Richard Price

PEUPLE CONTRE ÉTAT DU Combat pour la forêt et les droits de l’homme

IRD - KARTHALA - CIRESC 1

PEUPLE SARAMAKA CONTRE ÉTAT DU SURINAME

COMBAT POUR LA FORÊT ET LES DROITSDEL’HOMME 1

Cetouvrage est publié et traduitavec le concours du Centre National du Livre

«Esclavages »

Unecollectionnée de l’associationentre le Centre international de re- cherches surles esclavages (CIRESC) du CNRS et de Karthala. Cette col- lection: - publie des recherches et des essais inédits de scienceshumaines et so- ciales surles traites, lesesclaves et/ouleurshéritages contemporains; - analyse autant lessituations d’esclavage que lessociétés post- esclavagistes; - inscritchaque situationd’esclavage dans des séquences historiques et des espacesgéographiques,des modalitésjuridiques,des conditions sociologiques et anthropologiques,des jeux de forces économiques, politiques précisenvisagés sous un angleglobal ; - s’attache autant aux acteursdupassé qu’àceux du présent ; - souligne l’importance des représentations racialisées,construites, héri- tées,réactualisées,revendiquées.

Un site d’information :http ://www.esclavages.cnrs.fr Directrice de la collection :MyriamCottias Contact :

Conceptiongraphique de la couverture :Anabell Guerrero

Compositionetmiseenpage :Nathalie Collain (CNRS CIRESC)

©IRD, KarthalaetCIRESC, 2012 ISBN (IRD) :978-2-7099-1734-6 ISBN (Karthala) :978-2-8111-0646-1 1

RichardPrice

Peuple Saramaka contreÉtat du Suriname

Combat pour la forêt et lesdroitsdel’homme

Traduit de l’anglais(États-Unis)par Natacha Giafferi-Dombre

IRD KARTHALA CIRESC 44 bd de Dunkerque 22-24, bd Arago 105 bd Raspail 13000 Marseille 75013 Paris 75006 Paris 1

Cetouvrage estlaversion françaisedulivre publié en anglais,en2010, sous le titre Rainforest Warriors: HumanRightsonTrial (University of PennsylvaniaPress,280 pages)

Du même auteur, en langue française

LesPremiersTemps (Editions du Seuil, 1994, Ventsd’ailleurs, à paraître) Le BagnardetleColonel (PUF,2000, Vents d’ailleurs, à paraître) LesMarrons (avec Sally Price, Vents d’ailleurs, 2003) LesArtsdes Marrons (avec Sally Price, Vents d’ailleurs, 2005) Romare Bearden :Une dimensioncaribéenne (avec Sally Price, Vents d’ailleurs, 2006) Voyages avec Tooy:Histoire,mémoire,imaginaire des Amériques noires (Ventsd’ailleurs, 2010)

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KARTHALAsur Internet :http ://www.karthala.com Paiementsécurisé 1

Remerciements

J’ai contractéces quarantedernières années,aucoursdemarelation avec des centaines, sinon des milliers de Saamaka,des dettesbientrop nombreuses pour que je puisse lesénumérer ici. Puisse ce livre trouver sa placeparmi lesefforts que j’aitoujourstentés pour leur donner,enretour, quelquechose. Unecertainetension entre mesrôles d’universitaireàpleintemps et d’activiste àtemps partielacoloréces pages.Etles réalitésdulitigeen cours −et, potentiellement,encoreàvenir− ont imposéencored’autrescon- traintesspécifiques àlamanièredont j’airaconté cette histoire,larendant moinspittoresque que je ne l’auraissouhaité si lescirconstancesavaient étédif- férentes. Fergus Mackay aété d’un apportincomparableenm’aidantàcom- prendreles questions juridiques qui se trouvaient en jeu, en me donnant accès aux documents, et en réfrénantmaprose, ce dont je luisuistrèsre- connaissant.Néanmoins, c’estàmoiseul qu’incombe la responsabilité du contenu de ce livre,detoutes lesopinions qui ysont exprimées ainsi que toutes leserreursfactuellesqui pourraient encores’y trouver. Je voudraisremercier GillesColleuqui m’aaidéàréunir un certain nombred’images photographiques,ainsi que tous lesphotographesetor- ganisations citésdans lescrédits photographiques et qui ont généreuse- ment autorisélareproductiondeleursimages dans ce livre.Jeremercie également Meredith Mahoney pour avoirpréparédeux cartesetPeter Poole pour m’avoir procuréunscan de la carte des Saamaka. Je suis également reconnaissant àKen Bilby, John Collins, Leah Price et Niko Pricepourleur aimablerelecturedumanuscrit et leursnombreux et utilescommentaires. Et àNatacha Giafferi-Dombrepoursatraduction fidèle et vivante. Sally Pricem’a accompagné,comme toujours, dans cha- cune des étapesdecette aventure…Assezparlé !

Préface

Ce livre apour sujetunpeuple,les menaces qui pèsent sursaforêt et soncombat pour tenter de protéger sonmode de vieensesaisissant des instrumentsjuridiques internationaux des droits de l’Homme.Inscrit dans un ensembleplusvaste d’évènementsplanétaires, cet ouvrage apour ob- jectif de documenter un casnotoire dans l’espoird’aider ceux qui, ail- leurs, sont engagés dans des luttessimilaires. Il aaussipour but d’amener le lecteur àserendre comptedequelques-unes des forces qui, souvent, restent cachées, tout autant que des potentialitésqui façonnentlemonde dans lequel nous vivons. Un article de journal de 2009 dessine rapidement lescontoursdela situationlatino-américaine : En Equateur, lesShuar bloquent des autoroutes pour défendreleurs ter- rainsdechasse.AuChili, lesMapuche occupentdes ranchs pour réclamer des terres,des écoles et des dispensaires. En Bolivie,une nouvelle constitution donne aux 36 peuples autochtones du pays le droitdesegouverner eux- mêmes. (…)Ces dernières années,les menaces pesant surles terres amérin- diennessesont accrues.Avec la diminutiondes réserves mondiales en pé- trole,etl’augmentationdelademandeenminéraux et en bois,les entreprises pétrolières et minières se joignent désormais aux bûcheronspour usurper les terrestraditionnellesdes Amérindiens. La «révolte »amérindienne,poursuit l’auteur,«estentrain de se- couer lesAndes du haut en bas » 1.Maiscette révolte −laréclamationde droits humains longtemps ignorés −est aussienchemin chez des popula- tions non-amérindiennespareillement menacées. LesMarrons saamaka, des descendantsd’esclaves africains auto- libérés quivivent dans la forêttropicale de la République du Suriname, mènent depuisdes années leur proprecampagne 2.En2008, lorsque la Cour Interaméricaine des Droits de l’Homme renditenleur faveur un ju- gement qui fitjurisprudence, leursefforts se trouvèrent brusquement sous lesprojecteursinternationaux. Deux leadersengagésdans cette lutte,le

1Frank Bajak, Indian Political Awakening StirsLatin America,Associated Press, 1er no- vembre2009. 2 LesSaamaka sont l’undes sixpeuplesmarrons du SurinameetdeGuyane,dont le nombres’élèveaujourd’hui à120 000 personnes.Avec Sally Priceetdepuis le milieu des années 1960, je m’attache àl’étude de leursviesetdeleur histoire. On trouverades référencesàlabibliographieconcernée sur notre site web: http ://www.richandsally.net.Verslemilieudes années 2010,les gensconnus jusqu’ici sous le nom de «Saramaka »commencèrent àsedésigner eux-mêmes, dans leursdocu- mentsofficiels, comme «Saamaka ». 8 PeupleSaramaka contre État du Suriname

Capitaineenchef saamaka Wazen Eduards et l’étudiant en droitHugo Jabini,unautre Saamaka, reçurent le Prix Goldmanpour l’Environnement (souvent appelé «PrixNobel pour l’Environnement »),sous la bannière: «Unnouveauprécédentenfaveurdes peuples autochtones et tribaux ». Ils ont étédistingués pour avoir garantiles droits territoriaux, non seulement des Saamaka mais de tous lesMarrons et de tous lespeuples autochtones.(…) De plus,parce quele litigeaété résolu par un jugement exécutoire de la Cour interaméricaine, Eduards et Jabiniont permisdemodifier la jurisprudenceinternationalede telle façon que désormais,sur l’ensembleducontinent américain, un consen- tement libre,préalable et éclairé estexigé pour tout projet de développement d’importance.Non seulement ils sauvèrent les9000 kilomètrescarrésdefo- rêtappartenant àleurscommunautés,maisils augmentèrent la possibilité d’en sauver de nombreuses autres 1. Le Surinamepossède, au monde, la plus importanteproportiondefo- rêttropicale au sein d’un territoire national,etlaplusgrande couverture forestière par personne 2.Celivre racontel’histoire de la bataille menée par lesSaamaka pour garder le contrôle de cette partie de forêtqui estla leur.

1 http ://goldmanprize.org/2009/southcentralamerica. Ce siteweb comporte une vidéo de 5 minutes,avec pour narrateurRobertRedford, sur la victoire juridique des Saamaka. 2 ConservationInternational,communiqué de presse SurinameLaunchesABoldPlanfor a Green Future,3novembre2009. En 2000, la Banque mondialeclassa le Suriname comme le 17ème pays le plus richeaumonde en termes de ressourcesnaturelles-lesquellesse trouvent,pour la majeurepartie,dans l’intérieur,làoùvivent Marrons et peuples autoch- tones. DesAfricains découvrent l’Amérique

La terre, lesesprits, le pouvoir 1

«Iln’y apas de plantes inutiles, il n’yaque desgensmal informés ». Tooy Alexander, guérisseur saamaka

Au milieuduXVIIe siècle, le Suriname, au nord-est de l’Amérique du Sud,faisait partie d’un vaste espace forestiers’étendant de l’Atlantique aux Andes habité par d’innombrables peuples autochtones vivant de chasse,depêcheetdeculture.Les premiers colonseuropéens,des An- glaisdelaBarbadequi avaient traversé l’océan avec leursesclaves afri- cains en 1651,cédèrent bientôt la région aux Néerlandaispar le fameux trocde1667. LesNéerlandaisrenonçaient àleur profitàManhattanen échange du Suriname, quidevint alorsl’une des colonies esclavagistes les plus rentables des Amériques.Àla fin du siècle, quelque8000 esclaves africains ytravaillaient pour 800 Européens,etlaplupart des autochtones s’étaient repliésdans l’arrière-pays. Avant la finduXVIIe siècle, alorsque de plus en plus d’Africains as- servis étaient débarqués danslacolonie,unnombresignificatif d’entre eux commencèrent àfuirverslaforêt tropicale environnante. Lescolons ripostèrent en envoyant àlapoursuite des fugitifs d’innombrables milices, infligeant deschâtimentsépouvantables àceuxqui étaient repris −sec- tiondes tendons du jarret, amputationdes membres, et toutes sortes de tortureslétales.En1730, par exemple,après quedeux expéditions mili- tairescontre le petit groupe naissant de Saamaka eurent fait prisonniersde nombreux habitantsdeces villages, la courcriminelle prononça cessen- tences: Le nègreJoosie sera pendu au gibet par un crochetdefer inséré entre ses côtesjusqu'àceque mort s'en suive; sa tête sera ensuite tranchée, empalée et laisséeenborduredufleuve pour servir de pâtureaux rapaces.Quant aux Nègres Wierrie et Manbote, ils seront attachés àunpieu, rôtisvivantsàpetit feuetsubi- ront la torture avec des pinces incandescentes.Les NégressesLucretia,Ambira, Aga, Gomba, Marie et Victoriaserontattachéesàune croixpour être brisées vi- vantes et leurstêtes tranchées seront exposéessur des pieux près des berges du fleuve. LesNégresses Diana et Christina seront décapitées àlahache et leurs têtesexposées surdes pieux près du fleuve 2.

1 Leslecteursque mesprécédents livresauront familiarisés avec l’histoire saamakavou- dront peut-être parcourir plus rapidement ce chapitre,qui s’inspire notamment de Les Premiers Temps (Paris, Seuil, 1994), Alabi’s World (Baltimore, Johns Hopkins Universi- ty Press, 1990)etVoyages avec Tooy (LaRoque d’Anthéron,Ventsd’ailleurs, 2010). 2 Price, Les Premiers Temps, p. 135. 12 PeupleSaramaka contre État du Suriname

Un Nègrependuvivant par lescôtes àune potence, »Gravure de WilliamBlake d'après un dessindeJohn GabrielStedman s’appuyant suruntémoignageoculaire de 1773

Mais lesexpéditions de planteursétaient rarement couronnées de succès, car lesSaamaka, quiavaient établietprotégé leursvillages avecbeaucoup d’ingéniosité,étaient devenus experts dans tous lesaspectsdelaguérilla. Vers la findes années 1740,les colonscommençaient àtrouver la dépense exorbitante, uneexpéditioncoûtant ordinairement plus de 100 000 florins et lesobligeant àtraverser, ainsi queleformule un document de l’époque, «quarantemontsetsoixanterivières» avantd’atteindre,profondément enfouis dans la forêttropicale,les villages clandestinsdes Saamaka. Les colonsavaient également fini par comprendre que lesexpéditions elles- mêmes, parce qu’ellesincluaient des esclaves, contribuaient àplusde marronnage en leur faisant connaître àlafoisles trajets permettant de sor- tir des plantations et la localisationdes villages saamaka. La terre,les esprits,lepouvoir 13

Traversée d'un marécage, ou Marais en terre ferme. »Gravure de WilliamBlake d'après un dessindeJohn GabrielStedman

Àcette époque, le Surinameétait devenu une coloniedeplantations florissantes et s’étaitacquisejusqu’auprès de sesrivales,laJamaïqueet Saint-Domingue, une solideréputationenraisondelagrandeur du faste de sesplanteursetdes affresdelamisèredeses esclaves. De fait,unhis- torienduXVIIIe sièclel’appela«l’objet d’enviedetous aux Amé- 14 PeupleSaramaka contre État du Suriname riques » 1.AumilieuduXVIIIe siècle, le Surinameétait réputéproduire plus de revenus et consommerplusdebiens manufacturésd’importation, per capita, que tout autre colonie de la Caraïbe 2.Les planteursétaient ordinairement servis àtablepar des esclaves àdemidénudées,qui les éventaient pendant la sieste −etparfois même durant la nuit−,les habil- laient et lesdéshabillaient matin et soir, baignaient leursenfantsdans du vind’importationetaccomplissaient d’autrestâches du même genre 3.

Suriname:Quelquesendroits mentionnés dans le texte

1 DaviddeIshak Cohen Nassy, Essaihistoriquesur la colonie de Surinam,1788, Parama- ribo, 1:56. 2 Ibid., 2:40. 3 Pour la documentation, voirenparticulierJohn GabrielStedman, Narrative of aFive YearsExpeditionAgainst theRevoltedNegroes of Surinam,nouvellement transcrit du manuscrit original de 1790,avec uneintroductionetdes notes de Richard PriceetSally Price, 1988,Baltimore, Johns Hopkins University Press. La terre,les esprits,lepouvoir 15

Dans cescirconstances, lescolons décidèrent quelaguerre,dont le coûtnecessait de croître,faisait peu de sens,etils se résolurent,àla fin des années 1740, àproposer une paixdéfinitiveàleursanciens esclaves. Aprèsplusieursgrandes bataillesopposant Saamaka et arméecoloniale dans lesannées1750, un traité de paixfut enfin négocié. Le 19 septembre1762, l’accordfut finalement scellé en présence de plusieurscentaines d’hommessaamaka, parmi lesquels leurschefs, et des représentantsdugouvernement colonial néerlandais 1.Lenégociateur néerlandaisécrit :«Ils ont pris de la terreetdel'eau et chaque chef apla- cé un enfant ou un jeune de sa proprefamille devant lui, appelant le Dieu d'en Haut et la Terre comme témoins. Ensuite ils ont juré avec beaucoup de cérémonies que celuiqui violeraitundes articlesdutraité périrait avec sonpeuple,puisils ont donné un peu de cette mixtureàavaler àleursen- fants. » 2.

SurinameorientaletlaGuyane :Quelques endroits mentionnés dans le texte

1 LesNdyukas,qui sont l’autre grand groupe marron, avaient conclu un traité avec les colonsen1760. 2 Price, LesPremiers Temps,p.263. 16 PeupleSaramaka contre État du Suriname

LesSaamaka se rappellent comment leursancêtressetailladèrent les poignetsetobtinrent des Blancs qu’ilsenfissent autant,comment ils mê- lèrent leurssangsdans unecalebasseavec du rhum et de l’argile blanche sacrée, et comment chacun en but une gorgée tout en jurant que le traité dureraittoujours. LesBlancs étaient eux aussisatisfaits du résultat.Après le retour des négociateursàla capitale,unjour public d’actiondegrâces futdécrétédans toutes leséglises en datedu5décembre, afin de célébrer la signaturedelapaixavec lesSaamaka et «Lui demanderd’assurer que la Paix seraitpermanenteetprospère.» 1. Pourles Saamaka, le traité de 1762 estundocument sacréfondateur, qui couronne leur victoire après près d’un siècledeguerre 2.Illeur accor- daitlaliberté −alors que l’esclavage surlacôteallait durer encorecent ans −, leur reconnaissait un territoireetdes leaderspolitiques,permettait à d’importantsgroupes d’hommesdevenirsur la côteavec du boiset d’autresmarchandisesenvue de commercer,leur accordaitenfin un tribut annueloubisannuel,payé par lesBlancs,qui allait de quantitésspécifiées de fusils et de poudre,aux outils,tissusetcasseroles, au seletaux ai- guilles 3. Depuisletraité,les Saamaka onteuunchef suprême(gaamá)reconnu par le gouvernement de la capitale,demêmequ’une sériedechefsouca- pitaines (kabitêni)etd’assistantschefs. Traditionnellement,lerôledeces officiels dans le contrôle politique et social étaitexercé dans un contexte saturé d’oracles, de possessions par lesesprits et d’autresformesdedivi- nation. Depuisles années 1960,legouvernement national du Suriname tented’intervenirplusfréquemment dans lesaffairessaamaka −ilverse aussides salairesnominaux aux officiels politiques −etlabasesacrée du pouvoirdeces officiels s’entrouve peu àpeu érodée. Toutes cescharges politiques demeurent la propriété des clans matrilinéaires(lô), comme ils l’ont toujoursété depuisl’époque du marronnage. Lesréunions publiques (kuútu)etles séances de divinationfournissent une arène àlarésolutiondes problèmes sociaux.Les kuútu peuvent impli- quer leshommesd’unclan, d’un lignage,d’unvillage, ou le peuplesaa- maka tout entier, et traitent de problèmes allant des conflits maritaux et des questions d’adoptionaux conflits terriens,successions politiques et crimes graves. Cesmêmes domaines,comme le sont la maladieetd’autres

1 Price, LesPremiers Temps,p.264. 2 Pourletextedutraité, voir Richard Price, To Slay theHydra :Dutch Colonial Perspec- tives on theSaramaka Wars,1983, AnnArbor,Karoma, pp.159-165. 3 Le traité obligeaitégalement lesSaamaka àremettre aux blancs tout esclave qui lesauraitrejointsà partir de 1760, ou pourrait le faire àl’avenir, et àpoursuivre tout esclave signalépar le gouvernement –dispositions que lesSaamaka réussirent àcontourner durant touteladeuxième moitié du XVIIIe siècle. La terre,les esprits,lepouvoir 17 types d’infortune, sont aussi habituellement interprétéspar la divination. Dans tous cescas,unconsensus estrecherchépar la négociation, dans laquelle lesdieux et lesancêtresjouent souvent un rôle majeur.L’appareil légal des Saamaka estbiendéveloppé. On demande généralement aux par- tiesreconnues coupablesdefaire,encompensationdeleur méfait, des dons en natureaulignage de la victime. Au XVIIIe siècle, lespersonnes jugéescoupables de sorcellerieétaient parfois brûléessur un bûcher. Au- jourd’hui,les hommesprisenflagrant délit avec la femme d’un autre sont soit battuspar leshommesdumatrilignage de celle-ci, soit contraints de leur verserune amende.Àl’exceptiondes conflits occasionnés par des cas d’adultère,lesquelsmobilisent parfois de pleins canotsd’hommescher- chantvengeance dansuncombat àpoings nus,leconflit au sein de la so- ciétésaamakadépasserarement le niveaudes relations personnelles.

***

Lesancêtresdes actuelsMarrons saamaka provenaient d’un grand nombre de sociétés ouest- et centrafricaines, situées principalement dans le GolfeduBénin, également connu sous le nom de «Côtedes Es- claves », de la partie occidentaledel’Afrique centrale et,dans une moindremesure, de la Côte d’Or 1.Ils parlaient un grand nombrede langues et étaient issusd’une multitude d’Étatsetdetypes de gouverne- ment qui,biensouvent,étaient en guerre lesuns avecles autres. Unefois débarquée dans la colonie,chaque cargaisond’Africains se voyaiten outre disperséepar lesplanteurs, lesquelschoisissaient lescaptifs avec l’intentionprécise de séparerles personnes qui auraient pu se connaître ou parlerlamêmelangue. Sousl’effetconjugué de cette sélectionetd’une strictepolitique visant ànepas séparer lesfamillesd’esclaveslorsdela vented’une plantation−lesesclaves au Surinameétaient considérés comme appartenant au sol−l’identité première des Africains asservis s’est rapidement détournée de leursorigines africaines pour se reportersur la communautédelaplantation, où ils avaient désormais une famille et des camarades,etoùils avaient déjàcommencé àenterrerleursmorts. Dans lesplantations (comme chez lesSaamaka aujourd’hui), le motpour «meilleur ami» était máti,qui découledeshipmate (compagnon de bord).Etles Africains quivivaient en communsur une plantationn’ont pas tardéàs’appeler mutuellement síbi,appellationcréée pour désigner ceux qui avaient effectué la traverséeensemblesur le même bateau. En moinsdequelques décennies de présenceafricaine au Suriname, lesesclaves avaient élaboréune nouvelle langue créole(le sranan-tongo et,sur lesplantations en majorité juives quibordaient le fleuveSuriname,

1 Pourplusdedétails,voirPrice, Voyages avec Tooy, pp. 317-320. 18 PeupleSaramaka contre État du Suriname le trèsproche dju-tongo),les rudimentsd’une nouvelle religionetbien d’autreschoses encore. La «non-européanité »frappantedecette pre- mièresynthèseculturelle,comparée àl’évolutiondans d’autresrégions des Amériques,peut s’expliquer en partie par le taux exceptionnellement élevé d’Africains par rapportaux Européens dans cette colonie −plusde 25 pour 1pendant presque tout le XVIIIe siècle, leschiffresatteignant 65 pour 1dans leszones de plantations.Dans lesplantations du Suriname, ce sont surtout lesAfricains récemment arrivés (etnon lesEuropéens)qui ont misenœuvreleprocessusdecréolisation. Le moteur principal pour- rait être ce quel’onappelle avec pertinence le «syncrétisme interafri- cain»,car la créolisationsurinamienne résulte de la fusion d’héritages africains divers, avec de bien moindres apports de sourceseuropéennes et amérindiennes. Lorsque lesancêtresdes Saamaka se sont réfugiés dans la forêtàla finduXVIIe siècleetaudébutduXVIIIe,ils ont emporté avec eux lesgermesd’unpuissant systèmeculturel. Lespremiersgroupes de fugitifs faisaient face àdes défiscomplexes. Cherchantrefugedans un environnement rude et hostile,ils ont étécon- frontés àlanécessité de créer une sociétéetune culture alorsmêmequ'ils étaient pourchassés par des troupes coloniales déterminéesàdétruire leurs communautés.Organisésaucommencement en groupes de gens origi- nairesd’une même plantation, ils se sont étendus,incorporant de nou- veaux fugitifs au fil du temps. La plupartdeces groupes conservaient le nom de leur plantationcomme basedeleur identité collective−Matjáu de la plantationdeImanuël Machadosur la Crique Cassewinica,les gens Nasí des plantations de la famille Nassy de la Savannedes Juifs, lesgens Dómbides plantations du fleuveSurinameappartenant àDominee Basse- liers,etainsi de suite.L’appartenanceàces groupes se transmettait par les femmes, faisantd’eux lesclans matrilinéaires(lô)qui restent lesprinci- paux groupes identitairesetfonciersdelanationsaamaka aujourd'hui. ChaqueSaamaka estunmembred'unseul lô,etchaque lô possède son territoire distinctif le long du fleuve−àl'originemarquédans l’espace quand, àl’époque du marronnage,les groupes se déplaçaient en amont −, de même que sespropres et puissantes possessions,généralement ri- tuelles. Au début,les populations autochtones enseignèrent aux ancêtresdes Saamaka beaucoup de chosesayant trait au jardinage, àlachasseetàla pêche, tant lorsqu’ils servaient ensemblecomme esclaves surles planta- tions qu’après que lesAfricains s’en étaient échappés. Unegrande partie de la culture matérielle et des techniques horticoles des Saamaka −tout ce qui concernelaculture et le traitement complexe du manioc, de nom- breuses méthodes de pêche et de chasse,l'art désormais obsolètedutis- sage des hamacs, la fabricationdes récipientsencalebasse, ainsi quecer- tainstypes de vannerie et de poterie −furentacquises auprès despopula- La terre,les esprits,lepouvoir 19 tions autochtones au coursdes premièresannéesdecohabitation. Pourtant, on relève chezles Saamaka peu de traces d’élémentsreligieux, artistiques ou idéologiques provenant des culturesamérindiennesduSuriname, alors même que lesautochtones qui se trouvèrent évoluer parmi eux −principa- lement des femmes, enlevées par des hommessaamaka et intégréesau groupe −leur firent partd’unsavoir écologique et technique que lespre- miersSaamaka s’approprièrent avecgratitude. L'adaptationdes premiers Marrons àleur nouvel environnement futà la fois rapide et étendue.Dans lesannées1770, John GabrielStedman, un mercenaire écossaisengagé par lesplanteurspour luttercontre lesrebelles de Cottica(lesancêtresdes actuelsMarrons aluku) exprimaitson admira- tionpour la connaissance de l'environnement acquise par sesadversaires marrons : Quand ils se tiennent tranquilles, ils semblent,ainsi qu’ils nous l’ont dit, ne manquer de rien, ils étaient gras et dodus−àtout le moinsc’était le cas de ceux quenousavionsabattus. (..) Au moyen de trappes artistement fabri- quées, ils prennent en abondance du gibier et du poissonqu'ils font sécher àla fuméepour lesconserver.Leurschamps sont couverts de riz,demanioc, d'ignames,deplantaniers, etc. Ils fabriquent le selavec des cendres de pal- mierscomme les Gentoos des Indes orientales −ouutilisent le piment rouge. Nous découvrîmes même,dissimuléeprèsdutronc d’un vieilarbre,une bou- teille àcasierscontenant un excellent beurre (…)qu’ils obtiennent en quantité en faisant fondre, puisclarifier, la graisse des versdepalmistes,etqui àmon avisremplace avantageusement le nôtre.Ils font une pâteavecdes pistaches ou arachides dont ils expriment la substance huileuse, et en mettent dans leurs bouillons.Ils se procurent un vindepalme qui ne vient jamais àmanquer en pratiquant une incision d'un pied carré dans le tronc abattu ;lejus,une fois récolté,est exposé àlachaleur du soleil où il fermenterapidement,etleur procure un breuvage agréableetfrais qui asuffisamment de force pour eni- vrer.Ils tirent également un savon de l’aloès nain. Le latanier ou «pina»leur fournittous lesmatériaux pour construire leursmaisons,l'argilequi se trouve près des villages estutilisée pour faire leurspots, et le calebassierleur donne des coupes. La plantesoyeuseetl'arbre mauricy offrentdes matériaux dont ils font leurshamacs ;etilcroît même surles palmiersdes espèces de bonnets d'un tissu naturel,etdes balais. Deslianes de toutes sortes leur servent de cordes. Ils allument du feuenfrottant l'un contre l'autre deux morceaux d’un bois qu'ils nomment bee-bee et qui, étant élastique, leur procured'excellents bouchons ;avec la graisse et l'huile qu'ils ont en abondance,ils peuvent faire des chandellesouallumerdes lampes ;etles abeilles sauvages leur donnent de la cire et un excellent miel 1. Depuisses débuts, l'économie saamaka s’est appuyée surune exploi- tationmaximale et ingénieusedecemêmeenvironnement forestier− complétée, dansunpremier temps, tantque duralaguerre,par des raids

1 Stedman, Narrative,pp. 409-410. 20 PeupleSaramaka contre État du Suriname surles plantations côtièresdont leshommesramenaient certainsproduits occidentaux, puis, après la signaturedutraitédepaix, par des voyages commerciaux verslacôteet, particulièrement après l'émancipationgéné- rale de 1863, par des embauches périodiques surlacôteafindegagner l'argentnécessaire àl’achat de ces objets.Pour leur subsistance cepen- dant,les Saamaka continuent de dépendred’une horticulture rotativede brûlis,delachasse et de la pêche, complétéespar des produits forestiers tels que lesnoixdepalme et quelques raresproduits clés d'importation, tels que le sel.

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La grande majorité des individus qui,une fois dans la forêt, se sont fait connaître sous le nom de Saamaka, s’étaientenfuisdeplantations su- rinamiennes entre 1690 et 1712. Àdetrèsrares exceptions près,ils étaient nés en Afrique. La plupartétaient des hommesetlaplupartétaient jeunes, encore adolescentsouâgés d’une vingtaine d’années.Ils avaient généra- lement passé peu de tempsenesclavage,plussouvent des mois que des années.Aumoment de leur évasion, cependant,laplupart parlaient le dju- tongo (oulesranan-tongo),qu'ils développèrentensuite rapidement en une langue propre, le saramaccan. Confrontés au défidesedoter d’institutions −politiques,familiales, religieuses −tout en faisant la guerre et en tentant de survivre dans un environnement inconnu et hostile, ils puisèrentdansles immenses richessesdeleur passé africain, bien que leur relative jeunesse signifiât qu'une grande partie du savoirésotérique et spécialisédeleur pays d'origineneleur avaitpas étéaccessible.Les chefs tenaient leur autorité non seulement de leur charismepersonnel et de leurs connaissances, mais aussideladivination, ce qui favorisaune négociation concertéedes institutions naissantes.Les fugitifs, qui luttaient pour leur survie individuelle et collective, avaient de puissantes motivations pour parveniràune constructionrapide de leur nation. Lorsque lesSaamaka du XXe ou XXIe siècleracontent l'histoire de leur peuple, ils l’intègrent dans leur compréhensiondes interactions entre lesmondes des humains,delanatureetdes forces spirituelles. Pour les Saamakamodernes,leprocessusclé aété la découverte.Ils se rappellent par exemple comment leursancêtrespréparaient leurschamps pour les planter, comment ils rencontrèrent pour la première fois lesesprits de la forêtetles esprits-serpentslocaux et durent apprendre, par tâtonnements, àselierd'amitié avec eux,comment lesapaiseretles intégrer dans leur vision du paysage spirituel spécifique de leur nouveaumilieu. Ils racon- tent aussi comment lesdieux de la guerre récemment intégrés se joignirent àceux quel’onserappelaitdel’au-delàdes mers, dans la protectionet l’exhortationdes raiderssaamaka quiattaquaient lesplantations àlare- La terre,les esprits,lepouvoir 21 cherched’armes,derécipientsetdehaches,ainsi que pour libérer leurs frères, et plus encore leurssœurs, encore asservis. Chacun de ces incidents estmarquéd’unendroitprécispour lesSaa- maka. Chacun s’est dérouléàunendroitparticulierdelaforêt,désormais marqué aux yeux de leur descendance par ce quis'y produisitcejour-là. La forêt, au fil du temps, se personnalise. Cette forêttropicale,autrefois étrangère, devient peu àpeu une partintimedelavie saamaka, et le dépo- sitaire centraldeleur histoire collective. Àtitred'exemple, et parmi des milliers que lesSaamaka quiont de bonnes connaissancespourraient produire,jevoudraisciterl’histoire sai- sissantedes Premiers Temps 1 au cours de laquelle un Amérindien tuaun Saamaka, un ancêtre du clan Lángu nommé Makambí.Cedernier combat- tit lesBlancs au cours d’une bataille féroce aux environs de Victoria,que je peux dater de l’année 1753.Cette version m'aété racontéeen2003 par Tooy Alexander,undescendant des protagonistes appartenant au clan Lángu. Notezbienlaspécificité des marqueursgéographiques,etlarela- tion entre histoire et forêt. Le frère d’Antamá,Makambí,partit se battre àVictoria. Luiet Bákisipámbo [autre chef Lángu],Kwakú et Kwadjaní [deux chefs du clan Nasí]. Ilsavaient établileur campàGaán Paatí. (Ilsetrouvaitprèsdelatête de ligne de Kabel.Onpasse devant le débarcadèredeMakambí-kiíkiavant d’arriver àWátjibásu, du côtéest −c’est là qu’habitaientMakambíetBákisi et Kwakú. C’estdelàqu’ils sont partis àpiedpourallersebattre àVictoria.) Aprèsavoircombattu un certaintemps, Kwakú et Bákisi appelèrent Makambí et dirent :«Partons,nous sommesépuisés!»«Il estencoretroptôt pour être épuisé»,répliqua Makambí.Trois fois ilsl’exhortèrent àpartir, et trois fois il refusa.Ils le laissèrentdonc là,qui continuaitàse battre.C’est àcemoment que l’Amérindien caché dans un arbrelui décocha une flèche !Aussitôt, il la saisit et l’extirpad’uncoup sec, mais sesboyaux sortirent aussi.Ilsepencha pourles remettre àl’intérieur,avec lesdoigts. Il quitta Victoria,remonta la crique Compagnie puislatraversa pour se rendreàlacrique Makambí,qu’il remontajusqu’àcequ’il arriveàune pierre appelée Tósu-gbéne-gbéne.Lors- qu’il l’atteignit, Kwakú et Bákisi se reposaient déjàdans leur camp àGaán Paatí. Incapable d’allerplusloin, Makambí se coucha surlapierre, où il commença àrâler.Les autresl’entendirent et se mirent en routepour le re- trouver.Ilmourut juste àleur arrivée. Ils l’enterrèrent là dans une grotte.Cet endroit étaitautrefois le territoire du clan Nasí,maisildevint celui des Lángu. Voilà pourquoi on l’appelle Crique Makambí. Ce type d’encodage précis de l'histoire saamaka danslepaysage, c’est-à-dire le fait de savoir que la terreautour de cette crique appartient au clan Lángu en raisondelamorthéroïque d'un de sesancêtresfonda-

1 L’expression«lesPremiersTemps »(fési-tên)seréfèreaux années de guerre,soitles annéesdeformationdelasociété saamaka,période qui prit fin avec le Traité de 1762. 22 PeupleSaramaka contre État du Suriname teurssur un rocher particulierdotéd’unnom,est typique de la façon dont l’histoire saamaka estintrinsèquement liéeauterritoire qui leur aété ac- cordé par le traité de 1762.

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Un jour de 2005, Tooy pensaitàce queses ancêtresavaient apporté de l’Afrique àborddes bateaux négriers :«Lorsque lesAnciens sont ve- nus d’Afrique, ils n’ont pas pu emporterleurspotsettabourets óbia [doués de pouvoirs magiques]−mais ils savaient comment invoquer leurs dieux pour qu’ils en créent de nouveaux de ce côté-ci de l’océan. Ils n’avaient plus ni lespotsniles tabouretsoriginels, mais ils ont transporté ce savoirdans leur coeur.»Ce que lesancêtresdeTooy n’ont pas réussi, dans la plupartdes cas,àemporteravec eux surles naviresparaîtassez clair:outre les«potsettabourets óbia » (etautresobjetsmatériels), ce sont lesinstitutions africaines traditionnelleselles-mêmes 1.Des habitants de royaumes et villages de différentsstatuts sont venus,maisles différents systèmes statutairesn’ont pas pu le faire.Des prêtresetdes prêtresses sont arrivés,maisles autelsetles templesont dû resterenarrière.Des princes et des princessesont franchil’océan, mais pas lescoursniles monarchies. Descommandantsetdes fantassins sont arrivés,maispas lesarmées. Pourtant,d’immenses sommesdeconnaissances, d’informations et de croyances ontété transportées danslecœuretl’espritdes Africains cap- tifs. Parailleurs, même s’ils provenaient de nombreux groupes ethniques et linguistiques et étaient rarement en mesure de perpétuerlatraditioncul- turelle propreàleur sociétéd’origine, ces peuples partageaient plusieurs orientations culturellesqui,dans unelarge perspectivecomparative, ca- ractérisaient la plupartdes sociétés d’Afrique de l’Ouestetd’Afrique cen- trale.Etces orientations culturellespartagéesont àleur tour suscité la naissance de nouvellesinstitutions saamaka. Cette perceptioncommune de la réalité auraitincité lesindividus issusdes sociétés d’Afrique de l’Ouestetd’Afrique centrale às’intéresser àdes événements de même nature, même si lesmodes de gestionculturellement prescrits pouvaient nettement différerdans leur forme. Pourciterunexemple simple :autre- fois,les Yoruba «déifiaient »leursjumeaux àlanaissance,entourant leur vieetleur mort de rituelscomplexes, alorsque lesIgbo voisins lestuaient sommairement àlanaissance −maisonpeut considérer queces deux peuples obéissaient au même ensembledeprincipes sous-jacentsrégissant la dimensionsurnaturelle des naissancesextraordinaires, idée elle-même trèsrépandue en Afrique centrale et en Afrique de l’Ouest.

1 Ce paragraphe et le suivant font écho au livre que j’aico-écrit avec Sidney W. Mintz, The BirthofAfrican-American Culture (Boston, Beacon Press, 1992) La terre,les esprits,lepouvoir 23

Unefoisdans la forêt, lesSaamaka créèrent uneprodigieusevariété de rituelsqui s’appuyaient pour la plupartassezlibrement surdes modèles africains et lesaidaient àsurvivredans cetenvironnement nouveau. À mesure qu’ils s’éloignaient des plantations,ils découvraient des dieux d’une natureinconnue d’eux, habitant lesarbres, lesrochers et lescours d’eaux de ce nouveaucadre de vie. Et chaquenouveautype de dieu, comme chacune des déitésprisesséparément,apprenait àces pionniers comment leur rendreculte,comment aménager leursabattis de façon sûre et avantageuse, comment chassersur leursterres, et beaucoup d’autres choses. Dans l’espritdes Marrons saamaka, leursancêtres ontréellement découvertl’Amérique, mettant àjour des puissancesordinairement invi- sibles àl’homme et qui, aujourd’hui encore, façonnentleur univers. Auxprisesavec leur nouvel environnement,ces premiers Saamaka ontappris àconnaître lesdieux locaux de façon empirique, en s’inspirant d’un ensembleétroitement imbriqué d’idées et de pratiques africaines pan-subsahariennes concernant la maladie, la divinationetlacausalité.Un malheur (qu’il s’agît d’une maladieoud’une autre affliction) signalait automatiquement la nécessité d’une divination, qui àson tour révélaitune cause. Souvent,cette cause s’avéraitprovenird’une divinité localeencore non identifiée. L’idée queles divinitéslocalespuissent provoquer une ma- ladielorsqu’on lesoffensait(parexemple, en défrichant un champ trop près du gros arbreoudurocher où ellesavaient éludomicile)était très répandue dans leszones ruralesd’Afrique centrale et de l’Ouest. Mais la classificationdes divinitéslocales, ainsi quel’identité des divinitésindi- viduellesenAfrique, variaient nettement d’une sociétéàune autre. CespremiersSaamaka avaient fréquemment recours àladivination collective, des personnes de diversesorigines africaines posant collecti- vement des questions (par l’entremise d’un médium ou d’un autre agent divinatoire)concernant un dieu ou un ancêtre afin d’appréhender la nature des différentstypes de dieux qui désormais lesentouraient.Leportrait détaillé qui ressortait de la personnalité,des liens familiaux, de la de- meure, des caprices ou marottes de chaque divinité localepermettait la codification, parlacommunauténaissante,denouvellesinstitutions reli- gieuses −chaque catégorie de dieux, tels lesVodú (divinités boas cons- trictors)etleursproches cousins lesWátawenú (divinités anacondas)ou lesApúku (espritsforestiers), se voyant dédier un culte complexe et dis- tinctif,assortidesanctuaires, de «cérémonies» avec danses/tam- bours/chants,delangues, de prêtresetdeprêtresses spécifiques. En effet, si ce genre de divinationpublique, arène ouverte pour la créationen commundenouvellesformesculturelles, fonctionnaitaussi bien, c’était en partie en raison de la préférenceafricaine pour l’additivité plutôt que pour l’exclusivité,généralisée danslaplupartdes contextes religieux d’origine. 24 PeupleSaramaka contre État du Suriname

Lesrécits saamaka surl’originedes rituelsencadrant lesjumeaux il- lustrentleur conceptionduprocessusdedécouverte qui,selon eux,atant marqué leurspremières années danslaforêt.Ici,lamétaphoren’est pas la divinationmaisune autre formed’interventiondivine. Elle évoquenéan- moinsavec précisionleprocessusdelégitimationd’une institutionfraî- chementcréée, survenu près de trois siècles plus tôt. L’histoire,telle que me l’a racontéeen1978 feumon amisaamaka Peléki,seprésentecomme suit : Ma Zóeétait une des premièresfugitives du clan Wátambíi. Unefoisdans la forêt, elle adonné naissance àdes jumeaux.Unjour,elle estalléedansson abattis,laissant sesenfantsprèsd'unpetit carbet.Maisàson retour,elle avu un kwáta [singe atèle],assisprèsd'eux. Elle s'estdonc cachéepour observer ce quiallait se passer. Elle craignaitqu'en effarouchantl'animal, il ne prenne lesenfantsetles emporte dans lesarbres. Elle étaitdésemparée et ne savait que faire.Elle s'estdonc contentée d'observer la scène. Elle aremarquéque le singe avait fait un gros tasdefeuillessoigneusement choisies.Les adéchirées en morceaux.Puisles amises dansunpot en terrequ'il aplacé surlefeu. Quand lesfeuillesont eu bouilli un moment,ilapris le tout et aversé les feuillesdans unecalebasse. C'est comme ça qu'ilalavé l'enfant !Exactement comme une mère lave sonenfant !Ensuite il asecouél'enfant pour l’ébrouer et il l'aposéàterre.Puisilafait la même chose avec l'autre enfant.Finale- ment il apris la calebassequi contenait la décoctiondefeuillesetenadonné un peu àboire àchacun des enfants. La femme assistaàtoutelascène. Quand tout futterminé, le singe estreparti par le sentier. Il n'apas emporté lesju- meaux !Etlafemme s'est mise àcourir verseux.Elle aexaminéles feuilles que le singe avait donné àboire aux enfants, et qui avaient serviàleslaver.Et ce sont cesmêmes feuillesque nous gardons encorepour le grand óbia wátambíi des jumeaux. Aujourd’hui,ceculte wátambíi estrenduàtous lesjumeaux nés en pays saamaka, leursparentsetleur fratrie participant àune sériecomplexe de rituelsinspirésdeconceptsetdepratiques issues de diversessociétés d’Afrique centrale et de l’Ouest(tellerapprochement couramment établi en Afrique entre jumeaux et singes). En termes anthropologiques,Peléki, lui-même jumeau et donc témoin régulierdes riteswátambíi, décrit −par le biaisdecefragment d’histoire allégorique relatant une découverte saa- maka −unexemple particulièrement éclatant de syncrétisme interafricain. Cesprocessusetces évènements, mille fois multipliés, ont aboutiàla créationd’une sociétéetd’uneculture àlafoisneuveetdynamique. Afri- caine danssatonalité générale et soninspiration, elle ne ressemblaitpour- tant àaucune sociétéafricaine particulière.Leprincipe directeur avaitété un syncrétisme interafricainrapide et pénétrant,réalisédans l’environnement nouveaudelaforêt tropicale sud-américaine.

*** La terre,les esprits,lepouvoir 25

Abattage des arbres pour un abattis,milieuduXXesiècle

La permission de défricher un abattis en un lieuparticulierdelaforêt doitêtre obtenue du capitainedulô auquel ce territoire appartient.Ainsi, une femme aledroit d’utiliser cette zonesavie durant,maispas celui de la léguer àsadescendance. De plus,obtenirlapermission du capitaine n’estqu’une première étape. Il yadans la forêtdes forces spirituelles desquellesondoitaussi recueillir le consentement. Lorsque leshommesserendent dansunendroitdelaforêt afin d’y choisir un espacecultivablepourune épouse, ou unesœur, ilsprennent en comptedes variables physiques comme la penteetl’exposition, la nature du sol, mais ils avisent aussi la proximité de rochersoudefromagers, qui peuvent être lesreposoirs des esprits,etdes termitièresqui sont la de- meuredes redoutables esprits que l’onappelle Akataási. Unefoistrouvé 26 PeupleSaramaka contre État du Suriname l’endroitpotentiellement approprié,ils demandent du «dieu-qui-possède- l’endroit» la permission de l’utiliser,seservant pour celadeplusieurs techniques divinatoires. Ils peuvent,par exemple,laisserpendant toute une semaineune calebasse,dans laquelle se trouve uneoffrande piquée surune fourche,afin de voirsiledieul’acceptera;ou bien ils suspendent unefrondaisondepalmessur des piques jusqu’au lendemain, avecla même intention. Domestiquer un morceau de la forêtenvue de la cultiver peut parfois s’avérerpluscompliqué, comme le montre l’histoire contée en 1978 par le capitaineGómedeTutúbúka, et qui raconte comment ses propres ancêtresréussirent,verslamoitié du XIXe siècle, àobtenird’un Apúku (espritdelaforêt)particulièrement sauvage la permissiondedéfri- cher un espace dansson domaine afin de le cultiver. Le pèreWaimauAmosu,safemme Pelamma et son frère Uwiivinrent àla crique pour défricher une parcelle.Maislacrique ne voulaitpas quedes gens s’yinstallent ;l’Apúku qui yvivait, du nom de Masikweke,sebattit contre eux,les entourant d’une centaine de choses diaboliques.Alors ils ont construit un carbet.(…) [Waimaus’en alla chasser,puisrevint]. Il s’exclama:«Jesuis allé chasser et n’ai pris qu’un oiseau !»Sa femme luirépondit :«Va voirles Afoompisi.Ils ont un óbia [magie] Baimbo. Va lesvoir. Demande leur assis- tance.»Alorsilalla lesvoir. …Ils luidirent quoi préparer.Ilrassembla(…) [une combinaisondedifférents alimentscrusutilisés pour certainssacrifices], du jusdecanne, des plumes de perroquet,des coquillesdecauris,undrapde hamac de couleur blanche, et un coq blanc.Puisils «tuèrent le poulet »[une formededivination] pour savoirsil’endroitles acceptaitàprésent.Etils pu- rent revenir. (…)Cet Apúku s’étaitmontré si mauvais!Si tu essayaisdetra- verserlacrique en canot,iltefaisait couler!Ils firent donc tout cela [la céré- monie].Tuèrent le poulet.Ses testicules étaient parfaitement blancs ![signi- fiant queledieuétait satisfait.] Ils levèrent le drapeau. Ils versèrentdes liba- tions de jusdecanneàses pieds. L’Apúku avait consentiàce qu’ilstravail- lent la terreàcet endroit-là. Mais bien souvent,endépit desbonnesintentions desSaamaka, un esprit de la forêtpeut se sentir offensé−parcequ’on auracoupé un champ tropprèsdesademeure, ou d’avoir étéeffrayépar un brûlis tropproche. Il finira par posséder quelqu’un et devenirunesprit vengeur incorporé à jamais au lignage de cette personne. Dans la possession par un esprit, ce- lui-cidévoile sonnom,révèleses relations de parenté, énumèreledétail de sesgoûtsetdégoûts, et chaque fois qu’un riteapúku estcélébré, il viendradanser et souvent même parleràtraversson nouveaumedium. Le deuxièmetemps de la découverte,dans l’opérationcoutumière de mise en culture,vient aveclebrûlage du futurchamp, après queles brous- saillesetles arbres ontété coupés et laissésàsécher pour quelques se- maines.Lejour suivant,lebrasieratout brûlé, quelques gros troncs fu ment encore, hommesetfemmesmarchentavec précautionàtraversles La terre,les esprits,lepouvoir 27

Entrée d’un abattis saamaka marquée par une protectionenfeuillesdepalmes, et des offrandes (dans une calebasse) adressées au «dieu-qui-possède-l’endroit» cendresenessayant d’yrepérer lessquelettesdes boas constrictors qui auraient étéprispar le feu. Si effectivement il s’en trouve, cesrestessont placés dans de minuscules cercueils spécialement fabriqués pour eux et enterrésavec cérémonie. Avant quelques semaines,l’esprit du dieu vodú qui résidaitdans le serpent possèderaquelqu’un, généralement une femme,auseindumatrilignage de celle àqui le jardin appartient.Ledieu, une fois domestiqué par une longue sériederitescomplexes, s’exprimera de façon intelligible,dira sonnom,révèlerades détails sursafamille et leur lieuderésidence, ainsi queses préférences et sesrejetsparticuliers. Le lignage de cette femme conserveradorénavant une relation particulière àcedieu, devenu esprit vengeur. 28 PeupleSaramaka contre État du Suriname

Tooychantant et jouant du tambour àune cérémonieapúku. Cayenne, 2003 La terre,les esprits,lepouvoir 29

Un rite lié au dieux-serpents chez les Marronsndyuka

Cesdeux exemples montrent comment l’interactiondes Saamaka avec leur environnement, lorsqu’ils défrichent leursjardins, donneàvoirdes êtresspirituelshabituellement invisibles,qui entrent aveceux dans une relation àlong termeetdeviennent,àtraverslapossession et d’autres formes de divination, desagentsactifsdelavie rituelle du village. Àtra- versces dieux,les Saamaka découvraient,comme ils le font encore, le fonctionnement du monde spirituel local.Etavecleconseildeces dieux, ils font,défont et parviennent àsaisir, par des détails en perpétuelle évolu- tion, lesspécificitésdel’environnement forestiertropicaldans lequel ils évoluent désormais. Unefoisqu’un abattis estnettoyé et brûlé, une femme yplantesa principaleculture,leriz sec(de montagne), la denrée de basedes Saama- ka, mais elle cultiveégalement toutes sortes d’autresespèces,comme le manioc,letaro, le gombo, le maïs,les plantains, lesbananes,giraumons, cannes àsucreetarachides. Quand sonmarioules hommesdesaparenté luirendent visite (car lesfemmesrestent environune ou deuxsemaines surleursterrains),ils passent quelques joursàchasseretàpêcher.Ledroit de chasserdans unepartie de la forêtdépend, comme celui d’yétablir des jardins, du lô de naissance. 30 PeupleSaramaka contre État du Suriname

Abattis saamaka

Lesarbresdomestiques comme le cocotier, l’oranger,lechâtaignier, le papayer et le calebassiersont principalement cultivés dansles villages. Et la forêtprocurepléthoredeproduits pour l’usage quotidien:lesfruits de diverspalmiersdesquelsles femmestirent l’huile de cuisine, les feuillesdeplusieurs variétésdepalmiersque leshommesutilisentpour la couverturedes toits et le parement des maisons,diversarbresfournissant le boisnécessaire àlafabricationdes objets que leshommessculptent pour l’usage domestique, et des centaines,sicen’est des milliers de plantes médicinales. LesSaamaka ontégalement toujoursproduitlatrèsgrande partie de leur culture matérielle,leplussouvent embellie de détails décoratifs 1. Exploitant leur connaissance de la forêttropicale et leurstalentsartis- tiques excessivement développés,les hommesbâtissaient et décoraient leursmaisons et leurscanots,etsculptaient un vasteéventaild’objetsde boispour l’usage domestique, tels que lestabourets, lespagaies,les pla- teaux de vannage,les ustensilesdecuisine et lespeignes.Maisles hommessaamaka maintiennent aussi une traditiond’émigration, longue chaque fois de plusieursannées, versles côtes du SurinameoulaGuyane française, afindegagner l’argent nécessaire àl’achat de produits occiden- taux jugés essentiels àlavie dansleursvillages de naissance,comme les

1 Voir par exemple S. et R. Price, LesArtsdes Marrons, 2005, La Roque-d’Anthéron, Ventsd’ailleurs. La terre,les esprits,lepouvoir 31

Abattis saamaka fusils et la poudre, lesoutils,les moteurshors-bord, lestronçonneuses, casseroles,tissus, hamacs, savon, pétrole,et, pour l’usage rituel,lerhum et la bière. De leur côté, lesfemmesont,depuisleXIXe siècle, cousu de la toile importéepour réaliser des patchworks et des vêtementsbrodés,et gravé de motifs décoratifs lescalebasses.

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Notrepremier pointdevue extérieur surlavie des Saamaka datedu milieudeXVIIIe siècle, grâce aux journaux détailléstenuspar des mis- sionnairesmoraves envoyésd’Allemagnevivre dansles villages saamaka àlasuite du traité de paixavec lescolons,en1762. Nous yapprenons que la viesaamaka, notamment la religion, étaitdéjà, dans sesgrandes lignes, très semblableàcequ’elle estaujourd’hui,avec de fréquentes possessions par lesesprits et d’autrestypes de divination, un puissant culte des an- 32 PeupleSaramaka contre État du Suriname cêtres, des cultesinstitutionnalisés pour lesdieux apúku et vodú rencon- trésdans la forêtetpourdiversdieux de la guerre.Maismêmeles grands óbia saamaka pour la guerre (puissancesmagiques), dont lesnomsseré- fèrent àunpeupleouàun lieuafricainparticulier−telque par exemple Komantí−étaientenfaitlefruit de mélanges fortement contrastésentre plusieurstraditions africaines, forgées au long d’un processustrèssem- blableàcelui du culte wátambíi des jumeaux.Ceux-làaussi étaient lar- gement développés au Surinamepar des processus de divinationcollec- tive. Quand lesSaamaka eurent signé leur traité de paixavec la couronne néerlandaise,après presque un siècledeguérilla,ilrestait peu de Saamaka encoreenvie àêtre nés en Afrique, et leur culture présentaitdéjàune syn- thèseafricaine-américaine hautement développée,mue par le principe du syncrétisme interafricain, et conçue par lesSaamaka comme un processus de découverte ininterrompu.

AutelàTúlíobúka, àlaconfluence du Pikílío et du Gaánlío,juste en aval des puissantes chutes de Tapáwáta. Dans lesmomentsdesécheresse catastrophique, c’estlàque le gaamáprielaMère desEaux, Gánsa, le dieu Tonê

Le processusderitualisationdelaforêt tropicale ne prit pas fin avec l’extinctiondes générations pionnières.Les dieux (parlant au traversdela possession ou d’autresmoyens de divination) n’ont pas cessé d’instruire lesSaamaka quant aux paysages et aux cultures−leur disposition, la bonne et la mauvaise utilisationdecertaines plantes,etbiend’autres choses. En effet, quelques-unes parmi lesdivinitésles plus importantes, de même que lesóbiadeDángogó, où nous vécûmesdans lesannées1960 et 1970,n’ont étédécouverts par lesSaamaka qu’audébutduXXesiècle. Parexemple, le culte extrêmement développé des dieux marins wénti(qui voyagent dans le sens inverse du courant et résident àproximité des ra- La terre,les esprits,lepouvoir 33 pides), et Dúnguláli-Óbia (le gaán-obia [puissance magique] le plus puis- sant de Dángogó),unculte extrêmement complexe comprenant des cures, desprotections,des chants en langage ésotérique et une multitude de feuillesetdelianes, ont tous étédécouverts au tournant du vingtième siècle. Chacun d’entre eux estimbriqué de nombreuses façonsavec la fo- rêtetlefleuve et implique toutelarégion dansune sériederelations à l’environnement local 1.

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Dans tout le territoiresaamaka, la forêt, lesabattis,les rivières et les fleuvesdemeurent desendroitshautement ritualisés −ethistoricisés−,car certainsarbres, buissons,rochers et cours d’eaucontinuent de détenirde trèsimportantspouvoirs. «Iln’y apas de plantes inutiles»disait récem- ment Tooy àSally Price, «iln’y aque des gens malinformés. »Des «protections »rituellesvariésetcomplexesattachées aux arbres fruitiers pour prévenirlevol,àla dispositiondeplantes protectrices et curatives autourdes maisons,des dieux-serpents et des esprits forestiers qui parta- gent lesespaces cultivés avec leshommesetles femmessaamaka, aux dieux du fleuve et de la merqui partagent lesdégrads [débarcadères]de village et sont une partie intimedelavie quotidienne, la relationdes hommesavec leur territoire estriche, continue, systématique et toujours en évolution. Pour lesSaamaka, leur territoire forestieretfluvial esttoute leur vie−d’un point de vue tant historique que spirituel et matériel. C’est pourquoi ils ont si fortement réagi chaque fois que leur territoire −que garantissait, àleursyeux,letraité de 1762 −s’est trouvé menacépar des étrangers.

1 Pourdeplusamplesdétails,voirPrice, Voyages avec Tooy.Sur lesfaçons dont la religiondes Mar- rons ndyuka se développe, elle aussi,àtraversletemps, voir H. U. E. Thoden van Velzen et W. van Wetering, In theShadow of theOracle: ReligionasPoliticsinaSurinameMaroon So- ciety,2004, Long Grove, Waveland.

La terre, l’eau, le ciel

Le barrage d’Afobaka

Salamaka toónbe-oo, Salamaka toónbe, lúku, Salamaka toónbe-ee,Salamakatoónbe-ee, gádu ! Lêndema-ee,Lêndema-ee,Salamakatoónbe.

Saamakaest tombé, regarde! Saamaka est tombé, ôdieux ! Lindeman[le chef de chantierdubarrage] Lindeman, Saamakaest tombé!

Chansonpopulaire saamakacomposée parWáifola, du village de Pempe, milieudes années 1960 1.

Nous arrivâmes pour la première fois près du grand barrage d’Afobaka en août 1966. Aprèsunvoyage de plusieursheures àsuer et tressauter àl’arrière d’un camion, nous transférâmesnotre barda couvert de poussièredebauxite rouge-brunàbordd’uncanot motorisédugouver- nementsurinamien 2.Ilnous attendaitpour une remontée du fleuvequi prendraitplusieursjours. Mais ce n’estqu’une fois que lesbateliers saa- maka eurent lancé la fine embarcationsur le lacartificiel quenous vîmes, nous retournant,l’immenseconstruction:une largecourbe de béton coin- céeaumilieudecentaines de mètresdeterre rouge amoncelée, surgissant des eaux fétides 3. Enfin nous fûmessur ce que lesSaamaka continuaient d’appeler«le fleuve »etdurant lesquelques heures qui suivirent,notre chemin sinueux et tortueux futlongé de partetd’autre par lescimes grises et nues des

1 Un enregistrement sonore de ce chant,réaliséen1968, estdisponiblesur CD :Richard PriceetSally Price, MusicfromSaramaka,1977, Washington D.C.,Smithsonian Folkways4225. 2 Au milieududix-huitième siècle, le voyage de Paramaribojusqu’au cœur du territoire saamakaprenaitentre deux et quatre semaines en canotselon la saison. Lespremiersmoteurshors- bords,aumilieudes années 1950,ont divisé ce tempspar deux. Avec la construction d’une routeverslebarrage d’Afobaka dans lesannées1960, le voyage n’étaitpluslong que de quatre ou cinq jours. Et avec l’extensiondelarouteautour du lacartificiel, àla fin des années 1980, on pouvait se rendre, depuisParamaribo, au village du gaamá en deux jours. Entre temps, pour ceux qui peuvent se permettre de voyagerpar avion et s’accommoder des aléasdelaprogrammationdes vols,ouaffréter un avionprivé, il est possibledepuis lesannées1960 de parcourir la distance qui sépare Paramaribode Djoemoe, proche du village du gaamá,enune heure et demie. 3 Le barrage fait deux kilomètresdelong et 54 mètresdehaut.Ilyaseize barrages reliés entre eux se remplissantdans leszones basses autour de la retenue, qui dans leur en- semblemesurent unelongueur supplémentaire de sixkilomètres. 38 PeupleSaramaka contre État du Suriname grands arbres (etqu’un observateur appela «les os du fleuve»), dressées tellesdes sentinellessquelettiques dans un vaste espace de mort. Tandis que nous suivions le cours sinueux de l’ancien lit du fleuve, bien en deçà de nous,leSaamaka quiétait àlabarre nommait, en lespointant du doigt, chacundes villages immergés,àtout jamais enterréssous leseaux boueuses −avec leursmaisons,leursautels, leurscimetières, leursabattis, jusqu’aux terrainsdechasse où de fameuses bataillesavaient étélivrées et de grandsmiracles accomplis.

L’Eglisemorave àGanzee vers 1965, alors qu’elle s’enfonçait àtoutjamais dans leseaux du lac

Aprèsquatre ou cinq heures d’un voyage surréaliste àserpentersur les eaux brunes dansunsilence anormal, morne, presquesinistre, entre les murs que formaient lessommets des arbres morts, nous entendîmesun grognement sourdqui grandissait àmesureque nous approchions.Sou- dain, nous débouchâmes dans un foisonnement végétald’unvertvif sur leseaux plongeantesdes plus célèbres rapides du fleuveSuriname: Mamádan, «laMèredetoutes leseaux ». Le fleuve se précipitait de tous côtés,l’eau moussait et courait àtra- versles nombreux canaux que formaient lesgigantesques éboulis.Après des libations offertessur la riveàl’autel des dieux des rapides et une nuit Le barrage d’Afobaka 39 d’un sommeil précaire surune île au beau milieudel’étendue liquide, nous continuâmes notre routeversl’amont en directiondupremier des villages saamaka àn’avoirpas encore étéengloutis.

Le Lac du barrage Afobaka. 2005 40 PeupleSaramaka contre État du Suriname

AutelwéntiàMamádan, vers 1955

Lescahiersdenotes manuscritesdenotre séjour au village du gaamà des Saamaka, plus hautsur le fleuve, témoignent de monsouci obsession- nel,durant cespremiersjours, de noter −etles hommessaamaka enten- daient bien me lesenseigner −les noms et affiliations claniques des qua- rante-troisvillages qui,tout au long des mois précédents, avaient étélitté- ralement rayés de la carte 1.L’autorisationdugouvernement colonial avait spécifié que riendans notre enquêtedeterrain ne devait faire allusion aux villages saamaka déplacés par le projet hydroélectrique. Nous ne pouvions d’ailleursniétudier,nimêmevisiterces villages,cedernier pointenpar- tie voulupour notre propresécurité :leprogramme de «transmigration» forcée dessinistrésn’était pasencoreachevéànotre arrivée en 1966 et le risque de violences étaitbienréel. Alorsque nous accompagnions le gaamá àlaville quelques semaines plus tard,ayant réussi àobtenirune autorisationprovisoire de retourner dans le pays saamaka quiborde le cours supérieur du fleuve, pour une du- réededeux ans àquelques mois de là,notre canotglissa le long du der- nier rapide pour atteindreles eaux plates du lac−la forêtalentouralors

1 Certaines sources, qui ne prennent en compteque lesplusgrands villages,enrépertorient 25 ou 28 appartenant aux Saamaka et sixappartenant aux Ndyukas de la Crique Sara (John Walsh, qui comme nous se trouvaitsur placeàcette époque, en compte luiaussi 43 –John WalshetRobertGannon, Time is Short and theWater Rises,New York,E.P. Dutton, 1967, p. 26).Tous s’accordentàdire que le nombredepersonnes dont lesmai- sons et lesterres ontété immergées par le lacest d’environ6000, soit environletiers de la populationsaamaka,dont une grande majorité de sa populationchrétienne (convertie au dix-neuvièmesiècle).L’étendue du lacest d’environ1400 kilomètrescarrés. Le barrage d’Afobaka 41 aussiverte et éclatanteque jamais −, environ deux kilomètres au-dessus de ce qu’avait étéMamádan.Leplusgrand des rapides avait, depuisnotre voyage en amont,disparudans la retenue d’Alcoa 1.

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LesSaamaka avec lesquelsjem’entretins dans lesannées1960 et 1970 tendaient àfaire remonter lesdébuts du projet de barrage àl’année 1957, lorsque la ReineJuliana des Pays-Bas,envisiteauSuriname, mani- festapersonnellement sonenthousiasmepour la modernisationdelacolo- nie. Mais dès 1948, l’idée de construire cet extraordinaire «barrage en pleine jungle»avaitété lancéepar l’ingénieur W. Janvan Blommestein (lequel donna sonnom officiel au lac),etdiversesétudes détaillées en économie et ingénierie avaient étémises en route. Desrapports et des pu- blications apparaissent tout au long de la décenniequi tous approuvaient le projet :ainsi,unrapportpréliminaire de 1952 de la SociétéAnonyme des GrandsTravaux de Marseille,une étude de faisabilité par une entre- prisedelaCompagnied’Ingénierie de la Haye, la même année, et un rap- portde1954 par la Société d’Ingénierie HarzadeChicago 2.En1956, la sociétéAlcoa, qui exploitait la bauxite au Surinamedepuis 1916, et le gouvernement surinamienentamèrent lesnégociations finales qui condui- sirenten1958 àl’AccorddeBrokopondo (DeBrokopondo- overeenkomst). Celui-ci commandaitune mise en œuvreimmédiatedu projet de près de 200 millions de dollars américains, par lequel Alcoa ac- ceptaitdefinancer,construireetassurer la maintenancedel’énorme bar- rage et de sessix génératrices hydroélectriques géantes.Lasociétémi- nièreconservait90% de l’électricitéainsi produite pour sa nouvelle raffi- nerie d’alumineetsafonderie d’aluminiumàParanam,etfournissaitles 10%restantsàl’alimentationenélectricité de . L’accordindi- quaitaussi qu’Alcoa construirait une routeverslacapitale,tandis qu’on luifournissait diversavantagesfiscaux àlong termeetune concession de 2millions d’hectarespourses futuresexploitations de bauxite.LeSuri- nameassumait lescoûtsetlamiseenœuvredelatransmigratie des popu- lations dont lesterresallaient être inondéespar la retenue, ce que le PDG d’Alcoa décrivit pendant une soirée de cocktail comme étant «unsacré

1 Il semble que Mamádan aieréapparu au cours de la saison sèche suivante,pour finalement dispa- raître,une dernièrefois, en 1967. 2 Carlo Hoop, Verdronkenland, Verdwenen dorpen :Detransmigratie van Saramacca- ners in Suriname1958-1964,Alkmaar, UitgeverijBewustzijn, 1991.Unrapport,possi- blement apocryphe, prétend qu’en 1952 Blommesteinlui-mêmes’étaitarrêté au princi- pal débarcadère du village de Ganzee, où il auraitinformé le capitaineenchefque la ré- gion allait être noyée dans lesquinze prochaines années –maisles villageoiscrurent qu’illeur racontait des histoires(Erney R. A. O. Landveld, Ganzë: Hetdorpdat het meer verdronk [Utrecht,Drukkerij Nout B.V.,1989]), p. 89. 42 PeupleSaramaka contre État du Suriname boulot ». Il apparut finalement que l’État surinamiendépensâtdavantage pour soutenirl’«opérationGwamba»−lesauvetagedes animaux que les eaux montantes faisaient prisonniers−qu’il ne le fit pour l’ensembledu déplacement des populations marronnes 1. Pourlegouvernement néerlandaiscomme pour lespoliticiens surina- miens, ce projet de développement des plus importantsapparaissait comme une ouverture naturelle verslamodernité.Pour lesSaamaka ce- pendant,untel projet étaitimpensable,presque impossibleàconcevoir. Le tout premierémissaire du gouvernement,ledoctorant JanMichels, commissaire de district et agentcolonial aguerri, bénéficiaitd’une longue relation avecleGaamáAgbagó Abóikóni et sescapitaines de villages 2. LesSaamaka l’appelèrent bientôt «Tú-búka-góni », le «fusil àdouble barillet»,parce qu’il tenaitundoublediscours surlaquestiondela transmigration. En 1959, soit un an après que l’Accordprévoyant la cons- tructiondubarrage eut étésigné, Michelspensa qu’il luifallait informer GaamáAgbagó de ce qui allait se produire,etquelques mois plus tard il persuadaitlegouvernement d’envoyerune importantedélégationauvil- lage du gaamá.Leministre-président du Surinameyinforma officielle- ment lesSaamaka du projet de constructiondubarrage et de la submer- sion de leursvillages.Michels, qui me raconta un jour qu’il avaitla charge peu enviablede«faire accepterl’idée d’une électricité bon marché pour lesgens de la ville »àdes Saamaka quihabitaient la jungle, rapporta la réaction, amèreetrésignée mais également pleine d’esprit, du gaamá : «Leprojetnecontient rienpour nous et offre tout àceux de la ville » 3. «L’ancien esclavage qui faisait de nous des choses »avaitdit le gaamá «est maintenant remplacé par l’esclavage économique »4 .

1 Hoop, Verdronkenland, pp. 11-25. Voir aussi Ellen-Rose Kambel, Resource Conflicts, Gender and Indigenous RightsinSuriname: Local,National and Global Perspectives, Proefschrift Universiteit Leiden, 2002,p.39. 2 Le rapportronéographiédeMichelsintitulé «Transmigratie van de Saramakkaners en Aukaners Boven Suriname, 1958, »que j’aiexaminéen1968, estune tentativeréfléchie de traiterduproblème, et qui proposait–suivant son propre comptage des habitantsdes villages qui allaient être submergés –que tous se déplacent au suddulac, où ils pour- raientconserver un mode de vieplustraditionnel.Hoop prétend que le Gaamáfut d’avis avec Michelsque lesnouveaux villages devaient être situés en amontdulac, mais que certainsvillages refusèrent simplement de s’exécuter (Verdronkenland,p.68). 3 Hoop, Verdronkenland, pp. 63-64. Michelsmefit cette remarque en juillet1968. En 1958, le gouvernement de Paramariboavait publié une plaquette qui vantaittoutes sortes d’avantagesenmatière de développement pour lesSaamaka, unefoislebarrage cons- truit, et quiaffirmaitqu’il s’agissaitvraiment de développer l’intérieur et non plus seu- lement la côte (Ben Scholtens, Bosnegers en overheidinSuriname: De ontwikkeling van de politieke verhouding1651-1992,Paramaribo, AfdelingCultuurstudies/Minov, 1994,p.129). 4 Scholtens, Bosnegers en overheid,p.129. Le barrage d’Afobaka 43

D’après lessouvenirs que garde Michelsdecette rencontre officielle, ce quivraiment enragea lesSaamaka étaitqu’on lesmit devant un fait ac- compli. Un sentiment quej’entendais moiaussi souvent exprimépar les Saamaka àlafin des années 1960. Etonnamment,dupoint de vue de la notionactuelle de droits de l’homme,iln’y avait eue aucune concertationd’aucune sorteavec les Saamaka. Le commissairededistrictMichelsseremémore, dansunstyle sobresinon euphémique, que «LeGaamáAgbagó et sesconseillers étaient trèsencolèredecequ’une décisionait étéprise àParamaribode construire un barrage et une centrale hydroélectrique en pleinmilieudu territoire saamaka sans avoirconsulté ne serait-cequ’un seul représentant de leur peuple»1. Le GaamáAgbagó, au coursd’une conversation qui couraitsur d’autressujets, me donna de lui-même sa version en 1978 : Le traité ditque «deMawásiàAtjámina [la source du fleuveSaramacca] et jusqu’àlasource de ce fleuve[le Gaánlío], la terrenousappartient,ànous Saamaka.»Mais quand ils décidèrent ce barrage sur le fleuve, ils ne nous l’ont pas dit. Ils ne nous ont jamais dit«Voilà ce quenous allons faire ». Quand ils ont commencé àtravailleràAfobaka,jesuisallé au bureau du gou- vernement en ville et je leuraidit «Qu’êtes-vous doncentrain de faire là- bas ?»Ils ont répondu «Ehbien, c’estenrapport avec la bauxite que nous fo- rons àParanam.Nous allons installerune machine là-bas [à Afobaka]. L’eau du fleuveferatourner la machine ». Alorsj’aidit «C’est notre territoire que vous utilisez pour faire tourner votre machine !Combien allez-vous nous payer?»Ils m’ont répondu «Sur ce point,ehbienonnevarienpayer du tout.»Alors, étantdonné qu’on avait déjàconcluletraitépar lequel ils di- saientque cette terreseraitnôtre àjamais, comment peuvent-ilslareprendre ? Admettons que j’achèteune parcelle àParamaribo, puisqu’ils me disent qu’ils veulent la reprendre?Il faudraitpour cela qu’ils paient !Onadonc ba- taillé jusqu’àcequ’ils disent qu’ils avaient compris.«On en rediscuteraplus tard », ont-ilsdit. Eh bien, quand «plustard»arriva, lesAméricains étaient déjàlà, avec tout leur gros équipement.Que pouvions-nous faire ?Notre terre, ils nous l’avaient tout simplement prise 2! D’autresversions de la visite de la délégationprésidentielle au gaamá, quej’ainotéauprès de témoinsoculairesàla fin des années 1960, mettent

1 Hoop, Verdronkenland, p. 64. 2 Traduit àpartir d’un enregistrement àAsindóópo le 8juillet1978. Au cours de la même conversation, le gaamá me raconta comment on luiavaitdonnélenom d’Abóikóni –qui depuisaété repris comme nom de famille par lesdeux gaamá suivantsainsi que de nombreux membresdesafamille matrilinéaire.Ilmedit que lorsqu’il étaittout jeune garçon, il étaitsipéniblement chétif que sonpèrelemit un jour en demeurede«bói kóni »— «concocterquelque chose, d’une manièreoud’une autre »–seressaisiretde- venir un homme.Cenom apparu quand il n’étaitencorequ’un jeune adolescent,maisil luiest resté –àlui et,plustard, àd’autresdeson lignage. 44 PeupleSaramaka contre État du Suriname l’accent surles promessesdont le gouvernement surinamienacopieuse- ment arrosé leschefssaamaka. Ilsont immédiatement relevé lessalaires des capitaines et de leursassistants, promis tout un tasdenouveaux em- plois, que le fleuve seraitplein de poissons,que leshabitantsdes villages inondés recevraient unecompensationsignificativepour lespertesmaté- rielles subies.Enfin,ils apportèrent en cadeauaugaamá vingt belles chaises(ellesdécoraient toujoursle«bureau»du gaamá dans lesannées 1980) et quatre fusils. Michels se plaignitplustardauprèsdemoi qu’il avaitété àcette époquetout bonnement incapable de convaincreles Saa- maka de la réalité de ce qui allait arriver.Ils étaient,répétait-il, pareils à des enfants. Carlo Hoop résume ainsi toutelaréunion: «Legouverne- ment traita leshabitantsdelaforêt comme des primitifs et des enfants. De doucespromessesfurent faites −lamaind’unenfant estbienvite rem- plie » 1.Lecommissaire de district Michelsjoua égalementunrôlecrucial dans le soutiendel’opérationdesauvetagedes animaux, qui duraplu- sieursannées.C’est une lettre de 1964 de Michels, alorssecrétaire de la Société de Protectiondes Animaux au Suriname, danslaquelle il réclamait de l’argent et terminaitpar cette phrase:«Letemps manque et l’eau est en train de monter », quidonna lieuàlaplusimportanteopérationjamais réalisée par la Société InternationaledeProtectiondes Animaux 2.Lefait que Michelsmenaitégalement la transmigration, méchamment bâcléeet insuffisamment financée,dit quelque chosedes prioritésdes grandsdéci- deursauSurinameàcemoment-là. En février1964, le ministre-président Johan A. Pengel,leGaamá saamaka Agbagó et moultautresdignitaires assistèrent àlacérémonie de mise en eau du barrage. «Chacun mangea un demipoulet !»me dit-on. Le barrage surtout sonpourtour étaitgarni de pétards. On fitretentir une sirène, on frappades tambours. Beaucoup −des citadins comme des Saa- maka −pleurèrent sans retenue quand lesgrues géantesabaissèrentles vannes quibarraient le fleuve. Troismoisplustard, lespremiersrapides étaientengloutis.Aubout de sixmois, lespremiersvillages−WatjíbásuetMa- kambíkiíki−sombrèrent.Àl’approche des eaux, certainss’enfuyaient dans la forêt, d’autreshurlaient et pleuraient.Une fois que l’eau avaitatteintles habita- tions,les gens quicouraient verslaberge avec quelques affairespersonnellesne pouvaient souvent pas retourner àleursmaisons pour prendrelereste.Toutes sortes d’objets −casseroles, tabourets, vêtements, óbia,outils et bien d’autres− furentperdues. Nulnepartit avantque le dernier moment futvenu.Ilyeut

1 Hoop, Verdronkenland, p. 65. 2 Voir WalshetGannon, Time is Short (alias «OperationGwamba: The Storyofthe Res- cueof10000 AnimalsfromCertain DeathinaSouthAmericanRainForest »), pp. 19- 20. Le barrage d’Afobaka 45 d’incroyables bagarresàpropos des terrains lorsque ceux qui fuyaient l’inondationarrivaient pour établir de nouveaux villages en amont du lac 1.

Porte intérieured’une maison, sculptée vers 1930 par le capitaineHeintjeSchmidt, Ganzee. En 1968, le commissairededistrictMichels me rapportaqu’il avaitsauvé la porteque le vieux capitaine étaitentrain de jeteràla forêt,sepréparant àlaisser pour toujoursson village bien-aimé. La portefut accrochée des annéesdans le bureau de Michels. Elle appartient àprésentauMusée du Suriname.

La plupartdes Saamaka ne croyaient pas queles eaux lesenvahiraient avantqu’ellesnelefissenteffectivement.Lecommissaire de district Mi- chelstenaitréunionsur réunion dans lesvillages qui allaient être touchés, mais il ne parvenait pas àconvaincreles gensqu’ils devaient organiser leur départ. «Les capitaines de village me disaient qu’ils n’iraient nulle part, que ceci étaitleur terre, qu’ilsn’abandonneraient pas leursmaisons. Ils refusaient de bouger.C’était moinsdelaviolence que de la résistance passive» me disait-il en 1968 2.Les officiels gouvernementaux enjoi-

1 Notesdeterrain de RP, en particulierladiscussion avec B. O. Jackson, p. 988. Il yavait initialement treizenouveaux villages en amont du lac. 2 NotesdeterraindeRP, p. 1020. 46 PeupleSaramaka contre État du Suriname gnaient aux gens de quitterleursvillages dans l’ordre et avantl’arrivée des eaux,etdeprendreautant d’affairesqu’ils le pourraient.Maisles Saamakaattendirent la toutedernièreminute, pensant que l’eau ne vien- draitjamais. Beaucoup répétaient que lesBlancs voulaient en réalité s’emparer de leursvillages.Nesachantqui d’autre accuser,beaucoup de Saamaka touchéspar lesinondations furent convaincus queleGaamáAg- bagó lesavaitvendus par unesorte de tractationfinancièreavec le gou- vernement.Durant la première moitié des années 1960, lorsqu’il devait se rendreenville,legaamá faisaitlevoyage en avionplutôtqu’àcanot,par craintedelacolèredes habitantsdubas du fleuve. Pendant cette période, un garde du corps luifut fourni par le gouvernement chaque fois qu’il étaitàParamaribo. Du point du vue du gouvernement,l’aluminium étaitlepoumon éco- nomique du pays.Aux alentoursde1967, le Surinameexportait près de 4 millions de tonnes d’aluminiumetdeminerai par an −environ80pour cent de toutes lesexportations du pays −etétait àl’originedes deuxtiers de l’ensembledel’aluminium utiliséaux Etats-Unis 1. Mesnotes de terrainde1967-1968 montrent des bribes du chaosqui régnaittoujoursdans lesrégionsinondéesquatre ans après quelebarrage aété misenfonction. Plusieurspersonnes m’ont raconté de façon plutôt désobligeanteles réactions des Ndyuka dont lesvillages longeaient la Crique Sara. ÀLebidoti, le dieu-oracleGaan Tata avaitfaitungrand óbia sous la formed’unécran d’osier élaboré qui devait arrêterlaprogression de l’eau danssatrajectoire.Une semaineplustard, tout le village était sous l’eau. Il yavaitaussil’óbiama qui tira une flèche magique en direc- tiondel’eau afin de l’arrêter,maiscelle-cinevintque plus vite.Tout un groupe d’habitantsduvillage de Kiikipandasicontinuait, petit àpetit, de déménager en contre-haut de la Crique Sara. Ils avaient déjàdéménagé trois fois,suivantles directives de l’oracledeleur dieu-oracleGaan Tata. Leur nouveauvillage étaitàprésent cernépar leseaux montantes,ettous s’en étaient allésàla maison du capitainesituée surles hauteursdelacol- line−l’unique endroitqui futresté sec−et où le Gaan Tata continuait d’affirmer qu’ilsnedevaient pas partir. Lesgens d’un village voisin, Pi- siang,qui s’étaient déplacés en amontdufleuve envoyaient àprésent des

1 WalshetGannon, Time is Short,p.46. Voir aussi Carlo Lamur, The American Ta- keover :IndustrialEmergence and Alcoa’s ExpansioninGuyana and Suriname1914- 1921,Dordrecht,Foris,1985, pp. 9, 135. L’importance stratégique de la bauxite surina- miennepour lesÉtats-Unisn’est pas nouvelle.Marcus Colchesterrapporteque, durant la Seconde Guerre Mondiale, le Surinamefournissaitles deuxtiers de la bauxite utilisée dans la productiond’aluminium,etqu’elle étaitégalement essentielle pour lesapprovi- sionnementsdurant la Guerre de Corée. Dès1994, écrit-il,alumine et aluminiumrepré- sentaient 87%des exportations surinamiennes.(Forest PoliticsinSuriname,Utrecht, In- ternational Books,1995, pp. 43-44.) Le barrage d’Afobaka 47 messages désespérés au gouvernement,disant qu’ilsvoulaient qu’on les installâtencontrebas de la retenue 1. Plus récemment,une Saamaka éduquéeàl’occidentale suggéraitqu’il yavait eu des effets àpluslong terme. Lesdéplacementsforcés(…) avaient aboutiàune crisedecroyancesdela sociétémarronne. Lesdieux et lesancêtres, dont on attendaitqu’ils protègent la communauté, se révélaient incapablesd’empêcher ces désastres. Leslea- derstraditionnels, qui avaient assuré àleur peupleque l’eau ne s’emparerait pas de leursvillages,s’étaient finalement trompés.Les praticiens tradition- nels, hommesetfemmes, se montraient impuissantsface àdes forcesvenues de l’extérieur 2. Enfin,unexpertenprojets de relocalisationforcée, qui avait une grande expérience du pays,écrivit il yapeu àpropos des villages reloca- lisés près du lac: Lesnouveaux villages étant désormais éloignés du fleuve comme de l’universtraditionnel de la forêt,les deux piliers de la sociétéont étéperdus. Lesressources en poissonetcellesdelaforêt n’ont pas étéremplacées par d’autresmoyens de subsistance,lechômage estdonc élevé et la qualité de vie trèsdiminuée.Les déplacementsàcause du réservoiront transformédes communautés marronnes autrefois dynamiques et indépendantes en groupes traumatisés et dysfonctionnels. Lesjeunes abandonnent lesnouveaux villages pour tenter de trouver du travailàParamariboouailleurs, ne laissant au vil- lage que des gens âgéspour l’essentiel. Lesgens quenous avons vus lors de notre visite de 2005 étaient démoralisés,quaranteannées après avoirété dé- placés.Àce jour,lasociétéest dysfonctionnelle.Après toutes cesannées, elle n’apas referméses plaies 3.

*** Le point culminant de l’histoire des Saamaka en tant que peuplearriva avec l’année 1762. Aprèsquasiment un siècledeguerre contre lescolons, leursancêtresavaient accepté lespropositions de paixdes Pays-Bas et signé un traité définitif qui futscellé par un pacte de sang. LesSaamaka y consentaient àcesser leursraids surles plantations côtièresetrenonçaient àaccueillir de nouveaux esclavesenfuite,enéchange de quoi lesNéer- landaisles déclaraient libresetleur reconnaissaient un domaine forestier

1 Le compte-rendu le plus complet des conflits politiques internes autourdelaquestionde la transmigrationsetrouve dans Scholtens, Bosnegers en overheid,pp. 128-134. 2 I. Vrede, FacingViolenceAgainstWomen in Indigenous Communities. The Case of Ma- roon CommunitiesinBrokopondo District,Suriname, Symposium 2001 Gender violence, health and rightsinthe Americas, Cancun, Mexico, 4-7 juin 2001, p. 1. Disponiblesur : http ://www.paho.org/english/hdp/hdw/Suriname.pdf. 3 Cour interaméricaine des Droits de l’Homme,Affaire Twelve Saramaka Clans v. Suri- name,affidavit du Dr.RobertGoodland, expert conduit àtémoigner,présentépar les Représentantsdes Victimes,2mai2007. 48 PeupleSaramaka contre État du Suriname bien en amont du fleuve Suriname. Cette ententepacifique perduraprès de deux siècles,jusqu’àcette annonce du gouvernement :d’unbarrage, verslafrontière nordduterritoire saamaka telque définipar le traité,al- lait résulterunlac artificielqui inonderaitlamoitié des terres saamaka, et avec ellesquelque quarante-trois villages et leurs6000 habitants. Les personnes concernéesdevaient alorschoisirentre se réinstaller en contre- bas du barrage, dans des villesnouvellesquadrillées et sans végétation, bâtiesspécialement pour eux −unchoixque firent 4000 personnes−,et remonter le fleuveau-dessusdulac en question. Là,ils devraient s’arranger pour caser leursvillages entre ceux quis’y trouvaient déjà, ce qui ne manqueraitpas d’accroître encore la pression anthropique surdes terres agricoles déjàlimitées. Le gouvernement branditégalement la ca- rottedel’emploi, leursreprésentantspromettant surlechantierune offre comparableaux années de croissance de la DeuxièmeGuerre Mondiale− àcette époque, lesAméricains avaient construit avec l’aided’une main d’œuvresaamaka ce quiallait devenirl’aéroportinternational du Suri- name. LesSaamaka, bien queserefusant àcroire que le grand fleuve puisse réellement être dompté, ne pouvaient qu’accueillir favorablement une telle promesse d’emploi.Pourtant,entre le début des travaux en 1960 et la mise en eau en 1964,iln’y eut guèreque 2.100hommesàveniry travailler, et la plupartprovenaient de cesmêmes villages qui allaient être submergés 1. L’un de ceshommesétait monami Tooy, grand guérisseur et grand tambourinaire,qui àl’époque approchaitlatrentaine. De 1960 à1962, me dit-il, il étaitaubeau milieudel’action. Tout se terminapourtant avec la chute sursept mètresd’une poutre d’acier, un accident qui le laissa in- conscient quatre joursdurant. Lesmorts par accident étaient si fréquentes (« Deshommessenoyaient ou étaient tués par lesmachines, toutes sortes de morts imaginables!»),qu’il décidapurement et simplement de démis- sionner et partit vivreauvillage saamaka de Balén, un peu en aval du bar- rage. Pendant qu’ils’y trouvait, le GaamáAgbagó quitta la capitale saama- ka et passa àBalén plusieursmoisaucoursdesquelsilfit tenirdenom- breuses réunions du Conseil, dont l’une duraplusieursjoursetqui réunis- saient les gaamá de tous lespeuples marrons.Ceux-ciconclurent finale- ment qu’Agbagó n’étaitpas àblâmeretnepouvaitêtre tenu responsable du barrage. D’ailleurs, le jour où ils firent des libations pour demander aux ancêtresd’absoudreAgbagó, ce futTooy lui-même qui battitletam- bour apínti. Chaquematin,meracontait-il, il réveillait le gaamá avec les rythmesdepercussionappropriésetjouaitson nom de tambour, Naná-u- KêlempéKílintínboto-fu-Lámbote.

1 Hoop, Verdronkenland, p. 97. Le barrage d’Afobaka 49

Quant àlacompensationpromise en dédommagement aux habitants desvillages inondés (dont le gouvernement déclara plus tard qu’elle ne porterait que surles habitations et lesarbresfruitiers, et pas surlaterre, que le gouvernement prétendait posséder), elle approchaitpour finir les3 dollars US par personne 1. L’année quisuivitlafermeture du barrage, un groupe de chefs de vil- lage àbout d’espoirécrivirent une lettre àl’attentiondelareine des Pays- Bas, rendant comptedeleurssouffrances: ÀSaMajesté la Reine, depuis[le district de] Brokopondo. Nous déclarons : Nous,Marrons de la tribu Saamaka,qui avons vécudepuis le XVIIIe siècle dans l’intérieur du Suriname(…) dans différents villages,sommesdevéri- tables Néerlandaisselon la loiet, depuisletraitédepaixsigné par nos an- cêtresle18septembre1762, sommesconnus sous le nom de Noirs Marrons Libres,entant quepeuple libre régnant surnotre propreterritoireetc., que nous avons quitté nos vieux villages et nos terres dansl’intérêtdudé- veloppement du pays et du peupledenotre bien-aiméSuriname; que nous,les 5000 Marrons qui avons étéenvahispar leseaux du lac Brokopondo, avons dû chercher asile ailleurs; que nous avons maintenant étédéplacés de force versdes zones aux- quellesnous n’avons pas consenti; que nous sommesvenusàla conclusionque nous avons souffert une dé- gradationsignificativedenos vies spirituelles/mentales,physiques et commu- nautaires; que nous avons subi de lourdes pertesquand nos maisons,nos villages, leursarbresfruitiers, leurséglises,nos abattis et territoire,etc., furentdé- truits ; que nous souhaitons continuer de vivreenpeuplelibre sachantque nous avons droitàun arrangement financierencompensationdelaperte de nos an- ciens villages et terres ; fidèles àlaMaison d’OrangeNassau, nous demandons compensationlégi- timepour toutes cespertes, dans l’espoirque notre précieuseliberté ne nous sera pas enlevée. [signé par cinq capitaines de villages détruits, résidant désormais dans les villages de transmigration, aveccopieaugouverneur colonial du Suriname] 2.

1 Ellen-Rose Kambel et Fergus MacKay, The Rights of Indigenous Peoples and in Suriname,Copenhagen, IWGIA, 1999, p. 105 ;Kambel, Resource Conflicts,pp. 39- 40. 2 Le manuscrit original,enhollandais, àpartir duquel j’aitraduitlibrement,apparaîtin Hoop, Verdronkenland, p. 77. 50 PeupleSaramaka contre État du Suriname

Au cours des années qui suivirent,les problèmessociaux et écono- miques dans leslamentables villages de transmigrationnefirent qu’augmenter.Dans la première décenniequi suivit la constructiondes douze nouveaux villages en avaldelaretenue, la populationdes plus gros villages diminua de 40 pour cent 1.Unchercheur conclut:«Legrand mé- contentement parmi lesgens et le peu de perspectivequ’offrent lesvil- lages de transmigrationont fait de cesderniersdesimples lieux de transi- tionpour la côte, la Guyane française,etles Pays-Bas » 2.Uninstituteur saamaka comparales villages à«des campsdeconcentration » 3.Etun visiteur américain, quiavaitauparavant admiré lesvillages traditionnels de l’amont,commentaàpropos du plus grand des villages de transmigra- tion:«Votre réactionest le choc. Vous savez que vous êtes en train de regarder lesruines d’une nation. Vous avezlemêmesentiment quelors- que vous conduisezàtraversles rangéesdecabanes grêlées des métayers dans lesboisdepinsduMississippi » 4.Enfin,comme le ditune Saamaka âgéeàunchercheur en 1995 :«Icionvit comme des chiens » 5. La femme du village de Pempe, dans le haut du fleuve, qui composala fameusechanson utilisée comme épigraphe de ce chapitre,nesetrompait pas.Les Saamaka avaient en effetété déchus et,plusque toutechose, en termes de souveraineté−une souverainetéque ce peupledigne et fier croyaitavoirdéfinitivement acquis par le Traité de 1762 qu’avaient signé leursaïeux.

1 Hoop, Verdronkenland, p. 129. 2 Scholtens, Bosnegers en overheid,p.133. 3 Scholtens, Bosnegers en overheid,p.131. 4 WalshetGannon, Time is Short,p.51. 5 Kambel, Resource Conflicts, p. 40. Desfusées àKourou

Mi bái helú,déé sèmbè, Mi bái helú dá de, Mi bái helú dá dééAmíngo. Je m’en lave lesmains,avisàtous, Je m’en lave lesmains de ces gens-là Je m’en lave lesmains de ces «Amigos ».

Chansonpopulaire saamaka, composée parunhomme travaillant àKourou au milieudes années 1960 et exprimantsacrainte d’être un jour poignardé pardes collègues colombiens 1

Survenueàpeu près àlamêmeépoque, la constructionpar la France, en Guyane française,d’une basedelancement de fusées àplusieursmil- liardsdedollars,éclipsa celle du barrage au Surinamepar lesPays-Bas.À la findes années 1960,alors que nous vivions surles bordsdufleuve Su- riname, loin dans l’intérieur,une bonne moitié de la populationmasculine des villages qui nous environnaient étaitpartie àKourou, surlesite du futurcentre spatial, gagnerdequoi acheter lesbiens qu’ils rapportaient ensuite au village, au bout d’environdeux ans de travailsalarié.Aucours d’une visite officiellede1964 en Guyane française, le président De Gaulle avaitannoncé qu’en ceslieux bientôt verrait le jour «ungrand projet de la France, quiseraitmondialement connu » 2.Dans lesmoisqui suivirent,une forcedetravailinternationalevenuedeplusieurspays voi- sins −àlaquelle lesSaamaka àeux seulsapportait le plus fort contingent −rasalaforêt ;construisit des ponts, des routes et une centrale électrique ; agranditles ports maritimes et l’aéroportinternational ;créaune installa- tionultramoderne pour le lancement de fusées,etbâtit, de nulle partou presque, la deuxièmeplusgrande ville de Guyane française. Cette ville nouvelle,bâtie par lesouvriers du Centre Spatial, étaitconstruite surle site d’un village créolesomnolent d’une petite centaine de fermiers et de boutiquiers. Unesociologue décrivit l’endroitpeu après l'achèvement des travaux. Voyons donc comment cetuniversseprésenteen1971 (…):

1Sally Price, Co-Wives and Calabashes,Ann Arbor,University of Michigan Press, 1984, pp. 177-178. 2 DiscoursdeDeGaulleàCayenne, 21 mars 1964, http ://www.inra.fr/dpenv/vissa16.htm. 52 PeupleSaramaka contre État du Suriname

-Lequartierdes Roches. Nettement àl’écartdurestedelaville, c’est le quartierhautement résidentiel. On ytrouve tout d’abordunhôtel de grand luxe comptant une trentaine de chambres, avec restaurant,bar et piscine. Juste àcôté, c’estunclubprivé. Plus loin,donnant surlamer,les deuxvillas des directeurs(…),ainsi que sixautresvillas réservées aux adjointsimmédiatsde la direction. -Lequartierdes «cadres »−Plus àl’ouest, mais toujoursprèsdelamer, viennent ensuite quelque 100 villas(…),toutes semblables et alignéessur plusieursrangées,oùsont principalement logés lesingénieursdelabaseetses cadres administratifs. -Lecentre-ville -conçu àl’italienne, (…)une sortedeplace intérieure, in- terdite aux automobiles, ornéesdeplates-bandesetdepetits bassins,etentou- réed’arcades sous lesquelss’ouvrent des boutiques.C’est là que se trouve le supermarché qui appartient àlachaîne Prisunic(…).Àl’extrémité de la place qui s’étire en longueur,ondébouche surunespaceplusaéréoùsedresse le secondhôtel de la ville (…), qui compteune quarantaine de chambres, une ca- fétéria et unetrèsvastesalle de restaurant de type libre-service, prévue pour fournir600 repas par jour.Les bâtimentsd’habitationont deux ou trois étages et regroupent plus de 200 logementsoùvivent lesagentstechniques de la base, le personnel administratif et quelques commerçants. -Lequartierdes «calypsos».C’est un groupe de 300 chalets préfabri- qués,situés pour l’essentielsur le flanc estducentre de la ville.Ces habita- tions sont lespremières àavoirété montéesetont abrité au tout début lesgens venus pour l’installationdu(Centre Spatial). Puisellesont étéengrande par- tie dévoluesaupersonnel d’encadrement des entreprises de construction. (…) Ce quartier, tout comme lesprécédents,est en écrasantemajoritéhabité par des métropolitains. -Lequartierdes logementséconomiques.Cesont lescollectifshorizon- taux qui s’étalent au sudetàl’ouestducentre-ville.Dans lesquelque 250 lo- gementsqu’ils représentent,les métropolitainssont cette fois mêlésaux Créoles. C’est unepopulationforméesurtout d’ouvriers ayantuncertain ni- veaudequalification, auxquels sont adjointsquelques enseignants(…). -Lequartierdes logementstrèséconomiques.Ils’agitd’une sériedecol- lectifsverticaux,constitués en dernier lieu, àl’entréedelaville.Lequartier compte200 logementsoùsont abritésles personnelsd’exécutioncréoles.(…) -Lacité (…)des relogés.Àla périphérie de la ville,cette cité aété cons- truite pour abriterles agriculteursexpropriésdes habitations dispersées surle terroirdelacommune devenu domaine du C.N.E.S. Ce sont des collectifsho- rizontaux en béton, on ne peut plus économiques,comportant une soixantaine de logementsexigus qui,en1971, ont déjà un aspectdélabré. -Levillage des Noirsréfugiés[Marrons]. Bien caché derrière le stadeet lesterrainsvagues quiséparent la cité des relogés du vieux bourg, ce village a étéconstruit par lesSaamaka et lesBoni,autour d’un point d’eauqu’on leur a aménagé, et àl’aidedematériaux de récupération(planches,poteaux) qui leur DesfuséesàKourou 53

ont été«généreusement »fournis. Ce village estenfaitformé de deux parties distinctes,situées de partetd’autre du point d’eau:lesSaamaka et lesBoni ne se mêlent pas.Dans l’ensemble, c’estunalignement de casesrudimentaires qui,loinderessembler aux coquetsvillages du ,n’est qu’un lamen- tablebidonville,etce, malgré l’indéniableeffort de décorationtentépar ses habitants. -Levillage indien [Galibi] (…). Ce dernier estsituéàl’entréedelaville, mais près du borddemer et nettement en retrait de la route. (…) -Le«vieux bourg»(…)s’étire en longueur surune principaleperpendi- culaire au fleuve. Autrefois routenationale, cette rueest devenue un cul de sac(…).Dans l’ensemble, avecses vieillesmaisons en bois, sa mairie désuète et sa petite église, le vieux bourgconserve soncaractèred’agglomérationru- rale de la Guyane créole. (…)Telle estdonc la conceptiondelanouvelle ville de Kourou ! Peut-onrêver manifestation plus éclatantedelamanièredont lesBlancs savent orchestrer la cascade de misesenrelationd’inférioritéqui leur permetderenforcer lesbases idéologiques de leur domination 1. En fait,lesoi-disant «Village Saamaka »était bien plus sordideen- coreque le suggèrecette universitaire :plusieursmilliers d’hommess’y trouvaient entassésdans des bicoquessur pilotis construitesàla va-vite, sans sanitairesnicommoditésd’aucune sorte. Lesannées passant,leVil- lage s’agrandit, et versles années 1980 il abritait un nombrecroissant de femmesamenées là en tant qu’épouses pour despériodes de tempsva- riables.Les premiers emploisdans l’abattage des arbres,lamenuiserie et la constructionfinirent par laisserplace àdes travaux de maintenanceet d’autrespetits boulotssubalternes.Maisles hommessaamaka conti- nuaient àvenirytravaillerquelques années,avantderetournerauSuri- name, auprès de leursfamilles. Parmiles momentsmémorables de nosvisitesd’alors ànos amis saa- maka se trouvant au Village, il yeût le partage d’une pastèque dans une minusculepièce faite de planches,dont lesmursavaient étédécorés de plans topsecret de moteursdefusée −car notre hôte, qui ne savaitpas

1 Marie-JoséJolivet, La questioncréole :essaidesociologiesur la Guyane française, Paris, ORSTOM, 1982, pp. 446-447. Il manque àcette descriptionlamilitarisationeffré- née àKourou, et en Guyane plus généralement.LaFrance justifie la présenced’unim- mensecampdelaLégion EtrangèreàKourou et d’un grand nombredegendarmesetde soldatsàtraverstout le territoire comme des garantsnécessaires de la sécurité,étant donné le nombremassifd’immigrantspauvresetillégaux (provenant du Brésil, d’Haïti, du Suriname, du Guyana et d’ailleurs) contribuant àl’instabilité socialeenGuyane.En 1995, la basespatiale générait environlamoitié de toutel’activité économique en Guyane, environuntiers de tous lesemplois et plus de la moitié de toutes lesimporta- tions (Peter Redfield, Space in theTropics :FromConvictstoRocketsinFrench Guia- na,Berkeley, University of CaliforniaPress, p. 285). 54 PeupleSaramaka contre État du Suriname

Village Saamaka, Kourou, 2002 lire,travaillait comme gardien et avait récupéréces plans dansune cor- beille àpapier.Oucelui d’avoirété assisdans uneautre de cesminuscules cabanes,àboire de la bièrelejour de la fête nationale, regardant,sur un poste àl’image vacillante, lestanksdescendre lesChamps-Élysées pour la parade militaire traditionnelle du 14 Juillet. Ou bien encore, cette nuitoù nous entendîmeslegrondement d’une fuséeAriane mise àfeu, s’envolant par-dessusles masures àl’ascension du ciel nocturne, chargée de sonsa- tellite américain−peut-onpenser que l’aluminium utilisépour la fabrica- tiondecette fuséeetdeson satellite de communicationprovînt du Suri- name, extrait par des Saamaka travaillant pour Alcoa ?Ou, pour finir, ce jour où nous accompagnâmesune femme,qui avait étévingt ans plus tôt notre voisine àDángogó, danscequ’elle appelait«sonpetit tour àson abattis »−,oùelle entrât, pieds et seinsnus,dans le petit supermarché voisin, tenu par des Chinois, et fit sesprovisions :unpoulet surgeléde Bretagne(avec étiquettesenfrançais et en arabe),une boîte de sardines de Nantes,etquelques bonbons de Paris,pour lesenfants. (Lejour suivant,à Cayenne,nous étions invitéspar des collègues de l’ORSTOM dans un restaurant huppéoù, sous un toit de chaume«tropical », nous bûmesdes vins finsvenusdemétropoleetmangeâmes en civet singes hurleurs, ta- tous et tapirs −les alimentsquotidiens des Saamaka lorsqu’ils étaient chez eux, au Suriname.)Dans lesannées1990, nous avions été, au centre de Kourou, avertis par d’aimables gendarmes de ne jamais nous aventurer dans le Village Saamaka,celui-ci, disaient-ils,étant devenu le centre du DesfuséesàKourou 55 traficdedrogue de toutelaGuyane française −eteneffet, nous vîmesde luxueuses voitures, conduitespar des hommesblancs,sillonner nuitam- ment la routequi conduitauVillage. De toutefaçon,depuis lesannées 1960, «travaillerpour l’Homme »àKourou et vivreauVillage Saamaka, faisaitdésormaispartie intégrante de la viedebeaucoup de Saamaka. *** Le projet d’Afobaka constituaitpour cesderniersune attaque directe enversleursdroitsdepropriété et leur souveraineté, et cette blessure sup- puretoujours: ils ne se sont jamais remisdes déprédations commises alorsetcontinuent de souffrir de sesmultipleseffets.Deson côté, la base spatiale française (à laquelle lesSaamaka se rendent bien entendu volon- tairement)constituaitune attaque plus subtile,cette fois enversleur digni- té.Dans la mesure où l’onconsidèreque le concept de droits humains im- plique celuidedignité humaine, àquoi se rattache la jurisprudencedela Cour Interaméricaine des Droits de l’Homme,cette entaille àladignité des Saamaka trouve légitimement sa placedans l’histoire plus vaste que ce livre tentederaconter 1.Unpeu d’histoire et un peu de folklore peu- vent peut-êtreaider àexpliquer le contrastequi distingue Afobaka et Kou- rouetrendre visiblelafaçon dont lesSaamaka sont parvenus àconserver leur dignité et leur sens de l’identité en dépit du contextedetravailservile de Kourou. Peuaprès l’émancipationdes esclaves de 1863 dansles régions cô- tièresduSuriname, quirenditplusrassurantaux yeux des hommessaa- maka le voyage verslacôte, cesderniersenvinrent àpréférerlaGuyane française au Surinameentant qu’endroitoùgagner sa vieetmêmeoù s’installer. Quand ils se rendaient surles côtes du Surinamepour achemi- nerduboisoupour le commerce, ils se sentaient pris dans un systèmeco- lonial rigide, conscientsque lesautresgroupes ethniques voyaient en eux le dernier degrédel’échelle sociale. Le Surinamedes côtes continuaitde représenter ce même monde dont leursancêtresétaient parvenus à s’extraire par la forcedes armes, mais la Guyane françaiseétait perçue comme dotée d’un systèmepluslibre,unendroitplusaccueillant dans un environnement plus détendu −etcomme procurant des possibilitésde bien gagnersavie,bienpluslibrement et dans des emploisqui laissaient beaucoup d’indépendance. Leshommessaamaka d’un certain âge aiment àdire que, si le Surinameest bien leur mamá kônde (leur village matrili- néaire,leur foyer), la Guyane françaiseest leur tatá kônde (leur «village paternel », l’endroit où, sentimentalement,ils préfèrent se trouver).

1 Voir, par exemple,Evan Fox-Decent,«Indigenous Peoples and HumanDignity,» in FrédéricMégret et FlorianHoffmann (éds.), ProtectingDignity :AnAgenda forHuman Rights. Research ProjectonHuman Dignity.«Dignity :ASpecialFocus on Vulnerable Groups », McGill Centre forHuman Rightsand Legal Pluralism, juin 2009, pp. 34-46. 56 PeupleSaramaka contre État du Suriname

Au cours de la ruée versl’ordes années 1860 en Guyane française, les Saamaka, usant de leursformidables capacitésàconstruire et manœuvrer descanots dans lesviolentsrapides de la région, devinrent lespiliers du transportfluvial dans la colonie,remontant le fleuveavec passagerset marchandisesetledescendant,chargés d’or.Ils touchaient leur salaire en poudred’orauprès des chercheursantillais et vivaient la grande vieavec des concubines que leursdescendantsserappellent aujourd’hui comme de magnifiques Créoles,toujoursdisponibles,disent-ils,pour ceux qui avaient de l’orenpoche.Lerelatifbon accueil des Saamaka en Guyane française et,àl’inverse, la froideur qu’ils avaienttoujoursressentie surles côtesduSuriname, sont clairement exprimées par le gaamá alorsnonagé- naire Agbagó Abóikóni àlafin des années 1970, lorsque la situationdes Marrons dans l’Étatnouvellement indépendant du Surinamecommençait déjààsedétériorer:«Siseulement j’étais un peu plus jeune », plaisan- tait-il, «jemettraisles voilesetj’emmèneraistout monpeuple surl’autre bordduMaroni[le fleuve qui sépareleSurinamedelaGuyane fran- çaise]».

Canotiers saamaka en Guyanefrançaise, fin XIXe-débutXXesiècle

Avec l’affaiblissement de la ruée versl’oretladiminutiondes em- ploisdans le transportfluvial,les Saamaka se tournèrent versd’autresac- tivitésforestières, tout en continuant àgagner leur viedans des emplois qui leslaissaient le plus souvent libresdeleur tempsetdeleursrythmes de travail. Selonl’endroitetlapériode, beaucoup travaillaient à l’extractiondubalata(caoutchouc) ou, plus fréquemment encore, du bois de rose,tout particulièrement au coursdes premièresdécenniesduXXe DesfuséesàKourou 57 siècle. (Pendant lesannées1920-1930, c’est-à-dire avantque lesarbresne soient épuisésetl’industrie déplacée versl’Amazonebrésilienne, la Guyane françaiseconstituaitleplusgrand producteur au monde d’huile de boisderose, l’ingrédient essentielduChanel N°5.)DuXIXe siècleànos jours, un certainnombredeSaamaka ontégalement travaillé dans l’orpaillage. Pendant toutelapremièremoitié du XXe siècle, de 1.500à 2.500 Saamaka (selonl’année considérée) résidaient en Guyane française −entre un tiers et la moitié de tous leshommessaamaka d’âge adulte.Au cours de la récenteguerre civile au Suriname(1986-1992),des milliers de nouveaux migrantssaamaka, hommes, femmesetenfants, se sont joints à ceux quis’y trouvaient depuislongtemps,desorte qu’aujourd’hui près d’un tiers des Saamaka vivent dans ce petit morceau de France en Amé- rique du Sud, la majorité d’entre eux illégalement (c’est-à-dire sans pa- piersderésidence française). LesSaamaka àKourou, bien que travaillant souvent au service d’étrangerspour gagnerdel’argent,passent l’essentieldeleur viesociale en compagnied’autresSaamaka. Cependant,leur imaginaire −leurspen- sées,leursrêves,leursespoirs −est àjamaisenraciné dansleur propre terroir au paysvoisin, le Suriname. En Guyane,mêmes’ilssont venus volontairement,ils sont toujoursenexil. Leur point de référence central estleur village natal et sesbiens spirituels, l’étendue de fleuve et de forêt qui l’environne, les lieux de chasse et de culture,lemonde que leursan- cêtreshéroïques s’étaient taillésaucommencement dans la forêtamazo- nienne du Suriname, plus de trois siècles auparavant. Dèsledébut, leshommesprirent coutumed’amener leursfils et les fils de leurssœurs préadolescentsenGuyane le tempsdequelques années, afin de lesintroduire àcette «autre moitié »dumonde qu'ils auraient à l’âge adulte besoindemaîtriser.Etles hommesfaisaient encoredetels voyages bien au-delàdelamaturité,jusqu'au moment pénibleoùdes pro- blèmes de santéles obligeaient àdevenir dépendantsd’autrui. Lesimpéra- tifséconomiques venaient limiterdefaçon concrètelerenouvellement des voyagesverslacôte. Nulhomme marié ne pouvaitsepermettre de rester plus de trois ans au payssaamaka, àmoins qu’une maladiechronique ou quelque autre infortune ne l’ait contraintàd’autresarrangements.Après environdeux ans au payssaamaka, lesmarchandises qu'ils avaient rappor- tées de Guyane −tissus, pétrole,rhum,cartouches−s’épuisaient,etleurs femmescommençaientàvoirlafin de leur sel,savon, tissusetautrespro- duits.Endépitdes variations dans lessalairesetles normes de consom- mationaucoursdudernier demi-siècle, lesSaamaka ontgardé l'idée plus ou moinsconstantequ'un homme qui partàla côtedoitrentrerauvillage avec assezderéserves pour approvisionner sesépouses pendant quatre à cinq ans, jusqu'au retour de sonprochainvoyage. Au cours du XXe siècle, la plupartdes hommessaamaka passaient près de la moitié de leur vieen 58 PeupleSaramaka contre État du Suriname

Guyane.(Cesschémas n’ontcommencé àchangerqu’au coursdeces der- niersdix ans, avec l’apparition, pour lesjeunes Saamaka du Suriname, de nouvellesopportunitéstellesque l’orpaillage, ycompris,pour lesfemmes, le travaildusexe dans leszones aurifères.) Unepartie des Saamaka venus chercher du travailenGuyane ne sont jamais rentrésauSuriname, ayantfondé une famille avec des femmes créoles.Àchaque génération, lesfillesnées de ces unions prirent pour maris des nouveaux migrantssaamaka. Mais la très grandemajorité des hommesfaisait le va-et-vient àquelques années d’intervallestout au long de leur vieadulte,nerentrant finalement chezeux quepourymourir.

***

Au milieudes années 1960,les offresd’emploioffertes aux Saamaka prirent une nouvelle tournure. Avec le centre spatialdeKourou vint un nouveaustyle de vie. LesSaamaka vivaient aux marges de la ville de la compagnie (avec sesbordelstenuspar le gouvernement,oùofficiaient des travailleuses du sexe venuesdemétropole),ils portaient des vêtementsde styleoccidental, coupaient leurstresses, et faisaient de véritables efforts pour parlerlecréoleguyanais.Cependant,les voyages économiques res- taient un aspecttoujoursfortement institutionnalisédelavie saamaka, et tout en étant surlacôteles hommesrestaient conceptuellement et physi- quement entre Saamaka, communiquant quotidiennement avecleursvil- lages natals(essentiellement,par le biaisdemessages enregistrés sur bande magnétique que transportaient dans lesdeux sens ceux qui faisaient le voyage). Le départ d'un homme saamaka quiquitte sonvillage pour un séjour de travailàKourou est, encore de nosjours, précédé de touteune sériede préparatifs rituels, exécutésaucoursdeplusieursjoursetsouvent dans plusieursvillages,dans le but de protégerl'homme des dangers qu'il va rencontrersur la côteetdelapollutionqui reste associée au monde exté- rieur.Unhomme devant quitter, par exemple,levillage de Dángogó, sera escorté par Gaán Tatá (ledieu-oraculaire du lieu),par son«prêtre »etses aides lorsqu’il monteradans le canotàmoteur hors-bord. Sur la basedela fusée, pendant lesheuresoùiln’est pas en service, il estsurtout avec d’autresSaamaka, s’intéresse aux potinssaamaka et arecours aux oracles saamaka et àd’autresformesdedivinationchaque fois qu’il rencontre un problèmepersonnel.Etàsonretour triomphal,peu après queles habitants du village auront déchargé par leursallées et venues le canotcontenant des marchandisesdevantdurer plusieursannées, il se soumettra aux ri- tuelsdestinés àlepurifierdes diversessortesdepollutionauxquellesson séjour surlacôtel’a exposé. DesfuséesàKourou 59

Avec la constructionducentre spatial, lestypes d’emploisdisponibles aux Saamaka sont passésdes métiers,autrefois prédominants, liésàla fo- rêtetaufleuve, et qui offraient unegrande liberté et unegrande indépen- danceausalariatservile.Celui-ciest désormais la norme −laplupartdes Saamaka de Kourou, que leursemployeursconsidèrent comme des tra- vailleursinhabituellement consciencieux (encomparaisonavecles autres Marrons et lesCréoles),balaientles bureauxetrécurent lestoilettesdes ingénieursfrançais, effectuent quelques autrestravaux de construction malpayés, et font de la maintenanceetdujardinage. Sans égardpource queces emploispeuvent avoir d’humiliant,ceux quiles occupentsecon- sidèrent comme chanceux.Dans le contextepolitique et économique du Suriname, de tels emploissont presque devenus lesseules opportunités qui soient offertes−ils peuvent apporterdelanourritureàlatablefami- liale et s’autoriser quelques économiesdans l’espoirdemeilleurslende- mainsune fois de retour chezeux. Mais leshommesqui travaillent àKou- roudemeurent soucieux de ce qui peut compromettre leur dignité.Tout en étant engagés dans un systèmedetravailservile,ils conservent leur équi- libre en se référantfréquemment àune idéologie des Premiers Temps(an- ti-Blancs,anti-occidentale),etens’exhortant ànejamaisoublierqui ils sont vraiment.Ainsi que je l’aiécrit dans un autre de mesouvrages, Tous ceshistoriens saamakaouces maîtresdes rituelsrespectés,tous ces sculpteursoudanseursrenommésqui sont obligés pour des raisons écono- miques (etpar manque de formationàl'occidentale)derécurer lescuvettes des toilettesduCentre SpatialdeKourou ne peuvent que puiserdes forces nouvellesdans cette idéologie des Premiers Temps.(…)Lapermanencede l'oppression, allant de l'esclavageetdelatorture initiaux au paternalisme poli- tique et l'exploitationéconomique modernes ont amplement suffiàmaintenir et àexalterl'idéologiedes Premiers Temps 1. Mais l’idéologiedes Premiers Tempsnedit que la moitié de l’histoire. Il estunaspect lié àcette lutte pour le maintiendeladignité d’où découle l’insistance des Saamaka surleur propre définitiondelaréalité du temps présent :c’est leur refusd’accepter la définitionpar l’homme blanc de la relationdetravail. Dans lestermessaamaka, un homme estcapable de conserver sa dignité alorsmêmequ’il effectue des tâches dégradantes et serviles, aussi longtemps qu’il n’acceptepas la définitiondelasituation que voudraitimposer l’Autre. En effet, pour lesSaamaka, c’estlaseule manièreefficace −excluantlaviolence −desupporterl’aliénationautra- vailque leursancêtresrencontraient surles plantations esclavagistes du Surinameetàlaquelle ils doivent aujourd’hui faire face àlabasedeKou- rou. Aprèsquelques années de va-et-vient entre lesemplois serviles en Guyane françaiseetleurstravaux dans la forêtetsur leurspropres abattis,

1 Price, LesPremiers Temps,p.27. 60 PeupleSaramaka contre État du Suriname une fois de retour chezeux, leshommessaamaka sont intensément cons- cientsdes contrastes existant entre le contrôle qu’ils exercent surleurs propres activités, et la ventedeleur forcedetravailcomme d’une mar- chandise.Uncontepopulaire estemblématique de cespréoccupations,qui mêle poétiquement esclavage de plantationetesclavage salarié et dans lequel le secret de la survie estclairement énoncé: ne jamais laisser l’homme blanc dicter sa définitiondes faits 1. Il yeût un tempsoùletravailsalarié abondait. Tu allais voirs’il yavaitdu travailetilsetrouvaittoujoursunboulot disponible. Il yavaituntype, un blanc, àqui tu allais simplement en demander. C’étaitlui,leresponsable. Donc, quand tu allais luidemander un travail, tu disais«Monfrère,jesuis venu te demanderuntravail».Etiltedisait«Voilà,j’aiquelque chose».Il possède une immenserizière,une cacaoyère, toutessortesdeplantations qui s’étendent alentour. Il ades cochons, il ades vaches,ilades poulets. Il ades canards.Alors tu arrives de nulle partenlui demandant un boulot,etiltedit : «Ehbien, frère,j’aices cacaoyerslà-bas,tupourrais allercueillir lesca- bossesetmeles rapporter. Je t’endonnerai un sac».Alors tu yallais.Mais quand tu t’apprêtaisàprendreune cabosse,elle se cassait et toutes lesfèves s’échappaient et roulaient àterre.Laplanteétait complètement dénudée. Alorsturetournaisvoirleroi.(C’estleblanc qui ales jobs.Ilest tout comme un roi 2)Tuallais luiparlerettului disais:«Roi,mevoici.Jesuisallé voir lescacaoyersetj’aitouché l’undes plantspour en faire la récolte,maisles fèves sont toutes tombées par terre. L’homme disait alors«Vraiment ?Hé bien mongarçon, quand le cacao esttombé par terre, celat’a-t-ilfaitmal ?». «Oui,mon roi, celam’a fait mal».Leroi disait «Trèsbien, amène tonder- rière par ici».Etiltecoupaitunkilo de chair. Un kilo de chair qu’il tranchait et emportait.Quand l’heureétait venue, tu rentrais chez toietmourrais. Alorslapersonne suivante venait et demandaitdutravail, elle disait «Oh monroi,jesuisvenu te demanderl’embauche».L’autre répondait«Très bien, pas de problème. Demain matin,tuirassortir lesvaches quej’aidece côté-là,tules sortirasdel’enclos et tu lesamèneras au-dehors ». Au matin, l’homme allait ouvrir l’enclos.Les vaches tombaient àterre, gúlúlúlú, s’étendaientmortesdetous côtés.Alors l’homme s’en revenaitetdisait «Mon roi, j’ai fait comme vous aviez ditetj’aiouvertl’enclos des vaches là- bas.Ellessont toutes tombées mortessur le sol».Leroi répondait«Mongar-

1 Lescontes saamakasont dits dans le cadre de rites funéraires. Le conte présentéici sous formerésumée étaitraconté en 1968 par Kasólu,unhomme alorsdans la vingtaine avancéequi avaittravaillé àKourou, àungroupe, participant avec enthousiasme, de pa- rents, d’amis et de voisinsdelafemme décédée. Pour une transcription/traductioncom- plèteduconte, voirRichardetSally Price, TwoEvenings in Saramaka,Chicago, Univer- sity of Chicago Press, 1991,pp. 126-138. 2 Lescontes afro-américainsfont souvent référence,demanièreimplicite ou explicite,à des équivalences entre rois, possesseurs d’esclaves, hommesblancs,etdiables –chacun d’eux contrôle le travailainsi que l’argent.(Dans ce contexte, il est ànoter que dans les contessaamaka,laparoledes diables estsystématiquement véhiculée par le sranan,le créoledulittoralsurinamien.) DesfuséesàKourou 61

çon, n’as-tu pas étéblessé ?».L’autre répondait«Si,roi ». Le roilui disait «Amène tesfesses par ici».L’homme se tournaitetallait trouver le roi. Ce- lui-cilui tranchait un kilo de chair, qu’il prenait. Le type partait et mourrait. Leschoses continuèrent comme ça, le roin’arrêtait pas de tuer tous ceux qui se présentaient.Maislenom du roi−j’aioublié de le dire −, le nom du roi était«Roi-que-rien-ne-blesse »(ou «Roi-que-rien-ne-peut-mettre-en-colère»). Mais il yavaitunjeunehomme,qui se décidaàallerlui demanderdutra- vail. La mère du garçon ne voulaitpas le laisserpartir, elle luidisait«Mon enfant,n’y va pas.Cet endroit où tu vas,hébienpersonne n’apuydemander un travailetretourner vivant. Si tu vas là-bas demander du travail, tu es comme mort et enterré.N’y va pas ». Il luirépondit qu’il étaitbiendécidé ày aller. Quand il arriva, il dit:«Mon roi, je suis venu te demanderuntravail». «Trèsbien»ditl’autre «Sais-tu,mon garçon, qui je suis ?»Le garçon lui répondit«Non, je ne saispas ». L’autre luidit :«je suis le Roi-que personne- ne-blesse ». Le garçon luidit «D’accord, pas de problème », et il alla faire le travailqu’on luiavaitdonné. Il alla cueillir lesfèves de cacao. Quand il en toucha une, lesfèves s’en échappèrent et se répandirent surlesol où, gúlúlúlú, ellesroulèrent.Ils’enrevint trouver le roietlui dit«Roi, je suis allé récolter le cacao et il esttombé àterre,lafève s’est brisée et s’est répandue avantque je ne la touche ». Le roilui demanda «Mon garçon, as-tu étéblessé ?»Le garçon répondit«Nonmon roi, je n’ai pas étéblessé ». Le roidit «Bien. Pas de problème. Tout va bien. Allons-nous coucher pour la nuit». Au matin il luidit «Ehbienmon garçon, j’aimeraisque tu aillesfaire la récolte d’une rizière que je possède par là-bas.Va, et coupe le riz ». Le garçon alla àlarizière,s’apprêtaitàcouper unetigederiz,quand toutes ellestombè- rent, gúlúlúlú,recouvranttout l’endroit. Le garçon s’en revintprèsduroi et luidit «Mon roi, je suis allé àlarizière et voilà que lestiges sont toutes tom- béesausol ». Le roialors luidemanda «Mon garçon, as-tu étéblessé ?»Le garçon répondit«Non, comment aurais-je étéblessé ?»«Fortbien»répon- ditleroi,qui ne fitrien. Le lendemainmatin,leroi ditaugarçon «Jevoudraisque tu sortes quelques poulets que j’ailà».Legarçon alla sortir lespoulets. Mais quand il ouvrit la porte du poulailler, tous lespouletstombèrent raides,étendus surle sol. Quand ils tombaient,ilsemunissait de quelque choseavec quoi il les tuaitaussitôt. Il ne se dérangeaitnullement de tout cela,car c’étaitungarçon que riennepouvaitblesser. Il tuaitles poulets, il lescoupaitetles tuait. Le roi luidit «Ehbien, mongarçon,demainmatin tu irasouvrir l’enclos aux ca- nards que j’ailà-bas ». Le garçon alla ouvrir l’enclos et woosh!flap !Les ca- nards sortaient,etretombaient àterre.Legarçon lestua tous,taillant dedans jusqu’àceque tous soient morts. Il retourna voirleroi et luidit :«Monroi, ces canards que je suis allé sortir, eh bien, il s’est passé telle et telle chose ». Le roilui dit«Et tu n’as pas étéblessé, mongarçon ?»«Non, monroi », ré- ponditencorelegarçon.«Ah !»fitleroi.Etles choses continuèrent ainsi, jusqu’àcequ’il ne restât plus rien chez le roi. Je ne vaispas dresser la liste de tout ce qui avait péri, mais il ne restait plus rien, le garçon avaittout tué. Tout sauf quelquescochons que possédaitleroi. 62 PeupleSaramaka contre État du Suriname

Alorsleroi dit«Mongarçon,vadonc ouvrir la stalle aux cochonslà- bas ». Et le garçon s’en alla ouvrir l’enclos pour faire sortir lescochons,qui tous tombèrentraides surlesol.Alors le garçon s’élança et lesbastonna tous à mort. Lescoupa en morceaux.Ôta leursqueuesqu’il emporta,puisenterra.Il prit le restedes corps et lescacha dansunsous-bois. Il enterra lesqueuesde sorteque ne dépassâtqu’une toutepetite pointe, se dressant àpeine. Il le fit uniquement pour ennuyerleroi.Illes tuatous,puisilcourut trou- ver le roi. Il alla directement le voiretlui dit«Roi!Roi!Je suis allé sortir les cochons, et tous se sont enfoncésdans le sol!Alorsj’aicouruvous le dire !» Le roilui demanda [trèsagité]:«Oùdonc ?»«Là-bas !»réponditlegarçon. Alorsleroi −«Allons-y!»−se précipita pour voircequi s’étaitpassé,re- gardaitdetous côtés.Ehbien, de la manièredont ellesétaient enterrées,les queues des cochonsprofondément sous la terre, il n’en sortaitqu’un tout petit bout.Ilétait impossibledes’ensaisirsuffisamment pour tirerdessus, et tous deux essayaient de lesattraper,sans succès.Alors le roidit au garçon :«Nous n’yarriveronspas comme ça. Sais-tu ce quenous allons faire ?» «Quoi donc ?»,dit le garçon. «Courstrouver ma femme,dans cette maison là-bas. Demande-luidetedonner une pelle.Faisvite,etrapporte-la !». Le jeune garscourut àlamaison,ilcourut vraiment vite,ildit «Vite !Dé- pêchez-vous, faitesaussi vite que vous pourrez, monroi le demande !»«Très bien », réponditlafemme.Alors il ajouta «Mon roimedit de vous dire −eh bien,ildit que je dois«vivre»avec vous ». «Que dis-tu ?»demanda-t-elle. «Oui », ditlegarçon, «Vite !Vite !Vite !C’est ce qu’il adit !»«Pas ques- tion!»dit la femme. Le roiseretournant cria «Dépêche-toidonc !Donne-le lui, vite !Donne-le luivite !Donne-le luisur le champ !» La femme dit «Bien, j’aicompris ». Et le roidecrier «Donne-le lui!Donne-le-luiDonne- le lui!Vite !Vite !»C’est ce qu’ildisait:«Donne-lui!Donne-lui!Donne- lui!Donne-lui!Donne-lui!»Le garçons’empara de la femme et la jeta en pleinsur le lit. Puisils’est misautravail. Eh bien cette pelle que le roil’avait envoyé chercher,bienrapidement,pour qu’ils puissent creuser et dégager les cochons, le garçon ne se pressait pas tellement de l’apporter. Il étaitparti de- puisunbon moment quand le roifinit par se dire que quelque chosen’allait pas. Il courutverslamaison, jeta un œilàl’intérieur et vitlegarçon allongé sursafemme.Leroi tombaenarrière et resta sans bouger.Legarçon luide- manda alors«Cela t’a-t-il fait mal?»«Oui»ditleroi,«celam’a fait mal». Puislegarçon luidit «Approche,amène tonderrière par ici!».Leroi tourna sonpostérieur verslegarçon en s’approchant de lui. Il luiamena sonposté- rieur,etlegarçon ytrancha un kilo.Puisleroi mourut.C’est pour cette raison que leschoses sont ainsiaujourd’hui.Autrement,chaque fois que nous au- rions demandé du travailàun homme blanc,àun roi, il nous auraittués.Ce garçon nous arenduservice àtous 1.C’est icique monhistoiresetermine. En refusant d’entériner la définitiondelasituationproposée par l’homme blanc,legarço finitpar triompher.Etquelle que soit la difficulté

1 Àcet endroit du récit, une femme s’exclama:«Cequi n’apas changé, c’estqu’àKourou ilsvous élaguent toujourslederrière !»(Price et Price, TwoEvenings,p.138). DesfuséesàKourou 63 pour des hommessaamaka de conserver leur forceintérieureetleur digni- té lorsqu’ils sont soumis àdes travaux humiliantsàKourou, des contes tels que celui-ci lesaident àtenirbon. Aucunedes autresversions de ce conteque je connaisse −que ce soit des IlesduCap-Vert, de Porto Rico, de la République dominicaine, de la côtesurinamienne ou d’Haïti −ne contient le même message prototypique au cœur de l’histoire que lesMar- rons racontent.Ces autresversions mettent l’accent surdes concoursou des paris entre un garçon et un roi(parfois, un garçon et un diable) pour voirqui tiendralepluslongtemps sans se mettre en colère. Dans ce con- textecomparatif, ce quiest frappant danslaversion saamaka du conte est qu’il décrit une relation de travailcontinue, àlong terme−en fait, le tra- vailaliéné lui-même −etque,plutôtqu’un «contrat»particulieretexpli- cite engageantà«nepas se mettre en colère»,l’histoires’articuleautour du héros comprenant (après que beaucoup des siens ontperdu la viedans cette tentative) queleseul moyen de triompher estdequestionner la na- ture même du travail, en n’acceptant pas la définitiondonnée par le patron du rapportdetravail, que ce soit dans l’esclavage ou le salariatservile.

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Comme bien d’autrespeuplesdelaCaraïbe, leshommessaamaka sont fondamentalementtransnationaux. Descendantsd’Africains qui,trois siècles auparavant, participèrent de la plus importantemigrationinterna- tionaledel’histoire de l’humanité,ils n’ont cessé de traverser, dans un sens puisdans l’autre,lafrontière de la Guyane françaisependant plus d’un siècleetdemi. Leursmouvementsleur sont dictés par leseffets mys- térieux de lointainsmarchés −celui de l’or, de l’aluminium,ducaout- chouc, du parfumetdubois−,aussi bien que par la géopolitique du voyage dans l’espace. Pourtant,malgrécette mobilité et leur penchant pour leslongs séjoursenGuyane française, ils demeurent fermement atta- chés àleur domaineforestier, loin dans l’intérieur des terres quibordent le fleuve Suriname. Monami Tooy, qui atravaillé et vécu àCayenne cin- quanteans de sa vie, ne fait pas exceptionpar la forcedeson attachement mental àson Surinamed’origine. Voyages avec Tooy,unrécitdesavie et de sa sagesse,montre àchaque page sesattaches avec l’histoire,lesavoir rituel et le territoire détenu par sonclan, lesLángu, qu’il apassé sa vieà apprendre, enseigner et célébrer.Parlezàn’importe quel homme saamaka −que ce soit àAsindóópo, àParamaribo, àKourou ou àRotterdam −, il déploierasafierté et sesconnaissancesdel’histoire et des actions de son clan. Ils peuvent être absentsphysiquement,leurspensées et leursesprits demeurent ancrésdans ces villages fluviaux profondément enfouisdans la forêtsurinamienne.

Souveraineté et territoire

L'incursionàAtjóni

On ne peut expliquercomment naîtetseconclutuntraité, particulièrementdupoint de vueautochtone, sans se référer − parfois longuement − aux circonstances historiquesetculturelles.

Aucuntraiténes’explique de lui-même.

Rapporteurspécialdes Nations Unies àpropos desTraités, 1992

Nous faisions cette année 1966 notrepremier voyageenpays saama- ka. Aprèslanuitpasséesur cette île àproximité des rapides de Mamádan, nos canotiers (mis ànotre dispositionpar le commissaire du district)s'ar- rêtèrent àAbénasitónu, l’undes premiers villages en amont du lac. Nous dûmes attendrelàtrois joursdurant,logés dans la maison de l'instituteur - c'étaitles grandes vacances,etilétait absent −pendant que lescanotiers saamaka remontaient le fleuvejusqu’au village d’Asindóópo afin de de- mander au GaamáAgbagó la permission formelle d'amenerdes Blancs en territoire saamaka. Ce n'estqu'au quatrièmejour,lorsque revinrent lesca- notiers munisdelapermission de continuer,qu’il nous futpossibledere- prendrenotre voyage versl’intérieur et rejoindrelacapitale saamaka. Cette procédureétait habituelle àl'époque. Lesétrangers, provenant du gouvernement ou d'ailleurs, ne s'aventuraient pas en territoire saamaka sans cette allégeance au principe quelegaamá,aunom de sonpeuple, maintenaitduterritoire un contrôle absolu. La décisionunilatérale du gouvernement de construire le barrage àAfobaka avait, naturellement, profondément affectécette vénérableidée de souverainetéterritoriale. Mais en 1966, demanderlapermission avantd'entrerdanscequi restait du pays saamaka étaittoujoursd’usage. Tout étranger au peuplesaamaka quimettait le pied surceterritoire le faisait parce qu'il s’ytrouvaitinvité par ce dernier. LesSaamaka lient directement cette pratique au Traité de 1762, con- sidérant que trois principes majeursont étéàjamaisinscrits dans ce do- cument sacré:la liberté (vis-à-vis de l'esclavage),l'indépendance(vis-à- visdelasociétécoloniale, dont le droitdesegouverner eux-mêmes ainsi qu’ils l’entendent), et le contrôle de leur propreterritoire (delaCrique Mawási,quelque 15 kilomètres en aval du barrage,prèsdel'actuelVicto- ria jusqu'aux sourcesdufleuve Suriname. Le GaamáAgbagó se plaisait à répéter telle une litanie:«Depuis Mawási en amont, la forêtnous appar- tient ». 68 PeupleSaramaka contre État du Suriname

Du moinspour ceux des Saamaka demeurant en amont de la retenue, leschoses en revinrent plus ou moinsàce statuquo après l’achèvement du barrage et la relocalisationdes habitantsdes villages inondés.Àcette époque, leshommessaamaka me faisaient souvent partd’une crainte(ou était-ce uneprophétie ?) qu'ils tenaient de leurspères,des frères de leurs mères, et d'autresanciens,etqui constituetoujoursl’élément majeur de leur idéologie :«Cestemps-là»−letemps de l'esclavage et de la lutte pour la liberté −disaient-ils,«reviendront ». De fait, on trouve certaines continuitésdans leur aliénationpar lesgens de la ville,aux commandes du gouvernement,qui reproduisent lesconditions dans lesquellesdetelles craintes peuventeneffetêtre fondées. Pourcequi nous importe maintenant,iln'est pas besoindereprendre la longue liste des actesd'oppression dont furent victimes lesSaamaka depuisles débutsdelapériode coloniale, àlaquelle ils se réfèrent par l'ex- pression de «PremiersTemps ». Il suffitdedireque, durant le premier siècledeladominationnéerlandaise au Suriname, la classe des planteurs désignaitles Marrons −l'ennemicommundetous lespouvoirs esclava- gistes −par des termes tels que «vermine », «racaille sournoise », «bandedemonstres»,et«Hydre».Les Marrons faits prisonnierspar les colonsétaient couramment punisdelasectiondutalon d’Achille,d'ampu- tationetdediversestortureslétales.Eneffet, jusqu'àlafin du XVIIIe siècle, lesexécutions publiques de Marrons et leur torture théâtraliséeétait chosescommunes àParamaribo. Aujourd'hui,les attitudes qui motivaient de tels actes sont loin d'être lettre morte. Pourles Saamaka d'aujourd'hui,mentionner lesPremiersTemps est loin d'être une simple figurerhétorique entretenue pour des raisons de fierté nostalgique.Tout au contraire,l'idéologiedes Premiers Temps anime encore leur mémoire parce qu'elle touche àleur viequotidienne et lesaideàs'orienter dans un monde élargi.Depuis plus d'un siècle, chaque homme saamaka apassé plusieursannéesdans lesrégionscôtièresduSu- rinameetdelaGuyane pour ygagner sa vieentravaillant comme bûche- ronououvriernon-spécialiséouenayant d'autrespetits emploischiche- ment payés. Là-bas,ilrencontre des bakáa −des étrangers, blancsou noirs −qui le traitent de la manièredont sonidéologiedes Premiers Tempsl'a bien préparé.Asipéi,unhomme très dignedelasoixantaine, m'araconté cet incidentqui n'estqu'un exemple parmi une douzaine d'autres. Lorsqu'il étaitenfant et qu'il visitait la ville en compagniedu frèredesamère, un Créole citadinletraitade«macaque».L'oncle, ulcé- ré,lui réponditfièrement :«Là où tu vis, tu doispayer pour boire de l'eau, tu doispayer pour trouver un coinpour chier ;maisdans la forêtoù je vis, je boisl'eau la plus claire du monde et je défèque où ça me plaît»1.

1Price, LesPremiers Temps,p.27. L’incursionàAtjóni 69

LesSaamaka insistent surlefaitque lesgens de la ville,qui conti- nuent de tirerles ficellesdupouvoiràParamaribo−en dépit du fait que la plupartd’entre eux sont,comme eux,des descendantsd'Africains soumis àl’esclavage −, ne sont d'aucune façon des gensdeconfiance,comme l'histoire le leur atant de fois prouvé. Lorsqu'ils en discutent sérieuse- ment,les Saamaka évoquent souvent l’histoire de Kwasímukámba, qui metenscène leur grande victoire du XVIIIe sièclesur l'un des Afro- Surinamiens «loup-en-habit-d'agneau »les plus malins 1.Ainsi que l'ex- pliquaitunSaamaka en 1976, àpropos de cette histoire : Voilà pourquoi,mon ami, lesMarrons se méfient des Créoles [Afro- Surinamiens qui ne sont pas des Marrons]. C'estégalement pourquoi il esttel- lement difficile pour nous d'allerdel'avant dans le monde moderne. Nous n'avons pas confiance en eux.Àcause de ce quiest arrivéànos ancêtres. Si tu deviens le máti de l'un d'entre eux,voilà ce qu'ilteferait. Tu ne peux pas te fier àeux pour la moindrechoseconcernant notre vie. Gens de la ville !Ils n'ont pas cessé de nous combattre aux côtés des Blancs… Tous lesMarrons sont persuadés queles étrangersessayeront toujoursd'apprendrenos secrets pourvenirnous tuer 2. Lescitadins d'aujourd'hui (à quelques notables exceptions près,parmi lesquellesserangent quelques poètes et intellectuels) n'ont pas fait beau- coup pour changer cette image. Au sein même des classescréoles lesplus basses, qui ont le plus de contacts avec lesMarrons (etparfois font appelà eux en tant que guérisseurs), existeundénigrement généralisé.Ainsi que l'écrivaitunchercheur,«Lesstéréotypes dépréciatifs sont largement im- posés aux Bush Negroes [Marrons]par lesCréoles des villes»3.Ou, comme un autre le disait, «les populations indigènesetmarronnes (…) continuent d’être perçuespar leshabitantsdelaville comme des sortesde reliques de l'âge de pierre qu'il faudraitaider àse‘développer'ouamener àl’ère moderne » 4.Auseindel'élite de Paramaribo, ycompris parmi les officiels du gouvernement,uncontinuum penchant verslebas paraîtaller d'une mise àdistance «fraternelle »detype paternaliste (ceque je suis,je le doisàla grâcedel’éducationbourgeoise,jesuiston frère de la ville à peaufoncée) àunprofond dédain (pour l'homme brutal,saleetnon civili- sé). Lesblaguesracistesqui portent surles Marrons sont monnaiecou- rantechez lesnationalistescréoles éduqués:«Tuconnaiscelle des deux chasseursqui n'ont rienattrapé de toutelajournée ?Hébien, ils s'asseyent

1 Price, LesPremiers Temps,pp. 234-243. 2 Price, Ibid,p.234. 3 Gary Brana-Shute, On theCorner :MaleSocial Life in aParamaribo Creole Neighborhood,Assen, VanGorcum,1979, p. 119. 4 Ellen-Rose Kambel,«Land, Development,and Indigenous RightsinSuriname: The RoleofInternational HumanRightsLaw,»dans Jean BessonetJanet HenshallMomsen (éds.), CaribbeanLand and Development Revisited, 2007,Gordonsville VA, Palgrave Macmillan, pp. 69-80—p. 75. 70 PeupleSaramaka contre État du Suriname sous un arbrepour se reposer et un coup part, accidentellement.Heureu- sement,ilétait pointéverslehaut.Devine ce quitombe de l'arbre?Un ‘Djuka’ !» Dans lesannées1970, un projet de développement avait étéélaboré qui devait forcer lesMarrons às’entasserdans plusieursvillesnouvellesà planificationcentralisée, dansl’intérieur du pays.Leprojetresta surla tableàdessin, mais ce ne futque par manque de financement.Unparle- mentaire créolequi se trouvaitinterviewéàpropos de ce plan et àqui l’on demandait s’iln'allait pas mettre en danger la culture marronne, répondit: «Leur culture ?Leur culture en danger ?Laissez-moivous dire quelque chose :ils n'ont pas de culture àproprement parler. On ramène toujours cette histoire de culture,maisc'est des conneriestout ça.Ces garssont des esclavesfugitifsettout ce qu'ils possèdent dans l'intérieur,c'est des petits toits de chaume. Mais désormais,mêmeeux pourront bénéficier du nou- veauSuriname!»1.Etàl'été1992, le médecin-chef de l'Hôpitalfrançais de St-Laurent (situéjuste de l'autre côtédelafrontière avec le Suriname), quidepuis des années ysoignaitrégulièrement des Marrons,mefit partde sonchoc, au coursd'une inspectionmédicale, menée par une équipe de spécialistesetlui-mêmeafin de suivre l’étatdelasituationsanitaire de Paramaribo, devant le «grand mépris »que manifestaient aux Marrons des Surinamiens urbains et éduqués−parmi eux des médecinsetdes offi- cielsdesantépublique. «Ils lesvoient »medit-il «comme lesderniers des derniers, comme àpeine humains, et croient fermement queles Fran- çaisles ont‘tropgâtés’deleur côté du fleuve».

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Peudetemps après le coupd'Étatde1980, par lequel lesmilitaires supplantèrent le gouvernement démocratiquement en placedepuis l'indé- pendance en 1975, le Commandant en Chef Desi Bouterse déclara l'état d'urgence, suspendit la constitution, dissout le Parlement,démit la police civile de sespouvoirs, et verrouilla lesquartiers avec des «comitésdu peuple»révolutionnaire et une«milicepopulaire ». Unerhétorique anti- néerlandaise (etanti-impérialiste)était àl'ordre du jour,lerégime ayant établides liens étroitsavec la Cuba castristeetlaGrenadedeBishop. Dès le début de 1981, la Commission Internationaledes Juristes «visita le Su- rinameetrapporta des cas trèsrépandusd'arrestations et de détentions il- légales,demauvaistraitementsaux détenus et de restrictions de la liberté de presse » 2.L'arrestation, la torture puisl'exécutionsommaire de quinze

1 Gerard van Westerloo et WillemDiepraam, Frimangron, Amsterdam,DeArbeiderspers, 1975, p. 157. 2 Suriname: An International AlertReport,London, International Alert, 1988, p. 24. L’incursionàAtjóni 71 citoyens de premierplan−leprésidentdel'AssociationduBarreau suri- namien, trois anciens ministres du gouvernement,ledoyen de la Faculté d'Economie de l'Université,leprésident de la plus importantefédération de syndicats,quatre journalistesetquelques autres−au cours de la nuitdu 8décembre1982 (lesfameux «Meurtresdedécembre»), accomplis par Bouterse et sesproches associés,aboutirent àlasuspensiondel'aidenéer- landaise de développement (plusde100 millions de dollars annuels) et à l'isolement internationalduSuriname 1.L'argent provenantdutrafic de la cocaïne et du contrôle du marché noir, en pleine expansion,semit àrem- placer,pour ce qui concerne lesmilitaires, l'aide desPays-Bas,maisle pays dans l’ensembles’enfonça dans une criseéconomique. Vers la fin1985, dans l'espoir de séduire des créancierspotentiels (le F.M.I, lesPays-Bas et lesÉtats-Unis), le Surinameleva l'interdictionqui pesait surl'activité des partis politiques et Bouterse commença àparler d'un retour àladémocratie.Bienque le capitaineEtienne Boerenveen, proche amietmembredelajuntedeBouterse au pouvoir, futarrêté quelques mois plus tard àMiami par des agentsdelaDrugEnforcement Administration(D.E.A.)américaine et condamné pour trafic de drogue, impliquant lesmilitairessurinamiens dans un vaste systèmedenarcotra- fic, Bouterse décida de se rendreàNew York et de s’adresser àl'Assem- blée générale des Nations Unies. Afin de promouvoirl'image du Suriname àl'international,legouvernement loua lesservicesd'une sociétéderela-

1 Simultanément àces assassinats, «les bureaux de deuxstations de radio, un journaletle Moederbond [la plus grande fédérationsyndicale]ont étéentièrement brûlés.Cinqjournaux,quo- tidiens et hebdomadaires, ont étéinterdits et deuxagences de presse fermées »(Peter Meel,«Money Talks, Morals Vex: The Netherlands and theDecolonizationofSuri- name, 1975-1990, »EuropeanReview of Latin American and CaribbeanStudies 48(1990), pp. 75-98—p. 85).LaCommission internationaledejuristes, après une visite surplace, conclut qu’«une enquête impartiale surles meurtresdedécembre 1982 était uneconditionpréalable essentielle au rétablissement de l’étatdedroit,» en outre la Commissioninter-américaine sur lesdroitsdel’homme,suite àsapropre visite sur place, exhorta le Surinameàverser des compensations aux famillesdes victimes (Suri- name: An International AlertReport, pp 26-27).Les responsables militairesmaintinrent que«lesquinze[personnes] ont étéabattues alors qu’elles tentaient de fuir »(Ibid.). Plus généralement,«Jusqu’àprésent [1989],les autoritésmilitaires ontréussi àempê- cher lesautoritéspolicièresciviles et judiciairesd’enquêtersur des crimes commispar le personnel militaire,enaffirmant la responsabilité exclusive de ces enquêtes »(Manfred Nowak, Suriname: An International AlertReport, London, International Alert, 1989, p. 15).(Voir, pour plus de détails,Report on theSituationofHuman RightsinSuriname, Washington, D.C.,OrganizationofAmericanStates[OEA/Ser.L/II.61/Doc.6rev. 1, 5 octobre 1983],SecondReport on theHuman RightsSituationinSuriname, Washington, D.C.,OrganizationofAmericanStates[OEA/Ser.L/II.66/Doc.21 rev. 1, 2octobre 1985], et S. Amos Wako, «Visit by theSpecialRapporteur to Suriname, »Geneva[?] :Com- mission on HumanRights, Economic and SocialCouncilofthe UnitedNations. [E/CN.4/1985/17, Annex V].Alors que j’achève ce livre [éditionaméricaine], début2010, quelques-uns des auteursdes «Meurtresdedécembre »de1982 passent, pour la première fois, en jugement àParamaribo. 72 PeupleSaramaka contre État du Suriname tions publiques de Washington D.C. (Van Kloberg&Associés)−«une des nombreuses sociétés de consultingdeWashingtonqui travaillent à l'améliorationdel'image et l’accès aux sociétés et gouvernementsétran- gers»1−laquelle amena Bouterse chez Barney's, àNew York,afindelui trouver un costume bleu marineetune cravate de styleconservateur (au lieu du treillis qu’il arborait jusque-là),arrangea des réunions officiellesà NewYorkavec le MaireKoch et John Cardinal O'Connor,etécrivit l’émouvantdiscours surladémocratie qu'il récita ensuite àl'Assemblée des Nations Unies 2.Aumêmemoment,leSurinamefaisait d'autresgestes d'ouverture àl'international,dont la ratificationdelaConventionAméri- caine des Droits de l'Homme (le 12 novembre1987).Cette stratégieporta sesfruits :aumilieudel'année 1988, après la ratificationd'une nouvelle constitutionetdenouvellesélections,les Pays-Bas donnason accordde principe àunretour àl'aideaudéveloppement de sonancienne colonie. Un certain nombred'observateursdoutèrent que ceschangements pouvaient être autre chose que superficiels. En 1989, l'anthropologue néerlandaisH.U.E.Thoden van Velzen arriva àlaconclusionque «Après plus d'un an de 'gouvernement'civil, la positiondel'Armée est plus forte que jamais.Lenouveaugouvernement n'estqu'une façade pour la dictaturedeBouterse » 3.Etyretournant deux ans plus tard,l'historien néerlandaisGertOostindiedéclaraque : La période 1987-1990 peut être définie comme la persistance de tout ce que certainsen1980 avaient espérévoirsupprimépour toujours(l'incompé- tence des dirigeants, la corruption),etceque d'autresavaient espérévoir changer pour le meilleur en 1987 (la détresseéconomique, la guerre civile, l'omniprésence de l'armée).Malheureusement,leSurinamecontinue sa des- centeensous-sol 4. Le trafic de drogue se poursuivaitlui aussi avec rapidité.Déjàen 1990, 60 pour cent de toutelacocaïnesaisieaux Pays-Bas (qui sert comme entrepôt principal pour l'Europe pour lescartels colombiens de la drogue) avait étéenvoyé vialeSuriname 5.En1991, il futrapporté que le Surinameabritait «des laboratoiresderaffinage de la pâtedecoca,de réserves de produits chimiques pour la productiondelacocaïneetdes

1 DavidBinder, Diplomacyand Public Relations :Image Maker Aids NewDemocracy, NewYorkTimes, 25 janvier 1988. 2 Ibid. PeupleSaamaka contre État du Suriname 3 H.U.E. Thoden van Velzen, The MaroonInsurgency: Anthropological Reflections on theCivil WarinSuriname,dans Gary Brana-Shute(éd.), Resistance andRebellionin Suriname: Oldand New, WilliamsburgVA, College of Williamand Mary,1990, pp. 159-88—p. 160). 4 Gert Oostindie, The DutchCaribbean in the1990s :DecolonizationorRecolonization? CaribbeanAffairs5(1992),pp. 103-119—p.106. 5 Oostindie, The DutchCaribbean,p.108. L’incursionàAtjóni 73 stocks de cocaïne raffinée attendant d'être expédiée surlemarché euro- péen. Plusieurspistesd’atterrissage ont ététaillées danslajungleetreçoi- vent plusieursvolspar semaineenprovenance de Colombie.Pour le dire simplement,donc, toutelarégion au sud-ouestdeParamariboest (...) con- trôléepar l'arméesurinamienne et dédiéàlatransformationetautrans- bordement de narcotiques » 1. Cette période futégalement marquée par des abus répétés et continus surles droits humains,pour la plupartcontre lesMarrons mais également contre d'autrescivils innocents. L'arméefit de sonmieux pour intimider lesactivistesdes droits humains.En1988, pendant que Stanley Rensch − le directeur de la principaleorganisationdes droits de l'homme au Suri- name,Moiwana'86, lui-même un Saamaka éduqué àl'occidentale− se trouvaitàWashingtonàl'invitationduDépartement d'État américainafin de participer àlacélébrationduquarantième anniversaire de la Déclara- tionUniverselle des Droits de l'Homme,legouvernement du Suriname établit contre luiunmandat d’arrêtpour activitéssubversives.Après avoir tenu une conférencedepresseàMiami pour alerterl'opinion internatio- naleetfaitlenécessaire pour rencontreràl'aéroportl'ambassadeur du Ve- nezuelaauSurinameetlechargé d'affairesfrançais,ilnerentra que pour être arrêté et jeté en prison. Un barrage soutenu de tollésinternationaux de la partdegouvernementsetd’organismes pour lesdroitshumains parvint àlefaire libérer,maisseulement après onze joursdedétention 2.Dela même façon,en1989, le RévérendRudy Polanen, président de l'Organisa- tionpour la JusticeetlaPaix, un autregroupe de défensededroitshu- mainsduSuriname, futarraché d'un avion par la policemilitaire alors qu'il se rendaitàune réunion du ConseilCaribéen des Eglises,etfut accu- sé d'être une menaceàlasécurité nationale, et détenu àFortZeelandia ; sonsuccesseur,IlseLabadie,aétémenacé àdenombreuses reprises 3.Et en 1990,après que quatre hommesamérindiens eurent «disparu» alors qu’ils étaient détenuspar des militaires, un groupe formédeleursépouses et leursmères,qui menaitcampagne pour quelegouvernement mène une enquête,fut sévèrement menacé; deux de cesfemmess'enfuirent avec leursfamillesversles Pays-Bas,oùellesreçurent l'asile politique 4.

1 Gary Brana-Shute, An Inside-OutInsurgency: The TukuyanaAmazones of Suriname, dans Paul SuttonetAnthony Payne (éds.), Size and Survival :The PoliticsofSecurity in theCaribbean and thePacific, London, Frank Cass, 1993, pp. 54-69—p. 61. 2 Au cours des années 1990, Rensch aété arrêté quatre fois et torturé en détention,etdes inconnusenarmes attentèrent àsavie. 3 Mensenrechten 1991 Suriname,Paramaribo,Moiwana’86,1992, p. 8. 4 Mensenrechten,pp. 20-21 ;voiraussi Annual Reportofthe Inter-American Commission on HumanRights1989-1990, Washington, D.C.,OrganizationofAmericanStates. [OEA/Ser.L/V/II.77 rev.1/Doc.7, 17 mai1990],180-81. 74 PeupleSaramaka contre État du Suriname

La veille de Noël 1990,l'armée surinamienne pris de nouveaulepou- voirofficieldans un coupd'État(cette fois-ci sans faire de victime).Mais après de considérables protestations internationales,les militairesdurent organiserdenouvellesélections en mai1991. Cesévènementseurent lieudans le contexted’une guerre civile qui fluctuaentre mai1986 et août 1992, dans laquelle l'arméenationaledu Surinamesemesuraitàune petite forcedeguérillerosconnue sous le nom de JungleCommando et dirigéepar RonnieBrunswijk,unNdyuka qui avait étél'undes gardes du corps de Bouterse.(La plupartdes ‘Jungles’ étaient de jeunes Ndyuka, mais il s'ytrouvaitaussi un certain nombrede Saamaka.)Enaoût 1992, un «Accorddepaix»futtrouvé entre le gou- vernement et lesJungles,mettant officiellement fin àlaguerre.D'après un certain nombred'observateurs, sonprincipal effetfut de diviserlepaysen deux grandeszones pour le trafic de drogue, avecl'ancien chefdes Jungles,Brunswijk,recevantlapartie orientaledupays et l'ancien dicta- teur Bouterse le reste 1.

***

Août 1992, le Village Saamaka,àKourou. Sally et moiétions assisau milieud’ungroupe compactdejeunes gensdans le minusculesalon de notre vieilami Amoida pendant qu'ils feuilletaient lespages cornées d’un exemplaire des Afro-American Arts of theSurinameRainForest 2.Lors- qu'ils arrivèrent àlapage 52,Amoidadésigna l'un des deux enfantsenbas âge surune photodatant de 1968 :«Voilà Asipéi.Ilaétéabattu par des soldatsàPókigoón !». Retour en arrière,réveillonduJour de l’An1987. Deux mois après quelapopulationduSurinameeut ratifié une nouvelle constitution«dé- mocratique »etunmoisaprès qu'ils soient allésvoter (sous la surveillance rapprochéedes militaires) aux élections générales, un «incident »sepro- duisitdans le premiervillage saamaka important de l'amontdulac,

1 D’autresobservateursont vu derrière l’accord de 1992 la motivationdetransactions fon- cières clandestines. La presse hollandaise rapporta que plusieursmoisaprès la signature de l’Akkoord, l’homme d’affaire de ParamariboKennethTjonALioavaitsigné, au nom de sa sociétédeboisd’œuvre, N.V. Inply, un accordprivéavec Brunswijk (ensacapaci- té de «dirigeant »defactodelamoitié orientaledel’intérieursurinamien) et le chef des Tukujana Amazones Thomas Sabajo(en sa semblablecapacité pour la partie occiden- tale). D’après ces rapports,le«traité de paix»étaitenréalité un arrangement écono- mique, grâceauquel Inplygagnaitdes droits presque illimitésàl’exploitationdes ri- chesses de l’intérieur (voir, par exemple,NRC Handelsblad, 1October 1992,p.1-2,Vrij Nederland, 21 novembre1992, p. 27). 2 Sally PriceetRichardPrice, Afro-American Arts of theSurinameRainForest,Berkeley, University of California Press, 1980. L’incursionàAtjóni 75

Deux petits garçons avecdes «fusils »etdes «gibecières »

Pókigoón 1.Lerapportinitial, rédigé par le groupe surinamiendedéfense desdroitsdel'homme,Moiwana'86, et datédu15janvier1988, contient le témoignage suivant 2 : Unevingtaine de Marrons ont étésévèrement battusettorturés−tous étaient des hommessans armes. (...) Lesvictimes ontété frappéesàcoups de crossedefusil, et certaines ontété gravement blessées par des baïonnetteset des couteaux. On lesfit s'allonger àplatsur le sol, où des soldatsleur sautè- rent surledos et leur urinèrent dessus. Tout cela aeulieudevantune cinquan- tainedepersonnes,jeunes et vieux,hommesetfemmes. Presquetoutes les victimes comme lestémoins venaient d'arriver [enterritoire saamaka]dere- tour de Paramaribo, où ils venaient de percevoirles pensions [delasécurité sociale] pour des personnes âgées de leursfamillesetavaient profité du cessez-le- feu post-électoral pour faire quelques provisions alimentairesàla capitale.Pour reveniràleursvillages,ils devaient passerpar Atjóni (à Pókigoón) étant donné que c'estledernier arrêtpour lesbus et lescamions de transportversl'intérieur et

1 Le gouvernement avait peu de tempsauparavant ouvertune pisteautour du lac, reliant ainsi ParamariboàPókigoón. 2 Le rapport(la pétition) ayant étérédigé par Stanley Rensch, un locuteur du Saramaccan et le directeur de «Moiwana’86 »dans unelangue (l’anglais) qui n’estque sa quatrième langue, j’aipris quelques libertés mineuresavec la formulationpour la clarifier. La pétitionorigi- naleàpartir de laquelle je fais cette citationsetrouve dans ReportNo. 03/90, Case 10.150, Suriname, Commission interaméricainedes Droits de l’Homme, OEA/Ser.L/V/II.77/Doc. 23,15mai 1990,pp. 1-3. Ce document contient de nombreux témoignagesàl’appui de la partd’autres témoins. 76 PeupleSaramaka contre État du Suriname

que le voyage de là versl'amont du fleuven'est possibleque par canot. Lesvictimes étaient originairesdediversvillages [saamaka]. ...Lecapi- tainedeGuyába [l'officiel saamaka le plus élevé présent surles lieux], tout comme lesvictimes et lestémoins, expliqua de façon claire au capitaine Leeflang qu'il s'agissaitlàdecivils et nondemembres du JungleCommando. Le commandant [Leeflang] refusa d’admettre l'informationdonnée par le ca- pitainedevillage. Aprèsles mauvaistraitementsetlatorture auxquelsils furent soumis à Atjóni,certaines de ces victimes ontété autorisées às'enaller.Cependant, sept d'entre elleseurent lesyeux bandésetfurent traînées jusqu’àunvéhicule militaire. Avant qu'ils ne partent,unsoldat annonça qu'ils partaient célébrer le Jour de l’Anavec eux. Ils lesont alorsconduits en directiondeParamaribo, parleTjóngalángapási[la route].Parmi lessept victimes se trouvaitungar- çon de quinze ans. Au kilomètre30, le véhicules'arrêta.Les soldatsordonnèrent aux victimes de descendreducamionoules en tirèrent de force.Onleur donnades pelles et,àfaible distance de la route, on leur ordonna de creuser,unsoldat disant qu'ils allaient planter de la canneàsucre tandisqu'un autre répétaitqu'ils al- laient tous fêterleJour de l’Anensemble. Aside[l'un des jeunes hommes] n'attenditpas sonexécutionettentadesesauver.Ils luitirèrent dessusetle touchèrent,sans toutefoisallerletrouver,pensant qu'il mourrait de sesbles- sures. Bientôt,ilentenditles salves et lescris. Lessix autrespersonnes,dont le garçon âgé de quinzeans,avaient ététuées. Cesvictimes et lestémoins àAtjóni qui reprirent leur routeenamont du fleuverépandirent la nouvelle de ce qui étaitarrivé. Deshommesdes villages de Guyába et de Gaántatái partirent le samedi 2janvier1988 pour Paramari- bo, afin de demanderaux autoritésdes informations surles sept victimes. Lorsqu'ils arrivèrent au kilomètre30, ils virent un grand nombredevautours et remarquèrent une puanteur insupportable. ÀParamaribo, nul ne futcapable de leur apprendreoùsetrouvaient lesvictimes.Ils rendirent visite àMr. Orna Albitrouw (leCoordinateur pour l'Intérieur, àVolksmobilisatie)etaux quar- tiers généraux de la PoliceMilitaire àFortZeelandia.Dans ce dernier endroit, ilstentèrentderencontrerEnsignAchong,Chef de S-2. Au matin du lundi 4janvier, ils rentrèrent pour tenter leurspropres re- cherches le long de la route. DesMarrons de la région de Brownswegsejoi- gnirent aux recherches. Ils parvinrent au kilomètre 30 à19h, fouillant lesen- virons avecdes lampes de poche, jusqu'àcequ'ils fissentl'horrible décou- verte :unhomme,Aside, futtrouvé vivant,gravement blessé et dansunétat critique. On découvrit alorsles cadavresdes autres, déjàenpartie dévorés par lesvautours. Ils emmenèrent Asideetlecachèrent.Illeur expliqua qu'il était le seul survivant du massacre. Il avaitété touché àlacuisse droite,au-dessus du genou, et la largeblessure étaitpleinedevers. Un grand Xétait gravé dans sonomoplatedroite. Il ditqu'un soldat àAtjóni avait utilisépour cela son proprecouteaudepoche. L’incursionàAtjóni 77

Le groupe, dirigé àprésent par le capitaineTóntobúka Kadósuduvillage de Makambíkiíki, retourna àParamaribo, où ceux qui avaient participéaux recherches me rapportèrent leur expérience [i.e. àStanley Rensch],etmede- mandèrent d'établir une communicationavec la CroixRouge Internationale. Aprèsvingt-quatre heures de négociations avecles autorités[gouvernemen- tales/militaires], le représentantdelaC.R.I reçu l'autorisationd'amener Aside àlaville,oùilfut admis àl'HôpitalUniversitaire la nuitdu6janvier. Dèsle8 janvier,laPoliceMilitairetintlagarde devant la porte de sa chambre, refusant de laisserpasserles parentsqui souhaitaient le voir. (...) Depuisladécouverte des corps,les personnes qui avaient participéaux recherches, et notamment lesparentsdes victimes et leschefsdevillages,avaient demandé l'autorisation d'enterrerles corps de ceux quiavaient ététués.Jusqu'àcejour,cette autorisa- tionn'a jamais étéaccordée. Alorsqu'Asidemourrait lentement de sesblessures surson lit d'hôpi- taldeParamaribo(«unplâtre àchaque jambeetunbandage àl'épaule droite,delafièvreetmanifestement de grandessouffrances»), il futinter- rogé par DavidPadilla,secrétaire adjoint de la directiondelaCommission Interaméricaine des Droits de l'Homme (CIDH),qui se trouvaitinvité au Surinamepour d'autresaffaires−pour assister àl'inaugurationdugouver- nement civilnouvellement élu 1.Ses notesajoutent quelques détails 2. Asideetplusieurs autres canotiers (...) ont étéenlevéssur leursbateaux par lessoldats. Luietuncertain nombred’hommesont étéforcésdesecou- cher face contre terre. Il yavaitbeaucoup de soldats, plus de trente. Lessol- datsl'ont frappé avecleursceintures,lui et lesautresMarrons.Ils leur ont également distribué des coups de bottesetles ontfrappés avecles crosses de leursfusils.Les victimes (...) ont eu lesyeux bandésavec leurspropres T- shirts et furentforcésdemonter dans un camion militaire.Onles emmena alors, en leur disant qu'ils allaient «être plantés comme la canneàsucre», c'est-à-dire tête en bas. Autrement dit, qu'ils allaient être partiellement enter- rés. Lorsque le camions'arrêta au kilomètre 30, Aside, quin'était pas attaché, retira le bâillonqu'il avaitsur lesyeux et tentadefuir, mais lessoldatslui tirè- rent dessusetiltomba àterre.Ilreçut des ballesdans lesdeux jambes ainsi qu'à l'épaule droite.(...) Unefoistombé, Asidefit le mort. (...) Plus tard,ilen- tenditune salvedecoups de feu. Il entendit crierl'undes autrescaptifs, un nommé Beri. Il entendit lessoldatspousserunhurra,puisunautre coupde feu. (...) Asideadit que j'étaislapremièrepersonne àl'interroger officielle- ment.Iln'avaitété questionné surcequi s’étaitproduitcejour-là par aucun

1 La Commission Interaméricaine des Droits de l’Homme estenfonctionnement depuis 1960. 2 L’entretien aété mené le 28 janvier 1988. Lesnotes de Padilla figurent dans une déclara- tionsous serment, signée àWashingtonD.C.etdatée du 26 mars 1991, et constitue l’Annexe 1duMémoiredelaCommission Interaméricaine des Droits de l’Homme,Af- faireNo. 10.150, Aloeboetoeetal. v. theGovernment of Suriname. 78 PeupleSaramaka contre État du Suriname

avocat ni aucunenquêteur militaire ou policier. (...) Il affirmaplustardque les soldatsavaient pris sonargent et d'autrespossessions 1. En d'autrestermes, un groupe de soldatsdugouvernement surinamien étaitentré en territoire saamaka, avaitpubliquement battu et torturéune vingtaine de civils saamaka et étaitparti avec sept personnes qu'ils avaient forcées àmonter dans leur camionsur leur chemin de retour vers Parama- ribo, avant d'en exécuter sixetd'enlaisserungravement blessé surlebord de la route. Au cours des cinq semaines quiont suivil'évènement,laCIDHtrans- mitaugouvernement du Surinamedes partiespertinentes du rapportde Rensch surcet incidentaccompagnées d'unesérie d’interrogations quant à sa manièredetraiter cette affaire. Quelquesix mois plus tard,après qu'une deuxièmerequêteeut été faite,leReprésentant PermanentduSurinameréponditque : Mr.Aside aété interrogé par la PoliceMilitaire et un rapportofficiel aété déposé. Au cours de sonhospitalisation, le ci-dessusmentionné Asideest dé- cédé. D'après l'examen post-mortem, Asideest mort d'un manque d'oxygène dans le sang. Le Représentant Permanent souhaite en outre indiquer que l'investigation initialesur la mort des sixprésumées victimes àPokigron aété menée par la PoliceMilitaire.Àla suite de cette enquête, sept soldatsont étéplacés en dé- tentionpour interrogation. Etant donnéque lesconclusions de cette enquête n'ontfourni aucun motif pour poursuivre leur détention, lessoldatsont étére- lâchés. Àcestade, l'enquêtesur le dossier 10.150 aété déclaréeferméepar le Procureur Militaire. En décembre1988, des membresdelaCIDHfirent une visite sur placeauSurinameetinterviewèrent longuement le président de la Répu- blique, le vice-président,leprésident de l'Assembléenationaleetlemi- nistre des affairesétrangères, de même que le ministre de la justice, le Procureur Général intérimaireetleprésident de la Cour Suprême. Ilsde- mandèrent aux autoritéspourquoi ellesavaient libéréles soldatsqui étaient détenus, après un simple interrogatoire,maisnereçurent pas de réponse. Il n'yeut pas non plus de réponseàd'autresquestions troublantes concernantl'affaire −pourquoi,par exemple, lescorps n'avaient pas été rendus aux famillesetpourquoi l'Officier Leeflang, prétendument en charge de l'unité militaire responsable, n'avait pas étéinterrogé. Après

1 Desextraits d’un entretien,enregistré survidéo et mené par lesdéléguésdelaCIDH auprèsdufrère d’Asidele15décembre1988 àParamaribo, ajoutent quelques détails finaux –voir RichardPrice, ExecutingEthnicity :the Killings in Suriname, CulturalAnthropology 10(1995) :437-471—p. 463. L’incursionàAtjóni 79 quelques va-et-vient bureaucratiques,laCommission informalegouver- nement du Surinameenfévrier1989 qu'elle se mettait au servicedes par- tiesconcernées «envue de trouver un accordamical àl'affaire en termes de possibles réparations »etproposaune rencontre pendant sessessions du mois d'avril, àWashington. Le gouvernement n'envoya pas de repré- sentant,maisunfax indiquant qu'unacted'amnistie des actions commises durant la guerre civile,qui étaitalors àl’étude àl'Assembléenationale, allait rendreces questions sans intérêt. Au cours de sessessionsdesep- tembre,laCommission entenditdes argumentsformels montrant que le gouvernement avait violéplusieursarticles de la ConventionAméricaine et quel'acted'amnistie proposénerelevaitpas le gouvernement de ses obligations envers le droitinternational 1.Lereprésentant du gouverne- ment surinamiendemandaundélai raisonnablepour consulterles officiels de Paramariboquant àleurspositions. En novembre1989, le professeur Claudio Grossman, avocat des plai- gnantssaamaka, et le Dr.DavidPadilla,aunom de la Commission, ren- contrèrent le Dr.E.J.Sedoc, ministre des affairesétrangères du Suriname, pour discuter d'un règlement àl'amiableducas. Le Dr.Sedocpromettait une réponserapide de songouvernement.Six mois plus tard,n'ayant reçu aucune réponse, la Commission convoqua lespartiesàune audience. Le gouvernement du Surinamenes'y renditpas,présentant àlaplace une longue notedécousueàlaCommission, arguant (entre autreschoses)que «LeGouvernement qui avait pris sesfonctions le 26 janvier 1988 ne peut être tenu responsabledes actesdont il estquestion». Cette réponsehautement équivoque,écrite àlamain, et citant lesvio- lations de nombreux articlesdelaConventionAméricaine et un motif de non-conformité avec la précédentedemande d'informationetd'enquêtes surles évènementspar la Commission, le Professeur Grossman soumit une requête, demandant que le cas soit envoyéàlaCour interaméricaine des droits de l'homme en tant que cascontentieux àdes finsdepour- suites 2.Legouvernement du Surinamereçut unedernièrechanced'enquê-

1 Cette loid’amnistie rétroactiveaété adoptée par le Parlement du Surinameen1992, an- nulant toutes lesprocéduresjudiciairesliées aux violations des Droits de l’Homme commises entre 1985 et 1991 -àl’exceptiondes crimes contre l’humanité (tels qu’ils sont définis par la Conventionde1948pourlapréventionetlapunition du crimedeGé- nocide et lesprincipes de Nurembergde1950).Pourune discussion des positionnements de la Cour interaméricainevis-à-vis de la loid’amnistie de 1992, voirThomas M. Antkowiak, Moiwana Village v. Suriname: APortalintoRecent JurisprudentialDeve- lopmentsofthe Inter-American CourtofHuman Rights, Berkeley Journal of Internatio- nal Law25(2) :101-115, 2007. 2 La CourInteraméricaine des Droits de l’Homme avulejour officiellement en 1978, quand le onzièmeÉtatmembre déposa son instrumentderatificationdelaConvention américaine sur lesdroitsdel’Homme auprèsdusecrétariat généraldel’OEA.LaCour tintsapremièresession en 1980. Àlafin de l’année 2009, sa compétence est acceptée 80 PeupleSaramaka contre État du Suriname tersur lesviolations,punirles responsables et payerune juste compensa- tionaux prochesparentsdes victimes au cours des quatre-vingt-dix jours suivants. Cette période expira sans qu'aucuneréponse ne parvînt, le 27 août1990, et la Commission transmitalors le cas (Aloeboetoeetal. v. Su- riname)àla Cour Interaméricaine des Droits de l'Homme. Le 2décembre1991, la Cour programma une audiencepublique au CostaRicapour la présentationdes argumentsoraux surles objections préliminaires. Mais le Suriname−représentépar sonProcureur Général, un pathologistegouvernemental,etunmembreduministère des affaires étrangères −usa de l'occasion, au contraire,pour faire une soudaine volte- face, acceptant laconiquement la responsabilité desfaits menant au pro- cès.L'avocatduSurinameannonça : La République du Suriname... acceptelaresponsabilité des conséquences du casdePokigron, mieux connu sous le nom de Aloeboetoeetal. ... Je sou- haite simplement réitérer la déclarationque le Surinameacceptesaresponsa- bilité dans le cas présent. La Cour conclut, unanimement,que la République du Surinameavait désormais acceptésaresponsabilité et quelelitigelié aux faitsdel’affaire avait pris fin, mais que le cas devrait restersur sesregistres afin de fixer lesréparations et lescoûts. Le dernier round du bras de ferjuridique, et le plus révélateur,nefaisait que commencer 1. *** Le mémoire de la Commission portant surles réparations s’étend sur près de 200 pagesetprésentedes argumentsdétaillésenfaveur du paie- ment de sommesspécifiées de dommages matériels aux dépendantsdes victimes (compensationpour lespertesfinancières), lesdommages mo- raux aux dépendants(compensationpour l'impactpsychologique des meurtresetdeleursrépercussions,dont le déni du droitàenterrerles corps),ledommage moralinfligéaupeuplesaamaka dansson ensemble (pour l'incursion de l’armée dansleterritoire des Saamaka,pour la torture publique et l'exécutiond'hommesnon armés), et diverscoûtslégaux, de même que certaines mesures non pécuniaires(la reconnaissance publique de la culpabilité du gouvernement,l'identificationetlapoursuite des res- ponsables).

partous lespays d’Amérique du Sud àl’exceptionduGuyana,etpar tous lespays d’Amérique Centrale àl’exceptionduBelize. 1 Dans ce qui suit, je m’appuie principalement sur lesdocumentssuivants:Le rapportde la CIDH «RapportNo. 03/90, Affaire 10.150, Suriname»(OEA/Ser.L/V/II.77/Doc. 23, 15 mai1990) ; MémoiredelaCIDH, AffaireNo. 10.150, Aloeboetoeetalv.The Go- vernment of Suriname (1991) ; Contre-mémoire du Suriname (1991) ; Commentairesdu Surinamesur la présentationdes élémentsdepreuve (1991);Cour interaméricaine des droits de l’Homme,jugement du 4décembre 1991, affaireAloeboetoe et al. L’incursionàAtjóni 81

L'identificationdes dépendantsfut conduite avec beaucoupdesoin, Stanley Rensch et une équipe de travailleurspour lesdroitshumains ayant fait àtrois reprises le voyage vers un intérieur déchiré parlaguerre,afin de recevoir lesdépositions solennellesdes famillesetparticiper aux longues délibérations surlacompensationadéquate àchaque cas. Le Commission aété capable de présenter,pour chacune des victimes,une liste détailléedes dépendants, lesestimations de leursrevenus annuelset autresdonnéespertinentes.J'aiété sollicité àcette étape pour aider àga- rantir que lesnotions saamaka de dépendance légale−qui diffèrent de la pratique occidentale(dont celle des Surinamiens de la ville)−seraient correctement représentéesdans lesprocéduresdelaCommission, et pour établir un procèsendommages moraux subispar le peuplesaamaka dans sonentier. Monfax de mars 1992, rédigé àlademande de la Commission pour donner dansses grandes lignes le raisonnement saamaka animant la de- mande de réparations formuléespour le peuplesaamaka dansson entier, a étéprésentéentant qu'Annexe 15 du mémoire de la Commission. Il ar- guait, entre autreschoses,que : Le traité de sang signé le 19 septembre1762 (...) reconnaîtlaliberté des Saamaka (bienque l'esclavagedemeurât en vigueur surlelittoralencoreune centaine d'années)etreconnaîtqu'ils ont un droitàla souverainetédans leurs villages et territoire.Tacitement dans ce document,etdefaçon explicite dans lesnégociations qui suivirent entre Saamaka et gouvernement,leterritoire saamaka étaitréputé commencer(...) près de l'actuel Brokopondo [enavaldu barrage] et se poursuivre en directiondusud. En conséquence, l'incursion mi- litaire de décembre1987 en territoire saamaka (jusqu’àPokigron) constituait, selonles termes des accords réitérés depuisdeux cent ans entre le peuple saamaka et le gouvernement,une invasionillégaleduterritoire saamaka.... Le chef [suprême] atraditionnellement toujourseulecontrôle absoludequi entre en territoire saamaka et de ce qui s'ypasse.L'identité saamaka −leur exis- tence même en tant que peuple−estcentréesur leur guerre de libérationde l'esclavage, laquelle culmina dans le traité de 1762. Le caractèreinviolablede leur territoire et leur sens de la souverainetéetducontrôle politique intérieur ont de tout tempsétéstrèspuissants. L'idée quedes étrangers−l'arméenatio- nalesurinamienne −puisse simplement envahirleursvillages et lesdévaster va àl'encontre de plus de deux siècles d'histoire et de fierté 1.

1 DavidPadilla aexpliqué que «laCommission cherchaitàétablirune nouvelle jurispru- dence interaméricainedansledomaine des droits culturels.Plutôtque de bâtir sonargu- mentationsur la validité légaleduTraité, la Commission acherché,àtraversletémoi- gnage du ProfesseurPrice,àmontrerque le caractère, la fierté et l’identité même des Saamaka venait de ce qu’ils avaient d’eux-mêmesobtenu leur émancipationvis-à-vis de l’esclavage, ainsiqu’il est consacrédans le Traité.(...) La Commission tentaégalement de démontrerque l’estimedesoi d’un peupletout entiers’était trouvée profondément at- taquée durant la (…)guerre civile du fait d’incursionsrépétées et impitoyables de la part de l’armée. La Commission essayaensuite d’établir que le fait de ne pas indemniser les 82 PeupleSaramaka contre État du Suriname

Le gouvernement surinamienrépondit au mémoire de la Commission par un contre-mémoire.Rédigé dansune rhétorique triomphaliste clairon- nant lessuccès dans le domaine des droits humains de l'administration fraîchementélueetannonçant une«nouvelle »approche vis-à-visdes Marrons,cetexte de dixpages argumentaitque, s'il yavaiteusous la pré- cédenteadministrationdumépris et des abus, ce n'étaitpluslecas.Les Marrons,clamait le texte, bénéficiaient maintenant de tous lesprivilèges liésàla pleine nationalité surinamienne et étaient considérés par lesgens du parti dirigeant comme des frères.

La Cour Interaméricaine des Droits de l’Homme,San José, CostaRica

L'audience publique crucialeprit placeàSan José le 7juillet1992 et durade10h du matin à8hdusoir 1.J'étais le premieràtémoigner et j'ai

Saamaka pour restaurer leur dignité perdue constitueraitunpréjudice irréparableàleur intégrité culturelle ». (David J. Padilla, Reparations in Aloeboetoev.Suriname,Human RightsQuarterly 17 (1995),pp. 541-555—pp. 547-548). 1 Ceslignes proviennent de la transcriptionofficielle de la Cour,non corrigée (plusde200 pagesdetranscriptionautomatique),ainsi que des notes que j’avaisprisessur place. La transcription/traductionest pour partie en espagnol, pour partie en anglais.Une bonne partie des témoignagesclé et des questions s’est en faitdérouléeenhollandais, Claudio Grossman (quimenaitl’interrogationdes témoinsprésentés au nom de la Commission) posant ses questions directement en hollandais, lestémoins du Surinameparlant égale- ment en hollandais(àl’exceptiondeStanley Rensch, qui s’exprimait en anglais). Un jeune agent de la Cour,venu du Curaçao, étaitprésent qui servit d’interprète ad hoc(non L’incursionàAtjóni 83 déposépendant quatre heures.Beaucoup de ce tempsfut occupé àpro- duire des réponses simplesàune sériedequestions soigneusement prépa- rées concernantles coutumesdes saamaka, que posaitl'avocat de la Commission :«Trouveriez-vous étrange ou normalqu'un Saamaka soit marié àtrois femmes?»«Est-ce que le travaildeconstructionàParama- riboest quelque choseque font leshommessaamaka ?» «Ya-t-il des té- léphones dans lesvillages saamaka ?»1«Quel estleniveaud’illettrisme dans lesvillages saamaka ?»D'autresquestions amenaient de mini confé- rencessur l'histoire des Marrons,leur systèmedepensée et leur viequoti- dienne :«Dans le contexteculturelsaamaka, quel peut être l'impactdela manièredont ont ététuéesles victimes (...) attaquées, kidnappées et for- cées àcreuser leurspropres tombes ?»«Celaserait-il aggravé si le gou- vernement refusait de donner une explication, d'enquêteroudepunirles responsables ?» «Pouvez-vous commenter la déclaration selonlaquelle lesMarrons ne se sentent pas traitésavec respect au Suriname, qu'ils sont l'objet d'insultesraciales et queces valeurssont manifestées par leur trai- tement dans lesaffairespolitiques,financièresetsocioéconomiques,ainsi que dans lesdomaines de l'éducationetdes soinsmédicaux ?»Un certain nombredequestions portaient surlecaractèreraisonnabledelacompen- sationproposée par la Commission et si lesSaamaka étaient suffisamment «responsables »pour gérer lessommesdemandées. Durant montémoi- gnage,j'aiinsisté non seulement surmalongue habitude de la vieetdela culture saamaka mais également surlefaitque je venais de passerdeux semaines en compagnied'ungroupe de Saamaka,parmi lesquelssetrou- vaitleGaamáSongó Abóikóni (successeur d'Agbagó),àWashington D.C. où ils étaient venus participer au Festival of American Folklife,etque nous avions ensembleparlé longuement de monproche témoignage 2.

professionel)duhollandaisàl’espagnol, et ce sontses mots qui apparaissent dans les transcriptions. Parce que ceséléments de la transcriptionescamotentconsidérablement le témoignage original,comme on peut le voirenles comparant àmes notesprisessur place, le rapportque j’endonne iciest une combinaisondeces deuxsources. Heureuse- ment,j’étais, de même que Grossman,enmesure de comprendre les témoignagesdépo- sés dans lestrois langues en question:le hollandais, l’espagnol,etl’anglais. L’avocat principal du Suriname, un Costa-Ricain, me présentases questions en espagnol,aux- quellesjerépondis en anglais. 1 En fait, lestéléphones –les portables –n’ont pénétré le territoire des Saamaka que quinze ans plus tard. 2 Voir Richard PriceetSally Price, On theMall: PresentingMaroonTradition-Bearersat the1992 FAF, Bloomington, TheFolkloreInstitute,IndianaUniversity,1995. Le fait que ce soit moi, plutôt que le GaamáSongó ou sonreprésentant,qui servit d’expert ve- naitdeceque la Commission croyaitque le témoignage d’un universitaire seraitplus persuasifauprès de la Cour,particulièrement en complément de la participationde l’autre témoinproduitpar la Commission, Stanley Rensch, qui avait étéencontact régu- lieravec le GaamáSongó tout au long de la préparationdel’affaire. 84 PeupleSaramaka contre État du Suriname

De manièreironique, une bonne partie du contre-interrogatoire mené par l'avocat du gouvernement surinamienm'aidaàargumenter en faveur de la Commission, en me fournissant des occasions de souligner le carac- tère original de la culture saamaka et sonisolement par rapportàla côte: «Docteur,comment peut-onsavoir exactement combiendefemmesaun homme de la tribusaamaka ?»,ouencore«Docteur,n'existe-t-ilpas de registres gouvernementaux dans l'intérieur du pays où seraient enregistrés lesmariages saamaka ?» D'autresquestions venant de l'avocat du Surinamemedonnèrent l'op- portunité d'expliquer des sujets plus fondamentaux :«Docteur,vous avez ditque l'incursion de l'arméesurinamienne en territoire surinamienconsti- tuaitune invasionillégale. Cela signifie-t-ilque le territoire saamaka se- rait souverain et indépendant du Suriname?LesSaamaka ont-ilsdes lois et un gouvernement indépendantsdugouvernement centralduSuri- name?»Ma première réponse, d'aprèslatranscription, fut:«Entermes saamaka, du point de vue saamaka, la réponseàces questions est'Oui' ». Mais je demandaialors la permission de répondreplusamplement et au coursdes quelques minutes qui suivirent je discutaisdelamanièredont lesSaamaka formaient unenation, de la même façon quebeaucoup d’autochtones nord-américains recourraient àceterme,etqu'ils avaient depuislongtemps étéconsidérés par lesanthropologues comme un «État dans l'État ». «Encequi concerne lesSaamaka »expliquai-je,«leur trai- té ratifié au XVIIIe siècleleur donneeffectivement la souverainetédans leslimitesdeleur territoire,dont fait partie l'autorité àrendre justicesur lesaffairessedéroulant dans leslimitesdeleur territoire,ycompris les cas de meurtresetautresviolations graves, qu'ils ont toujourstraitéeux- mêmes».Les pages quisuivent dans la transcriptioncontiennent d'autres débats entre l'avocat du Suriname, exprimant de l'incrédulité quant àsa- voirsicetraitéduXVIIIe siècleavaittoujoursforce de loi, et moi-même (etl'avocatdes Saamaka),affirmant de nouveau le caractèresacréetl'im- portance de ce traité pour lesSaamaka. Lesquestions qui s'ensuivirent de la partdes juges furent méticuleuses −ils demandaient également un ensemblecomplet des livresetdes ar- ticlespubliéspar Sally et par moiàpropos des Saamaka. Ils paraissaient particulièrement intéresséspar la naturedes droits territoriaux et judi- ciairestraditionnelsdes Saamaka et des manières dont lesSaamaka con- ceptualisaient la souveraineté, de même que la façon dont fonctionnaitla structuredeparentéetcomment cela pourrait affecter la distributiondes réparations.Une grande partie de montémoignage concerna alorsles ma- nières dont lesSaamaka usaient,depuis le dix-huitième siècle, de leur propresystème judiciaire,notamment le recours àlapeine capitale.Mais la territorialité −àquiappartient la terre−revint aussi de manièrerépétée dans lesquestions qui m'étaient posées.Àun moment,l'undes juges me L’incursionàAtjóni 85 demanda :«Est-il coutumier pour des membresdel'armée surinamienne de demander la permission avant d'entrerenterritoiresaamaka ?»«Àma connaissance », répondis-je, «tout le monde, ycompris le commissaire de district et d'autresofficiels du gouvernement du Surinamequi souhaitent venirenterritoire saamaka onttoujoursdemandélapermission et toujours (...) traité le capitaineetlegaamá avec le plus grand respect ». J'expliquai ensuite qu'un radiotéléphone avait récemment étéinstallé au village du gaamá et que le commissaire de district,oud'autresofficielsdugouver- nement,pouvaient désormais parlerauchefetdemander unevisite sans envoyerpour cela un émissaire,maisque le principe demeurait. Vers la findemon témoignage,j'aieu−et lesavocats de la Commis- sion l'eurent aussi−l'impression que le vent soufflaitdans la bonne direc- tion 1.

***

La dépositiondutémoinvedette du Surinamenefut officiellement «pas priseencompte»dans le jugement final rendu par la Cour,aumotif que «laCour se faisaitune impression [défavorable] du témoin en raison de la manièredont il versa sontémoignage, sonattitude durant l'audience et la personnalité dont il fitpreuve » 2.Jetrouvaiscependantson témoi- gnage le plus intéressant de tout le procès, étant donnéqu'il venait d'un des plus proches associés de Bouterse,Ramón de Freitas, qui avait eu le poste de Procureur Général aux forces armées sous toutes lesadministra- tions depuislecoup d'État en 1980.L'avocatduSurinamecommença son interrogatoire amical en demandant àdeFreitas de parlerdel'enquêtesur lessept décès,qui avait eu lieusous sonautorité. de Freitas:Certains suspectsont étéarrêtés et tenus en détention, mais il furentplustardlibérés car lescadavresproduits n'étaient pas ceux desgens réputés avoirété tués.

1 Le bref témoignage de Rensch en réponseaux questions poséespar l’avocatdelaCom- mission étaitsimple, traitant pour l’essentieldudétaildeses voyagesversl’intérieur pour enregistrer lesdéclarations sous sermentqui devaient identifierles dépendantsdes victimes. Le contre-interrogatoire du Suriname, plutôt litigieux, visaitàtenter d’ouvrir desbrèches dansmadéposition. Tout du long, Rensch fournitdes réponses dignes,qui vinrent,àsoninsu(puisqu’il n’avait pas étéprésent lorsque je m’étaisexprimé) forte- ment appuyer montémoignage. En réponseaux questions des juges,ilsouligna le besoin de sortes de garantiesgouvernementales aux différentsdroitsdes Saamaka. Le juge Cançado Trindade :«Quelle formeune telle garantie,pour que ceschoses ne se repro- duisent pas, devrait-elle prendre?»S. Rench :«Je penseque la sociétésurinamienne devraitdonner àces gens[lesSaamaka] le sentiment qu’elles’occuped’eux, que si,à l’avenir, quiconque lestouche,ilsera puni,que si leursdroitssont violés,qu’ils seront punis, que lesresponsablesserontpunis(…),quelle que soit la façon dont la loisurina- mienneleprévoit». 2Jugement du 10 septembre,p.17(section 58). 86 PeupleSaramaka contre État du Suriname

Avocat:Yeut-il de plus amples investigations ? De Freitas: Oui, l'enquêtesepoursuit. [Avec un sourire grimaçant.] Ce genredecas peutdurer des années. L'avocat commença alorsàfouillerunterrain plus intéressant : Avocat:Parlez-nous de la situationactuelle des droits de l'homme au Su- riname. de Freitas:Il yeut de grandesavancées. Le pouvoirmilitaire aété éliminé de la Constitution 1. Avocat:Quelle est l'attitude du gouvernementenverslaprésenteaffaire ? de Freitas:Le gouvernement du Surinamelavoitcomme faisant partie du changement démocratique. Avocat: Quepensez-vous de l'idée selonlaquelle le président du Suri- namedevraitfaire une reconnaissance publique des incidents dans cette af- faire ? de Freitas:J'ai lu cette propositionetjedoisfaire trèsattentionàce queje dis, ànepas parlerenmon nom.Jedéclareraidonc simplement que cette de- mande [deprésentationd'excuses]n'est pas nécessaire parce que le président et sonparti politique considèrent lesMarrons comme leursfrères. De fait, le président et sonparti ont reçu un grand nombre de votes depuisl'intérieur du pays,précisément là où cesgens ontété tués.... De plus,leprésidentafait ré- cemment une visite versl'intérieur. Puisl'avocatalla au cœur du sujet, qui produisitune réponserévéla- trice: Avocat :Mr. de Freitas, quelle est la validité aujourd'hui au Surinamedu Traité de 1762 ? de Freitas:C'est unelongue histoire.En1760 et 1762, lescolons néerlan- daissignèrent des traitésavec lesNègres −les Aukaners [Ndyukas]etles Saamaka. Cestraités établissaient une sorted'apartheid entre ces Nègres et les Néerlandais. Un apartheid puisque lesNègres étaient dotésd'une juridiction séparée du reste du pays.Ils étaient autorisés àpunir leur propre populationet traiterdeproblèmes civils,maispas de voyageràParamaribo. Il yavaitsépa- rationentre l'intérieur et la côte. Cestraités établissaient des États-dans-l'État et de cette façon lesNègres contrôlaient leur propreterritoire.Cequ'ils avaient c'étaitdes homelands.C'est dans ce contexteque le titre de

1 En fait, «Dans la Constitutionde1987, l’article 177 stipuleque l’armée nationaleest l’avant-garde militaire du peuplesurinamien, défendant la souverainetéetles droitssu- prêmes du peuple,etcontribuant àlareconstructionetàla libérationdelanation. Une occasionplusgrande encored’ingérence[militaire]est fourniepar l’article 178 »(Mar- cel Zwamborn, Suriname,dans HumanRightsinDevelopingCountries,Utrecht,Studie- en Informatiecentrum Mensenrechten, Rijksuniversiteit te Utrecht,1992, pp. 1-30—p. 12). L’incursionàAtjóni 87

ou Gouverneur des Nègres estentré en pratique. Mais ces traitésn'étaient pas respectés parce queles Nègres étaient trèsagressifs et,afindefaire cesser l'esclavage, menaient desopérations de guérilla.Jevoudraissouligner que ce furentles descendants de cesmêmes néerlandaisqui se rendirent plus tard en Afrique du Sud et ycréèrent un régime d'apartheid.Ces deux traités[Saama- ka et Ndyuka] étaient en réalité des expérimentations,des testsdufutur apar- theid.Jeveux souligner ce point parce que c'estl'idée d'apartheid quiétablit tous cesdroitsque lesNègres prétendent détenir. ...En1975, quand le Suri- nameest devenu indépendant,unpoint final définitif aété misàtout ça.En d'autresmots, lesloisduSuriname, ycompris lesloissur la succession, sont cellesqui s'appliquent ordinairement àtous lesSurinamiens. La fableque de Freitasavaitcontée appartient àune longue lignée de tentatives de l'élite,d'abordcolonialepuisnationale, àParamaribo d’abroger unilatéralement lesaccords des traitéspassésauXVIIIe entre la couronne néerlandaise et lesMarrons.Les interprétations éruditesdes dif- férentes constitutions surinamiennesetdustatutdes traités−tous présen- tés, bien sûr, par des non-Marrons −ont systématiquement minimisé les droits des Marrons 1.Laquestionseposasous la formelaplusaiguë lors des débats constitutionnelsaumoment de l'indépendanceen1975. Le Mi- nistre de la JusticeE.Hoost déclara que lestraitésdudix-huitième siècle perdaient leur validité dès lors «qu'ils restreignaient àlafoislamobilité des Bush Negroes et des autresSurinamiens ». Et il proclamaque depuis «que le gouvernement avait de longue datecessé de restreindreles mou- vementsdes Bush Negroes hors de leur zonesprotégées, il ne seraitpas dansl'intérêt des Bush Negroes de voirleurs traités renforcés».Detoute façon, concluait-il, «laplupartdeleursdroitstraditionnelsseraient proté- gés sous lestermesplusgénéraux des droits fondamentaux de la nouvelle constitution»2.Les Marrons n'ont jamais étéconsultés. Ainsique l'écrivit le juriste H.F. Munneke,«L'antipathiedes politiciens du Surinamepour la diversité légaleles rend insensiblesaux problèmes des Marrons et des Amérindiens qui souhaitent préserver leurspropres culturesjuridiques et leursterritoirestraditionnels»3.Les commentateursjuridiques Ellen- Rose Kambel et Fergus MacKay résument la situationencequi concerne la validité continuée des traités:

1Voir, par exemple,A.J.A.Quintus Bosz, Drie eeuwen grondpolitiekinSuriname, Assen, VanGorcum,1954, et «Derechten van de bosnegers op de ontruimde gronden in het stuwmeergebied»SurinaamsJuristenblad (1965) :14-21. 2 Edward Dew, The DifficultFlowering of Surinam :Ethnicity and PoliticsinaPlural Society,The Hague, Martinus Nijhoff,1978, p. 194. 3 Harold F. Munneke, Customary Law andNationalLegal System in theDutch-speaking Caribbean, With SpecialReference to Suriname,EuropeanReview of Latin American and CaribbeanStudies 51(1991),pp. 91-99—pp. 97-98. 88 PeupleSaramaka contre État du Suriname

Nous n’avons trouvé aucune preuve que lesTraités passés avec lesMar- rons auraient légalement pris fin. De plus,leTraitéd'Indépendanceentre les Pays-Bas et le Surinameen1975 n'apas affectélavalidité des traités puisque la législationantérieureaété conservée... [c'est-à-dire qu'elle]neseraitpas af- fectée par le processusdedécolonisation 1. Partout dans le monde durant lessiècles derniers, le statut plus général des traitéssignés entre lespeuplesautochtones (oumarrons)etles colons européens au cours de la période colonialeavaiteuses hauts et sesbas. Entre le seizième et le dix-huitième siècle, «les peuples indigènesétaient clairement considérés comme des entitéssouveraines capables d'assurer et de défendreleursdroitsdans le droitinternational.... Guerresettraités attestaient la reconnaissance par l'Europe de la personnalité politique et de la souverainetéterritoriale des nations amérindiennes»2.Àla finduXIXe et au XXe siècles,ledroit international mettait en doutelacapacité juri- dique des populations autochtones de contracter des accords internatio- naux mais,plusrécemment,les perceptions ont ànouveauété modifiées. En 1998, le rapporteur spécial pour la Commission des Droits de l'Homme des Nations Uniesaconclu, après uneétude détailléededix ans, queces traités«étaient et demeurent des instrumentsinternationaux » 3. Jusqu'àcequ'il yait jurisprudencedelaCour surlaquestionducarac- tère «international »dutraité saamaka, le jury restehors-jeu. Kambel et MacKay avancentqu'une «recherche extensive »seranécessaire avant qu'ilsoitpossibled’appuyer pleinement cette allégation, bien que soit ap- porté bon nombredepreuves àl’appui.Mais«alorsque lestraités peu- vent être ou ne pas être de caractèreinternational,ils sont certainement des arrangementscontractuelsnationaux applicables auxquelsles Marrons peuvent faire confiance pour défendreleursdroits, entre autreschoses,au territoire et àl'administrationautonomedecelle-ci.(...) Ce sont des con- trats de droitpublic » 4.Entre-temps, KennethBilby, qui aétudiéles trai- tésdes Marrons àtraverstoutes lesAmériques,affirmeque : En concluantdes traités avec lespouvoirs coloniaux européens dans leurs proprestermes, lesMarrons prêtaient serment àlafoisaupassé −mobilisant lespouvoirs de légitimationdeleursdieux et ancêtresafricains −etàl'avenir, en accordavec une nouvelle viefaite de paixetdeprospérité que de tels pactespromettaient.Dupoint de vue des Saamaka,les fondations sacrées sur lesquellesreposent lestraités n'ontpas changé, notamment parce que des pro-

1 KambeletMacKay, The Rights,pp. 73, 79. 2 Kambel et MacKay, Ibid,p.50. 3 Kambel et MacKay, Ibid,pp. 50-51. 4 Kambel et MacKay, Ibid,pp. 61, 64. L’incursionàAtjóni 89

cédures de prestationdeserment similairesàcellesutilisées au XVIIIè siècle demeurent incorporées danslareligionetles pratiques sociales des Marrons 1. Ou,comme l'écrivent Kambel et MacKay, «Les Marrons ont sans au- cun doutecompris que lestraités lesobligeaient mutuellement et en jurant un serment du sang se déclaraient àlafoiseux-mêmes et lesNéerlandais liéspour l’éternité » 2.Onest loin de l'histoire racontéepar le Juge Avocat Général de Freitas. Lesjuges de la Cour cependant continuèrent de questionner de Freitas, picorant çà et là dans sontémoignage. Juge Barberis :Si, comme vous dites, la lois'applique maintenant aux Saamaka,comment le leur a-t-onfaitsavoir ?Existe-t-ilune traductionsaa- maka du codecivil ? de Freitas:La langue officielle du Surinameest ... Juge Barberis :C'est la raison de ma question!Répondez-moipar ouiou par non. Ya-t-ilune traductionensaamaka du code civil? de Freitas:Non. Juge Barberis :Bien. Alorsdans ce cas, comment la populationsaamaka peut-elle connaître lesloisduSuriname? de Freitas:Parlenéerlandais, qu'ils apprennent àl'école. JugeBarberis :Laplupartdes Saamaka parlent le néerlandais? de Freitas:Ils le parlent autant que je sache, mais surtout depuis1986 3. Juge Barberis :Vous avezdit que lesloisduSurinamevalaient sur l'en- semble du territoire national,maissont-ellesréellement effectives dansl'inté- rieur ou ya-t-ilàla placeune loicoutumière? de Freitas:Tous lesSurinamiens sont sujets àlamêmeloi,l'intérieur en fait partie.Etles Saamaka sont des Surinamiens. Juge Barberis :Jevoudraisfaire une observation. La Couramaintenant entendutrois témoins[Price, Rensch, et de Freitas] qui ont donné deux images totalement différentesdelaréalité.D'après lesdeux premiers,ilexiste des lois coutumières et unesituationtrèsparticulière [enpays saamaka]. D'après le dernier témoin,les lois du Surinames'appliquent là-bas comme si c'étaitlapériphérie de Genève ou de Neuchâtel.

1 KennethM.Bilby, Swearing by thePast, Swearingtothe Future :Sacred Oaths, Alliances, and Treatiesamong theGuianeseand Jamaican Maroons,Ethnohistory, 44 (1997),pp. 655- 689—p. 677. 2 Kambel et MacKay, The Rights,p.66. 3 Il est ànoter qu’en 1986, l’avènement de la guerre civileentraînalafermeture, par les militaires, de la totalité des raresécoles de l’intérieur. 90 PeupleSaramaka contre État du Suriname

Cesprocéduresplutôtbizarresfurent conclues par lesréquisitions et lesplaidoiriesdechaque partie.Les argumentsdelaCommission furent brefs, s'appuyant surtout surson mémorandum détaillé.L'avocatduSuri- nameconclut simplement que, dans l'opinion du président du Suriname, «l'indemnisationdans le cas présent devrait se faire en nature, nonfinan- cièrement,etcontenirdes chosestellesque des habitats normaux, des terres agricoles,lasécurité socialeetdes équipementsmédicaux et d'édu- cation[pour lesSaamaka] ». Comme le tempspour lesréfutations était passé,personne n'eut la possibilité de demanderpourquoi de telleschoses ne faisaient pas encorepartie des droits des Saamaka, en accordavec leur statut de citoyens du Suriname. La courajourna l’audience, et tout le monde se leva lorsque sortirent lentement lesjuges en robes noires. Le Juge AvocatGénéraldeFreitas s’approcha de moid’unpas nonchalant et tenditlamain. «Vous savez », me dit-il en néerlandaisavec un sourire,«depuislaRévolution[le coup d'État,en1980],les Marrons ne vivent plus comme des gens isolés.De- puisvotre dernièrevenueauSuriname[1986],ils sont tous partis vivreen ville,ils vont tous àl'école, ils savent tous lire et écrire,etlapolygamie n'apluscours. En fait,leprésident Venetiaan lesconsidèrecomme ses frères ». Puisilajoutaunmessage plus personnel :«Mescollèguesetmoi [dans l'armée] étions bien informés de tous vos écritsetnous espérons que vous pourrezrevenir au Surinameunjour prochain.Enfait, nous vous préparerons un accueil vraiment spécial,qu'importe quand vous vien- drez ». En plus de cette menaceàpeine voilée, j'étaiscontrarié par l'idéologie militanteetrévisionnistedugouvernement vis-à-visdeses populations marronnes telle que l'exprimaitdeFreitas,qui semblait former unenou- velle et dangereuse menace. Dans sa version des choses,lapropriété du territoire marronpassait àl'État, la loimarronperdraitdesaforce,les en- fantsnés desmariagespolygamesdeviendraientdes bâtards, et tout un tas d'autresaspectsdes droits marrons àexister comme peupledistinct serait simplement effacés.Ces tentatives pour éteindre l'ethnicité par fiat, ou par lesfantasmesunilatéraux d'une élite urbaine, paraissant même potentiel- lement plus dévastateur que l'agression directe 1.Maissi, dans certains contextes,celaauraitprobablement arrangé le gouvernement du Suriname −pour des raisons militairesouvénielles−d'effacer le plus possiblede

1Bien sûr, l’élite dirigeante ne veut pas effacer toutetrace d’ethnicité,maisseulement celle des tribus (primitives).Lavie urbaine au Surinameetles partis politiques de ce pays sont depuislongue date bâtis surunpartage ethnique du pouvoirentre noirs ou Créoles (Afro-Surinamiens non-marrons), Hindoustanis(en provenance d’Inde),etJavanais(Indonésiens),avec quelques niches réservées aux Chinoisetaux Libanais. Contrairement aux Marrons et aux Amérindiens,ces autres groupes (mêmelorsqu’ils parlent leurslangues propresdans leursfoyers) participent pleinement du fonc- tionnement de l’Étatmoderne. L’incursionàAtjóni 91 différencesculturelles,ilmeparaissait clairque leurstentatives n'iraient pas sans rencontrerdecontestation. Peuaprès le procèsd'Aloeboetoe, leschefssuprêmes des groupes marrons furent presséspar le gouvernement de prêter leursnomsàl'Ac- corddePaixd'août 1992 (Akkoord voorNationaleVerzoening en Ontwik- keling), qui mettait officiellement termeàsix années de guerre civile.Ce document long de vingt pagesest largement consacréaux questions du droitàla terre, aux minéraux et aux ressourcesnaturelles−toutes décla- rées appartenirsans ambiguïté àl'État. Le document ne laissait aucun doutesur le fait que le gouvernement se lançait dans un programme rigou- reux, vis-à-vis de sesminoritésmarronnes et amérindiennes, d'unification juridique, d'uniformisationet, pour finir, d'appropriation. Et leschefssu- prêmes,dirigeantssacrés aux yeuxdeleurssujets, s'ytrouvaient redéfinis par l'État comme de simplesfonctionnaires. Le Commissaire de District Libretto −responsabledes affairesmarronnes −déclara,entermesclairs, que «l'intentiondugouvernement estdereléguer les[chefs marrons]à une purefonctioncérémonielle.Ils ne pourront plus,comme par le passé, être en mesure de dire «Oui »etque celasignifieoui,ou«Non»etque cela veuille dire non. ... Leur volonténefaitplusloi » 1. Leschefssuprêmes se conformèrent en signant,maislorsd'une visite officiellesuivanteaux Pays-Bas,ils demandèrent la clarificationdes «droitsdelaterre et des titresdepropriété »mentionnés dans ce docu- ment,etréitérèrent leursrevendications d’exercer leur autorité tradition- nelle surleursterritoiresdel'intérieur du Suriname. «Incidemment », m'écrivaitl'anthropologue H.U.E. Thoden van Velzen après avoir partici- pé àces réunions,«le GaamáSongó Abóikóni étaitleplusdirect àpropos de cesdroitsterriens :'de la Crique Mawási jusque là-haut,toutelaforêt estànous.Devons-nous ànouveaumenerlaguerre de nos ancêtres?’ demanda-t-il−àcemoment le Commissaire de District alla se chercher du café ».

***

Le jugement de quarantepages rendu surlecas Aloeboetoe(datédu 10 septembre1993) ordonnaitauSurinamedepayer àune cinquantaine de Saamaka des compensations àtitre de dommages totalisant 453102 dollars US.Ledocument rédigé en espagnol donne àlafoisdequoi être fieretdequoi être déçu.Que le gouvernement du Surinameait étéoffi- ciellement jugé coupabledemeurtressur lespersonnes de sept civils mar- rons,qu'il aitreçu l'ordredepayer àleursdépendants près d'un demi-

1 Vrij Nederland, 24 octobre1992, p. 25. 92 PeupleSaramaka contre État du Suriname milliondedollars (endevise)etque la définitiondeces dépendantsaie tenu comptedecertaines des spécificitésdelastructuresocialesaamaka estune victoire pour lesactivistesdeMoiwana'86 et pour la Commission. Qu'ilsesoitavérésidifficile de communiquer efficacement àlaCour cer- tainsautresargumentscléssur la différence culturelle,l'autonomie et- nique et l'intégrité territoriale futune frustration, laissant àdefuturslitiges la tâche de résoudrecertaines questions fondamentales. La décisiondelaCour étaitémailléededéclarations approuvant l'im- portance de la différence culturelle et de l'autonomie ethnique. La seule questionqui nous intéresse iciest de déterminer si lesloisdela famille du Surinames'appliquent àlatribusaamaka.Decepoint de vue, les preuvesmontrent que lesloisduSurinamesur ce sujet n'ont pas de vigueur en ce qui concerne cette tribu;lesmembres de la tribuneles connaissent pas et sont plutôt gouvernés par leursnormespropres.Pour sa part, l'État ne main- tient pas dans la zonetribaleles structures nécessairesàl'enregistrement des mariages,des naissancesetdes décès. (...) De plus,les conflits qui se font jour surces sujets ne sont pas soumis par lesSaamaka aux tribunaux du gouver- nement et l'interventiondes coursdans ce genre d’affaire lorsqu’ellesont trait àdes Saamaka estvirtuellementinexistante 1. Et àplusieursendroits le gouvernement essaya de définir la coutume localedemanièrequelque peu détaillée, s'appuyant essentiellement sur montémoignage et mespublications.Maisendépitdeces excursions dans l'ethnographie, la Cour échoua systématiquement àfaire réellement usage de sesconnaissancesnouvellement acquises surladifférence cultu- relle,unpeu comme si elle se plaisait àreconnaître l'existence, par exemple, du «système matrilinéaire »oudela«polygynie»,maisse montrait incapable de comprendreses implications dans lessituations où ellescontredisaient ce que lesjuges prenaient pour lesnormes«natu- relles »delafamille occidentale−ou, ainsiqu'ils le formulèrent,lapure «naturehumaine ». Parexemple, la Cour tintplusieursfoisqu'il n'étaitpas nécessaire que la Commission démontrâtceque «nous »considéronsêtre des sentiments «naturels» ou des relations de solidarité familiale.Ils écrivirent par exemple que «Les parentssont présumés avoirsouffert psychologique- ment de la mort cruelle de leursfils,parce qu'ilest dans la naturehumaine de toutepersonne de ressentir du chagrin si sonfilsasouffert la tor- ture » 2.MaislaCour ne considérapas comme étantconvaincants lesar- gumentsdelaCommission, largement misenavant àtraversmon témoi- gnage,selon lesquels, dans la sociétésaamaka, une personne puisse res- sentir une peine égale àl'endroitdufils de sa sœur s'il asouffert de même,

1 CIDH 1993, p. 18. 2 CIDH 1993, p. 24. L’incursionàAtjóni 93 déclarant qu’ils auraient eu besoindepreuvespécifique pour montrerdans chaquecas quedetelsdépendantssouffraient d'uneblessurepsycholo- gique −apparemment le témoignage d'un psychologue/psychiatre qui avait interrogé lespartiesenquestion. Pasplusque la Cour n'acceptaque certainsparentsnomméscomme dépendantspar la Commission −des gens tels qu'une sœur ou une sœur de la mère de la victime−reçoivent compensationpour la perte d'un soutien(malgré leur reconnaissance de l’existence d'épouses polygyniques et de leursenfants). «LaCour »écri- vaient-ils «est conscientedes difficultés(du casprésent):il s'agitd'une communautévivant dans la jungle, dont lesmembres sont pratiquement illettrésetn'ont pas l'usage de documentationécrite. Cependant,d'autres (moyens de preuve)[non précisés]auraient pu être employés » 1.Dans cet aspect de l'affaire,dans lequel lesrelations de parentéauseindelafamille matrilinéaire et étendue, quivont àl'encontre des normesoccidentales, sont impliquées,untémoignage ethnographique généralportant surl'or- ganisationdomestique combiné àdes déclarations surl'honneur données au cas par cas par des proches saamaka furent sommairement jugésinsuf- fisants. Et dans la même veine, pour lesgens quelaCour désignait comme «héritiers »(pour la Cour,une catégorie non problématique, uni- verselle)plutôtque comme «dépendants »(considérés comme catégorie chargée culturellement), lespreuves spéciales furent jugéesnon néces- sairesdans la déterminationdes dommages matériels comme psycholo- giques.Voici comment ils organisèrentletri entre ces catégoriesdepa- renté, prétendant àlafoisprendreencompteles coutumeslocalesetles foulantaux piedsdanslapratique (par l'application de principes anti- sexistes universalistes) : Il estderèglecommune, dans la plupartdes systèmes juridiques,que les héritiers d'une personne soient sesenfants. Il estdemêmegénéralementac- ceptéqu'un époux aitsapartdes biens acquis pendant le mariage. (...) S'il n'existenienfantsniépouse, la loiprivée commune reconnaîtles ascendants comme héritiers.... Cestermes−«enfants », «époux »et«ascendants»−de- vraient être interprétésenaccordavec la loilocale (...) qui dans le cas présent n'estpas la loiduSuriname, parce quecette loin'est pas en vigueur dans la région, en ce qui concerne le droitdelafamille.Par conséquent,les coutumes saamaka doivent être prises en compte(...) dans la mesure où ellesn'entrent pas en conflit avec la ConventionAméricaine. De là,enseréférantaux «as- cendants»,laCour ne fera aucune distinctiondegenre, même si celadoitêtre contraire àlacoutume saamaka 2. Assezparlé,comme on dit, du systèmematrilinéaire.

1 CIDH 1993, p. 24. 2 CIDH 1993, p. 19. 94 PeupleSaramaka contre État du Suriname

Pourdes raisons que l'on ne peut qu'imaginer,laCour dans cette af- faire choisitd’esquiverlaquestionclé de l'intégrité territoriale saamaka. Bien quedans l'aire relativement «sans risque »dudroit de la famille,la Cour avait pour la première fois pris en comptela«loicoutumière»,elle tourna le dos quand il s'estagi de la questionépineusedel'autonomie eth- nique ou de la souverainetéauseindes États-nations.LaCour notaque : Le dossier de la Commission maintientque lesSaamaka jouissentd'une autonomieinterne en vertu du traité du 19 septembre1762, qui leur permitde gouverner selonleursloispropres.Ledossier affirmeque cesgens «ont ac- quisleur droits surlabased’untraité concluavec lesPays-Bas,reconnais- sant,entre autreschoses, l'autorité localedes Saamaka surleur propre terri- toire».Le dossier est accompagnédutextedutraité mentionné, et il ajoute que « lesobligations en vertudutraité sont applicables par succession à l'ÉtatduSuriname » 1. Mais il conclutensuite,sansaucune explication, que : La Cour ne considèrepas comme nécessaire d'examiner si l'accord est un traité international.Elle limite sescommentairesàdire que s'il s'étaitagi d'un traité international,celui-ciseraitaujourd'hui invalidecar contraire aux règles du juscogens superveniens [dans lequel une nouvelle norme impérativedeloi universelleannuletoutes dispositions contrairesd'untraité international anté- rieur] 2. Ce que la Cour soutenait iciest que, parce que le traité de 1762 inclut plusieurs articles quispécifiaient le retour des esclavesenfuite,etpuisque l'esclavageetlatraite des esclavessont interdits par des normes, auquel il ne peut être dérogé, de droitgénéral international (juscogens), «unac- cord de ce type ne peut pas être invoqué devant une cour internationale des droits de l'homme,»3et quetouteplainte fondée surcedocument est sans valeur devant la Cour.LaCour affirmaplusloinqu’elle «nejuge pas nécessaire de déterminer si lesSaamaka jouissent d'une autonomie légi- slativeetjuridictionnelle dans la région qu'ils occupent,»4 car pour des raisons qui tiennent àlaprésenteaffaire,«la seulequestionqui nous inté- resseici estdedéterminer si la loisaamaka surlafamille [entant qu'elle s'opposeaudroit de la famille du Suriname] s'applique àlatribusaama- ka »(et ils statuèrent queoui) 5.

1 CIDH 1993, p. 17. 2 CIDH 1993, pp. 17-18. 3 CIDH 1993, p. 18. Comme le montrent Kambel et MacKay, l’applicationdujus cogens signifieque «àl’égarddes dispositions concernant l’esclavage, le traité de 1762 estnul - [mais] celanesignifiepas nécessairement (…)que le traité dans sonentiersoitinva- lide»(Rights, p. 63).Les Saamaka eux-mêmes n’ont aucun souvenirque l’esclavageait étémentionné dans le traité –autrement que pour signaler qu’ils en étaient libérés ! 4 CIDH 1993, p. 18. 5 CIDH 1993, p. 18. L’incursionàAtjóni 95

La Cour,alors,réfutasommairement l'argument de la Commission selonlequel l'arméeduSurinameavaitviolé le territoire saamaka (cequi auraitpuouvrir la boîte de Pandorepour des pays comme le Brésil, la Co- lombie ou le Pérou),sur une subtilité juridique −enchoisissant de ne pas examiner lesquestions légales plus larges.Delamêmemanière, la Cour rejeta le paiement d'une compensationaux Saamaka en tant que peuple, pour dommages moraux, arguant que l’affaire présentée par la Commis- sion, selonlaquelle lesmeurtresavaient étéenpartie motivés par la haine raciale, n’étaitpas prouvée 1.Comme le commentaitDavidPadilla,«Sur ce sujet[des dommages moraux subispar lesSaamaka en tant que peuple] la Cour semblait être totalement passéeàcôtédelaquestionperti- nente»2. Mais il yaplus.Etait-ce de la partdes juges simple opportunismepo- litique de ne pas aborder la questionlégalecentrale de populations «tri- bales »auseind'États-nations,ouquelque chosedeplusobscur s’était-il produit?Le jugement (pages 12-13) se réfère aux décisions de la Cour, d'après l'audience finaleauCosta Rica, «d'employer lesservices d'exper- tise» de deux Surinamiens «pour obtenirune informationpluscom- plète»,dont une partie seulement futjamaismontréeàlaCommission, et d'envoyer le secrétaire adjoint de la Cour faire une visite d'une semaineau Suriname, avec des objectifssimilaires.Ilyalieudecroireque l'informa- tionrassembléepar ces moyens −que la Commission n'eut pas la possibi- lité de réfuteretdont une partie semble provenir, sans que la Cour s’en doutât,desourcesproches de l'armée−joua un rôle important contre l'ac- ceptationdelaCour des argumentssur la naturedel'autonomie des Mar- rons au Suriname. Unepersonne lourdement impliquée dans la conception de l'AccorddePaixd'août 1992, qui confirmalapropriété par l'État des terres et des ressourcesdel'intérieur,était l'un des «experts »surinamiens consultéspar la Cour.ToutedécisiondelaCour qui auraitreconnu les droits territoriaux des Saamaka ou leursdroitscollectifs «entant que peuple»,auraitprislerisque de bafouer cetaccorddepaixàpeine conclu et lesjuges ont pu décider,pour cette raison, de ne pas examiner lesques- tions juridiques s’y trouvant liées.Ouencore la Cour n'était-elle peut-être àl'époquepas encore prêteàaborder de tels sujets,surtout s’ils n'étaient pas indispensables au traitement du cas spécifique qui luiétait soumis.

1 CIDH 1993, pp. 26-28. L’arrêtdelaCour utilisedefaçon systématique le terme«racial »pour désigner ce que je qualifie d’ «ethnique ». J’ignoresilaCour comprit que la Commis- sion n’appuyait pas sonargumentationsur la baseduphénotype –enréalité,les meur- triers et lesvictimes étaient, sur un plan physique, largement indiscernables –maissur celle de la culture,delapolitique et de l’histoire.(En droitinternational,ladéfinitionde la discriminationracialeinclut la discriminationfondée sur l’appartenanceethnique – ainsi que d’autresmotifs de discrimination, comme l’ascendanceoul’originenationale-, il yadonc une tendanceàuserduterme de «race »comme raccourci pour «ethnicité ».) 2 Padilla,«Reparations,»p. 548. 96 PeupleSaramaka contre État du Suriname

Le jugement d'Aloeboetoe −lepremier cas amené devant la courpar des Marrons du Suriname−prépareleterrain pour lesaffaires Moiwana Village v. Suriname (surlaquelle la Cour statua en 2004)etSaamaka PeoplevSuriname (statuée en 2007). Superposées lesunes aux autres, ces affairesnous font parcourir un long chemin vers la définitiondequestions de l'autonomie et du contrôle territorial, qui furent soulevées mais partiel- lement éludéesdans Aloeboetoev.Suriname. Le massacre de Moiwana

Dans le village de Moiwana, nonloind'Albina, un soldat avaitarrachéunnourrisson des bras de sa mère, placédans sa bouche le canon de sonarmeetappuyésur la gâchette.

Kenneth Bilby

La guerre civile qui durade1986 à1992 offrait aux gensdelaville une excellenteoccasiondemettre en pratique des préjugés entretenus de longue dateàl’endroitdes Marrons.En1987, un enquêteur américainsur la situationdes droits de l’homme rapportait que «plusieurssourcesaf- firmentque le gouvernementsurinamiennecherche passeulement àécra- serles rebelles, mais qu'il commetungénocideenversles Marrons », et que l'homme fort de l'armée, Desi Bouterse,lorsd’émissions radiopho- niques,«dénonça tous lesMarrons (...) menaçade«vous tuer tous »et« trouver vos abattis et lesbombarder » 1.«La responsabilité ultimedela guerre civile incombe directement àl'armée nationaledirigée par le Commandant Bouterse », écrivit un éminent universitaire néerlandaisen 1988. C'étaitcette arméequi,dès le mois de mai1986, adoptalapolitique de re- présaillescollectives àl’encontre des communautés marronnes.(...) Alimen- téepar leur propremépris des Marrons et de leur culture,l'armée se plaisait à laisserleconflit s'étendre àpresque tout l'intérieur du pays.(...) Lesautelsre- ligieux marrons devinrent des cibles désignées. ÀMungo Tapu, l'autel de Gaan Gadu, l'undes dieux majeursdes Ndjuka, futdétruit. LesMarrons qui gagnaient leur viedans l'industrie du boisutilisaient cet autel pour ygarder leurséconomies. Lessoldatss’emparèrent de 96 000 florinsdans cet endroit sacré 2. L'anthropologue KennethBilby, témoin quasi-direct de ces évène- ments, écrivit : Le moment de basculement (...) survint en novembreetdécembre 1986, lorsqu’une campagnemilitaire dans l'estduSuriname entraînalamortde150 civils ;dans un certain nombredevillages ndjuka du fleuveCottica, des Mar- rons sans armes−dont des femmesenceintesetdes enfants−furentrassem- blés et massacrés.(...) En moinsdequelques semaines,plusde10000 réfu-

1 Joseph Cerquone, Flight from Suriname: RefugeesinFrench Guiana,Washington, D.C.,Comité américainpour lesréfugiés,1987, p. 5. 2 H.U.E. Thoden van Velzen, «Ten geleide »et«Militaire patstellingbeheerst Suriname» dans T.S. PoliméetH.U.E.Thoden van Velzen, Vluchtelingen, opstandelingen en an- dereBosnegers vanOost-Suriname, 1986-1988,Utrecht, Instituut voor Culturele Antro- pologie, 1988, pp. 7-9,14-25—pp. 7-8, 19. 98 PeupleSaramaka contre État du Suriname

giés marrons étaient arrivés en Guyane française. Lestémoins rapportent d’horribleshistoiresdevillageoissans défense misenrang et fauchésàl'arme automatique pendant qu'ils demandaient grâce. Je me trouvaislàquand lesré- fugiés commencèrent àarriver en masse àSaint-Laurent,etj'aiparlé àplu- sieurs de cestémoins oculairesquelques joursseulementaprès queles mas- sacres eurent lieu. Desnombreuses atrocitésque l’onm’a relatées,ilenest une qui se détachaitparticulièrement par sa brutalité.Danslevillage de Moiwana, nonloind'Albina, un soldat avaitarraché un nourrissondes bras de sa mère,placé danssabouche le canondeson arme et appuyésur la gâ- chette 1. Uneunité militaireforte de soixante-dixhommes(dont àpeu près une moitié d'Amérindiens,dont certains avaient étéchoisisparce qu'ils con- naissaient personnellement leshabitantsduvillage) avait étéenvoyée par l'arméeavec l’ordre de raserMoiwana, censéêtre un bastionduleader du JungleCommando, le 29 novembre1986 2.Usant d'armesautomatiques, de grenades àmain, et de dynamite,ils remplirent leur tâche méthodique- ment.D'abord, ils condamnèrent chacune des issues du chapelet de ha- meaux,s'étendant surdeux kilomètres, qui constituaitMoiwana, puispen- dant lesquatre heures et quelquequi suivirent,ils allèrent de l’unà l’autre.Ilnes’agissait pas d’un acte de violencefortuit. «Ils tirèrent sur tout le monde −les gens sans armes, lesfemmes, lesfemmesenceintes, un bébé d'àpeine sept mois.(...) Ils ne firent aucune distinction»3.Au moinstrente-neuf civils ndyuka sans arme −laplupartdejeunes enfants (dont quatre nourrissons)etdes fillettesmaisaussi plusieursjeunes femmesenceintes et despersonnesâgées −furenttuésdesang-froid,cer- tainsétaient misenpièces àlamachette,beaucoup d'autresétaient blessés, toutes lesmaisons furent complètement brûléesetungrand nombredes

1 KennethM.Bilby, The Remakingofthe Aluku :Culture,Politics, and Maroon Ethnicity in French SouthAmerica,Thèsededoctorat,Johns Hopkins University,1990, pp. 505- 06. 2 Voir, par exemple, Suriname: Violations of HumanRights, London, Amnesty Interna- tional,1987 ;Cerquone, Flight;AdianteFranszoon, «Crisisinthe Backlands»Hemis- phere 1, 2(1987) :36-38; MemreMoiwana,Paramaribo, Moiwana’86,n.d.[ca.1990];et T. S. PoliméetH.U.E.Thoden van Velzen, Vluchtelingen, opstandelingen en andere Bosnegers van Oost-Suriname, 1986-1988,Utrecht, Instituut voor Culturele Antropolo- gie, 1988. LesAmérindiens,enparticulierles Caraïbes (Galibi), avaient étéutilisés,dès lespremières années de la colonisation, comme hommesdetroupe contre les Marrons, au sein des arméescoloniales (voirPrice, Alabi’s World,pp. 403-04).Tout au long de la récenteguerre civile, Bouterse –qui revendique une ascendanceenpartie amérindienne –manipula lesrelations entre Amérindiens et Marrons àson avantage,notamment par la créationdes Tucujana Amazones qui, àlafin de la guerre,contrôlaient toutelapartie oc- cidentale du pays,etqui –avec le JungleCommando et le gouvernement national –for- maient lespartiesprincipales du Traité de Paixd’août 1992. 3 MemreMoiwana,p.13. Le massacredeMoiwana 99 habitantsduvillage s’enfuirent dans la forêt 1.Rienqu'en décembre, d'après un rapportduDépartement d'État américain, 244Marrons furent tués par l'arméenationaleet«lesescadronsdelamortdel'armée opé- raient largement surinstructiondugouvernement contre lesMarrons » 2. Bientôt lesvillages ndyuka de Wanhati, Sabana,Mungo Tapu Mora- kondee,Abaadukondee et d'autressitués dansl'est du Suriname, furent rasés, bien souvent avecl'aided'avions légersetd’hélicoptères de combat, parfois avec des bulldozers. Lorsqu'un enquêteur des Nations Unis fut conduit àtraverslazonequelquesmoisplustard, il rapporta qu’en dehors du personnel militaire,«aucunêtre humainouêtre vivant n’étaitenvue, si l'on excepteles chiens faméliques d’Albina. La végétationdelajungle avait envahi lesbâtimentsdétruits»3. Quatre ans après lestueriesdeMoiwana, l'un des survivants−âgé de huit ans et quivivaitdans un campderéfugiésenGuyane française−re- çut des feutresd'une infirmière,etonlui demanda de dessiner ce qu'il voudrait. Sa réponse:un hélicoptèredel'armée surinamienne larguant des bombes surtrois femmeset, sous terre, morts, deux petits enfants, une jeune fille et unefemme avec un bébédans le ventre.Pour orner ce des- sin, il utilisaletamponencrédel'établissement,dans lequel il avaitété parqué la moitié de sa vie:«CAMPREFUGIES SAINT-LAURENT » 4. Àquelques joursdumassacredeMoiwana, après la parutiondenom- breux articlesdans la presse néerlandaise (dans lesquelsdes photos de corps de femmesetd'enfantsqui avaient étébalancés àl'arrière d'un ca- mion),l'AgenceofficielledePresseauSurinameraconta l’histoire àsa façon.

1 Fergus MacKay (éd.), Moiwana zoekt gerechtigheid: De strijd van een Marrondorp tegen de staat Suriname,Amsterdam,KIT Publishers, 2006, pp. 10-11. Cour interaméri- caine des Droits de l’Homme,affaire Moiwana Village v. Suriname,Jugement du 15 juin 2005, liste des nomsdes 39 tués, et des 130survivants,aux paragraphes86(16 et 17).Il yaeud’autrespersonnes tuées, dont cinq enfants, mais ellesn’ont pas pu être identifiées avec suffisamment de certitude pour que leur mort puisse être invoquée surunplanjuri- dique. 2 Henk E. ChinetHans Buddingh’, Surinam :Politics, Economicsand Society,London, Frances Pinter,1987, p. 116. 3 S. Amos Wako, «Summary or Arbitrary Executions: Report by theSpecialRappor- teur,»Genève [?] :Commissionsur lesdroits de l’Homme,Conseiléconomique et so- cial des Nations Unies. [E/CN.4/1988/22, 19 janvier 1988],p.43. 4 L’infirmière en psychiatrie AngèleGilormini, qui m’aaimablement donnécedessin, qu’elleavaitrepêchédans unecorbeille àpapier du camp, me raconta que d’autresen- fantsdessinaient «des hélicoptères et des bombes,des soldatslourdement armésetaux visages masqués par des bandanas -des images inquiétantes et terriblesdecequi s’était produitàMoiwana ». 100 PeupleSaramaka contre État du Suriname

Àquelques joursdumassacredeMoiwana, après la parutiondenom- breux articlesdans la presse néerlandaise (dans lesquelsdes photos de corps de femmesetd'enfantsqui avaient étébalancés àl'arrière d'un ca- mion),l'Agence officielle de Presse au Surinameraconta l’histoire àsa façon. Au cours de ces derniersjours, aux Pays-Basmaiségalement au Suri- name, la questionaété posée de savoirdans quelle mesure le gouvernement, dans sa lutte contre lesterroristes de Brunswijk,avaitviolé lesdroitshumains. La questionenparticuliers’est posée parce que plusieurssourcesont prétendu que, au coursdemanœuvresmilitairesdans l'estdupays, des civils auraient également ététués. La mort de cescivils s’est produite lors d’une tentativedemettre finau terrorisme.Ilfaut donc la comprendre en ayantàl’espritlefaitque lesterro- risteseux-mêmesont ouvertlefeu depuisleursvillages surdes patrouillesde l'arméenationale. -Qui estréellement responsabledelamortdecivilsdans cette guerre ? -Laresponsabilité de cette affaire peut-elle être rejetéesur lesmilitaires? -L'armée s'est-elle rendue dans l'estduSurinamesans aucune provoca- tion, pour mener une actionmilitaire absurde ? -Lapressenéerlandaise n'a-t-elle pas,par soifdesensationnalisme,faitdu terroriste Brunswijk un combattant pour la liberté ? Le massacredeMoiwana 101

-Qui aprisrefugeparmi lescivils et lesautiliséscomme boucliers contre l'arméenationale? -Qui sont lesvrais violateursdes droits humains et qui lessoutient ? La réponseàces questions estsimple. Personne n'anommé Brunswijk.Il estcontrôlé et créé par les Pays-Bas. Sans luietses patrons,leSurinameau- rait subi beaucoup moinsdedommages,moins de morts et moinsdedésola- tion. -Qui donc estresponsable de tout cela ? -Les droits de l'homme au Surinamesont-ilsvioléspar le gouvernement ou par...1 ? Deux ans et demiaprès lestueriesdeMoiwana, et suite àune pression internationaleconsidérable(aussibienque des rivalitéspermanentes entre l'arméeetlapolicecivile), la policecivile plaçal'undes participants, Or- lando Swedo,engarde àvue pour interrogatoire et plaça l'enquêtesous la directiondel'Inspecteur de policeHermanEddy Gooding (qui travaillait également suruncertain nombred'autresaffairesdans lesquellesl'armée étaitimpliquée). Stanley Rensch rapporte que Swedo, qui avait étéplacé en garde àvue civile,fut physiquement tiré de prison par trente-cinq membreslourdement armésdelapolicemilitaire et amené, au milieud’applaudissementssonores,àune réunion qui se trouvaitprésidée par le Commandant Desi Bouterse,etàlaquelle il futreçu avec leshonneursmili- taires.Àcette même réunion, Bouterse déclara que l'Inspecteur Gooding au- rait dû s'adresser à lui,aulieudefaire arrêterSwedo, carSwedo ne faisaitque suivre lesordres. Ouvertement,ildéfia dès lors la police[civile]delui adres- serdirectement ses plaintes,àlui, commandant,s'ils souhaitaient parlerde Moiwana 2. En dépitdecet avertissement,l'Inspecteur Gooding décidadepour- suivre sonenquête. Puis, dans la nuitdu4au5août 1990, peu après qu'il eut quitté une réunion aveclecommandant adjoint de la Policemilitaire, on le trouva mort par balles, àtrentemètresdubureauduCommandant Bouterse 3.

1 SurinameNewsAgency, dans De West,15décembre1986, cité dans MemreMoiwana, pp. 26-27. 2 MemreMoiwana,p.5;In Memoriam Herman Eddy Gooding :Viribus Audax, man- moedigdoor innerlijkekracht,Paramaribo,Moiwana’86,n.d.[1992],p.8. 3Le personnel de Moiwana’86 désignalemeurtre de sang-froid de l’inspecteur Gooding parlapolicemilitaire de «point bas absolu, en termes de droits humains, de la période 1980-90 »(In Memoriam,p.5). Lescollègues de Gooding dans la policecivile étaient aussi de cet avis: peu après sonenterrement,treize d’entre eux,«convaincusque l’avenirétait sansespoir, »s’enfuirentavecleurs famillesaux Pays-Bas(In Memoriam, p. 16).Une enquêtesur la mort de Gooding avait étéentreprisepar uneCommission d’enquête spécialenomméeaprès des manifestations de grande ampleur au Surinameet àl’étranger.Maismoins d’un mois plus tard,les enquêteurs buttèrent contre ce quele 102 PeupleSaramaka contre État du Suriname

Pourlegouvernement surinamien, la mort de Gooding signalaitlafin de l'enquêtesur le baindesang de Moiwana. En 1993 une fossecommune futdécouverte près du site du village détruit et on déterraquelquescorps qui furent identifiés, mais en dépit de la pression internationale, le mi- nistre de la justiceetlapoliceconclurent que «les problèmessociaux et économiques du Surinamedoivent avoir la priorité surl'enquêtesur un fusillade meurtrière », et riendeplusnefut fait 1.

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La plupartdes survivantsaumassacredeMoiwana de 1986 parvinrent àatteindrelaGuyane française,oùils passèrentsix années avec des mil- liers d'autresréfugiésmarrons de la guerre civile du Suriname, dansdes camps sordides entourésdefilsbarbelés,etgardés par des légionnaires françaisetd'autresmilitaires. L'État françaisfournitles fonds (censément, 10 millions de dollars par an) pour conteniretgarder en vieces gensdé- sespérés,parmi lesquelssetrouvaient beaucoupdes parentsdeceux qui avaient étémassacrés et dont lesmaisons avaient étédétruites.L'Étatne fitpas grand-chose de plus. Personne ne voulaitd'eux −nileSuriname, quiles voyaitcomme des ennemis ;nilaGuyane française, envahiepar des immigrantsclandestins en provenance d’Haïti, du Brésil et du Guyana,ainsi que du Suriname; et certainement pas la France. En 1989, Libération rapporta surunton cho- qué, sous la manchette «Des condamnés au «non-droit » : Dans un département français,laGuyane,plusieurs milliersdeSurina- miens sont parqués dans des campssous contrôle de l'arméefrançaise, sans droitauséjour,autravail, àlascolarisation, garantie de non-refoulement vers le pays de persécution, droits sociaux,liberté d'expression, [...] c'estlenon- droitabsolu. Uneapplicationnormale de la législationfrançaise et du droitin- ternational auraitvouluque ces«nègres marrons »obtiennent la reconnais- sance de leur statut de réfugiés.[...] Problème de taille :àaucunmoment,les solliciteursd'asile«nègresmarrons »n'ont étéinformésdelaprocédure à suivre.[...] Rien ne s'opposaitàune délivrance massive de cartesdeséjour temporaire,l'administrationayant tout pouvoirenlamatière.Legouverne- ment apréféré organiser, surleterritoire français,leséjourclandestin de plu- sieursmilliers de personnes 2.

ministre de la Justiceetleprocureur généralpar intérim appelèrent publiquement «un muraveugle»(Zwamborn, «Suriname, »p.17).«L’atmosphèredepeur et lesintimida- tions faisaientque lestémoins potentiels demandaient que l’ongarantîtleur sécurité ;des officiersdepoliceetd’autres représentants des forcesdel’ordre reçurent des menaces de mort »(Ibid.). 1 Pourplusdedétails,voirMacKay, Moiwana,p.13. 2 Jean Quatremer, Libération,9mai1989, p. 25. Le massacredeMoiwana 103

Un autre observateur français expliqua que : La France n'avoulu, àaucun moment,accorder le statut de réfugié:lessu- rinamiens ne sont que des «personnes déplacées àtitre temporaire »—parce que le statut de réfugiéaccorde quasiment lesmêmes droits que lesnationaux, parexemple, le droitautravailetaux diversesallocations versées par l'État français(...) et aussipour éviterl'afflux d'une population(...) de façon àassu- reràla basespatiale de Kourou le calme et la sécurité qui sont indispensables àson fonctionnement.Enfin,les réactions politiques en Guyane pourraient être violentes si la France accordaitlestatutderéfugiéà10000 immigrants. Ce refusd'accorderlestatutderéfugié,associéàla volontéderestermaître chez soi, conduit la France àrefuser la priseencharge des camps par le Haut- Commissariat auxRéfugiés(HCR)des Nations-Unies,qui reste seulement acceptécomme interlocuteur privilégiédans un difficile dialogue tripartite : Surinam /HCR. /France 1 Lorsque Sally et moi-même avons pour la première fois visité les camps, au début des années1990, lesfemmesetles enfantsqui consti- tuaient la majorité des milliers de personnes incarcérées là-bas étaient en- trées dansune routineanesthésiante. Ellesrecevaient suffisamment de nourriturepour pouvoirsurvivre, de même que des soinsdesanté appro- priés, mais ellesétaient coupées àlafoisdeleur passéetd'unavenirqui soit prévisible. Unevisite qui nous avons décrit dans notre journal de 1991 peut peut-êtredonnerune idée : Puisnous sommespartis pour la réunion avec le psychiatre [français]qui a demandé notre assistance pour communiquer avecunpatient saamaka âgé de quatorze ans actuellement incarcérédans un campderéfugiés ndyuka.Le contextepersonnel du patient,d'après le psychiatre,est le suivant :lejeune «Baala»aété amené àl'hôpitalpar un frère aîné il yadecelaquelques mois, après avoir souffert, une nuit, d'une crisenerveuse.Ledocteur luiadministra des tranquillisantset, après quelques jours, l'interrogea,recueillant alors l’histoire d’une calebasse briséeque sa mère avaitfaite.Ledocteur nous dit que l'état du garçon étaitdûàsarelationavecsamère, symbolisée par la cale- bassebrisée, et il se lança devant nous dans diversesexplications freudiennes. (« Qu'est-ceque celafaitdemenerunentretien psychiatrique lorsqu'on ne parle pas la langue du patient ?»,demandâmes-nous.«Dieu merci, il yale langage universeldes symboles », réponditlebon docteur.) Aprèsplusieurs joursdetraitement chimique, Baalafut placéauCampA(cen'est pas une abréviation, le nom officiel du campest «CampA») −lecampderéfugiés proche de la pisted’atterrissage de Saint-Laurent.Lepsychiatre termina son résumé de la pathologiedeBaalaenrappelant comment le garçon avait cessé de parlerdès sonarrivée au camp. RichardPricefit remarquer dans sa barbe à Sally Price, que ce caslui faisaitpenser àl'incident décrit par Stedman [18e siècle] danslequel un esclavesurinamienâgé de quatorze ans avait étéprivé

1 SophieBourgarel, Migrationsur le Maroni :lecas des réfugiés surinamiens en Guyane. Mémoire de Maîtrise, Montpellier, Université Paul Valéry,1988, p. 71-72. 104 PeupleSaramaka contre État du Suriname

de parole et rendu foupar un surveillant sadique. SP :«Ou malin !»[créole martiniquais:ne fais pas tonmalin !] Le psychiatre essaie seulement de sortir Baaladecequ'il croitêtre un épisode psychotique. Comment peux-tu compa- rerlatorture d'un esclave aveclapratique de la psychiatrie moderne ?»

L’entrée du Camp A

Parce que Baalaavaitété abandonnépar sesproches, quinevinrent jamais le voir, le psychiatre espéraitque nous aurions étécapablesdelui donner notre opi- nion et l'aider àtrouver ce qu'il convenaitdefaire pour ce garçon. (Lesouci im- médiat étaitque le psychiatre allait quitterSaint-Laurent pendantquelques se- maines et qu'illui fallaitêtre en mesure de donner des instructions àceux qui tiendraient le fort pendant sonabsence.)Avec le psychiatre au volant,lavoiture passa àtraversleposte de contrôle militaire àl'entréeduCampA,qui,comme les autrescamps de réfugiés Ndjuka, estdirigépar l'arméefrançaise.Ànotre ap- proche,lecomportement de Baalaconfirmalerésumédudocteur −ilsetaisait et paraissait perturbé. Nous demandâmesaudocteur,enfrançais, de nous laisser seulsavec lui, et nous adressâmesaugarçon en saramaccan. Soudain,unlarge sourire ;unadolescent normaldequatorze ans.Nous nous présentâmes et lui dîmesque nous étions intéresséspar ce quilui étaitarrivé. Il avaitété détenu là contre sa volonté, dit-il, pendant plusieurssemaines, entouré par des Ndyukas qui parlaient une langue qu'il pouvaitàpeine com- prendre. Lesmotssortirent en avalanche.Ledocteur blanc luifaisait peur,les infirmièresblancheslui faisaient peur, lessoldatslui faisaient peur. Son frère, disait-il,lui avaitrendu visite tous lestrois ou quatre jours, en se faufilant à traverslaclôture arrière parce que lui avaitpeur des soldatsetdes infirmières et des médecins-il n'avait pas de papiersfrançais et,comme beaucoup de Saamaka en Guyane,vivaitdans la peur permanented'être découvertetdépor- té au Suriname. Et la calebassebrisée?Baalaexpliqua qu'il s'étaitdisputéune Le massacredeMoiwana 105

fois avec son frère, qui étaitallé laver lesplats du dîner àlacrique et,exprès, avait cassé la calebasseàboire de Baala. Il étaitfurieux. Cette nuit-là,une sortede«dieu »était apparudans sa tête,qui l'avaitfaitpousserdeviolents cris.Son frère l'amena àl'hôpitallelendemainmatin.Depuis,ilallait bien et voulaitseulement sortir de cetaffreuxendroit. Son frère et le restedelafa- mille voulaient-ilsbienson retour ?Biensûr !nous dit-il. Nous dîmesàBaala quenous verrions ce que nous pouvions faire et partîmes avec le psychiatre, qui futd'accordpourque nous rendions une visite àlafamille afin que celle-ci confirmât qu'elle étaitbienprête àlereprendre. Nous sommespartis pour un villagesaamaka àdix kilomètresplusloin, surlarouteversMana, juste après le plus grand des campsderéfugiésndyu- ka. Lesamisetles parentsdeBaalaétaient ravisqu'il puisse être relâché et confirmèrent l'histoire qu'il nous avait racontée. Rien ne leur feraitplusplai- sir, dirent-ils, que de pouvoirl'avoirànouveauauprès d'eux, mais ils avaient troppeur des soldatsetdudocteur pour arranger eux-mêmes sa libération. Nous prîmes avec nous un des frèresdeBaalaetconduisîmes de retour versle campgéant où le psychiatre étaitentrain de consulter. L’endroit avaitunair menaçant,avec sessoldatsblancs coiffésenbrossevivant surune collinecen- trale entouréed’une épaisse barrière de barbelés auxquels étaitaccrochéun grand panneau d'avertissement orné d’unetêtedemort. Nous persuadâmes le psychiatre de laisserBaalaàlagarde de sonfrère le jour même et il rédigea une noteque nous devions apporter, avec le frère de Baala, au Camp A. Avant de partir,nous ne pûmes résisteràfaire un ou deux commentaires surles raisons pour lesquellesBaalaétait resté silencieux −personne ne par- lait sa langue, il avaitterriblement peur des soldatsetdudocteur,ilétait in- carcérédansuncampsordide −etnous essayâmes de luiexpliquer ce àquoi le colonialisme français, appuyépar des armesautomatiques,pouvaitressem- bler pour un garçon de quatorze ans ayant grandi dans un village saamaka de l'intérieur.Lepsychiatre parut ne pas comprendre,protestant qu'il avaittou- joursété gentil enverslegarçon (cequi certainement étaitvrai). Nous fîmesla routederetourversleCamp A, et Baalafut bientôt surlechemin du retour 1. En 1992, quand furent signésauSurinameles accords de paixetque la France annonça la fermetureimminentedes camps et le rapatriement de sesoccupants, beaucoup de femmesetd'enfants(quelques hommesaussi), parmi lesquelsdes gensdeMoiwana, yavaientdéjàséjourné sixannées. LesFrançais −sous la forte pression de politiciens locaux −mirent sur pied une stratégiedelacarotte et du bâton pour se débarrasser des réfu- giés,lesquelscraignaient encore pour leursviess'ils retournaient au Suri- name. Ils parvinrent dans un premiertemps àconvaincreprèsdelamoitié de la populationdes campsàtraverserlefleuve, moyennant des incita- tions financières(4000 FF par adulte,2000 pour chaque enfant). Puisils soumirent ceux quiétaient restésàdes changementsdepolitique censés lesdécourager de resterpluslongtemps.Tout en veillant àmaintenirla

1RichardPriceetSally Price, Equatoria,New York,Routledge, 1992, pp. 123-127. 106 PeupleSaramaka contre État du Suriname ration du camp au nombre de caloriespar réfugiéfixéinternationalement, la Légion Etrangère(qui, un an auparavant avait succédé àl'armée [régu- lière]dans l'administrationdes camps) cessa de fournirduriz,unaliment de basedes Marrons,etysubstituades lentilles, nourritureque lesMar- rons trouvent particulièrement peu appétissante. Au même moment,les légionnaires−ànouveau, agissant sous l'autorité de politiciens locaux − recouvrirent d'herbicide leschamps de maniocs que de nombreux réfugiés ndjuka avaient plantés aux abordsducamp, afin de se fournirenleur proprenourriture. En novembre1992 ne restaient ouverts que deux grands camps. Mais le va-et-vient entre lesdeux côtés du fleuve frontalierrestait soutenuetincluait certainement des «réfugiésrapatriés»,qui avaient pris l'argent français et étaient retournés aux alentoursdes camps. En 1993, àtitredegeste humanitaire,legouvernement françaisautori- sa que quelques centaines de cesirréductibles, dont une grande partie étaient des survivantsdeMoiwana, ne soient pas rapatriés, leslaissant s'installeràCharvein, dans la commune de Mana. Au cours de la première moitié du XXe siècle, Charveinavaitété le plus célèbredes campsdetra- vailforcé de la colonie pénale,oùles prisonniers«incorrigibles»travail- laient complètement nusàcouper des arbres et haler des bûches àtravers la jungle. Pendant la guerre civile du Suriname, lorsque lesCampAet Camp BprochesdeSaint-Laurent avaient étésurpeuplés de réfugiés,le campabandonné de la colonie pénale avaitété transforméenCampC,dès le début contrôlé par la Légion Etrangèrefrançaise. Àson plus haut ni- veaudepopulation, en 1988, quelque 3000 Ndyuka yétaient logés,parmi eux la plupartdes survivantsdumassacredeMoiwana. Nous visitâmesen2001 le capitainendyuka de Charvein, Eddy Pinas, maintenant en liberté,non loin du site du Camp C. Assissous un large manguier,safamille et luifirent le sombre tableaudelavie d’exilé.Pas moinsde2000 Ndyuka habitaient lesenvirons,beaucoup d'entre eux illé- galement.Beaucoup de jeunes −ilendésignaquelques-uns qui filaient surdes motos−étaient impliqués dans le traficdedrogue. Ronnie Brunswijk −devenu parlementaire −contrôlait lestrafics de la cocaïne et de la marijuanasur la partie estduSuriname(Le traficdeladrogue dans le restedupays était, tout le monde le savait, contrôlé par l'ancien dicta- teur Bouterse,lequel avaitété condamné in absentia par une cour néer- landaise pour traficdedrogue internationaletavait reçu pour sentence seizeannéesdeprison−réduite àonze en appel−et 2,3millions de dol- lars d'amende) 1.

1 Àlafin des années 1990, Bouterse comme Brunswijk s’étaienttransformés en politiciens civils. The WashingtonPost rapportaque «Les experts américains, européens et cari- béens estiment queleSurinameoffre l’exemple le plus extrême d’une petite nationdont lesinstitutions ont étécorrompues par le trafic de drogue », et le quotidiencite un spé- Le massacredeMoiwana 107

Brunswijk donnaitaux jeunes Ndyukas arrivant de Guyane française des motosetdeladrogue, qu'ils allaient distribuer pour soncompteen Guyane française. Dans la région du fleuveCottica, où se trouvaitautre- fois Moiwana, lesgangs liésàladrogue se livrent àdes fusilladeschaque semaine, lesmilitairesétant parfoisdelapartie,d'après le capitaineEddy. C'estdifficile,nous dit-il, de dire où se situelepire −avec ces réfugiés retournés au Suriname, où ils n'avaient plus ni terres ni maisons,ouavec ceux qui avaient essayé de se faire une nouvelle vieenGuyane,oùles jeunes ne prêtent plus attentionàleursaînés.Les jeunes qui ont des stands le long de la routequi mène àCharveinetvendent aux touristesles bois gravésgrossiers qu'ils achètent pour la plupartauSuriname, ontenfait pour activité principalelaventededrogues importées,d’après le capi- taine. Il nous contal'histoire d'un vieux Ndyuka, servant de mule en ava- lant des préservatifsremplis de cocaïne et qui faisaitlevoyagepourAms- terdam −ilfut pris àson troisième voyage et attend maintenant sonpro- cès.Les femmesduquartiersejoignirent ànous,exprimant leurscraintes de rentrerauSuriname−des histoiresàpropos de l'hôpitaldeParamaribo qui vendait des bébésndyukas àl'étranger quand lesmères ne pouvaient payer leursfactures,etdecomment la policetirait surdejeunes Ndyukas que l’onaccusaitdevol,àmême la rueetsans procès. Il étaitclair que ces exilésdeMoiwana restaient traumatisés et franchement réticentsàrentrer. Parmices réfugiés de Moiwana quirevinrent bien au Suriname, cer- tainsavaient commencé às'organiserpour tenter de trouver justice. Mais deux séries de dates compliquèrent leursefforts pour être entendus. Tout d'abord, le Surinamen'avaitratifié la ConventionAméricaine des Droits de l'Homme (etacceptél'autorité de la Cour interaméricaine) qu'enno- vembre1987, un an après lesmeurtresdeMoiwana. Ensuite,laloi suri- namienne d'amnistie rétroactive, promulguée en 1992 (sans aucun douteà l’intention, notamment,des auteursdumassacredeMoiwana et de ceux qui organisaient sonescamotage),couvraitles violations de droits hu- mainsallant de 1985 et 1991, fournissant au gouvernement de nouvelles excusespour ignorer lesplaintesrelatives àMoiwana.

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cialiste du crimeorganisédanslaCaraïbe selon «leSurinameest une entreprise crimi- nelle.C’est àpeine un pays».L’articlenotaitaussi que les«rapports de renseignement [américains](...) indiquaient que le Surinameest le site de plusieursgrandesusines de transformationdecocaïne, exploitées par des trafiquantsdedrogue colombiens de la ValléedunordduCaucaqui sont sous la protectiondeBouterse »(Douglas Farah, Drug CorruptionOver theTop :High-Level Suriname Officials Linked to Trafficking, 17 fé- vrier1998, A10). 108 PeupleSaramaka contre État du Suriname

Monument commémorant lesmorts de Moiwana, érigé par la communauténdyukadeCharvein

En 1996, après bien des efforts pour amenerlesystème de justicesu- rinamienàenquêter surl'affaire (notamment par des pétitions formellesau Procureur Général et au président de la courdejustice),les victimes,as- sistées par l'organisationdes droits humains Moiwana'86,conclurent qu'ellesnetrouveraient pas satisfactionauprès de leur gouvernement et décidèrent de pétitionner auprès de la Commission interaméricaine des droits de l'homme.En1997, la CIDH acceptaitl'affaire 1. Ainsique l'explique Fergus MacKay, le systèmeinteraméricaindes droits de l’homme s'appuiesur deux documentsfondateurs −laDéclara- tionAméricaine des Droits et des Devoirs de l'Homme de 1948, qui vaut pour chaque État membre de l’OEA dès qu'ils rejoignent l'organisation, et la ConventionAméricaine des Droits de l'Homme de 1969, qui ne vaut que si l'État membre en questionaofficiellement ratifié ce document.La Commission étaitdès lors en positiond'appuyer sesdécouvertessur la Déclaration (puisque le Surinameavaitrejoint l’OEA au moment de son indépendanceen1975) plutôt que surlaConvention 2.Après plusieurs tentatives infructueuses d'engager le gouvernement du Surinameàrece- voir lesplaintesémanant des survivantsdeMoiwana, la CIDH émit une sériederecommandations qui s’adressaient àl'État:que l'enquêtesur les circonstancesdupremier massacresoitfaite ;que lespartiesresponsables soient jugéesdemanièreappropriéeetpunies ;que des réparations appro-

1 MacKay, Moiwana,pp. 14-15. 2 Ibid,pp. 15-16. Le massacredeMoiwana 109 priées soient versées aux familleslésées (lesrelations de parentédevant être établiessur la basedes lois coutumières des Ndyuka) ;etque la loi d'amnistie du Suriname(laquelle «permetl'impunité des violations des droits humains et de crimes contre l'humanité »soitabrogée 1.Voyant que le Surinamenes'y conformaitpas,laCIDHrenvoyal'affaire devant la Cour au mois de décembre2002. Dèslors, lesrègles changèrent.LaCour eûtàse concentrersur les violations de droits en cours −violations qui s'étaient produitesaprès la ratificationdelaConvention par le Surinameen1987 et l’acceptationde l’autorité de la Cour −maispas surles premièresviolations (le massacre lui-même), survenues avantlaratificationdelaConvention par le Suri- name 2.(Acceptant ce changement,les plaignantsarguèrent que «ledéni de justiceprésumé dans cette affaire estlié de manièrespécifique aux ac- tions et aux omissions du Surinameaucours des années 1989, 1992, 1993, 1995 et 1997, et qui se poursuivent au jour d'aujourd'hui » 3)Une au- diencepublique,qui duraune journée,setintàSanJoséle4septembre 2004 et la Cour renditson jugement le 15 juin 2005 4. S'appuyant surl'article 5delaConventionAméricaine (le Droitàun traitement humain),l’arrêtestimaitque : Le manquement de l'État àremplir sesobligations aempêché lesmembres de la communautédeMoiwana d'honorer comme il se doitleursmorts bien- aimésetentraînéleur séparationforcéed’avecleursterrestraditionnelles;ces deuxsituations compromettent lesdroitsinscrits dans l'article 5delaConven- tion. De plus,l'intégrité personnelle des membresdelacommunautéaété mi- née suite àl'obstructionfaite àleurseffortsrépétés pour obtenirjusticepour l'attaque de leur village, particulièrement àlalumière de l'accent porté par les Ndyuka surlapunitionappropriéedes délits 5. Le jugement s'étendit alorsàla séparationdes membresdelacommu- nautéd'avec leursterres: Lesfaits qui ont étédémontrésprouvent que la connexiond’une commu- nauténdyuka avecsaterre traditionnelle estd'importance vitale du point de vue spirituel,cultureletmatériel. De fait, ainsi quel'ont commentéles té- moinsexperts Thomas PoliméetKennethBilby, pour que la culture préserve

1 Cette histoireest énoncée dans:Cour interaméricaine des Droits de l’Homme,Affaire Moiwana Village v. Suriname,Jugement du 15 juin 2005, paragraphe 7. 2 La Cour, qui estcompétenteàpartir de l’instant où un État ratifie la ConventionAméri- caine et dépose séparément un instrumentpar lequel il accepte la compétence de la Cour àjuger des affaires contentieuses,n’examineque lesviolations àlaConvention. 3 CIDH, Moiwana v. Suriname,Jugement,paragraphe 36. 4 Sur lesimplications du jugement,enplusduMoiwana de MacKay, voir Antkowiak, « Moiwana Village v. Suriname». 5CIDH, Moiwana v. Suriname,Jugement,paragraphe 93. 110 PeupleSaramaka contre État du Suriname

sa véritableidentité et sonintégrité,ilest nécessaire que lesmembres de la communautédeMoiwana conservent unerelationfluideetmultidimension- nelle àleurs terresancestrales. Cependant,levillage de Moiwana et ses terres traditionnellesenviron- nantes ont étéabandonnésdepuis lesévènementsdu29novembre1986. De nombreux membresdelacommunautésont déplacés àl'intérieur du Suri- name, le rested'entre eux demeurant àcejour en Guyane française,oùils sont réfugiés.Incapabled’assurer leursmoyens de subsistance et leursmoyens d’existence coutumiers, beaucoup, si ce n'esttous,ont souffert de pauvretéet de privations depuisleur fuite du village de Moiwana 1. La Cour conclutalors que l'État avaiteffectivement violéles droits des plaignantstelsqu'ils sont décritspar l'Article 5. En plus de l’arrêt selonlequel l'État avaitégalement violéles Articles 22 (Liberté de mouvement et de résidence),8et 25 (Garantiesjudiciaires et Protectionjuridique),lejugement s’orientaverslaquestiondes droits fonciers.Quant àl'article21(Droitàla propriété), la Cour souligna que, avantqu'elle puisse déterminer si l'expulsion effectivedes villageoispar le Surinameconstituaitune violation, il luifaudrait d'abord«estimer si le village de Moiwana appartient aux membresdelacommunauté, en gar- dant àl'espritleprincipe général de propriété développé dans la jurispru- denceduTribunal » 2.Voici,enpartie,ladiscussion de la Cour surles droits de la communautéauterritoire : 130. Lespartiesdelaprésenteaffaire sont d'accordpour dire que les membresdelacommunautédeMoiwana ne possèdent pas de titre de proprié- té légal formel −niàtitre collectif,niàtitre individuel −deleursterrestradi- tionnellesdans et autour du village de Moiwana. 131. Toutefois, cette Cour aretenu que, danslecas de communautés au- tochtones quiont occupé leursterresancestrales selondes pratiques coutu- mières −etàquiilmanque un vrai titre de propriété −, la simple possession de la terre doitsuffire àobtenirlareconnaissance officielle de leur propriété com- munale 3.LaCour estarrivée àcette conclusion considérant lesliens uniques et durables liant lescommunautés autochtones àleur territoire ancestral. La relation d'une communautéautochtone àsaterre doitêtre reconnueetcom- prisecomme étant le soclefondamental de sa culture,desavie spirituelle,de sonintégrité et de sa survie économique 4.Pour de tellespopulations,leur rapportcollectif au territoire ancestraln'est pas seulement affaire de posses- sion et de production, mais consisteplutôtenélémentsmatériels et spirituels

1 CIDH, Moiwana v. Suriname,Jugement,paragraphes101-102. 2 CIDH, Moiwana v. Suriname,Jugement,paragraphe 129. 3 Cf.Affaire Mayagna (Sumo) AwasTingni Community,Jugement du 31 août,2001. Sé- ries CNo. 79, para. 151. 4 Cf.Affaire Mayagna (Sumo) AwasTingni Community,para. 149. Le massacredeMoiwana 111

qui doivent être pleinement intégrés et profiteràla communauté, afin qu'elle puisse en préserver l’héritage cultureletlatransmettre aux générations fu- tures 1. 132. Lesmembres de la communautédeMoiwana ne sont pas autoch- tones ;d'après des faits avérés,levillage de Moiwana aété fondé par des clans ndyuka àlafin du XIXe siècle. Cependant,depuis cette époquejusqu'à l'attaque en 1986, lesmembres de la communautévivaient danslazone en stricteobservationdes coutumesndyuka. Le témoin expertThomas Polimé décrit la naturedeleur relationaux terres du village et de sesenvirons : LesNdyuka, comme d'autrespeuplesautochtones et tribaux,ont une rela- tionprofonde et universelle àleursterresancestrales.Ils sont inextricablement liésàces territoiresetaux sitessacrés quis'y trouvent et leur déplacement forcé arompu cesliens fondamentaux. Beaucoup parmi lessurvivantsetplus prochesparentssituent leur point d'origineauvillage de Moiwana et àses alentours. Leur incapacité àmaintenirleursrelations àleursterresancestrales et àleurssitessacrés lesaprivéd'unaspect fondamental de leur identité et de leur conceptiondubien-être.Sans unecommunion régulière avec ces terres et àces sites, ils sont incapablesdepratiquer et de bénéficier de leurstraditions culturellesetreligieuses,cequi porte d’autre partatteinte àleur sécurité per- sonnelle et collectiveetleur appréciationdubien-être. 133. De cette façon,les membresdelacommunautédeMoiwana (...) pos- sèdent une «relationuniverselle »àleurs terrestraditionnelles,etleur con- ceptiondelapropriété concernantceterritoire n'estpas centréeautour de l'individu mais bien plutôt surlacommunautédans sonintégralité 2.Ainsi,la conclusion de la Cour se rapportant aux communautés autochtones et leurs droits communaux àlapropriété selonl'article21delaConventiondoitéga- lement s'appliquer aux membresdelacommunautétribaledeMoiwana :leur occupationtraditionnelle du village de Moiwana et des terres environnantes − qui aété reconnu et respectépar lesclans ndyuka et lesdifférentescommu- nautés autochtones voisines au coursdes ans −devrait suffire àfaire obtenirla reconnaissance par l'État de leur possession. Lesfrontièresprécisesdeceter- ritoire ne peut cependant être déterminées qu'après consultationdes commu- nautés voisines susdites. 134. Sur la basedecequi vient d'être dit, lesmembres de la communauté de Moiwana peuventêtre considérés comme lespropriétaireslégitimes de leursterrestraditionnelles; en conséquence, ils ont le droitd'usage et de jouissance de ce territoire.Les faits démontrent,néanmoins, qu'ils ont étépri- vés de ce droitàce jour àlasuite des évènementsdenovembre1986 et du manquementsubséquent de l'État àenquêter surces faits de façon adéquate. 135. Àlavue de la discussion qui précède,par conséquent,laCour con- clut que le Surinameaviolé le droitdes membresdelacommunautéde

1Cf.Affaire Mayagna (Sumo) AwasTingni Community, para. 149. 2 Cf.Affaire Mayagna (Sumo) AwasTingni Community, para. 149. 112 PeupleSaramaka contre État du Suriname

Moiwana àl’usage communautaire et la jouissance de leursbiens tradition- nels. En conséquence, le Tribunal considèreque l'État aviolé l'article 21 de la ConventionAméricaine, en relationàl'article 1(1) de ce traité,audétriment des membresdelacommunautédeMoiwana. Àlafin de sonjugement,laCour ordonna que diversesréparations pour lesviolations commisespar le Surinamesoient effectuées dansun laps de tempsdéterminé, ycompris l'enquêteappropriéedupremier mas- sacreetlapoursuite des partiesresponsables ;larestitutionetleretour des restesdes membresdelacommunautétués lors du massacre;la garantie de la sécurité de ceux de la communautéqui souhaiteraient revenirsur le site du village ;l'établissement d'un fonds de développement pour la communauté(1,2millions de dollars),devantêtre orientéverslasanté, l'habitatetdes programmeséducatifspour lesmembres de la communauté de Moiwana ;latenued'une cérémoniepublique au coursdelaquelle le Surinamedevaitreconnaître sa responsabilité internationaleetproduire des excuses ;laconstructiond'unmémorialdans un lieupublic approprié ; le paiement d'une indemnité pour lesdommages matériels de 3000 dol- lars àchacune des victimes ;lepaiement d'uneindemnité pour lesdom- mages moraux de 10 000 dollars àchacune des victimes ;etlepaiement de certains frais occasionnés par le procès. La Cour fit des efforts particuliers pour expliquer dans le détailles réparations non-pécuniairesliées aux droits fonciersetauterritoire.Sous le titre « Collectivetitle to traditional territories » la Cour écrivit : 209. Àlalumière de sesconclusions au chapitre qui concerne l’article 21 de la ConventionAméricaine (supra paragraphe135),laCour considèreque l’Étatdoitadopter lesmesures législatives,administratives et autres, capables d’assurer lesdroitsdepropriété des membresdelacommunautédeMoiwana en relation aux territoirestraditionnelsdesquelsils ont étéexpulsés, et assurer leur usage et leur jouissance de cesterritoires. Cesmesures doivent inclurela créationd’unmécanismeefficace pour la délimitation, la démarcationet l’établissement de titresfonciersrelatifsaux dits territoirestraditionnels. 210. L’État doitprendreces mesures avec la participationetleconsente- ment libre et éclairé des victimes telqu’exprimépar leursreprésentants, les membresdes autresvillages des Ndyuka du Cotticaetles communautés au- tochtones voisines,ycompris la communautéd’Alfonsdorp.

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En réponseàune demande formelle,delapartdel’Étatsurinamien, d’interprétationdecertainsaspects du jugement au mois de juin 2005, la Cour émit un jugement supplémentaire en février2006. Bien qu’ellereje- tait la plupartdes commentairesduSurinamecomme étant des tentatives incorrectes de juger de nouveaudes problèmes dont l’issuen’avaitpas Le massacredeMoiwana 113 convenuàl’État, il saisit l’opportunité de développer brièvement la ques- tiondes droits fonciers. Dans sa requête, l’État argumentaque : Le Surinameest habité par plus de quinze communautés tribales diffé- rentes,parmi lesquellesles Marrons et lespopulations indigènes. Tous ces groupespossèdent certaines zones traditionnellesdans l’intérieur,dans les- quellesils vivent.Les membresdeces communautés tribales viventaussi dans lesvillesdelacôte. Unedécision quant aux mesures concernantladé- marcationetladélimitationnepeutêtre prisequ’àlalumière d’un cas rele- vant de la questionspécifique des droits fonciersauSuriname. Ce cas n’apas fourni suffisamment de faits et de circonstancesauproblèmespécifique des droits foncierspour satisfaire àlaconclusiondelaCour et le jugement àcet égard. L’État demande respectueusement àlaCour une explicationsur cette questionparticulière parce qu’il estconvaincu que la Cour aadoptéune déci- sion surune questionqui n’étaitpas soumiseàcette (…)Cour et pour laquelle il n’apas étésuffisamment apporté de faits et circonstances pour prendre une décision légalement judicieuseetqui soit bien acceptée. En réponse, lesavocats des Ndyuka ont présentéleurspropres sou- haits de clarificationsur cessujets: Considérant la naturedelaréactiondel’Étatsurinamien−comme en té- moignent sesdéclarations dans la Requête−àladécisiondelaCour surles droits de propriété communaledelacommunautédeMoiwana, nous croyons que des éclaircissementssupplémentairessur la portéeetlasignificationdes obligations du Surinameàl’égarddeladécision de la Cour surcette question sont àlafoisimportanteetnécessaire,enparticulierencequ’il peut s’y agir d’aider l’État et lesVictimes àcomprendreetmettre en œuvreles mesures qui ont étéordonnées. En regarddel’interprétationdelaportéeetdelasignificationdeces par- ties du jugement,les Victimes demandent respectueusement que la Cour clari- fieles deuxpointssuivants: a) La portée, la significationetlecontenu de la conditionpréalablede «consentement éclairé »contenu dans le paragraphe 210, et en particulier(i) que la Cour explique lesprincipes généraux régissant lesexigences de fond et de procédureapplicables pour obtenirle«consentement libre et éclairé de la communautédeMoiwana, lesautresvillages des Ndyuka du Cotticaetles communautés autochtones avoisinantes ;» et (ii)que la Cour clarifie que le consentement éclairé estrequis en rapport, àlafois, aux «mesures législa- tives,administratives et autres»que l’État doitadopter pour garantir lesdroits de propriété de la communautédeMoiwana «enrelationaux territoirestradi- tionnelsdesquelselle aété expulsée, », et aux délimitation, démarcationet émission réellesdetitre de propriété effectuées conformément aux mesures une fois adoptées. b) La portéeetlasignificationduterme «droitsdepropriété »dans lespa- ragraphes209 et 233 afin de clarifierque :(i) ce termecomprend lesdroitsde propriété collectifs;la/lesaire(s)auxquellesces droits correspondent doivent 114 PeupleSaramaka contre État du Suriname

être délimitées,démarquées et avoir fait l’objet d’un titre de propriété en ac- cordavec lesloiscoutumièresdelacommunauté, sesvaleurs, usageset mœurs;et,étant donné le constat,paragraphe86(5) du jugement,que de tels droits de propriété doivent être reconnusetgarantis dans la loietprotégés dansles faits ;et, (ii) le terme«territoirestraditionnels»ne se réfère pas ex- clusivement au précédentsite du village ainsiqu’il existaitavant le 29 no- vembre1986, mais comprend également leszones que, selonlaloi coutu- mièrendyuka, la communautéetses membrespourraient de droitposséder et contrôleroud’autresfaçonsoccuper et utiliser. Dans sonnouvel arrêt, la Cour réponditàces commentaires: Àcet égard, la Cour juge pertinent que, en reconnaissant le droitdes membresdelacommunautédeMoiwana àuseretjouirdeleursterrestradi- tionnelles, la Cour n’apas pris de décisionquant aux frontièresappropriées du territoire en question. Au contraire,afinderendre effectifs«lesdroitsdepro- priété des membresdelacommunautédeMoiwana en relation aux territoires traditionnelsdesquelsils ont étéexpulsés, »etayant reconnu l’absencede «titre juridique formel,»la Cour aordonné àl’État, en tant que mesure de réparation, d’ «adopter des mesures législatives,administratives et autres, tellesque garantissant »ces droits,après consultationdes communautés avoi- sinantes.Siles dits droits doivent être correctement assurés, lesmesuresà prendredoivent nécessairement inclure«la délimitation, la démarcationet l’émission de titresdepropriété des dits territoirestraditionnels»,avec la par- ticipationetleconsentement éclairé des victimes ainsi quel’onexpriméleurs représentants, lesmembres des autresvillages ndyuka du Cotticaetles com- munautés autochtones voisines.Dans cette affaire,laCour asimplement lais- sé l’identificationdes frontièresterritorialesenquestionà«unmécanismeef- ficace »delaconceptiondel’État. Mais dans une opinion exprimée àpartdecenouvelarrêt, le juge A.A. Cançado Trinidade suggéraque la Cour devraitàl’avenir adopter unepositionplusagressive. La Cour interaméricainedevrait, d’après moi, dire la loi,etnepas sim- plement se limiteràrésoudreune affaire en contentieux. Ceci estmavision générale d’un tribunal international des droits humains,−etdans cette ques- tionspécifique je suis conscient d’être en positionminoritaire (la majorité a unepositionentièrement différente qui estplusrestrictive) −etc’est là une conceptionque je maintiens avecdétermination. En plus de résoudrelacon- troverse en cours, la Cour devraitrépondre àune partie spécifique de la re- quêteduSuriname, àlaquelle lesreprésentantsdes victimes ontdonné une ré- ponseappropriée, et démontrer−par-dessustout convaincrel’Étatde− l’impérieusenécessité de réparer les dommages spirituels causés aux Ndyuka de la communautédeMoiwana, et créerles conditions d’une reconstruction rapide de leur traditionculturelle. Parconséquent,jeconsidèreladélimitation, démarcation, émission de titresdepropriété,ainsi que leur retour àleursterritoirestraditionnelstout à Le massacredeMoiwana 115

fait essentiels.Laquestionest celle de la survie de l’identité culturelle des Ndjuka, afin qu’ils puissentconserver leur mémoiretant personnellement que collectivement.Cen’est qu’alorsque leur droitfondamental àlavie lato sen- su sera véritablement protégé,ycompris leur droitàl’identité culturelle. Unedécision plus explicite et ambitieusedelaCour surles questions des droits fonciersdes Marrons devraattendrelejugement de Saramaka Peoplev.Suriname,deux ans plus tard.

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Le Surinamepar la suite respectales sections «faciles»du jugement de 2005 −comme il l’avaitfaitdans Aloeboetoev.Suriname −cette fois en versant des indemnitésenespèces comme il luiétait demandé,en commandant un mémorialauprincipal sculpteur ndyuka, Marcel Pinas, et en faisant des excusespubliques (assez équivoques) 1.Maiscinqans après l’arrêt de la Cour,leSurinamen’a toujoursrienfaitàpropos des ques- tions fondamentales plus difficiles:identifieretpunirles auteursdumas- sacre, récupérer et restituer lesrestesdeceux quiont étéassassinés,ou changer lesloisdupays en vuedereconnaître lesdroitsdes peuples tri- baux, comme lesMarrons et lesAmérindiens,àla propriété collectivede leursterritoires. Àlalumière de cesmanquementsàse conformer àladécision de la Cour (etdumanquement continueldel’Étatàfourniràla Cour lesmises à jour exigées),le18décembre2009, le président de la Cour renditune or- donnanceafin de «convoquer la Commission interaméricaine, lesrepré- sentantsdes victimes et l’État àune audience privée quisetiendraau siège de la Cour interaméricaine le 1er février2010 (…)afinderecevoir de l’Étatdes informations complètes et àjour quant aux actions prises pour se conformer au jugement prononcé dans cette affaire, de même que lesobservations de la Commission et des représentants»2.Ainsi,lapro- cédure juridique s’éternise pour leshabitantsdeMoiwana. En termes de droits fonciers, le jugement dans l’affaire Moiwana v. Suriname estallé au-delàdecelui de l’affaire Aloeboetoe(en dépit de très nombreux témoignagesfournisàcesujet), montrant que lesgensduvil- lage de Moiwana, en tant que peupletribal,détenaient des droits collectifs légitimes surleursterres(même si celaest impossibled’après le droitac-

1 Sur le tonetlecontenu des excuses,voirles deuxarticles d’Ivan Cairo du 17 juillet2006 dans de Ware Tijd : Staat biedt excuus aan voor Moiwanaslachting. Regeringwast handen in onschuld et Moiwana ‘86blijft uitvoeringvonnisvolgen. 2 «Order of thePresident of theInter-AmericanCourtofHuman RightsofDecember 18, 2009.Case of the Moiwana Village v. Suriname.MonitoringCompliance with Judgment ». Document disponiblesur http ://www.forestpeoples.org/documents/ s_c_america/suriname_iachr_order_re_moiwana_dec09_eng.pdf 116 PeupleSaramaka contre État du Suriname tuel du Suriname).Interprétées ensemble,ces deux affairesont aidé àpré- parer le terrainauprocès de plus grandeportéeintentécontre le Suriname par le peuplesaamaka dansleur propre affaire de droits fonciers.

Mémorial aux victimes du massacre, par Marcel Pinas,inauguréàMoiwana, juillet2008

Il faut noter que cesquestions ont étédébattues àdes momentstrès différents, dans la perspectiveinternationaledes droits autochtones et tri- baux aussi bien que dans celle du systèmeinteraméricainlui-même. À l’époque du jugement Aloeboetoe,en1993, il yavaitpeu de jurisprudence internationalepertinente−peu de débats sérieux àpropos de l’autodétermination, du consentement et de touteune sériededroitsliés aux précédents.Maisàl’époque du jugement Moiwana, en 2005,ils’était produitunchangement global significatif et la Cour avait rendu sonjuge- ment dans l’affaire AwasTingni v. Nicaragua (1991 1 −son tout premier arrêtobligatoire reconnaissant lesdroitsdepropriété des peuples autoch- tones comme étant fondésdans la coutume 2.Et−comme nous allons le voirdans ce quivasuivre−quand le jugement Saramaka Peoplefut ren- du, en 2007, il yavait eu de nouvellesmutations,encouragées par l’adoptiondelaDéclarationdes Nations Uniessur lesdroitsdes peuples autochtones,qui facilite pour la Cour le fait de parlerd’autodétermination

1 S. James Anaya et Claudio Grossman, The Case of Awas Tingni v. Nicaragua: ANew Step in theInternational Law of Indigenous Peoples,Arizona Journal of International and ComparativeLaw 19(1):1-15, 2002. 2 Il se peut que lesconclusions dans l’affaire Aloeboetoe aient aidé la Cour àformulerce jugement. Le massacredeMoiwana 117 et de consentement,bienque cesquestions restent controversées en son sein même.(Ce n’estqu’àladernièreminute, par exemple,que la Cour changea le nom de l’affaire de WazenEduards et al.…[etavant cela, Twelve Saramaka Clans…]àSaramaka Peoplev.Suriname.) Uneatten- tionsérieuseaux questions de l’autodétermination, du consentement et des questions «depeuples»qui s’y trouvent liées,représenteunchange- ment psychologique difficile,etrelativement récent,tant pour la Cour que pour lesÉtats-Nations.

Lesarbres

Ils[lesChinois]entrent et coupentàl’aidedemachines. Ils coupenttoutàblanc. Ilsabat- tentabsolumenttout.Ilneresteriendans leszones dans lesquellesils travaillent.Ilne restepas un seularbre debout. Le capitaineenchefsaamakaWazen Eduards

En 1997, dans le frissond’unmatin de brume, au fin fond de la forêt tropicale amazonienne, SilviAdjako étaitpenchée surses plants d’arachide et chantaitpaisiblement.Soudain elle entendit d’étranges grondementsdans le lointain.Effrayée,elle revint au village et alla trou- ver sononcleCésar,qui en étaitlecapitaine. Césaraccompagné par deux autreshommesalla jeterunœil, mais le chemin menant aux abattis était barré par des gâchettesdel’armée surinamienne qui leur dirent que la terreappartenaitmaintenant auxChinois, que l’onpouvaitconfusément deviner derrière lessoldats, àtraversles arbres,chevauchant de grands engins de terrassement.S’ilsinterféraient dans l’exploitationforestière des Chinois, leur dit-on, ils seraient arrêtésetmis en prison 1. DepuislemilieuduXXesiècle, le transportpar conteneursconstitue l’épine dorsale du commercemondial,etlagrandemajorité des conte- neursdumonde sont garnisdesolsenboisdur ou de palettes. Àchaque instant,plusieursmilliardsdepalettesenboisdur sont utilisés dansles conteneursaméricains, et bien plus encore au niveau planétaire −sur mer, dansles airs, surrail, surles camions.L’industrie de la palette de bois consomme quasiment la moitié de tout le boisdur abattu chaque année dans lesforêtsdepar le monde −plusdedix millions d’arbres tropicaux sont coupéschaque année pour servir de sols auxconteneurs 2. Lesforêtschinoisesont étélaprincipalesource du boisdur mondial jusqu’àlafin des années 1980. Mais suite aux inondations désastreuses de 1988, lesgouvernementsrégionaux déclarèrent l’interdictiond’abattre le long des sourcesdes plus grands fleuves du pays, et quelques années plus

1 Diverses versions circulent quant àl’arrivée des Chinois, dont une selon laquelle c’étaient des enfantssaamaka qui lesauraient aperçus lespremiersetauraient rapporté lesavoirs vus se déplacer àtraverslaforêt,que lessoldatssurinamiens ne seraientappa- rusque plus tard (après que des Saamaka ont commencé àvoler de l’équipement aux Chinois), que c’étaitune sociéténomméeJiShen plutôt que Tacobaqui auraitfaitla première incursion. Mais tout le monde s’accorde quant àl’impactetaux conséquences de leur venue. 2 Cesstatistiques proviennent de http ://www.fas.usda.gov/ffpd/wood-circulars/dec2000tp/solid_wood.pdf et http ://www.treehugger.com/files/2007/04/shipping_contai_2.php 120 PeupleSaramaka contre État du Suriname

SilviAdjako dans sonchampderiz,2009 tard,après queles inondations le long du Yangzi eurent tuédes milliers de personnes et laissé des millions d’autressans abri, le gouvernement natio- nal lesimita en édictant des lois plus draconiennesencore. La course était soudainouverte pour s’approvisionner en boisdeconstructionà l’extérieur des frontières, et des travailleurschinoisfurent envoyésà l’étranger pour se livreràl’exploitation(bien souvent illégale) des forêts de la Russievoisine,del’Indonésie et de la PapouasieNouvelle Guinée, de même qu’àdes kilomètresdelà, au Suriname, où vivaient SilviAdjako et quelques 55 000 Marrons saamaka, dans l’une des forêts tropicales les moinsperturbées au monde 1. Au début de 1997, munisdel’autorisationdugouvernement surina- mien, des filialesd’une compagnienomméeChina International Marine ContainersLtd.(CIMC), enregistrée àlaBourse de Shenzhen, entreprirent des opérations d’abattage en territoire saamaka. Bien quepeu connuedu grand public,laCIMCétait le plus grand fabricant au monde de conte-

1 Dès2001, lessociétés chinoises ainsique d’autressociétés en provenance du continent asiatique contrôlaient90pour cent du commercedeboistropicalqui s’élevaità10 milliardsdedollars. (MarkJaffe, «Asian Companies Raid theRainForestinWeakly RegulatedCountries,» Knight Ridder Tribune BusinessNews,20mai 2001). On peut lire un témoignage émou- vant des effets, surles populations locales de Bornéo, de l’exploitationduboispar les firmes multinationales dans l’ouvrage d’Anna Lowenhaupt Tsing, Friction: An Ethno- graphy of Global Connection,Princeton N.J.,Princeton University Press, 2004. Lesarbres 121 neursstandards et le deuxièmefabricant de conteneursréfrigérés,contrô- lant 37 pour cent du marché mondial 1. Au Suriname, afin de circonvenirlaLoi surlaGestiondes Forêtsvo- téepar l’AssembléeNationaleen1992,etqui limitait lesconcessions d’une même compagnieà150 000 hectares(1500 kilomètrescarrés), la CIMC opéraitàtraversunnombredéconcertant de filiales(des sociétés de façade).En1998, elle avaitobtenu des concessions pour vingt ans surau moins450 000 hectares 2.Voici,enpartie,comment elle s’y estprise :la ChinaInternational Shipping Containers(Hong Kong) Co., Ltd. (CIMCHK), une filiale en propriété exclusive de la CIMC,acheta88pour cent des parts de la Highfield Development Corporation(enregistrée aux IlesVierges britanniques)pour 11 millions de dollars par l’intermédiaire de sa filiale en propriété exclusive, la Goldbird HoldingInc. (elleaussi enregistrée aux IlesVierges britanniques), la N.V. TacobaForestry Con- sultant,détenuepar Highflield,demêmeque la N.V. Topco Forestry à traversSupercrownEnterpriseInc. (TacobaetTopco étaient toutes les deux des sociétés enregistréesauSuriname, chacune détenantdes conces- sions de 150 000 hectares de forêt). Àcestade, Goldbird avaitacheté75 pour cent des parts de la Global World Investment Limited(enregistrée auxIlesVierges britanniques)pour 2,25 millions de dollars et la Global World possédaitmaintenantLumbrex SurinameN.V., une sociétéenregis- tréeauSuriname, quibénéficiaitd’une concession d’ànouveau150 000 hectaresdeforêt. Au début de 1997, Tacobadevint la première de cessociétés àcom- mencerl’abattage des arbres en amont de la retenue en territoire saama- ka 3,suivieen1999 d’une autre filiale de la CIMC appelée JinLin Wood Industries, puisen2002 de Ji Shen, LumprexetFineStyle 4.Legouver-

1 ChinaInternational MarineContainers(Group) Co.Ltd., «Announcement of Annual Resultsfor theYear ended 31st December 2001,» p. 15. Disponiblesur http ://www.cimc.com/UpFiles/Report/303.doc 2 Rapportannuel du CIMC,1998. L’informationfigurant dans le restedeceparagraphe provient également de cette source. 3 Au début de 1998, le Forest PeoplesProgramme notaitque «Tacobaest aussiconnue pour avoir des relations avecl’ancien dictateur militaire Desi Bouterse, lui-même impli- qué dans le commerce de boisentant quetiers acheteur, ainsi qu’avec d’autres membres du partiaupouvoirauSuriname, le Parti National Démocrate. Le Surinamearécemment ouvertune ambassadeenChine et cherche àétendreses échanges commerciauxetde nouvellesrelations d’aide au développement.Ilsembleque Tacobasoitleplusimportant investissementchinois au Suriname. (Suriname :SaramaccaMaroons Say No to Multi- national Logging,20avril 1998). 4 Certaines sourcesestiment qu’avecJiShen Wood Industriesils’agiraitenfaitdela même filiale de CIMC que Ji LinWood Industries, et qu’elle auraitcessé, plutôt que commencé,ses opérations en territoiressaamaka en 2002. De toutes lesmanières, d’autres filiales,Lumprex et Fine Style(qui opéraient en directionduterritoire matawai), 122 PeupleSaramaka contre État du Suriname nement du Surinameàcette époqueavaitautoriséoufavorisaitdes candi- datures aux concessions d’abattage surlaquasi-totalité du territoire saa- maka.

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Pourcequi estdel’octroideconcessions lucratives àdes sociétés multinationales,peu importait apparemment le parti politique au pouvoir au Suriname. Un journaliste d’investigationrapporta que, sous l’administrationdeVenetiaan, au début des années 1990,«la forêtfut vendue morceau après morceau », la politique ethnique du Suriname graissant lesengrenages −«le leader javanais ‘Silent Willy’Soemita ou- vrit la voieàlacompagnieindonésienne de boisdeconstructionMUSA, lespoliticiens hindous environnant Mr.Mungrainvitèrent Berjaya [à cette époque, la septième sociétélaplusimportanteàlaBourse de KualaLum- pur]àvenir».(Au printemps1994, le gouvernement signait une note d’intentiondans laquelle MUSA se voyaitgratifiéededroits d’exploitationsur 12 millions d’hectaresenéchange de plus d’un milliard de dollars,maisl’accordnefut jamais consommé.Cependant, en 1999, MUSA négociaitpar l’intermédiaire de sessoixante-trois filialeslocales des concessions d’abattage de plus de 400 000 d’hectares, couvrant la quasi-totalité du territoire saamaka, et avaitposéune candidaturepour 5 millions d’hectaresqui couvraient également tout le territoire matawaiet ndyuka 1.) Puis, après queleparti de Bouterse eut pris le pouvoiren1996, il yeut un rapide bradage dans l’intérieur et en 1999 «aumoins la moitié du territoire du Suriname−et même beaucoup plus,selon certaines per- sonnes −avaitété distribuée en concessions ». Le journaliste prétendait que «Ivan Graanoogst,conseillerdugouvernement et bras droitdeBou- terse, avaitété nommé intermédiaire avec la BaritoPacific, unenouvelle compagniequi reçut uneconcession de 600 000 hectaressuite àlavisite du président Wijdenbosch en Indonésie en octobre 1997 » 2.Etilconclut : «Une poignée de politiciens de premierrang et leursamissont en train de

ont bien commencé leursopérations en 2002. (VoirVSG et Forest PeoplesProgramme, Free, Prior, and Informed Consent :Two Cases from Suriname, 2006, p. 7.) 1 ForestPeoplesProgramme, Logging andTribal RightsinSuriname,17décembre2001. Voir aussi Colchester, ForestPolitics,pp. 56-61, et la carte des concessions du CELOS en 1999,déposée en tant qu’Annexe F3 àlapétitiondéposée devant la Commission Inte- raméricainedes Droits de l’Homme,Organisationdes Étatsaméricains,par De Vereni- ging vanSaramakaanse Gezagdragers (L’Associationdes autoritéssaamaka)aunom du Peuple saamaka, les Lô et Communautés du Surinamesupérieur,Contre la République du Suriname, octobre 2001. 2 D’après la carte des concessions du CELOS en 1999,Barito Pacific avait faitune de- mande de concession qui surpassait largement celle de MUSA et incluait la plus grande partie des territoiresmatawai,saamaka et ndyuka. (Laplupart des observateurs estiment quec’est BaritoPacifics qui détient MUSA.) Lesarbres 123 s’enrichirconsidérablementdetout cela.(…) Et leshabitantsde l’intérieur sont traitéscomme s’ils n’existaient pas » 1. Un expert, s’exprimant plus généralement surlaquestiondes grandes compagnies asiatiques d’abattage de bois, expliquaitque «ces sociétés préfèrent opérer dansles paysdont lesloisrégulant l’exploitationdes res- sourcesforestièressont faibles, malappliquéesouinexistantes » 2.Au cours des années 1990, MUSA,Berjaya et BaritoPacificavaient toutes les trois étécondamnéespour diverscrimes −allant de la corruptionaux îles Salomonàladestructiondeforêtscommunales àSumatra −etexpulsées de plusieurspays 3.MaisauSuriname, Rene AliSomopawiro,directeur adjointdelaFondationdeGestiondeForêt et de Contrôle de Production (StichtingBosbeheer en Bostoezicht), réitérales prioritésdugouverne- ment :«Si unesociétéveut venir investir et créer des emploisetqu’elle estdésireusedeseconformer aux lois,nous pensons que nous devrions leur laisserune chance » 4. Un biologisteexpliqua àunjournaliste en 1998 que«C’estlerôledu gouvernement de surveillerlaproductiondeboisdeconstruction, mais il yatellement de dessous de tables et même de «dessus»qu’ils font tout ce qu’ilsveulent ». «Ceque font [lessociétés forestières], c’estcouper et partir en courant », disait RoyHilgerink, qui travaillait àlaFondationde GestionForestière 5.Unarticle de journal affirmaitque «LaFondationde GestionForestière ne disposepas de suffisamment d’inspecteurspour contrôlerles 245concessions d’abattage repartiessur près de 2millions d’hectares » 6.Hilgerinkreconnutque la Fondationnepossédaitque trois Land Rover,etdit ceci àpropos des bûcherons étrangers:«Ondonne à ces types une tronçonneuseetonles lâche danslaforêt.Ils ratiboisent au- tant d’arbres qu’ils en sont capables,parce qu’ils sont payésaumètre cube. Plus tard,beaucoup de ce bois estabandonné » 7.Deux économistes observèrent qu’«ilsembleraitque des Chinoisrécemment entréssur le marché du boissurinamienspéculeraient surles prix potentiels auxquels peuvent se vendredes espèces moinsbienconnues, sans informationfi-

1 Iwan Brave, Goud, coke, en malaria,DeGroene Amsterdammer, 1er avril1998. 2 Victor Minotti, directeurdeprogrammesenvironnementaux au Forum International surla Mondialisation, cité dans Jaffe,«AsianCompanies ». 3 Brave, Goud, Colchester, ForestPolitics, pp. 61-67. 4 Jaffe, AsianCompanies 5 Brave, Goud Uneautre autorité adéclaré qu’en1995 la Fondationdegestionforestière n’avait «que quatre gardes forestiers professionnelsetenvirondix forestiers de niveause- condaire (…)Avec seulement deux jeeps et deux canotsàmoteur le service esttropàcourt d’argent pours’aventurer dans la forêt»(Colchester, Forest Politics,p.54). 6 Jaffe, AsianCompanies. 7 Brave, Goud 124 PeupleSaramaka contre État du Suriname nancière concrètequant àlaviabilité de couperces espèces » 1.Etàla fin de 2001, Ji Shenavaitcoupé tant d’arbres au coursdes quatre premiers mois,etamassé une pile si énormederondins surlesite de leur conces- sion en territoire saamaka quelaFondationdeGestionForestière émit un ordred’arrêtdutravaildemandant queles troncs abattussoient retirés avantque d’autresnesoient coupés. Qu’elles’y conformât ou non, la compagniefut bientôt de nouveauàl’ouvrage 2. Pendant quequelques individus étaient en traindebeaucoup s’enrichir avec ces concessions,notaunjournaliste,presque plus rienn’entrait dans lescoffresdel’État. Lessociétés d’abattage jouissaient d’une exemption fiscaledecinqans et lesloisfiscales elles-mêmesdataient de 1947 et n’avaient pas étéréajustées depuisl’hyperinflationqui toucha le Suri- name. D’après cet article,legouvernement continuaitdetoucher5florins surinamiens,àl’époque environ2centsUS, surchaque tronc d’arbreex- porté 3.

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Vers la findes années 1990,l’abattage chinoisentraînaitune destruc- tion massive du territoire saamaka. En 2001, un journaliste américainen visite rapporta que la dégradationdel’environnement étaitonnepeutplusévidentelorsqu’on traversait àpiedlaconcession Jin Lin. La sociétéavaitcreusédelarges routes boueuses d’àpeu près 15 mètres de largedans la forêt,retournéd’immenses tasdeterre et formédes maresfé- tides d’eau verte et brune. On voyaitpartout des arbres retournés et brisés,et là où étaient autrefois des parcellesdeculturesdepatatedouce,d’arachide, de gingembre,demanioc, de palmiersetdebananes −plantés danslaforêt par des villageoismarrons −setrouvaient des fosses boueuses 4.

1 J. Hardner et R. Rice, Economic Opportunitiesfor Forest Resource Use,dans Pitouvan Dijck(ed.), Suriname, theEconomy: Prospects forSustainableDevelopment,2001, Kingston, Jamaica, Ian RandlePublishers, pp. 247-271—p. 263. 2 CIDH,OEA,Affaire No.12.338, Twelve Saramaka Communities(Suriname),Supple- mental Submission Providing Updated Informationand Requests,23janvier 2003, p. 4. 3 Brave, Goud.En1998, le Surinameaugmentalataxe àl’exportationde7florinssurina- miens (moins d’un cent de dollars US)par tronc à5pour cent de la valeur à l’exportation(environs 4dollars US)–mais le coût des droits de concession aété main- tenu àseulement 25 à100 florinssurinamiens (entre 1et5centsdedollars US) par hec- tare (Kambel, Resource Conflicts,p.111). 4 Jaffe, AsianCompanies Lesarbres 125

Unerouted’abattage dans la concession Ji Shen

Le gouvernement prétenditnepas avoir de réponses àdetelspro- blèmes.Entre 1997 et 2001, lesairesdeforêt tropicaledestinées àêtre distribuéesenconcessions augmentèrent de 41 pour cent 1.Ledévelop- pement demeuraitlemot clé(bien que l’État en profitâtpeu),etdes béné- fices considérablescontinuèrent d’affluer, clandestinement, vers lesoffi- cielsdugouvernement et leursamis. LesofficielsduSurinamesoulignent que seuls trois des treize millions d’hectares de forêt tropicale que comptelepays seront ouverts àl’abattage. Malheureusement pour lesSaamaka, leshectares se trouvant proposés aux bûcherons étrangerssetrouvent être ceux surlesquelsils demeurent.«Bien sûr, c’est un problème»,concéda Rene Somopawiro,directeur adjoint de la FondationgouvernementaledeGestionetContrôle des Forêts. «Chaque fois que nous parlons de développerl’économie forestière,cette questiondes peuplesindigènesapparaît»,dit Somopawiro.«Et jusqu’àcejour nous n’avons vraiment pas trouvé de bonne solution»2.

1D’après uneétude de la Banque interaméricainededéveloppement,cité dans Jaffe, Asian Companies. 2 Jaffe, AsianCompanies. 126 PeupleSaramaka contre État du Suriname

Le Surinamecontinua d’encouragerl’investissement de la partdela Chine. En 2002, le président Venetiaan reçut unedélégationchinoise de haut niveauetyenvoya sonpropreministre du commerceetde l’industrie.«Actuellement », rapportait le principal journal d’information du Suriname, «ilexisteundéséquilibre de nos échangescommerciaux, lesexports de la ChineversleSurinameétant d’àpeu près 16 millions de dollars US et lesimports chinois du Surinamedequelque 4millions de dollars par an », ajoutant que «Laplupartdes exportations verslaChine sont constituées de bois et produits du boisvenantdecompagnies chi- noisesbasées ici»1.

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Depuisledébut, lesSaamaka avaient portélepoids de cette politique commerciale.Dès 1996,des représentantschinoisdeTacoba(parlant ap- paremment anglais) annoncèrent au capitaineZepêni de Duwáta,à l’extrême suddulac, queles villageoisavaient désormais l’interdictionde s’aventurer plus d’un kilomètre dans la forêt, leur village faisant partie de la concession de Tacoba. S’il se plaignaitoutentaitdeles poursuivre en justiceenville,lecapitaineétait prévenu :ilperdraitetseraitmis en pri- son. Tacobaavaitalors déjàconstruit quinze routes d’abattage àpartir de la routeprincipaleproche de Duwáta et abattait une quantité substantielle de boisqui étaitensuite chargé surdes naviresaudock appartenant à MUSA,àKromenie,(justeenamont de Paranam) 2. Un homme raconta quelques années plus tard sa propreexpérience : J’allais souvent chasseretpêcher danslecoindelarivière Kleine Sara- macca. Quelques mois auparavant, lessoldatsm’avaient laissé passerpour que j’aille pêcher,maisquand lesChinoisdelacompagnied’abattage m’ont vu, ils m’ont fait partir trèsbrutalement.Plustardles soldatsont demandé of-

1 ChinaWantsCloserTrade Relations with Suriname, de Ware Tijd,26mars2002, cité dans CIDH,OEA,Affaire No.12.338, Twelve Saramaka Communities(Suriname),Ad- ditional Observations on theMerits Made Pursuant to Article 38(1) of theRules of Procedureofthe IACHR,15mai 2002,paragraphe 17. 2 Forest PeoplesProgramme,«Suriname: Saramacca Maroons Say No to Multinational Logging, »20avril 1998. Hugo Jabinim’a raconté une version différente–que le Capi- taineZepênietles gens de son village avaient tout d’abordremarqué la pollutionde leursrivièrespar du gazole provenant des engins de terrassement àproximité de leurs abattis le long de la routePókigoón-Afobaka,etque c’étaitMUSAplutôtque Tacoba quiétait la cause des dégâts. En effet, il me ditlenom du Saamaka,habitant d’un village du fleuve méridional qui,lepremier,avaitmontré àMUSAleur chemin dans la zonefo- restière proche de Duwáta (communicationpersonnelle,21septembre 2009,Amster- dam.) Ceci peutnepas être contradictoire,puisqu’il étaitcourant pour une société(telle que MUSA)detravaillerpendant unecertainedurée surlaconcession d’une autre (telle que Tacoba). Lesarbres 127

ficiellement aux Chinoiss’ilspouvaient me donner la permission de chasser. LesChinoisont ditnon. Alorsles soldatsm’ont conseillé d’alleràParamaribochercherunpermis auprèsd’uncommandant de l’armée. ÀParamaribo, j’aiappelélemanager de la sociétéchinoise d’abattage qui étaitenville pour la supervision du charge- ment du boissur un bateauduport. Il m’adit «Pourquoi voulez-vous chasser dans ma forêt ?J’aiune concession ». Je ne comprends pas cela parce que ça atoujoursété notre forêt. Le gouvernement peut-il donner notre forêtsans nous consulter? Lessoldatsm’ont dit:«Laisse tomber lesChinois, va chasser là-bas (un endroitoùles Chinoisavaient fini de couperles arbres). Mais ne te fais pas voir».Hébien, j’y suis allé.Partout j’aivuladestruction, la forêtétait anéan- tie.ÀParamaribo, lesgens ne savent pas ce que lesChinoissont en train de faire.Quelqu’un ne devrait-il pas contrôlerles activitésd’abattage des inves- tisseursétrangers?LesChinoisont coupé des centaines d’arbres,les onttraî- nés quelque partetles ontempilés. Puisils lesont abandonnés dans la forêt parce qu’ils n’en avaient plus besoin. Pour nous,les gensdel’intérieur,c’est terrible de voirdes cèdres [utiliséspour la sculpture] et des fromagers[arbres sacrés pour lesSaamaka] abattus, car ils sont tellement importantspour nous. Et toutecette destructionaégalement fait fuir lesanimaux 1. D’autresSaamaka rapportaient des histoiressimilaires.Lorsd’une réunion en 2002, des gens de la région proche de Pókigoón relataient leur récenteexpérience des sociétés d’abattage. Lesporte-paroledes villages se plaignaient de la destructiondelaforêt par lesconcessionnaireschinois qui passaient leursparcellesagricoles au bulldozer, obstruant lesrivières et lespolluant,etempêchant leshommesdechasser et de pêcher −tout cela avec l’appui de l’armée nationale. Ils rapportaient que d’énormes quantitésdeboisdecèdre, un arbred’une importance particulière pour les Saamaka, étaient coupées et abandonnéesdans la forêtparce quecom- mercialement inintéressantes.Ils se plaignaient également de ce que les Chinoiscommençaient àcouper avant de savoirs’ilsauraient l’usage d’un telbois 2. Vers cette époque, lesbûcherons chinoisdétruisirent également les plantations du capitaineCésar Adjako, chefduvillage de Kayapaati.

1 Déclarationd’unSaamaka quisouhaite aujourd’hui resteranonyme, recueillie le 21 avril 2002, dans CIDH,OEA,Affaire No.12.338, Twelve Saramaka Communities(Suri- name),Additional Observations on theMerits Made Pursuant to Article 38(1) of the RulesofProcedure of theIACHR,15mai 2002,annexe A. 2 «ConservationInternational NotAuthorized to Expand ProtectedAreas,»de Ware Tijd, 28 novembre2002, cité dans CIDH,OEA,Affaire No.12.338, Twelve Saramaka Com- munities(Suriname),Supplemental Submission Providing Updated Informationand Re- quests,23janvier 2003, p. 3. 128 PeupleSaramaka contre État du Suriname

«Tout d’un coup, des hommesarmés m’interdisaient l’accès àlaterre que j’avaistravailléetrenteans durant.Comment est-ce possible?»disaitAdjako. «Mes ancêtresont vécu là pendant dessiècles ». Il ajouta quelques détails : Nosplantations se trouvent entre les kilomètres52et59delaTjón- galángapási[la routequi reliePókigoón àParamaribo].(…) Habituellement nous allons chasseretpêcher loin dans la forêt.Nous considéronscet endroit comme nos terres ancestralespuisque notre peupleavécusur cette terreetl’a utilisée durant des siècles.Aujourd’hui,nous sommesface àune situationqui constitueune violationdenos droits.Nous le constatonschaque fois que nous tombons surdes bûcherons et des travailleurschinois, avec lessoldatsetla police, quand nous sommesàla chasse. Ils nous empêchent d’allerdans la fo- rêtetnous harcèlent.Ils volent notre gibier,les fruitsetles récoltesdenos jardins. Lorsque nous nous plaignons,lapoliceetles soldats, qui gardent la concession de cesChinois, ne nous écoutent pas.Ils travaillent main dans la main avec eux 1. Ceshommesenarmes étaient en fait du personnel militairesurina- mien en serviceactif qui avait établiunposte militaire officielpour proté- ger la concession JinLin.Leministère de la défense prétendaitque c’était là chose àlafoislégale et nécessaire : D’après un communiqué de presse de l’Armée Nationale, cesactivitésne constituent pas des activitésillégales ou non autorisées pour lesmilitaires, mais concernentplutôtlasécurité des objectifs économiques déterminés par le gouvernement,pour lesquelsdes mesures de protectionapparaissent néces- saires. (…)Lecommuniqué de presse annonce également queles militaires veillent aussi aux aspectsenvironnementaux de cesactivitéséconomiques 2. Il yapeut-êtrepourtant uneautre raisonàl’augmentationdelapré- sence militaire surles concessions chinoises. Il abeaucoup étédit, bien que jamais confirmé, quebiendes bûcherons chinoisétaient en fait des prisonniers, forcésàcouper du bois dans cette lointaineforêt tropicale comme partie de leur sentence 3.

1 DéclarationduCapitaineCésar Adjako, recueillie le 21 avril 2002 (l’originalest en sa- ramaccan), dansCIDH, OEA, Affaire No.12.338, Twelve Saramaka Communities(Su- riname),Additional Observations on theMerits Made Pursuant to Article 38(1) of the RulesofProcedure of theIACHR,15mai 2002,paragraphe 14. 2 The Military guards important objectives in theinterior,deWareTijd,12septembre 2002, cité dans CIDH,OEA,Affaire No.12.338, Twelve Saramaka Communities(Suri- name),Supplemental Submission Providing Updated Informationand Requests,23jan- vier 2003, p. 4. 3 CIDH,OEA,AffaireNo. 12.338, Twelve Saramaka Communities(Suriname),Additional Observations on theMerits Made Pursuant to Article 38(1) of theRules of Procedureof theIACHR,15mai 2002,paragraphe 18. Il yeût des spéculations analogues àl’époque où la capacité de la Chineàfaire des offres plus avantageuses que cellesd’autresinves- tisseurs surunprojetdeconstructiond’oléoduc au Soudan dépendaitdesacapacitéàex- porter des travailleurspénitentiaires–voirhttp ://engforum.pravda.ru/archive/index.php/t-206536.html Lesarbres 129

LesSaamaka s’inquiétaient particulièrement des routes d’abattage que lesChinoisavaient commencé àdécouperprofondément dans leur terri- toire 1.En2002, une routeavaitété construite qui couraitsur plus de 20 kilomètresdeTjóngalángapásiàla rivière Kleine Saramacca, surlaquelle lesChinoisavaient construit un pont,puisétendu la routepresque jusqu’au village de Abénasitónu (oùnous avions fait une halte en 1966, attendant la permission du gaamá de poursuivre notre routesur le fleuve). Cette incursion étaitvue comme le début de l’ouverture de tout le terri- toire saamaka àladestructionaccompagnantl’abattage, tout en permet- tant aux petits mineursbrésiliens d’apporterdans la zoneleur équipement lourd. Elle détruisait également plusieursdes sitesdePremiersTemps les plus sacrés,oùsetenaient autrefois de grands villages et des cimetières, et où de grandes bataillesavaient étémenées 2. Pourles Saamaka, c’étaitlàuntemps de confusion et de peur intenses. Unecrise s’annonçait.

1 PeterPoole, sans-doutel’auteur du cliché de la routed’exploitationdans la concession Ji Shen, parle d’ «incompétence»àpropos de la constructiondeces routes :«Ils utili- saientdes bulldozers àlafoispour construire lesroutesetles entreteniralors qu’ils au- raientduutiliser des niveleuses. D’où de nombreuses excavations en bordurederoute comme on en voitsur l’image ». (message électronique du 18 janvier 2010). 2 Voir Price, LesPremiers Temps, pp. 116-136.

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Premières protestations

Quelques semaines àpeine après lespremières incursions de Tacoba dansleur territoire,en1996/1997, un groupe composédechefssaamaka avaitcrééune associationofficielle −l'Associationdes autoritéssaamaka (Verenigingvan SaramakaanseGezagsdragers,désormais VSG) 1 −en vue d'informer leurscommunautéssur la questiondes droits foncierset combattre lesbûcherons étrangers. L'impulsion première vint des trois plus gros villages situés àquelquesheuresdecanot du lac−Pikísééi (pays du clan Dómbi), Tutúbúka et Guyába (toutes deux patrie des Awanás). Le Capitaineenchef Wazen Eduards,originaire du village de Pikísééi,et Hugo Jabini du village de Tutúbúka, étudiant en droitàl'Université àPa- ramaribo, prirent la direction. Avec l'aide d'uneONG, ils obtinrent un plan des concessions allouéespar le gouvernement et découvrirent que lescon- cessions forestièresetminièresincluaient déjàlaplupartdes cinquante- huitvillages saamaka situés en amontdulac 2.Enmars1997, lors d'une importanteréunionàPikísééi,laVSG demanda àl'avocatdes droits hu- mainsFergusMacKay de leur enseigner lesmoyens de protégerleur terre 3.Celui-cicommença par demander aux Saamaka de luiétablir des cartesdeleur territoire,puisilengageaPeter Poole, un spécialiste des car- tographies autochtones qui avait fait un travailconsidérableavec lespo- pulations arctiques du Canada,pour aider la VSGàmonter un projet car- tographique àplusgrande échelle 4. Quatre mois plus tard,enjuillet, Jabini jouaitaufoot avecquelques amis àTutúbúka lorsque cinq Chinoisapparurent soudainqui leur deman- dèrent,enanglais, de leur montrerpar où ils pouvaient commencerà abattre lesarbres, derrière le village. «Avez-vous parlé au capitaine?» demandèrent lesjeunes.«On n’en apas besoin»,répondirent lesChinois.

1 L’organisationest parfois appelée Wanhati-«un seulcœur». 2Forest PeoplesProgramme,«Logging and Tribal Rights in Suriname, »décembre 2001, p. 17. 3 MacKay s’étaitpour la première fois rendu au Surinameen1995, au nom du Conseil mondial des peuples autochtones,etilapprit l’existence des problèmes liésà l’exploitationforestière et aux activitésminières. Au cours d’un deuxièmevoyage en novembre1996, Hugo Jabini l’approcha pour luiparlerdes préoccupations des Saamaka et peu de tempsaprès l’invita àune assemblée àPikísééi, au mois de mars 1997. 4 Poolevintrapidement au Suriname, où il fit bénéficier àlaVSG de huit semaines de formation, et vint encoreen1998 et 1999. La version finaledelacarte fut présentéeaux villages saamakadehaut en bas du fleuve et,enoctobre2002, àdes officiels àParama- ribo. Diverses ONG apportèrent des fonds pour l’établissementdecettecartographie- Novib/Oxfam Pays-Bas,laRainforestFoundationUS, et le Fonds allemand de protec- tiondes forêts tropicales«OroVerde ». 134 PeupleSaramaka contre État du Suriname

Wazen et Hugo voyageant surlefleuve

«Onacepapierdugouvernement ». Ils expliquèrent qu'ils travaillaient pour Tacoba et qu’ils s’apprêtaient àcouper la forêtjusqu'àGuyába (vers l’amont depuisTutúbúka).Comme lesjoueursdefoot refusaient de les aider,les Chinoisallèrent àGuunsí(un minusculehameaujuste en aval de Tutúbúka),oùils trouvèrent desgens prêtsàlesorienter àtravers la fo- rêt 1. La carte des concessions établie par le gouvernement et qu'avait obte- nue la VSGmontrait que la concession de Tacobas'arrêtait loin en aval de Tutúbúka, près de Pókigóón, àenvirondeux heuresenaval pour un canot àmoteur.Dix villages au moinsétaient menacés par cette nouvelle de- mande de Tacoba 2. La crainteimmédiatedelaVSG −que quelquetiers titulaire de con- cession permette àTacobad’y venir abattredes arbres −paraissait con-

1 Hugo Jabinimefit ce réciten2009. Il disaitque quelques joursavant que lesjoueursde foot aient aperçu les Chinois, des gens au village avaient bien entendu des engins dans le lointain,maisque ce n’estque lorsque des hommesétaient apparusqu’ils avaient com- pris ce quiétait en train de se produire. 2 De Ware Tijd, Inhabitantsofthe StuwmeergebiedAlarmed aboutIllegal Logging,» 1er août1997, cité dans CIDH, Pleadings,Motions and Evidence of theVictim’s Repre- sentatives in theCaseof12Saramaka Clans (Case 12.338) Against theRepublic of Suri- name,3novembre2006, Annexe 3.4. Premières protestations 135 firmée parune remarque du directeurdel'agenceforestière gouvernemen- tale selonqui «les Chinoisont des accords avecd'autresdétenteursde concessions de la zonepour abattre des arbres ». Il expliqua ensuite que «comme beaucoup de concessionnairesn'ont pas d'argent ou d'équipe- ment pour abattre lestroncs,ces genspassent des accords avecles socié- tésqui en ont » 1.LaVSG avaitentendu la rumeur selonlaquelle le GaamáSongó auraitreçu uneconcession forestière couvrant toutelazone. Et,defait, pendant l’octroimassifdeconcessions forestièresdans le mi- lieudes années1990, Songó déposabienune telle demande de concession (suivant apparemment le principe que, si lestous lesautresdirigeantspo- litiques du Surinamefaisaientfortune de cette façon,pourquoi pas lui?)2. UnepremièredélégationdelaVSG alla parlerauGaamáSongó, au mois d’août 1997, puisilyeut encore sept réunions,maisSongó refusa invariablement d’aborder la question 3.Celadurajusqu'en mars 1998, lorsque quelque trentecapitaines de villages situés surlaconcession pré- suméedeSongó vinrent àAsindóópo imposer une granderéunionducon- seil en présence du gaamá pour quel’affaire soit enfin résolue. Le con- seillerenchef de Songó, BasiáAmèèkán-óli (alias Aduéngi)deDángogó, parvint àpersuader le gaamá que la VSGn'essayaitpas de luiarracher le pouvoir(par exemple,enessayant d'installerungaamá concurrent dans lesvillages en avaldufleuve) et Songó finalement se déclara.Iladmit avoir effectivement demandéune concession, mais prétenditque sesmo- tivations étaient altruistes−protégerles droits des Saamaka contre les étrangers−et fitremarquer que de toutefaçon le gouvernement luiavait refusé cette concession. Désormais, déclara-t-il, il laissaitàla VSGtoute autorité,ettous lespouvoirs relevant de sa charge, dansleur combat contre l'exploitationétrangèreduterritoire saamaka 4. Aprèsdenombreuses réunions entre la VSGetles chefs de village, en haut comme en bas du fleuve, l'organisationenvoya une pétitionformelle

1 Ibid. 2 J’aivuune copiedelademande de 1995 du GaamáSongó d’uneconcession forestière de 127 000 hectaresaunom de SorejoMiningN.V.(Sorejoétant une abréviationdeSongó, Rene Pansa, et Johann Pansa, cesdeux derniersétant de prochesassociés du gaamá). La concession s’étendaitdejusteàl’ouestdes villages saamakapartant du lacjusque tout en amont,prèsdelaconfluence du Gaánlío et du Pikílío,etdelàendirection de l’Ouest, jusqu’àlafrontière avec le territoire matawai. Stanley Rensch devait être le gérant de cette concession. 3 Hugo Jabinim’a parlé de ces«sept»réunions –dans le langage saramaccan, «sept » signifie simplement «beaucoup »(communicationpersonnelle,21septembre 2009). 4 SaramaccanersMake Fist in Battle forRecognitionofLand Rights,DeWest, 26 mars 1998, cité dans CIDH, «Pleadings, Motions and Evidence of theVictim’s Representatives in theCase of 12 SaramakaClans (Case 12.338) Against theRepublic of Suriname,»3no- vembre2006, Annexe 3.5. 136 PeupleSaramaka contre État du Suriname adressée àSon Excellence le Président du Suriname, datée du 24 octobre 1999 1.Ilyétaitécrit, notamment : -Selon la section1bdel'article41duWetBosbeheer [Loi surles forêtsde 1992], -selon le Traité de Paixconcluen1762 entre nos ancêtresetles Pays-Bas, dont le gouvernement du Surinameest le successeur légal depuis1975, -etselon lestraités internationaux des droits de l'Homme ratifiéspar le Suriname, lessoussignés,présentsàla réunion du conseil(...) tenue le 24 oc- tobre1999 àNieuw Aurora [Tutúbúká],souhaitent voussoumettre la requête suivantepar le biaisduprésent appel. Ils présentent aussi cette requêteau nom de leur chefsuprêmeSongó Abóikóni,qui adonné des assurances de son soutienàl'associationci-dessusmentionnée. Lessoussignés ont conclu,àpartirdecartesissues du CELOS [le Centre pour la recherche agricoleauSuriname, quidépenddel'Université]ensep- tembre 1999, que lesconcessions avaient étéaccordées àdes tiers,dans les limitesdeleur territoire,sans queles habitantseussent étéauparavant consul- tés. Ilssont de l'avisque cetactedelapartdugouvernement,oul’allocation des ditesconcessions, 1. constitue une menaceàleurseffortspour faire reconnaître leursdroits fonciers, 2. estundésaveudes autoritéstraditionnellesetdes habitants, 3. représenteune menaceàleur survie physique et culturelle ;ils veulent en particuliermentionner : .les terrains quileur fournissent leur alimentation, .les fleuves et lesruisseaux quiles approvisionnent en poissoneteneau potableetpure, .les airesdechasse surlesquellesils se procurent leur viande .les plantes et lesarbres, qu'ils utilisent pour bâtir leursmaisons et leurs embarcations et qui leur assurentdes fruitsforestiers,lematérielnécessaire au tissage et des remèdes, .les lieux où ils pratiquent leur culture et leur religion. Lessoussignés souhaitent insister surlefaitqu'ils ne sont pas opposés à l'exploitationduboisdans certainsendroits,maispensent queceladevraitêtre mené en consultationavec lesvillages concernés.Deplus, ils pensent que l'exploitationdevraitégalement bénéficieràtoutelapopulationdel'intérieur. L’expérience de la constructionduréservoir [le projet Afobaka]est encore

1 Descopies furentadresséesaux membresdel’Assemblée nationale, àdiversministres, à l’Ambassade des Pays-Bas,diversesONG, organisations internationales et associations desdroitsdel’homme. Premières protestations 137

vive dans leur mémoire.Ils pensent enfinque l'exploitationdelaforêt devrait être menée dans l’optique d’un développement durable. Ils se réfèrent aux promessesfaitesdans le soi-disant Accorddepaixde Lelydorpde1992 [qui mitfin àlaguerre civile]etles résolutions adoptéesà l'issueduGran Krutu tenu àAsindóópo en 1995 et àGalibien1996, garantis- sant le droitdedécider eux-mêmes quel développement ils souhaitent voirse produire dans la région où ils ont vécupendant des siècles. Pourfinir, lessoussignés se réfèrentaux diversesconventions,déclara- tions et résolutions internationales surles droits humains reconnaissant les droits fonciersdes communautés autochtones et tribales. Ils vous exhortent àprendredes mesures pour que lesconcessions men- tionnéesci-dessuspuissent être annulées sans délai.Ils insistent également sur le fait d’être consultéspar lesautoritéscompétentes avant que des concessions puissent être accordées surleur territoire. En dépitdufaitque cetappel s'appuie, entre autreschoses,sur l'article 41 de la Loisur lesforêts, ils vous demandent aussi également de faire annuler lesconcessions minières (depierres,d’or) surleurterritoire. Il leur paraîtune bonne idée de discuter de cessujetsavec vous.Ils atten- dent avecimpatience de recevoir de vos nouvelles, dans tous lescas,sous quinzaine. Au cours desdouze mois qui suivirent,laVSG soumit deux autres pétitions au gouvernement de Paramaribo. Aucunenereçut de réponse, du président comme de qui que ce soit d'autre. Découragés et contrariéspar leur incapacité àobtenirquelque atten- tiondelapartdugouvernement,laVSG se décidaàchercherlaprotection de la Commission Interaméricaine des Droits de l'Homme.Enoctobre 2000 −plusdetrois ans après lespremières incursions de bûcheronschi- nois −, la VSGainsi quedouze capitaines de village, représentant chacun lesprincipauxclans matrilinéaires, déposèrent une pétitionauprès de la Commission 1.Cedocument attirait l’attentionsur le manquement du Su- rinameàreconnaître lesdroitsdes Saamaka àlaterre et aux ressources tels qu'ils sont définis par la ConventionAméricaine des Droits de l'Homme,etsur sa violationactivedeces droits en raisondes concessions minières et forestièresqu'il aaccordées surleterritoire des Saamaka.

1 PétitionportéedevantlaCommission Interaméricainedes Droits de l’Homme,Organisa- tiondes ÉtatsAméricains,par De Verenigingvan SaramakaanseGezagdragers (L’Associationdes autoritéssaamaka)aunom du peuple saamaka, des Lô et des Com- munautés du SurinameSupérieur,contre la République du Suriname. 138 PeupleSaramaka contre État du Suriname

Uneréunionsur lesdroits fonciers, Hugo au micro

J'ai participéàcedépôtinitialpar la rédactiond'unrapportdedix pages, porté en tant qu'Annexe D, ainsi qu'enfaisant citerdans le corps de la pétitionmon témoignage surlasociétéetl'histoire des Saamaka prove- nant de l’affaire Aloeboetoe. MacKay m'avaitdemandédeparlerdela questionduterritoire saamaka (seslimitesgéographiques et la naturede sa légitimité), de la propriété de la terrechez lesSaamaka (la définition des clans matrilinéaires−les lô −qui sont lesunitésfoncières)etles usages saamaka de la terre(lesmultiplesfaçonsdont leshommesetles femmesont recoursàlaforêt et au fleuve pour leur subsistance, la cons- truction, lessoins médicaux et lesusages spirituels), ce quejefis intégra- lement.J'ajoutai ensuite une noteàpropos de la souveraineté, insistant sur l’importance des notions saamaka de contrôle du territoire et des origines historiques de celui-ci. Le président du Suriname, RonaldVenetiaan, aréagi avec colèreàce dépôt de pétition. D'après le quotidiennational,ilcomparales Marrons qui faisaient pétitionaux insurgés en armes. Il déclara àl'AssembléeNa- tionaleque «lorsque vous ouvrez un site web, vous ytrouvez des gens qui déclarent vouloirentamer uneguérilla avec l'aide d'organisations de gué- rilleroscolombiens,etpas des moindres,sileursdemandes ne sont pas satisfaites».D'après le chef de l'État,poursuit l'article,«il yaréellement des élémentsqui cherchent àdéclencher un conflitarmépermanent au Suriname, comme c'estlecas dansdes paystelsque la ColombieetleSri Premières protestations 139

Lanka. Est-ceceque nous souhaitons pour le Suriname?»demande-t-il. «Etn'allons pas penser que cesgens-là n'ont pas de tels souhaits pour notre pays », prévenait-il. Il ajouta que «sicertainspensent qu'il s'agitlà de bluff, ilsdevraient prendre en considérationque le petit peupledeBro- kopondo [se référant là aux Marrons ndyuka de Moiwana] et de Sipaliwini [lesMarrons saamaka représentés par le VSG] estcapabled'allertrouver des pays étrangersetdeproposer des pétitions àl'OEA » 1. En juin 2001 et mai2002, la VSGprésentaàlaCommission d'autres matériaux, fournissant chaque fois des misesàjour quant àl'étatdes dé- prédations forestièresencours, citant de nouveaux argumentsjuridiques et réitérant la demande, exprimée danslapétitioninitiale,que la Commis- sion émette des mesures de précaution(en réalité,une injonction) pour faire cesser touteactivité d’abattage pendant que l’onjugeait l’affaire.De nouveau, je participai àdistance àces dépositions. Au début d’août 2002, la CIDH finitpar répondreàces requêtes en délivrant une ordonnancedemesures de précaution, demandant que le gouvernement du Surinameprenne des mesures appropriées pour sus- pendretoutes lesconcessions,ycompris lespermisetautorisations d’exploitationforestière et minière, ainsique touteautre activité de déve- loppement des ressourcesnaturellessur lesterresutilisées et occupées par lesdouze clans saamaka, jusqu'àceque la Commission aiel'opportunité d'enquêtersur lesréclamations de fond soulevées dans l'affaire 2. Le 21 août,Hugo Jabini,représentant lesSaamaka, envoyaune lettre polie au ministre de la JusticeSubhaasPunwasi, luidemandant de quelle façonlegouvernementprévoyait d'honorer la requête de la Commission et suggérant que : Àlalumière de ce qui précède,nous vous encourageons àrechercher tous lesmoyens disponibles pour rendreeffectives lesmesures préventives ordon- nées par la Commission, et notamment obtenirdes ordres de «cesser-le- travail»,d'autresmesures administratives adéquates et appropriées et,siné- cessaire,des ordres judiciairesd'arrêtertoutes lesopérations d’abattage et mi- nières surles terres occupées et utilisées par lesdouze lô saamaka.Ceci inclut un retrait totaldes toutes lesunitésmilitairessurinamiennes qui gardent les concessions d’abattage dans cette zone, ou,auminimum,l'ordre donné àces unitésmilitairesdecessertouteinterférence avec la subsistance traditionnelle et lesautrespratiques des membresdes douze lô saamaka.

1 WebsitesEncourage TerrorisminSuriname,deWareTijd, 25 juillet2001, cité dans CIDH,OEA,AffaireNo. 12.338, Twelve Saramaka Communities(Suriname),Addition- al Observations on theMerits Made Pursuant to Article 38(1) of theRules of Procedure of theIACHR,15mai 2002,paragraphe 26. 2 Cité dans ForestPeoplesProgramme,«Press Release, »20août 2002. 140 PeupleSaramaka contre État du Suriname

Mais,suivant en celasalongue habitude d’ignorer lesrequêtesformu- lées par lesSaamaka, le gouvernement demeurasilencieux. Punwasi, comme beaucoup de sescollègues que la rumeur implique largement dans le traficdedrogue, étaitapparemment occupé àd'autresaffaires 1. Deslettres similaires,parmi lesquellesune pétitionformelle au prési- dent Venetiaan, furent envoyées en 2002 et 2003 par Jabini de la partdela VSG(qui avait officiellement pris et passédes résolutions exhortant le gouvernement àl’action),maisaucune ne reçut de réponse 2.Les Saama- ka ont alorsdéposé plus d'informations àlaCIDH, arguant quepuisque le Surinameavaitignoréles demandes de mesures préventives de la Com- mission, et puisque des destructions considérables du territoire saamaka avaient encoreeulieuaucoursdes douze mois écoulés, il fallait que la Commission montre àprésent un peu lesdentsendemandant àlaCour interaméricaine des droits de l'Homme la délivrance d’une ordonnancede mesures préventives. Lespétitionnairesréclament,enparticulier, àlaCommission de demander àlaCour l’émission d’une ordonnancedemesurespréventives requérant que le Surinamesuspende touteactivitéd’abattage et autresformesd’exploitation commerciale des ressourcesnaturellessur lesterresetleterritoire tradition- nellement possédé ou autrement occupé et utilisépar lesdouze lô (clans) saamaka jusqu'àceque l'affaire n° 12.338 aitété résolue par lesorganes inte- raméricains de protection des droits de l’Homme. Pourcette pétition, je rédigeaiunrapportenfaveurdemesures pré- ventives avec lessous-titressuivants:«Territoire », «Loissaamaka sur le territoire », «Menaces immédiates àl'environnement forestieretleurs effets surlanourriture et la culture matérielle », et «Menaces immédiates surlavie religieusesaamaka ». La dernièresection, «Menaces surlasur- vieculturelle −Lespectre de l'ethnocide », arguaitque «ladestructionde la forêtdes Saamaka signifieraitlafin de la culture saamaka », et que, sans mesures de protection, un «ethnocide »−la destructiond'une culture

1 Vers cette époque, la CIDH avait également notéavoir, en deuxoccasionsdistinctes (le 21 novembre2000 et le 8août 2001),demandéque l’État procuredes informations con- cernant lesallégations soulevées dans la première pétitiondes Saamaka mais qu’elle n’avait «àce jour jamais eu de réponse».(VSGetal, « Failure of theRepublic of Suri- nametoRecognize, Guarantee and Respect theRightsofIndigenous and Tribal Peoples to Lands,Territoriesand Resources, to CulturalIntegrity and to be Free fromRacial Discrimination, »communicationformelle [auRapporteur Spécial des Nations Uniessur la Situationdes Droits de l’Homme et des LibertésFondamentales des Populations Au- tochtones] suite àlaRésolution de la Commission surles Droits de l’Homme 2001/57, juin 2002, paragraphe 84. 2 Voir, par exemple,«FormalPetitionMade PursuanttoArticle22ofthe 1987 Constitu- tionofthe Republic of Suriname, »15janvier2003, inclusdans CIDH,OEA, Affaire No.12.338, Twelve SaramakaCommunities(Suriname),Supplemental Submission Providing Updated Informationand Requests,23janvier 2003, Annexe 1. Premières protestations 141 que beaucoup considèrent comme l'une des plus créatives et des plus dy- namiques de touteladiasporaafricaine −semblel'issuelaplusprobable. Le rapportconcluaitendisant que«la décisionunilatérale du gouverne- ment d'abroger lestraités passésavec lesMarrons au dix-huitième siècle dansl'intérêt prétendu de l'unité nationaleéquivaut àunethnocide » 1.

***

Le principe de la divulgationcomplèteexige que je mentionne que, durant toutecette période, Sally et moiétions physiquement horsduSuri- name. En 1986, deux policiers militaireslourdement armésnous avaient tirésdenotre lit en pleine nuit, dans un hôtel de Paramaribooùnous étions récemment débarqués de Paris et en attented'unvol nous menant à l'intérieur afin de rendrevisite au GaamáAgbagó, trèsmalade et quiavait demandé ànous voiravant de mourir. Cette intrusion au milieudelanuit et la course angoissantequi s’ensuivit, plusieursheures durant,àtravers forêtetsavanes, talonnés tout le long du cheminpar un autre véhiculede la policemilitaire −sans explicationd'aucune sortedelapartdenos ra- visseursetcroyant qu'à tout moment ils allaient s'arrêteretnous faire la peau−se terminapar un enfermement dans une piècejusqu'àl'aube, nos passeports tamponnés partout ONGELDIG (invalide),puisnotre embar- quement en hâtesur un ferry pour la Guyane avecl'avertissement de ne plus jamais revenir. Il se trouvait, sans que nous le sachions, que la guerre civile entre le Commando de la JungledeRonnieBrunswijk et le gouvernement venait d'éclaterceweek-end-là,etqu’en tant qu'amisfidèles des Marrons nous étions apparemment devenus personae non gratae.(Lorsque nous deman- dâmes plus tard àl'ambassade américaine la raison de notre expulsion, le gouvernement surinamienleur réponditqu'il s'étaitproduitune «erreur administrative»). De nombreux amis àParamaribo−des gens possédant des contacts bien informés en politique −suggérèrent que de tellesmises en garde de la partdes militairesétaient sérieuses et qu'ilseraitsage de garder nos distances. Le GaamáAgbagó s'accrochaàlavie jusqu'en 1989,

1 Ce document,«ReportofDr. RichardPriceinSupportofProvisional Measures,»est annexé àlaRequestfor theApplicationofProvisional Measures by theInter-American CourtofHuman Rights de la VSG, datée du 15 octobre2003. Au cours de cette période, une nouvelle menacepointaitversleterritoire saamaka–unaccordde2003 entre le gouvernement et Alcoa, d’unehauteur de 70 millions de dollars US,envue d’agrandirle barrage et le lacdes années 1960,enrelevantleniveau de l’eau d’environdeux mètres pour accroître la productionhydroélectrique de telle façon qu’Alcoapuisseagrandir sa raffineried’alumine àParanam.Comme la VSGinformait la CIDH au cours de plusieurs demandesen2003, sixvillages saamaka situés au bord suddulac seraient submergés si le plan devait être réalisé. La VSG fit plusieurspétitions pour que cette situationsoitin- clusedans lesmesures de précautions préalablement émises. 142 PeupleSaramaka contre État du Suriname où il mourut paisiblement àl'âge de 102 ans.J'étais cruellement déchiré entre mondésir d'assister aux funéraillesdenotre amietl'exigencede prudence de la partdeSally.Pour finir, je n'ai pas pris le risque et nous dûmes nous contenter de vidéos et de témoignages.

Lesfossoyeurs retournent au village, aux funéraillesduGaamáAgbagó,1989

La menacedeseconde main du Commandant Bouterse,livréepar l’intermédiaire de l’avocatgénéraldeFreitas après montémoignage au procès de 1992 au CostaRica, ne fit qu'ajouter àlapression. Nous étions là,universitairesqui avions dédiénos deux vies aux Saamaka du Suri- name, incapablesd'être assurés de notre sécurité dès notre arrivée àl'aéro- port international,oumêmeenmarchant dans lesrues de la capitale. Notresolution, mise en place immédiatement après notre expulsion en Premières protestations 143

1986, futdefaire passerleplusgrosdenotre attentionsur lesSaamaka de la Guyane.Dans le sillage de la guerre civile,les Marrons avaient afflué surleMarowijneetbientôt près du tiers des Saamaka vivaient dansce minusculemorceau d'Europe en Amérique du Sud. De toutefaçon,depuis 1986, nous avions passé notre tempsderecherche essentiellement surce nouveausite,travaillant avecdes gensqui −contrairement ànous −pou- vaient aisément alleretvenirdepartetd'autre de la frontière avec le Suri- name. Ce faisant,nous restâmesencontactproche avec lesdéveloppe- mentsenterritoire saamaka, mais toujoursàdistance, un contact de deu- xièmemainenquelque sorte 1. Lorsque mourut le GaamáSongó, en novembre2003, Sally et moi suivions lesmanœuvrespolitiques complexesentourant sa succession de- puislaGuyane française, où nous travaillions àcemoment-là 2.Laplupart des Saamaka voyaitenSongó un cheffaible, particulièrement après qu'il eût souffert d'une congestioncérébraledurant sesdernières années. Sestumultueuses funérailles, qui se prolongèrent jusqu’àson enterre- ment plus de trois mois plus tard,furent marquéespar le refuspersistant du cercueildenommerunsuccesseur et le fait que les gaamá [décédés] présentsaucimetière dénièrent àSongó, jusqu’au dernier moment,ledroit d’être inhumécomme un des leurs. Sans attendreles «funéraillessecon- daires»prévuesquelques mois plus tard,après lesquellesondésigne ha- bituellement le successeur,legaamá intérimaire −qui ne peut lui-même être candidat au postepermanent −s’empressa d’alleràParamariboan- noncerque sonproprefrère,Otjútju (aliasBelfónAbóikóni), avaitété choisicomme prochain gaamá,etsaphotofut dûment publiéedans le grand journal surinamien De Ware Tijd.(Depuis le XVIIIe siècle, la cou- tume veut que, une fois que lesSaamaka ontchoisietintronisé le nouveau gaamá,celui-ciserendedans cette ville où le gouvernement colo- nial/national l’installe officiellement dans sesfonctions et luioctroie un uniforme.)

1 Au cours de cette période, nos écritssur lesSaamaka au Surinameincluaient monlivre largement historique Alabi’s World,etnotre ouvrage commun Two Evenings in Sarama- ka (qui bénéficiad’unterrain àKourou àlafin des années 1980), MaroonArts (Boston Beacon Press, 1999), et The RootofRoots: Or,How Afro-American Anthropology Got Its Start (Chicago :Prickly Paradigm Press, 2003).Nous avons aussi écritdes livressur lesSaamaka et d’autres Marrons de Guyane,comme lestrois ouvragescosignés Equato- ria (1992), EnigmaVariations :ANovel (CambridgeHarvard University Press, 1995), et LesMarrons (Châteauneuf-le-Rouge :Vents d’ailleurs, 2003),demêmeque mes Voyages avec Tooy. 2 Unegrande partie de cette section provient directement de Price, Voyages avec Tooy,pp. 254-263. 144 PeupleSaramaka contre État du Suriname

Le cercueilduGaamáAgbagó estdescendudans le canot quivaleconduireaucimetière

Lorsque nous arrivâmes àCayennele18avril 2005, sixjoursaprès l’intronisationenrègled’Otjútju comme gaamá,les Saamaka ne parlaient toujoursque de cetévénement.Unami saamaka revint d’un weekendà Paramariboavec des photos du nouveauchef,jambes blanchiesdekaolin conformément àlatradition, tête ceinted’unfoulard, siégeantdans le sanctuaire aux ancêtresd’Asindóópo (la capitale saamaka) et tenant son sceptre de gaamá.Maisàpeine deux joursplustard, àDángogó, un autre homme −Ozéni −fut intronisé dans le sanctuaire desancêtresdecevillage. LesSaamaka se retrouvaient soudainavecdeux gaamá rivaux et personne ne savaitexactement àquoi s’en tenir. Conflits et rivalitéspour l’accession à un poste de pouvoiront toujoursfaitpartie de la scènepolitique saamaka. Mais dans le passé, c’étaienttoujoursdes clansrivauxqui se disputaient ce poste.Ici,deux Matjáuétroitement apparentés,membres de la commu- nautédeDángogó, venaient en quelquesorte de le scinder en deux. Premières protestations 145

Intronisationd’Otjútju,12avril 2005, Asindóópo

Otjútjun’avaitjamaiscaché sesambitions politiques.Lorsque je l’ai con- nu dansles années1960 et 1970, il étaitunproche confident du sage et respectéGaamáAgbagó Abóikóni et,apparemment,son successeur préfé- ré 1.Ilcollaboraitdepuislongtemps avecdes étrangerssur diversprojets − il futlepremier Saamaka àgérer unepiste d’atterrissage dans l’intérieur et un des raresàposséder un petit magasin.Dans LesPremiersTemps,je le décrivais«tiraillé entre la côteetlepays saamaka »etj’ainoté:«Il m'adonné quelques orientations majeures surles Premiers Tempsmais, après vérification, sesinformations se sont parfois révéléesinexactes »− j’entendais par là que sestémoignages avaient souvent un caractèrenet-

1 Uneconnaissance ndyuka du GaamáAgbagó affirmeque le chef luiauraitdit sa préfé- rence dès lesannées1970s (AndréR.M.Pakosie, «Een analyse van het huidigeconflict om het gaamanschapbij de Saamaka, » Siboga 15[1][2005] :17-27). 146 PeupleSaramaka contre État du Suriname tement «politique ». Quant àOzéni,jeleconnaissais seulement de répu- tation:natif de Dángogó, le village où nous habitions,ilavaitchoisi de vivreetdetravailleràParanam,ville côtière dominée par l’entrepriseAl- coa. D’un tempérament paraît-ilassezeffacé, Ozéni avaitsans douteob- tenu sesappuispour la fonctiondegaamá moinsenraisond’une quel- conquereprésentativitéque du fait qu’il n’étaitpas Otjútju.Denombreux Saamaka, notamment de Dángogó, ne faisaient pas vraiment confiance à Otjútju, qu’ils jugeaient trop manipulateur.Sur le plan généalogique, tous deux répondaient aux critèresrequis. Lesdiscussions entre mesamisàCayenne étaient,cependant, d’une tout autre nature. Oui, ils étaient tous d’accordqu’Otjútjuétait un véri- tableanimalpolitique et que cela le rendaittout désigné pour cette charge. Mais,surtout,ilfallait éviterdeleprovoquer. Premièrement,ilétait «maître du grand esprit vengeur »−il hébergeaitdans sa tête un des plus puissantsesprits vengeursdeson lignage.Deuxièmement,son homonyme (l'ancêtre désigné par divinationcomme ayantparticipédesanaissance), Bôò, étaitlamèredeGaamáAgbagó, qui avait elle-mêmepour homo- nymeLukéinsi, fille d’Adjágbò et de Paánzaetmédiatricedel’esprit fo- restierdes Premiers TempsWámba, ce quilui conféraitunlignage surna- tureldegrand pouvoir 1.Une fois Otjútjuintronisé rituellement dans le sanctuaire aux ancêtresd’Asindóópo, qui pourrait oser tenter de luiravir sonposte et survivre ? Un amiqui venait d’arriver de Surinamenous passa une cassette audio de l’investiture d’Otjútju.CapitaineTooy Alexander,unexpert en rituel saamaka, écouta avec attentionl’apínti et commentaàlalettre ce qu’ils disaient :«Fúndi ofón, fúndi ofón, fúndi ofón, alákatáka fúndi ofón − Le fleuve Surinameest sans chef. Le navire n’apas de timonier.Lenavire gîte et dérivedangereusement ». Puis, plus tard,letambour joua :«Séi kúnya, séikúnya, séikúnya, alábatátaséi kúnya -Lefleuve atrouvé un chef. Le navire atrouvé un timonier ». Ensuite,nous entendîmes des femmesexécuterdes chants sekêti pleind’entrain composéspour l’occasion, célébrant l’intronisationdeGaamáOtjútju.«Ce litigeconnaî- tra un dénouement dans un sens ou dans l’autre,dit Tooy en riant.Quand une femme estenceinte,sielle n’apas un garçon elle auraune fille. Même si elle n’anil’unnil’autre,elle aura une espèce d’enfant avec des dentsdans la bouche.Onverra bien !» Le lendemain, un homme saamaka arrivaavec ce qu’il prétendit être un tuyau de première main -etilapparut bientôt qu’il avait découvert quelque chosed’important.Ceconflit n’étaitpas lié aux personnalitésnià la généalogietraditionnelle,maisaux forces trèsmodernes de l’argent,de

1Voir Price, LesPremiers Temps, pp. 77, 244-256, passim. Premières protestations 147 la corruptionetdu«développement ». Benaentendu des rumeurscré- dibles selonlesquellesuncertain «T.»,unFrançaisqui exploite la plus vastemined’ordelaGuyane,auraitconcluunaccordavecGaamá Songó peuavantsamortdans le but de «développer »lepays saamaka, élabo- rant des plans pour édifierunhôtel cinq étoilesenface d’Asindóópo, de l’autre côtédufleuve, rallonger la pisted’atterrissage voisine àDjoemoe, construire une routereliant lesvillages saamaka au monde extérieur et ouvrir une énorme mine d’or àl’intérieur de la crique sacrée Paaba. La mort de Songó amomentanément interrompu ce projet,bienque «T.»ait expédié d’abondantes quantitésdemarchandisespour lesfunérailles, en témoignage de sonrespect.(Je me souviens avoirentendu dire au moment de cette cérémonie qu’un «Français »avaitenvoyé en cadeauunavion et plusieurspirogues chargées de milliers d’euros de marchandises, allant des rouleaux de tissu aux caissesderhum et autresboissons.) Au- jourd’hui,selon lesdernières rumeurs, Ozéni et sespartisans envisage- raient de relancerles projetssecretsdeSongó, alorsqu’Otjútju ne veut pas avoir affaire avec «T.». Monami Tooy me surprendendisantqu’il connaît «T.».«Cela fait des années que cethomme vitenGuyane,àSaint-Laurent.Unjour,ila tuésept chefs íngi avecson fameux óbia −illegarde dans un sacqu’il porte surl’épaule. Il yaunasamaká [crâne d’homme]àl’intérieur [...] Il pénétrait seul dans la forêtetdemandaitàson óbia s’ildevaitdormiràun certain endroit cette nuit-là et,s’ilrépondaitnon, il poursuivaitson che- min. Il travaille tout le tempsavec lui».Tooy raconte que «T.» s’est construit une maison àSaint-Laurent mais sonépouseest repartie dans sonproprepays. Il ademandé àTooy de bien vouloirverserdes libations pour la ramener.Tooy aaccepté, et unesemaine plus tard elle étaitdere- tour.Depuis,«T. »est un admirateur.MaisTooy me metengarde contre cet homme.Ils’est rendu un jour en amont près de Saint-Élie,oùlasocié- té de «T.»exploite l’or, et il aappris que ce dernier enlève des enfants saamaka surlacôtepour lessacrifieraudiablequi possède l’ordans les entraillesdelaterre −les diamantsaussi, paraît-il. «T.»fait kidnapper ces enfantsqui sont ensuite largués depuisses hélicoptères près des gise- mentsaurifères. Un après-midi, Sally et moirendonsvisite àKalusé, un homme de Dángogó qui vivait àCayenne depuisdes décennies.Ilnousexplique que, la semaineprécédente,les deux partiesdulitigeconcernant le gaamá ont convenu d’allerconsulterl’oracledes Lángu àBéndiwátapour voirce qu’elle dirait.Ellesont délégué trois capitaines originairesdeDángogó, trois autresdans le campd’Otjútju,tous munisdecassettespour enregis- trerleverdict.L’oracleapenchéenfaveurdeDángogó, en déclarant que la première personne qu’ils rencontreraient àleur retour au débarcadère seraitleprochain gaamá −etcefut Ozéni.Kalusé ditqu’il ne voitpas 148 PeupleSaramaka contre État du Suriname comment Otjútju auraitune chance,puisque lesseules personnes pré- sentes àsaprétendue intronisationétaient sonfrère (le gaamá intéri- maire), le joueur d’apínti et deuxoutrois amis. Quelques joursplustard, alorsque nous nous trouvons àSaint- Laurent,lapetite ville frontalière faisant face au Suriname, de l'autre côté du fleuve, nous passons voirlecapitainesaamaka Antonísi qui,nous a-t- on dit, estl’interlocuteur de «T». auprès des Saamaka. En tant que vieil ami, il nous informeque cet homme est bien propriétaire d’une immense mine d’or et qu’il emploiedes douzaines de Saamaka. Il aeffectivement dépenséquelque 10 000 euros pour lesfunéraillesdeSongó, confiant à Antonísi l’achat et la livraison de 10 caissesdeGandia (vin fortifiéespa- gnol trèsapprécié par lesfemmessaamaka),10caissesderhum,16 caissesdebière,25kilosdeharicotsrouges,25kilosdequeues de cochon salées,des boîtesetdes boîtesdecartouches, 3caissesdepoudreàcanon noire et un beau fusilàsuspendre dans la maison mortuaire,que le nou- veau gaamá accrocheraplustarddans sa salle d’audience, et il adonné à Antonísi 3500 euros de plus pour acheter tout ce qu’il jugeraitutile d’ajouter.Àprésent,seplaintAntonísi,certainsracontent dans sondos qu’il avoléune partie de cetargent,d’autresque «T». va le récompenser de 50 kilosd’or!Antonísi ajoute qu’Otjútju n’apas étéinstallé dans les règles carlatraditionveut quelegaamá soit intronisé àDángogó, pas à Asindóópo. C’estdonc Ozéni quidoitêtre le vrai gaamá 1. Au cours des jourssuivants, lesrumeurscontinuent àcirculer.Unfi- dèled’Ozéni nous assure que personne n’estvenu àl’intronisation d’Otjútju,hormisson frère et le joueur d’apínti −iln’y avait ni capitaines ni invitésvenusd’ailleurs. Cela ne ressemblaitpas du tout àl’investiture d’un gaamá,dit-il. (Maisles photos quenous avons vues semblent dé- mentir cette assertion.)Selon un habitant de Dángogó partisan d’Otjútju, tous lesvillages le long du fleuve seraient pour Otjútju, et Dángogó serait le seul,enmajorité,àsoutenirOzéni.Otjútju siège déjàdans son«bu- reau », recevantdes gensetsecomportant en parfait gaamá. La grande nouvelle estque GaamaGazón,leNdyuka qui estledoyen de tous leschefsmarrons vivantsàce jour,aenvoyéune délégationper- sonnelle au payssaamaka pour essayer de démêler la situation. Lesémis- sairesont trouvé Otjútju dans sonbureauetl’ont saluédutitre de gaamá, luioffrant même un «morceau »dudieundyuka Gaán Tatá,engeste d’amitié,pour l’aider àrégner.Lorsqu’ils sont arrivés àDángogó, le capi- taineAmèèkán-óli (alias Aduéngi)les achassés!Iladéclaré que ce

1 Unevidéo amateur de l’investiture d’Ozeni,que je visionnaisen2009, montre le beau fusil offert par P. en cadeauaux funéraillesdeSongó en train d’être attribué au «Gaamá»Ozeni. Premières protestations 149 n’étaitpas uneaffaire ndyuka et qu’ils feraient mieux de regagnerleur propre fleuve. Mais lesNdyuka ont débarqué et se sont dirigés tout droit verslamaisondeGaán Tatá.(DepuisledébutduXXe siècle,Dángogó possède une annexe de Gaán Tatá,ramené du paysndyuka, qui sert de grand oracle pour le village.)Ils ont demandé au capitaineAmèèkán-óli ce qu’était cette «chose»,là-bas surlaplanche.Lesóói-gádu de Mamá Ndyuka ?Tutefiches de nous !ont-ils dit. En désignant sontorse,leca- pitainendyuka aexpliqué que le sóói-gádu de Mamá Ndyuka se trouvait là,etque ce quepossédaitDángogónevalaitrien. LesNdyuka sont re- tournés àAsindóópo, où ils se sont réunisavec Otjútju et sesconseillers pendant trois jours. D’après eux,lenom d’Otjútju estdéjàinscrit dans le registre des Blancs en ville depuisprèsd’unan. Il siège surletabouret du gaamá.Qui va le détrôner ?Personne ne connaît l’autre prétendant.Si Amèèkán-ólil’a intronisé,c’est luiqui devrapayer sonsalaire et luiache- terununiformecar lesBlancsn’ont jamais entendu parlerdelui 1. Tooy conclutque ce sera Otjútju le vainqueur.«Quand Agbagó est devenu gaamá,ils’est assissur le tabouret avecTodjê[sonWénti].Songó l’a fait seul −etmal.MaisOtjútju,lui,héberge danssatêtelegrand esprit vengeur du Pikílío !Qui va luiravirletitre de gaamá?La personne qui s’y risquera−si on ne l’enterre pas dans sept jours, on l’enterrera dans quatorze». Un visiteur de Dángogó rapporte qu’une foulenombreuseest venue assister àl’intronisationd’Otjútju −plusieursavions chargés de Blancs et même quelques policiers de Paramaribo. LesSaamaka ontjoué le nanábulúku 2,puisl’apúku, puislekomantí!Ot- jútju atoujourstravaillé avec lesBlancs,les gensdelaville.Neserait-ce que pour ça, ils le nommeront gaamá.Tusaisque «T». et Songó s’étaientmis d’accordpour exploiterune mine d’or dans le Pikílío et lesautresétaient sûrs que si Otjútju l’emportait,ilempêcheraitça, ne voulant pas qu’unFrançais touche tous lesbénéfices.MaissiOzéni gagnait, le contratétablipar Songó seraitreconduit.Otjútju exige un nouveau contratavec la ville.Denos jours,

1 Dans un courrier électronique de juillet2006, l’anthropologue Bonno Thoden van Velzen rapporta que, selon des amis ndyuka, lescinqhommesqui constituaient la délégation rentrèrent chezeux aveclasensationd’avoirété incompris et «maltraités»par lesSaa- maka, qui leur avaient montré peu d’attentionetneles traitèrent pas aveclerespect dû. 2 C’estunrythmedes Premiers Tempsdont le nom dériveduculte de Nanã Burukú, en pays yoruba. J. Lorand Matory qualifie Nanã Burukú de «déesse de la mort »(Black Atlantic Religion: Tradition, Transnationalismand Matriarchyinthe Afro-Brazilian Candomblé,2005, Princeton,Princeton University Press, p. 98),tandis que Pierre Verger la décrit comme une «très ancienne déesse »montrant aux fidèles «comment agiravec calme, bienveillance,dignité et douceur»(Orixás :Deuses Iorubás na África enoNovo Mundo,1981, Salvador,Corrupio, pp. 236-241 ;voiraussi ses Notessur le culte des OrisaetVodun àBahia, la Baie de tous lesSaints, au Brésiletàl’ancienne Côte des Esclaves en Afrique (Dakar :IFAN, 1957, pp. 271-90). 150 PeupleSaramaka contre État du Suriname

si tu t’éloignes de plus de 100 mètresdelaberge, lesBlancs commencent àte dire que ce n’estpluston fleuve. Otjútju mettra finàtout ça !Les respon- sables ont convoqué Otjútju en ville, mais àcause des élections nationales l’entrevue aété ajournée. Amèèkán-óli et Ozéni se sont vraiment fait pigeon- ner !Les Saamaka avaient décidé de nommerOzéni capitaineenchefen compensationd’avoircédé sa placeàOtjútju, mais maintenantqu’Amèèkán- óliainsulté lesNdyuka, il n’obtiendrarien. Tooy ajouteque lorsqu’on retire un couteaudes mainsd’unenfant,on luidonne un bâton. Mais Amèèkán-óli aruiné tout espoirque même cela se produise ! En attendant,legouvernement national se retrouve paralysée en raison des élections du 25 mai−lesédilesneferontrienpour résoudrelediffé- rend en pays saamaka pendantdes semaines ou des mois,jusqu’àcequ’un président et un gouvernement soient en place. Le vieux frère de Tooy, Sensiló,intervient alorsavec une anecdote historique, essayant de ramener àleur justedimension lesprétendantsac- tuelsauposte de gaamá. Un jour,lecommissaire de district Junker convoqua GaamáDjankusó pour une entrevue. [Durant lespremières années du XXe siècle,Junker s’efforça de mettre le gaamá saamaka sous sa coupe, mais Djankusó luitint toujourstête.]Chacun savaitque l’autre ne le tueraitpas en public.Ils s’arrangèrent donc pour se rencontrerenterrain neutre,àl’embouchuredu Gaánkiíki. Lespremières paroles de Djankusó àl’homme blanc furent :«Les anacondas −jesuisleur chef.Les jaguars−jesuisleur chef.Les êtreshu- mains−je suis leur chef. Lesserpents venimeux −jesuisleur chef.Crois-tu pouvoirmemanœuvrer?Vivons et travaillons ensemble. »Voilà ce qu’était un gaamá !Vous pensez qu’onenavu un autre récemment ? C’estneuf semaines après notre départ de Guyane,ledernier jour de mai2005, que nous apprenons la nouvelle par un coup de fil de Tooy. Ot- jútjuest le nouveau gaamá 1.

1 Un article parudans de Ware Tijd le 2août 2005 décrit comment,lorsd’une «grande assemblée du conseil»qui se tenaitlejour précédent àBrokopondo, lesofficiels saama- ka de l’ensembledes clans rencontrèrent le ministre du Développement régional du gou- vernement surinamienetdésignèrent Otjútju (BelfónAbóikóni)comme le nouveau gaamá.Leministredéclara qu’il seraittrèsvite officiellement reconnu par le gouverne- ment national.Unarticledesuivi du 3août rapporta que leschefsdeDángogó n’entérinaient toujourspas cette décision, disantqu’Otjútju pouvaitêtre gaamá pour les gens de la ville mais pas pour les«vraisSaamaka ». Toutefois,ilsemblaitclair qu’Otjútju l’avaitfinalement emporté. Puis, le 29 octobre, de Ware Tijd rapporta qu’Otjútju allait être reçu le jour même au palaisprésidentieletofficiellement reconnu par le président RonaldVenetiaan en tant que gaamá des Saamaka,etle31octobrele journal publia sa photographie, vêtudel’uniformedegaamá et présentépar le président. Premières protestations 151

Malgré cela, la lutte pour la directiontraînaencoredes années,un groupe de jeunes de Dángogó (seloncertains, financés par «T.»)kidnap- pant àunmoment le GaamáOtjútju,après quoi ils furent arrêtésetcon- damnés,etpurgèrent leur peine dans une prison de Paramaribo−depuis lors,legaamá s’est vu fournirdes gardes du corps de la policepar le gou- vernement.Mais, àlafin de 2006, le GaamáOtjútju (Belfón) avait réussi àstabiliser sa positionetfaisait fonctiondecheftraditionnel.C'est àce titre qu'il commença àcollaborer aveclaVSG,jouant pour finirunimpor- tant rôle symbolique àl'audience, devant la Cour interaméricaine des droits de l'Homme,en2007.

Lesdéprédations continuent

Alorsmêmeque la CIDH délibéraitsur l’affaire The SaamakaPeople (orthe 12 Lô)v.Suriname,denouvellespreuves s’accumulaient,venant d’organisations internationales,qui montraient que le Surinameneprenait absolument pas au sérieux la questiondes droits de l’Homme,tout spécia- lement pas ceux des peuples autochtones et marrons dans sespropres frontières. Un rapportdesoixante-huitpages, rédigé par trois organisa- tions surinamiennes −laVSG,l’Associationdes chefs de villages autoch- tones au Suriname, StichtingSanomaro Esa−etleForestPeoplesPro- gramme,etadressé en 2002 au Rapporteur spécial surlasituationdes droits de l’Homme et leslibertésfondamentales des peuples autochtones, préparait le terrain àdefutursrapports du Comité des Nations Uniespour l’éliminationdeladiscriminationraciale(CERD)sur la situationsurina- mienne 1. Il estimportant d’examiner attentivement ce rapportde2002. Il com- mençait par souligner que : Le Surinameest le seulpays aux Amériques àn’avoirnireconnu ni garan- ti une quelconque mesure de protectiondes droits des populations autochtones et tribales àlaterre,aux territoiresetaux ressources. Associéàdes opérations substantiellesethautement préjudiciables d’exploitationdes ressources, ce manquement àreconnaître et respecter ces droits aux territoiresetaux res- sourcesaconduit àdeflagrantes violations des droits de l’Homme des peuples autochtones et tribaux,minéleursmoyens de subsistance et sévère- ment compromis leur intégrité physique, culturelle et économique. Puisque les droits territoriaux et autresnesont ni reconnusniprotégés par le droitsurina- mien, lespeuplesautochtones et tribaux sont sans recours appropriéseteffi- caces pour affirmer et défendre leursdroitspar le biaisdeprocédures natio- nales,cequi ne leur laisse d’autre choix que de rechercher l’arbitrage, l’interventionetlaprotectiond’instancesinternationales.L’attentioninterna- tionaleest une nécessité urgenteaumoment même où lesviolations des droits tribaux et autochtones au Surinamesont largement répandues, systématiques et substantielles, et où la natureetl’impactdeces violations sont immédiats, continus et,dans certainscas,irréversibles. Le rapportdocumenteetanalyseensuite non seulement lesabus en matière de droits de l’Homme,liésaux opérations forestières, mais éga-

1 VSGetal., Failure of theRepublic of SurinametoRecognize,Guarantee and Respect the RightsofIndigenous and Tribal Peoples to Lands,Territories andResources,toCultu- ralIntegrity and to be Free from Racial Discrimination,Communicationformelle [au Rapporteur Spécial des Nations Uniessur la Situationdes Droits de l’Homme et des Li- bertésFondamentales des Populations Autochtones] suite àlaRésolution de la Commis- sion surles Droits de l’Homme 2001/57, juin 2002. 154 PeupleSaramaka contre État du Suriname lement un certain nombred’autresabus tels que la discriminationà l’égarddes Marrons et des peuples autochtones en termes de soinsdesan- té. De nombreuses communautés n’ont pas d’établissementdesoins.Ceux qui existent ontpeu, parfois pas, de matérielmédical et ne reçoiventque ra- rement la visite d’un médecin qualifié.Les taux d’immunisationsont 50 pour cent plus bas quesur la côte. (…)Lamalaria,liéedesurcroît aux activités minières,aatteintdes proportions «épidémiques »dans plusieurszones de l’intérieur.D’après l’Organisationpanaméricaine de la santé, le Surinameala plus forteincidenced’infectionpar le paludismeaux Amériques. Le rapporttémoignaitégalement de discriminationdans le domaine éducatif −ainsi l’État fournit, pour l’intérieur,«une allocationde26,50 florinssurinamiens (0,05dollars US)par élève et par an pour la mainte- nancedes bâtimentsetlematérielscolaire » 1.Ladestructionde l’environnement par lesactivitésminièress’y trouvaitégalement abordée. On estimeque 15 à30000 orpailleursbrésiliens opèrent au Surinameavec l’autorisationdugouvernement,auxquelss’ajoutent plusieursmilliers de or- pailleurslocaux. 20 à30tonnes de mercureseraient relâchées chaque année dansl’environnement,habité pour l’essentielpar des peuples autochtones et tribaux.D’autressourcesconsidèrent qu’entre 1993 et 1998, leschercheurs d’or ont déversé dans l’environnement plus de 150 000 kg de mercure. Cer- taines communautés autochtones et tribales rapportent que leursfleuves et autressourcesd’eau sont impropres àlaconsommationhumaine, et que les poissons qu’ils pêchent présentent des tumeursetdes yeuxd’unblanc savon- neux. Mais le droitàla terre reste le principalsujet du rapport, lequel con- tient plusieurshistoirespoignantes dont celle de Nieuw Koffiekamp, l’un des villages de transmigrationsituéenavaldulac d’Alcoaqui se préparait alorsàune deuxièmerelocalisationforcéepour laisserplace àune mine d’or géantedirigée par lesmultinationales canadiennesCambior et Gol- den Star ;celle des Ndyuka de Adjoemakondre,prèsdelaville de Moen- goe, qui vivaient autrefois au milieud’une forêtluxuriantemaisqui àpré- sent,àcause de l’extensiondes activitésdeforage de bauxite menéespar

1 Desrapportsde2009 décrivent unediscriminationcontinue et massive vis-à-visdes pos- sibilitésoffertesentermesd’éducation(et autres). Voir CERD, «Concluding observa- tions of theCommitteeonthe EliminationofRacial Discrimination, Suriname, Seventy- fourth session, 16 February–6March 2009,CERD/C/SUR/CO/12, 3March 2009 »et, de l’Associationsurinamienne des chefsdevillages autochtones,l’Associationdes auto- rités saamaka,etleForest PeoplesProgramme :«AReportonthe SituationofIndige- nous and Tribal PeoplesinSurinameand CommentsonSuriname’s11thand 12thPerio- dicReports (CERD/C/SUR/12),»SoumisauComité surl’EliminationdelaDiscrimina- tionRacialelorsdesa74ème Session (16février –6mars 2009).Tous deux sont disponibles sur: http ://www.forestpeoples.org/documents/s_c_america/bases/ suriname.shtml Lesdéprédations continuent 155

Alcoa surleursterres, «vivent dansunpaysage lunaire,entourés de ro- cherséclatés,couverts de poussièreetdedébris des déflagrations et sont soumis àdes lumières de forte intensité qui permettent àlaminedefonc- tionner 24 hpar jour,sept jourspar semaine, »; ou celle de plusieurs autrescommunautés menacéespar lessociétés minières multinationales. Le rapportintroduitaussi la questionépineusedes airesprotégées−ré- serves naturellesetautres−qui,comme lesconcessions minières et fores- tièresauSuriname, ontété établiessans égardpour lesbesoins (oules opinions)des peuples marrons et autochtones qui vivent ou travaillent au sein de leursfrontières. Ce sujetmérite toutenotre attention. En juin 1998, l’ÉtatsurinamienetConservationInternational avaient mené une remarquablecampagne de relations publiques,qui culmina avec l’éditorialduNewYorkTimes titré «L’exemplesurinamien».Lorsd’une conférence de presse,oùfiguraitHarrisonFordetqui s’étaittenuedevant l’immeubledes Nations UniesàNewYork, le groupe de protectiondela forêttropicale, alorsenpartenariatauSurinameavecBristol-Myers Squibb, annonçalacréationd’unparcnaturel (etdeprospectionbiolo- gique) de 4millions d’hectares, dans le Surinamecentral. L’idée étaitque la zoneresterait libre de touteactivité minièreouforestière,etqu’elle se- rait maintenue avecl’assistance de fonds provenant de ConservationIn- ternational 1.Unmoisplustard, la réserveétait officiellement crééepar résolution présidentielle.«Établie pour protégeretpréserver lesres- sourcesnaturellesduSuriname»,elle étaitcensée couvrir près de 10 pour cent de la surfacetotaledupays et constituer la plus grande aire de forêt tropicale protégéeaumonde.Ilétait préciséque l’endroit n’incluraitpas de terres amérindiennesoumarronnes.Peu de tempsaprès,elle étaitdé- clarée site du patrimoine mondial de l’UNESCO. Bien queleNewYorkTimes l’ignorât trèsprobablement,Conserva- tionInternational devait savoirque le projet fournissait un écrandefumée opportun au pillage continudes forêts surinamiennes,juste àl’ouestdu parc. (Lasituationrappelaitcelle des années 1960, quand le projet hydroé- lectrique d’Alcoa se fitune formidablepublicité en participantauprojet de sauvetage de la faune mené par la Société internationaledeprotection des animaux.)Ilseraitlégitimedevoir, dans l’annonce publique même de la créationdelaréserve naturelle,une formidablediversion de la vaste dévastationetdes abus commispar l’État surinamiendans ces zones de forêtoùvivaient, de fait, un grandnombredeMarrons et d’Amérindiens.

1 J’ai appris que cesfonds incluaient une compensationpour différentes personnes qui, seulement quelques semaines auparavant,recevaient des concessionsd’exploitationfo- restière surcequi allait devenirlaréserve, et quel’une de cespersonnes se trouvaitêtre le copaindeBouterse, EtienneBoerenveen -alors libérépourbonne conduite d’un péni- tencier fédéral américain où il avaitété condamné àune peine de 12 ans pour trafic de drogue, et qui venait d’être promuaurang de colonel de l’armée surinamienne. 156 PeupleSaramaka contre État du Suriname Lesdéprédations continuent 157

Orpailleursmarrons (ndyuka) 158 PeupleSaramaka contre État du Suriname

Ce qui ne futpas annoncé, c’estque la Réservenaturelle du Suriname centralexpropriait en réalité un tiers du territoire surlequel lesMarrons kwinti avaient exercé leur propriété,etd’autresdroits, depuisledix- huitième siècle, de même que des zonestraditionnellement détenuespar lesgroupes autochtones trio,dans le suddelaréserve. La résolution pré- sidentielle,adoptant un langage similaire àcelui quel’ontrouve dans d’autresdocumentsémanant du gouvernement surinamien, indiquaitsim- plement,àl’égarddes droits des Kwintietdes Trio,que «les habitants vivant en tribus dans lesvillages et établissement de brousse seront res- pectéstant quea)ils ne seront pas contrairesàl’intérêtgénéral ou le but national de la réservenaturelle établie et si b) il n’yest pas pourvu autre- ment. Forte de ce succès de 1998,ConservationInternational avait de plus grands horizons en tête.

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Le clan Lángu, dont la patrie traditionnelle se trouve en amont les formidablesbarrièresnaturellesque constituentles chutes de Tapáwáta et de Gaándan et inclut tous lesvillages situées surleGaánlío (le plus gros affluent du fleuveSuriname),est l’undes lô (clans matrilinéaires)saama- ka lespluspuissants. Parmises motifsdefiertéhistorique (unpassé que j’aieuleprivilège de connaîtremieux auprès de l’un de sesaînés lesplus savants, le capitaineTooy Alexander,aucoursdeladernièredécennie) on trouve la sortie de l’esclavage de Kaásipúmbu et de Wíi, au début du dix- huitième siècle−lesancêtresiconiques nés en Afrique qui donnèrent leursnomsaux deux segmentsduclan, lesKaapátuetles Kadósu.Kaási mena d’abordson peupleendirectiondusud, jusqu’àunvillage proche de l’étang de Ma Pugúsu, où lesgens de Wíiles rejoignirent et qu’ils franchi- rent miraculeusement lorsque lestroupes gouvernementales leur donnè- rent l’assaut en 1712 1.Bientôt,ils fondèrent un village provisoire surla crique Mindindéti, puisserapprochèrent du fleuveKleineSaramacca où ils vécurent jusqu’aux violentes bataillesde1730-31 2.Là, après deuxdé- cenniesdedéplacement versleSud,etcréant successivement des villages qu’ils se rappellent encoreaujourd’hui,Kaásietles siens se fixèrent surla redoutedeBákakúun, au sommetdelamontagne,juste derrière ces mon- tagnes distantes qui, depuisleterritoire du Gaánlío que leursdescendants lángu considèrent aujourd’hui comme leur patrie,apparaissent comme des

1 Voir Price, LesPremiers Temps, pp. 120-124. DesSaamaka m’ont rapporté que ce bassin sacré avaitrécemment étéirrémédiablement désacralisé–il étaitremplidescories pro- venant de la mine d’or de Gros Rosebel dirigée par Cambior/Golden Star/Iamgold. 2 Price, Lespremiers Temps, pp.130-135 qui inclut unecarte.Ils’agitdelazone que les routes forestièreschinoises ont profanée en 2002. Lesdéprédations continuent 159 nuagessur l’horizon 1.Aucoursduvoyage versleSud, ce futaussi Kaási qui«purifia le fleuve », un acte rituel quipermitàtous lesSaamaka d’y boire et de s’y laver et de vivresur sesrives 2. LesSaamaka se remémorent la bataille de Bákakúun, en 1749, comme leur plus haut fait de guerre −les défenseurs, après avoir caché femmeset enfantsdans la forêt, attirèrent lessoldatsblancs jusqu’àungrand fossé et firent rouler d’énormessouchesd’arbressur leursassaillantsalors qu’ils arrivaient au sommet, où ils furent écrasés 3.Peu de tempsaprès,lepeuple lángu quitta le haut de la montagne pour lesenvirons du Gaánlío,oùils établirent de nouveaux villages et jouèrent un rôle notoire dans lesultimes bataillesdes années 1750.Puis, en 1762,unhomme du clan lángu s’illustra dans l’épisode le plus glorieux de l’histoire saamaka −Wíi, après unesérie d’événementsextrêmement complexes, devint l’homme qui définitivement«apporta la Paix »aux Saamaka 4.Après cela,tout au long de la deuxièmemoitié du dix-huitième siècle, l’undes filsdes sœurs de Wíi, Antamá,considérécomme le plus grands de tous les óbia-men, exerça soninfluence le long du Gaánlío 5.Depuis leur installationsur les rives du Gaánlío,audix-huitième siècle, lesdescendantsdeKaásiauvil- lage de Béndiwáta contrôlent le plus important des oraclessaamaka, celui quelegaamá doitconsulter, aujourd’hui encore, surtous lessujets d’importance nationale. Le clan lángu adonc beaucoup de motifs de fierté et possède un vaste territoire,chargé de significationhistorique et sacrée. Imaginez alorsleur réactionlorsque, courant 2002, leschefslángueurent connaissance du projet de ConservationInternational de faire de l’ensembleduterritoire lángu (aussi bien qu’une bonne partie des terres appartenant au puissant clan matjáu) une partie de l’agrandissement de la Réservenaturelle du Surinamecentral. Il s’agissait de créerune «réserve natureettourisme » qui allait évacuer environ 40 pour cent du territoire restant des Saamaka, sans leur consultationnileur consentement,et−si le droitactuel devait être appliqué −confirmeraitd’unpoint de vue légal que cette partie du territoire saamaka estune «terre d’État », et que lesSaamaka yseraient empêchés de cultiver,pêcher et chasser 6.

1 Price, Lespremiers Temps, pp.141-145. 2 Price, Ibid, pp. 150-152, Price, Voyages avec Tooy,pp. 149-159. 3 Price, Ibid, pp. 108-211. Pour plus de détails,voirPrice, Voyages avec Tooy,pp. 279- 280. 4 Price, Ibid,pp. 254-260, Price, Voyages avec Tooy,pp. 140-145. 5 Price, Voyages avec Tooy,pp. 192-201. 6 Selon ConservationInternational,l’impulsion initiale (etlapermission) de l’extension venait du GaamáSongó (voir, par exemple,lerécitqu’en donne AlannaMitchell, dans «The Manwith aPlantoSave thePlanet,»Part 3, Globe and Mail,6juin 2001).Enef- fet,leprésident de CI,Russell Mittermeier,abien obtenu la signatureduGaamáSongó 160 PeupleSaramaka contre État du Suriname

Pourautant que je sache, il yavaitdeux motifs àl’initiative de CI de 2001-2002 visant àélargir la réserveversleterritoire des Saamaka.Tout d’abord, le plan directeur de CI exigeaitun«couloir de conservation» allant du Venezuela, en passant par le Guyana et le Suriname, en direction de la Guyane et des Étatsd’Amapá et Pará au Brésil, et le territoire saa- maka étaitune pierre de touche dans ce dispositif.Deuxièmement,laFon- dationGordon et Betty Moore(avec sa dotationde6milliardsdedollars généréepar Intel) s’était engagée auprèsdeCI, en décembre2001, pour un montant de 261 millions de dollars et auraitdemandéque CI garantisse une certainequantité de superficie de territoire additionnel protégé par an. Peudetemps après avoir eu connaissance des plans d’extensiondeCI, la VSGorganisa un gaán kuútu (réunion du conseiltribal)qui se conclut par la résolutionque ConservationInternational cesse toutetentatived’incorporer nosterresancestralesdans la Réserve naturelle du Surinamecentral; que le gouvernement du Surinamerévoque touteles autorisations ou permisémisàl’usage de ConservationInternational parlesquelsces dernierspourraient entreprendreles activitésci-dessusmen- tionnées;et queleprécédent soit appliqué au moinsjusqu’àceque l’affaire en attentedevant le systèmeinteraméricaindedéfense des droits de l’Homme aitété résolue, qu’une consultationpleineetentière avec le peuplesaamaka aiteulieu, et que nous ayons donné notre consentement àtouteactivité qui soit qui puisse affecter nosdroitsànos terres,nos territoiresetnos res- sources 1. Un groupe de capitaines lángu et d’autresautoritésdevillages,ainsi que la VSG, envoyèrent d’autreslettresetpétitions demandant que le pro-

apposée sur une lettre (enanglais!), qu’il présentaensuite au gouvernement àl’appui de ses démarchespour étendrelaréserve. Mais dans le droitsaamaka,cesontles lô,pas le gaamá,qui détiennent l’autorité surlaterre et le territoire,sibienqu’un telaccord con- tractéauprès du gaamá n’auraitpas de validité légaleentermessaamaka.Lacarte de l’extensionproposée par ConservationInternational inclut, en plus du territoire des Lángu, le Haut Pikílío -une zone d’un caractèrehautement sacrépour le clan matjáuqui détient traditionnellement la charge de gaamá.Jenecrois pas que des Matjáu, en dehors peut-être du défunt GaamáSongó (qui avait àl’époque subi un accident vasculaire céré- bral), furentjamaisaucourant de cesplans avant qu’ilsnesoient rendus publics. De toutefaçon,iln’y eut aucune consultationdes autoritéssaamaka autresque, peut-être,le gaamá. 1 Résolution surl’ExtensiondelaRéserve naturelle du Centre du Surinameadoptéau Gaan Kuutu du 23 novembre 2002, Village de PikinSlee. Ce document précisaitaussi, entre autres choses, queles Saamaka voyaient « avec inquiétude lesactivitésdeConser- vationInternational en relation àlaSurinameBioprospectingInitiative, qui opéraitde- puis de nombreuses années surnotre territoire sans notre pleine connaissance ou consen- tement et qui essaied’utiliserlesavoir traditionnel du peuplesaamaka sans consultation préalableniaccord avec l’ensembledes autoritéstraditionnellesdupeuplesaamaka». Pourensavoir davantage surles multiplesproblèmes posés par la SBI, voirVSG et Fo- rest PeoplesProgramme,«Free, Prior, and Informed Consent :Two CasesfromSuri- name, »2006. Lesdéprédations continuent 161 jetsoitsuspendu jusqu’àceque l’affaireprésentée devant la CIDH soit jugée 1.Cependant,d’après un rapport, CI ignoraces demandes et amena plutôt un capitaineenchef saamaka àParamaribodénoncer publiquement lesdemandes de suspension.Les membresdel’équipe de CI-Suriname menacèrent apparemment aussiles Saamaka de procès, pour interférence avec lesrelations aux donateursetdiffamationdans le cadredeleur oppo- sitionauprojetd’expansion. N’ayanteuaucune réponseàleursrequêtes et àleursplaintes, la VSG abordaensuite ces questions directement auprèsdelaCIDH, déclarant que Malgré plusieursdemandes et pétitions formellesaux autoritésdel’État, lespétitionnairesn’ont reçu aucune confirmationofficielle quant au statut des projetsdeConservationInternational,une organisationenvironnementaleba- sée auxÉtats-Unis, d’agrandirlasurface de la Réserve naturelle du Suriname central. ConservationInternational n’ademêmefourni aucune réponseànos demandes d’information. Lespétitionnairesobservent que cesdeux entités sont lesseulsorganesàposséder et pouvoirpartager des informations offi- ciellesausujet des projetsd’expansiondelaCSNR, et qu’aucun des deux n’estprêtàfournircette information 2. La VSGinforma également la CIDH que En juillet 2003, ConservationInternational aprésentédes cartesdétaillées de l’extensionproposée àdouze communautés saamaka de la zoneconcernée. ConservationInternational expliqua que cescartesétaient produitesdans le cadredeses effortspour agrandirlaRéserve naturelle du Surinamecentral, et queces effortsavaient le soutiendel’État 3. Puisvintune accusationpotentiellement incendiaire : De plus,aumoins un dirigeant traditionnel saamaka aallégué que des re- présentantsdecette organisation[ConservationInternational] luiauraitdit qu’il recevraitmensuellement 500 dollars US une fois l’expansionachevée. Cette déclarationaété confirmée par un certain nombredetémoins 4. Avant longtemps,face àlamenace d’unepublicité négativepotentiel- lement catastrophique, et après réunion avecl’avocatdes Saamaka pour discuterdelasituation, ConservationInternational acceptadelaisseren suspens sesplans d’expansiondelaréserve naturelle en territoire saamaka

1 Voir, par exemple,lalettre de «7Capitaines et un certain nombred’autresautoritésde villages »delarégion lángu, adressée au directeur de ConservationInternational et datée du 9février 2003,dans CIDH,Affaire No.12.338, Twelve Saramaka Communities (Su- riname),Réponse [duVGA] àlaDemandeduSurinameetInformations complémen- taires, 18 mars 2003. 2 Lettre de la VSGdatée du 22 août2003. 3 Ibid. 4 Ibid. 162 PeupleSaramaka contre État du Suriname

(aumoins jusqu’àceque l’affaire devant le systèmeinteraméricainait été jugée)etinforma la VSGpar courrier. Dans une communicationdemi- octobreàlaCIDH, la VSGnotaitqu’ils avaient àprésent «reçu l’assurance de la partdel’organisationdeconservationenquestion qu’elle cesseraitses tentatives d’extension de la réservenaturelle » 1. C’étaitsans en douter de bonnes nouvellespour lesSaamaka. En 2008, Andrew Westoll, un écrivaincanadien, publia le récitdecinqmois de voyage àtraversceque la couverture du livre décrit comme «lepays le plus surréaliste de l’Amérique du Sud»,détaillant toutelagamme des horreursmodernes.Voici sonavissur le type d’écotourisme proposépar ConservationInternational : L’écotourismeici ressembleàune formenouvelle d’impérialisme. Le nouveaucentre pour visiteurs[dans la réservenaturelle de CI àRaleigh Falls, Suriname],financé par l’argent de Wal-Mart et d’Intel,éclipsera la forêt même qu’il aété construit pour promouvoir. Bientôt,ilabritera un café inter- net,des foules de touristesnéerlandaisbuvant du Coca-Cola,des hordes d’ados européens faisant la bombe dans l’eau et fumant des pétards surles ro- chers, des bandesdevacancières cherchantàmettre dans leur lit un Marron sauvage et primitif 2.

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Le Comité des Nations Uniespour l’éliminationdeladiscrimination raciale(CERD) publia,aucoursdecette période, plusieursrapports qui condamnaient le Suriname, réagissant en partie au rapportque lesgroupes marrons et autochtones luiavaient soumis en 2002 3. Dans sonrapportdemars2004, par exemple,leCERD notaitqu’après dix-huitans de non-conformité,leSurinameavaitfinalement présentéun rapportsur la discriminationracialeauseindupays (normalement dû tous lescinqans)etavaitenvoyéune délégationauComité.Maisilpoursuivait en déplorant le traitement de sespopulations autochtones et marronnes par le Suriname, formulant des recommandations formellesqu’il yait «une

1 VGS, Requestfor theApplicationofProvisional Measures by theInter-American Court of HumanRights,datée du 15 octobre2003. 2 Andrew Westoll, The Riverbones :StumblingAfterEden in theJungles of Suriname, Toronto, Emblem Editions,2008, pp. 12-13. 3 VSGetal., Failure of theRepublic of SurinametoRecognize,Guarantee and Respect the RightsofIndigenous and Tribal Peoples to Lands,Territories andResources,toCultu- ralIntegrity and to be Free from Racial Discrimination,Communicationformelle [au Rapporteur spécial des Nations Uniessur la situationdes droits de l’Homme et des liber- tésfondamentales des populations autochtones]suite àlaRésolution de la Commission surles droits de l’Homme 2001/57, juin 2002. Voir lesrapports du CERD du 12 mars 2004 et 18 août 2005. Lesdéprédations continuent 163 reconnaissance légalepar l’État Partie des droits des peuples autochtones et tribaux àposséder,développer,contrôleretutiliser leursterrescommu- nales et participer àl’exploitation, la gestion, et la conservationdes res- sourcesnaturellesqui luisont associées ». Le rapportrecommandaitaussi «une actionurgentepar [le Suriname],encoopérationavec lespopula- tions autochtones et tribales concernées, pour identifierles terres queces populations ont traditionnellement occupéesetutilisées ». Notant que les droits des peuples autochtones et des Marrons avaient étévioléspar les activitésforestièresetminièresmenées dans l’intérieur,leComité déclara que «les objectifsdedéveloppement ne justifient pas que l’onempiète sur lesdroitshumains ». Parmidiversesrecommandations,leCERD demanda que le Suriname«respecteetpromeuve lescultures, langues et modes de vieparticulierdes peuples autochtones et tribaux »etqu’il conduise«une enquête, en collaborationavec lesgroupes concernés,sur l’impactdudé- veloppement économique, en terres autochtones et tribales,sur leursdroits culturels collectifs et individuels»1.Ainsi que le formulalecommuniqué de presse surcerapport, écrit par ForestPeoplesProgramme, Lesobservations du Comité surlasituationauSurinameconfirment ce que lespeuplesautochtones et lesMarrons répètent depuisl’indépendancedu Surinamedes Pays Bas, en 1975.Endépitd’uncertain nombred’accords et de promessesetaprès bien des tentatives de la partdes populations autoch- tones et marronnes de trouver aveclegouvernement une issueàces questions, on ne constate aucunprogrès.Non seulement il n’yapas eu de progrès, mais la situationdans l’intérieur continue de se détériorerannée après année, àme- sureque sont octroyéesdavantage de concessions pour l’exploitationfores- tière et minière 2. Dans leur présentationdejuillet2005 au CERD, lesorganisations su- rinamiennes notèrent qu’ellesavaient déjàprésentéquatre demandes, de- puisl’année 2002, mais que lesrécentsetcatastrophiques développements surleterrain −demêmeque le manquement de l’État àtenircomptedes recommandations émises en 2004 par le Comité −rendaient nécessaire la transmission d’informations supplémentaires. Ellesterminaientlerapport en demandant que«le Comité élève le niveaudeson dialogue avecleSu- rinameainsi que sa surveillance,enconsidérant la situationdes peuples autochtones et tribaux selonsaprocédure«Emergency /Urgent Action» afin de lesaider às’assurer que lesdroitsgarantis soient pleinement re- connusetrespectés,endroit et en pratique » 3.

1 CERD/C/64/CO/9/Rev. 2, 12 mars 2004. 2 Forest PeoplesProgramme,«Communiqué de presse,»16 mars 2004. 3 VSGetal, Request[to CERD] forFollow-Up and Urgent Action Concerningthe Situa- tionofIndigenous and Tribal Peoples in Suriname,8juillet2005 164 PeupleSaramaka contre État du Suriname

Au cours des quatre années quisuivirent,les organisations surina- miennes présentèrent des communications répétéesauComité.Demême, le Comité émit de nombreuses décisions fustigeant le gouvernement suri- namienpour divers types de non-conformité. Le rapportde2009du CERD conclut queles efforts du Surinamepour mettre en œuvreses «ob- servations finales »de2004 et respecter lesdécisions prises en vertu des procédures d’alerte rapide et d’actiond’urgenceen2003, 2005 et 2006 » ont simplement été«insuffisantes ». L’évaluationduCERD en 2009 fut polie,maissans détour. Reconnaissant quel’économie nationaleduParti d’État dépend lourde- ment de l’industrie extractivederessourcesnaturelles−àsavoir lesmines et l’exploitationforestière −ycompris surles terres ancestralesetles établisse- ment traditionnelsdes peuples autochtones et tribaux,leComité restepréoc- cupépar la protectiondes droits àlaterre,aux territoiresetaux ressources communales des peuples autochtones et traditionnelsvivant àl’intérieur du pays.Demême, le Comité estconcernépar la non-existence d’un cadrelégi- slatif spécifique garantissant la réalisationdes droits collectifs des peuples au- tochtones et tribaux. (…) Le Comité exhorte l’ÉtatPartie àassurer la reconnaissance légaledes droits collectifs des peuples autochtones et tribaux −connuslocalement sous le nom de Marrons et Bush Negroes −àdétenir, développer,contrô- leretutiliser leursterres, ressourcesetterritoirescommunaux selonleur droitcoutumieretleur systèmetraditionnel de propriété foncière, et àpar- ticiper àl’exploitation, la gestionetlaconservationdes ressourcesnatu- relles quileur sont associées 1.

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Près de sixans après que la VSGaprésentésapremièrepétitiondans l’affaire qui allait être connuecomme The SaamakaPeople v. Suriname, la CIDH renditsadécision finale, au termed’unlong parcourspour tous lesintéressés. J’ai comptéqu’environcinqdouzaines de documentsvolu- mineux ont circuléentre la VSG, la CIDH et l’État le long des années de délibérations.Ilyeut un certain nombrederéunions àParamariboentre l’État et lesSaamaka, et plusieursaudiences àWashingtonqui réunirent lespartiesenprésence. Aprèsavoirsoigneusement retracé l’histoire de l’affaireetles consi- dérations juridiques pertinentes,laCommission arrivaàlaconclusion, inscrite dans une décisionlongue de cinquante-quatre pages, que :

1 CERD/C/SUR/CO/12, 3mars2009. Lesdéprédations continuent 165

L’État aviolé le droitàla propriété établidans l’article 1delaConvention Américaine au détriment du peuplesaamaka,enneprenantpas lesmesures efficaces pour reconnaître le droitdecedernier àlapropriété communaledes terres qu’il atraditionnellement occupéesetutilisées. L’État aviolé le droitàla protectionjudiciaire consacrépar l’article 25 de la ConventionAméricaine au détriment du peuplesaamaka,ennefournissant pas un accèsefficace àlajusticepour protégerses droits fondamentaux. L’État du Surinameaviolé lesarticles 1et2de la Convention, en man- quant de reconnaître ou donner effetaux droits collectifsdupeuplesaamaka à leursterresetterritoires. Le 23 juin 2006, n’ayant reçu aucune réponseappropriéedelaRépu- blique du Suriname, la Commission transmitl’affaire àlaCour Interamé- ricaine des Droits de l’Homme afin qu’elle rende une décisionjuridique- ment contraignante 1.

1 OEA, CIDH, Demande dans l’affaire 12 Saramaka Clans (Case 12.338) Against theRepu- blic of Suriname,23juin2006.

Jourdujugement

Actesdeprocédure préalables àl’audience

Durant lesonze mois qui séparèrent la présentationpar la Commission de sa «Demande»auprèslaCour dans le but «dedéterminer la respon- sabilité internationaledel’ÉtatduSuriname(…) dans des violations commisespar l’État surlepeuple saamaka et sesmembres », et l’audience crucialededeuxjoursàSanJosé, au CostaRica(les9et 10 mai2007), trois documentscirculèrent entre lesSaamaka, l’État et la Cour.Enno- vembre2006, lesreprésentantslégauxdes Saamaka présentèrent un do- cument de 62 pages intitulé «Plaidoiries,motions et preuves».Enjanvier 2007,leSurinameyréponditenprésentant un document long de 125 pages (reposant principalement surl’argumentationselon laquelle la Cour devait déclarer l’affaire irrecevable), après quoi lesreprésentantsdes Saamaka déposèrent leurspropres «Observations »détaillées au mois de mars. Les«plaidoiries»des Saamaka 1 racontent une histoire qui devraità présent être familière aux lecteursdecelivre.Ils commencent par présen- ter«lesfaits »del’affaire dans une sectiontitrée«Le peuplesaamaka et sonterritoire » 2.Suivent alorsdes sections portant surle«Mépris des droits du peuplesaamaka danslapratique »duSuriname(avec des sous- sections portant surlebarrage d’Afobaka et sonréservoir, lesconcessions minières et forestières, lesdommages environnementaux),sur le «Mépris des droits des Saamaka dans la Constitutionetles lois du Suriname», surla«Procédurededélivrance des titre fonciersauSuriname»,etpour finirsur l’absence de «Recours judiciaires» offerts, au Suriname, aux Saamaka. Lesplaidoiries énumèrent ensuite lesviolations par le Suriname des articles1,2,3,21et25delaConventionAméricaine ;discutent la validité actuelle du traité de 1762 ;soutiennent que l’État devraitpayer aux Saamaka des dommages et intérêts matériels et moraux, tout en sug- gérant d’autresformesderéparation. Le document s’achève par une con- clusion et uneprésentationenannexesdes preuves et des témoignages.

1 «Pleadings, Motions and Evidence of theVictim’s Representatives in theCase of 12 SaramakaClans (Case 12.338) Againstthe Republic of Suriname,»soumis àlaCour In- teraméricainedes Droits de l’Homme le 3novembre2006. 2 J’étaistouché de constaterque la documentationdisponiblepour cette section repose presque exclusivement surles matériaux anthropologiques/historiques dans R. Price Les premiers temps, To Slay theHydra, Alabi’s World,mon témoignage dans Aloeboetoe,et mesdifférentes communications àlaCIDH. 170 PeupleSaramaka contre État du Suriname

Tellesque je lescomprends,ces «plaidoiries» divergent de la «Demande»de la CIDH auprèsdelaCour àquatre principauxégards. Lesreprésentantsdes Saamaka insistent surquatre aspectsdeleur plainte quiont àpeine étémentionnés par la CIDH :(1) lesdégradations persis- tantes dues àlaconstructiondubarrage d’Afobaka ;(2) l’importance tou- joursactuelle pour lesSaamaka du Traité de 1762, et sa validité juridique présente;(3)laviolationpar l’État de l’article 3delaConventionAméri- caine (droit àlapersonnalité juridique) ;(4) le fait que lesSaamaka sont un peupleautonomeavec des droits propres,parmi lesquelslapropriété de l’ensembledes ressourcesduterritoire saamaka et le droitàen disposer librement,ainsi queledroit de décider librement de leur développement économique, social et culturel, même si celadevaitdiverger des projets que l’Étatforme pour eux 1. Les«plaidoiries»incluentplusieurspages convaincantes surlebar- rage et sesconséquences, réitérant des argumentsainsi qu’une bonne par- tie des preuvesprécédemment soumises àlaCommission lors de diverses pétitions.Après avoirbrièvement décrit la constructiondubarrage et l’expropriationdelamoitié du territoire saamaka dansles années 1960 sans aucune consultationdes Saamaka, le document évoque leseffets dé- létèrespersistantsdubarrage surl’usage que lesSaamaka ontdelaterre, sur leur viespirituelle et surleur bien-êtrematériel(notamment par l’empoisonnement au mercureprovenant de l’orpaillage àpetite échelle dans la région où sont actuellement accueillis lesréfugiésdont lesvillages se trouvent maintenant immergés par le lac).Ledocument se terminepar unediscussionduProjetdediversiondufleuve Tapanahoni défendu par l’État,qui impliqueraitledéplacement forcéd’uncertain nombredevil- lages ndyuka situés le long du Tapanahoni de même qu’une élévationdu niveauduréservoir d’Afobaka,desorte qu’un certain nombredevillages saamaka situés justeausud de celui-ci se trouveraient inondés −ettout cela dans le but d’accroître la productiond’énergiedubarrage hydroélec- trique de sortequ’Alcoa puisse rouvrir et étendre sescapacités d’aluminerie.(Ce projet estactuellement en attenteauprès de l’IIRSA,en partie financé par la Banque de Développement Interaméricaine, et devrait coûter880 millions de dollars US.)

1 Lesraisons de cesdivergences sont variées et complexes. Certaines semblent être des différencesdestratégie(àquel point la Cour est-elle prêteàtraiterdequestions liées à l’autodéterminationdes peuples autochtones ?).Certaines ontàvoiravec la parenté d’une questionavecl’affaire (est-ilnécessaire pour traiterl’affaire en cours de détermi- ner la validité actuelle du traité de 1762 [pas vraiment], même si lesSaamaka en ont beaucoupdeconsidération?). Certaines proviennent peut-être simplement de ce que la Commissionnes’est pas occupée avecassezd’attentiondes argumentsdes pétition- naires(surlaviolationdel’article 3, par exemple,oulorsqu’il fallutdécider d’inclure la preuve des effets du barrage dans la section «faits »oudans celle des «argumentsjuri- diques ») lorsqu'elle rédigea sonarticle50DemandeàlaCour). Actesdeprocédurepréalables àl’audience 171

Lesreprésentantsdes Saamaka insistent également surl’importance du traité de 1762. Comme nous l’avons vu, dans Aloeboetoev.Suriname, la Cour trouva «inutile »d’examiner si ce document constituaitun«traité international »maiscommentaque, si telétait le cas,«il seraitau- jourd’hui invalideparce qu’ilseraitcontraireaux règles du juscogens su- perveniens »(dans lequel une nouvelle norme impérativedudroit interna- tional annuletoutes dispositions contrairesd’untraité international anté- rieur). Dans leursplaidoiries, lesreprésentantsdes Saamaka produisent une longue discussion surlaséparabilité légaledes clauses incriminées du traité (concernant la capture, le retour et la ventedenouveaux esclaves fugitifs) de ses clauses principales(accordantaux Saamakalaliberté et un territoire), indiquant que : Ce seraitune grave injusticesiletraité in toto étaitannuléenraisond’une provision que lesSaamaka n’ontnisouhaitéeniobservée,qui n’avait eu au- cun effetendroit surles relations entre lesparties, parce que l’esclavage aété aboliauSurinameplusde150 ans auparavant,etqui n’étaitpas centralau consentement des partieslorsque celles-ci conclurent le Traité.Comme il est noté plus haut et comme il estdiscutéplusbas,untel résultatcontreditégale- ment le droitinternational établi 1. Ils continuèrent de débattre comme suit : Cette questionest pertinentedans l’affaire en cours car le Traité de 1762, réaffirméen1835, estuninstrument fondamental pour le peuplesaamaka,un instrument confirmant leur autoémancipationetleursdroitsàl’autonomie po- litique, culturelle et territoriale.Endroit et en principe, le Traité établit éga- lement une relation construite surleconsentement et le respect mutuel entre lesSaamaka et lesNéerlandais, et avecl’ÉtatduSurinameentant qu’il futle successeur des Néerlandais. [RapportduProf. RichardPrice, Annexe Ddela pétitiondu30septembre2000, dans l’annexe 1àlaDemandedelaCommis- sion, paragraphe 4.1.]C’est un instrument sacré, consacrépar un serment de sang de leursancêtresles plus renommésetles plus puissants, dont lesesprits sont révérés et invoqués jusqu’àaujourd’hui.Mépriser le Traité,pour les Saamaka, constitueraitune offensegrossière et spirituellement imprudenteà l’encontre de cesesprits ancestraux extrêmement puissants 2. Etant donnéque lesSaamaka −dans leurspropres termes −appuient leursdroitsterritoriaux collectifs, de même que lesdroitsqui soutiennent leur relation continue aveclegouvernement de la ville,sur le Traité de 1762,ilsemblepleinement approprié qu’ils souhaitent réitérer àlaCour sonimportance et plaider en ceslieux afin que la Cour reconsidèreson rejetsommaire de la questionlorsdel’affaire Aloeboetoe.Pourles Saa- maka, le Traité représenteleur définitionfondamentaledelasituation (voirleconte populaire du Roi-que-rien-ne-blesse dans un précédent cha-

1 Pleadings,para. 199. 2 Pleadings,para. 198. 172 PeupleSaramaka contre État du Suriname pitre)et, seloncette logique, c’estuniquement en insistant surcette défini- tion−et en rejetant lesdéfinitions avancées par des étrangers−qu’ils peuvent finalement triompher. Enfin,les Saamaka avancent dansleursplaidoiriesque l’État aviolé leursdroitstelsque définis par l’article 3delaConventionAméricaine, laquelle prévoit que «Toutepersonne aledroit d’être reconnuecomme une personne devant la loi».Cedroit estimportant parce que la possibili- té de jouirdes protections légales nationales dépend de la personnalité légale. Comme lesplaidoirieslesoulignent :«Le déni du droitàla per- sonnalité légaleest incompatible avec l’acquisition, l’exercice et la jouis- sance desdroitshumains fondamentaux et rend lespersonnes et lescollec- tivitésinvisibles àlaloi nationaleetaux protections que celle-cipourrait leur assurer » 1.Selon lesloisduSuriname, seules lespersonnes,les so- ciétés ou lesorganisations àbut non lucratif ont une personnalité légale. Cela signifie que lespeuplesautochtones ou tribaux (ouleurscommunau- tésentant quecollectivités) ne peuvent pas être reconnusentant queper- sonnes légales aux finsdecontracter et déteniruntitre foncier.Ainsi que la plaidoirie le soutient :«Quececi soit la situationauSurinameaété re- connu par la Cour dans l’affaire Moiwana Village,par la Commission dans l’affaire Twelve Saramaka Clans et par le Comité des Nations Unies pour l’EliminationdelaDiscriminationRaciale»2.Les Saamaka insistent icisur leur droitàl’autodéterminationetleur définitionentant quepeuple et affirment quelerefus du Surinameàleur accorder ces droits constitue une violationdel’article 3delaConvention. Comme il est discutéplushaut àproposdes droits de propriété protégés par l’article 21, l’article 3delaConventiondoitégalement être interprété àla lumièredudroit du peuplesaamaka àl’autodétermination, ainsique garanti par l’article premiercommunaux Pactes et ainsiqu’il estaffirmédanslaDé- clarationdes Nations Uniessur lesDroitsdes populations autochtones.Cela nécessite que le Surinamereconnaisse la personnalité juridique du peuple saamaka comme un peuple distinct plutôt quecomme simplescommunautés ou autre sous-entité du peuplepris dans sonentier 3. Comparés àces plaidoiries, lesdeux autresdocumentsqui précèdent l’audienceàlaCour font figuredepoids-légers. Le rapportduSuriname 4 estune défenseàtout va de l’attitude de l’État,faite d’accusations, d’insinuations et d’attaques ad hominem àl’endroitdes représentantslé- gaux et des experts témoignant en faveur des Saamaka.Par exemple, fai-

1 Pleadings,para. 159. 2 Pleadings,para. 160. 3 Pleadings,para. 170. 4 «Official Responseofthe StateofSuriname in Case No.12.338, Twelve Saramaka Clans vs.Suriname,Submittedtothe Inter-AmericanCourtofHuman Rights, »12jan- vier 2007. Actesdeprocédurepréalables àl’audience 173 santréférence à«l’avocatétranger Fergus MacKay », l’État déclare qu’il «aprouvé que sonprincipal objectif n’estpas la reconnaissance par l’État des droits fonciersdupeuplesaamaka mais l’accomplissement de son propreagenda personnel »1 et qu’il «est àlui seul en train de détruire la culture et lescoutumes du peuplesaamaka » 2.Ilaffirmeque l’avocatDa- vidPadilla,qui par le passé avaitété secrétaire adjoint de directiondela CIDH,créaitunconflit d’intérêtensejoignantàprésent àMacKay comme conseillerjuridique des Saamaka 3.Ilfaitréférence àHugo Jabini comme étant «unmembreactif du Parti National Démocrate, le parti diri- gé par Mr.D.D.Bouterse,lemêmechef militaire qui avait commisle coupd’Étaten1980, le même chef militaire qui dirigeaitlegouvernement lorsque lestueriesauvillage marrondeMoiwana eurent lieu»4,etpré- tend que «des individus [i.e. Jabini]sont utilisés comme des instruments par la ou lesmêmes personne(s) qui étai(en)tenposte ou ont effective- ment commisplusieursviolations des droits de l’homme au Suriname 5.Il affirmeque le sensdeses écrits «n’est pas clair… [mais] vague »lorsque le Dr.Peter Poole, un spécialiste de l’environnement,parle des «dom- mages environnementaux»causé par l’abattage des arbres 6.Etilaffirme que le témoignage de l’« expertRichardPriceest totalement dépassé (…) et légalement infondé » 7. Ce rapportdemandeàlaCour d’accorder une audienceséparée des différentes objections préliminaires−d’après lesquelsles pétitionnaires n’avaient pas la capacité juridique nécessaire pour déposer une pétitionà la CIDH pas plus que pour alleràla Cour (seul le gaamá,etnon la VSG, auraituntel statut,d’après leur argumentation) ;que lespétitionnaires n’avaient pas épuisé lesrecours nationaux avant de soumettre leur plainte;que l’affaire estune reproductiond’autresprocédurestellesque, par exemple,celle portéedevantleComité des Nations Uniespour l’EliminationdelaDiscriminationRaciale ;enfin que la Commission ou- trepasse sesrègles de procédure«en laissant la datelimite prescrite »pas- serpour porterl’affaire àlaCour.Ilinclut également une foule d’objections plus spécifiques qu’il prétend faire contribuer à l’inadmissibilité de l’affaire,par exempleque l’une des signatures surle document identifiant lesplaignantssaamaka aété portéepar un petit- enfant pour songrand-père:«L’Étatnecroit pasque [permettreune telle

1 «Official Response, »para. 79. 2 «Official Response, »para. 100. 3 «Official Response, »para. 78-102. 4 «Official Response, »para. 105. 5 «Official Response, »para. 106. 6 «Official Response, »para. 205. 7 «Official Response, »paras. 290-292. 174 PeupleSaramaka contre État du Suriname substitution] soit une conduite correctepour desavocats, certainementpas desavocatsdes droits humains » 1. Passant en revue lesdécisions et lesrecommandations de la CIDH dans sa «Demande» àlaCour,lerapportduSurinamedénie de façon répétée que l’État aiepuviolerquelque droitdes Saamaka que ce soit, dénieque cesderniers«se régentent selonleurspropres normesetcou- tumes»ou qu’ils forment unecommunautétribale, et affirmequ’ «iln’y apas de concessions [minière ou forestière]qui soit accordée sans le con- sentement de la populationetdes autoritéssaamaka » 2.Ilinclut égale- ment un certain nombrededéclarations factuellesmanifestement inexactes (par exemple, queles Saamaka viventnon seulement surle fleuve Surinamesupérieur mais aussi surlefleuve Saramacca supérieur − lequel estenréalité le territoire des Matawai−,etque le territoiresaama- ka estégalement habité par des Amérindiens 3). Le rapportconclut que «L’Étatnie et conteste toutes lesdéclarations portées dansledocument «Plaidoiries,motions et preuves des représentantsdes victimes »4 et af- firmeque «LeSuriname, avec sa populationmultiethnique et multicultu- relle, respecteetgarantit lesdroitsetlibertésfondamentaux de sa popula- tion»5.Ilrecommande donc àlaCour que «l’affaire 12.338, Twelve Sa- ramaka Clans,(…) soit classée» 6. Les«Observations » 7 desreprésentantsdes Saamaka en réponseaux objections préliminairesduSurinamesont un document sobreetretenu quirépond àces objections point par point.Ilinclut par exemple une dé- clarationdétailléedusoutiendugaamá àlaVSG dans cette affaire et ex- plique que «leCapitainePaanza estpartiellement aveugleetapour cette raisondes difficultésàécrire ;préférant que sonnom plutôt que l’empreinte de sonpouce soit apposé àlapétition, il apersonnellement demandé, devant de nombreux témoins, que sa petite-fille écrivepour lui sonnom au bas de la pétition»8.Verslafin de leursobservations longues et détaillées,les représentantsécrivent : Alorsque l’État voudraitfaire croire àlaCour que l’Affaire 12.338 porte surtout autre chose que sespropres actesetomissions,cesont précisément ces actes et ces omissions,etles violations des droits humains qui en résul-

1 «Official Response, »para. 118. 2 «Official Response, »para. 218. 3 «Official Response, »para. 20. 4 «Official Response, »para. 283. 5 «Official Response, »para. 294. 6 «Official Response, »Ibid. 7 Observations of theVictims’ Representatives in Response to thePreliminaryObjections Presented by theRepublic of Suriname, soumis àlaCour Interaméricaine des Droits de l’Homme,1er mars 2007. 8 Observations,para. 17. Actesdeprocédurepréalables àl’audience 175

tent,qu’il estdemandé àlaCour d’examiner.Alors que l’État voudraitaussi faire croire àlaCour qu’il est la victimedans ces procédures, lesvictimes ont toujoursété et demeurent le peuplesaamaka,ses douzeclans et lesmembres de ceux-ci, et nonl’État. Pources raisons et cellesexposéesplushaut,les re- présentantsdes victimes ne répondront plus aux attaques et aux accusations formuléesci-dessus 1. La scène étaitenplace pour l’audiencedu9-10mai 2007,soixante- quinzièmesession ordinaire de la Cour.

1 Observations,para. 145.

L’audience

Même si tu vis surlalune,tuestoujoursunSaamaka. Le CapitaineenchefsaamakaAlbert Abóikóni,témoin.

Début mai. Dans lesvillages saamaka, àParamaribo, Washington D.C.,Baltimore, NewYorketAmsterdam,des hommesetdes femmes font leursvalises et rassemblent leurspapiersetordinateursportables.Au Suriname, ceux quiviennent au titre de la délégationsaamaka sont Hugo Jabini,l’étudiant en droitsaamaka qui, dès le début,avaittravaillé en étroitecollaborationavec la VSG;le Capitaineenchef Wazen Eduards 1, qui s’est montré le plus énergique parmi lescapitaines saamaka dans l’organisationdemeetings et la diffusion d’informations ;leCapitaine CésarAdjako, un vieux chefvenantd’unvillage de transmigration, qui avaitnotamment étédésigné pour parlerdes effets qu’avait eu le barrage ; et le GaamáBelfón(Otjútju) Abóikóni,qui avait décidéd’apportertout sonsoutienàladélégationenl’accompagnantauCosta Rica 2. La délégationofficielledel’ÉtatduSurinameest beaucoup plus im- portanteetinclut le Procureur Général Subhaas Punwasi; le conseiller juridique de confiance du président Venetiaan, Hans LimaPo ;deux pro- fesseursdedroit de l’Université de SurinameAnton de Kom, Eric Rudge et MargoWaterval (se décrivant tous deux comme des experts en droit international des droits humains);lesconseillers juridiques Reshma Alla- dinetLydiaRavenberg;la traductriceMonique Pool ;leCommissaire de District Rudi Strijk ;ledirecteur par intérim de la Fondationpour la ges- tionetlasurveillance des forêts, René Somopawiro ;leCapitaineenChef saamaka AlbertAbóikóni (lefrère du GaamáBelfón) ;etunSaamaka présentécomme anthropologue, SalomonEmanuels. De Washington, la délégationdelaCommission estmenée par le Pro- fesseurPaolo Carozza, un spécialiste en droitinternational des droits hu- mainsdelaFaculté de Droitdel’Université de Notre Dame,etinclut les avocatsdes droits de l’homme ElizabethAbi-Mershed et Juan Pablo Albán, qui sont employés par la CIDH.FergusMacKay et DavidPadilla, lesreprésentantslégauxdes Saamaka, font respectivement le voyage de-

1 Le passeportdeWazen épelle apparemment sonprénom Wanze,qui estlamanièredont lesmedias d’informationl’orthographient habituellement,maisson prénom estWazen et se prononce «wah-ZEN » 2 Ils étaient accompagnés, également,deIne Apapoe, un étudiant ndyuka de l’université à Paramaribo, qui aida àmettre en place la logistique de nos transports. 178 PeupleSaramaka contre État du Suriname puisAmsterdam et NewYork 1.AdianteFranszoon, un Saamaka ayant vécu des années aux États-Unis où il sculptelebois, arriveradeBaltimore et servira d’interprète au gaamá.Sally et moi-même,ayant achevé notre semestre d’enseignement àl’Université de Williamand Mary,prenons depuisNew York un vol pour le CostaRica. Au soir du 7mai,ladélégationsaamaka, dont Adianteetnous-mêmes, estlogée dans un agréablehôtel entourédejardins.Les gens de la CIDH sont logés dans un hôtel d’affaire de styleplusinternational.Etladéléga- tionduSurinamesetrouve dans un troisième établissement,quelque part d’autre en ville. Pournous,cepremier jour se passe en préparations àl’audience, à l’hôtel de la Commission, où ElizabethAbi-Mershed exposeledéroulé desdeux joursdel’audience, Adiantetraduisant en saramaccan pour le gaamá et lescapitaines Wazen et César. Elle explique qu’il yaurasept juges provenantdedifférentspays −leMexique, le CostaRica, le Chili, le Pérou, l’Argentine, la République dominicaine et la Jamaïque −, plus un, venant du Suriname. Elle prévient que la procédureparaîtra trèsformelle, lesjuges en robe siégeantsur une hauteestrade, mais qu’ils ne veulent en fait que connaître la vérité. QuandElizabethdemande s’il yadesques- tions,Wazen exprimeson inquiétude :«Nous n’allons pas savoircom- ment dire leschoses correctement étant donnéque nous n’avons pas été éduqués de cette façon-là».Etildemandeàceque «les hommesetles femmesimportantsqui sont réunisprésentent leschoses de la manièrela plus commode et la plus appropriée».Elizabethsouligne l’importance qu’ont la vérité et la précisiondans le témoignage de chacun. Le jour sui- vant,nous annonce-t-elle,l’audiencecommencera àtrois heures de l’après-midi. Le Capitaineenchef Wazen témoigneralepremier et le Ca- pitaineCésar,qui luisuccèdera àlabarre des témoins, sera retenu à l’extérieur pendant que Wazen fera sa déposition. Chacun,nous ditEliza- beth, devraparlerdeson expérience propre, personnelle et de première main.Etant donné le peu de tempsimparti àchacun des témoins, lesré- ponses devront être brèvesetallerdroit au but. Elle préciseque la Cour esthabituée àlarecherchedelavérité et àignorer lestémoignages politi- quement orientés,ilest donc important que nous nous en tenions aux faits 2.

1 Àlatoutedernièreminute, DavidPadilla annula, en raisondel’hospitalisationd’urgence de sonépouse–elle s’est finalement remise. 2 Elizabethacommencé àtravailleravec la CIDH juste avantl’audience Aloeboetoe en 1992,lorsque je la rencontraipour la première fois au CostaRica, et elle travaillait comme avocat principal pour la Commission dans Moiwana vSuriname.Elle adonc une trèsgrande expérience de la Cour. L’audience 179

Fergus nous ditque nous allons nous entraîner àrépondre aux ques- tions aujourd’hui et de nouveaudemainmatin.Lerôledes experts −ce qui,côtésaamaka, ne désigne que moi−estdetraduire lesréalitéssocio- culturellesdes Saamaka àdes gensqui proviennent de culturestrèsdiffé- rentes.

Préparationdes témoins:Elizabeth, Fergus,R.P.etWazen

Le deuxièmejour de l’audience se terminerapar unedemi-heure d’argumentsdeclôture venant de la Commission, du Peuplesaamaka et de l’État 1.Àchacune des étapes de l’audience, lesjuges pourront poser leurspropres questions aux témoinsetaux avocats. Unefoisl’audience terminée, lesjuges délibèreront. Il leur faudraprobablement sixbons mois pour remettre leur jugement. On donne la paroleauGaamáBelfón, lequel annoncequ’il va com- menter le contextedel’affaire. Tout acommencé vers1963. Àcette époque, le gaamá avait étécoopté par le gouvernement en ville.Quand j’aivuqu’on construisaitlebarrage −je travaillais àl’époque comme travailleur manuel surlechantier−,çam’a vraiment fait mal. Desannéesplustard, quand je suis devenu gaamá et que

1 En 2004, la Cour modifiases règles de telle façon queles plaignants(lesvictimes)puis- sentêtre représentés par leurspropres avocatsplutôtque de ne dépendre que de la Commission. 180 PeupleSaramaka contre État du Suriname

l’onm’a ditqu’il yavaitdes problèmes fonciers, je me suis ditenmoi même : «Cen’est pas là un problèmenouveau. Ça duredepuis 1963 ». C’est pour ça quejesuisici, au CostaRica, pour voir si leschoses peuvent être arrangées correctement.Jenesuispas icipourdire que lesMarrons de- vraient avoirune souverainetéabsolue. Je veux que le Surinameagisse comme il faut pour l’avenirdetoutelanation. (…)LeCapitaineenchef Wa- zen estl’undes vraisguerriers marrons,comme l’est le CapitaineCésar.Je suis icipour me joindreàleur bataille,pour leur donner monsoutien. C’est monrôle, en tant que gaamá,d’aider lesMarrons àavancer dans le monde. Quequelqu’un essaiedenous retenir, il devient monennemi. C’est la raison pour laquelle je suis tellement satisfait du travaildenotre avocat,Fergus MacKay, quinous aide àavancer.Ilm’est très agréableque Richard Pricesoit là pour nous aider,parce qu’il connaîtl’intérieur de ma maison. J’espèreetje souhaite que le peuplesaamaka aille de l’avant.Entant que gaamá,jeferai tout monpossiblepour lessoutenirdans ce procès. Le gouvernement prétend qu’il donne aux Marrons toutes sortes de bonnes choses −les allocations sociales,les pensionsderetraite, etc. −maisjecrois, au contraire,que le gouvernement nous maintient dans la misère. Nous sommesdes Surinamiens.Nous voulons coopéreravec d’autresSurinamiens. Je suis venu icivoirqui dira des mensonges surl’histoire du peuplesaamaka, et qui dira la vérité.Rechercher la vérité esttoujourslemeilleur moyen pour un pays de progresser. Je veux qu’il soit clairque je ne viens pas icientant quesupporterd’unparti politique ou d’un autre.Jesouhaite vraiment que le Surinameavance, mais avanttout je souhaite que monproprepeupleavance, parce qu’il aété retenu en arrière troplongtemps.Nous sommesenretarden termes d’accès àl’électricité, d’éducation, de logement,nous sommesenre- tard pour ce qui estdes routes,nous sommesenretardsur tout,dans notre fo- rêt. Je suis venu au CostaRicaafindeporterletémoignageque le sangnedoit pas couler de nouveausur notre solàcause de conflits de territoire.Beaucoup de gensont ditque le gaamá estquelqu’un de tropimportant pour se déranger en venant àunprocès telque celui-ci.Maisjenelevoispas comme ça. Mon devoirest d’aider monpeupleàtrouver le chemin de la justice. Pendant l’audience, j’ail’intention de restersilencieux et de simplement portertémoi- gnage. Maintenant que j’aidit ce quej’avaisentête, je ne parleraiplus. Je vous remercie 1. Elizabethcommence alorsànous entraîner aux questions,cequi dans un premiertemps ne donnepas de trèsbons résultatscar il estdifficile à Wazen et Césarderépondre àcertaines questions posées: «Comment fonctionne chez lesSaamaka l’autorité politique ?» «Quel estlerôle d’un capitaine?»Ils s’en sortent mieux avec lesquestions tellesque «La vieest-ellemeilleureoupire depuisque lessociétés chinoisesont com- mencé àabattre des arbres ?» Fergus,qui adavantage l’expérience des

1 Ce discoursest traduit d’un enregistrement quejefis lors de la réunion. L’audience 181

Saamaka, leur posedes questions qui leur donnent moinsdesouci :«En plus des réunions aveclegaamá avez-vous tenu des réunions dans lesdif- férentsvillages?»(Réponse:Nous avons tenu en tout plus de 120 réu- nions.) «Savez-vous où se termineleterritoire saamaka et où commence celuides Matawai?»(Oui…)«Comment lesChinoispeuvent-ils abattre des arbres en territoire saamaka si lesSaamaka ne veulent pas d’eux là- bas ?»(Ils sont protégéspar des soldatsdel’armée surinamienne…). Unefoislesoleilcouché, notre délégationmontedans plusieurstaxis en directiondutribunal où se tient une réceptionenpartie prévue pour permettre aux participantsdepouvoirvisiterl’imposant bâtiment et en être moinsintimidés le lendemain. Adiante, toujoursl’extraverti du groupe, fait usage de sonespagnol minimalsur lesdeux gardes-barrière, leur demandant −s’ils en avaient l’occasion−s’ils voudraient bien esca- lader le toit de la guérite pour cueillir quelques-unes des mangues appa- remment succulentes quipendent justeau-dessus, étant donnéqu’il ya longtemps qu’il n’apas goûtéàune mangue. Nous traversons avecHugo, Wazen et Césarlasalle d’audienceimposante, nous arrêtant surles photos encadrées de précédents juges et évènementshistoriques,examinons la barre des témoins, la rangée élevéedes sièges queles juges occuperont, lescabines où travailleront lesinterprètes simultanés.Elizabethest parti- culièrement soucieusedelocaliser quel sera le plus courtchemin de la chambred’auditionaux toilettespour hommes, car le problèmedepros- tate de Césarfaitdes siennes et elle veut être certainequ’il ira au bout de sontémoignage le lendemain. Le reste de la soiréesepasse àsocialiser amicalement àl’hôtel.Sally et moipassons deux petitesheures avec le GaamáBelfón, que nous n’avons pas vu depuistrenteans,dans sa chambre. Nous avons beaucoup de tempsàrattraper.Avec sonponcho coloré(achetéenEspagne)etle chapeau moudefeutre foncé qu’il affectionne,ilparaîttrèsresponsableet sonvisage ressemblemaintenantàcelui de songrand-père, Agbagó, qui fut gaamá lors de nos séjoursenpays saamakadans lesannées1960 et 1970. La matinée du lendemainest une redite de l’après-midiécoulé,etWa- zen et Eduards s’essaient àprendreletour de main de donner des réponses raisonnablement brèvesaux questions des avocats. Je prends des notes, surune feuille du papier àlettresfourni parl’hôtel,envue de ma propre présentationd’une quinzainedeminutes,programméeausecondjour des témoignages.

*** 182 PeupleSaramaka contre État du Suriname

La Cour Interaméricaine, de nuit

Lesgardes nous accueillent avecunsourire alorsque nous sortons de nos taxis. Aprèsavoirouvertlahauteporte métallique, ils offrent à Adianteungrand sacenplastique rempli de mangues mûres. Desem- ployés du tribunal nous escortent àlasalle d’audience, où prennent fina- lement placeles différentes délégations,laCommission se trouvant au centre,face àlaplateformesurélevée desjuges, la délégationsaamaka à L’audience 183 sa gauche, celle du Surinameàl’extrême droite.Legaamá et Adiante, accompagnésd’Hugo, sont assisplusloindans le fond de la salle,avec diversspectateurs. Tous se lèvent quand entrent lesjuges. Le président de la Cour,SergioGarcíaRamírez, du Mexique,ouvre lesdébatspar de chaleureuses paroles de bienvenueetquelques commen- tairessur lescomplications de l’interprétationsimultanée entre l’espagnol (qui estlalangue officielle de la Cour), l’anglaisetlenéerlandais−qui sera effectuée par des employés de la Cour −etles traductions entre sara- maccan et anglais qui seront assuréespar Sally pour lestémoins saamaka. Le greffier, en robe noire àl’instardes juges,ajouteencoredes détails surles traductions et ouvreensuite la salle d’audienceaux photographes, qui ont trois minutes pour prendreleursclichés,après quoi lesphotos se- ront interdites. Le greffierdéclareque l’objectif de l’audiencepublique est, tout d’abord, d’entendreles déclarations des deux témoinsetd’unexpert pré- sentépar la Commission et lesSaamaka, puis lestrois témoinsetunex- pertamené par l’État. Aprèsquoi la Cour entendrales plaidoiriesfinales de la Commission, des représentantsdes victimes présumées et de l’État. Le Président [enespagnol]: Monsieur le Greffier, veuillezappeler les premiers témoins. Le Greffier :Wazen Eduards.[Wazen s’assied danslebox des témoins, Sally justeàcôtédelui.] Bonjour.Letémoinpeut-il dire àlaCour son nom…[etc.]Letémoinpeut-il àprésent se lever ? Le Président:Monsieur le Témoin,jurez-vous ou déclarez-vous solennel- lement survotre honneur et conscienceque vous direzlavérité,toutelavéri- té,etrienque la vérité ? Wazen Eduards [bondissant surses pieds danssagrande cape saamaka jaune vifetétendant ses deux bras versleciel, en saramaccan] :Jemetiens devant vousetdevantleDieuTrèsHaut.Jesuisvenu iciaujourd’hui pour parlerdelapauvretéetdel’oppression de monpeuple causées par nosfrères de la ville.Nous sommestous venus d’Afrique ensemble. Nous sommes frères,pourtant nos droits particuliers ont étéviolés. Nous sommesprofondé- ment conscientsdecette injustice. Je me tiens devant vous et devant le Dieu Très Haut parce qu’il est celui quiacréé tous lesoiseaux,tous lesanimaux, toutes leschoses du monde tout entier. Il estcelui devant lequel nous nous te- nons aujourd’hui.Jenedis riend’autre que la vérité.Iln’est riend’autre que la vérité que j’aie àvous dire aujourd’hui 1.

1 Pourlapremière partie de l’audience, je suis la transcriptionécrite,qui inclut lesexplica- tions apportées par Sally aux témoignagesdeWazen et César –bienque j’aie parfois ajouté ou changé un motoudeux par rapportàl’enregistrementaudiodel’audience. À 184 PeupleSaramaka contre État du Suriname

Lestémoins saamaka et leur interprètelejour précédant l’audience: Wazen,Sally et César

Échange de plaisanteriesavantl’audience:leVice-Président Medina Quiroga, le PrésidentGarcíaRamírezetleJugeVentura Robles

mesure qu’avance l’audience, particulièrement au deuxièmejour,jem’appuiedavantage sur l’enregistrement. L’audience 185

Hugo et une photographieofficielle des anciens juges

Wazen,leGaamáetCésar 186 PeupleSaramaka contre État du Suriname

Aprèscette introductiondramatique, Wazen commence àrépondre à une sériedequestions que luiadresse ElizabethAbi-Mershed portant sur l’histoire de sonpeuple,son territoire,etsarécenteviolationpar des mul- tinationales chinoises. Enfin, elle demande :«Lesautoritéstraditionnelles saamaka ont-ellesété consultées avantque lesconcessions ne soient ac- cordées aux compagnies étrangères ?»«Non, non, non, non »fut la ré- ponseemphatique de Wazen. ElizabethAbi-Mershed [enanglais] :Après abattage, dans quel état se trouve la terre? Wazen Eduards [ensaramaccan] :Elle est complètement détruite. E.A.-M.:Pouvez-vous décrire àquoi cela ressemble ? W.E. :Ils arrivent et taillent tout avecleursmachines. Ils rasent tout.Ils abattent absolument chaque arbre. Il ne reste riendutout dans leszones où ils travaillent.Ilnereste pas un seul arbredebout. E.A.-M.:Lesgens du lô Dómbi[le clan auquel appartient Wazen] utili- sent-ilslaforêt àdifférentesfins? W.E. :Laforêt estcomme notre placedumarché. C’est là que nous trou- vons nos médicaments, nos plantes médicinales.C’est là que nous chassons pour avoirdelaviande àmanger.Laforêt estvraiment toutenotre vie. Quand nosancêtresont fuidans la forêt,ils n’avaient rienemporté avec eux.Ils ont appris àsurvivre−quellesplantes manger,comment répondreaux besoinsde subsistance −une fois qu’ils se sont retrouvés dans la forêt.Aujourd’hui,c’est toutenotre vie. (…) E.A-M. :Ya-t-il des lô du peuplesaamaka qui ont fuiles effets de l’abattage par lescompagnies étrangères ? W.E. :Iln’y aabsolument personne surleterritoire saamaka qui n’ait souffert de l’arrivée des sociétés quiabattent lesarbres. Nous partageons tous le même problème. E.A.-M.:Lesautoritéstraditionnellessaamaka ont-ellespris des mesures auprès du gouvernement [national]pour essayer de faire oppositionà l’exploitationforestière menée par lessociétés étrangères ? W.E. :Nous avons fait tout notre possiblepour aborder aveceux ce pro- blème, mais ils ne voulaient pas nous parler. Ils ne nous considèrent pas comme des êtreshumains.Ils pensent que nous somme des animaux. Si quelqu’un vous disait que le gouvernement nous traite avec respect,vous sau- riezque cespersonnes vous mentent −c’est pour cela que je suis venu iciau- jourd’hui.C’est pour cela que j’aijurédedire la vérité et rienque la vérité, parce qu’il esttrèsimportant pour moidedire la vérité face aux mensonges qui ont étéproférés. (…) E.A.-M.: Justeune dernièrequestion. LesloisduSurinameprotègent- ellesles droits des Saamaka àlaterre qu’ils habitent ? L’audience 187

W.E. :Non, non. Nous ne pouvons compter que surnos propres lois. Les lois de la côtenenous procurent pas de protection. Nous avons nos lois,ils ont leurslois. Laissez-moivous donner un exemple.Quand j’étais enfant, nous vivionstrèsloindelaville.Puisils sont venus et ont construit un bar- rage qui fermalefleuve. Tous lesarbres, toutes lesrichesses, tout étaitdétruit en amontdel’endroitoùils avaient bloqué le fleuve. Ils n’ont même pasem- porté lesarbrespour le boisdeconstructionavant de construirelebarrage et inonderlaforêt.Quandils firentlebarrage, celui-ci inonda lesvillages,etils déplacèrent lesgens versdes endroitsoùvivaient déjàd’autrespersonnes,en- traînant une énormesurpopulation. Ce n’étaient pas seulement lesgens des villages inondés qui avaient un problème. C’étaient aussiceux quivivaient dansles villages où, soudainement,tous cesgens nouveaux étaient amenés pour yvivre.Tout le monde s’est retrouvéindigent àcause de ça.Personne n’avait réellement àmanger.Nous devions tous partager d’une façon que nous n’avions encorejamaisconnue. Et puisdes concessionsd’abattage ont étéaccordées par le gouvernement,qui apermisàdes gens venus de l’extérieur de veniretdétruire ce quireste de nos terres.C’est pour moiune chose trèsimportanteque de pouvoirêtre iciaujourd’hui pour vous présenter cesproblèmes.Cesont de trèssérieux problèmes,d’une grande importance pour nous.Nous avons essayé encore et encore de parleravec le gouverne- ment.Ils ont refusé de traiteravec nous parce qu’ils ne nous considèrent pas comme des êtreshumains.Jen’aipas peurdeparleràla Cour aujourd’hui parce que je dislavérité absolue. (…)Jevoudraisremercier le Dieu Très Haut de m’accorder la possibilité de parleràla Cour aujourd’hui.Jeremercie la Cour mille fois,des milliers de fois.

Fergus habillé pour l’audience 188 PeupleSaramaka contre État du Suriname

Fergus Mackay continue alorsàinterroger le CapitaineenChef Wa- zen, luidemandant,entre autreschoses,d’estimer le nombrederéunions qui furent tenues dans lesdifférentsvillages par la VSG. Wazen répond qu’il n’en connaît pas le nombreexact, mais qu’il yeût plusieursréunions dans chacun des soixanteetquelques villages saamaka. La questionfinale de Fergus àWazen concerne leseffets persistantsdubarrage d’Afobaka. Pourréponse, Wazen peignit le sombre tableaudeladétériorationécono- mique et socialedelavie des Saamaka dûe au barrage,puisdel’octroide concessions d’exploitationforestière. Nous continuons d’avoird’énormesproblèmes.Nos écoles ne fonction- nent tout simplement pas.Nous n’avons plus de services de santédécents. Ils ont construit le barrage afin de produire de l’électricitémaisnos villages,eux, n’en ont pas.Nos problèmes empirent toujoursdavantage. (…)Notre eau est polluée. Lesgens de la ville et nous, nous sommesdes gensàpeaunoire,nous sommestous venus ensembled’Afrique surles mêmesnavires. Nous sommes frères, nous avons eu lesmêmes mères, lesmêmes pères.Nous devrions vivre ensembleenfrères, mais c’estloind’être le cas. Parson questionnement hostile du Capitaineenchef Wazen, l’État essaie de saper l’autorité de la VSGeninsistant surl’autorité ultimedu gaamá chez lesSaamaka. Au cours de ce contre-interrogatoire,Wazen fait montre àlafoisdesafierté et de sa susceptibilité,répondant fré- quemment aux questions avecirritation. Reshma Alladin[en néerlandais] :Vous ditesque le gaamá estassociéàla pétition. Pourquoi alorsson nom n’en fait-il pas partie ? Wazen Eduards [ensaramaccan] :LePrésident du Surinamen’est pas ve- nu àcette audience.Cesont lessubordonnés du président quisont venus.Cela signifie-t-ilque le Président ne soutient pas la positiondel'État?Le gaamá estunmonsieur trèsdistingué. Il nous aaccompagnésàces audiences. Mais il n’estpas convenablequ’il signe ou soit amené àtémoigner. R.A. :Celasignifie-t-ilque vous représentez le gaamá? W.E. :Comme je l’aidéjàexpliqué, la VSGarencontré tous les gaamá des Marrons et tous ont étéd’accordpoursoutenirnotre positionici devant cette Cour.Donc, dans ce sens,jereprésente lessouhaits du gaamá. R.A. :Lefaitque vous prétendiez être au-dessusdugaamá confirmequ’il n’yapas eu réellement de consultationinterne. (…)Pourquoi n’avez-vous pas pris des mesures pour obtenirunconsensus ? W.E. [avec colère] :Maisqu’est-ce qui vous fait croire qu’il n’yenapas eu ?Jeviens de décrire la réunion qui futtenueavec l’ensembledes gaamá à Dritabiki.J’aimeraissavoir, vos oreillesfonctionnent-ellesbien?(…) L’audience 189

R.A. :Vous avezmentionné que votre associationexistedepuis dixans. Pourquoi,dans ce cas,n’avez-vous tenu votre première réunion avecle gaamá que l’année dernière? W.E. :Jen’aipas l’éducationque vous avez, celle de l’école, uneéduca- tionoccidentale.Maisjepeux vous dire que je suis un des dirigeantsdecette associationetque vous mentez !Nous avons rencontré le gaamá de nom- breuses fois surune période de plusieursannées. Si vous voulez prétendre que ce n’estpas vrai,alors je n’ai plus rienàvous dire.(…) R.A. :Pouvez-vous me dire lesnomsdes personnes qui détiennent des concessions minières surleterritoire de votre lô −lelôDómbi? W.E. :Biensûr que je peux. Mais vous lessavez trèsbien. C’est vous qui lesyavezenvoyés. R.A. :J’aimeraisque vous répondiez àmaquestion. W.E. :Pourquoi devrais-jerépondre ?C’est vous qui avezenvoyés ces gens.Sij’étais celui quivous envoiequelqu’un, je serais celui quisauraitqui j’aienvoyé. Je ne vaispas répondreàcegenredequestions !(…) [LePrési- dent intervient en disant que la Cour apprécierait que des réponses soient donnéesaux questions posées.]Jecomprends.Jen’aijamaisété àl’école. J’ai vu lesnomsdes bénéficiairesdeconcessions surdes morceaux de papiermais je ne saispas lireetjenepeux pas vous dire les noms. Mais je saisqu’ils sont trèsbienconnus.Jevous demande de m’excusersijenepeuxpas vous dire ces noms. R.A. :Madernièrequestion. D’après le Bureau des Statistiques,quelque 21.532 Saamaka ne demeurent plus surlecourssupérieur du Suriname, envi- ron67pour cent de toutelacommunautésaamaka 1.Ilexisteungrand exode desSaamakadepuis leur zone traditionnelle de résidence. Comment expli- quez-vous que tant de Saamaka vivent àlaville ou dans des pays étrangers? Comment pouvez-vous maintenirqu’il existetoujoursune identité culturelle commune ? W.E. :Simplement parce que desgens sont partis aux Pays-Bas ou vers d’autresendroits ne signifiepas qu’ilsperdentleur identité culturelle,leur mode de vie. CesSaamaka quivivent dansles trèsnombreux villages qui lon- gent le fleuveSurinamevivent selon lestraditions de nos ancêtres. Oui, des gens sont partis,maisquand vous appartenez àune certaineculture,vous ne perdez jamais cette culture.Vous ne la laissezjamaisderrière vous.Sivous allezaux Pays-Bas, le jour viendraoùvous reviendrez.Maismêmelorsque

1 En fait, depuislafin de la guerre civile au début des années 1990,environ50% des 55 000 Saamaka avaient quitté le territoire saamaka, au moinsdemanièretemporaire – environ15% d’entre eux résident àouaux environs de Paramariboetserendentdans leursvillages d’originedetemps en temps;30% vivent en Guyane,souvent sansdocu- mentsdeséjour –beaucoup faisant l’alleretretouravec leursvillages au Suriname;et au moins5%vivent ailleurs, principalement aux Pays-Bas mais également aux Etas- Unis. 190 PeupleSaramaka contre État du Suriname

vous êtes au loin,vous menez votre vieenaccordavec lesvaleursetles croyances du peuplesaamaka,vous continuez de teniràtout ce qui fait l’essence de votre culture,etpuisquand le tempsenest venu, vous rentrez chez vous. Ce qui détruit l’existence des Saamaka, ce n’estpas quedes gens quittent le territoire saamaka.Cequi la détruit,cesont lessociétés chinoises qui yviennent et détruisent notre pays.Vous ne pouvez pas prétendreque vous ne connaissezpas lesnomsdes sociétés chinoises ! L’État ayantépuisé sontemps,leprésident s’adresse aux juges pour savoirs’ilsont des questions pour Wazen. Le juge ad hoc du Surinamelui demande s’ilessaya jamais de contacterles autoritésappropriées au Suri- namepour rendrecomptedeses problèmes. Wazen répond :«Je vous l’ai déjàdit. Nous sommesallésles voir encore et encore.Nous n’avons pas cessé d’essayer de leur parler, encore et encore,maisils ont refusé de nous rencontrer. Ils ne nous traitaient pas comme des êtreshumains.Ils nous traitaient comme des créaturesdelaforêt aveclesquellesils n’avaient pas besoind’avoiraffaire ». Il yaencoredes va-et-vient entre le juge ad hoc et le Capitaineen chef Wazen, parfois contentieux, mais celadonne peu d’informations utiles. Lesautresjuges n’ont pas d’autresquestions,ainsi,après plus d’une heureetdemie de ce qui me paraîtêtre un témoignage terriblement efficace, le Capitaineenchef Wazen estautoriséàquitterl’estrade et une pausedequinze minutes estannoncée. La Cour se réunitdenouveau et le CapitaineCésar estappeléàla barre,accompagné de Sally.César semble avoir dans lessoixante-dixans et aunvisage expressifetdes manières mesurées. Il estloind’être àl’aise au milieudenon-Saamaka, notamment des Surinamiensdelaville, comme pourrait l’être un Saamaka.Par sa seuleprésence, il respire «l’étrangeté»ou «l’exotisme »−ce qui, naturellement,est l’une des rai- sons pour lesquellesilaétéchoisipour témoigner.Laplupartdes ques- tions adressées àCésar n’amènentriendesubstantiellement neuf.Maisen quelques occurrences, lesréponses sont parlantes. ElizabethAbi-Mershed [enanglais] :Lafaçon dont lesSaamaka coupent le boisest-elle similaire ou différente de celle dont le font lessociétés étran- gères ? César Adjako [ensaramaccan] :Ilyaune trèsgrossedifférence et c’estce qui poseproblème. Quand nous abattons des arbres,nous pensons ànos en- fantsetànos petits-enfants, aux générations futures. Quand des étrangers viennent cheznous ils rasent carrément toutelazone et puisils emportent ce qu’ils veulent emporter. E.A-M. :Quand lestravailleursdes compagniesétrangères procèdent à l’abattage surdes terres quiappartiennent àvotre clan Matjáu, le peuple L’audience 191

matjáu, est-il libre d’utiliser la zonedéforestée?Peuvent-ilsveniràl’intérieur de cette zone? C.A. :Quand lescompagnies chinoises entrent et commencent àabattre des arbres,ils nous empêchent d’entrerdans la zone. Ils ne nous laissent pas allerchasser, cultiver ou toutes autreschoses que nous avons toujoursprati- quéesdans cet endroit.Ils ne nous laissent même pas entrer. E.A-M. :Comment font-ilsconcrètement pour vous empêcher d’entrer? Comment vous empêchent-ils physiquement d’entrer? C.A. :Lorsqu’ils sont venus la première fois en territoire matjáu, j’aimoi- même essayé d’entrerdans la zoneoùils travaillaient.Etquand je suis entré et me suis présenté, ils m’ont dit:«Vous ne pouvez pas entrerici et si vous essayez encore,nous appellerons la policeetvousserez arrêté ». (…) E.A.-M.:Quellesactivitésaviez-vous dans cette zoneavant que ne com- mence l’abattage ? C.A. :Toutenotre existence est centréeautour de la forêt. C’est là que nous trouvons lesfeuillesmédicinales pour lesrituelsetles soinsmédicaux. C’est là que nous chassons.Làque nous trouvons notre nourriture.C’est là que toutenotre vietrouve soncentre.Jepourrais vous en parlerencoresivous voulez.(…) E.A.-M.:Je n’ai plus qu’une courte questiondans le tempsqui me reste. Quand vous parlez de raserlaforêt,est-ce le genrededommage qui dureun peu ou longtemps ? C.A. :Trèsbien. C’estcomme en ville.Paramariboétait pleind’arbres. Mais ils ont tous étécoupés.Iln’y aplusd’arbresenville.Celadureratou- jours. Ce qui estentrain de se passer maintenant,c’est la destructionperma- nentedelaterre,delaforêt que nous avons habitéeharmonieusement durant des centaines d’années. Fergus poursuit sesquestions auprès de César, ce quiapour effet d’ameneràévoquer d’autresdétails surles dommages environnementaux causés par l’exploitationforestière des Chinois, puisilaborde leseffets liésaubarrage d’Afobaka,qui sont particulièrement significatifspour ce capitaine. Césarest né et agrandi au village de Bèdóti, qui futcouléet inondé par le barrage. Alorsqu’il étaitencore âgé d’unevingtaine d’années, il futforcé àdéménager verslenouveau village de transmigra- tiondeKayapaatí, en amontdulac, où il réside maintenant et assume les fonctions de chef.«Lesproblèmes », insiste-t-il, «ont certainement duré jusqu’ànos jours. Ilsont même empiré.Notre mode de vietoutentiera étédétruit par lesinondations ». Fergus Mackay [enanglais] :Puis-jevous poser une dernièrequestion? Pouvez-vous donner un exemple de cesproblèmes que vous rencontrezen- coremaintenant?Dans quel sens votrevie est-elle rendue plus péniblepar ce barrage?Etexpliquez ce que vous ressentez àcepropos. 192 PeupleSaramaka contre État du Suriname

César Adjako [ensaramaccan] :Lorsqu’il yaunprojet de développement, l’idée estqu’àlafin leschosesfinissentpar s’améliorer. Mais c’estexacte- ment l’inverse qui s’est produit. Le barrage nous aappauvris.D’abord, le gouvernement nous adéplacés versunautre lieu et puis ils ont commencé à nous prendremêmecenouveauterritoire,pour que nous ne puissions plus en avoirl’usage comme nous l’avions fait par le passé.Alors,nous avons d’abordété déplacés puis,enplusdeça, nous n’avons désormais plus le droit d’accéder au nouveauterritoire surlequel ils nous ont mis. Nous n’avons pas fait tout ce cheminjusqu’ici[le CostaRica] pour causer des problèmesauSu- riname. Nous demandons simplement àpouvoirpoursuivre notre mode de vie, le genredevie que nous avons eu durant des centaines d’années,sans être empêchés par des étrangersqui viennent parmi nous et nous retirent l’accès à notre terre. Leséchanges entre l’ÉtatetCésar sont un exercicefrustrant,laplupart des questions relevant des arcanes des procédures d’attributiondes titres fonciers au Suriname. Sally doitfaire preuve d’un peu de créativité pour convertircette sériedequestions en conceptssaamaka, et lesréponses de Césarnecorrespondent pas toujoursaux questions posées. L’État tentede démontrerque,d’une certainemanière, César, en tant que capitaine, aen fait invité lesChinoisdanslaforêt de sonclan, chosedont César essaiede montrerqu’elle estincompréhensibleetimpensable. Eric Rudge [ennéerlandais] :Votre Honneur,leproblèmec’est qu’on ne répond pas àmes questions.L’Étatale sentiment qu’onnelui donne pas la possibilité d’avancerceque nous souhaitons avancerici.(…) César Adjako [ensaramaccan] :Onmedit que le Surinameconsidèreque je ne réponds pasaux questions directement,maisils doivent comprendrece qui se passe.Legouvernement du Surinameafaitappel àdes étrangersvenus d’un autre pays,laChine, pour venirsur une terrequi nous appartient et utili- sercette terreànotre détriment,etils ne paraissent pas comprendreceque ce- la signifiepour nous.Voyons un peu, si lesavocats de l’État du Surinamele souhaitent,jeseraisheureux de lesamener danslepays saamaka, qui nous appartient,etleur montrerceque lesChinois, lesbûcherons chinoisont fait à notre pays.Ils comprendraient alorsqu’en fait j’essaie de répondreàleurs questions.(…) E.R. :L’Étatavancerades informations au coursdecette audience qui montreront que le peuplesaamaka lui-mêmedonne àd’autresaccès àleur ter- ritoire (…)etmaquestionest liéeaux dommages dus àdes partiestierces sur lesconcessions où vivent desSaamaka. Ma questionest :les Saamaka ne sont-ilspas eux-mêmes partiellement responsablesdes dommages causés ? C.A. :Nous,les Saamaka, ne pouvonsimaginer causer de tort ànotre terre parce que nous vivons dessus. Sur cette terre, nous sommeschez nous.C’est l’endroitoùnous vivons.Nous avons toujoursfaitattentionà l’environnement.Ilest impossiblepour nous de bloquer une crique.(…). C’est là que nos enfantsetnos petits-enfantsvivront.Cesont lesgens de la L’audience 193

ville qui invitent lesChinoisàvenir, des gens qui ne possèdent pas cette terre, quinevivent pasdessus, qui se moquent de l’avenir, de l’avenirécologique de cette terre, et ce sont eux, parce que ce n’estpas leur terre, quicausent tous cesdommages.Les Saamaka ne pourraient jamais ne serait-ce qu’imaginer traiterlaterre d’unetelle façon. Lesjuges commencent alorsleur interrogationdutémoin. Le juge VenturaRobles,duCosta Rica, estleseul quiait des questions àcestade. Juge VenturaRobles [enespagnol]: Le peuplesaamaka possède-t-il ses propres lois coutumières,ses propresvaleurs et mœursselon lesquelsils ont vécu pendantplusdetrois centsans ?Etes-vous familiers des codesocciden- taux, de la loioccidentale, ou avez-vous un autre système en usage ? César Adjako [ensaramaccan] :Nous vivons surnotre territoire depuis l’époque de l’esclavage,ilyatrois centsans de ça.Nous avons des lois,des coutumes, des valeursetmanières de faire bien développées. Quand nosfrères qui vivent àlaville,venusavec nous depuisl’Afrique surles mêmesbateaux, commencent ànous causer des problèmes,nous faisons de notre mieux pour lestraiter en accordavec le genredelois, de lois coutumières,demodes de vie, de valeursetdecroyances que nous avons conservés durant,grossière- ment,ces trois derniers siècles danslaforêt. Juge VenturaRobles :Ilaétéfaitallusion au Traité de paixdes années 1760,qui futsigné par le gouvernement des Pays-Bas et le peuplesaamaka.Je comprendsque selonletraité de paix, une partie du territoire qu’estmainte- nantleSurinameaété accordée aux Saamaka. J’aimerais que vous me disiez si c’est la manièredont votre peuplevoitles chosesetsices obligations de l’Étatont encoreforce d’usage. C.A. :Encequi nous concerne, nous Saamaka,letraitéde1762 étaitun actesacré, un traité sacré quinous aoctroyé lesterresqui yétaient désignées, et ce sont nos frères de la ville qui contestent la propriété de cette terreétablie par le traité de 1762. Le président remercie àcet instant le témoin,lequel prendlemicro- phonepour une toutedernièrepensée :«Selonnos coutumes,jevoudrais également remercierlaCour pour cette opportunité.JeprielaCour de trouver une juste solutionànos problèmes.Parce quenos frères de la ville ne nous accorderont pas justice. Ils prétendent que nous ne sommesque des gardiens pour leur forêt. Mais nous sommesdes êtreshumains,pas leursserviteurs. Et on doitles obliger ànous rendrejustice».Quand Cé- sarselève pour quitterlebox des témoins, Sally pousse un soupirdece qu’il aitputerminer sa comparutionsans même un passage aux toilettes pour hommes. Le président déclareunpause de dixminutes,après quoi l’Étatappelle le premierdeses proprestémoins, le vétéran Commissaire de District Ru- dy Strijk, qui jusqu’àtrèsrécemment présidaitsur le district quicouvre 194 PeupleSaramaka contre État du Suriname tout le territoire saamaka. Le questionnement commence d’abordavec MmeAlladin, puisleProcureur généralPunwasi,enfin Mr.Rudge. Reshma Alladin[en néerlandais] :Entant quecommissaire de district, vous détenezunrôleimportant dans l’attributiondes concessions forestières et minières.(…) Comment caractériseriez-vous lesrelations entre le gouver- nement centraletlegaamá et lesautresautoritéstraditionnelles? Rudy Strijk [ennéerlandais] :C’est un rapportderespect mutuel et de coopération. (…) R.A. :Pendant tout votre serviceentant quecommissairededistrict, un Saamakas’est-iljamaisplaintdel’effetdubarrage àAfobaka ou du réser- voir? R.S. :Pas au cours de cette période. Autant que je m’en souvienne,non. R.A. :Aucoursdevos fréquentes consultations auprès des autoritéslo- calesettraditionnelles, fut-il jamais un sujet àdiscussion ? R.S. :Non, je ne me rappelle pas cela.(…) Subhaas Punwasi [en néerlandais] :Entant quecommissaire de district, combien de tempsavez-vous étéencontactavec lesautoritéstraditionnelles? R.S. :Jecrois depuislafin des années 80, cela ferait environvingt-six ans. S.P. :Aucoursdeces vingt-sixannées, avez-vous jamais étéconfrontéà des tensions entre lesautoritéstraditionnellesetlegouvernement central? Vous a-t-onjamaisrapportédes conflits entre ces parties ? R.S. :Non, pas autant que je m’en souvienne, non. Quand il yavaitdes malentendus,nous faisions une réunion …jusqu’àcequ’on arrive àuncon- sensus.Maisriendebienimportant… Eric Rudge [ennéerlandais] :Pendant quevous avezété commissaire de district,ya-t-il jamais eu de demandes de concessions de la partdeSaamaka ? R.S. :Nous ne regardons pas tout de suite si la demande provient d’un Saamaka ou non, mais il yenaprobablement quelques-unes. E.R. :Êtes-vous au courant que feuleGaamáSongó Abóikóni avait dépo- sé une demande pour une ou plusieursconcessions ? R.S. :Oui,c’est ce quejecrois… E.R. :Celaconcernait-il une concession de boisouyavait-il d’autres sortes de concessions ? R.S. :C’était il yatrèslongtemps.Jenepeux vraiment pas répondreavec exactitude. La Commission entreprend alorsd’interroger le Commissaire de Dis- trictStrijk. L’audience 195

PaoloCarozza[en anglais]:Pendant lesannéesoùvous avezété commis- saire de district,yavait-il des activitésd’exploitationforestière surleterri- toire saamaka par des sociétés étrangères ? Rudy Strijk [ennéerlandais] :Oui.Certainement. P.C. :Ces sociétés travaillaient-ellesdans le cadredeconcessions que vous,entant quecommissaire de district,aviez agrées?(…) R.S. :Dans un cas, oui. P.C. :Est-il vrai que l’abattage dans cette concession n’apas porté atteinte aux sitessacrés saamaka, àleurs cultures, cimetièresetc.? R.S. :Pour autant que je puisse l’affirmer àl’époque, non. P.C. Vous aveztémoignéque la consultationdes Saamaka, le fait d’obtenirunconsensus,était un préalablenécessaire pour que vous attribuiez une concession. Avez-vous effectué cette consultationetobtenu un consensus dans ce casprécis, avantd’attribuer la concession ? R.S. :Iln’était pas nécessaire de procéder de cette manièredans ce cas particulier. P.C. :Juste pour clarifier, dans ce cas:dans la concessionque vous avez octroyée,iln’y apas eu de consultationdes Saamaka avant que vous n’ayez octroyé cette concession ? R.S. :Dans ce cas spécifique, cela n’étaitpas nécessaire. Fergus,aunom du Peuplesaamaka, reprend àson tour lesquestions au Commissaire de District Strijk. Fergus MacKay [enanglais] :L’Étatafait valoirdans ses conclusions soumisesàla Cour,etjecite,«Il n’yapas de concession qui soit attribuée sans le consentement du peuplesaamaka et de sesautorités».Celasetrouve dans le paragraphe 218 de la «Réponse Officielle »del’État. Est-celàvotre façon de comprendre la législationetdelapratique de la loiauSuriname? Qu’aucune concession n’estoctroyée sansleconsentement du peuplesaama- ka ?Vous êtes le commissaire de district.Votre travailétait d’assurer le dé- roulement de cette procédure. Etes-vous d’accordavecladéfinitiondes faits selonlaquelle des concessions ne peuvent être octroyéesàmoinsque le peuplesaamaka yconsente? Rudy Strijk [ennéerlandais] :Aussi loin que …Iln’y apas eu de conces- sions accordéessans consultationoupermission du peuplesaamaka.(…) F.M. :Ilyun témoignage d’expert déposédevantlaCour sous formede déclarationécritesous serment,disant quedenombreuses exploitations agri- coles plantées par des Saamaka ontété détruites dansdes concessions déte- nues par lessociétés dénommées Ji ShenetTacoba(…) des concessions à l’intérieur du territoire saamaka qui furentoctroyéesaucoursdevotre mandat comme commissaire de district.(…)Comment expliquez-vous ce témoignage d’expert montrant l’existence de ces exploitations agricoles détruites surle 196 PeupleSaramaka contre État du Suriname

terraindeces concessions et que néanmoins lesconcessions ont tout de même étéaccordées ? R.S. :Ces plaintes ne sontjamaisarrivéesjusqu’àmoi.Sielles m’avaient étéprésentées, àmoi ou àmon bureau,j’auraissucomment m’en occuper. F.M. :Donc, il n’yapas eu de plaintes. Cependant,vous aveztémoigné que vous enquêteriezsur ce point avant de donner votre avissur l’octroiou non de la concession.(…) Vous aveztémoignédevantlaCommission Inte- raméricaine àl’audiencesur cette affaire qu’il doityavoir productiond’un rapportdéterminant s’ilydes exploitations agricoles,s’il yades sitessacrés, et plusieursautreschoses que vous avezmentionnéesaumêmemoment, avant qu’une concession soit attribuée.Avez-vous vu de tels rapports concer- nantlaconcession accordée àTacobaouàJiShen ?Avez-vous jamais vu personnellement de tels rapports ?(…) R.S. :Vous m’obligez àretourner àdes documentsadministratifsque je n’ai pas iciavec moi, je vaisdonc devoirréfléchiràcelalonguement et en profondeur.(…) Si ces affairesavaient étéamenéesàmonbureau, j’auraissu comment lestraiter. Quand Fergus afinid’interrogerleCommissaire de DistrictStrijk, l’officiel paraîtclairement malàsonaise. Aprèsque plusieursjuges eu- rent poursuivileur questionnement peu amical,lajuge Cecilia Medina Quiroga, du Chili, relève (enespagnol)qu’elle reste«un peu perdue quant aux questions et àleursréponses ». Surlabasedeceque j’aicompris et surcelle de vos réponses aux ques- tions de la Commission Interaméricaine, lesconcessions ont étéaccordées à des personnes extérieures,avant que vous ne quittiezvotre poste [enmars 2007]. Et lorsqu’on vous ademandésices concessions avaient reçu votre ap- probation, vous avezdit que, dans au moinsundes cas,c’était le cas.Puisla Commission vous ademandésicelaavaitcausé des dommages aux Saamaka et vous avez ditnon. Et puisonvous demandé si vous aviez obtenu le consen- tement des Saamaka et vous avezdit que cela n’étaitpas nécessaire dans ce cas-là.(…) Ce que je n’arrivepas àcomprendre, c’estque vous avezégale- ment ditqu’il yatoujoursconsultation et consensus. Le Commissaire de District répond :«Je ne comprends vraiment pas ce quevousmedemandez»,ceàquoi le juge Medina Quiroga répèteses observations entièrement,cette fois en anglais,par quoi elle termineenlui demandant «Sivous octroyez une concession d’exploitationforestière en territoire saamaka, pourquoi leur consultationn’était-elle pas utile dans ce cas?» Strijk explique qu’il yaune procédurestandard: «s’ilyades sitessacrés,des cimetièresetdes parcellesagricoles surune concession proposée, alors, nous organisons une consultation. Mais s’iln’y apas de sitessacrés et de terrains agricoles,alors aucune consultationn’a lieu ». Il ne précisepas comment lui, un parfait étranger àlavie saamaka, pourrait L’audience 197 avoir, par lui-même,lamoindreidée de la présencedesitessacrés surune portionparticulière de la forêt. Il devient clairque l’État esttotalement incapable de soutenirson assertionselon laquelle il consulterait lesSaa- maka avant d’accorder des concessions. L’État appelle le dernier témoin du jour,leCapitaineenchefsaamaka AlbertAbóikóni,lefrère du GaamáOtjútju.Son objectif en le faisant pa- raître semble clair. Albertest àlafoisunSaamaka «traditionnel »−il a été gaamá intérimaire pendant l’interrègnequi suivit la mort de Songó − et il aaussirempliunmandat comme députédelarégion saamaka à l’Assembléenationale. Il peut donc être misenavant comme un exemple notoire en montrant combien lesSaamakaparticipent au gouvernement et sont,selon lestermesdel’État, en voie d’être parfaitement intégrés ou assimilés. Or finalement,par sontémoignage,Albertdevient presque un témoin des plaignantssaamaka. Son identité saamaka estsiforte,malgré le fait qu’il parle néerlandaisetait étémembreduParlement,que pour finirson témoignage apparaîtcomme une solidedéfense de la nécessité qu’ont lesSaamaka d’obteniruntitre de propriété de leur territoire. Lesquestions sont menéespar LydiaRavenberg, quitout d’abord passe en revue aveclui lesdétails de l’autorité politique saamaka. Pour finir, le dialogue se faitplusintéressant−d’une manièreque l’État n’avait pas prévue. LydiaRavenberg [ennéerlandais] :Tous lesSaamaka vivent-ils surleter- ritoire saamaka ou ya-t-ild’autrespays où lesSaamaka vivent? AlbertAbóikóni [ennéerlandais] :Les Saamaka viventaux États-Unis, par exemple,enGuyane française,aux Pays-Bas, peut-être même en Angle- terre. Ils vivent aussi en … L.R. :Legaamá a-t-il autorité surces genssetrouvant dans cesautres pays ? A.A. :Oui,mêmesivous viviez surlalune, vous êtes toujoursunSaama- ka. Le gaamá esttoujoursvotre gaamá. Aprèsque le Procureur général Punwasi estintervenu pour poser une unique questionautémoinconcernantlaparticipationdes Marrons au gouvernement central, la Commission reprend sesquestions. PaoloCarozza [enanglais] :Pendant quevous étiezparlementaire [entre 2000 et 2005],ya-t-il jamais eu uneloi proposée,ya-t-ileuune discussionau parlement àpropos de la possibilité d’une loiauSurinamequi permettrait au peuplesaamaka,ouàtoutepopulationtribaleouautochtone, de détenirun titrefoncier de manièrecollective? AlbertAbóikóni [ennéerlandais] :J’aipersonnellement essayé de mettre celaenavant, cette questiondes droits fonciers, et elle aété débattue, mais jamais suivie d’action. (…) 198 PeupleSaramaka contre État du Suriname

P.C. :Donc vos efforts pour promouvoirune tellelégislationfurent infruc- tueux.Est-ce exact ? A.A. :Oui,onpeut dire que oui. Fergus MacKay reprend alorsles questions au nom des Saamaka. Fergus MacKay [enanglais] :Croyez-vous qu’il soit toujoursnécessaire aujourd’hui d’avoirune loiprotégeant lesdroitsfonciers, la propriété des peuples tribaux et autochtonesauSurinam ? AlbertAbóikóni [ennéerlandais] :Oui,jepense réellement que cela est nécessaire.Oui,jelepense vraiment. F.M. :Pour le peuplesaamaka ? A.A. :Biensûr ! Bientôt,après que lesjuges ont poséleursquestions au témoin,lepré- sident ajourne la séance et annonce quel’audiencereprendraà9hlelen- demainmatin afin que soient entendus lesdernierstémoins et lesargu- mentsdeclôture.Après le dîner àl’hôtel,nous passons la soiréeàdiscuter avec lesSaamaka et nous couchons de bonne heure, épuiséspar lesévè- nementsdelajournée.

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Le lendemainmatin,après avoirpermisaux photographesdeprendre des clichés pendant trois minutes,laCour revient en session aveclepre- mier témoin du jour,Rene AliSomopawiro,appeléàla barre.Ayantété des années durant directeur adjoint de la Fondationpour la gestionetla surveillance des forêts, il occupeune positioncrucialepourl’octroides concessions d’exploitationforestière,etl’Étatl’a amené au CostaRica pour faire montre du soin avec lequel lesconcessions sont attribuéeset administrées.Ilcommence sontémoignageavecassurance mais àlafin il ressemble àunhomme battu −moins corrompuouindifférent que comme un bureaucrateentraînédans un systèmecomplètement hors de soncon- trôle.L’Étatcommence sesquestions,lesquelless’étirent considérable- ment plus longtemps que pour le témoin précédent.Àun moment donné, le représentant de l’État,Margo Waterval,demande si la Fondationaac- cordé uneconcession àune sociétéchinoiseappelée Tacoba. Le témoin répond que non. MargoWaterval [ennéerlandais] :SiTacoban’avaitjamaisreçu de con- cession, comment alorsest-ilpossiblequ’ils mènent des activitésd’abattage dans la zonesaamaka ? Rene Somopawiro [ennéerlandais] :Jen’enaiaucune idée. Mais il est possible pour quelqu’un ayant une concession de boisd’abattage de demander L’audience 199

àunprestataire de venircouper lesarbres. Je croisque c’estlaseulepossibili- té ici. (…) M.W. :Quel rôle la Fondationjoue-t-elledanslaformationàutiliser la fo- rêtdemanièredurable? R.S. :L’undes rôlesclésdelaFondation, depuissacréation, estd’assurer l’exploitationdurabledelaforêt.C’est pourquoi nous avons besoindefores- tiers et de véhicules,pour pouvoirnous rendreenforêt contrôlerles opéra- tions en cours. Lesforestiers vont en inspectionsur le terrainleplussouvent possible. (…) M.W. :Aucoursdevos inspections,avez-vous constaté des dommages à la forêt dans lesconcessions détenuespar des Saamaka ? R.S. :Laissez-moiêtre trèsclair :chaque fois qu’il yades activitésau sein de la forêt, qu’ellessoient agricoles ou d’abattage, il yatoujoursdes dommages,bienque cesdommages peuvent être minimes. Au cours de nos inspections,nous avons parfois constatédes dommages,maisiln’y apas de coupe àblanc au Suriname. (…)Ledommage qui aété fait n’estpas telque la forêt ne puisse se restaurer d’elle-même. M.W. :Vous parlezdegestionsélectiveduboisetvous mentionnez la coupe àblanc. Laquelle des deux pratiques estcelle qui acoursauSuriname? R.S. :AuSurinameengénéral,iln’y aque de la gestionsélective. Qu’est- ce quecelasignifie?Nosforêtsnesont pas homogènes, nous avons des forêts hétérogènes. Il yaplusdetrois centespèces d’arbres.Sur chaque hectare, vous ne prélevez qu’uncertain nombred’arbres. C’estceque je veux dire quand je parle de gestionsélectivedubois. Dans sesva-et-vient avecletémoin, l’État avanté une formeparticu- lière de permispour l’exploitationforestière appelé«forêts communau- taires»,conçu pour lesMarrons et lesgroupes autochtones,etgrâce au- quel un village peut demandercette désignationpour sa forêt environ- nante, pour sa propreexploitation. Lorsque PaoloCarozza, quidirigela Commission, reprend l’interrogationdutémoin, il s’orienteverscette af- firmation. PaoloCarozza [enanglais] :Vous avezmentionné que le systèmedes fo- rêts communautairesassure que la propriété estutilisée au bénéficed’unvil- lage particulier. Rene Somopawiro [enanglais] :Oui. P.C. :Jeveux m’assurer ce que signifieexactement le mot«village »àcet endroit.Par exemple, ce que nousavons compris du témoignage antérieur est qu’un clan saamakaest constituédeplusieursvillages.Les droits de propriété communalesont-ilsspécifiques àunvillage, donc, et non àunlô ou au clan dans sonentier? 200 PeupleSaramaka contre État du Suriname

R.S. :Ils se rapportent àunvillage ou une implantation. Il n’estdit nulle partque ça puisse être pour un lô. P.C. :Etant donné que la propriétédans le droittraditionnel saamaka est détenue par le lô et nonpar le village, donc, est-il correct quelesystème de forêtscommunautairesnesuive pas la même structuredepropriété que suit le droittraditionnel saamaka ?Est-cejuste ? R.S. [enanglais] :C’est juste, oui.(…) P.C. :Mr. Le Président,mon conseillerMme.Abi-Mershed aimerait poser quelques questions au nom de la Commission. ElizabethAbi-Mershed [enanglais] :Bonjour.Lorsqu’une sociétéreçoit une concession d’exploitationforestière,que reçoit-elle d’autre ?(…) Peut- elle ouvrir des routes,peut-elle construire des bâtiments, peut-elle faire venir des gens pour vivresur l’aire de la concession? R.S. :[en anglais]:Oui, oui,oui. (…) E.A-M. :Quel type de surveillance des concessions fait votre bureau?Les gens de votre bureausortent-ils voirdetemps en tempscequi se passe ?(…) R.S. :Nous essayons d’allersur le terrainaumoins deux fois par mois, c’estdonc quelque chosederégulier. (…) Fergus MacKay reprend alorsles questions au nom des Saamaka,in- terrogeant Somopawiroàpropos d’une sériedelettres échangées entre la FondationForestière et Ji Shen:Somopawiroadmet que l’État aoctroyé une concession. Il tend àSomopawiro une copiedel’une des lettresetlui demande de la lire àvoixhaute. Rene Somopawiro [enanglais] :«Àl’exploitant de la concession de Ji ShenForestry and Timber Industries(…) Le 5janvier2001, une délégation de la Fondationpour la gestionetlasurveillance des forêtsavisité sous mes ordres votre opérationàPokigron pour mieux comprendre lesactivitésqui ont étéaccompliespar SurinameJiShenForestry and Timber Industries. (…)» Fergus MacKay [enanglais] :Excusez-moi, laissez-moi vous interrompre une seconde. Pokigronest-il un village saamaka ? R.S. :Pokigron estunvillage saamaka. F.M. :Pouvez-vous me le désigner surcette carte ?Etàquelle distance, approximativement,dePokigronsetrouve la concession de Ji Shen? R.S. :Jecrois qu’elle estd’environ15kilomètres. [Poursuivant la lecture de la lettre]Aucoursdelaconversationque nous avons eu avecMr. Wong et le gestionnaire du camp Mr.Yang,ilapparaîtque Ji Shenavaitdéjàcoupé sept mille arbres quisont encorecouchéssur le soldanslaforêt.Ils avaient construit une routed’accès longue de 55 kilomètresetplanifient d’abattre l’ensembledelaparcelle au coursdes prochains dix-huitmois. L’audience 201

F.M. :Donc, cette concession est en territoire saamaka,àenviron15kilo- mètresd’unvillage saamaka,etvous avez demandéàcette sociétédecesserle travail? R.S. :Nous n’avons pas ditqu’ils devaient cesser le travail. Nous avons ditque s’ils souhaitaient continuer,ils devraient remplir certaines conditions. (…) F.M. :D’après vous,ces lettresprouvent-ellesqu’une concession abien étédélivréepar l’État au sein, comme vous le décrivez, de la zonerevendi- quée par le peuplesaamaka ? R.S. :Oui.(…) F.M. :Pouvez-vous me dire,lorsque vous examinez des candidatures àdes concessions d’exploitationforestière,ya-t-il obligationselon la loisurina- miennedeprocéder àune évaluationdel’impactenvironnemental ou social ? R.S. :Non. F.M. :L’Étataavancé danssaplaidoirie àlaCour que bien qu’il n’yait pas de loicadrepour l’environnement au Suriname, l’État malgré tout utilise lesstandards de la Banque Mondiale. Êtes-vous au courant de cesstandards de la Banque mondiale? Appliquez-vous cesstandards de la Banque mon- dialedans votre travail? R.S. :Non. F.M. :Pourquoi pensez-vous que l’Étatdisedans ce cas quevous utilisez lesstandards de la Banque mondiale? R.S. :Jenelesaispas exactement. Fergus MacKay revient alorsàla questiondes forêts communautaires, qui fait partie de la prétentiondel’Étatselon laquelle il fournirait un moyen légal aux Saamaka,ainsi qu’aux autresMarrons et peuples autoch- tones du Suriname, de contrôlerleurspropres zonesdeforêt. F.M. :Les forêts communautairesémanent de l’article 41, sous- paragraphe 2, de la LoideGestionForestière.Ilest écrit, et je cite,«Après consultationduministre responsabledudéveloppement régional,leministre va déclarercertaines zones forestièresforêtscommunautaires(ou commu- nales)aubénéfice des habitantsdes tribus de l’intérieur ». (…)Les «habi- tantstribaux »ainsi désignés ont-ilseffectivement droitàl’obtentiond’une forêt communale? R.S. :S’ilsremplissent lesconditions,legouvernement peut leur donner un titre de cette nature. F.M: Le ministre est-ildans l’obligationdefaire cela, s’ilneveut pas faire un teloctroi? R.S. :Non, il peut refuser. 202 PeupleSaramaka contre État du Suriname

F.M. :Dans la zoneque vous avezdélimitée surlacarte comme étant re- vendiquée par le peuplesaamaka,pouvez-vous montreràla Cour combien se trouvent de forêtscommunautaires?(…)Yen a-t-ilsimplement ? R.S. :Non. F.M. :Iln’y en apas. R.S. :Non. F.M. :Donc, dans leslimites de la zonerevendiquée par lesSaamaka, il ne se trouve pas une seuleforêt communautaire. R.S. :Non. (...) Lesjuges prennent alorsleur tour et questionnent le témoin,l’undeux demandant si la raison pour laquelle il n’yapas de forêts communautaires dans la zonesaamaka estqu’aucun Saamaka n’en auraitfaitlademande. Somopawirorépond quetel esteneffetlecas :«Aucun Saamaka n’en a jamais fait la demande.Iln’y eutdedemande en provenance d’aucun des villages du territoire saamaka ». Le juge Diego García Sayán, du Pérou, ajoute (enespagnol)qu’il luisembleque «lapositiondecette population estqu’elle ne postule pasàces concessions parcequ’elle considèreque lesforêtslui appartiennent de droit, leur droitancestral ». Aprèsquelques autresquestions de la partdes juges,leprésidentrenvoieletémoinetan- nonce une pausedequinze minutes.

***

Chacun ayantrepris sa place, le président fait un discoursqui résume lesgrandes lignes de la procédurepour cette dernièrepartie de l’audience. Chacun des deuxtémoins experts auraquinze minutes pour parlerlibre- ment et sans interruption, avantd’être interrogé par lesavocats des trois partiesetpar lesjuges,qui prépareront leursquestions par écrit.Puis, après unepause de quinze minutes,chacune des trois partiesprésentera sesargumentsdeclôture,qui seront suivis des argumentsderéfutationet des questions des juges. Je suis appeléentant quepremier expertàtémoigner et,après avoir déclarémon nom et lieuderésidence, on me lit lesinstructions d’usage avantque je prêteserment.Jesuisfrappé, tandisqu’elle sont lues àhaute voix, par un passage des instructions,«Le témoin doitêtre avisé,enac- cordavec l’Article 51 des Règles de ProcéduredelaCour,que l’Étatne peut ni engager de poursuitescontre lestémoins ou experts venus témoi- gner ni faire explicitement pression sureux ou leursfamillesenraisondes déclarations ou des opinions formuléesdevantlaCour »−exactement,me semble-t-il, ce quis’étaitproduiten1992, àlafin de montémoignage L’audience 203 pour l’affaire Aloeboetoe.Jemesens,d’une manièregénérale, excité et nerveux. Pendant plus de quaranteans, ma carrière (etcelle de Sally), de même qu’une bonne partie de nos vies,sesont bâtiessur ce que nous avons appris des Saamaka.Àprésent,plusque jamais,j’ail’opportunité de faire quelque chosed’important en retour,deleur faire don de quelque chose de précieux. Si j’arriveàêtre suffisamment convaincant dans l’heureoules deux heures qui suivent,jepourraitirerparti de toutela connaissance partagée avecmoi par lesSaamaka afin d’aider lesjuges à comprendreleur besoin de régularisation de leur droitauterritoire ainsi que d’un niveausignificatif d’auto-gouvernance. Je jette un œilàla feuille du papier àlettresdel’hôtel qui contient lesquelques notes que j’aiprises pour mondiscours. AprèsavoirremerciélaCour du privilège qui m’estdonné de témoi- gner devant elle,jerappelle qu’après montémoignagede1992, lesjuges avaient demandéque j’envoiedes exemplairesdenos livresportant surles Saamaka àlabibliothèquedelaCour mais que, depuis, nous avions écrit un certain nombred’autreslivresque nous aurions plaisiràleur envoyerà notre retour du CostaRica. Poursouligner encorel’étendue de monexpé- rience des Saamaka,jefaisremarquer quelorsque nous vécûmes parmi eux pour la première fois,en1966, le CapitaineAlbertAbóikóni,leté- moin de l’État le jour précédent,était âgé de quatre ans et le GaamáOt- jútju étaittoujoursdans la vingtaine. Je reconnaiségalement la présence du gaamá dans la salle,faisungeste dans sa direction(il fait un signe de tête et lève la main en signe de reconnaissance), et disqu’il m’avaitconfié avantdes’asseoirqu’il ne manqueraitpour rienaumonde cette audience, si crucialepour assurer àson peupleses droits territoriaux. Je me mets alorsàdérouler une trèsgrande carte,que je fais égale- ment projeter sous formedediapositivesur différentsécrans, ainsi quesur lesmursdelasalle d'audience. Richard Price(en anglais) :Jecrois que la meilleurefaçon de parlerdu pays et du territoire des Saamaka estd’amener votre attentionsur une carte montée par lescapitaines de l’Associationdes douze lô qui déposent au- jourd’hui plaintedevantcette honorableCour.(…)Lapremièrechoseque l’on remarque surcette carte estlaformidable densité des activitésmenées par les Saamakasur cesterres, surleur territoire.Jeveux justementionner quelques- uns dessymboles qui se trouvent en légende surlacarte.Les Saamaka ont eux-mêmes décidés des symboles qu’ils voulaient figurer comme légende sur cette carte. 204 PeupleSaramaka contre État du Suriname

Le GaamáBelfón, prenant la posedans la salle d’audienceavant le procès.

Il yabiensûr un symbolepour lesvillages,unpour lesanciens villages, un pour lescimetières, un pour lesanciens cimetières, et ainsi de suite.Àcôté de ces symboles,ilyales fermes,les terrains agricoles.Cesont cesendroits verts que vous voyez,les grandsendroits verts que vous voyez disséminés partout àtraverslacarte.Chacune de cesfermesest actuellement utilisée par unefemme saamaka.Etjedoisvous expliquer,peut-être,que la trèsgrande majorité de la nourriture consomméepar lesSaamaka provient de cesfermes, de cesabattis.Chaque femme saamaka aune ferme, un abattis,que luidé- boiseson mari. Il doitendéfricher un nouveautous lesdeux ans, puis la forêt estlaisséeàrepousser pendantvingt ou trenteans,après quoi elle estànou- veauutilisé−raisonpour laquelle lesSaamaka, àl’instardes peuples autoch- L’audience 205

tones du Brésil de la forêt amazonienne, ont besoindebeaucoup d’espace. Ils entretiennent unerelationparfaitement pérenne avecleur environnement.Ils le protègent de telle façon queleursenfantsetleurspetits-enfantspuissent être capablesd’enavoirl’usage. Et il en estainsi surceterritoire depuis300 ans. Je décris ensuite en détailcomment lesfemmessaamaka passent àpeu près la moitié de leur tempsdans leursabattis,oùelles ontdes maisons,et l’autre moitié dans lesvillages,allant de l’unàl’autre toutes lesdeux se- maines,les hommesdeleur parentéleur rendant visite surleursabattis et allant chasseretpêcher pendantqu’ils se trouvent là-bas.Jepasse ensuite auxsymboles qui figurent surlacarte pour lesterrainsdechasse,expli- quant comment leshommeschassent lescochons sauvages, lescerfs, les tapirs, plusieursespèces de singes et toutes sortes d’oiseaux.Puisjepasse aux symboles qui marquent lesespacesdepêche −parmi lesquels des étangs spécialement nommés, repérés àtraverslaforêt,dans lesquelson trouve du poissonàfoison. Aprèscela, je parle des symboles qui dési- gnent lesvariétésd’arbresutilisées par leshommesdans la construction des canots, qui sont leur moyen de transportessentiel. (Chaque homme et chaquefemme en ontaumoins un.)Les symboles de cesarbresrecou- vrent littéralement de petits pointsl’immensecarte.J’aborde le symbole correspondant aux roseaux employés par lesSaamaka pour fabriquer les paniersque lesfemmestransportent surleurstêtes,etj’explique comment ces roseaux ne poussent qu’encertainsendroits de la forêt. Puisjepasse en revue lesdiverssymboles que lesSaamaka ontajoutés surlacarte pour signaler certainsfruitssauvages dont ils font la cueillette −certainstypes de mangue, différentes sortes de noix de palmes(que lesfemmestrans- formentenhuile de cuisson),etd’autresfruits. Voiciunexemple, pris de l’enregistrement de l’audience, de la manièredont j’aborde ce dernier point : Ils vous montrent surlacarte différentesespèces de palmeraies, de palmiers, qu’ils utilisent pour différenteschoses.Par exemple, et ce n’estqu’un exemple, ils ont missur la carte le symboledupína, une espècedepalmier qu’ilsem- ploient pour couvrir leursmaisons.Ils ont un autre symbolesur la carte pour figurer une autre espèce de palmier,letási, qu’ils utilisent aussipour couvrir leursmaisons.Etils ont un autre symbolepour une troisième sortedepalmier, appelé maipá,lequel esttrèsimportant parce que lesfemmesvont dans la fo- rêtlàoùces arbres poussent et en rapportent lesfruitspour lestransformer en huile de cuisson. Regardez :vous tous,moi-même, sommeshabitués àallerau supermarché pour acheter de l’huile de cuisson, vous l’achetez en bouteille. Mais lesfemmessaamaka doivent allerdans la forêtrécupérer lesfruitsdeces arbres,les rapporterauvillage, casserles noix en lespilonnant,cequi estprocédé trèslaborieux, et lescuire jusqu’àcequ’il en sortel’huile,afinqu’ellespuis- sent l’utiliser pour frire des aliments, exactement comme nous le faisons.Les Saamaka ontdonc décidédenoter cela aussisur leur carte. 206 PeupleSaramaka contre État du Suriname

La cartesaamaka L’audience 207

Détail de la carte

Je parle du keéti,l’argileblanche (kaolin)tellement centrale dans la vierituelle des Saamaka et qui ne peut être extraitequ’en certainsendroits le long du fleuve−lesSaamaka avaient choisiderelever ces endroitssur la carte.Enbref, j’essayaisdebombarder la Cour de la densité de cesdif- férentstypesdesymboles surlacarte,chacund’eux indiquant un endroit spécifique où lesSaamaka sont directement en rapportavec la forêt, et de manièrecomplexe.Departenpart, je souligne la fidélité des Saamaka àla notiond’environnement durable. 208 PeupleSaramaka contre État du Suriname

Je terminemes quinze minutes (cesont en fait dix-huitminutes d’après l’enregistrement)enparlant de quelques-unes des chosesque les Saamaka n’ontdélibérément pas montré surlacarte,enparticulierles en- droits où eurent lieudes évènementshistoriques majeurs(par exemple,les bataillescontre lesBlancs,auXVIIIe siècle) et lesendroitsayantune si- gnificationreligieusespéciale (lessitessur lesquelsvivent certainsdieux ou esprits spécifiques). Je suggèreque, bien que lesSaamaka ne souhai- tent pas partager cette informationavec le public par le biaisdeleur carte, ces endroitsleur demeurent profondément significatifsetconstitueraient une carte trèsdense de leur territoire àpartentière.End’autresmots, la forêt−argumenté-je −est aussipleined’endroits porteursd’une significa- tionhistorique et religieusespécifique pour lesSaamaka qu’ellepeut l’être de sitesdeconstructiondecanots,d’abattis,d’aires de chasse ou de cueillette des fruits. Le président invite alorslaCommission àcommenceràposer ses questions.Les premièresquestions,poséespar ElizabethAbi-Mershed, sont de naturegénérale−dansquelle mesure lesSaamaka sont-ils simi- lairesoudifférentsdes autresMarrons du Suriname?Quelle estlarela- tion, dans la pratique, entre la loicoutumièresaamaka et le systèmenatio- nal du Suriname?−etjefournisdes réponses de deux ou trois minutes, presque àlamanièred’uncours, àchacune. Mais dans mesréponses,je parviens àparlerdes déprédations du gouvernement pendant la guerre ci- vile,parmi lesquellesles évènementsauvillage de Moiwana, quejesuis sûrque le Surinamepréfèrerait voiroubliés. Elizabethrevient alorsà l’exploitationforestière et àdes questions plus directement liées àla plaintedéposéepar lesSaamaka. Changeant de vitesse,jefaisremarquer quecette carte,malgrétous sesdétails et soncaractèreimpressionnant,necouvreque la moitié du ter- ritoire traditionnel saamaka, ne montrant de façon explicite que la partie de leur territoire qui s’étend au suddulac. Je parle alorsuncourtmoment du traité de 1762 (le serment de sang échangé et bu, et autres) et de sa si- gnification, en termes de territoire et de souveraineté, pour lesSaamaka. Et j’explique comment la constructiondubarrage d’Afobaka en 1962, sans consultationdes Saamaka, violaletraitéettout ce qu’il défendait, du point de vue des Saamaka. ElizabethAbi-Mershed [enanglais] :Pouvez-vous expliquer quelle estla significationculturelle ou socialedelacoupe du bois dans l’activité tradition- nelle des Saamaka ? Richard Price[en anglais] :Certainement.Les Saamaka onttoujourscou- pé des arbres pour leur propreusage, pour construire des maisons,des canots. Mais depuisbienavant le traité de paix, ils ont également coupé du boisetfait des radeaux qu’ils ont misàl’eau pour descendre le fleuve jusqu’àlacôte, et L’audience 209 vendreceboisaux plantations qui s’y trouvaient.Ilexistedes preuves que dansleTraitéde1762, dont le document je croisaétéprésentéàlaCour,se trouvaitune clausedisant queles Saamaka aurontl’autorisationdecontinuer à mettre àflotdes radeaux de rondins verslacôteetdeles yvendre.Etcelaa durépendant plus de 250ans. Donc, leshommessaamaka de monâge,par exemple, onttous pris part, lorsqu’ils étaient plus jeunes,àl’abattage des arbres,laconstructionderadeaux, àleur faire descendrelefleuvejusqu’àla côteetàlesvendre là-bas àdes scieries. Ce qui amis finàcela, c’estlorsque le barrage d’Afobakaaété construit, puisque désormais il n’étaitpluspossible de faire flotterdes radeaux surlefleuve parce que la retenue, le barrage, les obstruait. C’estdonc une autre conséquenceéconomique importantedubar- rage. E.A.-M.:Pourriez-vous, s’ilvous plaît, partager aveclaCour votre opi- nion d’expert surl’abattage effectué surles terres saamakapar des sociétés étrangères ?Quel estl’impact de cette exploitationd’abattage exogène surle territoire saamaka ? R.P. :Ainsi que l’ont témoigné hier deux capitaines saamaka, la différence entre la manièredont lesSaamaka onttoujoursconsidérél’abattage et celle dont lessociétés extérieures le font estcelle du jour et de la nuit. LesSaamaka abattent plusieursarbrespour faire un radeau. Ils vont dans la forêt et trouvent lesarbreséconomiquement viables qu’ils veulent vendreetqu’ils savent pou- voirvendre.Etils en coupentune douzaine, ou unequinzaine. Ce que cesso- ciétés extérieures,comme Tacoba, font en territoire saamaka,c’est ypénétrer avec unemachinerie lourde, des bulldozers, toutes sortes de gros tracteurs. Et ils commencent avant tout par construire des routes en traversdes criques dans lesquellesboivent lesSaamaka. Ils bloquent lescriques,détruisent les abattis,etfont ce qu’ils nomment une coupe àblanc. Ilscoupent tout ce qui se tient debout.Ils passent purement et simplement tout au bulldozer. Donc, ils n’ont absolument aucun souci de l’environnement.(…) Quand lesSaamaka font quoique ce soit dans la forêt,ils le font avec le plus grand respectpour les enfantsqui sont là dans lesabattis,pour leurspetits-enfantsetles futuresgé- nérations.Iln’y adonc aucun rapportentre ce queles Saamaka ontpratiqué depuistrois centsans en termes d’abattage, et ce que font cessociétés exté- rieures,qui sont des sociétés commercialesmotivées par le profit. E.A.-M.:Cette exploitationforestière commerciale par des sociétés exté- rieures a-t-elle un effetculturelouspirituel surles Saamaka ? R.P. :Absolument.Comme je l’aidit auparavant, la forêt estcomme l’églisedes Saamaka. C’estcomme si vous entriezdans uneégliseetlapas- siez au bulldozer. Tous leslieux sacrés quiétaient là ne le sont plus,ils sont détruits.Les Saamaka vivantdans un village donné savent que ce rocher qui estl’habitatd’uncertain esprit de la forêt qui parle àtraverslatêted’untel et un tel, la tête de ma sœur,mettons,chaque fois que nous faisons une cérémo- niepour lesesprits de la forêt.Ehbien, que croyez-vous qu’apensé l’espritde la forêt quand lesChinoissont entrésetont jeté le rocher au loin avec leurs bulldozers ?Ces gensvont souffrir de la vengeancedeces esprits pendant des tempsimmémoriaux. Et ils sont trèsinquietsàce sujet. 210 PeupleSaramaka contre État du Suriname

La Commission poursuit sesquestions,s’enquérant de l’impactdiffé- rentieldel’abattage surles hommesetles femmessaamaka, l’impactdes étrangersvenantsur le territoire saamaka sans yêtre invités, l’impactde ce qu’il n’yait aucunmoyen légal pour lesSaamaka pour obteniruntitre de propriété collectif de leur territoire,etsiles lois coutumières saamaka en rapportàla propriété sont bien développées. Chacunedeces questions m’offre l’opportunité de m’étendre surdes élémentsque lesSaamaka souhaitent mettre en avant. Aprèsquelquesminutes de ce va-et-vient de questions et de réponses,dont une partie estmenée par l’avocatprincipal de la Commission, PaoloCarozza, le président passelaparoleàFergus MacKay,lequels’exprimeaunom des«victimes saamaka présumées ». MacKay commence par demanderque soit détailléeladéfinition, par lesSaamaka, de la notiondeterritoire collectif et lesfaçonsdont cela se- rait en accordavec lesidéesque lesclans matrilinéaires(lô)constituent lesunitésfondamentales de la propriété foncière.Ilexploredavantage le droitsaamaka de la propriété,demandant si un Saamaka peut vendreune terre(àune personne Saamaka ou non) ou si un lô seraitencapacité de le faire.Après avoirdonné desréponses détaillées àces questions, j’explique que,fondamentalement,laterre appartient au peuplesaamaka collectivement. Parfondamentalement,jeveux dire que la terreappartient au peuplesaa- maka.Lelô étant l’intendant du lopindeterre surlequel se trouvent sesvil- lages.Etjepourrais ajouterque nous ne parlons pas que de douze langues de terre. Nous parlons d’un certain nombredeterrainsqui ne sont pas contigus, de telle manièreque le clan Matjáu, par exemple,qui possède le Pikílío,pos- sède aussi des terres le long d’endroits plus éloignés du fleuve. Il détenait la terre autourdeBèdóti, où le CapitainedeKayapaatí[CésarAdjako] agrandi avantque sonvillage soit noyé sous le lac. Donc, chacun des clans ades mor- ceaux de territoire différents,séparés,etceladuredepuisledix-huitième siècle. Et tout Saamaka qui ades connaissancessaitque depuiscerocher exactement,enpassant par ce banc de sablejusqu’àl’embouchuredetelle ou telle crique, c’estleterritoire de teloutel clan, de teloutel lô. PuisMacKay déclareque lestémoins saamaka onttémoignéhierque selonleurslois, les lô sont lesdétenteursdetoutes lesressources, incluant lesressourcesdusous-sol,etmedemandesic’est là ma compréhension de la loisaamaka. Je réponds :«Tout àfait. Ce qu’ils ont ditest vrai − depuislacimedes plus grandsarbres, jusque profondément dans le sol. Ils voient tout le territoire que vous pourriezinscrire surune carte comme incluanttout cela −c’est une carte tridimensionnelle ». MacKay demande alorssilaforêt asubi des dommages spirituelsconséquemment aux incur- sions extérieures. Comme je l’aidit, la forêtest l’églisedes Saamaka. Leursdieux et leurs esprits vivent dedans.Leursesprits désignés,les dieux,les puissancesavec L’audience 211

lesquelsils peuvent traiterauquotidien, vivent àdes endroitsparticuliers de la forêt.Leursancêtres−avec lesquelsils s’entretiennent surles autelsdes an- cêtresetqui lesprotègent chaque jour −investissent desendroits précis.Lors- qu’on aconstruit le barrage et que le lacderetenueest venu inonder cesvil- lages,ilinonda leur forêt,ilinonda leurscimetières. Et tout le temps, chaque jour,j’entends des Saamaka que je rencontre,des Saamaka de monâge, comme le capitaineCésar Adjako, dire combien ils ressentent de souffrance de ce queleursancêtres, des gens aveclesquelsils s’entretiennent àtravers l’autel des ancêtres, se trouvent sous leseaux.Ils ont étérecouverts par des mètresetdes mètresd’unlac quelegouvernement leur aimposé. Et donc ils souffrent vraiment terriblement de cela,etdemanières trèsspécifiques. Ces esprits,qui sont des esprits vengeurs, viennent s’emparer de tous ceux du ma- trilignage et ce pour des tempsimmémoriaux. Il faut donc qu’ils fassentdes rituelsàlongueur de tempspour tenter d’apaiser ces esprits,lesquelssont en colèreàcause de ce qu’onafaitàla forêt. MacKay poursuit, demandant quelpourcentage du territoiresaamaka s’est trouvé perdu par la constructiondubarrage et je réponds «environ 50 pour cent ». Il fait alorsremarquer queletémoinprésentépar l’État avait, ce matin,estiméque 10 pour cent du territoire revendiqué par les Saamaka avaitété distribué en concessions d’abattage, ce qui signifierait que seuls40pour cent du territoire traditionnel des Saamaka resteraient disponibles pour leur usage.Fergusm’interroge ensuite quelques minutes àproposdel’impactdubarrage surlavie des Saamaka, provoquant de nombreuses souffrancesseperpétuant jusqu’àcejour,notamment la dra- matique rareté des terres disponibles pour l’agriculture et l’extrême pau- vretécomme la ghettoïsationdeceux qui se sont trouvés déplacés en aval du lac. Puisilmedemandequel impactpeut avoir surles Saamaka le fait d’avoir, surleur territoire,des soldatsdel’armée nationaleduSuriname gardantlaconcession Ji Shenetles empêchantd’y pénétrer. Ainsique j’avaistémoignédans l’affaire Aloeboetoe en 1992,quand cette questionseposait, (…)laseuleprésence de soldatsenterritoire saamaka est quelque chosequi jamais,avant la guerre civile,avant que le gouvernement ne le leur imposepurement et simplement,nes’était produite.Pour lesSaa- maka, lessoldatssont l’ennemi. Ce sont lesgens, lesBlancs comme lesNoirs, contre lesquelsleursancêtressesont battus. Comme je l’ai dit, dans lesan- nées1960, nul ne pouvaitentrerenterritoire saamaka sans une permission trèsspéciale.Iln’y avait pas de touristes. C’étaitleur territoire.Celas’est progressivement érodé, et depuislaguerre civile le gouvernement agitcomme si c’étaitlàleur territoire et noncelui des Saamaka. Et,légalement,dupoint de vue du gouvernement,c’est chose vraie. Mais ce n’estpas vrai pour les Saamaka. Ainsiqu’ils le répètent sans cesse :«Nous n’avons pas abrogé le Traité de 1762 pour lequel nos ancêtresont combattu,c’est le gouvernement qui abroge le Traité de 1762 ». Le gouvernement leur dit:«Celanevous ap- partient pas,celaappartient àl’État ». Mais lesSaamaka disent :«Cela nous atoujoursappartenu, depuislasignaturedutraité,c’est ànousetvousne 212 PeupleSaramaka contre État du Suriname

pouvezpas entrerici ». Et l’idée d’avoir des soldatsqui pénètrent leur terri- toire estune chosetrèseffrayantepourles Saamaka. Le président invite alorsl’Étatàcommencerson contre-interrogatoire. Le Procureur général Subhaas Punwasi explique qu’il commencera par poser sesquestions puispassera le témoin àdeuxdeses collègues.Il commence par demandercomment lesdemandes de protectionpolicière du GaamáBelfónaprès sonenlèvement par des supporters du gaamá ri- val,peuvent colleravec mon«histoire »selon laquelle lesSaamaka sou- haiteraient diriger leurspropres affairesjuridiques.Jenie avoir une quel- conque connaissance de tellesdemandes. Il me rappelle,ostensiblement, qu’entant queProcureur général,ildirigel’ensembledes forces de police au Suriname, queles forces de policeetleursactivitéssont sous sa juri- diction. Puis il me demande comment il se fait que de nombreux Saamaka importantssoient des supporters du parti politique dirigépar l’ancien dic- tateur Desi Bouterse,etajouteque «certainsd’entre ceux-là»(sans doute Hugo Jabini et AlbertAbóikóni)«sont dans cette salle ». Je réponds que ce n’estpas àmoi de dire pourquoi quelqu’un fait le choix d’être d’un parti politique donné, que je ne peux pas parlerpour autrui−et quede toutemanière l’Étatadirectement posé àl’une de cespersonnes la même questionprécise hier.Jeprofitedel’occasionaussi pour parlerdecette brève période, allant du milieudes années 1960 àcelui des années 1980, quand lesécoles fonctionnaient encoredans l’intérieur et que des gens tels qu’AlbertAbóikóni étaitdans la mesure de recevoir une éducation. Je dé- cris ensuite comment le systèmescolaire et le systèmedesantésesont effondrés depuiscette époque. Le Procureur général m’interrompt et af- firmequ’il ne parle pasdelacapacité des Saamaka àparticiper au gou- vernement mais plutôt de leur «participationactiveàunparti politique dominépar l’ancien commandant militaire du Suriname»(à présent lea- der du plus important parti d’opposition, une sérieuse menaceélectoral au parti que soutient le Procureur général). Je décidedenepas répondre, plaidant que je ne suis pas qualifié pour cela,etPunwasipasse la paroleà l’avocatEric Rudge, qui me demande (ennéerlandais) ce quisepasse après la mort d’un officiel saamaka, et comment on décidedesasucces- sion. R.P. [enanglais] :Chaque fois que meurtunSaamaka, on procèdeàune divinationafin de déterminer la cause de sondécès.Cequi estfaitdès quele corps du défuntest misenbière.Lecercueilest alorschargé surles têtesde deux hommes, l’unàl’avant,l’autre àl’arrière. E.R. [à présent agité,enanglais] :Excusez-moi, excusez-moi. Tout cela esttrèsintéressant mais… R.P. :C’est la réponseàvotre question. E.R. [toujoursenanglais] :Non, ce n’estpas la réponseàmaquestion! L’audience 213

Comment ce problèmeprécisest-ilrésoluparmi la tribu?Voilà ma question. R.P. :C’est ce quejesuisentrain de … E.R. :Non, vous preneztropdetemps àl’expliquez,Monsieur.S’ilvous plaît. R.P. [parlant plus rapidement]:Il yades procédures judiciairesqui com- mencent avecceque lesanthropologues appellent divination, pour déterminer la cause de la mort. Lorsqu’on trouve que la mort estdue àuntiers,àtravers desmoyens surnaturels, par la sorcellerie,lorsqu’il se trouve yavoirunpro- blèmeavec la famille de la personne qui estmorte et un autre groupe… E.R. : Presidente,puis-je reformuler ma question, je vous prie ?Lorsqu’il se produitunproblèmedecetype, est-il résolu au sein de la tribudes Saamaka ? R.P. :Ces genresd’affaires sont résolusselon des lois trèsstrictesparmi lesSaamaka, que je pourrais continuer d’expliquer…. E.R. :Donc, c’estoui ? R.P. :Oui. E.R. :Bien. Alorscomment expliquez-vous que de tels problèmes soient maintenant amenésdevantlegouvernement centrals’il existeréellement deux systèmes juridiques séparés ? R.P. :Jenesuispas au courant de cesaffaires, je ne peux donc pas vous dire quoi que ce soit àleur sujet. L’État continue de s’acharner,essayant de me faire expliquer,oure- connaître,que dans l’affaire de la succession du GaamáSongó,l’État avaitété appelépourseprononcerenraisonduconflit entre lesdeux fac- tions du clan Matjáu àDángogó. Je dénietouteconnaissance de première main de cesméandres, disant que je ne m’ytrouvaispas.Cequi mène à un échange trèstenduaucours duquel je déclare que, durant la guerre ci- vile,legouvernement centralcombattait le JungleCommando, qui comp- tait des Saamaka et des Ndyuka, et Rudge s’exclameavec colère:«Ce n’estpas vrai !».Nous élevons tous deux la voix. Rudge transmetalors sesfonctions àson collègue, Reshma Alladin, dont la tâche semble être de s’attaquer àmacrédibilité en tant que témoin. Je m’yétais attendu, mais je deviens tout de même quelquepeu irritable lorsque je réponds. Reshma Alladin[en néerlandais] Mr.Price, nous aimerions savoirquand étaitladernièrefoisque vous avezvisité le Suriname? R.P. [enanglais] :En1986. Àcette époque, nous nous apprêtions àrendre visite au gaamá quisemouraitdans un hôpital, et nous avons étéembarqués par la policemilitaire du gouvernement, et expulsésaumilieudelanuit, avec des armes… 214 PeupleSaramaka contre État du Suriname

R.A. [enanglais, m’interrompant]:Non, non, je veux justesavoir… [re- venant au néerlandais] Cela signifie que depuisapproximativement vingt-et- un ans, vous ne vous êtes pas rendu au Suriname. Est-ce exact ? R.P. :Oui. R.A. [ennéerlandais] Aprèscela, avez-vous de nouveaufaitdelare- cherche au Suriname? R.P. :Jenecomprends pas ce que vous voulez dire par «auSuriname». J’ai ditque je n’avais pas étéauSurinamedepuis 1986. Mais j’aiétudiéles Saamaka durant tout ce tempsetj’aiécrit dixlivres, dont un trèsgroslivre qui sortira cette année surles Saamaka et leur pays,parce quej’aitravaillé avec des Saamaka vivantenGuyane française… R.A. :Merci. Dank uwel. Suivent alorsquelques échangesdans lesquelsmon expertisequant au nombredeMarrons estmiseenquestion(leschiffresque j’aipubliésre- présentant plus du doubledeceux du recensement de l’Étatsurinamien), et je tented’expliquer pourquoi,maislereprésentant de l’Étatsemble prendre monexplication−qui porte surles insuffisances du Bureau des Statistiques du Suriname−comme une injure.Elle me dit(en néerlan- dais) :«Dr.Price, je suis très choquée de la déclarationque vous venezde faire et voudraisvous demanderdelaclarifier».Elle demandeensuite si, étant donnéque lesSaamaka bénéficient de diversavantagesdugouver- nement,comme la santéetl’éducation, on ne devraitpas exiger d’eux qu’ils soient soumis au systèmejuridique de l’État,plutôtque −comme elle paraîtpenser quejel’aie prétendu −avoir une sorted’autonomie juri- dique. Je réponds que je n’ai jamais ditque lesSaamaka voulaient un État àpart−ils disent clairement qu’ils sont Surinamiens et souhaitent le res- ter. Mais,lui dis-je :«Ce que demandent lesSaamaka, c’estd’être traités àl’instar des autresSurinamiens,d’être traités avec respect,d’avoirles mêmestypes d’hôpitaux et lesmêmes sortes d’écoles quevous avezpour vos famillessur la côte».Elle demande alorssiles initiatives touristiques commencées par quelques Saamaka ne sapent pas l’intégrité culturelle des Saamaka. J’affirme que, pour autant que je sache, lorsque des Saamaka lancent de tellesinitiatives,ils le font d’une manièrequi soit compatible avec leursnormesculturelles. Et que c’estlàune desmanières dont les peuples autochtones procèdent àtraverslemonde. Il yaunaller-retour dans lequel elle avance queletourisme estdestructeur pour la culture et où je réponds que, tant que lesSaamaka le gèrent,iln’y apas de souci et que c’estpour eux l’undes raresmoyens de gagnerdel’argent.Jesou- tiens que si des agencesdetourisme chinoises devaient amener des tou- ristesjaponaisenpays saamaka, ce seraitune touteautre affaire. Ànou- veau, elle soulève le fait que je ne me suis pas renduauSurinamedepuis L’audience 215 plus de vingt ans et que, de ce fait,maconnaissance des réalitéssaamaka estdéplorablement dépassée. Je réponds,avec un peu de colère: Je dirais qu’au coursdeces vingt et une dernières années,maconnais- sance des Saamaka s’estbeaucoup plus approfondiequ’au coursdes vingt premières. J’ai travaillé de longs mois chaque année, au cours de cesvingt-et- un ans,avec des Saamaka.Ilyaàprésent environ15000 Saamaka en Guyane française. Depuislaguerre civile,unSaamaka surtrois vitdel’autre côtédelafrontière,enGuyane française. Cesgens font le va-et-vient avec leursvillages au Surinameplusieursfoispar an. Vous pouvez maintenant aller àParamaribopar la routeenquatre heures [depuis la Guyane française]. À partir de là,vous pouvez trèsfacilement retourner en pays saamaka.Jevis donc avecdes gensenGuyane française qui étaient,laveille,dans lesvillages lesplusausud du fleuveSuriname. Et nous parlons de ce qui s’y passe et de ce qu’ilsyobservent.Par conséquent,c’est vrai que d’un point de vue légal il s’agit de preuvespar ouï-dire,maiscesont tout de même des preuves, parce que ce sont des gens que je connaisdepuis quaranteans,que je leurparle et quejem’informed’eux. Et si vous lisez mondernier livre,qui sortira dans quatre mois,[Voyages avec Tooy], vous verrezque j’ensaisbeaucoupplusde la vieSaamaka maintenant que je n’en savaisàmondernier voyageauSuri- name. Le représentant de l’Étatdemandesidans montémoignagesur la sou- verainetédes Saamaka je ne suis pas en train de suggérer que le gouver- nement ne devraitplusmaintenirles écoles ou lesinfrastructures médi- cales en territoire saamaka. Je réponds : Je pensed’une certainefaçon quequand Sally Priceetmoi-mêmevivions àDángogóetàGaamákóndê[Asindóópo] dans lesannées1960 et 1970, cette région du pays saamaka vivaitunâge d’or en termes d’écoles et d’infrastructuressanitaires. L’hôpitaldeDjoemoe possédaitunmédecinbien formédes Pays Basetune trèsbonne infirmière en chef néerlandaise,de même qu’une douzaineenvirond’infirmièressurinamiennes travaillant sur place. L’écoleavaituninstituteur néerlandaisetdes assistantes de Paramari- bo.Elle étaitexcellente. Ce qui s’est passé depuislaguerre civile,c’est que l’hôpitaldeDjoemoe aété pour l’essentielfermé,etqu’il fonctionne àpeine. Il n’yapas de médicaments. Lesécoles sont dans un bien moinsbon état que dans lesannées1960 et 1970. Donc, si le Suriname, si votre gouvernement voulaitpleinement prendre sa responsabilité,ilmettrait beaucoup de sesres- sourcesdans l’intérieur du pays,oùvivent tant de vos citoyens.Etlaraison pour laquelle ils disent qu’ils ont le sentiment d’être traités comme des chiens, comme des animaux et non pas comme des êtreshumains,aprécisément à voir avec ces problèmes-là. Reshma Alladin[en anglais]Merci,maisvous n’avezpas répondu àma question. R.P. :Posez-là ànouveau. 216 PeupleSaramaka contre État du Suriname

Le président [enespagnol]:Perdone, perdone.Cen’est pas le moment de débattre.Chaque partie en aural’occasionaumoment des argumentsfinaux… Àprésent,une requêteduJuge Ventura. Le juge VenturaRobles décrit àcet instant comment il estallé àla bibliothèquedelaCour,après la session de la veille,etademandé àvoir leslivresque j’avaisenvoyés en 1992.Ilapprit que, dans l’intervalle,ils avaient tous disparudelacollection. Pourrais-je,demandait-il, envoyer à la Cour de nouveaux exemplaires, particulièrement lesplusrécentstra- vaux traitant de la culture saamaka et de leur relation àlapropriété fon- cière? Le président déclareque «Tous attendent de pouvoiravoirces livres»et me remercie de montémoignage, quiaduréplusd’une heureet demi. J’ai lesnerfs en peloteetmesens prêt àcontinuer mais ma partieest bel et bien terminée. (Deux ans plus tard,lorsd’une rencontre àAmster- dam,Fergusmedit que l’undeses plus grandsregretsàpropos du procès étaitdenepas être intervenu pendantmon interrogatoire par l’Étatpour demanderauprésident de la Cour d’exiger de l’État qu’il explique son hostilité enversmoi et de donner l’ordre àl’Étatdemepermettre de ré- pondreaux questions posées, et notamment pourquoi nous n’avions pas étéauSurinamedepuis1986. J’appris également qu’aucoursdemon té- moignage àpropos de la carte et la significationduterritoire pour les Saamaka, AlbertAbóikóni,lefrère du gaamá et témoin de l’État,pleurait doucement,cequi me toucha profondément.) Le président demandeaugreffierd’appeler l’expertdel’État, Salo- monEmanuels. Dans une présentationquelque peu confusededix mi- nutes,Emanuels, un Saamaka éduqué parlant le néerlandais, essaye vail- lamment d’exposer la structurepolitique de la sociétésaamaka, en parti- culierl’autorité détenue par les lô en termes de droits fonciersetde l’importance des rencontresdes chefs de l’ensembledes clans, en pré- sencedugaamá,aucours desquelsunconsensus tribal estétabli. Du mieux quejepuisse dire,riendecequ’il ditneparaîtd’aucune façon sou- tenirles prétentions de l’Étatdans cette affaire −c’est comme s’ils lui avaient ditquel sujettraiter mais ne luiavaitpas communiqué ce qu’ils s’efforçaient de faire. Le Procureur général Punwasi,commence àinterroger le témoin en demandant si la sociétésaamaka aconnu des changementsaucoursdes quinze ou vingtdernières années.(Je comprendstrèsbienoùilveut en veniravec cette ligne de questions…) Emanuelsrépond :«Bien sûr»1.

1 Il auraitaisément pu apporter des précisions, en abordant par exemple la questionde l’émigrationdepuis le territoire saamaka, le faitque lesSaamaka dirigent aujourd’hui plus d’une douzaine de lodges pour touristes(la pluparthollandais) àproximité de leurs L’audience 217

Punwasi faitobserver alorsque :«Un expertici aappuyé sesexplications surlasituationqui prévalait il yavingt-et-un ans.Pouvez-vous conclure que, peut-être, sesdéclarations ne devraient de ce fait pas être considérées ici?»Emanuelsrépond que, étant donnéqu’il n’apas entenduces décla- rations (il étaitenisolement), il ne peut répondreoui ou non, laissant l’État sans la confirmationrecherchée. Punwasi continue de questionner Emanuelspendant quelques minutes,essayant de luifaire confirmer que la VSGn’a en réalité aucune autorité,maisEmanuelsmanque chaque fois de luidonner satisfaction, déniant même avoir connaissance des com- plexitésdel’affaire en cours ou disant des choses tellesque :«Jeprésume que lesSaamaka quisont icipour cette affaire connaissent lesrègles qui prévalent danslepeuple saamaka et ontagi en accordavecelles»−pas du tout ce que l’État souhaite entendre.Après que la Commission luia poséune unique question, àpropos de laquelle le témoin ditn’avoirpas d’information, MacKay pose luiaussiune seulequestion, àlaquelle le témoin répond :«Je ne sais pas ». Le président ajournealors la session jusque 16h, où commenceront lesplaidoiriesfinales.

***

Aprèslaclôture retardée de la session du matin,chacune des déléga- tions se dirigepar des cheminsséparés versundéjeuner tardif.Traversant lesavenuesembouteillées,les Saamaka surles talons,nous trouvons un restaurant en pleinair où Sally et moiprenons notedequi veut du pois- son, qui de la viande,etquellesboissons gazeuses coloréesilnous faut. Césarest particulièrement heureux d’avoirdes toilettespour homme à proximité.C’est agréabledechangerdedécor.L’audience estdevenue plutôt tendue. Unefoisréinstallésànos places àlaCour,leprésident exposerapi- dement lesrègles de base pour lesplaidoiriesfinales et lesréfutations,et laisse la paroleàlaCommission. PaoloCarozza prend la paroleavec une éloquenteprésentationde25 minutes qui résume efficacement lesconclusions juridiques de la CIDH dans sa «Demande»de 2006 àlaCour.Ilcommence par réfutercertaines déclarations faites par l’État −que lesSaamaka ne constituent pas une communautéhabilitéeaux droits que la Cour aprécédemment reconnus aux populations tribales,que l’État arespectéles droits fonciersdes Saa- maka en accordavec la ConventionAméricaine, et qu’il fournitaux clans

villages,que lesPeace Corpsaméricainsont étéprésentsdans lesvillages saamakade- puis 1995, que des missionnairesévangéliques d’appellations variées s’ysontrendus en nombre significatif, et queles téléphones portables sont devenus monnaiecourantepour communiquer avecleréseau familialouamical autourduglobe. 218 PeupleSaramaka contre État du Suriname saamaka une protectionjuridique suffisante. Il continue en passant en re- vue lestémoignages apportésàl’audienceàpropos de la «différence » saamaka danslecontextesurinamien, leursrelations spirituellesuniques avec la terre, leur systèmelégaletjudiciaire séparé, et leursusages mul- tiplesdeleur territoire.«Dans l’ensemble»,dit-il,«la terreconstitue pour lesSaamaka leur histoire.C’est la source de leur histoire en tant que peuple, c’estune trace de leur existence historique. Le témoignage adécrit une intimeconnaissance de la forêt, presque comme si chaque arbredu territoire touteentierleur étaitconnu ». Il parle de la venue des bûcherons chinois,leurspratiques de coupe àblanc, et la «destructiondéfinitive»de l’environnement qui s’ensuit. Et il conclut cette partie de sonargument,se référant àd’autresaffairesrécemment examinéespar la Cour,endeman- dant àlaCour de trouver lesviolations des Articles21et25(«Droit àla propriété »et«Droitàla protectionjuridique »),enrapportaux Articles1 et 2(«Obligationàrespecter lesdroits» et «Effets juridiquesinternes ») de la Convention). Àcet endroit, Carozza avance un argument au sujetdes réparations, insistant surlefaitque, comme lesdroitsliésàla propriété,celles-ci doi- vent être communautaires, collectives,et«ellesdoivent prendreen comptetoutel’étendue de la souffrance spirituelle et religieuseendurée par lesSaamaka ainsi quenous l’avons entenduaujourd’hui et non pas simplement leurspertesmatérielles».Ilconclut lesargumentsdela Commission en affirmant que: Dans l’affaireprésentée aujourd’hui,ilnes’agitderiendemoins que de la survie culturelle du peuplesaamaka.Sansundroit àleur terrequi soit appuyé par une protectionjudiciaire véritable, un droitqui leur garantisse un contrôle véritable, aujourd’hui leursforêtsleursserontprises, demainleur terresera exploitéepourson sous-sol, et pour finir, riennerestera plus de leur relation ininterrompue qui,jusqu’àcejour, perduredepuis des siècles.Dans l’affaire Sawhoyamaxa,ilyatout juste un an, cette Cour aconcluàune violationdu droitàla vieetnoté, avecbeaucoup de sagesse,que le droitàla vieavaitété violédans cette affaire parce que l’État du Paraguayavait manqué de recon- naître et protéger le droitàla terreentemps opportun. C’estunlienque la Cour afaitexplicitement.Ledroit àlavie n’estpas encore un sujetabordé devant la Cour aujourd’hui,maisdeceque la Cour aappris de l’affaire Saw- hoyamaxa,ceserapour demain, àmoins que le droitàla terreetàla propriété ne soit dès aujourd’hui protégé. Le président remercie le professeur et passe la paroleàFergusMacK- ay, quis’exprimeaunom des Saamaka.MacKay débuteson récapitulatif de vingt minutes en des tons mesurés, mais devient de plus en plus ardent àmesure queson argumentations’approche de la conclusion.Ilrésume d’abordles plaintes formuléespar lesSaamaka −que leur possession et leur propriété d’une terretraditionnelle ne soient pas reconnues ou proté- L’audience 219 géespar lesloissurinamiennes,qu’ils ont perdu 50 pour cent de leur terri- toire au profitd’unbarrage hydroélectrique qui leur aété imposé, et qu’ils subissent d’autresdégradations de leur territoire du fait que l’État émet des permisd’abattage permettant àdes sociétés étrangères d’exploiter leursforêts. Puis il poursuit, se référantautémoignagedéjàdéposé au cours des audiences ou bien soumis àlaCour en tant que déclarations écritessous serment,afindedémontrerlaviolation par le Surinamedes droits de propriété et des droits àlaprotectionjuridique des Saamaka,que leur reconnaîtlaConventionAméricaine. Parexemple, il cite l’affidavit de RobertGoodland, qui futàla tête du département environnement de la Banque Mondialependant plus de vingtans,concernant lespratiques d’abattage surles concessions Ji ShenetTacoba, qu’il décrit comme «les pratiques d’exploitationforestière parmi lespiresqu’on puisse prévoir, les plus préjudiciables et lespluscoûteuses ». MacKay consacreunmomentàaborderles effets persistants du bar- rage d’Afobaka,«notamment la privationcontinue de l’accès aux terres et aux ressourcestraditionnellesqui ont étésubmergées, aussibienque le dommage irréparablefaitaux lieux sacrés,etlaperturbationcontinue des systèmes traditionnelsdurégime foncier et de la gestiondes ressourcesdu peuplesaamaka, ce qui amis une lourde contrainte surlacapacité des terres et des forêts saamaka àsatisfaire leursbesoins de base ». Il poursuit en déclarant que«La Cour aobservé, pour des raisons concrètesetfon- dées, que si un État estincapablederendre àunpeupleindigène sesres- sourcesetses terres traditionnelles, une compensationouune mise àdis- positiond’unautre terrain estrequise».Après d’autresargumentssur les actes et lesomissions du Suriname, MacKay déclareque ce dernier est responsabledeviolations des droits des Saamaka tels que garantis par les Articles3(« droitàla personnalité juridique »),21,25, 1et2de la Con- vention. La dernièrepartie de sonrécapitulatif plaide en faveur de répara- tions,MacKay soulignant que lesdommages matériels autant qu’immatériels ont dans cette affaireune dimensioncollective, et queles dommages,par conséquent,doivent de même être considérés collective- ment. Le président donnelaparoleàl’Étatpour sesargumentsfinaux.Eric Rudge commence par faire valoir, en néerlandais, que lestémoignages ont montré que lesrôles respectifs des autoritésetinstitutions traditionnelles −les capitaines,les lô et le gaamá −sont fort peu clairs. «Qui peut agir au nomdelatribu?(…)Qui en fait aagi pour la tribudans la présente affaire ?»«Ilaclairement étédémontré », avance-t-il, «que lesSaamaka ontété suffisamment intégrés àlavie politique, socialeetéconomique du Suriname, et qu’ils ont un statut très différent des tribus qui ont àcejour soumis d’autresaffairesàla Cour ». Il réfute touteréclamationportéepar 220 PeupleSaramaka contre État du Suriname lesSaamaka surlabasedeleur traité de 1762, puisque la Cour adéjàreje- té l’examen du dittraité dans l’affaire Aloeboetoe. Rudge passe ensuite la paroleauProcureur général Punwasi,qui, s’exprimant en néerlandais, résume lesobjections préliminairesdel’État −objections qui ont déjàété soumises àlaCour dans un document de 125 pagesaumoisdejanvier2007 et auxquelleslaCommission arépondu, puis le représentant des Saamaka dans des «Observations »les reprenant point par point,aumoisdemarsdelamêmeannée. Lesmêmes revendica- tions sont réitérées −que «l’Étatnie toutes lesaccusations portées par la Commission et lespremierspétitionnaires»,que l’affairedevraitêtredé- clarée irrecevable parce que des «erreursdeprocédures ontété com- mises»(l’affaire n’apas étésoumiseàlaCour en tempsutile,«le terme d’un mois n’apas étérespectépar la Commission, févriernecomptant que 28 jours»(…), que le barrage d’Afobaka aété construit avantque le Surinamenedevienneune République, et qu’il yaeuduplicationdes pro- cédures puisque le cœur de l’affaire adéjàété présentédevant le Comité pour l’éliminationdeladiscriminationracialedel’ONU. Il conclut en affirmant que«La Commission ademanièreincorrectedéclarél’affaire comme étant admissible»,puisinvite soncollègue, l’avocat Hans Lima Po, àexaminer le fond de l’affaire 1. LimaPo, faisant àhautevoixlalectured’untextepréparéd’avance en anglais,annonce qu’il traitera en premierlieudes faits propres à l’affaire,puisdelalégislationpertinente, et pour finir de la questiondes réparations.Ilamène la questiondutraitéde1762, uniquement pour en récuser la pertinence. Il argumenteensuite àl’encontre de la «particulari- té »dupeuplesaamaka par rapportaux autresSurinamiens,disant qu’au cours des vingt dernières années,leur différence culturelle s’est trouvée «sévèrement affectée »par «l’inclusion politique, culturelle et sociale volontaire des gens de cette tribuàlasociétéoccidentale ». «Mr. Le Pré- sident », lance t-il, «jeneveux pas manquer l’occasiondefaire briève- ment référence au témoignage du Dr.Price. Je doisdire,entant queSuri- namien, que je me suis sentioffensépar sa remarqueselon laquelle le Su- rinametraiteraitcertainsdeses citoyens comme des chiens,comme des animaux. (…)Ilest regrettableque cetexpertqualifié se soit laissé àce

1La carrière de LimaPo, sans doutelepluséminent avocat au Suriname, estétroitement liéeaux intérêts miniersdecepays. Après avoir étéadministrateur de Billiton MatschappijSuriname(appartenant àlabranche minièredeRoyal DutchShell, Billiton International Metals), puisdeBillitonàLaHaye, il partit ensuite pour Londres en tant que conseillerjuridique du groupe de BillitonPlc (la plus grosse sociétéminière au monde après sa fusion avecBHP), où il eutdes responsabilitésàl’échelle mondiale, puis quittant Shellpour partir àlaretraite en 2000 (FredY.Phillips«TheGodfathers: Cha- racteristicsand RolesofCentralIndividualsinthe TransformationofTechno-Regions,» JournalofCENTRUMCathedra 1(2)(2008) :74-89). L’audience 221 point emporterlorsdesaprésentation, et je penseque lesfaits présentés et sonjugement ont étédebeaucoup exagérés et entachés de manièreinap- propriée». Il continue en présentant le Surinamecomme une jeune et pauvredé- mocratie,faisant de sonmieux pour agiraumieux dans des circonstances difficiles. Le pays et sa populationfont face àunproblèmequ’il est très difficile de résoudre. Ils se trouvent entre le marteau et l’enclume. C’estledilemme de la modernisationface àlatradition. C’estledilemme du progrès économique face àlapréservationdelaculture.C’est le dilemme de l’exclusionface à l’inclusion.(…) Le président du paysm’a demandé expressément d’affirmer icicombien il regrette que des citoyens de ce pays doivent se tenirici devant vous pour se quereller àpropos quelque choseque nous pensons être le genre de problèmes quenous devrions pouvoirrésoudreentre nous.Parce quec’est uniquement comme celaque nous parviendrons àune résolution durable. Il parle pendant quelque tempsdes «confusions »dans la représenta- tionque se font lespétitionnairesdelastructuredel’autorité politique saamaka, un «manque de clarté »empêchantlegouvernement d’agir. Les systèmes juridiques saamaka et surinamiensont entremêlés, argumente-t- il, et nonpas en conflit «ainsi que le Professeur Priceasivigoureusement tentédelefaire croire àlaCour ». L’État n’estpas d’accord avec la prémisse des pétitionnairesselon laquelle lesfrontièresterritorialestraditionnellesseraient bien comprises,observées scrupuleusement,etencodées dans l’histoire et la tradition. Ceci estfortement exagéré. (…)Mr. Le Président,depar ma propreexpérience personnelle,ce qui aété icimis en scène dépasse largement la réalité.(…) Toutes lesnations,Mr. Le Président, et tous lespeuplesont souffert au coursdeleur histoire d’une manièreoud’une autre,des actes subisdelamain d’autresqui sont aujourd’hui considérés comme inférieursetmêmeimmo- raux. Pensez àl’esclavage −maiscelan’est pas en soiunfondement àlares- ponsabilité.(…) Cela prend plus de tempspour le Surinameetbeaucoup d’autrespays en voie de développement que pour lespays occidentaux, de mettre en place unelégislationmoderne surles problèmesd’environnement. Le sujetest complexe.(…)Lapositionadoptée par lesavocats des droits de l’homme dans la présenteaffaire montre des signes que l’onpostule un rôle pour la législationinternationalequi estirréaliste dans la pratique de la souve- raineténationaleetaun parfumd’arrogance. Mr.LePrésident,les droits du peuplesaamaka se trouvent dans notre propresystème juridique. LimaPo plaide alorsunmoment en faveur de la justicesurinamienne, essayant de montrerdequellesfaçonsmultipleselle permetaux Saamaka et aux autrescitoyens de jouirdedroitsdepropriété et de protections juri- diques.Ilcontinue de défendrelesystème juridique du Surinameencequi concerne lesactivitésd’exploitationforestière et minières,ainsi que diffé- 222 PeupleSaramaka contre État du Suriname rentes sortes de protections judiciaires. Quand le récapitulatif de l’État a dépassé l’heureimpartie,leProcureur général Punwasi demande,pour son collègue, dixminutes de tempssupplémentaire,que le président accorde à la conditionque lesautrespartiesreçoiventlemêmetemps additionnel au moment d’apporterleursréfutations.Lim aPocontinue alors, parle de la jurisprudenceauSurinameetd’autressujetstechniques qui,àmoi, me paraissent n’avoirque peu de portéespécifique surl’affaire en cours. Il déclare ensuite que lesplaidoyersdes pétitionnairessont contradictoires, que leursrequêtes manquent de clarté,etqu’ellesdevraient de ce fait être rejetées. LimaPo poursuivant la lecturedeson texte, le président l’interrompt pour dire que le tempsest écoulé,ceàquoi Punwasirépond en demandant s’ils peuvent utiliser immédiatement leursdix minutes de tempsderéfutation. Le président suggèrequ’ils terminent simplement dans lescinqminutes qui suivent,maisleministre ditqu’ils ont vraiment besoindedix minutes au moins. Le président répond qu’il ne leur en ac- corde quecinq, et LimaPo se metàlire sontexteàhaute voixetàtoute vitesse.Leprésident fait objection, priant LimaPo de bien vouloirplutôt résumerson texte, ce qu’il tentedefaire pendant une minuteoudeux mais recommence àlire àtoutevitesse,jusqu’àceque le tempssoitécoulé.Le récapitulatif de l’Étataduréune heureetvingt minutes. Le président propose àlaCommission de présenter sesréfutations. PaoloCarozza en profite pour souligner plusieurspoints, clarifiant tout d’abord le fait que la Commission, dans sesplaidoyers, n’ad’aucune ma- nièredépendu du traité de 1762, et soulignant que dans l’affaire Moiwana v. Suriname,dans laquelle la pérennité du traité n’étaitpas en jeu, la Cour avaitnéanmoins reconnu le droithistorique de la communautéàlaterre. Puisilremet en questionles déclarations de l’Étatprétendant «l’ambiguïté ou le manque de clarté dans lesstructures de l’autorité et dans lesloiscoutumièresdupeuple saamaka », déclarant que lestémoins −incluant lestémoins appeléspar l’État −ont,aucontraire,dépeint «une grande cohérence ». L’État ne peut pas «s’appuyer surson propreéchec à comprendrelastructuretraditionnelle comme une excusepour ne pas avancerverslareconnaissance des droits foncierstraditionnels»suggère- t-il. Carozza abordealors la questiondes droits àl’accès aux ressources naturelles, lesrevendications des Étatsetles populations tribales,etlana- ture de la souverainetédans le droitinternational,citant d’autresaffaires. Il termineendisant quelaCommission esttrèssensibleaux trèsdifficiles décisions que doivent prendreles Étatsenmatière de développement et de bien commun. «Nous n’avons pas la prétentiondedireaux gouverne- mentscomment ils doivent équilibrerles demandes de modernisationet de préservation. (…)Nous demandons simplement que, quel que soit l’équilibre atteintpar lesautoritéslocalesenregarddeces questions sen- L’audience 223 sibles, ce soit fait avec le plus grand respect pour lesdroitshumains des individus concernés ». MacKay reçoit la parole et annoncequ’il sera très bref.«Puisque le membre de la Commission aabordé plusieursdes points que j’allais sou- lever,jevaisdès le début abonderdans sonsens et dire que je suis d’accordavec lui−àune exceptionque j’aborderai dans un instant ». Ses premiers commentairesrelèventune contradictiondans lesargumentspré- sentés par l’État. Au cours de cesnombreuses années de pétitions et de contentieux, le Surinameasoutenu que lesSaamakan’ont pas de droits en tant que peuple, mais àprésent Mr.Lim aPosembledéfendreles ma- nières dont lesloissurinamiennes défendent cesdroits. MacKay formule le souhaitdepouvoirdemander àl’Étatd’éclaircir ce point. Se tournant alorsverslesujet de la modernisation versus la tradition, MacKay avance que «ladichotomie modernisationcontre traditionest un faux problème. Et je ne croispas qu’ellesoitappropriéepour aborder dans le contextedes peuples indigènes, qui vivent dans le monde d’aujourd’hui autant que tout un chacun».Ilpoursuit : La déclarationfinaledelaConférencedeVienne surles droits humains dit que le sous-développement ne peutpas être utilisécomme une excuseàla violationdes droits humains fondamentaux. Lesdroitsdes peuples autoch- tones et tribaux àleursterres, àleurscultures, sont des droits humains fonda- mentaux. Àprésent,jenevoisaucune contradictionentre le développement de l’Étatd’une manièreoud’une autre au bénéficedetoutesapopulation, y compris lespeuplesautochtones et tribaux,etleplein respect des droits des peuples autochtones et tribaux.Ilmesembleque l’État yvoieune contradic- tionetj’aimeraiscomprendre de quelle contradictionils’agit. (…)Jesouli- gneraiségalement que la vaste majorité, sinon l’entière majorité, des États américains sont en train de se débattre avec ce problème.Sivous regardez les constitutions et la législationdes ÉtatsenAmérique latine, en Amérique du Nord,toutes àdes degrésdiversreconnaissent queles peuples autochtones et tribaux ontdes droits àleursterres. Maintenant,jenedis pas que cesinstru- mentssoient parfaits, quelques-uns parmi eux ne le sont pas.Maisces États parviennent àgérer ces questions de modernité versus tradition, pour utiliser la formuledel’État, dont je pensequ’elle constitueune fausse dichotomie. Mais pourquoi le Surinamefait-il exceptionàcela?(…) Le président donnelaparoleàl’État, qui adéjàsacrifié la moitié de sesdix minutes afin d’allonger sonrécapitulatif. LimaPo s’écrieàtravers la salle d’audience:«Apparemment,maquestionàl’estiméreprésentant des pétitionnairesest de savoirs’il va me donner du tempssupplémentaire [dupropretemps quilui reste]pour répondreàses questions.Parce que s’il ne le fait pas,jenevaispas yrépondre et traiteraiàla placedemes propres questions ». Il commence alorsàtraiterses propresquestions,ar- gumentant assezlonguement que lesambiguïtésprétendues et manque de clarté àproposdelastructurepolitique des Saamaka rendent impossible 224 PeupleSaramaka contre État du Suriname pour l’État de savoiravec qui il doittraiter ou quelle seraitl’unité appro- priéepour certainsdroits. «Est-ce le lô ou la tribu? C’estaussi simple que ça ». Il insiste pour dire que ce n’estpas là la responsabilité du gou- vernement.«Ils [lesSaamaka] devraient connaître leurspropres affaires. C’estpourquoi ils ne sont plus des objets, mais des sujets.Maisici nous sommesentrain de dire que l’État doitfaire ceci et cela. L’État ne peut pas le faire !Legouvernement ne peutpas le faire !Ils [lesSaamaka] doi- vent partager la responsabilité dans la résolutiondes problèmes ». Puisil expose plus en détailcequ’il aentête, quiest que lesSaamaka devrait utiliser lesloisetprocéduresactuellesduSurinamepour assurer quelque droitque ce soit qu’ils sollicitent,plutôtque de rechercher assistance de- vant des tribunaux internationaux. La raison pour laquelle je défends cette idée n’est pas quej’essaierais d’écarterdel’Étattouteresponsabilité dans cette affaire.Jefaiscelaparce que je croisque c’estlaprocédure àsuivrelaplusefficace quisoitdans un pays comme le nôtre,dans lequel vivent ensemblevingt ou vingt-deux populations différentes. Je veux éviterderecevoir des jugementsoudes décisions de jus- ticeque notre pays n’estsimplement pas capabledesuivreparce qu’il n’apas lesdispositifspour cela.Notre démocratie ne nous donne pas cette possibilité. Si nous étions en dictature, il seraitfacile de s’exécuter.(…) Et monestimé collègue peut dire qu’il s’agit dans toutecette affaire de droits humains,mais ce quejesuisentrain de dire c’est:«comment sommes-nouscensés faire une loid’une telle complexité ?»Comment faites-vous celadans un payscomme le nôtre ?Donc, je suggèrequ’au lieudechercher unevictoire àlaPyrrhus,il soit raisonnabledetrouver quelque chosequi puisse fonctionner pour nous tous. Àlafin de sa diatribe, LimaPo fait un aveuqui en ditlong, et qui me le fait presque prendreensympathie. La dernière remarque que je voudraisfaire,c’est que nous,gouvernement du Suriname, croyonsque lesdroitstraditionnelsdevraient être reconnus. La propriété traditionnelle et l’usage traditionnel.C’est la genèse des droits.(…) Mais le gouvernement du Surinameest trèspréoccupé de tout développement qui viendraitrenforcer le concept de créationd’‘Étatsdans l’État’ au Suri- name. La stabilité politique et démocratique que nous avons construite au fil de tant d’années reste àcejour fragile.(…) Dans un telcontexte, tout dis- courssur l’hétérogénéité estpresque tabou dans notre pays,parce quenous voulonslepréserver dansson intégrité.Nous devons nous assurer que la règle de loietladémocratie prévalent et nous lient lesuns aux autres. C’estpour- quoi nous avons tant de crainteque ce discourssur lesdroitshumains des peuples tribaux et autochtones −nous en avons vingt-deux !−ne lesfasse de- venirdepetits ‘États dans l’État’.Ilseraitbon que la Cour reconnaisse que les droits humains n’agissent pas dans un vide. Ils opèrent dans un contexte. L’audience 225

Le président demandeaux juges de poser leursdernières questions.Le juge Margarette MayMacauley, de la Jamaïque, demande àl’Étatquel est l’équilibre juridique entre lesdroitsdupeuple saamaka, selonl’article 21 (droit àlapropriété)delaConvention, et la prérogativedel’Étatàsubor- donner cesdroitsàl’intérêt général du pays. Elle demande aussi pourquoi ces Saamaka vivantprèsdubarrage se trouvent toujourssans électricitési celui-ciaétéconstruit dans l’intérêtgénéral. LimaPo décrit lesdifficultéstechniques àfournir«un courantdetrès haut voltage àpartir d’énormesturbines surune distance de deuxcent ki- lomètresavant qu’il ne soit transforméenélectricitéque lesgens puissent utiliser », ajoutant qu’il n’existepas de réseau électrique national et pour finirque «Ilnefautpas imaginer que lorsqu’on installe un barrage,on puisse s’y brancher et allumerunordinateur.Çanemarche pas comme ça. C’esttout simplement impossible. La requêteest bonne, surleplandes idées,maisd’unpoint de vue pratique, ça ne fait pas beaucoup de sens » 1. L’autre question, plus complexe,trouve une réponsefaite d’un déluge de mots et d’idées quineveulent pas dire grand-chosepour moi, que ce soit dans la version écritedelatranscriptionoudans l’enregistrement audio (lequel,ilest vrai,contient plusieurstrous). Le juge Macauley pose ensuite deux questions àlaCommission. Est- elle du même avisque le représentant des Saamaka lorsque celui-ciaf- firmeque,danscette affaire,l’Étatavioléledroit àlapersonnalité juri- dique,article 3delaConvention?Et est-ce qu’elleconsidèreles faits pré- sentés par le représentant àproposdes effets persistantsdubarrage comme étant «des faitsnouveaux »(auquel cas ils pourraient ne pas être admissibles), ou représentent-ils des éclairages et un éclaircissement de faits inclus dans la «Demande» faite àlaCour (auquelcas ils feraient partiedes délibérations)? PaoloCarozza répond en disant que la violationdel’article 3n’a ja- mais étéprésentée àlaCommission par le représentant et que la Commis- sion ne peut de ce fait pas prendrepositiondans un sens ou dans un autre. Et en ce quiatrait au barrage, il ditqu’il n’estpas certain que cela aitété discutéd’une manièreautre qu’en passant devant la Commission et que la «Demande» de la Commission àlaCour ne contenait qu’une seule phraseseréférant au barrage et àses effets.

1 Cette réponsesembleêtre un écrandefumée.Delamêmefaçon quelecourant produit parlebarrage esttransformépour l’usagedomestique surlelittoral, pourquoi ne pour- rait-ilpas être transformédefaçon similaire pour lesSaamaka et d’autrespopulations vivant àproximité du barrage, en construisant un nouveau transformateur ou en achemi- nant le courant depuis lesstations existantes, en faisant le chemininverse en directiondu barrage ?Comme Fergus MacKay me l’a dit, «Iln’y apeut-être pas de réseau élec- trique, mais il yades pylônes tout le long de la routed’Afobaka ». 226 PeupleSaramaka contre État du Suriname

Le juge Macauley interroge alorsFergusMacKay : Pourriez-vous,jevous prie,medire s’ilexistequelques circonstancesque ce soient selonlesquellesles Saamaka ne s’opposeraient pas aux concessions d’exploitationforestière et minièresetrouvant accordéessur leur territoire ? Unedeuxième question:en vertu de quel article de la Conventiondemandez- vous àlaCour de traiterdes effets persistantsdubarrage, de l’inondationet des déplacementsprésumésendurés par la populationdupays saamaka ?Et pourriez-vous également développer de manièreprécise ce queprotège l’exceptiond’intérêtpublic dans l’article 21 ?Etles droits des Saamaka àla survieculturelle ?(…) Je suis intéresséepar le droitdes Saamaka àlasurvie culturelle et l’équilibre avec le devoirdel’Étatàassurer le développement économique. Et,pour finir, si vous pouvez yrépondre,l’undevrait-il l’emportersur l’autre,etsioui,selon quelstermes?Et répondez,jevous prie, àtoutequestionque j’aiposée àl’Étatcomme àlaCommission. MacKay,avecdupainsur la planche−et une belle occasiond’avoir le dernier mot−,commence par demander, de manièrerhétorique (mais peut-êtreseposait-illui-mêmelaquestion) :«Paroùcommencer?» Il porte tout d’abordquelques corrections clés àceque Carozza vient de dire,décrivant comment lespétitionnairesont en réalité invoqué devant la Commission la violationdel’article3,tant parécrit qu’au coursde l’audienceàWashington, en 2004. Il ajoute que le droità l’autodétermination−qui ne signifie pas,dit-il, un «étatdans l’état»−a étéinvoqué par lespétitionnairesdepuis le tout début.Ilparle ensuite pendant quelques minutes de l’équilibre entre lesresponsabilitésdel’État en matière de développement économique et en matière de protectiondes droits de sescitoyens,seréférantàla jurisprudenceconstituée par le Co- mité des droits de l’Homme des Nations Unies, en particulierl’article27 de la Conventioninternationaledes droits civiques et politiques,qui dit, dans le fond, que lesminoritésnedevraient passevoirrefuser le droità jouirdeleur culture. Le Comité des droits de l’Homme applique un test pour voirsiledroit àla culture aété nié. C’estuntestliminaire.L’activité de développement écono- mique s’élève-t-elle àunniveau telqu’elle nieledroit àlaculture ?(…) Si ce seuilest dépassé,ilyaviolationdel’article27. Ce n’estpas unequestionde mesurer lesinitiatives de l’État en matière de développement économique contre le droitàla culture.Siledroit àlaculture aété violé, il estviolé.Le Comité aété assez explicite en déclarant reconnaître qu’un État aledroit de se développer économiquement,maisque cela ne signifie pas que lesdroits des minorités, dans le cas présent des peuples autochtones et tribaux,peuvent être violés,enparticulierledroit àlaculture.(…) Je vous renverraiàl’affaire Apirana Mahuika v. Nouvelle Zélande [(exa- miné par le Comité pour lesdroitsdel’Homme en 2000](…) qui traite de l’intersectiondes articles1et 27.LeComité adans cette affaire un obiterdic- L’audience 227 ta trèsintéressant,dans lequel il traite des droits aux ressourcespour les peuples autochtones.Ilspécifie que le test revient en fait àdire :«Les peuples autochtones jouissent-ilsréellement de la possession véritableeffec- tiveetducontrôle véritableeffectif de cesressources?»Vraisemblablement, si ce n’estpas le cas,les droits relatifs àl’article1,sous-paragraphe2,sont impliqués −enfait, c’estceque le Comité adéclaré. Il se trouve dans cette Cour un ancienmembreduComité [le juge Medina Quiroga] et je sensqu’il faut que je fasse quelque peu preuve d’humilité dans l’expression de mesopinions surcesujet.Elle étaitégalement au sein du Co- mité àl’époque où cette affaire aété entendue, vous avez donc votre propre expert surlesujet.(…) Je penseque la questionportant surlamanièredont on équilibre le déve- loppement économique face aux droits humains aété traitéepar lesdéclara- tions politiques àl’issuedes conférences −j’aidéjàmentionné la Conférence de Viennesur lesDroitsHumains,dans laquelle la déclarationpolitique aex- plicitement souligné que le sous-développement ne peutêtre employécomme une excuseàlaviolationdes droits humains.(…) La Commission Interaméri- caine adit la même chose.LeComité des Nations Unie pour l’Elimination des Discriminations Raciales adit la même chose.LeComité d’experts de l’OrganisationInternationaleduTravailaditlamêmechose.Ilyadonc là- bas pas maldejurisprudence. (…)Laquestionqui me vient est: Quel est l’intérêtpublic [qui justifie le développement]? En particuliersivous vous trouvez être un peupleautochtone minoritaire qui va perdrecedébat àchaque fois.Pourquoi ?Parce quel’«intérêtpublic »est essentiellement le test d’une majorité dominante. La majorité va déterminer ce qu’estl’intérêtgénéral,etsi vous avezunÉtatqui ne considèrepas la protectiondes droits humains de ses populations comme faisant aussipartie de l’intérêtgénéral,ilvayavoir un problème(…). Je ne prétends pas connaître toutes lesréponses,maisjepenseque nous devonsobserver le problèmedepuis différentesperspectives.Nous devons re- garder comment il fonctionne du point de vue des peuples autochtones.Si l’Étatest le seul àdéterminer ce qu’estl’intérêtgénéral,etque vous prenez comme exemplelepeuplesaamaka,qui équivaut peut-être àcinqousix pour cent de la population, vous ditesengrosque la majorité va décider de ce qui doit advenirdes propriétésdupeuple saamaka,deleur intégrité culturelle,et ils ne peuvent rienyfaire.Ilaétéaffirmé[par l’État] que vous pouvez contes- terces décisions devant une cour.Maisj’aimeraisvoirlacour (…)qui casse- rait une décisionpolitique affirmant quequelquechose étaitdans l’intérêtcol- lectif.Les juges restent en dehorsdeces décisions. La Cour doittenircomptedutextedelaConvention. Ya-t-ildes restric- tions pouvant être interprétées en regarddel’article21(1) et de l’article 21(2) [« droitàla propriété »] ?Jecrois que c’estlàunpoint trèsimportant,et même en fait la raisonpour laquelle le droitàl’autodéterminationaété invo- qué dans cette affaire.Ledroit àl’autodéterminationcontient une restriction selonlaquelle un État peut suspendreles droits de propriété de peuples au- tochtones et tribaux (...).Enjuin2006, le Conseildes Droits de l’Homme,a 228 PeupleSaramaka contre État du Suriname

approuvé la Déclarationdes Nations Uniessur lesDroitsdes PeuplesAutoch- tones.L’article3précise que lespeuplesautochtones ont droit à l’autodétermination. En vertu de ce droit, ils déterminent librement leur statut politique et conduisent librement leur développement économique, culturelet social.(…) Il ne s’agit pas de créerdes Étatsdans l’État. Il s’agit de recon- naître que lespeuplesindigènessont des peuples,etque lespeuplesont,en tant que collectivités, certainsdroits, et queces droits incluentles droits aux ressourcesetlalimitationdupouvoirdes Étatsàexproprierces ressourceset ces droits de propriété. MacKay prendune inspiration, puisilrépond àlapremièrequestion du juge Macauley :«Existe-t-il certaines circonstancesselon lesquelles lesSaamaka pourraient ne pas s’opposer au bûcheronnage ou aux activités minières ?Jenepeux pas parleràleur place ». Il explique toutefois comment des peuples indigènes, dans d’autrespays, ontnégociéavec puis acceptédes industriesminièresoud’extractionsur leursterrestradition- nelles, et parle du genredeconditions et de garantiessur lesquellesces peuples ontinsisté comme conditiondeleur agrément.«Je peux vous renvoyer aux TerritoiresduNordenAustralie,oùles peuples aborigènes ont le droitd’accepter ou de refuserl’exploitationminière.Trois milliards de dollars australiens proviennent des mines situées surles terres abori- gènesdes TerritoiresduNord. Ils disent autant,voire davantage,oui qu’ils ne disent non. LesSaamaka feraient-ils de même ?Jel’ignore, je ne peux pasparlerpour eux ». Puisilpasse àlaquestiondubarrage, tentant d’expliquer une fois de plus que le problèmen’est pas ce qui s’est passé dans lesannées1960, mais plutôt la souffrance ininterrompue du peuplesaamaka en raisondesa construction. Pour le peuplesaamaka, la questionest celle des droits de propriété et c’estpour cela qu’ils invoquent l’article 21. Àcause du stress provoqué par la surpopulationdelaterre et d’autrestypes de souffrances qu’ils continuent d’éprouver,ils demandent également la reconnaissance de dommages moraux. Plusieursjuges ayant posé àl’Étatquelques questions de naturelar- gement informationnelle,leprésident,àla fin de cette trèslongue journée, remercie l’ensembledes participants, lestraducteursetles interprètes, et ajournel’audience.

***

Je me dirigeversl’endroitoùest rassembléeladélégationsurina- mienneettend la main au Procureur général Punwasi.(En yrepensant,je ne suis pas sûrdesavoir pourquoi j’aifaitcegeste,maisjesupposequ’il s’agissait d’une tentativederompreceque je ressentaisêtre une situation tendue, et de le faire dans une positionque je sentaissoudaincomme fa- L’audience 229 vorable.)Ildéclinamapoignée de main et se mitàme reprocher:«Vous nous avez traitésdechiens,vous avezdit que lesSurinamiens sont des chiens !Après tout ce que le Surinameafaitpour vous…» Je l’interromps et tentedelui expliquer que je ne faisaisque répéter lespa- rolesdes deuxtémoins surinamiens qui avaient ditlaveille qu’ils avaient souvent le sentiment quelegouvernement surinamienles traitaient eux comme des chiens.«Jamais je n’ai traité lesSurinamiens de chiens ». «Si, vous l’avez fait !» répéta-t-il trèsdélibérément.«Et en ce quime concerne, vous ne remettrezplusjamaisles pieds dans monpays !»Àcet instant,Lim aPosetourne vers moiet, lesdents serrées,mesiffle: «Demainsoir, dès que nous serons revenus au Suriname, je rencontrerai le Président Venetiaan, et la première chose que j’ail’intentiondelui dire estque vous aveztraité lesSurinamiens de chiens.(…) Je peuxvousassu- rerqu’il veillera àceque vous ne reveniez jamais au Suriname».Pendant ce temps, Fergus,qui m’avumerendre auprès des Surinamiens,dit àSal- ly de me rejoindrerapidement et de me tirerdelà. Au final,les esprits s’échauffent,ils se précipitent tous lesdeux,s’interposent entre lesautres hommesetmoi et me tirent versl’autre côtédelasalle.

***

Aprèsundîner tardif pris àl’hôtel,nous tirons des fauteuils en osier, avec Fergus et lesSaamaka, dansunpatio où nous essayons de nous dé- tendre. Fergus sort une bouteille de tequila qu’il aprise en duty-freeen venant,etnous nous détendons tous.Adianteparaîtavec une belle femme, qu’il nous présentecomme étant sa petite amie.(Quand a-t-il bien pu trouver le tempsdelarencontrer, voilà la questionque tout le monde se pose.)Nous sommestous épuisés, mais avons un sentiment positif du cours que prend l’affaire.Fergusnous annonceque nous pouvons nous attendreàconnaître le jugement d’iciàenvironsix mois.

Le jugement

Le jugement rendu par la Cour en novembre2007 s’ouvre, pour les Saamaka surune déception−leursplaintessur leseffets persistantsdu barrage d’Afobaka ont étédéclarées irrecevables 1.Ilapparaîtque, selon sesrèglespropres (demêmequ’une règleapparemment nouvelle,adoptée dans le jugement), la Cour dépend de la Commission pour déterminer les questions àtrancher. Dans cette affaire,elle atrouvé que la Commission avaitàpeine mentionné le barrage dans sa «Demande»àlaCour et cela (etc’est la nouvelle partie), seulement dans sa présentation«des faits» plutôt que dans sonargumentationjuridique. La Cour ajugé que, puisque lesargumentsjuridiques traitant des effets du barrage venaient des repré- sentantsdes Saamaka et n’avaient jamais étémentionnés par la Commis- sion, elle ne pouvaitpas lesprendreenconsidération. «LeTribunal con- sidèreque la basefactuelle des argumentsdes représentantsàcet égard tombeendehors du champ de la controverse telle qu’elle estdéfinie par la Commission lors de sa demande ». De ce fait, toutes lesplaintesdes Saa- maka concernant leseffets qu’ont surleursvieslebarrage et sonréser- voir, de même que tous lesaffidavits,les témoignagesdes experts et les dépositions des témoinsàce propos, ontété déclarésirrecevables 2.(Tout nouveaucontentieux quant aux effets du barrage devraattendrelaprésen- tationd’autresaffairespotentielles, comme par exemple des plaintes con- cernant lesdroitsdepropriété des Saamaka vivant dans lesvillages de transmigrationenaval du barrage.)Cependant, le restedujugement peut être considérécomme une véritablevictoire pour lesSaamaka. Ayant écarté lesquestions liées au barrage d’Afobaka et àson réser- voir, lesjuges continuèrent àrejeter uneàune lessept objections prélimi- nairesdel’Étatsurinamien, concluant quelaCour étaitcompétentedans cette affaire et pouvaitprocéder comme il se doitàl’examen des preuves. La Cour exposaensuite rapidement lespreuves reçues par diverses déclarations écrites sous serment,venantdepersonnes n’étant pas venues témoigner en personne àl’audience. Au nomdes Saamaka ou de la Com-

1 Le textecomplet du jugement est disponiblesur www.forestpeoples.org/documents/s_c_ america/suriname_iachr_saamaka_judgment_nov07_eng.pdf.Lejuge ad hoc du Suri- name, AlwinBaarh, quiavaitpris partàl’audience, ainformé par la suite la Cour que, pour raisons de «force majeure»,ilnepouvaitparticiper aux délibérations du jugement lui-même. 2 Je n’ai aucuneidée de la raison pour laquelle la Commission n’apas prisenconsidéra- tionles nombreusespagesdes dépositions sous sermentdes experts et lesargumentsqui leur avaient étésoumis par lesreprésentants des Saamaka durant toutes cesannéesoù elle examinaitlecas, et ne lesapas ensuite inclus dansses arguments, tant factuelsque juridiques,présentés àlaCour. 232 PeupleSaramaka contre État du Suriname mission, la Cour avait entenduSilviAdjako (la femme saamaka quiavait en premierlieuentendu lesbûcherons chinoisdepuis sa plantation d’arachides), Hugo Jabini (l’étudiant en droitsaamaka et le représentant de la VSGàParamaribo),leCapitaineenchef saamaka EddieFonkie(qui témoigna de la situationdésastreusedes villages de transmigrationenaval du barrage, qu’il représente),George Leidsman (unSaamaka qui témoi- gna de la submersion de sonvillage, Ganzee, par le barrage),Peter Poole (une autorité internationaleengéomatique),Mariska Muskiet(maître de conférence en droitdelapropriété àl’Université du Suriname),Robert Goodland (ancien Conseillerprincipal pour le Groupe de la Banque Mon- diale, qui planifia et mitenœuvrelapolitique officielle de la Banque sur lesPeuple autochtones et tribaux adoptée en 1982), et MartinSheinin (ProfesseurdeDroit constitutionnel et international àlaÅbo Akademi University,enFinlande, et ancienmembreduComité pour lesDroits Humainsaux Nations Unies). Au nom de l’État,laCour avait entendu JenniferVictorinevan Dijk-Silos (présidentedelaCommission Présiden- tielle du Surinamepour lesDroitsfonciers) et Magda Hoever-Venoaks (une autorité en matière de recours juridiquesdans le droitadministratif et constitutionnel surinamien). La Cour cita ensuite lespersonnes qui avaient fourni un témoignage et des avisd’expertaucoursdel’audiencepublique, lesquelsdevraient maintenant être tous familiers au lecteur.Pour lesSaamaka ou la Com- mission :leCapitaineenchef Wazen Eduards,leCapitaineCésar Adjako, et RichardPrice. Pourl’État: l’ancien Commissaire de District Rudy Strijk,leCapitaineenchef saamaka AlbertAbóikóni,leDirecteur par in- térim de la FondationForestière Rene AliSomopawiro,et l’anthropologue saamaka SalomonEmanuels. La Cour fit alorsquelques commentairesàpropos de certainsdes té- moinsetleurstémoignages, expliquant qu’elle prenait la décision d’ «incorporer dans lesélémentsdepreuvelatranscriptiondel’audience publique tenue le 7juillet1992 dans l’affaire Aloeboetoe et al. v. Suri- name,»de recevoir en preuve, en dépit des objections de l’État,«la dé- clarationfaite par MmeMariskaMuskiet devant la Commission », et de recevoir en preuve«lesdéclarations faitespar le Dr.RichardPricedevant la Commission, »endépitdel’objectiondel’Étatpour qui sa déclaration «est totalement dépassée». Àcestade du jugement,«ayantexaminéles élémentsdepreuvequi ontété incorporés àl’affaire en cours, », la Cour procéda àl’analysedes violations présuméesdelaConventionAméricaine des Droits de l’Homme 1.

1 Pourune analyse détaillée de l’arrêt de la Cour et de sa signification pour le Suriname, voir Fergus MacKay, éditeur, Saramaka :Destrijd om het bos,Amsterdam,KIT Pu- blishers, 2010. Le jugement 233

Citant «l’interrelation des argumentssoumis àlaCour dans la pré- senteaffaire »celle-cidécida de traiter«dans un chapitre unique »du non-respect allégué du Surinameenversl’article2(Effets juridiques in- ternes), et des violations des articles3(Droit àlapersonnalité juridique), 21 (Droit àlapropriété), et 25 (Droit àlaprotectionjuridique),enrapport avec l’article 1(1) (Obligations au respect des droits)delaConvention Américaine. La Cour décomposason analyse en huitquestions spécifiques : 1/ si lesmembres du peuplesaamaka constituent unecommunautétribale sujette àdes mesures spéciales assurant le pleinexercicedeleursdroits; 2/ si l’article 21 de la ConventionAméricaine protège le droitdes membresdes peuples tribaux àutiliser et jouirdeleur propriété commu- nale; 3/ si l’État areconnu le droitàla propriété des membresdupeuple saama- ka dérivant de leur systèmedepropriété communale, 4/ si et dansquelle mesure lesmembres du peuple saamaka ont un droit d’usage et de jouissance des ressourcesnaturellesqui gisent suretausein du présuméterritoire saamaka traditionnel ; 5/ si et dansquelle mesure l’Étatpeut accorder des concessions pour l’explorationetl’extractionderessourcesnaturellestrouvéessur et au sein du présuméterritoire saamaka ; 6/ si lesconcessions déjàémisespar l’État respectent lesgarantiesétablies par le droitinternational ; 7/ si la non-reconnaissance du peuplesaamaka en tant que personnalité ju- ridique lesrend inéligiblesendroit interneàrecevoir un titre de propriété en tant que communautétribaleetàavoir un accèségal àlaprotectionju- ridique de leursdroitsdepropriété ;et 8/ s’ilexiste, au Suriname, des voiesderecours adéquates et efficaces dis- ponibles pour protégerles membresdupeuplesaamaka des actes de viola- tiondeleur droitprésumé àl’usage et la jouissance de leur propriété communale. La Cour traita en premierlieulaquestiondesavoir si lesmembres du peuplesaamaka constituent unecommunautétribalesujette àdes mesures spéciales assurantleplein exercice de leursdroits. Dans sa réponse, la Cour cita des preuves circonstanciées, beaucoup d’entre ellesdenature anthropologique (j’omets lesnotes de bas de page dans lesquelslaCour se réfère aux témoignagesapportésàl’audience) : Leur structuresocialeest différentedes autressecteurs de la sociétédans la mesure où lesSaamaka sont organisésenclans matrilinéaires(les lô), et ils se réglementent eux-mêmes,aumoins en partie,par des coutumesetdes tra- 234 PeupleSaramaka contre État du Suriname

ditions qui leur sont propres.(…) Leur culture estaussi similaire àcelle des peuples tribaux danslamesureoùles membresdupeuple saamaka maintien- nent un lienspirituel fort avec le territoire ancestralqu’ils ont traditionnelle- ment utiliséetoccupé. La terreest pour eux davantage qu’une simple source de subsistance ;elle estaussi une source nécessaire de continuité de la vieet de l’identité culturelle du peuplesaamaka.Les terres et lesressourcesdu peuplesaamaka font partie de leur essence sociale, ancestrale et spirituelle. Sur ce territoire,lepeuple saamaka chasse,pêche, et cultive, il recueille de l’eau, des plantes àusage médicinal,des huiles, des minéraux, et du bois. Leurslieux sacrés sont dispersés àtraverstout le territoire,leterritoire lui- même revêtant dans le même tempsune valeur sacrée àleursyeux.Enparti- culier, l’identité des membresdupeuplesaamaka avec la terreest inextrica- blement liéeàleur combat historique pour la liberté contre l’esclavage,appelé le «Premier Temps»sacré. (…)Deplus, leur économie peut également être caractérisécomme tribale. D’après le témoignage de l’expertDr. Richard Price, par exemple, «lagrande majorité de la nourritureconsomméepar les Saamaka provient des fermes et abattis»traditionnellement cultivés par les femmessaamaka.Les hommes, d’après le Dr.Price, pêchent et «chassentle cochon sauvage,lecerf, le tapir, toutes sortes de singes,différents types d’oiseaux,tout ce que mangent lesSaamaka ». En outre,les femmescollec- tent diversfruits, desplantes et des minéraux, qu’ellesutilisent de nombreuses façons, notamment en fabriquant des paniers, de l’huile de cuisine et des toits pour leurshabitations. Et la Cour conclutque : Lesmembres du peuplesaamaka constituent unecommunautétribaledont lescaractéristiques sociales,culturellesetéconomiques diffèrentdes autres segmentsdelacommunauténationale, en particulierenraisondeleur relation singulière àleursterritoiresancestraux, et parce qu’ils s’autorégulent,au moinsenpartie,par leurspropres normes, coutumeset/outraditions. La Cour passa alorsàsadeuxièmequestion, àsavoir si l’article21de la ConventionAméricaine (le droitàla propriété)protège le droitdes membresdes peuples tribaux àl’usage et la jouissance de la propriété communale.Après avoircité sonarrêtdans l’affaire Moiwana,laCour a déclaréqu’elle n’avu«aucuneraisondes’écarterdecette jurisprudence dans la présenteaffaire »etproclamaque : Lesmembres du peuplesaamaka doivent être considérés comme une communautétribale, et quelajurisprudencedelaCour concernant le droitàla propriété des peuples autochtones estégalement applicableaux peuples tri- baux parce que tous deux partagent des caractéristiques sociales,culturelleset économiques distinctes,etnotamment une relation spécialeàleursterritoires ancestraux appelant des mesures spéciales selonledroit international des droits humains afin de garantir leur survie physique et culturelle. Puis, après unediscussionlongue et souvent technique de la jurispru- dencepertinente(impliquant,entre autres, lesaffaires Sawhoyamaxa, Le jugement 235

AwasTingni,etYakye Axa précédemment entenduespar la Cour,de même que lesprécédents façonnés par le Comité pour lesdroitshumains et lesdroitsgarantis dans le Pacteinternational relatifaux droits civils et politiques et le Pacteinternational relatifaux droits économiques,sociaux et culturels), la Cour aconsidéréque «l’Étatal’obligationd’adopter des mesures spéciales afin de reconnaître,respecter,protéger et garantir le droitàla propriété communaledes membresdelacommunautésaamaka au ditterritoire ». Abordant sa troisièmequestion, àsavoir si l’ÉtatduSurinameare- connu le droitàla propriété des membresdupeuple saamaka, dérivéde leur systèmedepropriété communaleetgarantipar la ConventionAméri- caine, la Cour conclut, après longue considérationdes recours juridiques nationaux possibles revendiqués par l’État,que non, «l’Étatn’a pas ac- complison devoir»àcet égard. La Cour passa alorsàsa quatrième question, plus délicatepolitique- ment :«si et dansquelle mesure lesmembres du peuple saamaka ontle droitd’utiliseretdejouirdes ressourcesnaturellessituées suretauseinde leur présuméterritoire traditionnellement possédé ». L’État avaitaffirmé que «toutepossession de terre, incluanttoutes lesressourcesnaturelles s’y trouvant,investit l’État,etque,decefait, l’Étatpeut octroyer des con- cessions forestièresetminièresauseinduterritoire présumédes Saamaka, tout en respectant autant quepossibleles coutumesetles traditions saa- maka ». (L’Étatavaitlongtemps tenu la positionselon laquelle «Les peuples autochtones et lesMarrons sont des occupantsdeterresapparte- nant àl’Étatdétenues àtitre privéetque quelque fussent leursdroits, ceux-ciseraient toujourssupplantés par lesintérêtssupérieursdel’État. De plus,ces droits ne sont que de simplesprotections temporairesconcé- déespar l’État durant la période transitionnelle au cours de laquelle les peuples autochtones et lesMarrons sont assimilésàla sociétéetà l’économie générale,intrinsèquementsupérieure, du Suriname»1). Au contraire,les représentantsdes Saamaka ontfaitvaloirque lesconces- sions de terres pour la foresterie et lesactivitésminièresattribuéespar l’État àdetierces partiessur un territoire possédé par le peuplesaamaka, sans leur accordlibre,préalableetinformé,constitueune violationdeleur droitàcontrôlerleur territoire et lesressourcesnaturellessetrouvant sur et au sein de celui-ci,etque toutes cesressourcesappartiennent aux Saa- maka conformément àleur droitàl’autodétermination. Ils demandèrent à la Cour d’interpréteretd’appliquer le droitàla propriété telque défini dans la ConventionAméricaine en accordavec cet argument fondé surle principe d’autodétermination.

1 Kambel et MacKay, The Rights,p.178. 236 PeupleSaramaka contre État du Suriname

Ici, après uneanalysedelajurisprudenceantérieure, la Cour décida que lesseules ressourcesnaturelles«se trouvant suretauseindes terri- toiresappartenant aux peuples autochtones et tribaux »protégéespar l’article 21 sont «les ressourcesnaturellestraditionnellement utilisées et nécessairesàla survie même,audéveloppement et àlapoursuite du mode de viedeces peuples » 1.Ainsi,lapreuve d’un usage traditionnel d’une ressource par lesSaamaka devient un prérequisàl’établissement de leur droitdepropriété d’une telle ressource.LaCour adonc entrepris de «dé- terminer lesquellesdes ressourcesnaturellessetrouvant suretauseindu territoire du peuplesaamaka sont essentiellesàla survie de leur mode de vie, et se trouvent de ce fait protégées par l’article 21 de la Convention». Àcet égard, l’État afaitvaloirque lesSaamaka (dont il affirmaitqu’ils étaient en voie de modernisationetd’assimilation) n’utilisent plus lesres- sourcesdelaforêt et de ce fait n’ont plus aucun droitsur elles. Mais la Cour classa patiemment lespreuvesdel’audienceetdes affidavits.Jecite une partie de leursdélibérations surl’abattage, àtitre d’exemple : Ainsi, concernantl’abattage du bois, une questionseposedesavoir si cette ressource naturelle estdecellestraditionnellement utilisées par les membresdupeuple saamaka d’une manièreinextricablement liéeàleur sur- vie. Àcet égard, le Dr.RichardPrice, un anthropologue quiadonné sonavis d’expert au cours de l’audience publique de la présenteaffaire, aprésentéune carte surlaquelle le peuplesaamaka aporté des centaines de marques illus- trant la localisationetlavariété des arbres qu’ils emploient àdifférents usages. Parexemple, lesSaamaka utilisent un type d’arbreparticulieravec le- quel ils construisent des bateaux et des canots pour se déplacer et transporter des gens et des biens d’un village àunautre.Les membresdelacommunauté saamaka utilisent également beaucoupd’espèces différentesdepalmierspour fabriquer diverses choses,dont lestoituresdeleursmaisons, et desquelsils recueillent des fruitsqu’ils transforment en huile de cuisson. La Cour conclutque lesressourcesnaturellesdelaforêt et du fleuve, tellesqu’exposéespar la carte établie par lesSaamaka, sont effectivement essentiellesàla poursuite de leur survie physique et culturelle en tant que peuple, que cesressourcestombent de ce fait sous la protectiondela ConventionAméricaine, et qu’elles font partiedes droits de propriété col- lectifsdes Saamaka. Poursuivant surdes sujets politiquement risqués,lacinquièmeetla sixièmequestions adressées par la Cour concernent le droitdel’Étatà s’introduire sur(ou àallouer àdes tiers des concessions faisant intrusion sur) le territoire saamaka danscertaines circonstancespour l’extractionde ressources(lessoi-disant «projets de développement »),demêmeque la

1 On pourrait soutenirque le mot«développement,»telqu’il est employé ici, est prévi- sionnel (plutôtque lié àune «tradition»tournée verslepassé) danslesens où il pourrait s’appliquer àdes ressourcesqui seraientnécessaires pour un développement futur. Le jugement 237 questiondesavoir si lesconcessions minières et forestièresdéjàallouées par l’Étatrespectent lesgarantiesétabliespar le droitinternational.La Cour conclutque : Afin de garantir que lesrestrictions aux droits de propriété des membres du peuplesaamaka par l’émission de concessions au sein de leur territoire n’équivalent pas àune négationdeleur survie en tant que peupletribal,l’État doitrespecter lestrois garantiessuivantes [enplusdes prescriptions générales applicables àtoutes lespersonnes,tellesque la nécessité et la proportionnali- té] 1.Premièrement,l’Étatdoits’assurer de la participationeffectivedes membresdupeuple saamaka,enconformité avec leurscoutumes et leurstra- ditions,dans tout projet de développement,d’investissement,d’explorationou d’extractionauseinduterritoire saamaka.Deuxièmement,l’Étatdoitgarantir que lesSaamaka recevrontunbénéfice raisonnabledetout projet de la sorte concernantleur territoire.Troisièmement,l’État doits’assurer qu’aucune con- cession ne sera émisesur le territoire saamaka àmoins et jusqu’àceque des entitésindépendantes et techniquementcompétentes,sous la supervision de l’État, procèdent àune évaluationpréalabledes incidences environnementales et sociales.Ces garantiessont destinées àpréserver, protéger et assurer la re- lationparticulière qu’entretiennent lesmembres de la communautésaamaka avec leur territoire,qui en retour assure leur survie en tant que peupletribal. Enfin,«la Cour considèreque, concernant lesprojets de développe- ment ou d’investissement àgrande échelle en territoire saamaka suscep- tiblesd’avoirunimpact majeur,l’Étatale devoir, non seulement de se concerteravec lesSaamaka, mais également d’obtenirleur accord libre, préalableetinformé, selon leurscoutumes et leurstraditions »(c’estmoi qui souligne).Dans sonArrêtinterprétatif de 2008 (paragraphe 17),la Cour spécifia (etélargit) en outre lesconditions dans lesquellesunaccord libre,préalable et informédevrait être obtenu : Selonleniveau de l’impactdel’activité proposée,l’Étatpeut en outre se voirexiger l’obtentiondel’accorddupeuplesaamaka.Letribunal asouligné que lorsque des projetsdedéveloppement ou d’investissement àgrande échelle sont de natureàaffecter l’intégrité des terres et des ressourcesnatu- relles du peuplesaamaka,l’Étatale devoirnon seulement de se concerter

1 Dans le Jugement interprétatif de 2008, lesjuges ajoutèrent (Para. 37):La Courasouli- gné, dans sonjugement,que la phrase«survieentant quepeupletribal »doitêtre en- tendue comme la capacité des Saamaka à«préserver,protéger et garantir la relationspé- cialequ’ils entretiennent avec leur territoire,»de telle façon qu’«ils puissentcontinuer àexercerleur mode de vietraditionnel,etque leur identité culturelle distincte, de même que leur structure sociale, leur systèmeéconomique, leurscoutumes,croyances et tradi- tions soient respectés, garantis et protégés».Autrement dit, le termedesurviedans ce contextesignifiebienplusque la survie physique. 238 PeupleSaramaka contre État du Suriname

avec lesSaamaka, mais également d’obtenirleur accordlibre,préalable et in- forméenaccordavec leurscoutumesetleurstraditions 1. La limite semble donc être la mesure dans laquelle un grand projet affectel’intégrité desterritoiresautochtones et tribaux.Néanmoins, dans sonArrêtinterprétatif,laCour souligna que le droitdel’Étatàrestreindre le droitdes Saamaka àlapropriété ne peut survenirque «dans des cir- constances trèsspécifiques et exceptionnelles,»suggérant que de telles restrictions doivent véritablement être extraordinaires 2. Concernant lesconcessions d’abattage antérieures accordéespar l’État aux multinationales chinoisesetautres, sans le consentement des Saama- ka, la Cour nota, surlabasedutémoignagequ’elle avaitentendu, que «Lepeuple saamaka areçu pour tout héritage la destructiondeson envi- ronnement,des ressourcespillées alorsqu’ellesdevaient assurer sa subsis- tance,etdes problèmesspirituelsetsociaux, mais il n’areçu aucunbéné- fice de l’abattage pratiqué surson territoire.Les statistiques gouverne- mentales ont étéprésentéesenpreuve àlaCour,selon lesquellesune quantité considérabledeboisdevaleur aété extraiteduterritoire apparte- nant au peuplesaamaka sans la moindrecompensation». Et la Cour terminases considérations surles droits de l’Étatàaccor- derdes concessions en territoire saamaka en concluant : Premièrement,que lesmembres du peuplesaamaka ont le droitd’useret de jouirdes ressourcesnaturellessetrouvantsur et au sein de leur territoire traditionnellement alloué et qui sont nécessairesàleur survie ;deuxièmement, que l’État ne peut restreindreledit droitenaccordant des concessions pour l’explorationetl’extractiondes ressourcesnaturellesprésentessur et dans le territoire saamaka que s’ilassure la participationeffectiveetlebénéfice du peuplesaamaka,qu’il exécute ou supervise lesévaluations préalables de l’impactenvironnemental et social,ets’ilmet en place des garantiesetdes mécanismes adéquatsafin d’assurer que cesactivitésn’affectent pas de façon significativeles terres et lesressourcesnaturellestraditionnellesdes Saama- ka ;et, pour finir, que lesconcessions déjàémisespar l’État n’ont pas respec- té ces garanties. Parconséquent,laCour considèreque l’État aviolé l’article 21 de la Convention, en liaison avecl’article1dumêmeappareil, au détri- ment des membresdupeuple saamaka. Aprèsles délibérations surlavaleur du boisextrait et lesdommages environnementaux causés par le bûcheronnage étranger en territoire saa- maka,laCouraordonné que l’État verse 675 000 dollars US de dom-

1 Dans ce jugement interprétatif (Para. 41), la Cour réduisitégalement lesconditions re- quises pour le projet de grande échelle en demandant queles effets cumulés soient éva- lués et prisencompte. 2 Jugement interprétatif (Para. 49). De touteévidence, lesdétails de l’applicationpratique de tout ceci devront être étudiésàl’occasion de prochaines affaires. Le jugement 239 mages matériels àunfonds de développement établiaunom du peuple saamaka 1. Pour finir, la Cour examina sesseptième et huitième questions :la non-reconnaissance du peuplesaamaka en tant que personnalité juridique le rend-elle inéligible,endroit national,àrecevoir un titre et uneprotec- tionjuridique de sesdroitsdepropriété,etexiste-t-il au Surinamedes re- coursjuridiques adéquatscapablesdeprotéger lesSaamaka contre des actes violant leur droitàla propriété communale? Dans sa réponse, la Cour souligna ce qu’elle voyaitcomme un élément clédeson jugement : «LaCour considèreque le droitàavoir une personnalité juridique recon- nue par l’État estl’une des mesures spécifiques dues aux peuples indi- gènesettribaux afin d’assurer leur capacité àuseretjouirdeleur territoire en accordavec leurspropres traditions.C’est là la conséquencenaturelle de la reconnaissancedudroit des membresdes groupes indigènesettri- baux àjouirdecertainsdroitsdefaçon collective». La Cour poursuivit : En conclusion,les membresdupeuple saamaka forment unecommunauté tribaledistincteensituationdevulnérabilité,tant vis-à-visdel’Étatque de tierces partiesdusecteur privé, danslamesureoùleur fait défaut la capacité juridique de jouircollectivement de leur droitàla propriété et de contester devant des tribunaux nationaux lesviolations présuméesdudit droit. La Cour considèreque l’État doitreconnaître la capacité juridique des membresdu peuplesaamaka àexercer pleinement leursdroitsdemanièrecollective. Ce but peut être atteintpar l’exécutiondes mesures législatives ou autresqui re- connaissent et prennent en comptelafaçon particulière dont le peuplesaama- ka se représenteàlui-mêmeentant quecollectivité capable d’exercer et de jouirdudroit àlapropriété.Par conséquent,l’Étatdoitétablir, en consultation aveclepeuplesaamaka et en totalrespect de ses traditions et de sescoutumes, lesconditions judiciairesetadministratives nécessaire àassurer la reconnais- sance de sa personnalité juridique, dans le but de luigarantir l’usage et la jouissance de sonterritoire en accordavec sonsystème de propriété commu- nale, aussi bien que lesdroitsd’accès àlajusticeetd’égalité devant la loi 2.

1 Un commentateur anoté, et je pensequ’il araison,que «leniveau de compensationap- paraîtfaible au regard de ce que lesexperts ont décrit comme des dommages ‘sévères et traumatisants’ et comme l’une des exploitations forestières parmi lespiresque l’onait pu mener,des plus préjudiciables et des plus dilapidatrices»(Marcos A. Orellana, «Sa- ramaka Peoplev.Suriname, » American Journal of International Law 102(2008) :841- 847).L’expertRobertGoodland aindiqué, lors de sontémoignage, quelavaleur du bois provenant du territoire saamakaentre 1999 et 2006 présentaitunexcèsd’unmillionde dollars US.(Inter-AmericanCourtofHuman Rights, Case of Twelve Saramaka Clans v. Suriname,Déclarationsous sermentduDr. RobertGoodland, expert appeléàtémoigner, présentépar lesReprésentants des Victimes, 2mai,2007). 2 C’est-à-dire, ainsi queleconclut la Cour,lemanquement de l’État àagirainsi aentraîné uneviolation, au détriment du peuplesaamaka,dudroit àlareconnaissance de leur per- sonnalité juridique conformément àl’article 3delaConvention, concernant leur droità 240 PeupleSaramaka contre État du Suriname

En d’autrestermes, le Surinamedoitréécrire seslois, ycompris si né- cessaire sa Constitution, tant pour reconnaître lesgroupes indigèneset marrons comme personnalitéslégales quepourpermettre àces groupes de posséder et contrôlerefficacement leurspropriétéscommunales.

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Lesarrêts de la Cour s’achèvent par une sériededix mesures que doit prendrelegouvernement du Suriname, la plus importanted’entre elles étant que : L’État devradélimiter, démarquer et accorder un titre collectif surleterri- toire des membresdupeuple saamaka,enaccordavec leursloiscoutumières, et par des consultations préalables,effectives et pleinement informées du peuplesaamaka.(…) Ceci devra démarrerendatedu19mars2008 et se ter- miner au plus tard, le 19 décembre2010. L’État devraaccorder aux membresdupeuplesaamaka la reconnaissance légaledeleur capacité juridique collective, se rapportant àlacommunautéà laquelle ils appartiennent,dans le but d’assurer le pleinexercice et la jouis- sance de leur droitàla propriété communale, de même que l’accès collectif à la justice, en accordavec leur systèmecommunal,leursloiscoutumièreset leurstraditions. L’État devrasupprimer ou modifier lesdispositions légales qui entravent la protectiondudroit àlapropriété des membresdupeuple saamaka et adop- ter, dans sa législationnationaleetpar des consultations préalables,effectives et pleinement informées du peuplesaamaka,les mesureslégislatives,adminis- tratives et autrespouvant être exigées pour reconnaître,protéger,garantir et donner un effetjuridique au droitdes membresdupeuplesaamaka àdétenir un titre collectif du territoirequ’ils ont traditionnellement utiliséetoccupé, de même que leur droitàgérer,distribuer et contrôlerefficacement ce territoire, en accordavec leursloiscoutumièresetleur systèmetraditionnel de régime foncier.(Ceci doit être fait dans leslimitesdelapériode de trois ans mise en place pour se conformer àl’ordonnancerelativeàladélimitation, la démarca- tionetladélivrance de titresfonciers, parce que l’État seraincapable d’émettre des titresdepropriété sans adopter préalablement lesmoyens légi- slatifs de le faire.)

la propriété selon l’article 21 de cetinstrumentetleur droitàla protectionjuridique se- lonl’article25decemêmeinstrument,ainsi queconcernant l’obligationgénéraledes Étatsd’adopter lesmesures, législatives ou autres, nécessaires pour donner effetàces droits,ainsi que de respecter et assurer leur libre et pleinexercice horsdetoutediscrimi- nation, conformément aux articles2et 1(1) de la Convention. En outre :l’Étataviolé, au détriment des membresdupeuplesaamaka, le droitàla protec- tionjuridique, telle que reconnu par l’article 25 de la Conventionaméricainedes droits de l’Homme,conjointement aux obligations de respecter et garantir lesdroitsétablis selon l’article 21 et 1(1) de celle-ci. Le jugement 241

L’État devraadopter lesmesures législatives,administratives et autres, nécessairespour reconnaître et assurer le droitdupeuplesaamaka àêtreeffec- tivement consulté,enaccordavec sestraditions et coutumes,oulorsque né- cessaire,ledroit àdonner ou refuserleur accordlibre,préalableetinformé,en ce quiconcerneles projetsdedéveloppement et d’investissement qui pour- raient affecter leur territoire,etdepartager raisonnablement lesbénéfices de tels projetsavecles membresdupeuplesaamakasices projetsdevaient fina- lement être misenœuvre. L’État devraaffecter lesmontantsindiqués dans ce jugement en compen- sationdes dommages matériels et immatériels dans un fonds de développe- ment communautaire créé et établiaubénéfice des membresdupeuplesaa- maka [pour un totalde675 000 dollars US]. L’État doitallouer au moins 225 000 dollars US àcefonds de développement au plus tard le 19 décembre 2008, et la totalité de la somme au plus tard le 19 décembre2010.

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En janvier 2008, le gouvernement du Surinamedéclarapubliquement qu’il mettrait en œuvrelejugement de la Cour et ce conformément au ca- lendrierprévu par le tribunal.Àce stade, d’après un ministre du gouver- nement,legouvernement «faisaittout pourempêcher d’autrespopula- tions tribales de suivre le chemin pris par lesSaamaka et de déposer plainteauprès de la Cour contre le Suriname»1. Mais deux mois seulement aprèscette déclaration, le gouvernement présenta une demande àlaCour par laquelle il réclamaitl’interprétation d’aspects clés du jugement,cequi donna lieuàl’arrêtinterprétatif de la Cour d’août 2008 2.Dans ce document,les interprétations par l’État du jugement original −beaucoup d’entre ellesconsistant en de simplesréité- rations desargumentsprésentés devant la Cour et la plupartvisant àporter une sévèreatteinte aux droits du peuplesaamaka −furentfermement reje- tées par la Cour,qui saisit également cette opportunité pour continuer de développer sonraisonnement surlanorme de consentement et réitérer les aspectsfondamentaux du jugement original. Quand la Cour passa àcequ’elle appelle sonrégime de «surveil- lance »−s’assurer que lesdifférentsmesurespriseslorsdujugement sont misesàexécutionpar le Surinameentemps opportun−lesSaamaka, re- présentés par la VSG, passèrentàleur proprerégime de surveillance en suivant activement le déroulement des évènementssur le terrain.

1 Ivan Cairo,«Staat voertvonnisInter-Amerikaans mensenrechtenhof uit. Gesprekken grondenrechtenvraagstuk gaan voort,»de Ware Tijd,9janvier 2008. 2 Ce document estdisponiblesur :http ://www.forestpeoples.org/documents/s_c_ america/suriname _iachr_saamaka_judgment_aug08_eng.pdf

AmericanDreams

Récents développements surleterrain

Alorsque j’écris ces mots,auprintemps 2010, le Surinameapeu fait pour respecter l’arrêt de la Cour,sinon déclarerses bonnes intentions.Il s’est conforméàlapartie la plus aiséedes décisions,payantles frais occa- sionnés,pour lespétitionnaires, parlapréparationdudossier (15000 dol- lars US pour le Forest Peoples Programme,75000 dollars US pour la VSG).Mais, surles mesures plus sérieuses −délimiterleterritoire saama- ka et accorder au peuple saamaka un droitcollectif àcelui-ci, changer la législationnationalepour reconnaître le peuplesaamaka en tant que per- sonnalité juridique, et placer 675 000 dollars US dans un fonds de déve- loppement communautaire au bénéficedupeuplesaamaka −toutes me- sures devant, selonlejugement rendu par la Cour,être accompliesauplus tard en décembre2010−,l’Étataàpeine fait le premierpas 1. Dans sesdifférentes déclarations et communications,l’Étatsurina- mien aadoptélapositionselon laquelle il ne pourrait résoudrelasituation des Saamaka qu’en reconsidérant plus largement la placedetous les peuples autochtones et marrons du Suriname, repoussant en réalité lesme- sures spécifiques devant répondreàl’arrêtdelaCour.L’Étatsouligne, par exemple, qu’«il ya,auSuriname, de nombreux groupes tribaux résidant et vivantàproximité lesuns des autres. Cette circonstance apour effet une plus grande complexité àtraiter le cas saamaka comme une question indépendante. C’estpourquoi le gouvernement estàla recherche d’une approche intégrale»2.Àcette fin, l’Étataprésentéunprojet, le «Support forthe Sustainable Developmentofthe Interior» (SSDI), commandité une réunion publique dans un théâtre de Paramariboconsacré au «Juge- ment des lô saamaka :Prochaines étapes »(en décembre2008) ainsi qu’un colloque (« Colloque national surles droits fonciers»,enjuin 2009),etétabliuncomité exécutif interministérielchargé de coordonner la mise en œuvredel’arrêt. Aussi loin que je puisse en juger,iln’y apas eu d’autre actionconcrètepour faire appliquer lesdécisions de la Cour.

1 Sur lesdifficultésrencontrées par différentsÉtats àtraverslemonde pour se conformer aux décisionsdecours demandant la démarcationdes terres autochtones (outribales), voir Andrew Erueti, «The DemarcationofIndigenous Peoples’Traditional Lands : ComparingDomestic Principles of Demarcationwith Emerging Principles of Internatio- nalLaw,» Arizona Journal of International and ComparativeLaw 23(3)(2006) :543- 612. 2 Lettre du Ministre du Développement régional Michel FelisiauMinistère des affaires étrangères hollandais, indiquant comme objet «Rapportsur la mise en placedujuge- ment de la Cour Interaméricainedes Droits de l’Homme dans l’affaire The Twelve Sa- ramaka Los v. theState of Suriname,» datée du 16 février 2009. Ce document,long d’une page et demie,fut apparemment soumis àlaCour le 6août 2009 en tant que rap- portofficiel. 246 PeupleSaramaka contre État du Suriname

Depuislejugement de 2007, lesSaamaka sont restés vigilantset pleins d’initiative. En septembre2009, leursreprésentantssoumirent àla Cour des commentaires, en réponseaux allégations du Surinamearguant de progrès accomplis dans l’exécutiondel’arrêt 1.Ils affirment queleSu- rinamen’a fait aucunpas vers«la délimitation, démarcationetl’octroi d’un titre de propriété collectif »duterritoire saamaka, pas plus qu’il n’a consulté lesSaamaka surces questions −endépitdufaitque lesSaamaka ont sollicité des rencontrespar le biaisdeplusieurslettres, formellesmais courtoises, rappelant au gouvernement sesobligations en vertu de l’arrêt 2. Ils réfèrent au paragraphe 5del’arrêt, qui ordonne àl’Étatd’«évaluer si une modificationdes droits des concessionnairesdéjàexistant et opérant dansles limitesduterritoire saamaka estnécessaire àlapréservationdela survie du peuplesaamaka, »etils affirment qu’ils«n’ont aucun motif de croire que l’État aeul’intentionderespecter cette partie de l’ordonnance, »malgrélefaitqu’ «ilexistedes concessions minières de grande échelle et unemined’orenfonctionnement surleterritoire tradi- tionnel des Saamaka [la controverséemineRosebel, près du village de Nieuw Koffiekamp] de même qu’un certainnombredeconcessions d’exploitationforestière nécessitant potentiellement révisionsetmodifica- tions ». LesSaamaka ajoutent que la révision requise et lesmodifications potentiellesdeces concessions comprennent lesmesures de partage des bénéfices potentiels demandéspar la Cour. Dans leurs«Commentaires»,les Saamaka abordent ensuite le projet d’asphaltage de la routecontournant le lacderetenue, quirendrait lesvil- lages saamaka facilement accessibles depuislacôte, projet censé débuter avantlafin de l’année 2009. L’État asous-traité ce projet avec la société chinoiseDalianXinke, usant d’un financement de la Banque Interaméri- caine de Développement destinéaux études d’impacts.Encontraventionà l’arrêt de la Cour,iln’y apas eu de consultationformelle avec lesSaama- ka. LesSaamaka critiquent ensuite sans ambagesleprojetSSDIdel’État, ayant«comme un de sesobjectifs l’élaborationdelalégislationsur les droits des peuples autochtones et tribaux ». Il estmis en œuvrepar une ONG appelée Amazon ConservationTeam Suriname, dont lesSaamaka affirment qu’ellen’a quepeu sinon aucune expérience en préparation de propositions législatives,«et dont le président estundes émissaires(avo-

1 «Commentsofthe Victims’ Representatives on theFirst Reportofthe Illustrious State of Surinameinthe Case of theSaramaka People (Ser CNo. 172 et Ser CNo. 185),»12 septembre 2009. 2 Voir, par exemple,les lettresduGaamáBelfónAboikoni et Wazen Eduards au président Venetiaan, du 13 mars 2008, et de Wazen Eduards et Hugo Jabiniauministre Felisi, du 25 octobre2008, toutes deux étant incluses comme Annexe Aaux «Commentsofthe Victims’ Representatives » Récentsdéveloppementssur le terrain 247 cats)qui représenta(et continue de représenter)l’Étatàla Cour pour l’affaire Saramaka People,soulevant de ce fait des inquiétudes quant à sonimpartialité et sonindépendance».Pour cesraisons comme pour d’autres(notamment l’absencedeconsultationavecles peuples autoch- tones et tribaux surlaquestiondel’élaborationetdelamiseenœuvredu projet), indiquent lesSaamaka, le SSDI aété rejeté par l’organisationna- tionaledes peuples autochtones (l’Associationdes chefs de villages amé- rindiens), de même que par le peuplesaamaka. Contre lesaffirmations du président Venetiaan, du Ministre Felisiet du conseillerjuridique du SurinameHans LimaPo, quifirent des dis- cours au colloque surles droits fonciersdejuin2009, lesSaamaka insis- tent tout simplement pour que le jugement soit respecté−et exécuté selon le calendriermandatépar la Cour. Dans lescommentairesqu’il prononça àlaconférence, le président Venetiaan souligna que «dans la questiondudéveloppement des groupes tribaux,des choixdoivent être faits.Sommes-nous surlaroutedelamo- dernisationdetoutelacommunauté?Ou sommes-nous en voiedenous retirerchacun au sein de songroupe tribal respectif ?»Et,faisant allusion aux problèmesrencontréspar la plus grande mine d’or du Suriname(dont lesSaamaka disent qu’elle se trouve surleur territoire)tout en critiquant implicitement lesSaamaka pour avoir porté l’affaire devant la Cour,il conclut : Je croisque nous devrions explicitement mettre l’accent surledomaine desdroitséconomiques,ledomaine des intérêts économiques.(…) C’estlà qu’estlegrand challenge du peuplesurinamien. Il ne s’agit pas de savoirsi l’onaledroit de danser sesdanses,demanger ce quel’onmange, de chanter comme l’onchante, mais plutôt de savoirquelsdroitséconomiques [il men- tionne en tant que possibilités«tout ce qu’on peut trouver sous votre maison, dans votre village, surleterritoire que vous habitez, au-dessus, sur, et sous la surface du sol»]sont rattachés àlareconnaissance des droits des groupes tri- baux dans ce pays. Le ministre Felisiétait tout aussi catégorique : Le mouvement autour de la reconnaissance des droits autochtones et tri- baux se concentre principalement surles thèmes de l’autonomie gouverne- mentale, des territoiresqu’ils habitent,etdelaparticipationpolitique. Il ne concerne certainementpas la démarcationetlacession (l’octroi) d’un bout de terreàune partie de la communautésur lequel le gouvernement n’adès lors plus sonmot àdire.(…) Dans notre pays,les discussionsportant surcesujet ont étéhésitantes et discrètes.Onpourrait presque parlerd’untabouàpropos de la relation du gouvernement (…)avec lesgroupes tribaux.Voilà comment on alaissé des étrangersprendreduterrain pour pénétrerces communautés tribales au sein 248 PeupleSaramaka contre État du Suriname

de notre pays,etcomment ils sont parvenus àintroduire leurspropres inter- prétations au sein de cesgroupes −des interprétations qui ne correspondent souvent pas au champ d’applicationdes traitésetdes conventions. PuisLim aPorésumapar cesmotslapositionduSurinamesur l’ordre qui luiavaitété donné de changer sa législation: «Leproblème, c’est qu’il estfacile pour la Cour de dire une telle chose,maisque la mise en œuvre, elle,n’est pas simple.C’est un problèmecomplexe,ettrèsimpor- tant,avec des implications possibles dans le domaine politique, social et culturel. C’estplusfacile àdire qu’àfaire » 1. Le Surinameacependantfaitununique geste positif en faveur d’une résolution du problèmetel quel’identifiait LimaPo. L’État fitlade- mande, qui futacceptée, queleprofesseur JamesAnaya,rapporteur spé- cial pour lesdroitshumains et leslibertésfondamentalesdes peuples indi- gènesaux Nations Unies, aidât àlacréationd’une législationnécessaire à exécuterl’arrêtdelaCour.Enmars2009, ce geste futapprouvé et avalisé par le Comité des Nations Uniespour l’éliminationdeladiscrimination raciale 2. Il yadebonnes raisons de s’attendreàdenouveaux retardsdans la progression d’une applicationconcrète de l’arrêt de la Cour par le Suri- name. Lesélections nationales sont programmées pour le 25 mai2010. Traditionnellement,l’activité gouvernementalesetrouve paralysée durant lesmoisqui précédent une élection, et une fois l’électiontenue, la forma- tiond’unnouveaugouvernement s’étire souvent surplusieursmois. Pen- dant ce temps, poussé par lesreprésentantsdes Saamaka, la Cour poursui- vrason processusdesurveillance.Lemieux que je puisse affirmer estque lesprincipales sanctions dont disposent la Cour et lespétitionnairesencas de non-exécutiondel’arrêt par le Suriname(ou même la franchesimula- tiond’une telle exécution) consisteraient àsuivrelapiste de l’argent.Le Surinamerecevantdes fonds de développementssubstantiels de la Banque interaméricaine de développement (laquelle est, comme la Cour,unor- gane de l’Organisationdes Étatsaméricains),lamenace de gelerces fonds pourrait bien faire pencher la balancepour que l’État remplisse enfinses obligations 3.

1 Certainsdiscours prononcésàlaconférencesur lesdroitsfoncierssont inclus, dansleur traductionanglaise, en tant qu’Annexe Caux «Commentsofthe Victims’ Representatives ». 2 Unedocumentationdelademande, de sa réceptionetdel’approbationduCERD est dis- ponibledans «Commentsofthe Victims’ Representatives » 3 En septembre2010, lesSaamaka présentèrent àlaBanque interaméricaine de dévelop- pement une lettre (signée par le gaamá,leCapitaineenchef Wazen Eduards,etHugo Jabiniaunom de la VSG),exposant lesdiversprojets de l’Étatsurinamiendans lesquels la Banque estimpliquée qui violent le jugement de la Cour :leprojetSSDI, l’extension de la routed’Afobaka,diversprojets d’exploitationduboisenterritoire saamaka, et le projet hydroélectrique entre le Tapanahoni et la Jai Kreek. Récentsdéveloppementssur le terrain 249

En novembre2009, lorsque deux ministres du gouvernement s’envolèrent pour Laduáni pour yinaugurer une écoleprimaire aux envi- rons de Guyába,ils ont étéaccueillis par des Saamaka protestant contre le retard du gouvernement dans l’applicationdel’arrêtdelaCour.Ainsi que le rapporte le quotidien de Ware Tijd,les protestataires brandissaient des pancartessur lesquellesonavait tracé àlamainces mots (ennéerlan- dais) :« Applicationimmédiatedel’arrêtSaamaka, »«Lesdroitsfonciers sont des droits humains,»et «Reconnaissance juridique de l’autorité tra- ditionnelle des capitaines et des adjointsauchef». Depuisdécembre2007, lorsque futrendupublic le jugement de la Cour,le gouvernement surinamienn’a rienfaitoupresque pour reconnaître lesdroits du peuplesaamaka tels que la Cour lesaordonnés.Lamanifestationdecette semaineàLaduáni étaitmenée contre Michel Felisi, ministre du développe- ment régional,etles capitaines saamaka l’ont exhorté àaccélérer le processus d’application, afin de respecter la datebutoirdedécembre2010. (…)Alors qu’il descendaitdel’avion, lesprotestatairesont levé leurspancartesetcrié des slogans.Des militairesetd’autrespersonnelsdesécurité ont assuré la sé- curité rapprochéedurassemblement,lequel se déroulacalmement.(…) Le ministre Felisiaexprimésadéceptionface àcette actiondeprotestation. Il fit référence àsapropreascendancemarronne [ndyuka] et déclara qu’il ne s’était pas attendu àune telle manifestationdelapartde«sonproprepeuple » 1. Alorsque ce livre [l’éditionaméricaine] estenroutepour l’imprimerie,j’aiappris que, le 20 avril 2010,leprésidentdelaCour avait émis une ordonnance(«Surveillance de l’exécutiondel’arrêtdans l’affaire The Saramaka Peoplev.Suriname »)afin de convoquer«la Commission interaméricaine, lesreprésentantsdes victimes,etl’Étatà une audienceàhuisclosdevantseteniràSanJosé, au CostaRica, le 26 mai2010, afin de recevoir de l’État une informationcomplèteetàjour quant aux actions prises pour se conformer àl’arrêtdélivré dans ce dos- sier,demêmeque lesobservations des représentantsetdelaCommis- sion ». Il estclair que la Cour estpréoccupée du manque de progrès de l’État àremplir sesobligations légales.

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Je donne icimon résumé personnel des pointssensibles actuellement au Suriname, touchant àlaquestiondes droits des Saamaka et des autres peuples tribaux et indigènes−lesquestions en coursdesuivi,enplusde l’applicationdujugement de la Cour.Jemeproposedepostersur Internet

1 Daan de Hulster, «Vereniging Saramaccaanse Gezagdragers: ‘Tijd dringt voor uitvoe- ringSamaaka-vonnis,’» de Ware Tijd,16novembre2009 –voiraussi http ://abeng central.wordpress.com/2009/11/16/saramaccans/. 250 PeupleSaramaka contre État du Suriname desmises àjour périodiquesàl’usagedes lecteurs intéressésàsuivre ces développements 1. Pour lesSaamaka : -L’asphaltage de la routed’Afobaka (la Tjóngalángapási). Il n’estpas certain que le gouvernement aitconduitles études d’impact, légalement requises, surl’environnement.Maisilest certain qu’il n’yaàce jour pas eu de consultationavec lesSaamaka, surleterritoire desquelspasse la routeetdont lesviessetrouveraient significativement affectées par un tel projet.Le23novembre2009, le président Venetiaan, le vice-président,et différentsministresdugouvernement,enprésencedel’ambassadeur de Chine(pays auquel le gouvernement aconfié l’asphaltage de la route), célébrèrent publiquement la mise en routeduprojet, déclarant quecela mèneraità«laconstruction, la rénovationetl’agrandissement,grâce aux soinsdel’État, de diversespolycliniques,écoles et maisons commu- nales »età«lavenuedecitadins qui vivront,travailleront et investiront » dans la région. «Lenombrecroissant de touristesapportera des devises étrangères ». Et le président Venetiaan de souligner lesbénéfices quiad- viendraient une fois construite entièrement une «autoroutenord-sud vers le Brésil »−le vieux rêve de beaucoup d’administrations surinamiennes successives.(Si l’asphaltage de la routeest considérécomme un pas dans cette direction, lesconséquencespour lesSaamaka en seraient d’autant plus importantes.) Cette cérémonie s’est tenue, autant qu’on puisse en ju- ger d’après le reportage du journal,enl’absencedetout Saamaka 2. -LasituationdeNieuw Koffiekamp, le village, ndyuka pour l’essentiel, de transmigrationpour réfugiés venus du site désormais occupé par le lac, quifaitpartie de la concession de minesd’orlapluslucrativeduSuri- name, actuellement possession de Iamgold, multinationalecanadienne et dixièmesociétéaumonde d’exploitationaurifère. La mine que détient Iamgold, Gros Rosebel,ainsi que sesnouveaux sitespotentiels d’exploitationminière àproximité,setrouvent en territoire traditionnel saamaka. (Iamgoldannonça en 2009 sonrecordenproductiond’oravec son«opération-phare, la Mine d’or Rosebel »: plus de 400 000 onces, soit plus d’un demi-milliard de dollars US au prix actuel 3). La situationse

1 Cesaffichages apparaîtront surlapage RainforestWarriors de http ://www.richandsally.net.Pourd’autres documentsliésàces affaires,voiraussi http ://www.forestpeoples.org/documents/s_c_america/bases/suriname.shtml. 2 Voir FennyZandgrond, «Verharde Afobakawegofficieelgeopend :«Marrons moeten harderaanpakken », de Ware Tijd,24novembre2009. 3 «IAMGOLDDeliverson2009 Guidance, 21 janvier 2010,voirhttp ://www.iamgold. com/news_details.asp ?id=3868.Le5novembre2010, la sociétérapportaun«record de productionautroisième trimestre »encoreplusimportant -http ://www.marketwatch.com /story/iamgold-reports-record-third-quarter-production-2010-11- 05?reflink=MW_news_stmp Récentsdéveloppementssur le terrain 251 trouve compliquée du fait que beaucoup des habitantsdeNieuw Koffie- kamppratiquent l’extractionaurifère àpetite échelle aux franges de la mine commerciale de Iamgold. J’ai appris d’un participant au Gaán Kuútu (la réunion du conseiltribal)demai 2008,que lorsque le GaamáBelfón répétaque lesmines se trouvaient en territoire saamaka −réitérant la phrasetraditionnelle des Saamaka (inscrite, danslacompréhension qu’ils en ont, dans le traité de 1762),«DepuisMawásienamont,laterre nous appartient »−,leprésidentVenetiaan pâlit visiblement.Laquestiondela démarcationetdes titresdepropriété relatifs au territoire saamaka, ordon- nés par la Cour,sera, pour cette zone, des plus controversées. -Leprojet de diversion du Tapanahoni,qui contraindraitaudéplace- ment d’un certain nombredevillages ndyuka le long du Tapanahoni,ainsi que la surélévationduniveauduréservoir d’Afobaka avecpour résultat qu’un certain nombred’autresvillages saamaka situés justeausud se- raient inondés −tout cela pour augmenter la productiond’énergiedubar- rage hydroélectrique d’Afobaka et permettre àAlcoa de rouvrir et d’accroître sescapacitésdeproductiond’aluminium.Ceprojet, en ce moment en attentedevantl’Initiative pour l’IntégrationrégionaleenAmé- rique du Sud, estfinancé en partiepar la Banque interaméricaine de déve- loppement et devraitcoûter880 millions de dollars US.Enraisondela complexité du projet,qui exigeraitque des routes soient construitesvers l’intérieur et des canaux prolongés surdegrandes distances, il semble pour le moment peu probablequ’il se réalise. Lescoûtssignificatifs et manifestes, en termes de dommages écologiques et d’abus de droits hu- mains, me semblent être assezimportantspour découragerlaréalisation d’un telprojet. Mais qui sait ?Unarticle récent parudans de Ware Tijd suggèrequ'en dépitdes objections au projet,legouvernement Bouterse entend continuer sursalancée 1. -Laprospectionbiologique par la SurinameBiodiversity Prospecting Initiative(SBPI), s’appuyant surlaconnaissance de la médecinetradi- tionnelle,enparticulierles plantes médicinales,auprèsdes guérisseurset chamans traditionnelsindigènesetmarrons.(Le SBPI estlefruit d’une collaborationdeConservationInternational,del’Herbier national du Su- riname, de BGVS[une sociétépharmaceutique propriété de l’État], de l’Institutpolytechnique de Virginie,etdeBristol-Meyers Squibb.)LeSu- rinamenepossède pas de lois protégeant lessavoirs traditionnelsdeses populations indigènesettribales.Eneffet, l’État maintient qu’il estle propriétaire de toutes lesressourcesbiologiques et génétiques et que toute exploitationdes connaissances traditionnellesenrapportavec cesres- sourcesest la propriété de l’État −une revendicationentous pointssem-

1 Isaak Poetisi, «Tapajaiproject komt toch. Intensieve voorlichtingscampagneinvoorbe- reiding».de Ware Tijd, 30 octobre2010. 252 PeupleSaramaka contre État du Suriname blableàcelle visant la terredes Saamaka, avantladécision de la Cour. Clairement,jusqu’àceque lesSaamaka obtiennent un titre de propriété de leur territoire (conformément àladécision de la Cour), il leur sera beau- coupplusdifficile de négociersur ce genredesujets. Mais une fois leur titre de propriété obtenu, ils devraient être mieux àmêmedecommencerà protégerleursdroitsdans ces domaines,àla fois en décidantcequ’ils souhaitent partager avecdes étrangersetquelsbénéfices devraient en dé- couler 1. -Une «aire protégée»en territoire saamaka. Contrairement aux pré- cédentsprojets proposés par des étrangers, comme l’initiativedeConser- vationInternational visant àétendrelasurfacedelaRéserve naturelle du Centre du Surinamesur le territoire saamaka (analysée plus haut dans «Les déprédations continuent »),une propositionaété lancéepar le GaamáBelfónpour transformerune partie de la portionlaplusausud du territoire saamaka en zone protégée gérée par le peuplesaamaka. (Jusqu’à aujourd’hui,ladésignationd’une réservenaturelle ou de touteautre aire protégéefonde automatiquement l’État comme sonpropriétaire.Étant donnéesles décisions de la Cour,l’établissement d’une telle aire par des Saamaka n’auraitpas unetelle conséquence.)Lazone considérée com- prend un certain nombredesitesd’établissementsvillageoisdudix- huitième siècleetprésentepour lesSaamaka un grand intérêtculturelet religieux. Elle compteégalement un important bassinversant,ainsi que lessourcesdufleuve Suriname, une partie des cours d’eaules plus impor- tantsdupays, et uneaire substantielle de forêttropicale primaire.Elle fai- sait partie de la propositionledéveloppement,par lesSaamaka, de projets pour la gestiondubassinversant,l’écotourismeetd’autresinitiatives de développement communautaire.Ceprojetdoitattendreladémarcationet l’émission du titre de propriété ordonnée par la Cour. Pour lesautres peuples autochtonesetmarrons : -Leprojet d’exploitationminière des MontagnesNassau. Le Suriname a accordé des concessions d’explorationminière àSuralco (Alcoa) pour l’extractiondelabauxite surdes terres appartenant traditionnellement aux Marrons paramaka.Alors que ces explorations progressaient,ondécouvrit de l’oretAlcoa estmaintenant partenaire,dans cette région, du plus grand

1 Cesdernières années,Bristol-Myersatrié et testé788 extraitspréparés àpartir de 394 plantes récoltées par le SBPI en vued’une utilisationpotentielle dans le développement de médicamentspour combattre le cancer et le virusHIV (voirhttp :// www.conservation.org/web/fieldact/C-C_PROG/Econ/biopros.htm). En 1999, des études effectuées sur plus de 5000 extraits ont conduitàl’ «isolementd’alcaloïdes,deterpé- noïdes et de polykétides bioactifs comme agents cytotoxiques »(Kingston et al,«The SurinameInternational CooperativeBiodiversity Group Program :Lessons From The First Five Years, » Pharmaceutical Biology 37(1) :22-34 [1999]). Récentsdéveloppementssur le terrain 253 producteur d’or au monde, Newmont Mining. En plus de cela,en2009, le gouvernement signa un protocoled’ententeavec la multinationalesuisse Glencore International AG, garantissant des activitéssupplémentaires d’exploitationdebauxite dans leszones de NassauetBakhuys. Nulle con- sultationappropriéen’eut lieuavec lesParamaka et il n’estpas certain que des études suffisantes surl’impactenvironnemental et social aient été menéesoucomplétées. De plus,Alcoa aannoncé récemment qu’elle pla- nifiait de construire une routede125 kilomètresdelong qui relieraitles mines des montagnesNassauàParanam et seraitdesservie par des trains routiers transportant la bauxite,cequi entraîneraitledéplacement de cinq villages appartenant àdes peuples autochtones 1. -Leprojet d’exploitationminière de la Crique Sara. Détenue par Iam- goldetsituée «100 kilomètresausud de la mine Rosebel », le forage en a commencé en 2009. «L’aire concernée par le projet couvreune surface de 743 kilomètrescarréssur la concession détenue par Golden Star dansla chaîne Brokolonko Range du Surinameoriental.Depremières recherches exploratoiresindiquent de possibles réserves pouvant allerjusqu’à3mil- lions d’oncesdeTroy»2.Une autre société, appelée Sara Creek Gold (co- téeàl’OTC),aannoncé en octobre2009 qu’elle projetaitdefaire une ex- plorationextensiveetd’investir dans la zone. Le projet portant surlabauxite des montagnesBakhuys, également connu sous le nom de Projet Kabalebo, estprogrammé pour commencer sesopérations en 2012 (oupeu de tempsaprès cette date) 3.Alcoa, qui possède peu de réserves en bauxite encore disponibles dans sesmines ac- tuellesetdont la fonderie àParanam aété fermée depuisque lesturbines d’Afobaka se sont ensabléesvoici dixans, s’apprêteàs’étendreversle Surinameoccidental, ce quiaffecteraitauminimum dixvillages apparte- nant aux Lokono et aux Trio.Laconcession de 2.800 kilomètrescarréset le permisd’explorationont étédélivréssans aucune consultationdes communautés concernées. Lesbarrages hydroélectriques envisagés surle fleuve Kabalebo alimenteraient unenouvelle usined’électrolyse,cequi participeraitdelacréationd’une industrie d’aluminiumintégrée au Suri- name, et créerait trois réservoirs significativement plus grandsque celui d’Afobaka.L’ingénieur RobertGoodland, qui aida àlacréationdela Commission mondialesur lesBarrages,etfut le conseillertechnique en chefàla Revue des industriesextractives de la Banque mondiale, observe

1 Eliézer Pross, «Transmigratie inheemsen Para dreigt ». de Ware Tijd,11juin2010. 2 «SaraCreek Gold Enters Into OptionAgreement,»Reuters, 13 octobre2009. 3 Desinformations détaillées sur ce projet sontdisponibles surhttp ://www.nsi- ins.ca/english/research/progress/23.asp.Aufil des ans,leprojetétait alternativement an- nulépuisremis en marche, BHP/Billiton, d’abord, puis, plus récemment,Alcoa ayant sembléseretirer. Mais le gouvernement surinamien, qui promeut le projet depuisles an- nées1970, estactuellement àlarecherche d’autrespartenaires. 254 PeupleSaramaka contre État du Suriname que :«Le projet de mine de bauxite àBakhuysest un casclassique de rapportdepouvoirasymétrique. Uneexploitationminière non durable menacedes sociétés traditionnellesdurables.Deriches et puissantes mul- tinationales vont imposer àdes peuples autochtones inexpérimentés, faibles, illettréspour l’essentieletpauvres, desimpactspotentiellement graves » 1. -Leprojet d’huile de palme,àPatamacca, dansleDistrictdeMa- rowjine. Le Surinameaaccordé àune sociétéchinoise,laChina Sang Heng Tai, l’autorisationdecréer et diriger une plantationd’huile de palme de 40 000 hectares, àPatamacca, dansune zone traditionnellement occu- pée et utilisée par lesvillages indigèneskalinaetlokono, de même que pardes communautés marronnes ndyuka. Il n’yaeuaucune consultation préalable des communautés concernées. Le projet consiste àraser la forêt existanteetlaplanter de palmiersàhuile,détruisant par là l’écologie de la zoneetsacapacité àfournirdes ressourcesdesubsistance.Celava«cau- serdes dommages irréparables aux peuples indigènesetaux Marrons qui comptent l’endroitcomme une partie de leur patrie ancestrale » 2. -L’orpaillage dans la région de Benzdorp. Cette zonedusud-est du Surinameétait une partie des territoires traditionnelsdes Aluku et des Wayana.Depuis lesannées1990, lesorpailleursvenusduBrésil envahis- sent la région, créant des problèmesmultiples 3,etletriage des terres et des titresdes ressourcesest encore àfaire.KennethBilby, un ethnographe de longue datedes Aluku, m’écrivit après unevisite fin 2009 :«Je suis rapidement passé àcôtédeBenzdorplorsdemon voyage,etledegré d’activité (untrafic aérienpermanent)ainsi que l’explosiond’un‘déve- loppement’branlant sont franchement incroyables −maisc’est ainsi sur tout le côtésurinamienduLawaetau-delàenamont ». Le Gaanman Ado- chini «seplaignitvivement »àBilbydel’octroienmasse des conces- sions minières et forestièresdans cette région par le gouvernement de Pa- ramaribo, au totalméprisdes revendications préexistantes des Aluku. Il se plaignitaussi de la vaste implantationsur la frontière,développée telun champignon justedel’autre côtédufleuve, en face de Maripasoula,côté surinamien(chargéderestaurants, de boîtesdenuitetdebordels), peuplée principalement de Brésiliens,deNdyuka, et de personnes originairesde Paramaribo −des gensdel’extérieur vivant àleur aise surleterritoire aluku, sans le moindrerespect des lois aluku. Bilbyposelaquestionde

1Cité dans VSG et al., «Requestfor Additional Follow-Upand Urgent ActionConcerning theSituationofIndigenous and Tribal PeoplesinSuriname, »lettre au Comité des Na- tions Uniespour l’éliminationdeladiscriminationraciale, 6juin2006. 2 VSG et al., «Requestfor Additional Follow-Up ». 3 Voir, par exemple,MarjodeTheije et MariekeHeemskerk, «Moving Frontiers in the Amazon :BrazilianSmall-ScaleGoldMinersinSuriname, » European Review of Latin American and Caribbean Studies 87 (2009) :5-25. Récentsdéveloppementssur le terrain 255 manièretouterhétorique :«Mais que peuvent lesAluku contre ce flux, qui ne cesse d’augmenter et menaced’excéder lespopulations aluku et wayana rassemblées ?» -Entretemps, lesAluku (dont la majorité se trouve du côtéfrançais du fleuve,cequi fait d’euxdes citoyens français) ont le sentimentque le plus gros de leur territoire,situécôtéfrançais,est en butte aux assautsdes dé- cisions prises àParis et àCayenne. N’ayant pasd’existence légaleentant quepeuple−puisque la loifrançaisenereconnaîtaucune minorité qui soit −, ilssont contraints àvoirleur territoiretraditionnel découpé en lots indi- viduelssur des cartescadastrales, contre leur volonté, àdefréquentsraids de gendarmes pour lesempêcher de rechercher l’orsur leur propreterri- toire (une activité artisanalequ’ils pratiquent depuisdes générations), et à un projet visant àclasserune bonne partie de leur territoire traditionnel en parcnational (cequi lesempêcheraitd’enextraire l’oretdemener d’autresactivitéstraditionnelles). Le Gaanman Adochini demanda il ya peu àBilbys’ilavaitdes idées pour trouver des soutiens extérieursafin de protégerles droits de Aluku contre ces incursions.LaCour Européenne des droits de l’Homme,àStrasbourg, serait-elle un lieuapproprié où les Aluku (etleursvoisins lesWayana) pourraient trouver protectionface àce qu’ils perçoivent comme d’imminentes menaces àleurssouverainetés ter- ritoriales? -L’affaire présentée par lesKalinaetles Lokono du BasMarowijne concernantleursdroitsdepropriété.Ces peuples se plaignent de l’établissement de trois zones protégées surleur territoire,d’opérations d’exploitationdebauxite menéespar Suralco et BHP/Billitonsur ce même territoire,etdeceque de riches personnes venuesdeParamaribo construisent des maisons de vacances,sur le borddemer dans quatre de leursvillages,lesquellesont étéimpartiespar l’État en 1975-76endépit des rudes objections de cescommunautés.Cedossier aété déclaré rece- vablepar la CIDH en octobre 2007 et pourrait être adressé àlaCour dès le milieudel’année 2010 1. -Les projetsdemicrocentraleshydroélectriques.En2009, le Suri- nameaannoncé un nombresurprenant de projetsdemicrocentralesde productionélectrique, plusieursd’entre eux en territoire saamaka. Les Saamaka −deuxans après la décisiondelaCour !−n’ont pas étéconsul- tés. Il yauraitunprojetdéjàenrouteenterritoire ndyuka, près du village du gaama,l’autre près du village indigène de Palumeu. Mais d’autrespro- jets similaires sont en courssur l’un des plus grands rapides du territoire saamaka :Gaándan (surleGaánlío), Tapáwáta (à la confluencedu Gaánlío et du Pikílío), «Felusi Afobasu»(voulaient-ils dire Félulási ?) et

1 Voir http ://www.cidh.oas.org/annualrep/2007eng/Suriname198.07eng.htm 256 PeupleSaramaka contre État du Suriname

Felusi Mindrihati(Bíaháti ?),demêmeque trois autresencoreà l’extérieur du territoire saamaka 1. -Les mines d’or à«Saramacca ». Dans un communiqué de presse du 9novembre 2009, la multinationaleGolden Star rapporte qu’elle «pour- suit sesactivitésd’explorationàSaramacca, notre entrepriseconjointe avec Newmont au Suriname».Dans un communiqué de presse du 24 fé- vrier2010, Golden Star amentionné un accordavecNewmont de racheter sa partdans ce projet pour «approximativement 8millions de dollars ». Ce projet semble se situer en territoire matawai. Je ne sais rien de plus de ces évolutions. -LeForestCarbonPartnership Facility (FCPF),qui vise àaider des pays développés dans leursefforts de réductiondes émissions causéespar la déforestationetladégradationdelaforêt (REDD),endonnant une va- leur àdes forêts surpied. Le Surinameest en train de devenirtrèsimpli- qué dans cesefforts (voirplusbas le chapitre «Implications plus larges »),àla fois pour lever des fonds et pour réaffirmer sa propriété sur ces forêts. Ceci pourrait bien mener àdes restrictions àl’agriculture tradi- tionnelle (telle que lesSaamaka la pratiquent)que le Suriname−comme beaucoup d’autresnations −prétend être nocive àune économie àfaible productiondecarbone.

1 Republic of Suriname, Forest Carbon PartnershipFacility (FCPF) Readiness Preparation Proposal (R-PP),24août 2009. Implications plus larges

Le caractèrederepèredeladécision de la Cour dans Saramaka Peoplev.Suriname aété reconnu par de nombreux observateurs et orga- nisations.L’Instance permanentesur lesquestions autochtones des Na- tions Uniesareconnu l’importance mondialedel’affaire,enlouant la dé- cision de la Cour et en accueillant particulièrement sa référence àlaDé- clarationdes Nations Uniessur lesdroits des peuples autochtones de 2007 1.Cependant, plusieursautoritésendroit international qui ont débat- tu de l’arrêt n’ont, àmon avis, pas tout àfaitsaisi sa signification. Un juriste aaffirméqu’il s’agit là de «lapremièredécision interna- tionaleàeffets obligatoiresqui reconnaisse lesdroitsdes peuples tribaux auxressourcesnaturellessituées surleursterres, indiquant que lespeuples tribaux sont davantage semblables aux communautés indigènesqu’ils ne le sont aux autresminoritésethniques,linguistiques ou religieuses » 2.Un autre adit que «laCour aétendu la portéejuridique de sa protectionaux groupes cherchant àprotéger leursterresetleursressourcesancestrales, allant pour la première fois au-delàdes peuples indigènes pour étendre cette protectionàd’autresgroupes tribaux » 3. Mais la reconnaissance desMarrons du Surinameentantque «peuplestribaux »etdes peuples tribaux comme équivalant devant la loi aux groupes indigènesaétéentérinée par la Cour dès 1993 dans le juge- ment de Aloeboetoev.Suriname,etelle s’appuiesur l’usage par la Cour de la définitionénoncée dans l’article 1(1)(a)delaConventiondel’OIT n°169, un traité largement ratifié àtraversles Amériques et qui s’applique tant aux peuples indigènesqu’aux peuples tribaux 4.EtsilaCour n’afina-

1 Voir «Permanent Forum Hails General AssemblyAdoptionofIndigenous RightsDecla- ration. Pledges to Make it ‘a Living Document,’ as SeventhSession Concludes,»Dépar- tement de l’InformationPublique de l’ONU, 2mai 2008.Disponiblesur : http ://www.un.org/News/Press/docs/2008/hr4953.doc.htm 2 Lisl Brunner, The Rise of Peoples’Rightsinthe Americas :The Saramaka PeopleDeci- sion of theInter-American CourtofHuman Rights,ChineseJIL 7(2008),para. IV.11. 3 Dinah L. Shelton, HumanRightsand theEnvironment,Yearbook of International Environmental Law2007, Oxford University Press, 2008,pp. 163-172—pp. 168-169. Pour d’autrescommentairesjuridiques surl’affaire, voir, par exemple,James Harrison, International Law –Significant Environmental Cases 2007-08, Journal of Environ- mental Law20(2008) :475-481. ;Marcos A. Orellana, SaramakaPeople v. Suriname, AmericanJournal of International Law102(2008) :841-847. 4 Cetarticle définit lespeuplestribaux comme «peuplesauseindepays indépendantsdont lesconditions sociales, culturellesetéconomiques lesdistinguent d’autres segments de la communauténationale, et dont le statut estrégulépour tout ou partie par leurspropres coutumes ou traditions ou par des lois spéciales ou des règlements».Leconcept de l’OIT des peuples tribaux aété essentiellement développé dans le cadre du contexteasia- 258 PeupleSaramaka contre État du Suriname lement pas traité la questiondes droits territoriaux dans Aloeboetoev.Su- riname (bienqu’elle aitentendu surlesujet de nombreux témoignages), dans Moiwana Village v. Suriname elle traita spécifiquement desdroitsà la terreetaux ressourcesdes Marrons ndyuka, et lesadéfendus,fut-ce dans un contextepluslimité que dans Saramaka Peoplev.Suriname. De monpoint de vue, la portéegénéraledeladécision de la Cour en 2007 et de l’arrêt de 2008 statuantsur la demande d’interprétationqui lui estliée, est plutôt que, pour la première fois,laCour atenu comptedes droits communs (collectifs) d’un peuple, plutôt que de lesenvisager comme une simple agrégationd’individus ou comme une communautéou un village. Dans cette affaire,laCour aétabliledroit du peuplesaamaka à être reconnu comme possédant une identité légale collectivemalgré l’absenced’une telle possibilité dans la loisurinamienne actuelle.Deplus, la Cour adécidé pour la première fois du paiement de dommages et inté- rêts àunpeuple indigène ou tribal pour le dommage environnemental cau- sé par un État àson territoire et àses ressources. Dans sespropres remarques surlasignificationdujugement,Fergus Mackay asouligné la décisionsur le droitàl’autodétermination. Notant que «l’analysesous-jacenteaux décisions de la Cour ouvredenouveaux champs d’actionpar bien des aspects, »ilaccorde uneattentionspécifique àladécisiondelaCour selonlaquelle le peuplesaamaka possède le droit àl’autodétermination… Et que ce droitnepeut pas être restreintlorsdel’interprétationdes droits de propriété garantis par l’article 21 de la ConventionAméri- caine.(…)L’applicationdudroit àl’autodéterminationsoutient ainsiune interprétationdel’article21qui reconnaîtledroit des peuples indigèneset tribaux «à librement déterminer et jouirdeleur propre développement social,cultureletéconomique, qui inclut le droitàjouirdeleur relation spirituelle particulière avec le territoire qu’ils ont traditionnellement utili- sé et occupé ». En accordavec cela,laCour aordonné que la reconnais- sance des droits territoriaux du peuplesaamaka inclût la reconnaissance de « leur droitàgérer,distribuer et contrôlereffectivement ce terri- toire », en accordavec leursloiscoutumièresetleur systèmetraditionnel de propriété collectivedes terres » 1.

tique, en particulierpour traiterdes difficultés présumées en Asie pour établir le statut d’autochtone, une partie intégrantedeladéfinitiondes «peuplesautochtones ». Aux Amériques,cestatutsemble s’appliquer principalement aux Marrons tels que ceux du SurinameetdeGuyane,qui peuvent faire la preuve d’une différence significativeavec lespopulations qui lesentourent.Toutefois, le Brésil, la Colombie et l’Equateur appli- quent l’OIT 169 àcertains égards àquelquesgroupes d’Afro-descendants. 1 MacKay, Saramaka,pp. 27-28. Implications plus larges 259

Cesdroitsjuridiques nouvellement reconnusont potentiellement un largeimpact.Par exemple, dansledomaine des accordsinternationaux sur le changement climatique, lespeuplesindigènesettribaux −dont les terres comptent unepartsubstantielle des forêts encore vivantes de la pla- nète−pourraient devenirdes acteursimportants. On pourrait imaginer, par exemple, queles Saamaka (outout autre peupledont le territoire in- clut de grandes étendues de forêttropicale)pourraient être directement impliqués dans cessortesdeprogrammesderéductionetd’échange de carbone quisont actuellement en début de négociationautourduglobe. Le gouvernement du Guyana,par exemple, asigné un protocoled’accord avec la Norvège quifournira jusqu’à250 millions de dollars au cours des quelques années àvenir, en échange de la mise en œuvred’une stratégie de développement àfaibles émissions de carbone et de la conservationde ce quireste de forêttropicale 1.(Malheureusement,leGuyana n’apas cor- rectement consulté lesnombreux peuples indigènesdont lesterritoires traditionnelssont couverts par l’accord, ce quirend sonavenirincertain.) Entre-temps, le Surinameadéclaréque, plutôt que rechercher ce genre d’accordbilatéral(de nationànation),ilfavorisera le système des com- pensations multilatérales, selonleprogramme REDD, en raisonde«la manièredont le pays apréservéses forêts depuistant d’années » 2.Les décisions de la Cour une fois exécutées,les Saamaka ne pourraient-ils pas −enpartenariatavec une nationdonnée,comme la Norvège, ou uneorga- nisationinternationale−décider de préserver,par exemple, la partiela plus australe de leur territoire et recevoir pour ce faire des compensa- tions ? Le programme REDD des Nations Unies(Reducing Emissions from Deforestationand ForestDegradationinDevelopingCountries), au sein duquel estconceptualisél’accordentre la Norvège et le Guyana,est conçu pour attribuer une valeur financièreaucarbone stocké par lesforêtseten- courager lespays en voie de développement àréduire la déforestationet investir dans le développement durableetfaibleencarbone. L’idée estde réduire lesémissions de dioxyde de carbone résultant de la déforestation, émissions estimées àenviron20pour cent des émissions annuellesglo- bales de CO2.Lapage d’accueil du site du programme REDD proclame qu’«ilest prévu que lesfluxfinanciersdelapartduREDDpour la réduc- tiondes émissions de gaz àeffetdeserre pourraient atteindre30milliards de dollars US chaque année. Ce fluximportant de fonds dans le sens

1 Rolleiv Solholm,«Guyana and Norway to Protect Rain Forest,» NRK (Norwegian BroadcastingCorporation),12novembre2009. Le 26 mai2010, la Norvège signa un ac- cord similaire avec l’Indonésie pour une valeur d’un milliard de dollars US -voir http ://www.redd-monitor.org/2010/05/27/norway-and-indonesia-sign-us1-billion- forest-deal/ 2 Suriname zoekt multilaterale boscompensatie,deWareTijd,12novembre2009. 260 PeupleSaramaka contre État du Suriname

Nord-Sud pourrait récompenserune réductionsignificativedes émissions de gazetégalement soutenirunnouveaudéveloppement,favorableaux plus pauvres,aider àlaconservationdelabiodiversité et sécuriser lesser- vicesécosystémiques vitaux ». Mais en réalité,ilparaîtprobableque beaucoup de cette réductionpo- tentielle sera absorbée au sein des systèmes d’échange de crédits,permet- tant àdes sociétés,riches et principalement du Nord,decontinuer àpol- luer 1.Sans parlerque cesplans pour le commerceducarbone génère- raient des milliardsdedollars en directiondefonds spéculatifs,puisque lesmarchésdel’échange des droits d’émission de carbone sont construits surlemodèledes marchés de produits de baseetdes marchés boursiers, ce quin’a pas échappé àl’attentiondes gouvernementsdes paysduNord et leursamisdusecteur privé. Il estassezironique que le Suriname, qui depuisles années 1990 cherche si agressivement àvendre sesressources forestièresàdes multinationalesavides(et ce, en ne prêtantaucune atten- tionaux droits de sespopulations tribales), tenteaujourd’hui de se pro- mouvoircomme le plus grand défenseur de l’environnement de la planète, prêt àpréserver ses90% de surface de forêt(de nouveau, en ne prêtant aucunattentionaux droits de sespeuplestribaux).L’argent estroi 2. Le rôle possibledes peuples indigènesettribaux dansces évolutions semble énorme−mais àlaconditionque lesÉtats puissent être tenus comptables du genre de principes de droits humains que la Cour fitvaloir dans Saramaka Peoplev.Suriname,etqui sont plus généralement expri- mésdans la Déclarationdes Nations Uniessur lesdroits des peuples au- tochtones de 2007. Le problème, c’estque ce type de droits ne commence que depuispeu àêtre considérécomme faisant sérieusement partie de ce genred’accords 3.Mondialement, àcejour,les peuples indigènesettri- baux ont étépour la plupart exclus des débatsetdes accords portant sur

1 Pour une évaluationpessimistedes potentiels du mécanisme du REDD, d’un point de vue autochtone, voir Rebecca Sommer, «UNFCCC, COP15 :Indigenous Delegates at Cli- mate Conference ‘REDDNot Fixable NorReformable -Don’tGreenwash REDD,’» disponiblesur http ://www.huntingtonnews.net/columns/091210-sommer-columnsredd.html. 2 Et la stratégiesurinamienne de relations publiques semble elle aussipayer.D’après la San Francisco Chronicle «Ethical Traveler,ungroupe de défenseàbut non lucratif de Berkeley quiconseille lesvoyageurssur la manièred’utiliserlepouvoiréconomique pour renforcerles droits de l’homme et protéger l’environnement,»aajoutéleSuriname àsaliste exclusive pour l’année 2010, citant la «biodiversité intactedesaforêt tropicale et ses efforts sincères dansledomaine de la protectionenvironnementaleet l’écotourisme»-Spud Hilton, «Developing World's 10 Best Ethicaldestinations,»San FranciscoChronicle,Dimanche 3janvier 2010. 3 Voir Reportofthe Officeofthe UnitedNations High Commissioner forHuman Rightson therelationshipbetween climatechange and human rights.UNDoc. A/HRC/10/61, 15 janvier 2009, Para. 53 (expliquant la pertinence de la UNDRIPetune séried’autresins- trumentsinternationaux vis-à-visdes peuples autochtones et du changement climatique). Implications plus larges 261 l’atténuationduchangement climatique, avecdes conséquences parfois désastreuses surleur bien-être 1.Les discussions,àce jour,restent au seul niveaudes États-nations,excluant largement ces mêmespopulations qui habitent et possèdent légitimement unegrande partie de ressourcesfores- tièrescomptant parmi lesplusprécieuses au monde 2.

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L’importance de l’arrêt de la Cour pour les55000 Saamaka,les autres 65 000 Marrons du Suriname, et les18000 autochtonesque comptele pays estincontestable. Et sonimpact potentielpour lespeuplesindigènes ailleursdans l’hémisphèreapparaît tout aussi clairement.Maisson impor- tance pour lesautrespopulations pauvres,rurales,etnoiresaux Amé- riquesresteàélaborer au coursdeprochaines affaires. Un argument de type «peuplestribaux »aété employé, quis’appuyait surlaConventionn°169 de l’OIT (etson article 1appelant àl’auto- identification[conscience d’une identité indigène ou tribale]), pour quelques «communautés ruralesnoires» au Brésil, en Colombie et en Equateur 3.Mais, àmon avis,onnepeutallerjusqu’àprétendreque la

1 Parexemple, le Comité pour l’éliminationdeladiscriminationracialeaexaminélecas d’unemesure d’atténuationduchangement climatique qui avait étéproposée et exprimé uneprofonde inquiétude quant aux menaces que celle-ciconstituepourles droits des peuples autochtones àposséder leursterresetjouirdeleur culture (Concluding observa- tions of theCommitteeonthe EliminationofRacial Discrimination: Indonesia.UN Doc. CERD/C/IDN/CO/3, para. 17). 2 La VSGetl’Associationdes chefs de villages autochtones du Surinames’emploient acti- vement àchangercette situationet, en 2009,présentèrent des lettresaux ministères con- cernés de même qu’àlaBanque Mondiale, par lesquellesils protestaient contre le fait que lesnégociations du Surinameavec la Banque et d’autresagences surlaquestiondu FCPF avaient étémenées sans qu’ilsaient étéconsultés, ajoutant qu’ellesconstituaient uneviolationdujugement de 2007 de la Cour.(La demande du Surinameauprès du FCPF,expliquaient-ils, prenait pour acquisque l’Étatpossédaittoutes lesforêtsetavait presqueété rédigée comme si le jugement de 2007 n’avait jamais existé.) 3 Bien quel’analogieavec lesSaamaka, en particulieràtraversl’utilisationdecitations tirées de monlivre LesPremiers Temps,apu être invoqué dans le cas d’affairesjudi- ciairesauBrésiloùilétait questionderemanescentes de quilombos (descendantsprésu- mésdes communautés marronnes historiques), je reste préoccupé,intellectuellement et moralement,decequi estfinalement un tour de passe-passe anthropologique motivépar l’altruisme –voirRichardPrice, ScrappingMaroon History :Brazil’s Promise, Suri- name’s Shame, NewWest Indian Guide72(1998) :233-255. (Voiraussi maintenant Vé- ronique Boyer, Uneforme d’africanisationauBrésil:Lesquilombolas entre recherche anthropologique et expertisepolitico-légale,Cahiersd’Etudes africaines L[2-3-4],198- 199 -200, pp. 707-730 [2010].) Lorsdemon propretémoignage devantlaCour,tant dansl’affaire Aloeboetoe que dans le cas présent,j’aiinsisté surlecaractèreunique de la relationhistorique et spirituelle unissantles Saamaka àleur territoire,etces arguments ontclairement influencé lesjugements. Resteàvoirsides argumentssimilairestiendront dans ces autrescas. 262 PeupleSaramaka contre État du Suriname plupartdes communautés ruralesnoiressont des «populations tribales »à partir du moment où ellesnepossèdent généralement pas de «caractéris- tiques sociales,culturellesetéconomiques (…)différant des autresseg- mentsdelacommunauténationale»,pas plus qu’ellesnese«réglemen- tent elles-mêmes, au moinsenpartie,selon leurspropres normes, cou- tumeset/outraditions »(c’estlàlecritèreutilisépar la Cour dans Sara- maka).Dans ce sens,l’argument «culturaliste »enpartie àlabasedela décisiondelaCour dans Saramaka −etqui étaitpleinement approprié aux besoins de ces Marrons et des autresMarrons du Suriname(qui for- ment clairement des groupes culturellement distinctsauseindel’État) − semblerait n’avoirqu’une applicationpluslimitéedans le cas de la plupart des communautés ruralesnoiresnon-autochtones des Amériques,telles que bien des remanecentes de quilombos,cherchantàobtenirdes droits surleursterritoirestraditionnels 1.Dans ces cas précis, il se pourrait bien que lesargumentspesant davantage surles motifs de la discrimination racialeetdel’inégalité soient nécessairespour diriger la Cour dans des orientations qui couvriront plus clairement lescommunautés rurales noiresàl’extérieur du Suriname. Dans l’arrêt Saramaka,laCour abien, à plusieursreprises, invoqué la Conventioninternationalesur l’élimination de la discriminationraciale, en interprétant le contenu de la Convention Américaine, et elle s’est référéeaux décisions et auxrapports du Comité pour l’éliminationdeladiscriminationracialeaumoins une douzainede fois.Maiselle n’apas encore directementabordé le sujetduracisme structurel du genre comme celui quiest tellement omniprésent en Amé- rique latine, et lesdécisions affectant lesdroitsdepropriété de trèsnom- breuses communautés de cethémisphèrepourraient bien dépendre d’argumentsplusfortement marquésdans cette direction. Dans une communicationprésentée àlaréunionduLASAàRiode Janeiro, en juin 2009, intitulée«Quand lesAfro-descendantsdevinrent des «peuples tribaux »:Le systèmeinteraméricainetles communautés ruralesnoires»,lejuriste ArielE.Dulitzky acritiqué la Cour dans Sara- maka pour avoir misl’accent,dans sesarguments, surcequ’il considère comme des critères«culturels »plutôtque raciaux.Maisl’idée d’un ar- gument «taille unique »qui conviendraitàtous lesAfro-descendantsdes

1 Je reconnaislacomplexité et la délicatesse politique qu’il yaàdéterminer ce que repré- sente,pour une communauté, le faitd’être considérée comme ayantune identité «tribale». Alorsqu’il s’agit, dans le cas des Saamaka (oud’autresMarronsduSuriname),d’unar- gument relativement facile àfaire valoir, pour des populations autochtones ne possédant plus en propreleur langue ou d’autresélémentsdiacritiques de différence culturelle,cela est plus difficile. Lescas impliquant des populations apparemment «assimilées »mais s’identifiant comme autochtones (qu’il s’agisse d’Amérindiens ou d’autrespopulations autochtones àtraverslemonde) ont cependant montré que la différence culturelle n’est qu’un critère pour décider de ce quiest «tribal »etpour la protectiondes droits qui en dépendent. Implications plus larges 263

Amériques,qui couvrent un spectre allant du président Barack Obamaaux Saamaka, dément la diversité des réalitéshistoriques et ethnographiques que cesdiversespopulations représentent.Jesuggèreraisque l’onrecoure aux argumentsles plus convaincants selonchaque situationhistorique ou ethnographique particulière,comme il aété fait dans Saramaka,etjevou- draisexprimer l’espoirque, àmesureque de nouveaux cas sont jugés par la Cour,des fissuresfiniront par apparaître dans lessystèmesderacisme structurel trèsrépandus que Dulitzky souhaite viser. En fait,dans le jugement de l’affaire Saramaka,laCour délibérasur une séried’argumentsallant au-delàd’une notionessentialisée de culture, incluantlarelationdistincteetincessantequi unitcepeupleetson terri- toire,qu’il continue de gérer pour tout ou en partie d’après sesnormes coutumières.D’unautre côté, on aeneffetassisté, dans certainsraison- nementsdelaCour,àl’émergence d’unetendance essentialiste trou- blante: si l’usage d’une ressource n’estpas «traditionnel », il n’estpas couvertpar lesloisdepropriété,detelle façon que, par exemple, l’État pourrait arguer que l’octroidepermisd’écotourismeenterritoire saamaka ne nécessite pas l’approbationdes Saamaka, l’écotourismen’étant pas une activité «traditionnelle ». Àl’audience, la Cour aparurejeter lesconsta- tations des témoinssaamaka selonlesquelleslaforêt leur appartiendrait «delacimedes arbres jusque sous leursracines lesplusprofondes », in- sistant plutôt surlanécessité pour lesSaamaka de démontrerleur utilisa- tiontraditionnelle de ressourcesparticulières(lesarbres, l’argiledes rives du fleuve,etainsi de suite)pour que ces usages soient pleinement proté- gés par l’arrêt.Ladépendance de la Cour,dans cette affaire,vis-à-vis de représentations occidentales de sens communsur ce qu’estla«tradition» me remetenmémoire sonincapacité,dans Aloeboetoe,àaccepter quela logique du systèmematrilinéaire puisse être compatible avec la «nature humaine»,ainsi qu’ilaétédiscutédans le chapitredécrivant cette affaire. Il semble utile de rappeler lestensionsfondamentales existant entre lesidéesqui sous-tendent lesaspectspertinentsdudroit international des droits de l’homme,etles idées actuellement développéesenanthropolo- gie 1.Lacatégorie de peuple«tribal », «indigène »ou«autochtone »(un

1 En fait, l’anthropologieetledroit relatifaux droits de l’homme ont connu quelques ten- sions depuislemémoirecontroversé écritpar Melville Herskovits au nomdel’American AnthropologicalAssociationetadressé àEleanorRoosevelt, présidentedelaCommis- sion des droits de l’Homme des Nations Unies, qui arguait«du droitdes hommesà vivreenfonctiondeleurs proprestraditions ». La Déclarationuniverselle des droits de l’Homme proclamaitune sériedevaleurs universelles(par exemple,l’égalité raciale, re- ligieuse, de genre) dont Herskovits,fidèleauprincipe de relativismecultureletfervent anti-impérialiste,pensaitqu’ellesneseprêtaientpas àune applicationtransculturelle. Lesanthropologuesdumilieudes années 1940,ayantàpeine derrière eux l’expérience du nazismeàpeine derrière eux,étaient partagés surces questions. (Pourune analyse 264 PeupleSaramaka contre État du Suriname peu comme la catégorie autrefois proéminentedepeuple«primitif »),qui formelabase desinstrumentsjuridiquesrelatifsaux droits de l’homme, porte avec elle un lourdbagage cultureldans l’espritdebiendes Occiden- taux éduqués, et parmi eux beaucoupdejuges,dejuristes, et de politi- ciens. Cethéritage commence avecl’idée même que cespeuples(ces Autres)partagent certaines caractéristiques qui lesrendent différentsde «nous »: par exemple,onrépète souvent qu’ils sont contraints par la «tradition»;que leursviessont pleines de mythes et de symbolisme ; que leurssociétés résistent au changement et sont gouvernéespar «la coutume»;qu’ils vivent horsdel’histoire,sont régispar le changement des saisons et vivent en parfaiteharmonieavec la nature−je vous laisse le soin d’ajouter le reste 1. Durant des décennies,anthropologues et historiens ont porté la cri- tique de cesidées, de sens communenOccident, qui essentialisent la «culture »(et les«cultures»)etqui mettent l’accent surla«tradition» comme étant le centre diacritique de l’authenticité culturelle.Comme Eric Hobsbawml’avaitreconnu en 1983,«Les‘traditions’ qui paraissent ou prétendent être anciennes sont souvent d’origineassezrécenteetparfois même inventées»2.Autrement dit, toutes lessociétés sont sujettesau changement et se construisent au fildutemps. Et comme l’anthropologue Eric Wolf nous le rappelaiten1982 : En transformant des noms [telle que «laculture »] en des choses, nous créonsdefaux modèles de la réalité.Endotant lesnations,les sociétés ou les culturesdequalitésappartenant àdes objets homogènessur leur bordinterne, bornésetdistinctifssur leur bordexterne, nous créons du monde un modèle semblableàune salle de billard mondiale, dans laquelle des entitésdérivent

plus approfondie, voirJerry Gershenhorn, Melville J. Herskovits and theRacial Politics of Knowledge,Lincoln, University of Nebraska Press, 2004, pp. 207-214.)Pour un exa- menplusgénéral des tensions entre discourssur lesdroitsdel’Homme et relativisme culturel, voirpar exempleJane K. Cowan, Marie-Bénédicte Dembour et RichardA.Wil- son(éds.), Culture and Rights: Anthropological Perspectives,Cambridge,Cambridge University Press, 2001,etLynda S. Bell, Andrew J. Nathan, et Ilan Peleg(éds), Negotia- ting Culture and HumanRights,New York,ColumbiaUniversity Press, 2001. 1 Sally Pricenoteque le discoursde2007 prononcé par le président de la France Nicolas Sarkozy àl’Université Cheikh Anta Diop àDakar, par lequel il expliquaitsaconception de la différence entre la civilisationeuropéenneetcelle de ses auditeurs, constitueun exemple typique d’un teldiscours –«Le dramedel’Afrique, c’estque l’homme africain n’est pas assez entré dans l’histoire.Lepaysan africain, qui depuisdes millénaires, vit avecles saisons,dontl’idéal de vieest d’être en harmonie avec la nature, ne connaît que l’éternel recommencement du tempsrythmépar la répétitionsans fin des mêmesgestes et desmêmes paroles. Dans cet imaginaire où tout recommence toujours, il n’yade placenipour l’aventurehumaine, ni pour l’idée de progrès».- voirson Au muséedes il- lusions :Lerendez-vous manqué du quai Branly,Paris, Denoël,2011, p. 278. 2 «Introduction: InventingTraditions,» dans Eric HobsbawmetTerence Ranger, The InventionofTradition,Cambridge, Cambridge University Press, 1983,pp. 1-14—p. 1. Implications plus larges 265

lesunes contre lesautrescomme autant de boules de billard dures et rondes. Ainsiildevient commode de classer le monde en différentes boules de cou- leurs. (…)L’habitude de traiterd’entitésnommées,tellesque lesIroquois, la Grèce, la Perse ou lesÉtats-Unis, comme des entitésfixes opposées lesunes aux autrespar unearchitectureinterne et desfrontièresexternes stables,inter- fère avec notre capacité àcomprendretant leursrencontresmutuellesque leursconfrontations 1. Wolf amontré comment,aucours du dix-neuvièmeetaudébut du vingtième siècle, lestermes«moderne »et«modernisation»en sont ve- nus àreprésenter un Occidentdémocratique, rationnel et sécularisé(les États-Unis,particulièrement), alorsque celuide«traditionnel »référaità «tous cesautresqui auraient àadopter cetidéalpourbénéficierd’une aide ». Et il suggèrequ’ «enfaisant équivaloirtraditionavec staseetab- sence de développement,[une telle conception] adéniéaux sociétés dési- gnées comme traditionnellestoutehistoire véritableetqui leur soit propre»2. Lesanthropologues qui au dix-neuvièmeetaudébutduvingtième siècleont centré leurstravaux surles coutumesetles traditions de sociétés de petite échelle,ont,plusrécemment,des décennies durant,régulière- ment souligné l’ouverture de cesmêmes sociétés et leursinteractions his- toriques,aussibienque l’importance chezellesduchangement et du dé- veloppement −comme il en va de toutesociété. Aujourd’hui lesanthropo- logues ne travaillent plus dans la logique binaire du «nous »et«eux », dans le cadreidéologique qui créa l’Occidentetses Autres,oudans ce que Michel-Rolph Trouillotappelaitle«créneau sauvage » 3.Comme le ditTrouillot:«Iln’y apas d’Autre,maisdes multitudes d’autresqui tous sont autrespour différentes raisons » 4. Unetelle tensionajouteunpoids particulieràl’avocat des droits de l’homme devant plaider en faveur des Saamaka devant la Cour Interamé- ricaine. Il devient nécessaire,aux fins de l’argumentation, d’accepter les multiplesfictions qui engendrèrent la catégorie de «peuplestribaux » 5.Et il devient tout aussi nécessaire de participer àuneffort pédagogique −à

1Eric R. Wolf, Europe and thePeople Without History,Berkeley, University of California Press, 1982, pp. 6-7. 2 Ibid., pp. 12-13. 3 Michel-Rolph Trouillot, Anthropology and theSavage Slot :The Poeticsand Politicsof Otherness,dans Richard Fox (éd.), Recapturing Anthropology :Working in thePresent, SantaFe, SARPress,1991, pp. 17-44. 4 Ibid., p. 39. 5 On peut,biensûr,rendre plus défendableintellectuellement cette catégorie globaleen mettant l’accent sur le colonialisme et d’autressimilitudes,historiques ou actuelles, d’inégalitésdepouvoir–autrement dit, la positionstructurelle similaire de cespopula- tions au seindes États-nations qui le abrite,plutôtque quelque similarité culturelleou tendancequ’ellessont censéesavoirencommun. 266 PeupleSaramaka contre État du Suriname l’endroitdes juges,etdel’État, qui sont susceptiblesdepartager certains stéréotypes surles peuples «tribaux »−en soulignant que cespeuples vivent (comme ils l’ont toujoursfait) pleinement dans l’histoire,qu’ils exercent leur propreorganisation, qu’ils embrassent (comme ils l’ont tou- joursfait) le changement,etqu’ils possèdent un haut degrédeconscience historique leur permettant de faire des choixnuancés quant aux orienta- tions que prendraleur société. En bref,ildevient nécessaire d’insister sur le fait qu’ «ils »sont,àtous égards, aussimodernes que «nous ». Ainsi qu’il devraitêtre clairàceux quiont àprésent lu la transcriptiondes té- moignagesdevantlaCour,lanécessité pratique qu’il yaàsoutenirl’idée qu’il existebienquelque chosequ’on appelle «peuplestribaux »et, si- multanément,àcritiquer l’héritage culturelqui le sous-tend,aengendré destensionsqu’il n’étaitpas toujoursfacile de dissiper,tant pour l’avocat que pour l’anthropologue apportant sontémoignage àtitre d’expert. Devant un telpublic,ilest nécessairedefaire comprendre qu’un Saa- maka parlant néerlandaisetportant un costume àl’occidentale pour allerà sontravaildeprincipal d’uneécoled’Amsterdam peuttoujoursêtre un Saamaka, tout comme un village surleHaut Surinamequi reçoitmainte- nantl’eau courante, et qui possède un groupe électrogène,unlodge pour touristestenuepar des Saamaka et uneégliseévangélique, reste un village saamaka. Comme le disait àl’audienceleCapitaineenchef Albert Abóikóni :«Même si vous vivezsur la lune »−vraisemblablement dans des conditions matériellestrèsdifférentes −«vous êtes toujoursunSaa- maka ». (Il auraitpuajouter,pour être plus précis,«si vous souhaiteztou- joursvous identifiercomme tel».) Pourl’instant,les Saamaka et leursvoisins marrons et indigènesvont devoirêtre vigilantsetprendredes initiatives pour s’assurer que le Suri- nameexécutel’arrêtde2007 (etl’arrêtinterprétatif de 2008).Les années àvenir vont être cruciales,sur le terrainauSuriname, pour dire si lesdé- cisions de la Cour àSan José ont eu, surles planslocaletinternational,les effets désirés. Lesleaderssaamaka, en négociant aveclegouvernement du Suriname, devront mettreenœuvretous leurstalentspolitiques et guer- riers, afin d’assurer que leur victoire juridique, abstraite,apporte àleur peuple, qui alongtemps souffert mais estimmensément fier et pleinde vie, lesbénéfices concretstant attendus. Mai2010 Deux visions de l’avenirdes Saramaka

Alorsque je terminaisl’éditionaméricaine de ce livre,enmai 2010, lesSaamaka se trouvaient face àdeux visions contrastées de leur avenir. La première,promulguée par le gouvernement àParamaribo, prévoitle «développement »etl’«intégration»comme étapes de leur rapide assi- milationàune populationnationaleharmonieuseetmulticulturelle,lar- gement mythique. (Leprésident Venetiaan continue de faire contraster unetelle «modernisation»et ce qu’il voitcomme une «régression »au tribalisme 1). La deuxième, que la décisiondelaCour et le militantisme du VSGont rendue possible, montre un peuplesaamaka s’autodéterminant,contrôlant sonterritoire et prenantles décisions ul- times surcequi s’y déroule. Récemment,Vinije Haabo,unSaamaka éduquévivant aux Pays-Bas, arépondulorsd’une interviewpar cette prophétie pessimiste: D’icivingt ans,iln’y aura quasiment plus d’habitantsd’originedans l’intérieur du Suriname. De multiplesgroupes sociaux de compositionmixte y vivront…Des Chinois, des Brésiliens,etd’autresétrangersqui ne sont là que pour extraire des matériaux brutsetpartir au plus vite.(…) Je m’attends àun exode [des Saamaka et des autreshabitantstraditionnelsdelaforêt]etnous verrons des ghettosdans lesgrandes villes, exactement comme en Afrique et [ailleurs] en Amérique du Sud 2. Sa prédictions’accorde aux dernières propositions du gouvernement pour l’intérieur.Ces dernières incluentmaintenantune routequi se pour- suit depuislevillage de Pókigoón (actuellement l’extrême suddelaroute reliant le territoire saamaka àParamaribo),longe versl’amont le fleuve Surinamejusqu’àsaconfluence avec le Gaánlío,puiscoupe versl’est en directionduTapanahoni et en amontdecefleuve àtraversleterritoire ndyuka, poursuivant verslesud jusqu’àcequ’il rejoigne le systèmeauto- routiernational du Brésil 3.Une telle routerendrait lesvillages (etlaforêt) desterritoiressaamaka et ndyuka facilement accessibles aux touristes, aux spéculateursterriens, aux mineurs, aux bûcheronsetautresétrangers. C’estpresque comme si l’intentiondugouvernement étaitdepasserau rouleaucompresseur lesdroitsdes Marrons et des peuples autochtones

1 Pourles références, voirplushaut «Développements sur le terrain». 2Vinije Haabo,«The Future,»dansThomas MeijerzuSchlochternetChristopher Cozier (eds.), Paramaribo Span,Amsterdam,KIT Publishers, 2010, p. 76. 3 Voir Pitouvan Dijck, «The IIRSA Guyana ShieldHub :The Case of Suriname, »2010. Disponiblesur :http ://www.cedla.uva.nl/30_research/PDF_files_research/suriname_ project/IIRSA.pdf. 268 PeupleSaramaka contre État du Suriname avantque la Cour ou qui que ce soit d’autre ne s’en rende compte, et de vider la forêtdeses habitantsactuelsafindepermettre un développement économique bénéficiant àl’État. La plupartdes projetsdugouvernement qui sont en coursignorent le jugement de la Cour et font comme si ce ju- gement n’avait jamais étérendu. Dans la deuxièmevision, lesSaamaka −tirant de leur culture,deleur spiritualité et de leur histoire de résistance,une forceconsidérable, et pre- nantappui surleur victoire devant la Cour −affirmeraient leur proprevi- sion du futur. Ils décideraient,après en avoirpesélepour et le contre, quelstypes de développement seraient entrepris surleur territoire et quels autresenseraient tenus éloignés.Dans cette vision, lesSaamaka reste- raient largementmaîtresdeleur destin,poursuivant la lutte commencée par leursancêtresilyatrois siècles.Leur relation aveclegouvernement deviendraitenfait(ainsique la considèrent déjàles Saamaka) celle de bien des peuples autochtones de par le monde, qui se considèrent comme des «nations »tout en reconnaissant (etils l’ont toujoursfait) qu’ils vi- vent au sein d’États-nations et doivent mainteniravec cesÉtats des rela- tions cordiales et de collaboration 1. LesSaamaka auront-ilslavolontécollectiveetles capacités d’organisationpour jouer la carte forte que la Cour leur aaccordée ?Ou vont-ils rejoindrelalongue liste des peuples devenues lesproverbiales «victimes du développement »? Lesprochaines années vont être déci- sives.

RichardPrice (Postface àl’éditionoriginale)

1 Deux courriers récentsduPeuplesaamaka soulignent des initiatives prises dans ce sens. Dans une lettre du Peuplesaamaka datée du 20 septembre 2010 et adressées au président du (IADB),signée par le gaamá,lecapitaineenchef Wazen, et Hugo Jabini, lesSaama- ka affirmaient «Nous prenons par conséquent cette opportunité de vous informer ànou- veauque le Peuple saamakarejette formellement et condamneleprojetSSDIetses con- séquences ». Et dans une résolution formelle faite par le Peuple saamaka, signée par le gaamá et le capitaineenchef Wazenle22septembre 2010,après énumérationd’une longue liste de raisons motivant leur décision, «LEPEUPLE SAAMAKA PARCON- SÉQUENT ET PARLAPRÉSENTE DÉCLARE ET DÉCIDE QUE : TheAmazon ConservationTeam Surinameoutoutepersonne luiétant associée est persona non grata en territoire saamaka;[et] Quelepeuple saamakaoutouteinstitutioncontrôléepar nous ne travaillera ni ne coopèrera ni n’auraaucune autre formederelationavecACT Suri- nameàpartir de ce jour ». Postface àl’éditionfrançaise

Lorsque l’onsetourne vers le passé en janvier de 2012, soit 18 mois après l’envoi àl’éditeur du manuscrit de l’éditionaméricaine de ce livre, il estdifficile de ne pas se sentir découragé par ce qui s’est produitdans l’intervalle.LeSurinamecontinue d’agir, pour l’essentiel, comme si le jugement SaramakaPeople vSuriname n’avait jamais eu lieu. Et malgré lesefforts persistantsetlapatience du peuplesaamaka et de leursrepré- sentantslégaux pour parveniràfaire exécuterl’arrêtpar l’État surinamien, trèspeu de mesures ont étéprisesdepuis. En juillet2010, Desi Bouterse −ancien dictateur,trafiquant de drogue et meurtrierprésumé de quinze opposantspolitiques en 1982 −aétéchoi- si par le Parlement pour être président du Suriname, après queson parti, le NDP,aemporté la majorité des voixaux élections de mai. Àcejour,son administrationnes’est pas démarquée des politiques de sonprédécesseur en ce qui touche aux Marrons et aux peuples autochtones.Enfait, elle s’appuiepour une bonne partsur le même personnel administratif et les mêmesorganisations impliqués depuisdes années dansces problèmes, et celavadeHans LimaPo au SSDI. Parmiles grandes questions qui concernentles Saamaka, lesautres peuples marrons et lespeuplesautochtones depuisl’investiture de Bou- terse, je citerais lesfaits suivants: -Endécembre2010, le président Bouterse annonçaitque sonadminis- trationavaitsigné aveclaChine un protocoled’accordde6milliardsde dollars US destinéàfinancer (entre autresmégaprojets) une voieferro- viaire et uneroutereliant ParamariboetManaus (Brésil) qui pénètrerait en pleincœurduterritoire saamaka. Aucunementionnefut faite de l’arrêt Saramaka People ou d’une quelconque consultationavecles représentants saamaka 1. -Enjanvier2011, Iamgolddéclaraqu’elle allait augmenter de façon substantielle sesinvestissementsauSuriname, avec l’intentiond’agrandir sa mine de Rosebel (située, selonles Saamaka, surleur territoire), en même tempsqu’elle annonçaitdes bénéfices recordpour le quatrième trimestre de la mine 2.Dans un communiqué séparé, la sociétéindiquait qu’elle aurait besoindebeaucoup plus d’énergiesupplémentaire et àbas

1 Surinameclinches dollars US 6B dealswith Chinese companies,»rédacteur en chef, 6 décembre 2010, Stabroek News. 2 «Iamgold vervijfvoudigt capaciteit Rosebel :Brokopondomijn stuwt recordkwartaal- productie », de Ware Tijd,20janvier 2011 ;voiraussi «Iamgold dichtbijuitbreiding Rosebel, »Eliézer Pross, de Ware Tijd,10mai 2011. 270 PeupleSaramaka contre État du Suriname prix pour remplir sesobjectifs de production. Pour cela,elle envisageait d’investir lourdementdans le projet Tapajai,qui prévoyait la construction d’un barrage surlefleuve Tapanahoni,enterritoire ndyuka (entraînant la submersion de nombreux villages). Seseaux seraient transportées le long de vastescanauxlelong de la Crique Jai, jusqu’en terresaamaka, pour être déversées dansleréservoir d’Afobaka où le niveaudel’eau inonde- rait de nouveaux villages saamaka —tout cela afin d’accroître la capacité hydroélectrique du barrage 1.Entre-temps, le gouvernement surinamien a signé un contratavec CNEC, une sociétébrésilienne de consultance en ingénierie,pour mener une étude de faisabilité pour ce qui estattendu comme un projet de plus d’un milliard de dollars US 2.Iln’y apas eu de consultationavec lesreprésentantsdes Saamaka (oudes Ndyuka). -Enfévrier2011, après sept mois de manifestations et d’assemblées desPaamaka contreles projetsdugouvernement d’exploiterl’oretla bauxite dans la région des MontagnesNassau, qu’ils considèrent comme faisantpartie de leur territoire traditionnel,suivisd’une rencontre pu- blique au coursdelaquelle le président Bouterse parla de la nécessité du «développement », Newmont Mining déclara avoir trouvé des gisements aurifères plus importantsqu’attendu et avoirl’intentiondecommencerses opérations conjointement avecAlcoa (Suralco) dès que lesnégociations aveclegouvernement seraient terminées.Malgréladéclarationunanime des chefs marrons et autochtones,selon laquelle la questiondes droits fonciers devait être préalablement réglée pour qu’ils puissent répondre aux propositions du gouvernement concernant Newmont,legouverne- ment accélèra sesnégociations aveclamultinationaleaurifère 3.Ensep- tembre 2011, Newmont fitl’annonce qu’elle avaittrouvé dans la région deux fois plus d’or qu’elle ne l’avaitimaginé et qu’elle allait créer deux mines,l’une àcôtédel’autre,pourune somme d’un milliard de dol- lars US environ 4.

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Le 2septembre2010, ayant bénéficié de plusieursdélaisaccordés grâceaux élections législatives puis aux présidentiellesqui se déroulaient au Suriname, lesreprésentantsdel’État, lesSaamaka et la Commission

1 Iamgoldwil investeren in Tapajai, de Ware Tijd,21mars2011 2 Tapajaiprojectkomttoch. Intensieve voorlichtingscampagne in voorbereiding,Isaak Poetisi, de Ware Tijd,30octobre 2010. 3 « Paramaccanerseisen herziening Newmont-deal »Isaak Poetisi, de Ware Tijd,17juillet 2010 ; Aanpak grondenrechten volgt na goudsector, IvanCairo,deWare Tijd,19février 2011 ; Newmont Finds More Gold in Suriname, rédacteur en chef, 27 février2011, Sta- broek News. 4 Newmont wilverdubbelinggoudoperatie, Eliézer Pross, de Ware Tijd,6octobre2011. Postface àl’éditionfrançaise 271 interaméricaine se rencontrèrent finalement àlademandedelaCour pour une audienceàhuisclosàSanJosé, CostaRica, afin de suivre lesprogrès (ouplutôtleur absence) dansl’exécutiondel’arrêtdelaCour de 2007 1. Le représentant du Surinameparla le premier, vantant ce qu’il clamait être une conformité globaleàl’arrêt,indiquant que des consultations sur lesréformeslégislatives avaient eu lieu, l’État ayantàprésent décidé d’adopter «une approche intégrée des droits fonciers».Quantàla situa- tionjuridique des autoritésautochtones,déclara-t-il, «des études sont en cours de réalisation».Concernant la démarcationdes terressaamaka, il déclara que le gouvernement du Surinamelaconsidéraitcomme une prio- ritédeson agenda. «Toutefois»continuait-il, «celaest complexeparce qu’il yadifférentes communautés tribales et indigènes».Deplus, «le gouvernement apour priorité de trouver une solutionàlaquestiondes droits fonciers».Puislereprésentant du Surinamefit l’élogeduprojet SSDIetdel’expertisecartographique d’Amazon ConservationTeam,sur laquelle le gouvernement s’appuie. Il exprimasurpriseetdéceptionque lesSaamaka (la VSG) aient rejeté ces efforts, concluantenfin que la VSG avaitété «non coopérative »avec le gouvernement «depuis le début ». Hugo Jabini prit ensuite la paroleaunom de la VSG:«Legaamá, lescapitaines et la VSGm’ont chargédedire qu’ils étaient trèsdéçus de la réponseapportéeàl’arrêtpar l’État du Suriname. Tout d’abord, nous reconnaissons qu’il apayé nosfrais [pour le litigeantérieur]. Mais nous n’avons vu aucun signe qui montrerait que le gouvernement achangé sa façon de traiterles Saamaka. (…)Nous avons constaté l’absence de mise en applicationdel’arrêt.L’Étatn’a rienfaitenfaveur de la reconnais- sance de nos droits.(…) La routed’Afobaka aété «améliorée»,traver- sant notre territoire sans que notre peupleait étéconsulté.(…) Le gouver- nement n’arienfaitdeplusencequi concerne l’arrêt.Enfait, nous avons appris que l’État avaitattribué au moinssix nouvellesconcessions mi- nières et forestièressur notre territoire depuisque l’arrêt aété prononcé ». Fergus MacKay, le représentant légal des Saamaka,pritlasuite,met- tant l’accent surcequ’il appela«la profondeur de la déceptiondes Saa- maka et d’autrespersonnes face àl’absencetotaled’efforts de la partde l’État pour mettre l’arrêt àexécution».«Nous ne voyons aucun change- ment dans l’attitude de l’État, »ajouta-t-il. «Ceque l’Étatcontinue de dire aux Saamaka, c’est«Vous n’avezaucun droit».L’Étatleur dit« C’esttropcompliqué »(…) Nous ne pensons pas que l’État aitledroit de décider quand et comment il va appliquer l’arrêt,poursuivant un «règle- ment national »ou«une approche intégrée »endépitdes ordonnances

1 Lesparagraphes suivantsqui traitent de l’audiences’appuient surunenregistrement au- diofourni par la Cour. 272 PeupleSaramaka contre État du Suriname spécifiques délivrées par la Cour ». Soulignant le fait que l’Étatcontinue d’ignorer l’arrêt,MacKay suggéraque lesreprésentantsdes Saamaka et ceux de l’Étatseréunissent ce même soir-là afin de discuter des démarca- tions des terres et de l’octroiincessant par l’État de concessions minières et forestièresenterritoire saamaka, en violationdel’arrêt. «Pourrions- nous aujourd’hui,ences lieux, nous asseoiravec l’État àlatabledes né- gociations et définir une sériedemesures quiseraient prises dès àprésent et quelaCour pourrait garantir ?(…) La Cour devraitprésenter àl’État des ordonnances trèsspécifiques par lesquellescommencerlamiseen œuvredel’arrêt». Parune brève séried’observations,lereprésentant de la Commission déclaraque «Nous nous réjouissons de ce que l’État dise souhaiterexécu- terl’arrêt, »maisildemandaalors ostensiblement :«Mais quellesdé- marches spécifiquesa-t-ill’intentiondeprendre?» Lorsque le président de la Cour interrogea surcepoint l’État,son re- présentant invoqua ànouveaulanécessité d’agirprudemment dans ces domaines complexes, et souligna la nécessité d’un dialogue. L’État réitéra également qu’il pensaitque le gaamá ainsi queles capitaines et lesad- joints aux chefsétaient lesuniques interlocuteurslégauxdes Saamaka et que la VSGs’appuyaitsur un concept «occidental»et n’étaitdecefait pas pertinente. «Lorsque nous parlons de «consultation»,nous n’entendonspas qu’elleconcernelaVSG !»Aprèsavoirajoutéque «la SSDInous sera d’un grand secours, »lereprésentant conclut que«l’État entend se conformer àl’arrêt ». Le président voulut connaître le sentiment de Fergus.«La Cour asta- tuéque, tant que l’Étatn’aurapas démarquéleterritoire saamaka, il ne pourra rienyentreprendre. L’asphaltage de la routed’Afobaka,decefait, constituedéjàune violation. Et lessix,oudavantage,nouvellesconces- sions minières sont aussi une violation. Il n’yaeuniconsultation, ni con- sentement».Quant àqui estqualifié pour représenter lesSaamaka, «tous lescapitaines sans exceptiondemêmeque le gaamá font partiedelaVSG et en ontinformé l’Étatdans unelettre signée par le gaamá :LaVSG est leur représentant.Demême, l’Associationdes ChefsAutochtones arejeté la SSDI. Le président de la SSDIest l’undes avocatsayant représenté l’État devant la Cour [dans l’affaire Saramaka PeoplevSuriname]. Cette personne adéclarédevantles Nations Uniesque l’arrêt rendu étaittout simplement une erreur.(…) Lesexcusesque l’État aformulées ne tien- nent pas la route. La Cour avaitordonné que l’onrévise la situationdes concessions existantes.L’Étatn’a jamais fait cela, ycompris concernant la mine d’Iamgoldenterritoire saamaka ». Postface àl’éditionfrançaise 273

Ànouveau, le représentant de la Commission futbrefetsans am- bages:«Toutesolutionintégraledoitcommencerpar uneconsultation, mais il n’yenaeuaucune. Comment l’État peut-ilcontinuer àdistribuer des concessions en territoire saamaka ?Quellesactions concrètesl’Étata- t-il misesenœuvrepour exécuter l’arrêt ?» L’audience àhuisclosprit fin au milieud’échanges acérés entre les juges,particulièrement entre la juge Margarette MayMacauley, de la Ja- maïque, et le représentant de l’État.Interrogé surles nouvellesconces- sions minières et forestièresattribuéespar l’État en territoire saamaka en violationflagranteavec l’arrêt, l’État réponditn’avoir«aucuneinforma- tionàcesujet ». En réponseàpourquoi aucune démarcationdes terres n’avait étéfaite,l’Étatrépondit :«Nous dépendons du SSDI et celaprend du temps. C’estpourquoi la chose estsidifficile.Nous n’avons pas de procédureindiquant comment mener une consultationaveclegouverne- ment tribal.Onnesaitpas clairement qui consulter, ni comment s’obtient le consensus.» Quand le juge Macauley dit:«Jenecomprends pas ce que vous entendez lorsque vous ditesque l’Étatn’a pas d’expérience dans ce genrededomaine [lesquestions tribales]»,l’Étatrépondit :«Nous n’avons pas d’experts en questions tribales.Qui devraitêtre consulté,le capitaineoulegaamá dans telcas particulier? (…)Quellessont les normes?Cela peut différerd’ungroupe àl’autre,d’une tribuàune autre tribu. C’estunproblèmepour nous ». Le juge Macauley poursuivit :«Les représentants, la VSG, ont déclaré être lesreprésentantsdupeuple saama- ka. Mais l’État ne leur apas fournid’identité juridique. Avez-vous reçu la lettre indiquant qui représenteles Saamaka ?»Le représentant de l’État réponditavec irritation: «Entant queMarron[Ndyuka],jeconnaisle système… »«Ne ditespas ça !Neditespas ça !» interrompitlejuge Macauley. «Vous devezvous occuper de l’arrêt de la Cour.LaVSG vous ainformé qu’ils étaient lesreprésentants».L’Étatrépondit àvoixbasse : «Nous ne reconnaissons pas la VSG». Fergus interrompitpour remarquer que «LaCour adéclaréque c’était au peuplesaamaka de dire qui lesreprésentait. Pourquoi avons-nous la même conversationtrois ans après !LaCour aégalement demandé des dommages moraux pour lessouffrancessubies par lesSaamaka. Cela est àprésent amplifié.Pourquoi avons-nous encorecette discussion ?» Le président reprit alorslaparole, demandant aux partiesdefournirà la Cour lespreuves,«au plus tard le 20 septembre[2010],» des diffé- rentes concessions récentes qui auraient étéaccordées par l’État.Etilen- joignitles partiesàse réunirlesoirmêmepour poursuivre cette discus- sion de manièreinformelle, comme Fergus l’avaitsuggéré, ce qui ne se produisitenfaitjamais. *** 274 PeupleSaramaka contre État du Suriname

Depuisl’audiencedeseptembre2010, lesSaamaka sont restésvigi- lants. Ilsdonnèrent immédiatement suite avec deuxlettres, dont l’une était adresséeauprésidentdelaBanque Interaméricaine de Développement, signée par la VSG(mais aussilegaamá), et l’autre signée de Fergus MacKay et envoyéeàlaCour 1. La lettre de huitpages quelaVSG adressa àlaBanque rappelle àcette dernièreses obligations,selon sa politique de 2006 relative aux peuples autchtones,derespecter lesordonnances de la Cour et elle spécifie avec beaucoupdedétails lesdifférentsprojets que la banque sponsorise(ou envisage de sponsoriser)ignorant ou violantl’arrêtdelaCour dans le cadredel’affaire Saramaka People. La lettre de Fergus àlaCour,enplusdepasserenrevueles questions examinées lors de l’audiencedumoisdeseptembre, fait observer que, «selon le recensement national le plus récent,les peuples autochtones et tribaux du Surinameconstituent environ20pour cent de la populationsu- rinamienne. Par conséquent,encontinuant d’ignorer lesdécisions rendues par la Cour dans l’affaire Saamaka People,leSurinameperpétue inten- tionnellement une discriminationinstitutionnalisée, systématique et mas- sive àl’encontre d’un citoyen surcinq, surlaseulebasedela«race »ou de l’ethnicité ». La lettre documenteégalement la plainteélevée par les Saamaka selonlaquelle le gouvernement acontinué d’accorder des con- cessions minières et forestières. Elle pointe, par exemple,«une vaste con- cession forestière (etlepermisdecette concession figureci-joint, en An- nexe C) ». La lettre de MacKay poursuit : D’après le permis, la concession aété accordée àune sociéténommée N.V. Kayserbergetcouvre49900 hectares(consistant en divers blocs de concession, 707a, 707d et 708, et connue actuellement sous le nom de «ter- rain n° B001 »).Cette sociétéest la filiale d’une sociétémalo-indonésienne et figureparmi d’autressociétés de façade détentrices d’unesérie de concessions d’exploitationdeboisauSuriname, toutes situées en territoiresautochtone et tribal et toutes accordéesrécemment.(…) Lesreprésentantsdes victimes ici présentes confirment quelaconcession de la N.V. Kayserbergest bien située en territoire saamaka,cequi estégalement attestédans unelettre du Commis- saire de District,unfonctionnaire local,jointeaupermis(…). Cette concession contrevient en outre et àpremièrevue àaumoins cinq ordonnances de la Cour,etest une violationflagrantedes termes et même de l’espritfondamental du jugement.Pour lesSaamaka, la chose

1 Lettre de Fergus MacKay adresséeàPabloSaavedra-Alessandri, Secrétaire,Cour Inte- raméricainedes Droits de l’Homme,datée du 20 Septembre 2010 ;Lettre du GaamáBel- fonAboikoni,duCapitaineenChef Wazen Eduard, et de S. Hugo Jabini àMr. Luis Al- berto Moreno, Président de la Banque InteraméricainedeDéveloppement,datée du 20 Septembre2010. Postface àl’éditionfrançaise 275 est profondémentpréoccupanteetconstitueunrappel massifque l’État ne lestraitepas,eux et leursdroits, de manièrerespectueuse et appropriée. En fait,ils considèrent être revenus là où ils avaient commencé,avant que la Cour ne rende sonjugement. La lettre de Fergus,longue de neuf pagesetdétaillant le non-respect de l’Étatenverspresque chaque aspectdel’arrêt dansl’affaire Saramaka People,setermine, ànouveau, par la demande «que la Cour prenne toutes lesnouvellesdécisions pouvant être requisesafind’amener le Suri- nameàrespecter sesobligations au titre de la ConventionAméricaine des Droits de l’Homme et,plusspécifiquement,del’arrêtrendupar la Cour dans l’affaire Saamaka People». L’année écouléeatoutefoisenregistré quelques évolutions positives. En novembre2010, la Cour aémisune séried’ordonnances quiconcer- nent la mise en applicationdel’affaire Village of Moiwana,interpellant sévèrementleSurinamepour n’avoirpas enquêtésur le crimeinitialni amené lescoupables devant la justice, ainsi quepourdifférentes omis- sions supplémentaires. En mars 2011, JamesAnaya, le Rapporteur Spécial des Nations Uniessur lesdroitsetles libertésfondamentales des peuples autochtones,fit une brève visite au Surinameaucours de laquelle il ren- contra leslégislateursetproposaune législationspécifique qui amènerait le Surinameàseconformeràl’arrêt Saramaka comme àd’autresdéve- loppementsrécentsdudroit international des droits humains.(Àcejour, le Surinamen’a donné aucune suite àces propositions,mêmes’ilaaccep- té lesrecommendations des autresÉtats,lorsdelasession de septembre 2011 du Conseildes Droits de l’Homme de l’ONU, selonlesquellesle Surinamedevraitpoursuivre sa coopérationtechnique avecleRapporteur Spécial). Et,enjuillet2011,legouvernement annonçaqu’il allait tenir une conférence surlaquestiongénérale des droits fonciersenoctobrede la même année, après avoir repoussé la dateinitialement prévue de juin 2011. Au mois d’août,FergusMacKay, introduisait une demande àlaCour, longue de neuf pagesetaunom desSaamaka, décrivant unenouvelle fois le non-respect continué de l’ÉtatduSurinameenversl’arrêtdelaCour de 2007. En plus des violations de l’arrêt déjàdécrites(et dont aucune n’avaitété réglée), la lettre fait état d’un certain nombred’autres, plus ré- centes,parmi lesquellessetrouve un titre foncier délivré en juillet2010 en territoire saamaka, àmoins de 100 mètres du village de Nieuw Aurora, «aubénéfice d’un proched’unancien ministre du gouvernement au nom d’une sociétéprivée, AnaulaNatureResortN.V., (…)accordé danslebut d’yétablir une stationtouristique, »qui «représenteune expropriation internationalement illégitimedes terres saamakaenfaveurd’unnon Saa- maka, sans aucune procédurerégulière et sans égard aucunenversles 276 PeupleSaramaka contre État du Suriname droits de propriété des Saamaka ainsiqu’exposés dans l’arrêt de la Cour » (voirwww.anaulanatureresort.com). Et la lettrefaitclairement ressortir que l’Étatnes’est toujourspas conforméàl’arrêtde2007 pour ce quiest de la démarcationduterritoire saamaka ou du changement des lois natio- nales en vue de reconnaître le peuplesaamaka 1. Un certain nombred’évènementstroublantsetdedéclarations inquié- tantes ont marqué lesderniersmoisdel’année 2011. Le 22 septembre, le ministre de la JusticeduSurinamefit une déclarationqui eut l’effet d’une bombe, écrivant àl’Examen périodique universelduConseildes Droits de l’Homme des Nations Uniesque l’État ne pouvaitaccepter lesrecom- mandations émanant d’autresÉtats visant àlefaire se conformer àladéci- sion de la Cour Interaméricaine des Droits de l’Homme relative au juge- ment rendu dans Saramaka Peoplev.Suriname 2. Le mois suivant,lacon- férencetantattendue,tenue parlegouvernementsurinamiensur la ques- tiondes droits fonciersles 21 et 22 octobre,laissa lesreprésentantsdes Marrons et desPeuples Autochtonestotalementfrustrés, le président Bou- terseayant adoptéune attitude provocatriceendéclarant queledévelop- pement du pays devait être la priorité,etlaplupartdes politiciens de la ville qui se trouvaient dans l’assistance demandant pourquoi tant d’attentionétait accordée aux problèmesfonciersdegens quivivaient dansl’intérieur lorsqu’ils avaient àrésoudreces mêmesproblèmes pour leurspropres électeursdulittoral. En plus de cela,lenouveauplanquin- quennal approuvé par l’AssembléeNationaleincluaitl’exécutiondupro- jetTapajai,qui allait barrerlefleuve Tapanahoni,détourner seseaux vers le réservoird’Afobaka et noyer de nombreux villages ndyuka et saamaka, de même qu’un projet de barrage surleGrankiiki(en territoire ndyuka) pour fournirenélectricité lesénormesprojets miniersentrain d’être dé- ployés en territoire paamaka par Newmont Mining (or) et Alcoa (bauxite) 3.Ilsembleque le gouvernement adécidé de faire fi non seule- ment de l’arrêt de la Cour dans l’affaire Saramaka,maisplusgénérale- ment des droits des peuples marrons et autochtones,aumoins lorsque ceux-ciinterfèrent dans lesprojets de l’État en matière de développement. Le Peuple Saramaka atentéderéagiràcette situation, en adressant,le30

1Lettre de Fergus MacKay àPabloSaavedra-Alessandri, secrétaire de la Cour Interaméri- caine des Droits de l’Homme,datée 26 août2011. 2 On pourra consulterlerapport adressé par l’État au Conseildes Droits de l’Homme (UN Doc. A/HRC/WG.6/11/SUR/1, 16 February2011) àl’adresse suivante :http://daccess- dds-ny.un.org/doc/UNDOC/GEN/G11/107/32/PDF/G1110732.pdf?OpenElement.Pour des informations surles peuples autochtones et tribaux,voirles paragraphes 127-131 ; lesinformations traitant particulièrement du jugement SaramakaPeople se trouvent aux paragraphes 129-130.Voiraussi le paragraphe 140. 3 Voir par exemple de Ware Tijd,«Binnenlandbewonershuiverig over nieuwehydropro- jecten », 30 Novembre2011. La France adonné sonaccord de principe pour racheter, pour ses besoinsenGuyane,l’excédent d’électricité produitpar le projet Tapajai. Postface àl’éditionfrançaise 277 septembre, une longue lettre àlaCour soulignant cesrécentsdéveloppe- mentsetrequérant de la Cour qu’elle émette de nouvellesordonnances. Le 21 décembre2011, le secrétaire de la Cour donna notification, au Peuple Saramaka,àla Commission Interaméricaine des Droits de l’Homme et àl’ÉtatduSuriname, de l’arrêt rendu par la Cour le 23 no- vembredans l’affaire Saramaka Peoplev.Suriname.Cedocument de 18 pagesrappelle l’histoire de l’affaire,lejugement et lesdépositions àla Cour postérieures au jugement de 2007. Ses conclusions ordonnent à l’État de soumettre pour le 30 mars 2012 au plus tard «unrapportdétaillé des mesures qu’il entreprend pour se conformer aux réparations demeu- rées en attente, de même que lesdélaisrequis par l’arrêt » 1.Decefait, poursuit l’arrêt,l’Étatdoitproduire tous lestrois mois un rapportdes pro- grès accomplis par luidans la mise en œuvredujugement.Enplusdece- la,laCour convoquera àune audienceprivée lesdifférentes parties(les Saramaka,laCIDHetl’État) en 2012,àune dateencoreindéterminée, afin de considérer l’actionqui reste àmener. Au début du mois d’avril 2012, alorsque ce livre étaitsous presse, l’AssembléeNationaleduSuriname, dominée par le parti du Président au pouvoirDesiBouterse,adoptaune loiaccordantl’amnistie àBouterse et sescollaborateurspour l’ensembledes crimes commis«en défensede l’État »durant la période de dictaturemilitaire débutée en 1980. Desor- ganisations internationales (la Commission interaméricaine des droits de l’Homme,laCommission des droits de l’Homme des Nations Unies, Am- nesty International et d’autres), de même que des pays concernés tels les Pays-Bas (qui votèrent la suspension de l’aideaudéveloppement accordée au Suriname),condamnèrent immédiatement cette loipuisque, selonle droitinternational,aucune amnistie ne sauraits’étendreaux crimes contre l’humanité ou aux violations gravesdes droits de la personne. L'avenir des Marrons et des peuples autochtones du Surinamesemble continuer àoscillerentre espoir et désespoir. Le verre est-il àmoitié plein, ou àmoitié vide ?

1 Parmiles différentes mesures ordonnéespar la Cour et auxquellesl’Étatn’a pas encore satisfait, la Cour mentionne la délimitation, la démarcationetl’octroiauSaamaka d’un titre collectif àleur territoire ;l’octroiaupeuplesaamaka d’une reconnaissance légalede leur capacité juridique collective(une personnalité légale) ;leretrait ou la révision des provisions légales empêchant la protectiondelapropriété collectivedes Saamaka ; l’adoptiondemesures législatives, administratives et autres,assurant le droitdes Saama- ka àêtre effectivementconsultésetdonner ou retirerleur consentement préalable, libre et éclairé aux projetsdedéveloppement susceptibles d’avoir un impactsur leur territoire.

Le livre de Richard Pricevupar l’IRD

PourlacommunautédechercheursenSciences sociales de l’IRD et donc pour le Département Sociétés,«Peuple Saramaka contre État du Su- riname. Combat pour la forêtetles droits de l’homme»est exemplaire à bien des égardsdes ambitions de nos recherches et des attitudes quiles sous-tendent.Enpremier lieu, dans un organismederecherche soucieux de l’applicationdeses travaux, de leursretombées, nous avons, avec le textedeRichardPrice, uneexigencequi prolonge cetobjectif.Celle de penser et de développer une recherche impliquée et,mesemble-t-il, qui le sera parce qu’elle auraété appliquée.End’autrestermesc’est parce que l’onpressent uneforme d’ «utilité »delarecherche –avec modestie, dans le registre d’avancéedelaconnaissance,detransfert de savoirs et d’idées,d’améliorationdesituations –que l’investissement du chercheur, sonimplication, prend tout sonsens. Lesinterrogations sont alorsles mêmes: comment transformer l’existant ?Comment agirpour,sans se substituer à?Àcette communautédequestionnementss’ajouteune singu- larité de la démarche. De l’applicationàl’implicationsedonne àvoirla dimensionpolitique de l’engagement qui,descientifique, devient citoyen. C’estsans nuldoutecequi caractériseladémarche de RichardPrice, qui explique et essaye de comprendre, tout en témoignant et défendant –ce que vivent lesSaamaka, en situationdespoliationdeterresauSuriname. Engagement qui n’estpas sans rappeler celuisuscité,sur un tout autre su- jet, par lesinégalitésd’accès auxtraitementsdusidaprovoquées, dans les pays du Sud, par lespolitiques des grands laboratoirespharmaceutiques. Argumentairesscientifiques (ilest coûteux de ne pas traiter, économiquement irrationnel et sociologiquement risqué de faire payerles traitements) et «plaidoyers» politiquesvont de pair pour bousculerles idées reçues, et surtout,provoquer des remisesencause. Cetouvrage estaussi remarquablecar il offre une nouvelle lecturede questions au cœur de préoccupations de recherche de nombre de sciences sociales àl’IRD. Je penseici aux questions poséespar l’accès àlaterre et àlacitoyenneté (ici, des descendantsd’esclaves). Desthématiques de re- cherche travaillées depuisdenombreuses années àl’IRD, dans diverscon- textes en Afrique, en OcéanieetenAmérique latineetqui s’insèrent,plus largement,dans un champ de réflexion surlaquestiondes frontièresque l’IRD souhaite appuyer,ces recherches étant menéesaucroisement de regards disciplinaires− géographie, sociologie,anthropologie, économie ou encorehistoire. 280 PeupleSaramaka contre État du Suriname

Enfin je conclurai ce bref propos en me félicitant,d’une part, que ce livre puisse inaugurer unenouvelle collaborationentre lesEditions de l’IRD et Karthala, entre le CNRS et l’IRD,àtraverslacollection“Esclav- ages” du CIRESC, et,d’autre part, qu’il consolideles basesd’unréseau de recherche surlaquestiondel’esclavage,entre le CNRS et l’IRD.

Laurent Vidal, Directeur du département Sociétédel’IRD Bibliographiedes ouvragescités

Je présenteici la liste de tous leslivresetarticles citésennotes de finde page.Les références des documents−des Nations Unies, du CIDH,del’Or- ganisationdes Étatsaméricains, etc. −déjàcitésdans lesnotes ne sont pas répé- tées ici.

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Crédits photographiques

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Photos provenantdes livres p. 12, 13 :John GabrielStedman, NarrativeofaFive YearsExpeditionAgainst theRevoltedNegroes of Surinam,nouvellement transcrit du manuscrit original de 1790,avec une introductionetdes notes de RichardPriceetSally Price, 1988, Baltimore, Johns Hopkins University Press, p. 105 et 403. p. 25 :Willemvan de Poll, Suriname:Eenfotoreportage van land en volk (La Haye :W.van Hoeve, 1959). p. 38 :John WalshetRobertGannon, Time is Shortand theWater Rises (New York :E.P.Dutton, 1967),p.30. p. 40 :O.J.R.Jozefzoon, De Saramaccaansewereld (Paramaribo:Varekamp, 1959),p.28.

Photographe inconnu p. 145:reproduite avec l’aimableautorisationdeMoesoelaAmimba. p. 125:cette image peutêtre de Peter Poolemaisiln’enest pas certain.L’image, datée de 2000,porte sonnom àhttp ://treesnotgunns.org/fileadmin /materials/old_growth/trees_not_gunns/Legal_Forest_Destruction_-_February_ 2006.pdf

Table des matières

Remerciements5 Préface 7 DesAfricains découvrentl’Amérique 9 La terre, lesesprits,lepouvoir 11 La terre,l’eau, le ciel 35 Le barrage d’Afobaka 37 DesfuséesàKourou 51 Souverainetéetterritoire65 L’incursion àAtjòni 67 Le massacredeMoiwana 97 Lesarbres119 Retour àlarésistance131 Premièresprotestations 133 Lesdéprédations continuent 153 Jourdujugement 167 Actesdeprocédure préalables àl’audience169 L’audience 177 Le jugement 231 American Dreams243 Récentsdéveloppementssur le terrain245 Implications plus larges 257 Mai2010. Deux visions de l’avenir des Saramaka 267 Postface àl’éditionfrançaise269 Le livre de RichardPricevupar l’IRD 279 Bibliographiedes ouvragescités281 Crédits photographiques 289

ÉDITIONS KARTHALA

Collection Méridiens

L’AfriqueduSud, Georges Lory L’Argentine, OdinaSturzenegger-Benoist L’Azerbaïdjan, Antoine Constant Le Bénin, Philippe David La Biélorussie, Philippe Marchesin La Bolivie, Christian Rudel Le Botswana, Marie Lory Le BurkinaFaso, Frédéric Lejeal Le Cambodge, Soizick Crochet Le Chili, Christian Rudel Le Congo-Kinshasa, A. Malu-Malu Le Costa Rica, Christian Rudel La Côte d’Ivoire, Philippe David Cuba, Maryse Roux Djibouti, André Laudouze Les Émirats arabes unis, Frauke Heard-Bey L’Équateur, Christian Rudel Le Groenland, Jacqueline Thevenet La Guinée, Muriel Devey Hawaii, Alain Ricard L’Indonésie, Robert Aarsse L’Irak, Pierre Pinta La Libye, PierrePinta Malte, Marie Lory La Mauritanie, Muriel Devey Mayotte, GuyFontaine Le Mexique, ChristianRudel La Mongolie, Jacqueline Thevenet Le Mozambique, Daniel Jouanneau La Nouvelle-Calédonie, Antonio Ralluy Le Portugal, Christian Rudel La Roumanie, Mihaï E. Serban São Tomé et Príncipe, Dominique Gallet Les Seychelles, Jean-Louis Guébourg La Turquie, Jane Hervé Le Vietnam, JoëlLuguern Collection Les terrains du siècle

Au Cameroun de Paul Biya, PigeaudF. Biodiversité et développement durable, Guillaud Y. Chrétiensdanslamouvancealtermondialiste(Les), GrannecCh. Clefs de la crise ivoirienne (Les), DozonJ.-P. Coupeurs de route (Les), Issa Saïbou CybercafésdeBamako, Steiner B. Défi des territoires (Le). Commentdépasser les disparitésspatiales en Afrique de l’Ouest et du Centre, Alvergne C. Électionsgénérales de 2007 au Kenya(Les), LafargueJ.(dir.) Enjeux urbains et développementterritorial en Afrique contemporaine, Diop A. Entredélocalisationsetrelocalisations, Mercier-Suissa C. Implanterlecapitalisme en Afrique, GodongS. Islam et démocratie dansl’enseignement en Jordanie, Nasr M. Islam,nouvelespacepublicenAfrique (L’), HolderG.(éd.) Laurent Nkunda et la rébellionduKivu. Au cœur de la guerre congolaise, ScottS.A. Leçonsdelacrise ivoirienne, Dozon J.-P. Le Hamasetl’édification de l’Étatpalestinien, Danino O. Luttes autochtones,trajectoires postcoloniales (Amériques, Pacifique), Bosa B. et Wittersheim É.(dir.) Métamorphoses du Hezbollah (Les), Samaan J.-L. Niger 2005. Une catastrophe si naturelle, Crombé X. et Jézéquel J.-H. (dir.) Paradoxes de l’économieinformelle (Les), Fontaine L. et Weber F. Retour de l’esclavage au XXIe siècle(Le), Deveau J.-M. Réveils amérindiens. Du Mexique à la Patagonie, RudelC. Soins de santé et pratiquesculturelles, Bellas CabaneC.(dir.) Un autremonde à Nairobi. Le Forum socialmondial2007entre extra- versions et causes africaines, Pommerolle M.-E. et Siméant J. (dir.) Violences sexuellesetl’ÉtatauCameroun (Les), AbegaS.C. Collection Espacecaribéen et haïtien

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Au pays des initiés, Gabriel E. Mfomo Chantdes BushmenXam (Le), StephenWatson Contes animaux du paysmafa, Godula Kosack Contes arabes de Tiaret (Algérie), Abdelkader Belarbi Contes diaboliques d’Haïti, Mimi Barthélemy Contes,fablesetrécits du Sénégal, Lilyan Kesteloot Contes desgensdelamontagne (Cameroun), LilianeSorin-Barreteau Contes haoussa du Niger, JacquesPucheu Contes igbo de la Tortue, Françoise Ugochukwu Contes et légendes du Bénin, Mémoires d’Afrique Contes et légendes fang du Gabon(1905), Henri Trilles Contes et légendes touaregs du Niger, L. Rivaillé et P.M. Decoudras Contes moundang du Tchad, Madi Tchazabé Louafaya Contes mystérieuxdupaysmafa, Godula Kosack Contes du nord de la Guinée, Gérard Meyer Contes du pays badiaranké (Guinée), Gérard Meyer Contes du pays des Moose.BurkinaFaso, Alain Sissao Contes du pays malinké (Gambie, Guinée, Mali), Gérard Meyer Contes du pays nzakara (Centrafrique), Anne Retel-Laurentin Contes du pays tammari (Bénin), Sylvain Prudhomme Contes peuls du Nord-Cameroun, Dominique Noye Contes du sud du Cameroun, Séverin Cécile Abega Contes tamouls, S. Madanacalliany Contes tshokwé d’Angola, A. Barbosa et M. Cl. Padovani Contes wolof du Baol, J. CopansetPh. Couty Les ditsdelanuit (Sénégal), Marie-Paule Ferry Les nuitsdeZanzibar, Henry Tourneux Récits épiques toucouleurs, Gérard Meyer Soirées au village, Gabriel E. Mfomo Sur les rives du Niger, KélétiguiMariko Achevé d’imprimer en octobre 2012 sur les presses de la Nouvelle Imprimerie Laballery 58500 Clamecy Dépôt légal : octobre 2012 N° d’impression : 210032

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Ce livre a pour sujet un peuple dont la forêt est menacée et son com- bat pour tenter de protéger son mode de vie en se saisissant des ins- truments juridiques internationaux des Droits de l’Homme. Les Marrons saramaka, descendants d’esclaves africains auto-libérés qui vivent dans la forêt tropicale de la République du Suriname, conduisent eux-mêmes, depuis des années, leur propre campagne de revendications. En 2007, la Cour Interaméricaine des Droits de l’Homme a rendu en leur faveur un jugement qui a fait jurisprudence. Deux leaders engagés dans cette lutte reçurent le Prix Goldman pour l’Environnement (souvent appelé « Prix Nobel pour l’Environnement »). Le Suriname possède la plus importante proportion de forêt tropicale, au monde, par rapport au territoire national, et la plus grande couverture forestière par personne. Ce livre raconte l’histoire de la bataille menée par les Saramaka pour garder le contrôle de cette partie de forêt qui est la leur.

Professeur émérite d’anthropologie, d’« American Studies » et d’histoire, Richard Price est l’un des meilleurs spécialistes des sociétés afro-améri- caines. Auteur d’une vingtaine de livres et de nombreux articles, il a ensei- gné dans les universités Johns Hopkins, Yale, Stanford, ainsi qu’à Paris. Il partage son temps entre la recherche et l’écriture à la Martinique et Paris. Du même auteur en langue française : Les Premiers Temps (Éditions du Seuil, 1994, Vents d’ailleurs, à paraître), Le Bagnard et le Colonel (PUF, 2000, Vents d’ailleurs, à paraître), Les Marrons (avec Sally Price, Vents d’ailleurs, 2003), Les Arts des Marrons (avec Sally Price, Vents d’ailleurs, 2005), Romare Bearden : une dimension caribéenne (avec Sally Price, Vents d’ailleurs, 2006) et Voyages avec Tooy : histoire, mémoire, imagi- naire des Amériques noires (Vents d’ailleurs, 2010).

Photo de couverture : Wazen Eduards et Hugo Jabini voyageant sur le \euve. Photographie : Vicente Franco

Conception graphique: Anabell Guerrero

ISBN : 978-2-8111-0646-1