Romantic Hellenism, 1770-1840 Laure Caillot

Yannis HAMILAKIS, The Nation and its Ruins : Antiquity, Archaeology, and National Imagination in Greece Laure Caillot

Mogens H. HANSEN, Polis. An Introduction to the Ancient Greek City-State Claudine Leduc

Nicola HÖMKE, Manuel BAUMBACH (éd.), Fremde Wirklichkeiten. Literarische Phantastik und antike Literatur Tomás Fernández

Herman F. J. HORSTMANSHOFF, Marten STOL (éd.), Magic and Rationality in Ancient Near Eastern and Graeco-Roman Medicine Marcello Carastro

Arnaud HUREL, La France préhistorienne de 1789 à 1941 Grégory Reimond

Craig KALLENDORF, The Other Virgil. Pessimistic Readings of The Æneid in Early Modern Culture Sarah Rey

Peter N. MILLER (dir.), Momigliano and Antiquarianism. Foundations of the Modern Cultural Sciences Carlamaria Lucci

Robin F. RHODES (éd.), The Acquisition and Exhibition of Classical Antiquities. Professional, Legal and Ethical Perspectives Amélie Perrier

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Juan Carlos SÁNCHEZ LEÓN, L’Antiquité grecque dans l’œuvre d’Antonin Artaud Malika Bastin-Hammou

Maria WYKE (éd.), Julius Caesar in Western Culture Hinnerk Bruhns

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Historiographie et identités culturelles Les archéologies française et italienne : une mémoire nationale

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Introduction : Alésia et la mémoire nationale française

Michel Reddé

1 Dans l'introduction à son ouvrage sur l’Histoire de Jules César, publié en 18661, Napoléon III justifiait son entreprise d’érudition par une leçon de politique : « Ce qui précède, écrivait-il, montre assez le but que je me propose en écrivant cette histoire. Ce but est de prouver que, lorsque la Providence suscite des hommes tels que César, Charlemagne, Napoléon, c’est pour tracer aux hommes la voie qu’ils doivent suivre, marquer du sceau de leur génie une ère nouvelle et accomplir en quelques années le travail de plusieurs siècles. Heureux les peuples qui les comprennent et les suivent. Malheur à ceux qui les méconnaissent et les combattent. » De manière implicite mais évidente, l’Empereur se situait lui-même dans cette lignée, et cette autoglorification, doublée de la justification d’un régime autoritaire qui s’est écroulé à Sedan, n’a pas peu contribué à jeter le discrédit sur une entreprise archéologique considérable, parfois soupçonnée de « forgerie », notamment dans le cas d’Alésia. D’assez nombreux travaux universitaires ont, depuis plusieurs années, remis à leur juste place les recherches du Second Empire en les situant dans un vaste mouvement européen2. C’est l’objectif de cette journée d'étude que d’en préciser quelques aspects nouveaux et d’examiner quelle place l’archéologie a tenu dans la conservation, voire la fabrication, de la mémoire nationale, en France et en Italie. Pour ma part, et compte tenu du sujet, j’y ajouterai volontiers quelques considérations sur l’Allemagne.

2 Dans La conquête du passé, A. Schnapp a analysé de manière détaillée le lent processus intellectuel qui a conduit à l’invention d’une science archéologique. Progressivement détachée de la philologie, elle se distingue peu à peu de l’approche traditionnelle des Antiquaires en intégrant dans sa réflexion l’apport des sciences naturalistes, inventant ainsi, sous l’influence des préhistoriens, la notion de « contexte3 ». Le temps de la seule jouissance esthétique que procurait l’Art antique faisait ainsi place à une approche « positive » des objets, même les plus humbles ou les plus communs, et à une investigation raisonnée du terrain. Cette évolution épistémologique a marqué toute l’Europe, naturellement de manière différente et avec plus ou moins de rapidité selon les pays : les préoccupations urbanistiques de la Rome papale, confrontée

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quotidiennement aux monuments de l’Antiquité, présents depuis toujours au cœur de la Ville, n’étaient pas de même espèce et n’avaient pas les mêmes implications que la recherche sur les tumuli protohistoriques ; nous savons bien, à l’aube du XXIe siècle, que cette lente évolution de l’archéologie en « science de la nature » n’est toujours pas achevée, qu’elle rencontre encore de fortes résistances, qu’elle est toujours fortement inégale dans la pratique quotidienne, d’un pays à l’autre.

3 Dans ce processus de maturation de la discipline, on doit distinguer plusieurs étapes. C’est en pleine période romantique, et malgré la concurrence qui sévissait alors entre les États pour l’acquisition d’Antiquités grecques et romaines, que les savants de toute l’Europe s’organisèrent spontanément, créant en 1829, à la légation de Prusse, un Istituto di corrispondenza archeologica. Celui-ci a constitué de fait, bien avant l’Unité italienne, un « ministère officieux4 », qui n’allait pas survivre longtemps à la montée des rivalités nationales.

4 Dans l’Allemagne de ce temps, l’érudition était d’abord le fait des Universités, où l’archéologie était enseignée, mais il n’en allait pas de même en France, où le système universitaire était (déjà) en retard. Cette époque fut en revanche marquée, dans notre pays, par le foisonnement des sociétés savantes, dont l’activité multiforme touchait la province autant que Paris. Partout on cherche, on discute, on publie, en un temps où tout notable qui a fait ses humanités se pique de science et d’écriture. Période bouillonnante et féconde, parfois brouillonne, pendant laquelle on produit beaucoup, mais qui compte aussi ses personnages ridicules, comme ces « Bouvard et Pécuchet », moqués par G. Flaubert dans un de ses romans les plus féroces. Dans cet État pourtant centralisé depuis longtemps, le retard de l’action publique est patent, les moyens financiers limités si on les compare à ceux du grand pays voisin en train de se rassembler. Le mécénat privé n’y tient pas la même place essentielle qu’en Angleterre, où les sociétés savantes jouait là aussi un rôle primordial. C’est pour pallier ces carences que Guizot créa, en 1834, le Comité des Travaux Historiques, dont la vocation était de coordonner l’action des sociétés, de financer leurs recherches par des subventions ouvertes au budget de l’État à partir de 1847. Cette action de pilotage du CTHS a été fondamentale, notamment après la conquête de l’Afrique du Nord, mais elle a parfois été considérée comme une mise sous tutelle par les intéressés5.

5 Parallèlement, l’archéologie commençait à servir une quête identitaire d’une nouvelle espèce. Ce n’est plus seulement l’histoire de l’Humanité dans son caractère universel que l’on voulait écrire, comme au XVIIIe siècle, mais celle des Nations. Dans cette « guerre culturelle qui se déroulait en contrepoint de la politique européenne », pour reprendre une expression de Cl. Nicolet6, l’un des principaux enjeux était de capter l’héritage de la Rome antique et d’instrumentaliser l’histoire romaine à son profit7. Alors que F. Schiller pouvait encore écrire, en 1797 : « Deutschland ? Aber wo liegt es ? Ich weiss das Land nicht zu finden », tout change après les guerres napoléoniennes. La recherche de l’emplacement de la bataille du Teutoburg ne relève plus seulement d’un problème académique mais d’une approche « politique » où le lieu – nécessairement une forêt – sert de fondement symbolique à la mythologie germanique et à la défense du « Deutsches Volk » contre les invasions venues de l’Ouest8. Si on ne parle pas encore d’État à cette époque en Allemagne, le parallèle entre le Varusschlacht et la « Bataille des Nations », comme on l’appelle alors (id est la bataille de Leipzig), est dans tous les esprits. Mais, dans le même temps, l’Allemagne se présente comme la meilleure héritière des valeurs de la Grèce et de Rome ; bientôt elle en revendiquera de nouveau

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l’héritage politique, renouant ainsi avec la tradition du Saint Empire. En France, comme l’a bien montré Chr. Goudineau, ce sont les frères Thierry, Amédée en particulier, qui ont lancé l’idée d’une France enracinée dans ses origines gauloises. L’Histoire des Gaulois depuis les temps les plus reculés jusqu’à l’entière soumission de la Gaule à la domination romaine paraît en 1828 ; texte fondateur qui introduit véritablement Vercingétorix comme personnage historique. Quelques années plus tard (1833) Henri Martin se lance à son tour dans une Histoire de France qui va populariser, avec un immense succès, la série des Héros qui ont fait notre pays et dont Vercingétorix est le premier exemple9. Cette irruption des Gaulois dans la mémoire nationale se traduit par un nombre infini de productions littéraires (romans, poèmes, pièces, opéras), de libelles historiques, de représentations figurées plus ou moins fantaisistes dans les journaux, les arts mineurs, mais aussi la sculpture ou la grande peinture. Depuis les Trois Glorieuses, le Gaulois est à la mode. Contentons-nous, ici, de citer le tableau de Théodore Chassériau, au musée des Beaux-Arts de Clermont-Ferrand, La défense des Gaules, où l’on voit le fils de Celtil, dans une quasi nudité héroïque, exhorter les Gaulois à la bataille, les bras et les yeux levés au ciel (fig. 1).

Fig. 1. La défense des Gaules (1855). tableau de Théodore Chassériau, collection du musée d'art Roger-Quillot, ville de Clermont-Ferrand

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6 Ce tableau, qui reçut un accueil flatteur, fut exposé en 1855, une date qui n’est pas dénuée d’intérêt. C’est en effet cette même année que commence la « querelle d’Alésia », qui va encombrer la presse française d’une invraisemblable série d’articles, d’opuscules plus ou moins savants, de pamphlets plus ou moins violents10. La question au cœur de ce débat n’est pas seulement académique, elle touche désormais à l’identité même de la Nation et à un mythe fondateur de l’histoire de France, devenu populaire en quelques années, qui remplace, pour les Républicains notamment, le baptême de Clovis, fondement de la monarchie. Les fouilles d’Alise-Sainte-Reine, remarquons-le, ne débuteront que bien plus tard, en 1861. La querelle les précède largement, elle n’est alors, en aucune manière, une contestation des recherches au pied du Mont-Auxois qui n’ont pas commencé.

7 On a donc grand tort de moquer la passion archéologique de Napoléon III : celle-ci n’est pas le caprice fantasque d’un tyran, elle est le fruit d’une époque, le produit d’une curiosité scientifique qui touche toute l’Europe, sur fond de rivalités nationales. Il n’est pas jusqu’à la célèbre statue de A. Millet, érigée en 1865 sur l’oppidum du Mont-Auxois (fig. 3), qui ne soit une réplique à la Prusse, dont on savait, depuis bien longtemps, qu’elle préparait un monument à Arminius (fig. 2). Certes la statue de Detmold ne fut inaugurée qu’en 1875, dans une Allemagne désormais unifiée, et sa base figure un relief de Guillaume Ier, fondu dans le bronze des canons pris à Gravelotte ; mais, dès 1843, le Magasin pittoresque se faisait l’écho du projet de statue, confié au sculpteur E. von Bandel : Les Allemands élèvent aujourd’hui dans la forêt de Teutoburg, témoin de la défaite de Varus, une statue colossale à Arminius, qu’ils nomment Hermann… Ils entendent qu’elle représente l’hostilité de leur race contre les races qui ont hérité en Europe de la puissance ou du génie de Rome ; et il est à craindre que ce soit principalement à la France qu’ils adressent cette sorte de défi. Mais cette invention s’appuie sur un contresens historique qu’il n’est pas inutile peut-être de signaler… [l’auteur explique alors qu’Arminius, le Chérusque, appartenait à une nation qui fut plus tard

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à l’origine de la confédération des Francs, dont les Français sont bien évidemment les héritiers naturels]. Si nous avons préféré l’héritage de l’esprit romain à celui de l’esprit teutonique, nous ne pouvons cependant nous laisser dépouiller de nos ancêtres au point de souffrir patiemment que l’ennemi se serve de leurs noms contre nous. Il y aurait ainsi toute une manière nouvelle pour nous de considérer l’histoire de la Germanie et les noms héroïques invoqués comme un patrimoine exclusif par la littérature allemande. Il n’y a pas jusqu’au poème épique des Niebelungen qui ne soit faussement revendiqué par les Allemands et qui ne puisse tout aussi bien être regardé comme la véritable épopée nationale des Francs11.

Fig. 2. L’érection de la statue d’Hermann (Dessin de K. Ekwall paru dans Die Gartenlaube, Illustriertes Familienblatt, 1875. D'après H. Buck, « Der Literarische Arminius-Inszenierungen einer sagenhaften Gestalt », dans W. Schlüter (éd.), Kalkriese - Römer im Osnabrücker Land. Archäologische Forschungen zur Varusschlacht, catalogue d'exposition, 1993, p. 280.)

8 Bel exemple d’evocatio culturelle ! Quel meilleur moyen pour dépouiller l’ennemi de son identité que de s’approprier sa mémoire nationale ?

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Fig. 3. L’érection de la statue de Vercingétorix sur le Mont-Auxois, le 27 août 1865 (Le Monde Illustré, 16 septembre 1865).

9 En attendant, l’Empire s’organise et son œuvre archéologique apparaît considérable, d’une ambition scientifique sans commune mesure avec les tentatives pseudo- historiques qui l’ont précédé. Le monarque s’entoure d’un cercle de savants véritables dont l’influence est déterminante : Victor Duruy, Félix de Saulcy, Alexandre Bertrand, Léon Régnier, mais aussi Prosper Mérimée, William Fröhner, pour ne citer que ceux-là. En 1858 est créée la « Commission de topographie des Gaules » qui dispose d’un budget spécial pour mener des fouilles et des explorations. Celles d’Alésia seront notamment de sa responsabilité, avant d’être confiées à E. Stoffel. Suivront celles de Gergovie, de Mauchamp, du Puy d’Issolud, mais aussi les investigations dans la forêt de Compiègne, les premiers travaux sur le mont Beuvray, de nombreuses fouilles de tumulus protohistoriques dans l’Est de la France. L’intérêt de Napoléon III ne s’arrête pas à la France, il touche tout le bassin méditerranéen, comme l’a rappelé l’important colloque tenu à Compiègne en 200012. L’empereur a notamment encouragé et financé les missions d’exploration de L. Heuzey en Macédoine, de G. Perrot en Asie Mineure, les fouilles d’E. Renan en Phénicie, celles de Roumanie, les missions épigraphiques de L. Renier en Algérie et en Italie. À Rome même, Napoléon III fait acheter les Orti Farnesiani, sur le Palatin, et confie la fouille du palais des Césars à Pietro Rosa. Les travaux dureront de 1861 à 1870, avant que le monarque déchu ne revende les terrains au tout jeune État italien13.

10 Mais cette entreprise a d’autres prolongements : on doit ainsi à l’Empereur l’acquisition de la collection Campana, brièvement exposée en 1862 dans l’éphémère musée Napoléon III, avec le fruit des missions conduites dans le bassin méditerranéen14 ; la même année paraît le décret qui scelle la création du Musée de Saint-Germain-en- Laye, dont l’organisation est confiée à A. Bertrand. Son but est d’accueillir les antiquités de la France, depuis la plus lointaine préhistoire jusqu’à l’avènement du Christianisme

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en Gaule, selon un modèle inspiré de l’expérience du Musée des Antiquités du Nord, à Copenhague, et du Römisch-Germanisches Zentralmuseum de Mayence, créé par L. Lindenschmidt en 1852. Les échanges entre les deux institutions sont d’ailleurs fréquents, malgré les rivalités nationales15. Les moulages, comme à Mayence, y tiennent une place essentielle, car ils permettent de comparer, de confronter à distance les objets. C’est Napoléon III aussi qui fit exécuter ceux de la colonne Trajane à Rome, dont une copie fut donnée au Louvre avant d’être déposée à Saint-Germain16.

11 Tous ces faits sont bien connus et je ne les ai brièvement rappelés que pour remettre en perspective les fouilles entreprises sous l’égide de l’Empereur au pied du Mont-Auxois. Celles-ci ne sauraient en effet être isolées de leur contexte général. Bien qu’elles soient aujourd’hui les plus connues du grand public, il est important de se souvenir qu’elles s’inscrivent dans une œuvre beaucoup plus large, de nature véritablement scientifique, et qu’elles n’ont pas été inspirées, à fortiori dévoyées par la passion nationaliste. Certes elles participent d’une entreprise de « mémoire nationale » dans une Europe où s’aiguise l’affrontement des Nations modernes qui cherchent dans l’Histoire une justification de leur identité et de leurs prétentions. Mais, dans leur principe même et dans leur déroulement, elles servent une ambition scientifique estimable, avec bien sûr les moyens et les techniques de l’époque, qui nous font parfois sourire aujourd’hui17. Elles ne participent en rien d’une œuvre apologétique ou d’une entreprise cocardière. Il s’agissait de se donner les moyens d’observer sur le terrain, par une démarche expérimentale nouvelle, les indices matériels qui permettaient de vérifier une théorie que les textes seuls ne pouvaient totalement corroborer. Et, je l’ai rappelé, elles ne sont pas le point de départ, mais au contraire le point final d’une querelle sur la localisation d’Alésia, commencée bien avant le premier coup de pioche, même si cette querelle a rebondi beaucoup plus tard.

12 Et puis il y eut Sedan. La France vaincue, humiliée, dépouillée, assoiffée de revanche. Alésia devient l’archétype de la défaite et Vercingétorix le héros douloureux qui se sacrifie pour la patrie, dans un geste plein de noblesse et de fierté, après avoir combattu jusqu’au bout. Ce n’est pas là une interprétation moderne, mais l’opinion directement exprimée par les témoignages de l’époque, quelle qu’en soit l’origine sociale ou intellectuelle. Commençons par ce texte de F. Coppée, écrit en 1880 : Dans les brumeuses origines de la France, aucune figure n’apparaît plus grande que celle de Vercingétorix ; elle domine notre histoire nationale comme la belle statue d’Aimé Millet, coiffée du casque ailé et s’appuyant sur sa lourde hache, domine de sa taille colossale les vertes vallées de la Côte-d’Or, du haut du Mont-Auxois. C’est une noble pensée que d’avoir élevé ce monument au glorieux vaincu ; et nos tristesses patriotiques de l’heure présente songent, avec un mélancolique orgueil, à l’indomptable courage du chef barbare et à sa lutte opiniâtre contre l’invasion romaine. Ceux qui avaient l’âge de raison en 1870 nous comprendront. Ils ont senti comme nous, à la seule nouvelle que l’ennemi avait franchi la frontière, l’horrible frisson de la vierge violée ; ils ont éprouvé l’instinctif besoin de vengeance, fait le geste machinal de saisir une arme, appelé furieusement la victoire ou la mort ; et après avoir vu la gorge ouverte de la patrie râler sous la botte du Prussien, ils ont gardé au fond du cœur une rancune éternelle.

13 Voici maintenant, en contrepoint, un bref passage extrait du Tour de France par deux enfants, histoire populaire publiée en 1877 qui connut un vif succès. Le récit met en scène deux petits orphelins partis de Phalsbourg à la porte de l’Alsace. Julien, le plus âgé, lit à Jean-Joseph, son cadet, une histoire de France qui commence par la conquête romaine :

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Un jeune Gaulois, né dans l’Auvergne, résolut alors de chasser les Romains du sol de la patrie. Il parla si éloquemment de son projet à ses compagnons que tous jurèrent de mourir plutôt que de subir le joug romain. En même temps, ils mirent à leur tête le jeune guerrier et lui donnèrent le titre de Vercingétorix, qui veut dire chef. Bientôt Vercingétorix envoya en secret dans toutes les parties de la Gaule des hommes chargés d’exciter les Gaulois à se soulever. On se réunissait la nuit sous l’ombre impénétrable des grandes forêts, auprès des énormes pierres qui servaient d’autels ; on parlait de la liberté, on parlait de la patrie, et l’on promettait de donner sa vie pour elle… Au jour désigné d’avance, la Gaule entière se souleva d’un seul coup, et ce fut un réveil si terrible que, sur plusieurs points, les légions romaines furent exterminées. César, qui se préparait alors à quitter la Gaule, fut forcé de revenir en toute hâte pour combattre Vercingétorix et les Gaulois révoltés. Mais Vercingétorix vainquit César à Gergovie. – Gergovie, dit Jean-Joseph, c’est un endroit à côté de Clermont, j’en ai entendu parler plus d’une fois. Continuez, Julien ; j’aime ce Vercingétorix. Six mois durant, Vercingétorix tint tête à César, tantôt vainqueur, tantôt vaincu. Enfin César réussit à enfermer Vercingétorix dans la ville d’Alésia, où celui-ci s’était retiré avec soixante mille hommes. Alésia, assiégée et cernée par les Romains, comme notre grand Paris l’a été de nos jours par les Prussiens, ne tarda pas à ressentir les horreurs de la famine. – Oh ! dit Julien, un siège, je sais ce que c’est : c’est comme à Phalsbourg, où je suis né et où j’étais quand les Allemands l’ont investi. J’ai vu les boulets mettre le feu aux maisons, Jean-Joseph ; papa, qui était charpentier et pompier, a été blessé à la jambe en éteignant un incendie et en sauvant un enfant qui serait mort dans le feu sans lui…

14 L’assimilation de la défaite d’Alésia à celle de Sedan n’est pas alors perçue d’une manière différente en Allemagne. Th. Mommsen n’hésite pas en effet à tirer de la victoire de César des leçons valables pour le présent : Le hasard ne fit pas cette grande catastrophe. Si parfois il la prépare pour les peuples susceptibles d’une haute culture, ici, il faut le dire, les Gaulois ne tombèrent que par leur propre faute. Leur ruine était en quelque sorte historiquement nécessaire : toute cette dernière guerre le prouve, qu’on en étudie la marche, soit dans l’ensemble, soit dans les détails. À l’heure où menaçait la domination étrangère, il ne se rencontra de résistance énergique que chez quelques clans isolés, et ceux-ci même, Germains pour la plupart ou à demi Germains… Tels se sont montrés tous les Gaulois au siècle de César : ni puissante organisation militaire, ni discipline politique : ils ne purent y atteindre, ils ne les auraient pas supportées ! Dans tous les temps, dans tous les lieux, vous les voyez toujours les mêmes, faits de poésie et de sable mouvant, à la tête faible, au sentiment profond, avides de nouveautés et crédules, aimables et intelligents, mais dépourvus du génie politique : leurs destinées n’ont pas varié : telles elles furent autrefois, telles elles sont de nos jours18.

15 Innombrables sont les textes que l’on pourrait citer et qui montrent comment la IIIe République a instrumentalisé Vercingétorix, premier héros national, et Alésia, haut lieu de la mémoire douloureuse de la France19. Dans cette re-construction identitaire, les manuels scolaires du temps ont joué un rôle considérable, mais il faudrait naturellement une analyse plus fine pour montrer la différence sensible qui existe, sur ce point, entre l’enseignement public et l’enseignement catholique20. Tel n’est pas ici mon propos. Il n’est pas sans intérêt, en revanche, de rappeler que cette utilisation du mythe historique trouve son parallèle à la même époque dans les manuels scolaires allemands où Arminius et la bataille du Teutoburg occupent une place sensiblement identique à celle de Vercingétorix et d’Alésia21.

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16 Cette manière d’accommoder « Nos ancêtres les Gaulois » touche tous les domaines du savoir et de la culture, comme l’a bien montré l’important colloque tenu en 1982 à Clermont-Ferrand, et auquel je me contente de renvoyer, faute de pouvoir l’analyser en détail22. Je citerai seulement ici, pour le plaisir de l’anecdote, le sort de ces deux statues de Vercingétorix, érigées l’une à Bordeaux, l’autre à Saint-Denis, puis enlevées et fondues par les troupes allemandes pendant la Seconde Guerre mondiale, signe indubitable que les enjeux identitaires étaient bien perçus de manière parallèle par les deux adversaires23. Celle de A. Bartholdi, à Clermond-Ferrand, échappa à ce sort : on était sans doute trop près de Vichy. Celle du Mont-Auxois, qui faillit aussi y passer, était devenue « lieu de mémoire » avant la Première Guerre mondiale. On y venait en pèlerinage, le beau monde s’y pressait, hommes politiques, universitaires et savants, artistes, prélats même, comme Monseigneur Baudrillard. On y lisait des discours patriotiques, on y jouait des drames, on prononçait des vers, on invitait les enfants des écoles, pour une leçon d’instruction civique. Et bien sûr la journée se terminait par un banquet… On ne faisait plus guère à ce moment, dans le registre savant, et ce n’était plus vraiment le moment d’une querelle sur l’identification du lieu de la célèbre bataille, la question était résolue pour tout le monde, hormis quelques hurluberlus24. On faisait plutôt dans l’outrance verbale, tel Jules Toutain, qui reprenait avant guerre les fouilles sur l’oppidum et dressait peu après un parallèle injurieux au titre évocateur (Héros et bandit. Vercingétorix et Arminius, Paris, 1916) : « La comparaison se justifie aisément. Tous deux ont voulu délivrer leur patrie du joug romain. [Mais] Vercingétorix ne cessa pas de mener la lutte en soldat ; […] à aucun moment de son récit César ne fait le moindre reproche à Vercingétorix ni à ses troupes […] les deux adversaires combattent, pour ainsi dire, à visage découvert. Il ne s’y trouve pas un seul épisode qui évoque des idées de fourberie, de bassesse, de déloyauté. Bien plus, l’auteur […] insiste à plusieurs reprises sur l’héroïsme et la grandeur d’âme des Gaulois et de leur chef : il rend hommage aux éminentes qualités de Vercingétorix. » Arminius, par contre, c’est « la cruauté naturelle des Germains […] la traîtrise et la perfidie dans la préparation, la fourberie et la lâcheté dans l’exécution, la férocité raffinée et la bassesse dans le traitement infligé aux vaincus ». Il est vrai qu’on était en guerre !

17 On devrait sans doute se demander pourquoi ce n’est pas Gergovie, symbole de victoire, mais Alésia, symbole de défaite, qui est devenue à cette époque le lieu de mémoire de la France. Sans doute l’assimilation avec le désastre de Sedan a-t-elle joué à plein dans la conscience collective de la IIIe République. C’est le régime de Vichy, au contraire, qui a tenté de redonner du lustre à Gergovie, haut lieu de la gloire française, peut-être simplement pour des raisons pratiques : on était en zone libre, Alise en zone occupée, et il n’était pas question de venir y manifester. Le mythe gaulois fut une nouvelle fois mobilisé par la « Révolution nationale » dans la bataille idéologique de ces temps troublés, ce qui donna lieu à une invraisemblable cérémonie que l’on hésite à qualifier : le 30 août 1942, en présence d’une foule nombreuse et de milliers de membres de la Légion, le Maréchal Pétain déposait à Gergovie, dans une crypte-reliquaire, une parcelle de terre de chaque commune, « recueillie dans la métropole et dans les colonies, sur tous les lieux où souffle l’esprit de la France et où se garde le souvenir de ceux qui en ont fait la grandeur25 »…

18 L’effondrement du régime allait refaire d’Alésia un symbole national, après guerre. Mais alors, bien entendu, c’est la « résistance » à l’éternelle menace germanique et l’union avec la civilisation romaine qui reprit le dessus. Sur le mur de la gare des

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Laumes, vous pouvez toujours voir la plaque qui porte cette inscription : « 1949. Dans cette plaine, il y a deux mille ans, la Gaule a sauvé l’honneur en opposant à la voix de Vercingétorix ses peuples aux légions de César. Après l’échec de ses armes, réconciliée avec le vainqueur, unie, défendue contre les invasions germaniques, ouverte aux lumières de la Grèce et de Rome, elle a connu trois siècles de paix. »

19 Nos ancêtres les Gaulois, Vercingétorix, Alésia : le mythe aujourd’hui a du plomb dans l’aile, et c’est tant mieux. Ses avatars montrent comment l’archéologie a été instrumentalisée au profit d’une histoire immédiate inscrite dans la trame des conflits qui ont secoué l’Europe au XIXe et au XXe siècle, au bénéfice d’une quête identitaire dont les préoccupations n’étaient guère scientifiques. De ce point de vue, la période du Second Empire fait figure d’heureuse exception, avec une politique archéologique d’une tout autre ambition intellectuelle.

20 « Quels titres a donc l’Allemagne à continuer Rome ? Pourquoi ce rôle ne reviendrait-il pas à la France… ? » écrivait C. Jullian26. On me demande souvent pourquoi j’ai invité une équipe allemande à participer aux nouvelles fouilles d’Alésia, ce haut lieu de la mémoire nationale française : parce qu’il était temps d’en finir avec cette histoire-là, justement.

NOTES

1. (Anonyme), Histoire de Jules César, Paris, 1865-1866. Il existe trois éditions de formats différents (F°, 4°, 8°). 2. Il n’est pas possible d’en donner ici une bibliographie exhaustive, qui serait considérable. Nous citerons à mesure les travaux les plus importants pour notre propos. 3. A. Schnapp, La conquête du passé. Aux origines de l’archéologie, Paris, 1993. Le mot n’était évidemment pas encore employé au XIXe siècle. 4. L’expression est de P. Grimal, À la recherche de L’Italie antique, Paris, 1961, p. 267. 5. Sur toute cette période et sur l’organisation de l’archéologie française en général, voir È. Gran- Aymerich, Naissance de l’archéologie moderne. 1798-1945, Paris, CNRS Éditions, 1998 ; sur Guizot, L. Theis, “Guizot et les institutions de mémoire”, dans P. Nora (éd.), Les lieux de mémoire, I, Paris, 19972, p. 15-75. 6. Cl. Nicolet, “Napoléon III et l’histoire romaine”, Introduction à l’ouvrage de M.A. Tomei, Scavi francesi sul Palatino. Le indagini di Pietro Rosa per Napoleone III (1861-1870), Rome, 1999, p. IX-XXI. 7. L’étude en a été faite, pour la France, par Cl. Nicolet, La fabrique d’une nation. La France entre Rome et les Germains, Paris, 2003. 8. Voir l’analyse d’A. Schnapp, “Teutoburger Wald et Alésia : deux figures de l’identité historique”, dans M. Reddé et S. von Schnurbein (éd.), Alésia et la bataille du Teutoburg. Un parallèle critique des sources, Beiheft der Francia, 66, 2008, p. 11-26, et celle de R. Wiegels, “'Varusschlacht’ und 'Hermann’ Mythos. Historie und Historisierung eines römisch-germanischen Kampfes im Gedächtnis der Zeiten”, ibid., p. 27-51. 9. Chr. Goudineau, Le dossier Vercingétorix, Paris, 2001 ; id. “La Gaule, les Gaulois, Vercingétorix et le sentiment national au XIXe siècle”, dans M. Reddé et S. von Schnurbein (éd.), Alésia et la bataille du Teutoburg… (op. cit., note 8), p. 53-71.

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10. Voir M. Reddé, Alésia. L’archéologie face à l’imaginaire, Paris, 2003 ; M. Reddé, “La querelle d’Alésia, hier et aujourd’hui”, dans M. Reddé et S. von Schnurbein (ed.), Alésia et la bataille du Teutoburg… (op. cit., note 8), p. 153-163. 11. Cité par Chr. Goudineau, Le dossier Vercingétorix (op. cit., note 9) p. 91. 12. Napoléon III et l’archéologie. Une politique archéologique nationale sous le Second Empire, dans Bulletin de la société historique de Compiègne 37 (2001), p. 15-303. 13. Voir supra, note 6. 14. È. Gran-Aymerich, “Le Palais de l’Industrie, miroir de la politique archéologique de Napoléon III”, dans Napoléon III et l’archéologie (op. cit., note 12), p. 29-47. 15. F.W. von Hase, “Ludwig Lindenschmidt et Napoléon III. Un chapitre précoce de la coopération archéologique franco-allemande”, dans P. Jacquet et R. Périchon, Aspects de l’archéologie française au XIXe siècle, Montbrison, 2000, p. 63-88. 16. A.-M. Liberati, “L’appropriazione dell’idea di Roma in chiave politica : Napoleone III, la Colonna Traiana e le collezioni del Museo della Civiltà Romana”, dans Napoléon III et l’archéologie (op. cit., note 12), p. 291-303. 17. J’ai rappelé ailleurs les principes techniques qui ont guidé ces travaux et qui, pour l’époque, sont réellement sérieux et novateurs. Voir M. Reddé, “Les fouilles du second Empire autour d’Alésia, à la lumière des recherches récentes”, dans Napoléon III et l’archéologie (op. cit., note 12), p. 93-115. 18. Th. Mommsen, Histoire romaine, Livre V, chap. VII, éd. « Bouquins », Paris, Laffont, 1985, p. 213. 19. Chr. Amalvi, De l’art et la manière d’accommoder les héros de l’histoire de France. Essais de mythologie nationale, Paris, 1998. 20. Chr. Amalvi, “La construction du mythe de la bataille d’Alésia dans la littérature populaire et scolaire du Second Empire à la Cinquième République”, dans M. Reddé et S. von Schnurbein (ed.), Alésia et la bataille du Teutoburg… (op. cit., note 8), p. 121-132. 21. R. Riemenschneider, “Le mythe national de la bataille du Teutoburg dans les manuels scolaires allemands”, dans M. Reddé et S. von Schnurbein (ed.), Alésia et la bataille du Teutoburg… (op. cit., note 8), p. 133-151. 22. P. Viallaneix et J. Ehrard, Nos ancêtres les Gaulois, Faculté des Lettres et Sciences humaines de l’Université de Clermond-Ferrand II, fasc. 13, 1982. 23. M. Reddé, Alésia. L’archéologie face à l’imaginaire (voir note 10), p. 104-105. 24. M. Reddé, “La querelle d’Alésia, hier et aujourd’hui”, dans M. Reddé et S. von Schnurbein (éd.), Alésia et la bataille du Teutoburg… (op. cit., note 8), p. 155. 25. K. Pomian, “Francs et Gaulois”, dans P. Nora (éd). Les lieux de mémoire. III. Les France, Paris, 1992, p. 41-105. 26. C. Jullian, Au seuil de notre histoire. Leçons faites au Collège de France, II (1914-1923), Paris, 1931, X, p. 24.

RÉSUMÉS

Les fouilles ordonnées par Napoléon III autour de l’oppidum du Mont-Auxois (Alésia), de 1861 à 1865, sont le fruit d’une époque qui montre un intérêt marqué pour l’Antiquité, celle du monde classique mais aussi celle des origines de la France. L’Empereur était lui-même très soucieux de

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développer une « grande » politique archéologique qui a touché à de très nombreux domaines, et son entreprise révèle une véritable ambition scientifique et patrimoniale qui n’eut plus guère d’équivalent par la suite. C’est après 1870 surtout qu’Alésia est devenu un lieu de la mémoire nationale française, la défaite du moment rejoignant celle d’autrefois dans un raccourci patriotique qui ne reculait devant aucune outrance. Ces enjeux idéologiques, qui n’ont plus rien à voir avec l’archéologie, expliquent, en partie, la récurrence d’une querelle sur la localisation d’un site devenu un symbole.

The excavations ordered by Napoleon III around the oppidum of Mont-Auxois (Alesia), from 1861 to 1865, are the outcome of a time deeply interested in Antiquity, that of the classical world but also of France's origins. The Emperor, for one, was anxious to develop a "great" archaeological policy which impinged upon a large number of areas and his enterprise reveals a real scientific and patrimonial ambition which hardly had any equivalent subsequently. It was mostly after 1870 that Alesia became a landmark in the French national memory, the defeat sustained at the time connecting up with that of former times in a patriotic foreshortening which did not shrink from all kinds of excess. Such ideological issues, which have no longer anything to do with archaeology, partly explain the recurrent quarrel over the location of a site now become a symbol.

INDEX

Mots-clés : Alésia, mémoire nationale, Napoléon III, politique archéologique Keywords : Alesia, archaeological policy, Napoleon III, national memory

AUTEUR

MICHEL REDDÉ

INHA / École Pratique des Hautes Études [email protected]

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De l’inscription d’Hasparren aux régionalismes : le particularisme aquitain, réalités du terrain et écritures des histoires

Robert Sablayrolles

1 Il pourra paraître étonnant que puisse trouver place, dans une table ronde dont le titre est Les archéologies française et italienne, une mémoire nationale, une contribution qui ne traite ni de la France ni de l’Italie, ni même, à proprement parler, de nationalisme et qui, de surcroît, ne fera qu’une maigre part aux données archéologiques. La question de l’Aquitaine antique est un débat cloisonné, dans lequel ne se sont guère recoupées, parce qu’elles ne se sont généralement pas confrontées, les analyses des historiens, celles des archéologues et celles des linguistes. Les premiers s’interrogent sur la géographie administrative et la géographie naturelle, sur la chronologie des limites et de leurs changements, les deuxièmes cherchent à caractériser les cultures matérielles, leur diffusion et leurs mutations, les troisièmes, à partir des toponymes, des anthroponymes et des théonymes, étudient les évolutions phonétiques et s’intéressent aux éventuelles permanences sémantiques. Tous, à un détour de leurs investigations, se sont trouvés confrontés à la question des origines, à celle des acculturations ou des « créolisations », à celle des intégrations économiques, sociales, politiques, culturelles, à celle des permanences ou, pour user d’un terme plus polémique, des « résistances ». Ces différentes approches du phénomène, de l’utilisation politique de l’histoire à la querelle des origines de la langue en passant par la mesure des adaptations aux modes de vie venus d’ailleurs et par le maintien des traditions, se sont, dans l’ensemble, ignorées, et la « réception » de l’Aquitaine antique à travers les âges n’a jamais été réellement abordée. Pourtant, le particularisme aquitain est un topique de la littérature antique, dont l’épigraphie et, peut-être, l’archéologie attestent la réalité et dont les réformes administratives de l’Antiquité tardive ont tenu compte. Quel a été, dans la suite des temps, le regard porté sur ce phénomène, déjà perçu comme original par les auteurs et les décideurs politiques de l’Antiquité ? Quelle utilisation en a

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éventuellement été faite, quels détournements de sens en ont découlé, quelle fut la part, dans cette perception du particularisme aquitain, des revendications identitaires dont les régions proches des Pyrénées n’ont pas été avares, au sud comme au nord de la chaîne ?

L’Aquitaine romaine vue par ses contemporains

2 Il n’est pas inutile de résumer ici les données antiques, largement commentées dans nombre d’articles et d’ouvrages, pour cerner au plus près les caractéristiques de ces particularités aquitaines et évaluer au mieux la nature des canaux qui nous en ont transmis la description. César, dans la définition d’une Gaule qu’il voulait unique (Gallia est omnis…), reconnaissait les disparités de cet ensemble, dont le seul point commun, mais il ne pouvait pas l’avouer, était d’être l’espace parcouru en sept années de campagne par ses armées : Hi omnes lingua, institutis, legibus inter se differunt… Aquitania a Garunna flumine ad Pyrenaeos montes et eam partem Oceani quae est ad Hispaniam pertinet (César, BG, I, 1-2 et 7)1. Strabon, quelques années plus tard, se montrait plus précis sur les caractères propres de l’Aquitaine : ἁπλῶς γὰρ εἰπεῖν, οἱ Ἀκυιτανοὶ διαφέρουσι τοῦ Γαλατικοῦ φύλου κατά τε τὰς τῶν σωμάτων κατασκευὰς καὶ κατὰ τὴν γλῶτταν, ἐοίκασι δὲ μᾶλλον Ἴβηρσιν. (Geogr., IV,2,1)2. Chantre d’un monde en voie d’organisation par la volonté de l’empereur Auguste et de son entourage, il reconnaissait que la province romaine d’Aquitaine, nouvellement créée des Pyrénées à la Loire, répondait à des critères logistiques d’équilibre des espaces, qui avaient entraîné la réunion dans une même structure administrative de populations d’origines diverses : Ἐπειδὴ δὲ μικρὰ μερὶς ἦν ἡ τοσαύτη, προσέθεσαν καὶ τὴν μεταξὺ τοῦ Γαρούνα καὶ τοῦ Λείγηρος (Geogr., IV,2,1)3. Les limites administratives ne correspondaient donc pas aux limites ethniques, ni au nord, où les Aquitains ne dépassaient pas la Garonne, ni au sud, où ils avaient de proches parents au-delà des Pyrénées, comme le savait pertinemment César, puisque son légat P. Crassus avait eu, en 56 av. n. è., à affronter des peuples Aquitains renforcés de contingents venus de ces régions transpyrénéennes4.

3 Ces différences, clairement perçues dans l’Antiquité, servirent même de base à une revendication identitaire exprimée vers la fin du IIIe siècle. Celle-ci nous a été conservée par l’inscription métrique du notable Verus, duumvir et questeur de la cité des Tarbelles après avoir été magister d’un canton (pagus) proche d’Hasparren, dans les Pyrénées Atlantiques : ---] / flamen item / du(u)umvir qu'ae’st'or’/ pagi magister / Verus ad Augus/tum legato mu/nere functus / pro novem opti /nuit populis se/iugere Gallos / Urbe redux Ge/nio pagi hanc /dedicat aram5. La date de l’inscription (probablement entre 272 et 282) et la nature de l’ambassade de Verus auprès d’Aurélien ou de Probus, juste après la fin de l’Empire des Gaules, ont été établies de façon définitive par J.-P. Bost et G. Fabre6. La création, sous Dioclétien, de la province de Novempopulanie, référence explicite aux Neuf Peuples de l’inscription d’Hasparren, constituait sans doute le succès pour lequel Verus remerciait le Génie du canton : seiugere Gallos. Sans doute des avantages administratifs et fiscaux expliquaient-ils, autant et plus qu’un séparatisme simpliste, la démarche de Verus et, assurément, cette demande fut exaucée parce qu’elle correspondait exactement à la philosophie des réformes provinciales de Dioclétien : créer des provinces plus petites pour mieux en gérer la fiscalité et faire ainsi rentrer plus d’argent dans les caisses de l’État. La formule de « Neuf Peuples », utilisée dans le poème et reprise dans l’adjectif Novempopulana qui désigna la province à partir du

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IVe siècle, ne correspond pas, cependant, au nombre de cités recensées dans le premier document à avoir conservé la liste : douze cités7. Cette discordance entre le nom officiel et la réalité administrative du terrain a suggéré l’hypothèse d’un concilium plus ancien, réunissant originellement neuf cités de l’Aquitaine d’entre Garonne et Pyrénées autour de la célébration collective du culte impérial Romae et Augusto, concilium qui aurait pu avoir son siège dans la capitale des Convènes, Lugdunum8. Quoi qu’il en soit des détails que n’ont pas tous réglés les controverses scientifiques sur le sujet, l’inscription n’en témoigne pas moins de l’existence, probablement sur la longue durée, d’un sentiment identitaire aquitain, clairement exprimé au moins dans l’inscription d’Hasparren.

La langue aquitaine : le point de vue des linguistes

4 De ces Aquitains, une épigraphie abondante, essentiellement cantonnée, au nord des Pyrénées, dans la vallée de la Garonne, offre une image originale. Elle révèle, en effet, sous la forme d’autels votifs (fig. 1) et de plaques ou stèles funéraires, des anthroponymes et des théonymes, pour la plupart inconnus par ailleurs, sinon à de rares exemples au sud des Pyrénées. Ces noms, qui se plient parfois mal au système de déclinaison latin, appartiennent à une langue locale, dont la diffusion paraît s’être étendue, peu ou prou, aux limites traditionnellement appliquées aux Aquitains : l’espace compris entre Garonne et Pyrénées, au nord du massif, et le piémont méridional de la chaîne, parfois jusqu’à la vallée de l’Ebre, au sud. Acan, Sembetten, Andoxus, pour les hommes, ou Andere, Edunxe, Uriaxe, pour les femmes honoraient ainsi, dans le cadre de petites collectivités, des divinités dont la diffusion paraît avoir été limitée aux communautés valléennes : Leheren, près d’Ardiège (Haute-Garonne), Ageio dans le massif des Baronnies entre Neste et Adour (Hautes-Pyrénées), Lahe dans la vallée de la Louge (Haute-Garonne)9. Les sources épigraphiques permettent ainsi de recenser près de quatre cents anthroponymes, masculins et féminins, et environ une cinquantaine de théonymes.

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Fig.1 : Autel votif découvert en remploi dans l’église de Garin (Haute-Garonne). La dédicace est adressée au dieu Iscittus (ou Iscitto) par Hunnus, fils de Ulohox (ou Ulohoxsis). Le théonyme comme les anthroponymes appartiennent au registre de la langue aquitaine.

5 Les linguistes se sont intéressés, à partir du XIXe siècle, à ces vestiges d’une langue ancienne, dont le caractère original et la diffusion restreinte, mesurée, il est vrai, à l’aune aléatoire de la répartition des découvertes épigraphiques, pouvaient constituer les marques d’un facteur identitaire fort, cohérent avec ce que les textes anciens, de César à l’inscription d’Hasparren, laissaient soupçonner. Le problème était pimenté par les relations que certaines racines de cette langue paraissaient entretenir avec des termes du basque contemporain. Entre autres exemples et pour se limiter à deux des plus représentatifs, le nom féminin Andere, recensé sur plusieurs inscriptions, peut être rapproché du vocable basque contemporain and(e)re, qui signifie « femme » ou « jeune femme » et le nom masculin latinisé Sembus du terme seme, dont le sens est « fils10 ». Tenait-on là un « proto-basque », comme l’écrivait encore avec une allègre certitude J. Allières en 199411 ?

6 Le débat a été abordé dans un des tout derniers articles écrits par L. Michelena sous un titre provocateur, qui résumait bien les enjeux : « Baskisch = Hispanisch oder = Gallisch ?12 » Il parodiait, par ce titre en allemand donné à sa contribution en espagnol, les hypothèses de H. Schuchardt, qui avait, en 1915, posé la question sous une forme analogue, mais avec une alternative différente (« Baskisch = Iberisch oder = Ligurisch ? »), réduisant, par là, à l’emprunt ou à la filiation le développement de la langue basque, et de son ancêtre l’aquitain. L’historiographie et la bibliographie ont été passées soigneusement en revue par L. Michelena, qui aboutit à des conclusions fondées et nuancées à la fin de sa démonstration. Pour le propos qui est ici le nôtre, il suffira de résumer les grands traits des positions et de leur évolution.

7 Le premier à isoler les anthroponymes et les théonymes des Pyrénées antiques fut A. Luchaire, dont la publication de 1879 fut la première à souligner certaines des

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parentés linguistiques entre l’aquitain de l’épigraphie, le basque des textes médiévaux ou modernes et la toponymie13. En bon Français du XIXe siècle, cependant, marqué par les principes de la France éternelle issus de la Révolution, qu’allait diffuser, par l’école, la IIIe République, il concluait : « Il est incontestable que les noms indigènes des marbres pyrénéens appartiennent dans la très grande majorité à l’ancien gaulois14. » L’originalité des anthroponymes et théonymes révélés par l’épigraphie de l’Aquitaine méridionale fut cependant soulignée, dès 1903, par S. de Ricci. S’appuyant sur les éditions scientifiques qui venaient d’être publiées de ces inscriptions (J. Sacaze en 1892, O. Hirschfeld en 1899), il se borna à réunir, après une soigneuse vérification des lectures, une liste exhaustive du matériel disponible, invitant ainsi à le considérer comme une matière spécifique méritant une étude propre qu’il laissait à d’autres le soin d’entreprendre15. Il apparaît ainsi comme le précurseur lointain des revendications de R. Lafon, qui fut, après L. Michelena, un des premiers à mettre en œuvre une approche spécifiquement linguistique des vocables de l’aquitain antique transmis par le truchement de l’épigraphie latine16. Si les savants comme L. Michelena ou J. Gorrochategui ont généralement évité soigneusement toute polémique et limité leurs analyses aux mécanismes proprement linguistiques, le débat sur l’origine de la langue a, en revanche, souvent été marqué par les convictions politiques et les a priori historiques des auteurs.

8 Dans le monde ibérique, le débat a été compliqué par la question de la pérennité (voire de la pureté !) d’une langue ou de son évolution, question combinée à celle de l’antériorité d’une langue par rapport à une autre. Posé dès le XVIIIe siècle pour le basque, que M. Larramendi considérait comme la langue première de toute l’Espagne17, le problème a pris une tournure plus scientifique, mais non dénuée de présupposés, pour l’aquitain. H. Schuchardt revendiquait ainsi pour l’aquitain une origine ibère, comme l’avait fait, dès 1821, W. de Humboldt, qui avait cependant limité son étude aux toponymes et ne s’était pas soucié des parentés entre aquitain et langue basque18. Si l’idée d’une filiation étroite (la théorie du « basco-ibérisme ») n’est aujourd’hui plus guère défendue, la recherche de racines ibères présentes dans l’aquitain n’est cependant pas étrangère aux travaux d’une partie des linguistes contemporains, comme A. Tovar ou M.-L. Albertos-Firmat, alors que certains spécialistes des langues régionales, comme J. Allières, ou de toponymie, comme G. Rohlfs, privilégient plutôt des rapprochements avec la langue basque contemporaine19. Pour prendre un exemple de ces controverses étymologiques, la divinité Baeserte, connue par un autel de Gourdan en Haute-Garonne (CIL, XIII, 85), avait laissé son nom à la chapelle dans laquelle elle était en remploi jusqu’au XIXe siècle ainsi qu’au lieu-dit attenant : Notre-Dame-du- Bazert et carrefour du Bazert. R. Lizop, suivi par G. Rohlfs, faisait de cette divinité une protectrice de la forêt, s’appuyant sur le terme basque contemporain baso, qui signifie « espace sauvage, forêt20 ». Il ajoutait à sa démonstration un argument plutôt mal venu : le caractère boisé et sauvage du paysage autour de l’actuel carrefour du Bazert. Supposer une permanence des racines linguistiques est un mode de raisonnement légitime, pourvu que soient respectées dans l’analyse les règles de la phonétique et de la décomposition des mots ; supposer une éternité des paysages l’est moins : les taillis du Bazert des années 1930 pouvaient n’avoir qu’un demi-siècle d’existence. M.- L. Albertos Firmat, en revanche, retrouvait dans la racine baeser – (qui suppose un suffixe -t- avant la terminaison en -e) un élément ibère – baiser attestée dans certains anthroponymes comme Belásbaiser, (…) espaiser ou Tannepaeseri21. C’est cette dernière solution que paraissent préférer, sans se montrer catégoriques, L. Michelena et

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J. Gorrochategui, qui étayent leur choix sur des raisons de plus grande cohérence phonétique22. Si aucun de ces auteurs ne saurait être taxé de nationalisme et si leur approche est strictement scientifique, les choix effectués n’en prennent pas moins place dans un cadre d’analyse qui privilégie l’option d’une explication régionale pour R. Lizop et G. Rohlfs, et celle d’une explication extérieure pour M.-L. Albertos Firmat. La position de L. Michelena et J. Gorrochategui, qui est fondée sur un raisonnement linguistique, exprime une préférence, mais n’exclut pas radicalement l’hypothèse de R. Lizop et G. Rohlfs, qualifiée simplement de « mas dudosa » par L. Michelena.

9 La science française, comme on l’a vu avec A. Luchaire et comme on le verra avec des historiens et des archéologues plus récents, avait, en revanche, fréquemment insisté sur le poids de l’héritage celtique et donc indo-européen. Sans aller jusqu’aux positions extrêmes de A. Hölder qui, dans son ouvrage d’onomastique, longtemps de référence, attribuait une étymologie celtique à tout ce qui n’était pas latin, des auteurs comme C. Jullian insistaient volontiers sur le poids des éléments celtiques ou « italo-ligures » dans l’élaboration de la culture et de la langue aquitaniques, influence que l’on retrouve, atténuée et nuancée par la valeur de l’analyse linguistique, dans l’ouvrage de D.E. Evans23. La confrontation de ces hypothèses étymologiques multiples est illustrée par le cas emblématique des noms Dannonia/Dannonius, Dannoesus, Dannorix, Dannadin, attestés sur des épitaphes de la cité des Convenae et des Consoranni24. Ces différents noms ont été naturellement rapprochés de la racine danno-, reconnaissable dans de nombreux anthroponymes celtiques comme Dannia, Dannonicus, Dannomarus, Dannotal. Dannorix présente, de surcroît, un suffixe -rix, des plus communs dans l’onomastique celtique25. Le nom Dannadin, cependant, a été rapproché dès le XIXe siècle du nom ibérique Tannegadinia, dont le suffixe -adin est largement attesté dans d’autres noms ibères26. Ne faut-il pas, dès lors, plutôt rattacher dann- à la racine ibère Tanne(g)-, et considérer Dannonia, Dannonius comme la latinisation de noms d’étymologie ibère et Dannorix comme la celtisation, par le suffixe, de la même racine ? L’alternative ne peut être tranchée par les seuls arguments linguistiques : Dannorix paraît bien celtique, puisqu’il existe une autre attestation en Gaule, mais Dannadin paraît plutôt ibère. Le cadre historique de l’analyse induit souvent alors la réponse, exprimée avec plus ou moins de conviction.

10 Bien qu’il ne soit guère prisé des linguistes, il n’est pas inutile de rappeler ici le concept de « zones de contact », développé par K.H. Schmidt, qui défendait l’apparition de noms mixtes dans des régions à peuplements multiples, comme l’était l’Aquitaine méridionale27. C’était, d’une certaine façon, une opinion assez proche qu’exprimait Raymond Lizop en 1931 dans le chapitre de son ouvrage sur les Conuenae et les Consoranni avant la conquête romaine intitulé “La langue aquitanique : existence d’une langue particulière dans l’Aquitaine et les Pyrénées centrales28”. Il tentait une bien difficile synthèse entre les diverses théories de ses prédécesseurs et ses observations personnelles sur les Conuenae et les Consoranni, reconstruisant « un fond ethnique primitif remontant au paléolithique supérieur » auquel « se sont superposés des éléments italo-celtes, ibériques et gaulois ». Si son hypothèse d’apports successifs, auxquels il faudrait ajouter la familiarisation avec la langue latine qu’illustre l’abondante épigraphie de la cité des Convènes, n’est certainement pas à négliger, le lien systématique qu’il supposait entre évolution linguistique et mouvement de population est, en revanche, contestable et aujourd’hui pratiquement abandonné. Il n’en a pas moins été pendant longtemps un des piliers du raisonnement des historiens

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et des archéologues, révélateur du cadre général de pensée dans lequel s’inscrivaient ces reconstitutions.

Les constructions historiques et archéologiques

11 Le phénomène était déjà clairement perceptible chez le premier des érudits à englober dans un ouvrage unique d’histoire et d’archéologie les peuples de part et d’autre des Pyrénées. A. Ohiénart publia en effet, en 1638, une synthèse fondée sur l’analyse d’un recensement épigraphique et archéologique de terrain, qu’il avait méticuleusement accompli au cours de ses pérégrinations29. A. Ohiénart expliquait la parenté observée dans la culture épigraphique comme dans la culture matérielle entre le nord et le sud de la chaîne par une « invasion » des Vascons, qui auraient, au début du Ve siècle, franchi les Pyrénées et protégé l’extrême sud-ouest de la France comme le nord-ouest de l’Espagne des invasions vandales. Cette incursion, salvatrice, des Vascons, si elle révélait leur vaillance guerrière à résister aux barbares nordiques, n’en trouvait pas pour autant grâce aux yeux d’Ohiénart, qui avait rédigé un ouvrage de jeunesse intitulé Dissertation historique sur l’injuste usurpation et rétention de la Navarre par les Espagnols (1625). Les Vascons étaient donc à la fois un symbole glorieux de résistance à la barbarie et des usurpateurs d’un territoire considéré comme partie intégrante du royaume de France, auquel Henri IV, roi de France et de Navarre, avait, en 1589, légitimement rattaché ses possessions antérieures.

12 Ce double cadre de la résistance à l’envahisseur et de la construction nationale s’est retrouvé, exprimé de différentes façons, dans nombre de schémas historiques ultérieurs. Pour R. Lizop, comme il a été rappelé ci-dessus, la constitution du peuplement aquitain, et plus précisément des Conuenae et des Consoranni, s’était effectuée par des apports successifs de population imposant chacun, avec plus ou moins de bonheur, leurs traditions culturelles et leur langue. Les Ibères, plus anciens que les Vascons de A. Ohiénart, avaient ainsi, selon R. Lizop, pris place après les Italo-celtes, chers à C. Jullian, avant l’arrivée des Gaulois puis des Romains. Les parentés perçues de part et d’autre de la chaîne pyrénéenne ne pouvaient se concevoir que comme le fruit de mouvements de population, le plus souvent des « invasions », le système administratif romain figeant l’état idéal d’une limite provinciale fixée au sommet des Pyrénées, destinée à devenir, plus tard, une limite nationale « naturelle ».

13 La part prise, dès la Révolution, mais surtout à partir du Second Empire et de la IIIe République, par le mythe gaulois dans la construction nationale a également influé sur les analyses des épisodes de la « conquête » romaine. Ainsi le désintérêt de César pour l’Aquitaine la plus méridionale fut explicitement reconnu par lui dans la Guerre des Gaules, où il rappelait que la victoire décisive de P. Crassus contre les Sotiates n’eut guère de conséquence pour les peuples du piémont pyrénéen30. De même, le contrôle de la région des Conuenae et des Consoranni fut probablement l’œuvre de Pompée, entre 77 et 71, à des fins stratégiques et logistiques lors de la guerre contre Sertorius31. Ces épisodes, qui font la part belle au hasard du développement des conflits et aux intérêts personnels des imperatores, sont souvent dissimulés ou déformés par l’historiographie des XIXe et XXe siècles. Ainsi apparut et perdura la fiction d’une « fédération » volque contrôlant, par des alliances ou des vassalités, tout le territoire entre Massif Central et Pyrénées et transmettant aux Romains vainqueurs (Cn. Domitius Ahenobarbus, puis César), par le droit de la guerre, le contrôle d’un territoire limité, une fois encore

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« naturellement », aux Pyrénées32. La faiblesse des données archéologiques, la réalité du riche corpus épigraphique de la haute vallée de la Garonne incitent à réduire à peu de choses l’influence des Volques Tectosages au sud-ouest de leur capitale Tolosa. Cela ne rend certes pas pour autant impensable une domination militaire et fiscale de ceux-ci sur le territoire entre Garonne et Pyrénées. Mais aucun texte antique n’en porte témoignage : la seule « celtisation » attestée de l’Aquitaine méridionale est le déplacement des Bituriges Vivisques, à attribuer, comme l’a démontré J. Hiernard, à la période romaine33. Le cadre idéologique « national » dans lequel ont été élaborés puis recopiés comme vérités acquises la reconstitution et le sens des événements a ainsi occulté le particularisme aquitain et son mode de développement.

14 Un exemple extrême de cette pratique de l’analyse historique a été proposé en 1944 par un général, H. Richter, qui qualifiait lui-même sa recherche comme « hypothèse d’un simple amateur dont la seule caution est la curiosité passionnée du passé de sa petite patrie34 ». Récusant la traduction traditionnelle de l’inscription d’Hasparren, il préférait à seiugere Gallos (se séparer des Gaulois) se iungere Gallos (s’adjoindre les Gaulois). Il restituait pour cela, se fondant sur la théorie, en vogue à l’époque, d’invasions successives des Ligures, des Celtes et des Ibères, l’existence de communautés celtes isolées en Novempopulanie, où elles étaient restées pendant que d’autres franchissaient les Pyrénées, constituant ainsi des entités isolées au milieu d’une population ibère. Il appuyait sa thèse sur un souvenir de « prospection ethnographique » qu’il avait pratiquée durant ses fonctions de responsable des recrutements de la 18e région auprès du Conseil de révision du département alors appelé Basses-Pyrénées : « Je fus frappé à Hasparren par un lot de grands jeunes gens, massifs, blonds, et je me souviens avoir glissé à mon voisin le Sous-Préfet de Bayonne : “Mais ce sont les Gaulois du Capitole35”. » Fort de cette observation « ethnographique », réitérée à Espelette et à Baigorry, le général H. Richter appelait à une étude des dépôts celtiques « du pays basque français », persuadé que la mission de Verus (qu’il situait au début de notre ère, pensant qu’ad Augustum désignait l’empereur Auguste) avait été de demander le rattachement aux Neuf Peuples de ces communautés celtiques qu’il imaginait nombreuses sur la route des Pyrénées. Pourfendant C. Jullian, à qui il reprochait de trouver que l’inscription d’Hasparren sonnât « fièrement basque », il revendiquait à la fois le titre de défenseur de l’histoire nationale, gauloise comme on le savait en 1944, et de serviteur de l’histoire locale : « En ramenant l’inscription d’Hasparren à un sens qui diminue la portée qu’on lui a attribuée dans la grande histoire, on accroît son intérêt pour notre histoire locale36. »

15 À l’inverse, une frange de chercheurs régionaux, emportés par l’enthousiasme de la découverte et la passion de la « petite patrie », a proposé des vestiges archéologiques une lecture fondée sur la notion de résistance à la culture venue d’ailleurs. Cette attitude s’esquissait déjà, en filigrane, dans la recherche systématique du parallèle basque pour les vocables aquitains. Si les spécialistes de linguistique, tels que L. Michelena et surtout J. Gorrochategui, se sont montrés souvent réservés vis-à-vis de ces rapprochements, préférant limiter leurs investigations à la décomposition des noms en éléments et leurs conclusions aux seules analogies conformes aux règles assurées de la phonétique et de la philologie, d’autres, tels R. Lizop ou J. Allières, tous deux membres d’académies régionales de langue, de poésie et de folklore, ont privilégié l’approche comparatiste, qui induisait une permanence sur la longue durée de l’identité culturelle originelle. De cette démarche est né le concept de « proto-basque », comme si le latin était un « proto-italien ». L’archéologie n’a pas échappé à cette tendance dans

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l’interprétation des vestiges issus d’opérations de fouilles et de prospections. Un sondage pratiqué, en 1986-1987, sur le site d’Arteketa-Campaita, au-dessus de Saint- Jean-Pied-de-Port, au bord de la voie menant aux Ports de Cize, révéla, à proximité d’un établissement militaire tardif illustré par des découvertes fortuites et éparses d’armes et de pièces d’habillement ou de harnachement, un espace interprété comme un sanctuaire par les fouilleurs37. La stratigraphie et l’analyse d’un corpus numismatique de 53 monnaies permirent d’identifier deux phases d’occupation, l’une « ancienne », bouleversée par une restructuration et une réoccupation des IIIe-IVe siècles. Comme l’expliquent fort justement les auteurs, la présence militaire tardive d’éléments probablement venus d’Europe du Nord à en juger par leur équipement est à lier aux restructurations administratives et militaires de l’Antiquité tardive, qui faisait de l’axe Trèves-Bordeaux-Espagne une route essentielle dont il fallait protéger les installations stratégiques. Cette analyse, juste et rapprochée avec raison du développement, à la même période, des fortifications à Bordeaux, Dax et Bayonne, est précédée de considérations moins convaincantes : « Au IVe siècle, la résistance locale constante depuis le début de la conquête… n’est pas suffisamment efficace pour enrayer la circulation routière. Mais il est probable que la pression exercée par les Basques de moins en moins soumis, retranchés dans leurs profondes montagnes du Saltus Vasconiae redouté des voyageurs, justifiait, au moins dans le secteur stratégique de la voie, la présence de nombreuses troupes38. » La surveillance militaire des grandes rocades de communication de l’Empire, un des fondements de la stratégie globale de défense adoptée par les empereurs dès la seconde moitié du IIIe siècle, prend ici le tour de la « résistance locale » de « Basques de moins en moins soumis », attitude que les auteurs font remonter aux premiers temps de la conquête.

16 Plus surprenantes encore sont les déductions proposées par J.-L. Tobie et M. Chansac dans la relation faite d’une découverte archéologique d’importance en raison de sa rareté : celle de bassins d’une fabrique de garum située à Guéthary (Pyrénées Atlantiques), éléments qui constituent un des très rares vestiges antiques de l’exploitation des ressources de l’Océan sur la côte atlantique au nord des Pyrénées39. Un abondant mobilier céramique, issu des couches de remplissage des bassins, permit de cerner la période de fonctionnement de l’installation, entre les années 15-20 et les années 50-60 de notre ère. En 1988 fut découverte à Guéthary une épitaphe mentionnant trois affranchis d’un C. Iulius Leo (C. Iulius Niger, son frère C. Iulius Adiucus et sa compagne Iulia Hilara). Cette épitaphe fut rapprochée par les auteurs du fonctionnement de la fabrique de garum, le formulaire utilisé et les gentilices des personnages invitant à placer l’inscription à une date haute, contemporaine de celle des installations de salaisons. Le rapprochement était déjà audacieux, puisque l’on ignore tout du contexte précis de découverte de l’épitaphe et que rien ne permet donc de faire des affranchis de C. Iulius Leo des contremaîtres gérant la production du garum. La suggestion était cependant acceptable : les grandes familles (et un C. Iulius, au Ier siècle, avait de bonnes chances d’en faire partie) utilisaient leurs anciens esclaves pour contrôler des activités lucratives que leur qualité de notables leur interdisait de pratiquer. La production et la commercialisation du garum faisaient naturellement partie de ces sources d’enrichissement non nobles. S’étonnant de la brièveté de la durée d’exploitation (à peine un demi-siècle), les auteurs en ont cherché des explications : « Mais cette action n’a-t-elle pas été entravée par la résistance des populations locales ? Son abandon lié à une révolte ? L’inscription est retrouvée jetée dans un bassin abandonné dans le courant du Ier siècle, un premier siècle qu’à travers les fouilles de

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Saint-Jean-le-Vieux et la rareté des implantations coloniales en Pays Basque l’on sent bien peu assuré, un premier siècle que l’on sent, à mesure que se précise l’histoire de l’Aquitaine, secoué des troubles qui justifieraient encore une occupation militaire sous les Julio-claudiens40. » D’un rapprochement incertain, mais pas forcément infondé, naissent une révolte hypothétique totalement imaginaire, un Pays Basque dépourvu d’installations antiques (reflet des aléas de la recherche plus que d’une réalité historique comme l’ont montré les travaux récents sur les mines et la métallurgie de la haute vallée de la Nive) et la preuve de l’éternelle résistance des populations locales. Le passage de l’observation à l’interprétation a été, en la circonstance, lourdement influencé par le cadre d’analyse sous-jacent au raisonnement : la conviction d’une culture de la résistance inhérente à une population locale qui ne saurait être désignée, même pour la période antique, autrement que comme le Pays Basque41.

17 Cette revendication de l’identité aquitaine, qui avait bien une réalité antique comme en témoigne éloquemment et en vers l’inscription d’Hasparren, paraît être restée l’apanage de chercheurs enracinés dans la « petite patrie » et soucieux de lui donner un rôle dans l’Histoire qui s’écrit avec un H majuscule, celle qui aime à souligner les permanences plus que les ruptures ou les évolutions, celle qui cherche le Grand Ancêtre fondateur. Le titre d’un récent colloque tenu dans notre université, colloque pourtant consacré à un bilan des toutes dernières recherches archéologiques sur la Protohistoire de l’Aquitaine méridionale, s’intitulait nostalgiquement « Les Aquitains, ces oubliés de l’histoire », comme s’il fallait rendre justice à une Aquitaine délaissée, ce qui était faire bien peu de cas des nombreux travaux des linguistes comme des archéologues et historiens dans ce domaine. En revanche, le particularisme aquitain n’a guère été utilisé par les politiques ou les théoriciens des mouvements basques des XIXe et XXe siècles. Le détournement de l’analyse historique vers la propagande est resté le fait, mineur et sans grande conséquence, d’érudits locaux ou régionaux, plus soucieux de magnifier le patrimoine archéologique, linguistique et historique de leur aire d’étude que de l’instrumentaliser au service d’une cause politique : en somme, un régionalisme plus qu’un nationalisme. Deux raisons principales peuvent expliquer le phénomène. La première est la date de naissance trop haute des revendications de l’identité basque, dans le courant du XIXe siècle, avec ses deux figures de proue que furent A. Chaho (1811-1858) et Sabino Arena (1865-1903)42. Rappelons que le premier à isoler les toponymes, théonymes et anthroponymes aquitains fut A. Luchaire en 1879 et qu’il fallut attendre 1903 et l’inventaire de S. De Ricci pour voir s’esquisser un corpus proposé comme objet d’étude spécifique. La seconde est que le nationalisme basque s’est construit (et c’est particulièrement clair pour A. Chaho, mais aussi pour S. Arena) dans le cadre d’états déjà constitués, dont l’histoire est certes remise en cause, mais pas la légitimité. Ainsi S. Arena construit une histoire de l’Espagne à laquelle il prête une pureté primitive, celle de l’époque de Tubal, neveu de Noé, conservée sans faiblesse ni concession dans le seul endroit qui résista à toutes les invasions, ibères, phéniciennes, grecques, celtes, romaines, wisigothes, juives, musulmanes, françaises. La zone basque est ainsi présentée comme le seul recours authentique face à la succession de perversions et de décadences à laquelle se réduit l’histoire de l’Espagne. Mais c’est bien de l’histoire de l’Espagne qu’il s’agit, une Espagne clairement limitée au nord par la chaîne pyrénéenne, barrière naturelle à maintenir contre tous les barbares nordiques dont les Français de Napoléon ne furent que les derniers représentants. Dans ce cadre, les frères de langue de l’Aquitaine ne sont d’aucune utilité, comme l’ont probablement pensé, ou implicitement admis, les successeurs de Chaho et d’Arena.

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NOTES

1. « La Gaule, prise dans son ensemble… Tous ces groupes diffèrent entre eux par la langue, les institutions, les lois… L’Aquitaine s’étend de la Garonne aux monts des Pyrénées et à la partie de l’Océan proche de l’Espagne. » Sur le sens de Gallia est omnis, voir Chr. GOUDINEAU, Par Toutatis ! Que reste-t-il de la Gaule ?, Paris, 2002, p. 77-100 ; R. SABLAYROLLES, “Caesar pontem fecit… Voyageurs du bout du monde et conquérants de l’inutile”, dans Hommages à G. Aujac, Pallas 72 (2006), p. 339-368 (p. 359-362). 2. « Pour le dire simplement, les Aquitains diffèrent de l’ethnie gauloise tant par leurs caractéristiques physiques que par leur langue, et ils ressemblent plutôt aux Ibères. » 3. « Comme ce territoire, ainsi défini, formait une division administrative trop petite, y fut ajouté tout le pays compris entre la Garonne et la Loire. » 4. César, B.G., III, 23, 3. 5. « […] flamine, duumvir, questeur, magister du pagus, Verus, s’étant acquitté de sa charge d’ambassadeur auprès de l’Empereur, obtint pour les Neuf Peuples une séparation d’avec les Gaulois. Revenu de la capitale, il dédie cet autel au Génie du pagus. » Les neuf dernières lignes constituent trois hexamètres dactyliques, d’honnête facture, même si le Journal de Trévoux, organe local du XVIIIe siècle, écrivait en 1703, date de la découverte de la pierre dans l’église d’Hasparren : « Le style des vers tient fort du langage provincial et sent un Basque qui veut parler latin. » 6. J.-P. BOST, G. FABRE, “Aux origines de la Novempopulanie : nouvel examen de l’inscription d’Hasparren”, Aquitania 6 (1988), p. 167-178. Cette remarquable contribution clôt définitivement la question de la chronologie de l’inscription, qui avait suscité une abondante littérature et plusieurs hypothèses différentes, d’Auguste à Dioclétien, en passant par Domitien et le IIe siècle (voir le détail de ces hypothèses dans BOST - FABRE, “Aux origines de la Novempopulanie”, p. 167-169). 7. La première mention officielle de la nouvelle province, dans la liste de Vérone datée de 312, ne fournit pas le détail des cités. La première liste connue, celle de la Notitia Galliarum, datée du début du Ve siècle, comprend douze cités pour la province appelée Novempopulanie. Les synthèses les plus récentes sur la question sont celles de L. MAURIN (“Jeu des Neuf Peuples”, dans Au jardin des Hespérides. Histoire, société et épigraphie des mondes anciens. Mélanges offerts à A. Trannoy. Textes réunis par Cl. Auliard et L. Bodiou, Rennes, 2004, p. 357-377), J.-P. Bost (J.-P. BOST, M. MARTIN BUENO, J.-M. RODDAZ “L’Aquitaine et le nord de l’Hispanie sous les empereurs julio- claudiens”, dans Actes du colloque L’Aquitaine et l’Hispanie septentrionale à l’époque julio-claudienne. Organisation et exploitation des espaces provinciaux. Saintes 11-13 septembre, 2003, Aquitania, suppl. 13, Bordeaux, 2005, p. 17-50 et notamment p. 24-26) et R. SABLAYROLLES (dans R. SABLAYROLLES, A. BEYRIE, Carte archéologique de la Gaule, 31/2, Le Comminges, p. 64-66). 8. Formulée pour la première fois par L. Maurin (L. MAURIN, “Les Basaboiates”, Cahiers du Bazadais, 1971, p. 1-15), cette hypothèse a été reprise, avec des divergences de détail entre les différents auteurs, par J.-P. Bost et G. Fabre (BOST-FABRE, “Aux origines de la Novempopulanie”), puis par R. Sablayrolles dans le cadre de l’étude archéologique du temple de Saint-Bertrand-de-Comminges (A. BADIE, R. SABLAYROLLES, J.-L. SCHENCK, Saint-Bertrand-de-Comminges I. Le temple et le monument à enceinte circulaire, Études urbaines, Toulouse, 1994 ; R. SABLAYROLLES, A. BEYRIE, Le Comminges [supra, note 7] p. 65). Seul, W. van Andringa refuse l’hypothèse d’un culte élargi à plusieurs cités (W. VAN ANDRINGA, “Prêtrises et cités dans les Trois Gaules et en Germanie au Haut Empire”, dans M. DONDIN-PAYRE, M.-Th. RAEPSAET-CHARLIER, Cités, municipes et colonies. Les processus de municipalisation en Gaule et en Germanie sous le Haut Empire romain, Paris, 1999, p. 425-446, p. 428 ; W.

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VAN ANDRINGA, La religion en Gaule romaine, piété et politique, Ier-IIIe siècles apr. J.-C., Paris, 2002, p. 211-212). 9. Sur ces données épigraphiques et leur apport à l’histoire religieuse de l’Aquitaine méridionale, voir R. SABLAYROLLES, “Être pieux en montagne durant l’Antiquité. L’apport de l’épigraphie dans les Pyrénées centrales”, dans Montagnes sacrées d’Europe, Actes du colloque « Religion et montagnes », Tarbes, 30 mai-2 juin 2002, textes réunis par S. Brunet, D. Julia et N. Lemaître, Paris, 2005, p. 75-95 ; R. SABLAYROLLES, A. BEYRIE, Le Comminges, p. 92-98 ; L. RODRIGUEZ, R. SABLAYROLLES, Autels votifs du musée Saint-Raymond, musée des Antiques de Toulouse. Catalogue raisonné, Toulouse, 2008. 10. Andere : CIL, XIII, 169 (Larcan, Haute-Garonne), 351 (Bagnères-de-Luchon, Haute-Garonne) ; Anderesen : CIL, XIII, 343 (Bagnères-de-Luchon, Haute-Garonne) ; Anderitia : CIL, XIII, 344 (Castillon-de-Larboust, Haute-Garonne) ; Sembus : CIL, XIII, 166 (Cardeilhac, Haute-Garonne), 156 (Cierp-Gaud, Haute-Garonne), auxquels on pourrait ajouter les nombreux composés Sembetten, Sembedo, Sembecco, Sembexso(n). Les travaux de référence pour l’analyse linguistique de ces anthroponymes et théonymes aquitains sont ceux de L. Michelena (L. MICHELENA “De onomastica Aquitana”, Pireneos, 10, 1954, p. 409-455) et de J. Gorrochategui (J. GORROCHATEGUI, Estudios sobre la onomastica indigena de Aquitania, Bilbao, 1984). 11. J. ALLIÈRES, “De l’aquitain au basque”, dans La langue basque parmi les autres : influences et comparaisons. Actes du colloque international de l’URA 1055 du CNRS, Bayonne, 27-28 septembre 1993, Saint- Etienne-de Baïgorry, 1994, p. 59-70. L’expression « aquitain proto-basque » est utilisée, sans guillemets, aux p. 62 et 66. 12. L. MICHELENA, “Baskisch = Hispanisch oder = Gallisch ?”, Studia Paleohispanica (Actas del IV coloquio sobre las lenguas y culturas paleohispanicas (Vitoria 6-10/5/1985), Veleia 2-3, 1985-1986, p. 93-104, article publié après le décès de l’auteur, qui constitue ainsi une sorte de testament scientifique d’un homme qui avait consacré sa vie à l’étude des langues du nord-ouest de l’Espagne. 13. A. LUCHAIRE, Études sur les idiomes pyrénéens de la région française, Paris, 1879. 14. LUCHAIRE, Études sur les idiomes pyrénéens, p. 96. 15. S. DE RICCi, “Note d’onomastique pyrénéenne”, Bulletin de la Société Archéologique du Midi de la France 31 (1903), p. 362-374 ; J. SACAZE, Inscriptions antiques des Pyrénées, Toulouse, 1892 ; O. HIRSCHFELD, CIL, XIII, Inscriptiones trium Galliarum et Germaniarum latinae, I –1, Inscriptiones Aquitaniae et Lugdunensis, Berlin, 1899. 16. R. LAFON, “Pour l’étude de la langue aquitaine”, dans Actes du 2e Congrès international d’études pyrénéennes, Luchon-Pau, 21-25 septembre 1954, section VII Philologie, Toulouse, 1956, p. 53-63 ; MICHELENA, “De onomstica aquitana”. 17. M. DE LARRAMENDI, De la antigüedad y universalidad del vascuense en España, Salamanque, 1729, titre explicite s’il en fut. L’idée fut reprise par P.P. ASTARLOA, Apologia de la lengua bascongada, Madrid, 1803, ou J.-A. MOGEL, La historia y geografia de España ilustradas por el idioma vascuense, s.d. (publié en 1936 à Bermeo, 132 ans après la mort de Mogue), mais combattue par J. TRAGGIA, Diccionario geografico-historico de España, 1802, pour qui les langues étaient par essence variables et changeantes, ce qui lui faisait même douter du bien-fondé de la recherche des étymologies. Voir MICHELENA, “Baskisch”, p. 94-95. 18. W. VON HUMBOLDT, Prüfung der Untersuchungen über die Urbewohner Hispaniens vermittelst der Vaskischen Sprache, Berlin, 1821 ; M. DE LARRAMENDI, De la antigüedad y universalidad del vascuense. 19. M. L. ALBERTOS FIRMAT, La onomástica personal primitiva de Hispania, Tarraconense y Betica, Salamanque, 1966 ; A. TOVAR “Lenguas y pueblos de la antigua Hispania : lo que sabemos de nuestros antepasados protohistoricos”, Studia Paleohispanica (Actas del IV coloquio sobre lenguas y culturas paleohispanicas (Vitoria 6-10/5/1985), Veleia 2-3, 1985-1986, p. 16-34 ; J. ALLIÈRES, “De l’aquitain au basque” ; G. ROHLFS, Le Gascon. Études de philologie pyrénéenne, Tübingen, 1935 [1970]. Un article récent, fondé sur une carte illustrant la large diffusion de toponymes d’étymologie

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aquitaine sur l’ensemble de la Péninsule ibérique comme au nord des Pyrénées, a cependant fait rebondir le débat (H. IGLESIAS, “L’inscription ibérique de San Miguel de Liria et le basco-ibérisme en général”, Fontes linguae vasconum : studia et documenta 83 (2008), p. 7-28). Les constats de H. Iglesias ne sont cependant pas une nouveauté :J. Coromines avait déjà souligné la diffusion jusqu’à l’est de la chaîne pyrénéenne et à la Catalogne de toponymes ou d’anthroponymes aux racines analogues à celle de l’aquitain (J. COROMINES, “Du nouveau sur la toponymie occitane”, Beiträge zur Namenforschung, 1973, p. 193-308). Comme l’a clairement exprimé A. Tovar, ces parallèles, comme ceux qu’il a mis en évidence pour les structures de la langue entre « l’euskera », nom qu’il a donné à l’aquitain, et le berbère, certaines langues caucasiennes, le copte et des langues indo-européennes d’Europe du nord, ne doivent pas être interprétés en termes de filiation, mais de contacts entre les diverses populations. 20. R. LIZOP, Histoire de deux cités gallo-romaines : les Convenae et les Consoranni, Toulouse-Paris, 1931, p. 202 ; ROHLFS, Le Gascon, p. 1. 21. ALBERTOS FIRMAT, La onomastica, p. 263 et 272. 22. MICHELENA “De onomastica aquitana”, p. 437 ; GORROCHATEGUI, Estudios sobre la onomastica indigena de Aquitania, p. 311. 23. A. HÖLDER, Altkeltischer Sprachschatz, Leipzig, 1896 ; C. JULLIAN, “L’époque italo-celtique”, Revue des Études Anciennes, 4e série, 18 (1916), p. 263-276 ; D.E. EVANS, Gaulish Personnal Names, Oxford, 1967. 24. CIL, XIII, 109 (Ariège, Haute-Garonne), 17 (Prat-et-Bonrepaux, Ariège), R. SABLAYROLLES, A. BEYRIE, Le Comminges, p. 152, CIL, XIII, 5 (Saint-Lizier, Ariège) et 220 (provenance pyrénéenne indéterminée, conservée au musée Saint-Raymond de Toulouse). 25. Sur la racine et ses composés, voir Evans, Gaulish Personnal Names, p. 189. 26. LUCHAIRE, Études, p. 82 ; ALBERTOS FIRMAT, La onomastica, p. 271. 27. K.H. SCHMIDT, “Die Komposition in gallischen Personalnamen”, Zeitschrift für keltische Philologie 26 (1957), p. 33-301. 28. R. LIZOP, Le Comminges et le Couserans avant la domination romaine, Toulouse-Paris, 1931, p. 104-128. 29. A. OIHÉNART, Notitia utriusque Vasconiae, tum ibericae, tum aquitanicae, qua praeter situm regionis et alia scitu digna Navarrae Regum Caeterarumque, in iis, insignium vetustate et dignitate familiarum stemmata ex probatis Authoribus, et vetustis monumentis exhibentur, Paris, 1638. 30. César, BG, III, 27, 1-2. Sur un des objectifs possibles de l’expédition de P. Crassus, voir SABLAYROLLES, “Caesar pontem fecit”, p. 355-362. 31. R. SABLAYROLLES, “Les chemins de Pompée”, dans Hommages offerts à G. Fabre, à paraître en 2008. 32. C. JULLIAN, Histoire de la Gaule, Paris, 1908-1928, III, p. 23 ; LIZOP, Histoire de deux cités gallo- romaines, Toulouse, 1931, p. 1-2 ; M. LABROUSSE, Toulouse antique, BEFAR 212, Paris, De Boccard, 1968, p. 122-124 ; C. RICO, Pyrénées romaines. Essai sur un pays de frontière (IIIe siècle av. J.-C. – IVe s. ap. J.-C.), Madrid, 1997, p. 141-142. 33. J. HIERNARD, “Aux origines de la ciuitas des Bituriges Vivisques”, Revue Belge de Numismatique 127 (1981), p. 75-92. 34. H. RICHTER, “L’inscription d’Hasparren et ses Gallos”, Bulletin de la Société des Sciences, Lettres et Arts de Bayonne 100 (1944), p. 85-90 (citation p. 90). 35. RICHTER, “L’inscription d’Hasparren et ses Gallos”, p. 89. 36. RICHTER, “L’inscription d’Hasparren et ses Gallos”, p. 90. 37. F. GAUDEUL, J.-L. TOBIE, “Arteketa-Campaita. Un site de la fin de l’Antiquité sur la voie des 'Ports de Cize’”, Bulletin de la Société des Sciences, Lettres et Arts de Bayonne 144 (1988), p. 19-50. 38. F. GAUDEUL, J.-L. TOBIE, “Arketa-Campaita”, p. 36-37.

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39. J.-L. TOBIE, M. CHANSAC, “Découverte d’une épitaphe du début de l’Empire Romain sur le site d’une usine de salaisons à Guéthary, Pyrénées-Atlantiques”, Hommage au Musée basque, Société des amis du Musée basque, Bayonne, 1989, p. 90-101. 40. Ibid., p. 101-102. 41. Les « installations coloniales » auraient plutôt été perçues, dans l’Antiquité, comme implantées dans la cité des Tarbelli. Si l’expression « installations coloniales » est à prendre au pied de la lettre (création de colonies de peuplement), le « Pays Basque » ne constitue pas, en la matière, une exception : à part Lyon, Augst et Cologne, aucune colonie ne fut déduite ou élevée à ce rang à titre honoraire dans les provinces des Trois Gaules avant les années 70 de notre ère. Si les « installations coloniales » désignent, de façon générique, la présence de noyaux urbains et de domaines ruraux organisés suivant le modèle romain, les zones fertiles de la cité des Tarbelles n’avaient rien à envier au reste du piémont pyrénéen. La rareté des vestiges sur la côte est en partie liée aux mouvements des rivages, comme l’ont montré des investigations récentes, et l’infertilité des sables des Landes peut expliquer la faiblesse des traces d’occupation, que les grands travaux d’aménagements forestiers ont également pu faire disparaître. 42. Sur S. Arena et l’utilisation de l’histoire, voir F.W. ALONSO, “Nacionalismo, Historia, Historia Antigua : Sabino Arena (1865-1903), la fundacion del nacionalisme vasco y el uso del modelo historiográfico español”, Dialogues d’Histoire Ancienne 26/2 (2000), p. 183-211.

RÉSUMÉS

La littérature antique, César, Strabon et Pline l’Ancien notamment, et certains documents épigraphiques témoignent de la conscience qu’avait l’Antiquité de la spécificité ethnique et linguistique des peuples installés entre Garonne et Pyrénées, qui, pour reprendre la formule de Strabon, ressemblaient plus aux Ibères d’outre-Pyrénées qu’aux Celtes d’outre-Garonne, auxquels ils étaient administrativement rattachés durant la période romaine. Leur langue, fruit d’un substrat originel et d’un mélange de cultures (ibère, celtique, latine enfin) qu’ils avaient côtoyées au cours de leur histoire, a été l’objet de controverses fréquentes chez les linguistes, chacun insistant, suivant les époques, sur l’origine qui convenait le mieux à ses théories. Malgré la parenté de certaines racines avec le basque contemporain, cette phase antique de l’histoire des deux versants des Pyrénées n’a guère été utilisée par les nationalismes, basque ou autre. Une des raisons en est que ceux-ci se sont construits dans le cadre d’une pensée nationale (l’Espagne et la France) que la réalité antique, transpyrénéenne, transgressait. Ce sont plus des revendications régionalistes, portées par des chercheurs amateurs ou professionnels (linguistes, archéologues, historiens, folkloristes), qui ont utilisé ces exemples historiques que les théoriciens politiques du nationalisme basque.

The literature of Antiquity, notably Caesar, Strabo and Pliny the Elder, and certain epigraphic documents testify to the awareness by Antiquity of the ethnical and linguistic specificity of the peoples settled between the river Garonne and the Pyrenees, who, to take up Strabo's formula, looked more like the Iberians beyond the Pyrenees than the Celts beyond the river Garonne, to whom they were administratively united during the Roman era. Their language, the outcome of an original substratum and a medley of cultures (Iberian, Celtic, Latin eventually) which they had encountered in the course of their history, has been the object of frequent controversies among linguists, each of whom insisting, according to the moment, on the origin which best suited his

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theories. Despite the kinship of certain roots with contemporary Basque, that antique phase of history on both sides of the Pyrenees has scarcely been resorted to by nationalistic parties, Basque or otherwise. One of the reasons for this is that such parties grew up within the framework of a national way of thinking ( and France) which the antique transpyrenean state of affairs transgressed. Regionalist claims carried forward by amateur or professional researchers (linguists, archaeologists, historians, folklorists) made more use of those historical data than the political theoreticians of .

INDEX

Keywords : Aquitaine, Basque, Celtic, Iberian, Latin, nationalism, Pyrenees, regionalism Mots-clés : Aquitaine, Basque, Celte, Ibère, Latin, nationalisme, Pyrénées, régionalisme

AUTEUR

ROBERT SABLAYROLLES

Université de Toulouse le Mirail TRACES (UMR 5608) [email protected]

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La découverte d’une basilique paléochrétienne à Uppenna (Tunisie) en 1905. Entre recherche scientifique, fracture idéologique et justification coloniale

Jean-Marie Pailler

1 Qu'on me permette de commencer par un blasphème : il n’y a pas de recherche désintéressée, en archéologie moins que partout ailleurs. Nous le savons fort bien lorsqu’il s’agit de l’exploration du Temple de Jérusalem et de son esplanade, et nous ne l’ignorons pas, Dieu sait ! quand la question posée est de savoir, entre l’examen du terrain et la lecture du récit de César dans la Guerre des Gaules, où se trouvaient exactement Alésia, Gergovie et, plus près de nous, Uxellodunum. Mais la proposition : pas d’archéologie sans intérêt préalable ou connexe mérite d’être généralisée, et d’un double point de vue. D’abord, les fouilles et même les prospections coûtent cher en temps, en hommes et en argent. On ne prospecte donc, à plus forte raison on ne fouille que ce qui paraît susceptible d’être, comme on dit, intéressant. C’est dire qu’en archéologie, la recherche ne commence jamais qu’à partir d’une hypothèse : vous ne fouillez pas si vous n’avez pas une idée de ce que vous risquez de trouver… tout en sachant bien qu’on ne trouve jamais ce qu’on cherchait, mais souvent autre chose, parfois plus, parfois moins, parfois « mieux » et parfois « moins bien ». L’archéologue doit donc être à la fois plein d’initiative et docile à la réalité. En outre, et c’est le second point de vue, cette hypothèse de départ elle-même a d’autant plus de chance de retenir l’attention qu’elle intéresse, spontanément ou parce qu’on les a patiemment persuadés, tous ceux qui ont voix au chapitre : propriétaires du terrain, responsables des services d’archéologie régionaux ou nationaux, élus locaux, représentants d’Églises ou d’associations, public cultivé ou simplement attaché au passé de son secteur, de sa petite patrie.

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2 De ce point de vue, les recherches menées dans les années 1904-1907 (il y a donc à peine plus de cent ans) en Tunisie, à Uppenna (Henchir-Chigarnia), entre Tunis et Sousse, à environ 130 km au sud de la capitale, sont au plus haut point exemplaires. Non pas, certes, comme modèles de fouilles, mais comme emblèmes d’une époque. On peut aujourd’hui en connaître les circonstances, le développement, les résultats, mais aussi les suites considérables qui leur ont été données à partir de la reprise des fouilles dans les années 1970, en consultant le livre de Dominique Raynal publié en 2005, année d’un centenaire, aux Presses Universitaires du Mirail, à Toulouse : Archéologie et histoire de l’église d’Afrique. Uppenna I. Les fouilles 1904-19071.

Fig. 1. Uppenna, cliché de 1905, illustrant les conditions de fouille à cette époque et la difficulté, à partir de 1971, de « fouiller une fouille » (D. Raynal). D’après D. Raynal, Uppenna 2.

3 Entre tant d’autres découvertes et réflexions, cet ouvrage éclaire en quelque sorte de l’intérieur les circonstances qui ont fait des spectaculaires découvertes paléo- chrétiennes d’Uppenna, autour de 1905 – année, en métropole, de la séparation de l’Église et de l’État – un révélateur de la situation historique de ces années passionnantes et passionnées.

4 Pour comprendre la genèse de cette situation, il faut un peu remonter dans le temps. – 1881, année de la « Campagne de Tunisie », mise en place du Protectorat ; la Société Marseillaise de Crédit (SMC) acquiert le domaine de l’Enfida qui appartenait à Khereddine ; et René Cagnat repère le site d’Uppenna grâce à une borne de pierre où ce nom est inscrit. Ce nom d’un évêché de la province de Byzacène était connu par un texte de 484 qui mentionne un évêque Honorius Oppen(i)ensis. Dans cette phase inaugurale, Cagnat appelle « piscine »… la cuve d’un baptistère byzantin « polylobé ». – 1899 : décret de classement du fort byzantin qui domine le site. – 1901 : Paul Gauckler, directeur des Antiquités, identifie la cuve baptismale. Le plan d’ensemble des vestiges est désormais apparent, mais on manque cruellement de crédits pour le chantier (1904 : « Faute de ressources nécessaires qui nous faisaient alors totalement défaut… » ; fouilles effectuées « avec des moyens de misère », dans le temps même où les découvertes se multiplient en Tunisie). L’image est celle de responsables débordés par la richesse des vestiges (Raynal, p. 29-30).

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Fig. 2. Uppenna, cliché 1905. Les « absents » des comptes rendus (les ouvriers locaux) fouillent la nef centrale de la basilique, selon les techniques de l’époque. Au fond à gauche, le pavement du chœur oriental et l’édicule entourant la grande mosaïque des martyrs. Décalage de niveau (0, 70 m. env.) entre le sol du chœur oriental (IVe-Ve s.) et celui des bases de colonnes, à droite du groupe de personnes en marche ; ce dernier correspond à l’état byzantin. D’après D. Raynal, Uppenna 1.

5 Louis Robin est conducteur des Ponts et Chaussées chargé de la circonscription d’Enfidaville, bon dessinateur et désireux, dit-il, de prendre « le dimanche une distraction intelligente » ; il s’est engagé activement au sein de la Société Archéologique de Sousse ; il vient sur le terrain avec son responsable le Dr Carton et, aux premiers jours de novembre 1904, ouvre le premier sondage2. Après avoir « percé » ou « cassé » des « mosaïques grossières », il découvre l’épitaphe de Fortunatus et met au jour la mosaïque de l’abside.

6 Dès lors Robin se retrouve sous l’autorité de Gauckler, à qui il rend compte dans des lettres régulières (vingt-deux sont conservées). En 1905, il relève un plan général de la basilique (Raynal, p. 33). Il regrette plusieurs fois que Gauckler ne vienne pas assez sur les lieux (trop occupé, celui-ci délègue plusieurs fois son adjoint Sadoux).

7 D’après les lettres recueillies et analysées par D. Raynal, la grande période des investigations va de mi-novembre 1904 à fin février 1905. Dès lors « plus de 40 mosaïques [sont] mises au jour ». En novembre, c’est la grande mosaïque des martyrs (Raynal, p. 34-36, avec dessin de Robin et cliché de l’époque) ; en janvier est dégagée une cuve carrée antérieure au baptistère byzantin ; le 22 du même mois, le pavement du chœur oriental. Etc.

8 Fin février, Robin étudie la conduite d’amenée d’eau au baptistère, longuement, en technicien expérimenté. Il distingue des niveaux, effectue des croquis en plan et en coupe, considère le fonctionnement, mais reste dans le flou quant à la fonction proprement religieuse de l’ensemble. On remarquera cependant qu’il obtient des crédits du fait de l’intérêt que pourrait présenter cet aqueduc, comme d’autres en métropole, pour apporter de l’eau sur le site, une eau si rare pour les paysans et bergers d’Uppenna (Raynal, p. 43-44 ; 217-218).

9 À partir de février 1905, le même Robin, pris en tenaille, est inquiet pour son avenir : tempête médiatique, querelle avec la SAS… sur fond d’hostilité croissante entre Gauckler et Carton.

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10 Le 3 mai 1905 est pris le décret de classement du périmètre entourant « la basilique byzantine des martyrs et le baptistère ». Cette décision répond à une demande de Robin le 7 février, succédant à un article véhément de L’Avenir du Centre du 5 février, inspiré par Carton. Une longue citation de cet article s’impose (ibid., p. 262-264) : La Tunisie, on le sait, reste la terre classique des souvenirs romains et byzantins dispersés en de nombreuses ruines, rencontrées à chaque pas ; et le Centre – aujourd’hui endormi en un sommeil léthargique administrativement entretenu – reste la contrée la plus riche, la plus peuplée de ces vestiges qui témoignent de l’antique prospérité du sol, de son activité, et racontent l’histoire d’un glorieux passé [suit une évocation de la mosaïque des martyrs] […] On devine facilement combien fut vive notre émotion lorsqu’on nous affirma que les intentions de la Direction des Beaux-Arts étaient de faire procéder le plus tôt possible [en italiques dans le texte] à l’enlèvement de cette mosaïque pour la faire transporter au musée du Bardo. Quels vandales que ces savants ! On ne voit pas bien, en effet, ce que ferait cette mosaïque, figée dans les cadres froids des salles tristes et solitaires du musée tunisien, et c’est à se demander si ce n’est pas commettre une hérésie archéologique que de transporter ces restes – dépouilles mortuaires opimes convoitées par l’administration – au milieu des monnaies, des lampes, des bijoux, des miroirs, etc., qui ornent des vitrines savamment collectionnées [possibilité d’une restauration des lieux] […] Nombreux seraient ceux qui coopéreraient de grand cœur à une réédification partielle de la basilique byzantine, créant ainsi, en cette terre de Byzacène, un lieu de pèlerinage […] La Société Franco-Africaine, possesseur du vaste domaine de l’Enfida, est elle-même trop fortement intéressée pour consentir de gaieté de cœur à l’enlèvement de ces richesses archéologiques qui consacrent son histoire et font revivre son antique prospérité.

11 Texte exceptionnellement révélateur, dont bien des termes se sont retrouvés, alors et depuis, en des circonstances analogues – mais jamais, il me semble, regroupés et concentrés à ce point sur un seul objectif. S’y croisent, au fil de la polémique, le rappel de la grandeur de la Tunisie romaine, la glorification du « Centre » sahélien, la plainte de la « province » contre la capitale. De manière encore plus précise, l’article, s’appuyant implicitement sur une archéologie locale bénévole et militante, met en cause, en la personne de « ces savants3 », des archéologues aussi officiels que lointains et, pour tout dire, d’esprit « administratif ». La froideur supposée du « musée tunisien » évoque, quant à elle, une réalité peut-être trop « arabe » pour convenir à des « Européens ». L’argumentation convoque enfin aussi bien des intérêts touristico- religieux, en suggérant un « pèlerinage », que ceux, plus concrets, de la Société franco- africaine. On trouvera un écho savoureux de la préoccupation touristique dans une lettre à Gauckler de Coeytaux, précisément régisseur du domaine, en date du 24 janvier 2005 : « Il paraît que le clergé tiendrait à ce que les mosaïques, surtout celle des martyrs, restent en place, je crois qu’ils ont raison et je suppose que de votre côté, vous n’y ferez pas opposition, surtout s’ils s’engagent à y faire une construction ad hoc pour en garantir la conservation. Voyez-vous que Chigarnia devînt un jour un lieu de pèlerinages, un Lourdes africain, ce serait épatant pour notre contrée, financièrement parlant. » D. Raynal, qui reproduit ce texte p. 57, remarque malicieusement, à propos du « Lourdes africain », que Gauckler comme Coeytaux sont des membres éminents de la petite communauté protestante de Tunisie. Nouvelle manifestation de l’union sacrée.

12 Dès ce moment, et alors même que Gauckler est mis peu à peu à l’écart, la recherche archéologique de terrain, la réflexion historique, l’exaltation religieuse de la découverte, les projets d’exploitation touristique, la glorification de l’entreprise

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coloniale s’entremêlent d’une manière qui tout à la fois recoupe les préoccupations nées de la Séparation et s’en trouve remarquablement… séparée.

13 D. Raynal explique dans le moindre détail, au jour le jour, et avec une parfaite clarté, les enjeux et les étapes de cette fermentation de pensées et d’actions qui a agité les protagonistes. Pour ceux-ci, les oppositions ou conjonctions d’intérêt locales sont généralement passées avant les conflits idéologiques, ou ont puissamment interféré avec eux. Les acteurs déjà cités, mais aussi le père Delattre et l’abbé Emmanuelli, curé de l’Enfida, ont joué en ces circonstances un rôle majeur. Avant d’y revenir, un détour paraît s’imposer par quelques considérations plus larges sur la République, l’Église et la laïcité en Afrique du Nord en ces années décisives.

14 Cette tâche est aujourd’hui facilitée par des publications dont D. Raynal n’avait pu avoir connaissance, en particulier celles, récentes, de O. Saadia et de Ch. Ben Fradj, ou encore les travaux plus anciens, mais spécialisés, de P. Soumille et Cl. Liauzu. Il en ressort qu’en Algérie l’aile franc-maçonne du radicalisme s’opposait de plus en plus nettement à toute main mise de l’Église, mais que les élus locaux et surtout les autorités métropolitaines se sont montrés nettement plus modérés. O. Saaïdia a relevé plusieurs cas de manifestation d’estime mutuelle, quand ce n’est de coopération sur le terrain4. Même la période tendue de la campagne pour la loi de Séparation, puis les rudes débats sur le principe, le degré et les modalités d’application de cette loi en Algérie n’ont donné lieu à des batailles inexpiables – mais verbales – que de la part des extrémistes des deux « camps ». En un mot, le « pacte colonial » n’a pas été véritablement remis en cause5. À plus forte raison, en Tunisie, le grand combat engagé en France ne pouvait soulever que des échos modestes. La Tunisie n’était pas une colonie mais un Protectorat, une Régence ; la population européenne y était nettement plus minoritaire, et les Français eux-mêmes sont à cette époque restés minoritaires par rapport aux Italiens, aux Maltais, etc. : le recensement de 1906 dénombre 34 610 civils français sur 128 895 Européens, par rapport à un million de Musulmans environ6. Certes, l’arrivée en 1901 du Résident général Stephen Pichon, ami de Clemenceau, libre- penseur et franc-maçon proclamé, a pu sembler mettre un terme au climat d’entente entre l’Église et l’État bâti autour du cardinal Lavigerie, mort en 1892. Cette même année est créé le premier cercle, à Tunis, de la combative Ligue de l’enseignement7. Mais les combats pratiques se limitent à attaquer la protection accordée par la Résidence aux écoles congréganistes. L’essentiel de l’œuvre du « grand cardinal » a subsisté et, dans le domaine qui nous intéresse, Delattre et les Pères Blancs furent les solides héritiers des privilèges obtenus par l’Église. Ils possèdent de facto le musée Saint-Louis, détiennent un quasi-monopole sur les fouilles dans le Grand Carthage… sans oublier que l’Archevêché est actionnaire pour environ la moitié de la Société franco-africaine de l’Enfida. De son côté, l’archevêque de Carthage, Mgr Combes, ne manque pas une occasion de saluer l’autorité républicaine. Il est des « ralliements » auxquels l’union sacrée dans le cadre colonial donne tout leur poids8. Cette situation s’accorde avec le fait que les communautés religieuses non musulmanes se gardent en Tunisie de tout prosélytisme comme de toute attaque mutuelle : à peine l’affaire Dreyfus suscite-t-elle deux mouvements d’antisémitisme, brefs et limités, en 18989.

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Fig. 3. Uppenna, cliché du 16 juin 1905 (« première mission archéologique »). La mosaïque des martyrs vient d’être déposée (fosse du premier plan), à la recherche de reliques. Le père Delattre (en blanc) et le chanoine Raoul contemplent le fragment conservé de mosaïque de l’absidiole découvert sous celle-ci. Elle porte les noms des mêmes martyrs (début du IVe s. ?). Ici encore, l’emplacement des pieds des personnes présentes fournit des indications comparatives de niveau. D’après D. Raynal, Uppenna 1.

15 Assurément, au cours des années qui précèdent 1905, Delattre et ses confrères partagent très largement le sentiment de persécution qui a envahi bien des catholiques de métropole : Delattre en a fait plusieurs fois confidence (Raynal, p. 56, 175-177). Des découvertes martyriales comme celle d’Uppenna ne manquent pas d’entretenir les milieux catholiques militants dans cette disposition. Pourtant, il n’est pas exagéré de dire que, plus qu’à une politique de laïcité agressive qui, par-delà quelques mots d’ordre, ne se manifeste nullement sur le terrain archéologique10, ces milieux se heurtent à un homme, à une institution et à un état d’esprit. Inspecteur des Antiquités de Tunis dès 1892, Directeur du même service à partir de 1897, de tempérament cassant, « centralisateur et autoritaire » (Raynal, p. 46, n. 34), profondément convaincu de sa mission républicaine, Paul Gauckler entretient avec Delattre une relation difficile, mais généralement courtoise et non exempte d’estime mutuelle. L’un et l’autre collaborent régulièrement avec Paul Monceaux, qui est à Paris le représentant de l’histoire religieuse de l’Afrique antique (Raynal, p. 182-186 et passim). Gauckler, réaliste, admet la place particulière faite dans la Régence à l’autorité ecclésiastique, mais s’oppose à tout nouveau progrès, qui serait pour lui un empiètement sur les prérogatives de l’État. Il parvient à fouiller lui aussi sur le domaine de Carthage (atteinte à un monopole de fait de l’Église), tente vainement de limiter, par une procédure de classement, les dégradations du patrimoine archéologique sur des terrains appartenant à l’Église, veille à ce que des collections diverses finissent au Bardo plutôt qu’au musée Saint-Louis (dont, au reste, il conteste la propriété aux Pères Blancs), fait en sorte de préserver sa propre capacité de décision et de contrôle même à

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distance de Tunis – et donc, aussi, à Uppenna. Il ne sera contraint à la mise à l’écart, puis à la démission et au départ, à l’été 1905, que par la conjonction de deux autres influences : celle de la SAS, avec l’inépuisable docteur Carton et les « prépondérants » du centre sahélien ; celle des mentalités de l’époque : selon toute vraisemblance « compromis » dans des pratiques d’homophilie, il doit être écarté. Ses adversaires s’en réjouissent bruyamment. En revanche, l’abbé Leynaud (proche de Delattre et futur évêque d’Alger), curé de Sousse et fouilleur des catacombes de la ville, que Gauckler a aidé financièrement dans ses investigations, lui manifeste une courageuse fidélité.

16 C’est finalement en juin-juillet 1905, Gauckler étant en France, et en l’absence d’une Direction des Antiquités décapitée et réduite à un rôle d’appoint, que se joue l’avant- dernier acte. Les protagonistes en sont la SAS, l’abbé Emmanuelli et une « Commission ecclésiastique » (les chanoines Pavard et Raoul, le père Delattre) chargée de facto de quatre missions, ou plutôt deux fois deux : poursuivre la fouille en des secteurs donnés et se mettre en quête de « reliques de martyrs11 » ; préparer les mosaïques à une présentation sur le site, mais aussi prévoir l’installation de certaines – notamment la grande mosaïque des martyrs et celles des évêques Honorius et Baleriolus – dans le cadre de l’église paroissiale d’Enfidaville, dont la construction vient d’être décidée. Sadoux, de la Direction des Antiquités, qui avait si souvent secondé ou suppléé Gauckler à Uppenna, ne joue plus ici qu’un rôle technique d’exécution.

17 Qu’on y réfléchisse un instant : au cœur du débat français sur la loi de Séparation, qui a duré de mars jusqu’au vote final du 2 juillet, c’est la République qui, à Uppenna et à Enfidaville, abdique ses prérogatives et, vu les circonstances personnelles autant que des enjeux plus larges, laisse les représentants de l’Église prendre en charge la suite des opérations. Le cas de l’abbé Emmanuelli, curé de l’Enfida depuis 1884, mérite un arrêt. Il avait été choisi, d’un commun accord entre l’Administrateur de la Société et le cardinal Lavigerie12, « comme ayant la connaissance de la langue française et parlant non seulement le maltais, qui est sa langue d’origine, mais aussi l’italien, ce qui est tout à fait conforme aux besoins religieux du petit groupe de populations italiennes et surtout siciliennes que la création de notre vignoble a attiré à l’Enfida » (p. 74, n. 94). Ces considérations déjà anciennes reflètent un aspect du catholicisme « européen », et non exclusivement français, d’Afrique du Nord. Aspect particulièrement marqué en Tunisie, mais qui n’est pas ignoré en Algérie13, et par où se complique encore l’analyse des relations entre République laïque, Église dans la diversité de ses composantes et populations musulmanes. Ajoutons que ce prêtre très actif et plein d’entregent a, dès le début des fouilles, entretenu les meilleures relations avec Robin, et qu’il a constamment relancé l’autorité ecclésiastique en vue de faire construire une église abritant au moins une partie de la mémoire des martyrs. Il a bien mérité l’éloge public fait de lui par Mgr Combes le 1er mai 1907, dans un discours que nous retrouverons : « De cet édifice, il est, avec la grâce de Dieu, comme le sage architecte. » L’auteur précise : édification matérielle et spirituelle, avant de poursuivre : « À sa noble tâche, depuis dix-huit années, M. l’abbé Emmanuelli se dépense entièrement. Apprécié des chefs de la Société directrice, aimé des ouvriers qui développent leurs tentes sur cette terre hospitalière et fertile, il concentre son ambition, son bonheur, dans les limites du Domaine, son royaume spirituel » (cité par Raynal, ibid.).

18 Reconstituant minutieusement, pour vérifier ce qu’on en pouvait tirer à des fins historiques, l’exploration menée par la commission ecclésiastique à partir des « PV des deux missions », D. Raynal se montre justement sévère (p. 59-69, 187-193). Plus encore

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que d’ordinaire en cette époque où l’adage « fouiller c’est détruire » revêtait son plein sens, les fouilles de l’été 1905 ont eu peu à voir avec la recherche scientifique : elles furent marquées par la précipitation, le souci primordial de mettre au jour et en valeur des reliques de martyrs, un désaccord croissant entre le chanoine Raoul et le père Delattre, celui-ci n’étant qu’en principe le responsable de la mission. Ce désaccord se fit à la fois touchant et pittoresque lorsqu’il s’agit d’identifier le contenu de la fiole trouvée sous la mosaïque des martyrs. Il était si tentant d’y retrouver les viscères et le sang des suppliciés ! Le chanoine Raoul semble avoir été prêt à passer outre les résultats formels des analyses faites à l’Institut Pasteur (pas de tissu humain, sans doute « de l’encre »…), mais l’honnêteté scientifique foncière du père Delattre s’y opposa in fine (Raynal, p. 187-193). Dès lors, une partie du dynamisme initial était épuisée et les efforts se tournèrent vers l’installation des plus belles mosaïques du site dans l’église dont la construction s’achevait. Ce sont, à peu près, celles qui peuvent être aujourd’hui contemplées par le visiteur de l’église devenue musée.

19 Dernier acte : transfert des mosaïques, inauguration de l’église, discours de Mgr Combes le 1er mai 1907, à l’occasion de la bénédiction du lieu consacré. Renvoyant une fois encore aux analyses de D. Raynal (p. 194-201), nous puisons d’abord dans son enquête la référence au jubilé épiscopal du même prélat, le 9 octobre 1906. Elle révèle un climat ressenti de sombre persécution : « tristesse, recueillement, prière » partagés avec « l’Église de France ». Une réponse venue de France, et pour nous anonyme, à l’envoi de cette brochure dit très bien l’harmonie et la différence entre les deux rives de la Méditerranée : « Puisse la persécution inouïe qui sévit sur la France à cette heure ne pas compromettre dans la colonie d’Outre-mer la résurrection du lointain passé due à vos apostoliques efforts » (cité par Raynal, p. 200, n. 58)14.

20 En 1907, le ton a changé, à la fois parce que l’occasion le requiert et que le temps a passé, atténuant les conflits sur le sol français : Clemenceau, par exemple, a enjoint aux préfets de suspendre les Inventaires s’ils devaient donner lieu à épreuve de force15. Les points les plus intéressants du discours de Mgr Combes sont de trois ordres. En premier lieu, la relecture de l’histoire de l’Afrique au miroir d’une succession de « gloire prodigieuse » et de « malheurs inouïs ». Traduisons : tour à tour, et marqués en alternance d’un signe positif ou négatif, Rome païenne et chrétienne, les Vandales persécuteurs des martyrs locaux16, les Byzantins, la conquête arabo-musulmane, la Tunisie française et chrétienne. Ensuite la glorification de la Croix salvatrice et civilisatrice, à partir de l’évocation de la croix gemmée qui orne la grande mosaïque et, implicitement, de la croix épiscopale de l’orateur : « Douze siècles ont passé sur ces lieux désolés, sur ces champs de mort ; et voilà que, portée entre nos mains, la Croix est replantée dans ce sol bouleversé par la herse des révolutions ; et ses racines, pour s’étendre, se développer, rencontrent partout une terre imprégnée des sueurs, des larmes et du sang de ses premiers disciples. Douze siècles ont passé et nous sommes revenus pour reprendre la chaîne brisée de la tradition… » (p. 26 de la brochure, citée Raynal p. 194 ; c’est nous qui soulignons). La troisième remarque concerne la solidarité réaffirmée de manière vibrante avec la Société de l’Enfida (ibid., p. 196) : « De ce vaste Domaine, les Administrateurs l’affirment aujourd’hui : ils n’entendent pas seulement faire œuvre de spéculation, mais œuvre de moralisation ; ils n’entendent pas seulement cultiver et entretenir les champs, mais cultiver et entretenir les âmes. Pour cette œuvre, surtout, ils peuvent nous inscrire au nombre de leurs plus dévoués, de leurs plus fidèles collaborateurs. »

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21 Faut-il s’étonner, comme le fait avec chaleur D. Raynal (p. 198), de « l’absence » dans ces considérations de tout le peuple arabe et musulman du temps ? Elle est choquante, d’évidence, et heurte notre mentalité. D’autres études, notamment celle de Liauzu et Soumille, montrent les mêmes œillères, à la même époque, chez les laïques et les « hommes de gauche » les plus convaincus. Identique cécité, donc. Peut-être même les chrétiens, ceux du moins qui se seraient débarrassés d’une tranquille bonne conscience coloniale, n’étaient-ils pas les plus mal placés pour ouvrir les yeux et les oreilles. On renverra le lecteur intéressé aux souvenirs de guerre d’Algérie de J. Julliard, dans lesquels il évoque « Mgr Mohamed » Duval et rappelle le « national-molletisme » des années 1950, où, dans la gauche laïque, on exaltait bien souvent l’universalisme français (donc le statu quo colonial) contre le « cléricalisme musulman17 ».

22 Pour revenir à l’époque qui nous occupe, relevons une curiosité, et peut-être plus que cela. Le 15 avril 1907, le pape Pie X a condamné la séparation de l’Église et de l’État en France. Quinze jours plus tard, à propos des mosaïques, l’archevêque de Carthage esquisse une allusion parfaitement claire : « Le Gouvernement tunisien et le Service des Antiquités ont bien voulu nous en faire la cession gracieuse […] Cette générosité me donne l’assurance que sur ce terrain, il ne s’élèvera pas de mur de séparation et que, les découvertes se multipliant, nous verrons se resserrer les liens qui unissent l’art et la foi » (Raynal p. 199, n. 52 ; c’est nous qui soulignons). Le constat est assez juste, à condition d’élargir la formule : « Les liens qui unissent la vision catholique et la perspective coloniale en cette Afrique jadis civilisée, chrétienne et désormais en voie de rechristianisation, donc de retour à la civilisation. » Ce ton apaisé et optimiste traduit bien la schizophrénie bénigne qui a frappé certains dignitaires ecclésiastiques de Tunisie, solidaires des tourments soufferts en France par leur Église, mais également conscients de leur privilège local et habiles à le conserver par des déclarations pesées, des actions symboliques, des alliances adaptées.

NOTES

1. L’ouvrage comporte un second tome (Uppenna II. Mosaïques funéraires et mémoire des martyrs), consacré à la reprise des fouilles par l’auteur à partir de 1971, au catalogue raisonné des mosaïques, aux conclusions historiques et ecclésiologiques. Dorénavant, les nombreuses références du tome I seront mentionnées entre parenthèses dans le texte sous la forme (« RAYNAL, p… »). 2. Liste et brève présentation des intervenants chez RAYNAL, p. 26-27. 3. En qualifiant ceux-ci de « vandales », l’auteur annonce sans le dire un développement ultérieur – que nous n’avons pas reproduit : cf. RAYNAL, ibid. – concernant « Genséric, Zénon et Hunéric ». L’allusion à une « hérésie archéologique » se double d’une référence implicite à une autre forme d’hérésie. 4. O. SAAÏDIA, “L’anticléricalisme, article d’importation ? Le cas de l’Algérie avant la Première Guerre mondiale”, XXe siècle 87 (2005/3), p. 101-112, en particulier les p. 103-108. 5. Ibid., p. 110-111, et déjà p. 106 : « Une situation paradoxale domine donc les années 1880-1914. Alors qu’en métropole la période est marquée par des affrontements intenses entre cléricaux et

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laïques, dans la colonie c’est la recherche d’un consensus qui l’emporte entre les deux courants d’opinion. Les défenseurs de la laïcité ont renoncé à leurs convictions sur le libre arbitre face à l’intérêt supérieur de la colonisation. Discours laïque et catholique se rejoignent, à quelques nuances près, en matière de politique coloniale. La volonté de s’entendre est manifeste dans les deux camps, et ce depuis la période du cardinal Lavigerie. » 6. Référence chez C. LIAUZU, P. SOUMILLE, “La Gauche française en Tunisie au printemps 1906 : le Congrès républicain, radical et socialiste de Tunis”, Le Mouvement Social 86 (1974), p. 55-78 (p. 56). 7. Ibid., p. 58. 8. Cf. le « toast d’Alger » sur le Ralliement du cardinal Lavigerie (novembre 1890), analysé par F. RENAULT, Le cardinal Lavigerie, Paris, Fayard, 1992, p. 444-445 et passim. 9. Cf. P. SOUMILLE, Européens de Tunisie et questions religieuses (1892-1901), Paris, éd. du CNRS, 1975. Le travail récent et important de Ch. BEN FRADJ, Un combat laïque en milieu colonial. Discours et œuvre de la fédération de Tunisie de la Ligue française de l’enseignement (1891-1955), Paris, L’Harmattan, 2004, révèle que l’épisode d’Uppenna, malgré ses enjeux, n’a pas retenu l’attention de ce milieu pourtant informé et sourcilleux. Le même constat ressort de l’étude de C. LIAUZU et P. SOUMILLE citée à la n. 6. 10. La seule intervention que l’on trouverait à citer est assez médiocre : c’est celle de Gaston Thomson, dans un article du Siècle daté du 28 octobre 1903 (p. 117 et n. 24 ; le qualificatif « médiocre » est de D. Raynal). Cet élu du département algérien de Constantine est un vétéran de la lutte anti-congréganiste, qui deviendra ministre de la Marine en 1905. Pour l’heure, sous le titre “Tentative de captation”, l’auteur dénonçait l’avidité sans borne des Pères Blancs : « Il faut que ces apôtres de la pauvreté et de l’abnégation en prennent leur parti ; il ne leur sera pas permis de porter une main rapace sur ce qui est le bien de l’État français et de la Tunisie. » Encore le musée Saint-Louis n’était-il pas explicitement mentionné. 11. Cf. le récit de la visite à Uppenna de l’archevêque de Carthage, le 11 mai 1905, par le vicomte de Chaignon : « … auprès de la mosaïque des seize Martyrs. Sa première pensée fut celle de faire ouvrir le monument en vue de constater ce qu’il cachait aux yeux et s’il contenait réellement les Reliques des Saints mentionnés. C’est dans ce but qu’il […] institua la Commission ecclésiastique d’archéologie chrétienne chargée de pénétrer le secret de la Mosaïque sainte » (cité par RAYNAL, p. 58). 12. On songe avant l’heure, et mutatis mutandis, à la situation qui a longtemps prévalu autour des usines Michelin à Clermont-Ferrand, avec ce qu’on a appelé les « écoles Michelin » et les « curés Michelin ». 13. Cf. SAAÏDIA, “L’anticléricalisme”, p. 109. 14. Ibid., p. 200, n. 57, les vœux au style hésitant mais révélateur de l’abbé Emmanuelli à Mgr Combes, le 30 décembre 1904 : « Puissent, Monseigneur, les Saints Martyrs dont on vient de découvrir le tombeau nous obtenir de Dieu qu’après la tourmente actuelle vienne le calme, après les chagrins qui ont saigné et saignent encore votre cœur de Père, jouir de la paix et du bonheur, au milieu du troupeau qui a été confié à votre houlette. » 15. On notera pourtant ce vigoureux propos : « Maintenant, comme au jour des Vandales, n’auriez-vous pas à lutter, à souffrir pour les droits de Dieu et la liberté de la conscience ? » (RAYNAL, p. 199 = brochure, p. 6). 16. On sait aujourd’hui, grâce à la reprise de l’étude par D. Raynal, que la persécution remonte bien plus haut, sans doute à l’époque de Galère. 17. Cf. J. JULLIARD, Le choix de Pascal, Paris, Desclée de Brouwer, 2003, p. 143-144. Une confidence de l’auteur, alors en contact au nom de l’UNEF avec les responsables étudiants algériens, m’a appris que lui-même et plusieurs de ses amis, issus de la JEC, furent plusieurs fois taxés de « complicité cléricale » avec le FLN…

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RÉSUMÉS

Uppenna, à mi-chemin de Tunis et de Sousse, 1904-1905 : découverte et exploration d’une basilique paléochrétienne comportant des dizaines de mosaïques funéraires et une grande inscription martyriale. L’épisode, étudié dans le plus grand détail par Dominique Raynal, est un remarquable révélateur des enjeux à la fois scientifiques, personnels et idéologiques qui sont souvent ceux de l’archéologie. Dans la Tunisie du Protectorat, l’affrontement de personnalités comme P. Gauckler, le Dr Carton, le P. Delattre, se dessine sur l’arrière-plan des querelles liées à la loi de Séparation en France. La leçon de l’épisode est la solidarité du « pacte colonial » par- delà les fractures idéologiques.

Uppenna, halfway between Tunis and Sousse, 1904-1905 : discovery and exploration of a paleochristian basilica including dozens of funereal mosaics and a large martyrial inscription. The episode, studies in minute detail by Dominique Raynal, is remarkably revealing of the matters at stake at once scientific and ideological which often pertain to archeology. In the Tunisia of the Protectorate, the confrontation of such personalities as P. Gauckler, Dr Carton, Father Delattre sketches itself out against a background of disputes connected with the Law of Separation in France. The lesson of the episode illustrates the solidarity of the "colonial pact" beyond ideological fractures.

INDEX

Mots-clés : 1905, basilique paléochrétienne, Delattre, Gauckler, loi de Séparation, martyrs, Uppenna Keywords : 1905, Delattre, Gauckler, Law of Separation, martyrs, paleochristian basilica, Uppenna

AUTEUR

JEAN-MARIE PAILLER

Université de Toulouse le Mirail – TRACES CNRS (UMR 5608) [email protected]

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Entre archéologie, universalité et nationalismes : le trentième congrès eucharistique international de Carthage (1930)

Jacques Alexandropoulos

1 Le congrès eucharistique de Carthage, tenu en mai 1930, demeure généralement dans l’histoire contemporaine de la Tunisie comme un double symbole. Du côté du colonisateur, il fait partie des grandes célébrations de l’empire triomphant, au même titre que la commémoration du centenaire de l’Algérie, organisé la même année. Du côté du colonisé, il apparaît comme une provocation chrétienne en terre d’islam, l’effet d’une volonté d’évangélisation illustrée par d’autres signes, comme la statue du cardinal Lavigerie bénissant la foule, installée à l’entrée de la Médina de Tunis, au bas de la rue Djemaa-ez-zitouna qui mène à la mosquée du même nom. Certains aspects du congrès sont bien connus et ont été largement étudiés. C’est le cas par exemple de son effet désastreux sur l’opinion tunisienne. Et on date volontiers de ce congrès le véritable réveil des mouvements nationalistes qui devaient mener à l’indépendance1. On s’intéressera ici essentiellement à ses liens avec l’archéologie, l’histoire de l’Église d’Afrique et le jeu des nationalismes européens.

2 D’abord, qu’est-ce qu’un congrès eucharistique ? « Une réunion d’hommes qui veulent ensemble étudier le dogme de l’Eucharistie, promouvoir son culte… faire mieux connaître… et plus solennellement honorer Notre Seigneur dans le Saint-Sacrement2. » L’idée du premier congrès, tenu à Lille en 1880 revient à une pieuse laïque de Tours, Émilie Tamisier, encouragée par son confesseur, Pierre Julien Eymard, fondateur de la congrégation du Très Saint Sacrement et surnommé « l’apôtre de l’Eucharistie3 ». Par la suite l’institution connut un succès croissant, avec des congrès prestigieux, comme celui de Jérusalem (1893), qui devinrent annuels à veille de la Première Guerre mondiale : Londres (1908) Cologne (1909), Montréal (1910), Madrid (1911), Vienne (1912), Malte (1913) et Lourdes (1914). Après la guerre ils reprirent en 1922 à Rome, 1926 à et 1928 à Sydney. À chaque fois, les cérémonies religieuses et les

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festivités réunirent des foules considérables venues de toute la catholicité – un record de deux millions de personnes à Chicago – avec des célébrations qui impressionnèrent les visiteurs, comme la procession du Saint-Sacrement dans la rade de Sydney4. Un rôle parfois politique de ces congrès est apparu, par exemple en 1938 (Budapest), lorsqu’Hitler interdit aux Allemands d’y participer, ou plus récemment en 1964 (Bombay) et 1968 (Bogota), lorsque Paul VI exhorta les pays riches au partage des richesses5.

3 Il s’agit donc au départ d’un rassemblement sans aucun lien particulier avec l’Afrique du Nord et son histoire ancienne. Alors pourquoi un congrès eucharistique à Carthage ? La décision définitive en revient au pape Pie XI, mais l’idée en avait déjà été lancée depuis longtemps. Le P. Boubée, le jésuite qui fut la cheville ouvrière de l’organisation du congrès et le rédacteur des Actes6, en attribue l’idée première à l’Académicien Louis Bertrand, le grand admirateur de l’Afrique romaine, en se référant à une page de son livre Le Sens de l’ennemi, qu’il qualifie de « page prophétique7 ». L. Bertrand, qui venait d’assister au congrès eucharistique de Lourdes (1914) imaginait une ville d’accueil pour l’un des suivants. Il pensa d’abord à Beyrouth, « un choix heureux car depuis l’époque des Croisades la vieille métropole syrienne n’aurait jamais vu pareille manifestation chrétienne. On renouerait solennellement une tradition. Mais, se dit-il, le fanatisme musulman est extrêmement susceptible. Ne serait-il pas imprudent d’aller l’inquiéter dans une ville où, somme toute, il est maître ? » Il songea alors à Carthage : « Là rien à craindre des susceptibilités islamiques. Nous sommes chez nous, sur cette colline de Byrsa chantée par Virgile, baptisée par le sang de Félicité et Perpétue, illustrée par la mort de saint Louis, rachetée enfin par la France et par le Cardinal Lavigerie8. » On retrouve ici un thème favori de L. Bertrand, celui de la vocation de la France à ressusciter l’Afrique latine et chrétienne, et qui lui valut d’être invité aux fêtes du congrès de Carthage où il fut un des orateurs les plus appréciés du public9. Mais d’autres raisons que cette perspective idéologique française ont sans doute joué dans le choix de ce lieu. D’abord, comme le fait remarquer l’archevêque de Carthage, Alexis Lemaître10, relayé par la presse catholique, chaque continent avait eu son congrès, sauf l’Afrique. La loi d’œcuménicité demandait de réparer ce manque. L’année 1930, celle du jubilé des congrès eucharistiques dont le premier s’était tenu en 1880, en était une bonne occasion, et cela d’autant plus que 1930 correspondait aussi au quinzième centenaire de la mort de l’Africain saint Augustin fêté parallèlement à Bône-Hippone. Des liaisons spéciales entre Carthage et Bône furent d’ailleurs prévues pour permettre aux pèlerins d’assister aux deux festivités11. L’Afrique s’imposait donc aux yeux des autorités ecclésiastiques, et bien évidemment sur ce continent, Carthage, qui avait été le siège du Primat d’Afrique. Ce sont les principaux arguments qu’A. Lemaître avait fait valoir auprès du Comité permanent des Congrès internationaux pour emporter une décision entérinée ensuite par le pape. On verra d’autres motivations plus loin.

4 Ce choix supposait l’ancrage du futur congrès dans une histoire et une tradition ecclésiologiques nord-africaine. Or cette histoire pouvait sembler particulièrement discontinue, semée de ruptures et de silences, l’avènement de l’islam étant évidemment la coupure principale. Les historiens suivaient la trace du christianisme africain antique jusqu’au XIe siècle dans la correspondance de la papauté avec la communauté chrétienne d’Afrique. Léon IX, dans deux lettres de 1053, évoque les cinq évêques qui restent in tota Africa, et Grégoire VII en 1076 s’adresse à l’évêque Cyriacus de Carthage comme au seul qui demeure en Afrique. Du côté de l’archéologie, des stèles funéraires datées des années 1007, 1019 et 1046, retrouvées à Kairouan, attestent encore sur place

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une communauté chrétienne organisée12. Tous ces éléments sont les dernières traces de la chrétienté de l’Afrique antique. Pour les historiens, c’est ensuite « l’islam et l’oubli », « la fin d’un continent chrétien13 ». « La conquête almohade acheva de rappeler aux Maghrébins les rudes exigences de la foi. Avec Abd-el-Moumin les derniers chrétiens n’eurent le choix qu’entre la conversion et la mort14. » Pour les idéologues coloniaux, la présence française correspondait évidemment au grand retour de la chrétienté au Maghreb, mais le vide chronologique intermédiaire n’en demeurait pas moins gênant. Et Louis Bertrand s’employait à le combler à sa façon. D’abord en le minimisant par l’évocation lyrique et douloureuse d’une sorte de permanence de l’Antiquité. En visite à Carthage avec le coadjuteur de l’évêque il est saisi d’émotion, comme le prélat, au souvenir des saints et martyrs de l’Afrique antique et il leur semble les voir se dresser autour d’eux : « Ces misérables glorieux, ils ressuscitent, ils sont là autour de nous, avec les mêmes visages, les mêmes costumes qu’autrefois, ils poussent leurs ânes au flanc des collines pierreuses, ils piochent le sol avec leurs hoyaux primitifs, ou bien curieusement ils se penchent avec nous au bord de ces cuves baptismales, dont les inscriptions n’ont plus de sens pour eux, mais dont ils sentent confusément que c’est l’œuvre de leurs pères… Est-ce que tout est fini entre nous ? Est-ce que ces âmes-là sont si loin des nôtres15 ? » L’autre manière de combler le hiatus était, on le sait, de minimiser la part arabo-musulmane médiévale et moderne de l’identité maghrébine comparée à un « décor » masquant une véritable identité latine. Le thème est trop connu pour que l’on y revienne16.

5 Cette image d’une rupture suivie, pour les idéologues, d’un légitime retour après des siècles d’islam, cette vision discontinue, est nuancée, lors de la préparation du Congrès eucharistique par une perception plus linéaire et continue de l’Église d’Afrique dans le temps, axée autour du martyre comme témoignage dans la souffrance, et de la croisade pacifique comme reconquête des âmes. En effet, la lettre apostolique par laquelle A. Lemaître annonce et présente le congrès, sans nier la « ruine » de l’Église d’Afrique à la fin de l’Antiquité avant sa « résurrection » contemporaine, insiste sur sa continuité entre temps et sur les « rayons de lumière » qui s’échappaient alors de sa tombe : « Durant les siècles douloureux qui suivirent sa ruine… elle ne cessa d’offrir chaque jour des brebis au couteau. » Il évoque ainsi les captifs « … enlevés par les Maures sur les côtes de France, d’Italie et d’Espagne » qui pouvaient faire, « dans l’intérieur des bagnes… où l’on portait la Sainte Hostie… des processions… suivies par une foule, dont les liens et les haillons lui faisaient, pour un regard chrétien, un magnifique triomphe17 ». Cette église médiévale et moderne rejoint à travers la souffrance la grande tradition des martyrs africains de l’Antiquité et met ainsi en évidence, outre une continuité, une spécificité martyriale de l’Église d’Afrique qui sera l’un des thèmes essentiels du congrès. Cette spécificité ne marginalise pas pour autant cette église, bien au contraire. Lorsque l’on écrit dans La Croix à la veille du congrès qu’« après treize ou quatorze siècles de mort apparente, l’Église glorieuse de Carthage est ressuscitée18 », on veut évidemment suggérer que l’histoire de cette Église, qui démarque par sa mort et sa résurrection l’événement de Pâques, devient un signe de portée universelle pour la chrétienté. Sa vocation martyriale donne par ailleurs à l’Église d’Afrique celle de témoin et de propagatrice exceptionnels de la foi chrétienne. Carthage devient alors non seulement le siège du plus ancien Primat d’Afrique, mais aussi le lieu qui ouvre sur tout un continent à évangéliser. Un prêtre breton, l’abbé Mévellec, désigné par son évêque avec d’autres, pour participer au congrès, nous a laissé un livre racontant ses souvenirs, et c’est bien ainsi qu’il voit les choses : « Devant ce golfe, les pèlerins du

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monde entier sentiront, comme un frémissement sacré, passer le souvenir des héros qui vécurent ou moururent ici pour la foi du Christ. En même temps, par delà les déserts du sud tunisien, ils croiront apercevoir les sables, les forêts les rivières, les montagnes du centre de l’Afrique, où pénétrèrent depuis un siècle, par tant de fissures glorieusement ouvertes, les rayonnements de cette foi chrétienne19. » Carthage est donc bien un lieu tout désigné pour le premier Congrès sur le continent africain.

6 Et la France peut aussi en tirer parti. En effet, après avoir évoqué dans sa lettre apostolique les captifs faits par les Maures sur les côtes de France, d’Italie et d’Espagne, A. Lemaître poursuivait ainsi : « Ces liens, sous lesquels ont gémi si longtemps les chrétiens de Tunis, sont aujourd’hui rompus. Sous l’égide de la France libératrice, il vous appartient de préparer à Notre-Seigneur un autre triomphe, plus magnifique que ceux d’autrefois, avec une procession où la sainte hostie sera suivie encore “par une foule”, mais libre maintenant et en habit de fête, sous le regard émerveillé de ceux qui ne partagent pas notre foi20. » On saisit évidemment, à travers l’évocation de Mgr Lemaître, la dialectique tissée entre nationalisme et universalité catholique. Il rappelle d’une part la diversité d’origine des captifs, issus notamment des puissances rivales de la France au Maghreb, qui annonce la pluralité des participants au congrès (vingt-cinq nations représentées), et en regard l’identité de la nation libératrice, qui en est l’organisatrice en tant que maîtresse des lieux. Et dans cette perspective, la concomitance du congrès avec les fêtes du centenaire de l’Algérie française et le quasi cinquantenaire du protectorat en Tunisie ne pouvait être que bienvenue.

7 Au total, c’est donc sous la triple enseigne de l’Antiquité, de l’universalité catholique et du nationalisme que s’organise le congrès de Carthage. Comment se sont articulés ces trois éléments ? Ils sont d’abord évidents dans le programme même du congrès.

8 Ce dernier était organisé sur cinq jours21. Le mercredi 7 mai était réservé à l’accueil, par les autorités françaises et tunisiennes du Protectorat ainsi que par l’archevêque de Carthage, des participants de marque, dont le légat du pape, le Cardinal Lépicier, avec les diverses délégations ecclésiastiques internationales. Tout cela sur la grande place du quartier européen de Tunis, la place de la Résidence, où se faisaient face la cathédrale et le palais de la Résidence générale de France, place bondée de monde et quadrillée par les troupes coloniales.

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La place de la Résidence lors de l'ouverture du congrès (toutes les photos sont extraites du volume des Actes)

La mission pontificale. Assis au premier plan : à gauche, le légat pontifical, le cardinal Lépicier ; à droite, l'Archevêque, Alexis Lemaître

9 Le jeudi 8 mai était réservé aux enfants, avec en clôture le défilé de six mille garçons et filles habillés en croisés, déposant des palmes à l’amphithéâtre romain de Carthage en l’honneur des martyrs chrétiens. Les trois derniers jours, jusqu’au dimanche 11 mai, s’ouvraient par des messes pontificales sur trois sites archéologiques chrétiens,

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successivement : la basilica maiorum, l’amphithéâtre romain et la basilique de saint Cyprien. Il y avait ensuite des réunions de travail théologiques par sections nationales réparties dans les diverses églises ou bâtiments de Tunis, avec des interventions de dignitaires ecclésiastiques en plusieurs langues. Ces journées étaient elles-mêmes clôturées par des assemblées générales. Celle du vendredi comprenait une conférence du vicaire général sur l’Eucharistie, suivie d’une retraite aux flambeaux, la « veillée des hommes », à l’amphithéâtre de Carthage. Celle du samedi prévoyait le discours le plus attendu, l’évocation, par Louis Bertrand, de l’Afrique romaine et chrétienne, devant la basilique primatiale érigée sur le lieu de la mort de saint Louis. Le dernier jour était réservé aux cérémonies de clôture avec une bénédiction générale par le légat devant cette même Primatiale. L’archéologie et l’histoire structuraient donc fortement l’espace, le temps et la thématique du congrès, faisant de Carthage à la fois le lieu de mémoire et le lieu de résurrection de l’Afrique romaine chrétienne.

10 La préparation d’un tel congrès dans une capitale relativement petite, aux infrastructures routières limitées et aux capacités d’accueil réduites fut très difficile et met d’autant plus en relief le retentissement international que l’on voulait donner à cette résurrection de l’Afrique chrétienne sous l’égide de la France. Et si la réussite technique fit manifestement la fierté des organisateurs, le coût financier d’une manifestation religieuse chrétienne d’envergure internationale imposée par les autorités souleva l’indignation des opposants, socialistes laïques, dignitaires musulmans et nationalistes tunisiens22. Les services des travaux publics étaient sur les dents pour l’aménagement des lieux de congrès. Leur directeur en témoigne : « Carthage n’a jamais vu, depuis les Romains, s’agiter sur son sol une armée d’ouvriers comme celle qui y travaille depuis plusieurs mois. De toutes parts ce sont des ruines qu’on déblaie, des terrains qu’on nivelle, des routes qu’on empierre, des constructions qu’on élève. » Les voies d’accès sont réaménagées, la route de Tunis à Carthage est élargie « jusqu’à devenir une magnifique autostrade23 ». Tous les habitants, catholiques ou non, furent sollicités pour l’hébergement des pèlerins. L’armée organisa de grands camps de toile à Carthage avec cantines et églises de campagne pour loger l’essentiel des participants.

11 La circulation des voitures était partout canalisée. La presse accompagnait quotidiennement et chaudement l’événement, pour aider à l’organisation, informer, s’extasier ou au contraire s’indigner. Le mouvement dépassait Tunis et c’est toute la Régence qui vivait au rythme du congrès, ne serait-ce que par les déplacements touristiques des congressistes24.

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Une des dernières photos du P. Delattre

12 Mais parmi tous ces préparatifs, le côté archéologique tenait évidemment une place essentielle. En ce sens, le congrès marque une sorte d’aboutissement. Les fouilles de Carthage avaient été conçues dès l’origine comme un élément important de l’action des missionnaires de Lavigerie. En 1875 le Cardinal les envoyait à Carthage avec mission d’y soigner et enseigner les pauvres, mais, disait-il dans une lettre à l’Académie, si ces missionnaires « ne pensaient qu’à éclairer les barbares de l’Afrique… je ne crois pas les détourner de leur œuvre en les chargeant de prouver, en outre, par des faits, aux civilisés de notre Europe, que l’Église n’a pas cessé d’être l’amie de la science25 ». Et les instructions données aux Pères Blancs étaient nettes : « Votre étude constante devra être partagée entre l’arabe et l’archéologie carthaginoise, sacrée et profane26. » Toute cette activité, accompagnée de la construction d’un dispensaire et d’un collège à Carthage, s’intégrait dans l’une des préoccupations principales de Lavigerie : obtenir la restauration d’un siège épiscopal à Carthage, consacrant la résurrection de l’Église d’Afrique. Il n’existait depuis 1843 qu’un vicariat apostolique qui faisait lui-même suite aux missions des Capucins, puis des Lazaristes envoyés depuis le XVIIe siècle auprès des captifs chrétiens27. La formule instauranda est Carthago résumait cette volonté de voir revenir un évêque à Carthage – ce sera fait en 1884 –, et la construction terminée en 1890 d’une basilique primatiale sur la colline saint Louis, dont la première pierre venait de l’antique basilique chrétienne de Damous El Karita, devait en être l’aboutissement monumental. Dans cette perspective à long terme de résurrection de Carthage, la recherche archéologique, principalement chrétienne, était évidemment un élément indispensable. C’est elle qui allait justifier un congrès eucharistique à Carthage et ce dernier lui offrait en retour un couronnement international. Au point que le P. Delattre pouvait écrire juste après le congrès : « Ce sont les découvertes archéologiques, qui, dirigées pendant plus d’un demi-siècle par la Providence, devaient préparer le terrain et rendre possible la célébration du XXXe congrès eucharistique international28. » Si la

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Providence avait dirigé les travaux, le P. Delattre s’en disait « l’humble ouvrier ». Envoyé à Carthage en 1875, un an après son engagement définitif chez les missionnaires d’Afrique, il avait régné en maître sur le site, montrant une activité d’archéologue infatigable, publiant régulièrement en lien avec l’Académie le résultat de ses découvertes, et pour lui aussi le congrès marquait la fin d’une carrière. Durant les cérémonies de la fête des enfants à l’amphithéâtre, il fut ovationné : « Le P. Delattre, l’infatigable chercheur de Carthage, devant le tonnerre d’applaudissements qui accueille son entrée, refuse d’avancer plus loin, et va cacher sa modestie dans la foule anonyme29. » Après le congrès, l’archevêque lui rend un hommage appuyé : « Le Congrès Eucharistique International de Carthage a resplendi, devant vingt-cinq Nations représentées, d’un éclat inoubliable. A-t-on suffisamment réfléchi, à ce que le Congrès… eût laissé de vague sans vos travaux. Et, au contraire, à ce que ces travaux de cinquante ans, les vôtres, ont procuré de poignantes émotions à l’âme de ces milliers de fidèles, de ces milliers de prêtres et de futurs prêtres, quand ils pouvaient se dire : c’est bien ici, sur cet amphithéâtre, qu’ils ont vécu, qu’ils ont lutté et donné leur vie pour le Christ30. » Et ces remerciements arrivent juste avant le décès du P. Delattre, le 11 janvier 1932, un an et demi après la clôture du congrès. Comme le soulignait A. Lemaître, cette manifestation venait véritablement mettre un point d’orgue à un demi-siècle de travaux, d’études et de remise à l’honneur de l’Afrique chrétienne, et elle créait ainsi l’événement qui consacrait Carthage comme lieu de mémoire chrétien.

13 On pouvait retrouver cette présence active de l’archéologie, lors des cérémonies, sur trois plans : dans le paysage archéologique apprêté pour l’occasion, dans les images et les objets créés et utilisés pour les cérémonies, et dans les chants, prières et discours des participants. L’organisation du paysage archéologique repose d’abord sur des monuments antiques mis à l’honneur : d’une part l’amphithéâtre où furent martyrisés les chrétiens, d’autre part les trois principales basiliques de Carthage retrouvées à cette époque. L’amphithéâtre, sur un terrain racheté par Lavigerie et fouillé par Delattre, était extrêmement ruiné, réduit à une arène quasiment sans gradins, mais sous laquelle subsistait un couloir souterrain aboutissant à une salle voûtée. Dès avant le congrès, cette salle avait été transformée en chapelle dédiée aux saintes Perpétue et Félicité, avec un autel dont les colonnes de marbre venaient de la basilique de Damous El Karita. Une plaque rappelait qu’« ici (avaient été) martyrisées le 7 mars de l’an 203 sainte Perpétue et sainte Félicité, exposées à la dent des bêtes avec S. Révocatus, S. Saturus et S. Saturninus ». Cet amphithéâtre allait devenir l’un des hauts lieux du congrès pour accueillir l’offrande des palmes par les petits croisés, puis le soir suivant, la retraite aux flambeaux des hommes, le tout sous la haute présidence du nonce apostolique.

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Le défilé des petits croisés dans l'amphithéâtre

14 Dès lors il avait été question de reconstruire les gradins pour l’occasion et on avait même dit que l’archevêque rebâtirait tout le monument… en bois il est vrai31. En fait, on se contenta de monter une immense estrade au fond de l’arène, supportant le siège du nonce abrité d’un dais et tous ceux des prélats. Une grande fresque à thème martyrial couvrait tout le mur du fond de l’arène. Quatre mâts portaient des étendards avec l’inscription constantinienne IN HOC SIGNO VINCES et au centre flottait un drapeau aux couleurs du pape. L’amphithéâtre était devenu « une splendide cathédrale à ciel ouvert32 ».

15 Trois basiliques servirent aussi d’une manière ou d’une autre aux festivités. La plus grande et la plus ancienne trouvée par le P. Delattre, celle de Damous El Karita, trop excentrée sans doute, et surtout impossible à identifier et à relier à un contexte antique connu ou à un événement important du christianisme antique, fut laissée de côté. Néanmoins on y célébra quelques messes, et surtout, un fragment de sculpture antique qui y avait été recueilli servit de base à l’élaboration pour l’occasion d’une effigie de Notre Dame de Carthage, imprimée à Toulouse à huit cent mille exemplaires vite épuisés et reproduits, et frappée en médaille commémorative du congrès. Au total ce seraient plusieurs millions de reproductions qui auraient été diffusées d’une manière ou d’une autre33. La deuxième basilique est la Basilica maiorum où un texte de Victor de Vita disait que les corps des martyres Perpétue et Félicité avaient été enterrés34. Or, en 1907, sur un terrain difficilement acheté par le P. Delattre qui y retrouvait d’innombrables petits fragments d’inscriptions funéraires chrétiennes, on avait pu finalement récupérer et rassembler le véritable puzzle de l’inscription funéraire des deux martyres. Le site semblait donc identifié comme étant la Basilica maiorum et les autorités religieuses de Tunisie, à l’initiative d’une congrégation qui honorait particulièrement les deux saintes, obtinrent dès lors du Vatican, en 1909, qu’une fête en leur honneur soit inscrite au calendrier religieux. Jusqu’au congrès l’endroit était très peu visité, mais peu avant, le P. Delattre y fit construire une petite chapelle souterraine

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appelée « confession », surmontée d’un « ciborium », baldaquin en ciment armé décoré de marbre et supporté par quatre colonnes. On érigea à côté une statue de saint Augustin qui avait souvent prêché sur place. La statue de l’évêque avec mitre et crosse, ayant à ses pieds l’Évangile surmonté de l’aigle de saint Jean était une réplique de celle d’Hippone. Pour le congrès on releva une partie des murs extérieurs, on installa de nombreux oriflammes aux couleurs des dignitaires ecclésiastiques, ou représentant des scènes martyriales. Ce fut le lieu de nombreuses messes dont la messe pontificale célébrée par l’évêque de Cagliari35. Mais la plus utilisée des basiliques fut celle de saint Cyprien. Découverte par le P. Delattre durant la Première Guerre mondiale, elle présentait un plan intact à sept nefs et on en avait relevé les murs extérieurs et une partie des colonnes.

16 Elle avait par ailleurs une forte valeur symbolique : son emplacement correspondait au lieu d’ensevelissement de saint Cyprien et ce pouvait être de là que saint Augustin s’était embarqué pour Rome au désespoir de sa mère, Monique. Depuis 1921 la basilique servait aux processions du Saint Sacrement organisées par le couvent voisin de sainte Monique : « Qui aurait songé alors que tout cela n’était que le prélude des grandioses manifestations du Congrès Eucharistique ? » s’exclame le P. Delattre. Ce fut le lieu choisi pour la messe de clôture du congrès. C’est alors qu’on y édifia pour l’occasion le baldaquin d’après des modèles byzantins, et une immense estrade pour tous les dignitaires. « C’est vers l’autel du Saint Sacrifice que se dirigeaient les regards de milliers et de milliers de personnes ex omni tribu, et lingua, et populo, et natione. La foule… couvrait tout le plateau de Sainte-Monique, les collines de Carthage, la falaise de Sidi Bou Saïd et tous les points… d’où l’on pouvait apercevoir le Cardinal-Légat pontifiant. Très impressionnants, les instants de complet silence dans cette immense foule, au moment de la consécration et de l’élévation. Spectacle inoubliable, défiant toute description complète. Jamais l’Église de Carthage, même au temps de sa splendeur, n’assista à de pareilles cérémonies. Cela surpassait de bien loin ce que saint Augustin avait pu voir de son vivant36. » L’Église d’Afrique semblait effectivement renaître et consacrer ainsi l’ensemble d’une œuvre archéologique chrétienne.

17 Le lien tissé par l’archéologie entre passé et présent allait plus loin que la mise en œuvre des monuments antiques restaurés et aménagés pour l’occasion. La transformation du site archéologique en lieu de mémoire supposait de combler les manques et, sur la route qui gravissait la colline de Carthage dominée par la primatiale, on bâtit en carton et bois un arc de triomphe, réplique de celui du site de Sbeïtla, de treize mètres de haut sur douze de large. Outre sa valeur triomphale, il était pour les congressistes venus par le train, la porte d’entrée dans Carthage. L’inscription de l’arc originel, érigé en l’honneur des tétrarques persécuteurs Dioclétien et Galère avait été remplacée par une inscription en latin : « O notre bienheureuse Carthage, éclatante de blancheur par la pureté des œuvres de ses enfants ; elle est maintenant empourprée du sang de ses martyrs ; elle a aussi, parmi ses fleurs des lys et des roses. » On y trouvait aussi, outre une représentation du Bon Pasteur reprise d’une… des catacombes d’Hadrumète, la formule célèbre de saint Cyprien : sanguis martyrum semen christianorum, qui était par ailleurs le titre d’un ouvrage célèbre de L. Bertrand sur les martyrs d’Afrique37. C’est sous cet arc que devaient passer le défilé des enfants croisés et la procession du Saint Sacrement en clôture du congrès.

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Réplique de l’arc de Sbeïtla érigée à Carthage pour le congrès

18 Le point culminant du site, dans tous les sens du terme, était évidemment la Primatiale elle-même, érigée entre 1884 – date de la création de l’évêché de Carthage – et 1890 par Lavigerie. Elle consacrait la résurrection de l’Église d’Afrique et ses liens avec l’Antiquité étaient donc nombreux. Sa situation au point le plus haut de Carthage en faisait le résumé et le point d’aboutissement de l’histoire du site, lui donnait son sens ultime : c’est au même endroit qu’aurait été bâti le temple d’Eschmoun, dernier lieu de résistance de la Carthage punique, que les arpenteurs romains auraient situé le point d’origine de leur cadastration lors de la refondation du site, que le P. Delattre imaginait le Capitole, et qu’était mort, pensait-on, saint Louis. Elle était placée sous l’invocation de deux martyrs : saint Cyprien et saint Louis. À l’intérieur une inscription rappelait le message de Léon IX aux chrétiens d’Afrique en 1054 : « Sans aucun doute, après le Pontife romain, le premier Archevêque et suprême métropolite de toute l’Afrique, c’est l’évêque de Carthage. Pour aucun autre Evêque d’Afrique, quel qu’il soit, celui-ci ne peut perdre le privilège qu’il a reçu une fois pour toutes du Saint-Siège apostolique et romain. Il le conservera jusqu’à la fin des siècles, tant que sur cette terre d’Afrique on invoquera le nom de Notre Seigneur Jésus-Christ, soit que Carthage reste gisante et en ruines, soit qu’elle connaisse un jour la gloire d’une résurrection. » La visite type des congressistes comportait donc le passage par la porte triomphale, la visite de l’amphithéâtre, des trois basiliques principales et enfin de la Primatiale, couronnement et sens ultime de l’ensemble du lieu de mémoire38.

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Vue des vestiges puniques et romains de Byrsa, surmontés par la Primatiale

19 La double thématique du martyre et de la résurrection qui sous-tendait le paysage du congrès, et que l’archéologie avait construite au fil du temps par l’intermédiaire de « l’ouvrier de la Providence » qu’était le P. Delattre, trouvait un écho dans les chants, les discours et le rituel qui accompagnèrent les pèlerins. Outre les chants religieux traditionnels, trois autres avaient été composés pour l’occasion : la cantate officielle du congrès, choisie après un concours de trois cent cinquante participants internationaux, le cantique de l’offrande des palmes et l’invocation à Carthage. Les trois étaient entièrement dominés par le thème du martyre des chrétiens d’Afrique – celui-ci revenant de manière véritablement obsédante – de la mort de saint Louis et celui de la catholicité, au sens d’universalité, des participants au congrès39. Les objets même, comme l’ostensoir, avaient été reliés à l’Antiquité, puisque ce dernier reprenait les thèmes d’une mosaïque qui aurait orné une basilique élevée sur les lieux de l’exécution de saint Cyprien : un calice reposant sur un rocher d’où coulent quatre sources auxquelles viennent boire un cerf et une biche40. Quant au rituel il comprenait une litanie des saints et martyrs d’Afrique composée par Lavigerie lui-même. Les discours, eux, se partageaient entre une réflexion sur l’Eucharistie, thème des Congrès en général, et la célébration de l’antique Église d’Afrique. On retrouvait en outre dans celui de L. Bertrand un vibrant éloge de l’œuvre archéologique accomplie. Ce discours était le plus attendu, comme nous le dit l’abbé Mévellec qui s’extasiait de tout : Après dîner, chacun organise son après-midi. Pourvu que nous soyons tous présents à 5 heures, sur la colline de Carthage, pour le grand discours de Louis Bertrand. D’ores et déjà on en parle comme devant être le clou de la fête… Voici maintenant Louis Bertrand, en habit d’académicien. Il est venu là précédé d’une grande réputation, et tous ceux qui ont suivi la marche de son travail d’Africain ardent et convaincu, ont tenu à se trouver ce soir à l’assemblée générale… Et Louis Bertrand, calme et grave comme un vieux Latin, se pose devant le microphone. Il commence dans un silence religieux… Louis Bertrand est un grand classique. Son génie est fait de l’alliance d’une forte imagination et d’un ferme jugement. Dans ses tableaux, le tracé est net et les couleurs sont vives. Peu à peu l’émotion nous gagne, nous pénètre, et c’est les larmes aux yeux que nous écoutons maintenant l’histoire de la chrétienté africaine41.

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20 On remarquera que cet engouement pour L. Bertrand fait suite à un temps de méfiance que reflète un échange de lettres entre l’archevêché de Tunis et divers prélats de France. On s’était en effet efforcé, juste avant le congrès, de régler un point délicat : on avait d’emblée invité L. Bertrand à y participer, en oubliant que son ancienne appartenance à l’Action Française le rendait personna non grata aux yeux du Vatican. Mais, discrètement rassuré, A. Lemaître avait pu maintenir l’invitation42. Néanmoins, le nonce apostolique se fit excuser au dernier moment pour le discours de l’Académicien : il était retenu au palais beylical par une audience accordée aux petites filles du Bey43.

21 La conclusion sur l’interaction de l’archéologie et du congrès nous est fournie par le P. Delattre lui-même : Il est permis de dire que l’archéologie a joué un rôle important dans la préparation lointaine et prochaine, ainsi que dans la réalisation du Congrès Eucharistique de Carthage. On ne peut donc qu’admirer combien le Cardinal Lavigerie fut bien inspiré en créant ici une œuvre de recherches scientifiques qui devait tant faire honneur à l’Église, au Diocèse de Carthage et à la Société des Pères Blancs, en contribuant un jour à la possibilité et au succès du XXXe congrès Eucharistique International44.

22 Le congrès apparaît bien comme le triomphe de l’archéologie religieuse, dans tous les sens du terme, en Tunisie.

23 De quelle manière le congrès servait-il du même coup le nationalisme français ? Les discours officiels ne montrent pas de récupération directe et explicite au profit de la France. La lettre de vœux de plein succès envoyée par le Pape ne fait aucune allusion aux puissances invitantes45. Lors de la cérémonie d’ouverture, l’allocution de l’évêque de Namur, Mgr Heylen, président du comité d’organisation, ne comporte qu’un discret remerciement de quelques mots au Bey et au Résident dont le titre apparaît incomplet et dont le nom n’est pas prononcé, non plus que celui de la France46. Le discours du Cardinal-Légat, Mgr Lépicier, ne mentionne, lui non plus, aucune autorité47. En fait, l’hommage aux autorités civiles et militaires françaises se fait très cordialement mais très discrètement à la Résidence Générale, au Tunisia Palace, lors d’un banquet offert par A. Lemaître, et lors d’une fête militaire. Les Actes du congrès le montrent : bien que le protocole ait été respecté, il n’y eut que des échanges informels, sans discours prononcés, rien que des conversations très libres et très cordiales48. En revanche il y eut plusieurs visites officielles et audiences chez le Bey et sa famille, et parmi les audiences du Légat remarquées il y eut celle du Prince Taïeb, fils du Bey et celle du rabbin-doyen de la communauté juive livournaise, Yacoub Boccara49. En somme, on respectait la fiction politique du Protectorat et l’accent était continuellement mis sur l’aspect international du congrès. La récupération nationaliste est pourtant évidente dans la mesure où on vérifie une nouvelle fois que la laïcité n’est pas un article d’exportation pour les colonies. La présence des plus hautes autorités civiles et militaires françaises à l’ensemble des festivités était systématique et, de ce point de vue, la cérémonie d’ouverture sur la place où se faisaient face le palais de la Résidence Générale et la cathédrale de Tunis fondus en un même ensemble par la foule des assistants était hautement symbolique, même si le Résident Fançois Manceron n’y prit point la parole. De ce point de vue, la laïcité républicaine est bien loin, et à plusieurs reprises les participants se félicitent discrètement de la bonne entente entre les autorités religieuses et civiles50. Certains même laissent apparaître une position extrême, comme le député breton de Pont-l’Abbé, Quéinnec, qui donne libre cours à l’expression de ses opinions après un repas non officiel :

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Ce qui choque ici dans ce pays, ce qui déroute les indigènes, ce sont ces fameuses lois laïques, et le peu qu’on en importe en Tunisie est déjà trop. Je n’ai pas peur de le dire. Vive la Tunisie sous le régime chrétien des Francs, sous la loi catholique, celle de saint Louis et des croisés, celle du Cardinal Lavigerie et de Charles de Foucauld, et puisse ce Congrès donner une impulsion nouvelle à l’œuvre des Pères Blancs, et des multiples congrégations qui se sont donné la noble mission de rendre à l’Église romaine l’ancienne Numidie et toute l’Afrique proconsulaire51.

24 Si la tonalité générale et officielle est moins abrupte, préférant la notion de « croisade pacifique », l’alliance conclue entre l’Église et le nationalisme français est néanmoins bien illustrée par une anecdote que rapporte l’abbé Mévellec : Son Eminence (le cardinal Lépicier) a eu tout à l’heure un de ces gestes qui lui gagnent tous les cœurs. Auprès de sainte Perpétue, quelques soldats français traversaient la route avec le drapeau tricolore. Mgr Lépicier fait immédiatement stopper sa voiture, descend, et là, devant toute la foule, prend le drapeau français et baise l’étoffe en criant « Vive la France ! » « Vive la France ! » répond dans une formidable clameur la multitude des pèlerins… « Vive la France et vive le Pape52 ! »

25 Les nations rivales ne s’y trompèrent d’ailleurs pas. Les Anglais se firent remarquer par la tiédeur de leur participation. Le correspondant britannique du P. Boubée, le P. Martindale lui écrit : Je crains sans doute que je ne pourrai venir au congrès. De plus je crains qu’il n’y aura que très peu d’Anglais. Il me prendrait trop de temps de vous expliquer pourquoi… Vous me pardonnerez cette lettre si courte et si mal dactylographiée car j’ai horriblement sommeil et je ne puis ni parler ni penser. Soyez quand même sûr qu’à peu près toute l’Angleterre a entendu parler du Congrès de Sydney et en a vu des projections lumineuses. On ira en Irlande, c’est facile, mais je désire qu’on aille à ces congrès sans infection (si j’ose parler ainsi) de nationalisme53.

26 Les Italiens sont évidemment plus ouvertement amers et quelques sondages dans l’Unione, le journal fasciste de la communauté italienne de Tunisie sont significatifs : « Sur la terre où Rome a vaincu son plus grand ennemi, sur la terre où fleurirent les martyrs, les saints, et d’illustres docteurs de l’Église, les descendants les plus vrais, les plus légitimes de ces Romains et de ces chrétiens ont renouvelé devant vous (cardinaux et évêques d’Italie venus pour le Congrès) un pacte de fidélité qui les lie non plus à deux pouvoirs séparés et antagonistes, mais à une seule Rome régénérée, et aujourd’hui plus que jamais immortellement grande54. » Les prélats italiens avaient été beaucoup plus prudents dans leurs discours mais la mauvaise humeur du gouvernement italien se serait clairement manifestée s’il est vrai, comme le bruit en courut, que Mussolini avait refusé à un navire transportant des prélats français d’aborder à Naples pour que ses passagers viennent à la rencontre du Cardinal Lépicier partant pour le congrès55.

27 L’étude de l’expression et du jeu des nationalismes lors du congrès resterait à faire. Le thème du martyre qui le sous-tendait et la présence concomitante de tant de nationalités expliquent le nombre de discours relatant le martyrologe des nations, comme ceux des sections polonaise ou arménienne56.

28 Soulignons en conclusion que, dans un article intitulé “Après les fêtes de Carthage”, L. Bertrand tirait ce bilan du congrès : Ces fêtes ont été ce qu’elles devaient être : non seulement un grand acte de foi catholique, mais une belle manifestation de concorde internationale et, en même temps, un éloquent témoignage en faveur de l’œuvre française accomplie depuis cinquante ans par les nôtres en cette terre d’Afrique57.

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29 Par œuvre, on entendait le développement des infrastructures tunisiennes, mais aussi la résurrection de l’Église d’Afrique voulue par Lavigerie et le triomphe de l’archéologie religieuse qui avait servi cette cause. Un triomphe international, certes, mais aussi le chant du cygne de cette archéologie religieuse. Le congrès, organisé sans tenir aucun compte de l’état de l’opinion, qu’il s’agisse des nationalistes tunisiens, des cercles religieux musulmans ou des tenants de la laïcité, avait profondément choqué de nombreux éléments de la société. Organisé à grands frais d’État, alors que la Tunisie souffrait lourdement des conséquences de la grande crise de 1929, il apparaissait comme une saignée financière injuste au seul profit de la catholicité. Le pouvoir beylical sortait discrédité de l’aventure par sa collaboration aux festivités du congrès. Enfin, ce dernier avait été l’occasion d’arrestations de jeunes manifestants nationalistes tunisiens. Ceux-là avaient été « généreusement » libérés, mais la Résidence Générale eut ensuite bien du mal à se dépêtrer de ce dossier embarrassant. Le bilan, une fois les fêtes passées, paraissait bien lourd. Il est significatif que le congrès soit expédié en deux lignes dans les éditions d’après-guerre de l’Histoire de la Tunisie d’Arthur Pellegrin 58, significatif aussi qu’il ne soit même pas mentionné dans l’article “Carthage chrétienne” du Dictionnaire d’histoire et de géographie ecclésiastique, rédigé au même moment par les P.G. Lapeyre et Jean Ferron, successeurs du P. Delattre à la tête de l’archéologie chrétienne de Carthage59. La mort du P. Delattre un an et demi après le congrès, après cinquante-sept ans d’activité inlassable et militante à Carthage, scellait par ailleurs la fin d’une époque. Il n’y aura pas d’autre résurrection internationale de la Carthage antique par la suite, avant les grandes fouilles de l’Unesco qui rassemblèrent dans les années 1970, quarante ans après le congrès eucharistique, dix nations sur le site. Mais cette fois, c’était des Carthages punique, romaine et byzantine qu’il s’agissait, et pour faire pièce au delenda est Carthago du vieux Caton, ce n’était plus l’ instauranda est Carthago (il faut rétablir, ressusciter, Carthage) du Cardinal Lavigerie qui était à l’ordre du jour, mais le servanda est Carthago (il faut sauver Carthage) de la communauté scientifique internationale. À chaque époque son mot d’ordre pour la vieille cité d’Afrique.

NOTES

1. Rapide survol par J.-F. MARTIN, Tunisie contemporaine, Paris, L’Harmattan, 1993, p. 94-95. Analyse des effets sur l’opinion tunisienne par A. MAHJOUBI, Origines du mouvement national, Publications de l’Université de Tunis, 1982, p. 466-479. 2. Lettre pastorale d’A. LEMAITRE, archevêque de Carthage et primat d’Afrique, Actes et documents, Tunis, Édition de La Tunisie catholique, 1931, p. 8. 3. Émilie Tamisier fut surnommée « la Jeanne d’Arc de l’Eucharistie » au Congrès de Madrid en 1911. Voir Le Nouvel Informateur Catholique, 11 juillet 2008 : www.enlignetoi.com, Portail catholique et œcuménique d’information. 4. Carthage, 1930, Actes, p. 12 ; 34-35. 5. La Croix, 14-15 juin 2008, p. 10.

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6. La correspondance du P. Boubée, qui constitue avec l’imposant volume des Actes, l’essentiel de nos sources, est conservée aux Archives de la Prélature à Tunis. Ces dernières sont classées, mais sans posséder encore de numéros d’inventaire. Nous les citerons donc sans davantage de précision. Elles révèlent l’impressionnant travail accompli pour l’édition des Actes : « Mes supérieurs religieux m’ont envoyé ici sur la demande de S.G. Mgr Lemaître et du Comité permanent des Congrès internationaux pour essayer de réunir et de publier en volume les Actes du Congrès. Ce sera un travail d’autant plus long que je suis absolument seul, sans même un scribe ou une dactylo, et que les éléments sont dispersés à travers le monde » (lettre à Mme de Castelnau du 28/10/1930, Archives de la Prélature). La correspondance du P. Boubée préparatoire au congrès témoigne de la même inlassable activité. 7. Actes, p. 3. 8. L. BERTRAND, Le Sens de l’ennemi, Paris, Fayard, 1917, p. 313. 9. Sur Louis Bertrand l’Africain, J. DEJEUX, “De l’éternel Méditerranéen à l’éternel Jugurtha”, Studi magrebini 14 (1982), p. 70-89 ; J. ALEXANDROPOULOS, “De Louis Bertrand à Pierre Hubac : images de l’Afrique antique”, in J. ALEXANDROPOULOS, P. CABANEL (éd.), La Tunisie mosaïque, Toulouse, PUM, 2000, p. 457-478. 10. Avis officiel publié dans La Tunisie catholique du 25 décembre 1927, cf. Actes, p. 4. 11. Voir les lettres du P. Boubée à Mgr O’Gorman du 8 avril 1930 et à F. Veuillot, journaliste au Figaro, datée du 5 avril 1930. Cette dernière laisse toutefois entendre que le nombre des pèlerins sera modeste compte tenu du prix et des difficultés de transport (Arch. Prélature). 12. F. DECRET, Le christianisme en Afrique du Nord antique, Paris, Seuil, 1996, p. 263-265 ; Voir aussi G. LAPEYRE, J. FERRON, Carthage chrétienne, Paris, Letouzey et Ané, 1948, col. 61-64, qui évoquent deux allusions d’Ibn Khaldoun à des Berbères chrétiens au XIVe siècle. 13. Y. MODERAN, “La fin d’un continent chrétien”, Le Monde de la Bible, n° 132, jan.-fév. 2001, p. 50. 14. C.-A. JULIEN, Histoire de l’Afrique du Nord, Paris, Payot, 1951, p. 279. 15. L. BERTRAND, Les Villes d’or, Paris, Fayard, 1921, p. 124-125. 16. Les villes d’or, p. 6. 17. Actes, p. 11. 18. La Croix du 1er avril 1930 : Actes, p. 31. 19. Abbé F. MÉVELLEC, L’immortelle Carthage et les mystères du bled, Paris, Beauchesne, 1931, Avant- propos. 20. Actes, p. 11-12. 21. Actes, p. 69-75. 22. Ainsi, La voix du Tunisien du 10 mai 1930, titre : « Le congrès eucharistique… Une folie… La laïcité au vestiaire » et poursuit : « Qui ne voit là toute une cascade de provocations et de défis à la conscience de deux millions de musulmans ? » ; Tunis socialiste tonne contre l’obligation faite aux « neutres de se réfugier chez eux ou de se courber devant l’eucharistie » (6 mai 1930) et pastiche les recommandations aux pèlerins de La Tunisie catholique et les instructions des autorités : « Article VI : du 8 au 11 mai toute perturbation atmosphérique est interdite. Les rassemblements de nuages seront poursuivis conformément au décret beylical qui punit les délits de coalition » (10 mai 30). La ligue des Droits de l’Homme, pour sa part, écrit au ministère des Affaires étrangères que « l’opinion française, attachée aux principes de laïcité, et l’opinion tunisienne, attachée à la foi musulmane, sont d’accord pour regretter que les représentants de la France se soient départis, en cette circonstance, de la stricte neutralité religieuse qui est la base de nos institutions » (cité par La Croix du 14 juin 1930). 23. Actes, p. 55. On pense évidemment en filigrane à l’évocation virgilienne de la construction de Carthage par Didon (Enéide, I, 420-437), allusion, elle-même au gigantesque chantier de reconstruction augustéenne.

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24. Voir le périple de MÉVELLEC, L’immortelle Carthage, p. 89-150, avec une description de l’engorgement des structures hôtelières de Sousse, p. 121-123. 25. A.L. DELATTRE et G. LAPEYRE, L’archéologie et le Congrès eucharistique de Carthage, Tunis, Aloccio, 1932, p. III-IV. 26. F. RENAULT, Le Cardinal Lavigerie, Paris, Fayard, 1992, p. 439. 27. RENAULT, Le Cardinal Lavigerie, p. 424 sqq. 28. L’archéologie, p. 3. 29. MÉVELLEC, L’immortelle Carthage, p. 171. 30. A. LEMAITRE, 7 novembre 1931 ; DELATTRE, L’archéologie, introduction. 31. DELATTRE, L’archéologie, p. 6-19. 32. DELATTRE, L’archéologie, p. 17 (mot du P. PARRA). 33. DELATTRE, L’archéologie, p. 20-24. 34. Sur tous ces monuments chrétiens de Carthage, voir l’étude archéologique récente de L. ENNABLI, Carthage. Une métropole chrétienne du IVe à la fin du VIIe siècle, Paris, CNRS, 1997. 35. DELATTRE, L’archéologie, p. 25-44. 36. DELATTRE, L’archéologie, p. 52. 37. DELATTRE, L’archéologie, p. 4-5. 38. Pour la Primatiale, voir les impressions de MÉVELLEC, L’immortelle Carthage, p. 49-52. Il y avait d’autres lieux de visite importants, comme l’ager sextius où saint Cyprien avait été exécuté et l’ensemble des couvents et chapelles de Carthage : DELATTRE, L’archéologie, p. 73. 39. Actes, p. 77-80. 40. DELATTRE, L’archéologie, p. 53-61. 41. MÉVELLEC, L’immortelle Carthage, p. 204. 42. Voir, aux Archives de la Prélature, la correspondance entre le P. Boubée et divers prélats, dont Mgr Gerlier et Mgr Crépin, entre octobre et décembre 1929. 43. MÉVELLEC, L’immortelle Carthage, p. 203. 44. DELATTRE, L’Archéologie, p. 72. 45. Actes, p. 102-103. 46. Actes, p. 103-104. 47. Actes, p. 104-106. 48. Actes, p. 107. 49. Actes, p. 109-110. 50. Voir, Actes, p. 512, les conclusions du P. PARRA, directeur national de L’apostolat de la prière en France. 51. MÉVELLEC, L’immortelle Carthage, p. 166. 52. MÉVELLEC, L’immortelle Carthage, p. 184. 53. Lettre du 12 février 1930 (Archives de la Prélature). 54. L’Unione du 14 mai 1930. 55. MÉVELLEC, L’immortelle Carthage, p. 10 ; voir aussi la correspondance (avril 1930) du P. Boubée avec le P. Bacquet, de Rome, mortifié de voir que seuls les prêtres italiens bénéficient de billets à tarifs réduits financés par le gouvernement de la Péninsule. 56. Actes, p. 445-464 et 216-218. 57. La Tunisie française, 26 mai 1930. 58. A. PÉLLEGRIN, Histoire de la Tunisie des origines jusqu’à nos jours, Tunis, Namura, 1944, p. 175. 59. LAPEYRE - FERRON, Carthage chrétienne.

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RÉSUMÉS

Le congrès eucharistique de Carthage tenu en 1930 a rassemblé des milliers de catholiques venus du monde entier pour une manifestation religieuse vécue comme une provocation par les Tunisiens sous protectorat français. Laissant de côté les principes de laïcité, les autorités religieuses et politiques françaises organisent de concert une semaine de cérémonies impressionnantes pour lesquelles l’archéologie est mise largement à contribution autour du thème de la résurrection de l’Afrique chrétienne. L’expression patriotique française s’y déploie dans un contexte de rivalités avec d’autres nationalismes, italien et britannique en particulier.

The eucharitsic Congress held at Carthage in 1930 brought together thousands of Catholics from all over the world for a religious demonstration lived as a provocation by the Tunisians under French protectorate. Setting aside the principles of the secularity of the State, the French religious and political authorities joined forces to organize a week of impressive ceremonies to which archaeology contributed to a large extent on the theme of the resurrection of Christian Africa. That display of French patriotism took place in a context of rivalry with other nationalisms, Italian and British in particular.

INDEX

Keywords : Christian archaeology, Christian Carthage, Delattre, eucharistic congress, historiography, Maghreb Mots-clés : archéologie chrétienne, Carthage chrétienne, congrès eucharistique, Delattre, historiographie du Maghreb

AUTEUR

JACQUES ALEXANDROPOULOS

Université de Toulouse II PLH-ERASME (EA 4153) [email protected]

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Rome 1911. L’Exposition archéologique du cinquantenaire de l’Unité italienne

Domenico Palombi

Je tiens à remercier Jean-Pierre Guilhembet à la disponibilité et à l’amitié duquel je dois la traduction de ce texte. Pour les fonds d’archives, les abréviations utilisées sont les suivantes : ACS, MPI : Archivio Centrale dello Stato, Ministero della Pubblica Istruzione. BIASA : Biblioteca dell’Istituto Nazionale di Archeologia e Storia dell’Arte. USRS, ASP : Università degli Studi di Roma « La Sapienza », Archivio Storico del Personale.

1 Après la prise de Rome le 20 septembre 1870, le transfert officiel de la cour italienne au palais du Quirinal était opéré le 2 juillet de l’année suivante. Il faisait entrer dans les faits l’accession symbolique de Rome au statut de capitale du royaume, le 27 mars 1861, à la suite de la proclamation de l’unité italienne par Victor Emmanuel II, alors que la ville, protégée par les troupes françaises, demeurait le bastion des États de l’Église, sous le pontificat de Pie IX.

2 Dans l’attente d’une solution diplomatique de la « question romaine » (qui ne sera trouvée qu’avec les Accords du Latran de 1929, sous le fascisme), il fallait chercher un délicat équilibre entre l’Église et l’État libéral, non seulement dans le domaine politique et institutionnel, mais encore dans celui de la culture, des mentalités et des usages. Cela avait conduit à écarter toute manifestation ou tout symbole susceptible d’exaspérer le face-à-face du nouvel État unifié et de la papauté qui s’était de bonne heure – au moins à partir du choc causé par la révolte républicaine de 1848-1849 – préparée à la construction d’une dimension théologique, aux puissantes implications symboliques, mentales et émotionnelles. On peut citer ici la proclamation du dogme de l’Immaculée Conception en 1854, le Syllabus condamnant le libéralisme et le socialisme en 1864, la célébration du dix-huitième centenaire du martyre de Pierre et Paul en 1867, le concile Vatican I et la proclamation de l’infaillibilité pontificale en 18701.

3 Dans ce climat – au-delà des commémorations occasionnelles et de la fête nationale du « Statuto », instaurée dès 1851, le premier dimanche de juin –, c’est en 1884, à

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l’occasion du vingt-cinquième anniversaire du début de la Seconde guerre d’indépendance (1859), qu’eut lieu la première célébration à portée nationale de l’unité du pays. Fondant un modèle qui sera repris ensuite en 1911, les célébrations donnèrent lieu, à Turin et à Rome, à des manifestations très variées, conformes à la valeur symbolique conférée aux deux villes dans le processus qui avait conduit à la formation de la jeune Italie. À Turin s’ouvrait l’Exposition nationale, organisée par la Société de Promotion de l’Industrie et consacrée à la modernisation technologique et au développement économique de la nation et de la ville, première capitale du royaume2. À Rome était organisé le Pèlerinage national sur la tombe de Victor Emmanuel II – telle était la dénomination officielle de la manifestation, qui fut certainement le premier rituel d’une religion patriotique de masse. Durant trois jours, les 9, 15 et 21 janvier, six ans après la mort du souverain disparu le 9 janvier 1878, plus de 70 000 délégués des provinces, des communes, des anciens combattants et des associations les plus variées défilèrent dans les rues de la capitale, jusqu’au Panthéon. En fait, au terme d’une sourde opposition entre institutions nationales et hiérarchie catholique au sujet du lieu, de la forme et des dimensions à donner à la sépulture royale, le grand monument d’Hadrien avait finalement hébergé, même si la solution architecturale adoptée était en définitive modeste, la tombe du premier roi d’Italie. Par la radicale re-sémantisation ainsi mise en œuvre, l’édifice confortait encore son indéniable primauté dans la séculaire histoire de Rome : premier sacrarium de la théologie impériale romaine, premier temple païen transformé en église, premier sanctuaire national de la nouvelle Italie unifiée3.

4 Durant la même année 1878, qui avait vu la mort du Père de la patrie, le Parlement italien formulait le souhait de voir organiser une grande exposition, car, comme cela fut alors exprimé par le ministre des Finances de l’époque, Federico Seismit Doda, « il serait tout à fait opportun de faire en sorte que l’Italie, dont l’avènement était désormais durablement établi, s’affirme aux yeux du monde politique, économique, industriel et commercial, grâce à une exposition mondiale qui devrait s’ouvrir à Rome4 ». Avec ce choix de l’exposition, selon la formule à la fois ambitieuse et exigeante de l’« Exposition universelle », la nouvelle Italie entendait s’approprier cet instrument spécifique et caractéristique d’autoreprésentation sociale qui avait été le fait des grandes puissances occidentales au XIXe siècle (et au premier rang d’entre elles le Royaume-Uni et la France). Par leurs messages de civilisation, de progrès et de modernité qui s’exprimaient de manière consciente et recherchée, par leurs formes de communication positivistes, diversifiées et globalisantes, les expositions universelles ont de fait constitué un aspect fondamental de l’histoire culturelle du XIXe siècle ; leur impact fut rien moins qu’éphémère et elles ont représenté un instrument efficace et irénique de promotion des différentes identités nationales5.

5 L’initiative de 1878 fut sans lendemain ; elle ne reprit consistance que bien plus tard, en 1895, lorsque le ministre de l’Instruction publique de l’époque, Guido Baccelli, se mit à la soutenir et obtint de la commune de Rome, pour la réalisation de l’exposition, la mise à disposition de la zone située entre la villa Glori et le pont Milvius (c’est-à-dire la zone qui sera effectivement dévolue aux expositions de 1911). L’adhésion de la municipalité fut aiguillonnée par l’approche du vingt-cinquième anniversaire de la prise de Rome, le 20 septembre, qui, pour la première fois, fut célébré en tant que fête officielle et donna lieu à l’inauguration de monuments commémoratifs de l’unité nationale et du statut de capitale (la colonne de la Porta Pia, le monument à Garibaldi sur le Janicule, le

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monument à Cavour sur la place homonyme, le pont Humbert Ier, le monument aux morts de la villa Glori). Toutefois le climat d’opposition entre laïques et catholiques était ravivé, au plan local et national, par le Non expedit pontifical encore en vigueur pour les élections de cette année-là.

6 Au milieu de nombreuses difficultés tant au plan national (chute du gouvernement Crispi en 1896, disette en 1897, émeutes populaires en 1898) qu’international (avant tout et surtout le désastre de la politique coloniale italienne en Éthiopie et Érythrée, avec la défaite d’Adoua le 1er mars 1896), le projet devait subir un nouveau coup d’arrêt avec l’assassinat du roi Humbert Ier à Monza le 29 juillet 1900. Pour ce second deuil de la maison royale italienne, le cérémonial déjà mis en œuvre conduisit la dépouille du roi au Panthéon, dans un climat de conciliation grandissante entre l’Église et l’État. Ce n’est pas un hasard si, après la longue interruption due à la guerre d’indépendance et à l’unification nationale, le Jubilé de 1900, décidé par Pie X, fut le premier, après celui de Grégoire XVI en 1825, à connaître une célébration normale et solennelle.

7 L’initiative de l’exposition internationale ne recommença à prendre forme qu’à l’approche du cinquantenaire de l’unité italienne. En 1905, le conseil municipal de Rome décidait de « célébrer avec la solennité appropriée le cinquantenaire de la proclamation du royaume d’Italie avec Rome pour capitale » (Eugenio Trompeo, lors de la séance du conseil municipal du 5 février 1906). Mais c’est seulement en 1908 que les maires de Rome et Turin, Ernesto Nathan et Secondo Frola, purent annoncer conjointement le riche programme du « jubilé laïque » qui, en 1911, devait concrétiser le projet, désormais vieux de plusieurs décennies, d’une grande exposition susceptible de présenter, au plan international, les potentiels industriels et économiques de la nouvelle Italie. La signification particulière, idéologique et politique, que l’on conférait à la célébration, incita à mettre fortement l’accent sur le patrimoine historique, culturel et ethnographique de la nation, qui prenait ainsi, face aux exposants étrangers présents, un caractère identitaire prononcé.

8 Le programme des manifestations concernait les “trois capitales” de l’Italie unifiée (Turin, Florence et Rome), selon une division théorique et thématique qui finit par répéter la dichotomie traditionnelle entre économie et culture humaniste, selon un clivage caractéristique de la société bourgeoise italienne de l’époque. Une telle distinction révélait en outre, comme cela fut souligné et critiqué à plusieurs reprises, l’inachèvement de l’identité culturelle, sociale et économique de la nation. À Turin, les expositions de l’industrie, de la science, de la technique et de l’économie soulignaient le rôle de capitale de la production et du progrès ; à Florence c’était le rôle de capitale internationale du tourisme culturel qui était exalté ; à Rome, les manifestations consacrées à la culture, à l’art, à l’archéologie et à l’histoire exprimaient la revendication de la primauté spirituelle et intellectuelle de la capitale nationale (fig. 1a, b, c)6.

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Fig. 1a, b, c. Affiches des célébrations du Cinquantenaire de l’Unité italienne à Turin, Florence et Rome

Fig. 1b

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Fig. 1c

© Roma. Rassegna illustrata della Esposizione del 1911. Ufficiale per gli Atti del Comitato esecutivo, Rome, 1910-1911.

9 La composition du Comité exécutif des manifestations romaines se ressentit d’une certaine résistance de la part du patriciat romain le plus conservateur (fig. 2). La présidence d’honneur fut attribuée à Guido Baccelli lui-même (1830-1916). Ce dernier avait choisi le Panthéon comme tombeau de Victor Emmanuel II et relancé le projet de Grande exposition en 1895. Plusieurs fois ministre de l’Instruction publique entre 1881 et 1900, il avait été, pendant vingt ans, le promoteur des principales actions de la politique culturelle dans la capitale, de l’instauration de la “zone monumentale réservée” (ou “Promenade archéologique”) à la création de la Galerie nationale d’Art moderne. La présidence en titre (fig. 3) fut confiée au comte piémontais Enrico di San Martino e Valperga, banquier et homme politique, “entouré d’une multitude de techniciens et d’administrateurs au nom et au rôle beaucoup plus bourgeois que patriciens” (A. Caracciolo) : pour représenter la municipalité, Rosario Bentivegna et Cesare Salvarezza, adjoints au maire de Rome (vice-présidents) et, pour l’État, Vittorio Scialoja et Luigi Riccieri ; Bonaldo Stringher, directeur général de la Banque d’Italie qui a géré tout l'aspect financier de la manifestation ; le prince Ludovico (Spada Veralli) Potenziani, représentant de l’aristocratie libérale de la ville, ensuite sénateur du Royaume et premier gouverneur de la Rome fasciste (décembre 1926-septembre 1928). La composante plus spécifiquement culturelle était représentée par le journaliste, écrivain et ethnographe Ferdinando Martini, déjà responsable politique ; par le peintre et sculpteur Ettore Ferrari (auteur, entre autres, du Giordano Bruno du Campo de’ Fiori), personnage éminemment actif sur le plan politique comme sur le plan social, dans la franc-maçonnerie, en tant que grand-maître du Grand Orient d’Italie depuis 1904 ; et enfin par Rodolfo Lanciani, personnage de premier plan de l’archéologie

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romaine, membre de l’université depuis plus de trente ans et impliqué depuis quarante ans dans les institutions nationales et communales dévolues à la recherche, à la conservation et à la valorisation du patrimoine archéologique romain7.

Fig. 2. Les membres du Comité exécutif des manifestations de Rome. Et Fig. 3. Le comte Enrico di San Martino e Valperga Président du Comité exécutif des manifestations de Rome

© Roma. Rassegna illustrata della Esposizione del 1911. Ufficiale per gli Atti del Comitato esecutivo, Rome, 1910-1911.

10 En ce qui concerne Lanciani8, le choix, justifié par l’autorité scientifique internationale désormais acquise par ce savant grâce à l’édition de la monumentale Forma Urbis Romae (1893-1901) et à la publication en cours de la Storia degli Scavi di Roma e notizie intorno alle collezioni di antichità (quatre volumes édités entre 1902 et 1913), a dû être soutenu, au plan politique, par ses liens professionnels, culturels et personnels très anciens avec le ministre Baccelli. Cela lui permit de l’emporter sur d’autres “coteries” académiques et institutionnelles elles aussi tout à fait actives en ces temps d’organisation9.

11 Les trois années de travail du Comité exécutif des manifestations de Rome se sont traduites par des dizaines de célébrations, colloques ou congrès qui étaient accueillis dans les pavillons construits à cet effet, selon l’esprit de la dernière phase de la Belle Époque, et qui étaient organisés pour accompagner les principales expositions : l’exposition ethnographique et régionale à la Piazza d’Armi, l’exposition internationale et contemporaine des Beaux-Arts de Valle Giulia, les expositions thématiques (« Retrospettive ») du château Saint-Ange, l’exposition du Risorgimento et des collections garibaldiennes au Vittoriano, l’exposition archéologique des Thermes de Dioclétien (fig. 4)10.

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Fig. 4. Plan de la ville de Rome avec la localisation des différentes manifestations de 1911 (Istituto Geografico De Agostini de Novara)

© A.P. Frutaz, Le piante di Roma, Rome, 1962, plan CCXXII, planche 576.

12 Cette impressionnante série d’événements s’accompagnait de la réalisation ou de l’achèvement de nombreux ouvrages publics qui contribuaient à valoriser l’image de la ville. Voici ce qu’en disait le président du comité, Enrico di S. Martino e Valperga : Nous souhaitons concentrer nos efforts, dans le but de marquer Rome de l’empreinte indélébile de ces commémorations solennelles. Les monuments à la fois grandioses et utiles qui en résulteront, qu’il s’agisse d’édifices, de promenades, ou de voies de circulation, seront bénéfiques à la ville mais resteront aussi comme le souvenir ineffaçable d’une forte affirmation du peuple italien, libre et unifié, en célébrant une date glorieuse par l’enrichissement de la capitale, au lieu d’inutiles allégresses11.

13 Furent inaugurés à cette occasion le Corso Vittorio Emanuele et la Piazza Esedra, les ponts Flaminio et Vittorio Emanuele, le château Saint-Ange restauré, le grand Palais de Justice et, hors les murs, le jardin zoologique et le stade national sur la Via Flaminia12. Mais prenait le pas sur tout cela l’inauguration du monument à Victor Emmanuel II, érigé sur les pentes septentrionales du Capitole, encore inachevé (fig. 5)13. Le 4 juin, en présence de 5 000 maires italiens, l’inauguration du grandiose édifice, conçu par Giuseppe Sacconi comme une allégorie complexe du Risorgimento, concluait le cycle des célébrations romaines, ouvert le 27 mars par une séance royale au Capitole (fig. 6).

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Fig. 5. L’inauguration du monument à Victor Emmanuel II, le 4 juin 1911

© Roma capitale 1870-1911. Dalla mostra al Museo. Dalla mostra archeologica del 1911 al Museo della Civiltà romana, Venise, 1983.

Fig. 6. Séance royale au Capitole pour l’ouverture des célébrations romaines le 27 mars 1911

© Roma. Rassegna illustrata della Esposizione del 1911. Ufficiale per gli Atti del Comitato esecutivo, Rome, 1910-1911.

14 Dans le cadre du comité exécutif des manifestations romaines, Lanciani fut nommé président de la section “Archéologie”, en charge de l’organisation et de la réalisation de

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l’Exposition archéologique. Il avait appelé à y collaborer, entre autres, son collègue historien de l’art antique de la Sapienza, Emanuel Löwy, son ami artiste et politicien Adolfo Apolloni, ainsi que le jeune archéologue Giulio Q. Giglioli, nommé secrétaire général de l’exposition. Le lieu choisi pour cette dernière fut les Thermes de Dioclétien (fig. 7), auprès desquels avait été créée, dès 1889, la section des antiquités urbaines du Musée national romain (les antiquités suburbaines étant à la Villa Giulia), alors dirigée par Enrico Paribeni14.

Fig. 7. Plan des Thermes de Dioclétien et du complexe architectural destiné au Musée national romain

© Roma. Rassegna illustrata della Esposizione del 1911. Ufficiale per gli Atti del Comitato esecutivo, Rome, 1910-1911.

15 Lanciani a souligné les implications de sa fonction, à la fois de conception et d’exécution, dans une lettre, en date du 15 novembre 1910, envoyée au président de la Sapienza Tonelli, dans le but d’obtenir une suspension de son activité d’enseignement : Vous pourrez aisément évaluer la masse de travail qui s’impose à moi dans la mesure où je suis le seul et unique responsable de la réussite : je dois choisir et rassembler des documents, susceptibles de constituer un ensemble homogène et scientifique, des 36 provinces de l’Empire, Asie et Afrique comprises, mais aussi des « Gentes externae », Russie et Inde comprises ; depuis le 1er janvier, la numérotation de ma correspondance en est déjà au n° 1598 ; l’organisation matérielle des thermes est bien loin d’être achevée. Tout cela est extrêmement fatigant, au plan matériel mais surtout intellectuellement.

16 Lanciani ne manquait pas de souligner aussi que « le travail effectué […] pour l’organisation de l’exposition est non seulement gratuit, mais représente une perte financière non négligeable15 ».

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Fig. 8. Les souverains d’Italie et les princes impériaux d’Allemagne à l’inauguration de l’exposition archéologique aux Thermes de Dioclétien, le 8 avril 1911

© Roma capitale 1870-1911. Dalla mostra al Museo. Dalla mostra archeologica del 1911 al Museo della Civiltà romana, Venise, 1983.

17 Dans son discours du 8 avril 1911, lors de l’inauguration de l’exposition, en présence des souverains, des princes impériaux d’Allemagne, des ministres du gouvernement, du corps diplomatique, du maire de Rome et de nombreuses autres autorités (fig. 8), Lanciani présentait clairement les objectifs poursuivis et atteints par le projet, avant tout la libération totale et la rénovation complète des Thermes de Dioclétien, destinés à devenir le principal pôle muséographique de Rome. À l’issue d’une longue procédure législative, commencée en 1905, puis accélérée par la loi n° 407 du 30 juin 1909 qui, par la déclaration d’utilité publique, débloquait ou facilitait les expropriations, et grâce à la collaboration politique, institutionnelle, financière et technique du gouvernement, du ministère de l’Instruction publique, de la direction générale des Antiquités et Beaux- Arts et de l’administration de la province de Rome, le grand complexe monumental était acquis définitivement par l’État, dégagé des immeubles qui l’envahissaient, restauré puis aménagé pour l’accueil de la nouvelle exposition (fig. 9)16.

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Fig. 9. Le complexe monumental des Thermes de Dioclétien restauré pour l’exposition archéologique de 1911

© Roma. Rassegna illustrata della Esposizione del 1911. Ufficiale per gli Atti del Comitato esecutivo, Rome, 1910-1911.

18 Dans son bilan des étapes de la procédure, Lanciani visait à souligner le rôle déterminant joué par “son” Comité dans la réalisation de cette entreprise cyclopéenne. Il n’omettait pas d’afficher, selon une habitude rhétorique personnelle et bien rodée, des données quantitatives tout à fait éloquentes : Sire, Très gracieuse Reine, Altesses impériales et royales, Mesdames et Messieurs, Lorsque, il y a maintenant presque trois ans, le Comité pour le cinquantenaire a voulu inscrire dans son propre programme une exposition archéologique, et a attribué à notre section la tâche d’en proposer le lieu et la structure, le Parlement venait juste de voter la loi sur le rachat des thermes de Dioclétien. Et quand lors d’une première réunion, tenue en présence de Guido Baccelli, nous désignâmes les thermes eux-mêmes comme cadre idéal de l’exposition, la proposition, approuvée à l’unanimité, a aussi trouvé un accueil favorable auprès du ministère de l’Instruction publique. C’est ainsi qu’en 1908 les thermes sont devenus, théoriquement, et même très théoriquement, le cadre de la célébration archéologique du Cinquantenaire. Mais, pour les racheter, les isoler, les remettre en état, cela a pris presque trois ans. Nous n’oublierons jamais, Messieurs, la lutte épique engagée pour chasser les profanes du temple, les très subtils artifices mis en œuvre pour faire perdre leur effet aux décrets d’expulsion […] Une telle situation a rendu les travaux d’adaptation plus lents, plus difficiles, plus coûteux et certains d’entre eux sont encore en cours. Il suffira de rappeler quelques chiffres seulement. Quatre mille mètres carrés ont été déblayés ; dix mille mètres cubes de décombres ont été transportés dans les décharges ; mille trois cents mètres carrés de toits ont été reconstruits à des hauteurs vertigineuses ; […] Il faut ajouter à cette masse de travail celle qui a été accomplie pour son propre compte par la direction générale des Antiquités […], sur le site de l’ancien hôpital des Ciechi, où ont été remis au jour les vestiges les plus considérables du corps de bâtiment central des thermes et de la piscine. Cette dernière, intégralement découverte, mesurerait deux mille cinq cents mètres carrés de surface : un véritable lac, dont les bords et le fond étaient en marbre, et sur le miroir immaculé duquel se reflétaient des centaines de statues, chefs d’œuvre de l’art gréco-romain ! Nous, qui avons consacré plus de quarante années à la recherche et au culte de Rome, nous pouvons affirmer avec certitude

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que jamais n’a été atteint un but si noble et si gratifiant avec de si modestes moyens. Les thermes, libérés des ignobles structures qui les dissimulaient, sont devenus une source d’émerveillement, non seulement pour la poignée de spécialistes que nous sommes, mais aussi pour toute la masse du public, qui les tient pour la révélation du génie et de la puissance constructrice des Anciens […]. L’Exposition archéologique, malgré son étendue, n’occupe qu’une partie de la surface totale des cent trente mille mètres carrés. Une solide masse de murs et de marbres d’une surface de treize hectares17 !

19 Les travaux, à la fois imposants et très rapides, furent évidemment menés selon des méthodes fort discutables et sans recourir à la documentation adéquate au sujet des « misérables croûtes accolées, à des époques relativement modernes, voire récemment, sur le squelette de l’énorme colosse », pour reprendre la formule du directeur général des Antiquités et Beaux-Arts, Corrado Ricci18.

20 Plus loin, toujours dans le discours inaugural, Lanciani énonçait les objectifs culturels et idéologiques du projet d’exposition : une documentation graphique et photographique, copieuse et à jour, accompagnait une importante collection de copies, de moulages, de maquettes et de reconstructions de sculptures, inscriptions, architectures, infrastructures ou sites antiques de l’ensemble de l’Empire, comme preuve concrète de l’extension et de la grandeur de la mission civilisatrice de Rome. Nous avons eu un triple objectif. Nous avons tenté, tout d’abord, de recomposer le cadre de la civilisation romaine sous l’Empire, en demandant à chacune des 36 provinces un souvenir des bienfaits reçus de Rome, sous les aspects variés de la vie civique et privée, spécialement dans le domaine des constructions publiques. Puis nous avons commencé à tenter de vous restituer, sous forme de copies, bien sûr, les trésors artistiques qui nous ont été enlevés depuis la Renaissance, pour aller enrichir les musées des autres pays. En troisième lieu, nous avons tenté de recomposer les monuments ou les groupes statuaires que des vicissitudes hostiles ont altérés et dispersés19.

21 Aux objectifs déclarés de Lanciani venait de fait s’ajouter une valorisation raffinée des acquis de l’archéologie nationale, en Italie ou à l’étranger. Des monuments romains importants, qui avaient connu des restaurations récentes, étaient ainsi présentés : le podium du temple d’Hadrien avec les reliefs des Provinces découverts en 1878 et partagés entre les palais des Conservateurs et Odescalchi, la villa Doria Pamphilj, les musées du Vatican, le musée national de Naples20 ; le tombeau des Sulpicii reconstruit par Roberto Paribeni sur la base des vestiges dégagés en 1879-1881 durant les travaux d’endiguement du Tibre21 ; le prétendu autel de Domitius Ahenobarbus des reliefs de Paris et Munich22 ; un segment de l’Ara Pacis recomposé à partir des fragments de la villa Médicis, des musées du Vatican, des Offices de Florence et du Louvre23. Il était aussi prévu de présenter des restitutions de sculptures célèbres : le Discobole de Myron, restitué en 1905 par Giulio Emanuele Rizzo, à partir du torse qui venait d’être retrouvé dans les fouilles royales de Castelporziano, complété par la tête Lancellotti, le bras droit de la galerie Buonarroti de Florence, les pieds de la copie de la villa Hadriana au British Museum24 ; les Niobides des jardins de Salluste, partagés entre le musée national Romain et la glyptothèque Ny Carlsberg de Copenhague25. Un vaste espace était consacré aux résultats de l’expédition d’Azeglio Berretti à Ankara : cette dernière avait permis la spectaculaire reconstitution, grandeur nature, du temple de Rome et Auguste, avec la version d’Ancyre des Res Gestae divi Augusti. Enfin, avec un “hors sujet” significatif, conçu comme une condition nécessaire à la grandeur de la civilisation romaine, il y avait la présentation d’une riche collection de sculptures grecques, à travers les moulages offerts par le gouvernement grec – dont les korai “toutes fraîches”

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de l’Acropole d’Athènes – et l’illustration des récentes découvertes italiennes en Crète (Federico Halbherr)26.

22 Si l’on observe sur un plan (fig. 10) l’organisation de l’exposition dans les pièces des Thermes de Dioclétien, on n’observe pas de rigueur particulière dans un dispositif qui, fondé pour l’essentiel sur la géographie, oscillait entre la structuration thématique et chronologique – acquis de la muséologie positiviste et historiciste du XIXe siècle qui caractérisait les meilleurs des musées les plus récents – et l’organisation selon la tradition de la collection articulée par types de matériel. Cependant, le principe de la reconstitution “virtuelle” de monuments et de contextes disloqués et dispersés depuis des siècles débouchait, à l’échelle et avec le programme qui était retenu, sur une expérience absolument originale et moderne, autant par ses contenus que par sa méthode27.

Fig. 10. Plan général de l’organisation de l’exposition archéologique dans les salles des Thermes de Dioclétien

© Roma. Rassegna illustrata della Esposizione del 1911. Ufficiale per gli Atti del Comitato esecutivo, Rome, 1910-1911.

23 Du point de vue muséographique, on notera que l’adaptation aux volumes, à la lumière et aux surfaces nues des espaces de l’édifice antique qui venait d’être recouvré (fig. 11-13), annonçait un langage formel sévère, essentiel, austère, très suggestif, qui caractérisera ensuite la froide « esthétique de la romanité » déployée par la rhétorique fasciste28. Ce parti pris doit être considéré comme conscient et délibéré, dans la mesure où, au départ, il était prévu d’installer l’exposition archéologique à l’intérieur d’un somptueux pavillon en bois stuqué, reproduction d’une salle des Thermes de Caracalla29 : cette dernière solution, de toute évidence, aurait été plus conforme aux

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pratiques des grandes expositions et au goût esthétisant de la pleine maturité de l’art nouveau30.

24 Les lacunes et l’inadéquation de la documentation et de la publication scientifiques des matériaux et des thèmes de l’exposition contrastaient cependant avec l’efficacité pédagogique qui avait présidé au choix de ces derniers. Le guide sommaire, rédigé par Giulio Quirino Giglioli, n’incluait que partiellement la publication de chacun des ensembles présentés et comprenait très peu de mises au point scientifiques de portée générale, dues à des archéologues étrangers31.

Fig. 11-13. L’exposition archéologique dans les espaces des Thermes de Dioclétien

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© Roma. Rassegna illustrata della Esposizione del 1911. Ufficiale per gli Atti del Comitato esecutivo, Rome, 1910-1911.

25 Dans le climat d’exaltation rhétorique de l’époque, Lanciani ne pouvait pas manquer de souligner le consensus large et efficace que son initiative – souvent personnelle, comme il le signalait lui-même – avait rencontré auprès des pays étrangers engagés dans l’exposition, qui s’étaient tous montrés fort prodigues dans leur collaboration, à travers le prêt, et parfois même le don, d’importants matériels. Dans l’esprit de Lanciani, cette générosité venait en reconnaissance des bienfaits octroyés par l’ancienne et fondamentale domination culturelle et politique de Rome, tenue pour paternelle, éclairée et civilisatrice.

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26 Ce qui frappe, à la lecture des discours de Lanciani, c’est le numéro d’équilibriste qui lui permettait d’éviter toute référence aux configurations géopolitiques instables de l’époque : dans les mots aussi, l’archéologie avait l’air de poursuivre la politique. À l’appel lancé par nous – par moi-même dans la plupart des cas – aux pays qui représentent une ou plusieurs provinces de l’Empire, il a été répondu favorablement et sous la forme d’importantes contributions, par les trois Gaules, les deux Germanies, les deux Pannonies, les deux Mésies, la Dacie, les trois Espagnes, la Maurétanie, la Numidie, la Bretagne, la Belgique, la Batavie et l’Égypte. S’ajoute à ces contributions le don tout à fait splendide de centaines de reproductions, en partie nouvelles, d’œuvres d’art que la nation grecque a voulu offrir à notre pays à l’occasion de cette célébration du cinquantenaire […] Les autres provinces ont envoyé des maquettes de villes, de camps militaires, de maisons, de palais, de ponts, d’aqueducs, d’édifices de spectacles, de temples et de mausolées ; mais aussi des sculptures, indigènes ou importées, des inscriptions, des bas reliefs, des mosaïques, des bronzes, du mobilier privé, des objets personnels : il se dégage de cet ensemble toute la sagesse, toute la libéralité, tout le respect à l’égard des coutumes et des croyances d’autrui avec lesquels les civilisateurs romains ont su adapter leur œuvre à la nature des pays conquis. Cette partie de l’exposition révèlera que tous ces pays, qui jadis furent nos provinces, sont encore gouvernés selon les lois romaines, et que leurs habitants parcourent les routes que nous avons construites, franchissent les montagnes par des passages que nous avons ouverts, les fleuves grâce aux ponts que nous avons établis, boivent les eaux auxquelles nous les avons raccordés, se soignent auprès de sources qui alimentent encore les thermes que nous avons construits, et abritent leurs navires, en temps de paix comme en temps de guerre, dans des ports que nous avons fondés32.

27 On trouve, dans les principes énoncés par Lanciani, les prémices de l’idéologie de la romanité, encore loin toutefois de la “romanolâtrie” coloniale et de la “mythologisation” de l’histoire romaine adoptées par le fascisme33. À cet égard, l’exposition de 1911 a constitué le prototype et l’archétype des expositions et musées destinés à des célébrations à caractère impérialiste, qui laisseront des traces tangibles dans le patrimoine muséographique de la capitale.

28 En outre, comme la majeure partie des intellectuels italiens, Lanciani devait avoir conscience du lien entre l’esprit des célébrations et l’imminence de la guerre italo- turque, engagée moins de six mois plus tard par le gouvernement Giolitti (1911-1912). L’expédition militaire en Libye « lancée comme le couronnement triomphaliste du cinquantenaire de l’unité nationale » – pour reprendre la formule d’Ernesto Ragioneri – était présentée comme l’héritière de la mission civilisatrice de la colonisation romaine et s’appuyait sur une efficace « épopée du retour34 ».

29 Par ailleurs, les motivations idéologiques et les aspirations politiques d’une grande partie de la communauté des intellectuels italiens s’orientaient dans la même direction : ce n’est certainement pas un hasard si l’Association nationaliste (Associazione Nazionalistica), fondée en 1910, créait, en 1911, un organe de presse nommé L’idée nationale ( L’Idea Nazionale). L’expérience de ce mouvement est considérée comme déterminante dans l’agonie de l’État libéral : à l’extérieur, le lien organique entre des groupes économiques capitalistes particulièrement dynamiques, des institutions financières catholiques et de prestigieux organes d’information soutenait la politique impérialiste de Giolitti qui, dans la seconde campagne d’Afrique, revendiquait auprès de l’empire ottoman la Cyrénaïque et la Tripolitaine, considérées seulement comme sphère d’influence italienne par la diplomatie internationale, du renouvellement de la Triplice à l’entente Prinetti-Barrère ou à l’accord de Racconigi ; à l’intérieur, le

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mouvement était « destiné à radicaliser dans un sens conservateur et autoritaire l’orientation politique de la classe dominante35 ».

30 Dans le monde archéologique, de telles instances sont bien illustrées par le discours « cinquantenaire » prononcé par Gherardo Ghirardini, alors professeur d’archéologie à Bologne, lors de la cinquième réunion de la Société italienne pour le progrès des sciences (Società Italiana per il Progresso delle Scienze), qui eut lieu à Rome le 14 octobre 1911 : Nous sommes finalement en droit d’attendre des résultats non moins heureux des recherches futures dans cet autre morceau de terre africaine, où, l’esprit touché par une allégresse inquiète au moment de la clôture du cinquantenaire, nous voyons se renouveler, grâce à l’action de nos troupes héroïques, les fastes de Rome, et l’étendard de la patrie annoncer l’avènement d’une nation, digne héritière du patrimoine de civilisation de sa grande ancêtre antique. Que l’on me permette de former ici et aujourd’hui le vœu le plus fervent de voir réserver à l’Italie et à sa florissante école archéologique la très noble tâche d’explorer cette région dévastée par la barbarie musulmane et de remettre en lumière et à l’honneur des monuments de son histoire, qui est en fait notre histoire et qui appartient à notre glorieux passé36.

31 Dans la conclusion de son discours inaugural, Lanciani s’affirmait convaincu du succès durable de son initiative. Après avoir rappelé la longue liste des collègues italiens et étrangers qui, à des titres divers, s’étaient engagés dans cette entreprise difficile, il concluait avec emphase : Et maintenant que notre tâche est achevée, en dehors de quelques retouches ou améliorations, devons-nous répéter, à toi, Rome éternelle, à toi, divin Auguste, divinités tutélaires et protectrices de l’Exposition, dont vous verrez ici les images aux places d’honneur, devons-nous répéter ce cri : Ave Roma ! Ave Caesar ! morituri te salutant ! ou devons-nous conserver l’espérance que notre œuvre puisse survivre ? J’espère que votre verdict, Messieurs, sera favorable et que la jeunesse italienne saura s’inspirer, grâce à ce futur musée de l’Empire, de toutes les vertus qui ont fait de Rome, moralement et matériellement, la maîtresse du monde37.

32 Après la fermeture de l’exposition en 1912, la grande quantité de copies, moulages, maquettes, dessins et photographies qui avaient été rassemblés devint effectivement propriété de l’État. Toutefois le projet appelé de ses vœux par Lanciani d’un musée de l’Empire subit, en raison des difficultés politiques et économiques provoquées par la guerre de Libye et la Première Guerre mondiale, un coup d’arrêt décisif. C’est seulement en 1926 que Giulio Quirino Giglioli, désormais Directeur (Rettore) chargé des Beaux-Arts du gouvernorat de Rome (Governatorato di Roma), dirigé à l’époque par un autre ancien membre du Comité de 1911, le prince Potenziani, obtint, avec l’appui de Mussolini et du ministre de l’Instruction publique Pietro Fedele, la cession de tous les matériels au gouvernorat de Rome : C’est pourquoi, au moment où l’exposition se termina, un an plus tard, le souci principal du sénateur Lanciani et de moi-même, ce fut d’assurer la conservation de cet important patrimoine, qui fut stocké dans le musée des Thermes ; mais les événements nationaux, aussi graves qu’importants, qui ont affecté la nation italienne, ont vite fait différer l’idée d’un musée de l’Empire ; et après la guerre si héroïquement menée et si glorieusement remportée par l’Italie, la désolation des temps ne permit pas de la reprendre ! Elle ne pouvait refleurir que dans une Rome renouvelée par la révolution fasciste38.

33 Le nouvel aménagement, dont s’étaient occupés Giglioli, T. Bencivenga, A.M. Colini et P. Romanelli, fut inauguré le 21 avril 1927 dans le local provisoire de l’ancien couvent

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de S. Ambrogio al Ghetto (fig. 14), mais, dès 1929, il fut transféré dans le bâtiment de l’ancienne usine de pâtes Pantanella, sur la place de la Bocca della Verità (fig. 15). Le musée utilisait largement les matériels de l’exposition de 1911, en récupérait les potentialités idéologiques dans une perspective nationaliste et y intégrait les acquis récents de l’archéologie coloniale en Tripolitaine et Cyrénaïque. Dans son rapport en faveur de la création du musée, Giglioli écrivait (délibération du gouvernorat du 21 août 1928) : La résurrection de la conscience nationale et l’esprit que le Fascisme a inculqué aux Italiens, ont tout naturellement eu pour conséquence un retour enthousiaste au culte de la romanité. De même que les nouvelles troupes de la Milizia se sont, par la volonté du Duce, mises en ordre selon les méthodes et avec les noms des légionnaires antiques, de même l’étude des monuments et de l’histoire antique passionne, avec une ferveur renouvelée, non seulement un petit nombre de spécialistes, ou quelque esprit rêveur, mais encore l’ensemble de la population. D’où le renouvellement des recherches archéologiques et les sommes considérables que le gouvernement et les institutions publiques, et en tout premier lieu le gouvernorat de Rome, y ont consacrées. Mais il y a encore dans la romanité tout un pan – et c’est le plus important – qui attend encore d’être rendu accessible aux savants et au peuple : la mission impériale de la Rome antique […]39.

Fig. 14. L’inauguration du musée de l’Empire dans l’ancien couvent de S. Ambrogio au Ghetto, le 21 avril 1927

© Roma capitale 1870-1911. Dalla mostra al Museo. Dalla mostra archeologica del 1911 al Museo della Civiltà romana,, Venise, 1983.

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Fig. 15. L’ancienne usine des pâtes Pantanella sur la place de la Bocca della Verità, siège du Musée de l’Empire depuis 1929

© Roma capitale 1870-1911. Dalla mostra al Museo. Dalla mostra archeologica del 1911 al Museo della Civiltà romana, Venise, 1983.

34 Par la suite, ces mêmes matériels apporteront une importante contribution à l’exposition augustéenne de la romanité (Mostra Augustea della Romanità, 1937-1938) au palais des Expositions (fig. 16) : cette dernière, conçue par Carlo Galassi Paluzzi et réalisée, une nouvelle fois, par Giulio Q. Giglioli, se tint à l’occasion du bimillénaire de la naissance d’Auguste. Ils trouveront leur place définitive dans le musée de la civilisation romaine (Museo della Civiltà Romana), programmé dans le cadre de l’Exposition universelle de 1942, pour les vingt ans de l’ère fasciste, mais reporté en raison de la Seconde Guerre mondiale et ouvert seulement, en deux étapes, en 1952 puis en 195540.

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Fig. 16. Affiche de la Mostra augustea della Romanità

© Roma capitale 1870-1911. Dalla mostra al Museo. Dalla mostra archeologica del 1911 al Museo della Civiltà romana, Venise, 1983.

35 Ainsi, dans ce processus permanent « d’aggiornamento » de l’image de Rome et de la romanité, les formes, les méthodes et les contenus exprimés par l’exposition archéologique des Thermes de Dioclétien lors des célébrations de cette « fatale année 1911 » peuvent être considérés comme l’expérience charnière entre le mythe d’unification nationale de l’époque du Risorgimento, incarné par l’Italie des lendemains de l’unité, et les revendications impérialistes de l’époque fasciste.

36 Au moment où s’approche, avec l’année 2011, le cent cinquantième anniversaire de l’unité italienne, qui figure déjà dans les agendas politiques, au plan national comme à l’échelon local, il est permis de se demander quel y sera le rôle réservé à l’histoire antique et à l’archéologie.

NOTES

1. Sur le cadre et les problématiques historiques des événements abordés dans les pages qui suivent, il suffit de renvoyer à E. RAGIONIERI, “La storia politica e sociale. Parte prima. Lo Stato 'nuovo’. 1. I problemi dell’unificazione; Parte seconda. L’Italia nell’età dell’imperialismo”, in Storia d’Italia IV.3. Dall’Unità ad oggi, Turin, 1976, p. 1668-1960, ainsi qu’aux études rassemblées dans G. SABBATUCCI, V. VIDOTTO (a cura di), Storia d’Italia. 1. Le premesse dell’Unità. Dalla fine del

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Settecento al 1861, Rome-Bari, 1994 ; ibid., 2. Il nuovo stato e la società civile. 1861-1887, Rome-Bari, 1995 ; ibid., 3. Liberismo e democrazia. 1887-1914, Rome-Bari, 1995. Pour le contexte romain, voir V. VIDOTTO, Roma contemporanea, Rome-Bari, 2001, p. 1-141 et V. VIDOTTO (a cura di), Roma Capitale, Rome-Bari, 2002. Sur les événements et les lieux évoqués dans cette étude, voir aussi C. BRICE , “Pouvoirs, monuments et liturgies politiques à Rome (1870-1911)”, in M.A. VISCEGLIA, C. BRICE (dir.), Cérémonial et rituel à Rome (XVIe-XIXe siècle), (CEFR 231), Rome, 1997, p. 369-391, qui analyse les symboles et cérémonies mis en œuvre, notamment dans l’espace urbain romain, par les différents pouvoirs (le nouvel État, l’Église, la Municipalité) dans le processus de formation de la nation. 2. L’Exposition Générale Italienne et Internationale de Turin en 1898 sera elle aussi consacrée à l’innovation technologique et c’est encore Turin qui accueillera en 1902 la première Exposition Internationale d’Art Décoratif Moderne. M.A. PICONE PETRUSA, “Cinquant’anni di esposizioni industriali in Italia, 1861-1911”, in M. PICONE PETRUSA, M.R. PESSOLANO, A. BIANCO, Le grandi esposizioni in Italia, 1861-1911. La competizione culturale con l’Europa e la ricerca dello stile nazionale, Naples, 1988, p. 7-29, avec les fiches des p. 92-95, 104-107, 108-113. Sur le rôle de la ville de Turin dans les célébrations de l’unité nationale : B. TOBIA, Una patria per gli Italiani, Rome-Bari, 1991, p. 68-89 (chap. 5 : “Torino '84’ : l’utopia dei pionieri dell’avvenire”), notamment sur « l’exaltation d’une tradition culturelle et artistique séculaire comme plus ferme piédestal de l’actuel miracle d’une Italie finalement ramenée à l’unité, sous les libres institutions de son moderne Risorgimento politique » (p. 77) ; U. LEVRA, Fare gli Italiani. Memoria e celebrazione del Risorgimento, Turin, 1992, p. 81-172 (chap. 3 : “Torino tra primazia risorgimentale e apologia dinastica”). 3. Sur ce thème voir B.TOBIA, Una patria, p. 100-142 ; C. BRICE, “La mort du roi : les traces d’une pédagogie nationale”, MEFR 109 (1997), p. 285-294 ; C. BRICE, “La Rome des Savoie après l’unité”, in CHR. CHARLE, D. ROCHE (dir.), Capitales culturelles, Capitales symboliques. Paris et les expériences européennes, Paris, 2002, p. 133-148. Dans une perspective historique plus large, sur la transformation du panorama symbolique urbain et ses relations aux cérémoniaux : B. TOBIA, “Les itinéraires de la célébration : métamorphoses d’un modèle de l’Italie unitaire à l’Italie fasciste”, in CHR. CHARLE, D. ROCHE (dir.), Capitales culturelles, Capitales symboliques, p. 71-82. Sur le rôle de l’archéologie : D. PALOMBI, “Archaeology and National Identity in the Works of Rodolfo Lanciani”, in M. SCHWEGMAN, M. EICKHOFF, H. DE HAAN (eds.), Archaeology and National Identity in Italy and Europe, 1800-1950. Proceedings of the International Round Table, Rome February 21-22, 2007, Fragmenta. Journal of the Royal Netherlands Institute in Rome 2 (2008), p. 125-150. 4. « Sarebbe opera d’alta convenienza far sì che l’Italia qui venuta e stabilmente insediata si affermi dinanzi al mondo politico economico, industriale e commerciale con una mondiale esposizione da aprirsi a Roma » : D. MANCIOLI, “La mostra archeologica del 1911 e le Terme di Diocleziano”, in Roma capitale 1870-1911. Dalla mostra al Museo. Dalla mostra archeologica del 1911 al Museo della Civiltà romana, Venise, 1983, p. 29 (sans citation des sources). 5. Pour une mise au point récente, approfondie et documentée, sur le phénomène des grandes expositions : A.C.T. GEPPERT, “Città brevi : storia, storiografia e teoria delle pratiche espositive europee, 1851-2000”, in Esposizioni in Europa tra Ottocento e Novecento. Memoria e Ricerca. Rivista di storia contemporanea 17 (2004), p. 7-18. 6. Sur l’histoire, y compris sociale et politique, et les contenus des célébrations du Cinquantenaire, voir E. FORCELLA, “Roma 1911. Quadri di una esposizione”, A. CARACCIOLO, “Il 'fatale millenovecentoundici’ : Roma ed Europa tra mostre e congressi” et R. NICOLINI, “L’Esposizione del 1911 e la Roma di Nathan” in G. PIANTONI (a cura di), Roma 1911, Roma, 1980, respectivement p. 27-38, 39-44 et 45-51. Sur l’évolution et les conséquences de la condition “tricéphale” italienne, voir A. CARACCIOLO, “Le tre capitali d’Italia : Torino, Firenze, Roma”, in C. DELLA SETA (a cura di), Le città capitali, Rome-Bari, 1985, p. 195-200 ; I. PORCIANI, “Fêtes et célébrations dans les trois capitales italiennes”, in CHR. CHARLE, D. ROCHE (dir.), Capitales culturelles, Capitales symboliques,

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p. 45-59 ; sur le thème de la formation de l’identité politique, économique, sociale, culturelle, etc., des capitales européennes entre le XIXe et le XXe siècles, voir, dans le même volume, CHR. CHARLE, “Introduction. Pour une histoire culturelle et symbolique des capitales européennes”, p. 9-22. On peut établir une chronique détaillée des célébrations de 1911 à partir du bulletin officiel des expositions (Roma. Rassegna illustrata della Esposizione del 1911. Ufficiale per gli Atti del Comitato esecutivo, Rome, 1910-1911, dont sont extraites la plupart des images ici présentées) et de la presse nationale (cf. la revue proposée dans G. PIANTONI, Roma 1911, p. 375-380). 7. A. CARACCIOLO, “Il ‘fatale millenovecentoundici’ : Roma ed Europa tra mostre e congressi”, in PIANTONI, Roma 1911, p. 41, où l’on trouve les noms des membres du Comité. Pour d’autres informations sur les différents personnages, voir le DBI, ad vocem. Pour la présentation du projet par le comité exécutif, voir l’éditorial publié dans Roma. Rassegna illustrata della Esposizione del 1911. Ufficiale per gli Atti del Comitato esecutivo, 1, juin 1910, p. VII-XII ; dans le fasc. 2, juillet 1910, p. 7, on trouve un élégant montage de portraits photographiques des membres du Comité (ici fig. 2). 8. Sur ce personnage, qu’il nous soit permis de renvoyer à D. PALOMBI, Rodolfo Lanciani. L’archeologia a Roma tra Ottocento e Novecento, Rome, 2006 et, plus rapide, ID., s.v. “Lanciani, Rodolfo Amedeo”, in DBI 63 (2004), p. 353-360. L’estime dans laquelle la maison royale et le gouvernement italien tenaient le travail de Lanciani pour l’Exposition archéologique conduisit à sa nomination comme sénateur du Royaume dès juin 1911. 9. On en trouvera la preuve dans la formation du Comité scientifique du III e Congrès international d’archéologie, qui aurait dû accompagner l’exposition archéologique mais qui, en raison de problèmes d’organisation, ne se tint que l’année suivante (du 9 au 16 octobre 1912), après la conclusion des célébrations du Cinquantenaire. Cet épisode – qui concerna de prestigieux représentants des milieux archéologiques italiens (Domenico Comparetti, Luigi Pigorini, Luigi Savignoni, Felice Barnabei, Giacomo Boni, Emanuel Löwy, Corrado Ricci, Federico Halbherr) – est tout à fait révélateur de l’enjeu constitué, dans le champ de la compétititon académique, par tous ces événements de grande portée culturelle et politique : sur ce dossier et sur le rôle joué par Lanciani dans cette affaire, voir D. PALOMBI, Rodolfo Lanciani, p. 195-197. 10. Un plan de la ville a été réalisé à l’intention des participants des différentes manifestations : A.P. FRUTAZ, Le piante di Roma, Rome, 1962, p. 286sq., plan CCXXII, planche 576 (Pianta di Roma del 1911, Istituto Geografico De Agostini di Novara). 11. « Vogliamo concentrare gli sforzi nello scopo di lasciare in Roma una impronta indelebile delle solenni feste commemorative. I monumenti grandiosi e utili che sorgeranno, sia edifici che passeggiate, vie di comunicazioni, non saranno soltanto un bene per la città ma rimarranno come ricordo incancellabile di una forte affermazione del popolo italiano, libero e unito, festeggiante una data gloriosa coll’atto di arricchire la capitale, anziché con inutili tripudi » : Enrico di S. Martino e Valperga cité par E. FORCELLA, « Roma 1911 », p. 28sq. Sur le rôle des expositions dans le développement matériel et symbolique de la ville, voir A.C.T. GEPPERT, “Luoghi, città, prospettive : le esposizioni e l’urbanistica fin-de-siècle”, Memoria e ricerca. Rivista di storia contemporanea 12 (2003), p. 115-136. 12. A.M. RACHELI, “Le sistemazioni urbanistiche di Roma per l’Esposizione internazionale del 1911”, in G. PIANTONI, Roma 1911, p. 229-264 ; cf. V. VIDOTTO, Roma contemporanea, p. 135-141. 13. Sur le Vittoriano, voir désormais A.M. RACHELI, “Un monumento nella città”, in Il Vittoriano. Materiali per una storia, Rome, 1986, p. 27-36 ; M. MANIERI ELIA, “Roma capitale : strategie urbane e uso della memoria”, Lazio 1991, p. 513-557, en partic. p. 519sq. ; B. TOBIA, L’Altare della Patria, Bologne, 1998, p. 34-36 ; C. BRICE, Monumentalité publique et politique à Rome : le Vittoriano (BEFAR 301), Rome, 1998, p. 211-223, en partic. p. 218sq. ; M. BRANCIA DI APRICENA, Il complesso dell’Aracoeli sul Colle Capitolino (IX-XIX secolo), Rome, 2000, p. 275-301 ; M. I. SCALVINI ET ALII (a cura di), Verso il Vittoriano. L’Italia unita e i concorsi di architettura. I disegni della Biblioteca Nazionale Centrale di Roma, 1881,

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Naples, 2002 ; K. MAYER, Mythos und Monument. Die Sprache der Denkmäler im Gründungsmythos des italienischen Nationalstaates. 1870-1915, Cologne, 2004, p. 83-127. 14. S. BRUNI, “Il Museo Nazionale Romano : l’istituzione”, in Dagli scavi al Museo (Catalogo della mostra), Venise, 1984, p. 117-118. D’ambitieux projets muséographiques furent présentés à plusieurs reprises pour l’aménagement du complexe de l’ancien monastère de Santa Maria degli Angeli alle Terme di Diocleziano par Salvatore Rosa, fils de l’archéologue Pietro Rosa (1880-1887), Giuseppe Sacconi, en 1888, et Guglielmo Calderini, en 1901 : la documentation de l’ACS est publiée et commentée par V. CURZI, “Per una storia dei musei di Roma : il dibattito sui musei archeologici e l’istituzione del Museo Nazionale Romano”, Ricerche di Storia dell’Arte 66 ( 1998), p. 49-65, en particulier p. 52-63sq. et fig. 1-3, 8-11. 15. « La S.V. può facilmente giudicare della mole del lavoro a me imposto dal fatto che sono il solo ed unico responsabile della riuscita : che devo scegliere e raccogliere monumenti, formanti un insieme omogeneo e scientifico, delle 36 provincie dell’Impero, Asia ed Africa comprese, e anche delle “Gentes externae” Russia e India comprese ; che la mia corrispondenza dal 1° gennaio è già salita a 1598 numeri, e che la sistemazione materiale delle terme è ancora lungi dall’essere compiuta. Tutto ciò è oltremodo affaticante materialmente e soprattutto intellettualmente ; […] l’opera da me prestata […] nell’ordinamento della Mostra è non solo gratuita, ma di non lieve danno finanziario » : USRS, ASP, fascicule AS 123, Rodolfo Lanciani. 16. Voir D. MANCIOLI, “La mostra archeologica del 1911 e le Terme di Diocleziano”, in Roma capitale 1870-1911. Dalla mostra al Museo. Dalla mostra archeologica del 1911 al Museo della Civiltà romana, Venise, 1983, p. 29-32. La mise à disposition des Thermes était déjà garantie par l’État dans l’article 5 de la convention signée entre l’État et la commune le 15 janvier 1892, par la mise en œuvre des précédentes conventions de 1881, 1883 et 1890 ; la convention fut ratifiée par la loi n° 299 du 28 juin 1892 : G. CARAVALE, “Le leggi speciali per Roma nell’Ottocento”, in M. DE NICOLÒ (a cura di), L’amministrazione comunale di Roma. Legislazione, fonti archivistiche e documentarie, storiografia, Bologne, 1996, p. 131-162, en particulier p. 158. Sur les vicissitudes des Thermes, voir P.G. GUZZO, “Ostacoli per una legislazione nazionale della tutela dell’archeologia dopo l’Unità”, in Antiquités, archéologie et construction nationale au XIXe siècle (Journées d’études, Rome 1999 et Ravello 2000), MEFRIM 113.2 (2001), p. 539-547. Le Comité était en effet intervenu directement dans la question des Thermes à partir de 1908, lorsque le comte di S. Martino sollicita le ministre de l’Instruction publique au sujet des programmes de l’exposition et de la nécessité d’accélérer les travaux aux Thermes. Cette intervention aura été déterminante dans la mise au point de la loi de 1909, dans le financement du projet de restauration des Thermes et dans l’application de la procédure d’urgence pour les maisons à démolir « pour cas de force majeure » : RACHELI, “Le sistemazioni urbanistiche”, en particulier p. 231-240 (analyse des documents ACS, MPI, Direzione Generale Antichità e Belle Arti : Roma, Terme di Diocleziano, 1908-1910, b. 98). 17. « Sire, graziosissima Regina, Altezze Imperiali e Reali, Signore e Signori, Quando, circa tre anni or sono, il Comitato per il Cinquantenario volle inclusa nel proprio programma una Esposizione archeologica, e attribuiva alla nostra sezione il compito di proporne il sito e lo schema, era stata da poco sancita dal Parlamento la legge per il riscatto delle Terme di Diocleziano. E quando in una prima riunione, tenuta presso Guido Baccelli, furono da noi indicate le Terme stesse come sede ideale della Mostra, la proposta, approvata all’unanimità, trovò benevola accoglienza anche presso il Ministero della Pubblica Istruzione. E così le Terme divennero nel 1908 teoricamente, anzi molto teoricamente, la sede della celebrazione archeologica del Cinquantenario. Ma, per riscattarle di fatto, per isolarle, per rimetterle in essere, sono circa tre anni. Noi non dimenticheremo mai, o signori, la lotta epica sostenuta per discacciare i profani dal tempio, le sottilissime arti adoperate per rendere vani i decreti di bando […]. Tale condizione di cose ha reso più lenti, più difficili, più dispendiosi i lavori di adattamento, alcuni dei quali sono ancora in corso. Basta ricordare soltanto poche cifre. Sono stati sterrati quattromila metri quadrati di suolo ;

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sono stati trasportati nei luoghi di scarico diecimila metri cubi di ruderi ; sono stati ricostruiti ad altezze vertiginose mille e trecento metri quadrati di tetti ; […]. A questa mole di opere si aggiunga quella compiuta per proprio conto dalla direzione generale delle antichità […], nel sito dell’antico ospizio dei Ciechi, dove furono rimessi in luce gli avanzi più cospicui del corpo centrale delle Terme e della piscina natatoria. Questa, scoperta per intero, misurerebbe duemilacinquecento metri quadrati di superficie : un vero lago, dalle sponde e dal fondo di marmo, sul cui specchio candidissimo si riflettevano cento e cento simulacri, capolavori dell’arte greco-romana ! Noi, che da quaranta e più anni abbiamo consacrata la vita al culto e alla investigazione di Roma, possiamo con sicurezza affermare che mai si è raggiunto fine più nobile e soddisfacente con mezzi così modesti. Le Terme, liberate dalle ignobili strutture che le nascondevano, sono divenute oggetto di maraviglia, non solo a noi, pochi specialisti, ma a tutta la massa del pubblico, che le considera una rivelazione del genio e della potenza costruttrice degli antichi […]. La Mostra Archeologica, vasta com’è, occupa soltanto una parte della superficie totale di cento e trenta mila metri quadrati. Una massa solida di muro e di marmo di tredici ettari di superficie ! […] ». Ce long discours, qui donna lieu à un brillant rappel des principales vicissitudes du complexe au Moyen Âge, à la Renaissance et aux Temps Modernes, se concluait ainsi : « Voilà donc, Messieurs, le cadre dans lequel nous avons aménagé l’exposition. Il reste à voir si le contenu est digne du contenant » (« Questo dunque, o signori, è l’ambiente nel quale abbiamo ordinata la Mostra. Rimane a vedere se il contenuto sia degno del contenente ») : R. LANCIANI, “Introduzione”, in G.Q. GIGLIOLI, Esposizione internazionale di Roma 1911. Catalogo della Mostra Archeologica nelle Terme di Diocleziano, Bergame, 1911, p. 5-11. Des arguments semblables ont été présentés par Lanciani, de manière synthétique, dans le journal bimensuel publié à ce moment- là : R. LANCIANI, “La mostra archeologica alle terme di Diocleziano”, in Roma. Rassegna illustrata della Esposizione del 1911. Ufficiale per gli Atti del Comitato esecutivo, 2, V-VI, 27 mars 1911, p. 9-13. 18. On doit considérer comme des études si ce n’est préparatoires, du moins menées en parallèle aux travaux, les publications suivantes : C. RICCI, “S. Maria degli Angeli e le terme Diocleziane. Piano parziale di sistemazione” et “Isolamento e sistemazione delle Terme Diocleziane”, Bollettino d’Arte 1909, p. 361-372 (la citation est à la p. 367) et 401-405 ; P. GUIDI, R. PARIBENI, “Lavori d’isolamento delle terme Diocleziane”, Bollettino d’Arte 1911, p. 347-361. Sur l’état du complexe des Thermes avant les interventions de “mise en valeur”, voir U. FLERES, Roma nel 1911. Guida ufficiale della città e dintorni con accenni all’Esposizione, Rome, 1911, p. 1-2 ; cf. D. MANCIOLI, “Le Terme di Diocleziano” et V. FIORAVANTI, “Le Terme di Diocleziano : trasformazione della zona circostante” in Roma capitale 1870-1911. Dalla mostra al Museo, respectivement p. 33-43 (en part. 37sq.) et 44-51 (en part. 48sq.). 19. « Il nostro scopo è stato triplice. Noi abbiamo tentato, innanzi tutto, di ricomporre un quadro della civiltà romana sotto l’Impero, domandando a ciascuna delle XXXVI provincie qualche ricordo dei benefici ricevuti da Roma, sotto i vari aspetti della vita civile e privata, e specialmente nel ramo delle opere pubbliche. Poi abbiamo iniziato il tentativo di restituire a Lei – in copie, si intende – i tesori di arte che le sono stati sottratti dal Rinascimento in poi, per arricchire i musei di altre contrade. In terzo luogo abbiamo tentato la ricomposizione dei monumenti e di gruppi statuari che le avverse vicende dei tempi hanno manomesso e disperso » : R. LANCIANI, “Introduzione”, p. 9. 20. Sur le monument et l’histoire des découvertes : A.M. PAIS, Il « podium » del tempio del divo Adriano a Piazza di Pietra in Roma, Rome, 1979 ; L. COZZA (a cura di), Tempio di Adriano, Rome, 1983. 21. R. PARABENI – A. BERRETTI, “Ricostruzione del sepolcro di C. Sulpicio Platorino”, Bollettino d’Arte 1911, p. 365-372. Sur le monument et sa reconstruction, voir désormais M. SILVESTRINI, Sepulcrum Marci Artori Gemini. La tomba detta dei Platorini al Museo Nazionale Romano, Rome, 1987. C’est à Lanciani lui-même que l’on doit la découverte, en 1880, pendant les travaux d’endiguement du Tibre entre le Ponte Sisto et le Lungotevere della Lungara, puis la conservation et la restauration

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du monument. Les inscriptions du tombeau furent soumises par Lanciani à l’expertise de Th. Mommsen, qui apprécia beaucoup le geste et participa largement à l’exégèse des textes : M. BUONOCORE, Theodor Mommsen e gli studi sul mondo antico. Dalle sue lettere conservate nella Biblioteca Apostolica Vaticana, Naples, 2003, p. 347-353 (lettres n° 202 et 203 des 16 et 21 mai 1880). 22. Sur la découverte et la dispersion du matériel, voir la synthèse de F. COARELLI, Il Campo Marzio. Dalle origini alla fine della Repubblica, Rome, 1997, p. 418-427 ; R. WÜNSCHE, s.v. “Domizio Enobarbo, ara di”, in EAA suppl. 2 (1971-1994), II (1994), p. 393-395 ; F. STILP, Mariage et suovetaurilia (RdA, suppl. 26), Rome, 2001, p. 11-23. 23. Pour les vicissitudes des collections et expositions des fragments de l’ ara Pacis, voir A. D’AGOSTINO, “Vicende collezionistiche di alcuni rilievi dell’Ara Pacis Augustae” et C. GOBBI, “Storia delle esposizioni dell’Ara Pacis”, Bollettino dei Musei Comunali di Roma n.s. 17 (2003), respectivement p. 26-52 et 53-78 (en part. 57sq.) ; cf. E. CAGIANO DE AZEVEDO, “'Ma non era quello che si voleva’. L’Ara Pacis Augustae. Una storia tutta romana”, Strenna dei Romanisti 2005, p. 105-129. 24. G.E. RIZZO, “Il Discobolo di Castelporziano”, Bollettino d’Arte 1 (1907), p. 1-14 ; cf. S. HOWARD, Antiquity Restored. Essays on the Afterlife of the Antique, Vienne, 1990, p. 76 sq. ; A. GIULIANO, “L’identificazione del Discobolo di Mirone”, in Scritti in onore di G. Briganti, Milan, 1990, p. 11-19 ; M. BARBANERA, “Giulio Emanuele Rizzo (1865-1950) e l’archeologia italiana tra Ottocento e Novecento : dalla tradizione letteraria alla scienza storica dell’arte”, M.G. PICOZZI, “La ricostruzione degli originali greci. Un problema nella storia degli studi sulla scultura antica” et M. PAPINI, “Il Discobolo di Mirone”, in M.G. PICOZZI (a cura di), L’immagine degli originali greci. Ricostruzioni di Walther Amelung e Giulio Emanuele Rizzo, Rome, 2006, p. 19-40 (en part. 31sq.), p. 41-60 (en part. 50sq.) et p. 83-94. 25. Sur les découvertes : R. LANCIANI, “Il gruppo dei Niobidi nei giardini di Sallustio”, BCAR 24 (1906), p. 157-185 ; cf., avec bibliographie, E. LA ROCCA, Amazzonomachia. Le sculture frontonali del tempio di Apollo Sosiano, Rome, 1985, p. 71-75 et, pour le contexte, E. TALAMO, “Gli horti di Sallustio a Porta Collina”, in M. CIMA, E. LA ROCCA (a cura di), Horti Romani, Rome, 1998, p. 113-169, en part. 143sq. 26. Voir G. PISANI SARTORIO, “Dalla mostra al museo”, in Roma capitale 1870-1911. Dalla mostra al Museo, p. 11-16 : l’importante section X avait été réservée aux antiquités crétoises, alors que l’imposante reconstruction du temple de Rome et Auguste à Ankara concluait, de manière suggestive, dans la section XXI, l’exposition archéologique ; cf. G.Q. GIGLIOLI, Esposizione internazionale di Roma 1911. Catalogo della Mostra Archeologica nelle Terme di Diocleziano, Bergame, 1911, ad loc. Sur l’activité de Federico Halbherr en Crète (à partir de 1884), voir désormais, avec bibliographie, G. SCHINGO, s.v. “Halbherr, Federico”, in DBI 61 (2003), p. 640-643. L’entreprise d’Azeglio Berretti à Ankara fut largement rendue publique : Roma. Rassegna illustrata della Esposizione del 1911. Ufficiale per gli Atti del Comitato esecutivo 2, juillet 1910, p. 8 sq. et 2, 15 août 1911, p. 1sq. 27. D. MANCIOLI, “La Mostra archeologica”, in Roma capitale 1870-1911. Dalla mostra al Museo, p. 52-61, rappelle un premier projet proposé par le Comité organisateur en faveur de la reconstitution, en copies et moulages, des collections de sculptures des Thermes de Caracalla, d’Ostie et de la villa Hadriana : « Il serait extrêmement instructif, pour les visiteurs des trois sites, d’avoir sous les yeux, même en reproduction, la série complète des œuvres d’art trouvées sur place à partir de 1500 et aujourd’hui dispersées dans tous les musées d’Europe » (« Sarebbe altamente istruttivo per i visitatori dei tre luoghi avere sotto gli occhi, benchè in riproduzioni, la serie completa delle opere d’arte, in essi scoperte dal 1500 in poi e oggi disperse per tutti i musei d’Europa »). Pour un panorama synthétique (avec bibliographie) des tendances muséographiques de l’époque, voir F. DELPINO, “Paradigmi museali agli albori dell’Italia unita. Museo etrusco 'centrale’, Museo italico, Museo di Villa Giulia”, in Antiquités, archéologie et construction nationale au XIXe siècle,

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p. 623-639, en part. p. 630sq. ; P. BONARETTI, La città del museo. Il progetto del museo fra tradizione del tipo e idea della città, Florence, 2002, p. 103-123. 28. Sur le thème, fort délicat et complexe, de la création d’un « style fasciste » en relation avec le mythe de Rome, voir R. BEN-GHIAT, Fascist Modernities. Italy, 1922-1945, Berkeley – , 2001, en part. p. 29-45 ; S. FALASCA-ZAMPONI, Lo spettacolo del fascismo, trad. it. Soveria Mannelli 2003, en part. p. 144-160 ; PH. FORO, L’Italie fasciste, Paris, 2006, p. 108-111 et désormais, avec ultérieure bibliographie récente, E. Gentile, Fascismo di pietra, Rome-Bari, 2007. 29. G.Q. GIGLIOLI, R. LANCIANI, BCAR 57 (1929), p. 367-384, en part. 380. 30. Sur les tendances stylistiques de l’architecture italienne dans le cadre des grandes expositions nationales, voir M.R. PESSOLANO, “L’architettura e le esposizioni italiane”, in M. PICONE PETRUSA, M.R. PESSOLANO, A. BIANCO, Le grandi esposizioni in Italia, 1861-1911. La competizione culturale con l’Europa e la ricerca dello stile nazionale, Naples, 1988, p. 29-58 en part. p. 53sq. sur le “décorativisme” éclectique qui inspire les architectures des manifestations étudiées ici. 31. P. CAVVADIAS, Marbres des Musées de Grèce exposés à Rome, Athènes, 1911 ; Esposizione archeologica alle Terme di Diocleziano, Roma 1911. Catalogo della mostra Ungherese, Rome, 1911. E.S. ARTHUR STRONG, “The Exhibition Illustrative of the Provinces of the Roman Empire, at the Baths of Diocletian. Rome”, JRS 1 (1911), p. 1-49 (avec 12 illustrations), attirait l’attention sur le contenu scientifique de l’exposition : « The scheme of this section, as originally unfolded by Professor Lanciani at a meeting of the British School of Rome in the spring of this year, was limited to the life of the Roman provinces, whose chief monuments, whether in situ or in museums, were to be represented by casts and models, drawings and photographs. This programme has been adhered to in the main, in spite of certain later additions and accretions. » 32. « All’appello da noi rivolto – personalmente nella maggior parte dei casi – ai paesi che rappresentano una o più provincie dell’Impero, hanno risposto con simpatia e con notevoli contribuzioni le tre Gallie, le due Germanie, le due Pannonie, le due Mesie, la Dacia, le tre Spagne, la Mauritania, la Numidia, la Britannia, la Belgica, la Batavia, l’Egitto. A queste contribuzioni si aggiunga il dono splendidissimo di centinaia di riproduzioni, in parte nuove di opere d’arte che la Nazione Greca ha voluto offrire al nostro paese in occasione di queste feste cinquantenarie […]. Le altre provincie hanno spedito modelli di città, di campi militari, di case, di palazzi, ponti, acquedotti, luoghi di spettacolo, templi, mausolei ; e poi sculture, o indigene o importate, e iscrizioni, e rilievi, e mosaici, e bronzi, e suppellettile privata, e oggetti della persona, dal complesso delle quali cose si rileva con quanta sapienza, con quanta liberalità, con quanto rispetto verso le costumanze e le credenze religiose altrui i civilizzatori Romani sapessero adattare l’opera loro alla natura dei paesi di conquista. Da questa parte dell’esposizione apparirà come tutti questi paesi, che già furono antiche nostre provincie, siano ancora governati dalle leggi romane, e come i loro abitanti battano ancora le strade da noi costruite, valichino i monti attraverso i passi da noi aperti, i fiume per via dei ponti da noi gettati, bevano le acque da noi allacciate, cerchino salute nelle sorgenti che tuttora alimentano le terme da noi costruite, e trovino rifugio pei loro navigli, sia in pace che in guerra, nei porti da noi fondati » : R. LANCIANI, “Introduzione”, p. 9-10. 33. Sur la continuité nationaliste entre les archéologies de l’époque libérale et du fascisme, voir : M. CAGNETTA, Antichisti e impero fascista, Bari, 1979, p. 15-33 ; D. MANACORDA, R. TAMASSIA, Il piccone del regime, Rome, 1985, p. 14, 84-91 ; A. DEL BOCA, Gli Italiani in Libia I. Tripoli bel suol d’amore. 1860-1922, Rome-Bari, 1986 ; A. GIARDINA [A. VAUCHEZ], Il mito di Roma. Da Carlo Magno a Mussolini, Rome-Bari, 2000, p. 212-287. Voir aussi M. STONE, “A Flexible Rome : Fascism and Cult of romanità”, in C. EDWARDS (ed.), Roman Presences. Receptions of Rome in European Culture, 1789-1945, Cambridge, 1999, p. 205-220 et, plus synthétique mais avec la bibliographie récente, L. SCUCCIMARRA, s.v. “Romanità, culto della”, in V. DE GRAZIA, S. LUZZATTO (a cura di), Dizionario del fascismo, II, Turin, 2003, p. 539-541.

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34. A. ROCCUCCI, “Il movimento nazionalista e Roma. Il rapporto con la capitale e il suo mito in età giolittiana”, Studi Romani 36 (1988), p. 325-346 ; A. CARACCIOLO, “Centralità di Roma : immagine, immagini, tendenze”, in A. CARACCIOLO (a cura di), Storia d’Italia. Le Regioni dall’unità ad oggi. Il Lazio, Turin, 1991, p. 558-596, en part. p. 468 sq. Sur cette phase de l’archéologie coloniale italienne, les pages de M. PETRICIOLI, Archeologia e Mare nostrum. Le missioni archeologiche nella politica mediterranea dell’Italia. 1898-1943, Rome, 1990, p. 91-184, restent fondamentales ; voir aussi M. MUNZI, L’epica del ritorno. Archeologia e politica nella Tripolitania italiana, Rome, 2001, p. 17-38, ainsi que O. SANGIOVANNI, “Roma nel deserto : ricerca archeologica in Libia”, in G. GRESLERI, P.G. MASSARETTI, S. ZAGNONI (a cura di), Architettura italiana d’oltremare. 1870-1940, Venise, 1993, p. 89-99 et ST. ALTEKAMP, “Italian Colonial Archaeology in Libya 1912-1942”, in M.L. GALATY, CH. WATKINSON (eds.), Archaeology under Dictatorship, New York, 2004, p. 55-71. 35. E. RAGIONIERI, « La storia politica e sociale », p. 1937-1949, en part. p. 1944 et 1948. 36. « Né meno felici risultati abbiamo finalmente diritto di attendere da future indagini in quell’altro lembo di terra africana, ove con animo commosso di trepida gioia in questo chiudersi del cinquantenario vediamo rinnovarsi per l’opera dell’eroico esercito nostro i fasti di Roma, e il vessillo della patria annunciare l’avvento di una nazione, degna erede del patrimonio civile della gran madre antica. Mi sia consentito esprimere qui oggi il voto più caldo che all’Italia e alla sua fiorente scuola archeologica sia serbato il nobilissimo assunto di esplorare quella regione disertata dalla barbarie musulmana e rimettere in luce e in onore i monumenti della sua storia che è storia nostra e del nostro passato glorioso » : G. GHIRARDINI, L’archeologia nel primo cinquantennio della nuova Italia. Discorso letto il 14 ottobre 1911 a Roma nella V Riunione della Società italiana per il progresso delle scienze, Rome, 1912, p. 25. Sur ce discours de Ghirardini, spécialement sur les réflexions développées à propos de l’évolution méthodologique de l’archéologie italienne, cf. M. BARBANERA, L’archeologia degli Italiani, Rome, 1998, p. 104-107. Sur le personnage (1854-1920), voir G.M. DELLA FINA, s.v. “Ghirardini, Gherardo”, in DBI 53 (1999), p. 796-798. Le long mémoire (fort modeste en fait sur le plan documentaire et théorique) de Giuseppe Gatti, édité dans la « publication patriotique » conçue en 1909 par le ministre du Trésor Paolo Carcano et réalisée par l’Académie des Lincei sous la présidence de Pietro Blasema, s’inscrit dans ce climat de bilan jubilaire : G. GATTI, “Archeologia”, in Cinquanta anni di storia italiana. Pubblicazione fatta sotto gli auspici del Governo per cura della R. Accademia dei Lincei, II, Milan, 1911. 37. « Ed ora che il nostro compito è terminato, salvo qualche ritocco e perfezionamento, dobbiamo noi ripetere, a te Roma Eterna, e a te divo Augusto, numi tutelari e presidî della Esposizione, le cui immagini qui vedrete collocate al posto d’onore, dobbiamo noi ripetere il grido : Ave Roma ! Ave Caesare ! morituri te salutant ! o dobbiamo serbare la speranza che l’opera nostra abbia a sopravvivere ? Mi auguro che il vostro verdetto, o signori, sia per essere favorevole, e che la gioventù italiana possa trovare ispirazione da questo futuro Museo dell’Impero, per tutte le virtù che resero Roma moralmente e materialmente la dominatrice del mondo » : R. LANCIANI, “Introduzione”, p. 11. 38. « Perciò al momento che, un anno dopo, la Mostra fu chiusa, la cura principale del Senatore Lanciani e mia fu di assicurare la conservazione dell’importante patrimonio esistente, che fu immagazzinato nel Museo delle Terme ; ma le gravi e più importanti vicende nazionali della Nazione Italiana fecero presto rimandare l’idea di un Museo dell’Impero, né dopo la guerra dall’Italia così eroicamente combattuta e tanto gloriosamente vinta, la tristezza dei tempi permise di riprenderla ! Essa poteva fiorire solo in una Roma rinnovellata dalla rivoluzione fascista » : G.Q. GIGLIOLI, Museo dell’Impero Romano, Rome, 1929, p. IX. 39. « La risorta coscienza nazionale, lo spirito che il Fascismo ha infuso agli Italiani, hanno portato come naturale conseguenza un ritorno entusiasta al culto della romanità. Come le nuove schiere della Milizia si sono ordinate, per volere del Duce, con metodi e nomi degli antichi legionari, così lo studio dei monumenti e della storia antica appassiona con rinnovato ardore non

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solo pochi specialisti, qualche animo di sognatore, ma la totalità della popolazione. Di qui le rinnovate ricerche archeologiche e le somme cospicue che Governo e Enti pubblici, primo fra tutti il Governatorato di Roma, vi hanno consacrato. Ma c’è tutto un lato e il più importante della romanità che attende ancora di essere reso accessibile agli studiosi e al popolo : la missione imperiale di Roma antica […] » : G.Q. GIGLIOLI, Museo dell’Impero, p. X. Sur l’histoire du musée de l’Empire, voir A.M. LIBERATI SILVERIO, “Il Museo dell’Impero Romano. 1927-1929”, in Roma capitale 1870-1911. Dalla mostra al Museo, p. 65-73. 40. A.M. LIBERATI SILVERIO, “La Mostra Augustea della Romanità” et G. PISANI SARTORIO, “Il Museo della Civiltà Romana”, in Roma capitale 1870-1911. Dalla mostra al Museo, p. 77-90 et p. 105-110; cf. A.M. COLINI, “Presentazioni”, in Museo della Civiltà Romana. Catalogo, Rome, 1964 (19822), p. VII-XII ; M. BURRI ROSSI, Museo della Civiltà Romana, Rome, 1976. Les matériels ont été cédés définitivement par l’État à la commune de Rome en 1946. Sur le contexte, la signification et les protagonistes des initiatives archéologiques du régime fasciste, voir la synthèse d’A. GIARDINA, s.v. “Archeologia”, in DE V. DE GRAZIA, S. LUZZATTO (a cura di), Dizionario del fascismo, I, Turin, 2002, p. 86-90.

RÉSUMÉS

En 1911, la signification idéologique et politique que l’on conférait à la célébration du « jubilé laïque » pour le cinquantenaire de l’Unité italienne incita à mettre fortement l’accent sur le patrimoine historique, culturel et ethnographique de la nation, qui prenait ainsi un caractère identitaire prononcé. À Rome, les manifestations consacrées à la culture, à l’art, à l’archéologie et à l’histoire exprimaient la revendication de la primauté spirituelle et intellectuelle de la capitale nationale. Dans ce contexte, l’Exposition archéologique aux thermes de Dioclétien supervisée par Rodolfo Lanciani révèle, en particulier, le rôle culturel confié à l’archéologie, rapidement engagée dans la construction d’une idéologie de la romanité à caractère impérialiste ensuite adoptée par le fascisme.

In 1911, the ideological and political significance conferred to the celebration of the "secular jubilee" for the fiftieth anniversary of the Italian unity encouraged people strongly to emphasize the nation's historic, cultural and ethnographic heritage, which consequently assumed a marked identitarian character. In Rome, the events devoted to culture, to art, to archaeology and history expressed the vindication of the spiritual and intellectual supremacy of the nation's capital city. In that context, the archaeological Exhibition held in Diocletian's thermae and supervised by Rodolfo Lanciani revealed, in particular, the cultural role entrusted to archaeology which rapidly got engaged in building up an ideology of a Romanity imperialistic in character, later to be adopted by fascism.

INDEX

Mots-clés : cinquantenaire de l’Unité italienne, Exposition archéologique, idéologie de la romanité, Lanciani Rodolfo, musée de l’Empire Keywords : archaeological exhibition, fiftieth anniversary of the Italian unity, ideology of Romanity, Lanciani Rodolfo, museum of the Empire

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AUTEUR

DOMENICO PALOMBI

Facoltà di lettere e filosofia Dipartimento di Scienze Storiche, Archeologiche e Anthropologiche dell'Antichità Sapienza - Università di Roma [email protected]

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Giovanni Battista De Rossi, entre archéologie chrétienne et fidélité catholique dans l’Italie de l’Unité

Philippe Foro

1 Dans le contexte difficile des mouvements révolutionnaires du Printemps des Peuples, un jeune homme de 26 ans écrit, à la date du 11 septembre 1848, une lettre au pape Pie IX demandant à ce dernier de prendre sous son patronage les travaux déjà entrepris dans les catacombes. Le solliciteur termine sa missive par une formule sans ambiguïté : « Filius obsequentissimus et fidelissimus1. » Ce jeune homme est Giovanni Battista De Rossi, un des pères de l’archéologie chrétienne (avec le Père Giuseppe Marchi et le Père Raffaele Garrucci, auteur des volumes de la Storia dell’arte cristiana entre 1873 et 1881), celui dont Theodor Mommsen disait : « Avant De Rossi, l’archéologie chrétienne n’était qu’un passe-temps d’amateur ; avec lui, elle est devenue une science2. » Né à Rome le 22 février 1822 à quelques pas du Panthéon, De Rossi est issu d’une famille de la noblesse pontificale et vécut toujours au cœur de la Ville Éternelle, d’abord piazza del Gesù, puis piazza dell’Aracoeli. Son père, Camillo Luigi, proche du cardinal Consalvi, secrétaire d’État de Pie VII, occupe les fonctions de consul du Portugal près du Saint-Siège. Le jeune Giovanni Battista suit des études au collège Romain que tiennent les Jésuites, puis entame des études de droit à La Sapienza. Mais le moment décisif a lieu en 1842 lorsqu’il rencontre le Père Marchi à Sainte Praxède. Commence alors une grande carrière de savant et d’archéologue.

2 Cependant, étudier Giovanni Battista De Rossi implique de ne pas s’en tenir aux seuls travaux archéologiques, si importants soient-ils. Les activités et la vie publique de De Rossi permettent de prendre la mesure de l’œuvre d’un immense archéologue mais également d’analyser le rôle joué par un intellectuel catholique dans l’Italie unifiée de la monarchie des Savoie, au temps du non expedit proclamé par Pie IX en 1874 afin que le monde catholique ne cautionne pas par son vote ce que le pape considère comme une spoliation de la part de l’État unitaire. Mais dans une société largement catholique, se créé en concomitance avec l’élaboration d’une mémoire nationale une autre mémoire, souvent préexistante mais que les événements de l’Unité ravivent : la mémoire

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catholique. Dans quelle mesure un des grands savants catholiques de son temps a-t-il participé à ce renouvellement mémoriel ? Entre foi et archéologie, ralliement et opposition, mémoire nationale et mémoire catholique, telles sont bornes qui permettent de suivre la vie de De Rossi3.

Photographie de Giovanni Battista De Rossi en 1882, à l’âge de 60 ans

Une œuvre dédiée à l’archéologie chrétienne4

3 Tenter une présentation de l’œuvre consacrée par De Rossi à l’archéologie chrétienne est, avouons-le, une sorte de gageure tant elle est ample, occupant cinquante années. L’amitié du Père Marchi permet à De Rossi d’obtenir en 1843 un poste de scriptor à la Vaticane que dirige le cardinal Angelo Mai. Mais cette amitié va surtout lui permettre de travailler dans les catacombes et de se faire connaître par la localisation de la crypte de papes à Saint Calixte grâce à la découverte, en 1849, d’une inscription brisée « RNELIUS MARTYR » lui permettant de l’identifier avec une dédicace dédiée au pape Corneille, mort en exil sous le règne de l’empereur Gallien en 253 et dont la dépouille avait été transportée dans les catacombes de la via Appia. Dès lors, De Rossi travaille jusqu’en 1854 aux cryptes des papes et de Sainte Cécile à la catacombe de Calixte. Son travail est suffisamment remarqué pour qu’il participe à la première réunion de la Commission d’archéologie sacrée le 20 novembre 1851 et qu’un décret pontifical du 6 janvier 1852 institue de manière officielle5. Outre Giovanni Battista De Rossi, en font partie les cardinaux Patrizi et Marini, respectivement vicaire de Rome et préfet des archives vaticanes, le Père Pietro Marchi et le Père Felice Profili, vice-recteur du Séminaire romain, Tommaso Minardi, professeur d’histoire de la peinture à l’Académie pontificale Saint Luc6. C’est le moment où De Rossi se préoccupe de la question de la propriété intellectuelle des fouilles et des travaux effectués. Il écrit à Pie IX afin de défendre les intérêts des chercheurs. Je supplie humblement Votre Sainteté de bien vouloir garantir et assurer pour une période de cinq ans les propriétés littéraires des découvertes qui ont lieu chaque

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jour dans le sous-sol de Rome de manière à ce que, pendant ces années, personne ne puisse utiliser les découvertes mises à la lumière.

4 Le principe en est accepté par le pape le 7 février 1852.

5 Autre signe de la reconnaissance dont bénéficie De Rossi, une lettre de Mommsen, en date du 22 janvier 1854, lui proposant de participer à l’élaboration de la partie chrétienne du Corpus Inscriptionum Latinarum, œuvre initiée par Bartolomeo Borghesi7. Après le décès de ce dernier en 1860, De Rossi est appelé à participer à la commission mise en place par l’empereur Napoléon III pour la publication des œuvres de Borghesi. Par la suite, De Rossi poursuit un travail d’archéologue dont voici quelques phases principales mais non exhaustives : la crypte des Saints Gaius et Eusèbe en 1856, la crypte de Saint Gennaro aux catacombes de Prétextat et les catacombes de Ciriaca sur la via Tiburtina en 1863, les catacombes de Castulo sur la via Labicana (aujourd’hui via Casilina) en 1865, les catacombes de Domitille sur la via Ardeatina en 1867 où est découverte la basilique des martyrs Nereo et Achilleo en 1873, les catacombes de Priscille sur la via Salaria Nuova en 1890. Ces fouilles se faisaient par moment dans des conditions particulièrement difficiles comme en témoigne De Rossi lui-même lorsqu’il pénètre pour la première fois, en 1849, dans une partie non fouillée, ni aménagée, des catacombes des Saints Marcellin et Pierre sur la via Labicana. Me glissant sous les voûtes, m’aidant de mes mains et de mes genoux, je franchis les terres accumulées et à quelque distance j’arrivai à un lucernaire […] ; je le trouvai rempli d’immondices et de cadavres d’animaux jetés de la surface du sol ; un bœuf crevé, tombé depuis peu, était en décomposition. La région que j’abordais était, à n’en pas douter un sanctuaire ; on apercevait les traces de lumière qui l’éclairaient dans l’Antiquité. Mes impressions furent telles que, dominant toute répugnance, fermant la bouche et me pinçant le nez, j’entrai dans les chapelles ; j’y vis les images historiques appartenant à ce cimetière et je lus les noms de Pierre, Marcellin, Tiburce ; Gorgon […]. Encouragé et instruit, j’entrepris, visant le même but, les travaux de Prétextat8.

6 Les fouilles s’accompagnent d’un intense travail de transcriptions et d’écriture pour lequel De Rossi reçoit le soutien de dignitaires de l’Église. Ainsi, le cardinal Teodolfo Mertel, secrétaire de la Congrégation des vêtements sacerdotaux, intervient par une lettre du 12 novembre 1860 auprès de l’archiprêtre d’Ostie afin que celui-ci autorise De Rossi à prendre marbres et inscriptions du palais épiscopal afin de les étudier à loisir9. En 1861, De Rossi publie le premier volume des Inscriptiones Christianae Urbis Romae. À partir de 1863, il édite le Bollettino di archeologia cristiana dont il reste le maître d’œuvre jusqu’à son décès. Les travaux de fouilles sont présentés dans trois importants volumes publiés sous le titre de Roma sotteranea cristiana en 1863, 1867 et 187710. Le premier volume compte 351 pages. Les 80 premières pages sont une synthèse historique des origines des catacombes jusqu’au pontificat de Pie IX. Une importante historiographie du sujet est faite en soulignant l’importance du travail d’Antonio Bosio dans les catacombes à partir de 159311, de son ouvrage posthume de 1634, La Roma sotteranea, réédité à Rome en 1650, à Paris et Cologne en 1659, à Amsterdam en 1671, mais également des livres du Père Giuseppe Marchi, conservateur des cimetières sacrés en 1841, Archittetura della Roma sotteranea cristiana, et de Charles Maitland en 1846, The Church in the Catacombs. A Description of the Primitive Church of Rome. Viennent ensuite une étude des aspects juridiques liés aux catacombes, une présentation de la géologie du sous-sol romain par Michele Stefano De Rossi, géologue de son état et frère cadet de Giovanni Battista. Enfin, De Rossi présente les travaux et les découvertes effectués dans les catacombes de Saint Calixte avec un extraordinaire travail de reproductions

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graphiques des fouilles et des lieux. Si le deuxième volume est centré à nouveau sur le cimetière de Saint Calixte, le troisième et dernier est surtout consacré aux cimetières situés entre la via Appia et la via Ardeatina, au cimetière de Generosa, proche de la via Portuense.

7 L’influence scientifique de Giovanni Battista De Rossi dépasse largement le cadre de la péninsule italienne. Son travail sert de modèle, entre autres, aux Français Edmond- Frédéric Le Blant qui publie en 1856 le Recueil des inscriptions chrétiennes des Gaules antérieures au VIIIe siècle, l’abbé Joseph Alexandre Martigny, auteur en 1865 du Dictionnaire des antiquités chrétiennes et traducteur à partir de 1867 du Bollettino di Archeologia cristiana, Mgr Louis Duchesne, directeur de l’École Française de Rome de 1895 à 1922 et dont la vocation scientifique s’est précisée auprès du savant italien12 ; l’Allemand Franz Kraus, promoteur de la Real Encyclopädie der Christlichen Altertümer ; l’Espagnol Aureliano Fernández-Guerra, professeur à Grenade, membre de l’Académie royale d’Espagne en 1857 et initiateur de l’archéologie chrétienne espagnole13. Sa réputation lui vaut également une invitation à l’exposition universelle de Paris de 1867 où il présente le fac-similé d’un cubiculus des catacombes de Saint Calixte.

8 Catholique et archéologue, Giovanni Battista De Rossi le fut indéniablement. Nous verrons ultérieurement que De Rossi a participé au développement d’une mémoire catholique dans l’Italie unitaire. Mais sa foi a-t-elle pesé sur les conclusions de ses travaux ? « Archeologum non theologum facio » se plaisait-il à dire. Le Père Annibale Capalti, professeur à La Sapienza et fait cardinal par Pie IX en 1868, avait prévenu De Rossi des dangers de sa position. L’usage maintient une foule de vieux récits auxquels personne ne croit. Vos études vous amèneront à les examiner de près. Si vous les présentez comme vrais, vous passerez, non pour un sot, car cela n’est pas possible, mais pour un homme dépourvu de probité scientifique. Si vous les écartez, il se trouvera des hypocrites pour crier au scandale et des imbéciles pour les croire ; de là, pour vous, beaucoup d’ennuis14.

9 Sur deux aspects précis, De Rossi est allé contre les habitudes. Le 21 décembre 1862, il présente un mémoire – qui donna lieu à un article en 1864 dans le Bollettino di Archeologia cristiana – sur la question des vases de sang devant la Congrégation des Rites sacrés. En 1667, le pape Clément IX crée la Congrégations des Très saintes Reliques plus particulièrement chargée de la reconnaissance des tombes des martyrs. Un des critères retenus était la présence de vases à proximité des lieux de sépultures et qui passaient pour avoir recueilli le sang des martyrs. De Rossi récuse ce critère en montrant que les vases dits « de sang » ne sont, pour la plupart, que des lampes ou des récipients ayant servi à orner des sépultures. D’autre part, il lutta contre la tendance à transposer le culte des martyrs des IIIe et IVe siècles aux temps apostoliques et ce à un moment où le catholicisme ultramontain du XIXe siècle développe pèlerinage et dévotion sur les lieux de sépultures romaines des « témoins de la foi15. » Certes, avant le IIIe siècle, la sépulture de Pierre au Vatican a été l’objet d’une attention et d’une vénération particulières liées au statut de l’apôtre16. Mais c’est le IIIe siècle qui voit à la fois l’Église, vers 230, prendre en main l’administration et l’organisation des cimetières chrétiens et l’État romain ordonner des persécutions générales à l’échelle de l’Empire alors que jusque là, celles-ci avaient été ponctuelles quoique brutales. Trois grandes persécutions jalonnent la seconde moitié du IIIe siècle et le début du IVe siècle : sous Dèce en 250, Valérien en 257-259, Dioclétien en 303-305, sans doute la plus dure et qui se poursuivit quelques années sous Galère et Maximin Daia en Orient17. C’est au même moment et après l’édit

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de tolérance de Galère en 311 puis la reconnaissance officielle du christianisme par l’édit de Milan de Constantin que s’est développé le culte des saints martyrs qui devenaient les compagnons invisibles du fidèle18. Mais, s’il est vrai que De Rossi a contribué à apporter une attention scientifique à l’archéologie chrétienne, n’a-t-il pas eu tendance à rechercher avant tout les tombes des martyrs chrétiens, délaissant d’autres aspects des catacombes ? Si cela n’est pas à exclure, il serait alors représentatif du milieu culturel de son temps.

Giovanni Battista De Rossi et la vie publique

10 Il est possible de suivre l’implication politique de De Rossi dès les événements révolutionnaires de 1848-1849. En effet, la famille De Rossi quitte Rome au moment du départ du pape, le 24 novembre 1848, suivi quelques semaines plus tard de la proclamation de la République Romaine le 9 février 1849. Pie IX se réfugie à Gaète chez Ferdinand II de Bourbon, roi des Deux Siciles. La famille De Rossi regagne la Ville Éternelle en même temps que le Souverain Pontife en avril 1850 mais Giovanni Battista est revenu à la suite du retour à l’ordre effectué par les troupes françaises du général Oudinot en juillet 1849. Cette attitude montre une réelle fidélité au Souverain Pontife à un moment de mise en cause de son pouvoir temporel, indiquant par là même une indéniable réticence vis-à-vis du processus unitaire italien. Significative est l’expression de « tempête » qu’il utilise à propos des mouvements de 1848 et 184919. Avec l’entrée des troupes royales à Rome, le 20 septembre 1870, l’unité politique est terminée, si l’on excepte les provinces italophones de l’Empire austro-hongrois. Le pape s’estime prisonnier au Vatican à la suite de ce qu’il considère comme une politique spoliatrice de la part de l’État italien. L’archéologie chrétienne subit par moment les contrecoups de la nouvelle situation politique. Dans le troisième volume de La Roma sotteranea, De Rossi rapporte que le propriétaire d’un terrain au-dessus du cimetière de Praetextatus – et jusque-là consentant aux travaux de recherches – a porté plainte contre le cardinal-vicaire pour usurpation de terrain, empêchant ainsi les fouilles entre 1870 et 1872, moment où la justice italienne repousse la plainte20. Sur le plan politique, en 1874, la Pénitencerie Apostolique proclame le non expedit demandant aux catholiques de ne pas cautionner le nouvel État par leurs votes. N’imaginons pas une attitude totalement rigide. Entre les ultras catholiques et les anti-cléricaux invétérés, existe une large majorité pour un accommodement en particulier au moment des scrutins locaux, comme le conseille le premier congrès catholique italien réuni à Venise en juin 1874. De plus, en 1876, l’intellectuel catholique Guglielmo Audisio publie l’ouvrage Della società politica e religiosa dans lequel il prône un compromis entre l’État et l’Église, thèse que défend le journal florentin La Rassegna nazionale (La revue nationale), fondé en 1879, et dont les membres du comité directeur se disent « conservateurs et amis du progrès, catholiques et Italiens ». Dans ce contexte politique, qu’en est-il de Giovanni Battista De Rossi ?

11 L’archéologue semble pouvoir être classé parmi ces catholiques à la fois fidèles et modérés. Sur le plan institutionnel, il repousse tous les postes et honneurs venant de l’État italien. Il refuse une charge de professeur d’archéologie chrétienne à La Sapienza, une place au sein de la prestigieuse Accademia dei Lincei fondée en 1603. Cette attitude de retrait lui vaut l’absence de tout représentant du gouvernement lors de la célébration de son 70e anniversaire. Mais la course aux places prestigieuses ne semble

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pas être un de ses objectifs car il renonce également au poste de préfet des archives vaticanes. Par contre, il est nommé secrétaire de la Commission d’archéologie sacrée en 1874 et préfet du musée Pio cristiano au Vatican par un décret de Léon XIII du 23 octobre 1878. Ce poste lui permet, en plus de toutes ses autres activités intellectuelles et de recherches, de publier en 1889 un inventaire de l’art chrétien au Vatican à propos duquel Lucina Vattuone a pu écrire : La constante préoccupation de De Rossi pour une rigoureuse organisation scientifique du Musée sacré est un témoignage ultérieur de son engagement à définir et à conserver scientifiquement le patrimoine historique et artistique que le Saint-Siège avait et a le devoir de patronner21.

12 Sur le plan politique, il ne nous a pas été possible de vérifier si De Rossi s’était abstenu lors des diverses élections législatives organisées après 1870. Par contre, il s’engage dans la vie municipale de Rome. D’un part, il fait partie de la commission archéologique municipale, mise en place le 24 mai 1872, aux côtés de Pietro Rosa, Rodolfo Lanciani, Virgilio Vespignani. La même année, une loi est adoptée faisant de la commune de Rome le propriétaire des objets trouvés lors des fouilles. À partir de 1880 et jusqu’à sa mort, De Rossi est également membre du conseil municipal dominé par une majorité de catholiques modérés et de libéraux regroupés dans l’Union libérale et l’Union catholique que soutiennent le pape Léon XIII, le cardinal Lodovico Jacobini, secrétaire d’État de 1880 à 1887, et le cardinal Raffaele Monaco Della Valetta, camerlingue du Sacré Collège de 1880 à sa mort en 189622. De Rossi intervient sur les questions de patrimoine archéologique. Il est à l’origine de l’ordre du jour voté à l’unanimité le 21 juin 1882 : Considérant les conditions spéciales de la cité de Rome, et comme il n’est pas possible de prévoir la position précise et la qualité des monuments artistiques et historiques qui seront mis au jour à l’occasion de l’exécution du plan régulateur ou de l’agrandissement de la ville, le Conseil déclare que les dispositions contenues dans ce plan pourront être modifiées par l’administration communale lorsque leur réalisation ferait courir le risque d’altérations ou de destructions de tout monument important pour l’histoire ou pour l’art23.

13 Le 7 juillet 1882, il fait connaître son opposition à la construction du théâtre national à l’emplacement supposé du temple du Soleil érigé par Aurélien. Nouvelle opposition, énoncée le 3 avril 1883, à propos de l’édification du monument à Victor-Emmanuel II sur les flancs du Capitole, « le point le plus important de la topographie et de l’histoire romaine […] qui appartient à toutes les nations civilisées ». Cependant, aussi bien la commission archéologique que le pouvoir municipal ne semblent pas avoir été fort efficaces pour éviter spéculations et abus divers. La politique d’urbanisme à Rome est critiquée par Theodor Mommsen, Ferdinand Greorovius, Hermann Grimm, auteur en 1886 d’un livre au titre évocateur Vernichtung Roms (La destruction de Rome). Néanmoins, en collaboration avec Lanciani, De Rossi parvient à éviter la destruction du ghetto et du portique d’Octavie, à obtenir des travaux de consolidation de certains secteurs des murailles d’Aurélien et des Thermes de Dioclétien qui sont choisis, en 1893, pour abriter le Musée national romain qu’un décret royal a institué le 7 février 1889.

Une mémoire catholique

14 Giovanni Battista De Rossi a participé à faire des catacombes un lieu de mémoire catholique comme l’État unitaire a voulu faire de la commémoration du 20 septembre

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1870, date de l’entrée des troupes italiennes dans Rome, ou du Panthéon, transformé en basilique royale accueillant les dépouilles des souverains de la Maison de Savoie, un moment et un lieu de la mémoire nationale24. Très vite, les catacombes sont liées au Saint-Siège. Le 27 mai 1852, De Rossi guide Pie IX dans les fouilles des catacombes de Domitille25. Il fait de même, le 11 mai 1854, dans celles de Saint Calixte où le Pontife visite la crypte des papes, puis le 22 novembre 1863 la crypte de Sainte Cécile. Les résultats scientifiques de l’archéologie chrétienne sont perçus comme un élément de promotion du catholicisme. Au moment de la fondation de la commission d’archéologie sacrée, Il Giornale di Roma du 7 février 1852 fait connaître au public les désirs de Pie IX en la matière : Sa Sainteté, souhaitant autant que faire ce peut contribuer à la croissance de notre Auguste Religion, a voulu qu’aient lieu avec régularité des fouilles dans les catacombes chrétiennes, que l’on conserve au mieux les monuments illustrant si hautement l’histoire des premiers siècles de l’Église.

15 C’est un état d’esprit identique que l’on trouve dans l’éditorial de De Rossi dans le premier numéro du Bulletino di archeologia cristiana : « Le renouveau (de l’archéologie chrétienne) en notre siècle est peut-être un remède que nous donne la Divine Providence contre tant et tant d’erreurs et prépare de nouveaux triomphes pour la vérité et pour la Foi. » Les catacombes deviennent ainsi un lieu historique et un « lieu théologique » selon la formule du cardinal français Louis-Édouard Pie. Ainsi, le 22 novembre 1857, est instituée la fête de Sainte Cécile aux catacombes de Saint Calixte.

16 Les catacombes sont présentées comme des lieux insignes de la mémoire chrétienne, comme l’écrit Giovanni Battista De Rossi en 1864, dans son introduction du premier volume de la Roma Sotteranea : Les antiques cimetières chrétiens fouillés dans les entrailles du sol romain, gloire singulière dont la Divine Providence a privilégié notre Rome par rapport à toutes les autres cités qui ont été visitées par des fidèles de toute origine et de toute langue des premiers siècles jusqu’à environ le IXe siècle […]. J’entreprends de décrire minutieusement cette mystérieuse cité des siècles héroïques du christianisme, en redécouvrir les monuments disparus et en faire l’histoire, et tant que la force m’en sera donnée, je dois commencer par rappeler ceux qui m’ont précédé dans ce dur labeur.

17 Comme un écho, le pape Pie IX souligne, lors de la présentation du premier volume de la Roma sotterranea, « le bénéfice que l’Église et sa tradition avaient tiré des preuves monumentales aussi inattaquables ». Significatif est le contenu de l’avertissement distribué aux fidèles et visiteurs à partir de 1866 dans les diverses catacombes. On peut y lire : Parmi les innombrables martyrs déposés dans les catacombes romaines, quelques- uns sont célèbres pour l’héroïsme de leur vie et par leur glorieuse mort, laissant un nom des plus illustres dans les annales de l’Église naissante. À peine l’ère des persécutions terminée par Constantin, leurs cryptes devinrent des sanctuaires fréquentés par des fidèles de toute nation avec une foi fervente. Un grand pontife, Damase Ier, entretint toute sa vie ces tombes si célèbres dans l’histoire chrétienne. Alors, sur ces cimetières souterrains, surgirent des oratoires dédiés aux saints les plus fameux et les cryptes revêtues de marbres précieux, ornées de colonnes et d’inscriptions solennelles. […] Mais après le IXe siècle, la misère des temps et les calamités publiques dépassèrent les efforts des pontifes romains et les précieux monuments vénérés et visités pendant des siècles disparurent peu à peu dans la ruine, les ténèbres et l’oubli. La Divine Providence avait réservé à notre époque la résurrection des antiques

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sanctuaires des martyrs. Un nouveau Damase fit rechercher et mettre à la lumière les monuments des siècles héroïques du christianisme. La science et la foi, en un bel accord, profitèrent de découvertes si lumineuses26.

18 La Commission d’archéologie sacrée, dont Giovanni Battista De Rossi devient secrétaire en 1874, se fait elle-même l’écho du culte des martyrs dont l’histoire plonge dans les siècles. Ainsi, sa séance du 22 septembre 1866 est consacrée au rappel historique des cultes rendus aux martyrs pendant les siècles passés27. La vivification des catacombes comme lieu de mémoire passe par la rénovation du Collegium Cultorum martyrum que Saint Philippe de Neri avait créé en 1578 aux catacombes de Saint-Sébastien. Dès le début des années 1870, De Rossi initie des visites – la première a lieu le 22 novembre 1870 à la crypte de Sainte Cécile – organisées autour d’une conférence archéologique suivie de prières. Parmi les premiers participants à ces moments on compte des étudiants de De Rossi comme Orazio Maruchi, auteur d’une première biographie de son maître en 1901, Enrico Stevenson, Mariano Armellini, le Père Adolfo Hytreck. Le pape Léon XIII reconnaît officiellement le nouveau Collegium le 2 février 1879. De Rossi en devient le Magister en 1888, succédant ainsi à Mgr Antonio De Waal (1879-1888). Régulièrement des visites agrémentées de conférences, suivies par une messe, sont organisées dans les diverses catacombes de Rome, en particulier à la suite de la fondation de la Società dei Cultori di Archeologia en décembre 1875 par le Père Luigi Bruzzo. Pour le jubilé épiscopal du pape, en 1888, un volume rassemblant les conférences d’archéologie chrétienne tenues entre 1875 et 1887 est offert au Souverain Pontife. De Rossi donne sa dernière conférence publique le 27 avril 1893 aux catacombes de Domitille. Après le décès de celui-ci, le Collegium cultorum continue d’importantes activités, en particulier en 1903 pour les commémorations des persécutions de Dioclétien de 303.

19 En mai 1893, Giovanni Battista De Rossi est frappé par une attaque qui le paralyse du côté droit. Il continue néanmoins en se mettant à écrire de la main gauche. Léon XIII met à sa disposition un appartement dans la résidence pontificale de Castel Gandolfo. Sa santé décline nettement pendant l’été 1894, au moment où se tient à Salona, dans la Croatie austro-hongroise, le premier congrès d’archéologie chrétienne. Il meurt le 20 septembre 1894, entouré de sa femme, de sa fille, de son gendre et du frère franciscain qui l’assistait depuis son accident cérébral. Ses dernières paroles audibles que les témoins ont rapportées sont : « Tous les Saints martyrs, priez pour moi. » Il est enterré dans le cimetière du Verano. Le 18 novembre, Augusto Grassi exprime le désir que « le fondateur de la nouvelle science archéologique chrétienne ait le repos éternel sur le lieu de ses triomphes, sur les catacombes de Saint Calixte. » Il faut attendre un siècle pour que le souhait du disciple de De Rossi soit concrétisé. Le 27 avril 1992, la Commission pontificale d’archéologie sacrée décide officiellement le transfert de la dépouille dans la tricora de Saint Calixte, ce qui a lieu pour le centième anniversaire de la mort de De Rossi. Depuis, ce dernier repose dans ses œuvres.

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NOTES

1. Archivio segreto Vaticano, archivio particolare di Pio IX, n° 443. 2. Cité in L. DUCHESNE, Bulletin critique 15 (1894), p. 372, à l’occasion d’un hommage rendu à la suite du décès de Giovanni Battista De Rossi. 3. On peut se reporter à A. BARUFFA, Giovanni Battista De Rossi, l’archeologo esploratore delle catacombe, Libreria editore Vaticana, 1994 ; Giovanni Battista De Rossi e le catacombe romane, Mostra fotografica e documentaria in occasione del primo centenario della morte di Giovanni Battista De Rossi (1894-1994), Pontificia commissione di archeologia sacra, 1994. 4. Si l’œuvre de Giovanni Battista De Rossi est largement dominée par ses travaux d’archéologie chrétienne, il s’est également intéressé à la topographie de la Rome antique mais aussi à la période du Haut Moyen-Âge. Citons, parmi de nombreuses publications, “L’ara massima ed il tempio d’Ercole nel Foro Boario”, Istituto di corrispondenza archeologica, dicembre 1853 ; “De la détermination chronologique des inscriptions chrétiennes”, Revue archéologique, 1862 ; “L’inscription du tombeau d’Hadrien Ier composée et gravée en France par ordre de Charlemagne”, Mélanges d’archéologie et d’histoire de l’École française de Rome 8 (1888). Dans le cadre de cette communication, sera privilégié son travail dans les catacombes. 5. Dans le décret fondateur, il est précisé que la commission est instaurée « pour la plus efficace tutelle et surveillance des cimetières et des antiques édifices chrétiens de Rome et de ses alentours, pour la fouille systématique et scientifique et l’exploration de ces mêmes cimetières, pour la conservation et la garde de ce que les fouilles retrouveront et ramèneront à la lumière ». La dénomination de la Commission d’archéologie sacrée change en 1925, sous le pontificat de Pie XI, devenant la Pontificia Commissione di Archeologia Sacra et les nouveaux locaux de la via Napoleone III sont inaugurés le 11 février 1928. 6. Commissione di Archeologia sacra, processi verbali, volume 1, p. 23. L’occasion m’est donnée de remercier la Dotoressa Raffaella Giuliani pour l’accueil qu’elle m’a accordé afin de travailler aux archives et à la bibliothèque de la Commission pontificale d’archéologie sacrée. 7. Dans la préface du troisième volume de 1873, Mommsen indique la contribution de De Rossi. En 1892, il lui dédicace le volume Ephemeris epigraphica. Corpus Inscriptionum latinarum supplementum. 8. Cité in H. CHÉRAMY, Les catacombes romaines, Paris, Flammarion, 1932, p. 117. 9. Archivio segreto Vaticano, spoglio Pio IX, busta 5, fasc 3, n° 197. 10. Les trois volumes de la Roma sotterranea cristiana ont été consultés à la Biblioteca nazionale di Roma. Les deux premiers volumes ont été traduits en anglais par William Brownlow en 1869, en français par Paul Allard en 1872, en allemand par Franz Kraus en 1873. 11. L’intérêt pour les catacombes a été ravivé par la découverte fortuite en 1578, au cours d’un chantier sur la via Salaria, de catacombes que visita l’historien et humaniste Cesare Baronio, général de l’Oratoire et cardinal en 1596. À partir de 1593, Antonio Brosio entreprend des fouilles sur les voies Appia, Labicana, Nomentana, Salaria, Flaminia, Ostiense, Latina, repérant une trentaine d’entrées de cimetières. 12. B. WACHÉ, Monseigneur Louis Duchesne, Rome, École française de Rome, 1992, p. 4. Pour les 70 ans de Giovanni Battista De Rossi, Mgr Duchesne publie les Mélanges G.B. De Rossi en hommage au maître. 13. Voir J. MAIER ALLENDE, “Aureliano Fernández-Guerra, Giovanni Battista De Rossi y la arqueología paleocristiana en la segunda mitad del siglo XIX” in J. BELTRÁN FORTES, B. CACCIOTTI, B. PALMA VENETUCCI (éd.), Arqueología, coleccionismo y antigüedad. España e Italia en el siglo XIX, Sevilla, Universidad de Sevilla, p. 299-349. Je remercie vivement Grégory Reimond-Pandelé qui m’a indiqué cette utile contribution.

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14. Cité in L. DUCHESNE, “Giovanni Battista De Rossi”, Revue de Paris 5 (1894), p. 720-721. 15. Voir l’article de P. BOUTRY, “Les saints des catacombes, les itinéraires français d’une piété ultramontaine (1800-1881)”, Mélanges de l’École Française de Rome 91 (1979-2), p. 875-930. 16. Voir E. KIRSCHBAUM, Les fouilles de Saint-Pierre de Rome, Paris, Plon, 1960 ; J. WALSH, Le tombeau de Saint-Pierre, Paris, Cerf, 1984 ; D. CASALINO (dir.), Saint-Pierre de Rome, Paris, Citadelles & Mazenod, 2000. 17. M.-F. BASLEZ, Les persécutions dans l’Antiquité. Victimes, héros, martyrs, Paris, Fayard, 2007, p. 345-355. 18. Formule reprise du titre du chapitre III de l’ouvrage de P. BROWN, Le culte des saints. Son essor et sa fonction dans la chrétienté latine, Paris, Cerf, 1996. 19. G.B. DE ROSSI, La Roma sotteranea cristiana descrita ed illustrata dal Cavaliere G.B. De Rossi pubblicata per ordine dalla Santità di Nostro Signore, Papa Pio Nono, I, 1864, p. 71. 20. DE ROSSI, La Roma sotteranea, III, 1877, p. IX de l’introduction. 21. L. VATTUONE, “La pubblicazione degli inventatori del museo sacro della biblioteca apostolica vaticana redatti da G.B. De Rossi”, in Acta XIIIe congressus internationalis archeologicae christianae, Città del Vaticano-Split, 1998, p. 354. 22. Pour les évolutions politiques à Rome à cette époque, on peut se reporter à A. CARACCIOLO, Roma capitale dal Risorgimento alla crisi dello stato liberale, Roma, editori Riuniti, 1999 (1re éd. 1956) ; Storia di Roma dall’Antichità a oggi. Roma capitale (a cura di V. VIDOTTO), Roma-Bari, Laterza, 2002. 23. Les comptes rendus des séances du conseil municipal sont consultables à l’Archivio capitolino. 24. Voir sur cette question, les trois volumes coordonnés par M. ISNENGHI, I luoghi della memoria, Roma-Bari, Laterza, 1997. Une partie de cette étude a été traduite en français sous le titre L’Italie par elle-même. Lieux de mémoire italiens de 1848 à nos jours, préface de G. PÉCOUT, Paris, éditions Rue d’Ulm, 2006. 25. Pie IX n’est pas le premier pape de l’époque contemporaine à avoir visité des catacombes. Grégoire XVI visite, en 1838, la partie aménagée en 1769, au début du pontificat de Clément XIV, des catacombes des saints Marcellin et Pierre ; en 1844, il fait de même aux catacombes de sainte Agnès sur la via Nomentana. 26. Cité in A. NESTORI, “G.B. De Rossi e la pontificia commissione di archeologia sacra”, in A. BARUFFA, Giovanni Battista De Rossi, l’archeologo esploratore della catacombe, p. 185-204. 27. Commissione di Archeologia Sacra, processi verbali, I, p. 529-533. Il convient également de noter le lustre tout particulier accordé par l’Église au 18e centenaire des martyres de Pierre et Paul en 1867.

RÉSUMÉS

Né en 1822 à Rome, Giovanni Battista De Rossi est un des brillants représentants de l’école historique et archéologique italienne du XIXe siècle. Faisant partie des pères de l’archéologie chrétienne contemporaine, fidèle au Saint-Siège, De Rossi a été confronté à sa double identité d’Italien et de catholique au moment où l’unité de la péninsule se construisait en partie contre le pouvoir temporel de la papauté. Important savant, il a tenté de concilier mémoire catholique et intervention dans les affaires publiques en participant à la vie politique municipale de la Ville éternelle.

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Born in 1822 in Rome, Giovanni Battista De Rossi is one of the brilliant representatives of the XIXth century historical and archaeological Italian school. As one of the founding fathers of the contemporaneous archaeological school, and a faithful adherent to the Holy See, De Rossi was confronted with his double identity as Italian and Catholic at a time when the unity of the peninsula was being built partly against the temporal power of the papacy. As a major scientist, he tried to conciliate Catholic memory and intervention in public affairs by participating in the municipal political life of the Eternal City.

INDEX

Mots-clés : De Rossi Giovanni Battista, catacombes, archéologie chrétienne, commission d’archéologie sacrée, unité italienne, mémoire catholique Keywords : De Rossi Giovanni Battista, catacombs, Christian archaeology, committee for sacred archaeology, Italian unity, Catholic memory

AUTEUR

PHILIPPE FORO

PLH-ERASME (ea 4153) Université de Toulouse (utm) [email protected]

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The “Società Magna Grecia” in Fascist Italy*

Nathalie de Haan

The serious crisis that troubles Italy, still tormented after years of war, makes it difficult for the government to fulfil its task of satisfying the spiritual needs of the Country. […] Nowadays it is an act of real Italianità to support, even on a small scale, not only social initiatives, but also those that focus on the conservation and valorisation of the country’s natural beauty and cultural heritage. That is why we, Friends of the Mezzogiorno, plan to found a Society that aims at the protection of one of the richest, but also most forgotten regions of our country: ancient Magna Grecia.

1 This statement was published in October 1920, in a circular letter sent to numerous members of the upper class of Italian society1. This letter announced the founding of the Società Magna Grecia, and was a call for membership2. The actual initiative was taken by Umberto Zanotti Bianco and Paolo Orsi, supported by a group of friends. In the first fourteen years of its existence, the Società Magna Grecia financed and initiated numerous excavation and restoration projects in Southern Italy focusing on the archaeological remains of the Greek and Byzantine past. The Società Magna Grecia was an autonomous society that worked together with the state controlled soprintendenze.

2 This contribution starts with a brief portrayal of the “founding fathers” of the Società Magna Grecia, Umberto Zanotti Bianco and Paolo Orsi. Their objectives are explored, followed by a description of the way the Società organized its projects. A sketch of the network of individuals behind the Società is necessary as well. Finally, the way the fascist regime reacted to the Società Magna Grecia, ultimately dissolved in 1935, is discussed briefly. As I have argued elsewhere, this reaction was various and incoherent, seeming to reflect the troubles the regime had in ways to evaluate the Greek past of

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Italy3. The regime’s inconsistent treatment of the Società Magna Grecia provided room for Zanotti Bianco, the director, and many of his friends, who were in part antifascist. At the same time, the antifascist position of some of its leading members, Zanotti Bianco in primis, seems to have been one of the main reasons for the suppression of the Società by the fascist government.

Umberto Zanotti Bianco and Paolo Orsi

3 Umberto Zanotti Bianco was born in 1889 on the island of Crete as the son of an Italian father, a diplomat, and a Scottish mother4. The aristocratic Zanotti Bianco family was financially well off: Umberto was never on anyone’s payroll. His aristocratic and his international family background would turn out to be of vital importance in his later life. After the devastating earthquake that struck large parts of Sicily and Calabria in December 1908, young Zanotti Bianco travelled to Calabria early in 1909. He was encouraged to do so by one of his schoolteachers in Turin, Padre Semeria, and by Antonio Fogazzaro, a well-known writer who inspired Zanotti Bianco a great deal. Zanotti Bianco was shocked by the poverty that he found on his first stay in Southern Italy. It was obvious that the misery he saw was not only the outcome of a natural disaster, but to a large extent the result of structural neglect. For Zanotti Bianco, who was raised with the intellectual legacy of Giuseppe Mazzini, the enormous social problems of Southern Italy were a serious obstacle for a truly united Italy. Action, in the Mazzinian sense, was not seen as a choice, but as a duty. As a result, in 1910, Umberto Zanotti Bianco founded, together with Giovanni Malvezzi and Tommaso Gallarati Scotti, the Associazione Nazionale per gli Interessi del Mezzogiorno d’Italia (the National Association for the Interests of the Mezzogiorno in Italy, ANIMI)5. The three of them knew each other in the circle of admirers around Fogazzaro and had been close friends since 1908, especially after their travel together in Calabria6. During that same stay, Zanotti Bianco met Giuseppina Le Maire, who he would work with on many social and cultural projects until her death in 1937. It is obvious from the outset that Zanotti Bianco, despite his young age, had great organisational abilities and that he was very talented in mobilising others for his ideals. Senator Leopoldo Franchetti, for example, willingly agreed to act as president of ANIMI. Very soon Zanotti Bianco was working fulltime for the Association while also studying law in Rome. He spent most of his time in Reggio Calabria, where ANIMI opened an office in 1911, living off a small allowance from his father. He worked with great passion, constantly travelling in Calabria, founding infant and elementary schools and libraries. The first adult literacy campaigns were also soon started.

4 From the beginning, Zanotti Bianco drove the educational and cultural programs of ANIMI. In his view, cultural education was an important tool for the emancipation of the people. Decisive in this respect had been his encounter with the archaeologist Paolo Orsi in 1911, on board a steamship in the Strait of Messina7.

5 Paolo Orsi (1859-1935) was at that time soprintendente of Sicily and Calabria and director of the Archaeological Museum at Syracuse8. Undoubtedly, Orsi was impressed by this young man who devoted his time and energy to this region of Italy, probably because Orsi himself had dedicated most of his archaeological career to the cultural heritage of Southern Italy, especially Sicily and Calabria. In fact, Paolo Orsi and Umberto Zanotti Bianco had a lot in common. Both men came from Northern Italy (Orsi was born in

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Rovereto) and shared a deep love for the Mezzogiorno. For both of them, committed citizens of the still young Italian nation, it was only logical to devote their time and energy to the benefit of that nation.

6 Soon after their first meeting, they started a correspondence and Orsi asked if Zanotti Bianco could help to find money for the restoration of Byzantine churches in Calabria9. The requests for money from Orsi were received with favour by Zanotti Bianco, who became more and more convinced that knowledge of the glorious ancient and Byzantine past would restore the scattered identity of a region regarded as backward by the rest of Italy. Hence, the archaeological remains and monuments were landmarks deserving attention and study. This was exactly the point where Orsi’s and Zanotti Bianco’s ideas converged. Orsi certainly played an important role in the first period of ANIMI’s existence, in which Zanotti Bianco became aware of the value of the past as a weapon in the present to fight poverty and backwardness. Orsi would become his mentor and a close friend until his death in 1935, despite a difference of age of thirty years. It was Orsi who trained Zanotti Bianco as an archaeologist, directly in the field, during various excavation and survey projects in the 1920s. Zanotti Bianco, who had a degree in law, not in classical archaeology, was a dedicated and diligent student. His sketchbooks from projects in the 1930s show furthermore that he was a good draughtsman10. Knowing his limits, however, he never directed excavations projects alone, always working together with academically trained and experienced archaeologists.

The “Società Magna Grecia”

7 The shared commitment of Umberto Zanotti Bianco and Paolo Orsi to the archaeological heritage of Southern Italy resulted in the founding of the Società Magna Grecia soon after , in 1920. The aim of the Società was to promote research on the Greek remains in Southern Italy, the region called Magna Graecia (Megalè Hellas) since ancient times. Orsi and Quintino Quagliati, the soprintendente of Apulia, were appointed as presidents, and Zanotti Bianco became the executive director11. In the beginning the Società had a central seat in Rome and an additional department in Milan. Later on departments in Turin and Naples were founded. The Società organized lectures, occasionally even art fairs, to collect money. Brochures informing the members of the Società on projects and initiatives were published from the start on a regular basis.

8 The Società was independent of ANIMI. As the executive director Zanotti Bianco acted as fundraiser and dealt with the archaeologists responsible for the various state run Antiquity Services (the soprintendenze) in Southern Italy. The common practice was for the Società Magna Grecia to raise money from private individuals, companies and institutions. This money was spent by the soprintendenze in various excavation and editorial projects selected by the Società. The soprintendenze were responsible for the excavations carried out by their own archaeologists and workmen.

9 In the 1920s and early 1930s the Società Magna Grecia paid for the projects of the soprintendenze of Naples, Calabria, Apulia and Sicily, at the sites of Hipponium (Vibo Valentia), Taranto, Serra d’Alto (a prehistoric site), Syracuse, Metapontum, Velia, Sybaris and Himera12. Under the aegis of the Byzantine section (Sezione Bizantina medioevale) established in 1932, several Byzantine churches were restored.

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Furthermore, a photography campaign in Apulia provided a complete documentation of the frescoes in many cave chapels in that region13. This section of the Società was supervised by the Milanese art-historian Alba Medea, who was a lifelong friend of Zanotti Bianco.

10 Zanotti Bianco turned out to be a very skilful fundraiser for the many projects that took place under the aegis of the Società Magna Grecia. Private persons or institutions, e.g. libraries, could take a subscription to the publications of the Società. Of vital importance were the Atti e Memorie della Società Magna Grecia, a scholarly journal with high standards that was published annually between 1926 and 1932. Editor-in-chief was Zanotti Bianco.

11 A number of benefactors immediately donated large sums of money. The list of members of the year 1931 reveals the involvement of the royal family, of many aristocrats, of banking and financial institutions, of cultural institutions, scholars and cultivated individuals in both Italy and abroad14. To give just a few examples: King Vittorio Emanuele III was socio perpetuo, as were banks such as the Banca Commerciale Italiana and the Banca Monte de’ Paschi at Siena. Among members were the Biblioteca Hertziana and various other foreign Schools and Academies in Rome, and individual scholars such as Eugenia Strong, Bernard Berenson, Amedeo Maiuri, and Giulio Emanuele Rizzo. Even the Confederazione Nazionale Fascista del Commercio at Rome was member (socio perpetuo), as was the Federazione Provinciale Fascista del Commercio Napoli. This seems to indicate that Zanotti Bianco was not averse to some pragmatism if it served his own goals.

12 The way that the Società operated was special for several reasons. First, archaeological research on such a large-scale basis focussing on the Greek remains of Southern Italy had never taken place before the creation of the Società Magna Grecia. Secondly, all research was done by the soprintendenze, the Società was not an additional archaeological institution but made use of the existing organizations. The money involved, however, was private. The success in fundraising can also be explained by Zanotti Bianco’s promptness to announce results and projects in newspapers and magazines whenever he could, his ample use of photography and his ability to “translate” scholarly results for a wider audience. By selecting and scheduling its projects the Società claimed an important role in the archaeological research agenda of Southern Italy.

The Società Magna Grecia and the networks behind it

13 The first circular letter, cited above, marking the founding of the Società, was signed by fourteen individuals. All fourteen members of this founding committee held influential positions in Italian society, formally or informally. Scholars, politicians, government officials and persons with careers or close ties in the cultural world took a place on the committee. Aristocracy was well represented. Later brochures of the Società usually listed all names of this founding committee, the soci fondatori as they were called: Sofia Cammarota Adorno, Eleonora Duse, duchessa Amelia Gallarati Scotti, Maria Gallenga, Giuseppina Le Maire, contessa Silvia Manzoni, Carolina Maraini, principessa Adelina di Strongoli, barone Alberto Blanc, professore Giacomo Cenni, generale Mario Moris, senatore Corrado Ricci, ingegnere Enrico Vismara, dottor Umberto Zanotti Bianco15.

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14 Sofia Cammarota Adorno was daughter of a former Senator, Giuseppe Cornero, and married to Gaetano Cammarota Adorno, who held a high position in the Ministry of Education. She had been active in social projects in Reggio Calabria in the years after 1910 and had become a close friend of Zanotti Bianco in that period16. Eleonora Duse was a famous actress at that time. Amelia Gallarati Scotti is probably a younger sister of Tommaso, Zanotti Bianco’s good friend and co-founder of ANIMI. Stemming from a family that played an important role in artistic and intellectual circles at Rome, Maria Gallenga (born Monaci, 1880-1944) was a successful artist, active in textile printing, clothes and interior design17. Carolina Maraini, maiden name Sommaruga (1869-1959), was born in Lugano (Switzerland), as was her husband Emilio18. Emilio Maraini (1853-1916) had been very successful in business and had made his fortune as a manufacturer of sugar. In 1900 he was chosen as member of the Italian House of Representatives, having both Swiss and Italian nationality. The Villa Maraini, built in 1902, was their residence at Rome. The villa has housed the Istituto Svizzero, since 1947, the year in which Carolina Maraini donated the villa to the Swiss Republic under the condition that it should be used to strengthen the cultural ties between Switzerland and Italy19. Physicist Gian Alberto Blanc (1879-1966) got the first Chair of Geochemistry at the University of Rome, in 192820. He had a vivid interest in palaeontology and made important contributions to that scholarly discipline as well. He published, for example, on the Palaeolithic site of the Romanelli Cave near Lecce, one of the first sites where carbon-14 dating was employed. Blanc had participated in the March on Rome in 1922 and was active in the fascist party and fascist organizations until the mid-1930s.21. Senator Corrado Ricci (1858-1934) had been an influential government official serving in various museums and institutions22. In 1906 he was nominated director-general of antiquities and fine arts, a position he kept until 1919. Already in 1911 Ricci had developed the first plans for the liberation of the area of the imperial fora, a project that was finally carried out under Mussolini in 1932 when the Via dell’Impero was built. Ricci was appointed Senator in 1923 and was certainly not an opponent of the fascist party: he signed the so-called “Manifesto degli intellettuali fascisti” of 192523. Blanc and Ricci seem to have been the only soci fondatori that were actively supporting the fascist party and government.

15 The fact that the Società often referred to the members of this committee might reflect how the committee gradually came to function. Despite the neutral or antifascist political positions of most of its individual members, the committee, just as the many prominent members of the Società, served as a kind of protecting shield. All of them had extended personal networks in Italian society, some in the international world as well. These networks partially overlapped, but covered many spheres: politics, industry, aristocracy, the financial, scholarly and artistic world. The same goes for the honorary members, all well-known and respected scholars of Classical Antiquity: Domenico Comparetti, Giacomo Boni, Ettore Pais, Domenico Ridola, Vincenzo Casagrandi, Roberto Paribeni, Giulio Emanuele Rizzo and Edoardo Galli24.

16 Finally, financial aid from members of the Italian royal family, including King Vittorio Emanuele III, was “advertised”. Zanotti Bianco knew some members of the royal family personally and was a friend of Princess Maria José, the wife of Crownprince Umberto.

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Zanotti Bianco, the Società Magna Grecia and the Fascist Regime

17 The seizure of power by Mussolini in 1922 and the subsequent fascist dictatorship from 1924 onwards were a heavy blow for Zanotti Bianco, who was a committed democrat. It took Zanotti Bianco much effort to keep ANIMI out of the hands of the fascist regime and this strategy was successful only until 1928. That year Zanotti Bianco published the results of his survey in Africo, a remote village in Calabria. It was, in fact, a public outcry about the enormous poverty he had seen there. For the regime this anonymous publication in an official ANIMI report was the last straw, coming after critical reports on social circumstances in Southern Italy in the years before. Attempts to incorporate ANIMI in fascist organizations and programs had not been successful, particularly because of Zanotti Bianco’s obstruction. After the publication of the report on Africo, Zanotti Bianco was shadowed day and night by the military police25.

18 The influence of Zanotti Bianco in the Società was great from the start as he was one of the founders but there seems to be a trend during the 1920s as his involvement grew steadily. At the same time, his directorship of ANIMI, which continued to focus on social problems, was becoming more and more difficult as has been explained. The continuation of ANIMI was at risk and Zanotti Bianco decided in 1930 to step down as director in order to prevent its dissolution. In its first ten years of existence, the Società Magna Grecia seems to have had the advantage of operating on the “fringe”. Unlike ANIMI, its primarily scholarly and cultural objectives must have seemed relatively harmless to the regime. Zanotti Bianco dedicated more and more time to the Società, while he was forced to gradually reduce his involvement with ANIMI, at least officially. Most probably, this did not mean a major change to Zanotti Bianco: in his view, as stated above, both cultural as well as social projects could serve the needs of the Mezzogiorno.

19 Also in this period, the late 1920s and early 1930s, Zanotti Bianco participated in several excavation seasons training himself as a field archaeologist. He assisted Pirro Marconi in 1929 at the excavation of a Greek temple in Himera (Sicily). Together with Paolo Orsi and Rufo Ruffo della Scaletta, an antifascist aristocrat and old friend, he explored the necropolis of Sant’Angelo Muxaro on Sicily in 1931 and 193226. Furthermore, during a brief stay in the Sibaritide, Zanotti Bianco was able to locate the ancient site of the Greek city Sybaris. After twenty days, however, the Prefect of Calabria forced him to leave the site: he was no longer allowed to stay in Calabria27.

20 Although he was not willing to come to agreement with the regime, Zanotti Bianco was not naive. Results of the Società were published without his name to keep his official role to a minimum. He tried to keep his social, cultural and scholarly projects separated from his personal political views. This explains his reaction to an attack published in 1926 in a Sicilian newspaper, the Gazetta di Messina, in which the Società was accused of being an antifascist organisation. Zanotti Bianco’s reaction was indignant: the Società was free of any political inclination and his own well-known liberal, democratic convictions had no influence upon the Società28. Besides, the political positions of both presidents were known as well, so the imputation was vile. This last remark seems to allude to the fact that Paolo Orsi was nominated senatore a vita in 1924 by the King, at that time already a marionette of the regime29. In the end, however, Zanotti Bianco’s

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hope that the authorities would distinguish between the results of the Società and his own person turned out to be unfounded.

21 Around 1932-1933, the years in which the fascist regime became more aggressive, the climate for the Società Magna Grecia changed as well. The Società celebrated its first decade of activities and organised a folkloristic exhibition on Southern Italian traditional costumes in the Royal Institute of Art at Naples. In the local and national press the inauguration of the exhibition on 15 May 1933 attracted attention, also because the opening ceremony was attended by the Prince and Princess of Piedmont. Newspapers reporting the event, however, either did not mention the Società Magna Grecia at all, or, in some cases, stressed the patriotic, even “proto-fascist” character of the Società30!

22 Apparently, in 1932 this appropriation of results attained in Greek archaeology could still coincide with the official “cult” of the Romanità. This cult, however, grew particularly strong in the 1930s and culminated in the Bimillenario Augusteo of 1937-1938. A case in point is the founding of the Istituto Italiano per la Storia Antica in 193531. During its first meeting the board stated that all efforts of this new Institute would concentrate primarily on Roman history32. But still, the regime did not always react in a coherent way and this ambiguity seems to reflect the regime’s struggles with the appreciation of Italy’s Greek past.

23 The more successful the Società became, the bigger the problems grew with the fascist authorities. From 1932 onwards the Atti e Memorie could not be published. Finally, one of the biggest discoveries of Greek archaeology in the 1930s, the result of a project begun by the Società, would lead to its dissolution.

24 In April 1934 Zanotti Bianco, together with Paola Zancani Montuoro (1901-1987), discovered an important sanctuary of Hera at the Sele River near Paestum (fig. 1)33. The campaign had been Zancani Montuoro’s initiative. She had studied Classical Archaeology at the University of Naples, her city of birth, where Giulio Emanuele Rizzo was her supervisor. She had graduated magna cum laude and had been the first woman to win a scholarship for the Italian School in Athens. She came from a rich family as well, financially independent and sharing the antifascist ideas of Zanotti Bianco. Zancani Montuoro had been the secretary of the Naples Section of the Società Magna Grecia. Although Zanotti Bianco did not know her very well, she convinced him that the project should be financed by the Società. Despite the annoying obstruction of policemen, who followed Zanotti Bianco, the two uncovered an ancient sanctuary from the archaic period at Foce del Sele34. It turned out to be a truly spectacular discovery, especially when archaic metopes of excellent quality came to light. The results of this first and of the following campaigns attracted a lot of national and international attention.

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Fig. 1. Umberto Zanotti Bianco and Paola Zancari Montuoro on the bank of the Sele River, April 1934

© ANIMI, Fondo U. Zanotti Bianco, Serie Fotografie, sottoserie UA 58. Courtesy ANIMI, Rome.

The Dissolution of the Società Magna Grecia

25 On 21 August 1934 the Società Magna Grecia was dissolved by decree of the Prefect of Rome. The official motive given was that the financial resources provided by the State were sufficient for all archaeological activities. The real reason was that the regime’s attempts to incorporate the Società, its results and its members had failed. The discoveries at Foce del Sele became a threat to discoveries and excavations paid for by the regime, in Rome, Pompeii, Herculaneum and elsewhere. The important discoveries were rapidly published for a wide audience in various newspapers and Italian magazines, for example the Illustrazione Italiana. Preliminary reports appeared in important international scholarly journals, such as the Journal of Hellenic Studies (1932, 1934) and Gnomon (1932). In these reports Zanotti Bianco and Zancani Montuoro never expressed any attachment to the regime, whereas such expressions of support of the Duce and the Italian government were a common phenomenon in scholarly publications in the 1930s.

26 It was almost as if he Romanità propagated by the regime was in imminent danger of being overtaken by the Grecità supported by a private society. For the regime this must have felt like undesirable competition. It should not be forgotten, in the 1920s and 1930s the study of Roman art and architecture was still strongly influenced by the more generally acknowledged superior quality of the study of Greek archaeology. The idea that the Romanità of the Roman people, who had conquered a large part of the world, was at risk because of the Grecità of Southern Italy, most notably a region that had been colonized by the Greek was difficult, if not insupportable. If we consider the rhetoric of those years, this interpretation does not seem exaggerated. Italians should be seen as

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people who colonize and not as people that had been colonized, even if the colonization had happened in a remote past.

27 Finally, too many members of the Società were at best neutral in their political attitudes, too many were openly opponents of fascist ideas and of the regime. The more attention the Società attracted, the bigger this problem became. Till 1934 the attitude of the regime was to either to ignore the Società Magna Grecia or to appropriate its results. This strategy, however, did not work when the spectacular results of the first Foce del Sele campaigns were widely published. In the end, the only possible solution for the regime seems to have been to dissolve the Società.

28 Under a new name, the Società Paolo Orsi (founded in 1935), at least continued the Foce del Sele project, but the regime imposed conditions and restrictions, frustrating the projects of the Società Paolo Orsi as much as possible. In the end, Zanotti Bianco and Zancani Montuoro could only continue their excavation campaigns by paying for them themselves, partly with the financial and moral support of friends35. Thanks to their contacts with aristocrats, even members of the royal family, they tenaciously continued their research as long as they could.

29 To some extent, however, support of the authorities was necessary, for permits and for the payment of workmen that were hired via the soprintendenza of Campania and Molise. In an official letter from 15 March 1939 soprintendente Amedeo Maiuri not only authorised Zancani Montuoro to resume the excavations at Foce del Sele, but also promised to send a restorer from the soprintendenza as soon as possible 36. Amedeo Maiuri is a good example of those government officials that tried to support the Foce del Sele project where they could, within the limits offered by position and career. Maiuri had largely profited from the financial aid of the Società in the 1920s that made possible his large-scale excavation projects at Velia and Cumae37. He evidently cherished his contacts with Zanotti Bianco. In this respect it is interesting to note that Maiuri systematically avoided the official fascist dating system whenever writing handwritten short letters or postcards, unlike more official letters, where the year of the fascist era would have been given too. Obviously, no copies of these personal cards and letters were recorded in the archives of the soprintendenza. The choice to refrain from fascist paraphernalia might reflect his strategy to not offend Zanotti Bianco. Maiuri also wrote a preface full of praise accompanying the publication of the main results of the Foce del Sele project in the 1937 Notizie degli Scavi – a journal published by the Italian state38! This is another indication that the official position of the regime toward Greek archaeology in general and the Foce del Sele project in particular was not very coherent and that much depended on the decisions of individuals. Paola Zancani Montuoro and Umberto Zanotti Bianco would keep on excavating until 1941, often with the assistance of the soprintendenza directed by Maiuri. He followed the project with interest and enthusiasm indeed, despite the fact that he was a loyal and supportive official of the regime during the Ventennio Fascista39.

30 In 1941 Zanotti Bianco was put in jail in Rome and the Foce del Sele project eventually stopped. Zancani Montuoro and Zanotti Bianco resumed working together only after World War II and published all their results in the 1950s40. The Società Magna Grecia was refounded soon after World War II and still exists today.

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Conclusion

31 The focus on Italy’s Greek past was certainly controversial in facist Italy. The fact that leading and active members of the Società were openly antifascist gave the regime another good reason to finally dissolve the Società Magna Grecia in 1934. But still, even in the difficult years between 1934 and 1941, Zanotti Bianco managed, together with Zancani Montuoro, to continue the large-scale excavation project at Foce del Sele. The authorities obstructed and facilitated the project at the same time. This demonstrates, again, the difficulties the regime had in deciding exactly how ancient Greek remains on Italian soil should be treated: ignored or glorified.

NOTES

*. I am very grateful to the board of ANIMI and to Dott.ssa C. Cassani for permission to access the archives of Umberto Zanotti Bianco and the Società Magna Grecia, housed in the office of ANIMI at Rome. What is presented here is part of a larger research project that hopefully will result in a biography of Zanotti Bianco. I warmly thank the colleagues of the Équipe de Recherche ERASME, Université de Toulouse-Le Mirail, in particular Prof. Corinne Bonnet and Prof. Philippe Foro, for the inspiring Journée d’études. Last but not least, I thank Malena B. McGrath (Rome), who kindly corrected my English. 1. The text of the letter can be found in U. ZANOTTI BIANCO, “Paolo Orsi e la Società Magna Grecia”, in Paolo Orsi. Suppl. a Archivio Storico per la Calabria, Rome, 1935, p. 324-325. 2. For the Società Magna Grecia see M. PAOLETTI, “Umberto Zanotti Bianco e la Società Magna Grecia”, Bollettino della Domus Mazziniana 38 (1992), p. 5-30; N. DE HAAN, “Umberto Zanotti Bianco and the Archaeology of Magna Graecia During the Fascist Era”, in N. DE HAAN, M. EICKHOFF, M. SCHWEGMAN (eds.), Archaeology and National Identity in Italy and Europe 1800-1950. Proceedings of the International Round Table at the Royal Netherlands Institute, Rome, 21-22 February 2007, Fragmenta. Journal of the Royal Netherlands Institute in Rome, 2 (2008), p. 233-249. 3. DE HAAN, “Umberto Zanotti Bianco”. Some overlap between this article and the present one has been inevitable. 4. Cf. J. TORRACA, “Profilo di Umberto Zanotti Bianco”, Nuova Antalogia 85 (1953), p. 78-87 (reprinted and up-dated in Archivio Storico per la Calabria e la Lucania 34 [1965-1966], p. 3-15) ; A. MEDEA, “Vita di Zanotti Bianco”, Il Ponte 19 (1963), p. 1422-1432 ; S. SETTIS, “Archeologia, tutela, sviluppo. La lezione di Umberto Zanotti Bianco”, in S. SETTIS, M.C. PARRA (a cura di), Magna Graecia. Archeologia di un sapere, Milan, 2005, p. 322-328. 5. U. ZANOTTI BIANCO, L’Associazione Nazionale per gli Interessi del Mezzogiorno d’Italia nei suoi primi cinquant’anni di vita, Rome, 1960 ; M. ROSSI DORIA, “Il Meridionalista”, in Umberto Zanotti Bianco (1889-1963). Atti del convegno su Umberto Zanotti Bianco, Roma 26-27 gennaio 1979, Rome, 1980, p. 9-28. 6. M. ROSSI DORIA, “Il Meridionalista”, p. 9-10. 7. Cf. U. ZANOTTI BIANCO, “Paolo Orsi e la Società Magna Grecia”, Archivio Storico per la Calabria e la Lucania 5 (1935), p. 317. 8. On Orsi see U. ZANOTTI BIANCO, “Paolo Orsi” ; M. BARBANERA, L’archeologia degli italiani. Storia, metodi e orientamenti dell’archeologia classica in Italia, Rome, 1998, p. 80-82 ; M. PAOLETTI, “Paolo Orsi : la “dura disciplina” e il “lavoro tenace” di un grande archeologo del Novecento”, in SETTIS-PARRA,

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Magna Graecia, p. 192-197. See also P.E. ARIAS, “Zanotti Bianco and Paolo Orsi”, Nuova Antologia 125, fasc. 2174 (1990), p. 395-400. 9. U. ZANOTTI BIANCO, Carteggio 1906-1918, ed. by Valeriani Carinci, Rome-Bari, 1987, p. 144-145. Part of the correspondence between Zanotti Bianco and Orsi is kept in the archives of ANIMI : Fondo Umberto Zanotti Bianco and Fondo Società Magna Grecia. 10. Archives ANIMI, Fondo Umberto Zanotti Bianco, Sezione B Serie 5 Società Magna Grecia, Unità Archivistica 13 : taccuini. 11. On Quagliati see A. CORRETTI, “Quintino Quagliati (1869-1932)”, in SETTIS-PARRA, Magna Graecia, p. 285-287. 12. An overview of all projects can be found in U. ZANOTTI BIANCO, “L’opera della Società Magna Grecia nei primi dieci anni”, Annales Institutorum Romae 3 (1930-1931), p. 173-193. 13. Cf. A. MEDEA, “Mural Paintings in some Cave Chapels in Southern Italy”, American Journal of Archaeology 42/1 (1938), p. 17-29. 14. The list of 1931 can be found in the archives of ANIMI : Fondo Umberto Zanotti Bianco Sezione B Serie 5 Società Magna Grecia, Unità Archivistica 16. A copy of the list is in Pisa (Università di Pisa, Biblioteca del Dipartimento di Scienze Storiche) and has been published by M. Paoletti : M. PAOLETTI, “Umberto Zanotti Bianco”, Appendice II, p. 27-30. 15. Cf. M. PAOLETTI, “Umberto Zanotti Bianco”, Appendice II, p. 27-30 ; N. DE HAAN “Umberto Zanotti Bianco”, p. 238-239. 16. V. CORNERO, “La storia del volo passa da Rocca”, Asti in Vetrina 19/5 (2008), p. 10-11 ; G. RUSSO, “Zanotti Bianco, apostolico laico del Sud”, Corriere della Sera, 25 novembre 2003, p. 37. 17. Cf. Dizionario della Moda : http://dellamoda,it/fashion_dictionary/g/gallenda.php (consulted on 29 August 2008) ; B.M. DU MORTIER, “Couture ! 1900-1940”, Rijksmuseum Kunstkrant 25/5 (1999), p. 4-7. 18. On Carolina and Emilio Maraini see O. REVERDIN, “L’Istituto Svizzero di Roma”, in P. VIAN (ed.), Speculum Mundi. Roma centro internazionale di ricerche umanistiche, Rome, 1993, p. 282-283. 19. O. REVERDIN, “L’Istituto Svizzero”, p. 281. 20. On Blanc see C. CORTESI, M. FORNASERI, s.v. “Blanc, Gian Alberto”, Dizionario Biografico degli Italiani, X, 1968, p. 762-764 ; B. CHIARELLI, G. D’AMORE, “Blanc, Gian Alberto (1879-1966)”, in F. SPENCER (ed.), History of Physical Anthropology : An Encyclopedia, Oxford-New York, 1997, p. 183. 21. C. CORTESI, M. FORNASERI, s.v. “Blanc, Gian Alberto”, p. 762-764. 22. On Ricci see A. CEDERNA, Mussolini urbanista. Lo sventramento di Roma negli anni del consenso, Bari, 1979 (reprint Venice, 2006), p. 248-250 ; D. MANACORDA, “Per un’indagine sull’archeologia italiana durante il Ventennio Fascista”, Archeologia Medievale 9 (1982), p. 452-453 ; M. BARBANERA, L’archeologia, p. 149-150. 23. D. MANACORDA, “Per un’indagine”, p. 453. The initiative for this Manifesto was taken by Giovanni Gentile and was soon answered by the Manifesto degli intellettuali antifascisti of Benedetto Croce. 24. These are the names listed in a leaflet of 1925. The brochure of 1931 does not list any honorary members. Some of them, Giacomo Boni and Domenico Comparetti, had died at that time. 25. Cf. N. DE HAAN, “Umberto Zanotti Bianco”, p. 237-238, with references to records in the Archivio Centrale dello Stato at Rome. 26. Cf. G. AGNELLO, “Zanotti Bianco nella campagna di scavi di S. Angelo Muxaro”, in Archivio Storico per la Calabria e la Lucania 34 (1965-1966), p. 59-78. 27. P.G. GUZZO, “Ricerche intorno a Sibari : Da Cavallari a Zanotti Bianco”, in SETTIS-PARRA, Magna Graecia, p. 133-135.

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28. Letter of Zanotti Bianco to the President of the Comitato d’interessi comuni alla Calabria e alla Sicilia dating 28 August 1926 (Archive ANIMI, Fondo Umberto Zanotti Bianco Sezione B Serie 5 Società Magna Grecia, Unità Archivistica 1) ; cf. N. DE HAAN, “Umberto Zanotti Bianco”, p. 241. 29. The nomination of 18 September 1924 was followed by Orsi’s oath on 2 December 1924. 30. N. DE HAAN, “Umberto Zanotti Bianco”, p. 241-243 with references. 31. L. POLVERINI, “L’Istituto Italiano per la Storia Antica”, in P. VIAN (ed.), Speculum Mundi, p. 584-596. 32. L. POLVERINI, “L’Istituto Italiano per la Storia Antica”, p. 586-587. 33. On Zancani Montuoro cf. L. VLAD BORELLI, “Paola Zancani Montuoro (27 febbraio 1901-14 agosto 1987)”, in M. RUSSO (a cura di), Paola Zancani Montuoro, Sorrento, 2007, p. 19-32. 34. A typoscript (17 pages) entitled “Sulle rive del Sele”, written by Zanotti Bianco, gives a detailed account of the discovery in April 1934. The typoscript can be found in the Archive of ANIMI : Fondo Umberto Zanotti Bianco Sezione B Serie 5 Società Magna Grecia, Unità Archivistica 21. 35. G. TOCCO SCIARELLI, “Umberto Zanotti Bianco e Paola Zancani Montuoro all’Heraion di Foce del Sele”, in SETTIS-PARRA, Magna Graecia, p. 329-334. 36. Archive of ANIMI : Fondo Umberto Zanotti Bianco Sezione B Serie 5 Società Magna Grecia, Unità Archivistica 26. In another letter dating 5 December 1940 Maiuri promises again to send a restorer (ANIMI : Fondo Umberto Zanotti Bianco Sezione B Serie 5 Società Magna Grecia, Unità Archivistica 27). 37. Cf. U. ZANOTTI BIANCO, “L’opera”; extensive correspondance between Maiuri and Zanotti Bianco about the various projects that were financed by the Società can be retraced in the ANIMI archives. 38. A. MAIURI, “Premessa”, Notizie degli Scavi di Antichità 1937, p. 206. 39. Cf. D. MANACORDA, “Per un’indagine”, p. 454-455 ; M. BARBANERA, L’archeologia, p. 149-150 : P.G. GUZZO, s.v. “Maiuri, Amedeo”, Dizionario Biografico degli Italiani, LXVII, 2006, p. 682-687. Manacorda has labeled Maiuri as “archeologo fascista”, characterizing him as “personalità complessa e contradditoria”; the lemma by Guzzo is admirably balanced but necessarily brief. A biography of Maiuri is still lacking. 40. P. ZANCANI MONTUORO, U. ZANOTTI BIANCO, Heraion I, Rome, 1951 ; P. ZANCANI MONTUORO, U. ZANOTTI BIANCO, Heraion II, Rome, 1954.

ABSTRACTS

In 1920 the Società Magna Grecia was founded by Umberto Zanotti Bianco, a social activist, and the well-known archaeologist Paolo Orsi. This autonomous Società financed archaeological projects in Magna Graecia with private money. The antifascist position of Zanotti Bianco, who directed the Società, created tension with the fascist regime. Moreover, the growing success of the Società, most notably the discovery of the Heraion at Foce del Sele, was perceived as a threat for the cult of romanità. This would eventually lead to the dissolution of the Società in 1934.

En 1920, Umberto Zanotti Bianco, un activiste social, et le célèbre archéologue Paolo Orsi fondèrent la Società Magna Grecia. Cette société archéologique fut autonome et finança des projets archéologiques en Grande Grèce avec des ressources privées. La position antifasciste de

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Zanotti Bianco, qui dirigea la Société, créa des tensions avec le régime fasciste. En outre, le succès croissant de la Société, notamment la découverte de l’Heraion à Foce del Sele, fut perçu comme une menace pour le culte de la romanità. Finalement, tout cela conduira à la dissolution de la Société en 1934.

INDEX

Mots-clés: antifascisme, fascisme, Italie, Orsi Paolo (1859-1935), romanità, Società Magna Grecia, Zancani Montuoro Paola (1901-1987), Zanotti Bianco Umberto (1889-1963) Keywords: antifascism, fascism, Italy, Orsi Paolo (1859-1935), romanità, Società Magna Grecia, Zancani Montuoro Paola (1901-1987), Zanotti Bianco Umberto (1889-1963)

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NATHALIE DE HAAN

Radboud Universiteit Nijmegen Geschiedenis [email protected]

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Traditions du patrimoine antique

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Images des vestiges préislamiques de l’Ifrîqiya chez les géographes arabes d’époque médiévale

Anna Caiozzo

1 En décembre 2003 notre regretté collègue Claude Liauzu qui occupait à l’Université Paris Diderot la chaire d’Histoire du Maghreb, organisait dans le cadre du CMCU son dernier colloque « Décolonisation, regards croisés Orient-Occident1 ». Il m’avait alors demandé de présenter le regard des lettrés musulmans d’époque médiévale sur le passé préislamique de l’Ifrîqiya ou, tout au moins, les bribes qui leur étaient encore accessibles et les représentations connues de cette région dans les manuscrits à peintures.

2 Pourtant, l’entreprise était malaisée, en raison de deux obstacles principaux. Lorsque l’on explore les corpus enluminés des cosmographies médiévales orientales, il apparaît assez vite que les peintres et miniaturistes du monde musulman ne représentent pour ainsi dire jamais les lieux remarquables de l’Occident musulman : lieux du présent ou du passé sont confondus dans une même ignorance. À peine peut-on voir dans une cosmographie mongole une miniature de la reine des Nûbî faisant jeter un voyageur hors des murailles de sa ville2. Et, en effet, pour le géographe ou le cosmographe oriental, la plupart des merveilles du monde, des lieux exceptionnels (en ruines ou non) ou relatifs aux grands événements du passé, se situent en Orient, du Levant jusqu’à la Chine. Quant aux géographes ayant visité ou décrit le Maghreb et l’Ifrîqiya, ils se montrent relativement ignorants de son histoire, exception faite cependant d’al-Bakrî ou d’al-Idrîsî.

3 L’Ifrîqiya fut en effet à la fois peu étudiée par les historiens musulmans, et peu visitée par les géographes, pour des causes qui tiennent certes à sa situation géographique excentrée au sein du Dâr al-Islâm, mais aussi à la méconnaissance de l’histoire de cette région, y compris par ses propres habitants, les Berbères, et ce faute de sources écrites3. Jean Léon l’Africain, dans sa Description de l’Afrique, tente d’expliquer l’inexistence de sources par la destruction des ouvrages par les conquérants arabes, thèse au demeurant habituellement retenue par l’historiographie4.

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4 Cette difficulté d’accès aux sources eut de notables répercussions sur les savoirs plus que sur les imaginaires géographiques et historiques, et ce en dépit des rapports constants qui avaient existé entre le Maghreb central et occidental et le monde romain puis byzantin5. En outre, il règne une certaine indifférence parmi les historiens orientaux vis-à-vis de l’histoire du Maghreb comparée à leur intérêt manifeste pour l’histoire des peuples plus orientaux (Persans en particulier)6. Chez al-Mas'ûdî, l’histoire du Maghreb se résume en une série de légendes. De ce fait, en l’absence de sources écrites, l’existence de ruines revêt toute son importance comme porteuse d’une mémoire permettant à la fois la prise de conscience d’un passé original, et l’élaboration d’une image tangible de ce passé.

5 Parmi les sources géographiques que l’on peut évoquer figurent les cosmographies, les témoignages des géographes voyageurs et celui des compilateurs dont l’œuvre revêt une connotation géographique. Les cosmographies jouèrent un rôle non négligeable dans l’appréhension de l’espace historique réel et surtout imaginaire dans lequel évoluaient les peuples arabo-musulmans. Soulignons qu’il existe une tradition importante et très prisée à partir du Xe siècle des 'Adjâ’ib al-makhlûqât wa gharâ’ib al- mawdjûdât ou géographie des merveilles et qui donna lieu à une abondante littérature représentée entre autres par Ibn al-Faqîh al-Hamadhânî (m. 903), ou par l’Abrégé des Merveilles que l’on s’accorde à attribuer à al-Mas'ûdî, décrivant les vestiges orientaux en particulier, réels (ceux d’Égypte) ou imaginaires (la muraille de Gog et Magog)7. Mais qu’en est-il de l’Afrique du Nord et surtout de l'Ifrîqiya ? En fait, peu de ces cosmographes et historiens universels les ont évoquées, pas plus Ibn al-Faqîh dans le Kitâb al-buldân8 (Livre des pays), qui reprend le descriptif d’Ibn Khurradâdhbih ponctué d’anecdotes, qu’al-Mas'ûdî (m. 956) dans les Murûdj al-dhahab9 ou qu’al-Maqdisî (m. 966) dans son Livre de la création10, voire al-Dimashqî (m. XIIIe siècle)11, très parcellaire, qui donne des indications sur quelques villes. Dans la Tuhfat al-albâd12 (Cadeaux des cœurs) et dans al-Mu'rib 'an ba'd fî 'adjâ’ib al-Maghrib13 (L’étonnant sur les merveilles du Maghreb), Abû Hâmid al-Gharnâtî al-Andalûsî (m. 1170), n’évoque véritablement que les merveilles préislamiques du Maghreb al-Aqsâ (la cité de cuivre, les colonnes d’Hercule, la Mer des ténèbres, la venue d’Alexandre, etc.) mais jamais celles de l’Ifrîqiya14.

6 Quant à la véritable littérature géographique, celle des voyageurs – marchands, pèlerins, espions – on n’a cependant pas la certitude qu’ils aient tous visité la région. Peut-être, Ibn Khurradâdhbih (m. 885) avec Les Itinéraires et les royaumes15 (Masâlik wa’l- mamâlik), al-Yaqûbî (m. 897) et ses Pays16 (al-buldân) centrés sur l’Irak, seraient venus en Afrique du Nord ; al-Istakhrî (m. 951), dont on ne sait s’il a visité ou non le Maghreb et dont les Masâlik wa’l-mamâlik restent évasifs 17 ; al-Muqaddasî18 (m. 966), voyageant certes en Orient mais ignorant visiblement l’Occident ; Ibn Hawqal19 (m. 988), dans son Sûrat al-'ard, donne des indications sur les activités et les hommes ; Ibn Sa'îd al- Maghribî20 (m. 1286) d’origine andalouse, voyagea en Orient, mais sa géographie s’inspire beaucoup d’al-Bakrî et néglige l’aspect historique ; al-'Umarî21 (m. 1349), compilateur d’époque mamelouke, dans son Masâlik al-absâr présente des listes de villes et raconte les faits marquants ; d’autres, Ibn Djubayr et Ibn Battûta22, n’ont hélas pas laissé de récits sur l’Ifrîqiya, ce que l’on ne peut que regretter dans le cas du premier qui ne fit que du cabotage pour aller en Égypte ; quant au second, ses descriptifs n’incluent jamais de notice sur les villes. Enfin, al-Wazzân (1496-1548), dit Jean Léon l’Africain23, lettré d’origine cordouane au service du sultan de Fès, capturé par des

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pirates et converti au catholicisme, offre un ouvrage écrit en italien, témoignage de ses voyages, riche d’érudition et de précisions sur les villes et les ruines.

7 Il existe enfin une autre catégorie de géographes : celle des compilateurs, précieux car utilisant des sources éminemment utiles comme al-Warrâq (m. 973), voyageur d’origine espagnole qui parcourut le Maghreb au Xe siècle et écrivit un ouvrage aujourd’hui perdu sur les itinéraires et les royaumes d’Afrique, le Kitâb fî masâlik wa mamâlikihâ24. Al- Bakrî25 (m. 1094) est le plus représentatif de ce courant géographique avec son Livre des itinéraires et des royaumes. Auteur d’origine espagnole, il est la source la plus ancienne et la plus précieuse que l’on possède pour la description du Maghreb et de l’Ifrîqiya. Bien entendu, il utilise des sources antérieures, tel al-Warrâq, et s’attarde surtout sur les villes anciennes ; mais il écoute aussi les récits des voyageurs et commerçants. Parmi ses continuateurs, adeptes des itinéraires et des routes, le chérif al-Idrîsî26 (m. 1166), le géographe anonyme du XIIe siècle27, compilateur d’al-Bakrî et proche du prince almohade al-Mansûr en 1191, qui écrivit le Kitâb al-ibtisâr fî 'adjâ’ib al-masa. Compilateur mais aussi voyageur, le prince ayyûbide Abû’l-Fidâ’28 (m. 1331) qui annonce sa volonté de faire une compilation exhaustive dans son Takwîn al-buldân (Disposition des pays) où il reprend al-Idrîsî, et Ibn Sa'îd al-Maghribî. Signalons un autre compilateur d’al-Bakrî29, al-Watwât (m. 1318) et son Manâhidj al-fikar wa manâhidj al-'ibar, originaire d’Espagne mais vivant en Égypte30.

8 Quelles images ces auteurs livrent-ils des ruines, et surtout quel rôle ont-elles pu jouer dans la reconstitution du passé de l’Ifrîqiya ?

I. Images fugaces d’un passé mal connu

1. Une province nommée « Afrique »

9 L’Ifrîqiya est, pour les auteurs musulmans, une province difficile à définir ; son nom viendrait d’Africa, nom utilisé bien avant l’époque romaine pour désigner les territoires contrôlés par Carthage31, mais dont les limites demeurent quelque peu aléatoires selon les époques. L’espace concerné fait l’objet de nombreuses confusions de la part des historiens et géographes arabes. Selon Ibn Khurradâdhbih (m. 885), il s’agirait du royaume aghlabide ; Ibn Hawqal l’augmente considérablement en territoires32 et, selon al-Bakrî33, il s’étendrait dans tout le Maghreb, alors qu’Abû’l-Fidâ’ précise qu’il se limite au Maghreb central34. Jean Léon l’Africain, dans sa Description de l’Afrique35, fournit sans conteste une définition en apparence fantaisiste mais bien peu éloignée de la réalité et de la place réelle de l’Afrique dans l’imaginaire oriental.

10 Ainsi, l’Ifrîqiya, parfois identifiée à l’ensemble du Maghreb, parfois limitée géographiquement à une seule province, correspond en réalité à l’ancienne Numidie et Byzacène, comprenant un morceau de Tripolitaine, et une partie des Aurès. De ce fait elle englobe surtout l’émirat aghlabide, puis l’émirat zîrîde et enfin la province hafside ; elle s’étend donc d’Alger à Tripoli et peut aller jusqu’à Sirt, et elle englobe aussi quelques villes de la côte et de l’intérieur des terres dont certaines eurent un prestigieux passé (Carthage, Bône, Lepede, Leptis Magna), et couvre donc, pour une grande part, le territoire de l’actuelle Tunisie. Il s’agit donc d’un ensemble géographique exceptionnel pour ses trésors de ruines préislamiques et qu’aucun géographe ne peut ou ne devrait manquer dans ses pérégrinations.

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2. Les habitants des siècles passés et les populations non arabes

11 Les géographes inscrivent le descriptif de la ruine dans une évocation très générale du passé de la région à laquelle participent aussi les types de populations rencontrées, les religions autres que l’Islam, les habitudes culturelles (alimentaires notamment). Signalons que les géographes reconnaissent les Berbères comme étant de très anciennes populations locales que l’on pense venues d’Orient – parfois même rattachées à Goliath (Djâlût)36 –, de Palestine essentiellement selon Ibn Khurradâdhbih37, al-Maqdisî38 et d’autres encore. Al-Yaqûbî 39 précise : « Les habitants descendent des anciens Romains qui, autrefois, en formèrent la population : on y compte aussi des Berbères40… » Ainsi la conscience d’une diversité des populations est relativement présente car il renchérit plus loin41 en précisant que dans la région du Djarîd, c’est-à-dire Tûzar (Tozeur), Hamma (Aquae), Taqiyûs (El-Oudiane), Nafta (Nepte), les habitants sont des non-Arabes, descendants d’anciens Romains, de Berbères et d’Afâriqa.

12 Le peuplement romain et surtout byzantin est lui aussi bien appréhendé par le géographe anonyme42 qui fournit en outre une explication sur la coexistence entre Berbères et Francs – les Byzantins – qui occupaient l’Afrique et qui se partagèrent le pays, les uns sur la côte, les autres dans les montagnes, jusqu’à la conquête musulmane43. Dans l’ensemble, la connaissance des populations ayant occupé l’Ifrîqiya est peu précise dans le temps, et vague dans les appellations. Quant aux Vandales, on en ignore même l’existence. Tous les voyageurs ont cependant conscience que des peuples différents, allogènes, Berbères, Romains, Byzantins, se sont succédés sans que les lieux ni les circonstances de leur installation ne soient bien identifiés44. Les chrétiens sont crédités d’un a priori positif comme ayant apporté le monothéisme en Afrique, comme le signale al-Bakrî45. La distinction entre « Rûms » ou « Ifranj, » est peu claire, le lecteur ne sachant jamais s’il s’agit de Romains, de Byzantins, ou de Siciliens normands ; une différence est cependant faite en Tripolitaine entre les coptes et les autres chrétiens.

3. La toponymie, élément de connaissance du passé ?

13 Itinéraires et voies anciennes constituent les traces les plus édifiantes de ce passé préislamique, les anciennes routes (hormis leur dégradation matérielle) demeurent toujours à l’époque médiévale des itinéraires fréquentés46. L’intérêt des géographes pour les diverses localités résume les progrès de la géographie humaine et l’avancée de l’urbanisation en Afrique du Nord après la conquête musulmane. Toutefois l’ancienneté du réseau urbain se mesure aussi à l’évocation de la toponymie et au point d’honneur que mettent certains géographes à en expliciter l’étymologie et la variété.

14 Par exemple, al-Bakrî explique la signification d’Atrabulis ou « Tripoli » par l’étymologie grecque « trois villes » fondées par l’empereur Sévère47. D’autres villes rebaptisées par les conquérants musulmans sont fièrement présentées, telle Tunis par al-Idrîsî48, ou Barqa citée par Abû’l-Fidâ’49. Toutefois, lorsque l’étymologie est mal connue, mais l’importance de la ville notoire, les auteurs y suppléent par des détails touchants, souvent inutiles, mais témoignant d’une conscience certaine quant à l’importance du site50.

15 L’ensemble des témoignages révèle donc une connaissance avérée de la richesse historique de l’Ifrîqiya, celle de son passé grec, numide, romain puis byzantin, avant la

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conquête musulmane, et de la diversité de son peuplement. Pourtant l’évocation de ce passé ne fait jamais l’objet d’une exposition claire et chronologiquement ordonnée, mais le tout demeure le plus souvent confus, amalgamé et sans identification précise des localisations et des trames chronologiques.

II. Les ruines, lieux de mémoire ou restes anecdotiques du passé ?

1. Un problème insurmontable, la datation des monuments

16 Tous les auteurs attestent l’origine ancienne des cités mais sans pouvoir situer leur construction dans le temps. Les récits les plus décevants et cependant conformes aux nouveaux principes de géographie humaine qu’ils inaugurent, sont à la fois celui d’al- Muqaddasî et celui d’Ibn Hawqal. Ce dernier aurait visité le Maghreb, et si la plupart de ses descriptifs font mention de murailles, de leur nature (pierre, adobe, paille) et leur degré de solidité, il ne précise jamais leur origine ni leur date de construction, à l’exemple de Tunis51 ou Cherchell52. Al-Muqaddasî signale pour sa part que Constantine (Qustantîna) est une ville « antique », préislamique, à deux jours de marche de la capitale53 ; que Tâhert est de fondation « ancienne » et qu’à proximité se trouve une ville en ruines appelée Ruhâ54. Ce sont de semblables vocables que tous emploient pour qualifier les villes antiques ou préislamiques (« ville ancienne » ; « bâtie par les Africains » ; « bâtie par les anciens Africains » ; « ville très ancienne » ; « dotée de murailles »), comme le montrent al-Bakrî55, Abû’l-Fidâ’56 et d’autres encore. Jean Léon l’Africain est plus précis, car il attribue l’origine des villes à une période donnée (africaine ou pré-romaine, romaine, gothique) mais sans avancer de date de fondation et utilise la formule consacrée « antique et bâtie par les Romains57 », « par les Africains58 », ou « par les Goths59 ».

2. Les événements remarquables : des légendes de fondation à la ruine des villes

17 Certains géographes tentent de retracer l’histoire de la ville – ou tout au moins des faits marquants – mais ils le font le plus souvent de façon anecdotique et en relation avec des faits mythiques et légendaires. Évoquant Tunis, al-Bakrî écrit : Lors de la conquête de Tunis, les habitants demandent à 'Abd al-Malik d’envoyer de l’aide et ils disent : « C’est une de ces villes saintes dont les habitants seront reçus dans la miséricorde divine ; c’est le boulevard d’al-Makedounia60 ! »

18 Car ici subsiste le souvenir d’Alexandre le Grand et de son périple occidental. Al-Bakrî cite encore le souvenir des patriarches Moïse ou al-Khidr sur le lac de Radès ou Napoli61. Le point d’orgue concerne cependant la cité de Carthage pour laquelle les auteurs se montrent prodigues en détails peu clairs. Ces informations seraient, d’après al-Bakrî, empruntées à al-Djazzâr, un célèbre médecin cordouan, qui racontait une légende répandue en Ifrîqiya au Xe siècle ; ce texte relate l’interrogatoire d’un vieillard par Mûsâ Ibn Nusayr, comme cela dut probablement être le cas, par les premiers conquérants. On remarque à ce propos qu’al-Bakrî n’hésite pas à reprendre, suivant en cela al-Djazzâr, un passage des Annales de Tacite et de l’Histoire romaine de Tite Live ou de Paul Orose. L’utilisation de ces extraits démontre que les œuvres des auteurs latins circulaient

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vraisemblablement en Occident musulman au XIe siècle. On sait en effet que les califes de Cordoue firent traduire des ouvrages envoyés par l’empereur byzantin62.

19 On dispose par ailleurs de nombreux récits attribués aux musulmans concernant le destin de Carthage, de ses origines jusqu’à sa destruction complète. Selon Ibn Sa'îd : Carthage capitale de l’Ifrîqiya avant l’Islam. La construction est ancienne et remonte dit-on à Adrîche (Dirûn ou Didon) prince rûmi d’Ifrîqiya. […] elle fut détruite du temps de 'Abd-al-Malik Ibn Marwân, et l’on transporta les produits du pillage à Bagdad63.

20 Pour al-Bakrî64 la cause de sa chute remonte à Hannibal et à ses ambitions romaines. Si la ville de Carthage fascine encore et que le peuple carthaginois, ses origines, sa chute sont toujours évoqués de façon relativement exacte, en revanche, le silence est absolu sur l’épisode vandale, dont seul Jean Léon l’Africain se fait l’écho65. Quant à la domination byzantine préislamique, elle reste insaisissable malgré les nombreuses mentions d’ouvrages fortifiés attribués à cette époque mais sans précision sur les auteurs. Ibn 'abd al-Hakam identifie bien les Berbères comme habitants de la région et les Rûms (Byzantins) comme « étrangers » ou « nasrâniyya », donc occupants postérieurs, et précise que certains Berbères tels les Barânis sont devenus chrétiens comme les Rûms66. Une autre ville célèbre, Bône / Annaba, autrefois Hippone, est connue des géographes et al-Bakrî l’associe parfaitement à saint Augustin67. Quant à Béja, bien plus ancienne, ses origines remonterait au temps de Jésus68. Enfin, Sbeitla / Subaytila (Sufeitula) est rattachée via le patrice Grégoire, à l’époque byzantine69.

21 La fondation des villes est ainsi souvent datée par des références à des événements ou à des personnages célèbres (Scipion, al-Khidr, Jésus, saint Augustin, le patrice Grégoire). Les détails, quand ils existent, relèvent d’emprunts effectués dans des textes d’histoire romaine. Toutes les périodes – pré-romaine, romaine ou byzantine – sont indistinctement évoquées. La dégradation de la cité et de ses monuments est, quant à elle, attribuée à l’œuvre du temps et surtout aux vagues successives de conquérants. La chute de Carthage est par ailleurs expliquée de façon plus nuancée, à la fois comme vengeance des Romains et comme l’œuvre de la conquête arabe et des populations plus récentes islamisées occupant le site70, ce qui apparaît de toute évidence comme une volonté délibérée de placer les conquérants arabes dans la continuité de son exceptionnel destin et de leur en attribuer la chute, signe de leur indiscutable prééminence !

22 Ainsi, à la seule exception de Carthage71, les géographes semblent avoir du mal à relater les circonstances exactes de la fin des cités antiques et de la ruine de leurs monuments ; il peut d’ailleurs nous sembler étrange qu’au cours de ces récits la fin des villes antiques soit fréquemment attribuée aux populations locales, voire aux conquérants arabes, sans penser qu’elles eurent à subir l’assaut dévastateur des Romains, des Vandales, puis enfin de la reconquête byzantine et que beaucoup de leurs monuments n’étaient déjà plus entretenus à l’époque chrétienne. Quoi qu’il en soit, ce n’est jamais l’œuvre du temps qui est mise en cause, mais celle des hommes, soit par les conquêtes successives, soit par le remploi des matériaux précieux72.

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3. Identifier la ruine

23 Une fois un cadre chronologique sommaire mis en place, les géographes nomment alors ce qu’ils voient émerger de ce passé. Le plus souvent d’ailleurs, ce sont des restes anonymes qui nous sont décrits par al-Bakrî73 ou al-Idrîsî74.

24 Outre l’ancienneté de la ville et sa notoriété (madîna djalîla : ville illustre), tous évoquent les ruines impressionnantes de certains sites et surtout des murs d’enceinte et autres murailles remarquables pour leur épaisseur, leur hauteur (sahir, avec hisn / husûn), à l’aide de termes génériques (âthâr qadîma : monuments anciens et édifices antiques ; âthâr 'azîma : ruines énormes, immenses).

25 Les monuments les plus couramment décrits sont généralement les équipements publics, les lieux de spectacle, les lieux sacrés (de culte, sépultures) et les lieux fortifiés. Les équipements de voirie les plus cités demeurent les thermes (hammâmât) ; les aqueducs (mâ’, mais aussi désignés par le terme de voûte : qabû = aqbiyat /aqbâ) ; les citernes et réservoirs (mûâdjal). Sont aussi cités les lieux curieux tels les grottes, les lieux souterrains (ghayrân), ou les matériaux précieux (le marbre : ruhâm), etc. Pourtant, le monument décrit n’est pas toujours bien identifié et nommer le vestige ne semble pas une entreprise aisée. C’est le cas des aqueducs parfois appréhendés de façon erronée par al-Bakrî et son compilateur pour celui d’al-Masîla75 ou par al-Watwât lors de sa visite de Constantine76. Dans cette même ville, al-Bakrî77 ne reconnaît pas un aqueduc pourtant fameux, célébré par al-Idrîsî78 ; le pèlerin al-Harawî signale quant à lui que ce pont « compte parmi les constructions merveilleuses du monde79 », opinion reprise par le Kitâb al-Ibtisâr80. C’est ici l’aqueduc d’Hadrien, véritable merveille, au sens de gharib, « curiosité fabriquée par l’homme », qui suscite généralement l’enthousiasme des visiteurs et compilateurs. D’une longueur de 100 km, on sait qu’il fut restauré au XIIIe siècle sous le calife hafside al-Mustansir ; on le nomma alors al-hanâya : les arches.

26 Outre les murailles des villes, les vestiges d’ouvrages fortifiés sont fréquemment évoqués sous les termes hisn / husûn ou qusûr81. Mûnastir possède selon al-Bakrî, un château antique en pierre et en chaux et un temple82, et Badja, un château antique constitué de grosses pierres83. Si ce type de vestiges abonde, en revanche, aucun auteur ne sait véritablement les dater84.

27 Par ailleurs, les lieux du sacré intriguent beaucoup le voyageur (tombes, stèles, temples, lieux de culte), et ce en raison de leur forme ou de leurs inscriptions indéchiffrables et illisibles, mais aussi parce que certains d’entre eux demeurent toujours des endroits fréquentés. Certains sont des lieux de culte préislamiques et polythéistes locaux : ainsi Maghmadâs, chez al-Bakrî, désigne à la fois un lieu et une sorte d’idole (sanam) entourée d’autres85. D’autres monuments sont cités : les maghdûs, mausolées berbères de forme circulaire à gradins et toujours en élévation86. Al-Idrîsî87 signale l’un d’entre eux sur l’itinéraire d’Alger à Matifou, al-Bakrî88 un autre à Madauros près d’Hippone. Les cimetières chrétiens ou catacombes intriguent et terrifient, ceux de Carthage étant particulièrement connus pour les restes humains qu’on y voient encore89.

28 Les monuments antiques dévolus aux spectacles (théâtres, amphithéâtres, hippodromes) sont les plus significatifs dans leurs fonctions, en raison de leur structure souvent imposante et les géographes les citent volontiers sous les vocables al-thîâtar : théâtre ; al-mu'alab : lieu de divertissement. Par exemple, Sûsa ou Sousse est décrite avec son théâtre, ses voûtes et ses nombreux monuments ; mais c’est le même terme qui désigne à la fois l’hippodrome (maydân) et l’amphithéâtre (mudarradj) : le lieu où

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l’on se divertit90 (mu'alab). Là encore, c’est Carthage qui concentre toute l’attention du voyageur puisque l’on y trouve l’essence de toute la civilisation préislamique dans le descriptif des lieux de loisirs, des équipements de voirie91 etc.

29 Tous les monuments ne sont pas nommés par leur fonction initiale, parfois pour des raisons d’histoire locale, parfois pour des raisons plus obscures. Ainsi le vocable « château » regroupe les vestiges majestueux les plus divers tel l’amphithéâtre de Ledjem (Thysdrus) qui n’est pas évoqué autrement que par « château de la Kahina » par al-Bakrî92. De façon inverse, à Carthage, il nomme thiâtar, « théatre », le château qui domine la mer93, alors qu’un autre monument qui serait un cirque (qûmash ou qirqush) est, lui, qualifié de qasr94, « château », alors qu’il est visiblement doté d’arcades, de colonnes, etc. Peut-on en conclure que, dans la mentalité du musulman médiéval, tout ce qui est grand, majestueux, quand il n’est pas identifiable, est alors assimilé à un château95 ?

30 Parfois, des vestiges non identifiés sont présentés par l’usage qui en est fait, tout comme à Tebessa (Théveste) où les voyageurs s’abritent dans des salles voûtées en pierre de taille, possibles vestiges de thermes ou de citernes96. Concernant Carthage, al- Gharnatî présente des lieux mystérieux décorés et dotés de souterrains qui ressemblent à un cirque, un amphithéâtre ou ses dépendances97. Dans la même lignée, à Cherchell, l’Anonyme du XIIe siècle présente une construction remarquable « appelée Mihrâb de Salomon qui s’élève à une grande hauteur dans les airs98 », qui est en réalité l’arc de triomphe de Caracalla…

31 Il semblerait donc que tous les monuments n’aient pas eu une signification bien explicite : le fonctionnement du cirque, l’arc de triomphe, l’usage du temple, voire de l’aqueduc, demeurent au fond un peu mystérieux et les visiteurs, faute de repères, en dehors des thermes, en réinventent l’usage selon leur imagination et leurs besoins…

III. Les ruines, lieux de mémoire ou lieux détournés ?

1. L’appropriation de la ruine et son usage actif détourné : la seconde vie des ruines

32 Bien des monuments continuent à vivre, soit de leur fonction première, soit d’une ré- appropriation tels les murs des villes de construction ancienne qui font toujours office de murailles mais aussi certains des ouvrages fortifiés tel, selon al-Bakrî99, le château de Lebda (Leptis Magna).

33 Les historiens de l’art et les archéologues ont tous souligné le remploi de matériaux antiques dans la construction et le décor des mosquées et des palais des dynastes musulmans (colonnes et chapiteaux en particulier). Al-Gharnatî signale ainsi que les monuments sont pillés de leur marbre embarqué par cargaison entière de par les mers100. Al-Idrîsî, en décrivant Carthage, exprime sa vive admiration pour ses bâtisseurs et il souligne le pillage permanent et universel de ses marbres, colonnes, chapiteaux101. C’est évidemment le marbre qui semble avoir la préférence des populations, mais l’usage et la destination du remploi ne sont pas spécifiés. Il semble seulement que les activités de pillage et de revente soient assez lucratives… D’autres ruines ont un usage pratique, comme un des temples de Sûsa servant de phare selon al-Bakrî102. Dans une vision ludique voire onirique, les ruines sont également perçues comme des sortes de

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« merveilles » ou « gharâ’ib al-mawjûdât » (curiosités de la création humaine), que l’on vient explorer en se promenant, comme l’explique fréquemment al-Bakrî103.

2. Le problème de la merveille, vestige imaginaire

34 Les géographes, soit par leur volonté d’exhaustivité, soit par prétention encyclopédique, se distinguent toutefois des récits rapportés par la géographie des merveilles, celle d’al-Mas'ûdî ou d’Ibn al-Faqîh, récits que dénonce avec vigueur Ibn Khaldûn. De ce fait le vestige imaginaire, « la merveille » au sens « 'ajîb » en somme, est un fait rare. Pourtant ce type de curiosité est proposé par al-Bakrî, qui évoque l’existence d’un miroir magique révélant les faits tenus secrets104.

3. États d’âme et restes du passé

35 L’évocation des vestiges du passé est assez prolifique : les géographes musulmans, tant orientaux qu’occidentaux, prennent plaisir à décrire ce qu’ils voient lors de leurs pérégrinations dans des sites mystérieux, au milieu de monuments peu intelligibles. Ainsi, l’intérêt de ces voyageurs curieux précède-t-il de quelques siècles la passion occidentale pour les ruines, liée en grande partie à la redécouverte de l’Antiquité romaine par Lorenzo Valla ou Vasari, phénomène qui se développa et s’amplifia avec l’invention de l’archéologie scientifique et l’engouement des peintres et des hommes de lettres aux XVIIIe et XIXe siècles105, et qui atteindra son paroxysme avec la fabrication de ruines artificielles ou de faux monuments antiques106.

36 En fait, si l’émotion suscitée par la ruine est centrale dans l’esthétisme du XVIIIe siècle107, elle s’apparente à un goût du faux plutôt qu’à l’émotion née de la ruine elle-même consacrée par le mouvement romantique. Était-ce déjà le cas à l’époque médiévale ? Aimait-on les ruines, comme lieu de promenade, pour l’émotion esthétique, ou pour l’émotion éprouvée face au témoignage du passé ?

37 Tous les voyageurs, ou compilateurs, insistent sans restriction sur la beauté et la grandeur des ruines, la qualité et la solidité des matériaux, l’ingéniosité des bâtisseurs, l’aspect récent de certains monuments. Al-Bakrî, par exemple, souligne les artifices techniques des constructeurs et l’usage de matériaux légers comme à Sousse/Sûsa108 : Ce vaste édifice de construction antique est posé sur des voûtes très larges et très hautes dont les cintres sont en pierres ponces, substance assez légère pour flotter sur l’eau et que l’on retire du volcan de la Sicile. Autour du Melab se trouve un grand nombre de voûtes communiquant les unes avec les autres. Dans les environs de la ville on voit des ruines d’une grandeur énorme et d’une haute antiquité. Sûsa est entièrement bâtie en pierres de taille […]

38 De même, solidité et grandeur caractérisent les monuments de Carthage109 : On voit à Carthage deux châteaux nommés el-Ukhtaîn, les deux sœurs, qui sont entièrement construits en marbre et de la manière la plus solide ; ils se composent de blocs qui s’emboîtent les uns dans les autres […].

39 La virtuosité des architectes du passé est célébrée par al-Bakrî qui est aussi admiratif devant la pérennité de la muraille de Qafsa110. Comme lui, les voyageurs ne sont pas indifférents à l’aspect esthétique et au talent artistique exprimés dans les œuvres figuratives si peu nombreuses, il est vrai, dans les édifices du monde musulman et tout particulièrement pour les mosaïques à thèmes animaliers111. Le plus surprenant demeure sans doute l’admiration des géographes qui n’ont pas visité les sites tel al-

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Idrîsî célébrant les merveilles architecturales de Carthage112, ou al-Dimashqî, plus laconique, parlant du génie de ses habitants113.

40 Les ruines ne sont pas seulement louées comme des lieux de flânerie, témoins de la grandeur d’un passé inconnu, mais certaines sont aussi présentées comme étant, sinon dangereuses, tout au moins malsaines. C’est ainsi que sont évoqués les endroits obscurs et terrifiants, nécropoles, citernes, où l’on peut entendre de mystérieux bruits.

41 Certains de ses lieux sont associés à des pratiques religieuses impies : anciennes stèles appartenant aux cultes puniques, mais surtout lieux de cultes polythéistes berbères, églises chrétiennes aux propriétés inconnues, voire lieux de cultes antiques dotés de mystérieux pouvoirs. Les ruines ou vestiges du passé inquiètent lorsqu’ils demeurent encore en activité. C’est ce qu’exprime al-Bakrî en évoquant la stèle de Guerza entre Tripoli et Oueddân114, consacrée semble-t-il à une divinité berbère115. Par ailleurs, des sacrifices furent longtemps pratiqués au sud de Tripoli, à quelques journées de marche du lieu évoqué par al-Bakrî, en l’honneur d’une divinité locale, le bélier à l’aspect solaire associé au dieu des Libyques en la personne du dieu oraculaire Ammon116. Guerza, ou Gurzil, était dans l’antiquité le protecteur des Libyques, identifié à Hélios, à Zeus Ammon ou à Apollon, et représenté comme un taureau. Cette stèle attesterait donc la survivance d’un culte syncrétique ancien signalé par saint Athanase (IIIe- IVe siècles)117 en l’honneur de Guerza 118, une divinité toujours adorée sous forme de bétyle119.

42 D’autres lieux de cultes se voient investis de propriétés magiques ou encore sont soupçonnés de receler des trésors (thème habituel de l’imaginaire des peuples sur les ruines), et d’être hantés par des esprits120. Ainsi Tebessa, la ville antique, serait dotée de temples mystérieux, l’un, à l’atmosphère étrange, marqué par les rites magiques qui y étaient pratiqués (fumigations ou sacrifices ?) et qui semblent avoir souillé les lieux, l’autre, par la présence d’étranges figures présentées comme des talismans121. Les objets décrits sont soit des figures inintelligibles pour le voyageur qui les assimile à des objets magiques, soit des figures en effet réputées comme telles. C’est le cas des scorpions dont l’effigie est utilisée comme apotropaion depuis la période hellénistique selon les principes enseignés par le magicien Apollonios de Tyane. Al-Bakrî évoque aussi la nécropole de Carthage et l’étrange phénomène acoustique émanant des citernes qui remplissaient les visiteurs de crainte mais qui servait également à éprouver la vaillance des hommes122.

43 Un ensemble de caractéristiques relatives à la ruine se dégage de ces récits qui reposent pour l’essentiel sur al-Warrâq via al-Bakrî, sur l’anonyme du XIIe siècle, ou sur Jean Léon l’Africain. La ruine est un lieu ancien, difficile à dater et à l’abandon ; elle sert de carrière, de lieu de promenade et de distraction, mais elle peut éventuellement resservir comme château, réservoir, aqueduc ou lieu de pratiques religieuses illicites… Elle suscite souvent un sentiment mêlé d’admiration pour les prouesses et la solidité de sa construction et de ses décors, mais aussi de crainte pour les pouvoirs qu’on lui prête, car elle émane d’un passé méconnu et d’une culture étrangère à l’islam.

44 Les témoignages des géographes ont cependant leurs limites car peu d’entre eux, au demeurant, peuvent être retenus ou confrontés. Certains ne s’intéressent aucunement au passé et encore moins à l’évocation des origines, de l’histoire ou des ruines. Tous n’ont pas visité la région, certains se recopient : l’anonyme du XIIe sur al-Bakrî ; al-'Umarî sur al-Idrîsî lequel n’a pas beaucoup voyagé mais s’est documenté. La plupart des grands voyageurs sont muets sur l’existence de vestiges : Ibn Khurradâdhbih ; al-

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Yaqûbî ; Ibn Hawqal ; al-Muqaddasî ; Ibn Djubayr ; Ibn Battûta. Pourquoi ce silence ? Les raisons semblent multiples : Ibn Hawqal ou al-Muqaddasî écrivent une géographie humaine qui se préoccupe de l’activité, des hommes, de l’économie et du commerce, et ils dressent un tableau positif de l’empire. Ibn Djubayr et Ibn Battûta ont des préoccupations un peu semblables : observer les activités et les hommes, dans un but commercial et politique pour l’un, plus géographique pour l’autre. Par ailleurs, bien des vestiges ou des monuments notoires du passé préislamique ne sont pas systématiquement évoqués. Par exemple, l’arc de Caracalla, la forteresse byzantine, la basilique sainte Crispine et bien d’autres lieux célèbres de Tébessa (Théveste) ; de même à la citadelle byzantine, le mausolée berbère d’Hammaedara-Haïdra, etc. : tous sont visiblement oubliés dans ces descriptions.

45 En revanche on peut noter que ce sont les géographes d’origine occidentale (andalous et maghrébins) qui évoquent le plus fréquemment les ruines : al-Bakrî, al-Idrîsî, l’anonyme du XIIe siècle, et Jean Léon l’Africain. Tous pourtant ne sont pas des voyageurs, certains observent, d’autres utilisent des compilations, d’autres font de l’encyclopédisme, mais tous ont en commun, semble-t-il, la conscience d’appartenir à cette aire culturelle que forme le Maghreb (au sens large), caractéristique pour son peuplement, ses langues, et aussi son histoire. On peut ainsi comprendre qu’al-Yaqûbî ou d’autres décrivent en quantité des merveilles et des vestiges orientaux mais pas occidentaux, car eux n’appartiennent pas à cette aire culturelle.

46 Par ailleurs, entre le XIe et le XVe siècle, l’intérêt pour la ruine semble diminuer123. Si l’intérêt pour le passé et ses restes est perceptible aux XIe-XIIe siècles, Jean Léon l’Africain évoque, lui, peu de sites antiques, non tant parce qu’ils ont disparu, mais parce que visiblement le regard sur le passé a changé. L’évocation de la ruine conforte la conclusion faite par Ahmed Siraj au terme de son étude124 : Nous sommes donc loin d’écrire une histoire ancienne à partir des sources arabes, ce ne sont que des débris qui reflètent en fait une conception ou une optique : celle qui est élaborée par l’historiographie arabe.

47 L’ignorance partielle des géographes vis-à-vis de l’histoire locale ne gomme cependant pas leur conscience d’être les successeurs d’une histoire riche et glorieuse dans une région désormais musulmane depuis quelques siècles, signe de l’indéniable prééminence de l’islam. Si la ruine alimente cette conscience, elle permet également de rattacher l’Orient, d’où sont issus les conquérants arabes, à cet Occident lointain par le biais d’éléments issus de l’imaginaire collectif, prophètes tels Salomon ou al-Khidr125, ou héros de légendes à l’image d’Alexandre le Grand dont les peuples musulmans dans leur globalité de l’Atlantique à l’Asie centrale126 revendiquent la geste, dans sa dimension épique et eschatologique.

48 On peut observer qu’il n’existe pas aux époques qui nous occupent d’herméneutique de la ruine, encore moins un parcours artistique ou sentimental lié à la redécouverte d’un passé réel ou imaginaire. La ruine n’est que l’un des éléments du paysage de la région visitée, au même titre que les paysages cultivés ou les populations y vivant, et si elle retient l’intérêt du voyageur c’est aussi par les usages détournés qui en sont faits, signalant de façon explicite que l’islam a triomphé d’autres peuples, eux-mêmes dignes d’admiration. Ainsi les vestiges du passé connaissent-ils ainsi une seconde vie, réappropriés et associés à la destinée des peuples musulmans, signes matériels encore visibles, témoignages certes fragiles et dégradés mais cependant si précieux pour la construction d’une mémoire collective127.

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NOTES

1. Programme scientifique d’échanges entre l’Université de la Manouba (Tunisie) et l’Université Paris Diderot. 2. Tûsî Salmânî, 'Ajâ’ib al-Makhlûqât wa gharâ’ib al-mawdjûdât, Paris, B.n.F., sup. persan 332, Bagdad, 1388, fol. 202v°. 3. Cette réflexion n’aurait pu exister sans le travail fondateur d’Ahmed SIRAJ, L’image de la Tingitane, L’historiographie arabe médiévale et l’antiquité nord-africaine, École Française de Rome, 1995. Toutefois, la zone géographique couverte par son investigation s’arrêtait aux portes de l’ancienne province de Numidie, même si l’exploration avait souvent évoqué bien des aspects de l’Ifrîqiya : A. SIRAJ, L’image, p. 197-198. Le seul à écrire tardivement une histoire des Berbères est l’historien tunisien Ibn Khaldûn au XIVe siècle : Histoires des Berbères et des dynasties musulmanes de l’Afrique septentrionale, MAC GUCKIN DE SLANE (éd.), Paris, 1999, 4 vol. 4. Jean Léon l’Africain, Description de l’Afrique, Tierce partie du monde escrite par Jean Léon African, premièrement en langue arabesque, puis en toscane et à présent mise en françois : J. TEMPORAL (éd.) et C. SCHEFER, Paris, 2000, vol. 1, p. 47-48 : « Tous les ouvrages historiques que les Arabes possèdent sur les Africains sont traduits de la langue latine. Ce sont des œuvres anciennes certainement écrites au temps des ariens et d’autres probablement auparavant. […] Au temps où régnèrent en Afrique les schismatiques, j’entends ceux qui avaient fui les pontifes de Bagdad, ils donnèrent l’ordre de brûler tous les livres d’histoire et de science des Africains. Il leur parut en effet que ces ouvrages étaient susceptibles de maintenir les Africains dans leur vieil orgueil, de les amener à la rébellion et de leur faire renier leur foi mahométane… C’est ce qui est advenu aux Perses sous la domination arabe. Eux aussi ont perdu leur écriture et tous leurs livres ont été brûlés sur l’ordre des pontifes mahométans […] Romains et Goths avaient fait de même quand, ainsi qu’on l’a dit, ils avaient gouverné la Berbérie. » 5. A. SIRAJ, L’image , p. 174-175. Voir notes 5-6 : « 'Umar al-Khattâb qualifie l’Ifrîqiya de pays perfide, qui égare et qui trompe. » « Dans un article consacré à la connaissance de l’'umma chez les historiens de l’islam, C. CAHEN [“Réflexions sur la connaissance du monde musulman par les historiens”, Folia Orientalia XII (1970), p. 41-49] a remarqué le contraste qui existe entre la conscience profonde de l’'umma chez les musulmans et l’indifférence des historiens envers la connaissance de l’histoire des différents peuples constituant cette 'umma. Le Maghreb est l’une des régions pour lesquelles les historiens arabes n’ont pas manifesté un véritable intérêt. Pourtant elle fut l’une des parties de l’empire de l’Islam les plus importantes économiquement et les plus agitées politiquement. En revanche, et pour aller au bout de la problématique posée par Claude Cahen, tout en la mettant en rapport avec l’histoire préislamique de la région, nous dirons qu’à cette indifférence apparente envers l’histoire ancienne de l’Afrique du Nord, les historiens arabes n’ont pas hésité à consacrer des chapitres entiers pour parler de l’histoire ancienne d’autres nations non-musulmanes. Ainsi nous trouvons dans les livres de l’histoire universelle des parties relatives à l’histoire des rois de la Chine, des Chaldéens, des Assyriens, des Perses, des Grecs, des Romains, et des Byzantins… en plus des grandes nations anciennes ; les œuvres des historiens arabes consacrent des passages aux diverses populations de l’œkoumène. […] existait-il une histoire ancienne du Maghreb chez les populations berbères de la région au moment de l’arrivée des Arabes ? c’est une question qui restera certainement énigmatique. C’est là, à notre avis, où réside justement la grande lacune de l’histoire maghrébine » (A. SIRAJ, L’image, p. 192-193). 6. L’historiographie du Maghreb est peu évoquée par les historiens musulmans alors que bon nombre d’entre eux ont parlé de l’histoire de l’Antiquité des Perses et de l’Inde ou de la Grèce,

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depuis al-Yaqûbî, dans son Tarîkh, al-Tabarî, al-Mas'ûdî, al-Maqdisî. D’après A. SIRAJ, s’il n’y a pas d’histoire des Berbères avant Ibn Khaldûn, c’est peut-être parce que la conscience d’une histoire spécifique n’existe pas chez les Berbères eux-mêmes (ibid., p. 193). 7. J.-L. BACQUÉ-GRAMMONT, F. DE POLIGNAC, G. BOHAS, “Monstres et murailles, Alexandre et bicornu, mythes et bon sens. Quelques notes”, Figures mythiques des mondes musulmans, Revue des Mondes Musulmans et de la Méditerranée 89-90 (2000), p. 109-127. 8. H. MASSÉ, Abrégé du Livre des pays, IFEAD, Damas, 1973. 9. Mas'ûdî, Les Prairies d’or, C. BARBIER DE MEYNARD, A. PAVET DE COURTEILLE, C. PELLAT (éd.), Paris, 1966-1979, 7 vol. 10. Al-Maqdisî, Kitâb al-Bad’ wa al-Târîkh, Le livre de la création et de l’histoire, C. HUART (éd.), 1899, 6 vol. 11. Al-Dimishqî, Nukhbat a-dahr fî 'adjâ’ib al-bar wa-l-bahr, Chef d’œuvre des temps sur les merveilles de la terre et de la mer, Manuel de cosmographie du Moyen Âge, A.F. MEHREN (éd.), Saint-Pétersbourg, 1866 (éd.), Copenhague, 1874 (trad.). 12. Ibn Abî al-Rabî', Tuhfat al-Albâd, El regalo de los espiritus, A. RAMOS (éd.), Madrid, 1990. 13. Abû Hamîd al-Gharnatî, Muhammad ibn 'Abd-al-Rahmân ibn Suleyman ibn Abî al- al-Rabî', Elogios de algunas maravillas dal Magrib, I. BEJARANO (éd.), Madrid, 1991. 14. Voir sur les merveilles dans cette partie du monde, C. PICARD, “Récits merveilleux et réalité d’une navigation en Océan Atlantique chez les auteurs musulmans”, in Miracles, Prodiges et Merveilles au Moyen Âge, XXVe Congrès de la SHMES (Orléans, juin 1994), Paris, 1995, p. 75-87. 15. Ibn Khordadhbeh, al-Masâlik wa’l-mamâlik, in R. BLACHÈRE, H. DARMAUN (éd.), Extraits des principaux géographes arabes, Paris, 1957, vol. 1, p. 17-21 et M. HADJ SADOK, Description du Maghreb et de l’Europe au IIIe siècle / IXe siècle, Alger, 1949. 16. Yakubî, Les Pays, G. WIET (éd.), Le Caire, IFAO, 1937. 17. A. DHINA, “Al-Içt’akhrî, Kitâb al-Masâlik wa’l Mamâlik, (Le livre des itinéraires et des Royaumes)”, Bulletin d’Études Orientales 37 (1948), p. 91-96. 18. Al-Muqaddasî, Description de l’Occident musulman au Xe siècle par al-Muqaddasi, C. PELLAT (éd.), Alger, 1950. 19. Ibn Hawqal, Configuration de la terre, G. WIET, J. H. KRAMERS (éd.), Paris, Maisonneuve, 1964 et Configuracion del mundo, fragmentos alusivos al Magreb y Espana, M.J. ROMANI SUAY (éd.), Valence, 1971. 20. Ibn Sa’id Gharnatî, Kitâb al-bidâ’, in E. FAGNAN (éd.), Extraits inédits relatifs au Maghreb (Géographie et histoire), Alger, 1924. 21. Al-'Umarî, L’Afrique moins l’Égypte, M. GAUDEFROY-DEMONBYNES (éd.), Paris, 1927. 22. P. CHARLES-DOMINIQUE, Voyageurs arabes, Paris, 1995. 23. Jean Léon l’Africain, Description de l’Afrique. 24. R. BRUNSCHVIG, “Un aspect de la littérature historico-géographique de l’Islam”, in A. TURKI (éd), Études d’islamologie, 1, Paris, 1976, p. 51- 62 et p. 55. Issu d’une famille espagnole de Guadalajara, il naquit à Kairouan et vécut ensuite chez al-Hakam et composa pour lui Fî masâlik Ifrîqiya wa mamâlikihi ; il représente donc une source du Xe siècle très importante. 25. El-Bekri, Description de l’Afrique septentrionale, MAC GUCKIN DE SLANE (trad.), Paris, 1965. 26. Idrîsî, La première géographie de l’Occident, CHEVALIER JAUBERT, trad. revue par A-L. NEF, Paris, 1999. 27. Géographe anonyme, L’Afrique septentrionale au XIIe siècle de notre ère, description extraite du Kitâb al-Ibtiçâr, E. FAGNAN (éd.), Constantine, 1900. 28. Abû’l-Fidâ’, A. REINAUD (éd.), Géographie d’Aboulféda, Paris, 1848 et Aboulféda, Description des pays du Maghreb, C. SOLVET (éd.), Alger, 1839 (rééd. Francfort, 1998). 29. E. FAGNAN, Extraits inédits, p. 38-69.

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30. Ibid., p. 41sq. 31. M. TALBI, “Ifrík¢iya”, E.I.2, III, p. 1073-1076. 32. Ibn Hawqal, Configuración del mundo, M. J. ROMANI SUAY (éd.), Valence, 1971, p. 9. 33. El-Bekri, Description, p. 49. 34. Abû’l-Fidâ’, Description, p. 5. 35. Jean Léon l’Africain, Description, vol. 1, p. 1-2. « Ce nom l’Ifrîqiya dérive d’Ifricos, roi de l’Arabie Heureuse, lequel fut le premier qui vint l’habiter. » 36. Chez Mas'ûdî, les Berbères descendent de Goliath, voir Prairies d’or, vol. 1, p. 41, § 93. 37. Ibn Khurradâdhbih, Le livre des itinéraires et des provinces d’ibn Khordabeh, C. BARBIER DU MEYNARD (éd.), Paris, Imp. Impériale, 1865, p. 213 : « Les Berbères d’abord domiciliés en Palestine obéissent au roi Djalût. Lorsque ce roi fut tué par David, ils émigrèrent en Occident. » 38. Al-Maqdisî, Le livre de la création, vol. 4, p. 78 et p. 64-65 : « Les Berbères se rattachent aux Amalécites qui habitaient la Syrie et la Palestine et dont le reste après les combats livrés par Josué fils de Nûn, et le massacre qui en fut fait, se retira dans les parties hautes du Maghreb. » 39. Al-Yakûbî, Livre des pays, G. WIET (éd.), IFAO, Le Caire, 1937, p. 202-203. 40. Ibid., p. 203. De même, ’Adjadâbiya en Cyrénaïque : « Certains habitants affirment d’être les descendants de famille de la tribu de Lakhm, qui émigrèrent de Syrie dans la région. D’autres, enfin, se disent d’origine romaine. » 41. Ibid., p. 213. 42. Kitâb al-Ibtisâr, in E. FAGNAN (éd.), Extraits inédits, p. 77 : « Les Berbères en effet dont la patrie était le pays de Palestine en Syrie. » 43. Ibid., p. 78. 44. Ibn Sa'îd Gharnatî, Kitâb al-bidâ’, in E. FAGNAN (éd.), Extraits inédits, p. 7 : « 'Uqba ibn Nafî’ [en arrivant] trouva les Rûms et les Berbères répandus dans le pays comme une nuée de sauterelles. » 45. El-Bekri, Description, p. 96. : « Ishâq ibn 'abd al-Malik al-Malshûni déclare (cependant) qu’aucun des prophètes n’entra en Afrique, et que ce furent les disciples de Jésus, fils de Marie, qui, les premiers, y apportèrent la vraie foi. » 46. A. SIRAJ, L’image, p. 365-436. 47. El-Bekri, Description, p. 19-20. 48. Idrîsî, La première géographie, p. 187-188. 49. Abû’l-Fidâ, Description, p. 25. 50. Ibid., p. 111. 51. Ibn Hawqal, Configuration, vol. 1, p. 70. 52. Ibid., p. 73. 53. Al-Muqaddasî, Description, p. 21. 54. Ibid., p. 23. 55. El-Bekri, Description, p. 278. Ibid., p. 155: Satîf, p. 136: Milîana, p. 41: Qâbîs (Gabes). 56. Abû’l-Fidâ, Description, p. 19. 57. Jean Léon, Description, vol. 3, p 80, p. 88, p. 90-91, p. 93, p. 95-96, p. 102, p. 107, p. 110, p. 113, p. 117, p. 119, p. 130, p. 148, p. 152, p. 154, p. 170, p. 180, p. 182, p. 257, p. 259, p. 278. 58. Ibid., p. 125, p. 130, p. 278. 59. Ibid., p. 151. 60. El-Bekri, Description, p. 81 (Alexandre de Macédoine). 61. Ibid., p. 83 : « Ce fut là que Moïse quitta al-Khid¢r que la bénédiction soit sur eux. » 62. A. SIRAJ, L’image, p. 224-225. 63. Ibn Sa'îd, Kitâb al-bidâ’, p. 9. 64. El-Bekri, Description, p. 89-90, p. 92. 65. Jean Léon l’Africain, Description, vol. 3, p. 47, p. 117, etc.

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66. Ibn 'Abd al-Hakam, Conquête de l’Afrique du nord et de l’Espagne, A. GATEAU (éd.), Alger, 1948, p. 81. 67. Jean Léon l’Africain, Description, vol. 3, p. 116. 68. Ibid., p. 128-119. 69. Ibid., p. 203-04, origine reprise par al-Dimishqî, Cosmographie, p. 337. 70. Ibid., p. 22. 71. Kitâb al-Ibtisâr, in E. FAGNAN (éd.), p. 20-22. 72. Dans Le Génie du christianisme (L.III V 3), Châteaubriant explique qu’il existe au fond deux sortes de ruines, celles du temps, et celles des hommes qui sont en fait de ruines, des dévastations. 73. El-Bekri, Description, p. 47, p. 121, p. 106, p. 130, p. 194. 74. Idrîsî, La première géographie, p. 156, p. 158, p. 159, p. 179-181, p. 183, p. 199. 75. El-Bekri, Description, p. 142. 76. Al-Watwât in E. FAGNAN, Extraits, p. 50. De même, al-Watwât en visitant Constantine ne sait reconnaître un aqueduc et il dit que trois rivières coulent dans une profonde tranchée entourant la ville. 77. El-Bekri, Description, p. 151-152. 78. Idrîsî, La première géographie, p. 171. 79. Al-Harawî, in E. FAGNAN, Extraits inédits, p. 4. 80. Ibid., p. 24. 81. Idrîsî, La première géographie, p. 84. 82. El-Bekri, Description, Monastir, p. 79. 83. Ibid., p. 118-119, Badja ou Vacca romaine. 84. Voir sur les fortification du Maghreb, P. GOURDIN, “Les fortifications du Maghreb d’après les sources écrites : la vision d’Ibn Khaldûn”, in R. GYSELEN (éd.), Sites et monuments disparus d’après les témoignages des voyageurs, Res orientales, vol. VIII, 1996, p. 25-32. 85. En fait le terme sanam signifie certes idole, mais aussi piédestal ou stèle, et il s’agirait ici d’une colonne sur un socle rectangulaire de grès aux inscriptions effacées, située à une heure de distance de Zaffran (ibid., p. 21 : « Maghmadâs est une idole dressée sur le rivage de la mer et entourée de plusieurs autres idoles »). 86. A. LARONDE, L’Afrique antique, histoire et monuments, Paris, 2001, p. 60 ; cf. medracen à 100 km de Constantine (ibid., p. 64). En fait medracen ou madrès dérive de Maghdès, l’ancêtre mythique des Berbères (ibid., p. 65). 87. Idrîsî, La première géographie, p. 164. 88. El-Bekri, Description, p. 107. 89. El-Bekri, Description, p. 92 et 94-95. 90. Ibid., p. 74-75. 91. Ibid., p. 92 et 94-95. 92. Ibid., p. 48. 93. Ibid., p. 93 et 43. 94. Ibid., p. 94. 95. Selon Ibn Khaldûn la ville est d’abord une forteresse, signe de l’importance des fortifications dans le monde musulman : voir P. GOURDIN, Les fortifications, p. 28-30. 96. Ibid., p. 323. 97. Kitâb al-Ibtisâr, in E. FAGNAN (éd.), p. 32. 98. Ibid., p. 40. 99. El-Bekri, Description, p. 25. 100. Abû Hamîd al-Andalûsi ('Abd al-Rahîm al-Gharnatî), in E. FAGNAN, Extraits, p. 32. 101. Idrîsî, La première géographie, p. 190.

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102. Ibid., p. 78. 103. El-Bekri, Description, p. 96. 104. Ibid., p. 74. 105. Méditation et description de Rousseau du Pont du Gard, de Gibbon et du Capitole, de Volerey et de Palmyre, puis avec le mouvement romantique au XIXe siècle, voir E. WANNING HARRIES, The Unfinished Manner, Essays on the Fragment in the Later Eighteenth Century, University of Virginia, 1994. 106. Ibid., p. 62. Le cas le plus célèbre est celui du pavillon de Magdaleneneklausse construit en 1725-26 en Bavière. Voir entre autres V.-A. DESHOULIÈRES, P. VACHER (éd.), La mémoire en ruine : le modèle archéologique dans l’imaginaire moderne et contemporain, Clermont-Ferrand, 2000. 107. E. WANNING HARRIES, The Unfinished, p. 56; p. 62. Au XVIe siècle, c’est Vasari dans ses Vitae qui nous explique le premier qu’en peinture, une maison qui représente une ruine est une belle chose à voir. 108. El-Bekri, Description, p. 83. 109. Ibid., p. 95. 110. Ibid., p. 100. 111. Ibid., p. 136-137 ; la même ville est dépeinte par le Kitâb al-Ibtisâr, in E. FAGNAN (éd.), p. 38. 112. Idrîsî, La première géographie, p. 188-190. « […] Carthage est actuellement en ruines et déserte. » 113. Al-Dimishqî, Manuel, p. 331. 114. El-Bekri, Description, p. 31 : « À trois journées de Qasr ibn Maymûn on rencontre une idole de pierre dressée sur une colline et appelée Guerza. Jusqu’à nos jours les tribus berbères lui offrent des sacrifices ; elles lui adressent des prières pour obtenir la guérison de leurs maladies et lui attribuent le pouvoir de faire accroître leurs richesses. » 115. A. LARONDE, L’Afrique, p. 60. L’existence de stèles votives dédiées à Baal Ammon, furent nombreuses à l’époque romaine comme l’évoque Corippus au VIe siècle, dans ses vers, en décrivant une idole de Guirza, qui serait en fait le dieu Ammon Corniger. 116. J.-J. CALLOT, Recherches sur les cultes en Cyrénaïque durant le Haut Empire romain, Paris, 1999, p. 72. 117. Ibid., p. 74 ; Corripus, Johannis, I, 109-111 et 405 parle de Gurzil. 118. F. DECRET, M. FANTAR, L’Afrique du Nord dans l’Antiquité : histoire et civilisation des origines au Ve siècle, Paris, 1998, p. 256. 119. Sanam : pierre sculptée en forme d’homme ou d’animal. 120. El-Bekri, Description, p. 120, p. 155. 121. Kitâb al-Ibtisâr, in E. FAGNAN (éd.), p. 91 : « On trouve encore d’autres talismans dans les ruines, où j’ai pénétré et où j’ai reçu d’un habitant l’une de ces figures symboliques, consistant en deux lions de cuivre rouge adossés par la partie postérieure du corps et sculptés de la plus merveilleuse façon. » 122. Ibid., p. 23. 123. A. SIRAJ, L’image, p. 267. 124. Ibid., p. 269. 125. F. AUBAILE-SALLENAVE, « Al-Khidr, l’homme au manteau vert en pays musulman et ses fonctions, ses caractères, sa diffusion », R. GYSELEN (éd.), Chaînes et sortilèges, magie et magiciens, Res Orientales 14 (2002), p. 11-31. 126. C. PICARD, Récits, p. 80 et A. CAIOZZO, « L’image de l’Europe et des Européens dans les représentations de l’Orient médiéval », Actes du colloque de Cluj-Napoca : L’imaginaire des Européens, 2005, Echinox 10 (2006), p. 84-120 et S.N. ABAŠIN, « Le culte d’Iskandar Zu-l-Qarnayn chez les montagnards d’Asie centrale », Cahiers d’Asie centrale 11-12 (2003), p. 61-86.

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127. A. BESCHAOUCH, La légende de Carthage, Paris, 1993, p. 41 : « El Bekri et Idrisi seront avant Ibn Khaldun les derniers grands témoins dans le monde arabo-musulman du prestige de la Carthage antique qu’ils font figurer dans leurs manuscrits et leurs cartes. »

RÉSUMÉS

Les ruines antiques sont fréquemment citées par les géographes arabes, orientaux, andalous ou maghrébins du Moyen Âge. L’Ifrîqiya, qui correspond à la Tunisie actuelle augmentée de l’Algérie orientale et d’une partie de la Tripolitaine, ne fait pas exception. Elle brille par ses nombreux sites célèbres dont le plus beau fleuron demeure Carthage. Les ruines sont appréhendées en relation avec les populations vivant aux environs, Berbères, chrétiens, mais leur histoire demeure approximative. Si les visiteurs semblent fascinés par la beauté, la qualité des matériaux, et fantasment quant à la fonction supposée des monuments fastueux dont témoignent ces vestiges du passé, ces derniers sont aussi réappropriés par les peuples musulmans dans des usages ludiques et détournés, parfois dans une dimension de l’imaginaire qui convertit la ruine en « merveille ». Toutefois la ruine demeure avant tout dans l’inconscient collectif le signe visible du triomphe de l’Islam dans des aires naguère contrôlées par des peuples glorieux (Romains, Byzantins) ou parcourues par prophètes et héros (Jésus, al-Khidr, Alexandre le Grand, Salomon).

Antique remains are frequently mentioned by Arab, Oriental, Andalusian or Maghrebian medieval geographers. Ifrîqiya, which corresponds to present-day Tunisia plus eastern Algeria and part of Tripolitania, is no exception. Conspicuous for its numerous and famous sites, of which Carthage is the most illustrious. The ruins are apprehended in relation with the circumambient population, Berbers, Christians, but their history remains sketchy. If the visitors seem to be fascinated by the beauty and quality of the materials and indulge in fantastic considerations of the alleged function of those sumptuous monuments as witnesses of the past, the latter are also made their own by the Muslim population through ludic, oblique uses, sometimes imaginatively converting the ruins into a "marvel". Yet the ruin is above all subconsciouly perceived as the visible sign of the triumph of Islam in areas formerly under the sway of glorious peoples (Romans, Byzantines), or travelled through by prophets and heroes (Jesus, al-Khidr, Alexander, Solomon).

INDEX

Keywords : al-Khidr, Alexander the Great, antique cities, Carthage, geography, Ifrîqiya, imaginary, ruins, talismans Mots-clés : al-Khidr, Alexandre le Grand, Carthage, géographie, Ifrîqiya, imaginaire, ruines, talismans, villes antiques

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AUTEUR

ANNA CAIOZZO

Université Paris Diderot EA 337 Identités-Cultures-Territoires (ICT) UMR 8167 islam médiéval [email protected]

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L’Hispania aeterna de Ramón Menéndez Pidal. Histoire et Antiquité dans la pensée pidalienne

Grégory Reimond

1 Inviter les lecteurs d’Anabases à découvrir le regard que don Ramón Menéndez Pidal (1869-1968)1 portait sur l’Antiquité hispanique nécessite au préalable sinon une justification, du moins une explication : avant d’être historien, don Ramón est un philologue dont la notoriété comme celle de son école, a très vite dépassé les frontières de l’Espagne. Ce sont ses études philologiques et linguistiques qui l’entraînent sur le terrain historiographique. Son œuvre, marquée par la longévité, l’unité et la continuité2, se résume à une fuite en avant à la recherche d’un savoir absolu, total et complet3. Mais si le philologue spécialiste de l’épopée, de la chanson de geste et des romances se fait historien par nécessité, il est avant tout médiéviste. Et lorsqu’une curiosité renouvelée le pousse à porter son regard au-delà du Moyen Âge, elle l’entraîne vers la Renaissance espagnole, non vers l’Histoire ancienne. Affirmons donc sans détour que les études de Ramón Menéndez Pidal sur l’Antiquité occupent une place très secondaire dans son œuvre.

2 Deux essais ont retenu notre attention : El imperio romano y su provincia (1935) et Los españoles en la historia. Cimas y depresiones en la curva de su vida política (1947), prologues des tomes II et I – la publication malmène la chronologie – de l’Historia de España publiée chez Espasa-Calpe sous la direction de don Ramón4. Officiellement né en 1927 (le contrat avec la maison d’édition est signé le 23 mars), ce projet est longuement préparé. Lorsque paraît le volume España romana (1935), le savant a soixante six ans : le prologue, conçu comme une synthèse du devenir historique des provinces hispaniques au sein de l’Empire romain, est une œuvre de la maturité. De même pour celui de 1947, plus ambitieux puisque figurant en tête de la collection, il offre au lecteur une vision panoramique de l’ensemble de l’histoire espagnole, depuis l’Antiquité jusqu’au XXe siècle, reprenant une tradition inaugurée par l’historien Modesto Lafuente en 18505. Prologues d’une histoire qui se veut encyclopédique, les essais pidaliens n’en forment

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pas moins un ensemble unitaire et cohérent, et feront plus tard l’objet de rééditions et de traductions6.

1. Le renouveau historiographique

3 La vaste entreprise dont il vient d’être question s’inscrit dans un contexte bien particulier, celui du renouveau scientifique caractéristique de l’Âge d’argent (Edad de plata) de la culture espagnole, qui s’achève brusquement avec le déclenchement de la Guerre civile (1936-1939) et la mise en place de la dictature nationale-catholique (1939-1975)7. Les problématiques propres à cette période de l’histoire espagnole sont d’ailleurs omniprésentes dans l’œuvre pidalienne.

4 À la fin du XIXe siècle, les intellectuels espagnols proches de l’Institution libre d’enseignement (un centre éducatif pionnier fondé en 1876 en marge d’un système public immobiliste et archaïque) voient en leur nation un pays décadent, en proie à la sclérose, sentiment que vient confirmer l’humiliante défaite de 1898 face aux États- Unis. Suite au traité de Paris, la monarchie hispanique perd Cuba, Porto Rico et les Philippines, ne conservant de son immense Empire colonial que quelques territoires en Afrique du nord. L’événement révèle une crise morale et identitaire profonde, semblable à celle que traverse la France après la défaite de Sedan en 1870 : l’Espagne n’est plus qu’une puissance secondaire sur la scène européenne, tandis que son poids sur l’échiquier mondial est presque inexistant. Rejetant l’attitude passéiste et le repli défensif des milieux les plus traditionalistes, la « génération de 98 » prétend ouvrir la voie à un renouveau. La volonté de moderniser le monde scientifique et le système éducatif sont au cœur des débats. L’histoire se voit confier une fonction bien précise : permettre aux Espagnols de regarder leur passé avec fierté et sérénité, sans nostalgie, sans complaisance, sans le magnifier pour mieux cacher l’inquiétude ambiante. Une sereine introspection permettrait à la nation de relever les défis qui se présentent à elle, d’innover et de s’engager dans un profond mouvement réformateur, tout en préservant la véritable tradition espagnole. Cette fonction sociale attribuée à l’histoire se nourrit d’une idée couramment admise par les milieux politiques et intellectuels : l’Espagne s’est inclinée devant les États-Unis non en raison d’un manque de courage ou uniquement parce qu’elle était militairement plus faible ; c’est son infériorité dans les domaines éducatif, technique et scientifique qui est en cause : « Se nos ha vencido en el laboratorio y en las oficinas, pero no en el mar o en la tierra », affirme le député Eduardo Vicenti devant le Parlement8. Pour les partisans de ce régénérationisme, les milieux ultra-conservateurs se fourvoient en entretenant un regard passéiste sur l’histoire : il ne peut conduire qu’à l’immobilisme, l’intégrisme et le repli national. C’est le sens à donner à la formule de Joaquín Costa qui recommande de fermer à double tour le sépulcre du Cid9. Miguel de Unamuno met en garde ses compatriotes : Es cierto que los que van de cara al sol están expuestos a que los ciegue éste ; pero los que caminan de espaldas por no perder de vista su sombra, de miedo de perderse en el camino, ¡ creen que la sombra guía el cuerpo !, están expuestos a tropezar y caer de bruces10.

5 À l’aube du XXe siècle, tandis que se répand cet esprit réformateur, le pays s’engage dans un profond mouvement de rénovation. Dans les domaines éducatif, culturel et scientifique, une première étape est franchie avec la création – tardive – du ministère de l’Instruction publique et des Beaux-arts (1900). La fondation de la Junta para

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ampliación de estudios e investigaciones científicas ( JAE) vient couronner cette politique (1907)11. Il s’agit d’un organisme public, dépendant directement du ministère de l’Instruction publique, mais bénéficiant d’une très large autonomie. Il a pour objectif de coordonner l’ensemble de la recherche scientifique, à travers des centres spécialisés, et d’envoyer à l’étranger les figures prometteuses de la science espagnole, grâce à une ambitieuse politique de bourses d’études : les pères fondateurs sont convaincus qu’en favorisant les contacts entre les jeunes diplômés et les maîtres de la recherche européenne ils feront entrer en Espagne un nouvel esprit, moderne et dynamique, qui permettra de régénérer le pays et de lui faire surmonter la crise morale qu’il traverse12. « Fue grande el alma castellana, dit encore Unamuno, cuando se abrió a los cuatro vientos y se derramó por el mundo ; luego cerró sus valvas y aún no hemos despertado […] España está por descubrir, y sólo la descubrirán españoles europeizados13. » Les maîtres d’œuvre de la révolution scientifique qui s’opère dans les années 1910 s’en sont souvenus : si l’Espagne est le problème, l’Europe sera la solution (José Ortega y Gasset)14.

6 Parmi les instituts spécialisés qui émergent au sein de la JAE figure le Centre d’études historiques (CEH), créé à Madrid en 191015. En réalité, l’histoire est loin d’être la seule discipline cultivée entre ses murs, l’expression « études historiques » recouvrant une réalité difficile à définir : philologie, histoire de l’art, archéologie, histoire du droit, études islamiques, philosophie, etc., toutes ces branches du savoir des sciences humaines s’y côtoient, chacune disposant d’une section dirigée par un spécialiste jouissant de la meilleure autorité. Dès 1910, le séminaire de philologie est placé sous la responsabilité de Ramón Menéndez Pidal, dont la renommée est déjà bien établie : titulaire de la chaire de littérature romane à l’Université centrale de Madrid (1899-1935), il est reçu à l’Académie royale espagnole dès 1903, corporation qu’il dirige à deux reprises (entre 1926-1938 et 1947-1968). En 1912, c’est l’Académie royale d’histoire qui lui ouvre ses portes. Bientôt, il prend la direction de l’ensemble du CEH (1915), à l’intérieur duquel il réunit de nombreux disciples, et parvient à former une véritable école philologico-historique16.

7 Les maîtres des lieux élaborent un programme ambitieux puisqu’ils se donnent pour objectif l’étude des sources, des monuments, des traditions, du folklore, de la langue espagnole, etc., autrement dit de tout ce qui est susceptible d’approfondir la connaissance de l’historia patria et de sa civilisation17. La démarche est volontairement pluridisciplinaire, les travaux individuels côtoyant les grandes entreprises collectives. Le but ultime que se fixe l’institut est l’élaboration d’une histoire nationale qui ferait la synthèse de la tradition historiographique nationaliste du siècle précédent, de la « Kulturgeschichte » qui invite l’historien à dépasser le cadre étroit de l’histoire politique pour porter son regard vers le culturel et le social, et des apports méthodologiques de l’école française méthodique18, le tout cimenté par l’esprit régénérationiste. Le CEH produit ainsi un discours empreint de « nationalisme scientifique ».

8 S’il est vrai que l’Historia de España Menéndez Pidal est publiée par la maison d’édition Espasa-Calpe et non par le service des publications de la JAE, elle doit cependant être considérée comme l’une des réalisations les plus abouties du renouveau historiographique propre à la période 1910-1936 : les spécialistes qui collaborent à son écriture sont presque tous des membres distingués, des collaborateurs ou des savants proches du CEH et de la Commission pour la recherche paléontologique et préhistorique19 (CIPP), autre institut dépendant de la JAE. Concernant l’époque ancienne, les archéologues-antiquisants de l’École de Barcelone20 sont partie prenante.

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9 L’Espagne reste le principal objet des travaux du CEH, un « hispanocentrisme » que l’on retrouve naturellement dans l’Historia de España. Luis García de Valdeavellano, rendant un vibrant hommage au maître disparu devant l’Académie royale d’histoire en 1969, l’a bien compris : Al impulso de don Ramón Menéndez Pidal, el Centro de estudios históricos llegó a ser en poco tiempo algo así como el hogar del más sereno y reflexivo patriotismo. Allí se buscaba con paciente afán, silenciosa y tenazmente, el auténtico ser histórico de la patria en su lenguaje, en su literatura, en sus viejos cantos y romances, en su arte y arqueología, en sus instituciones y su derecho, en sus costumbres, en su música popular. Y el alma de este afán era don Ramón, el gran maestro y el fervoroso y recatado patriota que acabamos de perder. […] Se tenía la sensación de que allí estaba encerrado, para mejor conocerlo, el espíritu mismo de España. Porque si todo amor supone conocimiento, el esfuerzo de don Ramón y de los investigadores del Centro sólo se movía a un impulso que no era otro, en fin de cuentas, que el de conocer mejor a España para mejor amarla21.

10 Cultiver le « patriotisme », rechercher « l’Être historique de la patrie » et « l’esprit de l’Espagne ». Telle est la finalité des travaux de l’ensemble des sections du CEH. L’histoire qui s’écrit entre ses murs est bien celle d’une Espagne éternelle, « métaphysique22 », pourvue, selon un modèle essentialiste, d’un ensemble de caractères nationaux permanents destinés à différencier et à singulariser l’histoire des Espagnols, dont le destin est la réalisation et la défense de l’unité politique du pays. Un présupposé lourd de conséquences dans l’Espagne de la Restauration et de l’Entre-deux-guerres, alors que les nationalismes périphériques revendiquent chaque fois plus d’autonomie face à l’État central, tandis que la question régionaliste s’impose dans les débats publics23.

11 Cette philosophie de l’histoire est omniprésente dans les essais pidaliens de 1935 et 1947. Aussi, avant d’entrer plus avant dans la présentation et l’analyse de ces textes, il nous semble nécessaire de la présenter, fût-ce brièvement.

2. Comment penser l’histoire ? « Traditionalisme » et « état latent »

12 Menéndez Pidal n’a jamais publié aucun essai ou article sur sa philosophie de l’histoire. C’est au détour d’une phrase, d’un paragraphe ou d’un titre que celle-ci s’exprime. Il faut donc la reconstituer. Cependant, si l’historien a peu théorisé, le philologue a élaboré, tout au long de sa carrière, une série de notions devant lui permettre de mieux saisir les origines et le devenir à travers l’histoire des langues romanes, de l’épopée, des chansons de gestes et des romances. Il ne néglige jamais la dimension temporelle : à travers l’étude des grandes œuvres littéraires, c’est l’ensemble de la période dans laquelle elles s’inscrivent qu’il cherche à comprendre. Ainsi s’opère le glissement de la philologie à l’histoire24. L’étude critique du Cantar de mío Cid25 précède celle du personnage historique26, qui trouve elle-même son prolongement dans La España del Cid27. Fruits d’une longue élaboration, maintes fois retouchées, ces notions ont été exposées par don Ramón à travers plusieurs écrits, jusqu’à en donner l’exposé le plus complet à la fin de sa fructueuse existence. La présentation de sa « théorie traditionaliste » (tradicionalidad) et de sa notion d’« état latent » nous contraint à aborder son œuvre de philologue et de linguiste, domaine dans lequel nos compétences sont très limitées. Qu’il s’agisse des développements théoriques de Menéndez Pidal, ou

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des textes critiques qui les discutent, les lecteurs disposent de plusieurs études dans lesquelles ses idées sont présentées avec une clarté que le profane appréciera28.

13 Dès 1896, lorsque paraît La leyenda de los Infantes de Lara29, Ramón Menéndez Pidal jette les fondements de ses théories. Partant du texte d’une chronique médiévale en prose, il parvient à restituer un poème, un cantar de gesta, dont la chronique s’est nourrie, postulant également l’historicité du cantar, inspiré de la réalité historique, et supposant l’existence d’un autre cantar plus ancien, non conservé, sans doute apparu à la même époque où se situe le récit. L’épopée hispanique, dont la postérité n’a conservé que peu de textes (par exemple, le Cantar de mío Cid), aurait ainsi puisé son inspiration dans l’actualité. Livrée à la tradition orale, elle se serait ensuite sans cesse renouvelée, de générations en générations, jusqu’à renaître à l’époque moderne à travers les romances et le théâtre du Siècle d’Or. Menéndez Pidal affirme ainsi le caractère « traditionnel » des cantares, c’est-à-dire leur origine lointaine et leur constant renouvellement et réélaboration à travers les siècles, grâce à un travail de refonte anonyme, occulté. Il s’oppose donc aux thèses « individualistes » incarnées notamment par le Français Joseph Bédier (1864-1938), pour qui les chansons de geste ne peuvent être que le fruit d’un art personnel et savant, réaffirmant le rôle moteur de l’auteur-artiste. C’est sur le terrain de la littérature épique que les deux écoles s’opposent fortement. Pour les traditionalistes, les chroniques médiévales fournissent des arguments permettant de croire à l’existence de nombreux poèmes héroïques, bien qu’ils n’aient laissé aucune trace écrite. L’explication est simple : aucun manuscrit n’est conservé, simplement parce que ces œuvres appartiennent à une tradition orale et n’ont jamais été mises par écrit. C’est précisément l’originalité de la littérature épique espagnole face à la tradition épique française. Cette dernière, très vite reprise par l’art érudit, voit s’affirmer précocement des auteurs dont le nom nous est parvenu, leurs œuvres, au caractère littéraire plus affirmé, s’étant plus volontiers transmises à la postérité. En revanche, en Espagne, le genre reste méprisé par les lettrés et se transmet oralement à travers les siècles sans laisser de traces écrites, avant de resurgir à l’époque moderne : alors, les thèmes, les héros et la geste qui formaient la matière des cantares réapparaissent dans les ballades et les romances, à l’image des Infants de Lara, du Cid, etc. Dans ces phénomènes de transmission, l’individu n’occupe pas la place prééminente que lui réservent Bédier et l’école individualiste. Sans nier le rôle créateur du poète, Menéndez Pidal insiste sur « l’anonymie » et la « collaboration successive et simultanée » qui, même si elles ne laissent aucune trace écrite pendant plusieurs siècles, ne signifient pourtant pas une disparition de toute activité : elle se trouve dans un « état latent ». Quelques exemples nous permettront de mieux comprendre l’utilisation qui est faite de ces notions. Laissons de côté l’épopée et passons aux phénomènes linguistiques30.

14 Les langues romanes, dont le castillan, sont nées de l’évolution du latin vulgaire qui n’a pas laissé de traces écrites. Sensiblement différent du latin couramment manié par les clercs et les lettrés, les philologues ont été contraints de le reconstituer. Un problème essentiel pour Menéndez Pidal, dont les premiers travaux au sein du CEH consistent précisément à rechercher les origines de l’espagnol31. Rejetant l’idée d’une évolution brusque et rapide de la langue, il utilise la notion d’« état latent » pour défendre un modèle selon lequel plusieurs siècles sont nécessaires avant que ne s’impose un nouvel usage linguistique. Un exemple parmi d’autres, celui du passage de f à h en castillan, qui survient au XIVe siècle (fazer devient hazer, fambre, hambre, etc.). Or les anciens peuples

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ibériques ignoraient le son f, introduit par la romanisation dans la péninsule. Selon Menéndez Pidal, les Romains apprennent aux peuples ibériques à prononcer l’f qu’ils ignorent, mais cette innovation est ignorée des populations les moins romanisées qui tendent à prononcer ce f sous une forme aspirée ; le substrat ibérique se serait ainsi maintenu sous un état latent, à travers les siècles, avant que ne cesse la latence du phénomène, lorsque le h remplace le f dans les textes de la fin de l’époque médiévale. De la même manière, les patronymes en -z, -az, -ez, -iz, -oz, -uz, comme Eñekoz, Eñekiz, Éñekez etc., qui apparaissent dans les textes au IXe siècle, se rattachent à une origine préromaine, transmis à travers les siècles sous une forme latente : Pidal les rapproche ainsi du patronyme Ennekes qui apparaît dans le bronze d’Áscoli, document épigraphique découvert en 1908, dans lequel Pompeius Strabo concède la citoyenneté romaine à des habitants de la région de l’Èbre. L’étude des langues primitives devient ainsi nécessaire pour mieux comprendre les origines de l’espagnol, Menéndez Pidal considérant toutefois ces travaux comme une simple introduction à l’histoire de la langue32. Ce sera d’ailleurs le sort réservé à l’ensemble de l’Antiquité hispano-romaine, période introductive à une histoire nationale qui ne commence réellement qu’avec les Wisigoths et l’époque médiévale.

15 Nous retrouvons ces notions dans son œuvre historiographique. L’exemple des institutions juridiques des Goths nous semble particulièrement éclairant. À un droit wisigothique très romanisé, Menéndez Pidal oppose un droit traditionnel germanique qui se maintient durant plusieurs siècles sans apparaître dans les textes législatifs de la monarchie wisigothique, avant de réapparaître dans les fueros et les documents à partir du IXe siècle. Plusieurs exemples concrets sont développés par l’auteur ; nous n’y reviendrons pas33.

16 La dialectique entre action individuelle et action collective est finalement au cœur de la théorie pidalienne : quelle valeur donner à l’action des individus ? Sans nier leur liberté, n’est-il pas préférable de les considérer comme une somme d’anonymes dominés par des phénomènes collectifs qui les dépassent ? Jusqu’à quel point les hommes peuvent-ils agir sur les structures et les institutions sociales par leur action individuelle ? Le « tradicionalismo » aboutit finalement à la formulation d’une « loi » historico-sociale que José Antonio Maravall résume ainsi : la rapidité de la propagation d’un changement social est inversement proportionnelle à la densité et à la taille du groupe dans lequel ce changement se propage34. Dans le cas de l’histoire politique, le nombre d’acteurs étant restreint, des changements brusques peuvent se produire, et l’historien pourra aisément repérer l’action d’un individu. En revanche, dans le cas des coutumes, du langage, des mentalités etc., l’intervention de l’ensemble de la collectivité conduit nécessairement à des changements beaucoup plus lents, plus progressifs. L’individu ne s’efface pas devant le collectif, mais il sombre dans l’anonymat.

17 Quelles formes prennent ces catégories dans l’œuvre historiographique pidalienne ? Partisan d’un modèle essentialiste de l’histoire, dans lequel la nation est dotée de caractères, d’une psychologie et d’une personnalité qui lui sont propres35, la véritable tradition hispanique consiste à agir en se conformant à cet héritage essentiel : El pensamiento y la acción desarrollados en esa época [xvie et xvii e siècle] son consustanciales con el genio hispano y han de tomarse como programa que España debe seguir en todo tiempo, si no quiere renunciar a su propia esencia ; nuestro decaimiento procede de haber sido abandonada la dirección que marcaron esos siglos de oro36.

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18 Éternels et permanents, les caractères hispaniques se transmettent à travers les siècles, ne survivant parfois que sous une forme latente, avant de resurgir à nouveau pour donner une nouvelle impulsion au cours de l’histoire nationale, qui n’est rien d’autre que la longue marche de l’Espagne vers l’unité. Un idéalisme qui se traduit concrètement par la mise en place d’une série d’analogies qui ponctuent le discours historique : c’est le même caractère essentiel qui pousse les Numantins à refuser la conquête romaine au IIe siècle avant notre ère, à reconquérir les territoires arrachés par les Musulmans en 711, ou à prendre les armes contre les troupes napoléoniennes en 1808. Quant aux héros du roman national, tels Viriathe, Trajan (originaire de Bétique), Récarède, Isidore de Séville, le Cid Campeador, les Rois Catholiques, les Conquistadores de l’Empire hispanique, etc., leur action est en réalité soumise à la force supérieure des caractères essentiellement espagnols, qui les poussent à œuvrer pour l’ensemble de la collectivité.

19 La capacité de « l’esprit national » à resurgir ponctuellement après de longues périodes d’« état latent » (le « traditionalisme » historique), loin de conduire au fatalisme et à un passéisme nocif, ouvrent au contraire sur de nouvelles périodes d’innovation et de changements : En cuanto al tradicionalismo simplemente tal, su grado mayor o menor no es una inequívoca piedra de toque para juzgar la aptitud vital de un pueblo. Un pueblo puede ser muy tradicionalista y muy evolutivo a la vez […]. En lo mismo que se conserve del pasado puede infiltrarse honda novedad y adelanto, mientras lo que se innove puede entrañar retroceso y descenso. […] La tradicionalidad en sí misma es una fuerza positiva, única manera de vivir una vida de personalidad fuerte. Lo negativo es el misoneísmo, la repulsión a todo lo nuevo37.

20 Là est l’originalité du modèle pidalien. Cette caractériologie ne renvoie chez Pidal à aucun déterminisme biologique ou racial. Paradoxalement, ces caractères, s’ils sont essentiels et permanents à travers les siècles, ne sont pas immuables : l’esprit d’une époque, l’éducation, le milieu personnel peuvent agir sur eux et corriger leurs aspects les plus négatifs. Menéndez Pidal postule leur historicité : El que los veamos mantenidos a través de los siglos no significa que sean inmutables. No se trata de ningún determinismo somático o racial, sino de aptitudes y hábitos históricos que pueden y habrán de variar con el cambio de sus fundamentos, con las mudanzas sobrevenidas en las ocupaciones y preocupaciones de la vida, en el tipo de educación, en las relaciones y en las demás circunstancias ambientales38.

21 D’autant que ces caractères « no obran necesariamente39 » ils peuvent se maintenir tout en restant occultés, ou n’agir qu’au sein d’un groupe réduit (l’élite qui régit la vie de la nation). Une tradition, un héritage que l’on ne peut pas ne pas assumer, mais sur lesquels l’homme a la capacité d’agir. Possibilisme et non strict déterminisme, pour reprendre les termes utilisés par Lucien Febvre40. Ne s’agit-il pas d’une application à l’histoire de la « théorie traditionaliste » et de la notion d’« état latent » ? Notons l’importance qu’accorde don Ramón à l’éducation et au contexte générationnel. Ce n’est pas ici le disciple de Marcelino Menéndez y Pelayo qui s’exprime, mais le penseur régénérationiste lié à l’Institution libre d’enseignement, persuadé qu’à travers une meilleure instruction, un meilleur « e íntimo conocimiento del solar patrio41 » l’homme espagnol moderne pourra mieux préparer le futur et la réconciliation des « deux Espagnes ». Traditionalisme et progressisme parviennent ainsi à cohabiter dans le discours pidalien42.

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22 Voilà qui permet de nuancer les premiers mots du prologue de 1947, qui résument à eux seuls la conception pidalienne de l’histoire : Los hechos de la historia no se repiten, pero el hombre que realiza la historia es siempre lo mismo. De ahí la eterna verdad : quid est quod fuit ? ipsum quod futurum est ; lo que sucedió no es sino lo mismo que sucederá : lo de hoy ya precedió en los siglos. Y el consiguiente afán por saber cómo es cada pueblo actor de la historia, cómo, dada su permanente identidad, se comporta en sus actos, fué sentido por los hombres de todos los tiempos43.

23 Le titre du prologue est d’ailleurs à lui seul un manifeste. “Les Espagnols dans l’histoire”, sous-entend que ces derniers existent de toute éternité, préexistent à l’État- nation : les Numantins, Sertorius ou Trajan sont Espagnols, de même que le Cid. S’il faut attendre la monarchie wisigothique pour qu’une première unité politique soit – temporairement – acquise, confirmée sous les Rois catholiques après l’épisode douloureux de la pérdida de España et de la Reconquête, en revanche, les racines de la nationalité espagnole se perdent dans la nuit des temps.

24 Recueillant une tradition historiographique née au XVIe siècle et réélaborée au XIXe, Menéndez Pidal fait naître la nation moderne au Moyen Âge44 : une fois l’état wisigothique consolidé, replié sur la péninsule ibérique sous l’action de la poussée franque, Récarède abandonne l’arianisme et entraîne son peuple dans le christianisme (589). Dès cette haute époque, les piliers du futur État-nation sont en place : les Espagnols disposent d’un territoire généreux offrant des ressources inépuisables, d’un système politique (imparfait, certes, en raison du caractère électif de la monarchie) et d’une communauté spirituelle. L’œuvre historiographique d’Hydace, de Jean de Biclare et surtout d’Isidore de Séville (notamment l’Historia de regibus Gothorum, Vandalorum et Suevorum) vient consacrer l’apparition du sentiment national45. L’invasion des Goths, la seule qui soit présentée en termes positifs dans le modèle pidalien, est ainsi consacrée comme « el hecho capital constitutivo de nuestro pueblo46 » : En esta edad germanorromana el universalismo imperial desaparece, quedando sólo representado por el universalismo eclesiástico, y surge un sentimiento contrario : el nacionalismo político y cultural 47 ». Viennent ensuite la défaite du Guadalete (711), les siècles incertains de la , avant l’œuvre restauratrice des Rois catholiques.

25 Si l’unité nationale est si durement acquise, c’est en raison de l’action ambivalente des caractères hispaniques, des défauts constitutifs des Espagnols. Pidal le reconnaît, notant que « toda cualidad es bifronte, raíz de resultados positivos o negativos según el sesgo que tome y la oportunidad en que se desenvuelve48 ». Pourquoi la « gran construcción unitaria » des Goths s’est-elle effondrée en 711 face aux Musulmans ? Pidal répond : à cause de l’individualisme espagnol, d’un « partidismo enconado […] en el que se apagó toda idea nacional49 ». C’est le jeu constant entre des caractères à double face qui explique la succession des périodes d’apogée et de décadence, les « cimas y depresiones », de l’histoire espagnole. Si ce modèle est déjà formulé en 191650, il se cristallise, sous sa forme la plus aboutie, dans les prologues de l’Historia de España.

3. L’Histoire ancienne de Ramón Menéndez Pidal

26 Dans une telle perspective, la place dévolue à l’Antiquité ne peut être que secondaire : l’histoire de l’Hispanie romaine est un premier pas, une période où le jeu antagoniste des caractères hispaniques (notamment un funeste individualisme) ne permet pas aux

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« Espagnols » de prendre conscience d’eux-mêmes et de la communauté qu’ils sont nécessairement destinés à former51. Ainsi s’expliquent les choix opérés par l’auteur qui ne retient des millénaires des temps anciens que quelques siècles où il pense voir se manifester le plus clairement la personnalité de l’homo hispanus dont parle Diego Catalán, ainsi que le sentiment provincial, prémice d’une conscience nationale. Cette idée, qui n’apparaît pas dans le titre sans relief du prologue de 1935 est en revanche exprimée dans sa réédition de 1957 : Hispania, provincia del Imperio romano, su personalidad52. Donnant une image unitaire de l’Hispanie romaine, il précise seulement au détour d’une phrase que la péninsule se compose en fait, à l’époque impériale, de trois provinces distinctes53. La volonté de montrer « como el sentimiento provincial hispánico […] surge en el seno del Imperio romano, representando el comienzo de una conciencia nacional54 » est bien ce qui motive la réflexion pidalienne sur l’Antiquité. La géographie est appelée en renfort : comment pourrait-il en être autrement ? Séparée de l’Afrique par le détroit de , de la Gaule par la barrière pyrénéenne, bordée par la Méditerranée et l’océan Atlantique, la péninsule constitue une unité géographique propre à favoriser la fusion des peuples vivant sur ses terres.

27 La seconde problématique qui retient l’attention de don Ramón est celle des liens entre l’Hispanie et l’Empire romain : province d’un vaste édifice politique, comment « l’Espagne » n’a-t-elle pas vu se diluer sa personnalité malgré la romanisation ? Qu’a-t- elle apporté à l’Empire et à travers lui à la civilisation universelle ? Voilà une question qui préoccupe les penseurs espagnols au moins depuis « l’affaire Masson de Morvilliers ». Les termes de cette polémique sont connus : au XVIIIe siècle, l’image du pays à l’étranger n’est guère flatteuse. Les voyageurs voient en l’Espagne d’alors un pays arriéré, ayant manqué son entrée dans la modernité, livré au fanatisme religieux incarné par la Suprema (le tribunal de l’Inquisition). Au fil des récits de voyage s’élabore ainsi une légende noire qui trouve son expression la plus aboutie dans l’article « Espagne » publié en 1782 dans l’Encyclopédie méthodique par le Français Nicolas Masson de Morvilliers. Il lance cette question provocante : « Mais que doit-on à l’Espagne ? Et depuis deux siècles, depuis quatre, depuis dix, qu’a-t-elle fait pour l’Europe55 ? » De Juan Francisco de Masdeu à Ramón Menéndez Pidal, en passant par Modesto Lafuente et Marcelino Menéndez y Pelayo, les intellectuels espagnols ont tous tenté d’apporter des arguments pour prouver le caractère infondé et injuste de cette légende noire56 qui traverse les XIXe et XXe siècles57. Recueillant cet héritage, don Ramón entreprend donc de montrer tout ce que Rome doit à l’Espagne. Luis García de Valdeavellano, revenant sur le prologue pidalien de 1935, souligne ainsi que « se pone de relieve que si Roma romanizó a España, España mismo llegó, en cierto modo, a hispanizar a Roma58 ». D’où le titre choisit par Pidal pour figurer en tête du volume de 1935, « L’Empire romain et sa province », expression d’un lien privilégié tissé entre conquis et conquérants.

28 Cependant, dans le tableau qu’il dresse, Menéndez Pidal opère des choix. De la pré- et protohistoire et de l’Antiquité, il ne retient qu’un court moment, celui qui s’ouvre sur les guerres celtibériques, au IIe siècle avant notre ère, et qui se clôt avec l’arrivée des Wisigoths dans la péninsule, c’est-à-dire la période au cours de laquelle celle-ci cesse d’être un espace périphérique du bassin méditerranéen pour s’incorporer pleinement à l’histoire à travers les conflits qui opposent Rome et Carthage (guerres puniques), puis les légions de l’Urbs et les populations autochtones (guerres celtibériques). La préhistoire péninsulaire, les colonisations phénicienne, grecque et punique, la culture ibérique, autant de pages de l’histoire qui ne trouvent pas leur place dans ces

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prologues, alors même qu’elles sont au cœur des travaux du CEH à travers la section d’archéologie que dirige Manuel Gómez-Moreno59. De la même manière, les sources matérielles sont ignorées : la lecture pidalienne de l’Espagne ancienne, limitée à l’Hispanie romaine, repose exclusivement sur les sources littéraires, corpus au sein duquel Strabon et Trogue Pompée occupent une place de choix. Pidal recueille les fruits d’un long travail collectif qui aboutit à l’édition critique, la traduction et le commentaire des principales sources littéraires anciennes relatives à la péninsule ibérique. Les Fontes hispaniae antiquae sont publiées à partir de 1922 sous la responsabilité d’Adolf Schulten, Pere Bosch Gimpera et Luis Pericot60. En revanche, les derniers acquis de la recherche archéologique sont ignorés. Les premières lignes du prologue de 1935 présentent ainsi une vision simpliste de l’ethnogenèse ibérique et de la définition des ethnies présentes sur le territoire péninsulaire à l’arrivée des Romains. Leur complexité, analysée par Pere Bosch Gimpera en 1932, est réduite à sa plus simple expression, aboutissant à une équation vieille de plusieurs siècles : Ibères + Celtes = Celtibères61. Reprenant le jugement de W. Kienast sur La España del Cid, reconnaissons que ces essais historiques portent indéniablement la marque du philologue : « Ein glänzendes historisches Werk, geschrieben von einem Philologen62 ».

4. L’homme « espagnol » dans l’Antiquité63

29 Sans décrire par le menu l’ensemble des caractères hispaniques, essayons d’en préciser quelques-uns. Le premier, et le plus important pour don Ramón, serait la sobriété, de laquelle découle cette « inatención a las necesidades materiales64 » qui conduit à un stoïcisme instinctif, faisant de l’Espagnol « un senequista innato65 » : Viriathe, héros de la résistance hispanique face aux armées romaines, ne semblait-il pas toujours le plus pauvre des soldats ? Pline le Jeune n’a-t-il pas loué la modestie et la modération de Traja ? N’est-ce pas cette vertu cardinale qui fait de Sénèque l’un des plus grands penseurs de l’Antiquité ? Sans nier le rôle de l’individu, Pidal souligne ainsi que le philosophe doit beaucoup « al hecho de haber nacido en familia española66 », renouant ici avec le thème de l’individu soumis à des forces qui le dépassent et le conditionnent.

30 Le sens aigu de l’honneur, la défense d’un idéal commun, qui prennent tout leur sens avec la fides et la devotio ibérique67, sont d’autres qualités remarquables. L’Espagnol est tout entier dévoué à son chef, toujours prêt à sacrifier sa vie. S’appuyant sur les témoignages de Strabon, Trogue Pompée, Tite-Live, Florus ou Tacite, l’argument sert à Menéndez Pidal pour prouver l’existence d’un sentiment identitaire dans l’Antiquité : El antiguo hispano pierde la vida con entusiasmo patriótico, como los cántabros en la cruz y los numantinos en suicidio colectivo ; la pierde por cumplir los altos deberes de fidelidad, no sólo individual, sino también ciudadana e internacional, como en el sacrificio de Sagunto68.

31 Comment l’argument n’aurait-il pas séduit ses concitoyens ? Ces quelques mots ont sans doute rappelé à certains quelques passages de Florus69. Nul doute qu’ils aient rappelé aux lecteurs de l’Espagne des années 1950 le célèbre tableau d’Alejo Vera, Últimos días de Numancia (1881), abondamment reproduit dans les manuels scolaires de l’époque, ou celui de Francisco Domingo Marqués (1868), Último día de Sagunto70. L’enjeu d’une telle argumentation apparaît dans la quatrième partie du prologue (“Unitarismo y regionalismo”), notamment dans le paragraphe intitulé « Le concept d’Espagne dans l’Antiquité » : il existe bien, dès l’époque ancienne, un sentiment identitaire collectif.

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Mais celui-ci reste imparfait. La conquête romaine est donc possible. Ce n’est pas l’infériorité d’un peuple, par ailleurs reconnu pour son esprit belliqueux et indomptable71, qui est en cause, mais son incapacité à s’unir et à renoncer à un individualisme excessif : Si hubiesen [les Ibères] logrado juntar sus armas, no hubiera sido dominada la mayor parte de Iberia por cartagineses, celtas ni romanos. De este modo Estrabón, al notar como defectuoso el sentimiento colectivo ibérico, lo reconoce como existente y exigible para asegurar la independencia de la comunidad ibérica. Por su parte, Tito Livio considera también como una entidad sustantiva la Hispania, y habla frecuentemente de los hispani en general, sin creer necesario precisar si son de tal o cual tribu. Después Floro, un africano que escribe en Tarragona, emplea la muy expresiva frase Hispania universa para designar una colectividad humana, y censura, como Estrabón el que España no hubiese conocido sus propias fuerzas hasta haber sido vencida por Roma tras una lucha de doscientos años. Supone, pues, un interés común desatendido, una nación con imperfecto sentido de nacionalidad72.

32 « Un sens imparfait de la nationalité » qui conduit à l’impossible unité politique. Si l’Hispanie tombe malgré l’action des grands caudillos (Viriathe) et des nombreux chefs anonymes, faibles car incapables d’unir leurs forces, la guérilla menée pendant deux cents ans contre Rome prouve l’existence d’un mouvement et de grands idéaux collectifs que Pidal n’hésite pas à qualifier de « nacionales », concluant que « no les faltó un común sentimiento patrio73 ».

33 Reste une question : que faire de Rome ? Très vite, le discours tend vers une valorisation positive de la romanisation. Si la soumission induit la perte de l’indépendance, l’époque impériale n’en est pas moins importante pour l’histoire nationale. Un premier pas vers l’unité est fait. Si les Phéniciens, les Grecs et les Puniques ont agi en conquérants avides de profiter des richesses de la péninsule, Rome donne à l’Hispanie une cohérence administrative, une langue commune, un droit, et plus tard une religion (le christianisme), qui contribuent à fortifier le « sentiment provincial hispanique » que Pidal décèle chez Orose (Histoire contre les païens). L’Urbs contribue ensuite à faire basculer la péninsule du côté de la civilisation, les Ibères perdant leur personnalité barbare sous l’action de la romanisation, Rome coupant « el curso de la civilización indígena, sustituyendo ésta por la de tipo superior heleno-latina74 ». L’impérialisme est civilisateur : c’est dire l’image peu valorisante que Menéndez Pidal a de la culture ibérique protohistorique. Un héritage à partir duquel les Wisigoths pourront construire une première nation espagnole, au cœur de l’ancienne Celtibérie, ancêtre lointain de la « Castille qui fit l’Espagne75 ». Nous retrouvons ici le « castellanocentrisme » cher à Menéndez Pidal et à de nombreux intellectuels de la « génération de 98 ».

34 Précisons que cette problématique n’est pas propre à l’historiographie espagnole. Nombreux sont les pays européens à s’être interrogés sur le rôle de Rome dans leur devenir historique. Si la question se pose pour l’Hispanie romaine, elle retient également l’attention des historiens français qui doivent choisir entre César et Vercingétorix76.

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5. Des « guerres d’indépendance » à « l’hispanisation » de l’Empire romain

35 Le prologue de 1935 permet d’affiner l’image que don Ramón construit de l’histoire ancienne. Le regard qu’il porte sur la conquête romaine ne diffère pas fondamentalement de celui de ses prédécesseurs77. L’héritage de l’historiographie nationaliste libérale est là, une fois encore. Les guerres celtibériques, la geste de Viriathe, des Numantins et des Sagontins sont ainsi qualifiées de « guerras nacionales por la independencia78 », prémices d’une lutte pour l’unité qui ne s’achèvera qu’au début du XIXe siècle avec la Guerre d’indépendance contre les troupes napoléoniennes79. Pidal se contente toutefois de rappeler ces hauts faits, sans les développer ; le fait est que la période préromaine et l’époque républicaine ne retiennent guère son attention. Les IIe et Ier siècle avant J.-C. sont pour lui synonymes d’obscurité : aux conflits contre les légions romaines s’ajoutent la guerre sertorienne, les guerres civiles, les campagnes augustéennes pour pacifier les peuples du Nord (Astures et Cantabres), ainsi que la rapacité des préteurs romains. L’avènement de l’Empire inaugure en revanche une ère nouvelle : avec la pax romana, l’ordre romain s’installe80. Après la civilisation, Rome offre à sa fille aînée la paix et la stabilité.

36 La place privilégiée occupée par l’Hispanie dans l’Empire est d’emblée soulignée. Si Rome civilise les autochtones, ceux-ci ne sont pas des acteurs passifs : Lucius Cornelius Balbus, natif de Gades, est ainsi le premier provincial à accéder au consulat, jetant les bases de la provincialisation de l’Empire. Chez Menéndez Pidal, ce phénomène ne tarde pas à devenir synonyme d’« hispanisation », d’abord sur le terrain culturel, ensuite sur celui de la politique : « España, olvidada de su iberismo, viene pronto a ser un país enteramente latino que en seguida se distingue por un señalado valor en el pensamiento y en el arte81 », qui permet l’éclosion du « génie hispano-latin ». Les grands noms de la littérature latine du ier siècle sont hispaniques : Sénèque, Columelle, Lucain, Martial et Quintilien, entre autres. En outre, leur origine illustre les progrès de la romanisation : si les trois premiers viennent de Bétique, Martial est de Bilbilis et Quintilien de Calagurris, en Tarraconaise, région plus tardivement romanisée. Là se situe l’origine de la riche tradition littéraire nationale, de ses « caractéristiques mentales », toujours prêtes à resurgir. Le spécialiste de l’épopée espagnole défendant l’historicité du cantar médiéval, n’hésite pas à dire de Lucain que « su epopeya puramente histórica, sin dioses ni mitología, tan distinta de lo que había hecho Virgilio, como de lo que hace después Silio Itálico, no puede ser sino un primer brote del realismo que va de Cervantes a Goya, el que produce toda la epopeya española, incomparablemente más histórica que la francesa o germánica, el que coloca al Poema del Cid o La Araucana tan fuera del gusto de la Chanson de Roland, o de la Jerusalem82 ». Pidal manie l’analogie sans se soucier de l’anachronisme.

37 Si l’hispanisation de l’Empire débute dans les arts et dans les lettres, elle s’étend bientôt à la sphère politique. Dans la galerie des empereurs hispaniques, Trajan occupe une place de choix : premier empereur non italique, il porte l’Empire à son apogée. Célébré par Pline le Jeune, il témoigne de la même « austera simplicidad que Trogo admiró en Viriato83 », d’une honnêteté, d’une modération, d’une modestie, bref d’une sobriété toute ibérique. Après la période difficile des derniers Julio-Claudiens et la parenthèse flavienne, après Néron et Domitien, la dynastie espagnole des Antonins donne à l’Empire son « siglo más feliz84 ». L’hispanisation devient régénération85.

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38 À cet âge d’or que l’Espagne donne à l’Empire, succède le règne des Africains : l’Empire s’orientalise alors que les premiers peuples barbares s’installent à ses portes. Ce triomphe de l’Orient, « no el oriente griego democrático, sino el oriente asiático y despótico86 », est perceptible dès le règne de Septime Sévère, « africano hasta la vejez », « más admirador de Aníbal que de Escipión87 ». Que dire d’Elagabal ? Originaire de Syrie, province « perpetuamente irreconciliable con el espíritu romano », il profane les institutions religieuses, politiques et sociales de Rome « con la más afeminada perversión y los más abominables ritos del Oriente88 », un Orient qui décidément ne trouve pas grâce aux yeux de don Ramón. Rome devient un Empire décadent. Oubliant ses caractères essentiels, reniant sa tradition gréco-romaine pour succomber aux charmes orientaux, comment pourrait-il en être autrement ?

39 Avec la réorganisation administrative de l’Empire, un fait retient l’attention de Menéndez Pidal : la division territoriale en préfectures, diocèses et provinces rattache à un même ensemble l’Hispanie et la Mauritanie Tingitane, « primera vez que Tánger es considerado como natural dependencia de la Península89 ». L’analogie fournit l’argument historique permettant de légitimer la présence coloniale espagnole en Afrique du nord90.

40 Avec Constantin, les Espagnols retrouvent un rôle moteur dans l’histoire, oeuvrant cette fois pour l’unité spirituelle de l’Empire. Ainsi Ossius, évêque de Cordoue, conseiller théologique de l’empereur, « alma del concilio de Nicea91 », participe à la fixation du dogme chrétien : il est un des théoriciens de la consubstantialité. Il revient cependant à Théodose, autre empereur hispanique (originaire de Cauca, en Galice), de consacrer la victoire de l’orthodoxie chrétienne (au concile de Constantinople) et l’unité spirituelle de l’Empire (par l’édit de Thessalonique), comme le feront les Rois catholiques quelques siècles plus tard pour les royaumes espagnols92. Enfin, la doctrine chrétienne s’impose dans les lettres et l’historiographie. Une fois encore, les Hispaniques occupent une place de choix : Prudence est le poète du christianisme, incarnant ce que Virgile incarnait pour les païens93. Quant à Orose, il est chargé par Saint-Augustin de la rédaction d’une Histoire contre les païens, rédigée alors que l’Empire succombe face aux vagues d’invasions. C’est dans son oeuvre que Menéndez Pidal croit déceler la première manifestation formulée du « sentiment provincial hispanique », prémice d’une conscience nationale : Queda un imperio sin Roma, vaciado por completo de su espíritu original. Es que Orosio entrevé vagamente que, no pudiendo el Imperio defender sus provincias, tendrán éstas que vivir por su cuenta ; y entonces la vieja opinión provincialista, sumada a la desconfianza en el poder central, llega necesariamente a sacar su última consecuencia : un germen de nacionalismo.

41 Il s’agit en somme d’un « germen de historia de España, cuando España iba a dejar de ser provincia romana »94.

6. « Un drame qui se joue dans la conscience d’un homme d’aujourd’hui95 »

42 Célébration de la geste des peuples autochtones luttant pour leur « indépendance nationale », apologie de l’action des Hispaniques qui écrivent les plus belles pages de l’histoire culturelle et politique de l’Empire romain, exaltation des Césars espagnols, du rôle pionnier de l’Hispanie dans la diffusion et la défense de la foi catholique,

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enracinement de l’unité nationale dans le sentiment provincial hispanique, autant de thèmes témoignant du nationalisme inquiet qui imprègne l’historiographie pidalienne. Comment ne pas voir dans ces essais une lecture du passé depuis le présent de l’historien, un historien préoccupé par les menaces de désintégration de l’État espagnol qu’il croit déceler dans les années qui précèdent la Guerre civile ? S’il se montre confiant devant la République proclamée en 1931, la question régionale et l’anticléricalisme effrayent le savant qui cherche dans l’histoire des arguments pour convaincre ses compatriotes que le destin de l’Espagne est de réaliser l’unité nationale. En insistant sur le jeu de caractères ambivalents et sur l’opposition à travers les âges des deux tendances idéologiques de fond, le traditionalisme et le progressisme, don Ramón veut prouver que la République ne pourra triompher que si elle est une et indivisible. Chercher une réponse aux problèmes contemporains dans la solution régionaliste est une erreur : la tradition espagnole le dit.

43 Exaltation de l’unité, fierté du passé impérial et de la grandeur nationale : doit-on pour autant ranger Ramón Menéndez Pidal dans la catégorie des historiens fascistes qui se rallient au régime franquiste en 193996 ? Nous ne le pensons pas. S’il est vrai que le modèle historique pidalien est, sur bien des points, en adéquation avec celui des intellectuels phalangistes97, son rejet de la violence et de l’intégrisme le situe en marge du régime du 18 juillet. Quand bien même semble-t-il manifester une certaine sympathie pour les régimes fasciste et nazi dans le prologue de 193598, Menéndez Pidal retrouve ses esprits et le ton change en 1947. L’auteur, faisant preuve d’un indéniable courage (on ne saurait l’accuser de revirement opportuniste : le climat espagnol après 1945, alors que la dictature franquiste se consolide, n’est pas celui des démocraties européennes occidentales), rejette ce qui est l’essence même du régime de Franco : une vision manichéenne du monde et des hommes conduisant au désir de détruire l’anti- Espagne. Se faisant l’apôtre de la tolérance et de la réconciliation entre les « deux Espagnes », il écrit : El nuevo Estado dictatorial europeo no admite disidentes, consintiendo sólo el llamado « partido único », expresiva contradicción verbal : una parte que quiere ser el todo, prescindiendo de las otras partes. Tal exclusivismo engranaba perfectamente bien con la habitual intransigencia española, robusteciéndola ; era insuficiente el no transigir con la media España adversaria, había que suprimirla totalmente para ser todo sin ella. […] ¿ Cesará este siniestro empeño de suprimir al adversario ? Malos tiempos corren cuando un extremismo que deja muy atrás al de España, aparece por todas partes ; cuando una feroz división, como antes no existía, hace imposible la convivencia nacional en muchos pueblos […]. Suprimir al disidente, sofocar propósitos de vida creída mejor por otros hermanos, es un atentado contra el acierto. Y aun en aquellas cuestiones en que una de las partes se vea en posesión de la verdad absoluta, frente al error de la otra parte, no es un bien el sofocar toda manifestación de la parte errada (que suprimir la parte misma es imposible) para llegar a la enervante y desmoralizadora situación de vivir sin un contrario, pues no hay peor enemigo que el no tenerlos […]. No es una de las semiespañas enfrentadas la que habrá de prevalecer en partido único poniendo epitafio a la otra. No será una España de la derecha o de la izquierda ; será la España total, anhelada por tantos, la que no amputa uno de sus brazos, la que aprovecha íntegramente todas sus capacidades para afanarse laboriosa por ocupar un puesto entre los pueblos impulsores de la vida moderna. Se trata de dos órganos funcionales necesarios para la vida : una España tradicional inquebrantable en su catolicismo, pero que por evitar el mayor mal de las reacciones convulsas y abominando la violencia, no sólo se abstiene, en el ejercicio del poder, de toda presión exclusivista contra los disidentes, sino que comparte con ellos en

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concivencia fraterna y leal todo el cuidado de los intereses terrenos, tanto ideales como materiales, que el Estado tiene como fin propio para el bien común, ofreciendo comprensivamente a los innovadores, como dijo Balmes, cauces de evolución y de reformas99.

44 Un humanisme peu compatible avec l’air du temps, flirtant avec la dissidence. L’attitude de Menéndez Pidal face au nouveau régime est en somme pragmatique : son exil sera intérieur, et Pidal ne manquera pas une occasion de le faire savoir. Le prologue de 1947 en est un exemple ; ce n’est pas le seul. En 1946, il est un des 458 signataires du « Saluda » adressé à don Juan de Borbón, réclamant le rétablissement de la monarchie, l’avènement d’un régime fondé sur l’ordre, le respect de la tradition, mais aussi sur le respect effectif de la liberté et des droits de la personne humaine. En 1956, il signe un document réclamant la libération des personnes arrêtées lors du mouvement universitaire. En 1959 et 1960, son nom figure encore dans deux manifestes : l’un réclamant une amnistie générale pour les prisonniers politiques et les exilés, l’autre protestant contre l’arrestation de Luis Goytisolo100. Son écartement de la présidence de l’Académie royale espagnole entre 1939 et 1947, sa marginalisation au sein du Conseil supérieur de la recherche scientifique (CSIC), où il n’occupe que le poste de Directeur « honoraire » de l’Institut de philologie – la direction effective étant confiée au phalangiste Pascual Galindo –, ou les difficultés qu’il rencontre au moment de son « proceso de depuración » (1939-1942) face au Tribunal des responsabilités politiques (quand tant d’autres fonctionnaires ralliés voient leur dossier « archivado sin depurar ») sont autant d’exemples illustrant la place inconfortable qu’occupe don Ramón dans l’Espagne franquiste101.

45 Au contraire, tentant de concilier tradition et progrès, cherchant dans l’Antiquité les prémices d’une conscience nationale et les premières manifestations des caractères hispaniques, avant de trouver la trace d’une première unité nationale dans l’Espagne wisigothique, le modèle historiographique pidalien constitue le dernier avatar d’une tradition historiographique nationaliste et libérale, inaugurée un siècle plus tôt par Modesto Lafuente. Dernier avatar car très vite, le renouveau historiographique que connaît l’Espagne dans les années 1950-1960 – Jaime Vicens Vives y fait connaître l’École des Annales –, permet de tourner une page de l’histoire de l’historiographie péninsulaire102.

46 Restent finalement une série d’essais historiques qui nous en apprennent davantage sur l’Espagne du premier XXe siècle, sur la « génération de 98 » et sur le parcours personnel de don Ramón, que sur l’Antiquité hispano-romaine ou la haute époque médiévale. Sans doute la principale faille du modèle pidalien tient-elle à ce qu’il ignore la façon dont les Anciens eux-mêmes concevaient leur appartenance à tel ou tel groupe, projetant sur l’Antiquité un système de représentations et des catégories hérité du nationalisme ethnique du XIXe siècle : Sénèque et Trajan, avant d’être hispaniques (et à plus forte raison espagnols), ne se sentaient-ils pas citoyens romains ? L’appartenance à un groupe social donné n’était-elle pas plus fondamentale que les identités régionales, provinciale ou ethnique, même si ces dernières avaient leur place au sein de la romanité ?103 Un propriétaire foncier ou un simple fermier hispanique avaient-ils la même identité ? La partageaient-ils avec un sénateur d’origine espagnole vivant à Rome ? En faisant abstraction de l’historicité des catégories qu’il utilise, Menéndez Pidal fait appel à une conception statique de l’histoire, cherchant dans le passé des arguments pour mieux préparer l’avenir : Los españoles en la historia appartient à une philosophie de l’histoire qui n’a plus sa place dans notre monde postmoderne104. Nous

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n’en retiendrons que le message d’espoir atemporel sur lequel se clôt l’essai de 1947, un essai où l’historicité et la subjectivité de l’historien se révèlent aux lecteurs. Négligeant la « psychanalyse existentielle » si chère à Henri-Irénée Marrou105, Pidal se condamne à « rester prisonnier de l’optique particulière que lui impose, ou du moins lui suggère, sa mentalité personnelle, largement empruntée à la mentalité commune de son milieu et de son temps : souvent, s’il n’y prend garde, il croira penser l’homme en termes de validité universelle alors qu’il ne fait que l’imaginer à travers les formes particulières qu’il emprunte à l’expérience de son temps106 ». Un jugement que l’on croirait formulé à la lecture de l’œuvre pidalienne.

NOTES

1. Cf. J. PÉREZ VILLANUEVA, Ramón Menéndez Pidal. Su vida y su tiempo, Madrid, 1991 ; J.I. PÉREZ PASCUAL, Ramón Menéndez Pidal. Ciencia y pasión, Valladolid, 1998 ; F. RODRÍGUEZ MEDIANO, Humanismo y progreso. Pidal, Gómez-Moreno, Asín. Romances, monumentos y arabismo, Madrid, 2002. 2. Mort presque centenaire en 1968, ses premiers travaux sont publiés dans la décennie 1890. Suite à un accident cérébral survenu en mars 1965, alors qu’il vient de présider une session de la Comisión del diccionario de l’Académie royale espagnole, son activité se ralentit considérablement. Mais jusqu’à cette date, Menéndez Pidal approfondit ses travaux, tout en prenant part aux polémiques qui agitent le monde des philologues et des linguistes. Plusieurs témoignages soulignent le souci constant qui le préoccupe : vivre assez longtemps pour achever l’essentiel de son œuvre. Cf. G. DIEGO, “Don Ramón, en espíritu”, Mundo hispánico, 251, février 1969. D’autre part, la constante révision et actualisation de ses théories, grâce à de fréquentes rééditions de ses textes, témoigne de sa capacité à l’autocritique, tout en renforçant l’unité et la continuité de son œuvre. Cf. M. BATAILLON, “Nécrologie. Don Ramón Menéndez Pidal (1869-1968)”, Bulletin hispanique, LXXI (1969), p. 441 et 450. 3. Chaque étude appelant de nouvelles recherches, don Ramón évoque lui-même, dans une note manuscrite non datée, cette fuite en avant, cette course constante vers un savoir toujours plus complet. Le document est cité dans P. GARCÍA ISASTI, La España metafísica. Lectura crítica del pensamiento de Ramón Menéndez Pidal (1891-1936), Bilbao, 2004, p. 10-11. 4. Cf. “El imperio romano y su provincia”, in R. Menéndez Pidal (dir.), Historia de España, t. II, España romana, Madrid, 1935, p. IX-XLIII, et “Los españoles en la historia. Cimas y depresiones en la curva de su vida política”, in Historia de España, t. I, España prehistórica, Madrid, 1947, p. IX-CIII. À ce court corpus peut être ajouté le prologue “Universalismo y nacionalismo. Romanos y germanos”, in Historia de España, t. III, España visigoda (414-711 de J.C.), Madrid, 1940, p. VII-LV (nous y renverrons le lecteur sans en proposer une étude approfondie). L’édition de cette monumentale histoire de l’Espagne s’est poursuivie à partir de 1975 sous la direction de l’historien José María Jover Zamora. Constituée de 42 tomes et 65 volumes, l’œuvre a mobilisé plus de 400 spécialistes espagnols et étrangers ; le dernier volume a paru en 2004. Signalons qu’en dehors des deux volumes dans lesquels apparaissent les prologues que nous nous proposons d’étudier, ont paru España protohistórica en 1952 et España prerromana en 1954. Cf. J. M. JOVER ZAMORA, “Menéndez Pidal y la historiografía española de su tiempo”, in El legado cultural de España al siglo XXI, vol. 1, Pensamiento, historia y ciencia, Barcelona, 1992, p. 45-103.

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5. Cf. M. LAFUENTE, Historia general de España desde los tiempos más remotos hasta nuestros días, t. I, “Discurso preliminar”, Madrid, 1850, p. 1-282. Ce texte a récemment fait l’objet d’une réédition précédée d’une étude critique de la vie et de l’œuvre de son auteur (éd. J.-S. Pérez Garzón, Pamplona, 2002). Il est légitime de considérer que la tradition ouverte par l’historien libéral espagnol par excellence se poursuivra jusqu’en 1947 avec Menéndez Pidal. Cette filiation a été étudiée par B. PELLISTRANDI, “Reflexiones sobre la escritura de la historia de la nación española. Los discursos preliminares de las Historias generales de España desde Modesto Lafuente (1850) hasta Ramón Menéndez Pidal (1947)”, in O. Gorsse, F. Serralta (éd.), El Siglo de Oro en escena. Homenaje a Marc Vitse, Toulouse, 2006, p. 747-757. 6. Cf. España y su historia, 2 vol. , Madrid, 1957 ; Los españoles en la historia, éd. Diego Catalán, Madrid, 1982 ; The in their history, trad. W. Starkie, London, 1950. 7. Le devenir de l’archéologie espagnole après 1939 a constitué l’un des axes de nos recherches de deuxième année de Master. Dirigées par Corinne Bonnet, elles ont abouti à la rédaction d’un mémoire soutenu en juin 2007 à l’Université Toulouse II Le Mirail : L’archéologie espagnole dans ses institutions (1907-1955). Histoire d’une discipline entre Tradition, Réaction et modernité. 8. Cité dans J.M. SÁNCHEZ RON, “La Junta para ampliación de estudios e investigaciones científicas ochenta años después”, in J.M. Sánchez Ron (coord.), 1907-1987. La Junta para ampliación de estudios e investigaciones científicas. 80 años después, vol. 1, Madrid, 1988, p. 3. 9. J. COSTA, La crisis política de España : doble llave al sepulcro del Cid, Madrid, 1916. 10. M. de UNAMUNO, En torno al casticismo, éd. J.-C. Rabaté, Madrid, 2005, p. 135. 11. Le nom espagnol de cette institution est généralement conservé. Une traduction possible : « Conseil des études avancées et de la recherche scientifique ». 12. Cf. J. M. SÁNCHEZ RON, op. cit. ; F. LAPORTA et alii, “Los orígenes culturales de la Junta para ampliación de estudios”, Arbor, 493 (1987), p. 17-87, la deuxième partie de cette étude se trouvant, sous le même titre, dans Arbor, 499-500 (1987), p. 9-137. Enfin, publié à l’occasion du centenaire de l’institution, M. Á. PUIG-SAMPER (éd.), Tiempos de investigación. JAE – CSIC, cien años de ciencia en España, Madrid, 2007. 13. M. de UNAMUNO, op. cit., p. 263. 14. De fait, la plupart des archéologues et des philologues qui sont formés au CEH sont envoyés à l’étranger pour parachever leur formation. L’Allemagne est la destination favorite des antiquisants. Cf. M. DÍAZ-ANDREU, “Arqueólogos españoles en Alemania en el primer tercio del siglo XX. Los becarios de la Junta de ampliación de estudios : Bosch Gimpera”, Madrider Mitteilungen, 36 (1995), p. 79-89, et “Arqueólogos españoles en Alemania en el primer tercio del siglo XX. Los becarios de la Junta para ampliación de estudios e investigaciones científicas”, Madrider Mitteilungen, 37 (1996), p. 207-224. 15. Cf. J. M. LÓPEZ SÁNCHEZ, Heterodoxos españoles. El Centro de estudios históricos, 1910-1936, Madrid, 2006 (le lecteur y trouvera une bibliographie détaillée). 16. Cf. R. LAPESA, “Menéndez Pidal, creador de escuela : el Centro de estudios históricos”, in ¡ Alça la voz, pregonero ! Homenaje a don Ramón Menéndez Pidal, Madrid, 1979, p. 43-79 ; T. NAVARRO TOMÁS, “Don Ramón Menéndez Pidal en el Centro de estudios históricos”, Anuario de letras, VII (1968-1969), p. 9-24 ; J. de M. CARRIAZO Y ARROQUIA, El maestro Gómez-Moreno contado por él mismo. Discurso leído el día 8 de mayo de 1977, en su recepción pública en la Real academia de la historia, y contestación del Excmo. Sr. D. Emilio García Gómez, Sevilla, 1977 (Gómez-Moreno dirige la section d’archéologie du CEH). 17. Cf. “Real decreto creando el Centro de estudios históricos”, Gaceta de Madrid, 78, 19 mars 1910, p. 582-583 (notamment le préambule). 18. Cf. B. PELLISTRANDI (éd.), La historiografía francesa del siglo XX y su acogida en España, Madrid, 2002.

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19. Sur la CIPP : A. MOURE ROMANILLO, Escritos sobre historiografía y patrimonio arqueológico, Santander, 2006, p. 25-28 et 110-115 ; M. de la RASILLA VIVES, “La Comisión de investigaciones paleontológicas y prehistóricas (1912-1939) : algunas consideraciones sobre su andadura y su economía”, in Miscelánea en homenaje a Emiliano Aguirre, vol. 4, Arqueología, Alcalá de Henares, 2004, p. 403-407. 20. Cf. F. GRACIA ALONSO, “Pere Bosch Gimpera y la formación de l’Escola de Barcelona (1915-1939)”, in J. Barberà Farras & J. García Roselló (éd.), L’arqueologia a Catalunya durant la República i el franquisme (1931-1975). Actes de les jornades d’historiografia celebrades a Mataró els dies 24 i 25 d’octubre de 2002, Mataró, 2003, p. 31-91 ; F. GRACIA ALONSO & J. CORTADELLA, “La institucionalización de la arqueología en Cataluña : el Servei d’Investigacions Arqueològiques del Institut d’Estudis Catalans”, in M. B. Deamos & J. Beltrán Fortes (éd.), Las instituciones en el origen y desarrollo de la arqueología en España, Sevilla, 2007, p. 257-321. 21. L. G. de VALDEAVELLANO, “En la muerte de Don Ramón Menéndez Pidal (1869-1968)”, in Seis semblanzas de historiadores españoles, Sevilla, 1978, p. 147 et 148. 22. P. GARCÍA ISASTI, La España metafísica. Lectura crítica del pensamiento de Ramón Menéndez Pidal (1891-1936), Bilbao, 2004. 23. La IIe République accordera un statut d’autonomie (« estatut ») à la Catalogne en 1931. S’il a toujours refusé de s’engager en politique (à la différence de certains de ses collègues du CEH), Ramón Menéndez Pidal est pourtant intervenu ponctuellement dans le débat public. Cf. P. GARCÍA ISASTI, “Ramón Menéndez Pidal : su intervención en el debate público (1902-1932)”, Historia y política : ideas, procesos y movimientos sociales, 8 (2002), p. 117-141. 24. À une critique à peine voilée de W. Kienast (« ein glänzendes historisches Werk, geschrieben von einem Philologen ») au sujet de son livre La España del Cid (Madrid, 1929), don Ramón réplique : « Parece insinuarse una discrepancia entre el método de la filología y el de la historia. Yo empero no concibo que puedan establecerse discrepancias de criterio entre una y otra disciplina. Desde comienzos de la Edad moderna ¿ que sería de la historia sin la filología, y que sería de la filología moderna sin la historia ? ». Cf. “Filología e historia. De crítica cidiana”, Zeitschrift für romanische philologie, LXIV (1944), p. 211. 25. Cantar de mío Cid : texto, gramática y vocabulario, 3 vol. , Madrid, 1908-1911. 26. El Cid en la historia, Madrid, 1921. 27. La España del Cid, Madrid, 1929. 28. Cf. P. LE GENTIL, “La notion d’‘état latent’ et les derniers travaux de M. Ramón Menéndez Pidal”, Bulletin hispanique, LV (1953), p. 113-148 ; “Le traditionalisme de don Ramón Menéndez Pidal (d’après un ouvrage récent)”, Bulletin hispanique, LXI (1959), p. 183-214 ; J. M. JOVER ZAMORA, “Menéndez Pidal y la historiografía…”, op. cit. ; J.A. MARAVALL, Menéndez Pidal y la historia del pensamiento, Madrid, 1960 ; P. GARCÍA ISASTI, op. cit. ; et R. MENÉNDEZ PIDAL, “El estado latente en la vida tradicional”, Revista de Occidente, 2 (1963), p. 129-152 ; “Tradicionalidad en la literatura española”, in España y su historia, op. cit., p. 687-721. 29. Madrid, 1896. 30. R. MENÉNDEZ PIDAL, “El estado latente…”, op. cit., p. 130-133. 31. Orígenes del español. Estado lingüístico de la península ibérica hasta el siglo XI, Madrid, 1926. 32. Toponomia prerrománica hispana, Madrid, 1952, p. 5. 33. “El estado latente…”, op. cit., p. 133-138, ainsi que “Universalismo…”, op. cit., p. XIV-XV et XXXII. 34. J. A. MARAVALL, “Menéndez Pidal y la renovación…”, op. cit., p. 71. 35. D’autres avant lui ont succombé à cette tentation essentialiste. Cf. R. ALTAMIRA, Psicología del pueblo español, Madrid, 1997 (1re éd., 1902). 36. R. MENÉNDEZ PIDAL, “Los españoles en la historia…”, op. cit., p. XCIV. 37. Ibid., p. XX-XI. 38. Ibid., p. X.

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39. Ibid. 40. L. FEBVRE, La terre et l’évolution humaine. Introduction géographique à l’histoire, Paris, 1922. 41. “Los españoles en la historia…”, op. cit., p. XCVI. 42. Cf. D. CATALÁN, op. cit., p. 60-65 ; J. M. JOVER ZAMORA, op. cit., p. 65-66 et p. 85-86. Il est bon de rappeler les circonstances dans lesquelles est écrit et publié le prologue de 1947. À cette date, les blessures de la Guerre civile sont encore vives, et le régime dictatorial paraît consolidé. S’il est vrai que la vision pidalienne de l’histoire semble corroborer la mythologie historique franquiste et phalangiste (cf. par exemple A. TOVAR, El imperio de España, Madrid, 1941), il nous semble cependant erroné de voir en don Ramón l’historiographe du nouveau régime, précisément en raison de cette fusion qu’il parvient à opérer entre le modèle nationaliste libéral et le modèle traditionaliste antilibéral, un discours par ailleurs formulé bien avant 1936. Dès 1902, Pidal défend l’idée d’une Espagne unitaire prenant ses racines dans la haute époque médiévale, se montrant toujours hostile à des mesures susceptibles de conduire à l’éclatement de la nation : il défend la suprématie de l’espagnol (il utilise plus volontiers ce terme que celui de castillan) face au catalan, et s’inquiète de la politique régionale de la République. Au contraire, il appelle les dirigeants à préserver et renforcer l’unité politique. Il en est de même pour Rafael Altamira, Américo Castro ou Claudio Sánchez-Albornoz, pourtant persona non grata dans l’Espagne franquiste, tous trois exilés après 1939. Cf. n. 23. 43. “Los españoles en la historia…”, op. cit., p. IX. La même idée est formulée dans le prologue de 1935 : « Siempre la contemplación histórica nos lleva a pensar que, si los sucesos no se reiteran jamás, la esencia de los mismos perdura y los estadios del suceder reaparecen ; hace milenios que se dijo “lo que será” no es sino “lo que fue” » (p. XL). 44. P. J. GEARY, Quand les nations refont l’histoire. L’invention des origines médiévales de l’Europe, Paris, 2004 (trad. J.-P. Ricard). Pour le cas espagnol, l’étude de référence est celle de F. WULFF ALONSO, Las esencias patrias. Historiografía e historia antigua en la construcción de la identidad española (siglos XVI- XX), Barcelona, 2003. 45. Cf. MENÉNDEZ PIDAL, “Universalismo…”, op. cit., p. XXXIV-XXXVIII. L’histoire d’Isidore de Séville s’ouvre sur le De laude Spaniae. Elle se poursuit avec l’évocation des origines bibliques des premiers habitants de la péninsule (descendants de Tubal, fils de Japhet, petit-fils de Noé). Cf. Las historias de los godos, vándalos y suevos, éd. C. Rodríguez Alonso (étude, édition critique et traduction), León, 1975, ainsi que J.A. JIMÉNEZ DÍEZ, “Del mito a la prehistoria en la historia de España. Aproximación historiográfica (1841-1900)”, Complutum, 7 (1996), p. 265-273. 46. “Universalismo…”, op. cit., p. XVII. 47. Ibid., p. XXXV. 48. “Los españoles en la historia…”, op. cit., p. X. 49. “Universalismo…”, op. cit., p. LIV-LV. Voir aussi “Los españoles en la historia…”, op. cit., p. LV- LVI. 50. F. de ONÍS, “Hablando con Menéndez Pidal”, España, 6 janvier 1916, cité dans J.I. PÉREZ PASCUAL, op. cit., p. 147-148. 51. Sans doute Menéndez Pidal est-il très loin du modèle tracé par Ernest Renan : comment concilier ses idées avec celle du « plébiscite de tous les jours » ? Il hérite de la définition de la nation donnée par Antonio Cánovas del Castillo dans sa conférence à l’Ateneo de Madrid, en novembre 1882, lequel rattache l’appartenance à la nation au partage d’une tradition, non à la libre volonté individuelle : « Las naciones son obra de Dios, o, si algunos o muchos lo preferís, de la naturaleza. Hace mucho tiempo que estamos convencidos todos de que no son las humanas asociaciones contratos, según se quiso un día, pactos de aquellos que, libremente y a cada hora, pueden hacer o deshacer la voluntad de las partes » (Discurso sobre la nación, Madrid, 1882, p. 50). 52. in España y su historia, vol. 1, Madrid, 1957, p. 131-173. 53. “El imperio romano…”, op. cit., p. X.

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54. “Los españoles en la historia…”, op. cit., p. CIII. 55. N. MASSON DE MORVILLIERS, “Espagne”, in Encyclopédie méthodique, vol. Géographie moderne, t. I, Paris, 1782, p. 565. Sur cette « affaire » et le contexte dans lequel elle surgit, se reporter à J. ÁLVAREZ JUNCO, Mater dolorosa. La idea de España en el siglo XIX, Madrid, 2005 (9e éd.), p. 113-114. 56. E. & E. GARCÍA CAMARERO, La polémica de la ciencia española, Madrid, 1970. 57. Autour de 1900, cette polémique reste d’actualité. Les nombreux voyageurs étrangers en quête d’exotisme qui parcourent la péninsule ibérique contribuent fortement à diffuser et consolider ces stéréotypes hérités. Parmi eux, les archéologues français et allemands, notamment Adolf Schulten et Pierre Paris. Leur perception négative de l’Espagne contemporaine influence leur lecture de l’histoire ancienne péninsulaire. Dans un article célèbre (“Campesinos de Castilla”) publié en 1913 dans La lectura. Revista de ciencia y arte, A. Schulten affirme ainsi sans détour (p. 226) : « La falta de cultura : la incapacidad de ser cultos ellos mismos y de asimilarse a la cultura ajena. Ésta es una herencia maldita del continente africano. » Et de conclure : « África empieza en los Pirineos es una verdad como un templo ». Cf. F. WULFF ALONSO, “Franquismo e historia antigua : algunas notas europeas con P. Paris y A. Schulten”, in Historia y mito…, op. cit., p. 447-496. 58. L. G. de VALDEAVELLANO, op. cit., p. 152. 59. Il est impossible de dresser ici une liste exhaustive de références sur cette question. Nous renvoyons les lecteurs à quelques titres dans lesquels ils trouveront une bibliographie plus complète : G. MORA & M. DÍAZ-ANDREU (éd.), La cristalización del pasado : génesis y desarrollo del marco institucional de la arqueología en España, Málaga, 1997 ; A. RUIZ, A. SÁNCHEZ & J. P. BELLÓN, Los archivos de la arqueología ibérica : una arqueología para dos Españas, Jaén, 2006 ; J. BLÁNQUEZ PÉREZ & L. ROLDÁN GÓMEZ (éd.), La cultura ibérica a través de la fotografía de principios de siglo, 2 vol. , Madrid, 1999. 60. F. WULFF ALONSO, “Adolf Schulten. Historia antigua, arqueología y racismo en medio siglo de historia europea”, in A. Schulten, Historia de Numancia, Pamplona, 2004, p. CLXXXIV-CLXXXVII. Le premier volume concerne les Ora maritima d’Avienus. À partir du deuxième tome (1925), les publications suivent un ordre chronologique (FHA II¸ “Del 500 al 237 a. de C.”, etc.), à l’exception du volume VI correspondant à la Geografía de Iberia de Strabon (1952). 61. “El imperio romano…”, op. cit., p. IX. Pidal prolonge ainsi la formule énoncée en 1850 par M. LAFUENTE, Historia general de España…, op. cit., p. 11 (éd. 2002), p. 15-16 (éd. 1850). Il ignore la synthèse de P. BOSCH GIMPERA, Etnologia de la península ibèrica, Barcelona, 1932 (rééd. J. Cortadella, Pamplona, 2003, précédée d’une étude historiographique). 62. Cf. n. 24. 63. F. WULFF ALONSO, Las esencias patrias : historiografía e historia antigua en la construcción de la identidad española (siglos XVI-XX), Barcelona, 2003. Un résumé de cette synthèse dans A. GONZALEZ, “Essence, providence et histoire ancienne dans la construction de l’identité historiographique espagnole”, Dialogues d’histoire ancienne, 31-1 (2005), p. 129-143. 64. “Los españoles en la historia…”, op. cit., p. XI. 65. Ibid. 66. Ibid. 67. F. RODRÍGUEZ ADRADOS, “La fides ibérica”, Emerita, 14 (1946), p. 128-209. 68. “Los españoles en la historia…”, op. cit., p. XXIV. 69. Cf. Œuvres, I, 33. 70. C. REYERO, La pintura de historia en España. Esplendor de un género en el siglo xix, Madrid, 1989 ; AA. VV., La pintura de historia del siglo xix en España, Madrid, 1992. 71. Le caractère belliqueux des Ibères est un des topoi de la littérature ancienne. Déjà Thucydide évoque « une foule de barbares, Ibères ou autres, connus parmi les peuples de là-bas pour être particulièrement belliqueux [μαχιμωτάτους] » (La guerre du Péloponnèse, VI, 90). Aristote évoque aussi ce « peuple belliqueux [ἔθνει πολεμικῷ] » (Politique, VII, 2, 11), de même que Platon (Lois, I, 637D : [Ἰβηρες […] πολεμικὰ σύμπαντα ὄντα]). La tradition latine hérite de ce stéréotype. Florus

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parle ainsi de « cette belliqueuse Espagne, célèbre par ses hommes et par ses armes, de cette pépinière de soldats ennemis, de cette éducatrice d’Hannibal » (Œuvres, I, XXII : « Bellatricem illam, uiris armisque nobilem Hispaniam, illam seminarium hostilis exercitus, illam Hannibalis eruditricem »). 72. “Los españoles en la historia…”, op. cit., p. LIII-LIV. 73. Ibid., p. XLVIII-XLIX. 74. “El imperio romano…”, op. cit., p. X. 75. A. MACHADO, Champs de Castille, Paris, 1976, p. 125, poète emblématique de la « génération de 98 ». 76. Cf. F. WULFF ALONSO, “¿ Unidos contra Roma ? Notas historiográficas sobre identidades europeas y mundo antiguo a partir del caso español”, Revista de historiografía, 6 (2007), p. 14-29. 77. Nous avons déjà évoqué sa filiation avec la tradition libérale du xixe siècle. Nous pouvons aussi mentionner Mommsen qui parle de la « rude tâche que s’imposaient les Romains, à vouloir dompter et civiliser quand même ces peuples turbulents, amoureux des combats, ardents déjà à la façon du Cid, et emportés comme don Quichotte. […] S’ils avaient eu quelque cohésion politique, ils eussent été assez forts, peut-être, pour repousser victorieusement l’envahisseur venu de l’étranger : mais leur bravoure était celle du guerillero et non celle du soldat, et le sens politique leur faisait absolument défaut » : T. MOMMSEN, Histoire romaine, t. III, trad. C.A. Alexandre, Paris, 1865, p. 276-277. 78. “El imperio romano…”, op. cit., p. X. 79. Cf. M.V. GARCÍA QUINTELA, “Les peuples indigènes et la conquête romaine de l’Hispanie. Essai de critique historiographique”, Dialogues d’histoire ancienne, 16-2 (1990), p. 181-210. Sur le mythe numantin et son utilisation dans l’histoire : A. JIMENO MARTÍNEZ & J.I. de la TORRE ECHÁVARRI, Numancia, símbolo e historia, Madrid, 2005. 80. “El imperio romano…”, op. cit., p. X. 81. Ibid., p. XVI. 82. Ibid., p. XVII. 83. Ibid., p. XIX. 84. Ibid. 85. La valorisation positive de la figure de Trajan et du siècle des Antonins ne diffère pas de celle de Modesto Lafuente. Cf. Historia general de España…, op. cit., t. II, Madrid, 1850, p. 121-127. 86. Ibid., p. XXII. 87. Ibid., p. XX. 88. Ibid. 89. Ibid., p. XXIII. 90. Précisons que sur ce terrain, les préhistoriens et les archéologues ne sont pas en reste : en Espagne comme dans la plupart des puissances coloniales, les fouilles archéologiques sont mises au service de l’idéologie colonialiste. Cf. V. M. FERNÁNDEZ MARTÍNEZ, “La idea de África en el origen de la prehistoria española : una perspectiva postcolonial”, Complutum, 12 (2001), p. 167-184 ; E. GOZALBES CRAVIOTO, “África antigua en la historiografía y arqueología de época franquista”, in F. Wulff Alonso & M. Álvarez Martí-Aguilar (éd.), op. cit., p. 135-160. 91. Ibid., p. XXV. 92. Ibid., p. XXIX. 93. Né à Calagurris, plusieurs fois gouverneur, il est surtout connu pour son œuvre poétique dans laquelle il réfute les erreurs sur la Trinité et la divinité du Christ (cf. L’Apotheosis) et chante la gloire de l’Espagne, terre de martyrs (cf. le Peri Stephanon, “Livre des couronnes”). 94. “El imperio romano…”, op. cit., p. XXXIX. 95. H.-I. MARROU, De la connaissance historique, Paris, 1975, p. 198 (1re éd., 1954). 96. P. A. LINEHAN, “The court historiographer of francoism ? La leyenda oscura of Ramón Menéndez Pidal”, in The processes of politics and the rule of law, Aldershot, 2002, p. 437-450.

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97. Cf. A. TOVAR, El imperio de España, Madrid, 1941 ; S. MONTERO DÍAZ, De Caliclés a Trajano, Madrid, 1948 (rééd. A. Duplá, Pamplona, 2004, précédée d’une étude historiographique) ; F. VALLS TABERNER, Reafirmación espiritual de España, Madrid, 1939 ; ou encore P. GALINDO, “La inscripción del emperador”, Jerarquía, 3 (1938), p. 149-195 (nous remercions Antonio Duplá qui nous a permis d’accéder à ce texte). Sur les rapports entre phalangisme et Antiquité, nous renvoyons aux travaux d’A. Duplá, notamment “Falange e historia antigua”, in F. Wulff Alonso & M. Álvarez Martí-Aguilar (éd.), op. cit., p. 75-94, article dans lequel les lecteurs trouveront de nombreux compléments bibliographiques. Sur archéologie et fascisme en Espagne, voir dans le même volume : M. DÍAZ-ANDREU, “Arqueología y dictaduras : Italia, Alemania y España”, p. 33-73 et G. RUIZ ZAPATERO, “Historiografía y ‘uso público’ de los celtas en la España franquista”, p. 217-240. Enfin, du même auteur, “La distorsión totalitaria : las raíces prehistóricas de la España franquista”, in R. Huertas & C. Ortiz (éd.), Ciencia y fascismo, Madrid, 1998, p. 147-159. 98. Au détour d’une des nombreuses analogies qu’il formule, Pidal écrit : « Esta implantación de la unidad espiritual en el Imperio [sous Théodose], con violenta supresión de los disidentes, tan celebrada por los grandes padres de la Iglesia, es actitud política igual a la de los maestros de Carlos V, los Reyes católicos ; éstos y Teodosio tienen que salvar una crisis disolvente, y la salvan buscando por igual procedimiento la absoluta unanimidad estatal, que hoy por otros caminos buscan grandes pueblos para salvar otras crisis » (“El imperio romano…”, op. cit., p. XXIX). 99. “Los españoles en la historia…”, op. cit., p. XCVIII et C. Cf. n. 42. 100. J. I. PÉREZ PASCUAL, op. cit., p. 310, 336 et 354. 101. Le 15 août 1939, ayant atteint l’âge réglementaire, Pidal prend sa retraite. Mais le 20 décembre de la même année, il est dénoncé devant le Tribunal des responsabilités politiques par le professeur de la Faculté de médecine de Madrid, Leonardo de la Peña. Pidal doit attendre le 2 mars 1942 pour que le tribunal l’absolve et lui permette de disposer à nouveau librement de ses biens. Cf. L.E. OTERO Carvajal (dir.), La destrucción de la ciencia en España. Depuración universitaria en el franquismo, Madrid, 2006, p. 137-138. 102. Cf. G. PASAMAR ALZURIA, “Los historiadores españoles y la reflexión historiográfica, 1880-1980”, Hispania, 58-1 (1998), p. 13-48 et “Las historias de España a lo largo del siglo xx : las transformaciones de un género clásico”, in R. García Cárcel (coord.), La construcción de las historias de España, Madrid, 2004, p. 299-381. 103. P. J. GEARY, op. cit., chap. 4, “Les Barbares et les autres Romains”, notamment p. 85-119. 104. Ibid., p. 198-200 et 219-221. Il serait utile de confronter le regard pidalien à celui que porte le philosophe José Ortega y Gasset sur l’histoire espagnole. Sans que l’on puisse opposer strictement leurs points de vue respectifs, il convient de relever un certain nombre de divergences : pour Ortega, les nations ne peuvent pas exister à travers le passé ; elles se forment et vivent à travers un projet d’avenir. L’unité et la cohésion nationale ne sont pas un donné atemporel mais une construction historique permise grâce à l’existence d’un projet mobilisateur. Il se démarque ainsi nettement de l’essentialisme pidalien : « La “España una” nace así en la mente de Castilla, no como una intuición de algo real – España no era, en realidad, una –, sino como un ideal esquema de algo realizable, un proyecto incitador de voluntades, un mañana imaginario capaz de disciplinar el hoy y de orientarlo, a la manera que el blanco atrae la flecha y tiende el arco » (J. ORTEGA Y GASSET, España invertebrada. Bosquejo de algunos pensamientos históricos, Madrid, 2006, 15e éd., p. 40). Si Menéndez Pidal cherche dans le passé les preuves d’une unité nationale, pour mieux montrer que l’Espagne contemporaine n’a d’autre choix que d’assumer cet héritage et se fourvoie en promouvant les mouvements régionalistes, Ortega au contraire insiste sur l’historicité de cette construction : l’Espagne résoudra la question des nationalismes périphériques non pas en se tournant vers le passé, mais en se montrant capable de rassembler les différents membres de ce vaste corps autour d’un projet d’avenir. 105. H.-I. MARROU, op. cit., p. 232.

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106. Ibid., p. 144.

RÉSUMÉS

Philologue de formation et historien par nécessité, Ramón Menéndez Pidal (1869-1968) occupe une place de choix dans l’histoire intellectuelle et scientifique de l’Espagne du XXe siècle. Âme du Centre d’études historiques (1910-1936), organisme public chargé de réécrire l’historia patria, il est aussi à l’origine d’un gigantesque projet éditorial : à partir de 1935 et jusqu’à sa mort, il dirige la publication de l’Historia de España qui porte son nom. Nous invitons le lecteur à découvrir les longs prologues sur lesquels s’ouvrent les volumes relatifs à la préhistoire et à l’Hispanie romaine, véritables essais historiques tant par leur longueur que par leur contenu. Pidal y présente sa lecture de l’histoire nationale, héritée des historiens libéraux du XIXe siècle. En partant du contexte historiographique et scientifique qui les a vus naître, nous nous sommes demandé comment don Ramón concevait l’histoire et quels étaient les concepts théoriques qu’il maniait. Sans chercher à déconstruire l’ensemble du modèle interprétatif de l’histoire espagnole qu’il élabore patiemment au cours de sa très longue carrière, nous nous sommes interrogé sur la place dévolue à l’Antiquité. Participant d’une vision essentialiste de l’histoire, Pidal a tenté de savoir ce que l’Espagnol contemporain devait à l’homme hispano-romain.

Philologist by formation and historian by necessity, Ramon Menéndez Pidal (1869-1968) occupies an eminent place in the intellectual and scientific history of XXth century Spain. The heart and soul of the Centre for historical studies (1910-1936), a public body in charge of rewriting historia patria, he was also at the origin of a gigantic editorial project: from 1935 until his death, he was in charge of the publication of Historia de Espana that bears his name. We invite the reader to discover the extensive prologues which preface the volumes bearing on prehistory and Roman Hispania, real historical essays as much for their length as their contents. Pidal presents in them his reading of the nation's history, a heritage from XIXth century liberal historians. Starting from the historiographic and scientific context in which they had their birth, we wondered what conception don Ramon had of history and what were the theoretical concepts he handled. Without attempting to deconstruct the whole interpretative pattern of Spanish history which he patiently worked out in the course of his lengthy career, we pondered the place devoted to Antiquity. Partaking of an essentialist outlook on history, Pidal tried to know what contemporary Spanish people owed to Hispano-Roman man.

INDEX

Mots-clés : Centre d’études historiques, essentialisme, franquisme, Hispanie, historiographie, Menéndez Pidal Ramón (1869-1968) Keywords : centre for studies, essentialism, francoism, Hispania, historiography, Menéndez Pidal Ramón (1869-1968)

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AUTEUR

GRÉGORY REIMOND

PLH-ERASME(EA4153) [email protected]

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Mythologie antique et amours incestueuses : le regard d’un clerc du Moyen Âge

Marylène Possamaï-Perez

1 L'auteur de l'Ovide moralisé, qui, au début du XIVe siècle, « traduit » en langue romane les Métamorphoses d’Ovide, ne craint pas de reprendre les histoires d’amours incestueuses. Comment un penseur chrétien du Moyen Âge peut-il justifier ces récits scandaleux, quelles stratégies peut-il adopter pour les rendre acceptables ? Nul doute qu’elles lui posent problème, comme en témoignent les formules récurrentes par lesquelles il s’excuse de les proposer à ses lecteurs. Mais les mots qui précèdent le récit de la légende de Myrrha1 suggèrent peut-être une explication : Myrrha fut cruellement punie, et ce châtiment peut contenir la « vérité » de la légende. Le translateur répond donc à des préoccupations morales, qui rejoignent celles des penseurs de tous les temps.

2 Mais la fascination-répulsion qu’il éprouve à l’égard de ces légendes, qu’il amplifie, a peut-être des raisons plus profondes. La pensée de notre moraliste du XIVe se confronte avec les conceptions ovidiennes, qui transparaissent dans la translation de ses fables, avec celles de « l’inconscient collectif » aussi, celles que contiennent les mythes universels. Il rejoint les penseurs de tous les temps qui ont réfléchi sur les relations entre l’inceste et la société humaine.

3 Cependant l’idéologie chrétienne renverse les conceptions ancestrales, la morale tribale : l’allégorie du XIVe siècle réhabilite les amours honteuses, folies, démesures de la légende, dans une vraie révolution – une conversion au sens propre du terme. Si le moraliste reprend ces légendes d’inceste, c’est parce qu’elles lui permettent de représenter concrètement le miracle du dogme chrétien.

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I. Les amours incestueuses de la fable

4 L’inceste est le thème central des légendes de Myrrha ou de Byblis : la première éprouve un désir coupable pour son propre père, la deuxième est amoureuse de son frère. Or l’inceste est condamné de manière quasiment unanime dans toutes les sociétés antiques, médiévales et même modernes. Le translateur du XIVe siècle va-t-il supprimer, réduire, transformer ces récits scandaleux ?

5 L’histoire de Myrrha est une « affreuse histoire », dira (X, 300), l’une de celles qui nécessitent des « excuses » au lecteur, même chez le cruel Ovide2 : « Retirez-vous, jeunes filles ; parents, retirez-vous ; ou, si mes chants séduisent vos cœurs, n’ajoutez point foi à ce récit ; ne croyez pas au fait ; ou, si vous y croyez, croyez aussi au châtiment du fait3. » Le translateur roman reprend fidèlement cette excuse4. La christianisation est à l’œuvre dès la traduction des légendes, puisque nefas (306) devient pechié (1105). Mais dans les deux textes il s’agit bien d’une faute contre nature (304 et 1104). L’auteur chrétien supprime les mentions du dieu Amour et des trois Furies, mais amplifie très largement les réflexions morales sur la passion de Myrrha : les vers 414-415 (scelus est odisse parentem ; / Hic amor est odio maius scelus) deviennent une longue tirade (1126-1165) qui oppose ce pechié (1131), cette rage (1140, 1152), à l’amour tel que le définit saint Paul dans la Lettre aux Corinthiens (1143-1149). Le désir de Myrrha pour son père dépasse la mesure (1126, 1128, 1137), s’oppose au droit (1135, 1136, 1138), est forsen et folie (1151, 1160), honteuse chose (1165). Dans cette longue addition, le translateur se montre cependant fidèle disciple d’Ovide, puisqu’il signale l’impuissance de la victime à lutter contre sa passion (1153-54), et les cruelles souffrances que provoque cette passion (1155, 1156). Cet amour est contraire à toutes les lois divines et humaines : l’héroïne latine demande aux dieux, à la piété filiale et aux droits sacrés des parents, de la préserver de l’inceste (nefas), du crime (scelus) (321-322). Son homologue romane se contente de qualifier son désir de forsenerie (1168), de puterie (1169), de felonie (1174). Dans les deux textes, la folie combat la raison et l’héroïne ne craint pas d’envier le comportement sexuel des animaux5, ce qui lui permet de retourner l’argument de la nature (Mét., 330, O. m., 1184) et celui des lois : les lois humaines sont méchantes (malignas, 329, invida iura, 231)6.

6 Byblis est présentée comme un contre-exemple pour les jeunes filles, ut ament concessa, pour qu’elles aient des amours « admises », légitimes7. Par lui pueent example prendre / Ces damoiseles et apprendre / Qu’eles n’aiment trop folement (O. m., IX, 2079-81). C’est toujours le thème de la passion contraire à la raison : Byblis est « emportée de désir », correpta cupidine fratris8, elle aime son frère outre mesure pour l’Ovide moralisé, qui met l’accent sur l’excès de cette passion (IX, 2083). Pourtant elle ne pense pas commettre une « mauvaiseté » : nec peccare putat (458), n’i entent à mauvestié, / Ne pas ne cuide avoir pechié (2085-86). C’est une autre caractéristique de la passion, elle trompe celui même qui en est la victime : Byblis « est abusée par l’apparence mensongère de l’amour familial9 » ; elle ne peut apercevoir sa desverie (2096 : par ce sentiment elle desvoie, elle sort du sillon, de la droite voie, de la norme), Et si n’ose elle en nulle fin / En veillant penser si grant rage / Qu’el face à son frere putage (2100-2102) : sa pensée consciente lui masque la culpabilité de ses sentiments, que le poète nomme rage, comme l’amour de Narcisse, et putage, débauche, péché de luxure. Mais, comme les noms révèlent l’essence des êtres et des choses, elle rejette le nom de frère pour préférer celui de « maître, seigneur », équivalent de « mari, époux » : Iam dominum appellat… (466-67). C’est un songe qui lui

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révèle la vraie nature de ses sentiments, et au réveil elle en conçoit de la honte, de la souffrance10, l’horreur qu’on éprouve devant la « merveille », la monstruosité, le phénomène contraire à la raison, à la nature : Avis li est qu’ele l’embrace / Et que tous ses talents en face. / De ce se vergonde forment / […] quant elle s’esveille, / Si s’esbahit mout et merveille / De ce songe… Freud dirait que ce rêve traduit les pulsions de son inconscient : le moi, guidé par le subconscient, en repousse la réalisation11… mais ne refuse pas de retrouver la « volupté » procurée par ces visions12. Cet amour n’est permis qu’aux dieux, il est surhumain, inhumain donc : Sunt superi jura : quid ad caelestia ritus / Exigere humanos diversaque foedera tempto ?13 Le long monologue de l’héroïne traduit une nouvelle fois le dilemme, la douloureuse prise de conscience de la folie, de la démesure, de l’impossibilité de la passion : Giter m’estuet de mon corage / La fole amour qui me court sore, / Ou male mort soit, qui m’acore (2188-90)14. Comme Narcisse, Byblis appelle la mort15. Cet amour est crime, scelus (506), « flammes impures », obscenae flammae (509) pour le poète latin, folie, desmesure (2200), rage (2209), amour honteuse et vilz (2211) pour le moraliste médiéval. Ce n’est pas l’amour permis à une sœur, qua fas est germanae (Mét., 510), mais un péché (O. m., 2214). C’est une passion si violente qu’elle ne peut rester enfermée dans un cœur : elle doit éclater, être révélée16. La lettre que Byblis écrit à son frère souligne aussi bien la violence irraisonnée de cet amour17 que la façon dont il porte atteinte au droit, aux lois, à l’ordre établi que symbolisent les vieillards18. La malheureuse espère pouvoir dissimuler la culpabilité de ses sentiments : Dulcia fraterno sub nomine furta tegemus (Mét., 559) ; l’Ovide moralisé est ici plus explicite : ja nulz ne me tendra por fole, / Se je t’embrace ou je t’acole. / Ja n’i pensera mauvestié (2327-29). Il s’agit bien de « mauvaiseté », de comportement sexuel contre nature, dangereux pour la cité19. Son aspect transgressif est souligné par le présage qui semble envoyé par les dieux (on pense au mariage de Térée et Procné dans la légende de Philomena) : les tablettes de cire du récit latin, la « lettre » de la version romane, tombent quand Byblis les confie à son messager, mais l’héroïne ne tient pas compte de l’avertissement et transgresse l’interdit (Mét., 571-573 ; O. m., 2355-60). La réaction de Caunus (Cadmus écrit le translateur – mais son « erreur » s’expliquera) est conforme à la raison, à la morale : elle est marquée par la honte, la colère et le dégoût20. En l’apprenant, la douleur de Byblis est telle qu’elle subit comme l’annonce d’une métamorphose : Pale devient et de dolour / Perdi le sans et la couleur. / Plus froide de marbre devint (2381-83) 21. Mais, dans un deuxième long monologue22, l’héroïne tout à la fois analyse la perversité de ses sentiments23 et s’obstine à les avouer à son frère, péchant par pertinacia. L’inceste est appelé nefas par Ovide (633), alors que l’auteur médiéval ne l’évoque que par euphémisme (ceste guerre, 2494). Après la fuite de son frère, la malheureuse perd totalement la raison, et s’épuise en larmes qui deviennent fontaine, Sic lacrimis consumpta suis […] / Vertitur in fontem24 ; Si plore et de plorer ne fine, / Tant qu’en pures lermes decourt. / Sous ses lermes une dois court / De vive et pardurable vaine : / Biblis fu muee en fontaine (O. m., 2522-26).

7 Le moraliste chrétien n’efface rien du désir criminel des héroïnes. Au contraire, il développe leurs sentiments honteux dans de longues tirades.

8 Ainsi donc le translateur roman se complaît à restituer les légendes antiques d’amours incestueuses. Si l’on ne peut nier qu’il y prend plaisir25, il est probable aussi que, comme tout écrivain médiéval, les préoccupations morales ne sont pas absentes de son propos26, comme elles ne l’étaient pas, sans doute, du dessein de son modèle antique.

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II. La condamnation morale des légendes

9 Se l’escripture ne me ment, / Tout est pour nostre enseignement / Quanqu’il a es livre escript, / Soient bon ou mal li escript. / Li maulz y est que l’en s’en gart (I, 1-5). La peinture des fautes sexuelles aura une valeur exemplaire aussi grande que celle des nobles comportements, « les récits contiennent le mal pour que l’on s’en préserve ».

10 La condamnation des « mauvaisetés sexuelles » n’est pas réservée à la société médiévale : elle est universelle, comme le constate F. Héritier27, qui repart des mythes grecs pour son étude de l’inceste. « La mauvaise sexualité humaine entraîne saturation de l’espace, sécheresse et infertilité, comme elle entraînait le loimos chez les Grecs. » Le loimos, le fléau, la peste qui ravage l’armée grecque devant Troie ou Thèbes après le parricide et l’inceste d’Œdipe, c’est la « terre gaste » du Moyen Âge, le terrible châtiment collectif, la stérilité de toute une région. Ces criminels sexuels rejoignent donc tous les personnages « monstrueux » des légendes : car « l’humanité normale, celle qui fait le semblable, c’est d’abord celle où l’espèce se reconnaît, celle qui s’accouple comme nous, mange comme nous, a un langage organisé, et où tous les individus sont pourvus d’une identité constante, définitive28 ». Le scandale naît de l’existence, de la rencontre de celui qu’Aristote appelle « le monstre ». C’est pourquoi, si les histoires d’inceste sont horribles, elles rejoignent « la thématique du mutisme brutal ressenti par l’être humain qui se sent transformé en bête. Et l’effroi d’Actéon impuissant à avertir ses chiens qu’ils sont en train de dévorer leur maître, celui des victimes de Circé, les compagnons d’Ulysse, horrifiés par les grognements qu’ils s’entendent émettre, sont dépeints avec une précision aussi suggestive que la souffrance des victimes féminines29 ».

11 Les « mauvaisetés » sexuelles – l’inceste tout particulièrement – sont condamnées dans toutes les civilisations. L’Ancien Testament lui-même les stigmatise : le chapitre 18 du Lévitique condamne l’inceste dans les versets 6 à 18. Les châtiments de ces fautes sont énoncés au chapitre 20 (versets 10 à 21). L’inceste est puni de mort. Le discours de conclusion du Deutéronome, au chapitre 27 (versets 20-22), annonce les fléaux qui doivent punir les délits sexuels. F. Héritier note les mêmes condamnations dans le Talmud ou le Coran30. Cette condamnation unanime a des racines très profondes, liées à « l’inconscient collectif » que révèle le mythe.

12 Françoise Héritier commente la célèbre légende de Philoména. L’amour de Térée pour Philoména comporte cet aspect incestueux : elle est sa belle-sœur. F. Héritier a défini cet inceste comme celui « du deuxième type ». L’inceste « du premier type » réunit sexuellement deux consanguins de sexe opposé31, comme Myrrha et son père, ou Byblis et son frère. L’inceste « du deuxième type » unit « des consanguins de même sexe qui ne sont pas homosexuels mais partagent le même partenaire sexuel32 ».

13 C’est ce délit que l’auteur de l’Ovide moralisé dénonce quand il appelle mauvestié le désir de Térée pour Philoména : Pechiez le met an esperance / De mauvestié et de folie ; / Amors vilainement le lie. / – Vilainement ? – Voire, sans faille : / De vilenie se travaille, / Quant il son cuer viaut atorner / A la seror sa fame amer (VI, 2426-34). Ovide qualifie ce désir d’« effréné », effreno (VI, 465), de « crime », crimen (474), de « fureur », furor (480).

14 F. Héritier justifie cette interdiction de l’inceste du deuxième type par « l’horreur du même » : Philoména et Procné, en tant que sœurs, partagent la même substance (celle

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de leur mère) ; en s’unissant au même homme, elles font se rencontrer cette même substance. Il n’y a pas d’autre raison, pour F. Héritier, à la honte de Philoména : à cause de Térée, « elle a commis un inceste avec sa sœur », elle est devenue sa « rivale », et « lui l’époux de deux sœurs33 ». Dans le Lévitique, le châtiment est la mort.

15 L’auteur de l’Ovide moralisé précise cependant que cette union n’était pas proscrite dans la civilisation thrace – il est vrai que chez certains peuples, un homme avait même le devoir d’épouser la veuve de son frère, mais après sa mort. De cette façon, d’après F. Héritier, il ne pouvait y avoir dans l’épouse mélange de la substance des deux frères34.

16 L’interdiction de l’inceste relève aussi de ce que les ethnologues appellent l’exogamie : si le père ne garde pas pour lui sa fille, qui pourtant lui reviendrait de droit, c’est qu’il veut obtenir une femme pour son fils. La femme a donc une valeur d’échange.

17 Selon Georges Bataille, « le père doit faire entrer la richesse qu’est sa fille, le frère, celle qu’est sa sœur, dans un circuit d’échanges cérémoniels : il doit la donner en cadeau, mais le circuit suppose un ensemble de règles admises en un milieu donné comme le sont des règles de jeu35 ». « Ainsi les femmes apparaissent-elles essentiellement vouées à la communication, entendue dans le sens fort du mot, le sens de l’effusion […]. Le frère donnant sa sœur nie moins la valeur de l’union sexuelle avec celle qui lui est proche, qu’il n’affirme la valeur plus grande de mariages unissant cette sœur avec un autre homme, ou lui-même avec une autre femme. Il y a communication plus grande, dans l’échange à base de générosité, que dans la jouissance immédiate36. » G. Bataille rappelle la conclusion de Cl. Lévi-Strauss : « La prohibition de l’usage sexuel de la fille ou de la sœur contraint à donner en mariage la fille ou la sœur à un autre homme et, en même temps, elle crée un droit sur la fille ou la sœur de cet autre homme37. »

18 Or nous avons ce soupçon de relation incestueuse entre père et fille dans deux légendes au moins : si Daphné, si Philoména méprisent l’amour des hommes, nous devons comprendre qu’elles rejettent l’exogamie, et qu’elles lui préfèrent l’endogamie, comme semblent le prouver les caresses, l’intimité de leurs relations avec leur père.

19 Chez Ovide déjà, Daphné « suspend ses bras caressants au cou de son père », Inque patris blandis haerens cervice lacertis (I, 485). Dans la translation romane, Son pere estroitement embrase, / Si dist : « Biau pere, je n’ai soing / De baron prendre ne besoing… » (I, 2844-46). Dans les deux versions, le père est responsable de la métamorphose en laurier de Daphné, qui garde ainsi sa virginité.

20 Philoména quant à elle est si proche de son père qu’il refuse d’abord de la confier à Térée ; dans le texte latin, Philoména joint ses prières à celles de Térée et cajole son père, provoquant désir et jalousie chez Térée : « Quand il voit les baisers qu’elle donne et ses bras jetés autour du cou de son père, […] il voudrait être son père, car il n’en serait pas moins mauvais parent38 » – « il n’en serait pas moins impie », dit le latin, qui fait donc ici une allusion claire à l’inceste père-fille. Mais le Pandion latin alors « se laisse vaincre par les prières de ses deux filles ». Dans le texte roman, il faut trois discours de Térée à Pandion, trois prières successives pour que le roi d’Athènes se résigne à laisser partir sa fille. Après la première, Philoména (qui refuse de cajoler son père), est pessimiste : Bien sai que mes sire li rois / N’a talant que congié me doingne. / Ne li plest pas ceste besoingne (2520-22). Après la deuxième demande de Térée, c’est Pandion lui-même qui marque sa désapprobation : Pandions sur sa main s’apuie, / Cui ceste chose mout enuie. / Enuie qu’enoiier li puet, / Mes a respondre li estuet (2251-54) : il est ennuyé d’être ennuyé, ce qui prouve bien que ses sentiments ne sont pas tout à fait avouables…

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Après avoir rappelé à Térée qu’il lui donnerait tout ce qu’il a s’il en avait besoin – il lui a déjà donné Procné, sa fille aînée, il ajoute : Mes je croi, se vos saviiez / Les biens que ma fille me fet, / Ja ne me metriiez an plet / De ce don vos me requerez. / Trop seroie desesperez / S’un jor estoie sanz ma fille (2562-65) : est-ce avoir l’esprit mal tourné que supposer que le translateur médiéval garde ici la trace d’une possible relation incestueuse entre Philoména et son père ? Sans doute, les vers 2580-94 décrivent sans arrière-pensée un amour et des soins relevant de la plus pure piété filiale : Philoména aide son père à se vêtir, à se chausser, elle le soutient, le sert, l’aide à se coucher et à se lever. Mais l’allusion à l’inceste était explicite chez Ovide ; elle est peut-être implicite dans la translation romane.

21 À propos de l’érotisme en général et des « mauvaisetés » sexuelles en particulier, G. Bataille évoque aussi ce rejet de l’animalité qui caractérise à ses yeux les relations humaines : « L’homme se dégagea de l’animalité première » « en travaillant, en comprenant qu’il mourait et en glissant de la sexualité sans honte à la sexualité honteuse, dont l’érotisme découla39. » C’est alors qu’il frappa d’interdits les actes sexuels. L’érotisme naît de la transgression de ces interdits. Mais « la transgression diffère du “retour à la nature” : elle lève l’interdit sans le supprimer40 ».

22 Cette façon de se distinguer de l’animalité, consécutive à l’idée que l’homme, « fait à l’image de Dieu », est supérieur aux autres créatures, explique ainsi pour G. Bataille l’interdiction de l’inceste : « La renonciation (du père à sa fille, du frère à sa sœur), […] que l’interdit fonda, a seule rendu le don possible. […] et l’essence de l’humanité se dégage de ce dépassement. Le renoncement du proche parent – la réserve de celui qui s’interdit la chose même qui lui appartient – définit l’attitude humaine, tout à l’opposé de la voracité animale. […] il contribue à créer le monde humain, où le respect, la difficulté et la réserve l’emportent sur la violence. […] L’interdit ne change pas la violence de l’activité sexuelle, mais il ouvre à l’homme discipliné une porte à laquelle l’animalité ne saurait accéder, celle de la transgression de la règle41. »

23 Ces « mauvaisetés » sont donc condamnées parce qu’elles ravalent l’homme au rang des bêtes : Myrrha, dans son long monologue, envie le comportement sexuel des animaux, coeunt animalia nullo / Cetera delicto…, « tous les autres animaux s’accouplent sans choix », Humana malignas / Cura dedit leges et quod natura remittit / Invida iura negant, « Les scrupules de l’homme ont créé des lois méchantes et ce que la nature permet, des arrêts jaloux le défendent42. » La loi et li drois nous desvoie / Ce que nature nous otroie : il est clair que ces relations portent atteinte aux règles de la cité, à l’ordre établi. Byblis, de la même façon, rejette ces lois dont le respect est symbolisé par les figures des vieillards : Iura senes norint, et, quid liceatque nefasque / Fasque sit, inquirant legumque examina servent, « Laissons aux vieillards la science du droit ; à eux de rechercher ce qui est permis, ce qui est crime et ce qui ne l’est pas ; à eux d’observer les balances de la loi » (IX, 551-552). L’Ovide moralisé traduit fidèlement, aux vers 2298-2302 : Li viellart sachent que est droit. / Cil doivent la loi maintenir / Et eulz selonc droit contenir. / Contre droit ne doivent riens faire. / Ce n’apartient à nostre afere. On conçoit les risques d’une telle confusion.

24 Cependant, ce qui fait l’originalité de l’Ovide moralisé, c’est le renversement total qui peut s’opérer du récit de la légende à son interprétation : or, dans le cas de ces légendes d’amours incestueuses, on peut parler d’une véritable révolution.

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III. La réhabilitation chrétienne : incarnation et conversion

25 Comme l’écrit David Hult, « l’auteur de l’Ovide moralisé accentue le rapport entre le christianisme et les fables ovidiennes les plus scabreuses lorsqu’il déclare que la naissance du Christ est elle-même “contre nature”, expression dont il se sert également pour parler de l’avortement, de la bestialité […], de l’homosexualité, […], ou de l’inceste […]43 ».

26 La grande « révolution » qu’opère le penseur chrétien, c’est de réhabiliter ces récits en leur donnant une signification positive, c’est de sublimer ces amours en les interprétant comme des figures de la charité chrétienne44. La justification véritable de cette complaisance du moraliste à retracer les légendes de « mauvaiseté » sexuelle, est en effet constituée par les interprétations par lesquelles il rend ces récits acceptables. Les fables obscènes sont réhabilitées par les allégorèses.

27 La merveille chrétienne, c’est l’Incarnation, alliance contre nature entre Dieu et l’homme, preuve de l’amour inimaginable de Dieu pour sa créature. L’interprétation fait ainsi des récits d’amours incestueuses une représentation adéquate de l’amour réciproque de Dieu et de la créature humaine.

28 Myrrha conçoit Adonis de son union avec son père. L’Ovide moralisé livre d’abord une interprétation physique (reprise à Fulgence) qui glisse vers l’explication morale45. Mais il y a ensuite une autre sentence […] / Mieudre et plus digne de savoir (X, 3748-49), interprétation typologique selon laquelle l’héroïne est la Vierge Marie, et Adonis le Christ. L’amour contre nature de Myrrha pour son père la prédispose en effet à devenir la figure de la Vierge, qui, comme l’héroïne, fu ardaument esprise / De l’amour Dieu, cui fille elle iere (3757-58). Cet amour est « contre nature » car il dépasse le cadre des amours terrestres : La soie amour fu ferme et fine Si parfete et si enterine C’onques si fine amour ne fu. Pour l’amour Dieu mist en refu Toutes terriennes amours (X, 3762-66).

29 La nourrice qui favorisa les amours de Cynaras et de sa fille est la figure de l’humilité de la Vierge46, qui permit la merveille de l’Incarnation, la poison fort / De salu plaine et de confort, / De quoi Dieu se vault enmurer, / Pour touz reëmbre et delivrer (3786-89). La métaphore du sein de la Vierge comme « mur » qui enferma le Christ est appelée bien sûr par la métamorphose de Myrrha en arbre avant la naissance de son fils.

30 Au livre IX, la fable de Byblis reçoit elle aussi deux interprétations : Istorial sens puet avoir / La fable et bien puet estre voir (2531-32) : Byblis aima son frère, qui dut s’enfuir ; elle se livra à la prostitution, ce que la fable figure par sa transformation en fontaine47. Mais Sentence y a mieudre et plus saine, nous dit le vers 2550 pour introduire la lecture spirituelle, typologique aussi : Cadmus note l’umain lingnage , cette interprétation explique l’apparente confusion de notre auteur entre Caunus et Cadmus (l’équivalence entre Cadmus et l’humain lignage est constante depuis le livre III, et la « correction » de la fable préparait cette correspondance). Byblis quant à elle figure la divine sapience (2586) : C’est la sapience devine, Qui tout fist et par sa pitié

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Mist tant en home s’amistié, Tant li plot, tant li abelit, Qu’il tint à souverain delit De soi joindre à l’umain lignage Par fraresche et par mariage. D’umain lignage fist son frere Cele qui crierresse et mere Estoit de toute creature (IX, 2598-2607).

31 L’amour incestueux de l’héroïne pour son frère est une représentation concrète de l’amour incroyable du Créateur pour sa créature : Cele se vault contre nature / Charnelment à homme assambler / Et creature resambler (2608-2610). Sa métamorphose en fontaine figure la fontaine nete et pure / Qui au monde a vie rendue (2660-61) : la dévotion de l’auteur du XIVe siècle pour la Passion du Christ s’exprime ici par une anaphore du mot fontaine. C’est la fontaine droitement Dont sourt la pardurable vie Et qui les bevans vivifie. Diex est fontaine nete et pure, Espurgement de toute ordure, Fontaine douce et delitable, Fontaine vive et pardurable, Que nulz ne porroit espuisier, Combien qu’il y vausist puisier (IX, 2664-74).

32 Mais une autre « métamorphose » chrétienne exige la même radicalité : celle qui ramène la créature à son Créateur, celle par laquelle l’âme humaine rend à Dieu l’amour dont il la comble : la conversion. Cette métamorphose totale, ce retournement, peut se faire par le moyen des métamorphoses du cœur humain que suppose l’observance des sacrements, en particulier le sacrement de pénitence.

33 Dans l’interprétation de la légende de Myrrha, une deuxième leçon semble contredire la première lecture. Elle est pourtant assez samblable à voir (X, 3811). C’est une interprétation tropologique après la sentence typologique. Myrrha devient l’image de l’ame pecheresse et honie (3813) qui communie en état de péché (l’autel est compris comme la couche / Ou li cors Dieu repose et couche, 3822-23). Mais la figure de Myrrha est sauvée par son repentir final : après un passage par la figure typologique de Marie- Madeleine (3897-3916), l’interprétation s’appuie sur la métamorphose en myrrhe de l’héroïne mythologique, et sur les propriétés naturelles de la plante, qui empêche la putréfaction des chairs mortes. Le repentir et la réparation, deux des aspects du sacrement de pénitence, sont illustrés par le personnage de la fable et se répondent à la rime : Mes elle s’oint de tele ointure Qui mort garde de porreture, C’est d’amere compocion O douce satifacion, Qu’ele ot tant come elle vesqui (X, 3932-36).

34 En transcrivant sans les édulcorer les fables scandaleuses, le penseur chrétien se fait l’écho de la pensée mythique et des réflexions moralistes de toutes les sociétés patriarcales, c’est-à-dire occidentales, de l’Antiquité et du Moyen Âge. Il condamne certes, au moment de la translation de ces légendes, les comportements sexuels tels que l’inceste, du premier et du deuxième type, parce qu’ils menacent l’ordre établi ou ravalent l’homme au rang des bêtes.

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35 Mais l’Ovide moralisé dépasse ce premier niveau d’interprétation. La merveille du texte, c’est la métamorphose chrétienne, l’interprétation si troublante qu’elle peut provoquer chez les lecteurs l’incompréhension et l’accusation d’incohérence : Myrrha l’incestueuse devient une figure de la Vierge, Byblis amoureuse de son frère est comprise comme le Christ. Les histoires scandaleuses de la mythologie antique figurent le mystère de l’Incarnation divine, l’alliance incroyable de la nature humaine et de la nature divine, ou le prodige de la conversion, le retournement de l’âme pécheresse vers la figure de Dieu. Par le biais de l’allégorèse chrétienne, ces récits sordides deviennent une image concrète du grand « scandale » de la foi chrétienne, l’amour inconcevable entre Dieu et sa créature. Ces interprétations, loin d’être absurdes, sont le vrai miracle de ce texte extraordinaire.

NOTES

1. Ce samble cruel chose à dire / Mes puis qu’il chiet en ma matire / Dire en vueil. Ensus vous traiez, / Filletes, que vous ne l’oiez, / Mes s’il vous delite à savoir, / Ne crees pas cest conte à voir. / Se le crees, si soies certes / Qu’ele en reçut crueuls desertes (O.m., X, 1096-1103). Toutes les citations de l’Ovide moralisé (abréviation O.m.) sont tirées de l’édition C. DE BOER, Amsterdam, 1915-1938. 2. Cf. F. FRONTISI, “Ovide pornographe ? Comment lire les récits de viol”, Clio 19 (2004), Femmes et image, p. 21-35 : « La cruauté du poète, et sa sublime efficacité, ne sont plus à démontrer » (p. 24-25). 3. Mét., X, 300-303 : procul hinc natae, procul este parentes ; / Aut, mea si vestras mulcebunt carmina mentes, / Desit in hac mihi parte fides, nec credite factum ; / Vel, si credetis, facti quoque credite poenam : c’est l’un des exemples où le poète latin semble douter de la crédibilité des légendes qu’il raconte, et c’est peut-être l’une des raisons de son exil. Toutes les citations des Métamorphoses (abréviation Mét.) sont tirées de l’édition et de la traduction de G. LAFAYE, Paris, 1969. 4. On se souvient que cruel chose traduit dira, et que les filletes sont invitées à s’éloigner, ou à ne pas croire que le conte soit vrai, ou du moins à être sûres Qu’ele en reçut crueulz desertes (1092-1103). On le voit, la cruauté est du côté de la faute, elle est aussi celle du châtiment. 5. Mét., X, 324-330, O. m., X, 1179-82. 6. Nous verrons l’importance de ces dernières remarques : si l’inceste appartient aux « mauvai- setés » sexuelles, c’est qu’il ravale l’homme au rang de la bête. Cf. F. HÉRITIER, “Réflexions pour nourrir la réflexion”, De la violence, Paris, 1996, p. 39-40. 7. Mét., IX, 454. 8. « Violemment éprise de son frère », ibid., 455. 9. Mendacique diu pietatis fallitur umbra, Mét., IX, 460. Le mot umbra est utilisé pour le reflet qui trompe Narcisse.

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10. À vrai dire sa souffrance devient vite celle du désespoir, de la certitude qu’elle ne pourra pas ressentir ce plaisir dans la réalité : Trop me despere, trop m’esmoi, / Quar je ne puis penser que j’oie / De mon frere delit ne joie, O.m., 2158-60. L’amour selon la conception ovidienne, que transcrit le poète médiéval, est maladie, blessure : cf. O.m., 2428-30. 11. Mét., 475, O. m., 2116-17. 12. Mét., 481 : nec abest imitata voluptas ; O. m., 2135 : J’ai grant delit en l’avision. 13. Mét., 500-501 : « Les dieux ont leurs privilèges ; comment puis-je mesurer les rites des humains d’après les lois toutes différentes qui lient entre eux les immortels ? » Cf. O. m., 2184-87. 14. Cf. 2232-38. 15. Cf. Mét., 503-504. 16. coget amor (Mét., 515), Force d’amours mel fera faire (O. m., 2226). On pense à l’aveu de Phèdre. 17. Cf. Mét., 540 (grave vulnus), 541 (furor igneus), 543 (violentia Cupidinis arma), 562 (ultimus ardor) ; O. m., 2278-86 : l’angoisseuse amours, mon fol corage, n’i vault force ne savoir, Contre amours ne puis force avoir. / Vaincue m’a ; ne puis durer / Ne ses assaulz plus endurer. 18. Cf. Mét., 552-553 ; O. m., 2298-2302. 19. Cf. F. HÉRITIER, De la violence, p. 39-40. 20. Cf. Mét. : ira (574), pudor (578), ferocia dicta (580-81). O. m., 2367-68 : Le cuer a moult triste et dolent. / L’escript gita par maltalent ; 2378 : le fier respons et la grant honte. 21. Cf. Mét., 581-582. 22. Mét., 585-629, O. m., 2387-2473. 23. Cf. Mét. : meos furores (602), nefandum (626 : c’est proprement ce qui ne doit pas arriver à la parole, le sacrilège, le tabou), crimina (629). O. m. : le mal qui m’afole (2390), ma fole pensee (2411), forsenage (2421), maladie, destresce, doulour (2428-30), desverie (2457), coupable (2464). 24. « Épuisée de larmes, elle se change en une fontaine », Mét., IX, 663, loc. cit., p. 115. 25. Voir le chapitre sur “Le plaisir de conter” dans notre ouvrage L’Ovide moralisé. Essai d’interprétation, Paris, 2006, p. 235-256. 26. Cf. les vers 1 à 14 du Livre I avec notamment l’évocation de la Parabole des Talents, véritable topos dans les prologues médiévaux. 27. Dans Les deux sœurs et leur mère, Paris, 1994. 28. F. FRONTISI, “Ovide pornographe”, p. 24. 29. Ibid. 30. Sourate IV Sur les femmes, versets 26 et 27. 31. Dans son « premier degré », une mère et son fils, ou un père et sa fille ; dans son « second degré », un frère et sa sœur. 32. Cf. Lévitique 20, 14 : « L’homme qui prend pour épouses une femme et sa mère : c’est un inceste. On les brûlera, lui et elles » Cf. versets 11 (femme du père) et 12 (femme du fils). 33. F. HÉRITIER, Les deux sœurs, p. 53. 34. Le Talmud insiste sur le cas de l’union d’un homme avec deux sœurs : elle est impossible après le divorce ou la répudiation, mais possible seulement après la mort de la première femme (F. HÉRITIER, Les deux sœurs, p. 84). 35. L’érotisme, Paris, 1957, p. 228. 36. G. BATAILLE, L’érotisme, p. 230.

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37. Structures élémentaires de la parenté, Paris, 1949, p. 65, cité par G. BATAILLE, L’érotisme, p. 233. 38. Videndo / Osculaque et collo circumdata bracchia cernens, […] / Esse parens vellet ; neque enim minus impius esset, trad. et éd. cit., VI, 478-482, t. II, p. 18. 39. G. BATAILLE, L’érotisme, p. 37. 40. Ibid., p. 42. 41. Ibid., p. 242-243. 42. Ovide, Mét., X, 324-331. O. m. X, 1181-89. 43. Dans “Allégories de la sexualité dans l’Ovide moralisé”, Lectures et usages d’Ovide (XIIIe- XVe siècles) : quelques approches, Cahiers de recherches médiévales 9 (2002), p. 65. 44. Ce qui, selon nous, témoigne de son appartenance à la mouvance franciscaine. Voir notre ouvrage L’Ovide moralisé. Essai d’interprétation, p. 749-788. 45. Cynaras est le soleil, que la myrrhe aime plus que les autres arbres. De la gomme qui sort de la myrrhe, Qui douce oudour et souef rent, on fabrique un piment Qui trop est de chaude nature / Et done appetit de luxure : si la fable raconte que Vénus fut éprise d’Adonis, c’est que la luxure aime la beauté (X, 3678-3747). 46. Cette qualité est soulignée par les Franciscains, autre argument pour soutenir que l’auteur anonyme était un frère Mineur. 47. IX, 2544-49 : Ains s’abandona par putage / A touz homes comunement. / Chascuns habandoneement / Pooit en lui puisier et prendre, / Sans contredire et sans deffendre, / Ainsi com l’en puise en fontaine.

RÉSUMÉS

L’auteur de l’Ovide moralisé en vers ne craint pas de reprendre et même d’amplifier, dans sa traduction du début du XIVe siècle, les légendes d’amours incestueuses des Métamorphoses d’Ovide. Comment un moraliste chrétien peut-il justifier cette fascination pour des fables obscènes ? C’est bien sûr d’abord l’interprétation morale, la condamnation de ces comportements, qui explique, chez l’anonyme médiéval comme chez le poète latin, la reprise de ces légendes. Mais le penseur chrétien opère un renversement dans ses lectures allégoriques : les légendes d’inceste offrent en effet une image adéquate pour figurer la merveille du dogme chrétien, l’amour et l’union impensables entre Dieu et sa créature, qui aboutissent à l’Incarnation du Christ et entraînent le rachat et la conversion des âmes pécheresses.

The author of the versified Ovide Moralisé does not fear to take up and even expand in his early XIVth century translation the legends of incestuous loves in Ovid's Metamorphoses. How can a Christian moralist justify that fascination with obscene fables ? To begin with, it is of course the moral interpretation, the indictment of such forms of behaviour which explain, with the medieval anonymous author as well as with the Latin poet, the resumption of those legends. Now the Christian thinker operates a reversal in his allegorical readings : the incestuous legends do as a matter of fact offer an adequate image of the marvel of the Christian dogma, the unthinkable love and union between God and his creature which resulted in Christ's Incarnation and brought about the redemption and conversion of sinful souls.

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INDEX

Keywords : allegory, conversion, Incarnation, incest, medieval latin, morality, mythology, translation Mots-clés : allégorie, conversion, Incarnation, inceste, latin médiéval, morale, mythologie, traduction

AUTEUR

MARYLÈNE POSSAMAÏ-PEREZ

Université Lyon 2-Lumière Faculté LESLA [email protected]

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Rostovtzeff and the classical origins of Eurasianism

Caspar Meyer

… the tortuous road of history thus led the Russians from Mithraism through Christianity to Marxism. George VERNADSKY, The origins of Russia (Oxford, 1959), p. VI.

1 The introductory quote from a book preface by one of the most prolific Russian historians of the twentieth century, speaks to an eccentric conception of history, even by the standards of aphoristic wisdom1. In George Vladimirovich Vernadsky’s (1887-1973) interpretation Russia had evolved through a threefold developmental sequence of epochs defined by a dominant belief system of unequal and (lately) declining character. That Marxism was strictly a belief, and a fanatic aberrant one at that, is an unsurprising view for an émigré scholar writing in the of the McCarthy era. More difficult to explain is the alleged link between Russia and Mithraism, an Orientalizing religious movement unattested outside the Roman empire or Roman-occupied areas of the ancient world.

2 Vernadsky’s statement is a précis of the argument deployed in his book as much as a personalized motto of his school’s peculiar brand of historiography, known as Eurasianism. The Eurasianists took their name from a geographical understanding of Russian history and identity. Since time immemorial, they claimed, the Eurasian continent had provided the natural conditions for the growth of cultures which, although mixing and merging Asian and European traits, constituted essentially a separate strand of world civilization. They conceived of Eurasia as an independent geographical unit of fundamental ethnic diversity in which Russians had only recently risen to demographic and political pre-eminence.

3 The Eurasianist school was established in 1921 with a provocative inaugural collection of essays, Exodus to the east2. The founding members, often known as the “classical” Eurasianists, were a group of young émigré intellectuals based in Sofia and Prague– Prince Nikolai Sergeevich Trubetskoi, later renowned as the originator of structuralist linguistics, the geographer and economist Petr Savitskii, the music critic Petr

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Suvchinskii, and the theologian and philosopher Georgii Florovskii3. Vernadsky joined this circle after his arrival in Prague in the following year and quickly emerged as its most productive member developing a coherent Eurasianist conception of Russian history4. The numerous Eurasianist writings that appeared in the 1920s and 1930s have attracted great attention in recent scholarship due to their originality as much as their political programme which had gradually assumed centre stage among some of the school’s proponents. This programme envisaged the Bolshevik regime as a temporary but necessary cataclysm paving the way to a pan-Eurasian ideocratic state. According to doctrinaire Eurasianists, the vast ecological zone of Eurasia conditioned its diverse inhabitants to rally under a central authority and periodically restore a timeless steppe empire in changing historical guises. The Russian empire was a natural successor to the Mongol empire of Genghis Khan and tended, like its predecessor, towards antagonism with the “Romano-Germanic” west. Post-Bolshevik Russia would be the ultimate manifestation of this Eurasian “geopolitical destiny” and its leadership should logically be entrusted to those who recognized the country’s essence and providential role.

4 Unsurprisingly, Eurasianist ideas enjoyed a colourful afterlife among Russian nationalists. Indeed, when I first embarked on the subject I could not have predicted, and never hoped, that Russia’s Eurasian ambitions would once again feature as the issue of the day. Against this degradation of Eurasianist ideas currently in evidence, I would like to concentrate on the positive contributions to historical scholarship with which the early movement is generally credited. Previous studies on the subject have focused on the psychological and political roots of Eurasianist thought in German environmentalism and the disillusionment with the perceived rationalism and artifice of western culture, which turned from brooding to toxic with the advance of German aggression in World War I. However, the immediate historiographical context from which the early movement sprang has been neglected, leaving historians of modern Russia to guess at the origins of the school’s most notable departure from previous scholarship: namely, the radical reappraisal of cultural interaction with Asiatic nomads in the formation of Russian culture and statehood, of which Vernadsky’s reassessment of the “Mongol yoke” represents the prime example.

5 Vernadsky himself was in fact quite clear about his inspiration. In the introduction to his multi-volume History of Russia (1943), he appraised Iranians and Greeks in South Russia (1922) by his St. Petersburg teacher Michael Ivanovich Rostovtzeff (1870-1952) as a turning-point in Russian historiography, the first book to examine, in his words, “the earliest trends in the history of Russia5”.

6 My essay explores the sources of Rostovtzeff’s conception of northern Black Sea antiquity, and the possibilities it held out for Russian historiography and national self- identification. I do not wish to suggest that Rostovtzeff was an Eurasianist avant la chose; nor can he be held responsible for the capricious afterlife of his work. On the vital questions of Russian history, the role of the monarchy and the assessment of the Bolshevik coup, Eurasianist views diverged diametrically from those of Rostovtzeff and most other émigrés. Nevertheless, as a historian of Russia’s nomadic and Eurasian roots Rostovtzeff offered several attractive propositions, based as they were on a rigorously researched and ostensibly objective foundation of archaeological fact. Thus, despite the political excesses of Eurasianism, the Eurasian viewpoint as elaborated by Vernadsky offered enough substance and common interest to invite Rostovtzeff’s praise, above all because it took seriously the fact that:

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Geographically and from the cultural point of view, Russia–closely connected as it is with Central Europe–is still more closely connected with a large portion of Asia and with its peculiar cultural development. We must not forget that for centuries of her early history Russia formed a constituent part of large and powerful Asiatic–Iranian and Mongolian–empires, that Russia emerged as one of the European states after a long and difficult struggle against them, and that Russia still occupies territorially a large part of Asia6.

7 The reason why this connection between Rostovtzeff and Eurasianism has not been further examined must be that historians of Russia now tend to perceive classical antiquity as marginal or irrelevant to their subject, whereas classicists have generally been preoccupied with Rostovtzeff’s books on Roman and Hellenistic history written in American exile, and the biography that is seen to lie behind the wilful anachronisms of his interpretations7. Neither discipline had much reason to analyse the last chapter of Iranians and Greeks, entitled “The origin of the Russian state on the Dnieper”, where he recapitulates the book’s central thesis8.

8 Rostovtzeff describes the northern Black Sea region as a geographical unit, characterized by the great river routes and their connective potential between the Eurasian steppe belt and the Black and Aegean Seas. The region encouraged its inhabitants over millennia to adopt particular patterns of settlement and economy. Its civilizing potential was optimally realized when the steppe was dominated by a warrior elite, under whose political control the sedentary agriculturalists on the shores and riverbanks could exploit the abundant natural resources mentioned by ancient authors and conduct a water-borne trade. This cultural symbiosis achieved its exemplary expression in the relations between Scythians and Greeks in the fifth and fourth centuries BC. According to Rostovtzeff, this “Greco-Iranian” type of society defined the framework for all subsequent civilizing processes in the northern Black Sea area, the role of the Scythians being taken successively by Sarmatians, Celts, Goths and Huns, each of which entered pre-existing relationships with sedentary communities. When the Slavs migrated into the region in the sixth century AD, they adopted accordingly the cultural and political traditions of their predecessors and fulfilled the region’s potential by inviting the protection of a Scandinavian warrior elite, the Varangians: Thus they founded in South Russia a state of the same type as the Germans [i.e. the Goths] before them, and naturally inherited from them their towns, their trade relations, and their civilization. This civilization was not, of course, a German one, but the ancient Greco-Iranian civilization of the Scythians and the Sarmatians, slightly modified9. In essence he argued for a continuity between ancient and modern history: It is a mistake to begin the history of Russia with the Russian annals in the ninth century, that is, to confound the history of Russia with the history of the Slavonic race. The history of Russia as an economic and political organism is much more ancient than the earliest references to the Slavonic race. Russia as a country existed long before the ninth century, and formed part of the civilized world even in the classical period and in the period of migrations. At this epoch the main lines of the future evolution of the country were already laid down10.

9 Iranians and Greeks was Rostovtzeff’s first work to display that aptitude for holistic vision more commonly associated with his histories of the Roman empire (1926) and the Hellenistic world (1941). It was also Rostovtzeff’s first English-language monograph, written immediately after his emigration, mostly in Oxford with the editorial assistance of John D. Beazley11. Judging by its reviews12, it was well received, much better than the Russian original Ellinstvo i iranstvo na yuge Rossii (Hellenism and Iranism in South Russia),

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which appeared in Petrograd in 1918, within days of Rostovtzeff’s terminal departure from his native country. To readers of the Russian version, who were better acquainted with Russian historiography, the pervasive political bias of Rostovtzeff’s thesis was entirely obvious. His account of the origins of the Russian state in the willing acceptance by the Slavs of Varangian rule was nothing but an obstinate repetition of old Slavonic annalistic literature, demonstratively unconcerned by recent source criticism and claims to Ukrainian cultural independence13. In this respect his approach resembled the monarchical tradition widely popularized in Russia since Nikolai Karamzin’s post-Napoleonic treatment, which identified Russian history with the history of its ruling dynasty and represented its autocratic outlook as an intrinsic and constructive force in the destiny of the empire14.

10 In the Russian version Rostovtzeff’s overarching argument was set out pre-emptively in the introduction: It seems a priori incomprehensible and cannot be understood, why there should exist a connection between our culture and history, and those of the Greeks and the Iranians, who occupied South Russia in an epoch in which we know nothing at all about Slavs and Russians. Nevertheless, this connection does exist, not in ethnography or in politics, but in culture, a connection of continuity; it determined the cultural particularities and way of life of what would later become Russia in the earliest times of the existence of this region of the civilized world15.

11 The original stimulus for Rostovtzeff’s work on the northern Black Sea region can be reconstructed from his bibliography. Previously known as a specialist of Roman agrarian history, Rostovtzeff had turned his attention to northern Black Sea archaeology abruptly in the early 1910s when a continuous series of publications on Scythian religion and ideas of power set in. His first known discussion of the subject goes back to a lecture read in March 1912 at a meeting of the St. Petersburg Imperial Archaeological Commission and published in the following year in a substantial article entitled “The conception of monarchical power in Scythia and on the Bosporus16”. His argument focused on the iconographical interpretation of a fourth-century BC silver rhyton from the Karagodeuashkh kurgan near Krymsk, on the Asiatic side of the Kerch straits [fig. 1]. The piece had been excavated more than twenty years earlier, but the relief on the surface became intelligible only during restoration work in the Imperial Hermitage. It shows two horsemen in Scythian dress, the one to the left holding a rhyton and a staff, the other raising his right hand. On the ground lie two beheaded bodies in Scythian dress, one beneath each horse. Rostovtzeff identified the staff of the left horseman as a sceptre and the gesture of the rider opposite as an adoratio–though not an adoratio in the conventional sense of the term, showing a vassal greeting his king. Compositional resemblances to Sasanian rock reliefs at Naqsh-i-Rustam, Iran, showing the royal investitures of Ardashir I and Bahram I by Ahura Mazda [fig. 2], prompted Rostovtzeff to interpret the scene as a ritual conferral of royal powers by the supreme god through a sacred beverage. Thus, by inferring a continuity in meaning, the rhyton opened a window on political history and the ideological structures of ancient monarchy in the northern Black Sea region:

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Fig 1. Silver rhyton from Karagodeuashkh kurgan with engravings of two mounted figures and water birds

Length 62.2 cm. St. Petersburg, State Hermitage Museum. Drawing after Rostovtzeff, IAK (1913), pl. 1.

The comparison we made gives us monumental and unshakeable confirmation of the fact that the Scythian kingdoms… aspired to organize themselves on the very same [theocratic] structure and on the same [Iranian] religious basis as the kingdoms of Cappadocia, Commagene, Armenia, Iberia, Albania, and finally Parthia. […] In accordance with this tradition… the authority of the king was sacred, since his power was conferred on him by god, by whose will he was called to the throne. The rule of the monarch was by the grace of the creator of the sky and the earth. The doctrine raised the monarch aloft and gave him the likeness of divinity, endowed him so to speak with rights equal to those of a god, without separating him from the people. Owing to this peculiarity the doctrine remained supremely attractive and compelling even millennia after its creation17.

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Fig. 2. Rock relief at Naqsh-i-Rustam, Iran, showing the investiture of Ardashir I by Ahura Mazda in AD 224

Photograph R. Winkler.

12 To all appearances, Rostovtzeff had experienced a moment of profound revelation when the relief on the rhyton re-emerged under the hands of a skilled conservator. The idea that cultural influence from Iran had established a transferable ideal type of society, consonant with the natural proclivities of Eurasian ecology, became the motif and motive factor of his research on the northern Black Sea region, of which Iranians and Greeks is the crowning moment. Revealingly, the most frequently cited book in Rostovtzeff’s initial study is Franz Cumont’s Mystères de Mithra, which was accessible to him in the German translation of 1903. Cumont’s influence is evident in the ingenious religious interpretations of visual sources. The article provides the earliest indication known to me for Rostovtzeff’s exposure to Cumont’s work and throws an interesting light on the later friendship between the two. But what made a Russian of the late tsarist empire pick up Cumont’s book in the first place?

13 The Russian present in which Rostovtzeff had written his study was one of gloomy presentiment among the educated elite. By the early 1910s many of the liberal advances of the 1905 Revolution had been clawed back through reactionary intervention into state affairs, critically so in June 1907 when the Minister of the Interior Petr Stolypin dissolved the Duma and altered the electoral laws by imperial decree. The recognition among the moderate elements of the bourgeoisie and the intelligentsia that the temporary disruption of state authority had posed a threat to them and to the possibility of peaceful reform gradually undermined the broad coalition among the classes that had sustained the political activism and mass strikes of the previous years. With the economic upswing of 1909, life in St. Petersburg regained a tolerable measure of material comfort and breathing space for self-reflection. Recent events had confirmed that the success of a full-scale revolution would depend on the participation of the countryside, but even some of the radical ringleaders had grown wary of its lack of political sophistication. An uprising of millions of peasants who cared more for

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instant “justice” than socialism or democracy would inevitably descend into a massacre with unspeakable consequences for civilized life in Russia. Realists came to conclude that, under the present circumstances, no educational initiative, however well- intended, could defuse the suspicion and outright contempt with which the peasantry viewed the urban elite. This dilemma acted as a litmus test separating diehard revolutionaries from liberal reformers and foreshadowing the split at the centre of the political landscape, which paved the way to the victory of the extreme left. The spectre of a total social conflagration produced some of the most penetrating and terrifying moments of Russian intellectual history, as exemplified by the poetry of Alexander Blok and the Vekhi, or Landmarks, essays18. As liberals depending on state patronage, many academics became entrenched and conceived of themselves and the universities as oases in a desert of barbarism–a perspective that could not fail to have a profound impact on their work. A common interest across the disciplines was to explore Russia’s religious foundations so as to overcome the pernicious materialism and nihilism, and initiate the country’s spiritual regeneration from the individual upwards.

14 In this mystic upsurge it would not have been too far-fetched for an ancient historian to turn to the Hellenistic Mediterranean, or rather Johann Gustav Droysen’s interpretation of it, to discover spiritual beginnings. As is well known, since Droysen’s (literally) epoch-making Geschichte des Hellenismus (1836-1843) it was widely taken for granted that the cultural interaction between Greeks and “Orientals” after Alexander’s death had somehow prepared the conditions for the spread of Christianity–a teleology that risks downplaying the role of Judaism, as Momigliano stressed19. Although variously restated, Droysen’s programmatic thesis remained essentially undocumented. While writing his own book on the Hellenistic world, Rostovtzeff must at some point have realized that for the sake of consistency he had to leave aside religious history and focus instead on the economic behaviour of the “bourgeoisie”–the only theme holding together his examination of political history (i.e. the effects of Roman intervention in the Hellenistic east in chapters III-VII) and of social developments (“Summary and Epilogue”)20. But that he never entirely relinquished the position seems to be borne out by his Ingersoll Lecture of 1938, in which he developed a complementary history of religious mentality fully in keeping with Droysen’s ideas. According to this account the social and economic crisis in the Hellenistic east after the rise of Rome encouraged the Greeks to abandon their traditional polis cults for those of the local populations, which promised salvation, life after death, and resurrection: In this atmosphere of religious excitement and expectation, of revelation and mystery, there appeared in Palestine the last great manifestation of Hellenistic mentality in the Christian religion21.

15 Cumont’s work on the diffusion of Oriental mystery cults in the Roman empire offered at the time by far the most convincing attempt to fill the gap left by Droysen22. Cumont and Rostovtzeff shared similar aims and problems: both wished to write a long-term history of the spiritual foundations of their respective countries; both agreed that these foundations could be explained only by reference to a period of prolonged exposure and assimilation to Oriental religion; and both were dealing with archaeological material that appeared to attest to such a period, although the corresponding literary sources were not forthcoming. Both solved this problem by adopting a strictly diffusionist model of cultural change and connected the supposed evidence for Oriental influence with migrations or religious diasporas, which allowed them to write a historical description that met the standards of contemporary scholarly discourse.

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Rostovtzeff and Cumont were kindred spirits and entered into a lifelong friendship23. Their shared conviction in religious diffusion culminated in the excavations at Dura- Europos, initiated by Cumont in 1922/3, and continued from 1937 by Rostovtzeff’s home institution, Yale University. The project’s implicit goal was obviously to uncover the missing link between western Mithraism and Persian Zoroastrianism. The link remains elusive and probably never existed.

16 To Rostovtzeff, the Aryanizing account of the rise of Christianity was attractive because it suggested the possibility of a longue durée account of Russia’s origins and spiritual nature. Even though no part of Russia had ever been integrated into the political structures of the Hellenistic world or Rome, its soil proved fertile for the spread of Christianity for it had been prepared by historical conditions in the southern provinces anticipating those of Hellenism in the Mediterranean. The fusion of Greek and Iranian culture in the northern Pontic steppe allowed Rostovtzeff to link the rise of Christianity to the “fundamental” historical forces of society and economy, without recourse to the “anecdotal” accounts of conversion in the sources, which are barely mentioned in his work. The notion of a Greco-Iranian past offered an original explanation of Russia’s ambiguous identity between Asia and Europe–at the forefront of civilization and Christianity but independent of the west.

17 This study could easily have been about Rostovtzeff and the Russian reception of Cumont. But I conceived my essay intentionally to offer an unexpected perspective on Rostovtzeff, one that distances us from the ancient historian about whom so much has been written recently and foregrounds instead his work as an archaeologist with deep patriotic attachments. The role of visual evidence from Greco-Scythian metalwork in his synthesis cannot be overestimated. It offered the seemingly concrete facts that allowed Rostovtzeff to flesh out the bare bones of material culture with historical meaning and demonstrate the long-term cultural continuities he had set out to discover. Rostovtzeff’s handling of the iconographical evidence provided the foundational impetus for a thriving sub-discipline of Eurasian archaeology, concerned with the religion and mythology of the Scythians. The professed “Iranism” of Scythian culture continues to provide an overarching interpretative framework whose premises are hardly ever questioned or indeed fully understood. Among the few critics of Rostovtzeff’s interpretation of the Karagodeuashkh rhyton, V. Yu. Zuev and I.A. Levinskaya rightly stressed the change in the attributes held by the horsemen on the vessel and in the rock reliefs, and the absence of a continuous chain of iconographical transmission over the five centuries separating classical Bosporus from Sasanian Persia24. Furthermore, the scene on the rhyton shows no divine or royal attributes. The staff held by the left rider is surely a lance not a sceptre, which would be much shorter and clearly distinguished, in both Greek and Bosporan iconography, by an ornamental finial at the top and ribbons on the handle25. The meeting between god and mortal, if this is really what the rhyton is meant to show, is hardly identifiable in visual terms: in fact, we cannot be sure whether the similarity between the images is purely compositional, with our piece depicting the benefits of friendship ties among horse-borne nobility in a strikingly lucid narrative formula.

18 Such a subject would be consistent with what we know about the function of Greco- Scythian metalwork. Objects of this class, personal ornaments and processional arms with Scythian genre scenes, were produced for a short period in the fourth century BC. The distribution of finds in Bosporan and Scythian tombs, and iconographical

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borrowings from the Bosporan numismatic repertoire, suggest production in Bosporan cities, as Rostovtzeff had pointed out26, from where the objects reached the kurgans of the outlying steppe as gifts in return for services and manpower. So much can be deduced from the few snippets of Bosporan local history preserved in Polyaenus and Diodorus Siculus. For instance, when the Bosporan ruler Gorgippus (389-349/8 BC) succeeded to the throne in the midst of a complicated dynastic war with the Maeotian princess Tirgatao, he was forced to sue for peace, which was granted on offering a “very great gift27”. In the war against neighbouring Theodosia, Gorgippus’ brother Leucon I (389-349/8) is said to have lined up Scythian archers behind his infantry with express orders to shoot his own men if they abandoned their position28. In the internecine strife among his grandsons, the contender Eumelus (310/9-304/3) launched his bid by “concluding a treaty of friendship with some of the barbarians who lived nearby”, forcing his brother Satyrus II (311/10-310/9) to call in Scythian allies in great numbers29.

19 The Bosporan kingdom of the classical period was a multi-ethnic conglomerate of coastal cities and tribal lands. At the core of this state was a dynamic system of aristocratic collaboration, under the hegemony of a mixed dynasty, the Spartocids30. As epigraphic evidence attests, the Spartocid rulers of the classical period accommodated for cultural differences in their realm by reigning as constitutional leaders (arkhontes) over Greek cities and as kings (basileis) over local tribes. Our rhyton, like many other Greco-Scythian artefacts, articulates the emotional bonds it was meant to establish within this network of cross-cultural communication and cooperation that united sovereigns and allies. Through decorated gifts the Bosporan ruling class disseminated paradigms of conduct in accordance with which the recipients were encouraged to evaluate and transform their own aristocratic behaviour and ethos. Yet Rostovtzeff wanted to connect this powerful fiction of altruistic elite friendship with ideological structures and the “deeper” realities of life in the Eurasian continent. Whether the putative continuity between Iranian and Bosporan religion and ruler ideology “really” existed is doubtful and in many ways beside the point. The crucial fact is that Rostovtzeff recognized definite ideological messages which no one else had seen before. In his understanding, the Bosporan kingdom was an obvious precedent and justification of Russia, and projected the cosmopolitan nature of tsarist monarchy (ruling as emperors over Russians and Asians and as constitutional kings over occupied territories in the west) into the earliest history of Russian lands. He brought the political continuity into existence in a Weberian sense, by adopting it as a motive for individual loyalty and action in the Russian present31.

20 The Russia Rostovtzeff was born into was the last dynastic empire in the proper sense of the word, and its transformation and destruction endowed him with a productivity and historical awareness rarely seen before or since. His conception of empire was based on the principle of voluntary co-option of non-Russian peoples. It looked back to ideals of the mid-nineteenth century which had long been eclipsed by native-soil nationalism and pan-Slavic unity as the primary referents of Romanov rule. Caught between continents and epochs of world history, Rostovtzeff’s scholarship was at a threshold in many respects, inspired by cosmopolitan notions of statehood and commonwealth on the one hand and grounded in European empiricism and positivism on the other. His work on northern Black Sea archaeology reflected this contradictory position in that it combined and integrated an unprecedented volume and typological range of data to lift the perceived essences of Russian historical identity on a seemingly

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unshakeable footing. The framework he created for exploring Russian history in terms of continuities and naturalistic determination were so compelling that the political centre became conceptually dispensable, or at least exchangeable. So much is clear from the afterlife of his work among the Eurasianists, Vernadsky in particular, who were prepared to intellectually accommodate Bolshevik rule to a degree inconceivable to Rostovtzeff. Rescripted in a manner quite opposite to its original intentions, his work became amenable to the new guarantors of imperial continuity. Rostovtzeff’s most enduring contribution to Russian scholarship is arguably not the sheer mass of evidence he collected and processed, but the inspired visions of pagan tsardom and Aryan Christianity that emerged from his interpretations. He wrote the first scholarly books that gave non-Russians and nomads a meaningful role in the history of Russia and which could therefore not be overlooked by his successors, especially in Russia.

NOTES

1. An earlier version of this paper was delivered in September 2008 at a journée d’études convened by the Bibliotheca Academica Translationum at the Centre Louis Gernet, Paris. Among the audience I thank in particular Oswyn Murray, Jürgen von Ungern-Sternberg and Thomas Späth for their stimulating discussion and constructive criticism. Jen Baird and Alfonso Moreno read and commented on drafts of the published version. All remaining errors of fact and opinion are my own. 2. Iskhod k vostoku. Predchuvstviya i sversheniya. Utverzhdenie evraziitsev, Sofia, 1921, available in translation under Exodus to the east: forebodings and events: an affirmation of the Eurasians, tr. I. VINKOVETSKY, Idyllwild, CA. 1996. 3. For expositions of the background and significance of Eurasianism, see O. BÖSS, Die Lehre der Eurasier. Ein Beitrag zur russischen Ideengeschichte des 20. Jahrhunderts, Wiesbaden, 1961; N. RIASANOVSKY, “The emergence of Eurasianism”, Slavic Studies 4 (1967), p. 39-72; I. VINKOVETSKY, “Classical Eurasianism and its legacy”, Canadian-American Slavic Studies 34 (2000), p. 125-139; E. Chinyaeva, Russians outside Russia: the émigré community in , 1918-1938, Munich, 2001, 185-198; M. BASSIN, “Classical Eurasianism and the geopolitics of Russian identity”, Ab Imperio 2 (2003), p. 257-267. For translations of N.S. Trubetskoi’s most important works, see The Legacy of Genghis Khan and other essays on Russia’s identity, ed. A. LIBERMAN, Ann Arbor, 1991. 4. D. OBOLENSKY, “George Vernadsky as a historian of ancient and medieval Russia”, in A.D. FERGUSON and A. LEVIN (eds.), Essays in Russian history: a collection dedicated to George Vernadsky, Hamden, CT. 1964, p. 1-17; N. ANDREYEV, “Appendix I: G.V. Vernadsky”, in G.V. VERNADSKY (ed.), Russian historiography, Belmont, MA. 1978, p. 512-526; C.J. HALPERIN, “George Vernadsky, Eurasianism, the Mongols, and Russia”, Slavic Review 41 (1982), p. 477-493. 5. G. VERNADSKY, A history of Russia, vol. I: Ancient Russia, New Haven, 1943, p. xiii. 6. From Rostovtzeff’s preface to G. VERNADSKY, A History of Russia, New Haven, 1929, p. x. 7. Even in Marinus Wes’ detailed exploration of Rostovtzeff’s Russian years, the impact of his milieu is sought exclusively in his later works written in America; see M. WES, “The Russian background of the young Michael Rostovtzeff”, Historia 37 (1988), p. 207-221 and idem, Michael Rostovtzeff, historian in exile. Historia Einzelschriften 6, Stuttgart, 1990. If considered at all, his

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previous writings on northern Black Sea archaeology are described (quite misleadingly, as I shall argue) as “…carefully nuanced… free of the larger theorizing and dogmatic conclusions that tended to overtake Rostovtzeff in his writings of the twenties and thirties”; see G.W. BOWERSOCK, “The South Russia of Rostovtzeff”, in H. HEINEN (ed.), M. Rostowzew, Skythien und der Bosporus, Band II. Wiederentdeckte Kapitel und Verwandtes, Stuttgart, 1993, p. 191. 8. M. ROSTOVTZEFF, Iranians and Greeks in South Russia, Oxford, 1922, p. 210-222, re-published in the Annual Report of the American Historical Association 1920 (1925), p. 165-171. One of the few studies to comment on this chapter is that of J. ANDREAU, in M.I. ROSTOVTZEFF, Histoire économique et sociale de l’empire romain, trans. O. DEMANGE, Paris, 1988, p. lix-lx. 9. ROSTOVTZEFF, Iranians, p. 219. 10. Ibid., p. 211. 11. On the genesis of the book, see V. Yu ZUEV, “Der Schaffensweg M.I. Rostovtzeff’s. Zur Entstehung der 'Untersuchung zur Geschichte Skythiens und des Bosporanischen Reiches’”, in H. HEINEN (ed.), Rostowzew, 169-186; G.M. BONGARD-LEVIN, “M.I. Rostovtzeff in England”, in G.R. TSETSKHLADZE (ed.), Ancient Greeks west and east, Leiden, 1999, p. 21-29; idem, “E.H. Minns and M.I. Rostovtzeff: glimpses of a Scythian friendship”, in D. BRAUND (ed.), Scythians and Greeks: cultural interactions in Scythia, Athens and the early Roman empire, Exeter, 2005, p. 13-32. 12. D.M. ROBINSON, Art Bulletin 5 (1922), p. 48-50; idem, American Historical Review 29 (1923), p. 114-116; P. GARDNER, Classical Review 37 (1923), p. 78-79; E.H. MINNS, Journal of Hellenic Studies 43 (1923), p. 84-86. 13. For the Ukrainian reception, see M. HRUSHEVSKY’s review in Ukraina 4 (1925), p. 151-159, with S. PLOKHY, Unmaking imperial Russia: Mykhailo Hrushevsky and the writing of Ukrainian history, Toronto, 2005, p. 117-119, 151. Indicative also are the negative comments by Rostovtzeff’s former teacher N.P. Kondakov in a letter to the archaeologist S.A. Zhebelev, published in I.P. MEDVEDEV and I. TUNKINA (eds.), Mir russkoi vizantinistiki: materialy arkhivov Sankt-Peterburga [The world of Russian Byzantinists: materials from the archives of St. Petersburg], St. Petersburg, 2004, p. 739, n° 44 (Prague, 25 November 1924). 14. N.M. KARAMZIN, Istoriya gosudarstva rossiiskogo [History of the Russian state], vols. I-XII (St. Petersburg, 1816-1829). Karamzin, although glossing over the Varangian problem by speaking vaguely of an “admixture”, anticipated Rostovtzeff in seeing the Scythians as plausible precursors of Russian history; see A.G MAZOUR, Modern Russian historiography, rev. ed., Westport, CT. 1975, p. 82. 15. M.I. ROSTOVTZEFF, Ellinstvo i iranstvo na yuge Rossii, Petrograd, 1918, ed. Moscow, 2002, p. 7. 16. M.I. ROSTOVTZEFF, “Predstavlenie o monarkhicheskoi vlasti v Skifii i na Bospore”, Izvestiya Imperatorskoi Arkheologicheskoi Komissii [Bulletin of the Imperial Archaeological Commission] 49 (1913), p. 1-62, 133-140. For the background and bias of this essay, see V. Yu. ZUEV’s and I.A. LEVINSKAYA’s important commentary on Rostovtzeff’s “Iranskii konnyi bog i yug Rossii [The Iranian rider god and South Russia]”, in H. HEINEN (ed.), Rostowzew, p. 164-167. For the archaeological context of the rhyton, see A.S. LAPPO-DANILEVSKII, “Drevnosti kurgana Karagodeuashkh, kak materialy dlya bytovoi istorii Prikubanskogo kraya v IV-III vv. do n.e. [Antiquities from Karagodeuashkh kurgan, as materials for cultural history in the Prikuban territory in the fourth to third centuries BC]”, Materialy po Arkheologii Rossii [Materials on the Archaeology of Russia] 13 (1894). 17. ROSTOVTZEFF, op. cit., p. 4. 18. This context has been vividly described by WES, Rostovtzeff, 59-74, although from the perspective of Rostovtzeff’s post- rather than pre-Revolutionary scholarship. 19. A. MOMIGLIANO, “J.G. Droysen: between Greeks and Jews”, Essays in ancient and modern historiography, Middletown, CT. 1977, p. 307-323; idem, “Hellenismus und Gnosis”, Saeculum 21

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(1970), p. 185-188; and recently P. PAYEN, “Les ‘religions orientales’ au laboratoire de l’Hellénisme: 1. Johann Gustav Droysen”, Archiv für Religionsgeschichte 8 (2006), p. 163-180. 20. M.I. ROSTOVTZEFF, The social and economic history of the Hellenistic world, vols. I-III, Oxford, 1941, with A. MOMIGLIANO, “Rostovtzeff’s twofold history of the Hellenistic world”, Journal of Hellenic Studies 63 (1943), p. 116-117. 21. M.I. ROSTOVTZEFF, “The mentality of the Hellenistic world and the after-life”, Ingersoll Lecture, Harvard University, 26 April 1938, Cambridge, MA. 1938, p. 25. 22. Among the historiographical studies of Cumontian diffusionism, see especially R.L. GORDON, “Franz Cumont and the doctrines of Mithraism”, in J.D. HINNELLS (ed.), Mithraic studies I, Manchester, 1975, p. 215-248; R. BECK, The religion of the Mithras cult in the Roman empire (Oxford, 2006), p. 50-56; C. BONNET, “Les ‘religions orientales’ au laboratoire de l’Hellénisme : 2. Franz Cumont”, Archiv für Religionsgeschichte 8 (2006), p. 181-205; and the introduction and commentaries by C. BONNET and F. VAN HAEPEREN in F. CUMONT, Les religions orientales dans le paganisme romain, vol. I, Turin, 2006. 23. Their abundant correspondence is now available in G.M. BONGARD-LEVIN and Yu. N. LITVINENKO (eds.), Parfyanskii vystrel [The Parthian shot], Moscow, 2003, p. 19-259; G. BONGARD-LEVINE, C. BONNET, Yu. LITVINENKO and A. MARCONE (eds.), Mongolus Syrio salutem optimam dat : la correspondance entre Mikhaïl Rostovtzeff et Franz Cumont. Mémoires de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres 36, Paris, 2006. 24. V. YU. ZUEV and I.A. LEVINSKAYA in H. HEINEN (ed.), Rostowzew, p. 164-165. 25. S.v. “Sceptrum” in M.E. SAGLIO and M.E. POTTIER (eds.), Dictionnaire des antiquités grecques et romaines, IV, Paris, 1911, p. 1116. The two seated Scythians on the silver cup from Gaimanova Mogila hold sceptres, marked by a ribbon wrapped around the handle; cf. the photograph in R. ROLLE, M. MÜLLER-WILLE and K. SCHIETZE (eds.), Gold der Steppe: Archäologie in der Ukraine, ex. cat., Neumünster, 1991, p. 375. 26. M.I. ROSTOVTZEFF, Skythien und der Bosporus, Berlin, 1931, p. 393-409. 27. Polyaenus 8. 55 : Γόργιππος δὲ υἱὸς αὐτοῦ τὴν ἀρχὴν διαδεξάμενος ἱκέτης αὐτὸς ἐλθὼν καὶ δῶρα δοὺς αὐτῇ μέγιστα τὸν πόλεμον διελύσατο. 28. Polyaenus 6. 9. 4 : Λεύκων… ὁρῶν τοὺς αὑτοῦ στρατιώτας ἐθελοκακοῦντας καὶ οὐκ ἀνείργοντας ἔταξε τοὺς ὁπλίτας πρώτους πρὸς τὴν ἀπόβασιν τῶν πολεμίων, ἐπὶ δὲ τούτοις ὄπισθεν τοὺς Σκύθας· καὶ φανερῶς παρήγγειλε τοῖς Σκύθαις, ἐὰν οἱ ὁπλῖται ὀκνῶσι καὶ τοὺς πολεμίους ἀποβαίνοντας παρέχωνται, τηνικαῦτα τοξεύειν καὶ κτιννύειν αὐτούς. 29. Diodorus Siculus 20. 22. 2-4 : ... ὁ δ’Εὔμηλος φιλίαν συντεθειμένος πρός τινας τῶν πλησιοχώρων βαρβάρων καὶ δύναμιν ἁδρὰν ἠθροικὼς ἠμφισβήτει τῆς βασιλείας… συνεστρᾰτεύοντο δ’ αὐτῷ [sc. Satyrus] μισθοφόροι μὲν Ἔλληνες οὐ πλείους δισχιλίων καὶ Θρᾷκες ἴσοι τούτοις, οἱ δὲ λοιποὶ πάντες ὑπῆρχον σύμμαχοι Σκύθαι, πλείους τῶν δισμυρίων, ἱππεῖς δὲ οὐκ ἐλάττους μυρίων. 30. On the Bosporan system of “aristocratic power-sharing”, see A. Moreno, Feeding the democracy: the Athenian grain supply in the fifth and fourth centuries BC, Oxford, 2007, p. 169-206, to be read profitably alongside M.I. ROSTOVTZEFF, “Kapitel VI. 1: Staat und Gesellschaftsordnung in der Epoche der Spartokiden”, in HEINEN (ed.), Rostowzew, 70-87 and idem, “The Bosporan kingdom”, Cambridge Ancient History VIII: Rome and the Mediterranean, 218-133 B.C., Cambridge, 1930, p. 561-589. 31. I refer to M. WEBER’S constructionist sociological tenets formulated in “Über einige Kategorien der verstehenden Soziologie”, in Gesammelte Aufsätze zur Wissenschaftslehre, Tübingen, 1913, ed. 1988, p. 427-474.

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ABSTRACTS

This article places M. I. Rostovtzeff’s work on northern Black Sea archaeology in the intellectual and political context of pre-Revolutionary Russia and seeks to bring out the possibilities his synthesis offered to Russian self-identification and historiography, Eurasianist in particular. The central thesis of his writings on the subject is traced to his religious interpretations of figured scenes on classical Greco-Scythian metalwork (notably the Karagodeuashkh rhyton) which allowed him to connect material culture with Iranian political concepts and demonstrate historical continuities between ancient and modern monarchies in Russian lands. The study explains Rostovtzeff’s understanding of cultural interaction between Iranians and Greeks as a Russian response to the scholarly tradition of J. G. Droysen and F. Cumont, concerned with establishing the origins of Christian modernity in the Hellenistic “fusion” of Orient and Occident. It is argued that Rostovtzeff was right in placing cross-cultural elite collaboration at the core of ancient state formation in the northern Black Sea region, but wrong in identifying normative preconditions for civilization in Russian lands. The latter aspect of his work was compatible with imperial interests at either end of the political spectrum and ensured Rostovtzeff’s continued influence among émigré intellectuals of different calibre and conviction.

L’article replace l’œuvre de M. I. Rostovtzeff sur la mer Noire septentrionale dans le contexte intellectuel et politique de la Russie pré-révolutionnaire et s’efforce de mettre en lumière les potentialités que sa synthèse offrait aux Russes en matière d’auto-identification et d’historiographie, particulièrement eurasianistes. La thèse centrale de son ouvrage sur ce sujet est mise en relation avec les interprétations religieuses qu’il donne de scènes figurées apparaissant sur des antiquités gréco-scythes (notamment le rhyton Karagodeuashkh) qui l’autorisent à relier la culture matérielle avec certains concepts politiques iraniens et à souligner des continuités historiques entre les monarchies anciennes et modernes dans le monde russe. Cette étude explique la manière dont Rostovtzeff a appréhendé l’interaction culturelle entre Iraniens et Grecs en tant que réponse russe à la tradition scientifique de J. G. Droysen et de F. Cumont qui visait à chercher les origines du christianisme dans la « fusion » entre Orient et Occident. On considère ici que Rostovtzeff avait raison de placer la collaboration et le croisement entre les élites culturelles au cœur de la formation des anciens États de la mer Noire septentrionale, mais qu’il avait tort de reconnaître là les prérequis normatifs de la civilisation en territoire russe. Ce dernier aspect de son travail était en rapport avec les intérêts impériaux d’un bout à l’autre du spectre politique et assura à Rostovtzeff une influence constante parmi les intellectuels émigrés de divers calibres et convictions.

INDEX

Keywords: Rostovtzeff Mikhail, Vernadsky George Vladimirovich, Droysen Johann Gustav, Cumont Franz, northern Black Sea archaeology, Greco-Scythian metalwork, Eurasianism, Hellenism Mots-clés: Rostovtzeff Mikhail, Vernadsky George Vladimirovich, Droysen Johann Gustav, Cumont Franz, archéologie de la mer Noire septentrionale, métallurgie gréco-scythe, eurasianisme, hellénisme

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AUTHOR

CASPAR MEYER

Lecturer in Classical Archaeology Birkbeck College, University of London [email protected]

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Archéologie des savoirs La correspondance de Joseph Déchelette (1862-1914)

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Études sur l’œuvre et la correspondance de Joseph Déchelette Introduction

Sandra Péré-Noguès

1 La journée d’études organisée le 29 avril 2008 à Toulouse par l’axe « Protohistoire et Mondes anciens » du laboratoire TRACES est à l’origine de ce dossier, constitué de quelques-unes des communications qui y ont été présentées1. Fondée sur un projet engagé par le laboratoire TRACES, la bibliothèque de Roanne et le Centre Européen d’archéologie de Bibracte, qui s’inscrit dans le renouveau des études historiographiques consacrées à la Préhistoire et à la Protohistoire, cette journée a été l’occasion de redécouvrir non seulement l’œuvre de Joseph Déchelette et son inscription dans le paysage de l’archéologie française et européenne d’avant 1914, mais aussi la personnalité d’un archéologue dont le parcours intellectuel et scientifique resta en marge du milieu universitaire2. La contribution de Serge Lewuillon essaie ainsi d’interpréter les cheminements de son travail scientifique tant sur le plan de la méthode qu’il mit en œuvre que sur celui de la pratique archéologique acquise lors des fouilles du Mont-Beuvray. L’auteur donne ici un point de vue original en insistant sur une démarche qui a cherché à concilier archéologie et érudition sans oublier l’approche historique, aspect souvent négligé de l’œuvre d’un des pionniers de la Protohistoire.

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2 C’est dans une perspective historiographique plus générale que John Collis examine l’œuvre du conservateur de Roanne : si Joseph Déchelette n’innove pas dans le champ disciplinaire de l’archéologie, il a réussi à exploiter le meilleur de ce que donnaient les avancées de son temps et à l’utiliser dans son étude sur les Celtes, plus particulièrement sur l’origine de leur art.

3 Ce dossier permet aussi de rendre compte des premiers résultats d’une enquête menée sur la correspondance passive de Joseph Déchelette, correspondance qui est aujourd’hui conservée à la bibliothèque du musée de Roanne. Soigneusement reliée et classée dans des volumes in quarto juste après la disparition de Joseph Déchelette, cette correspondance3 fait l’objet depuis quelques mois d’une exploration des différents réseaux européens dans lesquels fut intégré Joseph Déchelette. Notre contribution vise à fournir quelques repères, une analyse plus exhaustive de l’ensemble des correspondants étant en cours d’élaboration.

4 Parmi les nombreuses relations épistolaires que Joseph Déchelette avait nouées, la correspondance avec Émile Espérandieu4 a pu être reconstituée dans sa presque totalité et offre un exemple instructif des liens de sociabilité savante qui pouvaient se tisser, comme le montre l’étude proposée par Marianne Altit-Morvillez.

5 Cette correspondance passive, à laquelle il faut ajouter d’autres courriers épars et des lettres de Joseph Déchelette lui-même, appartient à un fonds d’archives plus important qui réunit d’autres témoignages des activités scientifiques et des multiples voyages de l’archéologue (photographies, carnets…). L’ensemble n’est aujourd’hui pas complètement inventorié, mais il s’agit d’une des priorités du programme collectif de recherche dans lequel nos trois équipes (TRACES, Bibracte et bibliothèque de Roanne) sont impliquées.

6 La bibliothèque conserve aussi l’ensemble du fonds documentaire que Joseph Déchelette avait patiemment développé, et qui continue à être enrichi grâce à Micheline Petiot, l’actuelle bibliothécaire. Véritable lieu de mémoire, cette bibliothèque donne à voir ce qu’était l’atelier d’un « archéologue de province », dont la renommée dépassa rapidement le cadre régional et suscita d’innombrables relations épistolaires à travers toute la France et l’Europe.

7 Les contributions rassemblées dans ce dossier sont pour l’essentiel des recherches inédites sur l’œuvre et la personnalité de Joseph Déchelette, qui souhaitent à la fois privilégier des approches historiographiques originales et valoriser un lieu d’études, la bibliothèque du musée de Roanne, ainsi que son fonds documentaire et ses archives, l’ensemble restant à bien des égards exceptionnel sur le plan national.

8 Que l’équipe éditoriale de la revue Anabases soit remerciée d’avoir accepté d’être associée à ce projet et d’avoir accordé une place dans ses pages à un honnête homme et à un savant inclassable, Joseph Déchelette.

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NOTES

1. Nous tenons à remercier les autres orateurs (Corinne Bonnet, Véronica Ciccolani, Philippe Boissinot et Lionel Izac-Imbert) qui ont tous contribué à la réussite de cette journée, ainsi que Micheline Petiot, Marie-Agnès Gaidon-Bunuel, Vincent Guichard, Pierre-Yves Milcent, François Bon, Sébastien Dubois et Michel Vaginay pour leur participation active. 2. Né le 8 janvier 1862 à Roanne, il était issu d’une famille d’industriels du textile. Alors qu’il était promis à une carrière toute tracée dans l’entreprise familiale, sa passion pour l’archéologie et son attachement à la région forézienne l’amenèrent à réaliser très tôt plusieurs recherches sur l’histoire et l’art dans sa région. Devenu par décision municipale conservateur adjoint pour l’archéologie du musée de Roanne en 1892, il en réorganisa et développa les collections durant vingt-deux années. Sur la vie de Joseph Déchelette, voir Marie-Suzanne BINÉTRUY, De l’art roman à la Préhistoire. Des sociétés savantes à l’Institut, itinéraires de Joseph Déchelette, Lyon, 1994. 3. Elle compterait plus de 3000 lettres, mais il s’agit d’un chiffre approximatif. 4. La correspondance d’Émile Espérandieu est conservée au palais du Roure à Avignon et offre par le nombre des lettres et des correspondants un fonds tout aussi exceptionnel que celui de Roanne.

AUTEUR

SANDRA PÉRÉ-NOGUÈS

Laboratoire traces (umr 5608) [email protected]

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Étude préliminaire sur les réseaux de correspondants européens de Joseph Déchelette1

Sandra Péré-Noguès

1 Si Joseph Déchelette (1862-1914) est aujourd’hui connu comme l’auteur du remarquable Manuel d’archéologie préhistorique, celtique et gallo-romaine2, il fut aussi, en son temps, un grand savant dont la réputation dépassa largement les frontières du territoire français. Sa correspondance passive, avec sa bibliothèque, constitue une part essentielle du patrimoine du Musée de la ville de Roanne, mais en l’absence d’une valorisation du fonds documentaire, la correspondance n’a pas encore fait l’objet d’une recherche historiographique systématique3. Depuis presque deux ans, nous avons engagé un programme de recherches sur le corpus épistolaire en nous limitant, pour l’instant, à la correspondance venant des pays étrangers. Cette première étape devrait donner lieu à d’autres études plus spécifiques sur les « réseaux » scientifiques européens et nationaux qui ont promu la Protohistoire au tournant des XIXe et XXe siècles.

2 La correspondance conservée à la bibliothèque du Musée de Roanne rassemble une grande partie des lettres envoyées à Joseph Déchelette, soit près de trois mille lettres qui furent soigneusement reliées en quarante-trois volumes in-quarto à l’initiative de Madame Déchelette4. Une autre partie est composée de la correspondance active (quelques centaines de lettres) mais elle n’a pas été recensée de manière précise.

3 Le but de la présente enquête est de donner quelques repères sur les différents réseaux et correspondants avec lesquels Joseph Déchelette était en relation. L’étude de la correspondance passive permet, en effet, une analyse approfondie du « réseau personnel » de Joseph Déchelette, cette notion de « réseau personnel » étant définie par les sociologues comme « l’ensemble formé d’un individu, des individus qui sont en relation directe avec lui et des relations que ces individus entretiennent les uns avec les autres5 ». C’est en définitive à la découverte d’un milieu de savants et d’érudits que cette analyse invite, un milieu avec ses règles de fonctionnement et de sociabilité, ses stratégies et ses « écoles » de pensée. Cette enquête devrait donc contribuer à apprécier

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la position qu’assuma Joseph Déchelette dans ce « petit monde » dont il fut l’un des plus illustres représentants.

4 Mais pour saisir ce que l’œuvre et son auteur ont pu représenter pour la communauté scientifique de l’époque, nous commencerons « à rebours » en choisissant délibérément d’évoquer les divers hommages qui furent rendus suite à la disparition brutale – mais ô combien honorable – du conservateur de Roanne6.

La reconnaissance officielle d’un grand savant

5 En effet, ces marques de reconnaissance qui ont un caractère officiel, parfois convenu, donnent à voir l’image que Joseph Déchelette avait laissée auprès de ses collègues étrangers, alors que la guerre déchirait l’Europe. Parmi ces témoignages, deux catégories peuvent être distinguées : la première concerne les lettres de condoléances qui furent adressées à sa veuve par les sociétés savantes auxquelles appartenait le conservateur roannais ; la seconde est constituée principalement des articles nécrologiques qui furent publiés dans des revues scientifiques ou même dans des journaux d’audience nationale et régionale.

6 Commençons par les lettres de condoléances qui furent envoyées par les sociétés savantes. Dès le 23 octobre 1914, c’est la Société suisse de préhistoire7 qui fait parvenir ses condoléances signées de la main de son Président Alfred Cartier et de son secrétaire Eugène Tatarinoff : Les travaux admirables que Joseph Déchelette avait consacrés à l’archéologie préhistorique et romaine lui avaient assuré partout une célébrité méritée ; par sa vaste érudition et la sûreté de son jugement, chacun le reconnaissait comme un maître auquel on était heureux de recourir dans les cas difficiles, et l’accueil toujours si cordial de ce collègue si loyal et si bon ajoutait encore à l’autorité du savant. Nous avions saisi avec joie l’occasion de lui donner un faible témoignage de notre estime et de notre gratitude en lui décernant le titre de membre d’honneur de la Société suisse de Préhistoire. Nous l’avions vu à l’œuvre au congrès de Genève où il avait tenu une si large place, et nous sommes atteints d’une manière particulièrement douloureuse par la perte irréparable que vient de faire la science en la personne de notre cher et regretté collègue8.

7 Le souvenir du congrès international d’anthropologie et d’archéologie préhistorique de Genève qui s’était tenu en 1912 a indéniablement assis la réputation et l’autorité scientifique du conservateur comme en témoignent d’autres lettres.

8 Le 6 novembre 1914, c’est l’Institut d’Estudis Catalans qui envoie une lettre signée par son Président A. Rubio y Iluch et son secrétaire Ramon d’Aloi, lettre dans laquelle est rappelée la visite de Joseph Déchelette avec son épouse deux ans plus tôt9. D’autres hommages parviennent à Roanne l’année suivante. Une lettre de la Society of Antiquaries of London10 signée par son secrétaire C.R. Reed pour le compte de son Président et du Conseil souligne : [His] published works mark a definite epoch in the study of Roman ceramics and of Prehistoric and Celtic civilizations in Europe, to mention only a part of his achievements, and will remain indispensable to his successors and a lasting monument to himself11.

9 De la même manière, un hommage collectif lui est rendu par quatorze éminents confrères suédois12 le 20 janvier 1915. Enfin une lettre signée par vingt et un membres

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de l’Institut impérial de Moscou sera transmise à Mme Déchelette en 1916 par A. Héron de Villefosse13.

10 De nombreux hommages lui sont aussi rendus dans des revues scientifiques à travers toute l’Europe. Si tous les articles nécrologiques saluent pour l’essentiel les travaux de l’archéologue, quelques-uns permettent de situer aussi bien l’œuvre que sa personnalité dans le milieu des archéologues européens. À titre d’exemple, F. Haverfield qui rédigeait un compte rendu sur la 3e partie du Manuel (« L’époque de La Tène »), ajoute : As I write this review, the news comes that the distinguished author of this admirable work has fallen on the field of battle. […] It is not the first, nor is it by any means the last of the losses which the war is bringing on French and on European archaeology. But it is a singularly heavy loss. […] We had hoped for yet another volume from M. Déchelette – a treatise on the archaeology of Roman Gaul, which should be worthy to set beside M. Jullian’s Histoire de la Gaule14.

11 Dans les Archives suisses d’anthropologie générale, c’est le fondateur de la revue, Eugène Pittard qui, après avoir évoqué les détails de la mort de Joseph Déchelette, rappelle : Au XIVe congrès international d’anthropologie et d’archéologie préhistorique à Genève, en 1912, Joseph Déchelette avait tenu une large place, et tous les congressistes se rappellent non seulement ses vastes connaissances mais encore sa parfaite urbanité15.

12 Les collègues allemands, pourtant ennemis sur le champ de bataille, n’oublièrent pas d’honorer la mémoire de celui qui fut une cheville ouvrière dans la diffusion de leurs travaux sur la Protohistoire. Ainsi Gustav Kossina écrit dans la revue Mannus16 : Seit langem stand er unstreitig an der Spitze der französischen Vorgeschichtsforschung, obwohl er von dem Kreise amtlicher Vertreter dieser Wissenschaft in Paris, wie sie in der Académie des inscriptions vereinigt sind, sich fern hielt.

13 C’est encore en Allemagne, qu’une revue, aussi importante que la Prähistorische Zeitschrift, à laquelle Joseph Déchelette avait contribué, lui consacre, dès 1914, un hommage appuyé signé par C. Schuchhardt17.

14 Des hommages sont aussi rendus dans des journaux d’audience nationale ou régionale. Eugène Tatarinoff revient dans les Nouvelles de Bâle18 sur le Manuel mais aussi sur l’homme : Quel travail de géant ! Il n’y a rien d’étonnant à ce que cet érudit modeste se soit lié avec nos savants suisses contemporains, tels que Heierli, Viollier, Vouga. Tous ceux qui ont eu besoin d’être documentés ne se sont jamais adressés en vain à Déchelette. Ainsi, lorsqu’au cours des fouilles de la Tène, il s’élevait un doute ou une question à résoudre, on concluait à l’unanimité : « Il faut en faire part à Déchelette », ou bien « Il faut consulter Déchelette ». La Société Suisse pour l’étude de la préhistoire l’a compté parmi ses premiers membres et lorsqu’il s’est agi d’honorer dans toute l’Europe les savants éminents le nom de Déchelette a figuré en première ligne. L’auteur de cet article ne peut se rappeler sans émotion la lettre sympathique reçue du Conservateur du Musée de Roanne (poste officiel de Déchelette, mais suffisant à sa modestie) et accusant réception de sa nomination. Le grand maître de la préhistoire est mort pour sa patrie à l’âge de 52 ans, peu de temps après Heierli, le grand érudit suisse de la culture préhistorique (ils étaient tous deux en relations suivies). Il n’a pu terminer l’œuvre de sa vie, l’archéologie

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gallo-romaine, qui eut pu tant servir à nous, Suisses. Elle restera sans doute inachevée.

15 Même dans le journal Copenhague, la mort du conservateur roannais est annoncée par un de ses correspondants danois, Frederik Poulsen, directeur de la Glyptothèque Carlsberg19. Enfin M.J. Linan y Heredia laisse place à des souvenirs personnels dans la notice qu’il rédige pour le Correo español publié le 11 novembre 1914 : J’eus l’honneur et le plaisir de connaître Joseph Déchelette au cours d’une mémorable excursion au château du Marquis de Cerralbo, transformé en hôpital, qui se trouve à Santa Maria de Huerta. […] Celui-ci, accompagné de sa femme, personne aimable et d’une grande intelligence, vint exprès de Roanne où il habitait. Il me suffit de quelques jours passés en compagnie de Déchelette pour me convaincre qu’à ses qualités de savant s’alliaient celles d’un parfait gentilhomme, dont il est précieux de posséder l’amitié.

16 Ces divers exemples témoignent de la réputation que s’était acquise l’œuvre dans la communauté scientifique de l’époque, ainsi que des qualités humaines du savant. Mais au-delà des compliments et des formules toutes faites20, ils sont surtout le reflet des efforts accomplis par le savant roannais dans la diffusion des découvertes et des travaux menés dans des régions qui restaient à l’écart des préoccupations d’autres grands savants français, car cette diffusion, sans son aide, n’aurait probablement pas été garantie. Dans le livre d’or qui fut publié par François Déchelette, plusieurs textes écrits à l’occasion du centenaire de sa naissance soulignent encore l’importance de l’œuvre dans les études sur la préhistoire21.

17 Tout aussi intéressantes sont les lettres de condoléances adressées à la veuve par certains correspondants, car ces lettres privées rendent compte de liens plus étroits, souvent de réelle amitié. Parmi les collègues suisses, citons un extrait de la lettre de David Viollier22 avec qui les relations s’étaient renforcées juste avant la guerre : C’est avec une très profonde et très douloureuse émotion que je viens d’apprendre la triste nouvelle de la mort de M. Déchelette. Il meurt en héros ; il a offert volontairement sa vie pour sa patrie, et cette belle mort ajoutera encore au souvenir qu’il nous laisse. C’était pour nous tous, qui nous occupons d’archéologie, un plaisir d’être en relation avec M. Déchelette, et il laisse le souvenir du plus aimable et du plus dévoué des confrères. Dans un petit monde où la jalousie règne en maîtresse, lui seul fut toujours parfaitement bon et serviable pour tous ses collègues. Il laisse derrière lui un vide considérable, car il occupait une place que nul autre ne puisse remplir dans les sciences. Avec lui disparaît un de nos maîtres les plus écoutés. Il meurt avant d’avoir accompli toute sa tâche, mais ses travaux demeureront comme des modèles de probité scientifique, de clarté. Je conserverai des trop courtes années pendant lesquelles j’ai entretenu avec M. Déchelette de si cordiales relations le meilleur souvenir23.

18 Alfred Cartier semble lui aussi profondément affecté par cette disparition : Bien chère Madame, La nouvelle que je viens de lire m’a frappé en plein cœur. Il n’y a pas hélas de consolations humaines pour une douleur comme la vôtre et je n’ai jamais mieux senti combien elles sont vaines et misérables, mais j’ai besoin de vous dire que votre deuil est le mien, que j’en éprouve toute l’étendue et l’amertume et que jusqu’à ma dernière heure, je pleurerai l’ami si cher et si fidèle auquel chaque année je me sentais plus uni par des liens d’étroite affection. Je l’aimais et je l’admirais dans sa vaste et solide érudition, sa puissance de travail, la lucidité et la pénétration de son esprit, la rigueur de sa méthode et la belle ordonnance de ses travaux. La science, non pas seulement française mais universelle fait en lui une perte irréparable et de cela aussi, je demeure accablé et inconsolable24.

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19 Nous pourrions multiplier les témoignages de tristesse et de compassion qui furent alors adressés, mais celui d’Edoardo Galli25 prend un sens très particulier. En effet, dans sa lettre de condoléances, il rappelle à Mme Déchelette une visite que lui fit son époux sur le site de Fiésoles et la conversation qu’il eut avec son collègue et ami allemand le professeur August Oxé : Ricorda Ella, illustre Signora, che cosa diceva ridendo il Prof. Déchelette col suo amico Prof. Oxé percorrendo la breve salita dagli scavi alla cittadina di Fiesole ? Diceva che entrambi erano capitani della riserva, rispettivamente della Francia e della Germania, e che un giorno forse si sarebbero trovati avversari sul campo di battaglia ! Quella, purtroppo, fu una profezia che si è avverata a breve scadenza !26

20 Ce souvenir qui remonte à un séjour italien probablement daté de 1913 montre à quel point l’archéologue devait redouter le jour où ses amis allemands deviendraient ses propres ennemis sans qu’il n’y puisse rien27.

Correspondants européens et échanges épistolaires : étude préliminaire

21 Un premier dépouillement systématique sur l’ensemble des courriers étrangers (soit un peu moins de 800 lettres) permet de se faire une idée de la variété des échanges que Joseph Déchelette avait entretenus tout au long de sa carrière. Sur l’ensemble des 211 correspondants étrangers au sens large, la majeure partie est européenne28. Le corpus a été analysé et traité en partie à ce jour, et les données sont progressivement enregistrées dans un système de gestion de base de données relationnelle29. Certains résultats seront exploités dans cette étude, mais il ne s’agit encore que d’une approche préliminaire.

Remarques générales

22 Pour ce qui concerne la répartition par nationalité des correspondants, plus de 30 % sont d’origine allemande ; les correspondants suisses, italiens, anglais, belges et espagnols sont proportionnellement moins nombreux30. Il faut noter qu’une bonne moitié de ces correspondants – toutes nationalités confondues – appartient à des institutions (musées, sociétés savantes et universités), ce qui augure bien de la possibilité de retrouver la correspondance active. Enfin, beaucoup sont cités dans le Manuel, ce qui conforte l’hypothèse selon laquelle la correspondance a joué un rôle important dans l’élaboration et la rédaction finale de son œuvre31.

23 L’activité épistolaire de Joseph Déchelette montre aussi une extension progressive du nombre de lettres à partir de 1901, qui s’explique sans doute par son investissement accru dans le domaine scientifique, en particulier dans les fouilles de Bibracte32. Néanmoins cette activité semble se ralentir dans les années 1906 et 1907, années durant lesquelles il doit reprendre son poste dans l’entreprise familiale33. On peut aussi constater qu’il existe un lien entre la préparation des publications et l’intensité des échanges épistolaires : c’est très net avant la publication de son ouvrage consacré aux Vases céramiques ornés de la Gaule romaine34 et aussi dans la période qui précède la rédaction des troisième et quatrième volumes du Manuel35. On est également frappé par la régularité dans les échanges : à une lettre qui lui est adressée, Joseph Déchelette

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répond dans la semaine qui suit, pratique qui garantissait une circulation rapide des nouvelles et des informations scientifiques.

24 Les échanges épistolaires passent majoritairement par le français, mais certains correspondants n’hésitèrent pas à lui écrire dans leur langue voire dans leur langue maternelle et en français36. Il faut toutefois insister sur le fait que Joseph Déchelette avait une certaine prédilection dans l’apprentissage des langues étrangères, prédilection à laquelle avait contribué son activité de « commis voyageur37 » mais aussi une ouverture d’esprit et une curiosité qui lui étaient propres. En moins de dix années, il apprit l’italien, l’anglais, l’espagnol et le latin, et se mit au grec ancien et au tchèque38. Cette facilité d’apprentissage et une activité professionnelle qui l’amena à sillonner toute l’Europe jouèrent sans nul doute un rôle essentiel dans l’élaboration de son œuvre. Certains de ces correspondants furent sensibles à ce goût de Joseph Déchelette pour les langues étrangères. C’est le cas de l’archéologue portugais José Fortès qui, écrivant dans un français parfait, se plaignait : Malheureusement nos ouvrages ne sont pas assez connus au dehors, peut-être parce que nous ne les écrivons que dans notre langue, si peu connue39.

25 Le collègue portugais évoque dans un autre courrier les difficultés que ses collègues et lui ont rencontrées avec leurs homologues allemands qui ne faisaient, semble-t-il, aucun effort pour se faire comprendre40. De fait, cette aptitude fut mise au service de la démarche originale empruntée par Joseph Déchelette pour écrire une synthèse sur la Protohistoire à l’échelle européenne. Cette dimension pourrait s’apparenter à celle d’un encyclopédiste soucieux d’embrasser l’ensemble des données archéologiques de son temps, quelles que fussent leur provenance géographique et les difficultés linguistiques, mais elle apparaît aussi comme le plus évident témoin d’une appréhension de l’étude de l’âge du Fer qui était finalement à contre-courant d’approches plus nationalistes41.

26 Les formules de salutation qu’utilisaient les correspondants pour s’adresser à leur destinataire sont aussi un bon indice de la nature des rapports épistolaires que le conservateur de Roanne avait noués. Ces rapports sont avant tout professionnels mais des relations plus étroites se sont tissées au fil des échanges : c’est le cas de la correspondance avec le marquis de Cerralbo dont la formule de salutation passe du « Monsieur » à « Cher Monsieur et ami » en moins d’un an. Cette proximité épistolaire apparaît aussi dans les échanges avec Alfred Cartier, le directeur du musée de Genève, mais seulement au bout de quatre années de correspondance suivie. Les correspondants italiens sont eux plus enclins à donner des titres emphatiques, notamment celui d’« Illustre Professore », alors que Joseph Déchelette n’appartenait pas au milieu universitaire. D’autres conserveront une certaine distance comme Oscar Montelius qui n’utilise que la formule de « Cher Monsieur », bien que les lettres soient toujours très courtoises et amicales. Lorsque les liens épistolaires se resserrent, ils témoignent certes d’une collégialité entre le conservateur de Roanne et ses homologues européens, mais ils prouvent parfois que ces liens ont laissé place à des amitiés durables.

Analyse préliminaire de quelques « réseaux »

27 En l’état de notre dépouillement, nous limiterons cette analyse à quelques « réseaux » de correspondants, plus particulièrement aux correspondants anglo-saxons, suisses,

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espagnols et portugais. Ces exemples peuvent aider à comprendre comment s’est structuré autour de Joseph Déchelette un réseau relationnel scientifique à l’échelle européenne.

28 Parmi les 28 correspondants anglo-saxons repérés trois d’entre eux ont été des interlocuteurs privilégiés de Joseph Déchelette42. Le premier d’entre eux par la quantité de lettres conservées est Horace Sandars43, archéologue amateur, responsable d’une exploitation de mines en Espagne. Il entretint une correspondance suivie avec l’archéologue roannais entre 1902 et 1914, correspondance qui s’explique peut-être par une affinité professionnelle, l’un et l’autre appartenant au monde de l’industrie. Horace Sandars, qui devint un spécialiste de la péninsule ibérique, entra en contact avec Joseph Déchelette sur les conseils du directeur du musée de Reading qui lui avait signalé la découverte, dans les environs de Roanne, de moules de fabrication. H. Sandars se proposait de se rendre à Roanne mais il lui faudra attendre le mois de juin 1912 pour que cette visite soit effective. Les échanges avec le conservateur des antiquités britanniques et d’ethnologie du British Museum, Reginald Allender Smith44 commencèrent en 1904 et se poursuivirent jusqu’en 1914 avec une certaine régularité. Après une première demande d’informations bibliographiques, R.A. Smith avait à nouveau contacté son collègue roannais pour le remercier de la part de son supérieur hiérarchique C.H. Read à propos de divers renseignements, puis pour le solliciter sur plusieurs questions, car il était chargé d’établir un catalogue des antiquités de l’âge du Fer pour le musée. Quant à l’archéologue irlandais George Coffey45, il fut un autre partenaire de choix comme en témoignent les recensions faites par Joseph Déchelette dans la revue L’Anthropologie46.

29 Les échanges épistolaires entre Joseph Déchelette et ses collègues des musées helvétiques ont été particulièrement intenses et riches sur le plan scientifique. Sur un total de vingt-deux correspondants, il faut encore distinguer trois personnalités : Alfred Cartier, Albert Naef et David Viollier. Curieusement les relations avec Paul Vouga47 furent plus réduites bien que l’intérêt de l’archéologue roannais pour le site de la Tène fût constant48. La première lettre avec Albert Naef49 date du 14 janvier 1901, mais les deux hommes se connaissaient déjà puisqu’ils s’étaient rencontrés au congrès de Mâcon50, en 1899. Leurs échanges furent assez réguliers jusqu’en 1912, année après laquelle nous ne trouvons plus trace de courrier entre les deux hommes. Quant à Alfred Cartier51 et David Viollier 52, leurs correspondances avec l’archéologue roannais débutent respectivement en 1908 et 1909, et elles se maintiendront de façon très régulière jusqu’à la veille du conflit mondial. Ces liens se resserrèrent du fait des visites fréquentes de Joseph Déchelette à ses collègues suisses (au moins une fois par an entre 1909 et 1913) et du rôle important qu’il joua lors du congrès de Genève en 1912.

30 Concernant les correspondants espagnols et portugais, nous retiendrons ici les échanges entretenus avec Manuel Cazurro, le marquis de Cerralbo, José Fortès et José Leite de Vasconcelos. C’est en 1910 que semblent commencer les relations épistolaires avec Manuel Cazurro53 et le marquis de Cerralbo54, l’un et l’autre étant impliqués dans des campagnes de fouilles majeures à cette époque : celles d’Ampurias pour le premier et les sites du Haut Jalón pour le second. Ces échanges seront réguliers jusqu’en 1914 avec M. Cazurro et jusqu’en 1913 avec le marquis de Cerralbo. Quant à José Fortes et José Leite de Vasconcellos55, les premiers contacts se nouent en 1903, de façon assez originale. En effet, c’est de sa propre initiative que l’avocat et archéologue José Fortes se présente à Joseph Déchelette en lui indiquant qu’il étudie la palethnologie de son

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« petit pays, le Portugal, cette région si intéressante dans ses multiples stations pré- et protohistoriques56 ». Quant à José Leite de Vasconcellos, c’est Camille Jullian qui fait suivre directement le courrier qu’il a reçu en précisant à Joseph Déchelette qu’il lui transmet un mot du « bibliothécaire de Lisbonne, charmant homme, fort instruit, et dont vous devez du reste connaître les travaux sur les antiquités préhistoriques et autres au Portugal57 ».

31 À travers les lettres de ces différents correspondants, on peut discerner plusieurs types d’informations : les informations purement scientifiques en relation directe ou non avec les publications de Joseph Déchelette ; les « querelles » et critiques adressées à l’encontre de certains collègues ; les recommandations sollicitées auprès du conservateur de Roanne ; enfin les affaires plus personnelles qui témoignent encore de relations qui dépassent les pratiques d’une sociabilité uniquement scientifique. Quelques exemples illustreront ces diverses catégories et permettront de comprendre aussi comment et pourquoi la correspondance peut devenir un champ d’exploration incomparable.

32 Une grande part du contenu des lettres relève du domaine de l’information scientifique stricto sensu, qu’il s’agisse de découvertes, de campagnes de fouilles ou encore de renseignements sur des objets précis. Cette information passe souvent par l’envoi de photographies ou de longs rapports illustrés de croquis qui permettent au destinataire de se rendre compte de la valeur de certaines trouvailles. Ainsi le marquis de Cerralbo n’hésite pas à donner régulièrement un rapport de ses fouilles qu’il soumet à l’appréciation du spécialiste de l’âge du Fer et dont la synthèse sera publiée58. De la même manière, Joseph Déchelette recourt au service de David Viollier pour la correction d’épreuves d’une publication qu’il avait rédigée en allemand59. Il est à noter que beaucoup de correspondants étaient aussi de bons dessinateurs, le dessin tout comme la photographie, jouant un rôle probatoire majeur60. L’échange de publications – tirés à part, ouvrages gracieusement donnés – et le prêt de livres dont certains appartiennent à la remarquable bibliothèque qu’il s’est constituée renforcent enfin la diffusion scientifique des découvertes d’un pays à l’autre et peuvent contribuer à l’avancement de certains travaux.

33 L’espace épistolaire est aussi marqué du sceau de la réserve. Les critiques à l’égard de collègues sont assez fréquentes et parfois acerbes. Dans un passage où il évoque la parution d’un livre sur les fouilles menées sur le site de Münsingen-Rain, Albert Naef fait quelques commentaires sur son auteur, Jacob Wiedmer-Stern, jugeant qu’il a fouillé « trop vite » et « [qu’]on sentait le conservateur de musée, impatient de récolter le plus et le plus vite ». Il prend soin toutefois de souligner : « Cela entre nous61 ». L’archéologue portugais José Fortes fait lui aussi part de ses critiques au sujet du livre de Pierre Paris, Essai sur l’art et l’industrie de l’Espagne primitive paru en 1903 et qui fut recensé par Salomon Reinach62 : selon lui, P. Paris ne connaît pas les travaux de Martins Sarmiento qui de longue date avait posé et confirmé l’hypothèse des contacts entre l’Espagne et la civilisation mycénienne63 ! Quelques collègues français et proches de J. Déchelette semblent cristalliser les critiques de certains correspondants, à l’exemple de Salomon Reinach, jugé « trop fonceur » par Albert Naef64, ou critiqué pour son attachement au pantotémisme65. Certaines querelles ne semblent pas non plus éteintes, comme en atteste une diatribe d’Alfred Cartier contre Camille Jullian à propos de l’âge du Bronze66. Quant à Joseph Déchelette, il n’échappait pas non plus à ces

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disputes scientifiques mais ce sont ses propres travaux qui soulèvent parfois quelques remontrances qui restent toutefois courtoises67.

34 Un autre rôle assumé par Joseph Déchelette est celui d’intermédiaire entre savants et érudits, mais aussi entre savants et personnalités politiques. Dans le premier registre, on peut citer deux exemples emblématiques de cette position bien particulière de l’archéologue. En effet, c’est par une lettre qu’Horace Sandars lui demande de le recommander auprès de Louis Capitan et de Charles Buttin, son but étant d’avoir accès à la collection de bronzes ibériques de Georges Pauilhac68. L’accès lui en sera facilité par le truchement de J. Déchelette et H. Sandars le remerciera avec force compliments dans une de ses lettres69. Grâce au marquis de Cerralbo qui avait présenté sa candidature, Joseph Déchelette avait été accepté comme membre correspondant de l’Académie royale de Madrid dès 191070. De la même manière le conservateur de Roanne permet au marquis d’entrer en contact avec Eugène Pittard qui s’occupait de l’organisation du colloque de Genève, ainsi qu’avec l’Académie des Inscriptions et Belles Lettres71. Dans le second registre, plus politique, Albert Naef recourt à ses services pour être recommandé auprès de M. de Saint-Arroman au ministère de l’Instruction publique72.

35 Certaines lettres contiennent des notes plus personnelles : les deuils, la maladie de proches, mais aussi certains événements politiques sont partagés entre interlocuteurs73. Enfin certaines requêtes plus singulières sont adressées à Joseph Déchelette : ainsi José Fortes lui demande un portrait pour connaître « l’homme physique74 ». Un an plus tard, le conservateur roannais satisfera sa demande à la grande joie de l’érudit portugais75.

36 Enfin, il fallut renforcer cette proximité d’étude par des voyages et de fréquents séjours à Paris, où le Musée de Saint-Germain-en-Laye et son conservateur Salomon Reinach servaient de relais essentiel à nombre de correspondants. L’hospitalité et l’autorité grandissante du conservateur roannais firent bientôt du musée de Roanne un autre passage obligé pour tout savant européen et la liste est longue de tous ceux qui rendirent visite à leur collègue français76.

37 La thèse de M.-S. Binétruy s’intéressait à l’homme et à son milieu social et culturel. Au terme de cette première étude, qui sera complétée par d’autres dossiers documentaires ainsi que par une mise en ligne progressive des données que le fonds de Roanne recèle, plusieurs perspectives d’étude se dégagent. La correspondance a indéniablement joué un rôle déterminant dans la diffusion des découvertes scientifiques et dans la circulation des informations. La régularité des échanges a permis l’abolition des distances entre interlocuteurs et, si la dimension européenne de l’œuvre de Joseph Déchelette va de pair avec celle de sa correspondance, il serait aussi intéressant de voir comment chaque phase de cette correspondance s’est inscrite dans les diverses étapes de la maturation et de la rédaction du Manuel. Par le biais de cette correspondance, c’est aussi l’archéologue au cœur d’une communauté savante qu’il nous est possible d’étudier : sa place dans les réseaux européens et nationaux qui s’intéressaient à la Protohistoire et son action décisive dans le dialogue entre archéologues des quatre coins de l’Europe.

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NOTES

1. Ce programme de recherche, soutenu par la bibliothèque de Roanne, le laboratoire TRACES et par le Centre Européen d’Archéologie de Bibracte devrait aboutir à une valorisation complète de la correspondance passive et, à plus ou moins long terme, à la récupération de la correspondance active de l’archéologue roannais. Nos remerciements les plus chaleureux vont à Pierre-Yves Milcent et à Micheline Petiot, bibliothécaire de Roanne, sans qui ce projet n’aurait pu voir le jour. Enfin, toute notre gratitude va à Corinne Bonnet pour sa lecture et ses précieux conseils. 2. Joseph DÉCHELETTE, Manuel d’archéologie préhistorique, celtique et gallo-romaine, Paris, Picard, 1908-1914 (4 volumes). 3. Parmi les études sur Joseph Déchelette, il faut citer l’intéressante thèse de Marie-Suzanne BINÉTRUY, De l’art roman à la Préhistoire. Des sociétés savantes à l’Institut, itinéraires de Joseph Déchelette, Lyon, 1994. Voir aussi François DÉCHELETTE, Livre d’or de Joseph Déchelette (Centenaire 1862-1962), Roanne, 1962. Cet ouvrage fut réalisé à la demande de Mme Déchelette par un des cousins de la famille pour commémorer le centenaire de la naissance de l’archéologue roannais. Il rassemble des témoignages contemporains de son époque (extraits d’ouvrages, comptes rendus ou lettres) et des textes de savants français et étrangers qui avaient été sollicités pour cette commémoration. 4. Le 43e volume regroupe notamment toutes les lettres de condoléances. Un petit nombre de lettres qui furent trouvées après la constitution des tomes est encore dispersé dans plusieurs dossiers et devrait être prochainement archivé. 5. Voir à ce sujet P. MERCKLÉ, Sociologie des réseaux sociaux, Paris, 2008, p. 35. Il s’inspire directement de la définition formulée dans les années 30 par J.L. Moreno à propos de « l’atome » social. Pour l’approche analytique, notamment par une analyse égocentrée : voir C. MERCIER et C. ZALC, Méthodes quantitatives pour l’historien, Paris, 2008, p. 87. 6. Rappelons que Joseph Déchelette, intégré à sa demande dans un régiment d’active, et ce malgré ses 52 ans, est mort de ses blessures après une attaque lancée à la tête de sa compagnie, le 4 octobre 1914, près de Vingré dans l’Aisne. C. Jullian à Mme Déchelette, lettre du 25 octobre 1914 : « Il a été notre maître en tout, en science, en vertu, en courage. Soyez fière de son souvenir, soyez glorieuse de son nom. » Dans l’hommage qu’il rédige pour la Revue des Études Anciennes en 1914 (p. 417), il écrit comme en écho : « Et ce que le vaillant disparu a fait, dans sa vie, pour la science de notre pays, dans sa mort, pour son salut, doit lui valoir un renom immortel. » 7. J. Déchelette y avait été admis comme membre d’honneur le 18 octobre 1913. 8. Société suisse de préhistoire à Mme Déchelette, lettre du 23 octobre 1914. 9. Il y fut effectivement intégré en 1912, d’où son séjour à Barcelone. 10. Il y entre comme membre d’honneur le 2 juin 1910. 11. Society of Antiquaries of London à Mme Déchelette, lettre du 11 janvier 1915. Arthur John Evans était alors président de la Society of Antiquaries of London. 12. Parmi eux se trouvent des correspondants de Joseph Déchelette comme B. Salin, T.J. Arné, et O. Almgren. 13. Institut impérial d’archéologie de Moscou (au nom de l’empereur Nicolas II) à Mme Déchelette, lettre du 2 juin 1916. Plusieurs procès-verbaux émanant de ces diverses sociétés et instituts attestent également de la tristesse que la mort du savant roannais a suscitée chez beaucoup de ses pairs : voir ceux de la Society of Antiquaries of London (vol. XXVII), ou encore ceux de la Society of Antiquaries of Scotland (50, 1915). 14. F. HAVERFIELD, Journal of Roman Studies 4-2 (1914), p. 232-233. 15. E. PITTARD, Archives suisses d’anthropologie générale, 1914-1915, p. 228.

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16. G. KOSSINA, Mannus 6 (1914), p. 346-347. 17. C. SCHUCHHHARDT, Prähistorische Zeitschrift (1914), p. 368-369 : « Er, der freie freundliche Mann, der zu jeder Auskunft, zu jeder Mitarbeit bereit war, der gute Kamerad bei Museums–und Ausgrabungsbesuchen, der Freund deutscher Wissenschaft wie kaum ein anderer in Frankreich ! » 18. E. TATARINOFF, Nouvelles de Bâle, 24 octobre 1914. 19. « Son œuvre, le Manuel d’archéologie est un maître-livre, qui doit être connu par tous et spécialement par ceux qui s’occupent de la préhistoire du Danemark. Il y a une année, j’ai eu une correspondance avec lui concernant une série de conférences qui devaient avoir lieu à la Glyptothèque. Malheureusement, le projet ne fut pas réalisé, bien que Déchelette y fût très intéressé » (Copenhague, 5 décembre 1914). 20. Nous sommes dans un registre très différent de ce qu’a pu observer M-A Kaeser concernant les nécrologies consacrées à Edouard Desor qui furent rédigées selon un schéma narratif institué par E. Desor lui-même : M.-A. KAESER, L’univers du préhistorien. Science, foi et politique dans l’œuvre et la vie d’Edouard Desor (1811-1882), Paris, 2004, p. 21. Dans le cas de Joseph Déchelette, il n’a laissé aucun manuscrit autobiographique et comme le prouvent certaines lettres, c’est sa mort inattendue qui a suscité ces réactions. 21. Professeur d’archéologie préhistorique à l’université d’Edimbourg, Stuart Pigott écrit en février 1960 : « Dans la contribution de Déchelette à la préhistoire, un des aspects les plus significatifs est son insistance sur l’idée que la France ne peut être étudiée comme une unité isolée, mais seulement en rapport avec la préhistoire du reste de l’Europe et souvent du proche Orient également. Cette importance donnée au caractère international de la préhistoire était en avance sur son temps. Elle contribue à donner l’impression de modernité et de parenté avec les savants d’aujourd’hui, que l’on éprouve du commencement à la fin de la contribution massive que Joseph Déchelette a apportée à notre science. » (DÉCHELETTE, Livre d’or, p. 104). 22. Pour une présentation plus détaillée des collègues et amis suisses de Joseph Déchelette, voir infra. 23. D. Viollier à Mme Déchelette, lettre du 19 octobre 1914. 24. A. Cartier à Mme Déchelette, lettre du 14 octobre 1914. 25. Edoardo Galli, archéologue italien, était alors inspecteur du Musée royal de Florence. 26. E. Galli à Mme Déchelette, lettre du 25 février 1915. 27. Sur ces rapports avec l’Allemagne à travers l’exemple de la correspondance de Franz Cumont : C. BONNET, Le « Grand atelier de la science ». Franz Cumont et l’Altertumswissenschaft. Héritages et émancipations, Bruxelles-Rome, 2005, p. 285-360. Pour une situation assez comparable dans le monde des écrivains et des philosophes, Marie-Claire HOOCK-DEMARLE, L’Europe des lettres. Réseaux épistolaires et construction de l’espace européen, Paris, 2008. 28. En effet, la correspondance comprend les courriers de deux Américains : J.H. Breasted (université de Chicago) et F.S. Chapin (sociologue qui enseignait au Smith College Massachusetts). 29. Cette base de données créée par Laurent Noguès devrait être bientôt mise en ligne. Elle peut être interrogée à partir des correspondants et des lettres. 30. On compte précisément 66 correspondants allemands. Pour le reste, on recense : 22 correspondants suisses, 21 Italiens, 20 Anglais, 16 Espagnols et 15 Belges. 31. Un relevé systématique a permis d’établir qu’en règle générale c’est plus de la moitié des correspondants qui sont cités dans l’œuvre. Sur l’usage des correspondances dans la construction du savoir : C. BONNET et V. KRINGS, “Échos à la réception des Textes et Monuments figurés relatifs aux mystères de Mithra dans la correspondance de Franz Cumont”, in C. BONNET et V. KRINGS (éds), S’écrire et écrire sur l’Antiquité. L’apport des correspondances à l’histoire des travaux scientifiques, Grenoble, 2008, p. 303-309.

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32. Il publie en 1903 chez l’éditeur Picard une étude exhaustive des opérations menées sur le site : J. DÉCHELETTE, L’oppidum de Bibracte, Paris, Picard, 1903. 33. En effet, alors qu’il consacrait tout son temps à l’archéologie, des malheurs familiaux le rappellent aux affaires à partir du mois d’août 1906 : son frère meurt et son neveu Victor, qui doit succéder à son père à la tête de l’entreprise, est atteint d’une grave maladie. Les années qui suivent sont aussi un cortège de deuils : un de ses neveux disparaît en 1908 et sa mère en 1909. 34. J. DÉCHELETTE, Les vases céramiques ornés de la Gaule romaine, Paris, Picard, 1904. 35. J. DÉCHELETTE, Manuel d’archéologie préhistorique, celtique et gallo-romaine. Tome II : Archéologie celtique ou protohistorique. 2e partie : Premier âge du Fer ou époque de Hallstatt, Paris, 1913 (volume 3) ; Manuel d’archéologie préhistorique, celtique et gallo-romaine. Tome II : Archéologie celtique ou protohistorique. 3e partie : Deuxième âge du Fer ou époque de La Tène, Paris, 1914 (volume 4). 36. Dans une lettre de remerciement datée du 20 octobre 1910, José Leite de Vasconcellos lui écrit en portugais et recourt à quelques traductions en français pour les expressions difficiles. 37. Pour reprendre le beau titre de M-S BINÉTRUY, « Joseph Déchelette, commis voyageur de l’Europe », dans Réseaux culturels européens. Des constructions variées au cours du temps, (sous la direction de R. Deloince et G. Pajonk), 125e congrès national des sociétés historiques et scientifiques, Lille, 2000, p. 173-188. 38. M.-S. BINÉTRUY, De l’art roman à la Préhistoire. Des sociétés savantes à l’Institut, itinéraires de Joseph Déchelette, p. 60 ; et aussi “Joseph Déchelette, commis voyageur de l’Europe”, p. 179. 39. J. Fortes à Joseph Déchelette, lettre du 08/02/1905. 40. « Une mimique très compliquée, et des petits lambeaux du vieux latin et de toutes les modernes langues européennes… voilà notre extraordinaire moyen de communication. C’était affreux et un peu comique… » (J. Fortes à Joseph Déchelette, lettre du 25 février 1905). 41. Il s’agit là d’un des aspects fondamentaux de son œuvre que nous développerons dans une prochaine étude. 42. Il est à noter que le fonds recèle une lettre d’Arthur John Evans en date du 5 janvier 1910 ; elle fait suite à une demande transmise par R. A. Smith à propos de lames de bronze. 43. 1852-1922. Nous avons recensé 24 lettres pour douze ans d’échanges. 44. 1873-1940. Il a été conservateur des Antiquités britanniques et médiévales et d’Ethnographie de 1898 à 1938. La correspondance compte 15 lettres, mais il semble que des lettres manquent par recoupement avec d’autres correspondances, notamment la lettre à A.J. Evans précédemment citée. 45. George Coffey 1857-1916. Nous avons recensé 11 lettres. 46. J. DÉCHELETTE, “Compte rendu de Coffey George : Intercourse of Gaul with Ireland before the first Century (1910)”, L’Anthropologie, 22, 3, 1911, p. 336-337 ; “Une nouvelle interprétation des gravures de New Grange et de Gavr’Iris”, L’Anthropologie, 23, 1, 1912, p. 30-52. 47. 1880-1940. Comme son père Émile, Paul Vouga eut la responsabilité des fouilles du site de La Tène et devint l’une des figures majeures de l’archéologie en Suisse. Voir M.-A. KAESER, “De la mémoire à l’histoire : Paul Vouga et l’archéologie préhistorique au début du XXe siècle”, dans M.- A. KAESER (dir.), De la mémoire à l’histoire : l’œuvre de Paul Vouga (1880-1940). Des fouilles de La Tène au « néolithique lacustre », Neuchâtel, 2006, p. 11-31. 48. En effet, il existe seulement trois lettres de Paul Vouga, dont deux pour l’année 1911 et une datée de 1913 qui concerne la visite de J. Déchelette à Neuchâtel. 49. 1862-1936. Il fut à partir de 1899 chef du Service des Monuments historiques du Canton de Vaud puis professeur d’archéologie à l’université de Neuchâtel en 1905. Nous avons dénombré 27 lettres. 50. Plus précisément ce fut au 66 e congrès archéologique de Mâcon, le 18 juin 1899, où J. Déchelette fit la lecture de l’étude de J.L. Pi© sur l’oppidum de Stradonice.

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51. 1854-1921. Alfred Cartier fut directeur du musée de Genève et président de la Société suisse de préhistoire (1901). Le fonds contient 22 lettres. 52. 1876-1965. Il fut d’abord l’assistant d’Albert Naef avant de devenir le spécialiste du second âge du fer suisse. Nous avons compté 16 lettres dans le fonds. C’est par l’intermédiaire d’Alfred Cartier qui lui demande d’accueillir J. Déchelette lors d’une de ses visites que tous deux vont faire connaissance (lettre du 15/07/1909). 53. 1865-1935. Sur M. Cazurro Ruiz, voir récemment I. VALLVÉ ALBIOL, “Manuel Cazurro Ruiz, pioner d’Empúries i colleccionista”, Annals de l’Institut d’Estudis Gironins, 46 (2005), p. 367-405. Le fonds contient 12 lettres. 54. Enrique de Aguilera y Gamboa, Marqués de Cerralbo (1845-1922), grande figure de l’archéologie en Espagne. Dans le fonds nous avons trouvé 22 lettres dont une adressée à Mme Déchelette. 55. 1858-1941. Il fut le fondateur et le directeur du Musée Ethnographique Portugais. On recense 13 lettres de sa main dans le fonds de Roanne. 56. José Fortes à Joseph Déchelette, lettre du 08 février 1903. Il existe 28 lettres et cartes de sa main. 57. Camille Jullian à Joseph Déchelette, lettre non datée (avant ou tout début de 1903). 58. J. DÉCHELETTE, “Les fouilles du marquis de Cerralbo”, Comptes Rendus de l’Académie des Inscriptions et Belles Lettres, 1912, p. 433-443. Joseph Déchelette avait été élu membre correspondant de l’Institut le 22 décembre 1912. 59. David Viollier à Joseph Déchelette, lettre du 10 juin 1912. 60. S. Lewuillon, “Archaeological illustrations : a new development in 19th century science”, Antiquity, 76, 2002, p. 223-234. 61. Albert Naef à Joseph Déchelette, lettre du 12 février 1911. À l’inverse il juge « Vouga, à Neuchâtel » comme un « très gentil garçon, qui mérite d’être encouragé et poussé. » 62. Le compte rendu de S. Reinach se trouve dans la Revue archéologique 5-1 (1905), 4 e série, p. 156-160. 63. José Fortes à Joseph Déchelette, lettre du 12 mars 1905. 64. Albert Naef à Joseph Déchelette, lettre du 12 février 1911. 65. Alfred Cartier à Joseph Déchelette, lettre du 4 mars 1909. 66. Alfred Cartier à Joseph Déchelette, lettre du 1er janvier 1913 : « Vous avez lu sans doute, dans le dernier n° de la Revue des Études anciennes, la note de Jullian où il rapproche, temps et caractères, les alignements de Carnac de la nécropole d’Aguilar et où, malgré toutes vos démonstrations, il fourre des Ligures en Armorique. C’est proprement désolant. Ainsi l’effort énorme, les découvertes décisives accomplis depuis Bertrand, l’existence de cette longue période du Bronze, tout cela n’existe pas ou se nie implicitement. Nul plus que moi n’admire le talent et le mérite de notre ami, mais il y a décidément chez lui incapacité radicale à admettre autre chose que les dires des historiens anciens qui auront toujours raison contre les faits archéologiques, et c’est d’autre part, toujours par la surface et non dans leur essence qu’il saisit les rapports des choses. » 67. Aimé Rutot à Joseph Déchelette, carte du 10 octobre 1908. Sur une carte de visite personnelle, le préhistorien belge accuse réception de l’envoi du premier tome du Manuel mais il précise en se mettant à distance : « Il regrette de n’être d’accord avec l’auteur sur aucun point relativement à la question des Eolithes […] et renouvelle son offre de prouver à l’évidence, pièces en mains, tout ce qu’il annonce. » 68. Horace Sandars à Joseph Déchelette, lettre du 23 juin 1912. 69. Horace Sandars à Joseph Déchelette, lettre du 30 juin 1912. 70. Marquis de Cerralbo à Joseph Déchelette, lettre du 11 août 1910. 71. Marquis de Cerralbo à Joseph Déchelette, lettre du 14 mai 1912 : « Je vous remercie d’avoir écrit à Pittard. » Dans une lettre datée du 1er septembre 1912, il autorise Joseph Déchelette à faire

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une communication consacrée à ses fouilles auprès de l’Académie ; il sera lui-même invité à présenter ses résultats quelques semaines plus tard (lettre du 19 octobre 1912). 72. Albert Naef à Joseph Déchelette, lettre du 29 mai 1904. 73. Ainsi Juan Rubio de la Serna évoque, dans une lettre en date du 10 août 1908, les événements « catastrophiques » qui ont alors eu lieu à Barcelone (il s’agit des attentats anarchistes). 74. José Fortes à Joseph Déchelette, lettre du 28 février 1905. 75. José Fortes à Joseph Déchelette, lettre du 11 janvier 1906 : « À titre d’échange, je vous envoie ma photographie par cette poste… ». 76. Parmi eux, citons José Fortes, Horace Sandars, Alfred Cartier, ou Hans Dragendorff…

RÉSUMÉS

La disparition brutale et héroïque de Joseph Déchelette fut immédiatement saluée par la communauté savante de son temps comme en attestent nombre de nécrologies publiées dans des revues scientifiques ou des journaux, ainsi que les lettres de condoléances qui furent adressées à sa veuve. Ces témoignages de reconnaissance à l’égard de l’œuvre et du savant donnent aussi à voir la place qu’occupait le conservateur du musée de Roanne dans le paysage scientifique de l’archéologie française et européenne. Cette étude propose une première exploration de la correspondance passive de Joseph Déchelette à partir du dépouillement systématique actuellement réalisé des lettres de tous ses correspondants européens. Elle devrait se prolonger par une analyse plus approfondie de son rôle dans les réseaux qui s’intéressaient à la protohistoire.

Joseph Déchelette's brutal and heroic demise was immediately greeted by the scientific community of his time as testify the number of obituaries published in scientific journals or in newspapers together with the letters of condolence addressed to his widow. Such testimonies of gratitude towards the work and the scholar also enable us to see the place occupied by the curator of the Roanne museum in the scientific field of French and European archaeology. This study proposes a first exploration of Joseph Déchelette's passive correspondence starting from a systematic perusal currently realized of all the letters from the European correspondents. It should be carried forward by a more thorough analysis of his part in the networks interested in Protohistory.

INDEX

Keywords : Anglo-Saxon correspondents, museum, networks, Portuguese correspondents, Spanish correspondents, Swiss correspondents Mots-clés : correspondants anglo-saxons, correspondants espagnols, correspondants portugais, correspondants suisses, musée, réseaux

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AUTEUR

SANDRA PÉRÉ-NOGUÈS

Laboratoire traces (umr 5608) [email protected]

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La correspondance Espérandieu- Déchelette reconstituée : un apport à l’histoire de l’archéologie

Marianne Altit-Morvillez

1 Les archives de Joseph Déchelette sont conservées à Roanne, dans sa maison devenue musée, celles d’Émile Espérandieu à Avignon, au Palais du Roure. Une thèse, en particulier, a été faite sur le fonds Déchelette1, mais très peu sur celui d’Espérandieu2 du fait de l’absence de classement de sa correspondance. Le commandant Espérandieu avait commencé à la fin de sa vie à classer sa correspondance, sans pouvoir terminer. J’ai repris cette tâche il y a quatre ans3, et l’inventaire est en cours et pratiquement achevé. Cette correspondance scientifique (plus de 2 300 correspondants) est l’objet de ma thèse4 et porte, en partie, sur l’évolution de sa carrière et son réseau de relations. Pouvoir reconstituer une relation épistolaire participe d’une meilleure compréhension de la « construction des savoirs5 » dans l’histoire de l’archéologie, et la journée d’étude sur J. Déchelette m’a offert cette opportunité de questionner cet échange de lettres entre les deux archéologues.

2 Cette correspondance est d’autant plus intéressante que ces deux hommes ont ceci de commun qu’ils n’appartiennent pas aux cercles universitaires. L’un est officier, l’autre homme d’affaire (même si Déchelette abandonne à ses neveux l’affaire familiale pour se consacrer entièrement à l’archéologie, il est toujours sollicité). Nombre d’archéologues en France à la fin du XIXe et au début du XXe siècle sont dans ce cas, amateurs éclairés faisant avancer la science archéologique, par leurs recherches et leurs publications dans les revues des sociétés savantes6. Cependant, peu d’entre eux ont dépassé la notoriété locale ou régionale, comme Espérandieu et Déchelette. Par leur puissance de travail, les travaux qu’ils publient, ils accèdent à une légitimité forte de leur vivant.

3 Si le fait d’avoir conservé les lettres nous permet d’écrire l’histoire d’une science et des réseaux aujourd’hui, nous en verrons aussi l’importance pour les archéologues eux- mêmes car ils ne gardaient pas seulement des traces de leurs relations professionnelles ou de leur travail, mais scripta manent, les lettres pouvaient servir de preuves archéologiques ou de soutiens dans des affaires délicates. C’est ainsi qu’à partir de cette

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correspondance reconstituée, je vais tenter de brosser un tableau des relations professionnelles et humaines explicites ou implicites qui s’en dégagent, après avoir rappelé des éléments de la biographie d’Espérandieu pour mieux saisir le contexte épistolaire.

I. Les lettres

4 La correspondance commence en 1899 et se termine trois mois avant la disparition de Déchelette en 1914. Globalement, ce n’est pas une grande correspondance : dans le fonds Déchelette à Roanne sont conservées 33 lettres d’Espérandieu ; dans le fonds Espérandieu, je compte actuellement 43 lettres de Déchelette. Cette différence numérique semble due à l’histoire des fonds. Si à Roanne, les lettres ont été reliées en cahiers par les descendants de Déchelette à partir, semble-t-il, d’un classement, doublé d’un tri, effectué par Déchelette, en revanche, à Avignon, aucun classement complet n’existait du courrier reçu par Espérandieu. Celui-ci avait commencé à la fin de sa vie à faire des dossiers par correspondant, mais n’a jamais pu les terminer.

5 Nonobstant les lettres manquantes, sur la base de celles conservées à Avignon, en 14 ans, la moyenne de la correspondance est de trois lettres par an, mais elle n’est pas du tout régulière : si on trouve un pic d’une dizaine d’échanges en 1908, il y a aussi 4 années (1901, 1905-1907) sans aucune lettre. Cette fréquence des courriers est bien sûr à mettre en relation avec les possibilités de se rencontrer : les deux archéologues se voient dans l’année, plusieurs lettres témoignent de rendez-vous pour déjeuner ensemble à Paris, ou de la venue de Déchelette l’été à Alésia où Espérandieu fouille à partir de 1906. Héron de Villefosse le rappellera dans La Revue de Bourgogne : « Chaque année, il venait, au moins une fois, faire un pèlerinage sur la montagne où s’était décidé le sort de la Gaule et se pénétrer de l’importance des découvertes qui s’y succédaient7. » Mais la fréquence est souvent aléatoire puisqu’il arrivait à Espérandieu de répondre de manière extrêmement tardive à ses correspondants, à cause de ses obligations professionnelles, ou de ses voyages à travers la France pour la constitution de son Recueil des bas-reliefs de la Gaule.

6 Lorsque les deux archéologues commencent leur correspondance en 1899, ils ont déjà une certaine notoriété : Déchelette, industriel, conservateur du musée de Roanne, publie de nombreuses études remarquées, dont une sur les vases gallo-romains de son musée8. De plus, il fouille à Bibracte à la suite de son oncle Bulliot.

7 Émile Espérandieu a découvert l’épigraphie et l’archéologie en Tunisie en 1883, alors que jeune officier il faisait partie des brigades topographiques qui levaient la carte de la Tunisie. Il envoie cette même année son premier rapport d’inscriptions du Kef inédites à l’Académie des Inscriptions qui l’accueille favorablement9. En 1886, nommé professeur à l’École militaire de Saint-Maixent, il s’intéresse aux inscriptions de la région. Déjà membre de plusieurs sociétés savantes, ses publications sont remarquées, son réseau de correspondance se développe. En 1898, il devient directeur de la Revue épigraphique du Midi de la France qui avait été fondée par Auguste Allmer en 1878 car, à l’époque, la France « ne possédait aucune revue spécialement consacrée aux inscriptions antiques10 », ainsi que l’explique Espérandieu dans l’hommage qu’il lui consacre à sa mort.

8 Espérandieu entre en contact avec Allmer vers 1886, lorsqu’il commence à s’occuper des inscriptions du Poitou11. En 1890, Allmer est accusé d’avoir volé un dossier

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d’inscriptions du Sud-Ouest, et plus précisément de Lectoure, à un épigraphiste décédé en 1889, Julien Sacaze, et de le publier en son propre nom. Pour sa défense, il publie dans la Revue12, en plus de sa version des faits, comme preuves de sa bonne foi, des lettres, corroborant ses dires, adressées soit à lui-même, soit à Espérandieu. Celui-ci avait demandé, en plus, des lettres de soutien à des savants connus du Sud-Ouest, comme Jean-François Bladé13 ou Adrien Lavergne 14. Dans ses Souvenirs15, Espérandieu explique que c’est à cause de cette aide qu’Allmer, affecté par cette histoire, et l’âge aidant, reconnaissant, lui offre la direction de la Revue dès 1892. Mais, officiellement, ce n’est qu’en 1898 qu’Espérandieu en prend la direction, un an avant le décès de son fondateur.

9 C’est donc par l’épigraphie que commence la relation entre Espérandieu et Déchelette. D’après la correspondance, il apparaît que la revue, reconnue scientifiquement, était gérée de manière fort sympathique mais sans beaucoup de rigueur administrative par Allmer. Le cas Déchelette est remarquable à cet égard : en effet, en 1899, celui-ci écrit au directeur de la Revue épigraphique16 pour lui demander pourquoi il ne reçoit plus la revue17. Il semble qu’Espérandieu ait mis un peu d’ordre : les abonnés qui n’étaient plus à jour de paiement ne recevaient plus la revue. C’est ainsi que nous apprenons que Déchelette n’a pas payé son abonnement depuis 1887, c’est-à-dire depuis sa première année d’abonnement. Un oubli qu’il s’empresse de réparer18, et c’est le début d’une correspondance professionnelle19.

10 Les relations épistolaires tournent exclusivement autour de leurs centres d’intérêts et peuvent se décliner sur les thèmes des échanges d’informations qui servent aux dons et contre dons (dons de leurs ouvrages, aide mutuelle), avec le corpus des vases ornés de Déchelette, les bas-reliefs de la Gaule d’Espérandieu. Les problématiques sur lesquelles ils travaillent se croisent, ce qui permet des échanges, mais n’introduisent pas de concurrence professionnelle, à l’exception d’une réflexion sur le rempart d’Alésia.

11 Déchelette joint à sa deuxième lettre, mettant à jour son abonnement, une notice sur les monnaies du mont Beuvray, et en profite pour demander un renseignement sur l’une d’entre elles20. Le don d’articles, habitude bien établie entre savants, est tout autant ici une demande d’excuse pour son retard qu’un souhait d’entrer en contact professionnel et non plus administratif autour d’un malheureux problème d’abonnement. C’est ainsi que jusqu’à la mort de Déchelette, les deux archéologues s’envoient leurs travaux, pour lesquels ils s’entraident.

II. Les relations professionnelles

Les vases ornés de la Gaule romaine

12 Dès l’année suivante, en 1900, Espérandieu propose la communication de ses propres documents épigraphiques (nous n’avons pas la lettre) et Déchelette accepte en lui répondant : Puisque vous avez l’extrême amabilité de m’offrir la communication de vos documents, j’userai volontiers de votre bienveillante proposition à mon prochain voyage à Paris, j’emporterai mon recueil – qui se compose actuellement de 800 sujets, afin de le collationner avec le vôtre. Je n’ai pas besoin d’ajouter que si je peux, de mon côté, vous être de quelque utilité, ce sera toujours avec un vif plaisir..

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13 Déchelette parle ici de son futur corpus des vases ornés21 qui paraîtra quatre ans plus tard et les rapprochements que font les deux savants portent sur le corpus de poinçons de lampes qu’Espérandieu possède.

14 En 1904, le recueil des Vases ornés est prêt lorsque Héron de Villefosse publie dans la Revue épigraphique une étude sur les médaillons 22. Déchelette ajoute un chapitre supplémentaire à son deuxième tome en reprenant en partie cette étude. Lorsqu’il annonce que son volume est sous presse23, Espérandieu s’empresse de lui répondre que Héron de Villefosse s’est trompé sur l’identification d’un médaillon : « Une longue rectification paraîtra dans le prochain n° de la Revue épigraphique, dont je recevrai les épreuves dans 3 ou 4 jours au plus tard. Pour que vous puissiez en tenir compte, je vous communiquerai cette épreuve immédiatement24. » Nous n’avons pas trace de cet envoi, mais la rectification est effectivement intégrée dans la publication25. Plus que l’ami, c’est le directeur de la revue, par son statut, qui entretient ici les relations de réseaux, en permettant la mise à jour bibliographique du chapitre. Enfin, pour illustrer son corpus, Déchelette demande à Espérandieu les zincs des dessins illustrant les notices de Héron de Villefosse26, et l’en remercie dans le paragraphe introductif du chapitre sur les médaillons. Comme la reproduction d’images dépend de la gravure, procédé relativement long et onéreux en fonction de la complexité du rendu de l’image, les archéologues s’échangent les clichés pour leurs publications, livres ou revues, et n’oublient pas d’en citer la provenance, nous donnant ainsi des indices sur leurs propres réseaux.

Le Recueil des bas-reliefs de la Gaule

15 Dans le même temps, Déchelette va pouvoir aider à son tour Espérandieu lorsque celui- ci se voit confier, fin 1902, par la Commission des musées du ministère de l’Instruction publique le Recueil des bas-reliefs de la Gaule. Apparemment, l’idée était déjà connue dans les réseaux archéologiques, avant la nomination effective d’Espérandieu, puisque Déchelette écrit en novembre 1902 : Je me permets de venir vous demander si comme cela est bien à souhaiter, on a donné suite au projet de vous charger de la direction du Corpus des bas-reliefs funéraires. J’entends dire que ce projet de publication aurait pris corps et que l’on doit désigner un certain nombre de collaborateurs provinciaux. Dans ce cas j’accepterais avec plaisir un emploi auxiliaire pour la région du Centre, en particulier pour la coll. d’Autun et de la Société éduenne dont je suis son Vice- Président. Vous devez être mieux que personne au courant des décisions qui doivent se prendre et je vous serais obligé de me faire savoir si ce qui m’a été rapporté se trouve exact27.

16 Espérandieu ne répond pas avant d’avoir confirmation, ce n’est qu’à la fin de décembre qu’il peut annoncer : La question du Corpus des bas-reliefs a été résolue hier soir. […] Je sais seulement que la Commission des musées a émis un vote favorable et que le ministère a été chargé de trouver des fonds pour la préparation et l’impression de ce Corpus. Il m’a été dit aussi que je serais désigné pour faire la chose, avec l’aide de collaborateurs sur l’appui desquels je crois pouvoir compter, et j’ai à peine besoin d’ajouter, si tout cela se réalise, avec quel empressement j’accepterais votre offre bienveillante de m’aider28.

17 La lettre de mission officielle lui sera envoyée en janvier, et dès l’été, Espérandieu commence ses voyages pour photographier les bas-reliefs. En août, il écrit :

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C’est à Marseille que je reçois votre carte-télégramme […] Je fais en ce moment, une tournée de bas-reliefs. Je viens de passer quatre jours à Dijon (où j’ai pris 156 clichés, tous satisfaisants) ; j’ai fait de même à Châlon-sur-Saône et Mâcon – pour ne parler que des villes de vos parages. J’ai sauté Beaune et Autun. J’ai pensé que, pour la seconde de ces deux visites, vous pourriez, peut-être, me fournir les quelques clichés qui me manquent… Quant à Beaune, je tâcherai de m’y arrêter en retournant à Paris. Dijon m’a demandé plus de temps que je ne le supposais, et je me suis trouvé, comme conséquence, dans l’obligation de bruler (sic) une étape du programme que je compte suivre29.

18 Le plan du CIL, par région, étant celui adopté pour le Recueil des bas-reliefs, Espérandieu publie en 1905 la Narbonnaise, les Alpes et la Corse, puis en 1907 l’Aquitaine. Ce n’est qu’en 1908 qu’il s’occupe effectivement de la région du Forez et demande l’aide de Déchelette. Comme promis, celui-ci va faire des recherches sur les bas-reliefs et sculptures existants, et envoie les photographies demandées. On suit les demandes précises d’Espérandieu et les envois de clichés de 1908 à 1909, le volume III du Recueil des bas-reliefs sortant en 1910. Comme ses confrères, Espérandieu cite les provenances de ses photos, ce qui permet de reconnaître celles que Déchelette a envoyées pour Autun et Feurs dans le volume III. Il y en a peu, mais la région est pauvre comme le dit Déchelette : Je vous adresse ci-inclus tout ce que j’ai pu réunir sur les sculptures romaines ségusiaves. C’est peu, comme vous le voyez. Les sculptures sont aussi rares chez nous que les inscriptions. Je vous adresserai dans les premiers jours de la semaine les deux photos du moulage de l’idole gauloise, dieu accroupi, qui est très fruste et vient assez mal. Toutes mes recherches pour retrouver l’original ont échoué ; il est perdu depuis longtemps. On m’a promis à Montbrison une photo du cavalier d’Usson et je pourrai l’avoir sous peu. Pour l’amazone de Chalain vous pourriez reproduire le dessin de Vincent Durand30 qui était le plus consciencieux des dessinateurs. Je peux vous adresser le n° de la Revue forézienne31.

19 La distance entre la connaissance des objets par la bibliographie et la conservation effective des objets apparaît souvent dans la correspondance d’Espérandieu. Cette lettre témoigne de la difficulté de constitution de la documentation photographique sur les bas-reliefs, et l’importance des gravures pour pallier les disparitions d’œuvres.

Le Mercure de Lezoux

20 L’exemple du Mercure de Lezoux est autrement significatif des complications auxquelles pouvaient se heurter les archéologues. Cette statue avait été découverte en 1891 par le Dr Plicque32 à l’entrée de la fabrique de céramique. Statue de grande taille, 1,50 m conservé, elle porte des inscriptions sur un sagum et sur le dos, et représente un Mercure gaulois. L’échange à son sujet entre Déchelette et Espérandieu en 1903 montre bien la difficulté pour la constitution des corpus, ici le Corpus Inscriptionum Latinarum, de recenser les articles et opuscules, publiés parfois de manière confidentielle. Recension qui peut modifier la lecture des inscriptions, ou qui oblige, par la primauté de la lecture, à faire des rectifications bibliographiques tardives. Ainsi, le premier volume du CIL XIII, concernant l’Aquitaine et la Lyonnaise, était paru en 1899. En février 1903, Déchelette signale la nécessité de compléter la bibliographie avec un opuscule du Dr Plicque non cité. « Cette monographie de Plicque est beaucoup plus importante que les notes du même auteur citées dans le Corpus, parce qu’on y trouve le

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relevé de deux inscriptions complétant celle qui figure seule dans le Corpus. Très frustes et peu distinctes, ces deux inscriptions avaient tout d’abord échappé au premier examen de l’inventeur et n’ont été reconnues qu’après un minutieux lavage de la pierre33. »

21 Espérandieu répond qu’il a fait la rectification auprès de Berlin mais avec un autre opuscule de Plicque que celui connu de Déchelette. Il explique, de plus, qu’à cause de cette méconnaissance de publication, M. Mowat, qui avait vu le Mercure à l’exposition de 1900, avait copié les inscriptions que semblaient ne pas avoir remarquées les précédents éditeurs de cette pièce. Il avait rédigé, à cette occasion, une longue note qu’il m’avait envoyée, et que j’avais déjà fait composer pour la Revue épigraphique, lorsque mon attention fut attirée sur la brochure Lug… le dieu de l’or34. Naturellement, je ne fis pas passer la note, qui devenait sans objet, puisque Plicque lui-même avait lu les inscriptions, et je me contentai d’envoyer la brochure à Berlin. Ainsi, la rectification voulue a été faite – ou du moins sera faite dans les Additamenta du tome XIII. Il y a plus : M. Mowat avait lu aux Antiquaires une note sur la découverte dont il pensait avoir la primeur. Lorsqu’il connut la brochure Lug, il écrivit pour qu’on ne tienne aucun compte de ce qu’il avait dit, et, de fait, c’est à peine si les procès-verbaux ont mentionné la communication…35.

22 On notera aussi, qu’à cette occasion, Espérandieu a un rôle de passeur d’informations puisque Déchelette s’adresse à lui pour modifier une référence du CIL, et n’écrit pas directement aux éditeurs du Corpus. En effet, Espérandieu est en correspondance active avec Otto Hirschfeld et Oscar Bohn36, avec lesquels il prépare la publication de ses cachets d’oculistes37.

23 Le Mercure resurgit dans la correspondance en 1908, non plus pour les inscriptions mais pour la statue qui doit être intégrée dans le tome II du Recueil des bas-reliefs. Espérandieu a vu au musée de Saint-Germain-en-Laye la statue et demande des éclaircissements à Déchelette parce que celui-ci écrit dans les Vases ornés que tout le bas de la statue est restaurée38. Or, Espérandieu propose que la partie inférieure ait été retrouvée et restaurée plus tard. Mais Déchelette, pour le convaincre de la restauration moderne, lui envoie alors une lettre de Plicque à Vincent Durand explicitant le travail de restauration. Cette lettre fait ici office de preuve « archéologique » : N’ayez pas de doute sur la réfection moderne de la partie inférieure du Mercure de Plicque. Sa veuve m’a tout raconté. Jambes, socle et animaux sont modernes. Cette restitution a été faite suivant les dessins de Plicque par un sculpteur du pays. Comme on a employé la même pierre (arkose de la région) et que la statue ainsi complétée est restée ensuite couchée et abandonnée dans le jardin de Plicque pendant des années, la partie neuve a pris cet air de vétusté qui a trompé les meilleurs juges notamment M. Reinach. Mais regardez attentivement le dos et vous verrez (comme l’a reconnu expressément Champion un jour que nous nous sommes livrés ensemble à cet examen) que certaines lignes sculptées de la face dorsale ne se prolongent pas sur la partie moderne. Ci-inclus une lettre de Plicque à Vincent Durand, lettre écrite l’année de la découverte. Plicque suppose gratuitement (pour compléter le costume auvergnat) que les pieds étaient chaussés de sabots ou de chaussons fourrés. Il a en effet restitué ces chaussons si bizarres. La quasi-certitude de retrouver le reste n’était qu’un espoir de fouilleur, non réalisé d’ailleurs. J’avais encore d’autres lettres plus explicites de la restauration, mais je ne peux les retrouver en ce moment. Je crois que Plicque n’a pas été fâché de laisser accréditer la légende que tout était antique dans sa statue. Vincent Durand m’a maintes fois parlé de la singulière idée

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des chaussons à restituer, idée dont il a vainement tenté de dissuader Plicque. Ce dernier tenait à avoir son marchand de marrons complet39.

24 Sans doute Espérandieu a-t-il oublié la brochure de Plicque dont il s’était servi pour les inscriptions (et qu’il avait envoyée à Berlin), ou bien est-il particulièrement perturbé par l’affaire d’Alésia qui a lieu au même moment. Le fait est que Plicque, décrivant le Mercure, disait assez explicitement qu’il avait restitué des parties manquantes40, la photo insérée dans sa brochure présente en effet le Mercure restauré (fig. 1). Enfin convaincu par les lettres communiquées par Déchelette, Espérandieu donne deux photographies du Mercure dans le Recueil des bas-reliefs, en ayant gommé les restaurations les plus visibles de Plicque, caducée et ailes du pétase sur un premier cliché (fig. 2) et partie inférieure de la statue sur le deuxième cliché (fig. 3)41.

Échanges au sein du réseau

25 Nous trouvons aussi dans cette correspondance un exemple intéressant du fonctionnement des réseaux à propos des échanges d’articles à écrire : en décembre 1913, un compte rendu d’ouvrage a été demandé par Camille Jullian (pour la revue qu’il dirige avec G. Radet, Revue des Études Anciennes) à René Jean, directeur de la bibliothèque Doucet42. Celui-ci le propose à Espérandieu (Espérandieu a vendu cette même année une partie de sa bibliothèque et a donné ses plaques photographiques des bas-reliefs à la bibliothèque d’art de J. Doucet43), lequel demande à Déchelette ce qu’il en pense. Et c’est ce dernier qui fait le compte rendu, le renvoie à Espérandieu : « Deux mots à la hâte avant le courrier. Ci-inclus une note sur l’ouvrage de Henkel. Vous en ferez ce que vous voudrez44. » Espérandieu lui répond qu’il l’envoie à Jullian : « Je reçois votre c. r. de l’ouvrage de H. et je l’envoie tout de suite à M. Jullian. Je suppose qu’il l’imprimera sans y rien changer, et sous votre signature naturellement. Merci !45 » La note sera publiée en effet dans la Revue des Études Anciennes de 1914 46. Espérandieu

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signale aussi à Déchelette qu’il va parler de cet ouvrage dans la Revue épigraphique, mais il ne le fera pas. Il faut dire que le n° de 1914 est le dernier car le co-directeur de la revue, Adolphe Reinach47, qui s’occupait de l’épigraphie grecque, est mort, disparu le 30 août dans les premiers combats.

Des discussions archéologiques

26 Les échanges sont toujours courtois, quand ils travaillent sur un sujet commun, ils s’en font part, s’envoient leurs textes. En particulier, il semble que Déchelette ait bien compris le fonctionnement d’Espérandieu : celui-ci n’aime pas qu’on le critique dans un article sans qu’on lui en ait parlé avant, même si les critiques sont justifiées.

27 Aussi Déchelette lui envoie-t-il ses articles avant parution : nous en avons l’illustration par une discussion autour de la construction des remparts d’Alésia et de leur datation. Ce que propose Espérandieu n’est pas reçu comme probant par Déchelette : Je recevrai avec grand plaisir votre photographie du rempart d’Alise, mais il faudra que nous causions de cela un peu longuement. Je me rendrai à Paris dans la seconde quinzaine de ce mois et j’espère vous rencontrer. Votre explication au sujet de la présence des fiches dans l’épaisseur du parement est ingénieuse, mais elle est discutable. Nous avions toujours pensé ici que cette particularité s’expliquait suffisamment par le déplacement latéral des fiches, sous l’action des eaux de pluies, dans les canaux formés par la décomposition du bois. Quant au fait lui-même, il est constant. On l’a observé non seulement à Bibracte, mais au Crêt Chatelard. Nous en recauserons. Je désire aussi savoir ce qui vous fait croire que le reste du rempart (en pierres sèches) est beaucoup plus ancien. Jusqu’à ce jour rien n’est antérieur au siècle de Vercingétorix dans les trouvailles d’Alise, d’après ce que j’ai pu constater. Il est vrai que la surface à fouiller est encore bien vaste. Au fond, je vous avoue que je ne crois guère au témoignage de Diodore sur lequel est fondée l’idée de la haute antiquité d’Alesia. […] P.S. Je vous adresse ci-joint le double de l’épreuve de mon article sur les fouilles d’Alise48. Obligé de consacrer quelques pages dans mon manuel à ce célèbre oppidum et à ses fouilles, j’ai voulu voir les choses de près. J’aurai aussi à parler de vos découvertes du rempart dans ce volume et j’y retournerai à cet effet l’été prochain, car cette partie de mon 3e vol. ne passera pas avant le mois de juin49.

28 En retour Espérandieu envoie ses rapports de fouilles d’Alésia régulièrement. C’est ainsi qu’un échange a lieu sur une voie gauloise trouvée à la Croix Saint-Charles. Espérandieu propose de voir des ornières d’usure, Déchelette n’y croit pas, préférant des sillons creusés à dessein50. De même en 1914, Déchelette annonce à Espérandieu qu’il va donner à la Revue archéologique une note proposant une interprétation de certains bas- reliefs de son dernier volume, et lui envoie la note51.

Félicitations mutuelles

29 À chaque parution d’un volume de leur œuvre majeure respective, le Recueil des bas- reliefs et le Manuel d’archéologie, ils se félicitent systématiquement ; je relève les deux passages les plus significatifs quant à leur manière de voir les travaux d’érudition et de synthèse.

30 Pour le Manuel d’archéologie, Espérandieu écrit :

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Hier soir, à 7 heures, M. Salomon Reinach me parlait de votre nouveau volume, qu’il venait de recevoir. À ma demande : “Qu’en pensez-vous ?”, il faisait cette réponse : “C’est un livre admirable”. Une heure après, au moment où je me remettais au travail, chez moi, ce volume m’est parvenu. Les photogravures que je me proposais de coller sur les épreuves de mon tome VI sont restées en panne, et je me suis donné la joie de couper les pages de votre livre. À une heure du matin, je finissais à peine et le temps m’avait paru court. Certes, oui, votre livre est admirable, et je ne crois pas que l’érudition allemande ait jamais fait preuve d’un plus grand effort. L’érudition française non plus d’ailleurs, et si je cite l’autre en premier lieu, c’est uniquement parce que les Allemands, plus que nous, sont passés maîtres dans l’art de la documentation52.

31 Cette lettre révèle assez bien son état d’esprit : nous retiendrons la comparaison avec l’érudition allemande qui est un leitmotiv récurrent, il est vrai, dans les argumentations archéologiques françaises de l’époque – certains de ses correspondants, comme J. Poinssot, en usaient déjà lorsqu’il débutait dans l’épigraphie tunisienne en 188353– mais qui chez Espérandieu, en même temps que valorisation du travail, sert inconsciemment d’argument martial : les termes utilisés dénotent de l’isotopie guerrière, ce qui n’est pas exceptionnel pour un officier, mais qui est à replacer dans le contexte, la lettre étant datée du 1er juillet 1914.

32 Pour le Recueil des bas-reliefs, Déchelette écrit, en filant, quant à lui, une isotopie de paternité : Je ne vous ai pas encore félicité du tome II de vos Bas-reliefs que j’ai reçu du ministère. Pour tardives, mes félicitations n’en sont pas moins vives. Ce second volume que vous avez mis sur pied si promptement ne le cède en rien au précédent. Très bons clichés, texte complet en même temps que sobre, bibliographie très ample, nous retrouvons dans ce cadet la qualité de l’aîné. Voilà qui nous sera très utile. Quand tout sera fini, si j’ai des fonds disponibles, je rêve de me constituer un 2e exemplaire classé par sujets, mais il faudrait en dépecer deux séries et je ne sais comment j’ose avouer au père la préméditation d’un meurtre de ses enfants54 !

33 C’est bien à une base de données que Déchelette pense dès le volume II, nécessaire pour comparer les œuvres dispersées tant dans les musées que dans les volumes du Recueil. Or, comme le souligne Espérandieu dans ses Souvenirs : On s’illusionnait un peu sur la facilité de la besogne ; pour le plus grand nombre des musées de France, on n’avait pas de catalogue ; on supposait, de bonne foi, qu’il pourrait suffire de deux ou trois volumes pour publier toutes les sculptures romaines ou gallo-romaines qu’ils contenaient55.

34 Mais ni l’un ni l’autre ne peut, en 1909, penser qu’il faudra onze volumes à Espérandieu pour mener à bien son corpus.

III. Relations humaines

35 Au-delà des rapports professionnels, les relations entre les deux hommes sont d’abord respectueuses avant de devenir amicales et suivent le protocole habituel. Les formules d’appel, très formelles les deux premières années, « Cher Monsieur » et « Cher confrère », en 1903 se stabilisent à « Cher ami ». Même si cette formule peut encore sembler formelle, elle exprime toutefois une amitié qui, si elle n’est pas intime, semble cependant sincère car basée sur une confiance réciproque.

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36 Aucune intimité n’apparaît dans la correspondance. Ce n’est qu’au détour d’une lettre que l’on apprend la mort d’un neveu de Déchelette associé dans l’entreprise familiale56.

37 De même en 1914, Espérandieu envoie une lettre dans laquelle il s’excuse d’avoir troublé « votre deuil, que j’ignorais, et toutes mes condoléances pour la perte que vous venez de faire ». On comprend qu’il n’avait pas reçu le faire-part du décès de la sœur de Déchelette57 et que celui-ci a dû lui envoyer après coup, pour s’excuser de ne pas répondre.

38 Cette absence d’intimité n’empêche pas une forme de réciprocité qui dépasse la neutralité professionnelle. Ainsi, lors de la polémique à propos de la direction des fouilles d’Alésia, Déchelette va essayer, sans succès, d’aider Espérandieu. En effet, ce dernier avait été nommé par le Comité des Travaux Historiques pour reprendre les fouilles à Alésia en 1906. Dès 1908, les bonnes relations qu’il entretient avec la société de Semur se détériorent parce que le Dr Simon, président de la société de Semur, cherche à récupérer la notoriété attachée aux découvertes réalisées sur le site par Espérandieu. La controverse déborde largement le territoire bourguignon58, et Déchelette apprenant l’affaire par Espérandieu lui-même, est stupéfait. Désolé, il semble sincère59. Déchelette ne rentrera pas dans la controverse, il reste indépendant, mais cependant cherchera à aider Espérandieu : Lundi je serai à Alise regrettant bien les incidents qui me priveront sans doute de vous y voir. MM. Simon et Matruchot, informés de mon arrivée, y seront. J’espère encore que les choses pourront s’arranger et je m’efforcerai d’y travailler, si comme je l’espère, cela m’est possible60.

39 Les relations s’envenimant entre les protagonistes, Espérandieu quittera la direction des fouilles quelques mois plus tard et la société de Semur le remplacera par Jules Toutain. Mais ne pouvant se résoudre à une abdication, il continuera à fouiller à Alésia sur ses propres terrains, et Déchelette viendra suivre sur place les deux chantiers.

40 Cette confiance se retrouve lorsque Déchelette s’informe en janvier 1909 auprès d’Espérandieu : « Salomon Reinach m’écrit que je dois m’attendre à être élu d’un jour à l’autre correspt de l’Institut, ceci entre nous, je vous prie », « Voudriez-vous aussi me dire combien il y a par an de scrutins sur la nomination des correspondants. Les jours d’élection sont-ils déterminés ou subordonnés aux vacances qui se produisent61. » Il demande aussi, si pour avoir un soutien à l’Institut, Espérandieu peut parler à Louis Léger, spécialiste des langues slaves62. Espérandieu ne répond pas à cette lettre et Déchelette en février, après l’avoir félicité du second volume du Recueil des bas-reliefs, réitère sa question sur le nombre de scrutins à l’Académie pour les élections des Correspondants63.

41 Ce n’est qu’en avril qu’Espérandieu répond à ces deux lettres : Dès la réception de votre première lettre, je fis auprès de M. Léger, la commission que vous souhaitiez. Accueil plus que gracieux. M. Léger me dit textuellement : « Déchelette ? Mais c’est un garçon de grand talent, que j’apprécie beaucoup. Il peut compter sur moi. […] Seulement, je crois que M. S. R.64 s’est trompé en vous parlant de nominations prochaines. Ce n’est qu’en jvr (sic) qu’on fait des correspondants, et j’espère bien que votre nom, dans neuf mois, emportera tous les suffrages. Cela vous est bien dû ! Pour ma part, je vous promets de m’y employer de toutes mes forces. J’ai déjà commencé. Il y a une place qui revient à l’Antiquité : celle de M. Roschach, de Toulouse, mort dernièrement65. »

42 Si Déchelette choisit Espérandieu pour cette démarche, c’est d’une part qu’Espérandieu est déjà Correspondant de l’Institut depuis 1901, mais c’est surtout qu’il a confiance en

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sa discrétion et en sa parole. La réponse d’Espérandieu est assez claire sur l’investissement, l’appui qu’il promet.

43 Ce n’est qu’en décembre 1911 qu’Espérandieu peut annoncer : « Je crois que vous allez être nommé Correspondant de l’Institut : il y a longtemps que vous devriez l’être. Mais la pause que vous ferez dans ce grade sera moins longue…66 » Si Déchelette est effectivement nommé Correspondant de l’Institut, le souhait d’Espérandieu qu’il devienne membre à part entière, nous le savons, ne se réalisera pas en raison de sa mort au front67.

44 Espérandieu a fait relier la dernière lettre de Déchelette à la fin d’un volume de son Manuel d’archéologie. C’est la seule qui était classée. Le geste, on le comprend, est loin d’être neutre : il ne l’a pas placée là seulement parce que c’est la dernière. Dans ce geste du souvenir, c’est l’importance de l’homme, de la relation, de l’amitié qui est marquée. De plus, le contenu de la lettre ajoute du sens au geste de la conservation de l’objet : en effet, Déchelette parle du travail d’Espérandieu, du sien, et de leurs croisements. C’est la reconnaissance du travail d’un savant à un autre savant : J’ai reçu, à peu de jours d’intervalle, vos deux aimables lettres dont je ne vous ai pas remercié plus tôt en raison de divers déplacements, qui ont apporté du retard dans toute ma correspondance. Je suis particulièrement sensible à votre si aimable appréciation au sujet de mon dernier volume68. Vous êtes mieux qualifié que personne pour apprécier les efforts des travailleurs, vous qui donnez à tous le meilleur exemple par votre facilité sans égal à remuer les plus lourds fardeaux. Je viens de passer plusieurs jours à dépouiller vos 5 volumes à différents points de vue : divinités celtiques, sculptures indigènes, etc. et je suis loin d’avoir fini. Je compte qu’il me faudra environ trois semaines pour achever ce dépouillement et constituer mes séries de fiches. Je crois être maintenant parmi tous vos lecteurs un de ceux qui se seront le plus familiarisé à votre grand ouvrage. Je serai aussi de ceux – et ils seront nombreux – qui vous devront le plus de gratitude. Sans vos cinq volumes il m’eut été impossible à moins de bien nombreux déplacements de parler utilement d’un grand nombre de questions concernant l’archéologie gallo-romaine, tant pour les monuments que pour la sculpture. Je me rends compte de la somme énorme de travail que représente votre recueil et je suis vraiment surpris de la rapidité avec laquelle vos volumes se succèdent.

45 Cette correspondance reconstituée, même si toutes les lettres ne sont pas conservées, permet certainement de mieux cerner tant les liens de travail que la confiance mutuelle des deux archéologues. Cependant, si l’on voit apparaître, par quelques notations ténues, des connaissances communes, un dîner avec Seymour de Ricci ou Oscar Bohn69 ; si l’on saisit les attachements aux réseaux locaux – les sociétés sont liées géographiquement –, Déchelette conseille à Espérandieu, pour les Bas-reliefs du Beaujolais, de s’adresser au Président de la Société des sciences de Villefranche-sur- Saône, qu’il connaît70 ; si l’on voit aussi dans quel sens peut fonctionner certain réseau : le cas de la demande d’article pour la Revue des Études Anciennes est caractéristique, ces indications sont bien peu nombreuses au regard de leurs réseaux respectifs, et ce n’est pas à travers cette seule correspondance que l’on peut se faire une idée des réseaux de l’époque. Aussi peut-on penser que l’étude des autres correspondants d’Espérandieu et de Déchelette complétera efficacement l’approche des réseaux archéologiques du début du XXe siècle.

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NOTES

1. M.-S. BINÉTRUY, De l’art roman à la préhistoire, des sociétés savantes à l’Institut, itinéraire de Joseph Déchelette, Lyon, 1994. 2. De son vivant, H. ROLLAND avait publié sa bibliographie complète, ainsi que ses dossiers de travail inédits, Bibliographie d’Émile Espérandieu, Paris, 1937. 3. Grâce à Mme S. Barnicaud, conservateur du Palais du Roure, et l’aide permanente de M. A. Barnicaud. Des étudiants de l’université d’Avignon ont participé au classement. 4. Thèse en cours, É. Espérandieu, un archéologue entre l’université et l’institution militaire, Paris I Panthéon-Sorbonne, sous la direction de A. Schnapp. 5. Ch. JACOB, “Le miroir des correspondances”, in C. BONNET, V. KRINGS (éds), S'écrire et écrire sur l’Antiquité, Grenoble, 2008, p. 7. 6. J.-P. CHALINE, Sociabilité et érudition. Les sociétés savantes en France, Paris, 1998. 7. A. HÉRON DE VILLEFOSSE, “Joseph Déchelette”, La Revue de Bourgogne, 1915, p. 42. 8. M.-S. BINÉTRUY, p. 101. 9. M. ALTIT, “La correspondance archéologique du sous-lieutenant Émile Espérandieu en Tunisie (1882-1883) : naissance d’une carrière”, in C. BONNET, V. KRINGS (éds), S'écrire et écrire sur l’Antiquité, Grenoble, 2008, p. 329-340. 10. E. ESPÉRANDIEU, “Notice sur la vie et les travaux d’Auguste Allmer”, Revue épigraphique 96 (1900), p. 69. 11. E. ESPÉRANDIEU, Epigraphie romaine du Poitou et de la Saintonge, 1888. 12. A. ALLMER, “Prétendu vol d’une portion des manuscrits de feu M. J. Sacaze”, Revue épigraphique du Midi de la France 62 (1891), p. 97-107. 13. Jean-François Bladé (1827-1900), magistrat, historien et folkloriste français. Son œuvre majeure porte sur le folklore gascon, il a écrit une épigraphie antique de la Gascogne (1885), Correspondant de l’Institut. 14. Adrien Lavergne (mort en 1914), architecte à Châtellerault, membre de la société archéologique du Gers, société historique de Gascogne, société académique d’Agen, Bulletin des Antiquaires de l’Ouest, 1914, p. 122. 15. E. ESPÉRANDIEU, Souvenirs, texte inédit, ms 1b, fonds Espérandieu, Palais du Roure, Avignon. 16. La revue a changé de nom en 1899, elle n’est plus du Midi de la France, son propos est élargi. 17. Lettre de Déchelette à Espérandieu, 4 juillet 1899, fonds Espérandieu, Palais du Roure, Avignon. 18. Déchelette à Espérandieu, 12 juillet 1899 (fonds Roure), « Je viens en effet de constater que je suis votre débiteur depuis le jour où je me suis abonné à la Revue, soit 1887. Les premières années me viennent de la bibliothèque d’Auguste Chaverondier dont j’ai hérité. Je reçois de nombreuses revues qui font traite sur moi ordinairement. Mon caissier est chargé d’acquitter ces traites. J’avais cru que les quittances de la Revue épigraphique avaient été soldées avec les autres chaque année. Je vois au contraire qu’elles ne figurent pas sur mes comptes. Je vous dois donc en tout, y compris l’année courante 13 années à 4 frs, soit 52 frs, que je vous remets ci-joint en un chèque sur le Crédit Lyonnais. »

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19. Déchelette n’ayant pas conservé les réponses du directeur de la Revue épigraphique, c’est uniquement par le fonds du Roure que l’on a connaissance de ce souci administratif qui permet leur rencontre. 20. Déchelette à Espérandieu, 12 juillet 1899 (fonds Roure). 21. J. DÉCHELETTE, Les Vases céramiques ornés de la Gaule romaine (Narbonnaise, Aquitaine et Lyonnaise), Paris, 1904. 22. A. HÉRON DE VILLEFOSSE, “Remarques épigraphiques”, Revue épigraphique 111 (1903), p. 51-62, et 112 (1904), p. 68-78. 23. Déchelette à Espérandieu, 12 septembre 1904 (fonds Roure) : « Mon cher ami, Je suis bien en retard pour vous remercier de votre dernière lettre et de l’envoi des clichés des médaillons qui vont passer dans mon supplément, actuellement à la veille d’être mis sous presse. Mon imprimeur Brassart est d’une lenteur désespérante. Cependant j’espère vous adresser avant la fin du mois le tome I. L’autre suivra quinze jours plus tard. » 24. Espérandieu à Déchelette, 13 septembre 1904 (fonds Roanne). 25. Vases ornés, t. II, p. 347. 26. Déchelette à Espérandieu, 16 juillet 1904 (fonds Roure). 27. Déchelette à Espérandieu, 30 novembre 1902 (fonds Roure). 28. Espérandieu à Déchelette, 29 décembre 1902 (fonds Roanne). 29. Espérandieu à Déchelette, 28 août 1903 (fonds Roanne). 30. Vincent Durand (1831-1902), secrétaire de la société savante La Diana à Montbrison, archéologue, fouilleur du Crêt-Chatelard, ami de Déchelette, M.-S. BINÉTRUY, p. 58. 31. Déchelette à Espérandieu, 26 septembre 1908 (fonds Roure). 32. Dr Alfred Plicque (1838-1898), membre de l’académie de Clermont, Correspondant national de la Société des Antiquaires de France, fouilleur de Lezoux. 33. Déchelette à Espérandieu, 27 février 1903 (fonds Roure). 34. A. E. PLICQUE, Lug, le dieu de l’or des Gaulois, Vichy, 1892. 35. Espérandieu à Déchelette, 16 août 1903 (fonds Roanne). 36. éditeurs du tome XIII du CIL. 37. CIL XIII, pars III, fasc. 2. 38. J. DÉCHELETTE, Les Vases ornés, I, p. 145. C’est dans cet ouvrage que l’essentiel de la collection Plicque est analysé. 39. Déchelette à Espérandieu, 18 mai 1908 (fonds Roure). 40. A. E. PLICQUE, Lug, le dieu de l’or des Gaulois « Si la statue était entière, si nous avions les pieds et le bas des jambes qui nous manquent […] (p. 8) Les ailes qui couronnent le sommet de la tête […] ont disparu en partie […] on distingue à n’en point douter le point où elles s’implantent, aussi les avons-nous rétablies […] (Paris, 9) La main gauche manquait […] Nous l’avons complétée et nous l’avons armée du caducée » (p. 10). 41. E. ESPÉRANDIEU, Recueil général des bas-reliefs de la Gaule romaine, t. II, p. 399. 42. René Jean (1879-1951), critique d’art, bibliothécaire de la bibliothèque Doucet de 1908 à 1914, S. MAIGNAN, René-Jean, 1879-1951, critique d’art et bibliothécaire, Paris, INHA, 2006. 43. Espérandieu à Joubin, 24 février 1922, archives INHA, Paris. André Joubin (1868-1944), historien d’art, premier directeur de la bibliothèque Doucet. 44. Déchelette à Espérandieu, 21 décembre ( ?) 1913 (fonds Roure). 45. Espérandieu à Déchelette, 23 décembre 1913 (fonds Roanne). 46. J. DÉCHELETTE, “Friedrich Henkel, Die römischen Fingerringe des Rheinlande und des benachbarten Gebiete”, Revue des Études Anciennes 16 (1914), p. 255.

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47. Adolphe Reinach (1887-1914), helléniste, chargé de l’édition du Recueil Milliet meurt avant de terminer le premier volume qui sera publié en 1921 par son oncle Salomon Reinach. 48. J. DÉCHELETTE, “L’époque de la fondation d’Alésia”, Revue Archéologique 1 (1912), p. 101-109. 49. Déchelette à Espérandieu, 8 décembre 1911 (fonds Roure). 50. Déchelette à Espérandieu, 2 novembre 1912 (fonds Roure). 51. J. DÉCHELETTE, “Sur deux monuments gallo-romains”, Revue Archéologique, 5e série, t. 1 (1915), p. 1-3. 52. Espérandieu à Déchelette, 1er juillet 1914 (fonds Roanne). 53. M. ALTIT, “La correspondance archéologique du sous-lieutenant Émile Espérandieu en Tunisie”, p. 335. 54. Déchelette à Espérandieu, 24 février 1909 (fonds Roure). 55. E. ESPÉRANDIEU, Souvenirs, ms 1b (fonds Roure). 56. Déchelette à Espérandieu, 29 janvier 1909 (fonds Roure) « Je n’irai pas à Paris avant Mai, un triste événement la mort d’un de mes neveux et associés, emporté à 27 ans au retour de son voyage de noces, m’oblige à reprendre pour six mois le collier des affaires dont j’allais me délaisser. » 57. Déchelette à Espérandieu, 7 mars 1914 (fonds Roure) « Merci cordialement, mon cher ami, de vos affectueuses condoléances. Je ressens bien vivement en ce moment le vide que nous laisse ma sœur. » 58. S. REINACH retrace la controverse dans “Ephémérides d’Alésia”, Revue Archéologique 5e série, t. 21 (1925), p. 26-100. 59. Peut-être est-il déjà au courant de l’affaire par le réseau, mais il sait rester discret. 60. Déchelette à Espérandieu, fin mai 1908 (fonds Roure). 61. Déchelette à Espérandieu, 29 janvier 1909 (fonds Roure). 62. Louis Léger (1843-1923), linguiste et historien, professeur à l’École des langues orientales, premier titulaire de la chaire de langues et littératures slaves au Collège de France (1885), membre de l’Académie des Inscriptions et Belles Lettres (élu en 1900). 63. Déchelette à Espérandieu, 24 février 1909 (fonds Roure). 64. C’est-à-dire Salomon Reinach. 65. Espérandieu à Déchelette, 11 avril 1909 (fonds Roanne). 66. Espérandieu à Déchelette, 4 décembre 1911 (fonds Roanne). 67. L’attente est longue pour devenir membre de l’Académie des Inscriptions et Belles Lettres, Espérandieu ne le deviendra qu’en 1919. 68. Cf. lettre d’Espérandieu du 1er juillet 1914, supra. 69. Seymour de Ricci (1881-1942), épigraphiste, historien d’art et bibliographe ; Oscar Bohn (né en 1853) publie le t. XIII, pars 3, fasc.1 et 2 du CIL. 70. Déchelette à Espérandieu, 26 septembre 1908 (fonds Roure).

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RÉSUMÉS

Grâce aux recherches réalisées actuellement dans les archives du palais du Roure d’Avignon (fonds Espérandieu) et du musée de Roanne (fonds Déchelette), la correspondance entre Émile Espérandieu (1857-1939) et Joseph Déchelette (1862-1914) a pu être reconstituée. Ces deux archéologues, l’un officier et l’autre industriel, ont correspondu entre 1900 et 1914. S’il n’y a pas de régularité dans cette relation épistolaire – car ils se voyaient, essentiellement à Paris ou à Alésia –, on peut suivre, toutefois, même s’il manque quelques lettres, l’avancée et l’aide bibliographique ou photographique qu’ils s’apportent mutuellement pour certains de leurs travaux : le Recueil des bas-reliefs de la Gaule d’Espérandieu, ou les Vases ornés de la Gaule de Déchelette. Leur relation ne reste pas strictement professionnelle, on voit une amitié se dessiner, assez discrète, mais suffisante pour qu’ils s’épaulent à quelques moments sensibles (la polémique entre Espérandieu et la société de Semur à propos d’Alésia, ou le soutien pour l’entrée de Déchelette à l’Académie des inscriptions). Enfin, l’étude croisée des autres correspondants des deux archéologues permettra de mieux apprécier leur intégration au sein des réseaux scientifiques.

Thanks to the research currently carried out in the archives of the Palais du Roure at Avignon (the Espérandieu fund) and the Roanne museum (the Déchelette fund), it has been possible to reconstitute the correspondence between Emile Espérandieu (1857-1939) and Joseph Déchelette (1862-1914). The two archaeologists, one an officer, the other an industrialist, corresponded between 1900 and 1914. If there is no regularity in that epistolary relationship, – for they saw each other essentially in Paris or at Alesia –, we can however follow, even though a few letters are missing, the advancement and bibliographic or photographic assistance they mutually brought to each other over certain of their works: Espérandieu's Recueil des Bas-reliefs de la Gaule, or Déchelette's Vases ornés de la Gaule. Their relationship does not remain strictly professional, a friendship emerges, fairly discreet but sufficient for them to support each other at certain sensitive moments (the polemic between Espérandieu and the Semur society a propos of Alesia, or the support over Déchelette's admission to the Academy of Inscriptions). Finally, the cross examination of the other correspondents of the two archaeologists will enable us better to appreciate their integration into scientific networks.

INDEX

Mots-clés : Alésia, archéologues, bas-reliefs, correspondance, épigraphie, Gaule, historiographie, Troisième République, vases ornés Keywords : Alesia, archaeologists, bas-reliefs, correspondence, decorated vases, epigraphy, Gaul, historiography, Third Republic

AUTEUR

MARIANNE ALTIT-MORVILLEZ

Doctorante Paris I [email protected]

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Déchelette’s contribution to Iron Age Studies : theory and practice

John Collis

1 The books and articles which have so far been published about Joseph Déchelette have mainly concerned themselves with his personal life and circumstances, and the development of his interest in archaeology in terms of his excavations, research projects and publications1. What has hardly been touched on is the origin of his theoretical ideas and methodology. Mainly this is because, like many of his contemporaries, he thought there was nothing to discuss, and it was not until the 1960s, or even later in France, that what were thought to be “commonsense” approaches to archaeology began to be questioned, with the development of new approaches and a new “paradigm”, the rejection of the so-called Culture-Historical paradigm in favour of what came to be called the “New Archaeology”. In fact Déchelette’s period of activity lies in some of the most formative of years of the Culture-Historical approach, while many of his contemporaries were still stuck in an Antiquarian approach with only an interest in the objects themselves rather than their physical context and interpretation, for instance in the pillaging of cemeteries in the Champagne with not even the name of the site recorded, let alone the grave associations.

2 In my book on the historiography of the Celts2, I suggested that Déchelette was one of the key figures in the formulation of the archaeological definition of the Celts, one which was to dominate throughout the 20th century, bringing together ideas and approaches from a variety of sources: linguistic, historical, art historical as well as archaeological. He also drew on a range of international scholars, German, Czech, British, Irish, and Swiss, developing what was an entirely new synthesis. My analysis of his work was, and has remained, superficial, and I have not had time to pursue the full range of his writings and those of his contemporaries, let alone study his letters which may betray better where his ideas were coming from and how he developed them. In this article I merely wish of provide some signposts to avenues of research which may prove interesting to pursue, especially in his contributions of protohistoric archaeology.

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Writing History

3 The first question one must ask is what Déchelette was trying to do with the archaeological data at his disposal. Clearly it was to write History, but what sort of History? As in other nation states, especially Britain, History in the 19th century was increasingly being written against an imperial and colonial background, as the major powers in Europe vied with each other to establish world empires. The emphasis was to document the rise of the nation state, from the primitive customs of the earliest documented ancestors, in France, the Gauls, with the gradual evolution to more complex and sophisticated forms of government, leading up to national unity, but accompanied by developments in art and literature.

4 In the period following the Napoleonic wars, the two most influential historians in France were the brothers Augustin and Amédée Thierry, and it is the latter’s Histoire des Gaulois depuis les temps les plus reculés jusqu’à l’entière soumission de la Gaule à la domination romaine which dominated the teaching of pre-Roman history in France, going through many editions after its first publication in 1828 until 18703. It was commonly used as a school book prize (e.g. the copy in the library at Mont Beuvray), and Camille Jullian recorded the impact of his prize copy in developing his interest in history. In it we see the rise of “nos ancêtres les Gaulois” and of Vercingetorix as the first French national hero, uniting the Gauls against the Roman invaders. Thierry considered the Gauls to be the first inhabitants of Gaul, arriving sometime early in the second millennium BC (he was still working on the short, biblical. chronology). The sources of Thierry’s reconstructed history was the written classical sources, and this largely remained the case for his academic successor, Camille Jullian, but by then the long chronology had come into use with the recognition of the length of prehistory documented by Archaeology and Geology, but the historical aims remained the same, e.g. the origins of the Gauls and their customs and development, and the Roman conquest; he also had the benefit of Napoleon III’s excavations and writings. In his introduction to Protohistoire, Déchelette likewise depends heavily, and discusses in detail, the classical sources, especially on the location of the Celts.

Linguistic approaches

5 Historical linguistics in the 19th century were dominated by the German school: Grimm, Bopp, Zeuss and others, with the development of the concept of the Indo-Germanic or Indo-European language group. At this level of abstraction, language was generally equated with race, and so the “Indo-Europeans” were equated with the “Aryans”, in contrast with Semitic languages represented by the Jews and the Arabs; to this was added the further factor of religion, with Christianity opposed to Judaism and Islam. Race was also used at a more refined level in contrasting the Teutonic or Germanic race with the Slavs and the Celts, classifications which were to be fundamental in European History up to the Second World War in the ideology of the Third Reich. At a yet further level of refinement, language became the marker of the Nation State–French, Spanish, English, etc.–often leading to the suppression of minority languages such as Galliego, Basque, Catalan, Provençal, Alsacienne, Breton, Welsh, Gaelic, Lappish, an attitude only relaxed in the 1960s and 1970s. The leading scholar in driving forward these ideas in

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the late 19th and early 20th century was Gustaf Kossinna, but I am unclear how far his thinking affected Déchelette, as his major papers were appearing at the end of Déchelette’s life, in the immediately pre-war period. As is clear from the way in which he volunteered for military service in the French army (despite his age) and in the report of his final words, he too was certainly swept along by the tide of nationalistic thinking which precipitated the outbreak of the war, despite the international nature of his academic work.

6 In France the field of Celtic linguistics was dominated by Henri d’Arbois de Jubainville, who, after this retirement as archivist for the Department of the Yonne, became the first professor of Celtic Studies in the Sorbonne, and his book Premiers Habitants de l’Europe4 very much reflected the thinking at the time in correlating peoples with languages. This approach assumed that the populating of Europe, and their successive replacements, could be reconstructed from linguistics. Though Déchelette occasionally states his disagreement with his interpretations, these are largely over matters like dating rather than a rejection of the methodology. As I have argued elsewhere, Déchelette relied much more closely on d’Arbois de Jubainville than he did on the traditional histories typified by Jullian.

Archaeology

7 In history and linguistics Déchelette was following well established disciplines, but this was less true for archaeology. Some of the models he was using were less than a decade old, and, while it is clear that he was following these new ideas, the way in which he used them was innovative.

8 His first problem was how to translate historical “racial” groups like Celts and Germans and linguistic entities into archaeological terms. In the latter half of the 19thcentury there was in an increasing belief that material culture could be used to define linguistic and ethnic groups, for instance Kemble’s distinctions between Celtic Art and that of the Romans, the Anglo-Saxons and the Vikings, or Virchow’s identification of Burgwallkeramik with the Slavic expansion in the later 1st millennium AD. For the Iron Age, in 1871 Désor and Mortillet recognised the similarity between the ornaments and weapons found in the graves at Marzabotto, and those found in similar graves in the north of France as well as from the lake site at La Tène, and de Mortillet used them as evidence for the Gallic invasions of northern Italy described by Livy and Polybius, and specifically with the tribe of the Senones5. In Palaeolithic archaeology different artefact types were used to typify specific stages of development and named after type sites, such as the Abbevillian, the Mousterian and the Magdalenian. This had also been attempted for later periods, including the Iron Age, with Hildebrand’s stylistic distinction between Hallstatt and La Tène, though de Mortillet’s attempt at making finer divisions such as the Marnian and the Beuvraysian met with less acceptance.

9 Kossinna’s famous formulation of the concept of the “Culture Group”, and its correlation with a “people” did not appear until 19116, and probably had little or no impact on Déchelette’s thinking. Certainly by 1904 he was using the equivalent term in French “civilisation”, but he was more ambiguous in its meaning than Kossinna. La Civilisation d’Hallstatt he thought was shared by several different peoples, especially Celtic and Illyrian, while for La Tène he distinguished between Celtic, German and Insular versions. Thus it is not always clear how he understood the concept; perhaps as

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a heuristic device useful to archaeologists, but not necessarily correlating with entities in other disciplines (e.g. a language group) though he does sometimes use it to signify a “people”, in places equating La Tène with Celtic. I hesitate to use the term “ethnic” as this was a concept which had yet to be defined, and a “Culture” or “Civilisation” had more of a racial significance than ethnic. Certainly when comparing the material culture from the Late La Tène oppida of Mont Beuvray, Manching, Stradonice and Velem St. Vid, he was struck by the marked similarity which he assigned to their shared Celtic culture. On the other hand he did not use “Celtic Art” as a clear discriminant as it turned up in his Celtic and Insular cultural areas, but not in the Celtic areas of Spain.

10 His solution was to use burial rites as the distinguishing criterion. D’Arbois de Jubainville had suggested that the origin of the Celts lay east of the Rhine, especially around the Main valley on the basis that here natural features such as rivers had names which were of Celtic origin, unlike France where rivers such as the Seine/Sequana for him represented an older, pre-Celtic, layer of toponymy7. He had suggested on the evidence of historical evidence in the classical writers that the expansion of the Celts into France lay around the 7th-6th centuries, a period in Hallstatt I and II and early La Tène I when inhumation was the dominant burial rite in this area. At the same time, in the Germanic areas, cremation was the main burial rite, so Déchelette suggested that inhumation was Celtic and cremation was Germanic, with crouched inhumation representing the pre-Celtic Ligurians8. The shift in northern France from inhumation to cremation he linked with Caesar’s statement that the Belgae were originally Celtic, but had absorbed a large Germanic population coming from east of the Rhine. This approach was perhaps an innovation by Déchelette, though both on theoretical and factual grounds it is now unacceptable (e.g. the areas assigned by Caesar to the Celts show a similar shift to cremation in the Late La Tène, for instance at Mont Beuvray). But this is something which has survived a long time in the literature, for instance the use by Filip of the appearance of flat inhumation cemeteries in central Europe to mark the arrival of the Celts in the “Dux Horizon” in the 4th century BC9; or the continued dating of the arrival of the Belgae in northern France to the 4th century BC (Caesar actually gives no dates) by authors such as Brunaux to explain the establishment of sanctuaries such as Ribemont-sur-Ancre and Gournay-sur-Aronde. In fact the shift to cremation starts as early as the 5th century in some areas of northern France, and inhumation is not particularly characteristic of the areas assigned to the Celts in the latter half of the 1st millennium. None of the supposedly distinctive features assigned to the Belgae, such as the sanctuaries or the Fécamp ramparts with earthen dump ramparts are confined to Belgic territory. In terms of the Celts, Déchelette’s ideas have had an even greater longevity, with the belief that the Celts originated in southern Germany, but maps which supposedly show the “origin of the La Tène Culture” or of “Celtic Art” are rather the distribution of the flat inhumation cemeteries in the 6th-5th centuries BC.

Chronological schemes and typology

11 One of the major achievements of prehistoric archaeologists at the beginning of the 20th century in the short period before the war was the construction of chronological systems which have remained in use a hundred years later, including those devised by

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Reinecke and Déchelette for the central and western European Iron Age. The methods used by both authors lie in 19th century developments in Geology, notably in Palaeontology, where certain “type fossils” of extinct animals were used to typify and correlate rock formations; this approach was quickly transferred to Palaeolithic Archaeology in the 1860s. In the case of Geology the succession of rock formations was recognised by people like William “Strata” Smith as early as the 1820s10, and for Archaeology it was the sequence of river terraces and especially the succession of layers in caves. But the schemes, using the type fossil approach, were then extended to situations where the stratigraphical relationships could not be demonstrated.

12 In the late 19th century the approach was further extended to the dating and classification of later phases of prehistory, where there was at the time only limited stratigraphical evidence, and the main evidence for contemporaneity came from the association of objects in graves or hoards. In these methodological approaches the lead had been largely taken by Scandinavian archaeologists: Christian Thomsen for the “Three Age System”; Johannes Worsaae for the developments of type fossils and associations; Hans Hildebrand for the division of the Iron Age into the Hallstatt and La Tène periods; and Oskar Montelius for typology and cross dating (the association of traded or similar objects which could be dated in other parts of the world from historical records, for instance in Egypt, Greece or Rome). The type fossil remained the key element in both Reinecke’s and Déchelette’s chronologies and were used to construct “phases”, but they often had to deal with unstratified material from sites which were occupied for a relatively short duration, as in the case of the oppida. Cross- dating was especially important to Déchelette in looking for the date and area of origin of “Celtic Art”, which for the first time he was able to date to the 5th century BC in the area from northern France, southern Germany and Bohemia.

Distribution maps

13 The shift to the Culture-Historical paradigm in the late 19th and early 20th centuries thus produced a need for a closer dating of archaeological finds, in order to date culture changes which were then interpreted in terms of migrations and the arrival of new peoples, most clearly demonstrated in the maps used by Kossinna and his followers as evidence for the gradual expansion of the Germans from their supposed Scandinavian homeland11. Already in 1910 Déchelette was using the distribution of finds of bronze sickles as an indicator of the areas settled by the Ligurians, and noting how they were concentrated in the valley of the Rhône. This he did, not with a distribution map, but with a table listing the number of sickles found in each departement12 and in 1913 he discusses the distribution of flat inhumation burial rites in the Hallstatt period13. In 1914 he uses a distribution map of La Tène cemeteries in France14.

14 He was not, however, the first in France to use maps to put forward ethnic interpretations of archaeological data. Alexandre Bertrand in 1889 had produced a map showing the distribution of archaeological remains which he interpreted as three successive phases of colonisation of France15: the earliest marked by megalithic tombs constructed by an unrecorded race of people; a second, invasions by Celts in the Bronze Age represented especially by hoards of bronze objects; and a third in the Iron Age with cemeteries which were evidence of the arrival of the Gauls. The difference in the

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density of finds he interpreted as indications of the differing longevity of these groups in different areas; the concentration of megalithic tombs in Brittany showed for him that this primary wave of settlers had survived for many years on the Atlantic coast, the latest being contemporary with the arrival of the Gauls in the Iron Age. In his later volume, co-authored with Salomon Reinach (1894), he listed the occurrence of Hallstatt swords and Gallic cemeteries16.

15 It was not until the 1950s that a proper critique was made of Kossinna’s methodologies, especially the use he made of distribution maps. Hans Jürgen Eggers considered how the process of discovery could affect distribution maps, and also how the material of which an object was made had also to be taken into account17. He also looked at the way in which cultural factors could affect distributions, especially the nature of deposition. So, for instance, the distribution of Roman objects in the southeast parts of the Baltic coast led to mainly coins being deposited in one area where they occurred in graves, whereas in an adjacent area finds of imported vessels were dominant, deposited in hoards18. However, Eggers still considered that cultural reconstruction was the primary aim of prehistoric archaeology. It was not until the 1990s that a similar critical approach was applied to the archaeology of the Celts19.

Excavation and stratigraphy

16 Jacques Gabriel Bulliot’s excavation at Mont Beuvray, which Déchelette took over from his uncle in 1897, had, in certain respects, been innovative; Bulliot, for instance, was one of the first, perhaps the first, to recognise timber buildings in the form of post- holes. He also ensured that the walls and other features he discovered were plotted on to a master plan, itself innovative in being the first ancient site for which a contour plan was made. Déchelette himself introduced one other innovation, the photographing of features discovered and of the finds, the latter published in the Album of plates by Bulliot with Félix and Noël Thiollier20.

17 But in other respects the excavations were typical of their time, with the digging of trenches by workmen in search of walls which would then be followed to provide a plan, very much like the contemporary excavations on the Roman town at Silchester. The recognition of chronological depth in the phasing of the houses was minimal. Although stratigraphy was recognised on Palaeolithic cave sites, it was not used on sites of a later date. There are exceptions, such as General Pitt Rivers who in 1875 recorded the ditch of the Iron Age hill-fort at Cissbury cutting through the Neolithic flint mines; he also recorded the sequence of infill of the ditch of the Neolithic Wor Barrow in 1893, but this had been dug in spits with the depth of finds recorded which could later be plotted on to a profile of the ditch21. But in no case were sites dug as a sequence of superimposed layers; that was not to appear in Britain until the 1920s and 1930s with excavators such as Sir Mortimer Wheeler22, and in France even later, in the 1970s.

18 Déchelette was thus merely a typical excavator of his time rather than an innovator, and the complexity of the succession of superimposed buildings revealed by the recent excavations at Mont Beuvray was simply not recognised. The site, like Silchester, was virtually treated as a single period, but provided one of the most complete plans yet available of a first century BC oppidum. The interpretation of the plan was in terms of a Roman or medieval town, with public buildings labelled “forum”, etc., elite courtyard

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houses, and specialist artisan areas reminiscent of the quarters of medieval towns dominated by specific crafts or guilds.

Conclusions

19 The picture that emerges from this discussion of Déchelette’s work is of someone who was not a major innovator like his Scandinavian and British predecessors and contemporaries, for instance, Christian Thomsen, Johannes Worsaae, Augustus Pitt Rivers or Oskar Montelius. Rather he was a synthesiser who brought together the best scientific approaches to produce major overviews of his time of the prehistoric, protohistoric and Roman periods. His writings on Celtic Art are very typical. The concept of this art he took over from British authors: John Kemble, Augustus Franks, Sir Arthur Evans and J. Romilly Allen, and he was the first continental author to write about it. At the time the construction of archaeological periods as a means of dating was in vogue with a number of authors such as Montelius and Reinecke, so he upset his own scheme for the Iron Age, and he was able to fix this in absolute terms by using cross-dating, especially for the La Tène I period with its classical Greek and Etruscan imports. These objects were associated with the earliest forms of Celtic Art, so he was able to date its appearance, and to plot where the earliest examples were to be found, in graves in northern France, southern Germany and Bohemia. Thus, though none of the concepts and methodologies were new, he was able to make a new and major contribution in understanding the origin of the art form.

20 Dismissing Déchelette as someone who was not a major innovator, however, may not entirely do him justice. He was certainly a major player in establishing the methodologies of the Culture-Historical paradigm which was to dominate European Archaeology for much of the 20th century, as, for instance, his approach to the identification and study of the Celts. A more detailed inquiry into his work and its context than I have been able to offer here may substantially change our view of his status among his peers.

NOTES

1. M.-S. BINÉTRUY, De l'art roman à la préhistoire, des sociétés savantes à l'Institut, itinéraire de Joseph Déchelette, Lyon, 1994. F. DÉCHELETTE, Livre d’Or de Joseph Déchelette : centenaire 1862-1962, Roanne, 1962. E. and J. GRAN-AYMERICH, “Les grands archéologues : Joseph Déchelette”, Archéologia 185 (1983), p. 71-73. 2. J.R. COLLIS, The Celts: Origins, myths and inventions, Stroud, 2003 (second revised edition 2006). 3. A. THIERRY, Histoire des Gaulois depuis les temps les plus reculés jusqu’à l’entière soumission de la Gaule à la domination romaine, Paris, 1828. 4. H. D’ARBOIS DE JUBAINVILLE, Premiers Habitants de l’Europe d’après les Auteurs de l'Antiquité et les Recherches le plus Récentes de la Linguistique, Paris, 1877 (second edition 1889).

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5. G. DE MORTILLET, “Les Gaulois de Marzabotto dans l’Apennin”, Revue Archéologique 22 (1870-1), p. 288-290, pl. 22. 6. G. KOSSINNA, “Zur Herkunft der Germanen. Zur Methode der Siedlungsarchäologie”, Mannus- Bibliothek 6 (1911). 7. H. D’ARBOIS DE JUBAINVILLE, “Conquête par les Gaulois de la région située entre le Rhin et l’Atlantique”, Revue Celtique (1903), p. 162. 8. J. DÉCHELETTE, Manuel d’Archéologie Préhistorique, Celtique et Gallo-Romaine. II-1: Âge du Bronze, Paris, 1910, p. 13. 9. J. FILIP, Keltové ve Strˇední Evrop, Prague, 1956; Keltská Civilizace a její Deˇdictv, (revised edition 1963, English translation Celtic Civilisation and its Heritage, 1962), Prague, 1960. 10. S. WINCHESTER, The Map that changed the World, London, 2002. 11. H.-J. EGGERS, Einführung in die Vorgeschichte, Munich, 1959. 12. J. DÉCHELETTE, Manuel d’Archéologie Préhistorique, Celtique et Gallo-Romaine. II-1 : Âge du Bronze, Paris, 1910, p. 14. 13. J. DÉCHELETTE, Manuel d’Archéologie Préhistorique, Celtique et Gallo-Romaine. II-2 : Deuxième Age du Fer ou Époque de Hallstatt, Paris, 1913. 14. J. DÉCHELETTE, Manuel d’Archéologie Préhistorique, Celtique et Gallo-Romaine. II-3 : Second Age du Fer ou Époque de La Tène, Paris, 1914. 15. A. BERTRAND, Archéologie Celtique et Gauloise : mémoires et documents relatifs au premiers temps de notre histoire nationale, Paris, 1889. 16. A. BERTRAND and S. REINACH, Les Celtes dans les Vallées du Pô et du Danube, Paris, 1894. 17. H.-J. EGGERS, Einführung in die Vorgeschichte, Munich, 1959, abb. 29. 18. H.-J. EGGERS, Einführung in die Vorgeschichte, abb. 26. 19. J.R. COLLIS, The Celts, 2003 (second revised edition 2006). 20. J.G. BULLIOT, F. THIOLLIER and N. THIOLLIER, Album, St. Étienne, 1899. 21. M. BOWDEN, Pitt Rivers: the life and archaeological work of Lieutenant Augustus Henry Lane Fox Pitt Rivers, DCL, FRS, FSA, Cambridge, 1991. 22. R.E.M. WHEELER, Archaeology from the Earth, Harmondsworth, 1954.

ABSTRACTS

In this paper I suggest that more attention should be paid to Joseph Déchelette’s methodological and theoretical approaches to archaeology. Though he may have been more of a synthesiser than innovator, he belongs to the period when the “Culture History” approach to prehistory was developing. His approaches were very typical of the period, for instance in his attempts to develop a precise chronological framework in which to place cultural changes, using the concept of periods and type fossils, and also in his use of distribution maps to locate “racial” groups such as Celts and Ligurians. One major problem was to correlate archaeological data with classifications in other subjects, especially linguistics, though he never went to the extremes of his contemporary, Gustaf Kossinna whose ideas were to form the basis of the racist approaches of the first half of the 20th century.

Je suggère dans cet article qu’on porte plus d’attention aux approches méthodologiques et théoriques de Joseph Déchelette de l’archéologie. Même s’il a pu être plus un homme de synthèse

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que d’innovation, il appartient à la période où se développait l’« histoire culturelle » appliquée à la préhistoire. Ses façons d’aborder les problèmes sont très typiques de cette période, par exemple dans ses tentatives de mettre au point un cadre chronologique précis où situer les changements culturels en usant du concept de périodes et de fossiles types, et également dans son usage de cartes de répartition pour localiser des groupes « raciaux » tels que les Celtes et les Ligures. Un problème majeur était d’établir un lien entre les données archéologiques et les classifications d’autres sujets, en particulier la linguistique, même s’il n’alla pas jusqu’aux positions extrêmes de son contemporain Gustav Kossinna dont les idées allaient former la base des développements racistes de la première moitié du XXe siècle.

INDEX

Keywords: chronology, culture history, distribution maps, excavation techniques, Mots-clés: archéologie, cartes de répartition, chronologie, histoire culturelle, hommages et condoléances, racisme, sociabilité savante, techniques de fouilles

AUTHOR

JOHN COLLIS [email protected]

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Des fouilles aux tranchées. Les jalons de Déchelette

Serge Lewuillon

Archéologue malgré eux

1 Contrairement à d'autres pionniers de l’archéologie française, Joseph Déchelette reste largement méconnu, même dans le monde savant. Tout au plus sa silhouette apparaît- elle au visiteur de Bibracte comme celle d’un des inventeurs de l’oppidum. Pour le reste, Déchelette est l’homme d’un seul livre, mais quel livre : le Manuel d’archéologie préhistorique, celtique et gallo-romaine, considéré par beaucoup comme la cheville ouvrière de la protohistoire française1. On le cite, plus par révérence que par référence, mais sans s’appesantir sur son rôle dans la constitution de l’archéologie européenne. Ce relatif détachement vient malheureusement de ce que Joseph Déchelette a fait une carrière scientifique en marge des institutions, avec pour seul titre professionnel celui de conservateur du musée de Roanne. Ni cette position, ni son affiliation à des sociétés savantes plus ou moins importantes ne sont cependant à la mesure de la tâche qu’il a accomplie.

2 En dépit de son esprit novateur, Déchelette reste foncièrement un homme du XIXe siècle. Les bornes de son existence sont le second Empire, dont il reçut le goût des antiquités nationales, et la Grande Guerre, où il laissa la vie. Bien que sur le moment, sa disparition ait créé un choc dans la communauté archéologique internationale, l’hommage de ses pairs apparut bientôt tempéré par des réserves sur la portée de son travail, sinon sur sa stature d’homme de science. En fait, Déchelette ignorait l’orgueil : arc-bouté sur sa province, où il avait fait son apprentissage et dans laquelle s’enracinait son expérience d’archéologue, il avait toujours résisté aux tentations que l’on dit parisiennes. Il avait mis son ambition archéologique dans un ouvrage de synthèse, ainsi que dans un projet historiographique plus vaste encore. De son point de vue, le Manuel serait un chef-d’œuvre au sens propre : non seulement le gage ultime donné à la communauté scientifique, mais aussi l’état des lieux de la protohistoire, qui légitimerait ses investigations sur la civilisation européenne des origines. Pour son malheur,

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Déchelette passait aux yeux de ses pairs pour un notable, tout empreint de « sociabilité érudite » provinciale, qui se serait arrogé la mission de régenter l’archéologie européenne. Cette prétention lui a sans doute coûté une reconnaissance mieux établie. De plus, Déchelette ne disparut pas tout seul : au lendemain de la guerre, c’est une école archéologique considérable qui s’est évanouie, ce groupe de Saint-Germain-en-Laye qui prônait de recombiner l’histoire, la sociologie et l’ethnographie au sein d’une vaste synthèse comparatiste. L’archéologie française étant retournée à sa routine pour quelques décennies, le Manuel a simplement couru sur son erre, tandis que la réputation de son auteur jaunissait sans s’effacer totalement.

Le métier d’archéologue

3 La biographie ordinaire de Déchelette est écrite2 : on sait presque tout de l’homme, tout au moins ce que les convenances d’une époque en ont laissé filtrer. On doit à sa veuve le collationnement de la correspondance scientifique de son mari : il en émane un portrait officiel, dont il ne faut attendre aucune surprise, nulle fausse note. En revanche, l’étude de ses archives révèle que Déchelette n’établissait pas de distinction entre sa vie professionnelle et ses activités archéologiques. Du point de vue du chercheur, cet angle de vue peut s’avérer utile à l’interprétation de son projet scientifique, qui fut long et tortueux, mais rationnel d’un bout à l’autre. L’organisation de son temps, de ses voyages, le choix de ses destinations et de ses correspondants, la planification de ses sujets d’étude et de ses travaux, ses investissements et l’enrichissement de sa bibliothèque, tout contribue à éclairer sa formation et ses aspirations scientifiques d’un jour nouveau – mieux sans doute que ne le font les brouillons de ses livres, qu’il vaudrait mieux laisser à leur aspect définitivement lacunaire.

4 Déchelette s’était tourné à l’origine vers l’étude du patrimoine monumental plutôt que vers l’archéologie proprement dite, en un temps et dans un milieu où cela n’allait pas de soi. D’abord, il n’existait pas de formation spécifique à ce métier, qui n’en était même pas un officiellement. Par ailleurs, les goûts de Déchelette le portaient irrésistiblement vers les archives. Il avait d’abord songé à l’École des Chartes, avant d’être contraint d’y renoncer pour se consacrer à l’entreprise familiale de tissage. Néanmoins, il eut la chance de fréquenter à ses débuts quelques personnages marquants auprès desquels il puisa sa sensibilité au patrimoine et à l’histoire et qui le confirmèrent dans sa vocation de chercheur. Parmi ceux-ci, son oncle Jacques-Gabriel Bulliot, dans le négoce comme lui, qui s’était fait connaître comme l’archéologue du Mont-Beuvray (identifié pour la première fois comme l’antique Bibracte citée par César). L’ayant associé à ses recherches, Bulliot lui fournit involontairement un sujet de recherches historiques de grande portée3. D’un autre côté, le milieu provincial où Déchelette avait fait ses débuts n’avait pas que des aspects négatifs. C’est au sein d’une société savante de bonne réputation, la Diana, qu’il affirma sa prédilection pour le Moyen Âge et s’initia à l’architecture religieuse. Ce choix ne fut pas sans conséquence sur son évolution intellectuelle, car il l’obligea à diverses mises au point méthodologiques qu’il n’aurait pu trouver chez les premiers maîtres de l’archéologie monumentale comme de Caumont ou Viollet-le-Duc. Il y gagna une tournure d’esprit qui conciliait l’histoire de l’art et l’archéologie, pressentant derrière leur nécessaire combinaison la dynamique des filiations et des transitions historiques. Dans son

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premier mémoire sur les peintures murales du Forez, Déchelette évoque les règles d’une méthode qui fera la fortune de son Manuel : Les fiches que j’ai réunies étant assez nombreuses – environ trois cents – l’idée m’est venue de dresser une bibliographie analytique et raisonnée de tous les travaux parus sur les peintures murales de France. Je trouve utile et intéressant de relier de temps en temps par un lien bibliographique les travaux des provinciaux entre eux sans oublier les Parisiens4…

5 Ensuite, c’est en rédigeant les notices de l’Inventaire des Richesses d’art de la France et dans les premiers classements qui s’ensuivirent que Déchelette fit l’expérience de la typologie. C’est enfin dans le classement de plusieurs bibliothèques et fonds d’archives régionaux qu’il recueillit avec un certain opportunisme qu’il comprit le poids des bibliographies. La méthode de Déchelette tient tout entière dans le développement de ses recherches selon ces trois axes.

L’hypothèse de Stradonice

6 Ayant pris très au sérieux son rôle de conservateur adjoint au musée de Roanne, Déchelette eut l’heureuse intuition d’y étudier une série de vases peints laissés là à leur incognito. Mû par un systématisme dont il ferait pour ainsi dire sa signature, il mit au point à cette occasion les principes d’analyse céramologique qui devaient par la suite lui ouvrir bien des portes5. La publication de ce matériel attira sur lui l’attention de Salomon Reinach, directeur du musée des Antiquités nationales de Saint-Germain-en- Laye, qui l’invita à collaborer avec Henri Hubert. Jusqu’alors, Déchelette n’avait pas éprouvé de curiosité excessive pour la protohistoire : malgré sa collaboration avec Bulliot, sa conception du terrain demeurait très classique et essentiellement logistique. En revanche, il continuait de mettre dans le classement et la publication des monuments du passé toute sa passion d’archiviste contrarié. Pour l’heure, il ne s’agissait encore que de simples objets abandonnés dans des réserves, mais bientôt, il appliquerait sa méthode analytique à des structures d’une toute autre envergure. Cela se remarqua au congrès d’archéologie préhistorique d’Autun en 1907, à l’occasion duquel il définit de façon synthétique sa conception des oppida. C’est justement la céramique qui avait joué un rôle essentiel dans cet essai. De passage à Berlin en 1899, Déchelette y avait remarqué un fragment de céramique peinte comme il en avait vu au Mont-Beuvray. Sur recommandation, il se rendit au musée national de Prague, où il en découvrit des vitrines entières provenant de l’oppidum tout proche de Stradonice. Il y avait là non seulement des céramiques, mais également du matériel de métal, d’émail et de verre en tout point comparable à celui de Bibracte. Par ailleurs, la même parenté semblait pouvoir être établie entre les faciès monétaires de Bourgogne et de Bohème. À cette occasion, Déchelette entama une relation suivie avec le conservateur du musée de Prague, qui venait d’éditer une étude de l’oppidum de Stradonice et de ses origines. Le savant français jugea ce livre si intéressant pour son propos qu’il se mit à l’étude du tchèque et le traduisit6.

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Fig. 1 : « Menus objets semblables trouvés dans quatre stations de La Tène III » (Manuel… IV, p. 477, fig.404)

7 Interprétant les similitudes archéologiques entre les matériels de Bibracte et de Stradonice comme la marque d’un commerce établi entre deux communautés au cours du second âge du Fer, Déchelette posait les jalons d’une théorie historique qui devait être reprise jusqu’à notre époque : selon lui, les deux oppida devaient être considérés comme les témoins d’une ancienne unité culturelle, assimilable à l’une des premières civilisations européennes : celle des Celtes historiques ou, en termes archéologiques, la culture de La Tène. Cette thèse revêtait une grande importance pour l’archéologie européenne, car elle offrait un début de réponse à la question de l’identité des peuples protohistoriques. Surtout, elle emportait de lourdes conséquences pour les recherches archéologiques en cours : l’étude des sociétés préhistoriques devrait désormais renoncer aux habituels principes nationalistes pour s’appuyer sur la chronologie archéologique. La tâche prioritaire des chercheurs consistait donc à établir une chronologie concordante entre les différentes cultures archéologiques d’Europe par une patiente comparaison des matériels céramiques et métalliques issus des fouilles et gisant dans les musées. Telle était la loi fondamentale de l’archéologie, inlassablement exposée au fil des pages du Manuel. Elle impliquait entre autres que la protohistoire serait européenne ou ne serait pas. De nos jours, ce paradigme européen a beaucoup marqué les esprits, allant parfois jusqu’à prendre une acception indue et disproportionnée. L’idée d’une préfiguration celtique de la civilisation européenne s’installa durablement dans l’historiographie du vieux continent pour culminer à partir du début des années 1990, au moment où la construction européenne était profondément marquée par la réunification allemande. Du point de vue archéologique, la célèbre exposition I Celti de Venise en constitua le point d’orgue.

8 En son temps, la découverte de Stradonice avait agi sur Déchelette comme une révélation. Dès ce moment, il n’eut plus d’autre souci que de perfectionner sa

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connaissance des sites archéologiques, s’adonnant exclusivement à l’étude des âges du Fer, cette période cruciale du premier millénaire avant notre ère, au cours de laquelle s’était déclarée l’identité celtique. Cette question devenait si prégnante que, pour en connaître le fin mot, Déchelette renonça à la gestion de l’entreprise familiale, tout en demeurant marqué par les leçons de son ancien métier. Persuadé que la culture marche toujours sur les traces de l’économie et ne se maintient qu’au prix des échanges, il attachait un grand prix aux causes matérielles qui conduisent les hommes à s’associer plutôt qu’aux dispositions psychologiques qui les poussent à se distinguer les uns des autres.

9 Dans cet ordre d’idées, Déchelette rejetait tout particulièrement le nationalisme, comme le montre l’épisode du livre de Pič. Malgré son intérêt pour cet ouvrage, la traduction de Déchelette n’en rapportait pas fidèlement toute la teneur7. Des désaccords subsistaient à propos d’une interprétation jugée excessivement nationaliste de certains pans de l’histoire tchèque antique, entraînant des divergences de vue sur la chronologie protohistorique. Comme on ne connaît en France que la traduction de Déchelette, il a paru intéressant de reconnaître les principes l’ayant guidé dans son interprétation, en comparant les versions tchèque et française de l’ouvrage, ainsi que le contexte archéologique et historiographique de chaque pays8. Les premiers résultats de cette étude confirment qu’il demeure instructif de décrypter les présupposés idéologiques qui n’ont cessé de gauchir la référence aux antiquités nationales dans tous les pays d’Europe depuis le XIXe siècle.

Fig. 2 : La céramique du Hradischt de Stradonice dans la monographie tchèque9

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Discours de la méthode

10 L’hypothèse de Stradonice ne se limitait pas à la Bourgogne ni à la Bohème, mais concernait les différentes contrées européennes où l’on rencontrait des conditions environnementales et archéologiques similaires. Mettant à profit les contacts qu’il avait noués au cours de ses voyages d’affaires, Déchelette mûrit peu à peu une stratégie discrète qui devait le placer au centre du cercle des protohistoriens. Il rapportait tout dans ses carnets de voyage, dont il tirait des notes variées et des statistiques élémentaires. D’observateur, il devint ainsi presque naturellement l’ordonnateur d’un ensemble de connaissances éparpillées qui ne demandaient, pour faire sens, que d’être structurées. C’est en raison de l’ampleur de sa méthode, mais aussi de la hardiesse de ses hypothèses et de l’identité de vue entre Déchelette et l’école de Saint-Germain que Salomon Reinach proposa au savant roannais la rédaction d’un manuel qui ferait le point sur l’archéologie européenne. Déchelette se laissa convaincre et entreprit de déverser son immense documentation dans un ouvrage ambitieux, dont le plan allait de la préhistoire à l’époque gallo-romaine.

11 Le principe de cette rédaction était largement empirique. Aussi, ce que Déchelette apprit de la préhistoire – comme ce qu’il ne parvint pas à en apprendre – lui fut d’une grande utilité pour analyser les âges du Bronze et du Fer. Le premier volume du Manuel embrassait une science qui dépassait manifestement les connaissances livresques de l’autodidacte : sa rencontre avec la préhistoire ne fut donc pas très heureuse et n’aboutit qu’à générer un malentendu persistant avec les représentants de cette discipline (en particulier la SPF). Au delà de quelques réflexions sur la portée de l’art préhistorique, Déchelette s’attachait surtout à classer le matériel le plus méthodiquement possible, notamment pour le néolithique. Cette méthode donna surtout des résultats dans l’étude des mégalithes, ainsi que dans celle des céramiques. Mais au moment même où il avait à sa portée le principe de la périodisation, Déchelette n’arrivait pas à trancher entre deux principes majeurs de la préhistoire : la conception fonctionnelle et la conception culturelle. S’abstenant de raisonner en termes de « races » (préhistoriques), il choisit d’élaborer sa propre théorie de l’évolution des sociétés, portant l’accent sur l’évolution culturelle de groupes humains déjà constitués plutôt que les migrations.

12 Paradoxalement, ce choix de la « nature » (l’identité étant une donnée) contre la « culture » (la diffusion de la donnée originelle étant un processus) devait être relativisé dans les tomes suivants du Manuel. C’est que, chemin faisant, Déchelette avait conforté son « hypothèse de Stradonice », c’est-à-dire l’existence d’une communauté culturelle protohistorique rayonnant à partir de l’Europe moyenne. Cette conception est résumée par une planche du Manuel peu spectaculaire, mais lourde de sens, établissant un parallèle entre plusieurs groupes d’objets provenant de quelques hauts lieux de l’archéologie celtique, comme une préfiguration de la « civilisation des oppida ». Mais cet élargissement ethnologique, géographique et chronologique exigeait une meilleure intégration des recherches portant sur toute l’aire présumée des oppida : l’enquête protohistorique de Déchelette prit l’allure d’une entreprise collective, fondée sur un réseau international de correspondants. En réponse à la collecte des données, Déchelette apportait à ses collègues un contexte chronologique et culturel qui offrait un sens nouveau à leurs découvertes, tandis que lui-même y trouvait de quoi fournir ses propres tableaux. Enfin, d’une entreprise qui renforçait la science française vis-à-vis

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des travaux germaniques, il pouvait espérer en tirer personnellement avantage : par l’édition du Manuel, où toute cette expérience était consignée, il s’affirmait dans le monde savant en y imprimant sa marque et en y imposant sa méthode.

13 Il démontra tout d’abord la nécessité d’établir une chronologie de portée générale et concordante avec les autres expériences européennes. L’exigence d’uniformisation augmentait avec la diversification des cultures matérielles, du vocabulaire et des références archéologiques. C’est ainsi que Déchelette prit conscience, non sans esprit critique, de la prééminence de l’approche taxonomique. Il recueillit le système de Montélius pour la chronologie relative et ceux de Hoernes, Tischler, Reinecke, Viollier, etc. pour la chronologie absolue, afin d’élaborer son propre tableau synoptique. Ce programme le conduisit à s’intéresser de plus près aux populations établies dans l’aire celtique, c’est-à-dire à poursuivre l’identification et la localisation des ethnies citées par les auteurs classiques, puis à reconnaître les relations de parenté qu’elles entretenaient entre elles. À la lecture des deux tomes consacrés à l’âge du Fer, on est frappé de l’amplification de la problématique mise en œuvre, comme si l’auteur, butant pour la première fois sur une civilisation moderne et authentique, prenait soudain conscience de la profondeur de l’histoire. Nul doute qu’en cette occasion, le Manuel se soit hissé au niveau de l’analyse historique, au sens où l’entendait Reinach.

14 L’itinéraire de Déchelette prit alors une nouvelle direction. Sa collaboration avec Henri Hubert l’avait déjà entraîné sur les chemins du comparatisme et l’avait sensibilisé à la sociologie : plusieurs de ses études s’en ressentent, comme l’analyse des broches étrusques et gauloises d’Italie du Nord10. Mieux encore, Reinach avait mis l’archéologue en relation avec le cercle des « nouveaux historiens », recommandant l’inventeur de la céramique gauloise et de la civilisation des oppida à Henri Berr pour sa Revue de Synthèse11. Pour diverses raisons idéologiques, mais aussi en raison des circonstances tragiques de la Grande Guerre, la portée de l’archéologie comparée en général et la contribution qu’y a apportée Déchelette en particulier sont sorties affaiblies de cette période. Cette tentative de refondation de l’archéologie a cependant laissé des traces dans les archives. Dans la seconde moitié du XIXe siècle, des archéologues aussi savants qu’artistes, tels que de Ring, Chantre, Flouest ou Cournault s’étaient mis à courir les musées d’Europe, afin de rassembler, d’agencer, de mettre en regard les unes des autres les pièces les plus variées propres à témoigner des similitudes ou des divergences dans les cultures matérielles. Ils pressentaient que le mobilier des cultures protohistoriques ne livrerait tout son sens que dans le dévoilement de sa dimension ethnographique, grâce à de larges comparaisons interculturelles. Il restait à tirer parti de ce musée de papier, qui laissait présager l’avènement d’une archéologie d’ouverture.

15 À Saint-Germain-en-Laye, Hubert était le dépositaire d’une masse considérable de documents iconographiques originaux, tandis qu’à Roanne, Déchelette faisait de même, acquérant la plupart des albums illustrés parus depuis la première moitié du XIXe siècle. L’étude précise des collections iconographiques qu’il a rassemblées dans sa bibliothèque de Roanne est donc aujourd’hui du plus haut intérêt pour saisir à quel point le travail de Déchelette était fondé sur le comparatisme. Depuis plusieurs années, une enquête a été entreprise dans ce sens avec le concours de l’INHA dans le cadre du programme AREA (Archives de l’archéologie européenne) 12. Dans la perspective du centenaire de la disparition de Déchelette, on entretient le projet d’une exposition sur l’iconographie archéologique en France : « La bibliothèque de Joseph Déchelette à Roanne : un panorama de l’iconographie archéologique au XIXe siècle13 ».

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La tentation de l’histoire

16 À lire ses notes et sa correspondance, tout indique que Déchelette était en plein accord avec les tenants de l’histoire nouvelle. Cette mouvance comptait des partisans résolus à Saint-Germain-en-Laye, où Henri Hubert assurait la promotion de la sociologie durkheimienne. Malheureusement, l’école de Saint-Germain fit long feu : la Grande Guerre, la mort de Déchelette, puis celle de Durkheim en 1917 et enfin la disparition de Hubert en 1927 éteignirent les velléités de rénovation des antiquités nationales, tandis que les disciplines historiques se ralliaient à l’École des Annales. Il n’empêche que la forte impression produite par l’école historique sur Déchelette se ressent dès le troisième tome du Manuel, qui est consacré au premier âge du Fer. Se distinguant des volumes précédents, celui-ci s’ouvre sur une étude érudite de la tradition historiographique, à laquelle le protohistorien accorde manifestement le plus haut intérêt et même la plus grande confiance14. Ce parti pris contribue sans doute à mettre le Manuel en porte-à-faux et à le desservir aux yeux des archéologues comme des historiens. De plus, si les références et les séries typologiques méritent toujours l’intérêt et l’indulgence des spécialistes, les développements historiques et théoriques apparaissent bien vieillis. Ce discrédit est d’autant plus regrettable qu’avant Déchelette, la protohistoire française n’était ni structurée, ni même reconnue en tant que telle ; si elle finit par l’être au bout d’une longue gestation, c’est à lui que nous en sommes redevables, ainsi qu’aux travaux de tous horizons qu’il cita dans ses notes infrapaginales.

17 Le mérite principal de Déchelette est d’avoir conçu l’archéologie unifiée méthodologiquement comme une science qui ne fût plus une annexe de l’histoire, mais une autre façon d’écrire celle-ci. En revanche, du point de vue de l’archéologie moderne, le bilan du « terrain » est plus mitigé. Pour le conservateur de Roanne, ces données matérielles devaient servir à conforter les chronologies et les typologies de l’aire celtique. Il joignait à cela une conception de l’archéologie comparée issue de ses premiers travaux d’histoire de l’art, où l’interprétation évolutionniste des objets avait été définie comme l’outil principal de l’analyse stylistique. Cette doctrine, mise à l’épreuve dans le volume de Hallstatt, s’épanouit dans celui de La Tène, formé d’un catalogue d’objets encore plus considérable que le précédent, qui sert à mettre en perspective les milieux et les modes de vie des populations celtiques : c’est le lieu d’une ethnographie comparée qui ne dit pas son nom, mais où perce l’influence de Hubert et des ambitions comparatistes qu’on a évoquées plus haut. Tous les systèmes chronologiques qui sont en usage aujourd’hui dans les études protohistoriques sont fondés, à quelques nuances près, sur ce principe qui, bien que perfectionné par l’informatique, n’a jamais été fondamentalement renouvelé. L’intuition de Déchelette le lui fit pressentir à une époque où prévalait encore l’empirisme, mais l’essentiel pour lui était d’abord de l’élever de l’échelle locale à celle d’un continent. Après la guerre, et donc après Déchelette, un nouvel effort d’unification eût été nécessaire, mais la chronotypologie ne rencontrant que peu de succès en France, la méthode de Déchelette finit par se perdre dans l’étroitesse d’esprit qui marqua l’entre-deux-guerres.

18 C’est à partir de ces considérations qu’il convient d’entreprendre le bilan, car le volet protohistorique du Manuel est bien le dernier de la main de Déchelette. Certes, les grandes lignes du tome gallo-romain sont connues : elles n’annonçaient pas de grands

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bouleversements. Plus scrupuleux que jamais, Déchelette avait recueilli une masse impressionnante d’informations de première main et mis toute la France archéologique en fiches, en photographies et même en cartes postales. On dispose avec ces deux derniers types de documents d’un ensemble considérable, qui demanderait d’être classé selon les principes de la conservation des matériels photographiques et de l’inventaire patrimonial, véritable jardin secret de Déchelette15. Pas de bouleversement, mais peut- être une nouvelle ambition. On croit percevoir dans ce nouveau programme le désir de mieux s’en référer à la notion de civilisation en en reconnaissant les contours, c’est-à- dire les marqueurs archéologiques de l’identité culturelle. Cette nouvelle orientation conduisait l’archéologue à dépasser l’étude analytique des mobiliers pour se tourner vers les archives du sol. C’est de la fouille que Déchelette espérait la vérité sur les Gaulois. Il avait choisi pour cela le lieu emblématique qui lui avait suggéré naguère ses plus fécondes hypothèses, dont celle de Stradonice : Bibracte. Délaissant Roanne pour la première fois de sa vie, le neveu de Bulliot entreprit durant l’été de 1914 de s’installer en tête à tête avec sa documentation dans une demeure isolée à proximité du Mont- Beuvray. Un programme enfin résolument archéologique, mais qui ne verrait jamais le jour : Déchelette n’avait plus que trois mois à vivre.

19 À n’en pas douter, sa fin prématurée a privé l’archéologie nationale d’une refondation comparable à celle que Marc Bloch et Lucien Febvre devaient offrir quelques années plus tard aux études historiques. Pourtant, malgré l’ouverture immense qu’annonçait son œuvre, le bilan de Déchelette ne fait toujours pas l’unanimité. Peut-être faut-il en chercher la cause dans son ultime évolution intellectuelle. Se fâchant avec les préhistoriens, le maître de la protohistoire s’était rapproché de celui de l’historiographie gauloise, Camille Jullian. Or, ce dernier était aussi décrié par les archéologues français que par les savants étrangers, en raison de son obstination à méconnaître l’archéologie (disqualifiée au profit des textes), de ses futiles obsessions chronologiques (susceptibles de remettre en question l’existence de l’âge du Bronze) et finalement de son incrédulité envers le concept même d’une « Europe de l’âge du Fer ». Avec un tel patronage, Déchelette s’avouait-il dépassé par une archéologie qui se faisait ou se défaisait désormais sans lui ou bien était-il, dans ces circonstances terribles de 1914, un déçu de l’histoire ? En tout cas, il avait pressenti sa fin, s’avouant rongé par la perspective de trouver dans les tranchées adverses ceux avec qui il avait partagé la même ferveur intellectuelle pour le passé de l’Europe. Quoi qu’il en soit, le doute ultime qu’il a éprouvé constitue un avertissement pour les lecteurs de ses archives : dans la biographie du maître de Roanne, ce n’est pas aux péripéties qu’il convient de s’attarder, mais aux leçons d’histoire.

NOTES

1. J. DÉCHELETTE, Manuel d’archéologie préhistorique, celtique et gallo-romaine, Paris, 1908-1914 (2 tomes en 6 vol. , dont 2 vol. d’appendices). 2. M.-S. BINÉTRUY, De l’Art roman à la Préhistoire, des sociétés locales à l’Institut, itinéraire de Joseph Déchelette, Lyon, 1994. Fr. DÉCHELETTE éd., Livre d’or de J. Déchelette. Centenaire 1862-1962. Roanne,

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1962. S. LEWUILLON, “Joseph Déchelette, un archéologue européen”, in Ph. SÉNÉCHAL dir., Dictionnaire des historiens de l’art en France au XIXe siècle, Paris, INHA (à paraître en 2009). 3. J. DÉCHELETTE, Les Fouilles du mont Beuvray de 1897 à 1901, compte rendu suivi de l’inventaire général des monnaies recueillies au Beuvray et du Hradischt de Stradonice en Bohême, étude d’archéologie comparée, Paris, 1904 [Extrait des Mémoires de la Société éduenne, Nouvelle série, t. XXII]. 4. E. BRASSART, J. DÉCHELETTE dir., Peintures murales du Moyen Âge et de la Renaissance en Forez, Montbrison, 1900. 5. J. DÉCHELETTE, Les Vases céramiques ornés de la Gaule romaine : Narbonnaise, Aquitaine et Lyonnaise, Le Blanc-Mesnil, 1979 [fac-sim. de l’éd. de Paris, 1904]. 6. J. DÉCHELETTE, Le Hradischt de Stradonic en Bohême et les fouilles de Bibracte, étude d’archéologie comparée, Mâcon, 1901 [Extrait du Congrès archéologique de Mâcon, juin 1899]. 7. J. PIČ, Le Hradischt de Stradonitz en Bohême (ouvrage traduit du tchèque par Joseph Déchelette), Leipzig, 1906. 8. Projet auquel Gilles Pierrevelcin (Université de Strasbourg, Bibracte, doctorant à l’université Charles de Prague), Pavel Sankot (conservateur actuel du Musée National de Prague) et moi- même sommes associés. 9. J. PIČ, Čechy na úsvitĕ dějin. Na základě praehistorické sbírky Musea království českého a pramenů dějepisných, Prague, 1902-1903, vol. 2, pl. L. 10. J. DÉCHELETTE, “Broches en fer d’époque gauloise servant de monnaies primitives. Étude sur les origines de la drachme et de l’obole”, in La collection Millon. Antiquités préhistoriques et gallo- romaines, Paris, 1913, p. 191-243 ; fig. 35, p. 201 ( = Revue numismatique, 1911, p. 1-59). Aussi Manuel d’archéologique préhistorique et celtique. III : Premier âge du Fer. Époque de Hallstatt, Paris, 1927, p. 285-295 ; Manuel d’archéologique préhistorique et celtique, IV : Second âge du Fer. Époque de La Tène, Paris, 1927, p. 918-934. 11. J. DÉCHELETTE, “L’archéologie celtique en Europe”. Revue de Synthèse historique 7 (1901), p. 1-29. 12. S. LEWUILLON,“Destins d’estampes. L’image archéologique dans la seconde moitié du XIXe siècle en France”, in Actes du Colloque Napoléon III et l’archéologie, Compiègne, 14-15 octobre 2000, Bulletin de la Société historique de Compiègne 37 (2001), p. 49-70 ; “Archaeological Design : a new Development in 19th Century Science”, Antiquity 76, 291 (2002), p. 223-234. 13. Les recherches préalables et le premier jet de l’ouvrage ont été réalisés partiellement dans le cadre d’une mission de l’INHA (avec le soutien d’AREA II). Les recherches complémentaires ont été poursuivies au cours de deux sessions des Techniques de l’Archéologie en Europe (anciennement à l’université d’Artois, aujourd’hui à l’université de Picardie Jules Verne). Des compléments ont été apportés avec le concours de BIBRACTE lors de la constitution d’un dossier de numérisation des archives de l’archéologie (projet NUMICON – MRT, ministère de la Culture, 2003-2004 : S. LEWUILLON, “Projet pour un ouvrage illustré : Le Musée de papier (titre de travail)”, Bibracte, 2004). 14. J. DÉCHELETTE, Manuel… III, p. 46-75. 15. S. LEWUILLON, “Garder, regarder, voir et savoir. Le statut de l’image archéologique au XIXe siècle en France”. Images et imagerie, 132e congrès du CTHS, Arles, 16-20 avril 2007 ; “Positif/Négatif. Les antiquités nationales, l’estampe et la photographie”, Les Nouvelles de l’Archéologie 113 (septembre 2008), p. 37-45.

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RÉSUMÉS

Si le nom de Joseph Déchelette est connu de la plupart des spécialistes de la protohistoire, il n’est pas certain que les mérites du savant soient toujours appréciés à leur juste mesure. Une confusion ancienne persiste : on continue de le juger comme un érudit local qui aurait réussi, comme un habile rédacteur de notices ou comme le commis voyageur de la protohistoire européenne. L’appréciation de son œuvre s’en ressent : si le Manuel d’archéologie préhistorique, celtique et gallo-romaine demeure une référence, il n’en est pas moins l’arbre qui cache la forêt, comme si son érudition faisait de l’ombre à sa dimension historique. Cependant, le décryptage de l’analyse que fit Déchelette d’une des plus anciennes civilisations européennes serait bien utile à l’heure où les questions d’identité et d’acculturation font un retour en force dans l’histoire et la politique. Saisir comment lui vint l’intuition de la taxonomie des faits archéologiques, comment il l’associa à une conception dynamique de l’histoire de l’art, à un sens aigu de la chronologie et à un souci constant de la comparaison, voilà quelques clefs pour comprendre un concept aussi bâclé que celui de civilisation celtique. Quant à l’archéologie, elle n’était pas pour Déchelette une annexe de l’histoire, mais l’approfondissement de celle-ci par d’autres moyens : sa relation au site de Bibracte en témoigne. Ceci étant, il est vrai que ces aspects essentiels de son œuvre n’ont pas été formulés explicitement : nul doute que l’exploration de ses archives et du contexte de ses recherches ne contribue à rendre compte des aspects visionnaires de sa problématique.

Though Joseph Déchelette's name is known to most scholars in protohistory, it is not sure that the scholar's merits may always be appreciated to their right measure. An old confusion persists: he is still judged as a local scholar who would have met with success, as a skilful writer of notes or as protohistory's commercial traveller. It is telling on the appreciation of his work: if the Manuel d'archéologie préhistorique, celtique et gallo-romaine (Handbook of prehistoric Celtic and Gallo- roman archaeology) remains a reference, it is nevertheless taking the tree for the forest, as if his erudition cast its shadow over its historical dimension. Now the deciphering of the analysis which Déchelette made of one of the oldest European civilizations would be most useful at a time when questions of identity and acculturation make a forceful return into history and politics. Knowing how the intuition of the taxonomy of archaeological facts came to cross his mind, how he combined a dynamic conception of the history of art with an acute sense of chronology and a constant concern for comparison, these are a few keys towards understanding such a botched up concept as Celtic civilization. As regards archaeology, it was not for Déchelette an annex to history but a deepening of the latter through other means: his relation to the Bibracte site testifies to this. That being the case, it is true that those essential aspects of his work have not been explicitly formulated: no doubt that the exploration of his archives and the context of his research will contribute to account for some visionary aspects of his problematics.

INDEX

Mots-clés : archéologie comparée, Bibracte, Celtes, civilisation des oppida, Gaulois, iconographie, La Tène, protohistoire, Stradonice, typochronologie Keywords : Bibracte, Celts, compared archaeology, Gauls, iconography, protohistory, Stradonice, the oppida civilisation, the Tene, typochronology

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AUTEUR

SERGE LEWUILLON

Techniques de l’Archéologie en Europe & Valorisation des Patrimoines en Europe Université de Picardie - Jules Verne [email protected]

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Actualité et débats

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Philologie classique et modernité

Giovanni Leghissa

L'auteur présente son dernier ouvrage : Incorporare l’antico. Filologia classica e invenzione della modernità, Milano, Mimesis, 2007, 262 p.

1 Pur non avendo operato una riflessione sui propri statuti e sulla propria collocazione all’interno dell’enciclopedia dei saperi paragonabile a quella compiuta negli ultimi decenni dall’antropologia culturale, anche la scienza dell’antichità ha mostrato la capacità di interrogarsi sul senso complessivo del proprio discorso–sono ben note le ricostruzioni storiche di alcuni momenti particolarmente rilevanti della storia della disciplina offerte da autori come Momigliano o Canfora. Lo scopo che ho inteso perseguire in Incorporare l’antico non intendeva però essere quello di aggiungere qualcosa ai dati già in nostro possesso sulla storia degli studi classici. In maniera forse più ambiziosa, ho voluto piuttosto porre la domanda seguente: in che senso il sapere sul mondo antico ha costruito un’immagine dell’alterità greca che potesse costituire la base per articolare un discorso nuovo sull’identità europea moderna? Per quali ragioni, in altre parole, i Greci studiati dai filologi sono diventati, in una fase specifica della storia europea, lo specchio che poteva restituire al soggetto europeo un’immagine di sé guardando la quale diveniva possibile definire i confini che separano il medesimo e l’altro?

2 Il riferimento alla questione dell’alterità non è casuale: a rendere la ricerca condotta in Incorporare l’antico qualcosa di diverso rispetto a una ricostruzione storica della disciplina filologica è precisamente la volontà di porre il materiale storico che viene sottoposto ad analisi in relazione con le questioni teoriche che sono state sollevate, nella seconda metà del Novecento, dalle filosofie della differenza (in primis da Foucault). Inserita in tale contesto, la formazione culturale greca nelle opere di Winckelmann, di Wolf, o di Humboldt non è un semplice oggetto di studio, ma costituisce un oggetto del desiderio, nei confronti del quale è possibile operare un vero e proprio investimento affettivo. Oggetto perduto, ben inteso: la ricostruzione storica del mondo antico, sin dalla storia dell’arte winckelmanniana, non intende annullare la distanza storica tra i moderni e i greci. Ed è precisamente questo il punto che mi interessava maggiormente mettere in luce: la grecità intesa quale luogo dell’origine, ricostruendo la quale è possibile conoscere la verità del soggetto moderno, non si

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aggiunge alla metodica filologica dall’esterno, quasi fosse un supplemento ideologico volto a giustificare il ruolo pedagogico che il filologo si sentiva chiamato a svolgere; piuttosto, è nella stessa messa a punto del metodo filologico che si forma quella discorsività in virtù della quale si postula la coincidenza tra grecità e origine della tradizione occidentale.

3 Questo è dunque il quadro d’insieme, a partire dal quale ho voluto interrogare alcuni momenti salienti della storia degli studi classici. Va aggiunta, a questo punto, una precisazione essenziale sul valore esemplare da me conferito a ciascuno degli autori che ho scelto di sottoporre ad analisi. La scelta da me compiuta non ha avuto solo la funzione di delimitare un campo di indagine che altrimenti sarebbe risultato troppo vasto. Se ho scelto di dare spazio solo a Winckelmann, a Fréret, alla coppia Wolf- Humboldt e a Nietzsche (lasciando fuori autori come Boeckh o Wilamowitz, tanto per fare due nomi illustri tra quelli che non ho preso in considerazione), ciò è avvenuto per ragioni ben precise. Sono persuaso che ciascun momento della storia degli studi sul mondo antico debba essere analizzato all’interno di un campo di forze intellettuali specifiche, in cui la questione del significato da attribuire al rapporto con la classicità greca viene declinato in rapporto all’esigenza, a sua volta locale e contingente, di definire in un certo modo il confine tra passato e presente, tra il medesimo e l’altro. La filologia tedesca nella linea che va da Wolf a Nietzsche–e che comporta una rottura rispetto alle tendenze presenti nello studio del mondo antico attive nel secolo XVIII– costituisce dunque un esempio tra i molti possibili di un discorso sull’antico la cui portata e la cui struttura andrebbe poi verificata in altri periodi e in altri contesti (per esempio al di fuori dalla Germania), al fine di misurare sul campo le trasformazioni che eventualmente hanno avuto luogo rispetto al paradigma iniziale. Ma in virtù delle caratteristiche che tale esempio paradigmatico presenta, diviene possibile formulare un’ipotesi dalla portata più generale sulla filologia quale ambito disciplinare che ha avuto la funzione di costruire un elemento importante dell’identità europea, dal momento che gli autori da me presi in considerazione permettono una chiarificazione di alcune delle strutture portanti del discorso moderno sull’antichità.

4 Di particolare rilievo è il modo in cui la disciplina filologica giustifica se stessa non solo e non tanto quale discorso scientifico sul passato, ma anche quale impresa politico- pedagogica. Attraverso la fondazione metodologica dell’Altertumswissenschaft, Wolf non si limita infatti ad articolare uno specifico ambito disciplinare, la cui estensione è rimasta, grosso modo, la stessa sino ad oggi, ma definisce anche i compiti che ha il filologo in quanto educatore. In questo senso, si può dire che Wolf non sia stato tanto il fondatore di una disciplina (dal secolo XVII ormai esistevano un po’ovunque cattedre di studi filologici), quanto l’istitutore di una forma di discorsività. Tale discorsività si fonda su due assunti, apparentemente in contraddizione tra loro. Da un lato, si ha il riconoscimento del fatto che la distanza storica che separa il presente europeo moderno dal passato greco sia tale rendere il mondo greco irrimediabilmente perduto. D’altro lato, alla filologia viene attribuito il compito di restituire allo spirito greco una nuova patria in cui poter continuare a svolgere le funzioni che svolgeva nel mondo antico, ovvero formare cittadini autonomi e responsabili. La contraddizione, dicevo, è solo apparente, perché per Wolf la saldatura tra il momento storico-ricostruttivo e il momento pedagogico-formativo avviene a partire dall’idea che lo spirito capace di animare le forme espressive della cultura greca, dalla letteratura all’arte, dalla filosofia alla religione, sia identico al Geist tedesco. Il punto è decisivo: non credo infatti si possa

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comprendere nulla della filologia tedesca inaugurata da Wolf se non si coglie in che senso la triangolazione Kultur/Bildung/Geist giochi un ruolo essenziale all’interno del processo di autocostituzione della disciplina filologica. I greci studiati dal filologo hanno un valore esemplare rispetto ad altri popoli del mondo antico (persiani, egizi, ebrei, ecc) perché quella greca è una geistige Kultur, una cultura spirituale. Ora, se a comprendere i Greci sono chiamati i Tedeschi, tra tutte le nazioni europee, ciò accade perché tra il Geist tedesco è quello greco vi è una profonda affinità. Di conseguenza, il lavoro del filologo avrà la funzione di far passare dalla potenza all’atto, attraverso l’incontro con le opere spirituali dell’antichità, tutto ciò che il Geist tedesco contiene in potenza, e ciò in relazione a sfere decisive per il perfezionamento dell’individualità quali l’amore per il sapere e per la libertà, la creatività, l’immaginazione.

5 È importante altresì notare che, in virtù della propria impostazione, Wolf prende distanza da due approcci al mondo greco che nel secolo XVIII ebbero un notevole peso nella vita intellettuale non solo tedesca, ma anche europea. Da un lato, con Wolf diviene impossibile inserire la cultura greca entro il più vasto contesto del Mediterraneo antico, come invece avveniva per quegli studiosi francesi che, riuniti all’interno dell’Académie des Inscriptions et Belles Lettres, avevano dato, nel contesto europeo di allora, i maggiori contributi alla conoscenza del mondo classico. Per un autore come Fréret (che nel mio libro scelgo come rappresentativo di un’intera tradizione di studi) isolare la cultura greca dalla altre con le quali essa era in contatto, e attribuire ai soli Greci il valore dell’esemplarità, sarebbe stato impossibile. In Wolf, invece, precisamente l’esclusione degli altri popoli dell’antichità dallo sguardo dello storico costituisce il punto di partenza della giustificazione che la filologia classica fornisce di se stessa quale campo disciplinare autonomo. Tuttavia, ciò non deve farci dimenticare che, dal punto di vista metodologico (valore di verità dei risultati raggiunti attraverso la ricerca, analisi della differenza tra certezza e probabilità in campo filologico, esame delle fonti e della loro attendibilità, eccetera), Wolf non fa che ripetere le acquisizioni a cui erano giunti i suoi predecessori francesi un cinquantennio prima. Il fatto che la filologia, con Wolf, si presenti sulla scena della storia come una disciplina specificamente tedesca va allora spiegato con la volontà, da parte di Wolf, di costruire una discorsività di tipo nuovo, in cui l’impegno scientifico si trovava a essere inestricabilmente mescolato a intenti di natura politico-pedagogica.

6 D’altro lato, una seconda presa di distanza rispetto a quanto era avvenuto in precedenza nell’ambito degli studi sul mondo antico si attua nei confronti della storia dell’arte winckelmanniana. Agli occhi del filologo abituato ormai a servirsi di un metodo rigoroso di analisi dei testi, un lavoro come quello di Winckelmann doveva apparire irrimediabilmente segnato dal dilettantismo e dall’approssimazione (già Heyne, il maestro di Wolf, aveva mosso delle pesanti critiche al metodo storico winckelmanniano). Ma non è solo questione di metodi e di rigore scientifico: l’immedesimazione con i Greci proposta da Winckelmann doveva essere messa da parte per far posto a una forma di incontro con la grecità che passasse attraverso il confronto testuale e la mediazione della scrittura. Certo, la storia dell’arte trova pure il suo posto nell’enciclopedia filologica proposta da Wolf. Ma non la contemplazione estetica, bensì il rigore della critica doveva permettere di far rivivere lo spirito greco. Da qui la necessità di mostrare come il discorso filologico si ponga in alternativa a tutte quelle forme di riappropriazione del mondo classico che invece ponevano l’esemplarità dei Greci nella sola produzione artistica. All’utopia estetica, che per esempio nelle Briefe über die ästhetische Erziehung di Schiller aveva il proprio manifesto programmatico, Wolf

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intese sostituire una sorta di utopia filologica, che mirava a formare cittadini liberi e responsabili attraverso lo studio dell’antichità mediato dal sapere filologico. Anche in questo caso, però, sarebbe erroneo fermarsi solamente alla rottura compiuta da Wolf. A mio avviso, è importante mettere in luce anche una sorta di continuità sotterranea tra il discorso del filologo e quel discorso sul classico che, in Winckelmann, aveva trovato il proprio punto di partenza nella contemplazione del bello. Nella storia dell’arte wincklemanniana trova infatti espressione un paradosso da cui il filologo tenta di liberarsi, ma che in realtà opera segretamente anche nel discorso filologico. In Winckelmann il desiderio di riappropriarsi della classicità per permettere di portare a compimento, attraverso tale riappropriazione, quanto di più nobile e di più compiuto vi è nell’umano, trova sì espressione attraverso una retorica che il filologo, da Wolf in avanti, tenterà poi di attutire, ma tale desiderio di riappropriazione, accompagnato dall’idea che solamente la grecità incarna la perfezione dell’umano, non abbandonerà mai il discorso del filologo sulla grecità. E questo perché (e ciò anche al di fuori del contesto tedesco) alla filologia viene comunque attribuita la funzione di formare coloro che, in virtù della propria appartenenza all’élite borghese, avevano il compito di rappresentare la parte migliore dell’umanità.

7 Da qui la scelta di concludere la trattazione con un capitolo dedicato a Nietzsche. Quest’ultimo infatti è stato colui che per primo ha visto–e denunciato in modo molto netto–il nesso che lega lo studio della grecità alla volontà di legittimare la presunta superiorità del borghese europeo che, forte dell’affinità «spirituale» tra sé e i Greci, intende occupare una posizione di assoluto privilegio in seno alla storia universale. Non che Nietzsche abbia inteso rinunciare del tutto alla vocazione pedagogica che il filologo, da Wolf in poi, si era assunto. Anche Nietzsche, a modo suo, intendeva porre la propria opera al servizio di un progetto di rinnovamento della Germania di allora–e anche per lui il passaggio attraverso la Grecia costituiva un momento obbligato del proprio percorso. Solo che ai suoi occhi andava radicalmente modificata l’immagine della Grecia veicolata dal sapere filologico. La Grecia di Nietzsche non era infatti la patria dell’armonia e della bellezza, ma costituiva quella fase della tradizione occidentale in cui gli umani avevano saputo confrontarsi in maniera esemplare con le forze oscure della vita, ovvero con tutto ciò che la borghesia filistea dei suoi tempi intendeva cancellare dalla propria esperienza.

8 Tuttavia è in un’altra direzione che va cercata l’importanza del discorso di Nietzsche sulla filologia. Nietzsche è stato capace di valutare con precisione l’impossibilità di separare in modo netto il piano epistemico che definisce il raggio d’azione di una data disciplina da una serie di interessi di natura non teoretica che invece contribuiscono a legare quella disciplina al contesto più ampio del mondo della vita. Ed è bene tenere sempre presente che l’intera riflessione di Nietzsche sul rapporto che lega il sapere ai bisogni vitali dell’uomo ha avuto il proprio punto di partenza proprio nella riflessione da lui compiuta sullo statuto della filologia. Quest’ultima ha costituito per Nietzsche una sorta di esempio negativo, in quanto proprio il filologo, avendo costruito un’immagine monumentale della Grecia, ha abdicato al compito–irrinunciabile tanto per Nietzsche quanto per Wolf–di indicare ai propri contemporanei qual è la via che conduce a quel poco di felicità terrena che è concesso agli umani.

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AUTORE

GIOVANNI LEGHISSA

Université de Trieste [email protected]

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Antiquité et psychologie des ruines

Catharine Edwards

Antiquity and the Ruin: vision, time, emotion, fragmentarity and the reception of the past. An international conference, June 5th-7th 2008, University of London, Institute in Paris.

1 For the sociologist Georg Simmel (in his 1911 essay “Die Ruine”), ruins embody a tension between culture and nature; the human process of construction is balanced by the natural process of ruination, generating a new whole, one which allows those who experience ruins aesthetically to overcome their sense of alienation from modern life. All too often, though, ruins have been testimony rather to human forces of destruction. Two papers, in this rich and wide-ranging conference on antiquity and the ruin (beautifully organised by Ahuvia Kahane and Anastasia Serghidou), invited us to think about the ruins of Berlin and Munich in the aftermath of World War II. Andreas Wittenburg, in his discussion of ruins as a reminder of the crimes of the past, drew a suggestive parallel between the decision to leave as ruins those buildings of the Ionian Greeks destroyed by the Persians (a circumstance related by Isocrates and Cicero) and the preservation of the ruins of the Kaiser Wilhelm Gedachtnis Kirche in Berlin and the Königsplatz in Munich as testaments both to the final overthrow of the Nazi regime and also to the destructiveness of war. Rüdiger Zill, too, explored the significance of these ruins in their role as allegories, here as a point of comparison with a romantic perspective on the natural world, which could itself be viewed as a ruin, testimony to the devastating forces of the deluge. The discussion following these papers also explored the degree to which these more recent ruin-processes, which have so profoundly shaped our world, have also coloured our own engagement with the ruins of antiquity.

2 The specificity of our engagement with ruins was a constant concern of the papers and discussion. The conference opened with a suggestive and thought-provoking presentation by Salvatore Settis, which charted shifting views of ancient ruins, particularly those of the city of Rome, since the renaissance. Rome’s ruins are framed, given meaning, by the fall of Rome and later by the sack of Rome. Settis argued for the distinctively western nature of the preoccupation with contemplating and preserving ruins, drawing a striking contrast with the relative lack of interest in the ruined nature of ancient structures in Chinese culture. Alain Schnapp’s subtle and erudite discussion

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of ruins as antiquities (informed by Jan Assmann’s important work on culture and memory) also drew on cross-cultural comparisons, in this case with Mesopotamia as well as China, highlighting some of the earliest known instances of ancient remains preserved as monuments of the past.

3 Jean-Pierre Vallat’s fascinating presentation “Heritage, memory, identity”, examining Unesco’s listing of world heritage sites in different countries and regions (a listing in which some parts of the world have a far higher profile than others), raised some crucial questions about the specificity of notions of ruins as heritage. The particular choice of sites for Algeria, for instance, reflects a certain conception of its identity in term of medieval urbanism. Yet as the subsequent discussion emphasised, even within Europe “patrimoine”, “patrimonio” and “heritage” are terms which themselves have a particular and distinct history; they cannot be straightforwardly equated. Mary Beard’s presentation offered a subversive emphasis on the disappointment ruins can often generate. Why should we suppose that ruins offer the most vivid form of contact with antiquity? Is this assumption anything more than the product of cultural snobbery, a strategy to exclude those who struggle to decipher the mess of ruins? Are reconstructions necessarily inferior? The notion of authenticity implicit in celebrations of ruins is by no means universal.

4 My own paper “Personalising ruins” looked at the responses to the ruins of Rome in women’s writing of the nineteenth century. How far was Rome perceived as the patrimony of the educated European male, to the exclusion of others? Mme de Staël’s erudite heroine Corinne sees the ruins of Rome as a spur to political change but also a catalyst for romantic engagement. Yet love among the ruins cannot have a happy outcome even for its most learned female devotee. Decades later George Eliot’s Dorothea Brooke looks for both learning and love on her Roman honeymoon but is merely overwhelmed by the incomprehensible fragments of a violent imperial past. As was pointed out in the subsequent discussion, however, many female visitors found Pompeii a much more accessible point of entry to Roman antiquity. Here, in contrast to Rome, one needed no complex apprehension of Roman history but might respond much more immediately to the domestic detail of its material remains.

5 Edith Hall’s impassioned paper speculated on Karl Marx’s response to the Roman ruins of Trier, the city of his birth, ruins which were only a few feet from the house in which he grew up. Ruins recur suggestively in a number of Marx’s early works (including his PhD thesis on Lucretius), while the institutions of the Roman empire form a key point of reference in some of his most important work (Hall suggestively explored Marx’s interest in ancient patterns of land-holding, in relation to those of his own time in the once Roman occupied area of his own birth and youth).

6 Even in antiquity, ruins could be the occasion for melancholy reflection. Cicero’s correspondent Sulpicius offers his own response to the ruins of Aegina and Corinth, cities once so flourishing, as a source of consolation to Cicero, devastated by the loss of his beloved daughter Tullia (a shift from the general to the particular which was perhaps of limited efficacy in that context). Moving on from such earlier invocations of ruins, Philippe Bourgeaud’s rich paper “Regret, survival or superstition: some reflections on the ruins of polytheism and the tears of the last pagans” explored the complex combination of regret and nostalgia in responses to the remains of pagan temples in late antiquity. The semantics of ruins in antiquity, here particularly in the Greek world, formed the subject of Anastasia Serghidou’s erudite and wide-ranging

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paper, which explored different strategies for the location of the “ereipion” in time, as well as the central role of melancholy in responses to ruins. François de Polignac offered an elegant and subtle discussion of ancient and medieval engagements with material reminders of Alexander the Great in Egypt and elsewhere; ruins remind the observer of a lost heroic age.

7 Richard Alston’s paper “Caesar in ruins: memory and resistance” also focused on ancient engagements with ruins, exploring Tacitus’ account (in the Annals) of Germanicus viewing antiquities at Athens and at Troy, as well as in Egypt. These fallen cities become portents of Germanicus’ own personal downfall but also of the future of Rome itself. Lucan’s Julius Caesar at the site of Troy fails to decipher the ruins before him, both literally (trampling on the tomb of Hector) and metaphorically (if Rome is founded on the ruins of Troy, will not Rome, too, turn to ruin?). Might such ruin narratives, Alston asked, themselves work to justify the existence of the imperial state, the only means to keep the spectre of ruination at bay?

8 James Porter’s discussion “Sublime monuments and sublime ruins in ancient aesthetics” also focused on antiquity, in particular on the role of ancient monuments as an expression of loss and permanence in a heightened form of tension, a tension which serves to generate sublimity, in the sense articulated by Longinus. Indeed, developing Jesper Svenbro’s exploration of la parole et le marbre, Porter traces the same effect in texts which serve as metaphorical monuments, particularly Hellenistic epigrams and the literary critical movement of euphony.

9 Metaphorical ruins were the subject of Pietro Pucci’s subtle and thought-provoking paper on fragments, which, following Derrida, explored the fragmentary nature of all writing. This fragmentarity is especially highlighted in, for instance, Schlegel’s experiments with writing fragments as fragments. Page duBois’s paper, too, entitled “Tithonus and the ruin of the body’” focused on texts, particularly fragmentary texts. What is at stake, she asked, in responding to a piece of writing which appears to be mutilated? How far is this parallel to the response to a broken statue, such as the Venus de Milo, which may well involve looking away from its incompleteness, to see it as an object of desire? Such desire may indeed be all the more poignant. Fragments allow much greater space, she suggested, for scholars to become poets in amending the surviving text, in combining, on occasion, two fragmentary texts to form a new whole. At the same time, the broken/ruined nature of the remains of antiquity, whether material or textual, often functions as a source of pathos, especially when we choose to see ourselves reflected in these broken things.

10 The film Man on a wire (2008, produced by Philip Marsh) explores the obsession of one man, the tight-rope walker Philippe Petit, with walking on a wire suspended between the twin towers of the World Trade Centre, his ambition conceived, he recalls in an interview, before the towers were even completed. This mesmerising film documents the extraordinary fulfilment of his ambition in 1974, including heart-stopping documentary footage of his acrobatics, poised hundreds of metres up in the air, a hair’s breadth from death. Never referred to in the film but always present in the mind of every viewer, adding a moving resonance to the film’s celebration of fragile human ambition, is the destruction 27 years later of the towers, their ruin, in which so many did fall to their deaths.

11 The twin towers featured in Ahuvia Kahane’s paper on the phenomenology of ruins, at the conclusion of the conference. He invited us to think about the tower as a symbol of

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human ambition, a hybristic aspiration to eternity, in which ruin is always already inscribed. While some might argue that the ruin only comes to have a place in historical consciousness from the renaissance, Kahane proposed that the image of ruined towers lay at the heart of antiquity’s own historical consciousness. For all those who read or listened to the Iliad (and of course all the literature which succeeded that poem) Troy was always already a ruin–and indeed has actually become a ruin even in the opening lines of the Odyssey. Troy, moreover, that Ur-ruin, is ruined, we might remember, by man rather than nature.

12 Rome, too, we might add, appears in the Aeneid, if not before, as founded on ruins, both the metaphorical ruins of Troy, and also the material ruins of the settlements of Janus and Saturn (whose broken walls are pointed out to Aeneas by Evander in the tour of the future site of Rome in book VIII). Turning to ruin is also a return to ruin, as Poggio Bracciolini in his fifteenth-century treatise on the vagaries of fortune seems to recognise in his echoes of Virgil, and as Edward Gibbon, who himself quotes Poggio’s musings on the Capitol in the opening of the final chapter of the Decline and fall of the Roman empire, was very well aware. Ruins already feature in the foundation documents of classical antiquity. It is partly for this reason, perhaps, that they have continued to play such a central role in later western engagements with the classical world.

AUTHOR

CATHARINE EDWARDS

Birkbeck, University of London [email protected]

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L'atelier de l'histoire : chantiers historiographiques

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L'atelier de l'histoire : chantiers historiographiques

Archives de savants (6)

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Il carteggio Gaetano De Sanctis – Giuseppe Fraccaroli

Michele Curnis

Marcella Guglielmo (ed.), Il carteggio Gaetano De Sanctis – Giuseppe Fraccaroli, Carteggi di Filologi, 7, diretti da Rosario Pintaudi, Università degli Studi di Messina, Dipartimento di Filologia e Linguistica, Edizioni Gonnelli, Firenze, 2007, 192 p., 50 euros, ISBN 978-88-89250-04-4.

1 Quando due protagonisti di tutt’un epoca culturale e politica, due personalità legate tra loro dalla scienza, dalla passione civile, dall’amicizia, oltre alla loro opera di studiosi e didatti lasciano anche corrispondenze private, i lettori delle generazioni a venire non possono che trarre materia, prove ulteriori e preziose, per confermare e argomentare meglio la grandezza e la civiltà degli interlocutori, in questo caso già ampiamente testimoniate. Gaetano De Sanctis e Giuseppe Fraccaroli sono, negli annali della storiografia e della filologia classica di fine Otto- e prima parte del Novecento, figure molto nitide, dagli intendimenti chiari e precisi. Storico di Roma per antonomasia, il primo ; fautore dell’irrazionale in letteratura, e dunque nemico del filologismo e delle tecniche ecdotiche ed esegetiche di provenienza germanica, il secondo. Nonostante la grande diversità di formazione, di prospettive e di indagine scientifica, De Sanctis e Fraccaroli svilupparono un sentimento reciproco di amicizia e di stima professionale tenace e costante – pur in anni molto difficili – nell’ambito dell’Università di Torino. L’Ateneo piemontese fu infatti il polo di attrazione per entrambi gli studiosi, dal momento che Fraccaroli, allievo a Padova di Eugenio Ferrai, vi fu chiamato nel 1895, per succedere a Giuseppe Müller sulla cattedra di Letteratura greca ; De Sanctis, allievo a Roma di Karl Julius Beloch, fu chiamato nel 1900 come Professore straordinario di Storia antica (e dal 1903 divenne ordinario). E nell’ambiente torinese « Alla scontrosità piemontese la scontrosità di De Sanctis non mai dispiacque. A Torino, negli anni precedenti alla prima guerra mondiale, passò gli anni più felici. C’erano tra i suoi colleghi uomini la cui stima De Sanctis poteva ricambiare senza sforzo. I nomi di Carlo Cipolla, di “Renier bonus” e soprattutto di Arturo Graf e di Giuseppe Fraccaroli non furono mai pronunciati da lui senza che la voce gli si facesse calda » (così Arnaldo Momigliano, In memoria di Gaetano De Sanctis [1957], ora in Secondo contributo alla storia

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degli studi classici, Roma 1960, p. 301). Puntare l’attenzione su De Sanctis e la sua personalità, il suo stile di scrittura, le sue attenzioni e premure, significa individuare la sostanza del carteggio pubblicato da Marcella Guglielmo : pochi mesi dopo il suo arrivo a Torino è già testimoniata la corrispondenza con Fraccaroli, nei toni informali di amici che si conoscono molto bene. « Settantadue lettere indirizzate da Gaetano De Sanctis all’amico e collega Giuseppe Fraccaroli nel periodo compreso tra il 2 luglio 1901 e il 25 aprile 1917, poco più di un anno prima della morte di Fraccaroli, sono conservate presso la Biblioteca Civica di Verona. » Così prende avvio il paragrafo Una « corrispondenza scientifica » (p. 1), primo dell’Introduzione curata da Guglielmo, molto precisa nel porgere al lettore tutte le coordinate storiche, geografiche, sociali e biografiche in cui il carteggio si è sviluppato (gli altri paragrafi della stessa Introduzione, p. 1-27, hanno per titolo Fraccaroli, De Sanctis : il loro tempo, De Sanctis e Fraccaroli : il carteggio, La vita privata, Nel laboratorio dello studioso, De Sanctis e Fraccaroli Maestri, Le dispute, La cronaca e la storia del tempo). Segue una postilla (p. 31-33), esplicativa delle metodologie di lavoro d’archivio, della ricerca bibliografica e dell’indagine sui documenti originali, grazie alla quale la curatrice ha potuto stabilire criticamente una sequenza di pubblicazione : « Le lettere sono state trascritte seguendo l’ordine cronologico. Nonostante esse fossero già state numerate presso l’archivio della Biblioteca Civica di Verona, la contestualizzazione e il raffronto tra le singole carte ha consentito di inserire nella sequenza che appariva più verosimile alcune lettere non datate e di datare diversamente la prima, la cui intestazione era di incerta lettura ; per questo ogni missiva è stata numerata con due numeri : il primo indica la successione cronologica qui proposta, il secondo, tra parentesi quadre, riproduce l’ordine delle carte manoscritte secondo la sistemazione veronese » (p. 32). Il volume è quindi strutturato in modo da presentare le settantadue lettere di De Sanctis (p. 35-127), corredate di note a piè di pagina di carattere esplicativo e storico-letterario. Delle risposte di Fraccaroli è stato possibile trascrivere e pubblicare soltanto una parte esigua (in nota alle lettere di De Sanctis cui fanno riferimento), poiché tutte le carte donate dallo studioso alla Biblioteca Civica di Verona sono sotto tutela dell’Istituto dell’Enciclopedia Italiana fondato da G. Treccani. La parte finale del libro è una succosa Appendice (p. 129-174) di documenti non inediti, ma giustamente ripubblicati, in quanto di difficile reperibilità e molto opportuni al completamento e alla esatta comprensione di numerose lettere precedenti di De Sanctis.

2 Al di là della narrazione dei singoli eventi, dei « fattori » biografici dei protagonisti, uno dei motivi di interesse del carteggio tra i due studiosi – che Guglielmo subito coglie e presenta in apertura dell’Introduzione – è la presenza di critiche e polemiche tra i corrispondenti, a proposito della rispettiva opera scientifica. Se De Sanctis espone, in forma privata e pubblica, tutte le sue perplessità a proposito dell’esegesi irrazionalistica dell’arte letteraria, di cui Fraccaroli diventa veemente fautore contro il metodo storico-critico di Vitelli e della sua scuola (oltre che, naturalmente, dei filologi d’oltralpe), Fraccaroli critica lo stile espositivo della Storia dei Romani, di cui corregge le prime bozze di stampa. Già Silvio Accame, nel curare la ristampa della Storia (vol. I, 3 a edizione, Firenze 1979), aveva studiato e pubblicato materiali inediti, contenenti le osservazioni del lettore d’eccezione ; con il confronto delle lettere di De Sanctis il dialogo diventa più ricco e le osservazioni di Fraccaroli perspicue. E la curatrice del carteggio annota che « La loro corrispondenza privata consente di comprendere ora la reale portata del contributo di Fraccaroli : De Sanctis gli spedisce le pagine ed egli con “franco giudizio” (Lettera XXII [22]) risponde, ora segnalando con estrema precisione

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refusi e inesattezze, ora soffermandosi a esaminare passi di cui propone diverse soluzioni ; a sua volta altrettanto apertamente l’autore le mette poi in discussione nelle lettere di risposta. Frequente è il riferimento allo stile, che l’attento revisore rimprovera come “saltante e slegato” e scarsamente uniforme » (p. 12). Ciascuno manifesta dunque giudizio sincero e critico, senza ipocrisie e affettazione, poiché dietro tale giudizio resta sempre quel sentimento di autentica amicizia e affetto ricordato anche da Momigliano. La reazione ai pareri dell’amico non è mai piccata o superficiale ; ma possono farsi strada i consigli di un accomodamento intelligente, oppure quelli dell’ironia, per “non prendersi troppo sul serio” ; sullo stile di scrittura della sua Storia dei Romani, per esempio, De Sanctis replica nella lettera del 30 VIII 1906 : « Ciò che è stato concepito in un modo non deve essere per così dire travasato in uno stile adatto a modo di concepire affatto diverso. Si rischierebbe di vestire con un incongruo palamidone uso Giolitti un giovane agile, snello e nervoso. Tuttavia quando quel giovane per la smania di camminare presto, ridà a saltellare, lo si può richiamare all’ardire1 e fargli riprendere un passo più adatto ad una persona ammodo. Del franco tuo giudizio a ogni modo ti ringrazio vivamente. Le lodi degli amici son pericolose, non i biasimi » (p. 60 ; p. 13 dell’Introduzione).

3 Una prima parte del carteggio è percorsa da un Leitmotiv costante, inerente alla vita privata di Fraccaroli, per cui l’amico e collega De Sanctis si prodiga moltissimo : la complicata causa di separazione di Fraccaroli dalla moglie Isabella Quaglio Rezzonico. La vertenza legale della separazione ha per sede Torino, i suoi dicasteri, l’Ateneo stesso (a causa dei pignoramenti di stipendio, della domanda di aspettativa e della lettera di dimissioni dall’insegnamento da parte di Fraccaroli : tutte conseguenze della controversia coniugale, rintracciabili fino alla lettera XXVII [27]). De Sanctis dà ragguagli anche di altre notizie, a proposito di nuove pubblicazioni, polemiche accademiche, carriera di allievi comuni e lavoro dei colleghi ; ma la causa civile e i suoi risvolti appaiono l’occasione prima di questo gruppo di lettere, soprattutto perché De Sanctis deve informare Fraccaroli sui progressi (o sulle stagnazioni) della vicenda, sulla scarsa combattività dei suoi avvocati (contro quelli, assai più agguerriti, della moglie), chiedere istruzioni a Fraccaroli su come rendersi utile e fare da intermediario tra i due coniugi in rotta. Ma, al di là delle questioni spicciole e pragmatiche poste, avviate e in parte anche risolte da De Sanctis per conto di Fraccaroli, non va dimenticato un discrimine cronologico fondamentale per la storia culturale dei due protagonisti e di tutta la scienza dell’antichità del periodo : nel 1903 era stato pubblicato a Torino il libro più importante della produzione di Fraccaroli, L’irrazionale nella letteratura. Con quest’opera Fraccaroli tentava di sistematizzare i numerosi spunti anti-filologici degli anni precedenti, soprattutto in polemica nei confronti di Girolamo Vitelli e della sua scuola (in particolare Nicola Festa). « Gracile e semplicistico l’impianto “filosofico” del lavoro – non la ragione, bensì l’irrazionale è l’elemento costante e necessario dell’arte, onde a questa ci si potrà accostare solo per via irrazionale. Filologia e critica razionale vengono dunque bandite : perché “la ragione smorza l’amore”, mentre “l’arte vuole amanti e non medici” (p. 8). L’asserto è illustrato con esempi tratti soprattutto da Omero, per cui l’opera, in nome della “libertà” poetica, viene a negare ogni legittimità alla cosiddetta “questione omerica” » (così riassumeva gli intenti del libro Enzo Degani, La filologia greca nel secolo XX [Italia], ora in Filologia e storia. Scritti di E. D., II, Hildesheim- Zürich-New York 2004, p. 1087). La reazione di De Sanctis alla lettura del libro di così radicale assunto fu, come al solito, temperata dall’equilibrio, dal rispetto, dalla pacatezza. Con la schiettezza rimeditata sull’entità delle proprie convinzioni (vale a

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dire : a lettura e recensione del volume ultimata), De Sanctis preannuncia a Fraccaroli un motivo di dissenso nella lettera del 25 I 1904 : « […] avrò tra breve gli estratti della mia recensione del tuo libro. Come sai, difendo a spada tratta la critica omerica di Lachmann e successori contro di te. Spero che non me ne vorrai male » (p. 45 : si tratta di un passaggio giustamente posto in rilievo e analizzato da Guglielmo, insieme ad altri, alle p. 14-16 dell’Introduzione). La confutazione della teoria unitaria sulla composizione dei poemi omerici (sostenuta da Fraccaroli nel libro del 1903) anima l’articolo di De Sanctis, L’irrazionale nell’Iliade, « RFIC » 32, 1904, p. 41-57 ; ma anni più tardi, nella lettera del 18 III 1915, De Sanctis confessa a Fraccaroli che se la sua propria impostazione didattica, il suo approccio ai testi, all’esegesi, all’insegnamento, insomma se la sua scuola « è meno imperfetta di quel che potrebbe essere, si deve in parte alla meditazione appunto di quel tuo libro » (p. 122 s. ; p. 15 dell’Introduzione). Di tale signorilità, pur nella polemica – per riprendere un tema già ricordato –, è esempio anche il Fraccaroli della replica alla recensione di De Sanctis, nell’articolo L’irrazionale e la critica omerica (« RFIC » 33, 1905, p. 273-291) : « La polemica utile è quella che si fa con gli amici. […] quella con gli amici, e amici che si amano, che si stimano e che si rispettano, può diventare un piacere eletto, e può essere veramente utile e a chi discute e a chi ascolta la discussione » (p. 2 dell’Introduzione).

4 Alla triste vicenda coniugale di Fraccaroli è legato il primo documento dell’Appendice ; se la raccolta di lettere pubblicata nel volume riguarda la scrittura di De Sanctis, i testi dell’Appendice sono piuttosto inerenti all’opera di Fraccaroli, per una sorta di bilanciamento tra i documenti riconducibili all’uno e all’altro studioso. A firma di Fraccaroli stesso è una Lettera aperta a S.E. il Ministro dell’Istruzione Pubblica, datata Milano, 19 II 1907 (p. 131-137), in cui giustifica la sua impossibilità a riprendere l’insegnamento presso l’Università di Torino, dopo due anni di aspettativa per motivi familiari ; il tono della lettera è apertamente ostile nei confronti della moglie, considerata pervicace responsabile delle sciagure professionali di chi scrive, delle estenuanti peripezie giudiziarie (fanno da contraltare tutti i suggerimenti e le premure nelle lettere di De Sanctis), e del dissesto economico conseguente all’interruzione dell’insegnamento. A causa del pignoramento di una frazione di stipendio, comminato a Fraccaroli da un tribunale che ha accolto alcune istanze della moglie nella causa di separazione, Fraccaroli decide di non riprendere più servizio di professore, « preferendo il nulla al poco » (come commenta dispiaciuto lo stesso De Sanctis, p. 67). La scelta della curatrice di ripubblicare questo documento (nel complesso imbarazzante, quando non sgradevole nei contenuti e negli intenti polemici – pur dalla parte della ragione, per quanto è dato capire) va considerata senza dubbio opportuna e utile ; soltanto dopo aver letto questo memoriale ufficiale si comprende infatti l’amarezza di De Sanctis, nella lettera datata 23 II 1907, che in tutta franchezza considera la missiva di Fraccaroli « inutile, imprudente, illogica e persino (bisogna pur dire la verità) immorale » (p. 66). Ma ha il sopravvento il dispiacere dell’amico, sinceramente addolorato di perdere in Fraccaroli un illustre collega, allorché prorompe : « Con la energia morale che tu hai, se tu qualche volta, solo qualche rara volta, avessi ascoltato i consigli degli amici, come si sarebbe potuto rimediare bene alle disgrazie che ti hanno colpito ! » (p. 67).

5 Gli altri tre documenti dell’Appendice vertono su una schermaglia propriamente scientifica, originata dalla pubblicazione dei due volumi di traduzioni di Fraccaroli, I lirici greci (poesia melica), apparsi nella collana « Il pensiero greco » delle edizioni Fratelli

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Bocca di Torino nel 1913. Nel primo numero (1913) di « La Nuova Cultura », periodico appena ricostituito da Giuseppe Antonio Borgese (in sostituzione e a prosecuzione del precedente « La Cultura ») Gaetano Munno recensisce con acredine le traduzioni di Fraccaroli. Marcella Guglielmo, che ha inserito questo testo nell’Appendice (p. 138-145), così lo sintetizza : « Le critiche mossegli sono severe : mordaci nella forma, che nulla lascia a espressioni anche solo apparentemente diplomatiche, e inflessibili nei giudizi, che sottolineano l’oscura ambiguità delle traduzioni poetiche, con tanto di segnalazione di versi a suo avviso poco efficaci o maldestri » (Introduzione, p. 23). La pubblicazione di questa recensione crea uno scandalo, oltre a suscitare l’indignazione di Fraccaroli e del collega De Sanctis, anche perché « La Nuova Cultura » è periodico edito dai Fratelli Bocca, lo stesso editore dei Lirici di Fraccaroli. Le confutazioni di Munno, a quanto pare, sono tutte infondate ; ma è bene lasciare la parola all’epistolario, per rendersi conto ancora una volta di come la trasparenza e la sincerità costituiscano il principale, reciproco atteggiamento dei protagonisti : in generale, e poi riguardo a un passo specifico (Bacchil. 5, 66 s. Snell-Maehler), scrive De Sanctis a Fraccaroli il 2 X 1913 : « Non ho parole per esprimere lo schifo che suscita in me quella sozza prosa, materiata d’impostura e d’ignoranza. […] Gli appunti mossi alla tua versione sono tutti falsificazioni, futilità o spropositi del critico ; tutti, salvo uno : quello dell’ ἀνὰ πρῶνας ἀργηστάς, dove tu realmente sei incorso in una svista. Ma se dopo aver cercato col microscopio, in un volume di quasi seicento pagine il tuo detrattore non è riuscito a rilevare che una svista, vuol dire che la tua versione è ottima » (p. 96). Fraccaroli aveva tradotto il passo di Bacchilide in questione « Simili a foglie pallide / Che agita il vento sulle rupi e i clivi / Erbosi d’Ida » ; Munno contestava la convinzione « che l’epiteto ἀργηστάς accordi con πρῶνας. Ognuno vede da sé, senz’altro commento, l’errore madornale !… » (p. 139). Risponde Fraccaroli a De Sanctis il 4 X 1913 : « Tu mi dici che gli appunti sono futilità, spropositi e falsificazioni, tranne uno, ἀνὰ πρῶνας ἀργηστάς. Ora ti prego di leggere la nota a quel luogo (p. 454), e vedrai che è una falsificazione anche quello » (p. 97 n. 292). De Sanctis il 7 dello stesso mese : « Leggendo, vedrai tu stesso perché parlassi di svista a proposito d’ ἀρ γηστάς, anche dopo aver letto la tua nota : perché ἀργηστάς sembra anche a me da riferire ad ἀνεμος ; ma è, ad ogni modo, cosa da nulla » (p. 98). Fraccaroli il 9 X : « Quanto a Bacch. X 67 la lezione ἀργηστάς è un emendamento del Jebb, mentre il papiro legge ἀργηστάς, cui il Blass2 (sola edizione che ho davanti), che lo accetta, nota cf. ἀργῆτά Κολωνόν Soph. – Vedi dunque che c’è anche qui un’impostura » (p. 98 n. 298 ; il rimando di Blass è all’Edipo a Colono, v. 670). Il 2 XI, in calce alla lettera, dopo la firma, De Sanctis si convince e conclude la breve “tenzone” : « Hai pienamente ragione anche per ἀργηστάς. Io avevo letto nella edizione che consultai ἀργηστάς » (p. 99). Interessante notare che anche la critica contemporanea sottolinea l’insidia editoriale ed esegetica del passo, poiché in una nota d’apparato dell’edizione di riferimento (Bacchylidis Carmina cum fragmentis, post B. Snell ed. H. Maehler, Lipsiae 1970) si mette in guardia dal possibile fraintendimento indicato da Fraccaroli : « 67 cf. ἀργῆτά Κολωνόν Soph. O. C. 670 ; ventus ἀργεστής montes claros (ἀργηστάς) reddit, cf. schol. (A) ad M 306 ; ne putes hic ἀργεστάς scribendum esse » (p. 17).

6 Ma, pur spiegatisi tra loro i due cattedratici, la polemica non finisce certo a questo punto. Nell’ultimo fascicolo del 1913 della « Nuova Cultura » Fraccaroli provvede a rispondere alla feroce recensione con una lettera inviata all’editore, Avvocato Giuseppe Bocca (che Guglielmo trascrive alle p. 146-155 dell’Appendice), in cui sono ricordate

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altrui accuse di plagio e di scorrettezza metodologica contro Munno, a proposito di precedenti lavori. Per quanto riguarda il passo di Bacchilide, oltre a tutti gli altri, Fraccaroli ripete distesamente quanto già anticipato a De Sanctis, ma con tono arguto e beffardo : « ἀργηστάς con l’η, mio bel signore, come è nel papiro e come lo ridipinge anche Lei, per sua buona regola, concorda con πρῶνας, proprio davvero, come ognuno vede, dirò anch’io, a cominciare da Federico Blass (il quale anzi nota : cfr. ἀργῆτά Κολωνόν, Soph.) per terminare con l’ultimo ragazzetto che ha meritato la promozione dalla quarta. […] Sta in fatto che il Jebb propose di mutare ἀργηστάς con l’η in ἀργηστάς con l’ε, noto epiteto del vento, che si scrive appunto con l’ε, una congettura arbitraria e inutile affatto » (p. 149). Epilogo (per nulla riconciliante) : l’anno dopo Gaetano Munno pubblica un opuscoletto a parte, Lirici greci e traduttori italici (Risposta al Professore Fraccaroli), Roma 1914 (ora a conclusione dell’Appendice, p. 156-174). E senza retrocedere di un passo, sul locus conclamatus di Bacchilide scrive tra l’altro : « Il Fraccaroli riporta la citazione del Blass – ἀργῆτά Κολωνόν (Sofocle, Edipo a Colono, 670), con la quale, neppure a farlo apposta, si getta la zappa sui piedi. L’ ἀρ γῆτά in Sofocle significa appunto biancheggiante ; lo notarono già gli scoliasti, che ammiravano nel coro sofocleo il voluto contrasto fra il candido cocuzzolo e le verdi convalli. Candido dunque ! ed è proprio quel significato, che ho dato ad ἀργηστάς facendolo concordare con ἄνεμος. […] cioè candens nel senso di acceso (parliamo pure d’incandescenza anche in italiano ; e le escandescenze del sig. Fraccaroli pure sono di quella famiglia) » (p. 160). Ma, per dare ragione definitiva a Fraccaroli contro le pretese di Munno, sarà utile richiamare almeno due traduzioni contemporanee del passo di Bacchilide, una italiana e una francese : « quante sono le foglie / che il vento sulle balze assolate / dell’Ida tra le greggi disperde » (R. Sevieri, Milano 2007), e « telles les feuilles qu’agite le vent, par les blancs promontoires de l’Ida où paissant les brebis » (J. Duchemin e L. Bardollet, Paris 1993, per l’edizione di J. Irigoin nella « Collection des Universités de France »).

7 E per un bilancio conclusivo e complessivo di tutti i documenti acclusi nel bel libro di Marcella Guglielmo, dopo queste poche esemplificazioni valgano le parole della stessa curatrice : « Cronaca privata dunque, e storia epicorica, ma soprattutto critica letteraria e momenti di vita intellettuale del primo ventennio del Novecento traspaiono da questo carteggio, attraverso le riflessioni e le reazioni di due tra i protagonisti, tanto diversi per età e per formazione, ma vicini per il legame di amicizia e di rispetto che li univa » (p. 27).

8 Concludono il volume una Bibliografia strutturata in più sezioni (p. 177-184) e un utile Indice dei nomi (p. 187-192).

NOTE

1. All’ardire: forse bisogna leggere all’ordine.

Anabases, 9 | 2009 258

AUTORE

MICHELE CURNIS

Università degli Studi di Torino [email protected]

Anabases, 9 | 2009 259

L'atelier de l'histoire : chantiers historiographiques

L'Antiquité retrouvée par ses mots (1)

Anabases, 9 | 2009 260

En guise de Préambule

Magali Soulatges

1 Cet atelier trouve son origine dans le ridicule de la vie. Ridiculum Vitae : sous ce titre parodique, détournement bouffon du prosaïque curriculum vitae, le poète belge Jean- Pierre Verheggen donne en 1994 l’un de ses plus truculents recueils1, où s’affirme, ici exacerbée, la radicalité de l’auteur « qui merdRe2 » vis-à-vis de « l’Institution », de « l’Établissement », de « l’Art officiel3 », lorsque ceux-ci prétendent décider de la langue, en particulier poétique. Trois types de pièces, donnant lieu à autant de pastiches du genre, charpentent de manière lâche sinon volontairement aléatoire Ridiculum Vitae : des éloges, des portraits de l’artiste, un manifeste ; ils interfèrent parfois – les « Portraits de l’Artiste en portraits de l’artiste » (V) portent par exemple le sous-titre Éloge du portrait de l’artiste. Mais le poète ne s’écarte pour autant pas de ce qui semble son projet initial et sert de fil directeur au recueil : l’invitation à « mettre les bouts, changer de cap, emprunter d’autres routes », appareiller pour un « voyage à travers les mots » censé confondre les « écrits-vains4 » et leur substituer un authentique verbe créateur, re/ré-créateur.

2 Voyage à maints égards subversif, entrepris dans une langue proprement délirante, où l’exubérance le dispute à chaque instant à la provocation : jeux de mots, calembours, contrepets, lapsus, à-peu-près, déformations, détournements de sens… explorent avec une irrévérence alerte des territoires vite gagnés par l’humour le plus mordant, la dérision la plus corrosive, et où la « poésie affadie5 » – entendre : de facture traditionnelle et normative – paraît ne plus pouvoir survivre que pastichée, parodiée, mise à mal. Pour autant, Verheggen n’invente pas ex nihilo une nouvelle langue poétique ; il réinvente plutôt celle, française, qui lui fut apprise et qu’il enseigna un temps, la mâtinant ici de brabançon (wallon, notamment), là de « mots rares et bon latin6 » ou encore de grec, en un métissage sans complexes n’ayant d’autres maîtres que l’impératif humoristique et la démesure7, pour des effets « carnavalesques8 » qui ne reculent pas à l’occasion devant un peu de scatologie, et beaucoup d’obscénité. Le tout sans la moindre – car elle serait stérilisante – obligation de résultat : « Tout dire ! Tout parler ! Oser ! Tout écrire ! Tout sembler réussir pour mieux finir par tout rater ! Tout échouer et en rire ! Tout oser9 ! »

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3 Entre humour potache et irrévérence assumée à l’endroit des modèles anciens, le portrait de l’artiste « en Traducteur Judas10 » vient plus particulièrement revisiter les Humanités classiques (et scolaires) en écorchant au passage l’un de leurs plus populaires véhicules : le Petit Larousse. Bousculant le mythe des « pages roses », Verheggen-Judas y propose une relecture désopilante, bien qu’inégale dans ses trouvailles, de quelques citations latines jusque-là respectables, blocs erratiques d’une référence érudite dont la mémoire aurait été partiellement perdue. Déchu de son piédestal poétique, Lucrèce par exemple, que plus d’un jeune latiniste eût assurément aimé pouvoir traduire avec autant de liberté, s’y trouve ainsi réinterprété sans trop de scrupules sémantiques par un glosateur in fine convaincu que les « petites erreurs […] font les plus fidèles traductions11 » : Suave mari magno Elle avait un mari tout à fait suave en maillot, sur la vaste mer (Lucrèce)12.

4 À l’opposé, une image biblique dépouillée comme celle de l’abîme appelant l’abîme se retrouve promue au rang supérieur de poésie hermétique par l’adjonction d’un énigmatique supplément d’âme mallarméen : Abyssus abyssum invocat Le byssus, le baiser, l’involucre et le bel aujourd’hui13.

5 Entre les deux pôles les plus élaborés, stylistiquement parlant, de ces ironiques « exercices spirituels de traduction14 » mais investies d’une même joyeuse impertinence vis-à-vis des lettres antiques, bien d’autres facéties viennent s’adonner aux « belles infidèles » ; elles contribuent à dessiner au fil de la plaisanterie faussement détachée les contours d’un discours sans concession sur la culture savante, ses processus (notamment de transmission), ses finalités ainsi que ses usages parfois dévoyés, comme lorsqu’une mémoire fidèle des langues anciennes, devenant posture, confond innutrition féconde et snobisme intellectuel stérile15.

6 De fait, Jean-Pierre Verheggen occupe dans le champ littéraire une place largement associée à sa participation entre 1969 et 1993, dans le sillage critique de Tel Quel, à l’aventure libertaire du groupe TXT et de sa revue avant-gardiste, ainsi qu’à sa dénonciation radicale et récurrente du diktat contemporain des « mots de la tribu », cette « langue de la communauté » corsetée par la norme. Dénonciation dans laquelle le poète emporte d’ailleurs parfois d’autres modernes comme lui, tant la tentation de substituer de nouveaux dogmatismes aux anciens peut s’avérer forte même chez les plus circonspects. « Moquez-vous de toute autorité ! Anarchisez tout ! » continue de proclamer, après l’auto-sabordage de la revue, le Manifeste cochon de Ridiculum Vitae16. Dépassant la question du genre, et incidemment celle de l’appartenance à telle ou telle obédience littéraire, la poésie de Verheggen s’affirme ainsi, et se réaffirme, dans une dimension polémique, comme le lieu privilégié où mesurer pleinement le « poids de la langue », mettre celle-ci à l’épreuve afin de « redonner à la littérature son vrai rôle : fondatrice de langues vivantes17 ». C’est dire combien les bouffonneries du traducteur- Judas ne peuvent être réduites à un simple dépoussiérage, sur le mode ludique, d’une culture antique passée par l’École et les pages roses ; c’est dire combien la citation latine ici réactivée, refondée, sert plutôt d’étai à un discours en creux, nourri des réflexions du groupe TXT sur les littératures « périmées » et la modernité, autour de la délicate question des héritages18.

7 De cette lecture en deux temps de Ridiculum Vitae est donc née l’idée d’explorer quelques-unes des manières dont on pouvait, hier ou aujourd’hui, « retrouver

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l’Antiquité par ses mots », renouer ou simplement nouer, à proprement parler un dialogue avec elle ; mesurer l’héritage antique à l’aune de ses vocables transmis, reconquis ou égarés, en suivre pour autant que cela soit possible les traces dans ce voyage à travers les âges et les usages, les retrouver tels quels ou infléchis par la nuance, porteurs ou non de la mémoire de cette aventure, forts de leur origine ou près peut-être de tomber en désuétude, dans tous les cas associés à une histoire riche de ses déterminations comme de ses accidents, de ses lumières comme de ses ombres. Qu’un éventuel soupçon sur les attendus idéologiques d’une telle démarche soit d’emblée levé : chercher à retrouver l’Antiquité de cette manière, ce n’est en rien vouloir œuvrer à sa restauration. « Quoi qu’on fasse, on reconstruit toujours le monument à sa manière19… ». Mais la redécouvrir, oui ; la relire à partir des chemins lexicaux empruntés par elle pour nous parvenir ou s’esquiver parfois, et considérer les mots aussi bien dans leur(s) forme(s) que dans leur(s) sens comme la pierre de touche de ces « retrouvailles ».

8 « L’Antiquité retrouvée par ses mots » revient donc bien à se poser la question de sa réception, tout en s’intéressant à sa « mise en scène » par et dans un discours second, dans une perspective que l’on voudrait, sans exclusive, liée à la présence d’un imaginaire (au sens large) de cette Antiquité ; présence qu’un contexte historique et culturel particulier peut parfois expliquer – il est évident que le commerce quotidien de la culture Humaniste du XVIe siècle avec les langues anciennes n’implique pas la même pensée de l’Antiquité que l’occasionnelle et mirlitonesque archéologie des savoirs chez Verheggen… Partant du principe qu’un imaginaire de l’Antiquité agit aussi dans la mémoire lexicale, fidèle ou faillible, que nous avons de celle-ci, cet atelier se propose ainsi de dépasser, sans pour autant se l’interdire ponctuellement, l’exercice attendu et rassurant mais un peu court ici de l’étymologie, en conduisant une réflexion diachronique sur le réinvestissement des mots anciens par de nouvelles significations issues de projections autant personnelles que collectives, stéréotypées qu’originales, normatives que subversives, sans limitation chronologique du champ d’investigation ouvert. En d’autres termes, il s’agira d’envisager les mots de l’Antiquité en tant qu’espace et enjeu de représentations non exclusivement linguistiques, mais où ces mots cristallisent symboliquement les choses, dans une interrogation que préciseront les orientations suivantes20 :

9 1. Le mot comme re-présentation, quand re- fonctionne en préfixe de substitution (rem- praesentare : l’image tenant lieu de la chose, la figurant).

10 Les mots sont ici regardés comme jouant, en une sorte de mimesis référentielle, quelque chose de l’Antiquité, qu’ils transmettent ou ressuscitent en le convoquant par la langue. Ainsi en va-t-il dans Ridiculum Vitae de la citation quasi canonique de Lucrèce, qui s’impose en première lecture comme le rappel malicieux d’un souvenir scolaire d’apprenti latiniste ; de même l’inévitable Errare humanum est, cocassement glosé par « Il est rare qu’il ne fasse pas humide en Belgique. », se devait-il de figurer dans le florilège verheggenien, parce qu’il confine au paradigme de la philosophie latine d’inspiration scolaire. C’est là la partie la plus directement historique, « archivistique », de la recherche envisagée. Dans cette perspective plutôt philologique seront par exemple accueillies des contributions sur les héritages lexicaux (isolés ou par champs), les transferts remarquables ou manqués de mots et expressions, les étymologies avérées, improbables ou louches, etc.

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11 2. Le mot comme re-présentation, quand re- fonctionne en préfixe d’intensité ( re- praesentare : l’image redoublant la chose).

12 Les mots sont ici appréhendés dans leur faculté à être renouvelés et investis de sens autres que leurs sens premiers ou les plus évidents, à valoir comme signes donc. Pris dans le jeu des connotations et des « sympathies », ils s’offrent, quand ils n’en sont pas le soubassement, en révélateurs (ou au contraire en écrans) d’une sensibilité, d’une pensée, d’un idéal projetés sur leurs horizons sémantiques. De vocation dialogique, ces mots-là travaillent et mettent au jour une relation posée ou un lien maintenu entre deux « locuteurs » et deux époques via toute l’épaisseur d’une histoire, jusqu’à constituer parfois, diversement revendiqué, un véritable « discours sur ». Discours sur les modèles et leur imitation, par exemple, dans le cas des traductions traîtresses de Verheggen, qui en revisitant par la dérision la pratique de la citation latine et celle de la traduction, apportent de manière originale leur contribution à la réflexion théorique militante du moment sur le rapport des avant-gardes au passé et à la « bibliothèque21 », selon la belle formule de Christian Prigent22. Dans cette perspective plus large que celle du rem-praesentare seront rassemblées des contributions sur les mots de l’Antiquité où se concentrent des « mythologies » personnelles ou collectives, des « fantasmes » de cette Antiquité revue et corrigée en fonction d’enjeux précis et particuliers, encore à découvrir peut-être.

13 3. Le mot comme re-présentation, quand re- fonctionne en préfixe à la fois de substitution et d’intensité (rem/re-praesentare : l’image recréant la chose, ie reconstruisant l’Antiquité dans un acte à proprement parler poétique).

14 Les mots ici considérés sont ceux dans lesquels les « inventeurs » de toutes origines, écrivains, artistes, etc., identifient d’abord des qualités formelles, graphiques et sonores, puis sémantiques ; et partant, une aptitude à engendrer de la matière poétique, de la pensée créatrice, de l’émotion esthétique, autrement dit à susciter une réinvention motivée. Éléments sources d’une alchimie poétique, d’une inspiration, ces mots à déplier parce qu’ils prêtent à la digression instaurent un commerce avec un passé revisité et transformé en un espace « à l’antique », cadastré par la langue ancienne. Dans cette perspective résolument littéraire, au sens des litterae, place sera donnée à des contributions sur l’imaginaire et les usages esthétiques de l’Antiquité, associés à une « rêverie sur les mots ». Cette dimension-là, pour reprendre notre exemple, n’est naturellement pas absente de la démarche, « politique » par ailleurs, de Verheggen dans Ridiculum Vitae23. On peut en juger par la présence, ponctuellement, d’une double traduction pour une même citation, ou par ces (ré)interprétations à l’évidence fondées, même dans la dérision, sur un travail attentif au « souffle » ou au « grain » des mots, à égalité avec leur potentiel paronymique et signifiant : Adhuc sub judice lis est Je lissais sous sa jupe son muscle adducteur. Non possumus L’opossum ne veut pas. Sol lucet omnibus Lucette était toute seule sur la plate-forme arrière de l’omnibus24.

15 Concrètement, nous souhaiterions que cet atelier « L’Antiquité retrouvée par ses mots » dessine un espace ouvert, composé d’une suite libre et souple de contributions variées procédant « à sauts et à gambades » ; qu’il recoure à des formes affranchies de toute contrainte rédactionnelle académique (comptes-rendus, courts essais, billets d’humeur, mises au point, anecdotes, méditations…) et offre des vues aussi bien descriptives

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qu’analytiques ou critiques, érudites ou plus « sensitives », attendues ou plus originales, sérieuses ou plus détachées… ; qu’il propose autant d’échappées vers des domaines et des sujets eux-mêmes variés, relevant de l’histoire, la sociologie, la philosophie, la linguistique, la littérature, les arts… ; enfin, qu’il s’intéresse à toutes les périodes de l’histoire depuis l’Antiquité. On aimerait convoquer ici l’image, chère aux antiquaires d’Ancien Régime, du « cabinet de curiosités », lieu de synthèse, sous l’hétéroclite, d’un même goût pour ce qui peut retenir l’attention et susciter des interrogations, goût partagé par des collectionneurs amateurs, dans le plus noble sens du terme. Un cabinet de curiosités lexicales, thésaurisant des pièces insolites et « remarquables » rapportées d’ambulations diverses dans les langues anciennes et mettant au jour un héritage oblique, à travers son imaginaire « verbal », de l’Antiquité : c’est ce que voudrait tenter d’être, au sein d’Anabases, l’atelier « L’Antiquité retrouvée par ses mots ».

16 Par cette voie particulière de la langue, susceptible de débusquer une « présence » singulière dans la permanence ou la résurgence de résonances lexicales et dans l’acte d’appropriation ou de réappropriation des mots, c’est une autre forme, insolite peut- être, de la réception de l’Antiquité que se propose donc d’analyser, mesurer, juger, partager ce nouveau « chantier historiographique » d’Anabases, en accord avec l’objectif fondateur de la revue : interroger nos cultures et nos façons de penser à partir de nos héritages, d’un bout à l’autre de la Méditerranée et de l’Antiquité au présent. Ou, croisant les préoccupations des historiens en s’inscrivant pleinement dans une réflexion sur la temporalité : « interroger à la fois la différence qui nous tient à distance d’une pensée où nous reconnaissons l’origine de la nôtre, et la proximité qui demeure en dépit de cet éloignement que nous creusons sans cesse25. »

NOTES

1. Ridiculum Vitae, La Différence, 1994 ; avec Artaud Rimbur (publié en 1990), Gallimard/Poésie, 2001 (notre édition de référence). Pour Ridiculum Vitae ainsi que pour l’ensemble de son œuvre, Verheggen reçoit en 1995 le Grand Prix de l’Humour Noir Xavier Forneret. 2. C. PRIGENT, Ceux qui merdRent, P.O.L., 1991. 3. Ridiculum Vitae, II (“Entre Saint-Antoine et San Antonio. [Manifeste cochon]”), p. 90. 4. Ridiculum Vitae, respectivement II, p. 99, VIII (“Nous irons à Valparigot. (Éloge du voyage à travers les mots)”), p. 185 et I (“Entre Saint François-Xavier de Verviers et la vulgarité. [Éloge de Madame le Professeur]”), p. 89. 5. Ridiculum Vitae, II, p. 98. 6. Ridiculum Vitae, IV (“Excès Homo. [Éloge de la démesure]”), p. 125. 7. À l’instar de la IVe pièce du recueil, qui revendiquait l’hybris, la VIe clame les bienfaits de la parole intarissable (“Logorrha-Bouffe/Ouverture. [Éloge de la logorrhée]”). 8. La catégorie du carnavalesque, définitivement bornée par les travaux de M. Bakhtine sur Rabelais, figure quasi tutélaire du groupe avant-gardiste TXT, est régulièrement convoquée dans les analyses de l’esthétique verheggenienne pour expliquer l’hypertrophie des discordances langagières produites en chaîne par le poète. Voir par exemple la stimulante lecture menée par

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J.-M. Klinkenberg en appendice de l’édition chez Labor (1991) de Pubères, Putains ; Porches, Porchers et Stabat Mater, ou encore le chapitre que C. Prigent consacre à Verheggen (“Dans le carnaval de l’Histoire”) dans son ouvrage La Langue et ses Monstres, CADEX Éditions, 1989, p. 135-152. Verheggen lui-même revendique cette dimension de son œuvre poétique, y compris dans Ridiculum Vitae : « Je préfère cette atmosphère de carnaval – qui est une autre façon de se faire chair – fût-elle obscène et caricaturale, à tout cet univers de crimes et châtiments ! » (IV, p. 135). 9. Ridiculum Vitae, II, p. 90. 10. Ridiculum Vitae, V, p. 159-166. 11. Ridiculum Vitae, IV, p. 132. 12. Ridiculum Vitae, V, p. 161. 13. Ridiculum Vitae, V, p. 160. 14. Ridiculum Vitae, II, p. 102. 15. Quelques traductions particulièrement incisives témoignent d’une charge encore plus radicale, quoique moins systématique, à l’endroit de la religion ou de la politique, parfois les deux en même temps. Dans sa très libre traduction de « Rerum novarum » par « Je pisse beaucoup mieux avec mon nouveau rein. » par exemple (p. 159), on peut penser que Verheggen écorche aussi bien le texte fondateur de la doctrine sociale de l’Église, l’Encyclique de 1891 de Léon XIII, que l’adossement à sa doxa de la Ligue Démocratique Belge, selon des attendus qu’une plus ample et plus subtile connaissance de l’histoire politique de la Belgique permettrait sans doute de mieux apprécier. 16. Ridiculum Vitae, II, p. 100. Voir aussi p. 101 : « Soyez toujours plus individu Alice au Pays des Merveilles de la Langue ! Ne vous fiez en aucune autre croyance ! Situez-vous dans cette seule mouvance ! » 17. « Le poids de la langue » est le titre, et l’objet, du n° 11 de la revue TXT, 1979. Lire plus particulièrement les deux contributions liminaires de C. Prigent (“Ce que pèse la langue”, p. 4-6 ; citation p. 5) et de G.-G. Lemaire (“Le poids de la langue”, p. 7-8). 18. Il est un fait qu’une ambiguïté de nature réside dans le statut accordé (dénié plutôt) à leurs prédécesseurs par toutes les avant-gardes, qui rarement pratiquent une politique de la table rase, malgré des déclarations souvent péremptoires sur une nécessaire liquidation du passé. Le rapport à la tradition et aux anciens, la question de leur lecture et de leur citation, celle des « modèles » et des emprunts – qui réactivent dans le fond une Querelle bien connue – peuvent se révéler les signes d’une doctrine paradoxale, qui du bout des lèvres avoue aimer encore ce qu’elle prétend brûler. TXT n’échappe pas à cette équivoque : la problématique de l’héritage, des « classiques » notamment, apparaît de façon récurrente dans les colonnes de la revue, avec un caractère plus ou moins impératif selon les périodes. En 2000, alors que le groupe est dissous et la revue interrompue depuis huit ans, C. Prigent revient encore pour son compte sur cette question, qu’il tente de clarifier en interrogeant moins l’idée de modernité (ou de post-modernité) d’ailleurs, que celle de nouveauté (Salut les anciens, Salut les modernes, P.O.L.). Voir aussi à ce propos l’analyse proposée par H. Marchal du dialogue instauré par Prigent avec les anciens pour définir une nouvelle temporalité esthétique (“Le coup du canon : Christian Prigent lecteur des anciens”, Libr-critique.com, http://homepage.mac.com/philemon1/LibrcritiK/ marchal_avant_garde.html =). 19. M. YOURCENAR, Mémoires d’Hadrien (Carnet de notes), Gallimard/Folio, 1974, p. 342. 20. Il va de soi que cette distinction repose pour les besoins de l’exposé sur une ligne de partage artificielle, ces trois aspects de la représentation interférant la plupart du temps, mais à proportion variable, dans « l’usage » des mots antiques. Cf. l’exemple de Verheggen, intentionnellement suivi pour illustrer les trois axes de réflexion retenus. 21. PRIGENT, Ceux qui merdRent, p. 24.

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22. Dans cet ordre d’idée, c’est un hommage paradoxal des plus spirituels, jouant à plein du télescopage des époques (Antiquité, Âge classique, époque(s) moderne(s)), qui paraît rendu au « monument » que représente, dans le panthéon littéraire, le « classique » Racine (du côté des Anciens dans la Querelle) : « Honoris causa / C’est la faute à la nourrice. » (p. 165). Quel lecteur en effet, doté d’un peu de bonne volonté culturelle, peut avoir oublié les invectives de l’altière « fille de Minos et de Pasiphaé » à l’adresse de sa nourrice Œnone, acte IV scène 6 de Phèdre, « la » tragédie qui quintessencie et sacralise le théâtre racinien (Honoris causa…), selon une certaine historiographie littéraire volontiers relayée par l’École ? Il n’est pas non plus interdit de penser que la formule « c’est la faute à », jouant elle sur la disqualification burlesque, convoque dans le même temps les « modèles » de Voltaire et Rousseau, à leur tour malmenés par le truchement de Gavroche. 23. Elle est érigée en principe de composition dans un petit conte à destination des enfants « à partir de 7 ans », co-écrit avec le dessinateur N. Salas, Orthographe Ier, roi sans fautes (Seuil (Petit Point), 1992). Dans ce texte en effet, dont la frêle trame narrative repose sur l’action quotidienne engagée par Orthographe Ier pour « simplifier, améliorer et rendre beaucoup plus gaies la grammaire et l’orthographe de son peuple bien-aimé », sont recensés et explicités sur la base d’une double définition (l’une sérieuse, l’autre fantaisiste) les mots les plus “créatifs” rencontrés au fil de l’histoire. Ce faisant, le linguiste en herbe est invité à « bien accoutumer [ses] yeux – et surtout [ses] oreilles ! – à mieux lire, et relire » [références non paginées]. 24. Ridiculum Vitae, respectivement p. 160, 165 et 163. Le dernier exemple montre la surenchère inventive que permet en outre, greffé sur le patron latin et se surajoutant à la « fonction poétique » du langage, ce nouveau recours à l’intertextualité – l’hommage, par extrapolation, à R. Queneau venant ici comme couronner et parachever le double travail des sonorités. 25. M. FOUCAULT, Histoire de la sexualité (2. L’Usage des plaisirs), Gallimard, 1994-1997, introduction (note 1), p. 13.

AUTEUR

MAGALI SOULATGES

Université d’Avignon et des Pays de Vaucluse [email protected]

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L'atelier de l'histoire : chantiers historiographiques

"Voyages et voyageurs" (5)

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Annemarie Schwarzenbach et l’Orient : interview avec Dominique Laure Miermont et Nicole Le Bris

Dominique Laure Miermont et Nicole Le Bris

A : Dominique Laure Miermont, vous avez publié aux éditions Payot une biographie intitulée Annemarie Schwarzenbach ou le mal d’Europe. Pouvez-vous évoquer pour nous sa vie et sa personnalité ? DLM : Annemarie Schwarzenbach (AS) est née à Zurich en 1908, dans une famille de la haute bourgeoisie helvétique. Brillante élève, elle passa l’examen de « maturité » en 1927, fit des études d’histoire et obtint le titre de « Dr.phil. » (équivalent de l’actuel magister) en 1931. Se vouant dès lors à l’écriture, elle s’installa quelque temps à Berlin (1931-33). Dans le sillage de Klaus et Erika Mann, avec qui elle se lia d’amitié à partir de 1930, elle prit position contre le national-socialisme et initia la revue antifasciste Die Sammlung (“Le Rassemblement”). Par ailleurs, elle entama dès 1930 une carrière de journaliste et devint, à partir de 1933, reporter-photographe, ce qui la conduisit dans différents pays européens, au Proche et au Moyen-Orient, en Amérique du Nord et en Afrique (Congo, Maroc). Très appréciée des rédactions, elle publia en une dizaine d’années près de 300 articles dans la presse helvétique. Le fonds portant son nom aux archives de Berne compte environ 5 000 négatifs et tirages originaux. Sur le plan personnel, AS était un être tourmenté, en proie à un mal de vivre qu’elle tenta de juguler par la consommation de diverses drogues (alcool, tabac, produits morphiniques) auxquelles son organisme ne put résister plus de dix ans. Elle mourut en 1942, à l’âge de 34 ans, des suites d’une chute de vélo très probablement causée par un état de délabrement physique et psychique avancé. AS a promené sur le monde un regard empreint d’humanité et d’humanisme. Elle avait une conscience aiguë du tragique de la condition humaine, une connaissance intime de l’ambiguïté des choses de ce monde, une perception infaillible des mécanismes pernicieux des idéologies. Ses idéaux de paix, de liberté individuelle et de justice la rendirent très proche des déshérités et des laissés-pour-compte de tous

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pays. Elle était douée d’une empathie pour ses « frères humains » qui s’exprime à travers l’écriture et la photographie. C’était aussi une femme animée d’un authentique courage subversif, aux antipodes de ses fragilités. Outre sept livres publiés de son vivant, AS écrivit de nombreux autres ouvrages dont une partie a été éditée depuis sa « renaissance » en 1987. Son œuvre est considérable et protéiforme : romans, guides touristiques, nouvelles, journaux de voyage, lettres, biographie, pièce de théâtre, poèmes, ainsi que de nombreux textes inclassables.

A : Comment Annemarie Schwarzenbach a-t-elle été conduite à s’occuper d’archéologie ? DLM : On peut supposer que, du fait de ses études d’histoire, elle a été en contact avec des archéologues. Ce qui est certain, c’est qu’on lui a proposé en juin/juillet 1933 de se joindre à un groupe dont le projet était de partir pendant six mois pour visiter une dizaine de champs de fouilles situés entre la Turquie et la Perse. NLB : L’archéologie apparaît comme un complément et un prolongement de sa formation d’historienne. Mais à lire ses lettres, ce qui détermine son départ, c’est un ensemble de raisons, dont les premières sont psychologiques et morales. Elle est en quête de santé morale. Ses rapports avec sa famille sont difficiles – et cela de plus en plus, à mesure que s’affermissent des prises de position radicalement opposées, pro- hitlériennes dans sa famille, résolument anti-nazies chez elle. À 25 ans il lui faut secouer sa dépendance à l’égard de sa famille, lui prouver qu’elle n’est pas « incapable » et « dilettante ». Elle tirera profit, pense-t-elle, d’un travail « concret » et « objectif1 » (par opposition sans doute aux travaux littéraires auxquels est allée jusqu’alors sa prédilection, travaux qui la maintenaient dans un contact trop exclusif avec sa subjectivité). Il sera salutaire aussi qu’elle s’éloigne de ses amis – Erika et Klaus Mann en particulier – auxquels elle se sent liée par une excessive dépendance affective. D’autres raisons ont puissamment joué, qui sont d’ordre intellectuel et finalement politique. Annemarie a été attentive à la façon dont, depuis les années 20, on utilise abondamment à des fins idéologiques les racines antiques de la civilisation occidentale. Elle a lu (en 1930) l’ouvrage du maurassien Henri Massis, Défense de l’Occident (1927) 2, ou encore Le Déclin de l’Occident d’Oswald Spengler (1922) 3. Maintenant que le nazisme déferle, en 1933-34 elle sent le besoin d’échapper, pour mieux le combattre, à son emprise paralysante4. Les formes d’engagement qui se proposent en Europe ne la satisfont pas. Celle qu’elle choisit est double : fonder avec Klaus Mann la revue antifasciste que nous disions et, paradoxalement, partir en Orient faire des fouilles archéologiques : elle pourra, comme elle l’écrit à Klaus Mann5, en mesurant des crânes, « prouver l’absurdité de ces idiots de racistes allemands », c’est-à-dire l’absurdité des théories sur la supériorité de la race aryenne…

A : Comment s’est-elle formée à l’archéologie et quels sites a-t-elle visités ? DLM : Avant de partir, elle a lu nombre d’ouvrages spécialisés. Et déjà en 1932, projetant un voyage en Perse, qui avorta au dernier moment, elle avait étudié les collections asiatiques des musées de Berlin. Au cours de ce séjour de six mois – entre octobre 1933 et avril 1934 –, c’est sur le chantier syrien de Reyhanli (à mi-distance entre Antakya et Alep), dirigé par la mission américaine de l’université de Chicago, qu’elle s’initie pendant plus d’un mois aux rudiments de l’archéologie. Ensuite, elle visite de nombreux sites sur le sol de l’ancienne Mésopotamie : Ctésiphon, Tello, Uruk, Qal’at Sukkar. À Babylone, Ur et Khafadjé, ce sont respectivement les célèbres

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professeurs Jordan, Woolley et Frankfort qui l’accueillent. En Iran, après Suse, AS visite le chantier de Rayy (ancienne Rhagès), près de Téhéran. Le professeur Erich Schmidt, qui en est le directeur pour le compte de l’University Museum de Philadelphie et du Museum of Fine Arts de Boston, lui propose alors de revenir en octobre de cette même année 1934 participer aux fouilles – ce qu’elle accepte aussitôt. Enfin, ce périple se termine sur le site de Persépolis où elle rencontre Friedrich Krefter, le fameux archéologue dont les croquis et les plans extraordinairement précis de l’ancienne capitale achéménide ont permis de réaliser en 2006 une reconstitution du site en trois dimensions. Et c’est lui en personne qui photographie AS sur le champ de fouilles (figure 1).

Figure 1. Sur les fouilles de Persépolis (1934). Photographie prise par Friedrich Krefter. Fonds D.L. Miermont, Paris.Note manuscrite d’AS au dos : « ich grabe aus » (« je fouille »)

A : Qu’a représenté pour Annemarie Schwarzenbach la pratique de l’archéologie ? NLB : Son expérience d’archéologue se retrouve au travers d’allusions dans les nouvelles d’Orient Exils, mais elle se reflète essentiellement dans deux de ses ouvrages : son récit de voyage Hiver au Proche-Orient (publié dès 1934), et le roman La Vallée Heureuse (commencé en octobre 1938 et paru en 1940), dont le héros est précisément un archéologue. Ce dernier texte permet d’imaginer la façon dont elle a vécu ses campagnes de fouilles. Une indication retient l’attention : le personnage évoque les quelques livres qu’il a choisi d’emporter : « Un gros volume, Cambridge Ancient History ; un petit livre avec une couverture rouge, Pottery of the Near East, publié par le British Museum ; les lettres de Diotima à Hölderlin, La Résurrection des villes mortes de Marcel Brion et un roman anglais que je n’ai pas lu6. » Les deux tomes du livre de Brion ont été publiés entre décembre 1937 et mai 1938, et n’ont donc pu servir de mentor à l’apprentie archéologue qu’a été AS, mais elle a dû y rencontrer après coup une vision du passé et de la découverte archéologique qui correspondait à

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la sienne. Et de fait on voit sans mal dans l’ouvrage de Brion ce qui a pu faire écho à sa manière de sentir : certaines évocations épiques et lyriques des grands désastres qui s’abattent sur l’humanité ; l’émotion devant une science qui rend vivant, actuel et présent le tragique du passé ; et qui donne le sentiment d’une unité de l’aventure humaine, en rétablissant le lien entre l’homme d’aujourd’hui et l’homme des temps les plus reculés ; ou encore cette vision de la marche de l’histoire comme un perpétuel mouvement, un voyage des civilisations, producteur de rencontres infiniment fécondes – Marcel Brion et Annemarie Schwarzenbach ont été tous deux de grands voyageurs. Au total, AS s’est indéniablement beaucoup investie dans son expérience d’archéologue (figure 2). Elle s’y est longuement préparée à Berlin, elle a appris l’arabe et le persan. Ses lettres ou ses récits révèlent la passion que peut lui inspirer, sur un site, une hypothèse nouvelle ; l’émotion qu’elle éprouve à se trouver sur les lieux mêmes où fut inventée l’écriture, à retrouver l’espace des origines, à « descendre jusqu’à la source la plus profonde7 » ; et l’intensité de sa rencontre avec certains monuments, qui engage l’idée même qu’elle se fait de l’humanité8.

Figure 2. À Farmanieh, près de Téhéran (1935). Photographie prise par Claude Achille Clarac

Fonds Henri Pagau-Clarac, Oudon

Cela dit, elle n’a été archéologue qu’un court laps de temps, et toujours, se reproche- t-elle, trop en « dilettante ». L’essentiel a toujours été pour elle d’écrire ; elle a d’ailleurs continué, pendant les fouilles de 1933, à rédiger des reportages et à travailler à son journal de voyage. Et elle dit par la voix du héros de La Vallée Heureuse l’impossibilité pour elle d’avoir un métier à demeure, de développer des racines, et l’invincible besoin de toujours repartir.

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A : Vous faisiez tout à l’heure le lien entre le goût pour l’archéologie et le goût du voyage chez Annemarie Schwarzenbach. Quels ont été ses principaux voyages, et quelles raisons l’ont poussée à les entreprendre ? DLM : Nous avons vu pour quelles raisons AS a effectué ses deux premiers séjours au Proche-Orient. Il y eut ensuite, en 1935, un troisième séjour en Perse, motivé par son mariage avec le diplomate français Claude Achille Clarac, second secrétaire à la légation de France à Téhéran. Enfin, entre juin et août 1939, AS fit en voiture, et en compagnie d’Ella Maillart9, le trajet Genève-Kaboul. Après une année passée en cures de désintoxication répétées, ce qui motive ce voyage, c’est surtout le besoin pressant de trouver une activité qui l’éloigne d’elle-même. Grâce à Ella Maillart qui connaît bien Joseph et Ria Hackin10, elle a la possibilité de travailler pour la DAFA (Délégation Archéologique Française en Afghanistan). C’est ainsi qu’elle visitera les fouilles de Bagram et travaillera quelque temps sur le site de Konduz (Turkestan afghan) (figure 3). Entre 1936 et 1938, AS a également fait deux séjours aux USA pour enquêter dans l’Amérique de la Grande Dépression, d’abord dans la région minière de Pittsburgh (Virginie occidentale et Pennsylvanie), ensuite dans les États du Sud (Tennessee, Alabama, Géorgie, Caroline, Ohio). Farouche adepte du New Deal de Roosevelt, elle a réalisé de nombreux reportages dans lesquels elle exprime sa solidarité avec le mouvement syndical naissant et s’indigne des conditions de vie inhumaines auxquelles sont réduits les métayers et les ouvriers des filatures. Son dernier grand voyage, ce fut le Congo en 1941-42. Elle y partit dans le but de rejoindre les Forces françaises libres et de travailler comme correspondante de guerre. Ce projet échoua, car son amitié avec Klaus et Erika Mann, en lutte contre Hitler, et sa qualité de femme d’un diplomate encore attaché au gouvernement de Vichy11, la rendirent suspecte aux yeux des autorités locales. Mais elle y passa dix mois à explorer plusieurs régions, et surtout à écrire. NLB : On le voit, à l’origine de ces voyages apparaît, presque à chaque fois, une raison professionnelle, ou un désir d’engagement. Mais par delà ces raisons circonstancielles, et sans doute de façon beaucoup plus déterminante, joue le besoin de partir en lui-même, la fascination pour le lointain. C’est ce que disent abondamment des textes comme La Vallée Heureuse et Les Quarante Colonnes du souvenir. Cela dit, AS n’est pas exactement l’« écrivain voyageur » qu’on voit souvent en elle, sans doute par rapprochement avec Ella Maillart, ou avec Nicolas Bouvier qui reprit les mêmes routes, ou simplement parce qu’on s’arrête à ses travaux de reporter. Elle n’a pas le goût de l’aventure pour elle-même, ni le goût sportif de l’exploit ou de l’épreuve à surmonter. Elle a peu de curiosité ethnographique, et le déclare nettement par la voix du héros de La Vallée Heureuse : « Je ne voyage pas pour découvrir de nouvelles vertus et d’autres mœurs12. » Les diverses façons de vivre des hommes l’intéressent moins que leur communauté de destin. Et son propos n’est pas d’écrire pour raconter les péripéties d’un trajet ou les étonnements qu’il procure.

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Figure 3. Annemarie Schwarzenbach avec Ria Hackin, Jacques Meunié et Joseph Hackin de la DAFA, lors d’un pique-nique, Kaboul, automne 1939. Photographie prise par Ella Maillart

Fonds Ella Maillart au Musée de l’Elysée de Lausanne

Si elle écrit, c’est en dernier ressort surtout pour partager avec ses lecteurs une expérience plus profonde et plus mystérieuse, à caractère spirituel. Je dis mystérieuse parce qu’elle-même déclare souvent ne pas comprendre exactement chez elle ce qu’elle appelle « la malédiction de la fuite » ; comme si voyager signifiait céder à une tentation obscure. Une tentation blâmable aussi : comme d’autres écrivains et artistes de ce temps, elle revient souvent à la parabole du Fils Prodigue, auquel elle doit s’identifier quelque peu, avec la dose de culpabilité que cela comporte. C’est seulement peu à peu, au fil du temps, qu’elle se convainc de la validité de sa vocation de voyageuse. Il lui apparaît alors qu’au long de ses voyages, c’est une vision de la condition humaine qu’elle tente, qu’elle a mission, d’acquérir et d’exprimer. Et le voyage même, tel qu’elle l’éprouve, figure le tragique de cette condition, parce qu’il apparaît en dernière analyse comme la quête, toujours déçue et jamais renoncée, d’une plénitude perdue : Où est la terre des promesses ?, tel est le titre parlant qu’on a pu donner à un recueil de ses articles. La famille de pensée à laquelle AS appartient, bien plus que celle des écrivains voyageurs, c’est celle des poètes romantiques, d’Hölderlin et de Rilke. Ouvrages d’Annemarie Schwarzenbach parus en traduction française (chronologie historique) Les dates entre crochets sont les dates d’écriture. Deux dates séparées par un point-virgule correspondent à l’écriture et à la publication. Les astérisques désignent les ouvrages publiés du vivant de l’auteur. 1. Œuvres littéraires Nouvelle parisienne [1929], in Inverses n° 6, 2006 Voir une femme [1929], Métropolis 2008 *Nouvelle lyrique [1931 ;1933], Verdier 1994 *Hiver au Proche-Orient [1934], Payot 2006 Le Refuge des cimes [1933], Payot 2004 Orient exils [1934-35], Autrement 1994/Payot 2000, 2003 La Mort en Perse [1935-36], Payot 1997, 1998, 2001

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*La Vallée Heureuse [1938 ; 1940], Éditions de l’Aire 1991/ L’Aire bleue 2001 Les Quarante Colonnes du souvenir [1939-40], esperluète éditions 2008 Rives du Congo / Tétouan [1941-42], esperluète éditions 2005 2. Reportages et correspondance Lettres à Claude Bourdet. 1931-1938, Zoé 2008 Loin de New York. Reportages et photographies [1936-38], Payot 2000 Où est la terre des promesses ? Avec Ella Maillart en Afghanistan [1939-40], Payot 2002 Visions d’Afghanistan [1939-40], Payot 2002 [hors commerce]

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“Fouilleurs qualifiés et non qualifiés”. Reportage paru dans le Zürcher Illustrierte du 17 mai 1935, traduit par D.L. Miermont. Photographies d’AS sur une fouille archéologique en Iran.

Traduction de l’article ci-dessus 1. Un ouvrier manie vigoureusement la pelle. Il est vêtu à l’européenne, conformément aux prescriptions du gouvernement persan, mais il remonte très haut son pantalon – une seule jambe, d’ailleurs – pour ne pas être gêné dans ses mouvements. 2. Ce jeune ouvrier est originaire du Sud, comme le révèle son teint basané. Les traits de son visage ont quelque chose de négroïde. C’est l’un de nos chanteurs. Au rythme du travail, il chante volontiers un refrain monotone que les autres ouvriers répètent en chœur. 3. Un ouvrier non qualifié : il n’a rien d’autre à faire que de remonter le panier rempli de la terre que son collègue déblaie. Il utilise pour cela le dispositif primitif que les paysans persans emploient depuis des siècles pour déblayer leurs canaux. 4. Le géomètre effectue quotidiennement un relevé topographique de la fouille. 5. Voici à quoi ressemble une fouille : les cordes blanches servent à baliser des sections de dix mètres carrés par exemple, répertoriées sur le plan par des lettres ou des chiffres. On distingue tout au fond un pan d’un ancien mur de terre battue. Mais les fouilleurs sont déjà parvenus à un niveau plus profond, c’est-à-dire à une « couche » plus ancienne. Les murs des bâtiments qu’on est en train de dégager se trouvent sous le niveau actuel du sol – comme des caves. Ils ont été enfouis sous les débris de bâtiments plus récents – sous la poussière des siècles. – À gauche, on voit un instrument de mesure topographique. La tente au fond ne sert pas d’abri aux fouilleurs ; c’est là qu’on entrepose les instruments et les plans, on y prend aussi le petit déjeuner à l’ombre – et c’est là que s’abritent la nuit les veilleurs, indispensables sur toute fouille à cause des « pilleurs de tombes ». Aux assistants revient le travail le plus fastidieux : répertorier chaque objet et noter l’endroit et la profondeur où il a été trouvé ; c’est important pour déterminer son âge et la couche de civilisation à laquelle il appartient. Il faut également

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noter quel ouvrier a découvert l’objet en question, car pour éviter que les ouvriers soient tentés de subtiliser des objets pour les revendre plus tard au bazar, on les récompense en leur donnant un « bakchich » approprié. 6. Un autre personnage important sur le chantier de fouille : le jeune porteur d’eau, qui, aux heures les plus chaudes, apporte de l’eau dans un vieux bidon d’essence. Il n’a pas plus de quatorze ans et il est extrêmement fier du maigre salaire qui lui est versé tous les quinze jours.

*

De nos jours, l’archéologie a beaucoup de points communs avec la quête de l’or et la chasse au trésor. Ce que conteste, bien sûr, tout scientifique rigoureux : il ne fouille pas à cause des objets exhumés, ni à cause de l’or des tombes royales d’Ur ou des précieuses faïences de Samarra – mais pour les résultats, pour l’histoire des civilisations, pour la recherche pure. C’est sans doute avec de tels arguments que se consolent les directeurs de fouilles qui, après une pénible campagne dans la poussière du désert ou dans le paysage désolé de hauts plateaux, doivent abandonner la moitié de leurs découvertes au gouvernement de Syrie, d’Irak ou de Perse, et qui ne rapportent chez eux que des photographies, des plans et des comptes rendus scientifiques. C’est ainsi qu’ils se consolent. En effet, les fouilleurs – même s’il y a parmi eux quelques idéalistes à tous crins – sont une corporation de gens ayant dans le sang le goût de l’aventure et de la chasse au trésor. Et pas seulement les fouilleurs. Il y a aussi ceux qui mettent sur pied et financent une expédition – tout en restant chez eux – et qui ne sont pas non plus, cela va de soi, totalement désintéressés. Car la question se pose de savoir qui paie ces expéditions archéologiques qui engloutissent des sommes énormes, et dans quel but. Une fouille est presque toujours financée par un musée ou par le département d’archéologie d’une université. Dans le premier cas, cela dépend naturellement avant tout des découvertes dont on espère qu’elles viendront enrichir le musée et rentabiliseront dans une certaine mesure le capital investi. En même temps, le directeur de la fouille se voit offrir la possibilité de publier un article et de se faire un nom dans la communauté scientifique. Si c’est un institut qui organise l’expédition, les objets exhumés aussi bien que les informations scientifiques récoltées servent la gloire et la réputation de cet institut. Autrefois, on faisait des fouilles avec des moyens financiers relativement limités, les chercheurs vivaient souvent dans des conditions précaires, et en dehors d’un cercle étroit de spécialistes, le monde s’intéressait peu aux résultats. Avec son sens de la propagande et de la publicité, l’Amérique a provoqué un tournant. Étant donné la concurrence des universités, des musées et des instituts, les choses dépendent tout autant de brillants professeurs de réputation internationale que de la richesse, d’une brillante présentation extérieure, de résultats visibles. Des sommes énormes ont été investies pour équiper des expéditions dont on espérait qu’elles allaient découvrir des temples immenses, des palais, des bijoux en or et des statues royales : la tombe de Toutânkhamon, les tombes royales d’Ur et les palais de Persépolis ont rendu l’archéologie populaire ; elle suscite aujourd’hui en Amérique autant d’intérêt que le football et les vols transocéaniques. Il est désormais à la mode pour les rois de l’industrie et leurs veuves d’offrir de grosses sommes d’argent aux instituts scientifiques et de parrainer une expédition. Ils viennent visiter les fouilles en avion

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spécial, et leurs noms figurent sur les vitrines des musées où sont exposés les objets exhumés. Certains archéologues se plaignent non sans raison de cette mode absurde : nombre d’instituts publient des bulletins annuels où les photos des bâtiments des expéditions et de leurs équipements modernes tiennent plus de place que le compte rendu scientifique proprement dit. Mais il faut aussi considérer que ce compromis entre intérêt matériel et intérêt scientifique est nécessaire dans un domaine qui serait condamné à mort sans soutien financier. Même le meilleur des chercheurs ne peut rien faire s’il n’a pas d’argent pour payer des ouvriers, des instruments et tout le matériel allant des pelles et des pioches jusqu’aux caisses et aux sachets en papier – à quoi s’ajoute la concession payée par l’État, le terrain qu’il faut acheter au propriétaire : c’est une petite fortune qui est engagée dans une telle fouille ! Le « camp » est organisé comme un État autonome : le chef de l’expédition et ses assistants en constituent le gouvernement, ils ont à leur disposition leurs propres artisans : menuisier, maçon, cuisinier, veilleur de nuit, chauffeurs, ainsi que la foule des ouvriers, dont le nombre peut varier de 25 à 400, en fonction de l’étendue et de la richesse de la fouille. Parmi eux, on distingue encore une hiérarchie qui se traduit dans les salaires : qualifiés et non qualifiés, spécialistes et simples « porteurs de paniers », hommes âgés et expérimentés qui ont déjà participé à de nombreuses campagnes de fouille, et novices incapables de faire la distinction entre un mur d’argile effondré et le sol lui-même. À eux tous, ils forment « l’expédition » typique, dont la vie, même si elle n’est pas toujours aussi romantique que le profane se l’imagine, exerce cependant une fascination très particulière. Celui qui a déjà travaillé « là-bas » reviendra toujours sur les fouilles, malgré les privations et la solitude.

NOTES

1. Cf. les Lettres à Claude Bourdet, éditions Zoé, Genève 2008, p. 38 et 39. 2. Ibid., p. 7. 3. Mentionné dans le roman Le Refuge des cimes, écrit en 1933. 4. « Ici, le destin est trop près », lettre à C. Bourdet d’avril 1933, p. 25. 5. Lettre du 3 avril 1934. 6. La Vallée Heureuse, p. 27. 7. La Vallée Heureuse, p. 58. 8. Cf. par exemple à propos du site de Kalneh, la lettre à C. Bourdet du 20 décembre 1933, p. 50 ; sur Baalbek, Hiver au Proche-Orient, p. 80 sq. Et, sur les fouilles à Rihanie, les p. 54 ss. de La Vallée Heureuse. 9. Ella Maillart fit le récit de ce voyage dans La Voie cruelle, Payot, Paris 1988. AS y apparaît sous le pseudonyme « Christina ». 10. Le nom de l’orientaliste et archéologue Joseph Hackin (1886-1941) et celui de sa femme Ria, qui fut sa collaboratrice, sont surtout attachés à la découverte sur le site de Bagram d’un trésor d’objets précieux témoignant de la prospérité de l’Afghanistan sous l’empire kouchan (IIIe siècle de notre ère).

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11. Claude Achille Clarac rejoignit les Forces françaises à Alger en décembre 1942, après quoi le général de Gaulle le nomma chef de la mission française à Lisbonne (1943), puis Deuxième conseiller à Tchong-King (1944-45). 12. La Vallée Heureuse, p. 74.

AUTEURS

DOMINIQUE LAURE MIERMONT germaniste, traductrice et biographe d’AS présidente de l’association les Amis d’Annemarie Schwarzenbach (www.annemarieschwarzenbach.eu)

NICOLE LE BRIS normalienne, agrégée de lettres classiques , néo-helléniste, traductrice [email protected]

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L'atelier de l'histoire : chantiers historiographiques

Antiquité et fictions contemporaines (5)

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Les allusions et citations latines dans Les Aventures d’Astérix le Gaulois

Benoît Jeanjean

1 Le succès des Aventures d’Astérix le Gaulois, le personnage créé par René Goscinny et Albert Uderzo, a dépassé depuis longtemps les limites de la Gaule. Traduit dans une multitude de langues, notre Gaulois national ne s’est pas contenté de « résister encore et toujours » aux légions de Jules César, il a encore poussé l’audace jusqu’à conquérir le monde. Les raisons de ce succès sont nombreuses, depuis la qualité du trait d’Uderzo, tout en souplesse et en clarté, jusqu’à la finesse des dialogues de Goscinny, qui a su habilement mêler à la conduite du récit de multiples jeux de mots et allusions aux mondes antique et contemporain. Or, parmi les références à l’Antiquité qui émaillent la série, on rencontre très souvent des citations latines qui contribuent tout particulièrement à renforcer l’effet « Rome antique ». Pourrait-on, en effet, imaginer une BD où les Romains ne parleraient pas latin, ne serait-ce qu’occasionnellement 1 ? Plutôt qu’à un relevé exhaustif des citations et des allusions à l’histoire et à la littérature latine2, c’est à un parcours à travers quelques exemples significatifs que je convie le lecteur. On y verra que la part faite à Jules César, à la fois personnage historique et écrivain, est considérable et que si les auteurs latins, poètes et prosateurs, sont largement sollicités, les citations bibliques ne manquent pas non plus. La question de savoir si Goscinny connaissait le latin importe peu ici, et il serait vain de tenter de prouver quoi que ce soit à partir de citations qui proviennent toutes, ou presque, des fameuses « pages roses » du dictionnaire. Il est en revanche très intéressant d’observer comment ces citations sont exploitées dans les albums d’Astérix, car, loin d’y avoir un rôle de pur ornement, elles jouent souvent sur l’intertextualité pour donner une dimension supplémentaire à l’humour déployé dans la série.

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César, auteur de La Guerre des Gaules et… de quelques mots historiques

2 La figure de César est centrale dans Astérix et il est inutile d’énumérer tous les albums où elle apparaît. Le personnage est, bien sûr, présenté avant tout comme le vainqueur de Vercingétorix à Alésia, mais il ne faut pas oublier que la fameuse scène de la reddition du chef gaulois qui jette ses armes aux pieds du glorieux général romain3 est directement issue de l’œuvre que César rédigea lui-même pour présenter ses huit années de campagnes militaires en Gaule : La Guerre des Gaules. Or, il se trouve qu’un certain nombre de vignettes font directement référence à cet ouvrage. C’est notamment le cas dans Le Bouclier arverne, lorsque César – le personnage cette fois – cherche à rappeler aux Gaulois sa victoire de 52 avant J.-C. en paradant, debout sur le bouclier de Vercingétorix. Le seul problème est qu’il ne sait pas où se trouve ce bouclier. Il envoie donc quelqu’un chercher pour lui dans la salle où il entrepose le butin de ses campagnes, mais celui-ci revient bredouille, comme nous pouvons le constater dans la vignette suivante (p. 18, vignette 8) :

3 L’allusion à la guerre des Gaules est transparente, mais, dans la bouche du tribun Fanfrelus, il s’agit davantage de l’événement historique que du récit écrit par César. La réponse désabusée de ce dernier prend cependant une tout autre dimension, dès lors que l’on sait que le titre complet de son ouvrage n’est pas La Guerre des Gaules, mais les Commentaires sur la guerre des Gaules. D’un seul coup, c’est comme si César oubliait qu’il avait lui-même écrit un livre sur la question !

4 Cet oubli, plein d’amère ironie, est sans doute bien provisoire, puisque dans Le Domaine des dieux il retrouve son statut d’auteur et se propose, dès la première vignette de la première page (p. 5), de « faire quelques petits commentaires » à ses conseillers sur la situation en Gaule. C’est d’ailleurs à cette occasion qu’on rencontre une autre allusion à La Guerre des Gaules dans un petit dialogue sibyllin dont le sens échappe aux lecteurs peu avertis (p. 5, vignettes 3 et 4) :

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5 César vient en effet de rappeler, à la troisième personne du singulier, ses propres exploits militaires en Gaule sans se désigner nommément. Cela explique la question de son plus jeune conseiller qui, visiblement, n’a pas lu ses Commentaires sur la guerre des Gaules. S’il avait lu l’ouvrage, il saurait que César n’y parle jamais à la première personne, mais toujours à la troisième, ce qui contribue à donner une allure objective à son récit pourtant très partial !

6 On rencontre une dernière allusion aux Commentaires sur la guerre des Gaules dans le dernier Astérix réalisé par le duo Goscinny-Uderzo : Astérix chez les Belges. On se souvient des premières pages de l’album où l’on apprend que les légions de César sont parties combattre les Belges et que les légionnaires qui reviennent en Armorique s’y sentent au repos, loin des combats acharnés qu’ils ont connus sur le front de l’Est. Cela agace au plus haut point Abraracourcix, qui s’emporte, et Bonnemine tente de le calmer en lui rappelant en quelle estime César les tient, lui et ses hommes. Malheureusement, Astérix a entendu dire que César est d’un autre avis, qu’il rapporte immédiatement (p. 9, vignette 8) :

7 On pourrait penser que César n’a jamais rien dit de tel et qu’il ne s’agit que d’un prétexte pour envoyer les héros en Belgique, mais il se trouve que l’affirmation de la bravoure des Belges figure bel et bien au livre 1 des Commentaires sur la guerre des Gaules. Le premier chapitre de ce livre expose l’organisation territoriale de la Gaule dont l’espace est habité par trois peuples distincts : les Belges, les Aquitains et les Gaulois ou Celtes. César ajoute alors : « Les plus braves [fortissimi] de ces trois peuples sont les Belges, parce qu’ils sont les plus éloignés de la province romaine et des raffinements de sa civilisation, que les marchands y vont très rarement et, par conséquent, n’y introduisent pas ce qui est propre à amollir les cœurs, et qu’ils sont les plus voisins des

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Germains, qui habitent sur l’autre rive du Rhin et avec qui ils sont continuellement en guerre » (Guerre des Gaules I, 1). Cette affirmation sert donc de point de départ à l’intrigue d’Astérix chez les Belges. Mais que les lecteurs se rassurent, les propos de César ne font qu’établir une hiérarchie de la bravoure en Gaule, ils ne mettent aucunement en cause celle des Gaulois !

8 En plus de ses exploits militaires, César est également célèbre pour quelques mots historiques qui se transmettent dans les classes de latin de nos collèges. Le plus fameux est sans doute celui qui aide les élèves à retenir les formes du parfait des verbes latins uenio, uideo et uinco (venir, voir et vaincre) et que l’on trouve, par exemple, dans Astérix en Hispanie (p. 6, vignette 3) :

9 Si la formule est synonyme de victoire totale et définitive, on ignore souvent qu’elle servit d’abord à désigner la rapidité avec laquelle César vint à bout de Pharnace, roi du Pont et fils de Mithridate, comme en témoigne l’historien Suétone dans ses Vies des douze Césars : « Pour son triomphe4 du Pont, entre autres objets présentés dans le cortège, il fit porter devant lui une inscription avec ces trois mots : Veni, uidi, uici [Je suis venu, j’ai vu, j’ai vaincu], soulignant ainsi la rapidité de cette campagne au lieu d’en énumérer les faits comme pour les autres » (Vie de César, 37). Dans Astérix, on constate que César ne peut jamais reprendre la formule jusqu’au bout, car inévitablement il y a un petit village « qui résiste encore et toujours » et qui lui interdit de triompher !

10 On prête également à César un second mot fameux qu’on retrouve dans Astérix et Cléopâtre, dans la bouche de Triple-Patte, pirate et latiniste distingué à ses heures (p. 10, vignette 7) :

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11 Dans la bouche du pirate, la citation marque le caractère définitif et irréversible d’une situation contre laquelle il n’y a plus rien à faire. Ce fatalisme ne correspond pas au sens beaucoup plus audacieux et positif que César donne à la formule lorsqu’il l’utilise, en 49 avant J.-C., au moment où il décide de franchir le Rubicon et d’engager, du même coup, les hostilités avec Pompée. C’est encore une fois l’historien Suétone qui rapporte la scène : « Comme il hésitait, il reçut un signe d’en haut. Un homme d’une taille et d’une beauté extraordinaires apparut soudain […] ; cet homme prit à l’un d’entre eux son instrument, s’élança vers la rivière et, sonnant la marche avec une puissance formidable, passa sur l’autre rive. Alors César dit : “Allons où nous appellent les signes des dieux et l’injustice de nos ennemis. Alea jacta est [Le sort en est jeté]”. » (Vie de César, 32). On le voit bien, César est loin d’être fataliste lorsqu’il lance ces mots qui écartent toute idée de hasard. Il se montre au contraire providentialiste, puisqu’il s’engage dans la direction que lui indiquent les dieux.

12 Le dernier des mots de César, tout aussi célèbre que les précédents, est celui qu’il lance systématiquement, dans Astérix, lorsqu’il se trouve en présence de Brutus et qu’on rencontre en latin dans Astérix gladiateur (p. 38, vignettes 4 et 5) :

13 La formule revient à nouveau dans une page de La Zizanie (p. 6, vignettes 4 et 5) :

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14 La présence de Brutus, fils adoptif de César, est le déclencheur de la formule derrière laquelle Goscinny ne cache pas, sur le ton de l’humour, qu’une menace se profile. Les « pages roses » d’un dictionnaire n’indiquent plus nécessairement en quoi consiste cette dernière, mais elle se précise immédiatement lorsqu’on connaît le passage où Suétone rapporte la mort de César, qui fut assassiné par une conjuration de sénateurs au nombre desquels se trouvait précisément Brutus : « Il fut ainsi percé de vingt-trois blessures, n’ayant poussé qu’un gémissement au premier coup, sans une parole ; pourtant, d’après certains, il aurait dit à Marcus Brutus qui se précipitait sur lui : “Toi aussi, mon fils !” » (Vie de César, 82).

15 Le paradoxe de cette citation latine, c’est que, à en croire Suétone, elle n’aurait pas été prononcée en latin, mais en grec, car César maîtrisait parfaitement les deux langues. Il aurait donc dit Kai su, teknon !, et non Tu quoque fili !

Le mot du poète

16 Les « mots de César » nous sont rapportés par l’historien Suétone, et nombre de citations latines d’Astérix sont tirées d’autres prosateurs parmi lesquels Cicéron n’est pas le moins célèbre. Cependant, les « pages roses » du dictionnaire, si elles sont bien la source de Goscinny, fournissent un grand nombre de citations de poètes qui fleurissent tout au long des différents albums. Je n’en donnerai qu’un exemple tiré du plus célèbre poète de l’époque de l’empereur Auguste.

17 Il se rencontre dans Astérix légionnaire, où l’un de ses vers est systématiquement associé par les Romains au nom de Tragicomix, le fiancé de Falbala, enrôlé de force dans la légion pour aller combattre loin de chez lui, en Afrique. Astérix, qui cherche à savoir où il a été envoyé, s’informe auprès du bureau des renseignements de la légion, à Condate (p. 17, vignette 2) :

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18 La formule Timeo Danaos et dona ferentes (Je crains les Grecs, même s’ils apportent des cadeaux) est de Virgile, et elle est bien connue des latinistes, car elle sert d’exemple type depuis des générations pour illustrer la valeur adverbiale de la conjonction et. Elle fonctionne donc comme un automatisme dès que la question du et adverbial reparaît. De la même façon, dans Astérix légionnaire , la citation revient lorsque le nom de Tragicomix est prononcé. Virgile, toutefois, ne l’a pas formulée pour servir d’exemple à un fait de la langue latine, mais bien pour servir la cause d’un récit épique où l’on assiste, avec le fameux épisode du cheval de Troie, à la prise de cette ville par les Grecs. Énée, qui le raconte à Didon, arrive au moment où les Grecs, feignant d’avoir perdu tout espoir de victoire, ont quitté les abords de Troie en laissant un cheval de bois devant la porte de la ville. Les Troyens, voyant dans ce cadeau un signe d’hommage des Grecs aux divinités qui protègent leurs ennemis, décident de le faire entrer dans la cité. Mais un Troyen, Laocoon, soupçonne une ruse et en avertit ses concitoyens en ces termes : « Vous croyez les ennemis partis ? Ou pensez-vous que les offrandes des Danaens soient jamais exemptes d’artifices ? Est-ce ainsi que vous connaissez Ulysse ? […] Ne vous fiez pas à ce cheval, Troyens. Quoi qu’il en soit, je crains les Danaens même quand ils portent des offrandes » (Énéide 2, 43-49). L’avertissement de Laocoon ne sauva malheureusement pas les Troyens qui refusèrent de croire que le cheval pouvait présenter une menace pour leur ville. On est bien loin, on le voit, du réflexe mécanique qui associe systématiquement un nom ou un fait de langue à une tournure. Mais si le Romain d’Astérix légionnaire est loin de Virgile, son réflexe rejoint en revanche celui du latiniste d’hier et d’aujourd’hui.

Un mot de la Bible

19 À côté des citations des poètes, les « pages roses » font la part belle aux citations bibliques et celles-ci sont nombreuses dans les pages d’Astérix. J’en signalerai une qui illustre l’Ancien Testament. Dans Astérix gladiateur, tout d’abord, Astérix et Obélix ont pris place à bord d’un navire marchand phénicien qui les conduit vers Rome. Or, pendant la traversée, ils sont attaqués par des pirates convaincus d’avoir affaire à une proie facile et qui se permettent de vendre la peau de l’ours avant de l’avoir tué (p. 15, vignette 8) : Image 10.wmf

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20 La citation de Triple-Patte – célébrissime dans la peinture qui en a fait, avec les « vanités », un thème de prédilection – se trouve dans les tout premiers versets du livre de Qohéleth (autrement appelé l’ Ecclésiaste), livre qui souligne, sous forme de nombreuses maximes, la fragilité et le caractère éphémère de la vie humaine. L’ensemble du livre est placé sous le signe du verset qui l’ouvre : « Vanité des vanités dit Quohélet, tout est vanité » (Qo. 1, 2). Placée dans la bouche d’un pirate, la citation prend sa pleine dimension : l’abordage du navire marchand doit rendre vains les rêves de fortune nourris par les marchands phéniciens, qui pensaient voguer vers de juteuses affaires et vont se retrouver eux-mêmes réduits au rang de marchandises, s’ils survivent à l’affaire. Mais la vanité est ici à double face. Triple-Patte ignore que la citation va se retourner contre lui (et pour cause : c’est la première fois que les pirates rencontrent les Gaulois !), car s’il ironise sur la vanité des marchands phéniciens, c’est de lui qu’il parle sans le savoir, puisque les espoirs de butin facile qu’il nourrit avec ses compagnons vont se révéler vains à leur tour.

21 N’est-ce pas là l’illustration d’un nouveau proverbe qui s’impose ici et qui nous fournira le mot de la fin : « Vanité bien ordonnée commence par soi-même ! »

NOTES

1. Il est vrai qu’au régime de baffes auquel ils sont soumis, ils « en perdent leur latin » (cf. Astérix le Gaulois, p. 5, vignette 10). 2. Un tel relevé a été amorcé dans le Livre d’or d’Astérix, sur une idée d’O. ANDRIEU, Éditions Albert- René, Paris, 1999 ; mais il n’est pas exhaustif, comporte quelques erreurs et surtout, n’indique jamais le texte antique d’où sont tirées les citations. 3. Scène qui fait l’objet d’un traitement variable selon les albums où elle se présente. Ainsi, César n’est pas à son avantage dans Astérix le Gaulois (p. 5, vignette 2), où il s’en faut de peu que les armes de Vercingétorix ne lui écrasent les pieds. La scène se répète, presque à l’identique, dans Le Bouclier arverne (p. 5, vignette 1), mais cette fois, César n’a pas le temps de retirer ses pieds ! Il faut dire que, dans les deux cas, le narrateur adopte le point de vue chauvin du descendant des Gaulois qui n’a toujours pas digéré la défaite de Vercingétorix. Une troisième occurrence de la scène tourne toutefois à l’avantage de César, dans Le Domaine des dieux (p. 5, vignette 2) ; mais il n’y a rien d’étonnant à cela, puisque cette fois, c’est César lui-même qui se charge d’en faire le récit ! 4. Rappelons que, dans la Rome antique, le triomphe est la cérémonie au cours de laquelle un général victorieux est autorisé, par le Sénat, à célébrer publiquement sa victoire. Cette cérémonie est l’occasion de présenter au peuple le butin remporté et les prisonniers capturés lors de la campagne.

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AUTEUR

BENOÎT JEANJEAN

Université de Bretagne occidentale (Brest) [email protected]

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L'atelier de l'histoire : chantiers historiographiques

L'atelier des doctorants (2)

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La représentation des limites de l’oikouménè par les civilisations grecque et arabe. D’Okeanos à al-bahr al-muhīt : prospections océaniques (thèse de doctorat de l’Université de Toulouse, soutenue le 24 juin 2008)

Amandine Declercq

1 « Océan » est aujourd’hui un nom commun. Singulier ou pluriel, il désigne une étendue maritime de grande envergure. Seules des considérations d’ordre essentiellement biologique et géographique – une mer étant souvent définie comme un espace enclavé, relativement restreint – distinguent désormais mers et océans. Or le terme grec okeanos, dont provient – par l’intermédiaire du latin oceanus – le vocable français « océan », a revêtu dans la pensée hellénique une tout autre signification, bien distincte de celle de ponto et thalassa. La représentation archaïque d’Okeanos a conditionné, durant plus d’un millénaire, la production cartographique et les exposés géographiques des civilisations grecque, latine et islamique. Les définitions grecque et arabe d’Okeanos et d’al-bahr al-muhīt (littéralement : l’« Océan » ou la « Mer environnant(e) »), leurs origines et leurs évolutions, situent le concept d’Océan dans un réseau d’interactions culturelles complexes.

Genèse et formulation du sujet

2 La formulation d’un projet de recherche concernant les représentations grecque et arabe de l’Océan environnant est née de l’aboutissement d’un travail de master sur la transmission du savoir géographique grec au monde arabe. La plupart des données étudiées en master correspondaient à un cadre général de division du globe et de la terre habitée issu de la géographie mathématique hellénistique – à l’instar, notamment, de la division de l’oikouménè en sept climats, en méridiens et en parallèles. Parmi ces

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données, un élément remontait beaucoup plus loin, dans le temps et dans la pensée des anciens Grecs, que l’héritage de la géographie mathématique alexandrine.

3 Les premières sources géographiques arabes qui nous sont parvenues, datées pour la plupart des IXe et Xe siècles de l’ère chrétienne, sont aussi des sources cartographiques. Les modernes ont appelé leurs auteurs les géographes de l’« Atlas de l’Islam », car leurs exposés ont été conçus comme les commentaires de cartes qui accompagnaient les manuscrits1. Or, sur l’ensemble des cartes du monde inspirées des travaux des géographes de l’Atlas de l’Islam figure en bordure de l’oikouménè – laquelle correspond également à la bordure de la carte – un liseré circulaire de couleur bleu turquoise, bleu marine, noire ou verte.

4 Ce liseré circulaire, sur les mappemondes arabes, représente ce que les sources littéraires nomment al-bahr al-muhīt, autrement dit l’« océan environnant » la terre habitée. Il s’agit d’une manière très spécifique de représenter l’espace océanique censé, pour la plupart des hommes de science arabes, envelopper la terre sphérique. Or, sur les mappemondes et dans les exposés littéraires, les géographes et les cartographes arabes ont parfois remplacé l’expression al-bahr al-muhīt par le terme u’qiyānūs, translittération arabe du terme grec okeanos. Le lien a donc été fait, par les géographes et les cartographes arabes eux-mêmes, entre al-bahr al-muhīt et l’Océan des anciens Grecs, que les auteurs arabes ont textuellement désigné par le terme u’qiyānūs.

5 Cette manière de représenter l’Océan sous la forme d’un bandeau circulaire correspond en effet à la manière dont la culture grecque a traditionnellement représenté Okeanos. Les premières sources littéraires helléniques dont nous disposons, les sources dites archaïques, décrivent l’Océan comme un fleuve en forme de boucle, dont les eaux reviendraient immuablement à leur point de départ2. L’Océan, parmi les sources grecques et latines, a de plus en plus fréquemment été décrit, après la période archaïque, comme un espace maritime et non plus comme un fleuve d’eau douce, mais sa représentation sous la forme d’un flux circulaire et son évocation en tant que « ceinture3 » du monde n’ont jamais été abandonnées.

6 On constate donc la permanence d’un système de représentation des confins océaniques – lequel conditionne la représentation de la terre habitée inscrite au centre du cercle de l’Océan – sur plus d’un millénaire, depuis les poèmes grecs archaïques, au VIIe siècle avant J.-C., jusqu’aux compilations arabes médiévales, au XIVe siècle après J.-C. À partir du XVe siècle, en revanche, ce système de représentation est rendu caduc par la découverte du continent américain, laquelle bouleverse profondément les productions cartographiques et géographiques.

7 La pérennité de ce système de représentation de l’Océan ne signifie pas que le monde est resté identique entre le VIIe siècle avant J.-C. et le XIVe siècle après J.-C. Le monde que découvrent les hommes de science arabes n’est pas celui des anciens Hellènes. Là, précisément, se trouve la raison d’être de ces recherches. Si le monde avait été le même, il aurait été normal que sa représentation fût restée identique. L’intérêt du sujet provient du fait que malgré les mutations profondes de la connaissance du monde, qu’il s’agisse du passage de l’image d’une terre plate à celle d’une terre sphérique, ou bien des réalités géographiques, sociales et politiques très différentes qu’ont recouvertes le monde hellénique et le dār al-islām, les sources témoignent de la perpétuation d’un système de représentation des limites du kosmos, et ce système est présenté par les auteurs arabes eux-mêmes comme un legs hellénique.

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8 Ce système de représentation doit, en outre, être distingué de la manière dont les populations helléniques et islamiques ont appréhendé la réalité de l’étendue océanique. Il ne pouvait être question de traiter, dans le détail, des routes maritimes, des pratiques nautiques grecques et arabes, ni des descriptions qu’ont faites les auteurs helléniques et musulmans de toutes les zones parcourues par les marins dans l’Atlantique et dans l’océan Indien. Un tel projet, qui nécessiterait à lui seul plusieurs thèses, a, d’une part, déjà été entrepris pour ce qui concerne l’océan Atlantique4, et s’avère, d’autre part, particulièrement délicat pour ce qui concerne la fréquentation – peu étudiée – des strates de l’océan Indien avant les grandes découvertes.

9 Dans de nombreux cas, cependant, la représentation théorique traditionnelle de l’Océan – qu’il s’agisse d’Okeanos ou d’al-bahr al-muhīt – a influencé la manière dont les auteurs grecs et arabes, parfois directement inspirés des récits de navigateurs, ont décrit la réalité physique de l’Océan environnant, sa texture, son aspect, la manière dont on pouvait – ou non – y naviguer. Il était alors essentiel d’analyser comment le système de représentation de l’Océan avait interféré avec la perception de la réalité matérielle de l’entité océanique.

Okeanos, al-bahr al-muhīt : perspectives comparées et problématiques corrélées

10 Dans Grammaire des civilisations, Fernand Braudel a défini comment chaque culture se constituait à la fois à partir d’un contexte culturel existant et, paradoxalement, par un processus de démarquage vis-à-vis de ce contexte culturel5. L’historien a, en outre, exposé dans quelle mesure le traitement – en particulier le filtrage et l’assimilation – du legs des cultures qui ont préexisté à une culture naissante participait à la définition de l’identité de cette culture6.

11 Le legs hellénique à la pensée arabe a pour trame l’idée que la science était considérée par les penseurs arabes comme un savoir universel. Tel est ce qu’il ressort, notamment, des propos attribués à des philosophes comme al-Kindī7 ou Averroès 8. Les penseurs arabes ont, de fait, œuvré à faire progresser la chaîne de la connaissance. Ils ont recueilli, collecté, traduit la science ancienne, et plus particulièrement la science hellénique. Ils l’ont perfectionnée, en corrigeant par exemple les coordonnées mathématiques de Ptolémée, ou bien en élaborant l’astrolabe à partir des travaux de Marin de Tyr sur la projection stéréographique. Ils ont composé des œuvres originales en arabe à partir du legs de l’Antiquité. Ils ont, enfin, transmis la science grecque et une part de leur propre apport au legs hellénique à l’Occident médiéval.

12 En ce sens, certains lettrés musulmans ont pu se sentir héritiers du monde grec, usant de la langue arabe pour continuer à diffuser certaines données culturelles de l’hellénisme. En revanche, ce sentiment de filiation vis-à-vis de l’héritage grec et la conscience de cet héritage – ou la reconnaissance de cet héritage – ont été limités à la production scientifique et philosophique des anciens Grecs.

13 La problématique initiale, formulée au terme d’une première année de prospection, consistait à déterminer comment la représentation de l’Océan, laquelle a constitué une donnée fondamentale de la pensée mythique des anciens Hellènes, avait été introduite dans la pensée arabe. À cette problématique principale se sont greffées, au fil de l’avancée des recherches, d’autres problématiques corrélées.

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14 L’étude d’Okeanos et d’ Oceanus a d’abord occupé l’essentiel de nos efforts. Étudier l’Océan grec et son évolution dans la pensée latine s’avérait, de fait, la première démarche nécessaire pour comprendre ce que la culture islamique avait hérité – mais aussi ce qu’elle n’avait pas hérité – de la définition gréco-latine d’Okeanos.

15 Okeanos/Oceanus recouvre, dans la pensée gréco-latine, plusieurs dimensions. Il est une divinité mythique, généralement décrite comme un vieillard barbu anthropomorphe, dont la personnification incarne avec Téthys, d’après la tradition homérique – laquelle diverge sur ce point de la tradition hésiodique –, le couple primordial duquel descendraient les générations divines9. L’Océan, pour la culture gréco-latine, constitue également une entité physique codifiée. Sa conception en tant que fleuve circulaire a permis de penser puis de représenter le monde en symbolisant les limites de l’oikouménè. Okeanos/Oceanus a enfin progressivement été associé à une réalité maritime, à laquelle les auteurs grecs et latins font de plus en plus fréquemment allusion à partir de l’époque hellénistique.

16 En étudiant l’évolution de la conception et de la représentation de l’Océan depuis les poèmes archaïques jusqu’à l’Antiquité tardive, il est apparu que l’image d’Okeanos/ Oceanus changeait sensiblement, dans les sources gréco-latines, à partir du Ier siècle avant J.-C. En approfondissant ce problème, il s’est avéré que la conception et la représentation judéo-chrétiennes de tehom, l’abîme des eaux, dans la Torah, avaient interféré sur l’image gréco-latine d’Okeanos/Oceanus. Parallèlement, nous pouvions constater que si al-bahr al- muhīt, parmi les sources arabes, était le plus souvent rapproché de l’Okeanos grec, d’autres traditions culturelles avaient manifestement été associées par les auteurs arabes à la définition de l’Océan environnant. L’illustration la plus nette concernant cette coexistence de plusieurs traditions culturelles est formulée par al-Gharnatī, lequel semble concurremment associer la ceinture océanique à l’ u’qiyānūs grec et au samudra indien mentionné dans le Rig-Veda10.

17 À ce stade, le sujet devenait particulièrement complexe. Il fallait, d’abord, exposer et expliquer pourquoi l’idée d’un Océan circulaire n’avait pas uniquement été formulée par les cultures grecque et arabe. Il fallait, ensuite, éclairer dans quelles mesures les cultures qui ont été liées, de manière directe ou indirecte, avec les civilisations hellénique et islamique, ont pu participer à la genèse des définitions grecque et arabe de l’Océan, ou bien ont pu modifier, au cours de l’histoire, les définitions grecque et arabe de l’Océan. Il fallait, enfin, traiter le premier thème que nous nous étions proposée d’étudier, à savoir ce qu’il transparaît, dans la définition arabe d’al-bahr al- muhīt, de la conception et de la représentation grecques d’Okeanos.

Aux sources de l’Océan : problèmes liés à la transmission des thèmes océaniques

18 Parmi les manuscrits grecs traduits en arabe lors du mouvement de traduction abbasside, au IXe siècle après J.-C., ne figurait aucun des ouvrages a priori susceptibles d’avoir été les principaux médiateurs de la conception et de la représentation d’Okeanos vers la culture arabe. Nous savions que la majeure partie de la littérature grecque faisant directement référence au panthéon olympien – autrement dit au polythéisme antique – avait peu été traduite en syriaque, et n’avait pas du tout été traduite en arabe. Nous nous attendions toutefois à trouver en langue arabe l’œuvre géographique de

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Strabon, par exemple, laquelle aurait pu, au regard des nombreuses allusions à l’Océan et au « poète » (Homère) qu’elle contient, constituer un bon intermédiaire entre la pensée homérique et la pensée arabe. Nous espérions même rencontrer de possibles allusions à un exemplaire arabe de l’Iliade et de l’Odyssée, dans la mesure où il avait existé une version syriaque des poèmes homériques, traduits du grec par Théophile d’Édesse au VIIe siècle après J.-C.

19 Or il semblerait que Strabon n’ait pas rédigé sa Géographie à Rome ni à Alexandrie mais dans le Pont, à la fin du Ier siècle avant J.-C., et que son ouvrage n’ait pas circulé dans les cercles de lettrés avant le Ve siècle après J.-C.11. À partir des Ve et VIe siècles, les manuscrits existants indiquent que plusieurs copies byzantines de la Géographie ont été faites, et les sources byzantines commencent parallèlement à citer Strabon. Ce dernier était donc connu dans les cercles intellectuels de Constantinople à partir du VIe siècle après J.-C., mais les sources arabes n’en font aucune mention.

20 Les poèmes archaïques étaient eux aussi disponibles à Constantinople. De fait, si l’élite byzantine a veillé au respect de l’orthodoxie chrétienne, elle a – paradoxalement – continué à cultiver son identité hellénique. Le système de la paideia a en particulier été maintenu, et l’on sait que l’élite intellectuelle – y compris la famille impériale elle- même – a commandé, entre le IXe et le XIIIe siècle, plusieurs versions de l’Iliade et de l’Odyssée, ainsi que des commentaires aux œuvres d’Homère et d’Hésiode12. À l’intérieur même du domaine de l’Islam, ensuite, les sources indiquent qu’Homère n’était pas inconnu. Plusieurs anecdotes ont circulé au sujet de Hunayn ibn Ishaq, le traducteur le plus réputé du mouvement de traduction abbasside, rapportant que Hunayn pouvait réciter par cœur des vers d’Homère13. On sait surtout que Hunayn a consulté la version syriaque de l’Iliade et de l’Odyssée faite par Théophile d’Édesse, puisqu’il rapporte lui- même que cette version – aujourd’hui perdue – était de mauvaise qualité14. Cette version syriaque, pourtant, n’a vraisemblablement pas été traduite en arabe.

21 De fait, les rares sources qui pourraient avoir été les vecteurs littéraires de l’introduction des thèmes océaniques dans la pensée arabe sont essentiellement Ptolémée, Platon et Aristote. Or Ptolémée est un des rares auteurs grecs à avoir réfuté, de manière assez catégorique, l’idée d’un Océan circulaire15. Les cartographes et les géographes arabes ont d’ailleurs désobéi à Ptolémée en rétablissant, sur leurs cartes, le liseré circulaire qui ne figurait pas sur les mappemondes inspirées des travaux du géographe alexandrin.

22 Dans l’œuvre de Platon et d’Aristote, ensuite, Okeanos occupe une place assez mineure. Force était pourtant de constater que les sources arabes relient à plusieurs reprises l’image de la couronne océanique à la figure d’Aristote. Ce paradoxe a pu être éclairci par l’adjonction au corpus de nos sources d’un petit traité apocryphe attribué à Aristote, constitué à partir de matériaux du Ier siècle après J.-C., intitulé Peri kosmou ou De mundo. Le De mundo, dont nous possédons une version arabe, présente en effet Okeanos en tant que « ceinture » de l’oikouménè16.

23 L’étroitesse des vecteurs littéraires de l’introduction des thèmes océaniques vers la pensée arabe nous a amenée à considérer, enfin, la « part vivante » du legs hellénique, autrement dit la transmission orale des thèmes océaniques. Il s’agit d’une question délicate, dans la mesure où il est très difficile de rendre compte a posteriori d’une transmission orale, si ce n’est à travers les bribes de renseignements que livrent les sources écrites. Il subsiste pourtant quelques indications à ce sujet, dont la plus

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explicite se trouve formulée dans la géographie arabo-persane des Hudūd al-'alām. L’auteur énonce ainsi, au sujet d’ u’qiyānūs, qu’il s’agit du terme employé pour désigner l’Océan non pas par les anciens Grecs (le terme alors employé aurait été yunaniyūn), mais bien par les rūm, soit, en d’autres termes, par les chrétiens byzantins que côtoyaient et avec lesquels commerçaient les navigateurs arabes17.

Conclusion

24 La manière dont la culture arabe a abordé les thèmes océaniques helléniques est donc représentative de la manière dont cette culture arabe a abordé l’ensemble de l’héritage de la Grèce antique. On ne trouve pas de trace, parmi les traductions faites du grec ou du syriaque en arabe, de ce qui a trait à la lyrique gréco-latine. De la même manière, parmi les thèmes océaniques, on constate l’absence d’une part importante de ce qui définissait Okeanos pour la culture grecque, en l’occurrence la personnalité mythique d’Okeanos, sa dimension personnifiée, qui ne transparaît pas parmi les sources arabes. On constate bien, dans certaines sources, une personnification sous-jacente de l’Océan, mais elle renvoie alors à la tradition biblique relative à tehom plutôt qu’à l’Okeanos grec.

25 En revanche, les caractéristiques d’Okeanos en tant qu’élément codifié ont été transmises à la pensée arabe. Ainsi, notamment, le système de représentation cartographique de l’Océan et les formules littéraires helléniques traditionnelles de la ceinture océanique ou du soleil plongeant dans l’Océan – voire même, chez al-Zuhrī, la mention d’un Océan d’eau douce, qui fait peut-être écho à la fonction cosmogonique d’Okeanos18. Ainsi, surtout, la permanence de la fonction de limite de l’Océan, à travers la reprise du thème de la gangue océanique, renvoyant au caractère impraticable et infranchissable de l’Océan.

26 La manière dont la pensée arabe a défini l’Océan environnant est, enfin, représentative de la réalité culturelle de l’Islam. L’Océan, parmi les sources arabes, procède bien de la définition hellénique d’Okeanos, mais également, dans une plus faible mesure, de la définition biblique de tehom et de la définition indienne du samudra. Certaines cartes arabes font même figurer, à l’extérieur du liseré océanique, la montagne Qāf qui symbolisait les limites du monde pour la culture perse. La définition « arabe » de l’Océan environnant est donc issue du traitement et de l’assimilation des traditions culturelles diverses des populations qui ont constitué l’Umma, la « communauté » de l’Islam médiéval.

NOTES

1. Voir, entre autres, J. B. HARLEY et D. WOODWARD (éd.), The History of Cartography , Chicago/ Londres, University of Chicago Press, 1992, vol. 2.1, p. 108-129 : “The Balkhī school of geographers” ; A. MIQUEL, La géographie humaine du monde musulman jusqu’au milieu du XIe siècle, Paris, Mouton, 1967, tome I, chap. 1. ; E.I., s.v. “Balkhī”, “Istakhrī”, “Ibn Hawqal”, “Muqaddasī”.

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2. Les poèmes homériques et hésiodiques mentionnent en particulier l’Océan par les termes ἀφορρόου Ὠκε ανοῖο, désignant littéralement un fleuve qui « coule en arrière » (Homère, Iliade XVIII, 399 ; Odyssée XX, 65 ; Hésiode, Théogonie, v. 776). Dans ce contexte, ἀφορρόου Ὠκε ανοῖο désigne un fleuve dont les eaux rejoindraient leur source à l’issue d’un long parcours circulaire. Voir également, chez Hésiode, l’expression Ὠκεανοῖο, τελήεντο ποταμοῖο (Hésiode, Théogonie, v. 242), laquelle fait littéralement de l’Océan un fleuve « qui a sa fin en lui-même » (l’expression est généralement rendue par « fleuve complet » ou « parfait »). 3. Voir, entre autres, Fragments orphiques, Kern, 239, 14 sq. : « Une ceinture sous une immense poitrine, tel apparaît le cercle d’Okeanos, grande merveille à voir » (Ζωστὴρ δ’ ἄρ’ ὑπὸ στερνων ἀμετρήτων φαίνεται Ὠκεανοῦ κύκλος, μέγα θαῦμα ἰδέσθαι). 4. Voir, en particulier, Ch. PICARD, L’océan Atlantique musulman, Paris, Maisonneuve et Larose, 1997. 5. Voir F. BRAUDEL, Grammaire des civilisations, Paris, Flammarion, 1993 (1ère éd. : Le monde actuel, Paris, Belin, 1963), p. 73 et 101. 6. Voir ibid., p. 61 et 63. 7. Voir notamment al-Kindī, Fī al-falsafa al-’ūlā, in M. A. ABŪ RIDĀ (éd.), Rasā’il al-Kindī al-falsafiya, Le Caire, Dār al-Fikr al-'Arabī, 1950, t. I, p. 103 : « Nous devons veiller à apprécier la vérité et à l’accueillir, d’où qu’elle vienne, même si elle nous vient de générations antérieures et de peuples étrangers. […] La vérité n’est jamais indigne ; elle ne diminue ni qui la dit, ni qui la reçoit. » 8. Voir notamment Ibn Rushd, L’Accord de la religion et de la philosophie, trad. L. GAUTHIER, Paris, Sindbad, 1988, p. 15-16 : « Si quelqu’un avant nous s’est livré à de telles recherches, il est clair que c’est un devoir pour nous de nous aider dans notre étude de ce qu’ont dit, sur ce sujet, ceux qui l’ont étudié avant nous, qu’ils appartiennent ou non à la même religion que nous […]. » 9. Voir Homère, Iliade XIV, 245-246, 301-303. 10. Voir Abū Hāmid al-Gharnātī, Al-mu’rib 'an ba’d 'ajā’ib al-maghrib, I. BEJARANO (éd.), Madrid, CSIC, 1991, p. 235-236, chap. 40, f° 78r-79r. 11. Voir G. AUJAC, Strabon et la science de son temps, Paris, Les Belles Lettres, 1966, chap. 1. 12. Voir notamment G. CAVALLO, G. DE GREGORIO, M. MANIACI (dir.), Scritture, libri e testi nelle aree provinciali di Bisanzio, Spolète, Centro italiano di studi sull’alto medioevo, 1991. 13. Voir G. STROHMAIER, “Homer in Bagdad”, Byzantinoslavica, Prague, Institut slave de Prague, Euroslavica Éditeur, 1980, vol. 41, p. 196-200. 14. Ibid., p. 200. 15. Voir Ptolémée, Géographie VIII, I, 4. 16. Pseudo-Aristote, De mundo 393. 17. Hudūd al-'alām, “The Regions of the World” : a Persian Geography (372 A.H. / 982 A.D.), trad. V. MINORSKY, Cambridge, C. E. Bosworth, 1970, p. 51, § 2, 4. 18. D. BRAMON, El mundo en el siglo XII. Estudio de la versión castellana y del « original » Árabe de una geografía universal : « El tratado de al-Zuhrī », Sabadell (Barcelone), Editorial AUSA, 1991, p. 5-6, § 3.

AUTEUR

AMANDINE DECLERCQ [email protected]

Anabases, 9 | 2009 297

L'atelier de l'histoire : chantiers historiographiques

Ressources informatiques sur l'Antiquité (2)

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Trivium : naissance d’une revue électronique franco-allemande

Hélène Trespeuch

Trivium est une revue électronique franco-allemande créée en 2008, accessible sur http://trivium.revues.org. Elle est éditée par la Fondation maison des sciences de l’homme (FMSH), en coopération avec l’Institut historique allemand de Paris (DHI), sous la direction de M. Hinnerk Bruhns (CNRS/FMSH) et de Mme Gudrun Gersmann (DHI), avec le concours de partenaires allemands et français. Sa création répond à un double constat. D’une part, les échanges entre la France et l’Allemagne restent faibles dans le domaine des sciences humaines et sociales, et la réception réciproque des évolutions de la recherche dans les deux pays (et plus largement dans les espaces francophones et germanophones) accuse souvent de très grands retards. Les connaissances linguistiques insuffisantes ne sont pas compensées par des traductions dont le nombre demeure trop peu élevé. D’autre part, le passage par une troisième langue, l’anglais, ne peut être qu’un pis-aller dans des domaines scientifiques dans lesquels la conceptualisation dans sa propre langue, avec toute sa profondeur historique, est une dimension essentielle du travail du chercheur. Il est donc nécessaire d’accélérer et d’intensifier les échanges entre les communautés scientifiques française et allemande par la traduction d’articles de revues, menée parallèlement à la traduction d’ouvrages scientifiques. Compte tenu du fait que beaucoup de revues refusent de publier des traductions d’articles déjà parus dans une autre langue, et compte tenu de l’absence d’un fonds permettant de financer des traductions d’articles, Trivium entend répondre à ce besoin d’un nouveau support. Son ambition est de publier des traductions d’articles importants, jusqu’alors parus dans des revues scientifiques renommées, et exceptionnellement dans des ouvrages collectifs. Souhaitant offrir à des lecteurs, aussi bien francophones que germanophones, où qu’ils soient, un libre accès à ces traductions, Trivium ne pouvait être qu’une revue électronique. Répondant au concept de « regards croisés », chacun de ses numéros est dédié à une thématique donnée et dresse ainsi un état des recherches en sciences humaines et sociales en France et en Allemagne. La revue est ouverte à toutes les disciplines des sciences humaines et sociales ; toutefois dans la phase initiale, une priorité est accordée

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à trois grands axes mobilisant plusieurs disciplines : Histoire (toutes époques), Société (sociologie, droit, sciences politiques, anthropologie), Esprit et esthétique (philosophie, littérature et histoire de l’art). Chaque numéro est confié à deux chercheurs, de langue française et allemande, responsables de la politique éditoriale. Leur choix d’articles, dans le respect de la thématique, privilégie des approches variées et critiques : Trivium se veut un forum d’opinions controversées et contradictoires. Chaque dossier est introduit par ces responsables scientifiques qui mettent en perspective le thème choisi et expliquent la sélection des textes opérée. Un complément d’informations biobibliographiques est en outre proposé pour chaque article. Le premier numéro, « Iconic Turn et réflexion sociétale », a été publié en avril 2008 ; le second, « Culture politique et communication symbolique », est paru en novembre 2008. Hébergé sur le site de revues.org, portail électronique de revues en sciences humaines et sociales, Trivium a pour objectif de paraître, en principe, trois fois par an. Éditée par la FMSH (Paris), Trivium travaille en étroite collaboration avec les centres de recherches suivants : – Institut historique allemand (Paris) ; – Centre allemand d’histoire de l’art (Paris) ; – Mission historique française en Allemagne (Göttingen) ; – Centre Marc-Bloch (Berlin). La revue est soutenue par plusieurs institutions : – Délégation à la langue française et aux langues de France (ministère de la Culture, Paris) ; – DVA-Stiftung (Stuttgart) ; – Robert-Bosch GmbH (Stuttgart) ; – Agence nationale de la recherche (Paris) ; – Deutsche Forschungsgemeinschaft (Bonn) ; – Centre pour l’édition électronique ouverte (CNRS, Marseille). Procédure éditoriale La revue est ouverte à toute proposition de dossier thématique, qu’il émane de revues scientifiques, de chercheurs individuels ou d’équipes de recherches. Chaque suggestion doit être accompagnée d’un argumentaire et des photocopies des articles proposés à la traduction. Ces derniers doivent provenir de revues et, exceptionnellement, d’ouvrages collectifs. Les propositions seront évaluées par le comité scientifique de la revue qui fera appel, le cas échéant, à des expertises extérieures. Ce comité se compose à l’heure actuelle des personnes suivantes : Catherine Colliot-Thélène (Université de Rennes), Julia Drost (Deutsches Forum für Kunstgeschichte, Paris), Elena Esposito (Università di Modena e Reggio Emilia), Ingrid Gilcher-Holtey (Universität Bielefeld), Hans Joas (Max-Weber-Kolleg, Universität Erfurt), Henning Krauß (Universität Augsburg), Pascale Laborier (Centre Marc-Bloch, Berlin), Thomas Lienhard (Mission historique française en Allemagne, Göttingen), Hélène Miard-Delacroix (Université Paris IV), Pierre Monnet (EHESS), Hans-Peter Müller (Humboldt Universität, Berlin), Bernd Stiegler (Universität Konstanz), Alain Supiot (Université de Nantes).

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AUTEUR

HÉLÈNE TRESPEUCH [email protected]

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Comptes rendus et notes de lecture

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Luca BARBIERI (éd.), Les Epistres des dames de Grece. Une version médiévale en prose française des Héroïdes d’Ovide

Florence Bouchet

RÉFÉRENCE

Luca BARBIERI (éd.), Les Epistres des dames de Grece. Une version médiévale en prose française des Héroïdes d’Ovide, Paris, Champion, 2007, 212 p. 20 euros / ISBN 978-2-7453-1525-0.

1 Si L. Traube a pu nommer les XIIe-XIIIe siècles français aetas ovidiana en raison de l’auctoritas didactique et littéraire exercée par Ovide, les textes de la fin du Moyen Âge continuent de témoigner de leur fascination pour ce poète alors surnommé Major. Ovide fut ainsi lu en latin, traduit en français, enseigné, commenté, imité.

2 La présente édition nous offre la première version française connue des Héroïdes, d’après un manuscrit réalisé à Naples pour le roi Robert d’Anjou vers 1330-1340 (British Library, ms. Royal 20.D.I). Cette adaptation entre dans un projet littéraire complexe puisqu’elle se trouve intégrée à un Roman de Troie en prose, lui-même inséré dans la seconde rédaction de l’Histoire ancienne jusqu’à César ! Dans ce montage de textes dus à des auteurs différents, explique L. Barbieri, les épîtres « remplissent une fonction de pause lyrique et élégiaque dans la narration des exploits des héros » (p. 19), accentuant la propension, amorcée par Benoît de Sainte-Maure au milieu du XIIe siècle, à mêler armes et amours.

3 C’est bien d’une translatio, au sens médiéval du terme, qu’il s’agit, avec ce qu’elle implique de transposition, de réécriture et de mélange des genres. Si l’on met de côté quelques contresens sur les vers d’Ovide, les libertés que le traducteur médiéval prend

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avec son modèle latin résultent principalement du travail d’adaptation au contexte de la guerre de Troie, alors que tous les protagonistes des Héroïdes n’y ont pas été mêlés. C’est ainsi que Léandre et d’autres correspondants masculins sont impliqués dans le siège de Troie afin de remotiver la séparation de l’aimée et l’envoi de lettres. Quant à Hélène, logiquement présente dans Troie aux côtés de Pâris, elle est remplacée par une femme fictive dont le nom, de surcroît, change d’une missive à sa réponse (Turidaridi puis Lacena) ! Le raccord, même acrobatique, à l’épopée légendaire n’était pas toujours possible, en sorte que ce volgarizzamento des Héroïdes ne restitue que treize des vingt-et- une épîtres conçues par Ovide – manquent à l’appel les Héroïdes VII, IX, XII, XIV, XV, XX, XXI –, ce qui au passage permet d’écarter des héroïnes aussi controversées que Médée ou Didon ; l’Héroïde VI ne subsiste qu’à l’état d’allusions narratives. Par ailleurs, le traducteur intègre à son texte des éléments de glose issus de l’Ovide moralisé et des accessus ad auctores. D’autres modifications du modèle ovidien sont des phénomènes d’acculturation dictés par la mentalité chrétienne médiévale ; d’où, par exemple, la mention d’eau bénite (à partir de gelida aqua) dans l’épître de Laodamie à Protésilas. Enfin, le traducteur replace le lyrisme amoureux dans la perspective courtoise de la fin’amor : mainte formule entre en résonance avec la topique amoureuse (lyrique ou romanesque) du Moyen Âge – et pour cause, puisque l’élaboration de cette dernière au cours du XIIe siècle fut largement redevable à Ovide. Ceci n’obéit pas seulement à une visée poétique, et prend valeur éthique dans la mesure où les différentes lettres déclinent toute une typologie de l’amour, de l’amor castus (exemplaire) à l’amor furiosus (réprouvé). Les Héroïdes complètent à cet égard les Amores et l’Ars amatoria, auxquels les médiévaux empruntaient volontiers des sentences morales.

4 L. Barbieri procure avec cette édition, accompagnée d’une riche introduction et de nombreuses notes éclairantes, un ouvrage tant agréable qu’instructif, révélateur d’une autre forme d’amour : celui de la culture médiévale pour les maîtres latins.

AUTEURS

FLORENCE BOUCHET

Université de Toulouse (UTM) [email protected]

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Giovanni BRIZZI, Moi, Hannibal…

Véronique Krings

RÉFÉRENCE

Giovanni BRIZZI, Moi, Hannibal…, trad. de l’italien par Y. Le Bohec, en coll. avec F. Hinard, Nantes, Les Éditions Maison, 2007, 323 p. 19 euros / ISBN 978-2-9521845-7-1.

1 Hannibal (247-183 avant J.-C.) compte parmi les grands noms de l’Antiquité. Paradoxalement, il n’a laissé qu’une « empreinte en creux », ce qui rend complexe le travail d’investigation autour de sa personne, de son itinéraire et de son action. En 1994, G. Brizzi (l’A.) publiait Annibale. Come un’autobiografia, avec une préface de S. Moscati (rééd. en 2003), dont est proposée ici la traduction française. Du Carthaginois, l’intéresse d’abord le fait qu’il a contribué à faire militairement évoluer un État romain encore attaché à la fides. Gênée, en effet, par une conception archaïque de la diplomatie et de la guerre, Rome avait payé pendant presque toute la Deuxième Guerre punique un lourd tribut de sang, avant d’apprendre de l’habileté supérieure de l’adversaire quelques strategemata qui seront ensuite systématiquement retournés contre les Carthaginois et utilisés par la suite durant les opérations en Orient. À cet égard, la metis, une des qualités les plus redoutables d’Hannibal, que les Romains s’obstinèrent à considérer comme une Punica fides – loyauté de Carthaginois –, aurait été en fait une Graeca fides, et Hannibal la devait non à sa nature punique, mais à l’éducation qu’il avait reçue de ses maîtres grecs, Silénos et Sosylos surtout (« Mes maîtres », p. 18-34). Indiscutable est la fascination exercée sur les Barca par le modèle d’Alexandre le Grand, de même que l’aventure d’Hannibal semble marquée par la présence d’un alter ego divin, Héraclès-Melqart (« Mes modèles », p. 35-47). Significative est l’attention que le Carthaginois porte à la « mémoire commémorative », dans laquelle il voit le seul moyen capable de donner des caractères véritablement universels à sa figure. Cela transparaît particulièrement dans le choix de perpétuer l’entreprise italienne par le texte bilingue, punique et grec, dédié dans le sanctuaire d’Héra au cap Lacinion (« L’autre guerre », p. 206-236). Selon l’A., cette ancienne tradition orientale a

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été soumise par Hannibal à un processus de réélaboration et de rationalisation typiquement grec qui s’inspire de la doctrine d’Évhémère et du pythagorisme. Pourtant, bien qu’éduqué à la grecque, bien que soutien parmi les plus influents de l’hellénisme, Hannibal reste un Punique dans l’âme. Si la Punica perfidia dérive en réalité de son éducation grecque, c’est au versant punique de son caractère que peut être rattachée l’autre accusation que lui adressent régulièrement les Romains, celle d’inhumana crudelitas. Celle-ci, avec le fatalisme qui en découle, lui viendrait selon l’A. de la religiosité punique la plus authentique et elle occulterait souvent chez lui l’une des expressions les plus élevées de l’esprit grec, la dimension humaniste. Ces traits de caractère non grecs auraient préoccupé ses précepteurs : si, chez Silénos, le dilemme de la violence destinée inéluctablement à scander le cours de la campagne d’Italie est présenté comme le résultat d’une mission voulue par les dieux en personne, chez Sosylos, le trouble suscité par la cruauté qui affleure chez l’élève est tel qu’il le force à donner vie à une sorte de « double » littéraire d’Hannibal, à un jumeau sinistre dans lequel il finit par condenser tous les aspects obscurs, non helléniques, présents au niveau subliminal de la personnalité du Barcide et inaccessibles à toute influence extérieure.

2 Fondé sur ces prémisses, élaborées il y a un quart de siècle quand l’A. commença à s’intéresser directement à Hannibal – la question de son éducation et de ses choix culturels était alors des plus controversées, opposant ceux qui voyaient en lui un « prince hellénistique » et dans les Barcides une famille profondément imbibée de culture grecque, aspirant à créer une monarchie de type hellénistique, et ceux qui préféraient au contraire le considérer comme « un général et un politicien carthaginois » –, ce Moi, Hannibal… reprend dix-sept « moments » d’une vie qui sont autant d’occasions de raconter des souvenirs, parfois intimes (le rapport au père Hamilcar, en particulier), de proposer un état des lieux (de Carthage où il a peu vécu, de Rome et de l’Italie, et de tous les coins de Méditerranée qu’il a connus), de laisser voir des traits de caractère déterminants et d’exprimer des idées politiques nourries durant une vie dans un monde en pleine mutation. Ainsi, si l’A. tente de rendre l’idée qu’il se fait, en biographe inspiré, d’un grand personnage – un modèle en est les Mémoires d’Hadrien de Marguerite Yourcenar –, il s’efforce en même temps de faire passer une connaissance historique du personnage et de son contexte, le mode qu’il choisit pour ce faire étant celui de la confession (un genre qui, d’ailleurs, n’existait pas à l’époque d’Hannibal). Voici ce que, au début du chapitre consacré à la traversée des Alpes (« Les Alpes », p. 109-125), il fait dire à son héros : « Les pages que je suis en train d’écrire, toutefois, plutôt que simple compte rendu des faits, se veulent être confession et apologie en même temps, elles veulent en un mot proposer l’histoire d’une âme. C’est pourquoi, comme je le voudrais pourtant, je ne peux confier leur rédaction à d’autres. Les pulsions qui m’ont animé, les joies, les peurs, les émotions, les troubles avec lesquels j’ai vécu les diverses phases du conflit, n’appartiennent qu’à moi ; moi seul les connais, et moi seul peux les relater au monde. » Or, si Silénos et Sosylos – qui est le personnage secondaire le plus présent dans ces « Confessions » et qui est décrit par Hannibal comme une sorte de substitut du père Hamilcar, trop souvent absent – ont été les précepteurs du Carthaginois, ils ont aussi été ses historiens. Certes, la tradition a malmené leurs œuvres qui ne sont connues que de façon fragmentaire, mais ce qu’on peut en saisir rend compte de l’existence d’une histoire proprement hannibalienne, à côté des traditions grecque et romaine (cette dimension n’est que peu signalée, p. 33). Quant à la question de l’âme double, punique et grecque, d’Hannibal, elle rejoint celle,

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qui a soulevé d’âpres discussions dans les dernières décennies du siècle précédent, des contacts entre cultures, souvent posée en termes d’hellénisation et d’acculturation. Ce débat a évolué depuis, en particulier dans l’étude du monde hellénistique, à travers la notion de « transfert culturel ». Il nous confronte à toute une série de questions fascinantes sur l’« identité » des Phéniciens et des Carthaginois.

3 Il faut savoir gré à l’éditeur français de ce Moi, Hannibal… – le livre italien est à l’origine de la création des Éditions Maison – de faire connaître au public francophone l’Hannibal de l’A., fin connaisseur de la République romaine, expert en géographie historique, spécialiste de l’histoire diplomatique et militaire – ces questions sont traitées en profondeur dans tout le livre – et d’Hannibal. Un dossier documentaire (p. 299-316) précise l’état des sources anciennes et les modalités qui ont amené l’A. à proposer un livre qui « balance souvent entre la réalité et l’imaginaire ». Le lecteur appréciera la plume alerte bien rendue par la traduction de Y. Le Bohec et F. Hinard ; la description du retour des mercenaires à l’issue de la Première Guerre punique (p. 9-12), celle des bruits, des odeurs et des couleurs des batailles (p. 48-49) ou encore celle du marché de Capoue (p. 180-182) rappellent avec bonheur Flaubert, comme la scène (inventée) des fiançailles de Salambaal (hommage au maître) avec Naravas. Très peu de coquilles, si ce n’est la présence de nombreux i sans point.

AUTEURS

VÉRONIQUE KRINGS

Université de Toulouse (UTM) [email protected]

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Marie CABAUD MEANEY, Simone Weil’s Apologetic Use of Literature. Her Christological Interpretations of Ancient Greek Texts

Geneviève Hoffmann

RÉFÉRENCE

Marie CABAUD MEANEY, Simone Weil’s Apologetic Use of Literature. Her Christological Interpretations of Ancient Greek Texts, Oxford, Oxford University Press, 2007, 245 p. 50 livres / ISBN 978-0-19-921245-3.

1 Marie Cabaud Meaney (MCM) consacre une monographie à l’interprétation chrétienne que Simone Weil (1909-1943) a voulu donner de la source grecque comme témoignage d’une vérité surnaturelle. Alors qu’elle avait été élevée dans un milieu juif agnostique, la philosophe eut en avril 1938 une expérience mystique dans l’abbaye de Solesmes, qui ne fut pas sans conséquences sur sa conception de l’Histoire et son intelligence des humanités. Cette monographie comble une lacune. Si l’importance qu’eurent les textes grecs dans la formation de celle qui fut l’élève d’Alain au lycée Henri IV est bien connue – en particulier grâce aux travaux de Simone Fraisse –, la cohérence de sa lecture christologique n’avait pas reçu jusque-là toute l’attention qu’elle méritait. Or, loin d’être limitée, cette approche d’une pensée complexe révèle l’ampleur du bouleversement provoqué par la révélation de l’amour du Christ sur sa logique.

2 Pour son étude de 245 pages, MCM a retenu les textes majeurs de la poésie grecque que Simone Weil n’a cessé de reprendre au cours de sa vie, à savoir l’Iliade, le Prométhée enchaîné d’Eschyle, et deux tragédies : Antigone et Électre de Sophocle, en qui la philosophe voyait le poète « où la qualité chrétienne de l’inspiration est la plus visible et peut-être la plus pure » (Instructions préchrétiennes, 1951, p. 18). Elle a retenu tous ses écrits, de ses ouvrages publiés jusqu’à ces notes dispersées qu’elle continuait de

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rédiger, quand à Londres elle attendait une mission dans la France occupée, qui lui fut toujours refusée.

3 Dans les trois premiers chapitres, MCM pose les fondements de son enquête. Elle présente la vie de la philosophe, ses écrits, son rapport à la littérature (p. 1-28), pour mieux souligner sa lecture christologique des civilisations préchrétiennes, dans lesquelles la culture grecque occupe une place privilégiée en témoignant par sa poésie de la misère humaine et de la transcendance divine. Dans le chapitre : « Simone Weil and Apologetics » (p. 29-57), sa singularité absolue est soulignée par comparaison avec les Pères de l’Église, Pascal et Maurice Blondel. Elle qui resta au seuil de l’Église – elle ne fut probablement jamais baptisée – fut portée par l’obsession de Dieu. Pour elle, la rechristianisation de l’Europe devait passer par la connaissance, la poésie grecque méritant d’être revisitée à la lumière de la foi. Dans le troisième chapitre : « Simone Weil as apologist » (p. 58-76), MCM démontre comment ces objectifs sont servis par un style qui, s’il n’exclut ni la rhétorique ni le sens du paradoxe, ne privilégie pas le dialogue. Le monde étant une métaphore à déchiffrer, le lecteur se doit de prendre Simone Weil comme guide et d’adhérer à sa thèse.

4 Les quatre chapitres qui constituent le cœur de l’ouvrage sont organisés en fonction du message christique décelé dans chaque œuvre. L’héroïne de l’Antigone de Sophocle (chapitre 4, p. 77-114), une de ses tragédies préférées, incarne le bien surnaturel par son opposition à la tyrannie et le sacrifice de sa vie. MCM raconte comment après avoir voulu donner la jeune fille comme modèle de résistance aux ouvrières de Rosières en 1935, Simone Weil s’assimila à la fille d’Œdipe pour tenter de se sacrifier dans une mission dans la France occupée. Plusieurs versions de l’article « L’Iliade ou le poème de la force » – un de ses textes les plus connus – ont été publiées. Le chapitre 5, « L’Iliade comme tableau de l’absence de Dieu » (p. 115-142), expose comment cette épopée, lue, relue et enseignée, prit un sens nouveau dans le contexte de la guerre : Troie, c’était la France en danger, et Homère témoignait de la vanité de toute puissance, de l’illusion de la gloire et de la misère humaine dans un monde sans Dieu. Le chapitre 6 (p. 143-177) analyse par quels détours et au prix de quelles inflexions, Simone Weil fit du Prométhée d’Eschyle une figure christique, victime libre et donc consentante de la Passion qu’il subit par amour des hommes. L’interprétation proposée de la tragédie Électre (chapitre 7, p. 178-206), s’ouvre par la scène de reconnaissance entre le frère et la sœur dans le drame de Sophocle, comprise comme le dialogue de Dieu et de l’âme. Le dernier chapitre de l’ouvrage reprend en guise de conclusion les différentes facettes de Simone Weil comme « apologetic writer » (chapitre 8, p. 207-215).

5 Si Simone Weil a été reconnue « parmi les grands hellénistes français » (P. Savinel, 1958), sa lecture des œuvres grecques a été jugée anachronique. Cette lecture, MCM n’entend d’ailleurs pas la valider. Elle en relève les étapes et en démonte la logique par une étude scrupuleuse des écrits de la philosophe, dont elle reprend de nombreuses citations. En la situant dans le parcours d’une vie et dans un courant de pensée, elle développe sa dimension historiographique. Simone Weil a eu une façon originale d’emprunter ces ponts que les Grecs ont jetés entre l’homme et le sacré. Cette monographie le souligne avec force tout en restituant avec finesse et non sans émotion l’intelligence lumineuse d’une des figures les plus attachantes du XXe siècle par son exigence morale, son attente inébranlable et sa passion de tout comprendre, en dépit des malheurs du temps.

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AUTEURS

GENEVIÈVE HOFFMANN

Université de Picardie-Jules Verne [email protected]

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Sophie CASSAGNES-BROUQUET, Un manuscrit d’Anne de Bretagne. Les Vies des femmes célèbres d’Antoine Dufour

Florence Bouchet

RÉFÉRENCE

Sophie CASSAGNES-BROUQUET, Un manuscrit d’Anne de Bretagne. Les Vies des femmes célèbres d’Antoine Dufour, Rennes, Éditions Ouest-France, 2007, 252 p. 23 euros / ISBN 978-2-7373-4029-1.

1 Antoine Dufour († 1509), confesseur dominicain de la reine Anne de Bretagne († 1514, épouse de Charles VIII, puis de Louis XII), a compilé à sa demande ces Vies des femmes célèbres en 1504 ; ce faisant, il prolonge la tradition antique des vies et anecdotes exemplaires (Plutarque, Valère Maxime) en même temps qu’il s’inscrit dans le sillage d’une « querelle des femmes » active au XVIe siècle, mais largement amorcée au début du XVe par la polémique sur le Roman de la Rose de Jean de Meung.

2 S. Cassagnes-Brouquet reparcourt pour le grand public ce texte (édité par G. Jeanneau, Genève, Droz, 1970) à la lumière des belles miniatures réalisées à Paris en 1506 par Jean Pichore et son atelier. Ce manuscrit royal conservé à Nantes (musée Dobrée, ms. 17) est d’ailleurs l’unique témoin d’un texte qui ne bénéficia pas de l’essor de l’imprimerie. Il comporte 91 vies et 81 miniatures (76 sont reproduites en couleurs dans le volume). L’A. cite dans de commodes encadrés des extraits significatifs du texte de Dufour et décrit minutieusement les miniatures.

3 Cette œuvre double (didactique et picturale), située à la charnière du Moyen Âge et de la Renaissance, offre avec sa galerie de portraits une certaine vision de l’Antiquité : les héroïnes présentées sont majoritairement empruntées à la tradition gréco-latine, à

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l’Antiquité orientale (Isis, Cléopâtre, Sémiramis, Zénobie) et à la Bible – on remarque cependant quelques héroïnes médiévales, telle Jeanne d’Arc. Toutes ne sont pas vertueuses, mais les perverses telles que Médée ou Circé figurent à titre de contre- exemple. Dufour a effectué un choix original parmi les saintes chrétiennes, privilégiant des figures peu connues qui ont vécu dans l’Antiquité, notamment à l’époque de saint Jérôme (Thècle, Sabine, Félicité, Azelle, Euphrosyne…). La position du dominicain (docteur en théologie et inquisiteur) est bien sûr celle d’un moraliste prêchant la vertu à la reine et à son nombreux entourage féminin, ce qui ne va pas sans paradoxe : il doit se départir sensiblement de la traditionnelle misogynie cléricale – mais n’y réussit pas toujours ! – pour rédiger selon le désir de la reine un ouvrage à la gloire du sexe féminin, illustré par toutes sortes de femmes fortes, dignes ou érudites (Anne de Bretagne, bibliophile et mécène, était elle-même très cultivée).

4 L’érudition d’Antoine Dufour est plus inégale : il compile beaucoup (comme au Moyen Âge) à partir de ce qui était déjà la principale source du Livre de la Cité des dames de Christine de Pizan en 1405, le De claris mulieribus de Boccace (publié en français par Antoine Vérard en 1493 et offert à la reine), à partir de la Cronique des femmes vertueuses et vicieuses du frère augustin Jacques Philippes, de Pétrarque, des Pères de l’Église (saint Augustin, Isidore de Séville), d’auteurs antiques enfin, mais qu’il ne connaît pas tous de première main, d’où de nombreuses erreurs sur les noms et les liens de parenté. Sa culture grecque est fragile, il puise aux Vies parallèles de Plutarque mais connaît Hésiode et Homère par Cicéron, Virgile et Ovide. Ses autres sources latines sont Tite-Live, Tacite, Valère Maxime, Dion Cassius, Flavius Josèphe et Justin. Au total, c’est un humaniste chrétien de culture moyenne. Son ouvrage est encore un « miroir » au sens médiéval du terme, exposant des modèles de comportement. L’Incarnation est le point de référence chronologique, même pour les figures mythologiques, replacées dans une perspective évhémériste. Certains détails choquants sont délibérément éliminés. Le caractère des personnages historiques importe davantage que l’exactitude factuelle.

5 Jean Pichore et ses acolytes ont intégré des éléments antiquisants mais assez fantaisistes aux décors peints (pilastres, colonnes, entablements, médaillons…) : les Français n’ont pas encore totalement assimilé les leçons de la Renaissance italienne. Plusieurs divergences peuvent être observées entre le texte et les miniatures, souvent dans le sens d’une édulcoration du propos par le pinceau. C’est qu’en définitive, loin d’être une donnée indiscutable, l’Antiquité est d’abord une matière poétique, morale, picturale, profondément ambivalente et malléable, passible d’interprétations multiples.

AUTEURS

FLORENCE BOUCHET

Université de Toulouse (UTM) [email protected]

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Odile CAVALIER (dir.), Le voyage en Grèce du comte de Choiseul-Gouffier

Adeline Grand-Clément

RÉFÉRENCE

Odile CAVALIER (dir.), Le voyage en Grèce du comte de Choiseul-Gouffier, Avignon-Le Pontet, Fondation Calvet-Éditions Barthélémy, 2007, 159 p., 30 euros / ISBN 978-2-87923-246-1.

1 L’ouvrage, édité à l’occasion d’une exposition présentée au musée Calvet du 30 juin au 5 novembre 2007, est consacré à la personnalité complexe du comte Marie-Gabriel- Florent-Auguste de Choiseul-Gouffier (1752-1817). Cet aristocrate érudit, passionné par la Grèce ancienne, a largement contribué à la promotion de l’hellénisme en France, à la fin de l’Ancien Régime. Un premier voyage initiatique en Grèce et en Asie Mineure en 1776, suivi d’un long séjour à Constantinople, en tant qu’ambassadeur de France auprès des Ottomans, de 1784 à 1792, lui permettent d’amasser dessins et relevés de sites et de publier un Voyage pittoresque de la Grèce dont le dernier volume paraît à titre posthume (1782-1824). Avec l’aide d’agents dévoués, comme Fauvel, et d’un dense réseau de relations consulaires dans les Échelles, il parvient également à se doter d’une très belle collection d’antiques, particulièrement riche en marbres grecs. Exilé en Russie en 1792, il ne retrouve la jouissance de ce patrimoine exceptionnel que lors de son retour en France, en 1802 : sur l’ordre du Premier consul, la majeure partie des pièces confisquées par les révolutionnaires lui est alors restituée. À sa mort, ses héritiers procèdent à la vente de la collection, dont le Louvre devient l’un des principaux acquéreurs.

2 Les huit articles qui forment la matière principale du livre reviennent ainsi sur le parcours, l’œuvre et les voyages de Choiseul-Gouffier ; ils mettent aussi en lumière le rôle joué par certains membres de son entourage et dressent l’histoire des antiquités qu’il avait soigneusement « collectées ». Chaque étude, accompagnée d’une riche documentation iconographique, s’appuie sur d’abondantes citations de lettres, manuscrits, inventaires et catalogues d’archives provenant de fonds très variés.

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Vassiliki Gaggadis-Robin commence par retracer les principaux jalons de la vie de l’aristocrate, notamment sa première exploration du sol hellénique, « un Homère et un Hérodote à la main », en 1776. Il souligne l’importance de son Voyage pittoresque, qui devient vite un ouvrage de référence pour les philhellènes et les savants français. Géraud Poumarède s’efforce ensuite de reconstituer dans le détail l’itinéraire du premier voyage en Grèce, ainsi que le trajet du retour, par l’Italie, à la lumière de documents inédits. Pierre Pinon et Annie Gilet proposent de courtes notices sur deux de ses compagnons de voyage, artistes engagés à son service : l’architecte et ingénieur Jacques Foucherot, le dessinateur Louis-François Cassas. Alessia Zambon consacre pour sa part une étude fort suggestive à un autre agent du comte, sans doute le plus actif : Louis-François-Sébastien Fauvel. Elle souligne le rôle déterminant qu’il joue dans la constitution de la vaste collection d’antiquités grecques, issues de fouilles, achetées ou acquises de façon illégale. Vassiliki Gaggadis-Robin et Marianne Hamiaux s’attachent alors à relater l’histoire mouvementée des pièces ainsi amassées en Méditerranée orientale. Expédiées et stockées à Marseille, puis confisquées pendant la Révolution, certaines œuvres enrichissent les fonds du musée de Marseille et y demeurent, en dépit de la restitution exigée en 1802. D’autres rejoignent les salles du musée du Louvre et en deviennent même l’un des fleurons, telle la plaque de la frise des Ergastines, provenant du Parthénon. Les nombreux moulages effectués par Fauvel à la demande du comte connaissent, semble-t-il, un destin différent. Christiane Pinatel prend ainsi l’exemple de sept plaques en plâtre, reproduisant les cavaliers de la frise du Parthénon, que l’on retrouve dans la galerie de la serre du château de la Malmaison, construit pour l’impératrice. La première partie du volume, complétée par un long ex-cursus généalogique sur la famille des Choiseul-Gouffier, s’achève avec la postface de Françoise et Roland Étienne : une synthèse indispensable, qui offre au lecteur une excellente mise en perspective historique de l’œuvre et de la personnalité du comte, un homme finalement davantage tourné vers l’Ancien Régime que vers le XIXe siècle. Les deux dernières parties du livre, de taille beaucoup plus réduite, recèlent des compléments d’information : reproductions miniatures et courtes notices des œuvres présentées lors de l’exposition ; annexes comprenant une solide bibliographie et l’index des noms de personnes citées. Une carte, permettant de localiser les principales étapes des voyages de Choiseul-Gouffier et de ses agents, ainsi qu’une chronologie détaillée de la vie du comte, mise en regard avec la riche actualité historique de son temps, auraient sans doute mérité d’y figurer.

3 L’intérêt majeur du volume réside dans la pluralité des éclairages jetés sur la figure du comte. On ne doit point se borner à y voir un « érudit, ambassadeur et philhellène », comme le proclame volontiers Vassiliki Gaggadis-Robin dans sa présentation : l’étude passionnante d’Alessia Zambon, ainsi que l’excellente mise au point de Françoise et Roland Étienne viennent en effet nuancer ce portrait élogieux en soulignant la part active prise par le comte dans l’entreprise de pillage systématique de la Grèce dénoncé par Byron. En témoigne l’une des lettres adressées à Fauvel, qui s’occupe de ses affaires à Athènes : « Enlevez tout ce que vous pourrez, ne négligez aucun moyen, mon cher Fauvel, de piller dans Athènes et dans son territoire, tout ce qu’il y a de pillable. » L’avidité de Choiseul-Gouffier ne procède pas seulement d’un souci de conservation des œuvres, qu’il faudrait arracher aux barbares turcs : la constitution d’une importante collection d’antiques est aussi pour lui un instrument de prestige et de pouvoir, un moyen d’affirmer son statut social élevé. Cela fait de lui un philhellène d’un genre un peu particulier, souvent plein de mépris pour les Grecs modernes, qui ressemblent si

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peu à leurs glorieux ancêtres. Le volume permet en outre de suivre presque pas à pas, de façon très vivante, le voyage mouvementé accompli par les objets antiques, depuis leur découverte ou leur collecte en Méditerranée orientale, jusqu’à leur réception en France. « Réparées » par d’audacieux restaurateurs ou au contraire « amincies », afin de faciliter leur transport ou leur exposition, la plupart des œuvres achèvent leur parcours dans les musées ou chez de riches collectionneurs. On voit ainsi s’esquisser les contours d’un réseau complexe d’échanges, dont la configuration évolue au gré du contexte national et international : c’est l’âge d’or du trafic d’antiquités, activité fort lucrative, organisée à grande échelle et souvent orchestrée par le pouvoir politique.

AUTEURS

ADELINE GRAND-CLÉMENT

Université de Toulouse (UTM) [email protected]

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Kevin CORRIGAN, John D. TURNER (éd.), Platonisms: Ancient, Modern and Postmodern

Anthony Andurand

RÉFÉRENCE

Kevin CORRIGAN, John D. TURNER (éd.), Platonisms: Ancient, Modern and Postmodern, Boston, Leiden, Brill, 2007, 278 p. 119 euros / ISBN 978-04-15841-2.

1 « C’est le moment, écrivait Wilamowitz en 1919, de saisir historiquement Platon et sa philosophie comme des phénomènes appartenant au passé, de se demander, sans autres considérations, ce qu’il fut, ce qu’il voulait et ce qu’il a fait. » Si l’on en croit le philologue, la science de l’Antiquité devait s’engager dans la voie ouverte au début du XIXe siècle par les travaux de Schleiermacher : celle de la découverte du Platon « authentique » (echter Platon) (cf. Platon, Berlin, 1920², I, p. 744).

2 L’ouvrage édité par K. Corrigan et J. D. Turner, Platonisms : Ancient, Modern and Postmodern, se propose d’en finir une fois pour toutes avec pareilles « chimères » (p. 4). « The present volume, expliquent les auteurs, wants to suggest that the narrow, purist attitude of some modern scholarship that seeks to exclude the subsequent history of thought (and especially its apparent irrational excesses) from the search of an originary “Plato” is misguided » (p. 4). L’histoire de la réception et des interprétations dont Platon a fait l’objet, autrement dit, appartiennent au sens de la philosophie platonicienne elle-même. Le platonisme n’est donc plus cette tradition qui éloigne l’historien du « vrai » Platon ; il apparaît au contraire comme un « reservoir of possibilities » (p. 4), une « inexhaustible mine of possible trajectories » (p. 5), à l’aune desquels il convient de relire, une fois encore, le corpus platonicien.

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3 Le présent volume, issu d’un colloque tenu en novembre 2003 à la Emory University sur le thème « Platonisms : Ancient and Modern », s’organise en quatre sections.

4 La première est consacrée à la philosophie de Platon elle-même. T. A. Szlezák s’intéresse tout d’abord à la dialectique platonicienne, dont il montre qu’elle culmine dans l’imitation du divin (« likeness to God »). L. Brisson (« What is God according to Plato ? ») peint le portrait d’un Platon « révolutionnaire » (p. 52) qui, en assignant au philosophe la tâche de se rendre semblable aux dieux, dépasse la distinction irréductible – propre selon l’auteur à la religion hellénique traditionnelle – entre mortels et immortels, entre hommes et dieux.

5 La deuxième section, « Platonisms of Late Antiquity », vise à éclairer les mécanismes et les enjeux de la transmission des textes platoniciens entre le début du IIe siècle après J.- C. et la fin du Ve siècle. Les « Sethian Platonizing Treatises » (quatre des traités gnostiques retrouvés dans la bibliothèque de Nag Hammadi : Zistrianos, Allogenès, Les Trois Stèles de Seth et Marsanes) sont l’objet de la contribution de J.D. Turner. Au terme d’une enquête érudite, l’auteur montre que la doctrine de « l’unité dans la trinité » (the metaphysical doctrine of supreme unity-in-trinity) n’est pas une invention néo- platonicienne (plotinienne) : son origine remonte, plus probablement, à la pensée gnostique et au milieu des commentateurs néo-pythagoriciens du Parménide. S. K. Strange revient sur le Commentaire du Parménide de Proclus et sur le problème de l’identité des commentateurs précédents du dialogue que le néo-platonicien désigne comme « les Anciens » (oi palaioi). G. Reydams-Schils évoque quant à elle, à partir du Commentaire sur le Manuel d’Épictète de Simplicius, les relations problématiques qu’entretiennent, sur les notions de « vertu », de « mariage » et de « parenté », le stoïcisme et le néo-platonisme.

6 La troisième section est consacrée au destin du platonisme à l’époque moderne. G. Bechtle se propose de relire les textes platoniciens et aristotéliciens à la lumière des concepts de mathesis universalis et de scientia universalis, tels qu’ils se forment au XVIe siècle. D. Hedley retrace les sources (néo-)platoniciennes (Lois X, Ennéade III, 8) de la réflexion moderne sur l’athéisme, élaborée au XVIIe siècle dans le cadre de l’école des « Platoniciens de Cambridge ». R.M. Berchmann insiste sur la rupture qui s’instaure, à partir de Descartes, dans le langage de la métaphysique : la philosophie platonicienne, contrairement à l’idée qui a longtemps fait autorité, n’est pas la source de l’idéalisme moderne. J. Dillon réaffirme la pertinence de l’hypothèse formulée au début du XXe siècle par Natorp dans son Platons Ideenlehre (1903) : les Idées ne doivent pas être conçues comme d’« immuable and eternal objects of knowledge » mais plutôt comme des « laws, structuring principles of knowledge […] acquiring their full realization through the activity of the human mind » (p. 192). A. Cuda conclut cette section en insistant sur le rôle de la dialectique platonicienne de l’inspiration et de la connaissance dans l’œuvre du poète irlandais Yeats.

7 La quatrième et dernière partie dresse le portrait d’un Platon « post-moderne », catégorie aussi séduisante que commode et conceptuellement mal assurée. K. Corrigan remonte à la source platonicienne de la réflexion de Lévinas sur le rapport du « Je » au « Tu ». S. Gersh, pour terminer, éclaire les possibilités herméneutiques ouvertes par la relecture derridienne du platonisme.

8 L’ouvrage édité par K. Corrigan et J. D. Turner visait trois objectifs (p. 14) : « to read the dialogues and the figure of Plato seriously, that is, textually and intertextually ; […] to

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deconstruct commonly held simplistic or mistaken views ; […] to provide a new and multidimensional view of the phenomena and range of Platonisms. » Si le programme initial est respecté, le lecteur pourrait toutefois regretter, concernant le troisième point notamment, l’absence de lignes de force, de hiérarchisation dans la formulation des questionnements. Platonisms pourrait en effet apparaître moins comme une réflexion continue sur la nature et les enjeux du platonisme que comme une série de parcours de lecture, voire une collection d’exemples épars. Le mérite de chacune des contributions reste cependant de rouvrir, par l’éclairage souvent novateur qu’apporte l’histoire de la réception de Platon, les possibilités contenues dans la philosophie platonicienne elle-même.

AUTEURS

ANTHONY ANDURAND

Université de Toulouse (UTM) [email protected]

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Rita FELSKI (éd.), Rethinking Tragedy

Geneviève Hoffmann

RÉFÉRENCE

Rita FELSKI (éd.), Rethinking Tragedy, Baltimore, The John Hopkins University Press, 2008, 368 p. 24,95 dollars (PB), 65 dollars (HC)/ ISBN 13 978-0-8018-8740-6.

1 Quatre ans après New Literary History, publié en 2004 par l’Université de Virginie, ce nouveau volume, dirigé par Rita Felski, réunit seize contributions dont certaines ont été publiées dans le précédent ouvrage. Son propos est de reconsidérer la tragédie à la lumière des travaux les plus récents dans une perspective pluridisciplinaire qui prend en compte la tragédie non seulement comme genre littéraire, mais l’esprit du tragique sur la longue durée, de l’acception romantique à l’usage vernaculaire.

2 L’ouvrage de 368 pages se compose de quatre parties. Les deux premières ont pour objet de définir la tragédie comme genre (« Defining tragedy », 94 pages) et de repenser son contexte (« Rethinking the history of tragedy », 68 pages). Les deux autres volets du livre traitent des rapports entre tragédie et modernité d’une part (85 pages), et entre tragédie, cinéma et culture populaire d’autre part (59 pages). Le recueil comprend en outre une présentation des auteurs (p. 347-350) et un index (p. 351-368). Dans une introduction lumineuse, Rita Felski présente chacune des contributions et jette les bases de l’ouvrage, dont le propos premier est de discuter la thèse développée par George Steiner dans Mort de la tragédie (1961) en l’opposant à l’analyse de Terry Eagleton, qui clôt le recueil par un véritable réquisitoire contre « the right-wing death- of-tragedy thesis ».

3 George Steiner ouvre le recueil en rappelant que si le concept de tragédie s’étend bien au-delà du genre lui-même – de l’épopée d’Homère à la musique de Brahms – le genre, tel qu’a pu le définir Aristote, n’a pu s’épanouir selon lui que pendant deux périodes : l’Athènes du Ve siècle avant J.-C. et l’Europe des XVIe et XVIIe siècles. La flamme de la tragédie s’est éteinte à cause du christianisme, du marxisme et de l’optimisme militant

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des démocraties occidentales (p. 29-44). Simon Goldhill s’interroge pour sa part sur la dimension politique du genre (p. 45-65) en soulignant que le définir a relevé d’un jeu (« a competitive game »), dont ont été friands Schelling, Hegel, Nietzsche, Kierkegaard entre autres. Wai Chee Dimock nous invite à élargir la conception du tragique aux catastrophes naturelles qui mettent en danger la survie de l’espèce et dont il trouve des exemples dans la littérature grecque, d’Homère à Euripide, pour décrire la ruine de Troie (« After Troy. Homer, Euripides, total war », p. 66-81). Kathleen M. Sands se place au cœur du débat qui oppose T. Eagleton à G. Steiner, en rappelant que pour les féministes, la tragédie n’a pas perdu de son efficacité puisqu’elles y voient une forme d’aliénation patriarcale. Pour ce faire, elle se fonde sur l’analyse du mythe d’Œdipe par Carol Gilligan dans son livre The Birth of Pleasure (New York, 2002), qui traduirait une négation radicale du désir féminin. Joshua Foa Dienstag (« Tragedy, pessimism, Nietzsche », p. 104-123) se situe lui aussi au cœur de ce même débat en l’approchant par la thèse du pessimisme comme notion philosophique. Il revient au sens que Nietzsche lui avait donné dans le sous-titre de son livre : Naissance de la tragédie (1886), dans lequel il associait « hellénisme et pessimisme ».

4 Dans la seconde partie, le contexte historique de la tragédie est réévalué par l’étude de certains thèmes. Ainsi Page Dubois (« Toppling the hero : polyphony in the tragic city », p. 127-147) dresse-t-elle l’inventaire des interprétations erronées qui depuis Aristote négligent le moment de la naissance du genre, dont Jean-Pierre Vernant et Pierre Vidal-Naquet – elle le rappelle à propos – ont relevé la spécificité historique. Elle souligne qu’à côté du héros tragique se fait entendre une polyphonie dont la voix des esclaves n’est pas absente. En se fondant sur le Philoctète de Sophocle, Martha C. Nussbaum explore la pitié (p. 148-169) comme notion tragique et philosophique. Simon Critchley, quant à lui, situe la Phèdre de Racine dans le contexte du jansénisme et explique le mal de vivre de l’héroïne par son malaise existentiel, né du refus du monde présent et de son aspiration à un absolu absent.

5 Dans la troisième partie : « Tragedy and modernity » (p. 199-284), David Scott s’interroge sur la dimension tragique de notre présent (« Tragedy’s time », p. 199-217) en se fondant sur les études de Paul Ricœur et en prenant pour cible l’ouvrage de C.L.R. James : The Black Jacobins, publié en 1938. Exercice historique, ce livre, contrairement aux Damnés de la Terre de Franz Fanon, n’était pas un brûlot anticolonial, dans sa première mouture. Republié en 1963, l’ouvrage inclut une dimension tragique grâce au héros Toussaint Louverture, pour interroger le lecteur sur la capacité des Noirs à déterminer leur destin politique. L’étude de Stanley Corngold (p. 218-240) nous conduit vers un monde tout à fait différent : celui de l’univers du poète allemand W.G. Sebald (1944-2001), dont le style tragique est à même d’exprimer la mélancolie d’une conscience confrontée aux images de l’horreur nées d’un passé récent. La littérature allemande est également à l’honneur avec la contribution d’Olga Taxidou sur la mise en scène par Brecht de l’Antigone d’Hölderlin en 1948 (p. 241-262), photographiée par Ruth Berlau. Timothy J. Reiss se tourne vers la littérature de l’Afrique de l’Ouest pour souligner que les auteurs africains, à partir des années 1960, ont su adapter à leur culture et à leurs modes d’expression les mythes grecs, pour exprimer les tensions du monde postcolonial.

6 La quatrième partie sur les rapports entre tragédie, cinéma et culture populaire, comprend deux analyses de film. La première proposée par Elisabeth Bronfen interroge le personnage de la « femme fatale » dans le film de Billy Wilder, Double Indemnity

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(Assurance sur la mort, 1944). Loin d’être le produit des anxiétés masculines, la femme fatale peut être comprise comme un caractère tragique, dans la mesure où l’héroïne assume la responsabilité de ses actes et de leurs conséquences. C’est Mulholland Drive (2001) que Heather K. Love a choisi pour cerner la représentation ambiguë que David Lynch donne des lesbiennes, en explorant la dimension tragi-comique de certaines situations tout en se jouant avec brio des clichés d’une idéologie machiste (p. 302-318). Michel Maffesoli, professeur de sociologie à Paris V et seul auteur dont les livres ne sont pas en langue anglaise, élargit la problématique par sa contribution, « The return of the tragic in postmodern societies » (p. 319-336), en relevant les symptômes culturels d’une société occidentale caractérisée par le repli identitaire, l’esprit tribal, le développement des sectes et du surnaturel. Comme dans la Grèce antique, « la culture du plaisir marche main dans la main avec la conscience tragique du destin ». L’ultime contribution : « Commentary » (p. 337-346) de Terry Eagleton, tient lieu à la fois de passage en revue des arguments développés dans tout le volume et de conclusion. Auteur de Sweet Violence : the Idea of the Tragique, Oxford, 2003, il s’oppose avec virulence à la position défendue par George Steiner. Dans le contexte d’un monde encore dominé par l’Amérique de Bush, il défend l’idée que la modernité, loin d’éloigner le tragique, donne les conditions nécessaires à son épanouissement, par l’exploitation et l’aliénation dont elle se rend responsable. La violence est aux portes du monde civilisé, qui en conçoit plus de terreur que de pitié.

7 Ce recueil témoigne d’un débat vivant, parfois rude, mais toujours en prise avec des questions qui donnent sens au monde actuel. À ce titre, il mérite tout notre intérêt même s’il privilégie la thèse hostile à celle de George Steiner. Cet ouvrage le prouve : le tragique surgit en d’autres lieux que la scène, parfois sous d’autres écritures que celles du théâtre. Il suffirait de l’identifier sous ses différents masques pour retrouver Dionysos, plus vigoureux que jamais.

AUTEURS

GENEVIÈVE HOFFMANN

Université de Picardie-Jules Verne [email protected]

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Israël FINKELSTEIN, Amihai MAZAR, The Quest for the Historical Israel. Debating Archaeology and the History of Early Israel. Invited Lectures Delivered at the Sixth Biennial Colloquium of the International Institute for Secular Humanistic Judaism, Detroit, October 2005

Corinne Bonnet

RÉFÉRENCE

Israël FINKELSTEIN, Amihai MAZAR, The Quest for the Historical Israel. Debating Archaeology and the History of Early Israel. Invited Lectures Delivered at the Sixth Biennial Colloquium of the International Institute for Secular Humanistic Judaism, Detroit, October 2005, edited by Brian B. Schmidt, Leiden, Boston, Brill, 2007, X + 222 p. 89 euros / ISBN 9789004157385.

1 Douze contributions sont réunies dans ce volume, réparties en six sections thématiques, chacune d’entre elles étant ouverte par un résumé dû à la plume de B. B. Schmidt. C’est donc un ouvrage à plusieurs voix qui nous est proposé, sans toutefois qu’il perde en cohérence, tant son orientation est clairement définie et traitée. Son mérite principal me semble être d’affronter, de manière approfondie et sereine (sans polémique inutile), les questions de méthode et de contenu relatives à l’histoire de la formation d’Israël. Les compétences des deux auteurs, Finkelstein et Mazar, sont

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connues de tous et garantissent la qualité des analyses qui s’efforcent de répondre aux interrogations essentielles que partage la communauté des spécialistes, fussent-ils historiens, archéologues ou biblistes : dans quelle mesure l’archéologie éclaire-t-elle les premiers siècles de l’histoire d’Israël ? Quelles démarches scientifiques rendent possible une historiographie « laïque » (non biblicocentrée) de cette période ? En quels termes peut-on rendre compte de la formation d’Israël ?

2 Dans la première partie, les auteurs s’interrogent sur le statut de l’archéologie dite biblique, qui naît comme une discipline auxiliaire du texte sacré, à vocation probatoire. Quels sont aujourd’hui, en somme, les rapports possibles entre la Bible, l’histoire et l’archéologie ? Les deux premiers essais du recueil posent parfaitement les questions méthodologiques et épistémologiques. Ils font aussi bien ressortir les différentes traditions académiques, nationales et confessionnelles (américaines, israéliennes, etc.) à l’œuvre dans les appellations et dans les pratiques. Loin de tout biblicocentrisme, il faut bien reconnaître, avec les auteurs, que l’Ancien Testament d’une part, l’archéologie « palestinienne » de l’autre, apportent des éléments incontournables pour écrire l’histoire de cette région du Proche-Orient ancien. Il revient donc aux historiens de les articuler sans verser dans la naïveté ou dans l’hypercritique.

3 I. Finkelstein présente ensuite une excellente synthèse de nos connaissances sur l’époque des Patriarches, de l’Exode et de la conquête de Canaan et montre bien qu’il s’agit d’une écriture rétrospective d’un passé lointain et exemplaire qu’il convient de lire à la lumière des intentions récentes, celle de l’époque exilique ou postexilique. Parallèlement A. Mazar dresse un bilan des données archéologiques sur cette période qui confirme que l’on est confronté à une mémoire déformée et déformante, celle d’une « conquête » qui n’a jamais eu lieu, mais qui a une valeur fortement étiologique au regard des aspirations du présent de la rédaction.

4 S’il ne peut plus être question de scénario migratoire, alors qu’en est-il de l’émergence d’Israël comme groupe social ? Là aussi, les hypothèses ont fusé, mais l’archéologie, celle de l’environnement, de la culture matérielle, de l’occupation des sols, apporte des éléments clairs sur une dynamique interne entre sédentarisation et nomadisme. Progressivement se dessine une identité « nationale » (un nom, des cultes, des objets, des frontières) qui permet de distinguer Israël de ses voisins, Phéniciens, Philistins, Ammonites, Édomites, etc. qui, eux aussi, se singularisent peu à peu.

5 Si l’on admet généralement que le Xe siècle, avec l’apparition de la royauté, voit Israël entrer dans l’âge historique, avec des témoignages – y compris épigraphiques – plus fiables, il faut bien admettre qu’autour de David et Salomon, rois indéniablement historiques, a fleuri un authentique mythe de l’âge d’or. La double approche, historique et archéologique, cerne efficacement les données du problème : Israël, au Xe siècle, est une réalité émergente, mais modeste. L’idée d’un empire davidique est donc une conception idéologique postérieure, qui n’empêche pas de penser qu’étant donné son impact mémoriel, David a été un roi marquant.

6 Après la séparation en deux royaumes, ceux d’Israël et de Juda, à la mort de Salomon, on se trouve sur un terrain plus solide, avec une trame chronologique mieux étayée. Les intentions apologétiques des rédacteurs bibliques (souvent bien plus récents) sont néanmoins très évidentes, qui rendent toujours difficile la reconstruction historique. Les apports de l’archéologie se font très importants, pour ne pas dire décisifs. On voit, au VIIIe et surtout au VIIe siècle, la population s’enrichir, se déployer sur tout le

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territoire, développer une religion nationale, nouer des relations diplomatiques à divers niveaux, s’engager dans le processus de résistance à l’Assyrie, etc.

7 Ce bel ouvrage, construit comme un concerto à deux voix, se termine par une double conclusion. S’il ne contient pas vraiment de données neuves, il constitue pourtant une réussite en raison précisément de l’effort accompli pour ne pas juxtaposer les analyses de l’historien et de l’archéologue, mais pour les faire dialoguer. Convergente dans l’ensemble, leur lecture met néanmoins en évidence des « gaps » prudemment assumés qu’il reviendra aux générations futures d’affronter.

8 Un glossaire, une bibliographie et deux indices concluent un livre intéressant qui reflète élégamment un des débats majeurs de ces dernières années dans le champ de l’histoire du Proche-Orient ancien.

AUTEURS

CORINNE BONNET

Université de Toulouse (UTM) [email protected]

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Perrine GALAND-HALLYN, Carlos LÉVY (dir.), La villa et l’univers familial dans l’Antiquité et à la Renaissance

Laure Hermand-Schebat

RÉFÉRENCE

Perrine GALAND-HALLYN, Carlos LÉVY (dir.), La villa et l’univers familial dans l’Antiquité et à la Renaissance, Paris, PUPS, 2008, 292 p. 25 euros / ISBN : 978-2-84050-538-9.

1 Cet ouvrage collectif approfondit la réflexion sur l’individu et la sphère privée dans l’Antiquité et à la Renaissance, amorcée par le premier volume de la collection « Rome et ses renaissances » intitulé Vivre pour soi, vivre pour la cité, de l’Antiquité à la Renaissance, paru en 2006.

2 Il propose dans une première partie six contributions consacrées à l’espace de la villa, lieu qui permet l’élaboration d’une image du moi privé, libéré de ses obligations publiques. Sylvie Agache montre comment à Rome la villa, lieu de l’otium depuis Scipion l’Africain, représente l’homme. Les auteurs de la fin de la république que sont Cicéron et Varron justifient le luxe de leurs villas, le premier par la notion de dignitas, le second par l’identification de la beauté et de l’utilité. Alain Deremetz s’intéresse aux descriptions de villas chez les poètes Horace et Martial. L’art de vivre lié à la villa est toujours aussi un art d’écrire : éthique et poétique du juste milieu chez le poète de Venouse ou projet éthique et poétique de l’intertextualité chez l’épigrammatiste. Stéphanie Wyler étudie le dionysisme, culte privé, à partir de la décoration des villas que sont la maison du Faune à Pompéi et la villa de la Farnésine à Rome. La décoration de cette dernière, dans l’association de Bacchus et de Vénus, transmet un message dynastique propre à la politique augustéenne. À la Renaissance, les humanistes reprennent à leur compte ce motif de la villa comme élément décisif pour exprimer l’individualité et l’intimité. Ginette Vagenheim rétablit le rôle essentiel joué par

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l’antiquaire du XVIe siècle Pirro Ligorio dans les premières études architecturales de la villa d’Hadrien à Tivoli, qui ont d’ailleurs fortement influencé la conception de la villa d’Este. Anne Bouscharain analyse un choix de poèmes et une lettre de Battista Spagnoli, poète mantouan du Quattrocento qui revivifie la tradition antique en liant peinture de la villa et recherche d’un otium érudit : la villa devient le lieu par excellence de la création poétique. Sa silve consacrée à la villa de son ami Refrigerio est un éloge improvisé à la manière de Stace, « hommage vibrant et non conventionnel à l’amitié et aux lettres » (p. 116). Enfin, Perrine Galand-Hallyn prend en considération les descriptions de villas chez les humanistes du XVIe siècle. La villa est d’abord chez ces auteurs le lieu privilégié pour dire l’intimité ; les descriptions humanistes de la villa donnent lieu à un portrait ou à un autoportrait. Lieu de l’otium méditatif chez Michel de L’Hospital, la villa habite l’otium amoureux de Jean Salmon Macrin et de sa future épouse ; chez Germain de Brie, la villa est liée à la pratique de l’amitié. Mais chez L’Hospital et Crinito, la villa n’est pas sans rapport non plus avec le negotium lui-même : le premier met en valeur l’utilité politique du repos campagnard tandis que le second fait du jardin et de la villa des Rucellai un symbole de résistance politique dans la Florence de la fin du Quattrocento.

3 La seconde partie, en continuité avec la première, met en rapport l’univers familial à Rome sous l’empire et en Europe à la Renaissance. Les trois premières contributions éclairent par des approches différentes la conception nouvelle du mariage sous l’Empire. Valéry Laurand, choisissant le philosophe stoïcien Musonius Rufus, contemporain de Néron, note « la coïncidence apparente de l’idéologie d’Auguste sur le mariage, la famille et la nation et les développements du philosophe sur les mêmes sujets » (p. 148). Mais chez Musonius, le mariage n’est pas uniquement lié à la procréation ; la communauté des époux en constitue la fin (telos) alors que la procréation n’en est que le but (skopos). Valéry Laurand montre l’originalité de l’harmonie musonienne du couple dans lequel les époux sont égaux devant la vertu. Virginie Leroux commente le réseau lexical du joug comme image du lien conjugal dans les tragédies de Sénèque. Elle s’interroge ensuite sur « l’éthique du comportement conjugal » (p. 181) dans les tragédies et les traités en prose, dont les fragments du De matrimonio. La fureur des viduae dans les tragédies fait écho à la condamnation du célibat et à une position en faveur du mariage et du remariage. Sylvie Franchet d’Esperey s’intéresse à la Thébaïde de Stace : la vision positive des personnages féminins rapproche l’épopée de la silve. Le principe conjugal développé par Stace dans son épopée vient enrichir la notion épique de pietas ; sans faire voler en éclats le cadre épique, la poétique de Stace l’infléchit considérablement. John Nassichuk commente une élégie de l’humaniste napolitain Giovanni Pontano dans laquelle la villa réunit le motif pastoral et l’éloge de la vie conjugale ; il analyse le travail de « contaminatio inventive » (p. 206) qui s’y fait jour. Aline Semeesters compare les Naeniae, berceuses écrites par Pontano pour son fils Lucio, et quelques traités pédagogiques contemporains du poète : elle concentre son analyse sur le discours que tiennent les adultes devant les nourrissons. Émilie Séris s’intéresse à la défense de l’allaitement maternel, à ses fondements et à ses implications dans la Paidotrophia de Scévole de Sainte Marthe (1584).

4 Le volume fournit en outre une bibliographie riche et variée, ainsi qu’un index très complet qui inclut personnes antiques et renaissantes, titres d’œuvres et critiques contemporains. La perspective diachronique choisie par les auteurs se révèle extrêmement féconde, faisant apparaître points de continuité et points de rupture

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entre l’Antiquité et la Renaissance. Outre la qualité des articles, la diversité des domaines couverts (poétique, philosophie, histoire de l’art, histoire des idées) rend cet ouvrage utile à un large public.

AUTEURS

LAURE HERMAND-SCHEBAT

PRES Lyon-Université, Lyon 3-Jean Moulin [email protected]

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Leopoldo GAMBERALE, Plauto secondo Pasolini. Un progetto di teatro fra antico e moderno, con un capitolo su Salvatore Cognetti de Martiis

Sarah Rey

RÉFÉRENCE

Leopoldo GAMBERALE, Plauto secondo Pasolini. Un progetto di teatro fra antico e moderno, con un capitolo su Salvatore Cognetti de Martiis, Urbino, QuattroVenti, 2006, 208 p. 22 euros / ISBN : 88-392-392-063-5.

1 L’Orestie de Pier Paolo Pasolini ( PPP) est plus célèbre que son travail sur le Miles gloriosus. Depuis Pasolini e l’antico : i doni della ragione (1995) et Il mito greco nell’opera di Pasolini (2004), la vision pasolinienne du théâtre grec est bien connue. Leopoldo Gamberale présente maintenant un Plauto secondo Pasolini, déclinant son analyse en sept temps : I. « Quasi un intermezzo » ; II. « Pasolini e Plauto : quando e come » ; III. « Il Miles gloriosus e il testo seguito da Pasolini » ; IV. « Le scelte teatrali nel Vantone » ; V. « Ripensamenti, suono e metro » ; VI. « Un’idea di Plauto » ; VII. « ´Αλαζών Miles gloriosus, Vantone, dopo Pasolini ». Cette étude détaillée est complétée par un chapitre dédié à un traducteur italien de Plaute, Salvatore Cognetti de Martiis (1844-1901), auquel PPP doit beaucoup.

2 L’auteur a déjà étudié le Plaute de Pasolini à plusieurs reprises ces dix dernières années, dans les Lezioni su Pasolini de l’Université de Rome – La Sapienza, dans le colloque Il classico nella Roma contemporanea : mito, modelli, memoria et dans les Giornate Plautine IV (2004) d’Urbino. L’édition, en 2001, de tout le Théâtre de PPP dans la collection « Meridiani » de Mondadori a fini d’encourager la parution de ce Plauto secondo Pasolini,

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qui reprend et rassemble les travaux antérieurs de L. Gamberale, et qui met à profit les archives de l’écrivain, transférées depuis peu de Rome à la cinémathèque de Bologne.

3 Avant Plaute, Eschyle avait inspiré l’homme des Ragazzi di vita : en 1959, Vittorio Gassman et Luciano Licignani, directeurs du Teatro popolare italiano, ont demandé à PPP de traduire l’Orestie. Les textes dramatiques que Pasolini a tirés de la trilogie eschylienne ont été critiqués par certains philologues soucieux des « bonnes leçons », L. Gamberale y revient dans le premier chapitre.

4 Les critiques n’ont pas épargné non plus son Soldat fanfaron, même si PPP, ancien professeur de collège dans les borgate de Rome, a enseigné lui-même le latin. Le Miles gloriosus s’appelle, chez Pasolini, le Vantone, le « vantard », après avoir failli s’intituler Il grande Generale. PPP n’a pas abordé Plaute sans questionner sa capacité à rendre contemporain l’auteur latin : dans sa correspondance, il dit assez son « incertezza tra fastidio e fascino, sospetto di vacuità e senso di grandezza ».

5 L. Gamberale montre comment la conscience politique de Pasolini déteint sur Plaute : PPP affirme reproduire « gli unici due o tre accenti di senso di ingiustizia sociale che vagamente affiorano in Plauto ». L’auteur fait de même le compte des erreurs de traduction de Pasolini : au v. 1397 du Miles, l’adverbe probe est pris pour un vocatif, excruciare (torturer) – aux v. 843 et 859 notamment – est systématiquement traduit par « finir sur la croix », etc. Il révèle aussi comment Pasolini se veut fidèle au dramaturge latin au point d’italianiser les noms grecs que Plaute latinisait, et comment il ne laisse pas se perdre les jeux de sonorités : ainsi, la paronomase sursum ad summum (v. 1150) devient « in pizzo al pozzo ». Il énumère les effets de la modernisation de PPP : videtur tempus esse ut eamus ad forum (v. 72) est transformé en « Andiamo, andiamo al centro », et les custodes (v. 209-211) sont les « poliziotti ». Ses choix de versification sont longuement commentés, ainsi que sa volonté de donner un Plaute populaire, par le recours au dialecte romain, dans l’ombre de Gioacchino Belli. Et l’auteur ne s’abstient pas d’observer ce qui lui semble des erreurs d’appréhension du Miles gloriosus, par exemple quand le poète ne perçoit pas la richesse du personnage de Palestrion.

6 En apparence, le dernier chapitre, consacré à un traducteur ottocentesco de Plaute, Salvatore Cognetti de Martiis, fait sortir brutalement du propos initial : le lecteur est d’un coup projeté dans l’Italie du XIXe siècle. Cependant cette manière d’appendice se justifie : Cognetti a, comme Pasolini, voulu « passer » Plaute au plus grand nombre. Né à Bari, mort à Turin, économiste, formant notamment Luigi Einaudi dans son Laboratoire d’économie politique turinois, il a mené une vie parallèle d’amateur d’histoire ancienne. Pour son Socialismo antico (1889), il est allé chercher dans l’Antiquité les origines de la pensée socialiste. Après les Allemands et les Britanniques, il a traduit plusieurs comédies de Plaute. Les longues dédicaces (p. 138-176 de cet ouvrage) de ses éditions font découvrir ses proches et ses pairs : Angelo Massedaglia (1821-1901), autre économiste féru d’Antiquité ; Giosuè Carducci, le poète des Odes barbares ; l’éminente figure littéraire d’Arturo Graf ; Paolo Boselli, ministre de l’Instruction publique dans le gouvernement Crispi (1888-1889). Comme dans Pasolini, les interférences avec la culture italienne moderne sont lisibles. À propos du vieillard Euclion dans l’Aulularia, Cognetti dit : « La passione ch’agita quel vegliardo affannoso / è un caso patologico, è un caso da Lombroso » (v. 23-24). Dans la même Aulularia, l’Italien voit v. 477-488 un motif « socialiste ». Finalement, Cognetti et Pasolini en leur temps ont tous les deux, peut-être à part égale, revivifié Plaute et participé de façon remarquable à l’histoire de sa fortune dans l’Italie contemporaine. Le mérite d’éclairer ce pan des études

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plautiennes revient à Leopoldo Gamberale. Certes, l’ouvrage n’est pas exempt de redites. Et la méthode est beaucoup plus philologique qu’historique (on aimerait savoir quelle était la bibliothèque de PPP, et quelle fut la réception du Vantone). Mais au fond, il faut certainement saluer ce travail patient, minutieux, qui aime par dessus tout Plaute et ceux qui le relaient.

AUTEURS

SARAH REY

Université de Toulouse (UTM) Collège de France [email protected]

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Marie-Hélène GARELLI, Danser le mythe. La pantomime et sa réception dans la culture antique

Geneviève Hoffmann

RÉFÉRENCE

Marie-Hélène GARELLI, Danser le mythe. La pantomime et sa réception dans la culture antique, Louvain, Paris, Dudley, Peeters, 2007, 511 p. 67 euros /ISBN-978-90-429-1841-2.

1 Sous le titre, Danser le mythe, Marie-Hélène Garelli (MHG) nous offre la première synthèse en français sur la pantomime et sa réception dans l’Empire romain. Daté officiellement de 22 ou 23 avant notre ère, ce spectacle, chanté et dansé, qui fut diffusé en Italie par le biais du culte impérial, connut un essor fulgurant et un grand succès populaire dans tout l’Empire jusqu’au VIe siècle. Interdites par Justinien en 529, ces farces mythologiques disparurent principalement à cause de la diffusion du christianisme.

2 La difficulté majeure de toute enquête sur ce sujet réside dans la documentation, qui n’est pas à la hauteur du succès de ce genre nouveau : les sources sont pauvres, disparates et contradictoires. De plus, si l’importance de la pantomime a été reconnue, en particulier par la critique allemande (C. Sittl, 1890), elle a pâti d’être comparée sur un plan littéraire aux autres formes dramatiques. Elle a ainsi été appréciée comme un révélateur parmi d’autres de la décadence de la période impériale. La raison d’être de l’entreprise de MHG est de prendre la défense d’un genre injustement décrié en sollicitant toutes les sources, dont le matériel épigraphique, pour relever le défi d’une pensée humaniste réductrice. Dans la perspective d’une « archéologie littéraire » (p. VII), MHG étudie donc le contexte de la naissance de la pantomime, ses caractères et ses enjeux comme significatifs de l’évolution de la société et de la culture du temps.

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3 L’ouvrage est composé de trois parties, chacune étant divisée en deux chapitres, dont le premier est centré sur le genre, le second sur les danseurs. Le point de départ de l’étude est bien naturellement « l’invention du genre » (p. 23-142). À travers l’inventaire des danses mimétiques, présenté ultérieurement comme « une promenade parmi les formes », MHG souligne l’originalité de la pantomime en montrant qu’elle n’est pas « le résultat appauvri d’une évolution de la tragédie » (p. 55) et que les formes très diverses de danses mimétiques, y compris l’hyporchème, antécédent le plus proche, ne peuvent pas être considérées comme des prépantomimes. S’il est issu de la Grèce, le genre est marqué dès ses origines du sceau de la romanité. L’auteur souligne avec pertinence par le titre de ce premier chapitre que la recherche des origines, à laquelle elle s’est pliée, est un leurre dans la mesure où elle ne contribue pas à expliquer les raisons de l’apparition de la pantomime et de son développement fulgurant sous l’Empire. Le second chapitre (p. 93-142) est consacré aux danseurs et au contexte historique. Par la médiation de l’étude du vocabulaire est posée la question du creuset de formation de la pantomime entre Grèce et Italie du Sud, ainsi que celle des conditions politiques de son émergence en Italie. Le dictateur Sylla a joué un rôle majeur en favorisant un théâtre populaire et en faisant venir des artistes grecs en Italie qui portaient alors le nom latin de saltatores ou de mimi. C’est la rencontre entre l’héritage grec et les mimes lyriques de l’Italie du Sud qui provoqua des mutations fructueuses, dont la pantomime est l’héritière. Dans les années 80-60, la parodie mythologique prit son essor, même si la transcription du pantomimos grec en latin n’est pas antérieure à la fin du siècle.

4 La seconde partie, « La pantomime impériale et ses interprètes : le succès d’un genre nouveau » (p. 143-291), constitue le cœur de l’ouvrage par sa place et sa problématique. Dans le chapitre III, « Création et expansion » (p. 147-208), il ressort de l’examen des sources – réparties en quatre groupes – que Pylade, originaire de Cilicie, affranchi d’Auguste, a véritablement créé un genre nouveau, tant sur le plan musical que pour celui des thèmes mythologiques empruntés à la tragédie. Bathylle, danseur oriental, auquel il est souvent associé, ne peut pas être crédité de la création d’un genre dramatique. Puis MHG développe le rôle des empereurs dans l’essor du genre, d’Auguste à Julien l’Apostat, en relevant les enjeux politiques et culturels de ces manifestations théâtrales prises « entre passion et mépris ».

5 Le chapitre IV, « L’artiste et son répertoire » (p. 209-291), est moins consacré à l’apparence du danseur que la documentation, qu’elle soit iconographique ou textuelle, ne permet pas de cerner, qu’à la présentation systématique des sujets traités. En conclusion, MHG souligne que la pantomime ne correspond pas à un concept. Dépourvu de titre, le spectacle musical n’est pas un genre littéraire. C’est une pratique dramatique que seul le nom de l’acteur permet de qualifier et de cataloguer.

6 Dans la troisième partie, l’auteur poursuit et clôt son enquête par l’étude de la pantomime et de la culture sous l’Empire. La légende dansée sur scène, au sens d’argument mythologique, était un canevas fondé sur la version d’un auteur, le plus prisé étant Euripide, le texte comptant moins que la gestuelle du danseur, car si le corpus littéraire dans lequel puisaient les auteurs de pantomimes était divers, la pantomime était d’abord le plaisir de la virtuosité, de l’exactitude gestuelle, du charme et de la grâce. L’artiste qui a fait « provision » de mythes est un interprète de la fiction du poète ; il participe de la vulgarisation de la mythologie. Dans La Danse de Lucien, la pantomime sait innover en trouvant son inspiration dans une culture classique revisitée. La pantomime est donc définie comme un drame moderne (p. 324).

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7 Dans le dernier chapitre, « Danse, art et langage », la pantomime prend sens par rapport aux beaux-arts. Si le corps est lui-même objet d’art, la pantomime apparaît comme une poésie et une rhétorique, qui pour les rhéteurs de la seconde sophistique annexait la peinture et la musique. Comme le danseur représente les passions de l’âme, sa danse doit être dotée des qualités de l’acribeia et de la saphèneia, au sens de perfection et de clarté, pour abolir les barrières linguistiques. Ainsi la pantomime, loin d’être une expression mineure, avait-elle sa place dans les thèmes de réflexion propres à une époque et à une vision du monde, que ce soit dans l’œuvre de Lucien ou de Libanios. Lucien, qui fait du danseur un sophiste, intègre la pantomime à son interprétation sophistique du monde. Quant à Libanios, par sa défense du genre en 361, il prolonge Lucien.

8 Tout au long de son entreprise, MHG cherche à définir la pantomime comme une catégorie intermédiaire entre le drame et la danse, et comme une pratique innovante, œuvre du danseur « dont la gestuelle s’inscrivait dans les airs à la fois comme texte et comme tableau » (p. 349). Cette étude, fondée sur une solide connaissance des sources, rédigée dans une langue claire, parfaitement construite, est une contribution majeure à l’histoire d’un genre dramatique. Si d’un point de vue technique, la pantomime, émanation du mime, devait tout à la Grèce, l’impulsion romaine lui donna toute sa spécificité et permit son succès, dès le Ier siècle de notre ère. Ce spectacle total était à l’image d’une communauté de culture.

AUTEURS

GENEVIÈVE HOFFMANN

Université de Picardie-Jules Verne [email protected]

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Barbara GOFF, Michael SIMPSON, Crossroads in The Black Aegean, Œdipus, Antigone, and Dramas of the African Diaspora

Geneviève Hoffmann

RÉFÉRENCE

Barbara GOFF, Michael SIMPSON, Crossroads in The Black Aegean, Œdipus, Antigone, and Dramas of the African Diaspora, Oxford, Oxford University Press, 2007, 401 p. 68 livres (HB) / ISBN 978-0-19-921718-2

1 Cet ouvrage de Barbara Goff et Michael Simpson, publié dans la collection « Classical Presences » de l’Université d’Oxford, s’inscrit dans l’héritage spirituel et intellectuel de l’œuvre d’Edward Said. Par son contenu comme par sa méthode, il est de la même veine que le recueil dirigé par Lorna Hardwick et Carol Gillespie : Classics in Post-colonial Worlds, Oxford, 2007, sur la réception de l’héritage classique par les peuples de l’ancien empire colonial anglais. Son projet est néanmoins plus limité puisque ne sont retenus que les héros de Sophocle – comme l’indique le sous-titre – et leur appropriation par des créateurs issus du Nigeria, d’Afrique du Sud, des Caraïbes et des États-Unis. Cette étude de 401 pages, illustrée de cinq photos, cherche à comprendre pourquoi le cycle thébain a joué un rôle si important dans le théâtre et la poésie nés dans une aire culturelle définie comme l’« Égée noire » (the black Aegean).

2 Composé d’une longue introduction au titre éloquent (« Answering another Sphinx », p. 1-37), l’ouvrage comprend sept parties, dont quatre écrites par Barbara Goff et trois par Michael Simpson qui a également rédigé l’introduction, mais d’un chapitre à l’autre les rapprochements opérés témoignent d’une réflexion commune. La présente enquête, au croisement de plusieurs disciplines, privilégie les notions d’identité, de civilisation et de transmission culturelle. L’analyse du travail de réappropriation des héros de

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Sophocle par le langage est le premier objet du livre qui postule la supériorité sur des traditions indigènes d’une culture coloniale, dont les anciens colonisés savent exploiter la suprématie littéraire pour délivrer, par des voies qui leur sont propres, un message sur leur passé et leur présent reconquis.

3 Le premier chapitre, « Back to the Motherland : Ola Rotimi’s The Gods Are Not To Blame » (p. 78-134), est consacré à la pièce du poète Ola Rotimi (1938-2000), jouée en 1969 (reprise en 2005 à Londres), qui a su adapter la trame dramatique de l’Œdipe-Roi à l’histoire dramatique du Nigeria et à la tradition orale de sa culture. Au cœur des tensions tragiques et par la grâce d’une habile ironie critique, les Thébains peuvent ainsi apparaître à l’image des anciens colons et des protagonistes de la guerre civile contemporaine. La pièce de la poétesse afro-américaine Rita Frances Dove : The Darker Face of the Earth, publiée en 1994, jouée pour la première fois en 1996, reprend près de trente ans plus tard le motif de Sophocle pour camper un Œdipe noir dans une plantation de coton américaine. Bien que l’auteur se défende d’avoir écrit « a slave play » (p. 137), Barbara Goff (p. 135-177), par l’étude de différents thèmes dont ceux de l’inceste, du savoir, de la parenté et du destin, conclut à la construction d’une identité « afro-américaine » (p. 162), qui se justifie par le contexte des mouvements d’émancipation des années 1960. Dans The Gospel at Colonus, spectacle créé en 1980 à New York sur une musique de Bob Telson et mis en scène par son auteur Lee Breuer, connu comme écrivain et directeur artistique de la compagnie Mabou Mines, se donne une version gospel de l’Œdipe à Colone, un oratorio d’après l’auteur. Dans une église pentecôtiste. Thésée est le pasteur, Œdipe un prêcheur, et son message est celui de la rédemption. Bien que le nom du Christ ne soit pas cité, le mythe d’Œdipe devient prétexte à une parabole chrétienne. Pour Barbara Goff (« The city on the edge », p. 178-218), ce spectacle total et très populaire expose le caractère pluriel et contradictoire de la culture américaine. La forme syncrétique du gospel libère les anxiétés contemporaines sur la place des descendants d’esclaves dans la société, à la fois semblables et différents (p. 217), anxiétés surmontées par le pouvoir du chant et de la musique. Le chapitre 5 (Michael Simpson, « The wine-dark Caribbean ? », p. 219-270) est consacré à deux poètes majeurs des Caraïbes : Kamau Brathwaite (Odale’s Choice, 1967) et Derek Walcott (Omeros, 1990), Nobel de littérature 1992. La place de ce chapitre se justifie car il propose une réflexion sur la centralité des Caraïbes à la fois comme source et lieu de passage, dans cet espace qui de l’Afrique aux États-Unis constitue ce que les auteurs appellent l’« Égée noire ». Odale’s Choice, adaptée d’Antigone et destinée en premier lieu à un public scolaire du Ghana, où vivait l’auteur depuis 1955, fut jouée à Trinidad en 1971, Brathwaite étant retourné dans les Caraïbes en 1962. Le chapitre 6 (Michael Simpson, « No Man’s Island : Fugard, Kani and Ntshona’s The Island », p. 271-320) commence par ces mots : « The Island is an institution. And so is The Island. » L’île, c’est Robben Island, la prison la plus célèbre d’Afrique du Sud pour ses prisonniers politiques, dont Nelson Mandela. La pièce écrite par Athol Fugard (1973), avec ses deux héros John Kani et Winston Ntshona, prisonniers politiques qui répètent la nuit Antigone, est une déclaration de liberté face à l’apartheid tout en prouvant la force du théâtre comme acte de résistance. Dans le dernier chapitre, « History sisters : Femi Osofisan’s Tegonni : An African Antigone » (p. 321-364), Barbara Goff situe l’œuvre de cet auteur du Nigeria, engagé politiquement, par rapport aux drames étudiés précédemment et aux notions de syncrétisme, d’hybridité et d’identité.

4 Dans le chapitre 1, « Intersection and networks » (p. 38-77), est défini et justifié l’espace black Aegean dont les contributions doivent illustrer la pertinence. L’« Égée noire » est à

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la fois une zone culturelle et un héritage spécifique, dont l’origine se situe dans les Caraïbes. Pour les poètes et au premier chef pour Walcott, la mer est le symbole du déracinement de la terre africaine, tout en étant la matrice d’une unité culturelle fondée sur la réappropriation d’universaux mythiques et sur la création d’un langage à la fois authentique et différent. Pour les auteurs du présent volume, l’« Égée noire » résulte, quelle que soit la couleur de peau des auteurs, des liens tissés par la revendication d’une culture commune à l’Afrique, à l’Europe, aux Caraïbes et aux États- Unis, présentés comme une société postcoloniale (p. 136). Théorisée par Emily Greenwood (2004), comprise par analogie avec « the black Atlantic » (Paul Gilroy, 1993) et par référence à la « black Athena » de Martin Bernal (1987), l’« Égée noire » est une construction intellectuelle qui prend sens dans l’histoire de la diaspora africaine tout en offrant une grille de lecture pour analyser les œuvres retenues. Si la flamme de la tragédie s’est éteinte en Europe selon G. Steiner – ce qui est objet de vifs débats (Rita Felski, Rethinking Tragedy, 2008), elle brille de tout son éclat dans l’« Égée noire », où la colonisation et la décolonisation ont créé les conditions de son émergence. Telle est la conclusion de ce volume.

AUTEURS

GENEVIÈVE HOFFMANN

Université de Picardie-Jules Verne [email protected]

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Anthony GRAFTON, Megan WILLIAMS, Christianity and the Transformation of the Book. Origen, Eusebius, and the Library of Caesarea

Aurélie La Torré

RÉFÉRENCE

Anthony GRAFTON, Megan WILLIAMS, Christianity and the Transformation of the Book. Origen, Eusebius, and the Library of Caesarea, Cambridge, The Belknap Press of Harvard University Press, 2006, 383 p., 29,95 dollars / ISBN 978-0-674-02314-7.

1 Comme son titre l’indique, cet ouvrage entend montrer les influences croisées entre la tradition intellectuelle chrétienne, en particulier celle de Césarée dans la Palestine de la basse Antiquité, et la transformation du livre en Occident. En centrant leur étude sur l’habitus de deux érudits chrétiens de cette période, Origène (184-254) et Eusèbe (260-339), les historiens américains Anthony Grafton et Megan Williams s’intéressent à la filiation existant entre deux de leurs écrits présentés en colonnes, et à la signification et réception de ce format.

2 Le premier chapitre se centre sur l’identité sociale d’Origène, à partir d’un point de vue original : celui de son rapport aux livres. Les auteurs rompent en effet avec son image imposante et décontextualisée de Père de l’Église tout en évitant la question de son platonisme. Puis, à travers une double comparaison de l’érudition d’Origène avec celle du philosophe romain Plotin (205-270), puis de ses pratiques éditoriales avec celles en vigueur à la bibliothèque d’Herculanum, les auteurs montrent combien son rapport aux livres le situe parmi les philosophes de son temps. Grafton et Williams dégagent ainsi trois traits communs à Origène et à ses pairs : l’accumulation de travaux qui font autorité au sein d’une bibliothèque personnelle ; l’assemblage et la correction de textes ; le recours à un mécène pour l’achat et la copie de livres. Le chapitre se clôt par

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une réflexion sur le rôle d’Origène à la tête de la bibliothèque de Césarée, qui interroge ses relations avec son mécène, le laïc Ambrose, et souligne son intérêt distinctif pour l’hébreu, qui culminera selon les auteurs dans son ouvrage le plus audacieux : les Hexaples.

3 Le chapitre 2 débute ainsi par une description de ce livre qui présente, sur six colonnes, l’Ancien Testament en hébreu et en grec. Le texte hébreu commande la transcription grecque et les traductions grecques plus littérales d’Aquila et de Symmaque ; tandis que la traduction de la Septante, qui comprend des signes diacritiques empruntés par Origène aux érudits d’Alexandrie, commande celle de Théodotion, qui en est une révision discrète. Conscients que toute reconstruction des Hexaples est sujette à débat, les auteurs évaluent les témoignages disponibles d’auteurs du IVe siècle, tel celui d’Épiphane de Salamine, et étudient les deux fragments survivants, celui de la Geniza du Caire et celui de l’Ambrosiana à Milan. Les auteurs en concluent que si ces matériaux donnent une image incomplète du texte, ils l’insèrent toutefois dans les modes de fabrique et de stockage du livre dans la basse Antiquité, avec l’exploitation maximale de la forme du codex − 40 codex de 800 pages chacun. Enfin, spéculant sur le projet d’Origène, les auteurs estiment qu’il aurait commencé son travail à Césarée, où prospérait la communauté juive, et qu’il maîtrisait au moins les bases de l’hébreu. Mais la finalité de son projet resterait floue : s’agit-il d’établir la prééminence philologique de la Septante ou de présenter un outil d’apologie contre les juifs, qui auraient dénaturé le texte biblique après la Septante ?

4 Le chapitre 3 traite ensuite de la réception de l’œuvre d’Origène par Eusèbe. Selon les auteurs, ce dernier est allé plus loin qu’Origène dans la « mise en page » et les techniques de fabrique du livre, par son usage historiographique du format multicolonne ainsi que par son recours au mécénat institutionnel − impérial. Cependant, Eusèbe n’en reste pas moins l’héritier d’Origène, comme en témoigne sa Chronique, liste datée d’événements de la Création à 303. En effet, divisé en deux parties − la Chronographie et les Canons −, ce travail présente une liste de synchronies de l’histoire juive, grecque et romaine ; puis une chronique de l’histoire du monde qui suit dix-neuf anciens royaumes, jusqu’à l’unique colonne de l’Empire romain. Or, contrairement à son prédécesseur Julius l’Africain, Eusèbe inclut dans sa Chronique des données sur l'histoire de l’Égypte et de Babylone, même quand elles ne concordent pas avec le texte biblique. Amplifiant une remarque de l’historien Timothy Barnes, les auteurs constatent ainsi l’influence des Hexaples d’Origène : ce texte aurait appris à Eusèbe à comparer des textes parallèles en en laissant les divergences. La chronologie, dès lors, serait devenue une « discipline ouverte au débat » (p. 170).

5 Le chapitre 4 se concentre, enfin, sur le travail éditorial d’Eusèbe à Césarée et ses conditions d’élaboration. Les auteurs examinent d’abord ce que l’on connaît de son mentor Pamphile († 310), auquel Origène n’a en réalité pas légué de bibliothèque. En effet, l’importante bibliothèque de Pamphile serait le résultat de son admiration pour Origène et de son goût pour la collection et l’assemblage de livres. C’est dans ce contexte qu’Eusèbe a donc pu prolonger la tradition éditoriale de son mentor tout en expérimentant de nouvelles techniques. Les auteurs insistent, à cet égard, sur la dimension collective de cette entreprise : outre ses collaborateurs, qui maintiennent en état la bibliothèque et l’agrandissent, Eusèbe emploie beaucoup de scribes. Il visite aussi les archives de la région, par exemple à Jérusalem, et bénéficie, en véritable « imprésario chrétien du codex », du soutien de l’empereur Constantin, qui lui

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commande cinquante bibles ornementales. Autant d’indices, selon les auteurs, de la transformation de la bibliothèque de Césarée en une importante institution de recherche, « à la fois lieu d’archives, bibliothèque et scriptorium » (p. 215). Les auteurs soulignent, in fine, l’influence des œuvres ultérieures d’Eusèbe – l’Onomasticon et la Vie de Constantin − sur l’émergence de nouveaux genres chrétiens, telle la cartographie des lieux bibliques.

6 Au total, ce riche et rigoureux ouvrage transdisciplinaire parvient à articuler histoire intellectuelle et histoire du livre, en particulier à travers l’esquisse d’une typologie de la figure de l’érudit chrétien. Si l’on regrette l’absence d’un travail plus approfondi sur la réception des Hexaples et de la Chronique par les érudits postérieurs, notamment d’un point de vue cognitif, les auteurs soulignent clairement combien ces pratiques éditoriales ont été incorporées aux savoirs sécularisés.

AUTEURS

AURÉLIE LA TORRÉ

Université de Limoges, Centre Maurice-Halbwachs, (EHESS/ENS/CNRS) [email protected]

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Constanze GÜTHENKE, Placing Modern Greece. The Dynamics of Romantic Hellenism, 1770-1840

Laure Caillot

RÉFÉRENCE

Constanze GÜTHENKE, Placing Modern Greece. The Dynamics of Romantic Hellenism, 1770-1840, Oxford, Oxford University Press, 2008, 276 p. 55 livres / ISBN-13 : 978-0-19-923185-0.

1 Cette étude fit l’objet d’une thèse de doctorat, The Topos of Freedom : The Importance of Greek Landscape and Locality in German and Greek Writing, 1770-1840, présentée à l’Université d’Oxford. Constanze Güthenke tente de répondre à la question des représentations littéraires de la Grèce entre 1770 et 1840, période qui vit le développement de l’hellénisme et la formation d’un État grec, tant du point de vue politique que territorial. L’auteure s’est particulièrement penchée sur les relations entre l’Allemagne et la littérature grecque moderne en étudiant la littérature des philhellènes allemands proposant une certaine image du paysage et de la nature grecque, vus de l’Allemagne. Mais ce qu’elle retient ici repose sur une vision romantique qui prenait en compte la réalité matérielle du romantisme hellénique et de l’idéalisation des représentations de la Grèce. En étudiant la perception du paysage dans les relations unissant la Grèce et la nature, elle propose une autre approche de la légitimité politique de la Grèce qui prit naissance dans le philhellénisme européen : l’imaginaire idéalisé et la réalité matérielle sont intimement liés selon elle. Elle inclut et réaffirme ainsi la dimension de l’espace comme une catégorie à part entière des études grecques modernes.

2 L’ouvrage comporte cinq chapitres qui présentent une approche précise de la question du paysage grec vu par les auteurs allemands de la fin du XVIIIe et du début du

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XIXe siècle. Elle débute en présentant les différentes manières dont le paysage grec était perçu dans la littérature de l’époque. Le deuxième chapitre s’intéresse plus particulièrement à la perception de ce même paysage dans ce qu’elle nomme « the German Soul » dans l’héritage des voyageurs des siècles passés, mais aussi à l’œuvre du poète Hölderlin et à son roman Hyperion qui propose une première visualisation spatiale d’un idéal du paysage grec romantique : les lieux sont ainsi définis par des noms aux consonances esthétiques et philosophiques. D’un point de vue romantique, le paysage est donc partagé entre une esthétique raisonnée et une esthétique sensorielle. Elle rappelle d’ailleurs à ce titre l’héritage germanique important laissé par Winckelmann où la nature était liée au développement et à la culture de la Grèce.

3 Le chapitre 3 s’intéresse plus particulièrement aux influences du philhellénisme allemand sur la guerre d’indépendance grecque qui éclata en 1821, notamment grâce aux nombreux étudiants grecs qui, grâce à diverses bourses, vinrent étudier dans les universités allemandes. Dès lors, la nature devint un enjeu de politisation : l’association entre la perception de l’espace géographique et l’histoire devint une des positions constitutives du nouvel État grec en devenir. L’auteure explore la même problématique, étudiant l’utilisation faite des liens entre la nature et le folklore grec. Le chapitre suivant s’intéresse au rôle de la poésie dans la formation de ce nouvel État à partir de 1830. L'auteure compare ici les auteurs allemands à la production littéraire grecque de ces années-là qui furent dominées, du côté grec, par les visions d’Alexandros Rizos Rangabé, ministre du roi Othon Ier, et montre comment le deuxième tiers du XIXe siècle vit un changement dans la perception de la nature, entrée dans une relation ambivalente puisque la solidité du monde grec et l’image de cette Grèce moderne étaient constamment testées. L’étude s’achève par une présentation de la perception du territoire grec par les auteurs originaires des îles Ioniennes, région dominée par la culture vénitienne.

4 Cette étude qui propose de nombreuses traductions de textes grecs et allemands commentés, ainsi qu’une bibliographie importante nous offre une description de la formation d’une autre des caractéristiques de l’imaginaire national grec : la représentation de la Grèce s’affirmant dans l’Antiquité et l’archéologie, mais en même temps dans la définition de la nature et de son territoire qui étaient alors perçus comme des « médiums » de communication par les auteurs du nouvel État grec.

AUTEURS

LAURE CAILLOT

Université de Provence [email protected]

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Yannis HAMILAKIS, The Nation and its Ruins : Antiquity, Archaeology, and National Imagination in Greece

Laure Caillot

RÉFÉRENCE

Yannis HAMILAKIS, The Nation and its Ruins : Antiquity, Archaeology, and National Imagination in Greece, Oxford, Oxford University Press, 2007, 352 p. 60 livres / ISBN-13 : 978-0-19-923038-9.

1 Yannis Hamilakis nous propose une synthèse complète de ses travaux menés sur l’héritage antique dans la société grecque moderne, en s’intéressant plus particulièrement à la présence de ses traces matérielles dans l’imaginaire national. Ces recherches, qui ont fait l’objet de nombreux articles ces dernières années, nous permettent ici d’appréhender la globalité de ce travail qui s’appuie sur les nombreuses études qui l’ont précédé à propos des relations entre l’archéologie et la formation d’un imaginaire national. Une bibliographie très complète accompagne le développement.

2 L’ouvrage se compose de huit chapitres qui explorent chacun un moment précis de l’histoire de la Grèce moderne où les antiquités furent exploitées pour défendre l’imaginaire national. Le premier chapitre, « Memories cast in marble », part du constat établi au lendemain de la cérémonie d’ouverture des jeux Olympiques d’Athènes en 2004, lors de laquelle des représentations de différentes œuvres antiques des musées grecs furent transformées en tableaux vivants. À partir de cet exemple, l’auteur s’attache à comprendre les mécanismes qui permirent le développement d’un héritage matériel, forgé sur les antiquités élevées au rang de capital symbolique et culturel pour la nation, capital qui fut, tout au long de l’histoire de la Grèce moderne, incessamment défendu par les différentes politiques du pays. Le chapitre 2 rappelle le fonctionnement des différents organes institutionnels de l’archéologie en Grèce, dont le Conseil central archéologique, qui contribue encore de nos jours à élever l’archéologie au rang

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de « religion séculaire ». Le chapitre 3 revient sur la question de la gestion des antiquités en 1833, au lendemain de l’indépendance de la Grèce, au moment de l’arrivée du roi Othon Ier. On y découvre la place qu’elles occupèrent chez les intellectuels grecs de l’époque qui, progressivement, s’affranchirent des traditions hellénistes européennes pour se forger un hellénisme qui leur fût propre, permettant ainsi aux ruines antiques de devenir le cœur du capital symbolique et culturel grec. L’auteur revient dans ce chapitre sur la place des antiquités dans l’historiographie nationale, ainsi que sur leur perception et les mesures de protection dont elles firent l’objet au début du XIXe siècle.

3 Yannis Hamilakis, dans le chapitre 4, s’interroge sur le rôle de Manolis Andronikos, un archéologue perçu tel un « shaman » qui, grâce à ses découvertes à Vergina en Macédoine en 1977, contribua au renforcement d’une certaine vision d’une Macédoine grecque par la Grèce elle-même, en mettant au jour la tombe de Philippe II, père d’Alexandre le Grand. Il nous montre comment cette découverte ne fut pas exempte d’une certaine part de mysticisme et comment l’archéologie moderne put contribuer au développement d’un sentiment national et devenir une stratégie politique.

4 Le chapitre 5 revient sur une période difficile de la Grèce moderne et l’utilisation d’une certaine vision de l’Antiquité dans l’élaboration de la politique de Metaxas durant les années de dictature entre 1936 et 1941. Fortement inspiré des idéaux du Troisième Reich allemand, Metaxas œuvra pour la valorisation des idéaux moraux spartiates antiques pour forger une Troisième République hellénique. Cette époque dominée par la présence de Spyridon Marinatos dans l’archéologie grecque valorisa les origines anciennes de la Grèce, au-delà de l’époque minoenne. Le chapitre 6 revient sur une autre période difficile de l’histoire de la Grèce moderne et tout particulièrement sur l’histoire du camp de concentration installé sur l’île de Makronisos (au large du cap Sounion), présenté comme « the other Parthenon ». Les prisonniers politiques de la guerre civile y furent envoyés pour une rééducation politique qui passait en grande partie par un retour aux origines antiques : les prisonniers construisaient à échelle réduite des maquettes de monuments antiques, dont le Parthénon.

5 L’auteur n’a pu faire l’impasse sur la question des marbres Elgin conservés au British Museum (chapitre 7), sujet pour lequel il dresse un bilan historiographique en essayant de ne pas sombrer dans des discussions académiques qu’il juge stériles à propos de la restitution de cet héritage culturel. Le dernier chapitre essaie de synthétiser quelques- unes des discussions centrales de son ouvrage à propos des tensions, ambiguïtés ou contradictions qui caractérisent les liens unissant les antiquités et l’imagination nationale.

6 On peut retenir la clarté de l’ouvrage et la mise en perspective historique, sociologique et philosophique des propos d’Hamilakis. Un des intérêts de ce travail repose sur des synthèses claires sur des sujets qui n’avaient jusqu’à présent fait l’objet d’aucune étude, notamment sur Metaxas et la vision de l’Antiquité spartiate, la récupération des travaux d’Andronikos ou encore l’histoire du camp de Makronisos, encore trop ignorée. Il n’est pas à douter que cet ouvrage propose des éléments clés pour comprendre l’enjeu des antiquités en Grèce depuis le début du XIXe siècle jusqu’à nos jours dans la construction d’un imaginaire national collectif, et donc d’une identité nationale grecque.

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AUTEURS

LAURE CAILLOT

Université de Provence [email protected]

Anabases, 9 | 2009 344

Mogens H. HANSEN, Polis. An Introduction to the Ancient Greek City- State

Claudine Leduc

RÉFÉRENCE

Mogens H. HANSEN, Polis. An Introduction to the Ancient Greek City-State, Oxford, Oxford University Press, 2006, 237 p. 44 livres (HB) / ISBN 978-0-19-920849-4.

1 Le titre de cet ouvrage n’est pas à la mesure de la place de fondateur, ou plutôt de refondateur, qu’il est appelé à occuper dans la recherche sur la cité grecque. M. H. Hansen fait le bilan des travaux menés par le Polis Center, fondé en 1993 par la Danish Research Foundation pour l’étude de la polis. La version anglaise de cette somme (1500 poleis sont répertoriées) revisite et élargit une première publication, Polis : den oldgraeske bystatskultur, Copenhagen, 2004. Elle s’inscrit d’emblée parmi les ouvrages fondamentaux sur la question posée par la Politique : Qu’est ce que la polis ?

2 L’investigation est menée à partir de deux concepts : city-state et city-state culture. Ce qui vaut à une city (centre urbain+arrière pays, p. 9) d’être classée city-state, quelles que soient l’époque et la partie du monde considérées, c’est l’autonomie du pouvoir qu’elle exerce sur son territoire et ses habitants (p. 16). Ce n’est pas sa souveraineté. Il y a émergence d’une city-state culture (p. 9), caractérisée par l’urbanisation et le marché (p. 16), lorsqu’une région est habitée par un peuple qui a la même culture et les mêmes traditions, mais qui est divisé politiquement en un grand nombre de micro-États. L’identité d’une city est politique. Celle d’une city-state culture est ethnique (p. 12). Ces larges concepts permettent à M.H.H. de faire de l’histoire comparée et de montrer que l’organisation du monde grec en poleis n’est pas, comme il est dit souvent (p. 37), une spécificité hellénique. Cette transgression des clivages traditionnels explique peut-être la façon dont est présenté le bilan de la recherche. Ses résultats sont exposés dans un

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langage concis, exempt d’allusions codées, accessible à tous. L’érudition est dans les notes.

3 Très brève, la première partie de l’ouvrage (p. 7-28) analyse la place occupée par les cités-États sur la carte du monde et dans son histoire depuis leur apparition vers 3100 avant J.-C. à Sumer jusqu’à leur extinction programmée à partir de la révolution industrielle. Ce « phénomène historique » (p. 11) a été ignoré par la majeure partie du monde (p. 14), bien qu’il se soit manifesté sur les quatre continents. M.H.H. n’identifie en effet que 37 « cultures de la cité-État » (p. 17-22), qu’il replace dans leur contexte géographique et historique et dont il oppose (p. 24-28) la culture à celle des country- states, des grands États territoriaux. Il montre (p. 15) que notre pensée politique est cependant tributaire de celle des cités-États : elle lui doit notamment sa façon d’aborder le rapport entre autonomie et souveraineté lors de la mise en place des États fédéraux et des associations d’États.

4 La seconde partie de l’ouvrage est consacrée (p. 31-134) à l’ancienne Grèce. S’il y a quelques 1500 poleis, il n’y a qu’une seule Hellade (p. 33-38) unifiée par sa culture (Hérodote, VIII, 144, 3). M.H.H. prend position dans trois grands débats.

5 1. La chronologie de la polis. Pour situer son émergence, il faut partir, dit-il, de ce qu’elle est vers 500. Ce dispositif surgit au géométrique, entre 900 et 700, non pas en liaison avec les palais mycéniens (M.H.H croit en une rupture à la fin de l’âge du bronze), mais à la suite d’une augmentation de la population et de la prospérité (p. 41). Chéronée ne signifie pas la disparition de la polis, mais celle des cités hégémoniques. Elle survit (p. 48-50) en tant que micro-État autonome, mais dépendant des royaumes hellénistiques puis de Rome, jusqu’à Dioclétien (284-305) et la mise en place d’une administration centralisée (p. 51-53). Pendant cette longue histoire, la carte des poleis ne cesse de se modifier : il y a des cités qui naissent (colonisation, synœcisme) et des cités qui meurent (andrapodismos, dioikismos).

6 2. L’urbanisation de la polis. Les sources, littéraires et archéologiques, mettent en évidence l’astu, la ville. M.H.H. examine la démographie de la polis et la répartition de l’habitat dans l’astu et la chôra (p. 67-83). Son critère de distinction est la taille des cités. La plus grande partie de la population est urbaine dans les cités petites et moyennes, rurale dans les grandes cités. Une savante confrontation entre le nombre des maisons de l’astu et la superficie du territoire lui permet d’évaluer, dans un certain nombre de poleis, la population urbaine au dixième de la population totale.

7 3. Le conflit entre « primitivistes » et « modernistes ». C’est en introduisant M. Weber dans le débat sur la cité antique que M. I. Finley a réussi à imposer, pendant plusieurs décennies, le modèle « primitiviste » d’une polis paysanne, adepte d’une économie de subsistance et d’un marché local, Athènes étant l’exception (p. 96-97). M.H.H. reprend donc tout le dossier et démontre que les cités grecques, y compris les petites, correspondent en fait au troisième modèle proposé pas M. Weber, la trading city (p. 92).

8 Les analyses de M.H.H. sont toujours d’une telle solidité qu’il est difficile de ne pas les adopter. Une question toutefois reste en suspens. Pas plus que la notion de mythe, celle de cité-État n’est autochtone en pays grec. Lorsqu’Aristote répond à la question « Qu’est-ce que la polis ? », il donne deux définitions. Dans la catégorie de l’ousia, la polis est une koinonia, une communauté qui enveloppe toutes les autres, et en particulier, les oikoi, les « maisons ». Dans la catégorie du poson, la polis est un plethos, une masse d’hommes adultes réunis pour agir ensemble, pour délibérer, honorer les dieux, faire la guerre… La polis est une communauté de « maisons » et une collectivité de citoyens.

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L’étude de l’articulation de la communauté et de la collectivité, de la parenté et du politique, est donc essentielle. Est-ce que le concept de cité-État permet de couvrir une telle enquête ?

AUTEURS

CLAUDINE LEDUC

Université de Toulouse (UTM) [email protected]

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Nicola HÖMKE, Manuel BAUMBACH (éd.), Fremde Wirklichkeiten. Literarische Phantastik und antike Literatur

Tomás Fernández

RÉFÉRENCE

Nicola HÖMKE, Manuel BAUMBACH (éd.), Fremde Wirklichkeiten. Literarische Phantastik und antike Literatur, Heidelberg, Universitätsverlag Winter, 2006, IX + 437 p. 45 euros / ISBN 978-3-8253-5266-0.

1 Le but de ce recueil d’articles, issu d’un congrès tenu à Rostock en 2004, peut être facilement énoncé : mettre au jour la relation existant entre le fantastique et la littérature ancienne. Nicola Hömke, l’une des deux éditeurs du livre, et à l’époque organisatrice dudit congrès, le présentait en ces mots : « Lange hat man sich auf der Annahme ausgeruht, phantastische Literatur könne nur auf dem Boden eines modernen rationalen Weltbildes gedeihen. […] Doch waren die antiken griechischen und römischen Schriftsteller wirklich so irrational ? Und sind wir heute wirklich so vernünftig ? » (Prospectus de 2004 ; voir http://www.uni-protokolle.de/nachrichten/ id/88601/)

2 À l’origine du volume se trouve la volonté d’encourager le « dialogue » (p. VIII) entre les chercheurs se consacrant aux littératures anciennes et ceux qui étudient le fantastique moderne. Vu le caractère interdisciplinaire de l’ouvrage, qui n’est pas destiné aux seuls philologues classiques, on a traduit toutes les citations des auteurs grecs et latins. Le lien avec le monde de la littérature moderne est également visible dans le « Kurzporträt » de la bibliothèque du fantastique à Wetzlar (p 413-414).

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3 Par manque d’espace, je ne pourrai pas mentionner nommément tous les auteurs. Les articles, qui ont maints points de contact entre eux (avec d’inévitables superpositions et redondances, et d’importantes divergences), sont répartis en quatre grandes sections :

4 I. « Moderne Phantastik : Konzepte, Begriffe, Fallstudien » (p. 1-71) Dans cette section, vouée principalement au fantastique moderne, sont abordés les problèmes d’ordre méthodologique. Parmi les contributeurs figure une des auteurs les plus cités au long du volume, Renate Lachmann, qui a écrit Erzählte Phantastik. Zur Phantasiegeschichte und Semantik phantastischer Texte (2002). Malgré l’« interdisciplinarité » du projet qui a produit le livre, les spécialistes de littérature moderne ne se retrouvent que dans cette section.

5 II. «Die Anwendung moderner Phantastikkonzepte auf antike Texte » (p. 73-201) Dans cette section, les contributeurs essaient de chercher ce qu’il y a de fantastique dans la littérature ancienne. On s’attardera à l’article de M. Baumbach, « Ambiguität als Stilsprinzip : Vorformen literarischer Phantastik in narrativen Texten der Antike », qui révèle plusieurs des noyaux théoriques présents tout au long du livre. Baumbach, qui essaye de trouver dans l’Antiquité des précurseurs du fantastique, oppose la définition de Todorov à celle d’autres auteurs. Cette définition est tellement cruciale pour ce livre que je me permets de la citer en partie : « D’abord, il faut que le texte oblige le lecteur à considérer le monde des personnages comme un monde de personnes vivantes et à hésiter entre une explication naturelle et une explication surnaturelle des événements évoqués […] » (T. Todorov : Introduction à la littérature fantastique, Paris, Éditions du Seuil, 1970, p 37-38). Cette définition est extrêmement restrictive, comme l’admet Baumbach (par exemple p. 77 ; cf. le prologue, p. VII). De plus, on pourrait penser qu’une telle définition peut difficilement s’appliquer aux textes anciens. Or Baumbach, sans entrer trop dans le détail, s’occupe explicitement du problème : « Einen festen Terminus für Phantastik bzw. phantastische Strukturen oder Motive gibt es in der Antike nicht, was nicht heißen muß, daß es auch das Phänomen nicht gab » (p 79-80). Mais l’anachronisme qu’on pourrait objecter n’est pas terminologique ; la question est plutôt : existait-il un genre « fantastique » dans l’Antiquité ? Ce qui, bien entendu, est la tâche à laquelle les contributeurs de ce volume se sont adonnés.

6 Baumbach analyse quelques « précurseurs » anciens de la littérature fantastique, parmi lesquels l’histoire du loup-garou chez Pétrone. Les autres auteurs de cette section considèrent des épisodes de l’Odyssée ; l’Œdipe-Roi et le Bellum Jugurthinum ; le Bellum civile de Lucain ; ainsi que le Philopseudeis sive incredulus de Lucien de Samosate.

7 III. « Grenzüberschreitungen : Antike Texte und Bilder zwischen Utopie, Phantastik und Erfahrungswelt » (p. 203-310) On trouve ici des articles sur les limites entre le fantastique, l’utopie et les récits de voyage. L’article de A. Stramaglia, « The textual transmission of ancient fantastic fiction : some case studies » (p 289-310), mérite une lecture attentive par l’amplitude des exemples qu’il examine.

8 IV. « Phantastisches in antiken spirituellen und religiösen Texten » (p. 311-400) Borges, un des écrivains modernes les plus cités dans le volume, et pour qui la Bible était le plus grand ouvrage de la littérature fantastique, aurait trouvé très opportun qu’on ait inclus dans cette section un article de Laura Feldt analysant ce qu’il y a de spécifiquement fantastique dans l’Exode (p 311-338). Les deux autres articles s’occupent

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respectivement de quelques œuvres de la littérature chrétienne primitive et de la magie dans l’Antiquité.

9 Le but de cette entreprise interdisciplinaire est digne d’éloges, et on peut souhaiter que le travail conjoint avec des spécialistes de différents domaines évite le repliement des philologues classiques sur eux-mêmes et permette d’atteindre une audience plus étendue. Dans ce livre, toutefois, la robustesse conceptuelle et méthodologique sur le fantastique est insuffisante dans un certain nombre d’articles. Manque aussi, en général, une vision d’ensemble, où l’évolution, la continuité ou la rupture entre les divers types du « fantastique » pourraient être aperçues dans leurs lignes essentielles. Mais il s’agit d’un travail pionnier et, comme tel, il mérite les jugements les plus favorables.

AUTEURS

TOMÁS FERNÁNDEZ

Katholieke Universiteit Leuven [email protected]

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Herman F. J. HORSTMANSHOFF, Marten STOL (éd.), Magic and Rationality in Ancient Near Eastern and Graeco- Roman Medicine

Marcello Carastro

RÉFÉRENCE

Herman F. J. HORSTMANSHOFF, Marten STOL (éd.), Magic and Rationality in Ancient Near Eastern and Graeco-Roman Medicine, Leyden, Brill, Studies in Ancient Medicine, vol. 27, 2004, XV-407 p. 110 euros /ISBN 90-04-13666-5.

1 Depuis quelques années, la pratique du comparatisme suscite un intérêt croissant, bien qu’encore timide, parmi les antiquisants. Le volume édité par Herman F. J. Horstmanshoff et Marten Stol participe de ce renouveau, par la mise en œuvre d’un comparatisme « régional », fondé sur une collaboration entre spécialistes de l’Antiquité gréco-romaine (un archéologue, une papyrologue, des philologues et des historiens) et des civilisations du Proche-Orient (des assyriologues et une égyptologue).

2 Les quinze études réunies dans ce volume sont issues d’un colloque international organisé aux Pays-Bas, à Wassenaar, par le Netherlands Institute for Advanced Studies in the Humanities and Social Sciences (NIAS), en juin 2001, dont le titre était : Rethinking the History of Medicine : “Rationality” and “Magic” in Babylonia and the Graeco-Roman World. Ce colloque est l’aboutissement d’un projet de recherche sur les médecines anciennes grecque et proche-orientale qui a été mené au NIAS, au cours de l’année académique 2000-2001, sous la forme d’un séminaire bimensuel. Le but de ce programme était d’étudier la théorie et la pratique médicales à partir d’une approche comparatiste attentive aux différences et aux similitudes entre ces deux systèmes médicaux dans la

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perspective de repérer d’éventuelles influences entre ces deux traditions. Si des tentatives dans ce sens avaient déjà vu le jour dans quelques travaux pionniers (tels les ouvrages de H. Sigerist, R. Labat et, plus récemment, D. Goltz), l’effort comparatiste produit par ce volume est novateur. Encore fallait-il justifier cette démarche, et rendre les deux traditions comparables, en dépit d’une ancienne ligne interprétative positiviste qui, aujourd’hui encore, est couramment pratiquée et qui qualifie la médecine grecque de rationnelle, en insistant sur son unicité et sa supériorité sur d’autres cultures médicales anciennes. Dans l’introduction, Philip van der Eijk défend à juste titre une démarche plus au fait des débats qui ont cours, depuis les années 1970, et notamment depuis les travaux de Geoffrey E. R. Lloyd (Origines et développement de la science grecque. Magie, raison, expérience, 1979), auxquels il faudrait ajouter ceux de Jean-Pierre Vernant (Divination et rationalité, 1974), débiteurs d’une réflexion anthropologique inaugurée par la monographie d’E. E. Evans-Pritchard (Sorcellerie, oracles et magie chez les Azande, 1937), sur la nécessité de parler, lorsqu’on aborde l’étude d’autres systèmes de pensée, de formes de rationalité ou de rationalités, au pluriel. C’est en cherchant à infirmer le postulat de la rationalité d’une médecine grecque incomparable que le projet de recherche dont ce volume est issu a accordé une attention particulière au rôle que la religion et la magie ont pu jouer dans les pratiques thérapeutiques mais aussi dans les conceptions du corps humain et de ses relations avec l’environnement social, naturel et surnaturel. Le repérage et l’analyse d’éléments qualifiés d’« irrationnels » dans les traités médicaux de ces deux univers culturels ont conduit les auteurs à centrer leur attention sur la notion de rationale, au sens de logique qui structure chaque système.

3 Les contributions réunies dans ce volume peuvent être réparties suivant cinq thématiques. La première consiste en la mise en perspective comparative des systèmes médicaux grec et proche-oriental, en pointant les similitudes, notamment autour des procédés mis en place pour diagnostiquer une maladie (Mark Geller), mais aussi les différences, repérées avec une acribie qui n’empêche cependant pas le rapprochement de textes babyloniens et grecs autour de thèmes précis, tels que le traitement du pus (Marten Stol) ou les saignées (Mark Geller). Du côté de la Grèce, Philip van der Eijk a choisi de se focaliser sur le quatrième livre Des rêves, pour le comparer à la littérature babylonienne sur les rêves. Sans faire appel à la notion d’influence, il retrace les contours d’un savoir partagé entre civilisations voisines.

4 La deuxième thématique propose d’interroger la relation entre pratiques magiques et pratiques médicales, considérées comme plus rationnelles. Cette relation se présente souvent comme très étroite, ces éléments étant considérés comme inséparables. Et ce, que l’on s’intéresse à la figure de l’exorciste babylonien qui fait appel à différentes stratégies thérapeutiques (magico-religieuses, mais aussi relevant de la « thérapie médicale rationnelle »), qui toutes reposent sur une même conception de la maladie et de la guérison (Stephan M. Maul), ou que l’on se focalise sur la structure et la logique d’un traité babylonien comme le Manuel du diagnostic (Nils P. Heeßel), ou encore que l’on aborde la question de la contagion à partir des représentations et des pratiques de prévention que l’on trouve mentionnées dans les lettres de Mari (Walter Farber). En ce qui concerne la Grèce, à partir de l’œuvre d’Ælius Aristide, Manfred H. F. J. Horstmanshoff rouvre le dossier (constitué par L. Edelstein, Asclepius, 1945) du rapport entre la médecine du temple et la médecine hippocratique, en proposant de tracer les différentes logiques qui les sous-tendent.

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5 Le troisième thème est celui des contacts et des interactions entre les systèmes médicaux. Si des échanges sont attestés depuis la civilisation minoenne (Robert Arnott), il existe des aires de contact privilégiées, comme l’Alexandrie de l’Égypte ptolémaïque (Rosalie David) et, plus généralement, les comptoirs commerciaux qui permettaient la circulation de biens et d’idées (Rosalind Thomas).

6 Un quatrième ensemble est constitué par les contributions qui portent de façon plus spécifique sur la tradition médicale gréco-romaine. À côté d’une analyse formelle minutieuse des traités hippocratiques qui se présentent comme des compilations (Volker Langholf), figurent deux contributions qui traitent des problèmes de transmission du savoir médical (Ann Ellis Hanson, Louise Cilliers).

7 Enfin, un dernier thème est celui de la valeur heuristique de l’outillage théorique mobilisé par l’histoire de la médecine, thème que Karl-Heinz Laven aborde dans le cadre de son étude du diagnostic rétrospectif, jadis appliqué par M. Grmek (Les maladies à l’aube la civilisation occidentale, 1983).

8 Un index locorum ainsi qu’un index nominum et rerum complètent cet ouvrage qui allie érudition et réflexion théorique.

9 Pour conclure, si l’on peut émettre des réserves sur l’utilité d’une dichotomie (trop souvent évoquée dans certaines contributions) entre éléments rationnels et irrationnels des systèmes médicaux, ainsi que sur l’usage de la catégorie de magie qui, comme celle de rationalité ou de mythe, colporte un bagage de significations trop encombrant pour continuer à fonctionner comme un outil efficace d’analyse des faits sociaux, on doit néanmoins souligner l’apport fécond de cet ouvrage à la connaissance de la médecine grecque et proche-orientale, et saluer cet effort comparatiste qui montre comment la mise en perspective de différents systèmes de pensée permet non seulement d’éclairer certaines zones d’ombre de chaque univers culturel, mais aussi de le questionner autrement.

AUTEURS

MARCELLO CARASTRO

EHESS - Centre Louis-Gernet [email protected]

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Arnaud HUREL, La France préhistorienne de 1789 à 1941

Grégory Reimond

RÉFÉRENCE

Arnaud HUREL, La France préhistorienne de 1789 à 1941, Paris, Éditions du CNRS, 2007, 281 p. 28 euros / ISBN 978-2-271-06600-8.

1 Les historiens de l’archéologie n’ont sans doute pas oublié les remarquables synthèses d’Alain Schnapp (La conquête du passé, Paris, Éditions Carré, 1993) et d’Ève Gran- Aymerich (Les chercheurs de passé (1798-1945), Paris, Éditions du CNRS, 2007) : complémentaires par leur approche, ces études nous ont plongés dans le monde des antiquaires, depuis l’Antiquité jusqu’au XIXe siècle, et dans celui des premiers archéologues, nous faisant assister à la naissance de l’archéologie moderne. D’une certaine façon, le livre d’Arnaud Hurel, chercheur à l’Institut de paléontologie humaine de Paris, peut être considéré comme le troisième volet de cette saga. Si la période qui retient son attention coïncide avec celle traitée par È. Gran-Aymerich, le thème diffère, rendant ces deux études résolument complémentaires : A. Hurel se penche sur la genèse de la science préhistorique dans une perspective institutionnelle, laissant de côté plusieurs pans de l’histoire interne de la discipline qui ont plus traditionnellement retenu l’attention de ceux qui décidaient d’explorer l’histoire de la discipline (l’histoire des théories, des débats savants, des fouilles, des connaissances n’est pas traitée, si ce n’est au détour d’un paragraphe pour dresser un bref état des lieux à un moment donné). Ainsi, sans être le principal moteur du progrès scientifique, l’institutionnalisation est présentée comme « un accompagnement, parfois décisif, de l’élaboration du savoir scientifique, chacune des étapes de ce processus [faisant office] de marqueur dans une perspective globale où la science est appréhendée comme une activité collective, organisée en des lieux et à travers des institutions » (p. 8). La France préhistorienne vient dès lors apporter une nouvelle pierre à l’édifice de l’histoire de l’archéologie dans une perspective sociale, culturelle et politique, approches que

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privilégient les historiens actuels. Le lecteur aura compris que l’institutionnalisation de la préhistoire, sa professionnalisation et l’émergence d’une législation en matière de protection du patrimoine préhistorique sont au cœur de l’étude d’A. Hurel.

2 Si l’ouvrage s’ouvre sur les débats révolutionnaires quant à la protection d’un patrimoine national dont la notion naît alors (on se souvient des interventions de l’abbé Grégoire devant la Convention, du musée d’Alexandre Lenoir ou du célèbre Mémoire de Pierre Legrand d’Aussy), il se clôt lorsque la France se dote enfin d’une véritable législation sur les fouilles et réorganise les services concernés (loi de 1941, création de la 15e commission consultative du CNRS concernant les fouilles archéologiques en France et à l’étranger). Depuis la loi de mai 1841 jusqu’à l’action du ministre-archéologue Carcopino en passant par la loi de 1887, A. Hurel retrace ainsi la longue et laborieuse genèse d’un corpus juridique destiné à protéger les vestiges matériels, à réglementer la pratique des fouilles sur le terrain, à lutter contre le « commerce » d’antiquités, la détérioration ou la destruction pure et simple des sites. Par là même, nous assistons à un véritable bras de fer dont les protagonistes sont les archéologues professionnels et les amateurs (soutenus par les sociétés savantes et la Société préhistorique française). Longtemps, l’État brille par son absence, se refusant à trancher une question sensible (a-t-on le droit de porter atteinte à la liberté du fouilleur et du scientifique ainsi qu’au sacro-saint droit de propriété ?) qui suscite de virulentes polémiques relayées par la presse locale et nationale. L’« affaire Hauser », minutieusement étudiée par l’auteur, ne constitue qu’une page, peut-être la plus éloquente, de cette histoire.

3 Parallèlement, nous assistons à l’institutionnalisation de la préhistoire en France, longtemps cantonnée aux cercles restreints des sociétés savantes. Depuis la création de la Commission de la topographie des Gaules et du musée des Antiquités nationales de Saint-Germain sous le règne de l’empereur-archéologue (Napoléon III) jusqu’à la fondation de l’Institut de paléontologie humaine (IPH) autour de M. Boule, H. Breuil, H. Obermaier, etc., en passant par la création de l’École d’anthropologie de Broca et des premiers postes universitaires destinés à enseigner la préhistoire, nous voyons naître une véritable science disposant de structures stables et durables, d’organes d’expression, de lieux de sociabilité et de formation.

4 Cette recension ne saurait prétendre à l’exhaustivité. Nous souhaitons simplement attirer l’attention des lecteurs d’Anabases sur une étude qui est appelée à devenir, pensons-nous, un ouvrage de référence pour l’histoire de l’archéologie préhistorique et des politiques patrimoniales en France. Nous nous permettrons d’exprimer deux réserves : nous regrettons l’absence d’une bibliographie générale, en fin d’ouvrage, qui aurait pu constituer un instrument de travail précieux pour tous ceux qui souhaitent pénétrer plus avant dans l’histoire de l’archéologie française. Au lieu de cela, le lecteur devra se contenter de quelques notes infrapaginales. Ensuite, il nous semble que cette synthèse aurait mérité des annexes utiles au chercheur comme au profane : des cartes situant les sites évoqués, une chronologie, des textes de référence (notamment législatifs), etc. Quelques minces critiques qui n’enlèvent rien à la qualité de cette œuvre qui nous explique comment la préhistoire est devenue science.

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AUTEURS

GRÉGORY REIMOND

Université de Toulouse (UTM) [email protected]

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Craig KALLENDORF, The Other Virgil. Pessimistic Readings of The Æneid in Early Modern Culture

Sarah Rey

RÉFÉRENCE

Craig KALLENDORF, The Other Virgil. Pessimistic Readings of The Æneid in Early Modern Culture, Oxford, Oxford University Press, « Classical Presences », 2007 252 p., 47 livres (HB) / ISBN 978-0-19-921236-1.

1 L’Énéide n’a jamais cessé d’être reprise. Craig Kallendorf, qui enseigne les lettres classiques et la littérature anglaise à l’Université du , suit quelques réécritures de Virgile depuis le XVIe siècle jusqu’au début du XIXe siècle, de la Sphortias de Francesco Filelfo (1398-1481) à La Araucana d’Alonso de Ercilla au siècle suivant, de la Columbiad (1787) de Joel Barlow au Virgile en France (1807-1808) de Victor Le Plat, dont le sous-titre est explicite : La nouvelle Énéide, poëme héroï-comique en style franco-gothique… pour servir d’esquisse à l’histoire de nos jours. Pour un lecteur français, ces textes, y compris celui de Le Plat, sont souvent méconnus : le premier mérite de ce livre est de les faire découvrir. Les prédécesseurs de l’auteur qui ont, comme lui, analysé la fortune de Virgile à partir de la Renaissance, ont établi que la modernité n’avait lu qu’en termes « optimistes » le poème ancien. Avec les Modernes, Énée aurait incarné le juste conquérant, héros par sa force et par sa piété. Craig Kallendorf a l’intention de rectifier cette erreur de perspective. Il a repéré, au contraire, des réutilisations « pessimistes » de Virgile, dans lesquelles les personnages secondaires, les vaincus, se font entendre. Il a ainsi pris le contre-pied de l’école d’Harvard, qui a cru que seule l’époque contemporaine pouvait apercevoir les ombres du texte virgilien. Cet Other Virgil peut être dérangeant : C. Kallendorf rapporte qu’en Europe ses études récentes sont controversées et qu’il a même récemment provoqué la fureur d’une jeune Napolitaine, encore admiratrice d’Auguste et de la romanité.

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2 Ce travail sur l’Énéide dans ses réapparitions est mené sur différentes aires géographiques : le Milan des Sforza et l’Italie de la Renaissance (Filelfo), l’Espagne et la Méditerranée de Philippe II (Ercilla), les États-Unis de l’Indépendance (Barlow), la France révolutionnaire (Le Plat). Les œuvres sont citées largement, en langue originale puis en traduction. Deux appendices apportent des éclaircissements sur les manuscrits de Filelfo. Le tout est agrémenté d’une dizaine de belles illustrations (frontispices, gravures, pages annotées), qui ne sont malheureusement pas toujours commentées.

3 Chaque fois, des remises en contexte sont proposées. Le poème de Filelfo est rapproché de l’Africa de Pétrarque, du De fortitudine de Giovanni Pontano (1426-1503), du Dialogo dell’honore d’Antonio Possevino (1533-1611) et de l’Orlando furioso. La Araucana est mise en relation avec les Lusiades de Camões et La Tempête de Shakespeare.

4 L’épopée virgilienne sert de matrice aux récits de conquête, aux réflexions politiques. Chez Filelfo, Énée, qui rappelle Francesco Sforza, dédicataire de l’œuvre, n’est pas sans faille ; la colère s’empare de lui, et les habitants de Plaisance vaincus par les Milanais deviennent les nouveaux Rutules. Chez Ercilla, le sac de Concepción du Chili copie le sac de Troie, Lautaro fait figure de Turnus du XVIe siècle et l’Inca Tegualda ressemble à Didon. Quant à la vision que Barlow attribue à Christophe Colomb, elle est calquée sur le rêve d’Anchise. Enfin, avec Le Plat, Louis XVI a les traits de Priam.

5 Toutes ces Énéides reconstruites, l’auteur les décrit comme pessimistes. À certains égards, ce qualificatif manque de nuances. Au vrai, les ruptures de ton, les contrastes, les changements de point de vue sont partout, dans le modèle ancien et dans ses épigones. Et les trois parties de l’ouvrage de Kallendorf, « I. Marginalization », « II. Colonization », « III. Revolution », inspirées de références théoriques attendues (Michel Foucault, Hayden White, Edward Said), peuvent paraître artificielles : les développements qu’offre la Columbiad sur la place des Indiens Manco Capac et Montezuma, dans le versant « Revolution », auraient pu tout aussi bien s’inscrire dans la démonstration du premier volet sur la marginalisation.

6 Mais ce qui importe, c’est de comprendre la puissance d’un classique, c’est-à-dire sa malléabilité et sa polysémie. À ce propos, des indications sur la postérité médiévale de Virgile (les Troyens et la noblesse franque) et des données sur le nombre de traductions, d’éditions, de commentaires de l’Énéide auraient été les bienvenues. Quoi qu’il en soit, ce livre aide à retrouver le long destin des Anciens, et, au jeu de l’intertextualité, l’infinité des possibles.

AUTEURS

SARAH REY

Université de Toulouse (UTM) Collège de France [email protected]

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Peter N. MILLER (dir.), Momigliano and Antiquarianism. Foundations of the Modern Cultural Sciences

Carlamaria Lucci

NOTIZIA

Peter N. MILLER (dir.), Momigliano and Antiquarianism. Foundations of the Modern Cultural Sciences, Toronto, University of Toronto Press, 2007, 399 p. 48 euros / ISBN 978-0-8020-9207-6.

1 Il volume, edito da P. Miller, consta di una raccolta di contributi critici sul saggio di Arnaldo Momigliano (1908-1987), Ancient History and the Antiquarian, pubblicato nel 1950 e più volte ristampato, unanimamente riconosciuto come punto di partenza di una ricerca pionieristica, sulla storia degli studi classici, che sarebbe diventata la cifra più autentica dello storico italiano di origine ebraica, trapiantato a Londra in seguito alle leggi razziali del Trentanove.

2 La questione di fondo, posta esplicitamente nel saggio introduttivo di Miller, è di verificare in che misura resti valida l’ipotesi, formulata da Momigliano nell’articolo del Cinquanta, di un’influenza latente di metodi e pratiche antiquarie, fioriti soprattutto nel XVII secolo come reazione al Pirronismo storico, sulle moderne scienze della cultura, accomunate dal primato accordato all’evidenza materiale e dall’approccio sincronico e classificatorio ai fenomeni. Il riferimento a due inediti dell’Archivio Momigliano, anch’essi del Cinquanta, consente a R. Di Donato di mostrare come questo saggio, isolato rispetto al materiale coevo pubblicato, sia in realtà il prodotto di una più ampia riflessione sul metodo storiografico con forti agganci nell’attualità. Momigliano vedeva nel ricorso all’antiquaria, rivisitata nei termini di interpretazione del testo su base filologica e storiografica, la necessaria reazione ad un nuovo Pirronismo delle congetture serpeggiante nelle scienze della cultura a lui contemporanee. Tale riflessione risulta del tutto coerente con quella che lo stesso Momigliano avrebbe in

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seguito identificato come uno degli assi portanti della sua ricerca (confluita nella Sather Lectures del 1962 e pubblicata postuma nel volume del 1990, The Classical Foundations of Modern Historiography), ovvero l’indagine sull’evoluzione del pensiero storiografico occidentale a partire dalle distinte eredità del pensiero storico greco-romano ed ebraico. A. Grafton ricostruisce le influenze, esercitate dall’Istituto Warburg nei primi anni del dopoguerra, nell’orientare l’esule Momigliano verso quelle ricerche di storia della cultura di cui l’articolo del Cinquanta, pubblicato per i tipi dell’Istituto, costituisce un prodotto seminale.

3 I saggi di I. Herklotz, M. Fumaroli e M. Carhart mettono in discussione l’ipotesi momiglianea di un rigido nesso causale tra controversia pirroniana e sviluppo antiquario. Se Herklotz, attingendo ai risultati delle sue ricerche di storia dell’antiquaria, tende a retrodatarne la fioritura all’Umanesimo, Fumaroli tende a protrarne l’influenza oltre i limiti del XVII secolo. L’esempio settecentesco del conte di Caylus, grande mecenate delle arti e promotore di un ritorno all’idea di «natura» propria del mondo classico, gli consente di mostrare come la Querelle des Anciens et des Modernes non si fosse affatto risolta definitivamente a favore di questi ultimi. Seguendo la parabola del genere antiquario della historia litteraria dall’Umanesimo fino al primo Illuminismo, Carhart tende contestualmente a sfumare l’ipotesi momiglianea di una rigida dicotomia tra l’approccio sincronico-tipologico dell’antiquaria e l’approccio diacronico-narrativo della storiografia tradizionale.

4 I saggi centrali del volume riprendono la tesi di fondo del saggio del Cinquanta, verificando le reviviscenze dell’antiquaria in ciascuna delle principali scienze della cultura sviluppatesi sotto la spinta propulsiva del Positivismo. Rifacendosi a uno spunto momiglianeo, W. Nippel istituisce un confronto tra lo storico del diritto romano Theodor Mommsen, autore di una radicale risistemazione della materia su base epigrafica e classificatoria, e il sociologo, nonché allievo indiretto, Max Weber, che avrebbe trovato nella nozione di idealtypus un felice compromesso tra approccio sincronico e approccio diacronico ai fenomeni. P. Burke considera criticamente la persistenza dell’interesse antiquario per i costumi nella moderna antropologia, evitando la duplice tentazione di un’interpretazione « whig » all’insegna della sola continuità, e di un’interpretazione « foucaultiana » attenta solo agli elementi di rottura. Netto è invece il giudizio di S. Marchand rispetto all’archeologia : l’esempio di Adolf Furtwängler, autore di classificazioni pionieristiche della ceramica micenea e dei bronzi di Olimpia, mostra chiaramente l’attardamento dell’archeologia ottocentesca su pregiudizi estetizzanti più vicini al classicismo antiquario che ai paradigmi storico- evolutivi del Positivismo.

5 Negli ultimi due saggi l’interesse degli interpreti torna sul profilo intellettuale di Momigliano, aprendo la strada al bilancio conclusivo del curatore. G. Stroumsa sottolinea la centralità e la vitalità dell’interesse di Momigliano per la storia comparata delle religioni, come strumento essenziale per capire quel peculiare incontro fra civiltà greco-romana e civiltà ebraica, oggettivato nel cristianesimo, che avrebbe segnato il trapasso dalla storia antica alla moderna storia occidentale. Le radici biografiche dell’attenzione momiglianea per la componente ebraica della storia antica, destinate a sfociare in un tardivo interesse per l’ebraismo in quanto tale, sono ulteriormente indagate da M. Idel. Con audace scarto rispetto alle interpretazioni correnti, Idel sottolinea, dello storico Momigliano dichiaratamente agnostico, un’interpretazione metastorica della religione ebraica, assai vicina a quella del sionista e storico della

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qabbalah Gershom Scholem. Se tuttavia Scholem, con la sua lettura mistico- rivoluzionaria dell’ebraismo, ne garantirebbe di fatto una ricaduta storica, Momigliano, con la sua lettura conservatrice, imperniata sulla tradizione rabbinica, finirebbe piuttosto per sottrarlo alla storia, tradendo un impulso metafisico, che sarebbe addirittura alla base della sua ricerca storica.

6 Il saggio di Miller chiude la raccolta all’insegna di un confronto produttivo tra Momigliano e Walter Benjamin : ad accomunarli sarebbe un interesse antiquario, inteso come reazione alla crisi dello storicismo dilagante tra le due guerre. Il progetto, teorizzato da Benjamin, di una storia della cultura materiale, rivela, oltre a riconosciute influenze marxiste, una notevole convergenza con la nozione warburghiana di storia della cultura e, al contempo, un’intenzione esplicitamente polemica nei confronti di altre forme di storia della cultura piegate al servizio dell’ideologia. Queste considerazioni confermano la propensione di Miller, manifestata nel saggio introduttivo, a identificare il nuovo Pirronismo, preso di mira dal Momigliano del Cinquanta, in quell’ideologia nazifascista, che, per sua stessa ammissione, molto avrebbe pesato nella rimozione dell’elemento ebraico dalla storia occidentale.

AUTORI

CARLAMARIA LUCCI

Università di Pisa [email protected]

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Robin F. RHODES (éd.), The Acquisition and Exhibition of Classical Antiquities. Professional, Legal and Ethical Perspectives

Amélie Perrier

RÉFÉRENCE

Robin F. RHODES (éd.), The Acquisition and Exhibition of Classical Antiquities. Professional, Legal and Ethical Perspectives, Notre Dame, Indiana, University of Notre Dame Press, 2007, 175 p. 25 dollars / ISBN-13 : 978-0-268-04027-7 / ISBN-10 : 0-268-04027-3.

1 L’ouvrage réunit les contributions au colloque qui s’est tenu à l’Université de Notre Dame, ainsi que leurs réponses, sur l’acquisition, l’exposition et la restitution des antiquités. Les contributions tentent de répondre aux problèmes rencontrés actuellement par les professionnels des musées et de l’archéologie, à travers trois questions centrales : que faire des objets dont la provenance reste inconnue ? Comment se doter d’une réglementation efficace sur le commerce des antiquités afin de limiter le pillage, les échanges illicites et la perte d’informations ? Enfin, à qui et selon quels principes doit-on restituer des antiquités détachées de leur région d’origine ?

2 Dans le chapitre 1, James Cuno s’interroge, à partir d’une analyse critique de la convention de l’UNESCO de 1970 concernant la circulation des biens culturels, sur la notion de propriété culturelle et montre le poids des politiques nationalistes dans la définition de celle-ci, dans l’élaboration des programmes archéologiques et dans l’acquisition ou la restitution des antiquités. Il développe en particulier le cas de l’Irak après l’invasion du printemps 2003, répond aux critiques des archéologues concernant

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la participation des musées au trafic d’antiquités et dénonce généralement la prise en otage de l’appareil juridique en matière d’œuvres d’art par les ambitions nationalistes.

3 Dans le chapitre 2, Malcolm Bell III fait la synthèse des réponses apportées par la communauté internationale (UNESCO, ICOM), et en particulier par les États-Unis (AIA), au problème des objets issus du pillage afin d’éviter la participation, directe ou non, des musées au marché d’antiquités de provenance inconnue.

4 De façon très pertinente, Patty Gerstenblith fait le point dans le chapitre 3 sur les dispositions légales concernant les antiquités : d’abord au niveau international, en revenant sur la convention de l’UNESCO de 1970, puis au niveau national ( US), en présentant d’une part les lois concernant les biens volés et l’importation illégale d’antiquités, d’autre part les pratiques d’acquisition des musées américains, et en examinant à chaque fois des cas précis.

5 Au chapitre 4, Kimberly Rorschach met en lumière l’ambivalence des musées d’art dépendant d’universités. Les directeurs de ce type de musées doivent se montrer d’autant plus vigilants que la participation, fût-elle indirecte (dons), à un commerce illégal d’objets met également en péril l’institution à laquelle appartient le musée. L’auteur, directrice du Nasher Museum of Art de l’Université Duke, montre la nécessité qu’ont les musées dépendant d’universités de se doter d’une réglementation spécifique.

6 Au chapitre 5, Stefano Vassallo insiste sur les conséquences des fouilles clandestines, en prenant comme exemple le site hellénistique de Montagna dei Cavalli en Sicile. Il met en garde les institutions contre le danger d’acquérir un objet issu de fouilles clandestines ou dont l’origine est inconnue. Le problème, illustré par le cas de la phiale en or de Caltavuturo (Sicile), est aussi de savoir à qui et comment restituer un objet acquis sans garantie ni documentation. La discussion ouvre sur le problème plus large de la restitution des antiquités, pour lequel les marbres du Parthénon au British Museum offrent un exemple fameux.

7 Au chapitre 6, Mary Ellen O’Connell explore les contextes de restitution des antiquités et propose de revoir dans cette perspective le droit international, après avoir fait la synthèse historique de ce sujet. Depuis le traité de Versailles, le principe de restitution des biens culturels ne fait plus l’objet de discussions. Mais l’auteur montre, à travers l’exemple de l’Irak entre 2003 et 2007, que ce principe ne saurait prévaloir dès lors qu’il est incompatible avec le principe de protection des antiquités, et que dans un tel contexte, il convient de revoir l’ordre des priorités.

8 Dans le chapitre suivant, Nancy Bookidis fait le récit du vol survenu dans la nuit du 12 avril 1990 au musée de Corinthe, où plus de 270 objets furent dérobés. Elle décrit ensuite les moyens qui ont immédiatement été déployés afin de retrouver ces objets, dont l’écoulement avait été organisé aux États-Unis par la famille Karachalios. Les antiquités volées du musée de Corinthe ont pu être retrouvées dans leur grande majorité car les pièces sont importantes et documentées. Mais en six mois, entre 1989 et 1990, ce sont 231 autres musées grecs, de moindre importance, qui ont subi des vols : les objets ne sont généralement pas retrouvés, et certains n’ont pas encore été entièrement étudiés, ce qui représente une grande perte d’informations. Le vol perpétré au musée de Corinthe est un exemple frappant des conséquences du trafic illégal d’antiquités sur la recherche.

9 Dans le dernier chapitre, C. Brian Rose fait la synthèse des raisons qui ont motivé la mise en place d’un programme d’information et d’éducation des troupes américaines

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déployées en Afghanistan et en Irak afin de les responsabiliser sur les biens culturels et les antiquités des régions concernées et d’endiguer le pillage. Au vu des premiers résultats, l’auteur encourage les pays engagés dans des conflits au Moyen-Orient à adopter ce programme, ainsi que l’ont déjà fait la Bulgarie et l’Allemagne.

10 Ce colloque offre des éclairages d’autant plus pertinents que différents points de vue sont présentés : celui de l’archéologue, celui du professeur d’université, celui du directeur de musée et celui du juriste. Chaque chapitre comporte une bibliographie précise et récente et renvoie à de nombreux sites internet. L’ouvrage, efficace, renseignera utilement tous ceux qui travaillent sur les objets, en muséographie, en archéologie ou en histoire de l’art, sur les conséquences de leur circulation non maîtrisée.

AUTEURS

AMÉLIE PERRIER

Université Paris IV-Sorbonne [email protected]

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Juan Carlos SÁNCHEZ LEÓN, L’Antiquité grecque dans l’œuvre d’Antonin Artaud

Malika Bastin-Hammou

RÉFÉRENCE

Juan Carlos SÁNCHEZ LEÓN, L’Antiquité grecque dans l’œuvre d’Antonin Artaud, Besançon, Presses universitaires de Franche-Comté, 2007, 112 p. 20 euros / ISBN 978-2-84867-167-3.

1 Ce petit ouvrage de 112 pages est consacré au statut paradoxal de l’Antiquité grecque dans les écrits, publiés ou non, d’Antonin Artaud.

2 L’ouvrage se compose d’une préface, d’une introduction, d’une étude en trois parties et d’une conclusion (p. 19 à 65) suivies d’annexes (p. 67 à 103) et d’une bibliographie thématique (p. 105 à 112). L’introduction rappelle rapidement les grands axes de la pensée d’Artaud : critique de l’humanisme et du matérialisme occidental, fascination pour les cultures « organiques » et leur communion avec la nature, mais aussi pour les religions et mysticismes orientaux comme alternative à la culture occidentale.

3 Dans la perspective critique qui est celle d’Artaud vis-à-vis du rationalisme et de l’humanisme occidental, la Grèce antique est double. Il y a chez Artaud une Grèce « archaïque » – celle d’Eschyle, d’Héraclite ou des cultes à mystères – qui l’enthousiasme mais qui a, selon lui, été occultée par une autre Grèce, la Grèce « classique », celle de Périclès, de Platon, voire d’Euripide. Cette Grèce classique, il en fait le précurseur de la Renaissance qui, en mettant l’homme au centre du monde, le coupe du cosmos.

4 La première partie de l’étude est consacrée aux références à la philosophie grecque, c’est-à-dire, pour Artaud, Pythagore et Apollonios de Tyane, dont il retient l’idée de la transmigration des âmes ; Héraclite, pour sa conception ordonnée du cosmos ; Platon et le néoplatonisme, pour les sujets les plus ésotériques et la critique de l’écriture (« Le vrai théâtre, comme la culture, n’a jamais été écrit », p. 40).

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5 La deuxième partie porte sur l’intérêt d’Artaud pour les cultes à mystères. L’auteur décrit rapidement le dionysisme, l’orphisme, l’éleusinisme et ce qu’Artaud en retient : enthousiasme, diasparagmos, omophagie. Dionysos apparaît comme le dieu qui libère l’individu de la fatalité. Selon Artaud, éleusinisme et orphisme, tout comme d’ailleurs les tragédies antiques, font apparaître le mal, la fameuse Cruauté que « tout vrai théâtre doit retrouver ».

6 C’est d’ailleurs au théâtre antique que Juan Carlos Sánchez León consacre la dernière partie de son étude, qui est aussi la plus développée et qui concerne les tragiques grecs et Sénèque. Ce qui intéresse Artaud, dans les tragédies antiques, c’est la violence familiale qui s’y déploie : il y voit « un assaut contre la famille, reconnue comme unité structurale de l’ordre social ». Il fait à Eschyle une place à part et déplore le malentendu dont il serait victime. Sophocle en revanche ne l’intéresse que modérément. L’Antigone de Cocteau l’amène à évoquer celle de Sophocle, mais il s’attarde surtout sur Œdipe-Roi. La peste, le destin, l’inceste et le parricide, thèmes majeurs du théâtre de la Cruauté, font pour lui tout l’attrait de cette tragédie ; mais il regrette chez Sophocle un langage qui a perdu « tout contact avec le rythme épileptique et grossier de ce temps ». Plus intéressant est le cas d’Euripide. Il rejette en lui le poète sceptique : Euripide aurait « détruit la conscience de la Nature avec sa conception mesquine et humanisée de la vie ». Mais c’est aussi un poète mystique qui, en particulier avec les Bacchantes, a profondément influencé les dernières idées d’Artaud sur le concept de cruauté et le rôle de l’acteur.

7 C’est néanmoins Sénèque qui semble avoir le plus intéressé Artaud, qui le qualifie de « plus grand auteur tragique de l’histoire », ce qui lui vaut sa place dans cet ouvrage consacré à l’Antiquité grecque. Artaud travailla d’ailleurs à une adaptation de Thyeste achevée en 1935, Le Supplice de Tantale, dont le texte est perdu. Plus que la lutte fratricide, c’est le cannibalisme qu’il retient du mythe.

8 On regrettera quelques fautes de frappe dans l’étude, qui est suivie d’un utile dossier de documents rassemblant les références d’Artaud à l’Antiquité grecque. Il permet de se confronter à la belle langue chaotique d’Artaud et de préciser cette relation ambiguë à la Grèce, qui est à la fois, par son rationalisme, la « mère stupide » dont nous sommes les dignes fils, et le lieu, en particulier par son théâtre, d’une « vie souterraine et magique ».

AUTEURS

MALIKA BASTIN-HAMMOU

Université Stendhal – Grenoble III [email protected]

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Maria WYKE (éd.), Julius Caesar in Western Culture

Hinnerk Bruhns

RÉFÉRENCE

Maria WYKE (éd.), Julius Caesar in Western Culture, Oxford, Blackwell Publishing Ltd, 2006, 365 p. 33,80 euros / ISBN 978-1-40512-599-4.

1 Ce livre est issu d’un colloque tenu à la British School at Rome en mars 2003, au moment de l’invasion de l’Irak par les États-Unis et leurs alliés. Les allusions et caricatures dans la presse de l’époque représentant George W. Bush en César franchissant le Rubicon, les slogans de liberté et de tyrannie, de guerre ou de coup préventif et d’Empire américain semblent avoir conféré au thème du colloque une actualité inespérée. Le livre s’en ressent, mais est-ce à son avantage ?

2 L’introduction de Christopher Pelling (« Judging Julius Caesar ») retourne de Shakespeare aux sources antiques qui ont orienté la réception ultérieure. Au centre, la mort de César. C’est à partir d’elle que son histoire est composée et que les jugements s’organisent. Ensuite, les quinze contributions du livre sont regroupées dans cinq sections. La première aborde le traitement de César et la fabrication de traditions dans des sources antiques moins centrales pour la réception dominante : Nicolas de Damas (Mark Toher), La Guerre civile de Lucain (Christine Walde) et l’empereur Julien (Jacqueline Long). La section suivante traite de la ville de Rome et de la réception et de la mémoire de César à travers la topographie du pouvoir. Riccardo Santangeli Valenziani étudie les transformations de la Curie et du Forum de César entre la fin de l’Antiquité et le Moyen Âge ; John Osborne s’intéresse à la survivance de la mémoire de César, et à son inscription dans la topographie de certains monuments, dans la Rome des Papes aux XIIe et XIIIe siècles, et même jusqu’au XVIe siècle. Nicholas Temple, finalement, analyse la façon dont le pape Jules II, « second César », avait inscrit avec l’aide de Donato Bramante le symbolisme du triomphe et l’évocation de la via

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triumphalis des Césars dans les transformations urbanistiques sur les deux rives du Tibre, entre le Vatican et le centre de Rome.

3 « Statecraft and nationalism » est le titre de la section suivante. Elle traite de César dans les Essais de Montaigne (Louisa Mackenzie), de l’utilisation des figures de Caton – Georges Washington – et de César – Andrew Jackson, négativement – dans les premières décennies de l’histoire des États-Unis, jusqu’au moment où, dans les années 1840, la notion d’empire acquit une connotation moins négative (Margaret Malamud). Un lien entre l’Italie et l’Amérique est tissé dans la contribution de Maria Wyke sur César dans le cinéma italien au début du XXe siècle et dans les adaptations américaines de ces films qui introduisent des modifications (affaiblissement de la rhétorique nationaliste, moralisation sur le plan sexuel, mise en valeur du mariage). Le regard se tourne ensuite vers la France, avec une étude de Giuseppe Pucci sur l’image (négative) de César dans des manuels et autres livres d’histoire, au XIXe siècle et jusqu’à Astérix et Obélix.

4 Le théâtre est abordé dans la section suivante à travers les exemples de Shakespeare, lu dans la perspective de la nature et de la politique de l’amitié (Nicholas Royle), de George Bernard Shaw, qui avait tenté de réhabiliter le génie politique de César (Niall W. Slater), et du théâtre fasciste dont l’efficacité semble avoir souffert de l’utilisation inflationniste de la figure de César au bénéfice de Mussolini (« The rhetoric of Romanità », Jane Dunett). La dernière partie traite de guerre et de révolution. L’intérêt pour le stratège César, de Machiavel à Clausewitz, en passant par les Orange-Nassau, les Napoléons et les académies militaires, est analysé par Jorit Wintjes, tandis qu’Olivier Benjamin Hemmerle s’intéresse à la notion de coup d’État, associé à l’image du passage du Rubicon pour entrer dans Paris, de Napoléon à De Gaulle.

5 Dans sa postface, Maria Wyke revient sur la guerre d’Irak et sur l’utilisation de la figure de César dans la vie politique américaine aujourd’hui. Elle évoque le recours aux analogies entre Rome et l’Empire américain (Pax americana) dans les débats politiques depuis les années 1960. Contre Peter Baehr (Casear and the Fading of the Roman World : A Study in Republicanism and Caesarism, 1998), elle soutient, George W. Bush et Irak à l’appui, qu’au début du XXIe siècle « Casear has by no means vanished from the imagination of western culture ».

6 C’est la dernière phrase du livre, et le lecteur se demande ce qu’une telle affirmation, sur un ton optimiste, peut bien vouloir signifier. Certes, journalistes et hommes politiques pourront toujours évoquer César à propos de tyrannie et de liberté, à propos d’un Rubicon à franchir, ou à propos de nouvelles Ides de mars. Mais qu’est-ce que cela nous dit sur « Julius Caesar in Western Culture » ? Rien, en tout cas rien de nouveau. On regrettera que nulle part dans ce livre qui est composé de contributions érudites, intéressantes et souvent stimulantes, il n’y ait le moindre essai de formulation d’une problématique scientifique. Que l’on traite de l’Amérique, de l’Italie et de la France, mais pas de l’Angleterre et pas même de l’Allemagne (malgré l’affirmation contraire de Maria Wyke dans sa brève préface, p. XV), ne semble mériter aucune explication de la part de la responsable du volume. En quoi consiste la « western culture » ? Le monde hispanophone n’aurait-il fait aucune utilisation de la figure de César ? Peut-on parler de l’Occident sans regarder vers l’Orient ? Ou encore, n’aurait-il pas été instructif de relire les grands classiques de l’histoire de la réception de César ? Gundolf est mentionné dans une seule des contributions, celle de Christine Walde sur Lucain. La littérature savante sur l’histoire de César, de l’Antiquité jusqu’au XXe siècle, est importante, et la bibliographie en donne un aperçu. À partir de là, on aurait pu

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s’attendre à une investigation un peu systématique et à des comparaisons explicites entre les différentes aires qui constituent notre civilisation occidentale. De ce point de vue, le volume est une grande déception.

7 Que l’on privilégie l’approche littéraire et « visuelle » par rapport à l’historiographie, cela peut se défendre, sans pour autant aller nécessairement de soi. On peut – et pourquoi pas ? – affirmer, comme le fait Pelling dans l’introduction, que Shakespeare, au fond, a déjà dit l’essentiel, et mieux que les historiens. Mais enfermer César dans une opposition schématique entre liberté et tyrannie, république et empire, alors que nos connaissances et notre vision de la fin de la République romaine et du passage vers le Principat, ainsi que du rôle de César dans ce processus, ont largement évolué depuis un bon nombre de décennies, revient à renoncer à apporter du neuf sur « Julius Caesar in western culture » ; c’est, au final, desservir les contributions instructives et intéressantes que contient ce volume.

AUTEURS

HINNERK BRUHNS

Paris, Centre de recherches historiques (EHESS/CNRS) [email protected]

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