European Journal of Turkish Studies Social Sciences on Contemporary Turkey

26 | 2018 L'engagement des supporters de football dans l'espace public

Jean-François Polo (dir.)

Electronic version URL: http://journals.openedition.org/ejts/5584 DOI: 10.4000/ejts.5584 ISSN: 1773-0546

Publisher EJTS

Electronic reference Jean-François Polo (dir.), European Journal of Turkish Studies, 26 | 2018, « L'engagement des supporters de football dans l'espace public » [Online], Online since 12 June 2018, connection on 22 February 2020. URL : http://journals.openedition.org/ejts/5584 ; DOI:10.4000/ejts.5584

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La politisation des supporters de football et leur engagement dans l'espace public

Jean-François Polo

1 Ces dernières années, à l’occasion de mouvements de contestation politique de grande ampleur, des groupes de supporters de sport, le plus souvent de football, se sont fortement impliqués dans des manifestations et occupations d’espaces publics. Sur les places de Tahrir (au Caire), de Maïdan (à Kiev) ou de Taksim (à Istanbul), ces organisations ont su mobiliser et reconvertir des compétences traditionnelles de supporters (organisation de rassemblement de masse, préparation de banderoles et de slogans pour soutenir leur équipe ou conspuer l’adversaire, savoir-faire en matière de confrontation violente avec des supporters adverses ou les forces de l’ordre) en instruments au service d’une cause politique. Dans des contextes de crises politiques violentes, ces supporters sont parfois apparus à l’avant-garde des affrontements avec les forces de l’ordre, ou bien face à d'autres groupes de manifestants.

2 L’anthropologie et la sociologie du sport se sont intéressées depuis longtemps à la violence des supporters (Mignon 1998), aux logiques de leurs engagements et de leurs affiliations partisanes (Bromberger 1995). Des travaux ont cherché à catégoriser les différentes organisations de supporters en distinguant par exemple « Ultras » et « Hooligans » (Hourcade 2014) ou plus largement entre les supporters occasionnels (les « flâneurs ») et les passionnés (Giulianotti 2002). Plus récemment, certains auteurs ont analysé le supportérisme comme forme d’engagement militant (Busset, Besson, Jaccoud 2014 ; Lestrelin 2015). Mais il s’agissait avant tout ici de comprendre et d’expliquer les logiques du supportérisme, ses évolutions, sa gestion par les autorités publiques. 3 Dans ce numéro d’EJTS, il s’agira d’explorer les formes de politisation des supporters au-delà du soutien à leur équipe. La question de la dimension politique du sport a donné lieu à de nombreux débats ou travaux qui trouvent leur place dans les réflexions plus larges sur « La politique ailleurs » (CURAPP 1998), sur le dépassement des frontières du politique (Arnaud ; Guionnet 2005), voire « Le politique par le bas » (Bayart, Mbembe, Toulabor 2008). Contrairement à l’affirmation du monde sportif selon

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laquelle le sport serait apolitique (Defrance 2000), celui-ci est une activité éminemment politique (Brohm 1992 ; Beichelt 2018), les acteurs politiques ayant compris depuis longtemps les bénéfices qu’ils peuvent retirer des succès des équipes et athlètes, à tous les échelons de la scène politique, même si cela peut prendre des formes consensuelles (Sawicki 2012). Certains vont encore plus loin en avançant que les acteurs politiques affichent de plus en plus leur proximité avec le monde sportif dont ils adoptent les normes comportementales dominantes en affichant une gestuelle virile (Beichelt 2018). Selon J. Lagroye, d’autres formes de politisation peuvent aussi concerner la « tentative de dépassement des limites assignées par la sectorisation à certains types d’activités. Elle résulte alors généralement de la “prise de conscience”, chez des acteurs étrangers aux jeux ordinaires de l’espace politique et à ses enjeux spécifiques, de ce qu’ils appellent la “dimension” ou la “portée” politique de leurs activités » (Lagroye 2003 : 365). Ce dépassement des limites résulte donc d’une stratégie de requalification par des groupes non politiques du caractère politique de leur prise de position. Les supporters de football qui expriment et mettent en scène dans le stade et ses environs (voire dans l’espace public) des appartenances sportives passionnelles pour soutenir leur équipe favorite (ou au contraire rabaisser l’adversaire), s’adressent parfois directement au pouvoir (Busset ; Gasparini 2016). Ils prennent alors conscience de la dimension politique potentielle de leurs paroles et actions. Leurs expressions politiques renvoient à trois types de politisation : une politisation idéologique qui peut être le signe d’une inféodation d’un groupe, d’une association ou d’un collectif à un parti politique, une idéologie, un mouvement politique, etc. (cf. Testa ; Armstrong 2010) ; une politisation identitaire au travers de la revendication d’une appartenance identitaire (cf. Moroy 2000 ; Polo 2012 ; Armstrong, Giulianotti 1999) ; enfin une politisation catégorielle pour faire inscrire sur l’agenda politique des professionnels de la politique ou des dirigeants sportifs une question relative au supportérisme (comme la dénonciation ou la critique des lois qui régissent le football, l’organisation des supporters, les questions de sécurité, la rénovation ou la construction d’un nouveau stade, son accessibilité, le prix des billets, les relations entre les organisations de supporters et les dirigeants du club ou les pouvoirs publics, etc.) (cf. Fitzpatrick 2013). Ces expressions politiques peuvent prendre des dimensions spectaculaires dans des contextes de crise et de contestations violentes où les supporters apparaissent comme des groupes organisés déployant des stratégies d’affrontement à l’égard des forces de l’ordre ou de ceux qui sont considérés comme leurs adversaires. 4 L’analyse de la politisation des supporters nécessite donc de distinguer les autres acteurs pouvant y être associés comme les organisations de supporters (officielles ou informelles), les dirigeants sportifs (propriétaires de clubs, présidents et membres des fédérations), les footballeurs (mais aussi les organisations professionnelles), les propriétaires des stades et plus largement des infrastructures sportives (entraînement, centre de formations, centre de soins, etc.), les journalistes sportifs et bien entendu, les acteurs politiques à tous les échelons territoriaux. Il n’est pas rare d’ailleurs que certains individus soient multi-positionnés et occupent (ou ont occupé) plusieurs de ses fonctions, dont chacune permet de renforcer l’autre. 5 Ce numéro d’EJTS est le résultat d’une réflexion collective entamée il y a plusieurs années avec des sociologues du sport, des politistes, des historiens, des anthropologues qui a donné lieu à plusieurs manifestations scientifiques dont la dernière en date a été la session thématique n°60 « L’engagement des supporters de football dans l’espace public. Une politisation de circonstance ? » au Congrès de l’Association française de

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Science politique (Montpellier, 10 juillet 2017)1. Trois des articles publiés ici avaient été présentés et discutés à cette occasion. Les autres communications, portant sur les supporters en Ukraine (Ruzhelnyk 2016), en Serbie (Tregoures 2016), ou en Turquie (Irak 2017) n’ont pas été intégrées à ce numéro de l’EJTS, car déjà publiées dans d’autres ouvrages. Il s’agit donc ici, d’analyser et expliquer, dans une perspective comparée, la politisation des supporters à partir de leur participation à certaines formes de mobilisation dans des contextes de crises politiques majeures2. 6 Plusieurs types de questionnements ont orienté cette réflexion et ont guidé les auteurs des contributions à ce numéro : - Il a fallu en premier lieu s’interroger sur les facteurs et les contextes favorisant les différentes formes de politisation. Les situations de crise constituent-elles un moment particulier propice à des formes de mobilisation politique de types contestataires ? Peuvent-elles relever de formes alternatives de mobilisation « politique par le bas » dans des situations de domination hégémonique du pouvoir ? Permettent-elles des formes de résistance, d’adaptation ou au contraire de consolidation de la domination ? - La question du lien avec les autorités politiques s’est également posée. Comment celles-ci s’efforcent-elles de contrôler ou neutraliser ces organisations ? Dans quelle mesure ces groupes sont-ils autonomes vis-à-vis des acteurs politiques traditionnels ou leur sont-ils liés à travers des réseaux informels ou des liens personnels ? - On s’est intéressé aux ressources que peuvent mobiliser ces groupes. Leur savoir-faire et leur notoriété leur octroient-ils une place prépondérante dans ces protestations ? Comment parviennent-ils à reconvertir leurs compétences en matière de luttes physiques en ressources militantes ? - La question de l’après-mobilisation fut aussi posée. Ces engagements sont-ils circonstanciels ou parviennent-ils à s’inscrire dans la durée ? Les expériences acquises dans ces luttes sont-elles à leur tour reconvertibles dans les carrières de supporters ou dans d’autres secteurs ? 7 Toutes les contributions n’ont pas répondu systématiquement à tous ces questionnements car elles portent finalement sur des formes de politisation contrastées et dans des contextes spécifiques. Cependant, on retrouve bien dans chacun des articles des processus de politisation dans des situations de crise et de contestation des régimes en place, qui participent à la structuration de groupes de supporters rassemblés autour d’une cause collective. Dans les cas turc, égyptien et soviétique, le supportérisme permet de défier le pouvoir en place, d’afficher une identité collective qui fait sens pour les membres du groupe mais aussi pour le pouvoir qui tente de les contrôler. Ces activités se déroulent dans des contextes politiques autoritaires et traduisent des formes d’expression d’opposition, de mise en question de la légitimité des pouvoirs. Elles prennent ainsi la forme d’un acte de résistance à l’ordre politique, à la violence policière, au régime en place. Dans le cas grec, les processus d’identification existent, mais ils sont davantage mobilisés pour appuyer des revendications, afficher des sensibilités partisanes que pour s’opposer au régime en place. Ce dernier exemple traduit davantage des formes de coopération et d’instrumentalisation réciproque du sport par les élites politiques et les groupes de supporters dans le contexte de la recomposition démographique consécutive à l’arrivée massive des réfugiés grecs anatoliens à Thessalonique. 8 Les variations sont également observables sur les degrés « d’intensité » de cette politisation ou pour être plus concret sur ses effets et son coût social, politique,

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humain. On s’est demandé si l’analyse de ces mobilisations politiques de supporters ne nous conduisait pas à prendre au mot leurs positionnements et ainsi à sur-interpréter des engagements qui peuvent rester superficiels et participent simplement à l’affichage d’une attitude rebelle de façade ? Par exemple en Turquie, même si la contribution de G. Tuncel donne à voir un groupuscule de supporters (les Beleştepe) qui assume et revendique une forme de radicalité contre des expressions politiques jugées trop neutres, les supporters de football se délectent également à mettre en scène des identités politiques qu’il faut veiller à ne pas surévaluer (Polo 2016) car ils participent à donner l’illusion d’une résistance héroïque, comme lors des événements de Gezi à Istanbul en mai 2013 (Irak 2016). À l’inverse, en Égypte, S. Gibril rappelle que les mobilisations de supporters se sont déroulées dans un contexte d’une crise politique majeure marquée par une violence et une répression extrêmes, certains payant de leur vie cet engagement. 9 Pour toutes ces contributions, on peut noter l’importance de la dimension spatiale des mobilisations des supporters. La notion d’espace désigne à la fois une entité physique au sens géographique, naturelle ou bâtie, par exemple ici le stade, au sens générique ; et une entité symbolique, socialement construite, par exemple le stade de Beşiktaş, lieu de mise en scène d’identités sportives et d’expressions/revendications politiques qui s’inscrit dans un récit, dans des discours. Il incombe aux chercheurs d’établir « des connexions entre les types d’espaces et les types de luttes politiques qu’ils engendrent (Tilly 2003). C’est cette relation fondamentale entre l’espace en tant qu’environnement créé-géographique et l’espace symbolique-socialement construit qu’il est essentiel d’étudier (Carter 2011). Ainsi l’espace des mobilisations des supporters sont des lieux où s’encastrent ces différentes dimensions spatiales, du stade à ses abords, du stade vers d’autres lieux chargés de sens et d’enjeux. 10 Une première dimension concerne l’inscription territoriale du stade. Comme le montre L. Tsiptsios, en choisissant de construire un stade au cœur de Thessalonique, les dirigeants vénizélistes du PAOK (Club sportif panthessanolinicien des Constantinopolitains), soutenus par les supporters, réaffirment symboliquement la conquête sociale et spatiale de la ville par les réfugiés grecs d’Anatolie installés dans les bidonvilles de la périphérie urbaine. Le choix de l’emplacement du stade, qui dépend d’une multitude de facteurs, est encore aujourd’hui source de conflits, de débats, où se croisent des enjeux d’aménagement territorial, des enjeux économiques et par voie de conséquences des enjeux politiques (Sawicki 2012), ouvrant la voie à de possibles contestations et mobilisations de supporters. 11 En outre, l’inscription territoriale du stade a des effets en retour sur le processus d’identification des supporters du club résident à son environnement. Par exemple, le principal groupe de supporters du club de Beşiktaş (Istanbul) se nomme les Çarşı (le marché) car le stade est à proximité d’un ensemble de commerces situés dans des halles et des rues adjacentes (le çarşı), dans un quartier plutôt populaire où se retrouvent avant, pendant (pour ceux qui n’ont pas de billets) et après les matches les fans du Beşiktaş (Erdinç 2010). Quant au groupe de supporters Beleştepe (littéralement la colline « gratos ») analysé par G. Tuncel, il a adopté ce nom en référence à la colline (tepe) qui jouxte le stade de Beşiktaş et de laquelle, ils pouvaient suivre les matches (du moins avant que le stade ne soit refait en 2016). La localisation des stades participe ainsi à cristalliser les identités territoriales articulées à ces lieux qu’elles soient sociales, religieuses, ethniques ou politiques.

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12 Le stade lui-même constitue une arène architecturale, à la fois espace géographique et espace de mises en scène des identités supportéristes, marquées par une narration héroïque, mais où les expressions peuvent dépasser l’enjeu sportif pour exprimer des identifications ou des revendications politiques, partisanes, idéologiques (Polo 2016). Évidemment, il n’est pas rare que ces manifestations débordent du stade, ruissellent dans ses abords comme par réverbération d’un écho protestataire qui peut s’évanouir ou au contraire s’amplifier. C’est également les lieux où se poursuivent les affrontements avec les supporters de l’équipe adverse ou avec les forces de police. Pour E. Gloriozova, les abords des stades en Russie à l’époque soviétique permettent également, par le recours à des expressions festives, de défier les autorités par des messages non directement politiques mais perçues par les autorités comme une forme de déviance subversive d’une jeunesse occidentalisée et donc une critique du régime communiste. En Égypte, S. Gibril montre comment les supporters égyptiens s’approprient les stades (et ses murs), ses environs pour marquer le territoire de leurs messages contestataires en ayant notamment recours aux graffitis et aux caricatures. 13 Enfin, les mobilisations des supporters peuvent se déplacer au-delà du stade et de ses abords, dans la participation à des protestations de plus grande ampleur avec la conquête et l’occupation des places de Tahrir (au Caire) en 2012 ou de Taksim (à Istanbul) en 2013, des lieux chargés symboliquement de sens. Pour Combes, Garibay, Goyrand (2016), l’espace physique des places occupées contraint les formes de la mobilisation qui requièrent dès lors des savoir-faire en matière d’affrontement avec les forces de l’ordre que les groupes de supporters les plus violents ont déjà éprouvés. Dans ce contexte, l’expérience déjà vécue de la violence permet de résister, de s’organiser, de mettre en place des tactiques, d’aller à la confrontation directe (Irak 2017). 14 Ainsi, dotés de ressources spécifiques et de capacités organisationnelles, les groupes de supporters de football n’hésitent pas à exprimer des revendications politiques, voire à prendre part à des mobilisations collectives contre les pouvoirs en place (ou parfois en les servant), dans les arènes sportives et au-delà. Ces formes de politisation, routinisées ou sporadiques, variables en intensités et en régularités s’articulent d’autant mieux avec une identité de groupes de supporters qu’elles participent en retour à forger une réputation dans le champ sportif, avec de potentiels effets de prophéties auto- réalisatrices. Il revient aux chercheurs d’étudier ces phénomènes en prenant garde à ne pas tomber dans des analyses qui sur-interprèteraient ces expressions politiques, au risque de succomber aux récits héroïques qui fondent les légendes du champ médiatico-sportif.

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NOTES

1. La session thématique avait été organisée par William Gasparini (Université de Strasbourg) et Jean-François Polo (IEP de Rennes) et avait bénéficié des commentaires critiques de Christophe Traïni (IEP d’Aix en Provence). 2. Les crises économiques peuvent également déclencher des mobilisations politiques (cf. Zaimakis 2016).

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AUTEUR

JEAN-FRANÇOIS POLO

Sciences Po Rennes-ARENES (UMR 6051) [email protected]

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Quand le supportérisme et la politique s’imbriquent Les groupes de supporters Beleştepe et Çarşı

Gökçe Tuncel

Introduction

1 En 2010, quelques supporters de Çarşı (groupes de supporters du club de football Beşiktaş) forment le groupe Beleştepe (la « colline gratos » en français) afin d’élaborer une action collective contre l’industrie du football. Le nom de ce groupe vient d’une colline qui se trouve à côté du stade Inönü. Puisque depuis cette colline, il est possible de voir 70% de l’intérieur du stade, les supporters qui n’ont pas suffisamment d’argent pour acheter un ticket s’installent sur cette colline afin de suivre le match.

2 Comme sa maison mère Çarşı (marché en français), qui porte le même nom que son quartier d’origine, le nom de Beleştepe vient également d’un espace public physique où il est question de défendre un territoire afin de pouvoir continuer à se rassembler et partager le plaisir de suivre le match collectivement. Distinct de sa maison mère en plusieurs points, Beleştepe formule une critique du modèle du football industriel qui touche aussi bien au football qu’au supportérisme. Le groupe n’hésite pas non plus à afficher son opposition au gouvernement en place. Aujourd’hui, avec la construction du nouveau stade, cette colline depuis laquelle les supporters pouvaient regarder le match gratuitement n’existe plus. En effet le stade d’Inönü, construit en 1947, a été démoli en 2013 pour être remplacé par un nouveau stade appelé Vodafone Arena1, qui est également situé dans la commune de Beşiktaş très proche du quartier appelé Çarşı. Malgré la disparition de la colline « gratos » le groupe Beleştepe persiste. Son objectif est de soutenir un football inclusif, moins violent qui ne répondrait pas aux normes restrictives du football industriel. 3 Quel est le rapport de Beleştepe, un groupe de supporters qui affiche sans ambiguïté son positionnement à gauche, à Çarşı, un groupe hétérogène sans frontières ni revendications politiques précises. Beleştepe constitue-t-il une scission ou est-ce que sa

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politisation a une place dans Çarşı ? Et dans l'affirmative, comment celle-ci est-elle vécue au sein de Çarşı ? Afin de répondre à ces questions, nous analyserons dans cet article les différents modes de politisation de ces deux groupes de supporters de la même équipe ainsi que leurs points d’articulations. 4 L’article s’organise en trois temps. Dans une introduction théorique sur les supporters de football, l’article aborde les principales caractéristiques du phénomène du supportérisme, la relation qu’entretient ce dernier avec la politique ainsi que le supportérisme dans le contexte turc. Ensuite, il analyse le groupe de supporters Çarşı, puis celui Beleştepe, pour finir enfin sur leurs interactions. Aborder les deux groupes de supporters dans ce même article a pour objectif d’une part de mieux faire ressortir les caractéristiques de chaque groupe et, d’autre part, de montrer la diversité que peut revêtir le supportérisme dans un même contexte politique et géographique. 5 Cette analyse est fondée sur des observations participantes, durant le mois de février 2016 dans l’un des principaux cafés où les supporters se retrouvent pour se socialiser et regarder les matchs dans leur quartier. Il s’appuie également sur vingt-cinq entretiens semi-directifs menés avec les principaux membres de Çarşı et de Beleştepe au cours de la même période. Nous avons choisi de mener des entretiens semi-directifs puisque nous avons fait le choix de construire une grille d’analyse à partir des indicateurs qualitatifs afin de rendre intelligible les perceptions, les opinions, les attitudes et les motivations des enquêtés. Utiliser des questionnaires ou bien mener des entretiens directifs s’avéraient incompatibles avec notre terrain de recherche. En effet, l’accès au terrain était particulièrement difficile puisque quelques membres de Çarşı ont été accusés de tentative de coup d’État pendant le mouvement Gezi et risquaient d’être condamnés à l’emprisonnement à perpétuité. À titre d’exemple, nous avons mené un entretien avec l’un des co-fondateurs de Çarşı en présence de son ami avocat. Alors, en menant des entretiens semi-directifs, nous avons essayé de favoriser la mise en place d’une ambiance informelle et amicale pour discuter avec les enquêtés sans leur intimider avec des questions directes. Nous avons élaboré notre grille d’entretien à travers quatre thèmes principaux : 1, l’engagement dans le groupe de supporter ; 2, l’engagement politique des supporters ; 3, l’inscription des supporters dans l’espace public (quartier et stade) ; 4, la biographie des supporters. 6 Nous avons découvert la présence du groupe de supporters Beleştepe lors de notre observation participante dans le café où une des supporters, Aysu, a déclaré s’identifier simultanément au groupe de supporters Çarşı et Beleştepe. En raison de la situation politique actuelle de la Turquie, les prénoms des membres de Beleştepe ainsi que de Çarşı sont modifiés pour maintenir l’anonymat des enquêtés.

Le phénomène du supportérisme

7 Il est possible de distinguer quatre principaux phénomènes de supporters dans le monde : le hooliganisme anglais, né dans l'Angleterre de l’entre-deux-guerres mais qui a pris son essor dans les années 1960 ; le mouvement Torcida, né au Brésil dans les années 1940, Barras Brava émergé en Argentine dans les années 1950 et le mouvement ultra né en Italie en 1968 avec ‘La Fossa dei Leoni’ (la fosse aux lions) formée à Milan. Alors que le mouvement ultra est le plus jeune parmi ces quatre, il est le plus présent

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dans le paysage du supportérisme : dans les années 1980, il se répand en Europe du sud et se trouve complétement européanisé dans les années 1990 (Pays-Bas, Allemagne, Écosse, pays scandinaves, ex-pays socialistes et Turquie). Depuis les années 2000, le mouvement ultra a fini par être globalisé (Maghreb, Jordanie, Syrie, Canada, États-Unis, Japon, Chine, Corée du Sud et Australie) (Battini 2012). Dans le cadre cet article, on ne discutera que de deux modèles principaux du supportérisme : le modèle britannique (hooliganisme) et le modèle italien (ultra).

8 Alors qu’en Grande-Bretagne le recrutement des supporters et des hooligans après 1955 est effectué essentiellement parmi la jeunesse ouvrière (Dunning et al. 1988), le style de supportérisme ultra italien n’a jamais été dominé par une classe sociale ou par une culture spécifique à la jeunesse. L’élément unificateur des ultras est le supportérisme lui-même et non pas la consommation, l’idéologie politique ou la classe sociale (Dal Lago ; De Biasi 1994 : 77). Étant un modèle plus organisé et spectaculaire, chaque club de football en Italie comprend plusieurs centaines d’associations de supporters avec des réseaux nationaux et internationaux qui organisent de véritables spectacles dans les stades avec des chants, fumigènes et bannières aux couleurs du club et de la ville. Les ultras n’hésitent pas également à rappeler le club et les joueurs à leurs devoirs vis-à-vis du football et des supporters et à dénoncer l’injustice qui leur est faite. C’est pourquoi le désir de visibilité des ultras est souvent accompagné de moralisme (Mignon 1998 : 52). 9 Le territoire (bars, quartiers, tribunes) est un élément constitutif de la culture des ultras et des hooligans. Pour les ultras, c’est le virage (curva) qui indique leurs géographies sociales par rapport aux supporters ordinaires. Le virage se distingue du reste du stade et, symboliquement, du reste de la société par la performance spectaculaire des ultras. L'accès au virage est contrôlé, et les supporters ordinaires savent que le numéro de siège imprimé sur un ticket ne donne pas nécessairement l'accès au virage. Pour les hooligans, les tribunes représentent également des territoires à défendre, au nom de l’honneur du groupe. 10 Les ultras italiens partagent une culture de combat. Quand il s’agit d’un combat dans le stade, celui-ci reste, la plupart du temps, au niveau symbolique : les ultras s’efforcent de démontrer leur puissance symbolique par la beauté de leurs chorégraphies afin de dévaloriser celles des ennemis (groupes ultras adverses) et ainsi accéder à la reconnaissance du public. En revanche, le combat en dehors du stade peut devenir violent. Afin de vaincre les ennemis sur le territoire, les ultras ont recours aux tactiques de guérilla urbaine. Les leaders essaient cependant de contrôler et de limiter l’intensité et la longueur des combats afin d’éviter des dangers extrêmes pour eux- mêmes et parfois pour l’ennemi également. Les combats sont d’une importance capitale, car en participant à une bagarre dans le stade ou dans les rues les ultras démontrent leur attachement au groupe, délimitent les frontières, créent une mémoire collective et affirment ainsi l’identité du groupe. Pour les hooligans, le recours à la violence est plus immédiat et elle n’est pas utilisée dans la construction d’une cause, comme c’est le cas pour les ultras, mais pour la recherche du plaisir. Cela peut expliquer la différence du niveau de violence entre l’Italie et la Grande-Bretagne (Mignon 1998 : 51).

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Les groupes de supporters et la politique

11 Les mouvements sociaux du début des années 2010 ont été marqués par l’apparition de groupes de supporters qui se sont engagés à défendre des intérêts communs dépassant le seul cadre sportif (Busset 2014). À titre d’exemple, de nombreux supporters en Égypte (Gibril 2016 ; Woltering 2013), en Turquie (Irak 2016) et en Ukraine (Ruzhelnyk 2016) ont pris part à des manifestations et ont alors démontré leur capacité à faire abstraction de leurs rivalités afin de s’engager dans une action collective.

12 Franck Moroy (2000), dans son étude sur les supporters libanais explique comment la politisation des gradins crée un espace « libéré » où les supporters peuvent exprimer leurs opinions politiques. De fait, les gradins, en tant qu’espaces autonomes, fournissent aux supporters un environnement pour l’expression de soi. En revanche, la culture hégémonique du football dominée par les médias, les propriétaires de club et les politiciens, peut facilement bloquer et manipuler l’atmosphère de libre expression des gradins (McLean ; Wainwright 2009 : 68). À titre d’exemple, en Italie, le niveau d’organisation élevé des ultras et leur réputation aux yeux des supporters de football leur donnent le rôle d’intermédiaire entre supporters, hommes politiques et clubs de football. Vincenzo Scalia (2009) montre comment les dirigeants des clubs de football en Italie ont utilisé les ultras pour transformer le problème financier des clubs en un problème public et ont ainsi réussi à mobiliser l’intervention politique qui a sauvé les clubs de l’effondrement financier. Par ailleurs, les stades et les matchs représentent des cadres symboliques autonomes dans lesquels les références aux autres cadres, y compris le cadre politique, sont utilisées pour des fins internes à cet événement de football et elles sont, de fait, partiellement, vidées de leur sens originel (Dal Lago ; De Biasi 1994 : 79 ). Comme le note Christian Bromberger « il serait tout aussi fâcheux de décréter l'arbitraire du langage du supportérisme que de lui conférer une excessive plénitude – politique ou autre » (Bromberger 1996 : 39). En Russie par exemple, les expressions politiques dans le stade sont souvent utilisées pour disqualifier l’adversaire (Gloriozova 2016). Nicolas Hourcade (2000) montre également que les ultras français désirent d’abord être autonomes et utilisent les symboles politiques pour surtout discréditer et provoquer l’adversaire ; leur culture reste très hétérogène attirant à la fois des jeunes fascistes, des militants de gauche ou bien des personnes peu politisées. Cette autonomie du cadre explique alors la coexistence au sein du même groupe de supporters de symboles politiques contradictoires.

Le football et la politique en Turquie

13 C’est avec la déclaration de la Seconde Période Constitutionnelle en 1908 que sont fondés les clubs de football turcs et la plupart de ces clubs, en particulier ceux d’Istanbul (nommés « les trois grands » : Galatasaray, Fenerbahçe et Beşiktaş) ont été fondés avec des objectifs nationalistes. Après la proclamation de la République, ces clubs sont devenus les protégés des politiciens. La position privilégiée des trois grands et leurs liens avec l’élite a mis en place une relation de dépendance en laissant ces clubs ouverts à l’intervention politique (Irak 2013a). Mais c’est avec le coup d’État du 1980 que le football est devenu de plus en plus dépendant de l’élite politique et économique.

14 Avant le coup d’État de 1980, le peuple ne voyait pas les gradins comme des espaces pour l’action politique: d’une part, le football en Turquie n’a pas été investi par la

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gauche car il a été considéré comme « opium des masses », (Bostancıoğlu 1993 : 242-244) et, d’autre part, pour la droite, le football représentait des troubles à l’unité nationale en raison de sa nature qui génère des rivalités (Bora ; Erdoğan 1993 : 231-237). C’est la raison pour laquelle la junte militaire de 1980, qui visait à dépolitiser les masses afin de leur imposer sa propre idéologie, a considéré le football comme un terrain idéal. Le gouvernement de la junte et, juste après, celui d’Özal en 1983, ont beaucoup investi dans le football et ont activement soutenu sa modernisation : les restrictions des footballeurs étrangers ont été supprimées, les clubs ont eu désormais des privilèges d’impôt et il leur a été permis de vendre leurs propres billets pour la saison ainsi que de définir leur propre prix pour ces billets. Par la mise en place de cette politique néo- libérale, les grands clubs ont pu accumuler plus de capital que les autres. En 1991 la première chaine de télévision privée, Magix Box, a été fondée par le fils de Turgut Özal, le président de la République de l’époque. En 1993, les chaines de télévision cryptées ont été introduites. Les stades incluaient désormais des boutiques, des restaurants ainsi que des supermarchés. Le football a été transformé en un divertissement des classes moyennes et supérieures, considéré comme une solution à l’hooliganisme. 15 Le football a été aussi utilisé comme une distraction afin de détourner l’attention de l’isolement de la Turquie par rapport au monde occidental, notamment en raison de l’invasion de Chypre en 1974 et du coup d’État de 1980. Dans les années 1990, le succès des clubs de football turcs dans les Coupes européennes a déclenché une vague de nationalisme populaire dans les gradins, le football étant source de fierté nationale (Irak 2014 : 115-117). Par ailleurs, le nationalisme appliqué pour justifier la formation de la nouvelle République turque, est devenu par la suite l’idéologie hégémonique glorifiant le populisme et devenant un outil pour les gouvernements de droite et de juntes après le coup d’État de 1980 (Bora ; Canefe 2002). Dans les années 1990, avec la montée du nationalisme populaire, le football est apparu comme un champ fertile pour la transmission des messages nationalistes. Avec l’élection de l’ancien militant MHP (Parti d’action nationaliste, Milliyetçi Haraket Partisi en turc) Güven Sazak à la présidence du club Fenerbahçe en 1993, les nationalistes ont commencé à être visibles dans le stade de manière organisée. Cette forte présence des nationalistes dans les stades a engendré une réaction forte, mais limitée, de la part du groupe de supporters Çarşı, à tendance politique de gauche. 16 Après le référendum de 2010, qui a donné à l’AKP (Parti de la justice et du développement, Adalet ve Kalkınma Partisi en turc) le pouvoir nécessaire pour faire des changements importants dans la constitution, l'AKP a tenté d’établir sa propre hégémonie dans le domaine du football. Le parti a d’abord essayé d'infiltrer le football à travers les municipalités d’Ankara et d’Istanbul dirigées par l’AKP. Une fois que ces tentatives eurent échoué, les élites économiques des villes conservatrices comme Bursa, Sivas et Kayseri ont coopéré avec les municipalités et le gouvernement. Grâce à cette coopération, Bursaspor (l’équipe de la ville Bursa) a été le cinquième club, dans l’histoire de la Turquie à remporter la coupe de la Ligue en 2010. Il faut également rappeler que Kasımpaşa, le club du quartier du président à Istanbul, a été promu à la Super Ligue en 2007 grâce à l’investissement de quelques hommes d’affaires. La montée de l’élite pro-gouvernementale dans les clubs provinciaux a également affecté la Fédération de Turquie de Football (TFF – Türkiye Futbol Federasyonu en turc) et les candidats pro-gouvernementaux sont devenus des présidents de TFF. En 2010,

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l’administration du logement collectif (TOKİ – Toplu Konut İradesi en turc) a apporté un soutien financier à la finalisation du nouveau stade de Galatasaray. 17 Le 15 janvier 2011, la domination de l’AKP sur le football a traversé sa première vague de contestation. Avant l’ouverture du nouveau stade de Galatasaray, le président de TOKİ Erdoğan Bayraktar a accusé l’ancien président du club Özhan Canaydın d’incompétence lors d’une déclaration publique suite à laquelle les supporters de Galatasaray ont hué Bayraktar et Recep Tayyip Erdoğan. Trois mois plus tard, une nouvelle régulation est entrée en vigueur, punissant gravement les supporters à l’origine du désordre dans les stades. Le 3 juillet 2011, une opération massive a été lancée contre le trucage des matchs au sein des clubs Fenerbahçe et Beşiktaş. Opération suite à laquelle plusieurs représentants du club, y compris le président de Fenerbahçe Aziz Yıldırım, ont été détenus plusieurs mois. Les supporters de Fenerbahçe frustrés par l’absence de couverture médiatique de cette opération, ont commencé à utiliser le fan blog appelé Papazın Çayırı afin de contester et critiquer le système judicaire, le gouvernement ainsi que la police (Irak 2014). Mais l’exemple le plus emblématique de l’opposition des supporters turcs au gouvernement en place est celui du mouvement Gezi2 en 2013 ( Göle 2014). À Istanbul, les supporters se sont réunis sous le nom d’« Istanbul United » pour soutenir les manifestants, confronter les forces de l’ordre et contester les politiques de plus en plus autoritaires du gouvernement (Irak 2016).

La culture du supportérisme en Turquie

18 L’arrivée d’internet et des chaînes sportives dans le pays à partir des années 1990 a véritablement transformé la culture du supportérisme turc. Cette nouvelle génération de supporters issue de la classe moyenne commence à prendre contact avec les supporters étrangers à travers les forums en ligne et à s’intéresser à leurs histoires et à leurs cultures. Attirés par la culture hooligan et ultra, ils adoptent la pratique des chants et de la chorégraphie dans les stades et commencent à publier des fanzines comme le Forza Beşiktaş du groupe Çarşı dans les années 1990. La consommation d’alcool en faisant la fête dans les rues, bars etc. fait également partie de cette nouvelle culture du supportérisme qui fait écho au style de vie moderne à Istanbul. On peut compter également l’interaction des supporters turcs avec les ultras italiens pendant les Coupes européennes à la fin des années 1900 comme un des facteurs qui a favorisé la diffusion du modèle ultra dans les stades turcs. Il est important de souligner que les supporters qui définissent les normes du supportérisme turc sont ceux qui ont les ressources (culturelles et économiques) nécessaires pour se mettre en contact avec les supporters européens.

19 Selon Adrien Battini (2012), alors que le supportérisme turc est une interprétation du mouvement ultra à l’italienne, il diffère de ce dernier par une identification forte avec le club transcendant les identités locales, ethniques, politiques ou religieuses. Ce supportérisme rejette également les divisions profondes du pays, reproduit les codes et les croyances nationalistes et peut donc être considéré comme un nouveau modèle de la communauté nationale. Dağhan Irak (2017) montre que même si culturellement les supporters en Turquie adoptent l’attitude des « hooligans » (modèle britannique) et des « ultras » (modèle italien), ils se comportent principalement comme des clients qui demandent des transferts couteux, achètent les abonnements et les biens officiels du club et ne contestent jamais la direction du club. Par ailleurs, alors que le

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supportérisme « moderne » domine les stades d’Istanbul, ceci n’est pas le cas pour les stades dans les villes conservatrices de province qui ont imité les chants des supporters stambouliotes sans avoir adopté leur style de vie.

« Çarşı est contre tout », la maison mère de Beleştepe

Fondation

20 Quelques supporters de Beşiktaş fondent Çarşı en 1982 dans le quartier appelé Çarşı (en français : le marché) de la commune de Beşiktaş à Istanbul. Çarşı porte ainsi le même nom que son lieu d’implantation. Ses fondateurs aux tendances politiques de gauche appartiennent à la classe moyenne. L’un de ces fondateurs, le plus connu et reconnu parmi les supporters, décédé en 2007, était professeur de lycée et enseignait l’histoire à Ankara. Connu comme supporter gauchiste, il avait quitté son travail pour retourner à Istanbul afin de pouvoir se rendre aux matchs de Beşiktaş dans le stade Inönü. L’autre fondateur est actuellement le propriétaire d’un pub, situé dans le quartier de Çarşı où les supporters se retrouvent quotidiennement.

21 À la fin des années 1970, alors que le stade Inönü, également situé dans la commune de Beşiktaş, est partagé jusqu’en 1981 entre les trois grands clubs de football d’Istanbul, Beşiktaş, Galatasaray et Fenerbahçe (les stades des deux derniers étant en travaux de rénovation), deux supporters de Beşiktaş décident de former un groupe pour organiser des nuits blanches devant le stade afin d’occuper les sièges les plus prestigieux (ceux qu’on appelle l’honneur du stade qui se situent entre les poteaux dans le coté fermé du stade) en y entrant les premiers, avant les supporters de Galatasaray et de Fenerbahçe. Les supporters de ces deux équipes adverses sont également malvenus dans le quartier de Çarşı, où ceux-ci passent la plus grande partie de leur temps et y organisent leurs activités de supportérisme (réalisation d’affiches, élaboration de chorégraphie, etc.). Cette volonté de construire une hégémonie physique à la fois dans le quartier et le stade engendre des affrontements violents entre ces groupes de supporters jusqu’au milieu des années 1990. La plupart de ces épisodes violents (notamment les combats très brutaux dans les rues) prennent fin lorsque les leaders des groupes d’ultras commencent à fonder leurs familles et signent une trêve. 22 À partir de la fin des années 1990, le répertoire d’action collective3 de Çarşı commence à changer. En effet dans les années 1980 et début 1990, son répertoire d’action est marqué par des chants et des symboles de gauche : sur le logo de Çarşı, visible sur toutes ses affiches, pancartes, écharpes... le symbole de l’anarchie remplace systématiquement le « a » de Çarşı (qui est toujours présent). Ils portent des drapeaux à l’effigie de Deniz Gezmiş, principal leader du mouvement d’extrême gauche exécuté en 1972. Ils adaptent le chant révolutionnaire du mouvement de gauche des années 1970 Gündoğdu pour le stade : ainsi « Nous nous sommes baignés dans le sang pour l’amour de la révolution » devient « Nous nous sommes baignés dans les drapeaux pour l’amour de Beşiktaş ». Ils chantent systématiquement cette version avant et après les matchs, poing gauche levé. Ce n’est pas un choix fortuit : à cette époque, ne pouvant manifester publiquement leurs opinions politiques de gauche dans les espaces publics de la ville, les jeunes se tournent vers les stades qui deviennent des arènes politiques. Mais avec le temps, la participation de supporters de diverses tendances politiques se traduit, à Çarşı , par une hétérogénéité croissante. Les fondateurs réagissent en modifiant leur

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répertoire d’action collective. Enfin, pour éviter la division de la tribune de Beşiktaş̧ dans le stade, ils cessent de lever le poing gauche en chantant leur version de Gündoğdu. 23 À partir du début des années 2000, Çarşı devient un groupe de supporters connu pour ses formes d’action collective hautement spectaculaires dans l’enceinte du stade et par les projets humanitaires qu’il développe. À titre d’exemple, en 2009, pendant le match de Beşiktaş ̧ avec Manchester United, les ultras atteignent 132 décibels dans le stade Inönü, l’équivalent du bruit généré par un avion au décollage. Comme le modèle ultra à l’italienne, la forme de supportérisme de Çarşı dans le stade constitue une vraie mise en scène minutieusement préparée à l’avance, collectivement, sous l’égide de son noyau dirigeant. Il commence à fonctionner également comme une organisation d’action civique soucieuse de protéger « les opprimés et défendre ceux qui n’ont pas les moyens sociaux et/ou économiques suffisants » (extrait de l’entretien avec l’un des fondateurs). Il devient alors « l’équipe du peuple »4.

L’imaginaire contestataire de Çarşı

24 Même si Çarşı représente un groupe de supporters hautement hétérogène qui n’a pas de frontière ou d’idéologie politique précise, il serait erroné d’y voir uniquement un simple groupe de supporters. En effet même si la nature « politique » (ou plutôt « contestataire ») de Çarşı renvoie plus au passé du groupe qu’à son actualité, l’imaginaire de cette politisation spécifique reste fort. Cette image de groupe de supporters de gauche se construit en relation avec le passé du groupe et elle est pleinement observable chez les supporters peu ou non engagés qui voient dans Çarşı un groupe de supporters de gauche qui n’hésiterait pas à agir contre l’injustice sociale. Aujourd’hui, cet imaginaire peut être activé par les actions de certains supporters (ceux qui ont participé au mouvement Gezi) ou par la capacité d’action de Çarşı (son aisance à faire l’événement en utilisant ses ressources matérielles et son répertoire d’action collective de nature spectaculaire). Malgré le fait que les actions humanitaires de Çarşı et certaines de leurs performances lors des matchs représentent dans la plupart des cas des causes non conflictuelles, elles rentrent en résonance avec l’image d’un groupe de supporters politisé de gauche.

25 Pour illustrer cette hypothèse, on peut donner l’exemple du projet humanitaire organisé en 2011 par les ultras en vue d’aider les victimes du tremblement de terre à Van. Van est une ville de Turquie à majorité kurde. Cette ville, comme les autres villes pro-kurdes, a subi plusieurs conflits armés entre l’armée turque et le groupe armé kurde, PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan, Kürdistan İşçi Partisi en turc), depuis le début des années 1980 (Bozarslan 2003 : 95). Depuis ces années et encore aujourd’hui, une grande partie de la population turque considèrent les kurdes comme des terroristes et des ennemis de la Turquie, ou voire de citoyens illégitimes. Cette perception publique est liée entre autres à la propagande médiatique qui ne traite que des attaques du PKK envers les soldats turcs et l’État turc considérés comme innocents et presque pacifistes (ces deux entités nationales seraient obligées d’avoir recours à la violence uniquement pour se défendre). C’est la raison pour laquelle, après le tremblement de terre à Van en 2011, qui est l’un des plus grands tremblements de terre qui ait eu lieu en Turquie depuis 1924, avec plus de 250 morts, il n’était pas inhabituel d’entendre dans l’opinion publique des appels à une campagne d’aide soulignant conjointement les crimes que la population kurde de Van 5 a commis à l’encontre des

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soldats turcs. Alors, déployer une banderole sur laquelle figure « les enfants de Van ne doivent pas avoir froid » dans l’enceinte du stade en 2011 peut être considéré comme un acte de contestation qui met en lumière au sein de l’espace public l’injustice que subissent les victimes du tremblement de terre en raison de l’identité kurde de la ville. Autrement dit, bien que soutenir les victimes d’une menace qui plane sur toute la Turquie soit une cause consensuelle, elle peut être perçue comme un acte contestataire en raison de l’identité kurde de la ville. 26 Cependant, il convient de nuancer ces propos sur Çarşı en nous référant aux travaux de Dağhan Irak. Alors que Çarşı n’hésite pas à réagir contre la montée des nationalistes dans les stades à la fin des années 1900, le manque d’expériences en politique et la structure dépolitisée appliquée après le coup d’État du 12 septembre 1980 sur la société turque empêche Çarşı de devenir un groupe politique engagé contre-hégémonique (Irak 2015 : 144). Comme expliqué précédemment dans cet article, depuis leur fondation les trois clubs d’Istanbul (Beşiktaş, Fenerbahçe et Galatasaray) revêtent progressivement un caractère nationaliste en incarnant un domaine où s’affiche la fierté nationale. Force est donc de constater que le groupe de supporters Çarşı reproduit l’idéologie officielle (la laïcité et le nationalisme) de l’État turc. Leur participation au mouvement Gezi s’explique alors par l’intégration des idées issues de l’idéologie officielle au mouvement. Les supporters ne s’identifient pas aux revendications portées par les groupes politiques de gauche qui composent le noyau dur du mouvement Gezi (Irak 2016 : 113-114). 27 Même si les supporters ont signé une trêve pour diminuer la violence entre groupes de supporters, celle-ci n’a pas disparu du répertoire d’action collective de Çarşı. On observe ces dernières années que les supporters ont recours à la violence lorsqu’il s’agit d’une attaque contre leur style de vie6 et pendant les matchs où Beşiktaş joue contre les équipes telles que Konyaspor et Bursaspor (deux équipes ayant des supporters conservateurs et pro-gouvernementaux) afin de provoquer et de discréditer les supporters adverses. Pendant le match de Konyaspor et Beşiktaş le 6 août 2017, les supporters de Konyaspor sont descendus sur le terrain avec des objets tranchants pour en découdre avec Çarşı. Le « PKK dégage » des supporters de Konyaspor à Çarşı en réponse au chant d’İzmir (un chant nationaliste et kémaliste) chanté par Çarşı a déclenché cette altercation. La violence et l’utilisation des symboles politiques au sein du groupe sont donc légitimées pour discréditer les supporters adverses dans le cadre relativement autonome de l’événement du match. 28 En ce qui concerne son positionnement par rapport au club de Beşiktaş, alors que Çarşı avait le pouvoir politique dans le club et les ressources économiques nécessaires pour devenir une force contre-hégémonique face au club de Beşiktaş, le groupe a décidé de négocier avec les dirigeants du club. À titre d’exemple, en 2012, la direction de Beşiktaş enregistre le logo et le nom Çarşı comme marque commerciale et interdit alors la vente des produits portant le logo ou le nom Çarşı sans son accord (Irak 2013b : 150-155). On peut également donner l’exemple de sa brève dissolution en 2008 en réaction aux critiques qui l’associent à des groupes politiques de gauche. L’objectif de cette dissolution était de montrer que Çarşı n’a pas vocation à prendre plus d’importance que l’équipe de football Beşiktaş en polarisant l’attention publique par des débats concernant sa nature. La seule condition d’entrée dans Çarşı est en effet le degré de passion pour l’équipe de Beşiktaş. Cela explique également son approche inclusive par

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rapport à la participation au groupe d’ultras de supporteurs de droite ou d’extrême droite. 29 En conclusion, Çarşı ne possède pas une vision conflictuelle du monde qui se déploie en dehors du cadre de supportérisme : il défend un ensemble de codes éthiques et moraux sans se référer à une idéologie ou à une revendication politique qui serait conflictuelle et/ou révolutionnaire. Qu’il s’agisse de la participation au mouvement Gezi, l’affrontement avec les supporters de Konyaspor ou sa relation avec le club de football Beşiktaş, Çarşı, qui représente plus les supporters de Beşiktaş qu’un groupe de supporters délimité, mobilise l’idéologie officielle de l’État (laïcité et nationalisme) et la reproduit. Les causes qu’il défend sont alors consensuelles et, dans la plupart du cas, restent dans le cadre de l’événement du match de football.

Beleştepe, « un autre type de supportérisme »

Fondation

30 La fondation de Beleştepe s’inscrit dans un contexte plus large de groupes de supporters en Turquie qui affichent leur tendance politique à gauche et créent des liens avec des équipes et des groupes de supporters politisés en Europe comme St. Pauli et Livorno. En effet, de nombreux supporters turcs soutiennent le groupe de supporters de St. Pauli en raison de son opposition à l’industrie du football, à l’homophobie et à la discrimination. En 2006, un groupe de supporters politisé, de tendance gauchiste, fasciné par l’identité communiste de Livorno et par l’attitude antifasciste de son joueur Cristiano Lucarelli, fonde le forum Forzalivorno (forzalivorno.org). Ce forum, qui revendique sans ambiguïté son opposition à l’industrie du football, devient progressivement l’endroit privilégié pour des supporters de différentes équipes d’influence gauchiste qui se réunissent pour échanger et suivre les développements nationaux et internationaux du football (Bora et Özgehan 2011 : 49). Forzalivorno produisait le fanzine Sol Açık (Gauche Ouverte en français, “ouvert” se réfère à la partie ouverte de l’enceinte du stade). Une tentative de faire abstraction des rivalités entre groupes de supporters pour les rassembler sous une cause commune, le forum de Forzalivorno n’est plus actif aujourd’hui. Il semble que leur tentative ait échoué à cause de leur difficulté à dépasser les conflits entre groupes rivaux. Néanmoins, en ont émergé des groupes de supporters de tendance/ou d’influence gauchiste comme Halkın Takımı (Beşiktaş), et Tekyumruk (Galatasaray) et Sol Açık (Fenerbahçe) fondés par les supporters qui ont participé au forum Forzalivorno. Chacun de ces groupes s’oppose à l’industrie du football tout en essayant de se coordonner autour d’actions communes. Toutefois en raison de leur petite taille et du manque de ressources, ils ne sont pas capables en l’état actuel de se transformer en groupe de pression (Irak 2013b : 150-155). Beleştepe, qui défend « un autre type de supportérisme »7, est constitué des supporters ayant décidé de quitter Halkın Takımı jugé trop peu gauchiste.

Profil des membres et mode d’organisation interne

31 Beleştepe est un groupe de supporters actif dans trois villes de Turquie : Istanbul 8, Ankara et Izmir. À Istanbul le groupe se compose de 25 membres actifs, à Ankara 20 et à Izmir 13. Il existe au total 15 femmes, 20 étudiants et la plupart des membres ont moins

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de 35 ans et possèdent un diplôme universitaire. Les membres appartenant aux cols blancs (issus de la classe moyenne et qui travaillent dans les bureaux) représentent moins de la moitié du groupe. Il existe donc également beaucoup de membres appartenant aux cols bleus (exécutant des tâches manuelles dans le cadre de leur travail). Ceux appartenant à la classe moyenne constituent les membres actifs qui orchestrent les activités et les autres membres du groupe. Concernant les origines ethniques et religieuses, il apparaît que les kurdes ne sont pas en majorité. Ils sont néanmoins attirés par le positionnement à gauche du groupe selon les explications d’un de ses co-fondateurs. La plupart des membres se revendiquent athées, mais il existe par exemple une supporter femme qui est voilée.

32 Un des co-fondateurs du groupe, Ferkan (29 ans), a un master en commerce international de l’Université Technique d'Istanbul. Il travaille actuellement dans une entreprise sidérurgique à Istanbul en qualité de responsable du commerce international et est rédacteur dans le média alternatif de gauche sendika.org (syndicat.org). Il écrivait également avant la fondation de Beleştepe dans le journal politique en ligne HaberSol (Actualités de Gauche, http://haber.sol.org.tr). Un autre membre actif de Beleştepe, Doğuş (32 ans), est diplômé d’un master en gestion d’entreprise de l’université privée de Bahçeşehir à Istanbul et travaille en tant que comptable dans une entreprise. Résidant depuis sa naissance dans un quartier d’Istanbul connu pour les affrontements entre ses résidents (alévis) et les forces de l’ordre, Doğuş est un alévi de gauche qui, bien avant son engagement dans le supportérisme, faisait partie de plusieurs organisations militantes d’extrême gauche. Il ressort de nos entretiens qu’avant d’être membre de Beleştepe, les supporters avaient déjà un engagement politique dans des organisations9 d’extrême-gauche. Même après la fondation de Beleştepe, il reste beaucoup de membres qui participent à des manifestations politiques à titre personnel. Par exemple Doğuş a participé au mouvement Gezi non pas avec Çarşı ou Beleştepe mais avec ses amis militants. Il faisait partie de la première phase du mouvement où les écologistes et les militants de gauche ont initié le sit-in. Par ailleurs, leur passion pour le football vient d’abord de leurs familles qui soutiennent activement l’équipe de Beşiktaş en suivant ses matchs à la télévision, puis de leur participation à l’événement dans le stade de Beşiktaş à Istanbul. 33 Pour ce qui est du mode d’organisation interne de Beleştepe, c’est le groupe d’Istanbul qui dirige les actions de Beleştepe et l’organisation des membres se trouvant à Ankara et à Izmir. Les supporters utilisent les technologies numériques comme WhatsApp et Facebook pour se coordonner et communiquer entre eux. Il existe par exemple un groupe sur WhatsApp et sur Facebook pour la publication de leur revue, et un autre pour suivre les matchs amateurs. Beleştepe ne possède pas de local ou de lieu fixe pour se retrouver. À Istanbul, les supporters se rencontrent dans des cafés selon les disponibilités de chacun. Le mécanisme de prise de décision est basé, la plupart du temps, sur la recherche de consensus. Pour organiser une activité, il faut donc que tous les membres (actifs) soient d’accord. Par l’homogénéité de ses membres et par le mode d’organisation interne, Beleştepe diffère radicalement de Çarşı; dans ce dernier, c’est uniquement le noyau dur qui dicte les décisions dans la tribune et sur les réseaux sociaux en raison de la non-délimitation du groupe : il est impossible de solliciter l’avis de chaque personne pour une décision car cela reviendrait à contacter un nombre très élevé des supporters qui se disent « de Çarşı ».

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34 Afin de comprendre et d’analyser la nature de leur engagement nous interrogeons comment entre-t-on, comment reste-t-on et comment agit-t-on dans Beleştepe. Cela nous donnera les éléments pour comprendre les modalités d’intégration, d’identification et d’action des individus au sein du groupe.

Les modalités d’intégration

35 Parmi les quatre modes10 de recrutement (Snow et al. 1980), le « prosélytisme privé » et la « promotion directe » sont les principaux modes de recrutement utilisés par Beleştepe . Le premier mode désigne un recrutement sur la base de relations amicales, familiales ou professionnelles alors que le deuxième décrit un mode de recrutement par un échange en temps réel, à travers internet. Les supporters souhaitant intégrer Beleştepe, qui ne font pas partie du prosélytisme privé, écrivent sur la page Facebook du groupe et par la suite un des administrateurs de la page leur répond pour prendre rendez-vous et les rencontrer. Si l’échange en tête-à-tête est satisfaisant pour les deux parties, le supporter en question est alors recruté, intégré dans le groupe général de l’application WhatsApp. Tandis que chaque supporter qui est passionné par Beşiktaş et qui fréquente a minima les lieux de socialisation de Çarşı (le quartier, les bars et le stade), peut revendiquer d’être de Çarşı, ce n’est nullement le cas pour Beleştepe qui choisit ses membres et qui n’hésite pas à dénoncer les supporters qui expriment une appartenance à Beleştepe sans l'accord du groupe. 36 Mais pourquoi reste-t-on au sein du groupe Beleştepe ? Il nous semble que l’investissement dans ce groupe ne relève pas de la poursuite de rétributions matérielles et/ou symboliques du même ordre que Çarşı. Contrairement à Çarşı, Beleştepe n’a pas de supporters célèbres et/ou connus et reconnus dans le club de Beşiktaş qui peuvent négocier avec le club pour acquérir des billets à moindre prix ou voire à titre gratuit. Beleştepe n’a pas non plus d’endroit privilégié dans le stade depuis lequel ils peuvent être vus facilement et mettre en scène leur répertoire d’action spectaculaire. Comme on l’a souligné précédemment, le groupe porte le nom d’une colline au-dessus du stade depuis laquelle on pouvait voir l’intérieur de celui-ci. Plusieurs enquêtés ont exprimé leur attachement à cette colline en soulignant qu’ils prenaient beaucoup de plaisir à suivre d’une part le match de Beşiktaş et d’autre part le spectacle de Çarşı. De plus, il est rare de voir le déploiement d’une banderole sur laquelle est inscrit « Beleştepe » dans le stade puisque selon le groupe cela revient à faire la publicité et obtenir une notoriété comme groupe de supporters uniquement. C’est la raison pour laquelle, comme on le verra dans la partie suivante, la banderole sur laquelle est écrit « Beleştepe » apparaît surtout dans les espaces autres que le stade pendant les manifestations pour s’opposer aux décisions du club de Beşiktaş, au Passolig11 ou bien pour soutenir les prisonniers politiques. Il nous semble que l’identification au groupe passe par un ennoblissement du supportérisme parce que pour Beleştepe le supportérisme doit être au service de grandes causes dignes d'être défendues : l’opposition au capitalisme, et par conséquent à l’institution du football et au club de Beşiktaş, qui industrialise le football et marchandise les supporters, ainsi que les équipes et les joueurs. On observe cet ennoblissement notamment dans les propos des enquêtés quand il s’agit d’expliquer la raison pour laquelle est fondé Beleştepe : « montrer que l’amour n’est pas quelque chose qu’on peut acheter avec l’argent. L’objectif était de soutenir les supporters passionnés [de Beşiktaş] ne pouvant

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pas acheter un ticket de match » (extrait d’entretien avec Ferkan). Afin de rester dans le groupe, il ne suffit donc pas d’être passionné de l’équipe de Beşiktaş, il faut également avoir une position critique vis-à-vis du club et du football, vus comme deux mécanismes au service du capitalisme, ce qui revient à partager les valeurs fondamentales de Beleştepe12.

L’action collective du groupe : procédé d’identification et de distinction

37 La place de l’action revêt une importance particulière puisque « […] les actions menées dans le groupe sont considérées comme gratifiantes et renforcent l’estime de soi et l’identité sociale de chacun autant qu’elles réaffirment l’identité du groupe et sa cohésion. » (Trégourès. 2014 : 132). Les actions menées dans le stade constituent les moyens par lesquels les membres s’identifient au groupe et se distinguent des autres supporters, notamment de Çarşı. D’une part, ils se montrent de Beleştepe en portant des vestes/pulls polaires, des écharpes et des bonnets sur lesquels est inscrit le nom Beleştepe et de petites étoiles rouges, d’autre part, ils se départagent par leur répertoire d’action collective qui contient des chants non-sexistes et sans insultes. Être ou ne pas être dans le stade pour regarder les matchs de Beşiktaş est un sujet de discussion dans le groupe en raison du Passolig qui représente pour eux l’hyper-marchandisation du football et la réduction des supporters à de simples consommateurs. Si les membres de Beleştepe ont acheté la carte Passolig qui donne accès au stade, le groupe a décidé de ne pas déployer la banderole de Beleştepe pendant les matchs pour continuer à protester contre Passolig. Par ailleurs, les membres de Beleştepe ne font pas partie de la tribune de Çarşı dans l’enceinte du stade. Ils ne forment pas non plus de tribune à part avec un emplacement fixe dans les gradins. Ce positionnement s’explique à la fois par leur envie de se distinguer des membres de Çarşı vus comme les « soldats » de Beşiktaş (parce qu’ils ne sont pas capables de critiquer publiquement le club de Beşiktaş) qui dépendent des leaders de la tribune pour agir. On observe la frustration éprouvée vis-à- vis de l’engagement dans Çarşı qui est jugé dépendant du club et de l’équipe de Beşiktaş. 38 Enfin, contrairement à Çarşı, Beleştepe n’hésite pas à critiquer les actions du gouvernement dans le stade. Ils sont capables à ce titre d’agir sur des sujets qui ne sont pas liés directement à leurs intérêts particuliers et qui ne relèvent pas du supportérisme. À titre d’exemple, le 6 août 2017, lors du match entre Beşiktaş et Konyaspor, quelques membres de Beleştepe ont déployé une banderole de soutien à l’enseignant Semih Özakça et à l’universitaire Nuriye Gülmen, tous les deux en grève de la faim quasi-totale depuis le 11 mars 2017 après leur radiation de la fonction publique par le décret émis dans le cadre de l’État d’urgence instauré après la tentative de putsch du 15 juillet 2016. Le 23 mai 2017, Özakça et Gülmen ont été emprisonnés pour appartenance au Front du parti révolutionnaire de libération du peuple (DHKP-C), considéré comme une organisation terroriste par l’État turc, mais aussi par l’Union européenne et les États-Unis, et d’en faire la propagande13. Par la suite, dix supporters ont été arrêtés le 16 août et détenus dix jours en prison avant d’être libérés le 24 août 2017. L’objectif de cette banderole peut être expliqué par le désir de se distinguer des autres groupes de supporters en affichant publiquement et explicitement leur position politique. Car soutenir publiquement deux enseignants accusés d’avoir des liens avec le

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DHKP-C pendant un match avec Konyaspor constitue un risque important, dont il serait naïf de croire que les membres de Beleştepe n’étaient pas conscients et que leur but était uniquement de provoquer les supporters de Konyaspor.

Figure 1. « Nuriye Semih doivent vivre ! », le 6 août 2017 à Samsun, Turquie. Source : Bianet. URL : https://m.bianet.org/bianet/insan-haklari/189173-tribunde-nuriye-semih- yasasin-pankartina-10-tutuklama-daha

39 À propos de la détention des membres de Beleştepe, Çarşı n’a fait aucune déclaration officielle pour dénoncer le gouvernement ou leur apporter son soutien. La seule réaction de Çarşı concernant cet événement est venue d’un des leaders de la tribune, figure respectée par les supporters, qui a défendu le déploiement de la banderole « Nuriye Semih doivent vivre ! » pour les « deux enseignants qui revendiquent leurs droits de manière innocente »14. Cet exemple montre selon nous, d’une part, la volonté de Çarşı, en tant que groupe de supporters, de ne pas être associé à une prise de position politique « de gauche » (voire d’extrême gauche) et, d’autre part, le degré d’autonomie et d’engagement politique du groupe de supporters Beleştepe qui n’hésite pas, comme indiqué dans son manifeste, à afficher publiquement sa vision du monde dans l’enceinte du stade.

40 L’action collective de Beleştepe se déploie aussi en dehors du stade et constitue un élément tout aussi important pour se distinguer des autres supporters. L’espace médiatique et les réseaux sociaux, comme Twitter et Facebook, sont utilisés d’une part, pour transmettre les activités et l’image du groupe à un public plus large et, d’autre part, pour protester contre certaines actions du gouvernement en place. La lettre ouverte rédigée par Beleştepe en est un exemple. Cette lettre rédigée en turc et en espagnol est adressée au club et à l’équipe FC Barcelona. Avant le référendum15 qui a eu lieu le 16 avril 2017, Beleştepe envoie une lettre au FC Barcelona afin de dénoncer Arda Turan (joueur turc de cette équipe) qui s’est publiquement montré favorable au régime présidentiel. La lettre indique qu’étant donné qu’Arda Turan soutient une vision du monde raciste, sexiste et anti-laïque, il entre en pleine contradiction avec la philosophie du FC Barcelona, laquelle s’est opposée au régime fasciste de Franco avec le

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slogan No Pasaran 16. La lettre finit par annoncer que les ultras veulent voir un FC Barcelona sans Arda Turan.

Figure 2. Lettre ouverte à l’équipe et au club de FC Barcelona « NO PASARAN. Pas de passage/ils ne passeront pas (Geçit yok) ». Source : site internet de Beleştepe. URL : http://www.belestepe.com/2017/01/31/no-pasaran/

41 Dans les rues, Beleştepe mènent également des actions avec Tekyumruk et/ou Sol Açık. En 2014, ces groupes de supporters ont co-organisé une manifestation contre la carte Passolig et ont montré publiquement leur alliance en affichant leurs banderoles respectives côte-à-côte. Toujours en 2014, est créée l’Initiative de Solidarité des Supporters17 (Taraftar Dayanışması Dernek Girişimi en turc) afin de former une opposition unie contre le Passolig. Les membres de Beleştepe nous ont annoncé qu’ils étaient très déçus par le manque de réaction de Çarşı quand ils leur ont proposé d’organiser une manifestation contre Passolig: selon eux, Çarşı a fait très peu d’efforts sur cette question. Car l’objectif de cette manifestation était pour Beleştepe d’initier un grand mouvement (mouvement de grève et des manifestations) de supporters pour dénoncer le système du Passolig et réclamer sa suppression.

42 Enfin, la Contre Ligue (Karşı Lig en turc) constitue un autre espace où l’on peut voir la collaboration de Beleştepe avec d’autres supporters issus d’autres équipes que Beşiktaş. Juste après le mouvement Gezi en 2013, Beleştepe commence à participer à la Contre Ligue. Cette organisation est composée de quelques collectivités qui ont participé au mouvement Gezi. Chaque week-end, les participants de la Contre Ligue organisent des matchs de football sur un terrain qui leur est prêté par le maire de la commune de Kadıköy. Cette commune constitue en effet le centre de l’opposition au gouvernement turc, partant du fait que la majorité de ses résidents vote en faveur du CHP, le parti politique d’opposition (Parti républicain du peuple, Cumhuriyet Halk Partisi en turc) dont le maire est lui-même issu. C’est la raison pour laquelle il n’est pas surprenant que le terrain soit prêté et sans restriction à l’organisation de la Contre Ligue.

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Figure 3. Logo de la Contre Ligue. De l’extérieur à l’intérieur : « Contre le football industriel, le racisme et nationalisme. Contre le sexisme, toute sorte de discours de la haine et de la discrimination. « Contre Ligue ». Source : https://www.facebook.com/karsilig/

43 La Contre Ligue a rédigé un manifeste où sont décrites les règles et les conditions de participation. Voici quelques principes de son manifeste : 1, chaque équipe de la Contre Ligue doit avoir au moins trois joueurs féminins. Dans le cas du non-respect de cette règle l’équipe est automatiquement disqualifiée ; 2, chaque équipe doit avoir deux co-capitaines, une femme et un homme ; 3, dans chaque match trois représentants du comité des capitaines doivent être présents. Leur mission est de pénaliser les joueurs en cas de non-respect des règles de la Contre Ligue (insulte sexiste, violence, abus des joueurs etc.); 4, La Contre Ligue est écologiste et défend les espaces publics.

44 Parmi les équipes participant à la Contre Ligue, on trouve des équipes telles que l’équipe des bibliothécaires féministes, l’équipe des LGBTI, l’équipe des Veganspor (sport vegan) ainsi que l’équipe des Çapultura18. La Contre Ligue joue un rôle très important pour Beleştepe puisqu’elle concrétise sa vision du football alternatif et maintient des liens avec d’autres collectivités partageant ses opinions : Participer à la Contre Ligue est très important pour nous parce que c’est une ligue qui s’oppose au sexisme, au racisme, à l’industrie du football… À travers la Contre Ligue, on fait l’expérience d’un football alternatif qui n’est pas basé sur les disputes, la masculinité, les abus verbaux et physiques. Quand on exprime par exemple nos idées sur la possibilité d’existence d’un football pacifiste et inclusif, ils nous traitent d’utopistes. En revanche, avec la Contre Ligue, on leur dit, “regardez, c’est la concrétisation de nos idées, donc un autre football est possible” (extrait d’entretien avec Ferkan). 45 Pendant notre entretien, Doğuş attire notre attention sur le caractère communautaire du football en tant que discipline sportive et sur le plaisir de jouer au ballon, deux

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éléments mis de côté par le développement du football industriel. L’objectif de cette organisation est alors de mettre en pratique un jeu du football inclusif, communautaire et non violent, en dehors des règles et des normes restrictives du football industriel. L’autre objectif de la Contre Ligue est de jouer au football non pas pour gagner mais pour prendre du plaisir.

46 Le fait de coordonner des actions ponctuelles avec des groupes de supporters d’autres équipes que celle de Beşiktaş, participer à la Contre Ligue et publier une revue politique représentent pour Beleştepe des actions par lesquelles le groupe se distingue de Çarşı et des autres groupes de supporters.

Figure 4. La revue de Beleştepe. Le groupe a édité jusqu’à aujourd’hui trois numéros, de 50 pages chacun. En titre: « chacun a un Beleştepe ». Source : Kartalhaber. URL : https://www.kartalhaber.com/belestepeden-dergi-12393.html

47 Enfin, en s’opposant au football industriel et, par conséquent au capitalisme, Beleştepe fait écho au « mouvement contre le football moderne » (Webber 2015) et « au football du peuple ». Le Calcio popolare (le football du peuple), se développe en Italie et est caractérisé par l’organisation des équipes de football dirigées et gérées par les supporters dans les divisions locales (Androus ; Giudici 2008). Étant la cinquième phase du mouvement ultra, le mouvement du football du peuple exprime l’aliénation des supporters face au football professionnel massivement commercialisé et le désir de faire du football un jeu communautaire qui contribue au bien commun. Il vise donc éventuellement à reconstruire l’ensemble de la structure du football professionnel. L’équipe de Beleştepe participe non pas à la division locale, comme Brutium Cosenza ou CS Lebowski dans le cas italien, mais à la Contre Ligue afin de promouvoir l’idée qu’« un autre football est possible », ce qui est par ailleurs le slogan de Brutium Cosenza (un altro calcio è possibile). Conscients du fait que le système capitaliste fait du football et des supporters une industrie commerciale, Beleştepe construit alors une action collective et

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essaie de dépasser les rivalités afin de bâtir une alternative contre ce système qu’ils jugent aliénant.

48 Toutefois, il faut souligner l’ambiguïté de sens et d’interprétations qu’il existe autour de ces mouvements de supporters contre le football moderne et/ou professionnel. Cette ambiguïté trouve ses racines dans l’hétérogénéité et la complexité des supporters de football qui interprètent et accommodent de manière différente le slogan et les idées principales des discours contestataires (Numerato 2014 : 121).

Perceptions et interactions mutuelles

49 Si Beleştepe a une identité et un répertoire d’action collective autonome et indépendant de Çarşı, on ne peut pas pour autant affirmer qu’il constitue une scission vis-à-vis de ce dernier. Il ressort des entretiens que nous avons menés que Çarşı marginalisait et délégitimait le groupe en le qualifiant d’extrême gauche et en l’accusant d’avoir instrumentalisé l’équipe de Beşiktaş pour faire de la politique. Toutefois, le noyau dur de Beleştepe à Istanbul fréquente les mêmes endroits que le noyau dur de Çarşı et se déplace dans des voitures communes pour aller aux matchs de Beşiktaş. Beleştepe commence alors à générer de la sympathie parmi les leaders et les membres à tendance politique de gauche de Çarşı. « Ils [le noyau dur de Çarşı] nous regardent comme des enfants gauchistes. Ils disent par exemple “ils soutiennent aussi Beşiktaş, mais ils sont un peu trop gauchistes, c’est tout” » (extrait d’un entretien avec Ferkan).

50 Pour les membres de Beleştepe, Çarşı représente tous les supporters de Beşiktaş. Comme « tous les supporters de Beşiktaş » sont impossibles à identifier, à connaître et à situer, pour les membres ceux-ci s’approchent d’une entité abstraite. Les membres de Beleştepe considèrent également l’équipe de Beşiktaş comme quelque chose qui n’est pas assez tangible sans doute parce que cette équipe représente avant tout les affects (comme l’amour, la passion, la justice sociale, voire la laïcité et le nationalisme) que les supporters y investissent pour construire une image de Beşiktaş. Dans cette optique, Beleştepe est vu alors par ses membres comme l’espace où se concrétise et s’actualise l’image politique de gauche de Çarşı. Cette concrétisation passe notamment par le positionnement critique du groupe vis-à-vis du club de Beşiktaş et sa détermination à être militant de gauche et supporter à la fois, sans qu’une de ces identités entre en contradiction avec l’autre. C’est la raison pour laquelle pour les membres de Beleştepe, ne pas être un supporter militant revient à être « les soldats de Beşiktaş », incapables de décider pour eux-mêmes indépendamment des leaders de tribune ou du club. 51 Pour ce qui est des interactions entre les deux groupes, Çarşı soutient certaines actions de Beleştepe en faisant par exemple la publicité de leur revue sur ses comptes Twitter et Facebook ou bien, comme souligné précédemment, lorsqu’un des leaders de Çarşı, à titre individuel, déclare publiquement son soutien aux membres de Beleştepe détenus après avoir déployé la banderole de « Nuriye et Semih doivent vivre ! » lors du match entre Konyaspor et Beşiktaş. Si la plupart du temps, Çarşı n’est pas officiellement solidaire de Beleştepe, sur les réseaux sociaux ou dans l’espace public, les leaders expriment leur soutien et donnent des conseils aux membres de Beleştepe pendant les conversations en tête-à-tête en petit comité. Il semble que Beleştepe ait une place dans Çarşı : c'est d’abord un groupe de supporters composé de personnes passionnées par l’équipe de Beşiktaş et ensuite un groupe où se rassemblent « les enfants politiques de

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gauche ». Il s’agit alors pour Çarşı de neutraliser ou de nuancer l’identité militante de Beleştepe avec celle de supporters pour que les membres de Beleştepe puisse être acceptés et puissent exister dans son sein. 52 Enfin, sur la scène du supportérisme, Beleştepe est vu comme un groupe de supporters de gauche comme celui de Sol Açık, Tekyumruk ou encore Halkın Takımı. Beleştepe n’hésite pas à afficher publiquement son positionnement à gauche, ce que les supporters nationalistes ou de droite considèrent comme extrémiste, voire illégitime.

Conclusion

53 Force est donc de constater que l’articulation de Çarşı à Beleştepe passe essentiellement par le supportérisme et par conséquent par la suspension de l’identité politique de Beleştepe, ce qui ne constitue pas un problème pour les membres de Beleştepe. Si ceux-ci fréquentent Çarşı, ils ne participent pas à son action collective dans le stade et le voit en tant que simple groupe de supporters de l’équipe de Beşiktaş. De plus, il apparaît que les membres de Beleştepe existent au sein de Çarşı à titre individuel et non pas en tant que Beleştepe. Autrement dit, la double identité des membres de Beleştepe se réduit à une seule (celle de supporters) quand il s’agit d’être dans Çarşı. Conscients de l’hyper- marchandisation du football et frustrés de leur engagement dans Çarşı qui n’est pour eux pas assez contestataire, organisé et intelligible, les membres de Beleştepe retravaillent la question de la politisation dans le supportérisme en formant un groupe à part. Dans ce groupe, où existent des barrières d’entrée (fixer un rendez-vous en tête- à-tête avant de décider d’intégrer la personne dans le groupe), ils tentent de concilier l’identité militante et l’identité de supporter. Par ailleurs, il nous semble que ce sont les membres de Beleştepe qui politisent le monde du football et que ce n’est pas par le football qu’ils se politisent. Ayant des carrières militantes qui précèdent leur engagement dans Beleştepe, ils vivent leur supportérisme conformément à leur identité militante.

54 À travers leur répertoire d’action collective qui est guidé plus par leur sensibilité politique que par le souci d’être le meilleur supporter de l’équipe de Beşiktaş, ils se distinguent d’abord de Çarşı et ensuite d’autres groupes de supporters. C’est la raison pour laquelle, alors que Çarşı refuse par exemple d’organiser une manifestation avec d’autres groupes de supporters (rivaux), Beleştepe n’hésite pas à s’allier avec ceux-ci en dehors du stade. Par sa vision conflictuelle du monde et son action collective (en dénonçant le capitalisme jugé responsable de l’industrialisation du football, en construisant une identité idéologique homogène et en s’efforçant de changer les conditions à travers ses actions collectives comme la Contre Ligue), Beleştepe se rapproche d’un groupe de supporters qu’on peut qualifier de contre-hégémonique. Dans ce groupe, il est question de formuler une critique du statu quo et d’élaborer des pratiques alternatives afin de montrer qu’un autre type du supportérisme et du football est possible. Il ne s’agit pas ici de qualifier Çarşı d’« apolitique » par rapport à Beleştepe mais de montrer deux modes de politisation différents : l’un se référant au nationalisme (kémalisme) et mobilisant un ensemble de codes humanitaires et moraux, l’autre élaborant un discours et des pratiques anticapitalistes et communautaires. 55 Toutefois, il est nécessaire de mener des études empiriques auprès d’autres groupes de supporters similaires à Beleştepe comme Sol Açık, Tekyumruk, Ya Basta ! (Göztepe) ou

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Şimşekler (Adana Demirspor) sur la nature de leur engagement ainsi que leurs interactions mutuelles afin de voir si ces groupes peuvent coordonner ensemble des actions qui s’inscrivent dans une continuité. Jusqu’à aujourd’hui, ils ont coordonné des actions plutôt ponctuelles et ont notamment tenté de dépasser leurs rivalités en formant l’Initiative de Solidarité des Supporters contre la carte Passolig. Sont-ils en mesure de construire une action collective sur la longue durée, cela reste à voir. Mais dans le contexte politique actuel de la Turquie où l’État devient de plus en plus répressif et autoritaire, l’étude de groupes essayant de construire une résistance et un contre-pouvoir est selon nous d’un très grand intérêt. Cela peut contribuer à déterminer et à éclaircir les conditions de possibilités de transformation sociale et politique par un mouvement d’en bas.

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NOTES

1. Le mot « Arena » (arène) dans Vodafone Arena est récemment supprimé au profit de « Park » à la suite de la déclaration publique du président turc jugeant l’utilisation du terme inapproprié, car il renvoie aux combats entre gladiateurs et bêtes féroces. Journal T24 (2017), “TFF, içinde ‘Arena’ ifadesi yer alan 3 stadın ismini değiştirdi” : http://t24.com.tr/haber/tff-icinde-arena- ifadesi-yer-alan-3-stadin-ismini-degistirdi,406238 2. Le mouvement « Gezi Park » est initié en mai 2013 par une poignée de militants écologistes, avec la volonté de s’opposer à la décision du gouvernement de détruire le parc Gezi pour y construire un centre commercial. L’occupation et la défense du parc Gezi – l’un des rares espaces verts du centre d’Istanbul – illustre notamment la montée des revendications urbaines sous la bannière d’un droit à la ville et l’opposition à la privatisation de l’espace urbain devenue de plus en plus écrasante avec l’arrivée au pouvoir du Parti de la justice et du développement en 2002 (AKP). 3. La notion de répertoire d’action collective, élaborée par Charles Tilly (1986), désigne un ensemble de routines plus ou moins rigides par le biais duquel les acteurs contestataires investissent l’espace public. Un répertoire cadre les manières d’agir(s) et permet aux acteurs de s’exprimer à travers un certain nombre de pratiques, moyens et modes d’expression. Ainsi, le répertoire d’action disponible est toujours circonstancié et contextuel. 4. Il s’agit d’une appellation assez courante pour se référer à Çarşı. Il existe également un autre sous-groupe, plus ancien que Beleştepe au sein de Çarşı qui s’appelle L’équipe du peuple. 5. En 2011, un présentateur de la chaine d’information Habertürk affirme en direct « Même si c’est à Van, notre souffrance est grande ». Müge Anlı, animatrice des émissions télévisées et journaliste, affirme en direct lors de son programme télévisé Tatlı Sert « chacun doit connaitre sa place. Vous lancez des pierres aux soldats, vous les chassez comme des oiseaux et après vous demandez de l’aide. Ces policiers-là ont tout de suite fait le nécessaire pour les aider. J’espère que les mains des lanceurs de pierres seront brisées ». « Müge Anlı’nın Van yorumu », Radikal, 24 octobre, 2011 : http://www.radikal.com.tr/turkiye/muge-anliin-van-yorumu-1067323/ 6. Le 11 mai 2013, l’équipe de Beşiktaş joue son dernier match au stade Inönü, qui doit ensuite être détruit pour la construction d’un nouveau stade. Avant ce match important, les supporters boivent et chantent dans le quartier de Çarşı comme ils le font avant chaque match. Recep Tayyip Erdoğan, depuis son bureau de Premier ministre également situé à Beşiktaş, ordonne aux policiers de disperser les ultras qui font beaucoup de bruit. Deux policiers tirent des coups de feu en l’air à cet effet. Indignés par le comportement des policiers qui perturbent leurs habitudes et le deuil dans leur propre quartier, les supporters réagissent violemment en leur jetant des projectiles. 7. C'est le titre du manifeste de Beleştepe qui accentue l’opposition des supporters à l’industrie du football et leur volonté de montrer qu’une autre forme de football et de supportérisme est possible. 8. Nous avons mené des enquêtes uniquement auprès des supporters qui se trouvent à Istanbul. 9. Pour protéger nos enquêtés, on a fait le choix de ne pas donner les noms de ces organisations politiques. 10. Les deux autres modes de recrutement sont le « prosélytisme public » : la mise en scène publique du groupe à travers divers événements et le « prosélytisme médiatique » qui désigne toute communication médiatique transmettant un message. 11. Le Passolig est une carte de crédit indispensable pour acheter des billets pour les matchs de football en Turquie instauré moins d’un an après le mouvement Gezi. C’est un système de fichage performant qui permet aux autorités publiques d’identifier très rapidement les supporters dans l’espace des stades.

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12. Ces valeurs fondamentales sont affichées dans son manifeste qui se trouve sur le site-web du groupe : « Beleştepe intervient dans la vie à travers les rues et les tribunes. Il fait de l’agitation et de la propagande librement afin de s’exprimer et véhiculer ses idées au public. Il n’hésite pas à partager les idées qu’il défend avec le public à travers une déclaration sur le web, un chant dans la tribune et une manifestation. Beleştepe s’oppose à l’industrialisation du football, à la structuration du sport dans la direction dictée par le capital, à la réification des sportifs et de leur main-d’œuvre, et au système qui a créé tout cela. Il vise à mettre en œuvre une nouvelle compréhension du sport qui peut constituer un système alternatif à ce dernier [au sport industriel] ». « Le manifeste de Beleştepe », http://www.belestepe.com/belestepe-manifesto/ 13. Semih Özakça a été libéré le vendredi 20 octobre, mais placé sous contrôle judiciaire à domicile avec port d’un bracelet électronique. Le 1er décembre 2017, Nuriye Gülmen a été condamnée à 6 ans et 3 mois d’emprisonnement, mais le tribunal a décidé de la maintenir en liberté surveillée en attendant le verdict de la Cour d’appel. Le 26 janvier 2018, après 11 mois, Gülmen et Özakça ont décidé de mettre fin à leur grève de la faim quasi-totale. 14. « Çarşı Nuriye ve Semih'e sahip çıktı: İki öğretmenin masumane hak arayışı », abcgazetesi, le 12 août 2017 : http://www.abcgazetesi.com/carsi-nuriye-ve-semihe-sahip-cikti-iki-ogretmenin- masumane-hak-arayisi-61580h.htm 15. Le référendum constitutionnel vise à inscrire dans la Constitution les amendements de 2017 qui constituent le passage des institutions d'un régime parlementaire vers un régime présidentiel. 16. « Beşiktaş taraftarından evet diyen Arda Turan için Barcelona'ya mektup », Cumhuriyet, 31 janvier 2017. http://www.cumhuriyet.com.tr/haber/dunya/668595/ Besiktas_taraftarindan__Evet__diyen_Arda_Turan_icin_Barcelona_ya_mektup.html 17. « Taraftarlar Yasaklara Karşı Biraraya Geldi: Taraftar Dayanışması Dernek Girişimi Kuruldu », Toplumsalsol, le 18 septembre, 2014. http://www.toplumsol.org/taraftar-dayanismasi-kuruluyor/ 18. Le nom de l’équipe renvoie à Çapulcu et à Sepultura. Çapulcu, qui signifie maraude, vandale, racaille, est devenu un des symboles du mouvement Gezi suite à la déclaration publique du Premier ministre de l’époque qui a décrit les manifestants en tant que « quelques çapulcu ». Les manifestants se sont réapproprié le mot en se définissant eux-mêmes comme çapulcu ainsi que l’acte de protester comme çapuling (en ajoutant -ing à la fin du mot). Sepultura est un groupe de heavy metal brésilien formé en 1984. Le groupe s’oppose à la violence étatique et à l’injustice socio-économique.

RÉSUMÉS

En 2010, quelques ultras du groupe de supporters Çarşı du club de football Beşiktaş forment le groupe Beleştepe (la « colline gratos » en français) afin d’élaborer une action collective contre le football industriel capitaliste. Le nom de ce groupe vient d’une colline qui se trouve à côté du stade İnönü à İstanbul. Depuis cette colline, il est possible de voir 70% de l’intérieur du stade, les supporters qui n’ont pas suffisamment d’argent pour acheter un ticket s’y installent afin de regarder le match. La décision de ces supporters de se rassembler en un groupe restreint vient de leur positionnement politique plus engagé que leur maison mère, Çarşı. Il s’agira dans cet article d’analyser les différents modes de politisations de Çarşı et de Beleştepe.

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In 2010 a few ultras from Çarşı, a well known fan group of the Beşiktaş football club, formed the Beleştepe (“Free hill” in English) in order to develop collective action against capitalist and industrial football. The name of this group comes from a hill next to the İnönü stadium. From this hill, is possible to see 70% of the inside of the stadium and fans who do not have enough money to buy a ticket settle on this hill to watch the match. But above all, their decision to gather in a separate group came from their political position, which is more explicit and precise than that of Çarşı. This article will analyse different modes of politization of the two groups.

INDEX

Mots-clés : Beleştepe, Çarşı, Beşiktaş, groupe de supporters, communauté politique, agir politique, Turquie Keywords : Beleştepe, Çarşı, Beşiktaş, football fan group, political community, political agency, Turkey

AUTEUR

GÖKÇE TUNCEL

Doctorante en sociologie CESPRA (Centre d’études sociologiques et politiques Raymond Aron), EHESS [email protected]

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Shifting spaces of contention An analysis of the Ultras’ mobilization in Revolutionary Egypt

Suzan Gibril

Introduction

1 The emergence of contentious collective action since the early 2000s1, and especially in the aftermath of the 2011 popular uprisings has contributed to the transformation of public space in Egypt, revealing a wide range of political and social actors. The development of contentious actions, as well as the use of the street as a powerful political tool encouraged the emergence of new spaces of protest, but also the development of new strategies of opposition. During and after the events of 2011, Tahrir Square – and by extension the “street”, understood as the space allowing for the expression of public opinion – became a symbol of unity, hope, and empowerment, all the while allowing new actors to appear on the political and social scenes. The investment in public space has led to an examination of the different ways of thinking, organizing and staging collective action. Egyptian football supporters in particular, are known to make use of public space within the framework of their activities, by utilizing the stadium, the walls and the “territory” surrounding the stadium and their meeting points. Early in the uprisings, they notably played a central role during the clashes with the security forces, helping to “bring down the wall of fear”.2 Their experience in street fights, their turbulent spirit, their frequent use of violence,3 their audio-visual tools (flags, songs, banners and graffiti), as well as their practices of public space investment have contributed to the development and redefinition of collective action in revolutionary and post-revolutionary Egypt.

2 Beyond the physical investment of Tahrir, it is interesting to look at the occupation of other spaces by the Ultras groups, particularly their occupation of the different walls surrounding the stadiums and Tahrir Square. This article aims to examine the mobilization of the Cairo Ultras groups by looking into their use of space, first within stadium grounds, and particularly through their use of graffiti art. This choice is essentially motivated by the fact that their main space of mobilization, the stadium, was off-limits to them after the events of Port Said,4 which will be discussed below.

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Through an analysis primarily centred on their graffiti, we wish to account for the evolution in their mobilization, as well as understand the development and transformation of their messages. On the one hand, the article will focus on the use of physical space by the Ultras and the messages conveyed within the stadium. On the other hand, it will address the issue of the rapport with figures of authority, especially with the police force, and discuss the assimilation of the concept of martyrdom by the Ultras groups, as well as its evolution. 3 With regard to the structure of the paper, it will be divided into three main parts. The first part aims at discussing the making of contentious collective action and theorizing public space within the scope of collective action. How do we define public space and street politics within authoritarian contexts? The second section focuses on the stadium as the Ultras’ earliest space of mobilization. Particular attention will be paid to Port Said and its significance in altering the Ultras groups’ utilization of space. The third part is based on a thorough analysis of graffiti art as a means of occupying space and resistance. We will start by focusing on the relationship between the Ultras and the figures of authority with a special emphasis on the police. Finally, we will discuss the concept of martyrdom and its use by the Ultras within the framework of their activities. 4 An examination of the Egyptian case, and particularly the study of a bottom-up case focusing on traditionally non-political groups (Bayat 2009: 22) such as the Ultras, opens up new analytical perspectives for the study of contentious politics in the Middle East. These daily dynamics of resistance are reshaping these societies in a way that is seldom explored by Western scholars, and discredited by the holders of authoritarian power in the region (Bayat 209: 23). By recognizing the power of local actors such as the Ultras, and examining their activities, these “citizen (non)movements”5 highlight the new ways by which ordinary individuals can limit state control, and stimulate change within their respective communities. Moreover, the sports arena and by extension the Ultras groups can reveal certain social complexities and struggles, particularly in contexts where the dominant power exerts pressure on its population. 5 Indeed, regimes such as the Mubarak regime in Egypt are characterized by weak opportunities for the development of opposition movements and collective mobilization (Bennan-Chraïbi and Filleule 2003; Benin and Vairel 2013; Allal; Cooper 2012), as well as by the quasi-systematic repression of collective mobilization (Abdelrahman 2013). The lack of political opportunities can therefore lead to the development of “new spaces of contention”, as a “part of the social world built on at the same time against and in reference to the political field and its formal institutions” (Beinin; Vairel 2013: 33). The stadium and its surroundings, as well as the art of graffiti can be understood as one of these spaces of freedom and autonomy where the frustrations of humiliation and abuse could be channelled. 6 The majority of the data was gathered around Tahrir Square and Mohammed Mahmoud Street, as well as around the Ahly and Zamalek stadiums during a series of field trips conducted between 2012 and the beginning of 2015. Graffiti are of particular interest in the Egyptian case, most notably because they allow for the expression of a specific social and/or political reality using precise graphic and discursive rules. We also rely on a series of interviews conducted between 2013 and 2015, with Ultras of the two main football clubs in Cairo, namely Ahly and Zamalek. The use of interviews has proven to be an important tool and asset for making sense of political phenomena, particularly

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when discussing Port Said and the shift in mobilization observed among the Ultras groups.

Contentious collective action and the making of public space

7 The Egyptian Revolution has impacted on the dynamics of political participation. Formal political participation in Egypt was predominantly restricted to regime- affiliated party activity, co-opted civil society participation, and/or voting in non- transparent and fraudulent elections (Khatib 2013: 315). This compelled the development of “underground movements” and alternative spaces of freedom (Bromberger et al. 2002; Bayat 2009; Atef 2014). The stadium and the football arena as a whole became one of those spaces, allowing for free expression of opinions and catalysing social tensions and frustrations, ultimately becoming a space of political socialization, a space where individuals familiarized themselves with politics and social issues.6 These spaces defied the coercive measures put in place by the government – such as the law on political parties7 – to avoid any political opposition and limit the influence of social movements and opposition forces (Khatib 2013: 322).

8 The concept of space is often debated in the social science literature, showing how it has shaped political mobilization as well as contentious politics (Moore 1998; Castells 2009; Miller 2000; Martin; Miller 2003). Spatiality is to be understood as multiple and equally significant, though certain spatialities might be of greater significance in the articulation of a specific process (Miller 2013). According to Miller, space matters because it is a “medium through which all social relations are made or broken – and making and breaking relationships is at the core of collective action” (2013:286). Henri Lefebvre (1991: 62) adds that underestimating, ignoring or diminishing “space amounts to the overestimation of texts, written matter, and writing systems, along with the readable and the visible, to the point of assigning to these a monopoly on intelligibility”. 9 The conceptualisation of space in dissident contexts has benefitted from a growing interest in the literature (Bayat 2003; Massey 2007; Rabbat 2011). However, these authors often focus on the visibility that these spaces provide, the streets being a “theatre of action and a place to use the power of collectives”8 rather than the impact it can have on social actors. Indeed already in 2003, Martin and Miller (2003: 143) expressed their concern regarding the minimisation of certain aspects “such as the construction of space or the context that has led to the development of certain fundamental concepts such as identity, political opportunities, demands and resources”. According to both authors, it remains essential to think of space, not only as an instrument of collective action, but also as a constituent element of it (2003: 144). 10 It is in this sense that Tilly has integrated the question of space into the study of mobilizations by addressing the concepts of “safe spaces” or “control of spaces” as stakes of contentious politics (Tilly 2000: 136, 149). Tilly states that these safe spaces are part of the spaces where protesting politics can occur (Tilly 2000: 144). Due to their location, or their legal status, some spaces are more likely to offer protection against repression by the security forces.

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11 Atef, on the other hand, added to the definition of public space, specifically in authoritarian contexts, by introducing the concept of “public policy space” as a place of struggle between a powerful elite and a weakened population (2014: 69). The public space then becomes a space for citizens to “practice” their opposition to the government, actively seeking to increase and challenge the limitations imposed by political power (2014: 55). Contentious protests are induced through street demonstrations and public debates organized on various topics relating to government policy, although also prompted by the mosques, universities (to a certain extent) and stadia, which, as we will see, offer greater freedom of expression as they are able to break away from the control networks set up by the regime and its security apparatus. 12 The development of contentious collective action in authoritarian contexts is most commonly complicated by the regime’s response to counter-powers: strong coercive agencies who have carte blanche when it comes to defending state interests. These police forces usually resolve to what they call “routine” forms of repression, such as surveillance, threats, harassment, detention and “legal persecution” (tax authorities, extortion) to restrict and discourage any kind of dissident behaviour. The Egyptian case – at least until 2014 and the rise to power of general Abdel Fattah al-Sisi – is interesting in this regard; firstly because it sheds light on the weaknesses of such authoritarian regimes and secondly because it allows for a first-hand analysis of the development of large-scale mobilization. However, when contentious collective action develops in authoritarian contexts, a central question that emerges is that of the (in)stability and sustainability of the democratic process. The political system in Egypt, since the abdication of King Farouk in 1952, has been a succession of authoritarian rules. The large-scale popular uprisings of 2011 opened a whole range of possibilities, allowing different segments of society to come together, express themselves and envisage their future for the first time in decades. 13 When studying collective action, it is valuable to characterize the form of mobilization that is being observed in a certain context. To this end, James C. Scott’s concept of infrapolitics encompasses the wide variety of acts, gestures and thoughts that are not quite political enough to be perceived as such (1999:183). In the case of collective action, infrapolitics can refer to forms of mobilization that do not fit into the main classifications of political action. That is to say it can also include certain forms of participation that imply a degree of collectiveness but that do not fall into the category of social movements. Originally, such politics was made up of a number of small actions, a day-to-day politics that avoided dangerous risks; a politics for those living in autocratic settings, for the peasantry and the poor. Though made up of thousands of small acts, this form of infrapolitics had the potential to become an enormous aggregate consequence (Scott 2012:113). The concept has since been borrowed and expanded so as to include a wider variety of acts of resistance and/or protest which, for the most part, do not enter the classic realm of “politics” but whose messages or consequences are highly political. 14 Indeed, certain infrapolitical forms of mobilization do not enter the category of “failed movements” or “movements-to-be”, even though they perform a certain symbolic form of critique and resistance (Marche 2012: 5). That is to say that certain acts of mobilization, such as street art, cannot be analysed in the same way as lobbying actions, or political campaigns or demonstrations organised by trade unions or established social movements. Infrapolitical acts, such as the use of graffiti as a means

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of expression, operate beneath the boundaries of political detectability, which makes them reliable vehicles of resistance. Infrapolitical forms of resistance can thus be central in authoritarian contexts because these “offstage discursive practices are continually pressing against the limit of what is permitted onstage, much as a body of water might press against a dam” (Scott 1990:196). Among these “alternate” channels of mobilization, one can list the use of street art, or the use of the stadium – at least in the early days of the uprisings – as efficiently expressing a resentment towards the ruling regime, without these acts being considered alarming by the regime authorities. 15 Infrapolitics is of particular interest in the Egyptian case. Because the population is deprived of legitimate channels of expression, the different active groups do not express their grievances in a conventional way, favouring other channels of mobilization aiming at challenging the status quo and/or making a claim for dignity. This is the case of the Ultras groups whose activities mostly centre on football and their club, however their acts – especially during and in the aftermath of the uprisings – can be perceived as highly political. These groups share the common idea that their social and political reality, whether linked to their activities as supporters or to the events unfolding (such as the Egyptian uprisings or the events of Port Said), could be changed through mobilization. Their mobilization takes on several forms, but mostly translates into the use of chants, slogans and, more importantly, graffiti. The use of alternate tools of mobilization, and unconventional ways of expressing opinions and grievances raises the question of whether to address these forms of mobilization as politically explicit without their means being qualified as “political”, or as practices which are not political either in terms of content or means (Marche 2012: 4). 16 What is more, one of the key components in the modern interpretation of infrapolitics is the question of anonymity. When the social actor is able to conceal his identity, whether by acting in the shadows or within an undistinctive mass, his voice, and message(s) can be clearer and sharper (Scott 2012). In the Ultras’ case, the use of graffiti as a means of protest is – among other motives linked to their activities as a group – essentially motivated by the fact that it guarantees a space for the voicing of grievances, concerns, opinions when most of the other channels of expression are blocked, as well as because it preserves the individual’s identity while affirming his/her allegiance to a particular and identifiable group. 17 Scott’s infrapolitical model of resistance is useful to account for the different forms of mobilization that do not enter the traditional models of collective action and social movements, as well as to understand the Ultras’ mobilization within the framework of their supporting activities. However, it is not sufficient to clarify and explain the multiple dynamics unravelling within these different groups outside of stadium grounds, and particularly as of the moment they left the stadium and reclaimed the street in the early days of the Revolution. Accordingly, Asef Bayat’s concept of “street politics” is interesting in this sense, mainly because it is concerned with everyday modes of resistance, and allows an examination of the “the dynamics of free-form activism, to describe the politics of informal people and the dis-enfranchised” (Bayat 1997, 55-56). Certain forms of “street politics” allow for an examination of the way people resist beyond the usual channels of contentious politics (marches, sit-ins, massive protests, etc.). This concept is particularly suitable for addressing the Ultras’ mobilization during the uprisings and after the closure of stadium grounds (following the events of Port Said), as well as their rapport with figures of authority, as we will see how these groups

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“carry out their activities not as conscious political acts”, but “[they] are driven by force of necessity — the necessity to survive and live a dignified life” (Bayat 1997:57). 18 The element of space in contentious politics distinguishes it from other forms of resistance such as sit-ins or strikes, mainly because streets are not only where people protest, but also where they extend their protest beyond their immediate circle (Bayat 2009:167). For this reason, one finds a wide range of actors including the “marginalized” – the unemployed and the poor9 – as well as other actors such as students, women, state employees, artists, whose presence on the street is designed to enhance their struggle. It is the wide spreading of protest that threatens authorities who make use of violence and intimidation over these spaces – spatial division, police patrols, and anti-riot squadrons (2009:167). This tactic of encircling and using intimidation and violence is frequently used during football matches against the Ultras, mainly to supersede the potential of expansion to other people present in the stadium. By refusing to withdraw themselves from social and political stages that were controlled by the regime authorities, these groups of social actors generated and discovered new spaces to voice their dissent. In such settings, the street becomes the ultimate arena to communicate discontent and grievances (Bayat 2013:12). 19 But more than just centred on conflict, streets are also spaces of flow and movement, where identities are forged and solidarities enlarged (Bayat 2013:13). So space does not simply serve as a stage for contentious collective action, it also shapes its patterns and resolutions. In this context, the political street (also known as the “Arab Street”), 10 denotes the “collective sentiments, shared feelings, and public opinions of ordinary people in [their daily] practices that are expressed broadly in public spaces – in taxis, buses and shops, on street sidewalks, or in mass street demonstrations” (Bayat 2013:14). The concept of political street and street politics will also be applied to other public spaces than the physicality of the street and the midan, in the form of the walls and their use by street artists. Indeed graffiti, much like the physical presence on the street, are efficient ways of utilizing public space to convey a message and take possession of a given territory in an act of protest. 20 As we will see in the following sections of this paper, the Ultras were able to adapt their mobilization processes and tools to overcome the stadium ban and police repression by reclaiming other spaces than their prime spaces of mobilization, namely the stadium. By reclaiming the street and the walls of the different cities – not only those surrounding stadium grounds – the Ultras took possession of these areas and made them their own, thus expanding the conception of contentious politics and the ways by which they are implemented on the ground.

From stadium to street: the Ultras’ mobilization processes

Being an Ultra is more than football. Being an Ultra means you respect the code and F0 F0 live by it. 5B … 5D Being an Ultra is about loving football, your team and your people. You know…we look out for each other.11 21 The first Ultras movement appeared in Italy in the late 1960s, established by a union of workers who wanted to denounce the shortcomings of the commercialisation of football (Louis 2008; Armstrong; Testa 2010). Although originally influenced by the British model of hooliganism, manifested as a sort of extension of the working class

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(Roversi; Balestri 2000: 187), the Italian model was closer to the anti-system youth movements of the 1960s and 1970s, engaged in demonstrations, thus encouraging the Ultras movements to adopt the same modes of action and forms of organisation (Balestri; Podaliri 1998).

22 The first Egyptian Ultras groups started forming in the early 2000s via the Internet and through forums before emerging as distinctive organisations in 2007, based on the Italian model (Beshir 2011). Other forms of organized support existed prior to the establishment of the Ultras. Until the end of the 1990s, Egyptian football fans were known as Tersos, derived from the Italian word Terzo, meaning “Three”. In Egypt, Terso came to refer to the fans from lower social classes who could only afford to buy third-class tickets to see the games (El-Zatmah 2012: 801). 23 Appearing as early as the 1920s, the Terso fans shaped Egyptian football with their chants and songs, making football an integral part of Egyptian national culture (El- Zatmah 2012). The Terso fan-base consisted of a rather homogenous social group with regards to age and gender, and cultivated a non-violent culture of support, as opposed to their Latin American and Northern European counterparts, whose hooligan fan culture was largely rooted in violence, particularly during the 1970s and 1980s (El- Zatmah 2012).12 The Terso phenomenon started to disappear at the beginning of the 1980s, mainly due to worsening socio-economic conditions of the lower classes, making it challenging for the fans to buy tickets. The worsening economic conditions, coupled with the rise of greater gender segregation measures limiting the presence and participation of women in the public sphere (brought forth by the rising Islamisation of the culture),13 contributed to the third-class ticket seats to be mostly dominated by young males who would come to form the Ultras (El-Zatmah 2012: 802). 24 The changing structure of football fandom in Egypt at the end of the 1990s, beginning of the 2000s, was a reflection of both a wider socio-economic and cultural change in the country, characterised by the rise of neoliberal policies, growing unemployment rates, and an amplification of social inequalities (immiseration of the middle class, and an upsurge of people living on less than two dollars a day),14 as well as a change brought forth by the development of the Internet and the development of social media channels such as Facebook, and Twitter.15 25 Different pro-democracy movements started to emerge and formulate demands (Abdelrahman 2012). These new movements, and especially movements such as Kefaya, 16 were the first movements to transcend ideological divides and overcome this “general state of political apathy” (Hosseinoun 2015: 43). By breaking the taboo usually associated with contentious practices, Kefaya opened up new possibilities for contentious collective action in Egypt (El-Shorbagy 2007). 26 In this context of socio-economic unrest and burgeoning contentious action,17 the Egyptian youth – the shabab – found itself directly affected by the lack of job opportunities related to their fields of specialisation and qualification, forcing them to seek and accept low paid, precarious and temporary “odd jobs”. Accordingly, it does not seem surprising that the Ultras groups started to appear at the same time as these activist groups, the youth finding in football a way to express and channel their disillusionment and frustration with their situations (El-Zatmah 2012). 27 The social profile of the Ultras is widely representative of the demographics of the Egyptian youth. Aged between 15 and 35 years old, they sweep through all social classes

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of society, though a large portion of their members belong to the upper classes of Egyptian society, unlike their European counterparts (Hourcade 2000; El-Zatmah 2012; Lebrun 2013).18 What is more, many Ultras – regardless of social class – are well educated and carry a University degree or are currently pursuing studies, as a result of the free education system for public schools in Egypt, the private system being more expensive (Cupito; Langsten 2011).19 So the main issue for these young Egyptians resides in the imposed set of goals to achieve and norms to respect according to their social status and qualifications. They feel like they are expected to live up to society’s standards without being given the tools nor the means to properly respond (Abdelrahman 2012). In this sense, certain sections of the youth find in their commitment to the Ultras groups an opportunity to counter the denigration. The Ultras groups in this context, represent an outlet for their frustrations, a way to escape the realities of their daily lives. 28 The Ultras groups’ organizational chart is said to work “horizontally” by its members, in order to preserve the logic of sharing and equal participation of each member. However, a hierarchy does exist, so as to guarantee a flowing and coordinated strategy. UA and UWK differ slightly in certain ways, however their overall structure is very similar. The Ultras groups organize around leaders, or kabos (their numbers vary according to the group), which is the most prestigious position as they act as choreography coordinators during the matches, as well as manage the daily running of the group and settle important issues. They are helped and supported by the section leaders – also called qaïd (commander) or raïs (president) – who relay and apply decisions within their local sections. Section leaders and kabos meet when important decisions regarding activities and dakhalat need to be made. In some groups (such as UWK), there is a distinction between the sections from outside the capital (known as sections), and those from Cairo, known as dawla (states). The rest of the members are known as “active Ultras”.20 29 The Ultras’ identity is deeply rooted in football and is revealed most frequently during the games, but is not limited to the sporting arena. Ultras Ahlawy and Ultras White Knights were the first groups to appear in Egypt and became the two largest and most visible organizations in the country (Dunmore 2007; Mazhar 2009). Their activities are focused on the club and the support for their respective teams and are aimed at inspiring a sense of belonging among the supporters, impressing spectators with the flare shows and the chants, and intimidating rival teams’ supporters. 30 Football supporters, and Ultras in particular, may resort to violence in cases of “self- defense”, notably when they are being hassled by the police at the end of football matches due to their use of flares and “politically incorrect” slogans (Beshir 2012:36). Police forces routinely arrest supporters the night before the game for “questioning”, to ensure that they do not represent a threat to “national security” and release them the day after, sometimes in bad shape (Beshir 2012; Lebrun 2013). Their use of violence is not only limited to self-defense. Some of the more “hard-core” fans customarily organize “street fights” with rival supporter clubs bringing their activities closer to those of traditional hooligans.21

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The stadium, prime space of the Ultras’ mobilization

31 Focusing on the Ultras groups as social actors who traditionally tend to “steer clear of the political world”,22 enables the observation of new dynamics of interaction between these different groups in authoritarian contexts, thus bringing the concept of activism to the forefront of discussion. The Ultras of Cairo provides a good case study for the analysis of the “the dynamics that occur outside formal groups” (Aarts; Cavatorta 2011: 3), understood as social movements, trade-unions, organized movements such as the Muslim Brothers, etc.

32 A special emphasis is to be put on the role of space in the formation of collective identity, particularly when studying groups such as the football supporters. Fernando Bosco (2001) argues that “place-based collective rituals” serve to maintain social network cohesion both spatially and symbolically. Places that are collectively identified as meaningful to the cause become symbols to build and maintain existing network connections (see also Leach; Haunss 2009; Creasap 2012). The concept of territory and public space is closely related to the Ultras and their activities. As was noted earlier, Egypt’s authoritarian rule and the overbearing presence of control mechanisms reduced public space considerably through extensive surveillance techniques and physical intimidation and abuse (Ismail 2012). The stadium and its surroundings on the one hand, and the walls surrounding the stadia and Tahrir square on the other, became virtual spaces of freedom and autonomy for the Ultras groups where the frustrations of humiliation and abuse could be channelled (figures 1 and 2).

Figure 1. No SCAF (Supreme Council of the Armed Forces). Source: Kingfut.

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Figure 2. ACAB (All Cops Are Bastards). Source: UA07.

Figure 3. Zamalek stadium, Cairo, May 2012.

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Figure 4. Anti-media (Ultras White Knights), Zamalek Stadium, 2012.

33 As stated above, the stadium, in contexts like Egypt, can be used as a space of freedom and dissidence allowing the people to voice certain opinions and grievances. From the outset of their supporting activities, the Ultras made use of the stadium not only to express their support for their team (figure 3), but also to express their disapproval of the figures of authority (club managers, the media, the police, the Ministry of Interior), may it be by using tifos (displays and banners, as well as choreographies), or by drawing graffiti on the walls surrounding the stadium (figure 4). In the first days of the Revolution, the stadia and their walls were used to send messages of unity as well as to denounce the violence used against the protesters. After the events of Port Said however, the stadium was off-limits to the public, including the Ultras, giving their mobilization a new impetus.23

Port Said, a defining moment in the Ultras’ mobilization

34 On 1 February 2012, 74 Ahly fans were killed in what was presented as a “riot between football fans gone wrong”.24 The Ultras interpret the Port Said clashes as a kind of vendetta on the part of the security forces for t the Ultras’ participation in the Revolution. Following the events, massive protests erupted in Cairo and around the country, with people blaming the security forces for the deadly violence. Ultras in Egypt have always had a difficult and “dysfunctional” relationship with the security forces. Many of them, as well as an abundant portion of the protesters, believe the Port Said clashes to be a way for the security forces – and by extension, the government – to take revenge for the supporters’ participation in the uprisings (Gibril 2015).

35 More than just a “football riot”, Port Said represents a breaking point in two ways. First, it reveals a change in the involvement of the Ultras in the large-scale mobilization. While their participation was undeniable in the first days of the uprisings,

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it was limited to a passive engagement. Their presence in Tahrir Square was specifically aimed at defending the protesters against police brutality. It is essential to bear in mind that the Ultras were not one of the leading forces of the movement, merely responding to a call from the organizing social movements, namely Kefaya and the 6th of April Movement, as well as the administrators of the “Kullena Khaled Said” Facebook page. After Port Said, their involvement as a group became clearer, essentially because they had a common issue and message to carry out to the regime: justice for the fallen of Port Said. What is more, in a gesture of solidarity and support towards the Ultras groups, many “civilians”25 took part in the demonstrations, some going as far as joining the Ultras groups as full members.26 36 Secondly, the forced shutting of the stadiums to the general public – including the Ultras – after the deadly events, forced the supporter groups to find other spaces and ways to express their grievances; spaces that most notably included the street (as regards the demonstrations against the regime after the events), the walls surrounding the various stadiums, the walls of the different major cities in Egypt, as well as through the use of songs tackling the issue of martyrdom and the injustice of the events.

Constructing protest through image: The Ultras and their graffiti

37 Street art, or the art of graffiti, has been considered by social scientists as an efficient tool of expression, particularly in areas where political activism and resistance is difficult. For instance, the act of writing on walls was quite common in East Germany, in Northern Ireland and in the Palestinian territories (Rolston 1987; Peteet 1996; Crettiez 2014). In the Palestinian case, most notably, the analysis focused on the ability of street art to strengthen communities, unravel power relations within specific socio- political contexts such as the Intifada (Peteet 1996), as a form of political discourse and as a means of resistance (Bseiso 2017). More recent works on street art in Palestine have mainly focused on the ways in which graffiti is utilized to access a more international space and network in order to promote a dialogue with a more international audience (Toenjes 2015).

38 In the Egyptian case, there was a notable lack of academic work on street art prior to the uprisings though some pieces could be found on the aesthetics and stylistic features of Arabic graffiti and “street graphics” (Dawson 2003), as well as some rare articles on blogs and, exceptionally, in newspapers. This gap implies that the study of street art only came to fame in the aftermath of the Egyptian Revolution, becoming the main object of a number of graphic books (Gröndahl 2012; Zeitouna 2012; Helmy 2013; Euverte 2015), essays and magazine articles, as well as documentaries (see for example, Marco Wilms’ “Art War” 2014). The increase of such research allowed for different levels of analysis including the different art trends in post-Revolutionary Egypt (Carle; Huguet 2015; Abaza 2016), the representation of martyrs and the discussion of the concept of martyrdom in the creation of collective (Sharaf 2015). One of the most recurring themes however, is the understanding of graffiti and street art as a tool of political struggle and dissent (Khatib 2013). In the context of the Egyptian Revolution, graffiti – and its space – included the dimension of resistance in addition to the act of transgressing the rules. Some authors have suggested that its visibility somewhat extended the public space, creating a “subversive sphere” where people

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could express their opinions, grievances, discontent, anger, distrust, and/or nostalgia (Abaza 2016; Fahmi 2009; Nicoaerea 2014). 39 Before the uprisings, the Ultras were the prime utilizers of graffiti, using it to mark their territory, declare their allegiance to their club, criticize their rivals, as well as oppose the Ministry of Interior, the police and club owners.27 In the next sections, we will focus on the Ultras’ use of street art with regard to two main themes that have become central in their mobilization and identification processes: their rapport with figures of authority, and the figure of the martyr.

The Ultras’ rapport to figures of authority

40 The police, or dakhlyyia,28 and security forces in Egypt are to be distinguished from the army. While the army was credited by the population for restoring stability to the country after the ousting of Mubarak in the wake of the uprisings29 (Karawan 2011: 45), the police’s role was that of the oppressor and the physical representative of the Ministry of Interior. In Egypt, the police act not only as the organization in charge of public security but first and foremost as an agent of the government. In addition to ensuring public and national security, the police’s power covers other areas, such as the market, transport, roads, taxation and public (Ismail 2012). The Egyptian police apparatus is, by design, intrusive, abusive and violent. The organizational chart of Egypt’s Ministry of Interior is quite revealing with regard to the extensive remit of the police’s monitoring and surveillance as well as the degree of specialization and complexity of its departments (Ismail 2012).

41 This intrusiveness can be attributable to several political factors that have aided the police in consolidating their power, notably the role it was assigned in repressing the Islamist opposition, dating back to the 1950s and 1960s. Another important factor was the state’s decision to withdraw from certain welfare provisions and its promotion of neo-liberal economic policies, which led to the development of an informal labour market as well as the privatization of social services (Ismail 2012). Both these factors resulted not only in the heightening of security controls, but also, and more importantly, it reinforced the existing corrupt system. In addition to serving the interests of the ruling elite, the security forces developed their own corrupt culture, instating a system of bribes and placing what is known as “plain-clothes” policemen – civilians hired by police and security forces to collect information – in neighbourhoods under the pretence of ensuring stability and peace (Abdelrahman 2015). To do so without raising suspicion30, the police usually position their undercover informants in local communities by providing them with a vending kiosk or by appointing them to the carta system, shuttle buses and vans. 42 One key component of the Ultras’ identity is this intrinsic opposition to police and security forces. This relationship structures their motives for mobilization as well as reinforces their sense of belonging to the Ultras as a group. The Ultras’ clashes with the police are cultivated in a long history of violent encounters, of humiliations (the police often use the expression “ya walad” meaning “you boy”, closely related to the reference to “boy” used during the segregationist period in the United States) and harassment (Ismail 2012). The feeling of anger and humiliation is an important feature of the relationship between the Ultras and the police, as it contributes to the development of a sense of injustice, which in turn encourages an upsurge of violence against police

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forces and shapes the supporters’ identity (“I am an Ultra, and as an Ultra, I am opposed to any kind of figure of authority”) (Gibril 2015: 313): When one of us is attacked, the whole group is attacked. We don’t use our fists unless we have to. With the police, we have to be violent because they always attack us […] we have to defend ourselves and our colours. It’s in our values: “always sacrifice for the group”. That’s what we do. What am I supposed to do?! Say “no I can’t fight because I’m going to shock your grandmother?” It doesn’t work like that. When the group needs you, you immediately react.31 43 Different tools are used to express this opposition, outside of the clashes that take place in and around stadium grounds on game day. Besides their use of graffiti, which will be discussed below, the Ultras resort a lot to using slogans, chants and songs to express their hatred and contempt for police and security forces, may it be through the proliferation of slogans such as “ACAB [All Cops Are Bastards]” or through the extensive use of flares and shamarikh which are normally prohibited in the stands. It is also quite common to find song lyrics referencing the police, the regime and the security forces, accusing them of high-jacking freedom and cultivating a climate of repression, as in the case of Ultras White Knights’ song “Shams el Horreya [Sun of Freedom]”:

“Shams el Horreya” [Sun of Freedom] Ultras White Knights (Zamalek)32

Gozo’ fi ‘aqleyyti ma fehemhoush el A part of my thinking [is] not understood by the toghaah oppressors

Qalou shortah fi khedmet sha’ab konna They said “police at the service of the people” [but] we ehna el ‘abeed were the slaves

Qatalouna wa katamou si soutna belnar They killed us and silenced us with fire and iron welhadeed

Gahala welqam’ hayat hom wa khayalhom Ignorance and oppression is their life and they have mareed sick minds

Eqtel wa sgen eeh el gedeed ebny segounak Kill and imprison, what is new, build your prisons, ‘aleeha make them high

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Figure 5. Ultras White Knights, “They have sick minds” Zamalek stadium, 2013.

Figure 6. Ahly stadium, 2013.

44 In their graffiti, figures of authority – regularly represented by the police officer – are often depicted in seemingly humiliating postures such as here in figure 5. The police officer is represented as a ballerina, revealing an apparent lack of masculinity accompanied by the quote ‘They have sick minds’, referring to their weakness and

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deviant ways. The idea here is not to open a debate on the issues of gender in Egypt, however it is important to bear in mind that Egypt remains a very conservative society in which any effeminate behaviour is strongly frowned upon and criticized. What is more, “being gay” and being identified as “gay” is a powerful insult, especially with regard to men’s behaviours. Still, in this case, the portrayal of the police figures as “being gay” is to be understood in opposition with the Ultras groups who describe themselves as the epitome of masculinity, toughness and resistance to these figures of authority. By using the cultural reference of “homosexuality” and “effeminacy”, they show their supremacy and their lack of fear towards what is supposed to be the physical representation of the Law.

45 However, a particular mural painted by the Ultras representing two cops kissing (in reference to the Banksy stencil) created a few issues and was altered quite quickly.

Figure 7. “Cops are Gays”: center of Cairo, 2013.

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Figure 8. “Homophobia is not revolutionary”, Cairo 2013.

46 The two policemen in figure 7 were painted at the same time as the “Never Forget” in reference to Port Said. The message here, ‘Cops are Gays’, is another attempt to undermine the authorities by associating them with what they interpret as being a “weak and effeminate” figure, with deviant ways, hence utilizing, once more, the gender rhetoric to mock and ridicule the figures of authority. This particular graffiti was quickly replaced by the mural shown in figure 8, stating ‘Homophobia is not revolutionary’ thus hindering this homophobic and gender biased repertoire. The replacement of this particular mural was not the act of Ultra graffiti artists, the use of gender-biased tropes being an important element of the Ultras’ identification and oppositional process (“we, the virile and powerful against them, the effeminate and weak”).

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Figure 9. “We hear your fear”, Zamalek stadium, 2013.

Figure 10. “All Cops Are Bastards – The time of silence has ended”, Zamalek stadium, 2013.

47 Ultras also show their opposition to figures of authority by intimidating them either by letting them know they are aware of their fear of Ultras as a group (figure 9), or by portraying them as smaller and weaker than them. Figure 10 is quite representative of this idea that the Ultras – as a group – are by far stronger and braver than the police forces. This idea is supported by the use of the acronym ‘ACAB’ (All Cops Are Bastards)

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and the quote that reads ‘the time of silence has ended’. It is also emphasized by the police officer being held in a dominated posture and shedding a tear of fear at the sight of his attacker (an Ultra).

48 For a great majority of their existence, the Ultras’ repertoire regarding graffiti was limited to the glorification of the club and team, with a special emphasis on provoking and insulting the police forces. This was not only limited to the murals, it was also an essential part of their supporter paraphernalia (banners, scarves, chants, slogans and songs).

The Ultras and the concept of martyrdom

49 The Egyptian uprising and its aftermath were characterized by a number of violent events such as the Battle of the Camel on 2 February 2011, the clashes of Mohammed Mahmoud Street in November 2011, or the Port Said massacre of 2 February 2012. The question that arises then is who becomes a martyr, and who is simply dead? Martyrdom is defined as giving one’s life for a cause, a better state of affairs, and simultaneously it can be about one’s fate in the . Yet, the “martyr label” is only assigned post factum (Mittermaier 2015: 588).

50 Katherine Verdery suggests that the true symbolic and political power of the dead lies specifically in the interpretive malleability and ambiguity of their meaning (Verdery 2004: 306), thus becoming a powerful tool of mobilization for the living. The images of their wounds, bruises and dead bodies are crucial in the ritualization process of martyrs. They act as a powerful reminder of the sacrifices that were made in the name of a greater good as well as raise the question of what these young people died for (Armbrust 2013). Martyrs can also be objects of admiration or even role models and heroes, thus contributing to the development of a revolutionary ideal. 51 After Port Said, the issue of martyrdom became very central to the Ultras-related practices, most notably their slogans, graffiti and demands. A wide variety of graffiti emerged on the walls of the stadia around the country, but more significantly, the faces of the different martyrs started to appear on the walls surrounding Tahrir and Mohammed Mahmoud Street, mostly aided by some prominent graffiti artists such as Ganzeer, Ammar Abu Bakr and Alaa Awad (Abaza 2016). 52 A whole new series of graffiti, slogans and designs started to integrate the Ultras mobilization registry after the Port Said events. Among them, the notorious "Brotherhood in Blood" which appeared on the walls of Cairo (and Egypt as a whole) soon after the events, epitomizing the peace agreement that had been negotiated between the two biggest rival clubs, al-Ahly and Zamalek.

Figure 11. ”Brotherhood in blood”, AUC, April 2013.

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53 The colours used here are a reference to both football clubs, Al-Ahly and Zamalek, although some Ultras give them a special meaning: the red stands for the bloodshed, the black refers to the colour of grief, and the white stands for both the unity of all Ultras groups and the purity of the message.33 The concept of "brotherhood in blood" refers to the unity between the members of the various Ultras groups, whether friend or foe, as well as to the support given to the families and friends of the martyrs. One of the leaders of the Ultras White Knights (Zamalek) explains that as an Ultra, “you are connected to all Ultras of the world. When a group is attacked, it is the entire Ultra identity that is attacked ... no matter which team you support. In these moments, we are all linked to each other. We fight together”.34

Figure 12. “Shahid”, Ahly stadium.

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Figure 13. “Never Forget”,Ahly Stadium, 2013.

54 Another important set of imagery to make its way into the mobilization tools and processes of the Ultras was the “Never Forget” along with the number 74, referencing and remembering the Port Said events and the number of victims. They are often portrayed together, and sometimes, as shown in figure 13, one can find the names of the different martyrs, as well as the signature emblem of the Ahlawy Ultras (as shown in figure 12). Not only did they integrate the graffiti registry, but also the tifos, banners and songs, all essential elements of the Ultras mobilization paraphernalia.

Figure 14. “Martyrs”, Mohammed Mahmoud, 2012.

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Figure 15. Al-Naaehaat (The mourning women), Mohammed Mahmoud, 2012.

55 Finally, and maybe in the most significant way, the concept of martyrdom was epitomized by the faces of the Ultras – among others – painted on the walls of Mohammed Mahmoud, also known unofficially as sharei’ uyuun al-huriyyah (the street of the eyes of freedom35) (Abaza 2013). These can be found in many different forms: in some case represented abstractly as a winged angel figure, one of graffiti artist Ammar Abu Bakr’s trademarks. They are sometimes accompanied by a quote such as Kaizer’s “The meaning of life is that you give it [to life] a meaning” (Abaza 2013: 3). In other representations, the martyrs are portrayed realistically, surrounded by wings, flowers and black ribbons.

56 The “al-Ahly Ultras” murals are mostly multi-artist graffiti painted by Ultras members and well-established graffiti artists such as Abu Bakr, Ganzeer, or Alaa Awad. They gather a complex amount of works by several artists simultaneously, reflecting the continuous evolution of the graffiti. In figure 14, in the upper-left corner is an image an Ahly Ultra (recognizable by the “UA” on his red shirt). Underneath him, a partial fresco by Ultras artist, “Khaled”. One can decipher the explosion of a firework (used by the supporters during football matches) pointed towards a military man, represented as a demonic figure with sharp nails and teeth, accentuating the dichotomy between “good and evil”. Around the Ultras figure are portraits of the other martyrs, including those of Mohamed Nasser Hector and Mahmoud Soliman, two civilians killed in the Port Said massacre. 57 Figure 15, is Alaa Awad’s Al-Naaehaat, or the “Mourning Women” of ancient Egypt, a fresco depicting a funeral scene where these women are accompanying the sarcophagus into the afterlife. This particular scene can be found a little further away from the portraits of figure 8, symbolizing the author’s desire to commemorate the fallen. According to Awad, the artist, the women on the upper part of the mural represent the muses receiving the ascending souls of the martyrs. The black flowers represent Lotus flowers and are a sign of great sorrow. Finally the tiger-like figure is a symbol of anger for the 74 victims who died in Port Said (Abaza 2016).

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Conclusion

58 The objective of this paper was to examine the different spaces favoured by the Ultras, namely the stadium and the walls, within the general framework of collective action. By focusing on the Ultras’ graffiti in particular, we aimed at understanding their mobilization processes within a given space, most notably by analysing their rapport with figures of authority as well as the ways by which the concept of martyrdom was integrated into their paraphernalia. Drawing on James Scott’s concept of infrapolitics and Asef Bayat’s concept of politically charged acts by ordinary actors, this article further aimed at highlighting the Ultras’ capacity to operationalize and use graffiti and street art to express a series of grievances without associating themselves with the conventional forms of political dissent such as social movements.

59 Throughout the paper, it was shown that Ultras groups cultivate a difficult relation to the different figures of authority, most notably with the police with whom they share a long history of violence and confrontation. By analysing their graffiti, we were able to distinguish certain recurring themes and messages including those of weakness, insults (the reference to “all cops are bastards”), stupidity (the portrayal of the police force as an animal such as a pig or monkey, revealing their “intellectual limitations”), and more strikingly, a reference to effeminacy and homosexuality (the portrayal of police officers as ballerinas or as being gay). This last topic is particularly interesting as it opens up a whole new debate on the issue of gender in Egypt; an issue that would deserve further study, not only with regard to the feminine figure in the revolutionary register, but more importantly the use of feminine and/or homosexual imagery in the development of an oppositional discourse, within Ultras groups and society as a whole. 60 It was further emphasized that the stadium, in this configuration, acted as the grounds for the development of a space of resistance; a space that was subtracted from powerful state control. While most of their actions within the stadium were aimed at supporting their teams, this space contributed to building and strengthening their identity by allowing them to express themselves in ways that were not tolerated anywhere else. In this sense, football and the stadium enabled the Ultras to free themselves from institutional norms and oppose the general context of control. Indeed, by continuously challenging and positioning themselves against state regulations, the Ultras were able to efficiently turn the stadium and its surroundings into unique spaces allowing for the (relatively) free expression of opinions and grievances. 61 After the events of Port Said, and the subsequent stadium ban, the Ultras turned to other spaces and tools of mobilization, including the graffiti. And while their messages prior to Port Said mainly targeted figures of authority in general, their messages after the events mainly focused on condemning and denouncing the regime and the security forces for the deaths. Much like the stadium, the arts (street art, music, dance and theatre) can be understood as efficient means to bypass state repression and create alternative spaces of expression and contention. This became all the more relevant at a time when the Ultras’ prime space of mobilization was off-limits to them. What is more, the centrality of martyrdom and the figure of the martyr in their art, reveals the centrality of emotions in their repertoires of action, as well as establishes art as alternative ways of thinking and performing protest and contention.

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62 Following the events of Port Said, both their street art and music were focused on the idea of provocation and impact with the purpose of generating a reaction from the audience. By focusing on the register of martyrdom – as opposed to their more general topics such as their club, their anti-corporate or their anti-media stances – we were able to associate the Ultras’ mobilisation with the creation of sacralised spaces of remembrance, whether through image or sound. Port Said brought on a shift in the messages and themes used in the Ultras’ graffiti and street art (as well as the rest of their paraphernalia – their slogans, chants, songs, and banners). This revealed a whole new dimension of their identity, one that was closely related to death and the remembrance of the martyrs. The 2012-2013 period witnessed a proliferation of winged portraits, poems and messages demanding justice, not only emanating from the Ultras groups, but also coming from established graffiti artists. The use of these martyr figures is quite revealing of what Verdery calls the “powerful tool of mobilization for the living”. These Ahlawy (supporters of al-Ahly club) martyrs have been risen to the status of ‘heroes of the Revolution’, thus giving the Ultras a positive image and contributing to the development of an “idealization” of these groups in revolutionary collective memory. 63 One question still remains however: what makes the graffiti a distinct place of contention and what happens once these murals are destroyed and erased? How do these spaces of contention evolve and subsist to this day? These questions are difficult to answer as they are being posed at a particular moment that does not give the retrospection allowed by the passage of time. However, certain elements can be identified, most notably two. Firstly, graffiti art, by its nature, avoids – at least partially – the overbearing control of the regime that has obstructed the activities of many social movements and organizations. Its rapid growth and diversification, paired with the relative anonymity it guarantees made it one of the most efficient ways to communicate in the first days of the revolution, not to mention its capacity to document and relate all important events unfolding fast. In the aftermath of the uprisings, street art served as a reminder of past events, as well as an efficient medium of remembrance; it served as an efficient way of memorializing resistance. Secondly, the graffiti of the Egyptian Revolution benefitted from large-scale publicisation and diffusion of the works, noticeably by virtue of the sharing and distributing on social media as well as through the publication of several graphic novels dedicated to the documentation of these murals, not to mention the increased research conducted on the significance of graffiti in the studies of contentious politics and resistance. Because of this attention and wide distribution of pictures, these murals enjoy a certain kind of immortality and continuity that defies the boundaries set by the Egyptian regime. Bodin, Dominique; Robène, Luc; Héas, Stéphane. (2005). « Le hooliganisme entre genèse et modernité », Vingtième siècle. Revue d’histoire 85 (1), p. 61-83.

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NOTES

1. Mostly through the organisation of labour strikes, demonstrations and sit-ins, especially after 2004. See for example, Beinin; Vairel 2013). 2. The use of these terms was very common among the protesters and the Ultras. The 2011 uprisings represent that moment in time where they “took control over their future”. 3. “Ultras” should not be confused with “hooligans” as they are based on two very different models. the British model – hooliganism – is characterised by a strong sense of group cohesion with no durable commitment outside the stadium itself, and is particularly distinguished by a culture of violence and confrontations with rival groups (Giulianotti 1999; Dunning 2000; Giulianotti; Armstrong 2002); the Italian model on the other hand – the Ultra phenomenon, is characterised by a strong sense of community, solid organisational ties, and elaborated carnivalesque displays in the stadium (Dal Lago; De Biasi 1994). What is more, their use of violence is seen as means rather than an end, as “a tool among others” (Roversi; Balestri 2000: 188). In other words, though both currents rely on violence, the Ultras tend to use it in a spirit of “self-defense” rather than as one of the central tools of their mobilisation. 4. The Port Said events refer to the deaths of 74 al Ahly fans during a match opposing Cairo’s al Ahly and Port Said’s al Masry. For more details on the unravelling of the events, see subsequent section in this paper, “Port Said, a defining moment in the Ultras’ mobilization”. 5. The concept of “nonmovement” was coined by Asef Bayat to define the large number of citizen groups that did not fall into the category of social movements, understood as the “organized, sustained, self-conscious challenge to existing authorities” (Bayat 2013: 20). Nonmovements tend to be action-driven rather than ideologically driven, as well as they do not have clear leader. Even though the Ultras tend to be hierarchal and organized (the kabos being their “centres of authority”), their activities are mainly driven by direct action rather than ideological influence, as well as they have no desire to influence the political decision making process. For more information on this particular concept, see Bayat 2013. 6. Most of the Ultras’ use of the stadium before the 2011 uprisings was aimed at mocking the opposing team as well as provoking the police and security forces present in the stadium. These “teasing rituals” made use of flares, slogans and chants ridiculing their enemies (police and opposing team). For further information on the role of the stadium as a space of socialisation, see Bromberger et al. 2002; Hourcade 2000. 7. This law included certain articles that limited the opposition’s actions thus preventing the new parties from conducting their activities until the approval was granted by the regime – a lengthy process more often than not resulting in a rejection (Khatib 2013). The law was notably used for the elections of October 2010 in which Mubarak’s party got 95 percent of the seats, alienating the population. 8. Paraphrasing Asef Bayat (2003; 2009). 9. Both categories were coined by Asef Bayat in his study of the “poor-people’s” movement in Iran. These categories include the underprivileged classes of Iran. We have included the Ultras in the “marginalized” category mainly because the Ultras members themselves categorize themselves as marginalized and part of this “disillusioned youth” directly affected by the lack of

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job opportunities and seeking refuge in various channels that allow them to express their frustrations. 10. Before the Arab uprisings, the term “Arab street” often referred to “a reified and essentially ‘abnormal’ mind-set, as well as a strange place filled with angry people who, whether because they hate us or just don't understand us, must shout imprecations against us […] Arab or other Muslim actions are described almost exclusively in terms of ‘mobs, riots, revolts’” (see Satloff 2002; Bayat 2003). 11. Extract from an interview with an Ahly Ultra, 1 June 2013. 12. For further information on the hooligan culture and the socio-economic conditions of its emergence, see Giulianotti; Bonney; Hepworth 1994. In this particular book, see most notably Giulianotti 1994 in which he provides the reader with a detailed history of football hooliganism, thus outlining the production of knowledge on fan violence. See also Giulianotti 2002; Giulianotti; Armstrong 2002. 13. For more information on the underlying causes of the rise of Islamic movements in the 1970s and 1980s in Egypt, see Snow; Marshall 1984; Burgat; Dowell 1993; Ibrahim 1980; Kepel 1986. 14. For more information regarding the Egyptian context in the late 90s, early 2000s, Beinin; Vairel 2013; Boutaleb 2011. 15. See Ghonim 2012; Castells 2009; Herrera 2012. 16. Kefaya (which translates to “Enough”) is and Egyptian movement that emerged in 2004 and that was most notably opposed to Mubarak’s succession scheme (he wanted to nominate his son, Gamal, as his successor to the presidency), as well as Mubarak’s fikr jaded or “new thinking” programme aimed at mass privatisation thus increasing the precarity of many Egyptian workers. For more information regarding Kefaya and its struggles, see El-Mahdi 2009; Chalcraft 2013; El- Shorbagy 2007. 17. Throughout the 2000s, one witnessed a recurrence of protests by different social movements (such as Kefaya, 6th of April movement, Tadamon-Solidarity…) struggling for social rights and justice for workers by organising sit-ins and strikes among others: see Beinin 2009. 18. European Ultra and/or hooligan group members are usually associated with the lower and poorer social classes of society. For more information regarding the socio-economic status of the stadium demographics, see Giulianotti 2002; Bromberger; Hayot; Mariottini 1987. 19. Regarding the public and private education system in Egypt, see Hyde 1978; Arum; Gamoran; Shavit 2007; Cupito; Langsten 2011. 20. In this regard, see also Lebrun 2013. 21. For further information on hooliganism, consult Hourcade 2002; Bodin et al. 2005. 22. Expression used by many of the respondents. The Ultras members see themselves as “apolitical actors” in the sense that they do not see themselves as being a part of what they call the “political game”. Indeed they identify the word “political” with the idea of party politics. In this sense, they do not understand or interpret their actions as being political, but rather as being a natural consequence of who they are as a group and what they stand for. 23. Regarding the impact of the Ultras’ mobilization on the existing dynamics, as well as the interaction with the different actors on the ground, see notably Gibril 2015. See also Lebrun 2013; Rommel 2014. 24. This reference can be found in papers such as Egypt Independent, The Guardian, The Times, Al- Jazeera. 25. Civilians as in “non-Ultras”. 26. There was a period between 2012 and 2014 where the Ultras saw their numbers explode due to a high volume of new affiliations, the word “Ultra” being used as a synonym for “revolutionary” thus attracting significant portions of the youth. 27. The Ultras were not the only groups to use graffiti, this medium being regularly used by different activist groups to call protest.

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28. Dakhlyyia literally means “Interior” and refers to the Ministry of Interior. The use of this term, refers to both the police as an individual and as an institution. 29. At least until the ousting of president Morsi in 2013. Clashes did occur between demonstrators and the army during the pro-Morsi rallies and demonstrations against the military coup of June 2013. 30. Although this has never been an official practice, the use of these “agents” is knowledge to the great majority of the population. 31. Interview with F., UKW, Cairo, April 2014. 32. Song by the Ultras of Zamalek club, 2012. Translated by the author. 33. Based on interviews conducted among al-Ahly and Zamalek supporters between 2013 and 2015. The use of colours could also refer to the colours of the Egyptian flag, further emphasizing the solidary ties present among the population, however this remains a hypothetical assumption as it has yet to be confirmed by the Ultras themselves. 34. Zamalek supporter, June 2013. 35. The name of sharei' uyuun al-huriyyah was given to Mohammed Mahmoud Street by a graffiti artist after the the events of Mohammed Mahmoud street in November 2011, as an act of remembrance for the people who lost their eyes to the snipers that were positioned at the top of the buildings surrounding Tahrir. During the November 2011 clashes with the protesters, the snipers aimed for the protesters’ eyes, hence the popularisation of the name to sharei' uyuun al- huriyyah among the connoisseurs.

ABSTRACTS

The development of contentious collective action in Egypt has encouraged the emergence of new spaces of protest, but also the development of new strategies of opposition. This article aims to investigate the mobilization of the Cairo Ultras groups by examining their use of space, first within the stadium grounds, and particularly through their use of graffiti art. Through an analysis primarily centred on their graffiti, we wish to account for the evolution in their mobilization, as well as understand the development and transformation of their messages. The present study is, for the most part, based on a thorough analysis of graffiti and street art collected during a series of field trips conducted between 2012 and the beginning of 2015. The majority of the data was gathered around Tahrir Square and Mohammed Mahmoud Street, as well as around the Ahly and Zamalek stadia. Graffiti are of particular interest in the Egyptian case, most notably because they allow for expression of a specific social and/or political reality using precise graphic and discursive rules.

Le développement de l’action collective en Egypte a favorisé l’émergence de nouveaux espaces de contestation mais aussi le développement de nouvelles stratégies d’opposition. Cet article a pour but d’examiner la mobilisation des groupes Ultras au Caire en procédant à une analyse de leur utilisation de l’espace, d’abord à l’intérieur des stades, et ensuite à travers leur utilisation de l’art du graffiti. Par le biais d’une analyse centrée principalement sur leur graffiti, nous souhaitons rendre compte de l’évolution de leur mobilisation, ainsi que comprendre le développement et la transformation de leurs messages. La présente étude se base pour l’essentiel sur une analyse approfondie de graffitis et de fresques collectés lors d’une série de terrains conduits entre 2012 et le début de l’année 2015. La majorité des données ont été recueillies autour de la place Tahrir et

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de la rue Mohammed Mahmoud ainsi que dans les rues entourant les stades d’al-Ahly et de Zamalek. Les graffitis sont particulièrement intéressants dans le cas égyptien, notamment parce qu’ils sont capables d’exprimer une réalité sociale et / ou politique spécifique en utilisant des règles graphiques et discursives précises.

INDEX

Mots-clés: Ultras, collective action, spaces of contention, Egypt, mobilisation Keywords: Ultras, collective action, spaces of contention, Egypt, mobilisation

AUTHOR

SUZAN GIBRIL

CEVIPOL-OMAM, Université Libre de Bruxelles [email protected]

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« Bizim PAOK » : réfugiés, sport et vénizélisme dans la Thessalonique de l’entre-deux-guerres

Lukas Tsiptsios

1 « Bizim PAOK » [« Notre PAOK » en turc] aurait été le premier slogan du PAOK dans l’entre-deux-guerres, témoignant du caractère turcophone d’un grand nombre de ses supporters. Ce sont en effet des Grecs d’Asie Mineure qui, en avril 1926, fondèrent le PAOK (Πανθεσσαλονίκειος Αθλητικός Όμιλος Κωνσταντινουπολιτών, Panthessalonikeios Athlitikos Omilos Konstantinoupoliton, Club sportif panthessalonicien des Constantinopolitains), après une scission avec l’AEK (Αθλητική Ένωση Κωνστανινουπολιτών, Athlitiki Enosi Konstantinoupoliton, Union sportive des Constantinopolitains) de Thessalonique, le club fondé quelques mois plus tôt par des membres de l’Union des Constantinopolitains, une association politique et culturelle, protégeant les intérêts constantinopolitains de la ville. Aujourd’hui encore, le club continue de proclamer ses liens avec l’Asie Mineure et ses réfugiés. Que ce soit au nom du marketing ou pour des raisons identitaires, le PAOK revendique son statut de « club réfugié ». Le président de l’entreprise anonyme de football, Ivan Savvidis, un Pontique de Russie, renforce à lui seul les liens entre l’équipe et les communautés pontiques du nord de la Grèce, par ses financements associatifs ou tout simplement par la présence dans la salle d’attente des bureaux du PAOK d’une statuette représentant un akrite1 du Pont en posture de danse pyrrhique (σέρρα). Le PAOK tout comme l’AEK Athènes, le Panionios, l’Apollon Smyrne ou l’Apollon Kalamarias, sont des clubs sportifs fondés en Grèce après la Catastrophe micrasiatique de 1922 (ou Grande Catastrophe) et l’échange de populations organisé par la convention de Lausanne en 1923. Ils participent à la diffusion des discours mémoriels sur l’échange de populations et les « patries perdues » 2, faisant de leur stade un lieu de mémoire qui perpétue un hellénisme micrasiatique, devenu un hellénisme réfugié.

2 Ce sont 117 041 réfugiés qui arrivent brutalement à Thessalonique dans l’entre-deux- guerres3, soit 47,8% de la population de la ville. Contrairement aux 551 936 réfugiés qui sont relogés durablement en zone rurale dès 1926 (Société des Nations 1926) (à 90% en

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Macédoine et en Thrace (Pentzopoulos 1962), l’installation définitive des réfugiés micrasiates4 en ville prend beaucoup plus de temps. En 1952, 35 248 sont encore en attente de relogement (Pentzopoulos 1962). Le relogement des réfugiés est un enjeu majeur des centres urbains de Grèce tout au long de l’entre-deux-guerres, avec la lutte contre la misère liée à l’extrême précarité de ces populations. Cette situation sociale s’accompagne d’une forte instabilité politique qui suit la catastrophe militaire de la campagne d’Asie Mineure, et conduit à un coup d’État militaire vénizéliste5 en 1922, puis à la chute de la monarchie en 1923. L’entre-deux-guerres peut dès lors être considéré comme une « prolongation » (Mavrogordatos 2017) du Schisme national [Ethnikos Dichasmos, Εθνικός Διχασμός] entamé en 1915. Ce schisme opposait politiquement et structurellement les royalistes pro-Allemands, en faveur de la neutralité du royaume et les vénizélistes, philo-britanniques, qui formèrent un gouvernement de défense nationale à Thessalonique en octobre 1916, divisant le pays en deux jusqu’au départ forcé du roi Constantin sous la pression des Alliés. Dans l’entre-deux-guerres, ce clivage ne se fait plus sur des questions diplomatiques, ni sur l’opposition entre l’accomplissement volontariste de la Grande Idée6 défendu par Vénizélos et le nationalisme régional de la Vieille Grèce porté par les royalistes, mais sur la construction nationale de l’État grec dans ses nouvelles frontières, avec l’arrêt de toute projection expansionniste après la défaite de 1922. Le clivage se reporte donc sur le processus d’intégration des nouvelles régions (dites Nouveaux Pays [Νέες Χώρες], l’Épire, la Macédoine, puis la Thrace occidentale), acquises durant les guerres balkaniques, et des nouvelles populations venues d’Asie Mineure, à l’État-nation grec dans ses nouvelles frontières (Mavrogordatos 2017). 3 Les populations réfugiées arrivées dans leur nouvelle patrie, se reconnaissent ainsi politiquement dans le vénizélisme (dont le Parti libéral est le principal parti de ce mouvement multiforme) et la figure messianique d’Eleuthérios Venizélos (Kamouzis 2011). Les réfugiés considèrent majoritairement qu’il les aurait sauvés de la Catastrophe. Ayant acquis automatiquement la citoyenneté grecque, ils deviennent dès lors indispensables électoralement au vénizélisme. Selon les estimations de G. Mavrogordatos, 91% des réfugiés ont voté pour les partis vénizélistes en 1928 (Mavrogordatos 1983). C’est ce vote réfugié qui permet au vénizélisme de se maintenir durant l’entre-deux-guerres, avec son adhésion au projet républicain (au régime dit non-royal : [Αβασίλευτη Δημοκρατία) – alors que la monarchie est jusqu’ici perçue comme hostile aux réfugiés et responsable de la Catastrophe de 1922. Le camp royaliste fait donc le pari de se maintenir électoralement en Grèce du Nord en recherchant le vote des locaux (dits indigènes, γηγενείς) et des minorités (slavophones, juives) contre les Micrasiates, décrits comme étrangers. 4 Dans ce contexte, où plus qu’ailleurs, les conditions sociales et démographiques de Thessalonique se retrouvent totalement transformées, les réfugiés participent au processus d’hellénisation du nord de la Grèce et de la ville, devenue grecque en 1912 et majoritairement juive jusqu’alors. L’intégration des réfugiés à l’État-nation grec concorde ainsi avec l’intégration de la région dans l’État-nation. Pour les vénizélistes qui ont alors cette ambition pour Thessalonique et la Macédoine, le soutien politique structuré des réfugiés doit être assuré. Mais l’intégration de ces populations, tout juste issues de l’Empire ottoman, passe avant tout par leur survie, la réussite de leurs requêtes bureaucratiques (pour la reconnaissance du statut de réfugié et le dédommagement qui va avec) et l’insertion dans des réseaux de sociabilité menant à

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une politisation effective. Si les campagnes internationales, notamment américaines, ont permis la survie des réfugiés par l’aide humanitaire et sanitaire (Rodogno 2014), la multiplication des associations de réfugiés dès leur arrivée, permet le règlement collectif des questions bureaucratiques de leur installation (Mazower 2004). 5 Il s’agit ici d’étudier une forme de socialisation et de politisation des réfugiés de Thessalonique à travers le sport, mais aussi par l’action d’un groupe particulier de nouveaux arrivants en ville que sont les Constantinopolitains. S’ils ont habité Constantinople avant le 30 octobre 1918, ceux-là sont en effet exclus de l’échange de populations de la convention de Lausanne, officiellement considérés comme « établis » par l’article 2 de la Convention de Lausanne entre la Grèce et la Turquie du 30 janvier 19237. Beaucoup de Constantinopolitains avaient quitté « la Ville » pour Salonique avant même 1912, à un moment où la Macédoine ottomane s’industrialisait. Mais la plupart des Constantinopolitains dont il est question ici sont les « absents » [Απόντες], ceux qui pour des raisons politiques et par peur des représailles kémalistes fuient Constantinople en 1922 (Kamouzis 2011). Quelque 30 000 Grecs constantinopolitains quittent Istanbul pour la Grèce entre septembre et octobre 1922 (15 000 en octobre), pour au total un départ d’environ 40 000 « établis » sur la période allant de septembre 1922 à 1924 (Alexandris 1992). Ces « absents » sont principalement l’élite nationaliste et vénizéliste de Constantinople, ayant milité durant toute l’occupation de « la Ville » par les Alliés (1918-1923) pour les intérêts de la Grèce. Arrivés en Grèce, ils gardent généralement beaucoup de contacts avec les Rums « établis » et leurs intérêts à Constantinople, tout en s’engageant dans la vie publique de leur nouvelle patrie. Ce sont eux qui fondent à Thessalonique l’Union des Constantinopolitains et qui sont à l’origine des clubs comme l’AEK (Union sportive de Constantinople) à Athènes, l’AEK à Thessalonique, qui donne naissance par la suite au PAOK en 1926. 6 L’étude du PAOK en tant qu’objet, permet ainsi d’observer, à travers lui, à la fois la politisation vénizéliste des populations réfugiées de Thessalonique, ainsi que les discours idéologiques façonnant une certaine identité réfugiée, mais aussi les stratégies individuelles et collectives des Constantinopolitains pour s’insérer dans le champ politique de l’État-nation grec. Du fait de l’inexistence d’archives du club lui-même, c’est seulement par une approche prosopographique de ses dirigeants constantinopolitains et une recherche dans d’autres archives et dans la presse qu’une histoire de leurs réseaux peut être établie, et avec elle l’esquisse d’une histoire sociale de la question.

Initiatives privées des Constantinopolitains et lutte contre l’anomie par le sport. Une gestion libérale de la crise des réfugiés de 1922

7 L’historiographie récente, à la suite des travaux de Renée Hirschon (1989) sur les réfugiés au Pirée notamment, s’est progressivement intéressée aux conditions d’installation des Micrasiates en Grèce. Apparaissent ainsi des travaux sur la pauvreté, l’humanitaire ou encore les drogues dans la Grèce de l’entre-deux-guerres (Gkotsinas 2015; Manta et al. 2017; Tziaras 2017a), participant à l’analyse de la formation d’une société à la marge, renouvelée par l’afflux de populations réfugiées extrêmement précaires, au moment où l’État grec est déjà affaibli (voire exsangue) à la suite de la défaite de 1922, avant d’être brutalement touché par la crise de 1929. Thessalonique a

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vécu les guerres balkaniques, puis la Première Guerre mondiale aux avant-postes, tout en subissant un incendie qui calcine son centre-ville historique en 19178 (Hastaoglou- Martinidis 1997). À présent devenue « capitale des réfugiés », selon l’ouvrage éponyme de Giorgos Ioannou (Ioannou 1984) – et ce, malgré les maisons laissées vides par les Thessaloniciens musulmans échangés –, elle ne dispose alors pas de moyens pour reloger décemment la masse de réfugiés. D’après les rapports de la gendarmerie de Macédoine, les ratios de crime par habitant étaient de 1 pour 44 952 en août 1922, 1 pour 11 283 en septembre 1922 et jusqu’à 1 pour 2 644 en octobre 1922 (Tziaras 2017b). Devant l’urgence et pour éviter la généralisation d’une situation d’anomie9 profonde chez des populations paupérisées, destructurées et souvent brutalisées, les élites libérales et modernisatrices de la ville, liées au vénizélisme de la même façon que l’Union des Constantinopolitains, à défaut de participer à l’aide humanitaire (qui reste presque exclusivement américaine), forment des clubs de sport à destination des réfugiés. Ainsi, pas moins de 250 clubs réfugiés sont fondés entre 1923 et 1936, avec l’objectif de « rendre service à l’intérêt et à l’installation des réfugiés » (Ioannidou 2004). Ce sont généralement ces Constantinopolitains « établis » émigrés qui forment les équipes les plus pérennes, transférant tout un savoir-faire sportif depuis Constantinople.

8 Dans la logique bourgeoise qu’entretenait l’élite de la communauté grecque de Constantinople, le sport était vu comme un moyen de propager les vertus hygiénistes, une activité saine pour une nation saine. Tout comme les activités sportives avaient accompagné le développement de la bourgeoisie et de ses aspirations nationalistes et libérales en Grèce à la fin du XIXe siècle (Koulouri 1997), un tel développement avait également eu lieu – dans une dimension autrement plus grande – à Constantinople à la même période (Baltas 2015). Le sport d’Istanbul a bénéficié de la forte internationalisation de « la Ville », influencée par les pratiques sportives britanniques en Méditerranée orientale (Zaïmakis, Petre 2016) et par les grands établissements d’éducation comme le Robert College (Türesay 2015). La communauté rum10 avait investi le sport de Constantinople dès 1877 avec la fondation du club « Hermès », premier de près de 35 clubs grecs-orthodoxes qui s’étaient constitués entre cette date et le début des années 1920 (Baltas 2015). L’occupation d’Istanbul par les forces alliées entre 1918 et 1923 intensifie les activités sportives de « la Ville » et notamment du football, avec de très nombreux tournois (80 matches au total) organisés entre les clubs locaux et les forces européennes. Ainsi, les Jeux pan-constantinopolitains, inaugurés pour la première fois en 1910, sont organisés pour la troisième fois en 1920, avec la participation par exemple de Pantelis Kalpaktsoglou, futur fondateur et président du PAOK, puis une quatrième en 1921, avec pas moins de 34 équipes et 1447 sportifs. Si les compétitions qui y ont lieu renforcent le nationalisme turc, elles font de même pour les équipes grecques, déjà vectrices auparavant du nationalisme grec et de la Grande Idée. Les Constantinopolitains qui émigrent ou qui fuient à Thessalonique, opèrent donc un transfert des pratiques, mais aussi des représentations des valeurs sportives qui étaient les leurs. 9 Les statuts des associations définissent souvent leur objet comme visant à recréer « l’environnement spirituel constantinopolitain » par l’éducation physique, faire bénéficier du plus grand nombre d’activités sportives et de loisirs11. La « transmission de l’esprit sportif et de ses idées » est également l’argument du PAOK pour convaincre le Premier ministre Venizélos de financer le club dans un long mémorandum du 11

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décembre 192912. Plus clairement encore, l’éphore du PAOK, responsable du département sportif, N. Kavounidis, démontre et promeut les vertus sociales de l’athlétisme dans un article du 25 octobre 1931, écrit en langue démotique (langue de la bourgeoisie libérale modernisatrice) : […] Je vais écrire sur l’athlétisme pour tenter de démontrer sa supériorité, tant physique que spirituelle et psychique pour la découverte de l’égo humain de notre jeunesse sportive. Et naturellement, personne ne pourrait contester que l’un des arguments les plus forts qui surgit spontanément en faveur de l’athlétisme classique, c’est le fait que lui seul est l’antidote le plus sûr pour la morale et contre la décomposition sociale qui menace notre époque actuelle. Chez les populations sportives propres, les dangers des drogues n’apparaissent pas à l’horizon. Chaque athlète s’isole dans un environnement propre et moral, dans un monde sain et équilibré, indispensable pour son tranquille développement. Mais le plus grand danger de nos jours, le communisme, est tout autant neutralisé, grâce à la fraternité sportive mondiale. Dans chaque association sportive nous voyons des miracles réels se produire, que les plus grands communistes n’ont jamais pu réussir. Un Lord Barkley, un vicomte Laudat sont totalement écrasés sur les terrains sportifs par les éboueurs et les porteurs de Londres et de Paris13. (Kavounidis 1931 : 3). 10 Cela témoigne des perceptions qu’ont les acteurs de leurs propres pratiques. La fondation de clubs de sport est certes une initiative collective, mais surtout privée, qui est présentée comme d’utilité publique. Dans les discours qui reconstituent ces initiatives, le sport à Thessalonique découle de la bonne volonté de notables, qui offrent à la ville et aux plus démunis, en l’occurrence les réfugiés, un moyen de s’élever – spirituellement dans un premier temps – par le sport, perçu comme un « instrument essentiel de la santé mentale » (Elias, Dunning 1994). Par ce biais, ils permettent de dépasser les tensions sociales liées aux réalités de classes, afin de contrer aussi l’influence croissante du Parti communiste sur les populations réfugiées. Le sport permet, dans un esprit libéral, de transmettre les valeurs bourgeoises de compétition, d’égalité des chances, de mérite, mais aussi de fair play, de discipline et d’hygiène, qui diffusées auprès des masses réfugiées, sont présentées comme une solution à la misère des bidonvilles périphériques de la ville. Dans la logique du « processus de civilisation » tel que le décrit Norbert Elias, la société thessalonicienne pourrait se pacifier par le sport, réfrénant les passions d’une masse de réfugiés, dont l’exil ou l’échange a totalement déstructuré le mode de vie traditionnel au sein de l’Empire ottoman. Les valeurs bourgeoises et modernisatrices transmises par le sport, en contrôlant leur temps libre, leur éviteraient ainsi de tomber dans la criminalité et les drogues, ou encore la prostitution pour les centaines de femmes seules pour la première fois de leur vie, souvent sans mari, père ou frères, perdus ou morts. Les associations sportives entre autres, recouvreraient ainsi d’un nouveau tissu de sociabilités l’anomie d’une société réfugiée marginale, installée dans des camps précaires en périphérie de la ville (à Kalamaria, Neapoli, Toumba etc.).

11 En outre, les initiatives privées des notables constantinopolitains sont décrites comme utiles pour l’intérêt général : elles apportent une solution à la crise réfugiée, mais également une impulsion modernisatrice pour la ville elle-même. Ainsi, dans le dernier paragraphe du mémorandum destiné à Venizélos, les dirigeants du PAOK écrivent : L’enclosure de la rivière asséchée et le terrassement de celle-ci, contribuent à l’hygiène de la ville. Le terrassement de deux stades et la transformation de ceux-ci en lieux d’athlétisme, la construction de tribunes, de préaux indispensables pour les athlètes et les élèves d’écoles, la construction de vestiaires, la constitution d’un club [λέσχη] où étudieront les athlètes et les élèves, évitant ainsi les cafés [καφενεία] et

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autres lieux semblables, la construction de l’enceinte du stade, l’enclosure métallique du stade d’athlétisme, demandent différents devis qui atteignent un million de drachmes selon les calculs de la comptabilité que le P.A.O.K., se fondant sur les sentiments philo-athlétiques [υπερφίλαθλα αισθήματα] du soutien des sports [του αθλητικού υποστηρικτού] et Grand Seigneur Dirigeant [Μεγάλου Κυβερνητού Κυρίου] Eleuthérios Venizélos et ses conseillers de valeur, croit sincèrement qu’il concèdera cela auprès de l’honorable Gouvernement [Σεβαστή Κυβέρνηση]14. 12 Ces initiatives pour l’établissement d’un ordre social bourgeois sur un modèle occidental qui pourchasse les drogues et les comportements identifiés comme marginaux concordent avec la perspective hygiéniste que l’on retrouve dans les plans de modernisation de la ville (Yerolympos 1996) et qu’il faut aussi relier à la politique nationale vénizéliste de « modernisation bourgeoise universelle » [καθολικού αστικού εκσυγχρονισμό] (Mavrogordatos, Chatziiosif 1992: 19). Les Constantinopolitains de Thessalonique réclament tout de même un soutien de la part de l’État pour leurs entreprises sportives, qui s’ajouterait aux aides de la communauté rum restée à Istanbul (avec par exemple le Péra Club qui envoie des joueurs de haut niveau comme Raymond Etienne, Français de Constantinople), afin de pouvoir s’imposer pleinement dans l’environnement thessalonicien.

Carrières politiques, associatives et sportives : l’insertion de l’élite constantinopolitaine dans le champ politique grec

13 La contrainte des sources (bien trop souvent les archives sportives disparaissent) rend nécessaire une focalisation sur ce groupe particulier que sont les Constantinopolitains, dirigeant les associations comme l’Union des Constantinopolitains ou le PAOK. Cette histoire sociale « par le haut » d’une élite a tout de même le mérite de rendre visibles les concordances entre les stratégies personnelles de ces Constantinopolitains et les stratégies nationales des vénizélistes. C’est généralement la presse qui permet d’identifier ces actions et notamment Makedonia, qui devient en quelque sorte l’organe des vénizélistes à Thessalonique, dirigé par un Constantinopolitain, Petros Levantis. Le sport et le milieu associatif, créateurs de sociabilités, sont forcément des lieux de politisation, où se créent des réseaux, des liens faibles (Granovetter 1973), indispensables à la survie puis l’établissement, voire l’ascension de ceux qui sont dans un contexte très précaire, mais aussi à la constitution de clientèles pour les notables, en vue de leurs propres carrières politiques. Ces « pères des réfugiés » prennent ces derniers sous leur protection, en leur offrant une place dans une équipe s’ils sont jugés bons sportifs, en leur donnant un lieu d’étude (les statuts des associations donnent souvent une grande importance aux salles de lecture et aux foyers d’étude), mais aussi une aide dans les démarches administratives pour le versement des dédommagements qui leurs sont dus grâce à leur statut de réfugiés. L’Union des Constantinopolitains, qui se veut être l’élite des Grecs réfugiés, a comme projet dans son règlement publié le 22 avril 1923 :

14 Le but de l’Union des Constantinopolitains est : a. La communication et l’étroite solidarité des Constantinopolitains et des réfugiés des banlieues et le soin de ceux-ci ayant fait face à l’injustice du sort.

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b. Le divertissement des membres avec l’éducation morale et la conscience nationale par la reconstitution de la vie culturelle de Constantinople. c. La consolidation du monde réfugié dans la voie nationale et humaine qui a été tracée par la Révolution de 1922. d. Le rapatriement des réfugiés dans leur foyer.

15 Article 2 : Les buts de l’Union peuvent être atteints : a. Par l’entente avec les autres associations de réfugiés à Thessalonique pour constituer une fédération commune des irrédents. b. Par les démarches appropriées auprès des responsables [institutionnels/politiques] afin de protéger les intérêts des membres et la satisfaction autant que possible de leurs différents besoins. c. Par la formation d’une bibliothèque, d’une salle de lecture et l’organisation de conférences, cours populaires, etc. d. Par la recherche ou l’érection, par l’entente avec d’autres association d’irrédents, d’un bâtiment approprié pour qu’il soit utilisé comme club [ou foyer, λέσχη] de l’Union et de la fédération. e. Par tout autre moyen que l’Union trouverait approprié15.

16 Par ses statuts, l’Union des Constantinopolitains s’inscrit ouvertement dans le camp des vénizélistes qui ont repris le pouvoir par un coup d’État (décrit comme étant une « révolution ») après la défaite de 1922. L’association lie ici les conditions du monde réfugié, avec une politique nationale de reconstruction vénizéliste de l’État-nation grec. En outre, en tant qu’élite des Micrasiates, les Constantinopolitains ont comme projet de constituer une « fédération commune des irrédents », dont ils constitueraient vraisemblablement l’avant-garde. L’Union agit ici comme une entité collective qui fait office d’intermédiaire entre l’État et les masses réfugiées, afin de faciliter l’insertion de ces populations dans l’État-nation. L’association regroupe majoritairement des notables : parmi la douzaine de personnes qui composent le premier conseil d’administration, trois sont médecins (dont un médecin lieutenant-colonel), trois sont architectes, deux sont pharmaciens. Installés très vite dans le centre-ville de Thessalonique, avec boutiques et cabinets, et ayant souvent exercé des responsabilités publiques à Constantinople, ils sont généralement en capacité de maîtriser les codes de l’administration et de la vie politique grecque.

17 Le caractère constantinopolitain de l’Union ou des fondateurs de PAOK apparait avant tout symbolique, représentatif d’un statut social plutôt que d’une réelle appartenance à « la Ville ». Le premier président de l’Union par exemple, Theofylaktos Theofylaktos, docteur en chirurgie et maïeutique à l’École de médecine d’Athènes et spécialisé à Paris, est en réalité Pontique, né dans la région d’Argyroupoli (à Tsiti) en 1885. Il a néanmoins habité quelques années à Constantinople, avant de retourner au Pont pour des activités militantes nationalistes. Le simple fait d’avoir habité trois ans à Constantinople suffit pour être membre de l’Union (et même en être président). L’affichage constantinopolitain n’a pas empêché Theofylaktos d’avoir un journal appelé le Pont libre, ou de fonder ensuite le Club euxin de Thessalonique [Εύξεινος Λέσχη Θεσσαλονίκης] pour les Pontiques. Il en va de même pour Leonidas Iassonidis, président d’honneur du PAOK, qui a grandi à Poulantzaki du Pont, avant d’étudier le droit à Constantinople et à Paris, puis s’engager avec Theofylaktos pour l’indépendance du

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Pont durant la Première Guerre mondiale. L’identité constantinopolitaine apparaît alors assez fluide, reprise aussi par des militants pontiques, qui n’ont fait que séjourner ou étudier à « la Ville », comme bon nombre de Micrasiates socialement dominants dans leur communauté. Néanmoins, le fait d’appartenir à une association de Constantinopolitains une fois en Grèce, confère une valeur symbolique importante, celle de la vraie capitale, du berceau du genos, ce qui n’est pas négligeable au moment où les possibilités de projections impériales de la Grèce sont encore toutes récentes et alors que le retour des réfugiés dans leur lieu d’origine semble encore à l’ordre du jour jusqu’en 1930. Le réinvestissement de ces capitaux sociaux et symboliques acquis auprès des réfugiés, dans la vie politique de Thessalonique, ainsi que les compétences gagnées par un engagement politique nationaliste au sein de l’Empire ottoman, permet ensuite à une partie de cette élite constantinopolitaine d’entreprendre de grandes carrières politiques avec les partis vénizélistes. 18 L’implication des Constantinopolitains dans la vie politique locale et nationale se fait très tôt, presque dès leur arrivée. Leur appartenance préalable au mouvement vénizéliste leur permet de s’identifier tout de suite aux forces politiques vénizélistes de Grèce, tout en se regroupant dès la fin 1922 dans l’Union des Constantinopolitains, qui leur permet d’entretenir des logiques d’entraide dans un groupe assez restreint. Ainsi, dès 1923, Leonidas Iassonidis est élu député vénizéliste de Thessalonique, tout en travaillant au ministère du Bien-être social, dont il devient ministre entre 1930 et 193216. Theofylaktos Theofylaktos est lui nommé ministre gouverneur général de Thrace et de Macédoine orientale en 1928 par Venizélos. Petros Levantis, président constantinopolitain du PAOK en 1929, directeur du grand journal thessalonicien Makedonia, est lui aussi élu député vénizéliste du Parti ouvrier et agraire de Papanastassiou en 1929, avant de devenir ministre des Transports de Venizélos en 1933. Enfin, Leonidas Karamaounas, président de l’Union des Constantinopolitains à partir de 1924, s’engage pour les élections municipales de Thessalonique en 1925, sur une liste d’alliance de l’Union avec la corporation des pharmaciens de la ville17. On y trouve notamment Fanourios Vyzantios, président du PAOK de 1927 à 1928 et longtemps secrétaire général de l’équipe, mais aussi Kostas Meletiou, médecin, président du PAOK de 1928 à 1929. Karamaounas est ainsi élu au conseil municipal cette année, avant d’être élu député en 1936, la même année que Pantelis Kalpaktsoglou, riche entrepreneur, financier et dirigeant important du PAOK, qui en devient le président à deux reprises (en 1930 et pendant l’occupation). 19 En s’attardant sur les actions individuelles de chacun de ces personnages publics, aux carrières bien souvent transnationales, se découvrent, à travers la presse ou les échanges épistolaires avec Venizélos, les stratégies individuelles qui se mettent en place pour structurer un réseau électoral auprès des populations réfugiées. Au-delà des moyens classiques d’une campagne électorale dans une démocratie libérale, les dirigeants constantinopolitains s’investissent personnellement pour créer des liens faibles individuels auprès des électeurs réfugiés. Ainsi, Leonidas Karamaounas, qui officie aussi en tant que médecin, publie régulièrement des annonces pour son cabinet dans le journal Makedonia, (parfois avec son frère Stylianos) où il écrit dès 1924 : « Envers les Constantinopolitains, Thraces, Micrasiates, Pontiques et en général tous les réfugiés pauvres, examen médical gratuit par des docteurs constantinopolitains Leonidas et Stylianos Karamaounas de 8 à 10 heures à la pharmacie Ethnikis Amynis 37. Les médicaments sont sans profit18 ». L’annonce est reproduite régulièrement dans le journal et évolue : Stylianos n’est plus mentionné, puis apparaît l’annonce de

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Karamaounas officiant dans la pharmacie de Tloupas, membre important de l’Union des Constantinopolitains. Il est intéressant de noter que lors du conseil municipal du 24 avril 1926, Karamaounas et Meletiou, deux médecins élus au conseil sur la liste de l’Union des Constantinopolitains et des pharmaciens de la ville, s’opposent à l’existence des cliniques municipales pour les plus pauvres, qui n’auraient « aucun but19 », et proposent de les abandonner. Cette position corporatiste qui suit celle de l’association des pharmaciens peut être en contradiction avec une politique vénizéliste en faveur des réfugiés. Mais une augmentation du nombre de cliniques municipales, ainsi que le proposent d’autres élus (Akritidis, Rodoïnos et Stavrakakis), menace par exemple les liens interpersonnels directs qu’à son cabinet Karamaounas façonne avec les réfugiés, qui doivent être indispensables pour sa carrière politique et son statut de notable reconnu en ville. En revanche, dans le même temps, ils permettent une subvention de 10 000 drachmes de la ville à l’AEK Thessalonique, pour que l’équipe des Constantinopolitains puisse aller à Athènes pour les Jeux panhelléniques. 20 Lors de la tentative d’assassinat qui le vise le 26 février 1931, Petros Levantis, député et président du PAOK, est dans son bureau de directeur du journal Makedonia. Il est décrit en train de recevoir du monde, « citoyens et paysans qui lui font part de leur reproches », avant que l’homme armé n’entre. Levantis est ensuite soigné dans la clinique de Meletiou20. Les locaux du journal sont décrits comme « inondés de monde ». Dans un entrefilet du 20 janvier 1932, Makedonia présente son directeur comme « se mouvant dans toutes les directions, vers Athènes et vers le Koule Café ». Son activité surprendrait jusqu’à étourdir les passants de la rue Ermou du centre-ville : il s’occupe de PAOK le dimanche, reçoit les citoyens du matin jusqu’à 16 heures, avant d’accueillir les responsables de diverses commissions et représentations de quartiers qui se plaignent du journal concurrent Makedonikon Neon [Nouvelles macédoniennes]21. 21 Enfin, Léonidas Iassonidis, figure dominante, est constamment en déplacement auprès des diverses communautés réfugiées. Un article du 11 mai 1932 décrit ainsi la visite de l’homme politique dans des quartiers de réfugiés de Thessalonique (Omonia, Saranta Ekklisies [Quarante Églises], Pavlou Mela et Agion Panton), accompagné de Levantis, Karamaounas et du président du club des Libéraux de la ville. En tant que ministre du Bien-être social, il inaugure avec le député Levantis le lotissement d’Omonia, explique le programme du gouvernement de Venizélos (sous les hourras d’après le journal), tout en promettant plus de financements pour les travaux municipaux (75 000 drachmes) et aux associations culturelles des quartiers (15 000 drachmes). Mais c’est au stade du PAOK que Iassonidis finit sa visite. Devant une « foule concentrée », il fait un discours sur le nom de Constantinople qui est un « symbole de ce brillant club ». « Dans ce stade, continue-t-il, se crée en effet une civilisation supérieure », avant de conclure sous les applaudissements en affirmant qu’il sera toujours aux côtés du club22. Iassonidis, dont la carrière avec les vénizélistes est certainement la plus aboutie parmi les Constantinopolitains de Thessalonique, garde des liens étroits avec le milieu associatif et sportif réfugié de Thessalonique et s’en réclame protecteur, tout en étant ministre à Athènes. C’est là un réseau qui se structure et qu’il peut par la suite mobiliser lors de ses campagnes électorales. 22 Au cours des années 1920 et 1930, se forme donc un groupe de « pères des réfugiés », dirigeants de l’Union des Constantinopolitains et du PAOK, qui s’investissent en politique du côté des vénizélistes et qui disent représenter l’intérêt des populations réfugiées. Dans les discours ces derniers se donnent à voir comme des dignitaires

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défenseurs, des notables qui choisissent d’investir leur statut social pour protéger les réfugiés désarmés, mais aussi l’équipe. C’est le sens du paragontas [παράγοντας], qu’on pourrait traduire par dignitaire, qui est généralement une figure publique qui s’investit personnellement et économiquement pour la protection et les avancées du club, et qui en tire des bénéfices symboliques, sociaux, politique (et éventuellement économiques, mais indirectement). Pour la Grèce, l’entre-deux-guerres est la période où le sport (surtout le football) se massifie, et se forme le sens de paragontismos [παραγοντισμός] : d’investissement du sport par des παράγοντες, pour les succès de leur équipe, mais aussi pour des gains symboliques personnels. Ce phénomène pourrait être comparé avec le collateralismo italien de l’après-guerre, qu’analyse Fabien Archambault, où « l’inclusion du football dans les stratégies de pouvoir illustre donc les logiques de l’adaptation au changement et à la modernité de pratiques de type clientélaire », dont l’analyse doit en même temps nous porter à faire « crédit à ces hommes politiques de la sincérité » (Archambault 2012).

« Gagner Thessalonique » : clivages ethniques et politiques dans la ville et sur le terrain

23 Pour le PAOK, tout comme pour les vénizélistes, Thessalonique est une ville à conquérir. Grecque depuis seulement 1912, ses habitants, malgré l’échange des musulmans, ne sont pas tous convaincus de leur intérêt à intégrer cet État-nation. Dans le processus d’hellénisation de la ville, apparaissent donc de nouveaux clivages, qui superposent de nouvelles identités politiques à des appartenances dites ethniques. Celles-là se perçoivent dans le sport, où les oppositions se structurent principalement autour de ces points. Le clivage indigènes-réfugiés, comme dans quasiment toute la Grèce, est repris aussi à Thessalonique. La particularité de cette ville est qu’indigène signifie surtout juif. Les juifs de Thessalonique ont longtemps été la principale communauté de la ville, jusqu’à l’arrivée massive des réfugiés. Elle était la « Nouvelle Jérusalem » ou la « ville la plus juive du monde » (Naar 2016). Il est difficile de retrouver des données démographiques exactes, notamment quand il s’agit de les traiter par leur caractère dit ethnique, néanmoins les estimations seraient de l’ordre de 60 000 à 100 000 juifs thessaloniciens avant l’échange, alors qu’en 1928 ils ne sont estimés qu’à 48 078 (63 000 sur toute la Grèce) par les Statistiques générales de Grèce (Dagkas 2003), et entre 35 000 et 60 000 en 1934 (Naar 2016), sur une population totale de la ville de 244 680 habitants en 1928, parmi lesquels 117 041 étaient réfugiés et 39 590 étaient émigrés23. Si Venizélos a pour ambition l’assimilation des juifs dans l’État-nation, cette communauté est accusée de la refuser et d’avoir été complaisante envers les Turcs. De plus, en tant que communauté très ancienne (depuis la fin du XVe siècle pour les Sépharades), elle est solidement établie et dispose de forts réseaux commerciaux, ce que l’élite marchande constantinopolitaine (mais aussi d’autres Grecs) voit comme une concurrence à déloger (Papamichos Chronakis 2014). Par une alliance de circonstances, la communauté juive, tout en connaissant un développement sioniste et socialiste à partir des années 1920 (Mazower 2004), soutient généralement les partis royalistes, forces traditionnalistes, qui souhaitent une Grèce « petite mais fière », limitée à la Vieille Grèce. C’est donc dans une logique électoraliste et par antivénizélisme que juifs et royalistes se rejoignent à Thessalonique dès 1915 (Mavrogordatos 2003), établissant ainsi un clivage fort entre eux et les réfugiés, très

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largement vénizélistes. Ce clivage apparaît dans le sport, en tant que phénomène social massifié à cette période, où le PAOK avance ouvertement du côté vénizéliste. Les clivages politiques et leur violence transparaissent ainsi dans le sport et notamment le football, devenu loisir de masse par excellence, qui réunit des milliers de supporters tous les dimanches et dont les concurrences entre clubs, si elles ont aujourd’hui perdu les fondements politiques de l’époque, restent structurées par les clivages de l’entre- deux-guerres.

24 L’antisémitisme des vénizélistes qui se développe progressivement à Thessalonique dans les années 1920, est mobilisé dans l’objectif de gagner et d’helléniser la ville et surtout son centre, dominé par la communauté juive (Papamichos Chronakis 2014). Il est fait usage d’un antisémitisme traditionnel, qui se rapproche plutôt d’un antijudaïsme qu’on peut retrouver à certaines occasions chez les Rum de l’Empire ottoman (Nahum 1997 : 166-167). Déjà en 1920, les vénizélistes accusaient la communauté juive d’avoir fait perdre Venizélos aux élections, menant ainsi la Grèce à la Grande Catastrophe (Mavrogordatos 1983). Malgré une certaine cordialité entre 1928 et 1930 (qui conduit à l’élection de députés vénizélistes chez les juifs assimilationnistes), se forme en 1927 l’Union nationale de Grèce (Εθνική Ένωσις « Ελλάς », E.E.E.), mouvement antisémite et anticommuniste, soutenu par les vénizélistes, présidé par un réfugié turcophone Georgios Kosmidis, commerçant de profession, qui regroupe un certain nombre de réfugiés d’Asie Mineure (jusqu’à 7 000 en 1931). Ce sont eux qui organisent en juin 1931 le pogrom de Cambpell, un quartier de juifs pauvres, rescapés de l’incendie de 1917, qui se retrouve attaqué par une foule de réfugiés venue de Toumba et Kalamaria. Cette atmosphère est attisée par le journal vénizéliste Makedonia (toujours dirigé par Levantis) et son rédacteur en chef Nikos Fardis qui écrit de nombreux articles antisémites appelant à la violence (Mazower 2004). De plus, Léonidas Iassonidis, en tant que député, puis en tant que ministre, soutient les actions de la E.E.E., vues comme patriotiques (Tsironis 2002). Ce sont là deux liens importants qui relient directement le PAOK à l’antisémitisme vénizéliste par ses dignitaires- protecteurs. 25 La facilité avec laquelle l’antisémitisme est mobilisé est perceptible dans l’entretien de Kyriakos Bostantzoglou, ancien joueur du PAOK dans les années 1930-1950, né en 1915 en Thrace orientale, venu en Grèce à 6 ans. Il habitait dans un quartier de réfugiés rue Olymbiadous où devaient se trouver non loin des juifs relogés après l’incendie de 1917. À la question : « Quand vous finissiez l’école, vous les enfants, comment vous amusiez- vous ? », il répond : – Il n’y avait pas de divertissements pour les enfants à l’époque. – Vous ne jouiez pas dans les terrains vagues ? – On jouait au foot ici, ou à Syngrou avant le collège sur l’asphalte. – Vous ne jouiez qu’au foot ? Pas d’autres jeux ? Jeux collectifs ? Un autre sport ? À cache-cache ? – Ah on courrait après les juifs par ici. Un peu plus bas, ici dans la ruelle, il n’y avait que des juifs. On allait devant leurs portes et on mettait une punaise, une ficelle, une pierre, on cherchait un coin et on tapait tac-tac pour les faire sortir dehors. – C’est ce que vous faisiez ? – Oui comme des enfants24. 26 « Courir après les juifs » était vu comme un divertissement, une pratique totalement intégrée dès le plus jeune âge pour laquelle il parle avec flegme sans que cela ne pose de cas de conscience ou de tabous. L’archiviste elle-même passe rapidement sur cette

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question, mais on peut y voir un phénomène social assez massif dans les populations réfugiées.

27 Il semble important de signifier en outre, que le premier stade du PAOK a été construit sur la place de la fontaine [Πλατεία Σιντριβανιού], auprès du cimetière juif de la ville (par la suite détruit pendant l’occupation pour y construire l’université). La taille du terrain n’étant pas suffisante pour avoir un stade aux normes, le PAOK a alors empiété sur le cimetière, retirant corps et pierres tombales. Un ancien dirigeant du PAOK, Nikos Zouboulidis, dans un entretien avec le journal Aggelioforos raconte : Il fallait que ce club ait son propre stade. Ils nous ont donné un terrain un peu plus bas que le stade d’Iraklis (dans les environs du sintrivani, la fontaine) pour nous entraîner. Aris qui avait une grande puissance, tout comme Iraklis, ne nous ont pas laissé faire notre stade. Nous avons décidé de le construire nous-mêmes. Je suis allé dans les kafeneia [cafés] rassembler tous les daïdes [hommes de la rue querelleurs] de Vlagas et Kontoskaliou [quartiers de Constantinople]. Des palikaria [braves jeunes hommes] de Constantinople, tous kountourades et faltsetades [argot pour signifier leur condition belliqueuse et marginale]. Nous, nous construisions et eux nous protégeaient. L’espace n’était pas suffisant. À côté il y avait une rivière. En hiver il y avait de l’eau. En été il était sec. Il nous fallait le recouvrir. Mais que faire de l’eau ? Nous sommes allés voir le chef du 3e corps d’armée. Il a été ému par notre sort. Il nous a donné des tuyaux qui étaient restés dans l’entrepôt de l’ingénieur de la Première Guerre. Nous avons recouvert la rivière, mais même là, le stade était trop petit. Les larmes nous sont venues. Nous ne pouvions pas croire que le PAOK n’aurait pas de stade. À côté, il y avait le cimetière juif. Nous en avons pris de force une partie. Nous avons ensuite commencé le travail. Le matin, les gens nous voyaient à la banque en costume et le soir nous travaillions avec la pioche25. 28 Cette source orale, produite 70 ans après les faits ne nous renseigne pas tant sur les détails de la construction du stade en 1929-1931 que sur le rapport des acteurs du club à la communauté juive et aux communautés marginales d’Asie Mineure. La bourgeoisie constantinopolitaine a certes des élans modernisateurs, mais tout comme elle n’hésite pas à s’associer avec des Micrasiates illettrés de la E.E.E., elle n’hésite pas non plus à abandonner ses conceptions modernisatrices et se reposer sur le monde souterrain et méprisé des réfugiés aux kafeneia quand il s’agit de sa protection. Il faut en déduire que leur condition de Constantinopolitain leur permettait d’avoir un réseau dans ce monde particulier que le vénizélisme tentait en général de cacher pour ne laisser transparaître que l’image du réfugié patriote et victime de son sort. En outre, la manière très parcellaire et flegmatique avec laquelle Zouboulidis présente l’empiètement du stade sur le cimetière juif (et donc en partie sa destruction), donne à voir le peu de cas qui était fait des droits de la communauté juive. Le PAOK a disposé de l’appui de Petros Levantis et du gouvernement Venizélos pour ce qui est de l’acquisition du terrain après la fusion de l’AEK et du PAOK en 1929 opérée par Karamaounas. Les autorités lui ont donc laissé le champ libre pour s’implanter au cœur de la ville, entre le stade d’Aris et d’Iraklis, les anciens clubs de Thessalonique. Un stade construit au cœur de la ville pour un club qui se présente comme celui des réfugiés représente symboliquement l’insertion dans le centre historique d’une population marginale des bidonvilles de la périphérie, ce qui peut être perçu comme une entreprise de conquête à la fois sociale et spatiale de Thessalonique de la part de ces populations étrangères, contre les indigènes et surtout les juifs. D’où certaines réactions violentes de la part des supporters d’Aris et d’Iraklis (dans une moindre mesure), qui se veulent Thessaloniciens dits « authentiques », garants du centre historique contre les « Turcs », ou « étrangers », tels qu’étaient perçus les réfugiés.

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29 C’est ce qui constitue aussi le clivage sur le terrain, entre supporters des équipes, cristallisant les clivages politiques existant dans la ville. Le club de la communauté juive, le Maccabi, est mis à l’index par le journal Makedonia, qui l’accuse en juin 1931 de jouer le jeu des Bulgares et d’avoir des sentiments antipatriotiques, accusations infondées qui insèrent une dimension antisémite dans le sport de la ville (Mazower 2004). Pour ce qui est des clubs grecs, Aris est généralement considéré comme issu de la petite-bourgeoisie autochtone (quand bien même ses fondateurs en 1914 portent souvent des patronymes d’Asie Mineure), quand Iraklis, le plus anciens des clubs (1908), est présenté comme le club de « l’aristocratie », des anciens Grecs ottomans de la ville. Il est le club qui a le plus de moyens et des gradins en ciment. La première preuve d’animosité avec les Constantinopolitains apparaît dès 1924 quand des sportifs d’Asie Mineure quittent ces deux clubs pour rejoindre l’équipe de l’Union des Constantinopolitains. Ils l’auraient fait par fidélité pour le club des Constantinopolitains, par fidélité à l’héritage sportif qu’ils auraient connu à Constantinople. Il est fort probable que les Constantinopolitains soient les seuls dirigeants sportifs en mesure de payer les joueurs, comme c’est le cas avec Raymond Etienne, qui obtient le premier contrat professionnel de Grèce, signé le 5 septembre 1928 et payé 4 000 drachmes par an26. Ainsi également, des grands joueurs de football comme Georgiadis, Batzoglou, Sarantidis, Sotiriou, Stropios, Stanitsas de Iraklis, et Armas, Skebris, Pagalos et Ventourelis d’Aris, rejoignent le PAOK. Ventourelis a même été capitaine d’Aris avant de faire une grande carrière avec le PAOK (Centre d’histoire de Thessalonique 2005). Cette désertion des joueurs a alors laissé une grande rancœur chez les supporters qui commencent petit à petit à s’identifier à des clubs particuliers. Le PAOK a l’ambition d’être le club des Constantinopolitains (après la fusion avec l’AEK en 1929), mais aussi de tous les réfugiés. Les animosités à l’égard des réfugiés, se cristallisent alors dans le sport à travers les autres équipes, dans un contexte où se développent le supportérisme et la dimension carnavalesque des stades. 30 Des milliers de supporters se rendent au stade le dimanche, venus des quartiers réfugiés, dès le midi pour voir les autres équipes du club, avant le match de l’équipe première en début d’après-midi. D’où l’expression « Le PAOK et du pain dur » qui nous est restée : les morceaux de pain qu’ils apportent pour tenir la journée se durcissaient jusqu’au match du PAOK. Ainsi, le dimanche 15 décembre 1929 à 15h 30, 8 000 supporters du PAOK se retrouvent au stade d’Aris pour une confrontation avec l’équipe Megas Alexandros (Alexandre le Grand), rencontre que le PAOK gagne 1-0 avec un but du Français de Constantinople Raymond Etienne. La rencontre se déroule normalement jusqu’à ce qu’un défenseur de Megas Alexandros soit insulté par un supporter. Il se retourne alors et lui jette une pierre, ce qui provoque son exclusion. Le capitaine de Megas Alexandros demande à son équipe de quitter le terrain alors que les supporters du PAOK « très justement se plaignent du comportement de Megas Alexandros », écrit Makedonia ; l’équipe propose quant à elle de rejouer le match27. Ce genre d’articles est courant dans les journaux de la ville et témoigne de tensions et de violences existant dans les stades, dès la fondation des clubs. Cette violence, en fonction de qui l’exerce, peut être justifiée par les médias, comme dans cet exemple de 1929. Par l’intermédiaire des joueurs, les dirigeants du PAOK s’assurent de la fidélité de leurs proches et de leur quartier, qui soutiennent leur vedette familiale et locale, et leurs dignitaires à travers eux. En se présentant comme les garants des succès de l’équipe, ils gagnent les faveurs populaires en cas de victoire. En cas de difficultés, notamment juridiques, ce sont ces dignitaires qui s’interposent et défendent le club. C’est ainsi en défenseur du club et de

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tout son monde social, constitué par les supporters, que se présente ouvertement un dirigeant du PAOK, Theodoridis, à la suite de violences entre les supporters du PAOK et d’Iraklis : Le paragontas du club, Eustr. Theodoridis, a écrit dans Makedonia d’aujourd’hui un article dont le titre est « Pour la victoire » et s’adressant aux joueurs du PAOK : “Il reste deux jours avant la grande rencontre de dimanche. Le PAOK avec ses braves garçons, va venir fièrement pour gagner son honorable victoire qu’on lui a volée de manière si peu virile. Et victorieux après le match, il se moquera et ressentira du mépris pour ceux qui veulent gagner sur le papier. Avec enthousiasme et confiance envers les garçons du PAOK qui savent gagner et prendre leur revanche, je salue la victoire de dimanche qu’ils donneront à des milliers de supporters et au club, et la vengeance et la honte à ceux qui ont pensé que les braves garçons du PAOK sont timides et non combattants.” L’auteur dit en outre qu’il voudrait que le PAOK “fouette” ceux qui le diffament en disant qu’il a avec lui des “porteurs de bâtons, de coupe-jarrets et d’assassins28”. 31 On peut apprécier ici une certaine démagogie passionnée de la part d’un dignitaire du club qui est prêt en quelque sorte à se sacrifier pour protéger et faire gagner l’équipe. Par ses déclarations, il donne raison à la violence des supporters et se dit même en faveur d’une certaine manière, et compte les remercier par une victoire. La violence, la virilité, l’humiliation de l’adversaire sont des répertoires à mobiliser pour le bien de l’équipe. Theodoridis paraît même prêt à assumer ce dont Iraklis l’accuse (d’être entouré de « porteurs de bâtons, de coupe-jarrets et d’assassins ») si c’est pour la victoire de l’équipe. Par l’expression d’un tel discours dans le quotidien principal de la ville, il semblerait qu’il veuille à la fois galvaniser l’équipe et son monde, mais aussi apparaître en tant que dignitaire protecteur d’une communauté imaginée du PAOK, qui réclamerait vengeance. C’est là le rôle du paragontas et c’est ainsi qu’il lui est possible de tisser des liens faibles avec une communauté de supporters aux intérêts de classe très éloignés des siens, mais qu’il contribue à structurer en tant que telle et qu’il pourrait être en mesure de mobiliser pour d’autres fins par la suite C’est finalement par la confrontation que se construit l’identité d’un club, a fortiori pour le PAOK, qui bien que soutenu par Makedonia et une kyrielle d’hommes politiques, se présente comme étant seul dans un environnement sportif et institutionnel hostile.

32 Enfin, si la conquête de Thessalonique par le PAOK, son élite constantinopolitaine et ses réfugiés, passe par sa reconnaissance sportive et son accès aux stades, ainsi que par leur établissement au centre-ville, la stratégie du club passe aussi par une implantation dans tous les lieux de vie des réfugiés thessaloniciens. Comme l’indique son nom, le PAOK est une équipe panthessalonicienne, visant à regrouper tous les sportifs réfugiés de la ville et au-delà. Elle constitue donc un réseau d’équipes de quartier formelles et informelles, ainsi que d’observateurs des jeunes qui jouaient au football dans les terrains vagues, en vue de les recruter au club en fonction de leurs performances. Dans le mémorandum pour Venizélos, le président Levantis indique que le PAOK a fondé neuf clubs officiels en Macédoine : Actions du club : Le Club sportif panthessalonicien des Constantinopolitains souhaite élargir ses actions dans tout Thessalonique et ses quartiers, c’est pourquoi malgré ces difficultés financières, il a de manière ininterrompue agi pour la fondation de nouvelles associations sportives. À Thessalonique : Le club sportif byzantin (BAO) • Au quartier de St. Demetrios et Cassandre : L’Union des réfugiés

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• Dans les quartiers : • Toumba : Aetideus et Aetos • Tsinar : Kanaris • Kalamaria : Apollon • Dépôt : Panmacédonien • Katirli : Club sportif de Katirli • Kouri: Marathon Toutes ces associations sont reconnues et inscrites à la Fédération grecque de football et certaines d’entre elles sont à la Ligue des Associations sportives de Grèce. En plus de celles-ci, le Panthessalonicien participe à la fondation de plusieurs associations non-officielles pour la transmission de l’esprit et de l’idéal sportif. Pour toutes ces raisons, le Panthessalonicien, dans la mesure de ses pauvres moyens, ne cesse d’aider ces associations matériellement et moralement29. 33 Par la multiplication de petits clubs, insérés dans chaque quartier de la ville, le PAOK apparaît comme le club-père, qui peut recruter les meilleurs joueurs pour s’imposer progressivement dans le championnat de Macédoine. Chaque club de quartier peut par la suite développer sa propre identité, comme l’Apollon Kalamarias, qui connaît un certain succès dans l’après-guerre et qui s’identifie aux Pontiques de Kalamaria, devenue une commune distincte de Thessalonique. Cependant, pendant longtemps, ses dirigeants restent liés aux Constantinopolitains du PAOK. Par ce réseau de clubs, pour lesquels ils œuvrent aussi en mettant à leur disposition argent public et terrains d’entraînement, l’élite des Constantinopolitains a accès à des populations éloignées du centre, avec qui ils ne peuvent développer quotidiennement des liens forts. C’est par le sport que des populations marginales peuvent ainsi avoir accès à ces personnes publiques, qui apparaissent comme protecteurs, se font connaître et politisent la condition de réfugié au sein des réseaux vénizélistes. Par ces clivages avec les populations dites indigènes et la politisation d’une identité de réfugié en construction, les Constantinopolitains jouent finalement le jeu d’entrepreneurs identitaires (Saada 1993), dans le but de s’insérer eux-mêmes dans le champ politique local et national et construire leurs carrières politiques personnelles.

Conclusion

34 Le cas du PAOK et de ses dirigeants constantinopolitains dans l’entre-deux-guerres permet de mieux comprendre les conditions sociales de l’arrivée massive des réfugiées d’Asie Mineure et les transformations fondamentales qu’elles ont entraînées sur le plan urbain et politique. Le sport apparaît comme une des réponses à la question sociale des réfugiés, qui dans l’environnement urbain semble très peu maîtrisée par les autorités grecques. C’est le choix que font les libéraux constantinopolitains pour s’insérer dans un milieu réfugié qui n’est pas le leur, gagnant ainsi par des réseaux de clientèle une manne électorale qui leur permet d’entrer le champ politique de leur nouvel État- nation. Le renforcement politique des Constantinopolitains renforce également le club, vite devenu massif et vecteur des discours idéologiques vénizélistes, afin de capter un vote réfugié crucial, prompt à basculer progressivement dans les années 1930 vers le communisme30. La condition sociale de réfugié est ainsi mobilisée et en devient un critère identitaire, qui établit un clivage dans la ville entre réfugiés et indigènes – un clivage mobilisé sur le terrain et qui structure les rivalités entre les clubs « indigènes » et « réfugiés » de la ville. L’enjeu étant pour les nouveaux venus de gagner leur place en

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ville (sportivement, spatialement ou politiquement), quitte à mobiliser violence et antisémitisme. Ces pratiques et ces discours qui entretiennent clivages et amorcent un processus d’identification toujours perceptible en Grèce du Nord, trouvent ainsi leur genèse dans l’entre-deux-guerres. Le PAOK est alors un club réfugié et vénizéliste, en opposition aux clubs indigènes à tendance royaliste. Depuis, le PAOK se veut aussi macédonien, le club des Grecs du Nord, sportivement (et socialement) marginalisés, en opposition avec une Vieille Grèce et surtout Athènes, toujours largement dominante.

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NOTES

1. Soldat chargé de garder la frontière orientale de l’Empire byzantin du IXe au XIe siècle dont la représentation est réutilisée pour caractériser les maquisards pontiques à la toute fin de l’Empire ottoman. 2. C’est ainsi que sont décrits les lieux d’origine des réfugiés dans les discours mémoriels. 3. Selon le recensement de 1928. Des premiers flux de réfugiés sont à prendre en compte dès 1914, mais ils ne sont pas recensés avant l’entre-deux-guerres et la massification du phénomène. Elisabeth Kontogiorgi en compte environ 115 000 en Macédoine venus de Thrace orientale : voir Kontogiorgi 2006. L’annuaire statistique de Grèce de 1930 compte 20 016 réfugiés avant 1922 à Thessalonique et 97 025 après, tableau 7 dans la thèse de Tziaras (2017a). 4. Un Micrasiate est un Grec d’Asie Mineure. 5. Le vénizélisme est un mouvement politique libéral et nationaliste grec de la première moitié du XXe siècle, dominé par la figure d’Eleuthérios Venizélos, Premier ministre à plusieurs reprises entre 1910 et 1933. Il se caractérise par « une modernisation selon le modèle occidental dans le cadre du capitalisme et de l’économie libérale occidentale », voir Mavrogordatos, Chatziiosif 1992. 6. [Megali Idea, Μεγάλη Ιδέα] Idéologie expansionniste et nationaliste grecque développée par Jean Colettis en 1844 qui visait à réunir tout le genos grec (ou l’hellénisme) dans un seul État. 7. « Art. 2. – Ne seront pas compris dans l’échange prévu à l’article premier : a) les habitants grecs de Constantinople ; b) les habitants musulmans de la Thrace occidentale. Seront considérés comme habitants grecs de Constantinople tous les Grecs déjà établis avant le 30 octobre 1918 dans les circonscriptions de la Préfecture de la ville de Constantinople, telles qu’elles sont délimitées par la loi de 1912 », in « Convention concernant l’échange des populations grecques et turques et Protocoles signés le 30 janvier 1923 », Traité de Lausanne, reproduit dans Oriente Moderno 7, 15 décembre 1923, p. 514 [Texte en français]. URL : http://www.jstor.org/stable/ 25807251. 8. L’incendie touche principalement la communauté juive. 50 000 juifs se retrouvent alors sans logement. 9. Concept durkhémien de l’effacement progressif des liens traditionnels (religion, famille, morale) qui structurent la société, menant à un affaissement de l’ordre social. Cf. (Durkheim

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2007) Cette anomie mène aussi à ce que Engels appelle « la guerre de tous contre tous », Engels 1960. 10. Rum ou Romaioi, Grecs-orthodoxes de l’Empire ottoman relevant du patriarche de Constantinople. 11. Archives historiques de Macédoine – Archives générales de l’État, archives du tribunal de première instance de Thessalonique, dossiers 321 ; 385 ; 1338 ; 1352 ; 1376 ; 1457. 12. Archives historiques du musée Benaki, fonds Eleutherios Venizélos, dossier 166-35-36, « Mémorandum de Petros Levantis président du PAOK et député de Thessalonique à Venizélos ». 13. En grec à l’origine, comme tous les textes qui suivent. La traduction a été effectuée par moi- même. 14. Archives historiques du musée Benaki, fonds Eleutherios Venizélos, dossier 166-35-36, « Mémorandum de Petros Levantis président du PAOK et député de Thessalonique à Venizélos », p. 6. 15. Archives historiques de Macédoine – Archives générales de l’État, archives du tribunal de première instance de Thessalonique, dossiers 321 : « Union des Constantinopolitains », Règlement de l’Union des Constantinopolitains, Thessalonique 1923. 16. « Remaniement hier du gouvernement », Madekonia, 23 décembre 1930. 17. « L’action pré-électorale pour les municipales. Le programme d’une nouvelle organisation politique : annonce de l’Union des Constantinopolitains », Makedonia, 30 septembre 1925. 18. Makedonia, 3 juillet 1924. 19. Makedonia, 25 avril 1926. 20. Makedonia, 27 février 1931. 21. Makedonia, n°6979, 20 janvier 1932. 22. Makedonia, 11 mai 1932. 23. En se fondant sur le recensement de 1928, voir Manta et al. 2017. 24. Entretien de Kyriakos Bostantzoglou, réalisé par Maria Kazantzidou des Archives historiques de l’hellénisme réfugié, le 28 août 2003, minutes 5-6. 25. Entretien de Nikos Zouboulidis, publié dans Aggelioforos, puis reproduit dans Agis Kynigopoulos et Lakis (Theofilos) Ioannidis, Ιστορία του αθλητισμού της Θεσσαλονίκης [Histoire du sport de Thessalonique], Ministère de la Culture, vice-ministère du Sport. 26. Son contrat est reproduit plusieurs fois sur internet, sans qu’il ne soit réellement possible d’en identifier le fonds d’archive. Ce site de fan qui sert de source à Wikipédia en est un exemple : http://www.paokmania.gr/stiles/arxeio/aspromavres-istories/40904-ο-άγνωστος-ραϊμόν-ετιέν. 27. Makedonia, 16 décembre 1929. 28. Athlitika Chronika, 5 septembre 1932. 29. Archives historiques du musée Benaki, fonds Eleutherios Venizélos, dossier 166-35-36, « Mémorandum de Petros Levantis président de PAOK et député de Thessalonique à Venizélos », p. 2-3. 30. 5% du vote réfugié en 1928, 14% en 1932, 16% en 1934 et 1936, voir Mavrogordatos 1983.

RÉSUMÉS

Cet article a pour objet le PAOK, un club sportif fondé par des Constantinopolitains à Thessalonique en 1926. À travers une analyse prosopographique des fondateurs et dirigeants, il

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s’agit d’étudier les trajectoires et les moyens utilisés par l’élite des Constantinopolitains pour politiser plus largement les masses de réfugiés venus d’Asie Mineure, afin de les inscrire durablement dans le camp vénizéliste dans le contexte grec du Schisme national. Ainsi peut se faire une histoire sociale « par le haut », où le sport peut être perçu comme une réponse libérale à l’anomie sociale de la Thessalonique de l’entre-deux-guerres, mais aussi comme un moyen de s’insérer dans les réseaux politiques vénizélistes de la Grèce en tant qu’élite politique des réfugiés. Enfin, étant vecteur de discours idéologiques vénizélistes structurant l’identité réfugiée, le club structure également les antagonismes politiques de Thessalonique entre locaux et Micrasiates, de sorte que l’antisémitisme vénizéliste, diffusé auprès des quartiers réfugiés, est parfois mobilisé par l’élite du club, afin de gagner par la violence le centre de la ville et y imposer son hégémonie au niveau local puis national.

The historical object of the article is PAOK, a sports club founded in 1926 by Constantinopolitans in Thessaloniki. Through a prosopography of the founders and the directors, this essay aims at studying the paths taken and the means used by the Constantinopolitan elite to widely politicize the masses of refugees from Asia Minor, to enrol them durably in the Venizelist camp during the National Schism. In this way, a social history “from above” can be made, addressing sports as an answer to Thessaloniki’s social anomy in the Interwar Period, and the Venizelist political networks in Greece as a political elite among the refugees. Considering the club as a vector of ideological Venizelist speeches structuring a refugee identity, eventually allows us to highlight the construction of political antagonism through sports, between the locals and the refugees, and the mustering of antisemitism and violence by the elite of PAOK, in order to conquer the heart of Thessaloniki, in a procedure to gain a local and then a national hegemony.

INDEX

Keywords : Sport, Football, Venizelism, Greece, Constantinopolitans, Thessaloniki, Population Exchange, Refugees, Politicization, Antisemitism Mots-clés : sport, football, vénizélisme, Grèce, Constantinopolitains, Thessalonique, échange de populations, réfugiés, politisation, antisémitisme

AUTEUR

LUKAS TSIPTSIOS [email protected] ENS, Paris

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Le football en URSS Une passion subversive ?

Ekaterina Gloriozova

Introduction

1 Cet article a pour objectif d’interroger la dimension subversive de la passion pour le football en Russie soviétique, depuis la période poststalinienne jusqu’à la chute de l’Union soviétique1. Dans ce contexte, notre problématique s’inscrit tout d’abord dans un questionnement sur la place et les fonctions occupées par les loisirs au sein de l’URSS. Comme le remarquent D. Crowley et S. Reid, la vie quotidienne en Union soviétique a surtout été analysée sous le signe du manque, de la pénurie et de l’uniformité, tandis que les aspects liés au divertissement et au plaisir ont souvent été négligés (Crowley ; Reid 2010 : 9-10). Comme dans toutes les sociétés humaines, les loisirs y occupent toutefois une place importante et comportent des significations éminemment politiques. Ensuite, la question qui nous occupe est plus spécifiquement liée aux fonctions politiques attribuées au sport en URSS. Si l’histoire du sport soviétique est avant tout celle de son instrumentalisation par l’État, nous avons voulu nous placer du côté des « consommateurs » sportifs. Nous avons ainsi cherché à étudier les diverses appropriations, par les amateurs de football, de significations politiques imposées au sport « par le haut ».

2 Ces questions seront abordées au sein de deux parties, pour lesquelles nous mobiliserons des sources différentes. Nous retracerons tout d’abord les diverses significations politiques de la passion du football dans la société poststalinienne en prêtant notamment attention aux écarts entre d’une part, les valeurs officielles assignées au sport et d’autre part, les pratiques des passionnés de football. Pour cela, nous nous appuierons sur les travaux d’historiens russes et occidentaux consacrés au sport, aux pratiques culturelles et aux spectacles sportifs en Union soviétique. Ensuite, nous nous intéresserons à la période allant du début des années 1970 jusqu’à la fin de l’URSS, qui correspond à l’émergence de groupes de supporters organisés en tant que subculture2 (Hebdige 1979) spécifique. Si les diverses subcultures apparues à la fin de l’Union soviétique ont souvent été décrites comme contestataires, voire comme ayant

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précipité la chute de l’URSS, nous montrerons l’ambiguïté du supportérisme3 de cette époque, qui se présente tantôt comme une forme de résistance symbolique ou violente au régime soviétique, tantôt comme un exemple d’adaptation négociée avec le pouvoir en période de changements politiques majeurs. Pour cela, nous nous fonderons sur cinq entretiens menés avec des leaders supportéristes et douze entretiens avec de simples supporters, âgés entre 40 et 56 ans au moment de l’entretien4, actifs à la fin de l’Union soviétique, issus de différents clubs de Moscou (, Dinamo et Torpedo). Ces entretiens seront complétés par six interviews réalisées par des médias sportifs russes avec des leaders supportéristes de cette période (voir références en fin de bibliographie).

I. Les supporters de football en URSS poststalinienne : le plaisir et l’indiscipline comme formes de subversion

Les significations officielles du sport dans une société de loisirs régulés

3 La période qui suit la mort de Staline en 1953 et l’arrivée au pouvoir de N. Khrouchtchev est très propice au développement du football. Au niveau interne, cette période, dite de Dégel, s’accompagne d’une libéralisation relative de la vie politique5, d’une croissance économique et d’une augmentation significative du niveau de vie. Après la guerre civile, les ravages de la collectivisation forcée, la terreur stalinienne et le traumatisme de la Seconde Guerre mondiale, les Soviétiques commencent à jouir d’une forme de stabilité. Ils profitent de la mise en place progressive d’un « welfare state à la soviétique » (Caroli 2013), orienté vers la satisfaction des besoins, ne serait-ce que minimaux. La diminution légale du temps de travail (qui passe à 7 heures par jour), l’instauration de la semaine des 5 jours ouvrables et l’augmentation des salaires permettent le développement d’une forme soviétique de société de loisirs et de consommation (Dumazedier ; Markiewicz-Lagneau 1970). Cette dernière est par ailleurs encouragée par l’État qui investit dans les installations sportives et différentes infrastructures consacrées aux divertissements (Dumazedier ; Markiewicz-Lagneau 1970 : 218 ; Crowley ; Reid 2010 : 11).

4 Le développement des loisirs est également lié à une réorientation de la politique extérieure, guidée par deux principes. Le premier prône la coexistence pacifique avec les pays capitalistes, ce qui permet d’intensifier les échanges et les contacts culturels avec l’extérieur. Le deuxième principe instaure l’idée d’une compétition entre deux systèmes, qui encourage les réformes pour relever le niveau de vie et le prestige du socialisme mis à mal par la déstalinisation (Zakharova 2011 : 16-17). Une attention accrue est dès lors portée à la consommation en tant que manifestation de la puissance et de la supériorité du régime socialiste (Zakharova 2011 : 305-314). La réhabilitation de la consommation – auparavant fustigée en tant que pratique bourgeoise – s’accompagne de l’émergence de loisirs plus individuels, domestiques et passifs – en particulier la télévision qui, en 1963, avait déjà pénétré un tiers des foyers6. 5 Toutefois, si les pratiques et intérêts plus individuels et familiaux (comme la possession de voitures ou de datchas) sont davantage acceptés (Shlapentokh 1989 : 154), l’idée que les loisirs comportent avant tout une visée méliorative de la société et des individus n’a jamais été aussi prégnante. La période du Dégel se caractérise en effet par un nouveau

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paradigme politique qui, après les dérives du stalinisme, entend renouer avec les idéaux communistes de la révolution. Tout comme dans les années 1920, le temps libre et les loisirs doivent contribuer à l’accomplissement de l’homme soviétique : As the 1961 pronouncement made clear, virtuous socialist leisure was understood in communist morality as productive or reproductive activity. It was distinguished from the alienated forms of “amusement” that prevailed under capitalism in that it was to contribute to the integration of the individual, to allow her full self-possession and realization of her human essence […].7 (Crowley ; Reid 2010 : 30) 6 Les loisirs, en particulier ceux de la jeunesse, focalisent ainsi une attention croissante du Parti et du Komsomol – régulièrement enjoint de récolter des informations sur les différentes pratiques des jeunes – ainsi que de la sociologie soviétique qui se saisit intensivement de cette question (Crowley ; Reid 2010 : 30).

7 Parallèlement, le football, déjà très populaire avant la guerre, devient un véritable phénomène de masse. D’un engouement propre à la classe ouvrière urbaine, il se transforme – notamment grâce à la télévision – en une passion partagée par les hommes de toutes catégories sociales et s’étendant à l’ensemble du pays, y compris les campagnes (Edelman 1993 : 92). Le journal Sovetskiï sport dépeint ainsi en 1952 une image idéalisée d’un public particulièrement bigarré : Il fut un temps où le football était considéré comme un jeu pratiqué par des jeunes pour les jeunes. À présent, le stade du Dinamo accueille la population d’une ville entière…. Vous pouvez y rencontrer des personnes de tout âge et d’une grande variété de professions. Un jeune Stakhanoviste côtoie un compositeur connu de tous8. Un pionnier9 est assis à côté d’un artiste célèbre ; un travailleur plus âgé à côté d’un jeune avec une broche universitaire sur le revers.10 8 La popularité et la visibilité croissante du football en font un enjeu d’autant plus important que le pouvoir soviétique l’investit de significations particulières. Si les succès des joueurs soviétiques11 sont présentés comme une preuve de la supériorité du modèle socialiste, le sport, et en particulier le football, sont perçus par les autorités comme un moyen de lutter contre l’individualisme, le repli croissant sur la sphère privée, les comportements déviants chez les jeunes ou encore l’alcoolisme (Edelman 1993 : 92-93 ; Riordan 1977 : 198).

Des spectateurs rétifs aux significations assignées au sport par les autorités

Le caractère subversif du plaisir

9 L’attitude des citoyens soviétiques face aux significations imposées par le pouvoir fait l’objet de diverses interprétations. Dans un premier temps, les travaux sur l’Union soviétique se sont concentrés sur la nature du régime et les mécanismes de pouvoir, dépeignant une société atomisée et martyrisée. À cette vision proche de l’école dite « totalitaire », s’opposent des travaux centrés sur l’histoire du quotidien (Lüdtke1994), inspirés par la montée en puissance du courant révisionniste12 dans les années 1970 et dont les hypothèses seront confirmées par l’ouverture des archives au début des années 1990 (Zakharova 2013 : 305-306). Ces approches « par le bas » mettent l’accent sur les diverses stratégies de résistance, de subversion ou de mise à distance des normes soviétiques imposées par le régime et battent ainsi en brèche les représentations d’une société soviétique intégrant de manière mécanique les significations culturelles imposées par l’État.

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10 Parmi ces travaux, on retrouve ceux de D. Crowley et S. Reid, consacrés au plaisir en URSS. Selon eux, au sein du système de valeurs soviétique, le plaisir – associé au futile et à l’éphémère – est dévalorisé au profit de l’ascétisme et l’abnégation, nécessaires à l’accomplissement « du plus grand bonheur pour le plus grand nombre » dans le futur (Crowley ; Reid 2010 : 4). Crowley et Reid montrent toutefois que le plaisir, toujours produit in fine par les individus eux-mêmes, ne peut être entièrement régulé ou planifié : pleasure – as a concept that encapsulates voluntary and sometimes irrational and unregulated behavior and attitudes – emphasizes subjective experience. Understood in these terms, pleasure could be a wayward aspect of everyday life in an environment that claimed to be governed by collective reason and consciousness rather than spontaneity. (Crowley ; Reid 2010 : 6) 11 Le caractère potentiellement subversif du plaisir se retrouve également au cœur des travaux de Robert Edelman sur les spectacles sportifs en URSS. Le titre de son ouvrage, Serious Fun. A History of Spectator Sports in the URSS (1993), reflète bien la dichotomie entre les « sérieuses » fonctions politiques assignées au sport soviétique et le vécu subjectif des passionnés de sport, dont les pratiques sont motivées par la recherche de plaisir procuré par les matchs de football ou de hockey. S’arrêter à la première dimension et ne pas considérer le sport sous l’angle de la consommation et du spectacle donnerait selon lui une vision très incomplète des significations politiques du sport en URSS (Edelman 1993 : 10). R. Edelman s’attache ainsi à déceler les comportements déstabilisateurs ou subversifs encouragés par le spectacle footballistique : Everywhere, spectator sports have allowed people to carve out what Eric Dunning has called “enclaves of autonomy”, where “mass audiences” can evade the goals of those who seek to control them. (Edelman 2002 : 1467) 12 En plus d’offrir un espace-temps échappant aux significations imposées, le football donnait aux Soviétiques la possibilité de choisir, non seulement leur loisir mais aussi l’équipe qu’ils décidaient de soutenir : In looking for entertainment, Soviet citizens were doing more than simply avoiding the messages of the state. They were also making choices about which entertainments they accepted and which they rejected. By doing this, they could, in limited but important ways, impose their own meanings and derive their own lessons from sports and from other forms of popular culture as well. (Edelman 1993 : 13). 13 Pour R. Edelman, le choix de l’équipe était chargé de significations particulières : la préférence pour le Spartak au détriment d’équipes patronnées par des structures étatiques (CSKA et Dinamo), s’apparentait, selon lui, à une forme de contestation ou de rejet symbolique de l’État et de ses émanations (Edelman 2002). Si cette interprétation nous paraît peu convaincante13, R. Edelman met en avant d’autres caractéristiques de la passion footballistique susceptibles de revêtir une dimension subversive.

L’indiscipline comme forme de subversion

14 Malgré toutes les tentatives des autorités de faire du football un moyen de promouvoir les valeurs d’ordre et de discipline, l’incivilité et la violence dans les stades augmentent, au point de devenir un véritable problème public. La violence émane tout d’abord des joueurs eux-mêmes : les bagarres sur le terrain, les attaques contre les arbitres ou les comportements agressifs des entraîneurs sont monnaie courante dans le football d’après-guerre (Edelman 1993 : 96). La violence des joueurs contamine les tribunes comme l’illustre un match à Moscou en 1960, opposant le CSKA au Dinamo Kiev, où les

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supporters envahissent le terrain à la suite d’une échauffourée entre les joueurs et l’arbitre (Edelman 1993 : 190). Ce problème est identifié par les membres du Parti et la presse comme un manque « d’éducation (vospitanie) politico-idéologique » (Edelman 1993 : 96). Les autorités lancent des campagnes éducatives à destination des joueurs, largement relatées par des médias abondant d’images de footballeurs dans les musées ou assistant à des séances de lectures obligatoires. (Edelman 1993 : 97) Comme l’explique Edelman, ces campagnes éducatives sont avant tout destinées aux spectateurs : Even if the players never read a book, it was crucial that the link between ideology and victory, politics and order should be firmly established in the minds of those who watched the games. Player behavior was therefore the key element. If soccer were gentlemanly, then the audience could perhaps be persuaded to take seriously the lessons the authorities sought to inculcate. (Edelman 1993 : 98). 15 Les comportements des spectateurs contredisent toutefois les appels à la discipline. En 2014, nous nous sommes entretenue avec Lev qui a hérité de sa passion pour le Dinamo de son grand-père. Il nous avait alors transmis le récit de sa grand-mère sur l’ambiance qui régnait durant les matchs d’après-guerre : Ils [ses grands-parents] se sont rencontrés au front, il était officier d’artillerie, ma grand-mère racontait qu’il avait une valisette en bois avec une image du Dinamo collée sur le couvercle. Après la guerre, il emmenait ma grand-mère aux matchs. […] D’après les récits de ma grand-mère, les supporters au stade ne se contenaient pas. Il y avait surtout des hommes, c’était très turbulent, on criait, on insultait, il y avait même des affrontements physiques. Il n’y avait pas de séparation comme maintenant, entre les supporters du Dinamo d’un côté et les autres de l’autre, tout le monde était mélangé. Tout le monde fumait. Ma grand-mère n’aimait pas y aller parce que tout le monde fumait, criait, insultait, se poussait, ça se bousculait de partout, ce n’était pas très … confortable, en tout cas pour les femmes.14 16 S’il est vrai que certains comportements (comme les jurons) sont moins tolérés en URSS que dans certains pays d’Europe de l’Ouest à la même époque, la presse soviétique d’après-guerre dénonce les fréquents sifflements, insultes et invectives des supporters telles que « cassez-les ! » ou « videz-les de leur sang ! » (Edelman 1993 : 190). En effet, l’urbanisation croissante s’accompagne de l’importation de comportements plus incivils dans les stades par les nouveaux arrivants des campagnes ; tandis que la popularité du football rassemble des foules de plus en plus importantes, provoquant agitations et bousculades à l’intérieur et aux alentours des stades (transports en commun, files d’attente) : Sports crowds, especially for soccer, have hardly been paragons of propriety in any country, but the jostling, pushing, and shoving typical of any pregame crowd were probably more intense in the USSR than elsewhere. Anyone who has spent time on Soviet transport knows that passengers have rarely made a fetish of avoiding bodily contact. Ilf and Petrov were probably far from wrong when they compared entering a Soviet stadium to “ten rounds of boxing.” […] Clearly attending a game in postwar was far from a “cultured” activity. (Edelman 1993 : 190). 17 Enfin, alors que dans l’esprit des autorités, le sport est censé combattre l’alcoolisme, les matchs de football s’accompagnent par une consommation importante d’alcool chez les spectateurs. Si celle-ci est interdite dans les stades, les magasins de bières et de vodka avoisinants deviennent fréquemment un lieu d’attroupement et de désordres. (Edelman 1993 : 191).

18 Sur la question de savoir quelles significations accorder aux comportements indisciplinés des spectateurs dans la société poststalinienne, il faut avoir à l’esprit que

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ce sont les autorités soviétiques elles-mêmes qui leur accolent une étiquette politique. Un grand nombre de pratiques illicites, hooliganisme y compris, sont en effet qualifiées par les autorités comme « antisoviétiques », en tant que portant atteinte à la sécurité de l’État (LaPierre 2012). Certains travaux interprètent dès lors les divers délits et comportements déviants en URSS comme des actes de contestation politique, voire de dissidence, sans forcément interroger les significations que leurs auteurs attribuent à leurs actions (Chiama ; Soulet 1982). V. A. Kozlov, dans une étude fouillée sur les désordres de masse en Union soviétique sous Khrouchtchev et Brejnev, conclut que des motifs contestataires – au sens d’une opposition au pouvoir soviétique – sont rarement à l’origine des actes des individus condamnés pour hooliganisme et qualifiés par les autorités et la presse comme « antisoviétique » (Kozlov 1999 : 120). N’ayant malheureusement pas les moyens d’accéder aux représentations des supporters de cette période, nous nous contenterons de qualifier leurs comportements de subversifs dans la mesure où ils contredisent les valeurs et objectifs politiques assignés au football par les autorités soviétiques.

II. Le supportérisme à la fin de l’Union soviétique : une subculture entre contestation et conformisme

Les fanaty ou l’émergence d’une subculture soviétique

Caractère artisanal du soutien et pratiques centrées sur la violence

19 Les années 1970 donnent lieu à l’émergence de nouvelles formes de pratiques au sein de la jeunesse soviétique, encouragées par un contexte de dégradation des conditions socio-économiques et un sentiment général de lassitude et de désillusion envers les idéaux soviétiques. Ces pratiques correspondent à une tentative de reproduction des différentes subcultures15 occidentales qui émergent dans les années 196016. Tout comme leurs modèles occidentaux, les subcultures soviétiques se caractérisent tout d’abord par une rupture plus prononcée avec les normes et valeurs des générations précédentes : the younger generation seems to have felt, more than ever before, the “hypocrisy, artificiality and dishonesty” of the lifestyles of the older generation – those seemingly intelligent, refined and good-natured people, the former “romantic” youth of the 1960s. (Frisby 1989 : 4). 20 De plus, l’appartenance au groupe17 constitué autour de ces pratiques y est particulièrement importante. Ainsi, le journaliste Iouri Chtchekotchikhin constate-t-il en 1987 : De tous temps, les jeunes se sont regroupés […] mais jamais auparavant l’appartenance à un groupe ou à une équipe n’a soumis avec autant de force les individus aux règles et normes adoptés dans ces groupes : des goûts musicaux et vestimentaires à la manière de penser et de s’exprimer, le plus souvent incompréhensibles pour la génération précédente. (Chtchekotchikhin 1987 : 89). 21 Malgré leur grande popularité, les médias d’avant la perestroïka n’évoquent que très occasionnellement ces subcultures soviétiques en les présentant comme des cas isolés (Yvert-Jalu 1991 : 28). Par ailleurs, à chaque congrès de l’Union des jeunesses communistes, les Komsomols sont appelés à « lutter contre toute forme de déviance » parmi lesquelles figuraient « le hooliganisme, la mode vestimentaire occidentale, la musique et les danses modernes » (Yvert-Jalu 1991 : 28)

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22 C’est également à cette époque que se forment les premiers groupes de supporters, désignés par le substantif fanaty (fanat au singulier). Emprunté de l’anglais, ce terme se distingue de celui de bolel’ŝik18 en faisant référence aux supporters organisés, affichant un soutien visible pour leur équipe. Les rencontres et les liens se tissent pendant les matchs, les groupes se constituant et se perpétuent selon une logique d’appropriation d’une partie du stade. Se regroupant dans les tribunes, les supporters commencent également à se doter d’attributs supportéristes (écharpes, pins), confectionnant de manière artisanale des drapeaux ou banderoles à la gloire de leurs équipes et faisant des graffitis aux initiales de leur club sur les murs de la ville19 : […] à 100 km de Moscou, il y avait un petit village, Mikhnëvo. Là, il y avait une bonneterie où on fabriquait des vêtements, des tissus, tout ce qu’il y a de plus banal. Quelqu’un avait sa mère qui travaillait là-bas, et qui a fabriqué une écharpe rouge et blanche. Cela a commencé en février 1985, c’était incroyable, ça coûtait 12 roubles, c’était très cher à l’époque, je leur ai donné 12 roubles et demandé qu’ils me ramènent une écharpe. Je l’attendais avec impatience, je comptais les secondes avant qu’il ne me la ramène avant le prochain match. C’était une telle fierté de porter une écharpe, faite non pas à la main mais tissée finement à la machine : tout le monde te regarde, tout le monde t’envie.20 23 Les activités des fanaty se caractérisent également par un degré de violence élevé. Si cette dernière est souvent présente au sein du supportérisme en général (en particulier dans sa version hooligan21), il convient de prendre en compte la place spécifique des pratiques de violence au sein de la jeunesse soviétique de cette période. L’extrait suivant illustre ce que la plupart des supporters interrogés nous ont confié sur les fréquentes bagarres de leur enfance et dont les affrontements supportéristes ne constituaient qu’un prolongement : Avant, on se battait cour contre cour (dvor na dvor)22. Quand j’avais 10-12 ans, on se battait entre raïons23. Il y avait 200 gars qui venaient chez leurs ennemis avec des bâtons et tout le reste, soi-disant pour défendre des idéaux. En grandissant, la mode des bagarres entre cours est passée, remplacée par la mode supportériste. C’étaient les mêmes gars mais cette fois-ci, leurs mères leurs cousaient les écharpes et ils allaient se battre pour leurs clubs. Ce n’était pas la pire option et il y avait un certain patriotisme qui était inculqué à ce moment-là.24 24 La violence était orientée contre les autres supporters mais aussi contre les forces de l’ordre25, dont l’attitude envers les fanaty est perçue comme ambiguë. Dans les années 1970 et au tout début des années 1980, la police semblait ne pas savoir comment réagir à ces nouvelles formes de pratiques, comme l’explique Konstantin « Kastet », fanat du Zénit de Saint-Pétersbourg : Je pense qu’ils ne savaient pas trop quoi faire de nous vu qu’on était une organisation informelle (neformal’noe obedenenie) et que ça ne pouvait pas exister sous le régime communiste. On n’existait pas, tout comme il n’existait pas de sexe ! Donc on nous embarquait, nous inscrivait dans les registres et puis, comme ils ne savaient pas quoi faire, ils nous relâchaient.26 25 Un fanat du Torpedo, décrit lui aussi des autorités au départ plutôt permissives, quoique méfiantes : Le pouvoir soviétique luttait contre toute concurrence concernant le contrôle de la jeunesse. Il y avait les pionniers, les komsomols27 et c’est tout. En principe, la jeunesse ne devait pas dévier, le pouvoir soviétique avait un rapport tendu vis-à-vis de ça, il y avait une pyramide. Donc quand des leaders essayaient de détourner la jeunesse de ça, on leur tapait sur les doigts. Mais on a eu de la chance parce que le mouvement supportériste est apparu à la fin du pouvoir soviétique. Sous Staline, on

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nous aurait tous enfermés. Mais à la fin de l’ère brejnévienne, on nous regardait à travers les doigts de la main, on ne nous punissait pas vraiment.28 26 L’attitude des autorités se durcit fortement à la suite du drame survenu au stade Loujniki, le 20 octobre 1982 lors du match opposant le Spartak au club néerlandais Haarlem, où un mouvement de foule cause la mort de nombreux supporters29. S’il sera prouvé bien plus tard que les forces de police étaient responsables de ce drame, les autorités de l’époque rejettent la faute sur les supporters et en profitent pour resserrer les vis30 : Les autorités n’ont rien trouvé de mieux que de rejeter la faute de la mort des supporters sur les fanaty eux-mêmes. Ils ont commencé à serrer les vis, faire des lois sur le comportement des spectateurs pendant les événements sportifs restreignant le droit des supporters. Par exemple, pour les matchs du soir (ce qui était le cas de 95% des matchs), ils ne laissaient pas venir les adolescents de moins de 16 ans non accompagnés. Les trois derniers matchs de 1982, toute l’année 1983 et une partie de l’année 1984, la police faisait tout pour que les adolescents ne puissent pas venir aux matchs. Ils réprimaient les leaders en les embarquant fréquemment au poste de police. Après, ils envoyaient des rapports dans les lieux d’étude ou de travail, gâchant la vie de beaucoup de gens. Il y avait des matchs où la police embarquait les fanaty en masse, sans chercher à déterminer qui avait fait quoi. Les drapeaux et les écharpes aux couleurs des clubs étaient interdits. Pour des cris d’encouragement ou des slogans, on pouvait être embarqué au poste pour 24 heures. La fréquentation des stades à Moscou a chuté et le mouvement supportériste a commencé à décliner. 31

L’adoption des codes occidentaux comme forme de provocation

27 Si les subcultures américaines ou européennes expriment de manière symbolique les différentes contradictions et tensions propres aux sociétés capitalistes occidentales (Hebdige 2008 : 52), leurs avatars soviétiques correspondent à la reprise d’une mode dont les significations ne peuvent être que toutes autres. Ces subcultures sont moins reproduites par la jeunesse soviétique en tant que telles (pour leurs significations initiales) que parce qu’elles symbolisent l’adoption d’un mode de vie occidental. Un fanat du Torpedo décrit ainsi l’intérêt pour les supporters européens manifesté dans ses rangs : Aller à l’étranger pour suivre son équipe favorite était le rêve de tous les fanaty soviétiques. L’intérêt pour tout ce qui était occidental était énorme […]. N’importe quelle info sur les supporters anglais, allemands, italiens étaient discutée jusqu’à en perdre la voix. En automne 1990, le club des supporters de Torpedo a été créé et une de nos premières actions a été l’organisation d’un déplacement à Séville pour un match de la coupe UEFA. C’était la première fois que des fanaty d’URSS se déplaçaient dans un pays capitaliste.32 28 Cet intérêt était souvent le fruit d’une image idéalisée du supportérisme occidental, une fascination pour quelque chose d’inaccessible : Certaines choses, on les voyait à la télé, on voyait les slogans, les chants mais on n’y avait pas vraiment d’accès donc on ne pouvait pas comprendre comment ça se passait réellement. C’est pour ça que j’essayais d’aller voir les clubs anglais, en Pologne, en Tchécoslovaquie, pour voir comment ça se passait. Ils nous semblaient irréels ! On nous montrait les tribunes, 20 000 personnes qui chantent, comment c’est possible ? Chez nous, 100 personnes n’arrivent pas à crier correctement et là- bas il y avait ce truc incroyable. Après, quand on a réellement vu, on s’est un peu calmé.33

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29 Comme pour les autres subcultures, le mode de vie occidental était associé chez tous les supporters à l’idée de liberté et d’insoumission, comme l’exprime Ioura « Lemon », fanat du Zénit de Saint-Petersbourg dans les années 1980 : À l’école, j’ai toujours été un neformal 34 et un hooligan, je me passionnais et me passionne toujours pour la musique occidentale. Quand j’ai vu de loin le secteur 33 [tribune des fanaty], où la jeunesse du stade ne portait pas les couleurs grises habituelles, mais agitait des drapeaux et se comportait de manière libre et provocatrice, j’ai compris que c’était là que je devais être !35 30 Andreï Malosolov, fanat du CSKA, confie que c’est cet esprit de contradiction et de provocation qui l’a conduit vers le rock et le football : Même le fait de porter un banal jean était considéré comme indécent. Mais nous, au contraire, on portait des vêtements qui choquaient et provoquaient les hypocrites – des cheveux longs, on écoutait du rock, surtout au nez et à la barbe des moutons. La présence de nos couleurs, le rouge et le bleu était pour provoquer les moutons et la racaille […].36

Le caractère contestataire des fanaty en question : deux profils de leaders supportéristes de la fin de l’URSS

31 Expressions d’une rupture générationnelle, d’une opposition à l’hypocrisie de l’époque soviétique ou d’une fascination pour l’Occident, les subcultures de la fin de l’URSS ont souvent été décrites comme contestataires – c'est-à-dire véhiculant une forme de contestation de l’ordre social et politique établi (Yvert-Jalu 1991). Pour interroger cette dimension dans le cas des fanaty de la fin de l’Union soviétique, nous avons choisi de présenter le profil et les représentations de deux fanaty particuliers. Il s’agit de deux figures reconnues dans le milieu supportériste en tant qu’« anciens », décrits comme des avtoritety (autorités), des « légendes » ou comme d’anciens « leaders » 37. Ce statut leur est accordé en référence d’une part, à leurs « exploits » supportéristes – nombre de déplacements ou participation dans les affrontements physiques – et d’autre part, à leur implication personnelle dans l’émergence et la consolidation du mouvement – création de structures, recherche de fonds financiers, organisation d’activités de soutien ou recrutement et formation des jeunes.

Un « îlot de liberté » : une version idéalisée du supportérisme soviétique38

32 A., né en 1965, a grandi dans une famille d’ouvriers ; sa mère vient de la campagne près de Nijni-Novgorod et son père est un Moscovite d’origine tatare. Ardent supporter du Spartak, ce dernier transmet sa passion à son fils, qui commence à assister aux matchs de manière autonome à partir de 12 ans. Pour qu’on le laisse entrer au stade (interdit aux enfants non accompagnés), A. n’hésite pas à accoster des supporters plus âgés à l’entrée pour leur demander de se faire passer pour un membre de la famille. Son assiduité dans la fréquentation des matchs lui permet d’intégrer un groupe de supporters plus âgés, ce qui le poussera à parfaire ses connaissances footballistiques. Vers 16-17 ans, ses connaissances, son ancienneté et son habilité à manier les mots lui permettent de jouir d’une certaine popularité auprès des supporters de son âge et de s’imposer peu à peu comme une figure centrale du mouvement. A. dit ne pas aimer se positionner en tant que leader mais se présente comme « un supporter connu » et comme « l’idéologue » du mouvement spartakiste. Lors de notre premier entretien, il m’assure d’entrée de jeu que c’est dans son intérêt de me rencontrer et que donner des

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interviews fait partie du « travail de propagande » qu’il mène pour son club. Son discours vise clairement à convaincre – de la supériorité des supporters du Spartak sur les autres – et à construire une image idéalisée du supportérisme et des fanaty en général.

33 La catégorie centrale dans sa définition du fanat est la capacité de résistance face aux difficultés, le supportérisme soviétique étant présenté comme un « îlot de liberté » au sein d’un régime soviétique répressif. À travers ce discours, qui met en avant les nombreuses qualités des fanaty, va se dessiner une perception particulière des conditions de vie sous le régime soviétique. La véracité des faits relatés n’a pas ici beaucoup d’importance – d’autres supporters (y compris du Spartak) m’ont souvent présenté A. comme quelqu’un qui « aime raconter des histoires » ou même franchement comme un « baratineur » – ce qui nous importe, c’est de dégager ses représentations de l’époque soviétique et de ce que « résister » ou « contester » peut vouloir dire. 34 Malgré sa réputation parfois sulfureuse, A., à travers sa présence dans les médias et sa participation aux activités supportéristes (à plus de 50 ans, il lui arrive encore de prendre part à des affrontements physiques) a incontestablement exercé (et exerce toujours) une influence au sein du milieu des fanaty. Nous avons dès lors choisi de présenter ses propos en tant que « discours qui compte » et comme étant particulièrement emblématiques d’une vision idéalisée du supportérisme soviétique, vision que certains fanaty souhaitent projeter, à l’extérieur et à l’intérieur de leurs rangs. 35 Ainsi, dans son discours, l’apparition du fanatisme est d’abord présentée comme une rupture avec la morosité du quotidien soviétique, à l’image d’une femme épuisée par les tâches domestiques : On ne laissait pas les gens vivre au quotidien, par exemple laisser les femmes avoir une machine à laver plutôt que de tout laver à la main, pour qu’elles puissent se reposer. Les gens étaient mal habillés, ils étaient tous gris. Et là, tout d’un coup apparaissent les supporters qui essaient de mettre de la couleur dans leur vie. 36 Cette vie aux couleurs du club chéri prend des allures de fête et se place sous le signe de la spontanéité et du naturel, opposée à la duplicité et au cynisme des autorités : […] les conducteurs de train klaxonnaient sur les chansons du Spartak, on avait un accord de ne pas casser les fenêtres, c’était vraiment la fête, les gens inventaient des chansons. On prenait des mélodies connues et on inventait les paroles. Les autorités et la police à ce moment-là, ont essayé d’appliquer le principe « si tu n’arrives pas à lutter contre, prends la tête et détruit de l’intérieur ». Il y avait ce Kanevskiï, du Komsomol. Vous savez, ce milieu il est naturel, tout ce qui était artificiel était rejeté. […] ils ont essayé de nous l’imposer pour qu’il dirige tout comme au Komsomol mais ça n’a pas marché. 37 Le supportérisme décrit par A. s’oppose à « l’hypocrisie du régime » que la génération de ses parents n’a pas su combattre et porte un attachement aux droits humains : Vous comprenez, tout autour de nous était faux, tous ces fonctionnaires corrompus du Parti qui ne pensaient pas au bien du peuple mais à leurs propres intérêts. Nos pauvres parents qui avaient peur de cette pression de l’État, qui avaient peur de parler. Nous, on sentait toute la fausseté de ce pouvoir, tous ces belles paroles sur le bien-être du peuple, on savait que c’était fini depuis longtemps. Je crois que c’est Talleyrand qui a dit que la révolution se fait par de grands hommes mais que c’est les lâches qui en jouissent. […] Nous, même si c’était avec des méthodes populaires, on a gardé nos droits humains et moraux […].

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38 Et de décrire plus loin la liberté confisquée, selon lui, par le régime soviétique : La liberté c’est quand ma liberté s’arrête où commence la liberté d’autrui. Quand je fais pression sur vous moralement, psychologiquement, c’est de la dépendance, c’est le malheur. Oui, l’État doit remplir certaines fonctions mais il ne doit pas prendre la responsabilité de penser à notre place. C’est absurde. Et notre État essayait de penser à notre place. On essayait de nous imposer certaines valeurs […]. 39 Notre interlocuteur insiste particulièrement sur l’attitude répressive des autorités à l’égard des fanaty, qu’il qualifie de « pression terrible » ou de « vraie terreur ». Il attribue cette situation à la peur des autorités face à ce qu’ils percevaient comme une menace politique potentielle : Cette force incontrôlable, les autorités ne pouvaient plus la tolérer, d’autant plus qu’elle n’était pas politisée et pouvait se retourner contre le pouvoir. Ils ont d’abord commencé une guerre verbale contre nous, ils ont mobilisé la presse, on nous diabolisait de toutes les façons. Ils ont essayé d’introduire les Komsomols, les syndicats. […] Les autorités ont commencé à nous casser psychologiquement, beaucoup ont craqué, parce qu’ils faisaient pression sur la famille, […] tout le monde n’a pas pu le supporter. 40 Pour lui, ces conditions difficiles ont été à l’origine d’un renforcement physique et mental des fanaty à travers les épreuves, susceptible d’être reconverti en ressource politique. Encore une fois, le discours d’A. sert à construire son propre mythe : Ceux qui ont résisté à la pression de l’État, ceux-là ne craqueront plus jamais. […] Et ceux-là peuvent emmener avec eux de grandes masses. Les leaders ont toujours émergé des masses. 41 Si A. relate en détails les nombreux affrontements physiques des fanaty avec la police, au stade et dans la rue, il nous fait également part de ses stratégies individuelles pour faire face à ce qu’il appelle la répression : « c’était presque impossible de faire valoir ses intérêts, je veux dire de façon collective, c’était possible seulement à un niveau individuel ». Ces tactiques reposent tout d’abord sur la ruse et la tromperie des forces de l’ordre, présentées systématiquement comme « stupides », « lâches » et finalement incompétentes. Cet extrait montre par exemple le recours à une version russe du casual style, stratégie des supporters britanniques qui consiste à renoncer à porter les couleurs du club au profit d’habits de marque afin de passer inaperçu : On avait une bagarre avec des Lituaniens en 1989. À cette époque, on mettait l’écharpe de l’ennemi et la sienne autour de la taille, c’est comme ça qu’on cherchait des ennemis. Alors que moi, j’avais mis une écharpe en cachemire. La police m’a arrêté deux fois et moi je leur ai dit « les gars, je suis en train d’attendre ma copine mais j’ai vu des idiots courir par-là ! ». Alors que j’étais le principal organisateur de la bagarre : j’avais allongé un flic et un officier et eux, ces cons, ils ont embarqué deux gars qui portaient simplement les couleurs du club. […] Cette écharpe en cachemire … pour les autorités, c’était seulement les miséreux qui se battaient. 42 Un autre type de stratégie consistait à révéler, de manière pacifique, l’incohérence ou l’absurdité de la logique répressive par le recours à l’argument juridique, c'est-à-dire par l’invocation des lois soviétiques elles-mêmes : […] moi, je connaissais les lois, je me baladais avec la Constitution de l’Union soviétique. Quand on me demandait d’enlever mon écharpe, je répondais « montrez-moi, s’il vous plaît, où dans la Constitution c’est interdit de porter les couleurs rouge et blanc ! ». Ils étaient perdus, ils ne savaient pas quoi faire parce que généralement, dans la police on recrutait des gens pas très éduqués, de la province. C’étaient des chiens du système, ils ne savaient qu’aboyer. Alors que dans

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le débat, ils étaient faibles. On m’amenait au commissariat, chez des officiers, qui généralement étaient éduqués, et même eux n’étaient pas à la hauteur. On me détestait parce que je ne buvais pas, parce qu’une personne qui a bu on pouvait la condamner… mais si la personne est sobre… 43 On voit donc se dessiner un rapport négatif aux autorités soviétiques, en particulier la police et les représentants des institutions étatiques (Parti, Komsomols, syndicats) qui souligne, a contrario, les qualités des supporters (sincérité, intégrité, courage, ruse en opposition à des autorités lâches, malhonnêtes, cyniques et stupides). Si ce discours peut être suspecté de servir une rhétorique consistant à construire une image idéalisée du supportérisme soviétique, d’autres propos d’A. trahissent une bienveillance ou même une forme de nostalgie de l’époque soviétique.

44 Une tendresse et une émotion particulières se dégagent lorsque A. aborde cette époque de sa vie, contrastant avec une expression plus dure qui accompagne ses récits des années 1990 ou de la période contemporaine. Si ces sentiments ont sans doute à voir avec une nostalgie pour ses années adolescentes, ils laissent transparaître un attachement à une période perçue comme plus authentique et sans artifices. Le discours d’A. est ainsi truffé de souvenirs attendris d’une époque où la joie résidait dans des choses simples, empreint d’une forme de naïveté enfantine : À l’époque, personne ne faisait de supports sophistiqués, tout était bricolé. Quand ça a commencé, les supporters avaient beaucoup de respect pour leurs sœurs, mères, femmes, ou les petites filles à l’école qui savaient coudre et réaliser ton rêve en te fabriquant une écharpe, une « rosette » 39. 45 Cette nostalgie transparaît également dans l’identification personnelle avec cette période – A. parle des années 1980 comme de « son époque » – alors même que sa trajectoire supportériste continue bien au-delà (il utilise le pronom « nous » pour évoquer le supportérisme soviétique et parle de « ce fanatisme-là » pour les années 1990 et « du fanatisme d’aujourd’hui gravement malade »). « Son époque » est aussi celle des oppositions territoriales entre groupes de jeunes, formés autour du raïon, qui préfigurent les confrontations supportéristes. A. présente cet univers violent comme étant régi par une forme de justice populaire, guidée par des principes honorables : […] on avait des principes : si je me ballade avec une fille dans un autre raïon, on va me détester mais on ne me touchera pas. Un jour on m’a volé mon vélo, des jeunes de 16 ans [d’un autre raïon]. Les combattants de notre raïon l’ont raconté à ceux de l’autre, ces derniers ont attrapé les jeunes, les ont punis et ont rendu le vélo en s’excusant. […] Vous comprenez, ces combattants, ils étaient prêts à défendre leurs idéaux avec leurs poings, même si ces idéaux peuvent sembler inventés ou tirés par les cheveux. 46 En plus de cette forme de nostalgie qui se dégage en filigrane, A. affirme aussi avoir de tout temps éprouvé de la fierté pour l’histoire de l’URSS et son statut de grande puissance militaire et sportive : J’ai toujours été fier de l’équipe de mon pays ; quand j’étais petit, je pensais qu’on était tellement grand qu’on devait toujours avoir la première place, dans toutes les compétitions, et que les autres équipes, elles se débrouillaient comme elles pouvaient... Ensuite, en grandissant, j’ai réalisé que ce n’était pas toujours le cas, malheureusement. Je suis fier de mon pays, oui, il y a beaucoup de mauvais chez nous mais une histoire comme la nôtre … personne ne peut… […] Il y avait beaucoup de bonnes choses pendant l’URSS. Si on a perdu la guerre contre l’Occident, en exagérant un peu, on peut dire que c’est à cause des slips et des chewing-gums. […] Tout le monde nous craignait alors maintenant on nous donne des ordres avec toutes ces aides humanitaires, c’est n’importe quoi !40

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47 Cet attachement à l’État en tant que puissance explique sans doute la distinction faite par A. dans son appréciation de l’attitude des autorités soviétiques face aux fanaty : Du point de vue de la sécurité de l’État c’est sans doute juste, mais sur le plan des restrictions des libertés individuelles, c’est absurde. 48 Si la sensibilité particulière d’A. au sujet de l’atteinte aux libertés individuelles ainsi que ses représentations très négatives de la police s’expliquent par ses nombreuses confrontations avec les forces de l’ordre, on peut penser qu’elles sont également liées au fait qu’il a personnellement été confronté au drame du stade Loujniki en 1982, évoqué plus haut. Ce jour-là, A. perd sa petite amie, qui décède dans le mouvement de foule. Dans le récit d’A., cet épisode tient une place particulière et devient le point central autour duquel s’articule l’expression d’un sentiment d’injustice et d’une rancœur envers les autorités.

Supportérisme patriotique et soutien au régime soviétique41

49 V. me donne rendez-vous au club des supporters du Torpedo, situé dans le quartier historique du club, à proximité du stade Edouard Streltsov42 (anciennement stade Torpedo). Il s’agit d’une petite pièce dans les locaux d’une association de vétérans, très peu visible de l’extérieur et difficile à trouver. Les murs sont entièrement remplis d’emblèmes, de posters ou de photos liés au club ou à ses supporters, le décor est simple, bricolé, un peu vieillot. La discussion prend une autre tonalité qu’avec A. Contrairement à ce dernier qui cherchait à vanter la supériorité des fanaty du Spartak dans tous les domaines, V. reconnaît d’emblée que le Torpedo ne jouit pas de la même popularité : « j’ai connu l’époque où on était 20 personnes alors que des Spartakistes, il y en avait 20 000. Au tout début, on n’était pas des pionniers, on regardait ce qui se passait au Spartak, au CSKA, au Dinamo. ». Il commence par me parler des nombreuses difficultés rencontrées par le club, sa descente en division inférieure, le manque de moyens ; il semble presque désolé de me recevoir dans des locaux aussi modestes. Contrairement à A., qui m’associait à une journaliste, V. prend le temps de comprendre les objectifs de l’entretien et me pose beaucoup de questions sur ma recherche, tout en s’étonnant que je puisse m’intéresser à lui. Deux autres fanaty du Torpedo de la même génération que lui sont également présents et assistent à l’entretien, rejoints par un troisième, plus jeune. Lorsqu’il hésite sur certains faits ou interprétations, V. cherche leur approbation et ils n’hésitent pas à intervenir pour le contredire ou rajouter des éléments à ses réponses.

50 V. naît en 1968 et grandit dans une ville de la périphérie nord-est de Moscou. Même si ses parents sont tous les deux ingénieurs, il se plaît à mettre en avant une identité ouvrière, particulièrement valorisée en URSS et dans sa famille, mais aussi dans les rangs des supporters du Torpedo43 : À l’époque soviétique, on était fiers … bon, mes parents étaient ingénieurs, on vivait bien, ils gagnaient de l’argent. Mais je disais toujours que je venais d’une famille ouvrière : un de mes grands-pères était militaire et l’autre ouvrier. Mais ça m’est resté : nous, on est des ouvriers ! Sur le tombeau de mon grand-père, il avait fait lui- même une pierre tombale avec une étoile rouge, il disait : je suis ouvrier, je ne veux pas de croix ! […] Bon, c’est vrai que je suis de la troisième génération, je ne suis pas ouvrier mais c’est comme ça, le grand-père, il faut s’en souvenir. 51 À 7 ans (en 1975), il accompagne son père à un match de football pour la première fois et fréquente les stades de Moscou de manière autonome dès l’âge de 13 ans (en 1981).

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Sa mère ne voit pas sa passion d’un très bon œil mais comme V. est un bon élève et se comporte bien, elle finit par comprendre que c’est important pour lui et l’accepte. À 14 ans, pour le récompenser de ses résultats scolaires, son père l’emmène pour la première fois en déplacement. Pendant son temps libre, V. fréquente une école de musique (il joue du piano), fait du ski, de la natation et un peu de football. Comme souvent, il fait d’abord partie d’un petit groupe de supporters de son âge qui jouent ensemble au football, se rendent au stade et s’amusent à dessiner la lettre T sur les murs de la ville. Son groupe s’agrandit petit à petit et, profitant du départ à l’armée des supporters plus âgés en 1984, il finit par devenir le « noyau central » des fanaty du Torpedo.

52 Contrairement à A., chez qui certains sentiments négatifs pour le régime soviétique sont liés à l’attitude répressive des forces de l’ordre, pour V., le pouvoir soviétique était trop fort pour susciter une quelconque contestation. La sévérité de la police, plutôt que de créer un sentiment de révolte, avait au contraire un effet dissuasif : - [Moi :] J’aimerais revenir sur la période qui suit le drame du Loujniki de 1982, vous expliquez que la répression contre vous a commencé suite à ce drame. J’aimerai savoir comment cette répression a influé sur le rapport des fanaty au pouvoir : est- ce que cela a créé de votre part de la rancœur ou de l’hostilité envers les autorités ? - [V.] Non, à l’époque on ne critiquait pas le pouvoir parce que le pouvoir était fort. Il y a eu une baisse très importante au sein de la jeunesse … ceux qui se sont fait choper. […] - Donc il n’y avait pas vraiment de critique du pouvoir à ce moment-là ? - C’était plus difficile à l’époque, peut-être qu’il y avait une critique mais d’abord, il n’y avait pas internet, et puis, on ne pouvait pas s’opposer directement au pouvoir soviétique. La police était plus dure à l’époque, il m’est arrivé d’en faire moi-même les frais. Après t’être fait passer à tabac par la police, tu n’avais plus aucune pensée négative envers le pouvoir soviétique. 53 Si les propos d’A. reflètent une nostalgie pour l’époque soviétique (liée à ses souvenirs de jeunesse et aux débuts du supportérisme), V. exprime un attachement plus affirmé non seulement à l’époque mais aussi à l’ordre social et politique de l’URSS. Ce soutien peut tout d’abord s’expliquer par la biographie de V. et ses perceptions sur la manière dont la chute de l’URSS a influencé sa trajectoire personnelle. En effet, s’il parle ouvertement de ses aventures supportéristes ponctuées de bagarres, V. met également en avant un parcours personnel conforme aux normes sociales de l’époque : il se présente spontanément comme ayant été un « bon élève », atteignant de « bon résultats sportifs » et titulaire d’un diplôme d’études supérieures. Sa vision de l’Union soviétique est liée au sentiment qu’il a perdu au change, que son parcours personnel méritant l’aurait mené à une position meilleure si l’URSS ne s’était pas effondrée. Si dans le cas d’A., les institutions soviétiques sont présentées avant tout comme des instances d’oppression, elles sont pour V. les garants d’une stabilité et d’une forme de méritocratie : Tout était sous contrôle, […] depuis le jardin d’enfants on te chante des chansons sur la jeunesse de Lénine et tout ça, les pionniers, les komsomols. […] À l’époque, les gens gravissaient ces paliers et obtenaient quelque chose. Tu étudies bien, t’es un pionnier, un komsomol, ensuite tu rentres au Parti, et puis dans 20 ans, tu te retrouves à occuper une position de dirigeant. Tout était clair. C’était clair aussi pour la plupart des gens qu’il y avait des failles dans le système, mais au moins il y avait quelque chose. Après la chute de l’Union soviétique, il n’y a plus eu d’escalier du tout. Tu pouvais bien travailler, mais le pouvoir n’appartenait qu’aux voleurs et aux escrocs alors que les gens honnêtes, il n’y en avait plus nulle part. […] Moi-

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même, j’ai un diplôme d’enseignement supérieur, j’étais bon élève mais ceux qui ont obtenu de bons postes c’est des gens qui étaient mauvais et qui avaient des parents hauts placés, tout était acheté, corrompu. […] [En URSS] si tu travaillais pendant deux ans, tu avais une voiture, si tu travaillais encore quelques années à l’usine, tu avais un appartement. Et maintenant, ça fait déjà 22 ans que l’URSS n’existe plus, donc il y a déjà toute une génération de gens qui a grandi et qui a compris qu’avec un travail honnête tu n’arrives à rien. 54 Par ailleurs, la trajectoire de V. illustre les efforts mis en place par les autorités soviétiques de la fin des années 1980 pour instaurer un contrôle sur les groupes de jeunesse informels. H. Yvert-Jalu décrit les fréquentes injonctions aux Komsomols « de noyauter les associations autonomes de jeunesse » (Yvert-Jalu 1991 : 34) ou établir des liens en fournissant des locaux ou une aide matérielle. Le bon rapport de V. vis-à-vis du « pouvoir soviétique » s’explique aussi sans doute par les avantages matériels mis à disposition des fanaty en échange de sa collaboration : […] il y avait des répressions mais à un moment ils ont dit « ok, faites vos affaires, on ne vous touche plus ». Ils ont décidé de diriger cette affaire. En 1987, la décision a été prise qu’auprès de chaque club de football serait organisé un club de supporters, donc c’est les autorités soviétiques qui ont donné un local, du personnel […]. Je suis revenu de l’armée et on m’a dit : allez, travaille avec les supporters ! On m’a donné un local, de l’argent, et donc on a commencé à organiser un vrai club de supporters. […] Il y avait un très grand contrôle des gens qui travaillaient avec les supporters. […] Je peux dire qu’[…] on avait des données sur tous nos gars. […] 55 Cette collaboration avec les autorités est par ailleurs présentée comme quelque chose de bénéfique, non seulement pour les supporters mais pour l’ensemble de la communauté : On avait 3 ou 4 fois moins de criminalité que la moyenne du quartier. Les gens viennent au football, rejettent toutes leurs émotions, et ensuite rentrent tranquillement chez eux, ils ne traînent pas dans les cours, ne dévalisent pas les mamies. La criminalité dans le milieu supportériste avait diminué. Et les autorités soviétiques le comprenaient. […] On peut critiquer tant qu’on veut le pouvoir soviétique, mais il nous a donné un local, de l’argent, du personnel, nous a aidés. On avait un bon bureau, bien aménagé, etc. Après [en 1992], on s’est fait virer de là, on a proposé de payer mais on nous a dit « on n’a pas besoin de vous, il y a trop de jeunes qui viennent chez vous », ils ont ouvert un restaurant à la place. On s’est retrouvés à la rue, heureusement, les vétérans nous ont aidés mais sinon comment travailler dans la rue ? […] Les autorités soviétiques nous donnaient quelque chose et nous demandaient des trucs en retour alors que là, on ne te donne rien, on interdit tout, et après son s’étonne que les supporters d’aujourd’hui n’obéissent plus à la police, n’aident personne…

Conclusion

56 Ainsi, le supportérisme de la fin de l’URSS comporte des dimensions à la fois contestataires et conformistes. Concernant le premier plan, les expériences supportéristes de confrontation avec la police permettent de développer une sensibilité particulière à l’atteinte aux libertés individuelles. Ces expériences correspondent à des moments où les supporters ont personnellement été confrontés à des situations labélisées comme injustes et qui les amènent à forger des représentations négatives concernant les forces de l’ordre, et même à énoncer des critiques d’ordre plus général. Si ces représentations sont en grande partie mythifiées et puisent dans l’imaginaire d’un héroïsme contestataire, elles signalent toutefois la présence d’une forme de

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politisation des discours supportéristes44. En effet, on constate que les récits d’expériences supportéristes deviennent des ressources mobilisées par les supporters dans la construction de jugements à caractère politique : « fonctionnaires corrompus » ; « fausseté de ce pouvoir ». Par ailleurs, les confrontations avec les forces de l’ordre sont susceptibles de mener à l’apprentissage de diverses stratégies de contournement ou de résistance face à la répression, s’inspirant de pratiques étrangères (casual style) ou exploitant les failles et incohérences internes du régime soviétique à travers la mobilisation d’un « répertoire normaliste légaliste », au sens de Lascoumes et Bezes (2009 : 123) : « où dans la Constitution c’est interdit de… ?». Enfin, de manière plus générale et à l’instar d’autres subcultures, le supportérisme se présente comme un univers empli d’émotions, d’aventures et de représentations idéalisées de l’Occident qui font res-sortir/sentir par contraste un quotidien soviétique morose et suffocant.

57 En même temps, le supportérisme soviétique s’avère indéniablement conformiste – non seulement à l’égard de certains codes culturels soviétiques (caractère artisanal, bricolé ou s’inscrivant dans des pratiques de violence particulières) – mais également face aux stratégies de négociation mises en place par les autorités pour s’assurer un contrôle sur les organisations de jeunesse.

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Interviews dans les médias sportifs et supportéristes

Amir Khouslioudinov, interview, 25 mars 2013: http://fratria.ru/news/retro/2013/03/25/ professor_v_konce_70kh_na_vyezd_gonyalo_2030_chelovek_na_perekladnykh_i_avtostopom/

Amir Khouslioudinov, interview, 13 décembre 2013: https://www.eurosport.ru/football/russian-premier-league/2013-2014/story_sto4045692.shtml

Vadim Sidorov, interview, 2009: http://www.spartakworld.ru/fans-spartak/4910-vadim-sidorov-intervyu-s-fanatom-foto.html

Vassili Petrakov, interview, décembre 2013 : http://ofnews.info/intervyu-s-petrakovym-chb/

Ioura « Limon », interview, octobre 2013 : http://ofnews/intervyu-s-limonom-sbg/

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Andreï Malosolov, interview, 6 octobre 2012: http://fans-edge.info/intervyu-batumskogo/

NOTES

1. Cette recherche a été réalisée grâce à la Bourse de recherche João Havelange du Centre international d’Étude du Sport (CIES). 2. Nous avons préféré garder le terme anglais de subculture plutôt que de parler de « sous- culture » qui comporte une connotation péjorative en français. 3. Nous désignons par supportérisme l’ensemble des activités, expériences et modes de communication particuliers, relatif à la passion et au soutien portés à une équipe de football, laquelle acquiert une dimension symbolique et identificatoire. 4. Les entretiens ont été réalisés à Moscou entre mars 2013 et juillet 2016. 5. Le XX e Congrès du PCUS qui se tient du 14 au 25 février 1956 officialise un mouvement réformiste appelé « déstalinisation » en référence au démantelement de la machinerie politique mise en place par Staline (voir Carrère d’Encausse 1984 ; Breslauer 1982). 6. En 1963, 37,5% des Soviétiques regardaient la télévision chaque jour et 78,9% écoutaient la radio (Dumazedier ; Markiewicz-Lagneau 1970 : 218). Voir également Roth-Ey 2007. 7. En 1972, L. Brejnev déclare en effet que « dans une société socialiste, le temps libre est une affaire de santé publique. Mais il ne peut être considéré comme tel que s’il est utilisé dans l’intérêt du développement de l’individu dans son ensemble, de ses capacités, et par là-même pour un accroissement encore plus grand du potentiel matériel et spirituel de notre société. » (21 mars 1972, in Riordan 1977 : 199). 8. Fait référence au compositeur russe D. Chostakhovitch, grand amateur de football, qu’il qualifie de « ballet de masses » et auquel il consacre un ballet : L’Âge d’or [Zolotoj vek], voir Braginsky 2014. 9. Les Pionniers soviétiques étaient une organisation de jeunesse dont faisait partie la plupart des enfants soviétiques de 9 à 14 ans. Ils étaient par la suite pris en charge par le Komsomol. 10. Sovetskiï sport in Edelman 1993 : 86. 11. L’équipe nationale d’URSS est médaillée d’or aux Jeux olympiques de Melbourne en 1956, vainqueur du championnat d’Europe en 1960 et finaliste en 1964. En 1963, Lev Iachine, le gardien de but du Dinamo Moscou reçoit le ballon d’or. 12. Pour une présentation du débat entre les tenants de l’école dite « totalitaire » et ceux du courant « révisionniste », voir Werth 2001 : 125-135. 13. Si R. Edelman nuance cette vision romantique du Spartak comme « équipe du peuple » dans une série de travaux postérieurs (Edelman 2009 ; Edelman 2012), celle-ci sera particulièrement réactivée dans les années 1980 et après la chute de l’URSS. Elle consiste à présenter le Spartak comme la seule équipe indépendante vis-à-vis du pouvoir, voire opposée au régime soviétique. Les écrits littéraires et journalistiques des frères Starostin (fondateurs du Spartak) ont d’ailleurs particulièrement nourri cette reconstruction mémorielle (voir par exemple Starostin 1992). Contrairement aux autres aspects de la recherche d’Edelman, ces interprétations se fondent uniquement sur des témoignages des frères Starostin et sur des récits de supporters datant de la période postsoviétique. Par ailleurs, aucune source ne permet de conclure que le choix de soutenir le Dinamo ou le CSKA (qui rassemblaient également un très grand nombre de supporters) s’apparentait à une quelconque sympathie pour les ministères dont ces deux équipes étaient issues. Enfin, si le Spartak était effectivement l’équipe la plus populaire, elle jouissait également de patronage dans les plus hautes sphères du Parti (Dietschy 2010 : 214). 14. Lev, entretien à Moscou, 22 août 2014.

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15. Ce concept se réfère à des expressions visuelles ou « styles » adoptés par les jeunes, articulés à des biens culturels (en premier lieu la musique) qui véhiculent un ensemble de valeurs et de normes sociales. Dans son ouvrage Subculture, the Meaning of Style, paru en 1976, Dick Hebdige analyse ces subcultures comme des formes d’ajustement, de négociation, de subversion ou de résistance à une culture dominante (Hebdige 1979). 16. Voir Fürst 2006. Sur la subculture hyppie en URSS, voir Fürst 2014 ; sur le rock soviétique, voir Zaytseva 2008. 17. Une caractéristique essentielle de la passion du football réside dans l’émergence de groupes de supporters organisés, dont les effets de socialisation ont particulièrement attiré l’attention des sociologues du sport (voir entre autres Bromberger 1995 ; Hourcade 2004 ; Nuytens 2004 ; Lestrelin 2010). 18. Qui se rapporte au simple supporter ou amateur de football (dérivé du substantif bolezn’ – la maladie – et du verbe bolet’ qui se présente uniquement sous une forme active et peut se traduire par « souffrir de » ou « être malade »). 19. Sur les graffitis des supporters de football soviétiques, voir Bushnell 1990 : 205-235. 20. A., fanat du Spartak, entretien à Moscou le 27 mai 2013. 21. La violence est une donnée constitutive du supportérisme hooligan. Le hooliganisme correspond à la forme qui s’est développée en Angleterre dans les années 1960, où les jeunes supporters se regroupent au sein de bandes informelles. Leurs pratiques se centrent principalement autour de la violence, le but principal étant de défendre les couleurs du club en affrontant les supporters des équipes adverses (voir Armstrong 1998 ; Perryman 2001). 22. Les habitations soviétiques à plusieurs étages étaient pour la plupart construites autour de cours intérieures (dvor) souvent aménagées en aires de jeux, petits commerces ou espace de promenade qui étaient (et sont toujours) des lieux de sociabilité importants, créateurs de sentiment d’appartenance et d’identification pour les jeunes Soviétiques. 23. Subdivision administrative des villes russes ou partie d’une ville ayant une certaine unité, peut être traduit par « quartier ». 24. Stepan, entretien, Moscou, 23 mai 2016. 25. L’opposition à la police est un élément central de la subculture supportériste au niveau mondial (voir Gibril 2015). 26. Konstantin Kasetov, interview, 2013, http://ofnews.info/intervyu-s-konstantinom- kastetom-sbg/. 27. Organisations de jeunesse du Parti communiste de l’Union soviétique (acronyme de Kommounistitcheski soïouz molodioji). 28. V., entretien, Moscou, 22 avril 2014. 29. Officiellement (selon les autorités soviétiques de l’époque), 66 supporters ont péri ce soir-là mais certaines enquêtes indépendantes présentent le chiffre de 350 morts (www.theguardian.com/football/2008/may/04/championsleague). 30. Si l’année 1982 a certainement constitué un point de rupture dans l’attitude des autorités vis- à-vis des fanaty, ce changement s’inscrit également dans le contexte d’un durcissement politique général qui fait suite à la mort de Brejnev le 10 novembre 1982 et l’arrivée au pouvoir d’Andropov. En politique intérieure, le bref passage d’Andropov (resté 15 mois au pouvoir) a été marqué par une volonté de lutter activement contre toute forme d’activité illicite, à travers notamment l’adoption d’une série de lois répressives et par l’engagement en faveur d’une « moralisation de la vie politique » (Werth 2001 : 531). 31. Vassili Petrakov, interview, http://ofnews.info/intervyu-s-petrakovym-chb/. 32. Vassili Petrakov, interview, http://ofnews.info/intervyu-s-petrakovym-chb/. 33. V., entretien, Moscou, 22 avril 2014.

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34. Le substantif neformal désigne un membre d’une organisation « informelle » de jeunesse, c'est-à-dire autre que les organisations officielles, contrôlées par l’État, comme le Komsomol. 35. Ioura « Limon », interview, octobre 2013, http://ofnews/intervyu-s-limonom-sbg/. 36. Andreï Malosolov, interview, 6 octobre 2012, http://fans-edge.info/intervyu- batumskogo/. 37. Termes utilisés par des fanaty de leur génération ou par les médias supportéristes. 38. Profil d’A., rencontré à deux reprises à Moscou : le 27 mai 2013 et 15 avril 2014. 39. Terme du langage supportériste qui désigne une écharpe aux couleurs du club. 40. Ce passage fait écho au constat de Myriam Désert concernant l’importance, au sein des discours patriotiques en Russie postsoviétique, d’accepter le passé soviétique dans son ensemble, de concevoir une « non-rupture de l’histoire » en acceptant ce qui est « grand dans chaque moment historique de la Russie, par-delà les jugements de valeur sur telle ou telle période » (Désert 2013 : 63). 41. Profil de V., rencontré les 18 et 22 avril 2014 à Moscou. 42. Né en 1937, Edouard Streltsov est une légende du football soviétique qui a joué pour le Torpedo de 1953 à 1958 et de 1965 à 1970. Le stade du Torpedo est renommé en son honneur en 1996, soit 6 ans après sa mort. 43. Situé à proximité de l’usine automobile ZIL et longtemps patronné par cette dernière, le Torpedo est par ailleurs le seul club de Moscou où l’on retrouve la mise en avant d’une appartenance sociale et géographique chez les supporters, qui revendiquent souvent, et encore aujourd’hui, une identité ouvrière. 44. Sur ce point, on peut suivre les auteurs qui adoptent une définition élargie de la politisation des discours, tels que N. Eliasoph qui retient comme critères principaux l’expression d’un sentiment d’injustice et la désignation de responsables ou encore S. Duchesne et F. Haegel qui envisagent la politisation comme un processus de conflictualisation qui comprend une montée en généralité et la reconnaissance d’un clivage sur la question évoquée : voir Eliasoph 1996 ; Duchesne ; Haegel 2001.

RÉSUMÉS

Diverses fonctions politiques ont été attribuées au sport en URSS : moyen d’améliorer la force physique et la productivité, outil de promotion des idéaux communistes ou vitrine de la puissance de l’État soviétique. Dans ce contexte, cet article porte sur la passion du football en tant que pratique de consommation et spectacle sportif susceptibles de contourner, limiter ou subvertir les significations imposées au sport par l’État autoritaire. Pour cela, nous retracerons tout d’abord les diverses appropriations du football par ses passionnés dans la société poststalinienne en montrant la manière dont celles-ci s’écartent des objectifs idéologiques poursuivis par l’État. Ensuite, nous nous intéresserons à la période allant du début des années 1970 à la fin de l’URSS qui correspond à l’émergence de la subculture supportériste avec la constitution des premiers groupes de supporters organisés. Si les diverses subcultures soviétiques ont souvent été décrites comme contestataires, nous montrerons l’ambiguïté du supportérisme de l’époque, qui se présente tantôt comme une forme de résistance (symbolique

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ou violente) au régime soviétique, tantôt comme un exemple d’adaptation négociée en période de changements politiques majeurs.

During the Soviet period, sports have been invested with several political meanings: it was conceived as a way to enhance the physical force and productivity, to promote the communist ideals, and to demonstrate the power of the Soviet state. In this context, this article deals with the passion of football as a consumption practice and spectacle, with the power to limit or subvert the official meanings imposed to sports by the authoritarian state. First, it analyses the specific appropriation of football by its fans during the post-Stalinist period by showing how it moves away from the state’s ideological objectives. Second, it focuses on the period from the early 1970’s to the end of the Soviet Union, which corresponds to the emergence of a Soviet supporters’ subculture. Despite the idea that subcultures of the end of the Soviet Union have often been described as contentious, this article shows the ambiguity of Soviet fandom, which can both be seen as a form of symbolic or violent resistance, or as a way of negotiated adaptation during major political change.

INDEX

Mots-clés : supporters de football, URSS, contestation, autoritarisme, sports Keywords : Football supporters, Fandom, Soviet Union, Resistance, Sports, Authoritarianism

AUTEUR

EKATERINA GLORIOZOVA

CEVIPOL/Université libre de Bruxelles [email protected]

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