Université de Lyon Université lumière Lyon 2 Institut d'Études Politiques de Lyon

Judaïté et Germanité L'acculturation des juifs en Allemagne vue par Moritz Daniel Oppenheim 1789-1871

Kerduel Carole Mémoire de séminaire séminaire : Histoire politique du XIXème et XXème siècle Sous la direction de : Bruno Benoit Professeur des Universités en histoire contemporaine à l'Institut d'études politiques de Lyon (Soutenu le : 4 septembre 2012)

Membres du jury : Julien Fragnon Pedro Tapia Maître de Conférences en histoire contemporaine à l'Institut d'études politiques de Lyon

Table des matières

Remerciements . . 5 Introduction . . 6 Chapitre 1 : Combattre pour la Patrie . . 14 I. Regard de Moritz Daniel Oppenheim sur l’acculturation militaire des juifs dans les territoires allemands . . 14 A) Présentation de la peinture Le retour du volontaire juif de la guerre de libération au sein de sa famille vivant selon l’antique tradition . . 14 B) Description de la peinture Le retour du volontaire juif de la guerre de libération au sein de sa famille vivant selon l’antique tradition . . 14 C) Analyse de la peinture Le retour du volontaire juif de la guerre de libération au sein de sa famille vivant selon l’antique tradition . . 15 II) Les limites de l’acculturation militaire des juifs dans les territoires allemands . . 18 A) L’évolution légale de l’intégration militaire des juifs . . 18 B) Les facteurs d’empêchement de l’intégration militaire des juifs . . 19 Chapitre 2 : Participer à la scène intellectuelle allemande . . 24 I) Regard de Moritz Daniel Oppenheim sur l’acculturation intellectuelle des juifs dans les territoires allemands . . 24 A) Présentation de la peinture Lessing et Lavater rendent visite à Moïse Mendelssohn . . 24 B) Description de la peinture Lessing et Lavater rendent visite à Moïse Mendelssohn . . 26 C) Analyse de la peinture Lessing et Lavater rendent visite à Moïse Mendelssohn . . 27 II) Les limites de l’acculturation intellectuelle des juifs . . 32 A) L’exemple de Heine . . 32 B) L’exemple de Börne . . 37 Chapitre 3 : Gravir l’échelle sociale et économique . . 39 I) Regard de Moritz Daniel Oppenheim sur l’intégration économique et sociale des juifs . . 39 A. La famille Rothschild . . 39 B. Moritz Daniel Oppenheim : au service de la famille Rothschild . . 45 II) Les limites de l’intégration économique et sociale des juifs dans les territoires allemands . . 51 A) Les obstacles rencontrés par la famille Rothschild . . 51 B) Les relations entre la famille Rothschild et les communautés juives . . 52 C) La situation économique des juifs dans les territoires allemands . . 54 Chapitre 4 : Devenir Allemand . . 56 I) La nécessaire transformation du judaïsme . . 56 A) L’impossible germanité de l’être . . 56 B) Le vent de la modernisation se lève . . 59 II) Réécrire le judaïsme : une normalisation iconographique des rituels juifs . . 63 A) Normaliser le rituel du mariage . . 63 B) Yom Kippour ou la célébration privée du judaïsme . . 65 Conclusion . . 67 Bibliographie et sources . . 69 Ouvrages . . 69 Revues . . 71 Documents . . 71 Articles . . 72 Sites Internet . . 72 Annexes . . 73 Annexe 1 : Discours de l’Abbé Grégoire devant la Constituante . . 73

Annexe 2 : Arbre généalogique de la famille Rothschild300 . . 86 Annexe 3 : Le retour du volontaire juif de la guerre de libération au sein de sa famille vivant selon l’antique tradition (1833-1834) . . 87 Annexe 4 : Lavater et Lessing rendent visite à Moïse Mendelssohn (1856) . . 88 Annexe 5 : Portrait de (1831) . . 89 Annexe 6 : Portrait de Ludwig Börne (1831) . . 90 Annexe 7 : Portrait de Ludwig Börne (1831) . . 91 Annexe 8 : Portrait de Ludwig Börne (1840) . . 92 Annexe 9 : Portraits des frères Rothschild (1850) . . 93 Annexe 10 : Le mariage (1866) . . 97 Annexe 11 : Yom Kippour (1849) . . 98 Remerciements

Remerciements Je remercie mon directeur de recherche, Bruno BENOIT, ainsi que Gilles VERGNON, pour leur encadrement. Je remercie chaleureusement Jeffrey GROSSMANN et Gabriel FINDER, grâce auxquels, j’ai découvert Moritz Daniel Oppenheim et sans lesquels, ce mémoire n’aurait pas vu le jour. Je remercie Charlotte et Nelson pour leurs yeux et leurs conseils avisés. Je remercie Nelly VUAGNAT pour ses astuces informatiques et sans laquelle, mettre en page ce mémoire aurait pris un temps infini. Je remercie enfin Catherine KERDUEL et Michel FLOQUET pour leur soutien dans les moments de doutes et de difficultés.

KERDUEL Carole 5 Judaïté et Germanité L'acculturation des juifs en Allemagne vue par Moritz Daniel Oppenheim 1789-1871

Introduction

« Il est de tradition d’associer la modernité juive à la Révolution et à l’émancipation. Avant d’être un acquis politico-juridique, celle-ci est d’abord un long travail de mue culturelle, sociale et religieuse qui commence loin en amont et se poursuit bien au-delà de la seule période révolutionnaire. »1 Moritz Daniel Oppenheim, dont les peintures constituent le fil conducteur de ce mémoire, est né le 7 janvier 1800 à Hanau au sein d’une famille juive orthodoxe. Il entre à l’Académie des Beaux-Arts à l’âge de 17 ans puis entreprend un voyage en France et en Italie. A Paris, il suit l’enseignement de Jean-Baptiste Regnault et de 1821 à 1824, il étudie à Rome avec chez les Nazaréens2 qui sont engagés dans un renouveau de la peinture allemande ; pour eux, l’art se nourrit du style de vie de l’artiste : l’art est le miroir de la vie de ce dernier. L’art pratiqué par ces peintres est un art « néo-germanique religieux et patriotique»,3 ce qui fait dire à Heine qu’ils « sont retournés dans l’ancienne prison de l’esprit dont s’étaient libérés leurs prédécesseurs. »4Pour les Nazaréens, être allemand ne renvoie pas au lieu de résidence mais à un état d’esprit. En 1825, il s’installe à Francfort, ville considérée moins prestigieuse d’un point de vue culturel que des villes comme Berlin, Düsseldorf ou encore Leipzig. La plupart des œuvres d’Oppenheim sont le résultat de commandes de la communauté juive. Cependant, événement significatif, dans la mesure où Oppenheim n’est pas officiellement autorisé à vivre à Francfort,5 il est commissionné pour peindre le portrait des empereurs Otton IV, empereur romain germanique de 1209 à 1215 et Joseph II, élu empereur du Saint Empire Romain Germanique à la mort de son père en 1765. Joseph II, souverain moderne et réformiste,6 a marqué l’histoire du Saint Empire Germanique. Ces deux portraits sont destinés à la Franksfurt’s Römer, l’hôtel de ville de Francfort. Bien

1 ème Azria, Régine. Le judaïsme-3 édition. Paris: Editions la Découverte, 2010, 125 pages. Repères Histoire, p.61. 2 ème Le mouvement nazaréen est un mouvement artistique fondé au début du 19 siècle par six élèves artistes allemands, Johann Friedrich Overbeck, Franz Pforr, Ludwig Vogel, Johann Konrad Hottinger, Ludwig Vogel et Joseph Wintergerst. Joseph Anton Koch qui les rejoint et devient leur chef de file. 3 Andrews, Keith. Nazarenes: a brotherhood of German painters in Rome. Hacker Art Books, 1988, 165 pages. p.76. Citation de Heinrich Heine. 4 Frank, Mitchell Benjamin. German Romantic Painting Redefined: Nazarene Tradition and the Narrative of Romanticism. Londres: Ashgate Press, 2001, 209 pages. p.105. 5 Le code de résidence, die Judenstättigkeit, correspond à l’ensemble des règlements définissant les droits et les restrictions s’appliquant aux juifs résidant à Francfort du Moyen-âge au 19ème siècle. Les juifs sont répertoriés jusqu’en 1349, année du massacre de la communauté juive de Francfort, dans la liste des citoyens, die Burgerlisten. Après 1349, les juifs doivent négocier individuellement un accord avec le conseil municipal en indiquant combien de temps durerait le séjour, les règlements auxquels les juifs doivent se conformer et le montant du tribut qu’ils doivent payer pour séjourner dans la ville. 6 Il nomme les plus grands érudits et savants à l’université de Vienne, dégagée de la tutelle de l’Eglise. Il étend à tous les échelons la séparation des fonctions judiciaires et exécutives engagée par sa mère dans la haute administration. Par l’édit de tolérance de 1781, il établit l’égalité religieuse devant la loi. Il déclare également la liberté de al presse. L’émancipation des juifs donne bientôt un nouvel élan à la vie culturelle. De plus, il entend faire reculer le fanatisme, libérer les esprits du joug clérical et surtout monacal, tenir en respect le Saint-Siège, assurer aux dissidents la liberté de conscience. 6 KERDUEL Carole Introduction

que jouissant d’une réputation relativement discrète, Oppenheim est considéré comme le premier peintre juif de l’ère moderne. Il est le premier artiste juif à être reconnu par les non-juifs. De plus, contrairement à d’autres peintres juifs contemporains d’Oppenheim, tels que Philip Veit ou Bendemann, Oppenheim refuse d’abjurer sa religion et de se convertir. Il décide de rester juif et de prendre pour sujet le judaïsme et les juifs. Le parcours des juifs au sein des sociétés non-chrétiennes peut être décomposé en trois temps : en voie de formation, les nations les « accueillent largement »,7 puis ils sont tolérés « sans qu’aucun droit ne leur soit formellement garanti »,8 enfin en temps de crise, ils sont « toujours persécutés, voire définitivement éliminés. »9 Selon Fichte,10 l’unique possibilité pour donner des droits aux juifs est « de [leur] couper la tête en une nuit et de les remplacer par de nouvelles qui ne contiendraient pas la moindre idée juive. »11 La France ouvre la marche du mouvement d’émancipation : le siècle des Lumières, les revendications passionnées de Voltaire, de Rousseau, des Encyclopédistes « allumèrent des incendies dans les ghettos. »12 « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux 13 en droit. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées sur l’utilité commune » ; « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, mêmes religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public. »14 Le 28 janvier 1790, l’Assemblée Nationale, par 374 voix contre 224, « décrète que tous les juifs portugais, espagnols, et avignonnais continueront de jouir des droits dont ils ont joui jusqu’à présent et qui sont consacrés en leur faveur par des lettres patentes et en conséquence, ils jouiront des droits des citoyens actifs. » Par un vote du 28 septembre 1791, l’Assemblée nationale « considérant que les conditions requises pour acquérir le titre de citoyen français et jouir des droits de citoyens actifs, définis par la Constitution ; que tout homme qui remplit ces conditions, qui prête le serment civique et promet de remplir tous les devoirs imposés par la Constitution, a droit à toutes les prérogatives accordées par celles-ci, abroge tous les ajournements, toutes les réserves et exceptions que contiennent les anciens décrets relatifs aux juifs prêtant le serment civique, ce serment devant être considéré comme une renonciation à tous les privilèges et lois exceptionnelles qui ont été précédemment établies en leur faveur. » Le mur s’abat entre chrétiens et juifs : ils se voient reconnaître l’égalité des droits avec les chrétiens. Les députés

7 ère Smilevitch, Eric. Histoire du judaïsme-1 édition. Paris : Presses universitaires de France-PUF, 2012, 128 pages. Que sais-je ?, p.71. 8 Ibid. 9 Ibid. 10 Johann Gottlieb Fichte (1762-1814) est un philosophe allemand. Entre 1793 et 1794, il publie Demande aux princes en restitution de la liberté de penser et Contributions pour rectifier le jugement du public sur la Révolution française : il y proclame la dignité de l’homme et le droit du peuple de modifier la Constitution du pays dans lequel il réside. Pour Fichte, une Nation est déterminée par sa culture, son histoire et sa langue (l’Allemagne a conservé sa langue depuis l’Antiquité). Fichte est considéré comme un des premiers penseurs pangermanistes. 11 Geller, Jay. The other Jewish question: Identifying the Jew and making sense of modernity. New York: Fordham University Press, 2011, 448 pages. p.72. 12 ème Azria, Régine. Le judaïsme-3 édition. Paris: Editions la Découverte, 2010, 125 pages. Repères Histoire, p.96. 13 er Article 1 de la Déclaration des droits de l’homme et du Citoyen. Assemblée Nationale [en ligne]. [page consultée le 1 août 2012]. 14 er Article 10 de la Déclaration des droits de l’homme et du Citoyen. Assemblée Nationale [en ligne]. [page consultée le 1 août 2012]. KERDUEL Carole 7 Judaïté et Germanité L'acculturation des juifs en Allemagne vue par Moritz Daniel Oppenheim 1789-1871

libéraux de l’Assemblée emmenés par l’Abbé Grégoire15 ont gagné la bataille.« Que le chrétien et le circoncis, soit juif, soit musulman, sectateur d'Ali ou d'Omar de Socin ou de Calvin s'écartent les uns des autres, le grand et noble emploi du gouvernement consiste à faire en sorte que chacune de ces divisions tourne au profit de la grande société. »16 En dépit des réserves personnelles des membres de l’Assemblée, la Constitution de la République met un point d’honneur de donner aux juifs de France la pleine Citoyenneté.17 Avec les armées napoléoniennes, les idées et les principes de la Révolution française s’ancrent dans toute l’Europe. Suivant l’exemple français, les juifs concentrent leur énergie pour conquérir ou pour confirmer leurs droits politiques à travers toute l’Europe. L’émancipation des juifs est imposée en France par le politique alors qu’en Allemagne, où la religion et les Eglises continuent d’imprimer l’identité des groupes et des individus. L’émancipation prend sa source au sein de la société et elle s’immisce dans toutes les strates de la société. L’acculturation et l’émancipation sont deux dynamiques qui orientent l’histoire des juifs en Allemagne de 1780 à 1871. L’acculturation des juifs en Allemagne renvoie aux tentatives menées par les juifs de faire partie de la société allemande. À la ème fin du 18 siècle, les chrétiens prennent conscience de la place occupée par les juifs au sein de la société allemande au regard de l’ascension d’une classe supérieure juive, économiquement et intellectuellement développée, ascension qui désormais, en raison de sa nature et de l’importance grandissante qu’elle occupe, ne peut plus être ignorée. Il existe une distorsion entre la situation légale des juifs en Allemagne et leur volonté d’intégrer la société chrétienne au sein de laquelle ils vivent. La législation entourant la présence des juifs évolue d’un territoire à l’autre.18 Ainsi, un grand nombre de juifs vivent en Prusse car les mesures restrictives y sont plus lâches. La tolérance à l’égard des juifs à la fin du ème 18 siècle se manifeste notamment par l’apparition à la fin des années 1780, début des années 1790, de salons littéraires suivant le modèle français. Le témoignage de Madame de Staël19 est très éloquent à ce sujet. En effet, lors d’une visite à Berlin, cette dernière

15 Lire en annexe, le discours que prononce l’Abbé Grégoire en 1789 devant les députés de la Constituante. Dans son discours, il résume les idées développées plus longuement dans son Essai sur la Régénération physique, morale et politique des juifs. 16 Philippe, Béatrice. Etre juif dans la société française. Du Moyen-âge à nos jours-édition revue et augmentée. Paris : Editions complexe, 1999, 479 pages. Citation de Mirabeau. 17 Dispositions fondamentales garanties par la Constitution de 1791 : « La Constitution garantit, comme droit naturels et civils : que tous les citoyens sont admissibles aux places et aux emplois sans autre distinction que celle des vertus et des talents […] la liberté à tout homme de parler, d’écrire, d’imprimer et publier ses pensées, sans que les écrits puissent être soumis à aucune censure ni inspection avant leur publication, et d’exercer le culte religieux auquel il est attaché. » 18 L’affaire du Lippold entraîne l’interdiction pour les juifs de résider à Berlin. Attaché à Joachim II, son rôle est de déterminer la provenance des Juifs souhaitant s’installer à Berlin, d’établir le montant de leur fortune et de fixer le montant d’une taxe obligatoire payable en faveur du Prince, le montant annuel des impôts redevables par le grand public et le montant des donations annuelles que la communauté juive devait s’acquitter. A la mort de Joachim II, son successeur le Prince Johann Georg fait incarcérer Lippold pour avoir empoisonné Joachim II. Il est condamné à mort et exécuté en 1573. En conséquence, les juifs de la région sont expulsés de la ville. Jusqu’en 1671, les juifs ne sont pas autorisés à s’installer à Berlin. L’ordonnance du 17 avril 1750 limite le nombre de juifs autorisés à vivre à Berlin : 203 « ordentliche Juden », juifs ordinaires, et 63 Schutzjuden, « juifs protégés. 19 Anne Louise Germaine Necker, baronne de Staël-Holstein, dite Mme de Staël (1766-1817) est la fille de Jacques Necker, directeur général des Finances du Royaume en 1777. C’est une femme de lettres française. « Folle, coquine, corbeau, tricoteuse de faux bruits » dit d’elle Napoléon, alors à Sainte-Hélène. Son existence est une succession de contradictions : au niveau politique, elle appartient à la nouvelle aristocratie d’argent mais a l’ambition de faire partie de l’ancienne, au niveau social, elle essaie de se placer à hauteur d’homme : à écrire, à parler ou encore à intriguer comme eux, au niveau moral, alors que faisant partie d’une famille autoritaire, 8 KERDUEL Carole Introduction

observe que les salons littéraires juifs sont « les seuls endroits en Allemagne »20 où les aristocrates et les bourgeois s’accoquinent. Pendant plus d’un siècle, les salons de Berlin font « regarder les juifs vers Berlin avec envie. »21 Ces salons permettent aux jeunes juifs berlinois d’oublier que partout ailleurs les juifs sont rejetés comme leurs ancêtres avant eux. En effet, en visite à Amsterdam, Ludwig Levin écrit à sa sœur que « les juifs et les chrétiens y sont scandaleusement séparés. »22 Son témoignage montre que la ségrégation entre juifs et chrétiens est la règle générale en Europe et Berlin, faisant figure d’exception. Les premiers effets de l’émancipation,23 transition vers la modernité juive, sont limités à une petite minorité. Les premiers changements perceptibles n’apparaissent pas avant 1780. Le relâchement des mesures discriminatoires à l’égard des juifs commence en France puis se poursuit ensuite en Prusse et en Autriche. Sur ces territoires, les juifs ne font plus l’objet de mesures ségrégatives aussi sévères. Les juifs s’intègrent lentement à leur environnement chrétien. L’édit de tolérance du 2 janvier 1782 est le premier d’une longue série destinée à mettre un terme à l’isolation sociale et économique des juifs et à les rendre utiles à l’Etat. En 1781, Joseph II interdit aux juifs d’utiliser le Yiddish et l’hébreu dans leurs registres publics et commerciaux. L’édit de 1784 met un terme à l’indépendance des juridictions rabbiniques, les édits de 1787 et 1788 rendent les juifs aptes au service militaire et les obligent à utiliser des noms et prénoms à consonance allemande. Bien que généralement salués par la classe supérieure juive et les juifs éduqués et sécularisés, ces édits sont vus par la vaste majorité des gens comme étant une tentative d’altérer la vie traditionnelle juive. L’édit confirme l’existence de juifs tolérés et maintient une restriction de leur nombre. Les juifs tolérés se voient cependant accorder de nouvelles opportunités culturelles et économiques. Ces améliorations sont possibles car les chrétiens sont plus enclins à accepter les juifs au sein elle souhaite renverser les préjugés, au niveau religieux, elle est élevée dans un calvinisme rigoureux par sa mère mais s’adonnent au mysticisme vague. En octobre 1803, Madame de Staël est chassée de Paris. Lors de son exil, elle effectue avec Benjamin Constant, un voyage en Allemagne de la fin de l’année 1803 au printemps 1804 : elle rencontre de nombreux artistes allemands, parmi eux Goethe et Schiller. Son ouvrage De l’Allemagne, sur la littérature allemande, influence considérable la vision des Français sur l’Allemagne. 20 Elon, Amos. The Pity of it all : a portrait of the German-Jewish Epoch, 1743-1933.New York: Picador USA, 2003, 446 pages. p.79 21 Ibid.p.70-71 22 Ibid. 23 L’Emancipation des juifs : ce processus, né de la conjonction des Lumières françaises et de la Haskalah, débute avec la Révolution française. L’Emancipation se traduit à travers toute l’Europe d’une évolution de la situation légale des juifs et une disparition formelle des ghettos. Les Lumières entraînent un changement dans la société de la perception des juifs comme en témoigne l’article « Juif » de l’Encyclopédie de D’Alembert et Diderot : « Cette religion, dit l’auteur des Lettres Persanes est un vieux tronc qui a produit deux branches, le Christianisme et le Mahométisme, qui ont couvert toute la terre ; ou plutôt, ajoute-t-il, c’est une mère de deux filles qui l’ont accablée de mille plaies. Mais quelques mauvais traitements qu’elle en ait reçus, elle ne lasse pas de se glorifier de leur avoir donné la naissance. Elle se sert de l’une et l’autre pour embrasser le monde, tandis que la vieillesse vénérable embrasse tous les sens. Joseph, Bainage et Prideaux ont épuisé l’histoire du peuple qui se tient constamment dévoué à cette vieille religion, et qui marque si clairement le berceau, l’âge et les progrès de la notre. Pour ne point ennuyer le lecteur de détails qu’il trouve dans tant de livre, concernant le peuple dont il s’agit ici, nous nous bornerons à quelques remarques moins commune sur son nombre, la dispersion par tout l’univers, et son attachement inviolable à la loi mosaïque au milieu de l’opprobre et des vexations. Quand l’on pense aux horreurs que les juifs ont éprouvé depuis J.C au carnage qui s’en fit sous quelques empereurs romains, et à ceux qui ont été répétés tant de fois dans tous les états chrétiens, on conçoit avec étonnement que ce peuple subsiste encore, cependant non seulement il subsiste, mais selon les apparences, il n’est pas moins nombreux aujourd’hui qu’il l’était autrefois dans le pays de Chanaan. On n’en doutera point, si après avoir calculé le nombre de juifs qui sont répandus dans l’Occident, on y joint les prodigieux essaims de ceux qui pullulent en Orient, à la Chine, entre la plupart des nations de l’Europe et l’Afrique dans les Indes orientales et occidentales, et même dans les parties intérieures de l’Amérique. » KERDUEL Carole 9 Judaïté et Germanité L'acculturation des juifs en Allemagne vue par Moritz Daniel Oppenheim 1789-1871

de leur communauté et les juifs montrent des signes croissants quant à leur volonté de s’intégrer au sein de la société allemande. Les juifs prennent conscience qu’ils ne peuvent plus ou qu’ils n’ont plus envie de représenter un état dans l’état. Cette volonté a cependant un prix : les juifs doivent effacer les traces d’une nationalité qui n’est pas allemande. Ils doivent effacer les traces de leur appartenance à la communauté juive. Néanmoins, cet effacement ne mène pas vers la dissolution de l’identité juive. En 1807, à Paris, « Le décès de la nation juive »24 est prononcé et, tout ce qui dans la Torah de Moïse est « susceptible de contredire la loi civile »25 est écarté. Fidélité est jurée à la Patrie française. Les juifs du ghetto deviennent « des citoyens de confession israélite. »26 Dans les territoires annexés ou occupés par la France, les juifs sont émancipés et obtiennent des droits politiques.27 La domination française en Europe permet de lever dans les territoires occupés, toutes les restrictions professionnelles, commerciales, éducatives et résidentielles. A Berlin, deux ans après la grande défaite,28 une nouvelle ordonnance donne aux juifs l’égalité municipale. Néanmoins, les juifs de Berlin n’obtiennent pas les droits liés à la nationalité. En 1808, les juifs du grand duché de Baden sont déclarés citoyens héréditaires de l’Etat bien qu’ils ne disposent pas de droits civils. A Hambourg, ville connue pour ses législations sévères à l’égard des juifs, plusieurs sont élus pour siéger au conseil de la ville. Seule Francfort maintient des mesures de ségrégation pour finalement les lever en 1811. En 1812, la Prusse, où la plupart des juifs allemands vivent, promulgue un premier édit d’émancipation. La période succédant à la défaite de Napoléon représente un frein de l’émancipation des juifs en Allemagne. Alors que l’ère napoléonienne a permis d’améliorer les droits des juifs en Allemagne, de nombreux Etats décident d’abroger les édits d’émancipation votés durant cette période ou de les maintenir dans la lettre et de les ignorer dans la pratique. « La différence des confessions chrétiennes dans les pays et territoires de la Confédération allemande n’en entrainera aucune dans la jouissance des droits civils et politiques. La diète prendra en considération les moyens d’opérer de la manière la plus uniforme, l’amélioration de l’état civil de ceux qui professent la religion juive en Allemagne et s’occupera particulièrement des mesures par lesquelles on pourra leur assurer et leur garantir, dans les Etats de la Confédération, la jouissance des droits civils, à condition qu’ils se soumettent à toutes les obligations des autres citoyens. En attendant, les droits accordés déjà aux membres de cette religion par tel ou tel Etat en particulier, leur seront conservés. »29 Les 36 états de la confédération germanique conservent jalousement leur souveraineté, leurs institutions locales et leurs pratiques. La proposition de la Prusse concernant l’adoption d’une politique à l’égard des juifs dans toute la Confédération sur la base du décret prussien de 1812 est fermement rejetée. L’adoption d’une politique à l’échelle fédérale concernant les juifs est repoussée. La seule mesure immédiate est la garantie des droits accordés précédemment aux juifs dans les états individuels de la Confédération. Les Etats doivent 24 ème Azria, Régine. Le judaïsme-3 édition. Paris: Editions la Découverte, 2010, 125 pages. Repères Histoire, p.98. 25 Ibid. 26 Ibid. 27 Elon, Amos. The Pity of it all : a portrait of the German-Jewish Epoch, 1743-1933.New York: Picador USA, 2003, 446 pages. p.92. 28 La campagne d’Allemagne et d’Autriche s’achève le 14 octobre 1809 avec la victoire des armées de Napoléon et la signature du traité de Vienne. 29 Article 16 de l’Acte du 8 juin 1815 pour la Constitution fédérative de l’Allemagne dans Mahler, Raphael. Jewish Emancipation, ère a selective Documents, Pamphlet Series, and the Post-War World-1 édition. New York: American Jewish Committee, 1941. p.38. 10 KERDUEL Carole Introduction

justifier l’existence et l’application dans leurs états d’une politique concernant les juifs. Ils sont donc autorisés à ignorer les mesures mises en place par les puissances étrangères. Se faisant, l’article 16 représente un retour en arrière dans le combat pour l’émancipation juive en Europe centrale. La chute de Napoléon entraîne un mouvement de contre-émancipation. Les juifs sont à nouveau exclus de l’administration publique, de l’armée, de l’éducation. Les révolutions de 1830 et de 1848 renforcent les législations favorables aux juifs : la transformation socio-économique de l’Europe réaffirme le principe bourgeois de l’égalité ème légale. « Globalement, la révolution [de 1848] apporte à un 1/5 des juifs allemands la pleine citoyenneté et l’égalité civique. »30 La loi sur les droits fondamentaux du peuple allemand entre en vigueur le 27 décembre 1848 : elle garantit à tous les juifs, sur le territoire du Reich allemand, une égalité de droits absolue : « La jouissance des droits civiques et civils n’est ni conditionnée, ni limitée par la confession religieuse. Celle-ci ne peut pas non plus porter atteinte aux devoirs civiques. »31 La plupart des Etats allemands font de ces droits fondamentaux une législation immédiatement applicable à l’exception de l’Autriche, la Prusse, la Bavière et Hanovre. La Constitution de 1848 est révisée le 31 janvier 1850 : « Article 12 : La jouissance des droits civils et civiques est indépendante de la confession religieuse. Aucune atteinte ne peut être portée aux devoirs civils et civiques par l’exercice de la liberté religieuse. Article 14 : la religion chrétienne sera le fondement des institutions de l’Etat liées à l’exercice de la religion, sans préjudice de la liberté religieuse garantie dans l’article 12. » Le 23 août 1851, le Parlement de la Confédération germanique ressuscitée, abolit, les droits fondamentaux. Dans l’électorat de Hesse, le statut juridique des juifs retombe au dessous du niveau atteint en 1833. A la fin des années 1850, le mouvement libéral et national retrouve une influence politique : les dernières restrictions juridiques sont supprimées en 1860 à Hambourg, en 1862 en Bade, en 1864 à Francfort et dans le Wurtemberg, ainsi qu’en 1868 en Saxe. La loi d’émancipation de la Confédération de l’Allemagne du Nord, datée du 3 juillet 1869, reprise en avril 1871 comme loi du Reich, n’admet plus dans aucun Etat allemand les discriminations légales entre juifs et chrétiens : « Toutes restrictions des droits civils et civiques résultant de la différence de confession religieuse sont abolis par le présent texte. En particulier la faculté de participer aux représentations municipales et régionales, et l’exercice de fonctions publiques, doivent être indépendants de la confession religieuse. » Les artistes, quelque soit leur art, expriment dans leurs œuvres « une vision de la société avec une place et une fonction pour l’art en son sein, une critique sociale, dont l’art est le révélateur. » 32 Toute démarche artistique « entraîne une critique sociale et souvent une pratique alternative de la société. »33 La peinture moderne donne à voir la réalité sous toutes ses coutures. La modernité permet de libérer l’art de son carcan : la sphère artistique s’autonomise. Emancipée du patronage de la théologie, de la métaphysique, de la science, de l’institution politique et de l’éthique, « l’esthétique peut désormais participer, selon sa logique propre, à la construction d’une représentation du monde. »34 L’art retrouve sa place au sein de la « vraie vie » en ce que les artistes représentent ce qui se déroule sous 30 Berding, Helmut. Histoire de l’antisémitisme en Allemagne. Paris : Maison des Sciences de l’Homme, 1995, 282 pages. p. 26. 31 Article 5 paragraphe 16 de La loi sur les droits fondamentaux du peuple allemand du 27 décembre 1848 cité dans Berding, Helmut. Histoire de l’antisémitisme en Allemagne. Paris : Maison des Sciences de l’Homme, 1995, 282 pages. p. 27 32 Toussaint, Evelyne (sous la direction de). La fonction critique de l’art. Paris : La lettre volée, 2009, 329 pages. p.20. 33 Ibid. 34 Ibid., p.142. KERDUEL Carole 11 Judaïté et Germanité L'acculturation des juifs en Allemagne vue par Moritz Daniel Oppenheim 1789-1871

leurs yeux. La modernité éloigne la peinture des représentations religieuses : les figures religieuses laissent place à l’humanité en action. Les Lumières françaises, l’émancipation allemande, époques de « désenchantement du monde », font éclater les structures sociales et politiques. L’art « va apparaître comme ce qui doit remplacer le discours philosophique défaillant. »35 Le rôle critique de l’art apparaît avec les Lumières, période au cours de laquelle, il est élevé au rang de « force d’émancipation sociale et politique. »36 L’histoire de l’art apporte la preuve que les œuvres délibérément critiques et les œuvres politiques « ont rarement transformé le réel. »37 Cependant, elles ont permis de transformer l’appréhension de la réalité de leurs auditoires. Si « on entend par « critique » non pas la remise en question directe de l’état des choses mais l’exercice d’un jugement évaluatif informé et la mise à distance du réel qui implique une mise à distance de soi même, il devient alors clair que, tant la création des œuvres que leur réception, contiennent par nature, des aspects critiques. »38 Les artistes, quelque soit leur art, interrogent, commentent, interprètent l’histoire, l’actualité, la politique et la société qui les environnent. Nombreuses sont les œuvres pourvues d’une mission éducative. Les artistes cherchent à instruire, à informer, à éclairer l’opinion publique à travers leurs œuvres : les faits historiques sont chargés de considérations politiques, partisanes qui orientent la manière dont les événements sont représentés. Ces représentations sont dotées d’une forte charge symbolique et allégorique : les artistes ont recours au mythe et à la légende pour critiquer les événements. Pour Maldiney, l’art rend visible ce qui n’est pas donné à la perception », l’expérience esthétique est ainsi « une expérience phénoménologique. »39 Dans la volonté de créer, d’établir un art critique, le contenu explicite, c’est-à-dire les formes, les couleurs, les personnes représentées sont moins importants que le contenu implicite, c’est-à-dire le choix de l’artiste de les représenter de telle ou telle manière et les enjeux critiques que les éléments représentés sont porteurs. La représentation picturale des juifs est considérée comme provocante. En se faisant peindre, ces derniers se posent comme les égaux des non juifs. Les portraits et les peintures ayant pour sujet la vie juive représentent pour les juifs un effacement de leur ostracisme symbolique et la normalisation de leur position sociale. Avant la période de l’émancipation, les « court Jews »40 font réaliser leur portrait pour témoigner de leur position économique et sociale exceptionnelle au sein d’une époque où la plupart des juifs étaient en marge de la société non-juive. Avant que les juifs ne soient les commanditaires de leur portrait, l’iconographie développée par les chrétiens est anti-juive. Les destinataires des œuvres réalisées par des artistes juifs sont les non-juifs. Il s’agit de leur donner une meilleure compréhension des membres composant la communauté juive. En réalisant des portraits mais également en peignant des scènes de la vie quotidienne, la volonté d’Oppenheim est de les amener à comprendre les rites juifs. Il s’agit d’éduquer les non- initiés. C’est aussi l’occasion, pour les juifs, à une période intense de changement au sein de la communauté juive et de transformation des rituels de cette communauté, de donner

35 Toussaint, Evelyne, op.cit., p.143. 36 Toussaint, Evelyne, op.cit., p.293. 37 Toussaint, Evelyne, op.cit., p.296. 38 Toussaint, Evelyne, op.cit., p.297. 39 Toussaint, Evelyne, op.cit., p.25. 40 Les court Jews, les juifs de cour, occupent de hautes fonctions administratives et/ou financières auprès des princes et des ducs. Les princes et ducs allemands font appel aux juifs pour reconstruire et moderniser leurs Etats après la guerre de Trente ans. En raison de leurs talents et de leur utilité, les « court Jews » bénéficient de privilèges. Leur situation particulière influence le statut légal des juifs en Europe. 12 KERDUEL Carole Introduction

à voir ces changements, de montrer que les juifs sont enclins au changement : il s’agit de démontrer que les juifs ne sont plus englués dans des traditions révolues mais qu’ils mènent une vie normale rythmée par la pratique religieuse. Pour appuyer cette étude, sept peintures d’Oppenheim ont été sélectionnées : la série de portraits de Börne, peints en 1831 et 1840, le portrait de Heine, peint en 1831, Le retour du volontaire juif de la guerre de libération au sein de sa famille vivant selon l’antique tradition, peint entre 1833 et 1834, Yom Kippour, peint en 1849, la série Les cinq portraits des frères Rothschild, peinte en 1850, Lessing et Lavater rendent visite à Moïse Mendelssohn, peint en 1856 et Le mariage, peint en 1866. Ces peintures constituent différentes pistes de lecture de l’œuvre politique de Moritz Daniel Oppenheim. Les peintures Le retour du volontaire juif de la guerre de libération au sein de sa famille vivant selon l’antique tradition et Lavater et Lessing rendent visite à Moïse Mendelssohn traitent de la volonté d’une partie de la communauté juive d’occuper une place au sein de la société allemande, que ce soit par le biais de l’Armée avec Le retour du volontaire juif de la guerre de libération au sein de sa famille vivant selon l’antique tradition ou au sein de l’intelligentsia allemande avec Lavater et Lessing rendent visite à Moïse Mendelssohn. Cependant, cette intégration est à géométrie variable, ainsi Börne et Heine goûtent à l’amertume de l’exil. La série Les cinq portraits des frères Rothschild illustre la possible réussite financière et la possible intégration sociale des juifs au sein de la communauté non-juive. En contrepoint des expériences malheureuses de Börne et Heine, la famille Rothschild est l’incarnation de l’intégration réussie. Enfin, les peintures, Le mariage, qui fait partie de la série intitulée Les peintures de vie quotidienne et Yom Kippour, témoignent de la volonté d’Oppenheim de conférer un aspect positif au judaïsme. Considérant que « l’art est un élément essentiel et fondamental afin de modeler les idées politiques, »41 comment Oppenheim essaie-t-il de convaincre son audience, juive et non-juive de l’intégration des juifs au sein de la société allemande ? Au moyen des peintures d’Oppenheim, l’acculturation des juifs au sein de la société allemande sera abordée et discutée dans le domaine militaire, le domaine intellectuel, le domaine économique et social et le domaine culturel. Dans ces domaines, les peintures ème réalisées par Oppenheim et la réalité vécue par les juifs au 19 siècle dans les territoires allemands seront mises en perspective. « Il faut mettre l’accent non sur la distance entre les cultures mais sur la capacité des individus à construire un projet de vie. Et le lien avec le milieu d’origine, avec la famille en particulier, est important pour résister aux obstacles et aux pressions auxquels se heurte celui qui doit marcher sur le sol mouvant d’un changement à la fois collectif et personnel. On devrait donc moins parler de rencontre entre des cultures et davantage d’histoire d’individus qui passent d’une situation à une autre et reçoivent de plusieurs sociétés et de plusieurs cultures les éléments dont sera formée leur personnalité. »42

41 Murray, Edelman, op.cit., p. 6 42 Touraine, Alain. Qu’est-ce que la démocratie ? Paris : Fayard, 1994, 297 pages. p.36. KERDUEL Carole 13 Judaïté et Germanité L'acculturation des juifs en Allemagne vue par Moritz Daniel Oppenheim 1789-1871

Chapitre 1 : Combattre pour la Patrie

« Quel sentiment divin de posséder une patrie. Quel ravissement de pouvoir appeler, un point, un endroit, un recoin, sien sur cette terre. Main dans la main avec vos camarades soldats, vous accomplirez une grande tache, ils ne vous refuseront pas le titre de « frère » car vous l’aurez mérité. »43

I. Regard de Moritz Daniel Oppenheim sur l’acculturation militaire des juifs dans les territoires allemands

Le retour du volontaire juif de la guerre de libération au sein de sa famille vivant selon l’antique tradition est peint par Oppenheim entre 1833 et 1834 ; il décrit les retrouvailles d’un jeune soldat et de sa famille. Cette peinture est généralement considérée comme étant le premier exemple d’un artiste juif connu se confrontant à un sujet typiquement juif.

A) Présentation de la peinture Le retour du volontaire juif de la guerre de libération au sein de sa famille vivant selon l’antique tradition Le retour du volontaire juif de la guerre de libération au sein de sa famille vivant selon l’antique tradition est un tableau commissionné par la communauté juive de Baden pour l’avocat et politicien Gabriel Riesser. Le tableau est un cadeau pour remercier Riesser des efforts qu’il déploie pour défendre et promouvoir la cause juive. Gabriel Riesser, dont les deux grands-pères étaient rabbins, est une des figures de proue de l’émancipation juive. Sa confession l’empêche d’exercer comme lecteur à l’Université d’Heidelberg. En 1829, il lui est interdit de s’établir en tant qu’avocat. C’est un militant actif : en 1831, il publie un essai Über die Stellung der Bekenner des mosaischen Glaubens in Deutschland et fonde, un an après, le journal « Der Jude, periodische Blätter für Religions- und Gewissensfreiheit. » En 1833, il écrit une note à destination du Parlement de Baden au sujet de l’émancipation des juifs. Oppenheim exécute Le retour du volontaire juif de la guerre de libération au sein de sa famille vivant selon l’antique tradition à une époque où les droits des juifs en Allemagne sont remis en cause. En effet, les états allemands imposent une législation répressive affectant la plus plupart des droits obtenus par les juifs sous l’ère napoléonienne. Les historiens de l’art interprètent cette peinture comme étant un rappel du rôle significatif joué par les juifs dans les guerres de libération et plus généralement dans l’Armée.

B) Description de la peinture Le retour du volontaire juif de la guerre de libération au sein de sa famille vivant selon l’antique tradition 43 Elon, Amos, op.cit., p.95. 14 KERDUEL Carole Chapitre 1 : Combattre pour la Patrie

Le tableau représente au premier plan une famille juive composée de sept membres : les parents et leurs cinq enfants, deux filles, trois garçons. Le jeune volontaire juif est reconnaissable à son uniforme sur lequel on peut distinguer « das Eiserne Kreuz », la croix de fer. A l’exception du jeune volontaire juif, les hommes de la famille, le père et les deux jeunes frères, portent la kippa. Le point focal de cette peinture est le jeune volontaire juif : tous les regards sont tournés vers lui. De plus, la lumière provenant de la fenêtre le baigne de lumière. Le regard du jeune volontaire juif est tourné vers sa jeune sœur qui le regarde éperdue d’admiration. Il se dégage une vive émotion du tableau comme l’indique l’expression des visages des personnages : l’excitation se lit sur le visage d’un des deux jeunes frères, l’inquiétude sur le visage de la mère, l’admiration sur le visage de la sœur ou encore le scepticisme sur le visage du père. Le fils, parti à la guerre et promis à une mort certaine, revient vivant, auréolé de gloire. La scène des retrouvailles se déroule dans la pièce à vivre, le salon familial. Une table trône au centre, recouverte de deux linges, l’un à motifs, l’autre blanc. Sur cette table, nous distinguons une coupe du kiddouch,44 une miche à moitié mangée, ainsi qu’un livre ouvert à une page qui nous permet de l’identifier comme étant le Talmud : ces éléments tangibles permettent d’indiquer que la scène se déroule lors du Shabbat. A l’arrière plan, un portrait de Frédéric II est accroché sur le mur gauche de la pièce. En outre, deux plaques portant des inscriptions en hébreu sont également accrochées. La fenêtre diffuse une lumière basse et un candélabre à huile est suspendu au milieu de la pièce. Deux thèmes chers au Biedermeier sont représentés: la famille et l’intimité du foyer familial. Ce tableau s’inscrit dans la tradition du Biedermeier comme nous le montre l’attachement aux détails avec la représentation des objets et de la nourriture rituels. Cependant, la tonalité politique du tableau rompt avec la tradition du Biedermeier, art pictural apolitique.

C) Analyse de la peinture Le retour du volontaire juif de la guerre de libération au sein de sa famille vivant selon l’antique tradition

a. Une peinture phénoménologique La peinture d’Oppenheim fait cohabiter des éléments traditionnels de la pratique juive, les objets rituels du Shabbat, tels que la coupe, la miche de pain et le Talmud et des éléments du monde non-juif, tels que le Vossiche Zeitung, quotidien allemand libéral publié à Berlin de 1721 à 1934, dont Lessing fut un des rédacteurs et la peinture de Frédéric II de Prusse. La représentation de Frédéric II de Prusse n’est pas fortuite : c’est un symbole politique. Placé dans le foyer de cette famille juive, il tend à démontrer que l’on peut être juif, pratiquer sa religion et être habité d’une ferveur patriotique. Frédéric II de Prusse, « Frédéric le Grand », est le souverain vainqueur de l’Autriche et de ses alliés. Pendant six ans, il résiste sans coup férir aux armées ennemies grâce à son armée comptant dans ses rangs 195 000 soldats pour une population de 5,7 millions d’habitants. Les cadres de cette armée sont des nobles prussiens ; elle compte dans ses rangs de nombreux étrangers

44 Le kiddouch, de l’hébreu qiddoush, « sanctification », est la cérémonie de sanctification d’un jour saint, le Shabbat ou un yom tov, (date fixée par la Bible dans le calendrier hébreu désignant une convocation sainte. Lors d’un yom tov, il est, comme à Shabbat, interdit de pratiquer une activité à l’exception de celles pour la préparation des repas de fête) au moyen d’une bénédiction prononcée sur une coupe de vin casher. Le kiddouch de la veille de Shabbat, le vendredi soir, débute par un passage biblique attestant de la création divine du monde prononcé par le chef de famille, ou la personne officiant, tenant une coupe de vin en main. KERDUEL Carole 15 Judaïté et Germanité L'acculturation des juifs en Allemagne vue par Moritz Daniel Oppenheim 1789-1871

« recrutés dans toute l’Europe par racolage »45 et des nationaux qui sont « astreints au service en vertu du règlement par cantons »46 de 1733. Frédéric II de Prusse est également le roi soldat qui promet la tolérance religieuse à ses sujets, tolérance dûment réfléchie et mesurée comme en témoignent ces deux extraits de son Testament politique: « Les catholiques, les luthériens, les réformés, les juifs et nombre d’autres sectes chrétiennes habitent dans cet Etat et y vivent en paix 47» ; il rajoute qu’il n’a « jamais persécuté les gens de cette secte ni personne ; [il] croit cependant qu’il est prudent de veiller pour que leur nombre n’augmente pas trop. » 48 Frédéric II est considéré comme « un grand Prussien, le plus grand de tous peut-être »49 en Prusse mais également au sein du Saint Empire Romain Germanique. La présence d’éléments juifs et non juifs est un point de l’argumentaire pictural d’Oppenheim : ils tendent à démontrer les allers retours perpétuels qu’effectuent les membres des communautés juives avec la société allemande non-juive.

b. Etre loyal à la communauté juive/ être loyal à la Nation allemande : le dilemme de la nouvelle génération Le sujet principal de la peinture Le retour du volontaire juif de la guerre de libération au sein de sa famille vivant selon l’antique tradition est la confrontation de deux univers : celui du fils revenant de la guerre et celui de sa famille perpétuant les rituels traditionnels juifs. Au vu de l’uniforme porté par le jeune volontaire et de l’atmosphère recréée par Oppenheim grâce au mobilier, la scène se déroule probablement pendant les guerres napoléoniennes, qui s’achèvent en 1815 avec la défaite de Napoléon à Waterloo et avec le second traité de Paris. Ce tableau symbolise l’harmonieuse combinaison entre religion et devoir civique. Le jeune volontaire est à la fois loyal à la patrie allemande en ce qu’il défend son pays pendant les guerres de Libérations mais également fidèle à sa famille, qu’il se précipite de retrouver. Sont représentées dans ce tableau la ferveur patriotique à travers le jeune volontaire et la religiosité de la famille qui célèbre le Shabbat. Le fils revient probablement lors d’un samedi après-midi lors du repas rituel à en juger le pain, la coupe et le Talmud ouvert, sur la table. Flaubert écrit à Maupassant le 15 janvier 1879 que « les honneurs déshonorent, les décorations dégradent, les fonctions abrutissent. »50 La croix de fer récompense les hommes et les officiers pour un acte de bravoure, d’héroïsme et de leadership. Le jeune volontaire juif est auréolé de gloire. La Croix de fer montre sa bravoure sur le champ de bataille. La représentation de la croix de fer sur le plastron du jeune homme n’est pas anecdotique : elle symbolise la récompense du sang versé sur le champ de bataille. En versant son sang, le jeune volontaire juif montre qu’il est digne de faire partie intégrante de la nation allemande. Oppenheim rappelle avec Le retour du volontaire juif de la guerre de libération au sein de sa famille vivant selon l’antique tradition, le rôle significatif mais méconnu ou volontairement oublié des juifs au sein des forces armées des différents territoires allemands. Le scepticisme paternel peut être expliqué par l’existence d’un conflit générationnel entre une jeune génération avide de modernité qui accueille avec joie et

45 er Eude, Michel. Prusse [en ligne]. [page consultée le 1 août 2012]. 46 Ibid. 47 Volz, Gustav Berthold. Die politiscen Testamente Friedrich’s des Grossen. Hambourg : R. Hobbing, 1920, 294 pages. p.31. 48 Ibid., p.133. 49 er Eude, Michel. Frédéric II de Prusse (1712-1786) [en ligne]. [page consultée le 1 août 2012]. 50 Toussaint, Evelyne, op.cit., p.41. 16 KERDUEL Carole Chapitre 1 : Combattre pour la Patrie

espoir les nouvelles possibilités et libertés qui s’offrent à elle et l’ancienne génération encore pénétrée et attachée aux croyances ancestrales. Ces possibilités remettent en cause les schémas de vie ancestraux ainsi que la position du patriarche au sein de sa famille. Les sages de la Michnah51 considèrent qu’il ne faut pas s’éloigner de plus de deux mille coudées de sa ville. Or le jeune volontaire revient des campagnes contre les armées de Napoléon pour rendre visite à sa famille, il a donc enfreint la loi qui interdit de se déplacer le jour de Shabbat, brisant ainsi un des fondamentaux de ce rituel immémorial. Cette transgression rappelle la tension qui existe entre les coutumes et le souhait d’être assimilé au sein de la Nation allemande. Le jeune volontaire juif semble donc intégré à la société allemande: il voyage le jour de Shabbat, c’est un soldat et il porte une haute-distinction militaire : non seulement, il fait partie de l’armée, mais il est distingué par ses supérieurs hiérarchiques. En contre-point, sa famille perpétue les gestes religieux traditionnels. Les réactions des différents membres de la famille montrent cette tension. D’un côté, le père regarde avec surprise la croix de fer qui représente à la fois une distinction militaire mais également un symbole religieux. D’un autre côté, sa mère ainsi que ses frères et sœurs sont heureux de ce retour : il est en vie, c’est un héros. On peut constater l’admiration qui se peint sur leurs visages à la vue de l’uniforme et de la distinction militaire, signes de son appartenance à la Nation allemande.

c. La parabole du fils prodigue Le retour du volontaire juif de la guerre de libération au sein de sa famille vivant selon l’antique tradition est inspiré de la parabole du fils prodigue.52 Cette parabole a pour protagonistes un père et ses deux fils, l’ainé qui suit les commandements de son père et le cadet qui décide de partir à la découverte du monde en demandant à son père la part de l’héritage qui lui revient. Alors qu’il a dilapidé sa fortune, il revient vers son père qui lui organise une fête sous l’œil hagard du fils ainé qui ne comprend pas le geste de son père. Dans la parabole, le fils cadet quitte le foyer paternel pour un pays qualifié de lointain et entre au service d’un « citoyen » qui signifie étranger. A l’époque, les relations prolongées entre un juif et un étranger étaient condamnées. De plus, au cours de son échappée belle, le fils cadet se voit obligé de garder les porcs, animal considéré comme impur par les préceptes religieux juifs. Agissant ainsi, il rompt les enseignements qui lui ont été inculqués. Adolf Jülicher considère qu’il faut interpréter les paraboles en fonction d’un point saillant qui est, dans la parabole de Luc, les retrouvailles entre le fils cadet et son père. La figure du fils prodigue occupe une place matricielle au sein de la culture occidentale ou européenne. Nous pouvons effectuer un parallèle avec le tableau d’Oppenheim qui donne à voir les retrouvailles d’un fils avec sa famille et la parabole de Luc. L’expression « fils prodigue » tend à désigner dans le langage courant un enfant ou une personne qui ne remplit pas les espoirs qui sont placés en lui/en elle. Alors que sa mère, ses frères et sœurs sont éperdus d’admiration pour ce fils/ce frère revenant des combats, le père se montre plus circonspect quant à sa retour. Le fils est à la fois prodigue au sens lucanien puisqu’il est accueilli chaleureusement par sa mère, sa sœur et ses frères ainsi qu’au sens courant du terme en ce qu’il déçoit le père dans la mesure où il est parti se battre aux côtés de non-juifs à une époque où la communauté juive ne jouissait pas d’une protection légale. Le tableau d’Oppenheim donne à voir trois générations d’hommes : le père qui symbolise la piété ;

51 La Michnah est le texte de base du Talmud à partir duquel l’ensemble du Talmud et de ses commentaires est établi. 52 On trouve la parabole du Fils prodigue appelée également la parabole du fils perdu ou de l’enfant prodigue dans l’Evangile selon Luc 15 : 11-32 du Nouveau Testament. Cette parabole constitue avec les paraboles de la brebis égarée et de la femme à la drachme perdue une trilogie. KERDUEL Carole 17 Judaïté et Germanité L'acculturation des juifs en Allemagne vue par Moritz Daniel Oppenheim 1789-1871

il reste attaché à « l’antique tradition », le jeune volontaire juif qui symbolise le désir et la possibilité, durable ou non, de faire partie de la société non-juive et les deux jeunes frères, l’un des deux regardant avec fascination et envie son frère. Soumis à l’autorité paternelle, il n’est pas en âge de pouvoir agir par et pour lui-même. Le deuxième frère se tient près du poêle et ne semble pas prêter attention au retour de l’ainé de la famille. Le père du jeune volontaire juif est un personnage austère et septique. Il scrute avec suspicion le plastron de son fils et se montre méfiant à la vue de la croix de fer que ce dernier arbore : elle est à la fois un symbole militaire et chrétien, témoin de l’active participation du jeune volontaire juif aux guerres de Libération.

II) Les limites de l’acculturation militaire des juifs dans les territoires allemands

Oppenheim peint cette scène entre 1833 et 1834 soit dix-neuf ans après les guerres napoléoniennes. Le peintre cherche à décontextualiser la scène afin de lui conférer un sens ème universel : les juifs sont fidèles à la patrie au 19 siècle comme ils se sont montrés fidèles lors des guerres de Libération.

A) L’évolution légale de l’intégration militaire des juifs L’édit du 11 mars 1812 sur « les relations civiques des Juifs dans l’Etat prussien » déclare, pour la première fois dans le droit allemand, les juifs, citoyens prussiens : « Nous Frédéric-Guillaume, Roi de Prusse par la Grâce de Dieu, avons décidé d’accorder une nouvelle constitution conforme au bien général aux croyants juifs dans notre monarchie, proclamons toutes les anciennes lois et prescriptions qui ne sont pas confirmées dans le présent de l’édit comme abrogées. »53 L’édit du 11 mars 1812 autorise, en Prusse, les juifs à occuper des emplois municipaux et universitaires. Cependant, les juifs ne peuvent pas devenir officiers ou obtenir un poste dans l’administration et la justice. Face à la nécessité de combattre les armées napoléoniennes, le service militaire est rendu obligatoire par la loi militaire du 3 septembre 1814 : « Toute personne ayant vingt ans révolus est soumise à l’obligation de défendre la patrie. Pour exécuter cette obligation générale, particulièrement en temps de paix, de telle manière que les progrès des sciences et de l’industrie ne soient pas perturbés, le découpage suivant doit être appliqué en prenant en compte les états et le temps de service. »54 Les juifs sont obligés d’accomplir leur devoir miliaire. Les juifs de Prusse donnent des preuves de leur patriotisme indéfectible : un grand nombre d’entre eux et des juifs résidant dans les territoires allemands se portent volontaires pour faire partie des rangs de l’armée prussienne lors des guerres de Libération contre les armées napoléoniennes. Cependant,

53 Demel Walter et Puschner Uwe. Deutsche Geschichte in Quellen und Darstellung. Band 6: Von der Französischen Revolution bis zum Wiener Kongress 1789-1815. Stuttgart: P. Reclam, 1995, 450 pages. p.53. 54 Ibid. 18 KERDUEL Carole Chapitre 1 : Combattre pour la Patrie

cette obligation est suspendue avec la défaite de Napoléon, et la restauration d’un régime conservateur qui ferme les portes, qui avaient été ouvertes et avaient permis l’accès des juifs à de nombreux métiers. En 1845, la conscription est introduite pour les juifs bien qu’ils ne puissent pas devenir officier. Un sentiment de frustration naît au sein de la communauté juive, sentiment lié au fait que l’armée soit un élément à la fois symbolique et politique important au sein de la société allemande. Les juifs ne peuvent faire partie de l’armée en raison de leurs caractéristiques qui menaceraient l’unité de l’armée. Cette dernière est considérée comme le nœud central de l’état prussien, la continuité, le bras armé de la couronne. Grunwald, alors à l’extérieur de la forteresse assiégée de Metz,55 informe avec enthousiasme à sa femme que « toutes les différences entre juifs et non-juifs ont disparu. » Cette preuve d’enthousiasme se répète alors qu’il rencontre d’autres soldats juifs dans les tranchées, se référant aux juifs et aux allemands comme un seul et même « Volk », peuple, considérant qu’aucune guerre n’est nécessaire pour unir deux « peuples » qui n’en forment déjà qu’un seul et même.

B) Les facteurs d’empêchement de l’intégration militaire des juifs Le devoir d’un citoyen allemand est de servir l’armée et de sacrifier sa vie pour sauver la patrie. Les juifs ne pouvant être soldats, ils ne peuvent prétendre intégrer la Nation allemande. Ils ne peuvent s’enrôler à cause de leurs croyances religieuses. Plusieurs raisons sont avancées par Johann David Michaelis56 pour justifier ce refus. Il utilise des expressions similaires pour décrire l‘impossible lien qui ne peut se créer entre la Nation allemande et ceux qui suivent les préceptes de la loi de Moïse. Selon lui, « tant que les juifs croiront que leur existence en tant que juif doit se faire dans le respect et le suivi de l’esprit de la loi de Moïse, aucune nation de pourra leur accorder des droits civiques. »57 Ce faisant, il affirme que les Juifs utilisent leur religion comme un moyen pour maintenir leur isolement. Il étaie son argumentation en utilisant des exemples de la vie quotidienne.

a. Les lois alimentaires Tout d’abord, les juifs sont bannis de l’armée en raison de leur suivi des lois de l’alimentation Cacherout. Les lois alimentaires représentent un ensemble de règles qui détermine la nourriture propre à la consommation. La Bible énumère dix animaux autorisés : le bœuf, le mouton, la chèvre, le cerf, la gazelle, le daim, le bouquetin, l’antilope, le buffle et le chevreuil, le porc étant proscrit. Ces lois alimentaires, à l’image du Shabbat, distinguent les juifs des autres peuples. Elles représentent un lien sacré entre Dieu et les juifs : « Vous serez pour moi des saints, car je suis saint, moi, le Seigneur, et je vous ai séparés des peuples pour être à moi. »58 Les lois alimentaires sont répertoriées comme « hoq », ce

55 La ville de Metz est assiégée à deux reprises en 1814 et en 1815 par les armées coalisées. Elle ne se rend qu’au moment où la nouvelle de la capitulation de Napoléon atteint Metz. 56 Johann David Michaelis (1717-1791) est un universitaire spécialisé dans les langues orientales et dans l’étude de la Bible à l’Université de Göttingen 57 ème Mendes-Flohr Paul et Reinharz Jehuda. The Jew in the Modern World : a documentary history-2 édition. New York: Oxford University Press, USA, 1995, 766 pages. p. 42. 58 Wigoder, Geoffrey (sous la direction de). Dictionnaire encyclopédique du judaïsme. Trad. Goldberg Sylvie Anne (sous la direction de). Paris : Laffont, 1997, 1635 pages. KERDUEL Carole 19 Judaïté et Germanité L'acculturation des juifs en Allemagne vue par Moritz Daniel Oppenheim 1789-1871

qui signifie qu’elles sont sans explication. Le Talmud et le Midrash59 ne donnent aucune explication rationnelle aux lois alimentaires. Ces dernières permettraient de « développer l’autodiscipline et d’épurer la nature humaine. »60 Elles représentent « l’une des pierres de touche de l’observance juive et l’une des marques indubitables de l’identité juive. »61 Le respect des lois cacherout, selon Michaelis, a maintenu le peuple juif comme « un groupe à part depuis les 1700 ans de la Diaspora. » L’art de la table prend ici tout son sens avec les réflexions développées par Michaelis. En effet, le moment du repas, moment convivial autour d’un plat à base de porc, est pour lui l’occasion de former des amitiés. Alors que les Catholiques, les Luthériens, les Allemands et les Français unis par la bonne chère, peuvent cohabiter et vivre ensemble au sein d’un même Etat, cela est impossible aux juifs, ostracisés par leurs habitudes alimentaires.

b. Le Shabbat Selon Michaelis, les juifs ne peuvent faire partie de l’Armée car ils ne peuvent combattre pendant le Shabbat. Sénèque, dans son Traité de la superstition, juge répréhensible cette pratique par laquelle les juifs « perdent une septième partie de leur vie dans l’oisiveté. »62 ème Le Shabbat, issu du verbe shavat, qui signifie « cesser », est pour les juifs, le 7 jour de la semaine. C’est un jour fondateur du judaïsme ; c’est le seul jour sacré qui est mentionné par les 10 commandements : « Souviens toi du jour du Shabbat pour le sanctifier, six jours tu travailleras et tu ème feras toute ta besogne, mais le 7 jour est le Shabbat pour l’Eternel, ton Dieu. Tu ne feras aucune besogne, ni toi, ni ton fils, ni ta fille, ni ton serviteur, ni ta servante, ni ton bétail, ni ton hôte qui est dans tes portes car en 6 jours l’Eternel a fait les cieux et la terre et la mer et tout ce qui est en eux, mais il s’est reposé le ème 63 7 jour. C’est pourquoi l’Eternel a béni le jour du Shabbat et l’a sanctifié. » Le Shabbat est « un jour de repos pour toute la maisonnée, y compris les animaux, les serviteurs et l’étranger vivant sous le toit familial. »64 Le Shabbat est un signe de communion avec Dieu, le signe que le peuple juif est un peuple élu de Dieu : « Les fils d’Israël observeront le Shabbat suivant leurs générations, alliance perpétuelle entre moi et les fils d’Israël, c’est un signe à perpétuité car en 6 jours l’Eternel a fait les cieux et la terre mais ème 65 au 7 jour il a chômé et il a repris souffle. » Les interdictions sont précisées dans le pentateuque.66 Lors du Shabbat, il est interdit d’allumer du feu (Ex 35, 2-3), de labourer, de moissonner (Ex 34,21). Les premiers sages de la Mishna, ouvrage recensant l’opinion

59 Le Midrash désigne des compilations d’enseignements oraux et de commentaires des livres bibliques qui ne sont pas dans les recueils du Talmud. 60 Ibid. 61 Ibid. 62 Ibid. 63 Ibid. 64 Ibid. 65 Ibid. 66 Le Pentateuque correspond aux cinq premiers livres de la Bible racontant l’histoire du peuple d’Israël depuis la création jusqu’à la mort de Moïse : la Genèse, l’Exode, le Lévitique, les Nombres et le Deutéronome. Ces cinq livres correspondent à la Torah. 20 KERDUEL Carole Chapitre 1 : Combattre pour la Patrie

et les conclusions des rabbins de l’époque, établissent que les activités de base interdites pendant le Shabbat sont celles qu’avait nécessitées la construction du Tabernacle, activités au nombre de trente-neuf. Le jour du Shabbat doit être dédié à l’étude et au repos. Après la destruction du Temple, le Shabbat devient « le lieu »67 de la communauté juive dispersée. « C’est le Shabbat qui a gardé Israël. »68 Les lois juives donnent à la communauté « une structure sociale quasi-autonome »69 permettant ainsi de « maintenir de siècle en siècle sa personnalité et ses traditions. »70 Privés de la Terre Sainte, la pratique religieuse telle que la prière, l’obéissance à la Torah, aux dix commandements, conserve le lien rattachant le croyant à Dieu. Ainsi, « la loi religieuse, morale, civile, diététique même, apporte aux Juifs la communion fraternelle et divine qui sauvegarda leur vie spirituelle et leur unité. »71 Soumis à des pressions extérieures, les lois religieuses permirent de « renforcer l’unité du groupe »72 mais amenèrent également à un repli sur soi des communautés juives dispersées dans le monde. Selon Michaelis, les lois de Moïse rendent « la citoyenneté et la pleine intégration des juifs au sein des autres peuples, difficiles voire impossibles »73 et n’ont d’autre but que de maintenir séparés les juifs des peuples non-juifs puisqu’il s’agit d’un signe distinctif visible, « ils ne pourront jamais être complètement intégré au sein de la société allemande ».74 Contrairement aux catholiques et aux luthériens allemands, les juifs ne peuvent cacher le fait qu’ils sont juifs. Pour devenir pleinement allemands, les juifs doivent totalement accepter l’identité nationale de ce pays mais parce que les juifs maintiennent leur vie traditionnelle et leurs traditions, ils se distinguent des autres peuples et ne peuvent par conséquent devenir allemands.

c. Le concept de double fidélité Riesser, qui se voit offrir Le retour du volontaire juif de la guerre de libération au sein de sa famille vivant selon l’antique tradition commentera que « l’on voit dans le jeune soldat un amour pour la patrie couplé à une fervente adhésion à la vie religieuse de sa famille vers laquelle il retourne. » 75 Une partie des Etats allemands était réfractaire au concept de double fidélité. Un des arguments avancés pour empêcher les juifs de grossir les rangs de l’armée est leur volonté supposée de revenir vers la Terre Sainte. Raisonnant ainsi, les non-juifs allemands considèrent que le peuple juif ne peut être fidèle au pays dans lequel il vit et celui vers lequel il aspire à revenir. La terre « est au cœur du mythe fondateur et du projet eschatologique juifs. »76 C’est un enjeu existentiel et symbolique extrêmement important en ce qu’elle est un élément « de l’identité religieuse et de la conscience éthique du

67 Ibid. 68 Ibid. 69 Ibid. 70 Ibid. 71 Ibid. 72 Ibid. 73 Mendes-Flohr Paul et Reinharz Jehuda, op.cit., p.42. 74 Ibid. 75 Herzig Arno, Bucerius Gerd (sous la direction de), Bucerius Ebelin (sous la direction de). Gabriel Riesser. Hambourg : Ellert et Richter Verlag G, 2008, 188 pages. p.45. 76 Azria, Régine, op.cit., p.13. KERDUEL Carole 21 Judaïté et Germanité L'acculturation des juifs en Allemagne vue par Moritz Daniel Oppenheim 1789-1871

peuple. »77 Michaelis argumente que le « cœur des Juifs »78 n’appartient pas à l’Allemagne mais à la Palestine dans la mesure où ils espèrent retourner vers la terre promise. Les juifs, dès lors, ne peuvent être allemands ou prétendre devenir allemands. Ils doivent faire le choix d’être soit allemand, soit juif. Le judaïsme n’est pas considéré uniquement comme une confession religieuse, c’est également faire partie de la Nation juive. Le judaïsme a toujours été considéré comme « quelque chose de plus qu’une religion »79 ; le judaïsme, au-delà même du fait d’être une foi, est également une nationalité. Les juifs représentent ainsi une nation à part entière, une nation dans une nation. Par conséquent, « quelqu’un ne peut chercher à obtenir les droits civiques d’une autre nation si quelqu’un souhaite toujours appartenir à une autre nation. »80 L’Allemagne ne serait qu’une étape passagère que les juifs quitteraient dès que possible. Or, une nation se définit par le sentiment d’appartenance que l’on éprouve à son égard. Les juifs ne sauraient être dignes de confiance si la patrie était déclarée en danger. En effet, « les juifs considéreront toujours le pays comme une patrie temporaire qu’ils quitteront avec la plus grande joie dans l’heure pour retourner en Palestine. »81 Nourrissant le désir de repartir vers la terre promise et manquant de « ferveur patriotique »,82 ils ne peuvent pas devenir « des citoyens à part entière, »83 ils ne peuvent bénéficier de droits égaux aux citoyens de droit. Pour les non-juifs, les juifs appartiennent à la terre promise et non pas à la Nation allemande.

d. Le baptême du sang

Pour Heinrich Paulus,84 les juifs doivent montrer « qu’ils appartiennent à leur pays de résidence et qu’ils acceptent l’identité de leur pays. »85 S’exprimant ainsi, Paulus considère que les juifs, pour devenir pleinement citoyens allemands, doivent renoncer à la terre promise et renoncer à ce qui fait d’eux des juifs, c’est-à-dire qu’ils doivent se faire baptiser. Le baptême par l’eau bénite ne saurait à lui-seul laver les juifs de leur souillure originelle. Le seul baptême qui vaille est le « baptême du sang, »86 sang versé dans le combat pour la mère patrie et la liberté. Le sacrifice de sa vie, est la condition sine qua non pour un Juif pour espérer être intégré au sein de la Nation allemande. Riesser, grand avocat de la cause juive rappelle à Paulus que les juifs ont participé à la bataille comme tend à le démontrer Oppenheim. « Les juifs en Allemagne ont rempli leurs obligations militaires en toute circonstance. Ils ont combattu en tant que conscrits mais également en tant que volontaires en nombre proportionné dans les rangs des forces allemandes. »87 Les juifs peuvent être assimilés à la Nation allemande considérant qu’ils ont rempli leurs obligations 77 Azria, Régine, op.cit., p.14. 78 Mendes-Flohr Paul et Reinharz Jehuda, op.cit., p.43. 79 Meyer, Michael A. German-Jewish History in modern times, volume 2: Emancipation and acculturation, 1780-1871.New York: Columbia University Press, 1997, 422 pages. p.89. 80 Mendes-Flohr Paul et Reinharz Jehuda, op.cit., p.42. 81 Meyer, Michael A., op.cit., p.89. 82 Meyer, Michael A., op.cit., p.90. 83 Meyer, Michael A., op.cit., p.91. 84 Heinrich Paulus (1761-1851) est un théologien et exégète allemand. 85 Mendes-Flohr Paul et Reinharz Jehuda, op.cit., p.144. 86 Mendes-Flohr Paul et Reinharz Jehuda, op.cit., p.144. 87 Mendes-Flohr Paul et Reinharz Jehuda, op.cit., p.145. 22 KERDUEL Carole Chapitre 1 : Combattre pour la Patrie

miliaires en toute circonstance, considérant qu’ils ont combattu comme conscrits et comme volontaires dans des proportions importantes au sein des rangs de l’Armée Allemande. Afin de combattre « les fausses accusations, ainsi que pour des raisons éducatives, et pour les juifs eux-mêmes, »88 Ludwig Philippson du « Allgemeine Zeitung des Judentums » recense l’ensemble des juifs qui combattirent pour la mère patrie : on dénombre 4 700 soldats juifs, 140 officiers, 483 accidentés et 373 militaires juifs décorées de la croix de fer.89 Entre 7 000 et 12 000 juifs prirent part aux combats. Cette liste permet de mettre un terme à l’imagerie militaire des juifs, considérés comme « des soldats incompétents et réticents. »90 Une des suggestions de Riesser pour démontrer la volonté des juifs de s’intégrer au sein de la société allemande est de former « une association pour le service militaire »91 afin de prouver leur volonté de défendre la mère patrie.

e. Des empêchements physiques Michaelis conclue son argumentation contre l’incorporation des juifs dans l’armée en précisant que « l’art de la guerre requière une taille minimum pour les soldats. Or, peu de juifs disposant de la taille requise peuvent faire partie de l’armée. »92 Ce dernier argument fait écho aux allégations sur le physique des juifs décrit dans l’imaginaire populaire. Les juifs sont considérés comme physiquement faibles. De plus, Dohm93reconnaît ironiquement que le cerveau juif est « plus nocif et plus corrompu que celui des autres européens ».94 Johann David Michaelis répondant à Dohm, appuie les dires de ce dernier en affirmant qu’au regard des rapports de police concernant des vols, les juifs peuvent être considérés « 25 fois plus nocif que la plupart des autres habitants d’Allemagne. »95 « Il n’y a rien de pire que la haine de l’intellectuel. »96

88 Mendes-Flohr Paul et Reinharz Jehuda, op.cit., p.145. 89 Meyer, Michael A., op.cit., p.105. 90 Meyer, Michael A., op.cit., p.110. 91 Mendes-Flohr Paul et Reinharz Jehuda, op.cit., p.146. 92 Mendes-Flohr Paul et Reinharz Jehuda, op.cit., p.146. 93 Christian Wilhelm von Dohm est un universitaire allemand spécialiste du droit constitutionnel, des statistiques et de l’histoire moderne. Il est particulièrement actif au sein des groupes des Lumières de Berlin et devient ami avec Moïse Mendelssohn. Dans son essai, il soutient que l’amélioration du statut légal des juifs, et notamment leur obtention de la citoyenneté permettrait d’améliorer leur morale. Dohm pose les jalons du débat sur la nécessité pour les juifs d’Europe d’obtenir la parité civile. 94 Mendes-Flohr Paul et Reinharz Jehuda, op.cit., p.146. 95 Mendes-Flohr Paul et Reinharz Jehuda, op.cit., p.146. 96 William Butler Yeats (1865-1939) est un dramaturge et conteur irlandais. KERDUEL Carole 23 Judaïté et Germanité L'acculturation des juifs en Allemagne vue par Moritz Daniel Oppenheim 1789-1871

Chapitre 2 : Participer à la scène intellectuelle allemande

Au sein de la société allemande, l’attitude d’opposition à l’égard de l’émancipation grandit au sein des intellectuels mais également au sein des “Teutomaniacs.” Le nationalisme allemand, « union mystique entre une tribu et un état, exclut les juifs et tout autre peuple extérieur. »97 Asher,98 juif libéral, écrit un pamphlet en 1815, pamphlet qui suscite de vifs sentiments. En réaction, un raisonnement patriotique émergea, raisonnement composé de deux lignes d’attaque. La première ligne est de rappeler que l’Etat allemand est chrétien de nature, ce que les juifs sont « génétiquement incapable de partager. »99 La deuxième ligne précise l’existence d’une « mentalité juive », amalgame « religieux, psychologique, ethnique, racial, historique et traditionnel, ce qui rend l’intégration et l’assimilation, à la fois indésirable et illusoire. »100

I) Regard de Moritz Daniel Oppenheim sur l’acculturation intellectuelle des juifs dans les territoires allemands

Comme pour Le retour du volontaire juif de la guerre de libération au sein de sa famille vivant selon l’antique tradition, Oppenheim peint une scène se déroulant en 1763, soit quatre-vingt treize ans avant que ce tableau ne soit peint.

A) Présentation de la peinture Lessing et Lavater rendent visite à Moïse Mendelssohn Afin de représenter Mendelssohn, Oppenheim s’inspire d’un portrait peint par Chodowiecki. Il procède de la même manière pour Lessing en s’inspirant du portrait de ce dernier par Graff et pour Lavater en s’inspirant de celui par Heinrich Lips. Oppenheim a la volonté de se montrer le plus authentique possible et de coller le plus possible à la réalité. Il faut préciser que la copie est un aspect de la formation d’Oppenheim, ce qui expliquerait sa démarche.

97 Elon, Amos, op.cit., p.137. 98 Saul Ascher (1767-1822) est un libraire berlinois ayant écrit sur le judaïsme. Il est considéré comme étant une figure de proue de la réforme du judaïsme. 99 Elon, Amos, op.cit., p.97. 100 Elon, Amos, op.cit., p.97. 24 KERDUEL Carole Chapitre 2 : Participer à la scène intellectuelle allemande

Le tableau donne à voir la rencontre entre Mendelssohn et Lavater, rencontre à laquelle assiste Lessing. Lavater cherche à convaincre Mendelssohn de la vérité intangible de La palingénésie philosophique 101 de Charles Bonnet que Lavater a traduite et dédicacée à Mendelssohn six ans après leur rencontre. Lavater demande à Mendelssohn qu’il lui apporte la preuve remettant en cause la supériorité de la foi chrétienne ou, se trouvant dans l’incapacité de lui fournir cette preuve, de se convertir au Christianisme : « Je vous défie de demander et de supplier le Dieu de la vérité, votre créateur et père et le mien ; je ne vous demande pas de lire ce traité avec impartialité philosophique… mais de le réfuter publiquement au cas où vous apporteriez la preuve irréfutable que le Christianisme est incorrect. Dans le cas où vous le trouveriez correct, faites ce que la prudence, l’amour de la vérité et l’honnêteté vous ordonne de faire, faites ce que Socrate aurait fait, aurait-il lu ce traité et l’aurait-il trouvé irréfutable. »102 Lavater, l’homme d’Eglise et Mendelssohn,103 le philosophe juif allemand, le « Socrate de Berlin »,104 ont longtemps entretenu une correspondance publique à l’initiative de Lavater dans le but, avoué ou non, de convertir Mendelssohn au christianisme. Oppenheim réinvente la rencontre entre Mendelssohn et Lavater dans la mesure où Lessing n’est pas présent le jour où Lavater et Mendelssohn se rencontrent pour la première fois à Berlin en 1763, Lessing ayant quitté Berlin pour Leipzig en octobre 1755, soit huit ans avant que Lavater et Mendelssohn se rencontrent pour la première fois et quatorze ans avant que Lavater ne lance à Mendelssohn son défi. Pour quelle raison Oppenheim choisit-il de représenter Mendelssohn ? Ce dernier est le symbole d’une transition réussie entre le monde juif et la société non-juive. Les premières langues que Mendelssohn apprend sont le yiddish et l’hébreu. Son éducation laïque et son apprentissage de l’Allemand débutent à son arrivée à Berlin à l’âge de quatorze ans. Autodidacte, il apprend, le latin, le grec, le français, l’anglais, les mathématiques, la logique, les philosophes, von Wolf, Locke, Leibniz, éducation qui lui permet de s’ouvrir à la culture allemande. Oppenheim aurait également pu faire le choix de représenter Spinoza mais celui-ci est une figure plus controversée et moins fédératrice que celle de Mendelssohn : Spinoza remet en cause le judaïsme et est excommunié105 par la communauté juive d’Amsterdam, communauté à laquelle il appartenait.

101 Le titre complet de l’ouvrage de Charles Bonnet est La palingénésie philosophique : ou idées sur l’état passé et sur l’état futur des êtres vivants : ouvrage destiné à servir de suppléments aux derniers écrits de l’auteur et qui contient principalement de précis de ses recherches sur le christianisme, ouvrage publié à Genève au printemps 1769. En 1770 et en 1771, Bonnet publie une édition séparée des Recherches sur les preuves du Christianisme, édition réorganisée et enrichie d’un chapitre supplémentaire « le plus important de tous » selon Bonnet. Lavater effectue une traduction de La palingénésie philosophique en 1770. Une querelle nait entre Bonnet et Lavater. En effet, ce dernier effectue une traduction de la première édition de La palingénésie philosophique, publiée séparément des Recherches sur les preuves du Christianisme et préfacée par Lavater, préface à travers laquelle Lavater enjoint Moïse Mendelssohn de réfuter les preuves avancées par Bonnet ou de se convertir au christianisme. 102 Bonnet, Charles. La Palingénésie philosophique-nouvelle édition. Paris : Fayard, 668 pages. Corpus des œuvres de philo. 103 Moïse Mendelssohn est considéré comme le troisième Moïse : Moïse d’Egypte, Moïse Maïmonide, le philosophe médiéval : « Moïse à Moïse, aucun ne fut aussi sage que Moïse. » On reproche à Mendelssohn de vouloir fondre l’identité juive dans la germanité. 104 Hoch, Philippe. (1729-1786), le « Socrate de Berlin. » Metz : Académie Nationale de Metz, 2005, 26 pages. 105 L’excommunication de Spinoza est prononcée le 27 juillet 1656. KERDUEL Carole 25 Judaïté et Germanité L'acculturation des juifs en Allemagne vue par Moritz Daniel Oppenheim 1789-1871

B) Description de la peinture Lessing et Lavater rendent visite à Moïse Mendelssohn Au premier plan du tableau, il est possible de distinguer une chaise sur laquelle repose une canne. Lessing, Lavater et Mendelssohn sont représentés au deuxième plan. Mendelssohn et Lavater sont assis autour d’une table sur la quelle on distingue un jeu d’échec et un livre sur lequel est posé la main de Lavater. Les deux hommes sont engagés dans une vive conversation sous le regard de Lessing qui se tient debout, derrière Moïse Mendelssohn. Un candélabre surplombe les trois hommes. Au troisième plan, nous distinguons une étagère contenant de nombreux livres ainsi qu’un miroir et une plaque accrochée au mur. Au quatrième plan, Oppenheim a représenté une femme portant un plateau sur lequel doivent être disposés de la nourriture et des breuvages. Lessing et Lavater rendent visite à Moïse Mendelssohn représente quatre personnes : Lessing, Lavater, Moïse Mendelssohn, trois grandes figures intellectuelles de leur époque ainsi qu’une femme. La scène, comme pour Le retour du volontaire juif de la guerre de libération au sein de sa famille vivant selon l’antique tradition, se déroule dans le salon d’une résidence, celle de Mendelssohn. Le tableau pénètre dans la sphère privée, dans l’intimité de Mendelssohn. La femme qui porte un plateau renforce le caractère privé de la scène. A la manière de Mendelssohn qui porte la kippa, les cheveux de la femme sont couverts, signe de religiosité. Ismar Schorch et Norman Kleebatt, deux commentateurs du tableau donnent une interprétation de la présence de cette femme dans la scène. Pour Kleebatt, la femme est « le symbole de la famille et du foyer et la personne centrale dans la réalisations des rituels. »106 Schorch insiste également sur le rôle central de la femme associée à la routine quotidienne, routine « sanctifiée par la pratique du judaïsme. »107 Les femmes étant associées au foyer et à la famille, celle du tableau ne peut être qu’une épouse ou une mère. On peut noter qu’Oppenheim conserve des éléments structurels d’une peinture à une autre : les étagères remplies de livres, la lampe du Shabbat, le pichet d’eau et le bassin, la table autour de laquelle sont regroupés des individus, la fenêtre et le jeu de lumière. Derrière les trois hommes, une plaque suspendue, le Mizrah indique dans quelle direction il faut se placer durant la prière.108 La manière dont peint Oppenheim, son traitement des expressions, des détails, des personnes amènent à penser qu’il a lu Lessing. En effet, Lessing, auteur de l’Essai sur les limites de la peinture et de la poésie, définit des principes esthétiques. Selon lui,

106 Kleebatt, Norman L., Too Jewish? : Challenging Traditional Identities. New York: Rutgers University Press, 1996, 230 pages. p.70. 107 Schorch, Ismar. « The sacred Cluster : the core values of conservative Judaism. » The Jewish Theological Seminary 14 juin 2007 [en ligne]. [page consultée le 18 novembre 2011]. 108 Le Mizrah de l’hébreu mizrah chèmech désigne le point cardinal où le soleil se lève. Il devint synonyme pour les juifs vivant à l’ouest du pays d’Israël, de l’orientation de la synagogue vers Jérusalem et le mont du Temple. Le terme désigne également le mur oriental de la synagogue où était placé l’arche renfermant les rouleaux de la Torah et près duquel le rabbin ainsi que le bedeau avaient leur place attitrée. Le mizrah désigne également les plaques ornementales où le mot mizrah est écrit en grandes lettres hébraïques, souvent inclus dans un verset biblique qui en comporte le mot inscriptions généralement placées sur le mir oriental de la synagogue. Les pratiquants apposent un mizrah sur le mur de leur séjour ou de leur bureau qui fait face à Jérusalem. Ces plaques peuvent être décorées de petits dessins ou de micrographie, ou être ornées de motifs traditionnels tels que le chandelier à 7 branches. Ce mizrah décoratif montre à qui veut prier la direction vers laquelle se tourner, bien que dans maintes régions du monde, il puisse en fait ne pas indiquer l’est. 26 KERDUEL Carole Chapitre 2 : Participer à la scène intellectuelle allemande

« Les limites des peintures historiques sont que le travail de représentation picturale ne peut utiliser qu’un seul élément d’une action ; dès lors on doit choisir l’élément le plus significatif, qui explique le plus ce qui est arrivé avant et qui devrait arriver. »109 Nous pouvons interpréter la peinture d’Oppenheim à la lumière de la position tenue par Lessing. L’élément central du tableau est la confrontation entre Lavater et Mendelssohn sous l’égide de Lessing: les éléments adjacents à cette action éclairent et précisent le propos central de la peinture.

C) Analyse de la peinture Lessing et Lavater rendent visite à Moïse Mendelssohn

a. Trois hommes, trois visions de l’acculturation Oppenheim représente deux intellectuels allemands, Lessing et Lavater, aux positions politiques et intellectuelles divergentes concernant l’intégration des juifs au sein de la société allemande. Les trois hommes représentent trois aspects différents et parfois contradictoires de l’émancipation : Lessing, l’intellectuel chrétien considérant avec bienveillance l’intégration des juifs, Lavater, l’homme d’Eglise farouchement opposé à l’intégration des juifs au sein de la société allemande sauf au prix de la conversion et Mendelssohn pour qui, la seule possibilité pour les juifs de s’intégrer dans la société allemande est de procéder à une transformation du judaïsme, unique porte d’entrée à la société allemande. Mendelssohn, le juif raisonné, avocat de la cause juive est membre d’un groupe d’intellectuels juifs, les maskilim.110 Il symbolise « la parfaite incarnation du juif moderne bien qu’il n’ait pas été le premier, ni le seul impliqué dans la réforme et le processus de transformation des juifs et du judaïsme. »111 Il préconise l’utilisation de moyens rationnels pour préparer l’entrée des juifs dans la société allemande moderne, certains juifs vivant encore dans des conditions proches de celles du Moyen-Âge. Il défend l’obtention de droits civils aux juifs qui « se sont culturellement préparés à intégrer la société allemande. »112 Néanmoins, l’obtention de droits équivalents aux citoyens ne doit pas engager une absorption religieuse. En effet, Mendelssohn défend le droit des juifs à pratiquer leur religion. Il promeut certes la transformation du judaïsme mais il reste pratiquant et insiste sur la nécessité d’observer les lois alimentaires.

b. Des signes physiques distinctifs Selon Lessing, « l’artiste doit donner à ses abstractions humaines certains symboles par lesquels ils sont reconnaissables. Ces symboles parce qu’ils sont quelque chose et signifient

109 Gotzmann Andreas, Wiese Christian. Modern Judaism and historical consciousness: identities, encounters, perspectives. London: Brill Academic Pub, 2007, 658 pages. p.27. 110 Ce groupe d’intellectuels juifs, actif de 1770 à 1790, est soutenu par la riche élite juive de Berlin, impliquée dans la finance, le commerce ou encore la manufacture. Les promoteurs de la Haskala sont appelés les maskilim. 111 Sorkin, David. Moïse Mendelssohn, un penseur juif à l’ère des Lumières, préf. de Dominique Bourel, trad. de l’anglais par Flore Abergel, Paris : Albin Michel, 1996, 192 pages. p.67. 112 Hayoun, Maurice-Ruben. Moïse Mendelssohn. Paris : PUF, 1997, 128 pages. Que sais-je ? p. 48. KERDUEL Carole 27 Judaïté et Germanité L'acculturation des juifs en Allemagne vue par Moritz Daniel Oppenheim 1789-1871

quelque chose d’autre, transforment ces abstractions humaines en figure allégorique. » 113 Oppenheim représente Mendelssohn avec la barbe et le yarmulke, la kippa, alors que Lessing et Lavater sont rasés de près et ont la tête découverte. La plupart des juifs de ème Berlin arrêtent de porter la barbe dans la dernière partie du 19 siècle. En peignant Mendelssohn avec la barbe et la kippa, Oppenheim affirme le judaïsme de Mendelssohn. Le philosophe est un croyant : il se rend au service à la synagogue ou directement chez le rabbin. De plus, concernant la chevelure de Mendelssohn, son biographe, Alexander Altmann précise que Mendelssohn laissait ses cheveux nus plutôt que de les couvrir d’une perruque, ce qui était à la mode à l’époque. D’un point de vue vestimentaire, il est impossible de distinguer Mendelssohn de Lavater et de Lessing. Pour David Sorkin, l’habillement de Mendelssohn est représentatif du concept de double loyauté, à l’égard de la culture allemande et à l’égard du judaïsme : Mendelssohn se confond par son habillement dans la société non-juive mais, croyant, il porte la kippa et la barbe. Mendelssohn a considérablement influencé la culture allemande. En outre, il s’est montré loyal à sa religion et à ses traditions mais a également participé à leur modernisation pour permettre aux juifs d’intégrer la société allemande, de devenir des citoyens parmi les autres. Les tableaux, Le retour du volontaire juif de la guerre de libération au sein de sa famille vivant selon l’antique tradition ainsi que Lessing et Lavater rendent visite à Moïse Mendelssohn, expriment le concept de double loyauté, à la foi, à la religion mais également à l’Etat et à la culture allemande.

c. L’amitié entre Lessing et Mendelssohn Les juifs sont considérés comme dépourvus de toute moralité et sont connus pour « leur superstition, leur stupidité, leur absence de sens moral, de bon goût et de bonnes manières, leur incapacité à s’intéresser aux arts, aux sciences et à toute activité utile… une incorrigible propension à la duplicité, à l’usure et à l’illégalité. »114 Lessing et Lavater rendent visite à Moïse Mendelssohn célèbre l’amitié de Mendelssohn, le juif et Lessing, le chrétien. Prouvant ainsi que les juifs sont attachés à l’amitié et que l’amitié entre juifs et non-juifs est possible. Mendelssohn écrit qu’il a « La bonne fortune d’avoir parmi [ses] amis un certain nombre d’hommes qui ne sont pas de la même confession religieuse que [lui]. [Ils ressentent] une profonde affection les uns envers les autres, bien [qu’ils admettent] qu’en matière de religion, [ils ont] des croyances différentes. [Il apprécie] leur compagnie et [s’en] enrichit. »115 Lessing rencontre Mendelssohn en 1754 au moment de la publication de Die Juden, Les Juifs, en 1749 dans lequel un juif est dépeint comme « un homme de culture et de noble vertu. »116 L’attitude de tolérance de Lessing à l’égard du judaïsme va au-delà d’une sympathie littéraire, comme en témoigne son amitié avec Mendelssohn. Les deux hommes se rencontrent par le biais des échecs, Mendelssohn étant recommandé à Lessing. George Mosse considère que cette amitié est l’incarnation de la tolérance religieuse.

113 Gotzmann Andreas, Wiese Christian, op.cit., p.30. 114 Gotzmann Andreas, Wiese Christian, op.cit., p.31. 115 Lettre à Lavater du 12 décembre 1769. 116 Lessing, Gotthold Ephraim. Die Juden: ein Lustspiel in einem Aufzuge verfertiget im Jahre 1749 [en ligne]. [page consultée le 4 août 2012]. 28 KERDUEL Carole Chapitre 2 : Participer à la scène intellectuelle allemande

ème ème L’amitié entre Mendelssohn et Lessing marquera de son empreinte le 19 et le 20 siècle. Lessing se montre très élogieux à l’égard de Mendelssohn : « une âme sociable et brillant, avec les yeux perçants, le corps d’Esope, un homme à l’esprit vif, aux goûts merveilleux et une grande érudition, franc et sincère.117 La présence du jeu d’échec au sein de la scène rend compte de cette amitié.118 Richard Cohen considère que le jeu d’échec, symbole de l’amitié entre Mendelssohn et Lessing est « en quelque sorte perturbé par la présence de Lavater. »119 L’amitié construite entre Lessing et Mendelssohn autour d’un jeu d’échec s’oppose à la relation de force entre Lavater et Mendelssohn autour du jeu d’échec. Une preuve de l’amitié de Lessing envers Mendelssohn est le soutien que Lessing apporte à Mendelssohn lors de la publication des Dialogues Philosophiques, édités anonymement, car le texte aurait pu remettre en cause le droit de Mendelssohn de vivre à Berlin. Allant encore plus loin dans le soutien qu’il apporte à Mendelssohn, er Lessing écrit une critique des Dialogues Philosophiques dans l’édition du 1 mars 1755 de la Gazette de Berlin, dont il est l’éditeur littéraire. Lessing continue de soutenir les publications de Mendelssohn, notamment Sur le sentiment, toujours édité anonymement. Malgré leur publication anonyme, il est de notoriété publique que Mendelssohn est l’auteur de ces textes, raison pour laquelle Lavater lui lance un défi. Lessing l’introduit à Johann Georg Sulzer, membre de l’académie de Berlin, introduction qui permettra à Mendelssohn de se présenter lui-même à d’autres membres des cercles de l’émancipation. Le soutien apporté par Lessing à Mendelssohn est représenté par les étagères dans le fond de la pièce derrière le triumvirat. Ces étagères symbolisent également « die Aufklärung », les Lumières allemandes. Les étagères sont une métonymie de la lecture, de l’écriture et de la publication et des grands principes des Lumières.

d. La confrontation entre Lavater et Mendelssohn La première rencontre entre Lavater et Mendelssohn n’est pas connue pour avoir eu lieu chez Mendelssohn. Les deux hommes se rencontrent pour la première fois au comptoir de la fabrique de soie de Bernhard en 1763, là ou Mendelssohn était clerc. Au moment de leur rencontre, Lavater sait que Mendelssohn est l’auteur Des dialogues philosophiques et Sur les sentiments comme il l’indique dans son journal le 7 avril 1763. Ils se rencontrent une deuxième fois, le 18 avril, puis une troisième fois, le 24 février 1764, rencontre au cours de laquelle ils discutent de religion. Mendelssohn demande à Lavater de ne pas rendre public ses propos.120 Oppenheim opère à une réinterprétation des entretiens entre les deux hommes. Alors qu’elles étaient cordiales, il les transforme en une confrontation. Oppenheim suggère l’opposition entre les trois hommes au moyen de six éléments. Premièrement, cette opposition est suggérée par la composition de l’échange : Mendelssohn et Lessing sont alignés physiquement sur le côté gauche de la peinture. Lessing se tient proche de Mendelssohn, le regard dans la même direction que ce dernier. Les deux hommes font face à Lavater. Deuxièmement, Oppenheim crée également un alignement du jeu d’échec, symbole de l’amitié entre Lessing et Mendelssohn, de Mendelssohn et de la chaise sur laquelle la main de Lessing est posée alors que le jeu d’échec n’est pas situé

117 Götschel, Willi. Spinoza’s modernity: Mendelssohn, Lessing and Heine-nouvelle édition. Madison ; University, 2004, 351 pages. p.173. 118 Gotzmann Andreas, Wiese Christian, op.cit., p.31. 119 Gotzmann Andreas, Wiese Christian, op.cit., p.32. 120 Gotzmann Andreas, Wiese Christian, op.cit., p.32. KERDUEL Carole 29 Judaïté et Germanité L'acculturation des juifs en Allemagne vue par Moritz Daniel Oppenheim 1789-1871

dans l’alignement de Mendelssohn et Lavater. Troisièmement, Lavater et Mendelssohn se tiennent d’un bout à l’autre de la table. Quatrièmement, Lavater est rasé de près et est découvert alors que Mendelssohn porte la barbe et la kippa. Cinquièmement, l’échange entre les deux hommes est animé comme en témoignent leurs mains : la main de Mendelssohn est posée sur son genou, il écoute Lavater. Lavater pointe du doigt une page de l’ouvrage posé sur la table. Cohen émet l’hypothèse selon laquelle la main de Lavater est posée est l’ouvrage du philosophe Charles Bonnet La Palingénésie philosophique ou Idées sur l’état passé et l’état futur des être vivants dont Lavater effectue une traduction, datée du 25 août 1769, qu’il dédicace à Mendelssohn. Dans leur correspondance, Lavater utilise certains passages de La palingénésie philosophique ou Idées sur l’état passé et l’état futur des être vivants où Bonnet tente de prouver la vérité du christianisme. Sixièmement, Gabrielle Sed-Rajna suggère que « les pièces du jeu d’échec montrent la victoire de Mendelssohn dans son échange avec Lavater. »121 Si l’on regarde le tableau de plus près, nous pouvons distinguer, six pièces blanches contre deux fous et un roi noir. La tour blanche sur le dernier rang et la reine ont mis le roi noir en échec. Il y a une victoire des blancs, le jeu de Mendelssohn, sur les noirs, le jeu de Lavater. Par le jeu d’échec, Oppenheim suggère que Mendelssohn est vainqueur dans son échange avec Lavater. Enfin, Oppenheim effectue un travail de clair-obscur. La lumière provenant de la fenêtre baigne Mendelssohn et Lessing de lumière. Le visage de Lavater est illuminé alors que son corps est plongé dans l’obscurité : Lavater reste dans l’ombre, il est « le vilain » ; Mendelssohn, baigné de lumière, est le champion de la cause juive. La victoire de Mendelssohn sur Lavater n’est pas aussi éclatante qu’Oppenheim le suggère dans son tableau. En effet, dans sa réponse Mendelssohn affirme qu’il ne peut, ne veut, se convertir au christianisme mais il se montre incapable de réfuter les arguments de Bonnet au sujet du christianisme. Mendelssohn évite de discuter des croyances religieuses dans sa réponse à Lavater et tente de recentrer le débat sur la tolérance et les convictions personnelles. Il se dit « convaincu de la vérité du judaïsme et affirme son droit à croire en ses convictions.» 122Le défi lancé par Lavater a pour conséquence d’amener Mendelssohn à former une réflexion intellectuelle sur le judaïsme et la relation de ce dernier avec le mouvement des Lumières : la déclaration publique de Mendelssohn n’est pas uniquement une réponse au défi lancé par Lavater, c’est également un appel pour le renouveau du corps juif dans la société allemande. Mendelssohn, dans son introduction de Vindiciar Judaeorum, lie libertés économique et religieuse. Il prend l’exemple des Pays-Bas, société où la liberté dans la vie privée, dans le commerce et la religion a des effets positifs. Dohm considère que l’Etat devrait « immédiatement donné aux juifs des droits et ensuite entreprendre une amélioration civique qui ferait d’eux des gens moraux et politiquement meilleurs qu’ils ne le sont à présent. »123 Il suggère également que les juifs devraient abandonner le commerce pour des activités qui sont moralement saines tels que l’artisanat ou encore l’agriculture. Mendelssohn, quant à lui, encourage la tolérance religieuse et le libéralisme économique.

e. Nathan, le Sage Lessing et Lavater rendent visite à Moïse Mendelssohn fait référence à la pièce « Nathan le Sage » écrite par Lessing en 1779 : « Voici donc les trois héros, que rien ne relie en apparence, sauf qu’ils vénèrent le même Dieu. Et c’est cela justement qui les oppose, 121 Sed-Rajna, Gabrielle. Jewish Art. New York: Harry N. Abrams, 1997, 640 pages. p.334. 122 Bourel, Dominique. Moses Mendelssohn: la naissance du judaïsme moderne. Paris : Gallimard, 2004, 656 pages. Nrf Essais. p.478. 123 Gotzmann Andreas, Wiese Christian, op.cit., p.110. 30 KERDUEL Carole Chapitre 2 : Participer à la scène intellectuelle allemande

chacun étant dépositaire d’une vérité révélée qu’il prétend la seule vraie. »124 L’action de ème ème la pièce se déroule à Jérusalem durant la 3 croisade à la fin du 12 siècle. Nathan apprend que sa fille adoptive Recha aurait péri, dans l’incendie qui a ravagé sa maison, sans l’intervention d’un jeune templier. Nathan témoigne sa gratitude au jeune templier qui refuse les remerciements du juif. Face à cette réaction, Nathan répond au chrétien que ce dernier peut mépriser son peuple autant qu'il lui plaira : « Ni vous ni moi n'avons choisi notre peuple. Sommes-nous notre peuple ? Qu'est-ce que cela veut dire, peuple ? Le chrétien et le juif sont-ils chrétien et juif avant d'être homme ? »125 Le templier est fait prisonnier à Jérusalem puis gracié par le sultan en raison de sa ressemblance avec son frère disparu. Parallèlement, Saladin, ruiné, s’appuie sur Nathan pour rembourser ses dettes. Afin de ne pas payer la somme due à Nathan, Saladin lui tend un piège en lui demandant quelle est la vraie religion des trois religions monothéistes. Procédant ainsi, il espère contraindre Nathan le juif à se renier ou à critiquer l’Islam : « Puis- je exiger de toi que tu traites de menteurs des ancêtres pour ne pas t’opposer aux dires des miens, ou inversement ? »126 Pour répondre à Saladin, Nathan évoque la parabole des trois anneaux, parabole qui est une référence au Decameron de Boccaccio, composé entre 1348 et 1353 : un père ayant trois fils décide de léguer, à l’un d’entre eux, un anneau en sa possession. Le père ne sachant quel fils choisir décide de forger deux anneaux identiques à l’original. A la mort de leur père, les trois frères se disputent l’anneau. Pour les départager, ils font appel à un juge qui se déclare incapable de le faire. Il en revient à chacun d’eux d’imiter « l’amour incorruptible et libre de préjugé »127 du père. Les trois frères de l’histoire de Nathan symbolisent les trois religions monothéistes. D’aucun ne saurait établir une différence entre les trois. Les trois religions sont égales devant Dieu comme les trois fils sont égaux devant la justice. Impressionné par la sagesse de Nathan, le sultan et le juif deviennent amis. En parallèle, le templier tombe amoureux de Recha et souhaite l’épouser mais Nathan refuse, car sachant la jeune fille adoptée, il soupçonne qu’il existe des liens de parenté entre les deux jeunes gens. Afin d’obtenir des conseils, le Templier va voir le Patriarche de Jérusalem qui tente de profiter de la situation et entraîner la chute de Nathan qu’il juge responsable d’avoir détourné une chrétienne de sa foi. A la fin de la pièce, il est révélé que Recha, la juive et le templier sont frères et sœurs, enfants de Assad, le frère décédé du Sultan. « Ainsi, à la fin, juifs, chrétiens et musulmans, bien qu’élevés dans des confessions différentes, se trouvent réunis dans une même famille, sous l’autorité spirituelle de Nathan. »128 La pièce nous enseigne que l’homme ne doit pas suivre une foi aveugle mais doit s’en remettre à la conscience du bien et à la vertu : «Ne sois pas chrétien au détriment d’un juif ou d’un musulman. »129 La pièce est le porte-parole des idées des Lumières, de la tolérance, de la fraternité et de l’amour de l’humanité. Lessing considère que son amitié

124 Lessing, Gotthold Ephraim. Nathan, le sage/Nathan der Weise (édition bilingue). Paris : Flammarion, 1999, 416 pages. GF Bilingue. p. 367. 125 Ibid., p.340. 126 Ibid., p.290. 127 Ibid., p.250. 128 Ibid., p. 390. 129 Ibid., p.395. KERDUEL Carole 31 Judaïté et Germanité L'acculturation des juifs en Allemagne vue par Moritz Daniel Oppenheim 1789-1871

avec Mendelssohn est le témoignage de ces idéaux. Nathan aurait été façonné d’après Mendelssohn. Intéressons-nous à la « Theaterlogik », la logique théâtrale, de Lessing pour reprendre les termes de Johann August Ephraim Goeze.130 On peut constater qu’il reprend les schémas voltairiens pour montrer, non pas la puissance du fanatisme comme Voltaire, mais l’avènement possible mais problématique de la tolérance. On note, chez Lessing, l’absence de père biologique, élément déclencheur chez Voltaire de la vengeance religieuse. De plus, les amours de Recha et du Templier sont impossibles, n’ont pas à cause de leur religion mais par leur lien filial. Enfin, le dénouement de la pièce est de type comique fondé sur la concorde, où « l’harmonie des rapports familiaux entre les individus symbolise l’harmonie souhaitée entre les différentes religions monothéistes. »131 « Nathan le Sage fait plus qu’affirmer la profonde unité de l’humanité, l’équivalence des trois religions est une équivalence dans leur nullité commune. »132 Les relations qu’entretiennent Lavater et Mendelssohn deviennent un méta- événement : elles dépassent ce qu’elles sont pour devenir représentatives des relations entre juifs et non-juifs. Oppenheim choisit de défendre la cause juive grâce au travestissement des événements historiques qu’il peint. Ce travestissement sert des buts moraux et allégoriques pour la communauté juive à laquelle il s’adresse. Ce tableau montre la foi inébranlable d’Oppenheim dans le processus d’émancipation. Oppenheim réalise cette peinture au moment où les droits civils des juifs se sont vus renforcés, c’est-à-dire, pendant la période qui suit la révolution de mars 1848. Progressivement, nombreux sont les juifs qui témoignent leur volonté d’intégrer la société allemande.

II) Les limites de l’acculturation intellectuelle des juifs

L’Histoire apporte la preuve que le processus d’acculturation a été une réussite. Néanmoins, il a également connu des limites comme le montre les expériences d’Heine et Börne, qui ont de nombreux points communs ; tous deux se sont convertis mais sont demeurés attachés au judaïsme ; tous deux sont des polémistes libéraux. Avec Heine et Börne nait un nouveau genre d’esprit libéral engagé aussitôt décrié comme typiquement juif. Pour Heinrich Gothard von Treitschke,133 avec Börne et Heine, commence « l’irruption des juifs dans l’histoire de la littérature allemande, un intermède infertile et laid. »134

A) L’exemple de Heine

130 Johann August Ephraim Goeze (1731-1793) est un théologien allemand. 131 McIntosh-Varjabédian, Fiona. “Parallèle ou rapports de fait? Voltaire/Lessing ou le dialogue secret des pièces Levantines.” Revue de littérature comparée. 2001/2, n°298, 336 pages. 132 Ibid. 133 Heinrich Gothard von Treitschke (1834-1896) est un historien, théoricien politique allemand, membre du Parti libéral national et député nationaliste de 1871 à 1884. « Les juifs sont notre malheur », formule parue en 1879 dans les Annales Prussiennes illustre ses idées antisémites qui connaissent en franc succès en Allemagne et qui seront reprises par les Nazis. 134 Von Treitschke, Heinrich. “The Jews are our Misfortune” [en ligne]. [page consultée le 10 août 2012]. 32 KERDUEL Carole Chapitre 2 : Participer à la scène intellectuelle allemande

a. Description du portrait de Heine Oppenheim réalise le portrait de Heine en 1831. Ce dernier a un regard distant, ironique ; ses bras sont croisés. Aucun signe distinctif ne permet de déterminer sa profession, poète de son état. Un halo de lumière baigne Heine, lumière qui se pose sur ses mains et sa tête ce qui les fait surgir de l’obscurité. Les couleurs froides et les tons mats employés par Oppenheim ne sont pas sans rappeler les couleurs utilisées par Rembrandt. Heine est peint pris dans sa rêverie, émergeant de nulle part. Oppenheim surprend sa solitude : génie s’il en est, mais dépourvu de position sociale et n’ayant jamais su trouver sa place dans le monde. Heine est « Un jeune poète au teint pale avec des yeux bleus rêveurs et de longs cheveux blonds ondulés. Il porte des vestes de velours, des cols byroniens135 ouverts qui lui donnent des airs de dandy et un chapeau connu sous le nom de Bolivar. »136

b. Trouver sa place dans les cercles intellectuels allemands Heine est l’un des premiers juifs allemands à avoir grandi comme « un homme libre. Pour les français, il était aussi allemand que ses camarades de classe. »137Heine et sa famille obtiennent pleinement leurs droits civiques à Düsseldorf pendant la période napoléonienne mais les perdent avec la restauration de la loi prussienne. Heine arrive à Berlin pendant l’été 1821 afin d’étudier le droit à l’Université et assister au cours de Hegel au sujet de l’esthétisme.138 A peine âgé de 24 ans et après un ouvrage publié, il est déjà considéré comme une figure littéraire éminente. En effet, la postérité fera d’Heine un poète allemand destiné « à laisser une marque indélébile sur la culture allemande, marque que même les nazis n’arriveront pas à effacer. »139 Pourquoi ce succès ? Heine, pour créer son univers poétique, puise à la fois dans la mythologie allemande et dans la mythologie hébraïque. Par conséquent, « aucun autre auteur ne sera considéré aussi allemand et aussi juif et aussi ironique et ambivalent à ce sujet. »140 En 1820, alors qu’il a perdu ses droits civiques, Heine déclare que la langue allemande est sa « propriété la plus sacrée… une mère patrie même pour celui à qui on la refuse par malice et par folie. »141 Cet amour pour la langue allemande est perceptible dans ses poèmes. Les critiques saluent son style lyrique inimitable, style qui entre dans la tradition des grands auteurs allemands. Cependant, ils condamnent sa poésie pour des raisons patriotiques. Heine eut été chrétien que son œuvre eut été encensée. Ses origines juives entachent son art et le condamne. Eduard Gans142 invite Heine à rejoindre « la Société pour la culture et la science des juifs. » Il accepte promptement l’invitation. Pour

135 L’adjectif byronien renvoie au héro romantique torturé crée par Lord Byron. 136 ère Cohen, Richard I., Jewish Icons: Art and Society in Modern Europe-1 édition. Berkeley: University of California Press, 1998, 382 pages. p.184. 137 Götschel, Willi, op.cit., p.257. 138 Lors du semestre d’été 1818 à Heidelberg et aux semestres d’hiver 1820-1821, aux semestres d’été 1823 et 1826 et au semestre d’hiver 1828-1829 à Berlin, Hegel dispense un ensemble de cours appelés Esthétique ou philosophie de l’art qui correspond à une partie de l’Encyclopédie des sciences philosophiques : Esthétique ou philosophie de l’art développe le chapitre « art. » 139 Elon, Amos, op.cit., p. 117. 140 Elon, Amos, op.cit., p. 117. 141 Elon, Amos, op.cit., p.118. 142 Eduard Gans (1798-1839) est un juriste, philosophe et historien allemand juif. KERDUEL Carole 33 Judaïté et Germanité L'acculturation des juifs en Allemagne vue par Moritz Daniel Oppenheim 1789-1871

la première, il rencontre des jeunes juifs de sa génération qui sont intégrés dans la culture et dans la société allemande mais qui demeurent conscients de leur identité.

c. L’échec d’une conversion Comme beaucoup d’autres juifs de son époque, Heine se convertit non pas par conviction mais pour des raisons pragmatiques. Rapidement, il regrette son geste : « Je le regrette sincèrement. Je ne vois pas en quoi ma situation s’est arrangée grâce à cette conversion. Au contraire, je n’ai rien gagné d’autre que du malheur. »143 A l’inverse, Gans, qui l’a introduit au sein de « la Société pour la culture et la science des juifs », voit sa conversion récompensée par un poste de professeur de droit associé à l’Université de Berlin. Heine pose un regard très dur sur sa conversion et celle de Gans. Il écrit en effet à Moser que si Gans s’est converti « sans conviction, c’est un imbécile, s’il s’est converti par hypocrisie, c’est une canaille. »144 Avec le recul, le dégoût de soi s’efface pour laisser place à l’ironie, comme le souligne Heine, « Berlin vaut bien un sermon. »145 Heine était « marginalement juif »146 avant sa conversion mais ne devient pas chrétien après son baptême. Après sa conversion, il s’identifie plus que jamais aux autres membres de la communauté juive qui appartiennent tous à « une même communauté de destin. »147 Quel était le but de sa conversion ? Comme pour beaucoup de juifs, la conversion est un des rares moyens, sinon le seul de pouvoir réellement s’intégrer au sein de la société allemande. Le but de Heine est d’obtenir, au prix de sa conversion, un poste académique ou juridique pour s’assurer un salaire mensuel stable ; ce qu’il ne parvient pas à atteindre dans les deux cas. Sa première tentative à Hambourg, où son oncle est un citoyen influent, se solde par un échec. Considérant l’obtention par Gans d’un poste de professeur de droit associé à l’université de Berlin, ses origines juives de même que ses penchants pour la littérature ne devraient pas poser de problèmes pour obtenir un poste que ce soit à l’université ou dans le système juridique. Ses opinions politiques sont la raison principale de son échec. C’est un « bon patriote libéral »148 chérissant le passé national que « la génération romantique de la guerre de Libération [vient] de sauver de l’oubli et qu’on [cultive] particulièrement à Bonn. »149 En lieu et place d’un poste juridique ou académique, Heine rencontre à Hambourg un éditeur suffisamment audacieux pour publier son nouveau recueil de poésie. Le recueil Le livre des chants, publié en 1827, représente un tournant dans sa carrière. « Ballades, chanson d’amour et de deuil, tableaux de genre piquants et touchants, enfin les vastes évocations, colorées et sifflantes de la mer du Nord, les premières en langue allemande, montraient la virtuosité d’un musicien du verbe, doué dans tous les registres lyriques. »150 Ce recueil fait de Heine le poète allemand, après Goethe, le plus connu et le plus aimé. Le chancelier Bismarck prend sa défense devant le Reichstag : « N’oubliez pas, Messieurs qu’il est après Goethe, l’auteur des plus beaux

143 Elon, Amos, op.cit., p.125. 144 Elon, Amos, op.cit., p.125. 145 Elon, Amos, op.cit., p.126. 146 Elon, Amos, op.cit., p.126. 147 Elon, Amos, op.cit., p.127. 148 Grappin, Pierre. “Heinrich Heine (1797-1856)” [en ligne]. [page consultée le 10 août 2012]. 149 Ibid. 150 Ibid. 34 KERDUEL Carole Chapitre 2 : Participer à la scène intellectuelle allemande

Lieder en langue allemand. » 151 Certains lecteurs « refusaient de croire qu’un juif puisse avoir une oreille allemande si parfaite. »152 « Die Lorelei153 Ich weiß nicht, was soll es bedeuten, Dass ich so traurig bin; Ein Märchen aus alten Zeiten, Das kommt mir nicht aus dem Sinn. Die Luft ist kühl und es dunkelt, und ruhig fließt der Rhein; der Gipfle des Berges funkelt im Abensonnenschein. Die schönste Jungfrau sitzet Dort oben wunderbar, Ihr goldenes Geschmeide blitzet, sie kämmt ihr goldenes Haar. Sie kämmt es mit goldenem Kamme Und singt ein Lied dabei, Das hat eine wundersame, Gewaltige Melodie. Den Schiffer im kleinen Schiffe Ergreift es mit wildem Weh; Er schaut nicht die Felsenriffe, er schaut nur die Höhe. Ich glaube, die Wellen verschlingen Am Ende Schiffer und Kahn; Und das hat mit ihrem Singen Die Lorelei getan. » 154 « La Lorelei Je ne sais pas pourquoi, Mon cœur est si triste, Un conte des temps anciens Toujours me revient à l’esprit. La brise fraîchit, le soir tombe Et le Rhin coule silencieux La cime des monts flamboie Aux feux du soleil couchant. La plus belle des jeunes filles Là-haut est assise merveilleuse, Ses joyaux d’or étincelant, Elle peigne ses cheveux d’or. Elle les peigne avec un peigne en or En chantant une romance Son chant a un pouvoir Etrange et prestigieux. Le batelier dans sa barque Est saisi d’une folle douleur, Il ne voit plus les récifs, Il regarde toujours en l’air. Je crois que les vagues ont finalement Englouti le batelier et sa barque Et c’est la Lorelei, avec son chant fatal ; Qui aurait fait tout ce mal. »

d. La fuite à Paris En dépit du succès qu’il rencontre, Heine est financièrement dépendant de son oncle. En 1826, alors qu’une autre opportunité qui se présente à lui échoue, Heine tombe en dépression. « Je ressens le désir irrésistible de dire au revoir à la mère patrie allemande. Pas vraiment pour la joie de vagabonder à travers le monde comme au dehors du

151 Ibid. 152 Elon, Amos, op.cit., p.128. 153 “Heinrich Heine (1797-1856): die Lorelei (1823) [en ligne]. [page consultée le 5 août 2012]. 154 Ibid. KERDUEL Carole 35 Judaïté et Germanité L'acculturation des juifs en Allemagne vue par Moritz Daniel Oppenheim 1789-1871 tourment de ma condition personnel : le juif en moi qui ne peut jamais être lavé me force à partir. »155 A l’origine, Heine n’avait pas l’intention d’immigrer. Selon ses propres termes, il se considère comme un « animal allemand »156 dont le cœur est « un véritable catalogue d’émotions 157 er germaniques. » Heine tente sa chance à Munich où règne Louis 1 de Bavière, défenseur des artistes. Cependant sa réputation joue en sa défaveur : il est prussien, converti, joueur et libertin et s’est fait des ennemis suite à la publication des Tableaux de voyages. Incapable de trouver un emploi à Munich et à Berlin, il retourne en septembre 1829 à Hambourg, « berceau de ses malheurs »158 où ses écrits provoquent un scandale au sein de sa famille et dans la ville. La révolution de juillet 1830 le pousse à se rendra à Paris, ce qui est chose faite au début du mois de mai 1831. La capitale française satisfait les appétits de liberté du patriote et libéral Heine. Paris est « la patrie d’élection des exilés, des révoltés et des prophètes. »159 L’homme de lettres trouve sa place au sein du paysage littéraire de la capitale française. Il passe alors « pour l’homme le plus spirituel de l’Europe moderne. »160 A l’âge de trente-trois ans, Heine est toujours dépendant financièrement de sa famille. Son séjour à Paris devait être temporaire, il y restera jusqu’à sa mort en 1856, rentrant en Allemagne à deux reprises pour rendre visite à sa mère. Pour Heine, il est devenu nécessaire de quitter l’Allemagne. Il écrit à Varnhagen à ce propos soulignant qu’il avait « le choix entre baisser les bras complètement ou se battre pour sa vie. »161 Le départ de Heine n’est pas synonyme de renoncement. Heine « [aime] l’Allemagne plus qu’elle ne le [mérite] »162 selon Dumas et n’entend pas y renoncer si facilement. Il considère son exil parisien comme une situation de repli temporaire en attendant des jours meilleurs. Des figures prééminentes de la vie culturelle allemande sont rappelées à leurs origines par leurs ennemis et leurs critiques, Heine et Börne dans le domaine littéraire, Mendelssohn, Offenbach et Meyerbeer dans la musique, Hess, Marx et Lassalle en politique. Dans son poème « das neue israelitische Hospital zu Hamburg », Heine identifie le judaïsme a une « maladie familiale, un fléau emporté de la vallée du Nil, la foi non régénérée de l’ancienne Egypte. »163 Heine suite à une conversion que l’on pourrait qualifiée de ratée en ce qu’elle ne lui apporte rien ce qualifie de Unglaubengenosse, non croyant, pour reprendre l’expression de Spinoza. Sur sa pierre tombale, il se fait reconnaître seulement comme un poète allemand. Il n’est ni chrétien, ni juif. « Das neue israelitische Hospital zu Hamburg 164 Ein Hospital für arme, kranke Juden, Für Menschenkinder, welche dreifach elend Behaftet mit den bösen drei Gebresten, Mit Armuth, Körperschmerz und Judentume ! Das schlimmste von

155 Elon, Amos, op.cit., p.130. 156 Elon, Amos, op.cit., p.122. 157 Elon, Amos, op.cit., p.122. 158 Elon, Amos, op.cit., p.123. 159 Elon, Amos, op.cit., p.126. 160 Elon, Amos, op.cit., p.134. 161 Elon, Amos, op.cit., p.140. 162 Elon, Amos, op.cit., p.141. 163 Heine, Heinrich, Ecrits juifs. Paris : Edition Du Sandre, 2006, 145 pages. 164 Wandernde Schatten, Ahsver, Moses und die Authentizität der jüdischen Moderne 36 KERDUEL Carole Chapitre 2 : Participer à la scène intellectuelle allemande

den dreien ist das letzte, Das tausendjährigen Familienübel, Die aus dem Nil- Thal mitgeschleppte Plage, Der altägyptisch ungesunde Glauben. Unheilbar tiefes Leid ! Dagegen helfen Nicht Dampfbad, Dusche, nicht die Apparate, Der Chirurgie, noch all’ die Arzneien, Die dieses Haus den sieche Gästen bietet. Wird einst die Zeit, die ew’ge Göttin, tilgen, Das dunkle Weh, das sich vererbt vom Vater Herunter auf den Sohn, wird einst der Enkel Genesen und vernünftig seyn und glücklich ? » « Le nouvel hôpital israélite de Hambourg 165 Un hôpital pour de pauvres juifs malades, Pour des êtres humains trois fois malheureux, Aux prises avec ces trois cruels tourments, Pauvreté, douleur physique, juiverie ! Le plus atroce des trois est le dernier, Le mal de famille, héritage des siècles, Contracté jadis sur les rives du Nil, Le culte étranger que l’Egypte a maudit ! Mal profond, rebelle à tous les traitements, Douches, bains de vapeur, savants appareils De la chirurgie, ordonnances, remèdes, Que pourtant la maison offre en abondance. Le temps, dieu éternel, pourra-t-il guérir Le mal que le père transmet à son fils ? Le petit-fils un jour, sauvé, délivré, Connaîtra-t-il la sagesse et le bonheur ? »

B) L’exemple de Börne

a. Description de la série de portraits de Börne Oppenheim a représenté Börne à trois reprises, en 1831 et en 1840. Les tableaux réalisés par Oppenheim sont presque exclusivement réduits à leur sujet. En les comparant, nous pouvons constater que l’attitude corporelle de Börne est identique d’une peinture à l’autre. Les objets qu’il tient à la main, les fonds ainsi que son habillement diffèrent. Dans le premier tableau, Börne est représenté comme un publiciste actif qui rend compte et discute de la politique allemande. Dans le deuxième portrait exécuté, il tient un exemplaire du Moniteur universel, symbolisant le métier exercé par Börne à Paris. Ce dernier est accoudé à son bureau, le buste jeté en avant. Il dégage de la détermination et de l’énergie. Dans le troisième tableau, Oppenheim représente le correspondant politiquement engagé à Paris. Les deux exemplaires de Lettre de Paris contiennent un message politique et littéraire si libéral qu’ils sont interdits. Börne est un des premiers journalistes patriotes et républicains allemands. Il consacre sa plume à la lutte politique : il est l’éditeur et le collaborateur de nombreux journaux. Il s’exile à Paris en 1830. Dans Lettres de Paris (1832-1834), il s’attaque aux princes, aux philistins, aux aristocrates et à l’Eglise. Dans Menzel, le dévoreur de Français (1837 ), sa dernière œuvre, il fustige le chauvinisme petit-bourgeois qui se développe en Allemagne. Les portraits réalisés par Oppenheim le montrent « pâle, le visage long et déterminé, les yeux passionnés et ardents, les lèvres fermes et sensuelles, et le nez fort et bien formé. »166 Börne nous regarde attentivement, l’attente se lit sur son visage. Il porte une écharpe de couleur vive sous un manteau jaune au col de fourrure ainsi qu’un délicat velours et un col blanc ouvert. Il serre son point droit.

b. Une conversion amère

165 Heine, Heinrich, Ecrits juifs. Paris : Edition Du Sandre, 2006, 145 pages. 166 Cohen, Richard I., op.cit., p.50. KERDUEL Carole 37 Judaïté et Germanité L'acculturation des juifs en Allemagne vue par Moritz Daniel Oppenheim 1789-1871

Börne est né dans le ghetto de Francfort du temps où les juifs étaient enfermés dans le quartier juif au couché du soleil et le dimanche. Sa conversion en 1812 semble avoir été plus sincère que celle de Heine puisqu’elle n’a pas pour but de lui obtenir un poste académique ou juridique. Comme Heine, Börne regrette sa conversion. Très rapidement, il déclare en effet, que la bonne fortune l’a fait juif, c’est-à-dire « citoyen du monde. »167 Börne fut un des tous premiers juifs allemands qui tenta de « civiliser le patriotisme allemand, »168 déterminé qu’il était à trouver un remède aux maux de « sa pauvre mère patrie malade. »169 « Les Rothschild sont les merveilles du système bancaire moderne. Nous voyons les descendants de Juda, après 2000 ans de persécutions, se hissés au dessus des rois, grimpant plus haut que les empereurs et tenant tout un continent dans le creux de leur main. Les Rothschild gouvernent le monde chrétien. Aucun cabinet ministériel ne bouge sans leur accord. Ils étendent leurs mains avec la même aisance, de Saint Petersburg à Vienne, de Vienne à Paris, de Paris à Londres, de Londres à Washington. Le Baron de Rothschild, la tête de la famille est le vrai roi de Juda, le prince de la captivité, le messie tant attendu par ce peuple extraordinaire. Il tient les clefs de la paix ou de la guerre. Ils sont les prêteurs et les conseillers des Rois d’Europe et des chefs républicains des Etats- Unis. Que peuvent-ils désirer de plus ? »170

167 Elon, Amos, op.cit., p.134. 168 Elon, Amos, op.cit., p.135. 169 Elon, Amos, op.cit., p.134. 170 ère Morton, Frederic. The Rothschild-1 édition. New York: Kodansha USA, 1998, 360 pages. p.250. 38 KERDUEL Carole Chapitre 3 : Gravir l’échelle sociale et économique

Chapitre 3 : Gravir l’échelle sociale et économique

« Le juif, qui à Vienne, par exemple, est seulement toléré, détermine l’avenir de tout l’Empire par son pouvoir financier. Le juif qui n’a pas de droit dans le plus petit état allemand, décide du sort de l’Europe. Le juif s’est émancipé selon une méthode juive, non seulement parce qu’il a acquis un pouvoir financier mais aussi parce que l’argent est devenu le pouvoir du monde et l’esprit pratique juif est devenu l’esprit pratique des nations chrétiennes. Les juifs se sont émancipés dans la mesure où les chrétiens sont devenus juifs. »171

I) Regard de Moritz Daniel Oppenheim sur l’intégration économique et sociale des juifs « Un Rothschild qui n’est pas riche, pas juif, pas philanthrope, pas banquier, pas travailleur et qui ne mène pas un certain train de vie n’est pas un Rothschild. »172

A. La famille Rothschild

a. Sortir du ghetto L’histoire de la famille prend racine dans le ghetto de Francfort. Mayer Amschel Rothschild (1744-1812) est le fondateur de la célèbre dynastie. Fils d’un modeste prêteur sur gage, il er fonde une banque et devient le gérant de la fortune de Guillaume 1 , électeur de Hesse- Cassel. Ses fils, au nombre de cinq prennent la tête ou créent une filiale de la banque familiale à Londres (Nathan), Paris (James), Vienne (Salomon), Naples-branche rapatriée à Francfort (Calmman « Carl ») et Francfort (Amschel Meyer Rothschild). Alors que leur père ne peut pas acquérir des propriétés en dehors de l’insalubre ghetto de Francfort, les cinq frères prendront soin de devenir les propriétaires de terrains et des résidences spacieuses. L’histoire de la famille permet de suivre l’évolution des droits des juifs dans les territoires allemands : le père est confiné au ghetto, les cinq frères, profitant de l’évolution de la situation légale des juifs sur les territoires allemands, construisent la légende familiale alors que la jeune génération bénéficiant de la réputation de leurs pères construira, elle, les

171 ère Ferguson, Niall. The house of Rothschild: Volume 1: Money’s prophet 1798-1848-1 édition. Londres: Penguin Books, 1999, 672 pages. p.39. 172 Citation d’Edmond de Rothschild (1926-1997) dans Michaux, Marc, « Les Rothschild, banquiers par tradition mais à er leur façon. »L’Express, 1 Juin 2010,n°01720, 50 pages. KERDUEL Carole 39 Judaïté et Germanité L'acculturation des juifs en Allemagne vue par Moritz Daniel Oppenheim 1789-1871

plus beaux palaces et les « town houses », maisons de ville de la famille. L’allègement des contraintes légales pesant sur la population juive dans les territoires allemands leur permet de s’enrichir considérablement.

b. Faire partie de la bonne société Parallèlement à l’évolution de la situation économique de la famille, la famille Rothschild parvient à être socialement acceptée : ses membres collectionnent les décorations, les titres, les honneurs jusqu’à obtenir en 1885 le titre de Lord anglais, honneur suprême pour une famille dont les origines juives les empêchaient de prétendre à telle élévation sociale. Quand les Rothschild obtinrent leur titre de baron,173 il fut dit que « Montmorency est le premier baron chrétien et Rothschild est le premier Baron juif. »174 Jamais auparavant un juif n’avait atteint un tel honneur. L’admission au sein de « la bonne société », pour l’un des plus fervents opposants à l’émancipation des juifs à Francfort, Bremen Bügermeister Smidt, était « Contraire à toutes coutumes et habitudes de vie. Aucun banquier de Francfort, aucun marchand n’aurait invité un juif à manger avec lui, pas même un des Rothschild et les délégués de l’Assemblée Confédérée étaient tellement attachés à cette coutume qu’ils faisaient de même. Depuis mon retour, je découvre avec grande surprise que les gens tels que les Benthmann, les Gontards et les Brentano mangent et boivent avec les juifs éminents, les invitent chez eux et sont invités en retour et quand j’exprime ma surprise, on me répond que comme aucune transaction financière importante ne peut s’effectuer sans ces gens, ils doivent être traités comme des amis, et il n’était pas recommandé de se les mettre à dos. Les Rothschild avaient même été invités par certains ambassadeurs. »175 James est le frère qui s’efforce le plus de s’intégrer socialement, son éducation lui donnant ce quant-à-soi nécessaire pour le faire. Il ne rechigne pas à la dépense pour organiser des bals auxquels sont conviées « 800 personnes et au moins autant lui rendent visite, avec supplique afin de pouvoir obtenir une invitation. »176 Avant 1836, les frères Rothschild font l’acquisition de spacieuses demeures afin de recevoir, dans le but toujours de renforcer leurs affaires. Après 1836, la salle de bal des demeures des Rothschild ne désemplit pas, « les invités sont sélectionnés parmi les aristocrates de bon ton en raison de leur nom, de leur haut rang ou encore de leur beauté et de leur raffinement. »177 A Londres, l’hospitalité des Rothschild devient encore plus distinguée et à la mode. Francfort qui paraissait la plus réticente aux charmes des Rothschild, semble désormais acquise: parmi les invités, on peut compter le roi du Württemberg, le Prince Lohenstein et Prince Wittgenstein. Les Rothschild attirent autant qu’ils révulsent. En aucune façon, les gens ne sauraient refuser une invitation des Rothschild ; bien au contraire, être vu à un bal ou tout autre événement organisé par un des membres de la famille Rothschild constitue un enjeu crucial pour ces gens en

173 La branche de Londres reçoit le litre de « baronnet » puis de Baron. Les frères Rothschild sont faits barons le 29 septembre 1822 par l’Empereur d’Autriche François Ier. Nathan refuse le titre. 174 Raikes Thomas, A portion of the journal kept by Thomas Raikes from 1831-1847: volume 2: comprising reminiscences of social and political life in London and Paris during that period. Londres: Cambridge University Press, 2012, 400 pages. p.223; 175 Ferguson, Niall, op.cit., p.393. 176 Ferguson, Niall, op.cit., p.280. 177 Ferguson, Niall, op.cit., p.336. 40 KERDUEL Carole Chapitre 3 : Gravir l’échelle sociale et économique

mal de reconnaissance sociale, ce qui ne signifie pas pour autant que les Rothschild sont appréciés. Des contemporains trouvaient Nathan intimidant : «Même attablée avec la bonne société, il amenait avec lui les ses manières dures et abrasives et son humour à propose du ghetto de Francfort.”178 L’ambassadeur allemand Wilhelm von Humboldt, témoin privilégié des manières peu orthodoxes de Nathan, livre ce commentaire éloquent : « Hier Rothschild, dîna avec moi. Il est quelque peu cru et mal éduqué mais il est particulièrement intelligent et possède un génie pour l’argent. »179 L’aristocratie est fascinée autant qu’elle est révulsée par cette nouvelle aristocratie nouveau-riche. Les réactions suscitées par l’entrée des Rothschild au sein du cercle très fermé de l’aristocratie suscite des réactions à géométrie variable en fonction de la position sociale occupée et au degré d’attachement envers l’ordre hiérarchique traditionnel. Mondains par obligation, ils doivent tenir leur nouveau rang, les frères eux-mêmes détestent la majeure partie des obligations mondaines qu’ils se doivent d’honorer. Carl, quant à lui, se montre particulièrement sceptique vis à vis de cette socialisation à marché forcée : « je ne m’en soucie guère car je considère que l’on fait de meilleures affaires avec ceux qui ne nous invitent pas. » 180 A l’inverse, Nathan est aussi à l’aise à la campagne qu’entouré de mondains dans sa salle de bal. Il est nécessaire pour les Rothschild de prendre part à ces mondanités pour s’intégrer dans la bonne société à laquelle leur argent leur donne accès.

c. L’art et la manière Les Rothschild se doivent d’adopter les marqueurs formels de leur statut : les marqueurs culturels notamment en développant une connaissance des peintres, des compositeurs et des auteurs passés et présents. A cet effet, ils commissionnent des portraits d’eux, de leurs femmes et de leurs enfants auprès d’artistes tels que Sir William Beechey, Louis Amié Grosclaude et Moritz Daniel Oppenheim. Les membres de la famille épousent peu à peu les manières de leur milieu, notamment la chasse et l’équitation, quintessence des activités aristocrates. Leur intégration au sein de la bonne société des pays dans lesquels les frères résident se poursuit grâce leur engagement culturel : James, le parisien et ses neveux développent une passion pour la collection d’œuvres d’art et la décoration intérieure, passion qui se transmettra de génération en génération. La richesse matérielle de la famille lui permet d’assurer le patronage des écrivains, des musiciens, des peintres… Les ème 181 Rothschild sont « les Médicis du 19 siècle. » Génération après génération, les signes de leur appartenance au ghetto s’effacent. Les anciens habitants du ghetto sont devenus barons, porteurs de titres royaux, propriétaires et membres de la haute-société. Les efforts fournis par Amschel et ses frères permettent à la troisième génération de prétendre au titre de gentlemen.

d. Une famille royale Les Rothschild, prêteurs des cours européennes, peuvent prétendre en raison de leur richesse, être les égaux des aristocrates européens. Plus qu’à l’aristocratie ou encore à la bourgeoisie, la famille Rothschild est considérée comme l’égale des cours royales en Europe. Ne sont-ils pas surnommés par leurs contemporains « les rois des juifs » ?

178 Ferguson, Niall, op.cit., p.197 179 Ferguson, Niall, op.cit., p.200. 180 Ferguson, Niall, op.cit., p.250. 181 Ferguson, Niall, op.cit., p.407. KERDUEL Carole 41 Judaïté et Germanité L'acculturation des juifs en Allemagne vue par Moritz Daniel Oppenheim 1789-1871

A l’ouverture de la ligne nord du chemin de fer, James Rothschild est surnommé « Roi d’Europe, d’Asie, d’Afrique, d’Amérique, d’Océanie et d’autres endroits et par dessus tout, roi des juifs. »182 La famille Rothschild se considère et se comporte comme telle. Dans leur correspondance, des expressions telles que « notre famille royale »183 apparaissent. Non seulement la famille entretient des relations, financières et sociales, avec les têtes couronnées d’Europe mais comme elles, la famille Rothschild a un goût prononcé pour l’endogamie, goût né de la haute idée qu’ils se font d’eux mêmes, qu’ils sont « sans pareil. »184 « La famille spéciale »185 prend le soin de prendre toutes les mesures possibles pour empêcher sa décadence à commencer par le mariage entre les membres de la ème famille et notamment entre cousins. Le Pape Grégory avait spécifié, au 6 siècle, les principes de la culture chrétienne : « les fidèles devraient se marier avec des relations écartées de trois à quatre générations d’eux. »186 Le mariage de Lionel, le fils de Nathan devait renforcer les liens existants avec les familles de Londres ou de Naples et éviter que la famille ne soit envahie par des personnes extérieures par le sang. Son mariage avec Charlotte, sa cousine, n’était pas le premier endogame de l’histoire de la famille. La seconde fille de Nathan, Hannah Mayer, renonça au judaïsme et épousa un chrétien, l’honorable M. Fitzroy. C’était la première fois qu’un membre de la famille épousait quelqu’un qui ne fut pas membre de la famille et abandonnait sa foi dans le processus, ce qui rendait la « trahison » d’autant plus cruelle et inattendue. Elle ne fut jamais pardonnée : « Je voudrais savoir ce que quelqu’un pourrait faire de plus qu’abandonner sa religion et publiquement déclarer que depuis l’âge de 15 ans, n’avait aucune autre idée en tête. Mon cher Nat, en tant que votre ami et votre oncle, je vais vous donner mon opinion franche et sincère…nous sommes déterminés à ce que tant que Dieu nous prête santé, ni moi ni mes enfants n’entreront en contact avec Hannah Meyer pour non pas une raison mais de nombreuses qui pourraient remplir des pages et des pages. Quel exemple cela donne-t-il à nos enfants lorsqu’une fille dit : « je veux me marier sans le consentement de ma famille. Je ne veux même pas prendre en considération la notion religieuse.»187 L’endogamie est un point crucial pour la famille car elle permet de conserver les richesses acquises au sein de la famille. « Chaque Rothschild doit être un juif. »188 La réaction familiale peut apparaître paradoxale dans la mesure où la persécution d’Hannah coïncide avec la volonté de la famille de s’assimiler culturellement et socialement à la société non-juive. Cependant, en épousant un chrétien, elle franchit une des rares et dernières barrières restantes entre les Rothschild et l’élite sociale européenne, barrière qu’ils maintiennent dans un souci de préservation. Il n’existe pas, au sein de la communauté juive, de famille à la réussite économique, financière et sociale comparable : ils réussissent à franchir les obstacles légaux et culturels qui se dressent devant eux.

182 Ferguson, Niall, op.cit., p.431. 183 Davis, Richard, The English Rothschild. Chapel Hill: UNC Press, 1983,280 pages. p 82 184 Ibid., p. 90. 185 Ibid., p. 183. 186 Ibid., p.189. 187 Ferguson, Niall, op.cit., p.321. 188 Ferguson, Niall, op.cit., p.321. 42 KERDUEL Carole Chapitre 3 : Gravir l’échelle sociale et économique

e. Se tailler la part du lion Les Rothschild disposent d’un statut supérieur aux monarchies européennes : contrairement aux têtes couronnées que les Révolutions peuvent balayer, le pouvoir de l’argent permet aux Rothschild de se maintenir en place. Il n’y a pas de plus grands rois en Europe que ceux qui prêtent de l’argent. Les Rothschild ont le pouvoir politique entre leurs mains. « Un juif règne désormais sur le Pape et la chrétienté. Ils paient les monarques et achètent les nations. »189 Les Rothschild décident de l’issue de la Révolution. « Les Rothschild sont les dieux à l’hôtel desquels, liberté, patriotisme, honneur et vertus civiques sont sacrifiés. »190 191 ème « L’argent est le Dieu de notre époque et les Rothschild en sont les prophètes. » Au 19 siècle, l’idée de brotherhood, de fraternité est cruciale. Les contemporains des Rothschild expliquent l’incroyable succès de la famille par la fraternité qui unie les cinq frères. Ils sont impressionnés par leur capacité à travailler ensemble dans l’harmonie. A l’été 1825,192 les Rothschild se sont affirmées de manière triomphante comme les spécialistes de la finance publique non seulement en Europe mais à travers le monde. Ils sont aussi fervents religieusement, qu’ils sont politiquement agnostiques. Les affaires qu’ils engagent se font par opportunisme financier et non par conviction politique. La famille, installée dans les grandes capitales européennes, a développé une position enviable en Europe. Amschel, « le juif, qui n’avait pas de droit dans la plus petite ville d’Allemagne, décide de l’avenir de l’Europe. »193 La famille a acquis le contrôle sur le marché de la monnaie : ils peuvent soit entraver ou promouvoir, comme ils l’entendent les mouvements et les transactions financières. « L’Autriche a ainsi besoin des Rothschild dans ses guerres contre Naples, la Prusse. Le devenir de l’Autriche est entre les mains des Rothschild dans la mesure où sans eux, la Constitution autrichienne aurait disparu depuis longtemps. Les Rothschild ont permis « de retarder ce jour affreux. »194 Des témoignages des contemporains des Rothschild apportent la preuve de leur domination sur les marchés européens. Pour le banquier de Francfort, Simon, Nathan Rothschild, « équipé d’un vulgaire talent, d’audace et de vanité, représente le point centrifuge autour duquel, le marché évolue. A lui seul, il détermine les échanges, vendant 100 000 bons par jour… Je peux comprendre pourquoi les Rothschild sont des instruments si utiles pour le gouvernement autrichien. »195 Simon Moritz von Benthmann exprime une admiration sans faille pour les frères: « Plus j’ai de contact avec les deux Rothschild vivant ici, plus j’ai confiance en eux. Les cinq frères sont de remarquables phénomènes de notre époque. »196 « Monsieur Rothschild connaît l’Europe, prince par prince et la bourse, courtier par courtier. Il a en tête toutes les transactions bancaires, celles des courtiers, celles des rois. Il peut leur dire combien ils détiennent sans avoir à consulter ses bouquins. Il dit à l’un : votre compte ira dans le rouge,

189 Ferguson, Niall, op.cit., p.255. Citation d’Alfred de Vigny. 190 Ferguson, Niall, op.cit., p.260. 191 Ferguson, Niall, op.cit., p.285. 192 Ferguson, Niall, op.cit., p.132. 193 Levy, Richard S. Antisemitism : a historical encyclopedia of prejudice and persecution : volume1. Denver: ABC-CLIO, 2005, 828 pages. p.381. Citation de Bruno Bauer 194 Ferguson, Niall, op.cit., p.135. 195 Ferguson, Niall, op.cit., p.138. 196 Schor. Laura S. et Strumingher Laura S. The life and legacy of Baroness Betty de Rothschild. Londres: Peter Land Publishing, 2006, 190 pages. p.15. KERDUEL Carole 43 Judaïté et Germanité L'acculturation des juifs en Allemagne vue par Moritz Daniel Oppenheim 1789-1871

si vous nommez ce ministre. »197 Dans les territoires allemands, il devient de plus en plus difficile d’obtenir un prêt sans passer par les Rothschild, tant ils sont dominants sur le marché allemand et plus particulièrement à l’Ouest de l’Allemagne. Non seulement à Francfort mais également dans d’autres centres commerciaux comme Cologne : les Rothschild exercent une influence considérable ; ils représentent la quintessence du bourgeois et sont l’incarnation du mythe de l’ascenseur social. Les juifs pauvres du Judengasse sont, ème au 19 siècle, la pierre angulaire des alliances politiques : qui veut gagner la guerre, doit en passer par la famille Rothschild pour lever les fonds nécessaires. Ils entretiennent également de lucratives relations avec le Pape, ce qui leur donne une influence sur la papauté. Comme le souligne Alexandre Weill, « alors que Rothschild [a] eu besoin des états pour devenir Rothschild, il n’en [a] plus besoin. »198 La domination exercée par la famille n’est pas sans susciter des commentaires et des inimitiés.

f. Les Rothschild : entre réalité et fantasme Dans les années 1820, ils acquièrent une notoriété certaine. Ils prennent conscience de leur succès dès 1816. Carl ne déclare-t-il pas que lui et ses frères deviennent « très célèbres »199 dans leur ville d’origine. « Il n’a jamais existé à Paris une maison aussi fameuse que la nôtre. »200De nombreux contemporains des Rothschild ont commenté la vie de la famille. Ils ont eux-mêmes alimenté les fantasmes de leurs commentateurs et de leurs contemporains. Connaissant les connotations péjoratives associées aux juifs, ils développent leur propre propagande. Dans l’encyclopédie générale allemande, Friedrich von Gentz201 souligne que « chacune des cinq branches de la famille a développé une popularité, non pas par le calcul mais grâce à une philanthropie naturelle et à leur gentillesse. »202 Gentz est un des premiers écrivains à écrire de manière positive, voire laudative au sujet des Rothschild. La famille exerce un véritable pouvoir de fascination sur ses contemporains : “Quelle famille ! Avant, je ne savais ce qu’était la richesse. Avez-vous vu les assiettes en argent ? Je ne pouvais pas tenir la mienne d’une main tant elle était lourde. Qui aurait pu deviner que de telles assiettes existaient dans le monde ? Mais ils méritent leur richesse et personne ne pourrait leur enlever. Je le déclarais au moment où je mangeais des truffes. Je ressens une chaleur dans mon cœur qui devait être de la gratitude. C’est un homme charmant ce Neuchâtel. Si je l’avais rencontré un an auparavant je lui aurais dédié mon roman. Il est de ces hommes qui pourraient vous faire un chèque immédiatement. Si vous l’aviez

197 Bouvier, Jean. Les Rothschild. Paris: Editions Complexe, 1999, 343 pages. p.114. Citation de Michelet 198 Ferguson, Niall, op.cit., p.386 199 Ferguson, Niall, op.cit., p.139. 200 Ferguson, Niall, op.cit., p.139. 201 Friedrich von Gentz (1764-1832) est un disciple de Kant auprès duquel il étudie à Königsberg. C’est également un publiciste et un diplomate auprès de Metternich. En 1785, il retourne à Berlin pour travailler dans l’administration prussienne. En 1791, dans la Berlinische Monatsschrift, il critique le conservateur Justus Moser. Avec l’Allgemeine Literatur Zeitung, couvrant la révolution Française, il s’affirme comme étant un brillant et zélé contre-révolutionnaire. 202 Bouvier, Jean, op.cit., p.114. 44 KERDUEL Carole Chapitre 3 : Gravir l’échelle sociale et économique

dédié à un Lord, le mieux qu’il aurait su faire aurait été de vous inviter à dîner et de tailler votre travail dans l’une des critiques de qualité. »203

B. Moritz Daniel Oppenheim : au service de la famille Rothschild Les portraits donnent « l’image la plus authentique » d’un individu. « Les pièces d’art déconstruisent les significations établies et encouragent à repenser les idées conventionnelles et les croyances. »204 En choisissant de représenter les juifs, Oppenheim cherche à dépeindre les vertus des juifs.

a. Oppenheim et la famille Rothschild Oppenheim développe des liens étroits avec la famille Rothschild. N’est-il pas surnommé « le peintre de la famille Rothschild et le Rothschild des peintres ? »205 Les Rothschild s’impliquent dans les arts et deviennent les mécènes de peintres non-juifs mais également de peintres juifs : on compte Heine, Balzac ou encore Chopin au rang des artistes ayant bénéficié de leur soutien financier.206 Ils apportent un soutien financier à Oppenheim en sa qualité de jeune artiste mais également en sa qualité de jeune artiste juif. Carl Rothschild et les membres de sa famille commandent des portraits familiaux à Oppenheim. Ils envisagent leur relation à Oppenheim de manière utilitaire. Ferdinand de Rothschild se montre cinglant à l’égard d’Oppenheim, le considérant comme un « peintre sans mérite. » A ses yeux, Oppenheim ne tient pas la comparaison avec Guardi, Boucher, Gainsborough et d’autres grands artistes. Oppenheim a un aspect utilitaire et pratique en ce qu’il représente ce qu’on lui demande de représenter. Il est le bras armé (d’un pinceau) de la famille Rothschild. Le rôle d’Oppenheim auprès des Rothschild ne s’arrête pas à la réalisation de peintures familiales. Oppenheim permit aux Rothschild de constituer une vaste collection d’œuvres d’art. Oppenheim se révèle être un fin négociateur et réussit à constituer la collection des peintres hollandais de la famille. Le goût des Rothschild pour la peinture commence à se développer et à s’étendre à l’ensemble des membres de la famille qui se concertent, se donnent des conseils, s’alertent concernant les ventes qui ont lieu. C’est en 1830 qu’Oppenheim réalise les premiers portraits de la famille Rothschild. Avant d’entamer sa collaboration avec eux, il peignait les portraits de riches familles de Francfort. Oppenheim n’a pas crée les portraits « sociaux » des Rothschild, portraits qui donnent à voir la réussite économique et par corollaire, la réussite sociale des Rothschild. Il a cependant participé à la création du mythe en réalisant les portraits de « normalisation » des membres de la famille, portraits qui les représentent comme des banquiers respectables et dignes de confiance. L’image coutumière des Rothschild est celle de prêteurs d’argent qui agissent toujours à la limite de la légalité. Oppenheim est le peintre qui développe l’image professionnelle des frères Rothschild en inventant l’iconographie du banquier bourgeois.

b. Description de la série Les cinq portraits des frères Rothschild 203 Ferguson, Niall, op.cit., p.180. 204 Sed-Rajna, Gabrielle, op.cit., p.350. 205 Dodd III, Everett Eugene>. Moritz Oppenheim, the Rothschilds, and the Construction of Jewish identity. Thèse. East Carolina University, 2003, 100 pages. 206 Wilson, Derek A. Rothschild : A story of wealth and power. London: Andre Deutsch Ltd, 1994, 528 pages. p.345. KERDUEL Carole 45 Judaïté et Germanité L'acculturation des juifs en Allemagne vue par Moritz Daniel Oppenheim 1789-1871

Entre 1820 et 1850, Oppenheim réalise de nombreux portraits, notamment ceux de Börne, Heine, Riesser et des membres de la famille Rothschild. Pendant la première moitié du ème 207 19 siècle, il est considéré comme le portraitiste de la bourgeoisie juive. Les portraits qu’il réalise pour les Rothschild exemplifient la création d’une nouvelle représentation de la société libérale et bourgeoise. Ses portraits véhiculent les idées de la bourgeoisie libérale. Les riches bourgeois juifs demandent à Oppenheim de les représenter comme les membres de la bourgeoisie allemande : ils posent dans toute leur majesté de bourgeois. L’iconographie bourgeoise se généralise et s’ouvre aux juifs. Cette iconographie présente certaines caractéristiques : les personnages sont représentés de buste, de face ou de trois quart, le regard direct dirigé vers le regardant, ce qui symbolise l’honnêteté du sujet ainsi que son intégrité. Ils sont représentés sur un fond noir, la lumière portée vers la personne représentée. La tête et les épaules du modèle remplissent tout le cadre : les portraits sont des vues de prêt des modèles. Ce sont des représentations de petite taille. Les portraits sont emprunts de sobriété et cherchent à être les plus proches de la réalité au moyen de détails exacts. Les sujets de ces peintures prennent une pose distante. Oppenheim réalise, pour les frères Rothschild, deux séries, en 1836 et en 1850, constituées de cinq portraits ainsi qu’une lithographie composée des différents portraits des cinq frères. Ce sont des représentations publiques des banquiers et de leur réseau. Meyer Amschel, la patriarche refusait de se faire peindre de peur que son image ne soit malmenée et mal réutilisée par la suite. Nathan meurt alors que la série n’est pas achevée. Les cinq frères sont assis, leur pose ainsi que leurs expressions sont identiques d’un portrait à l’autre. James Rothschild, qui représente la branche parisienne de la famille, cherche à s’établir au sein de la société parisienne. Oppenheim le montre élégant et romantique dans sa manière de se vêtir. Il a une figure ovale et une manière élégante de se coiffer qui rappelle qu’il réside à Paris et souhaite faire partie de la bonne société parisienne. Amschel, l’ainé des cinq frères, a un long et étroit visage avec un grand front et des cheveux d’une blancheur cotonneuse. La manière dont l’a représenté Oppenheim lui confère une apparence honorable. Il tient dans sa main un carnet de comptes. Amschel est représenté comme âgé et sage. Nathan, le frère qui se meurt, est plutôt rond, la tête compacte. Il dégage une énergie particulière, mélange de vivacité et de détermination. Carl a le visage régulier et angulaire et des cheveux bruns. Carl est le diplomate de la famille. Le regard fuyant de Salomon révèle qu’il est insaisissable. Ils sont tous vêtus d’une culotte, d’un gilet et d’une veste noire. Ces portraits rendent compte du professionnalisme des frères Rothschild : ce sont des hommes d’affaire accomplis. L’œuvre d’Oppenheim présente des continuités et la série des frères Rothschild ne déroge pas à la règle. En effet, Oppenheim n’enrichit pas son tableau d’éléments décoratifs. Les murs couverts de draperie confèrent aux tableaux un aspect officiel. La colonne du portrait de Nathan est drapée en noir symbolisant la mort récente de ce dernier au moment de la livraison des portraits.

c. Analyse de la série Les cinq portraits des frères Rothschild

Une normalisation de l’image juive Oppenheim utilise les portraits qu’il réalise pour mettre l’emphase sur les aspects les plus désirables de la vie et la culture juive : ils imitent les portraits des bourgeois non- 207 Weber Annette. « Moritz Daniel Oppenheim and the Rothschilds. » Dans Moritz Oppenheim : Jewish Identity in the 19th century art. Georg Heuberger and Anton Merk, éd. Exh.cat., Jüdisches Museum am Main, 1999, p. 170-187. 46 KERDUEL Carole Chapitre 3 : Gravir l’échelle sociale et économique

juifs : il cherche à transcrire toutes les vertus civiques des juifs à travers ses œuvres. En utilisant cette technique, Oppenheim tente de dresser un parallèle entre les juifs et les non- juifs. Les juifs, ainsi associés aux non-juifs, sont reconnus comme des membres à part entière de la société allemande. Oppenheim pose une garantie pour le futur : ses peintures sont les témoignages de cette honorabilité fictive. Afin de construire une image positive d’eux dans le futur, les juifs reconstruisent leur propre histoire. Les représentations des juifs par les juifs donnent à voir ce que disent, ce que décrivent la théologie, l’histoire, l’historiographie, la littérature : les familles sont proches et aimantes, les jeunes respectent leurs parents et les anciens, les hommes respectent les femmes, les juifs ont une idée du travail bien fait et de la dureté de celui-ci, les juifs ont une âme charitable, ils ont bénéficié d’un enseignement religieux et laïque. Ce sont autant de caractéristiques qui leur permettent de monter économiquement l’échelle sociale. Les représentations des juifs avant la période d’émancipation donnent à voir une image négative voire ridicule des juifs. Avec l’émancipation, l’image des juifs évolue dans tous les arts. Elle devient positive : ce sont des êtres ouverts d’esprit et non plus misanthropes. L’émancipation a permis aux valeurs des juifs de transparaitre au delà du cercle familial pour transparaitre au cœur des sociétés non- juives. L’art montre que les juifs sont restés dignes dans l’adversité, malgré les privations et les humiliations. Oppenheim avec ses peintures cherchent à convaincre les non-juifs de la possible intégration des juifs au sein de la société car ils partagent les mêmes vertus morales et civiques en dépit de la religion. Pour atteindre ce but, Oppenheim choisit de représenter les juifs à travers le prisme de la rationalité. La manière austère de peindre d’Oppenheim tend à symboliser la respectabilité des juifs qui deviennent moralement et physiquement similaires aux non-juifs. En effet, loin des représentations folkloriques qui usent des tons chauds, la palette chromatique d’Oppenheim est composée par un dégradé de noir, de gris et de marrons. Sa manière de peindre confère de la sobriété à ses œuvres : ses coups de pinceaux sont précis, chaque détail est exécuté avec soin et les visages de ses personnages sont lissés, ils ne présentent aucune aspérité physique et physionomique. Plusieurs motifs picturaux sont récurrents dans l’œuvre d’Oppenheim. Tout d’abord, les hommes sont représentés sérieux et droit. La manière dont ils sont habillés le démontre : chemise d’une blancheur maculée et vêtements noirs. Les vêtements austères des personnages leur confèrent de la respectabilité. Les juifs représentés par Oppenheim ne portent pas de costumes traditionnels. N’ayant pas connaissance du sujet représenté, d’aucun serait capable de savoir s’il est juif ou non-juif. Ce procédé pictural entraîne une rupture dans la longue tradition picturale qui exagère les traits dits caractéristiques des juifs : les juifs représentés par Oppenheim perdent leur long nez aquilin et crochu, leur œil torve, leur air malicieux et rusé et leurs manières obséquieuses. Les femmes, quant à elles, sont représentées dans leurs attributs maritaux : un bonnet couvrant leur chevelure en signe d’humilité et des robes dont les cols remontent jusqu’au cou. Les portraits peints par Oppenheim sont les miroirs de l’âme de ces hommes et ces femmes. En portant de telles tenues, « ils veulent démontrer que leurs habitudes de vie individuelles sont les mêmes que celles des non-juifs : intégrité, propriété, moralité. »208 En effet, les traits physiques ème jouent un rôle important dans la définition de ce qu’est un juif avant la fin du 19 siècle. Les défenseurs de la physiognomonie,209 considèrent que le caractère d’une personne

208 Weber Annette. « Moritz Daniel Oppenheim and the Rothschilds. » Dans Moritz Oppenheim : Jewish Identity in the 19th century art. Georg Heuberger and Anton Merk, éd. Exh.cat., Jüdisches Museum Frankfurt am Main, 1999, p. 170-187. 209 La physiognomonie est dans l’acception la plus large du mot, l’extérieur, la surface de l’homme en repos ou en mouvement, soit qu’on l’observe lui-même, soit qu’on n’ait devant les yeux que son image. La physiognomonie est la science, la connaissance KERDUEL Carole 47 Judaïté et Germanité L'acculturation des juifs en Allemagne vue par Moritz Daniel Oppenheim 1789-1871

peut être déterminé d’après son apparence physique et tout particulièrement son visage. On considère que l’essence du judaïsme se trouve exprimée dans le corps. En utilisant les mêmes techniques picturales qui sont utilisées par les peintres non-juifs, Oppenheim représente ses modèles comme des membres à part entière de la société non-juive. Les peintures expriment non pas tant les valeurs chrétiennes mais toutes les valeurs qui sont universelles.

Biedermeier et Germanité Le courant « die Deutscheit », « the Germanness », « la Germanité », réfléchit sur la recherche de l’identité allemande : le passé germanique de l’Allemagne est exalté ème lors du 19 siècle en réaction à l’occupation de l’Europe par Napoléon. Pour Moritz Carrière,210 la germanité renvoie à « l’essence allemande, inspirée et formée par l’esprit chrétien et antique grec. »211 La germanité est la participation à la culture allemande et est indépendant de l’état. Le style biedermeier, auquel s’apparente Oppenheim, se construit sur les discours liés à la germanité. Le Biedermeier est un style sec, soucieux du détail et de la précision. Il s’oppose au courant Romantique, également expression de la germanité. Le mouvement Biedermeier touche toute forme d’art, de la peinture au mobilier. Le terme Biedermeier, de Bieder qui signifie « être honnête », selon la définition commune a pour sujet « l’homme commun. » Le Biedermeier, selon Henri Loyrette,212 a un « curieux destin. »213 En effet, dans les premiers temps, ce nouveau courant fait transparaître l’idéal domestique de l’aristocratie viennoise promu par la famille impériale autrichienne. Puis, à partir de 1830, il devient le symbole du confort bourgeois. Le style Biedermeier correspond à un moment de repli sur la sphère privée, de retour au calme et à stabilité. Il se développe avec l’avènement de Metternich et la fin de l’ère napoléonienne : sa sobriété et son style simple tranche avec l’opulente splendeur du style empire. Le style Biedermeier, style de cour explicite la volonté de la cour viennoise de limiter les dépenses après quinze années de guerre contre les armées napoléoniennes et de revenir à une simplicité oubliée sous l’Empire. La cour de Vienne, contrairement à celle de Versailles, est caractérisée par la séparation existante entre la sphère privée et la sphère publique. Les aspirations de la famille impériale rejoignent celles de l’élite intellectuelle autrichienne et celles de la bourgeoisie viennoise, riche et cultivée. Les sujets du Biedermeier à l’instar du style sont « bourgeois, honnête et consciencieux. »214 Originalement l’apanage des milieux aristocratiques, le style Biedermeier « prend racine dans les principes formulés 215 ème par les philosophes des Lumières. » L’aristocratie continue, au début du 19 siècle, du rapport qui lie l’extérieur à l’intérieur, la surface visible à ce qu’elle couvre d’invisible. Dans une acception étroite, on entend par physionomie l’air, les traits du visage, et par physiognomonie la connaissance des traits du visage et de leur signification. » Elle connait ème un essor au 19 siècle s’inscrivant dans le mouvement de racisme scientifique. Le postulat de la physiognomonie est d’expliquer la personnalité des individus en fonction de leurs caractéristiques physiques. 210 Moritz Carrière (1817-1895 est un philosophe et historien allemand 211 Citation de Moritz Carrière dans Bell K., Spirit of an Age: Nineteenth Century Paintings from Nationalgalerie, London, National Gallery, 2001, p. 20 212 Henri Loyrette est le Président directeur de l’établissement public du musée du Louvre. 213 Ottomayer Hans, Schröder Klaus Albrecht, Winters Laurie (sous la direction de). Biedermeier. Vienne et Prague 1815-1830. Paris : Edition Musée du Louvre, 2007, 200 pages. p.28. 214 Ibid. p.34. 215 Ibid. 14 48 KERDUEL Carole Chapitre 3 : Gravir l’échelle sociale et économique

de donner le ton dans la société et les cercles culturels. Le Biedermeier est « l’ultime manifestation d’un art de vivre aristocratique, léger et élégant, teinté d’une touche de sensibilité romantique. »216 C’est l’expression d’un art de vivre s’inscrivant dans l’esprit de son époque. Mario Praz217 le qualifie de « néoclassicisme domestique et sans façon. »218 Le Biedermeier a longtemps joui d’une pauvre réputation. Défini comme un art petit bourgeois, le Biedermeier a souvent été réduit à une production artistique de faible valeur ajoutée en témoigne sa recherche de forme simple, l’absence d’ornementation superficielle et ses sujets familiaux. Les éléments sont réduits à leur forme élémentaire. Le terme Biedermeier est un terme forgé après coup. En 1855-1857, le médecin Adolf Kussmaul et le juge Ludwig Eichrodt créent le personnage fictif Weiland Gottlieb Biedermeier pour l’hebdomadaire satirique munichois Fliegende Blätter. Leur héros est instituteur et rimailleur à ses heures dans un village de Souabe. Biedermeier incarne un « monsieur tout le monde. » A la fin ème du 19 siècle, le style Biedermeier est durablement attaché à « une image naïve, peut- être même un peu ridicule. » Le Biedermeier reprend progressivement ses marques de noblesse. Richard Muthner voit dans le Biedermeier un style « bien allemand »219 mais aussi « la marque authentique et sincère d’une époque. »220 En 1923, Paul Ferdinand, dans le premier livre entièrement consacré au Biedermeier, l’associe à « un art essentiellement réaliste, bourgeois et localisé dans quelques centres urbains qui correspondent au système ème des villes libres de l’intérieur de la Confédération germanique du 19 siècle. » Cette réhabilitation trouve son point d’orgue avec Hans Ottomayer et de Christian Witt-Dörring qui, avec leurs recherches, montrent que le Biedermeier est « l’invention de la simplicité »221 ème dont les origines remontent à la fin du 18 siècle. Face aux bouleversements politiques et sociaux, le Biedermeier est gageur « de solidité, de stabilité et de sobriété. » 222 Dans l’édition de 1844 du dictionnaire encyclopédique, le Biedermeier est défini comme ce qui « Est simple ce qui a peu ou pas du tout de composants, ou se réduit à l’essentiel, comme ce qui est sobre ou fini, par quoi aucun mélange avec des éléments étrangers n’existe ou n’est perceptible. Dans ce sens, on parle de simplicité d’un objet. La simplicité esthétique consiste à incorporer harmonieusement toutes les parties de l’œuvre d’art dans un tout. Ses moyens artistiques sont très simples. Son expression naturelle est très naturelle et très claire. Loin de toute affectation ou surcharge, elle n’est ni dispendieuse, ni trompeuse, mais vraie sincère et sans détour. Elle va droit au but et manifeste une certaine sincérité naïve. »223

Se montrer allemand au public…

216 Ibid. p.14. 217 Mario Alcibiade Praz (1896-1982) est un écrivain, historien de l’art et critique littéraire italien. 218 Ibid. p20. 219 Ibid., p.24. 220 Ibid., p.24. 221 Ibid. p. 26. 222 Ibid. p.27 223 Ibid.p.27 KERDUEL Carole 49 Judaïté et Germanité L'acculturation des juifs en Allemagne vue par Moritz Daniel Oppenheim 1789-1871

Les Rothschild effectuent une nette distinction entre les portraits qu’ils font réaliser par Oppenheim et ceux par des peintres londoniens, parisiens ou viennois qui nous renseignent sur le statut social des Rothschild. Bien que les portraits d’Oppenheim soient porteurs d’un message politique, ils manquent, contrairement à ceux réalisés par de grands noms anglais, français ou encore autrichiens, de monumentalité. En effet, ces derniers donnent à voir la réussite sociale des Rothschild qui sont représentés dans tous leurs attributs de richesse. Les peintures réalisées par Oppenheim cherchent au contraire à normaliser la position des Rothschild. En regardant le travail réalisé par Oppenheim pour la famille Rothschild, on peut constater le rôle important joué par la famille et le peu de marge de manœuvre dont bénéficiait Oppenheim. Les Rothschild développent une politique de l’image qui leur est propre. Les membres de la famille s’offrent des portraits à l’occasion de mariage notamment. D’un côté, nous avons, des portraits, des peintures qui sont commissionnés auprès des plus grands peintres de chaque capitale européenne. De l’autre côté, nous avons des peintures qui ont un caractère intimiste, telles le tableau Yom Kippour. La répartition est savamment orchestrée par Les Rothschild, qui prennent possession de leur image et l’image qu’ils veulent donner d’eux. Les peintures d’Oppenheim ont pour destinataire le corps diplomatique de Francfort, dont les membres étaient des visiteurs réguliers de la famille. Les portraits réalisés s’inscrivent dans la tradition des portraits officiels de cour pendant la Restauration. Ils ont pour objectif d’affirmer la place de la famille Rothschild au sein du monde bancaire international. Les cinq frères ont l’air grave et sérieux. Intégrité, Industrie (apparence vestimentaire et discrétion des décorations) et Concorde (portraits unifiés des cinq frères) sont les mots d’ordre de la famille.224 Les frères se représentent à l’apogée de la société à l’aide d’un effort bourgeois et de la vertu. Leur travail promeut le bien être social généralisé et le profit qu’ils retirent de leurs activités se justifie et se légitime par les services qu’ils rendent au nom du progrès. Les peintures qui seront faites dans le futur des hommes de la famille Rothschild reprendront les traits et les caractéristiques employées par Oppenheim.

... et rester fidèle au judaïsme Börne, si incisif à l’égard des Rothschild, les salue pour leur refus de se convertir au christianisme. Pour Börne, « ils ont choisi le moyen le plus évident pour éviter le ridicule » qui entache nombre de familles juives millionnaires comme les Rothschild. Les baptisés font légion parmi les riches familles juives et « le gospel qui a été prêché en vain aux pauvres de Judée fleurit maintenant au sein des riches. »225 Quelque soit la génération considérée, les Rothschild se montrent profondément opposés au baptême ; Carl réaffirme en 1814 son appartenance au judaïsme : « Je suis juif au plus profond de mon cœur. » Le succès que rencontre les Rothschild sans avoir céder aux sirènes du baptême montre qu’il est possible et envisageable de réussir socialement sans pour autant renoncer à sa religion. A mesure que leur réussite devient éclatante, les arguments en faveur de la conversion deviennent de plus en plus irrecevables au regard des résultats décevants que le baptême apportait. Les frères n’hésitent pas à affirmer leur fidélité au judaïsme. Cependant leur observance des rites est à géométrie variable. Un des contemporains d’Amschel note que lors des banquets, « il ne touchait pas la viande, ni aucun plat qui n’aurait était nettoyé et préparé selon les règles juives. Cette observance stricte des injonctions de sa foi est toute à son honneur, il est considéré comme le juif le plus religieux de Francfort. Sa foi le pousse à construire une synagogue à l’intérieur sa propriété. Son fils Salomon, alors

224 Ferguson Niall, op.cit., p.165. 225 Ferguson Niall, op.cit., p.166. 50 KERDUEL Carole Chapitre 3 : Gravir l’échelle sociale et économique

même invité chez Metternich, mange sa nourriture, confectionnée selon les rites kasher. De plus, il refuse d’écrire des lettres le jour de Shabbat et des jours sacrés. Cependant Amschel considère que les jeunes frères manquent à leur religion sous bien des aspects : Nathan, Carl et James lisent et écrivent des lettres dans le cadre de leurs affaires lors de Shabbat. En présence d’Amschel, ils sont obligés de procéder avec la plus grande discrétion ; peu à peu les cinq frères abandonnent les lois alimentaires tout en écartant le porc de leur alimentation. Les vestiges anciens du ghetto disparaissent: les habitudes du ghetto s’effacent peu à peu. Néanmoins, il existe une différence nette entre les branches d’une même génération, différence qui s’accentue avec les années. Au sein de la famille, l’opposition entre réformateurs et orthodoxes devient, à l’exception de la Grande-Bretagne, une véritable nuisance. Pour la seconde génération et les générations futures, l’activisme religieux consiste en une assistance pratique et matérielle à une communauté juive stable.

II) Les limites de l’intégration économique et sociale des juifs dans les territoires allemands

A) Les obstacles rencontrés par la famille Rothschild Le succès des Rothschild n’est pas sans susciter des inimitiés : ils font l’objet « plus de diffamation que de glorification. »226 Loin de susciter une admiration aveugle, la bonne fortune des Rothschild est, pour beaucoup de leurs contemporains, source d’irritation. La mauvaise publicité qui les entoure au moment de la Restauration est « une synthèse entre une jalousie d’ordre économique et une antipathie religieuse avec un mélange de radicalisme politique. »227 « Les juifs sont toujours des juifs, rien que des juifs. Je ne leur reproche pas de conserver leur foi mais je leur reproche de profiter des querelles, de les attiser, ils sont partout. »228 Il existe une riche collection de caricatures ayant pour sujet les frères Rothschild : Devotion in Dukes Place est l’une des premières caricatures anglaises, représentant Nathan face à une congrégation juive. La caricature The Jew and the doctor inverse le sens de l’histoire originale. En effet, alors que dans la pièce Le juif et le docteur, un généreux docteur juif élève une enfant chrétienne et lui donne 5 000 livres, Nathan est pris sur le vif à essayer de corrompre Wellington. Nombreuses sont les caricatures qui dépeignent Nathan corrompant Wellington ou refusant de soutenir son gouvernement ; les Rothschild entretiennent des relations avec ce dernier depuis sa victoire pour la France et sa conception des affaires étrangères britanniques s’accorde mieux avec leurs intérêts que celle de son prédécesseur ; il est courant pour les politiciens de l’époque d’accepter les faveurs des banquiers. Amschel est persuadé que les juifs ne pouvaient pas parvenir à leurs fins « sans graissage de pattes et que les non-juifs avaient l’avantage »229 sur les juifs. Metternich s’avère être un allié de poids pour les frères : il leur apporte des nouvelles de la vie 226 Ferguson Niall, op.cit., p.140. 227 Ferguson Niall, op.cit., p.142. 228 Ferguson Niall, op.cit., p.142-143 229 Ferguson Niall, op.cit., p.153. KERDUEL Carole 51 Judaïté et Germanité L'acculturation des juifs en Allemagne vue par Moritz Daniel Oppenheim 1789-1871

politique à Paris, son soutien dans leurs efforts de sécuriser la place financière autrichienne, sa sympathie avec la campagne que les frères mènent pour l’émancipation des juifs à Francfort. Cependant les relations qu’entretiennent le pouvoir politique et les Rothschild ne 230 font pas l’unanimité comme en témoigne cet extrait du journal Le Constitutionnel : « bien que le pouvoir de l’or réconcilie tous les rangs et toutes les religions. Un des plus curieux spectacles de notre siècle est que les députés de la Sainte Alliance établie au nom de Jésus Christ participe à un banquet donné par un juif le jour où la loi sacrilège est débattue à la chambre. »231

B) Les relations entre la famille Rothschild et les communautés juives Les frères Rothschild restent fidèles à leur engagement religieux et jouent un rôle déterminant dans les affaires des différentes communautés juives dont ils sont les membres. Les frères sont philanthropes : ils utilisent l’argent acquis par la famille pour améliorer la situation politique et légale de leurs compatriotes juifs. Les Rothschild apportent leur soutien financier aux différentes communautés juives installées sur les territoires allemands. Toutefois, ils sont exposés aux critiques. La réussite financière et sociale des Rothschild ne suscite pas uniquement des réactions positives, que ce soit au sein de la communauté juive. Les actions philanthropiques des Rothschild ne contentent pas l’intégralité des membres de la communauté : les juifs orthodoxes considèrent que la seule amélioration des conditions économiques des communautés juives n’est pas suffisante. Nathan est accusé de « préférer les conforts de l’assimilation en Angleterre au rigueur de la mission sacrée. »232 Thomas Carlyle233 critique également la versatilité de la famille Rothschild et leur volonté de s’intégrer au sein des sociétés des pays dans lesquels ils résident : « Comment un juif essaie, par choix, d’être sénateur ou même citoyen de n’importe quel pays excepté le sien, la Palestine, vers lequel toutes ses pensées et ses pas le dirigent ? »234 Les critiques de Carlyle illustrent le dilemme auquel font face les Rothschild : il est évident qu’ils n’ont aucune envie de renoncer au confort des palaces et des maisons qu’ils sont parvenus à acquérir pour rejoindre l’aride terre de Palestine ; de plus, une lourde tache pèse sur eux : leur richesse suscite des attentes chez les autres membres de la communauté qui voient en eux les fers de lance de la cause juive : ils ont pour mission de défendre l’égalité légale et politique des juifs des pays dans lesquels ils résident. Leur richesse les met en position de leader naturel, position dont les Rothschild s’accommodent : ils se servent de cette mission pour assouvir leur propre stratégie familiale et pénétrer les élites politiques et sociales sans pour autant se convertir au Christianisme. Ils acquièrent une position confortable : ils poursuivent les efforts attendus d’eux par la communauté juive tout en acquérant un statut quasi-royal auprès d’elle. Cohen considère que la famille Rothschild a su trouver un juste milieu entre

230 Le Constitutionnel est un quotidien politique français, fondé à Paris par Fouché pendant les Cent-Jours sous le titre L’Indépendant. Il prend son nom définitif sous la Restauration. 231 Wilson, Derek A., op.cit., p.370 232 Dodd III, Everett Eugene>. Moritz Oppenheim, the Rothschilds, and the Construction of Jewish identity. Thèse. East Carolina University, 2003, 100 pages. 233 Thomas Carlyle (1795-1881) est un écrivain, satiriste et historien écossais. Alors qu’il se destine à la prêtrise, il perd la foi lors de ses années universitaires. Sa culture et son éducation religieuse marquent son œuvre. 234 Wilson, Derek A., op.cit., p.350. 52 KERDUEL Carole Chapitre 3 : Gravir l’échelle sociale et économique

le nouveau mode de vie et l’ancien prouvant ainsi que « les dogmes de la religion juive, même selon les enseignements du Talmud, ne contiennent rien qui entrent en conflit avec les lois de la moralité. »235 Amschel Rothschild utilise le Talmud comme ligne de conduite générale. L’œuvre de charité de la famille Rothschild trouve son origine chez Amschel, dont les bonnes œuvres ne se limitent pas uniquement à la communauté juive. A mesure, ses actions au sein de la communauté prennent une orientation laïque. Les efforts fournis par Amschel pour garantir des droits politiques et civiques aux juifs de Francfort sont la « meilleure illustration de sa fidélité au judaïsme. »236 « Etre citoyen de son pays d’origine mais rester de manière univoque membre de notre Nation, c’est-à-dire la communauté juive traditionnelle, voilà le but de Mayer Amschel. »237 C’est également ce qui permet de faire une distinction entre les Rothschild et d’autres familles juives connaissant également du succès : bien que les Rothschild désirent ardemment être socialement et politiquement les égaux des non-juifs, ils refusent de se servir du baptême pour parvenir à leurs fins. Les Rothschild servent certes leurs intérêts mais leurs aspirations sont inséparables d’une plus noble cause, l’émancipation juive. Amschel transmet à ses fils le sens de responsabilité que la famille ressent à l’égard des autres membres de la communauté juive et leur viscérale appartenance à la communauté juive. Les Rothschild mettent leur statut social et leurs relations au service de la cause juive. C’est pourquoi les premières réceptions données par Amschel et Carl à Francfort servent à faire du lobbying auprès de personnalités influentes de la diplomatie et de la finance dans l’intérêt du peuple juif. La volonté des frères Rothschild de collectionner les récompenses et les médailles n’a pas pour but unique de satisfaire leur égo personnel et étancher leur soif de reconnaissance, elles représentent pour les frères, même pour Nathan, le frère « le plus égoïste dans sa poursuite du profit »,238 l’obligation d’agir pour la communauté dans son entièreté et non pas uniquement pour servir leurs propres intérêts. Les frères mettent un point d’orgue à acquérir des droits qu’eux-mêmes n’ont pas l’intention d’exercer. Dès 1817, ils obtiennent leur titre de noblesse auprès de l’empereur Francis. En 1820, Nathan devint Consul autrichien, honneur perçu « une bonne chose pour les juifs »239 par Carl, son frère, puis en 1821-22 consul général- titres que Nathan reçoit avec son frère pour le soutien financier qu’ils apportèrent lors des invasions napoléoniennes. Pour Capefigue, la volonté des Rothschild d’obtenir des titres de noblesses est « un signe de faiblesse »,240 signe de leur volonté « d’imiter la noblesse ».241 Metternich, sur lequel les Rothschild s’appuient mais dont ils se méfient, regarde l’attitude des Rothschild à l’égard de cette poursuite des titres de noblesse comme un signe de « vanité. » Les cinq frères font preuve d’autodérision, moquant les titres nouvellement acquis et réitèrent leur fidélité à Dieu, seule récompense qui se transmet de génération en génération : « si nous devions nous soucier de ce que les gens pensent de nous, nous aurions un grand nombre de récompenses mais plus d’argent. A la fin, nous serions laissés sans compliment, sans décoration et sans argent. La plus haute distinction est une vie

235 Wilson, Derek A., op.cit., p.350. 236 Cohen, Richard I., op.cit., p.75. 237 Cohen, Richard I., op.cit., p.76. 238 Bouvier, Jean, op.cit., p.195. 239 Bouvier, Jean, op.cit., p.195. 240 Bouvier, Jean, op.cit., p.196. 241 Bouvier, Jean, op.cit., p.165. KERDUEL Carole 53 Judaïté et Germanité L'acculturation des juifs en Allemagne vue par Moritz Daniel Oppenheim 1789-1871

tranquille. »242 Cependant qu’ils collectionnent avec avidité les titres de noblesse et moquent leur assiduité à la tache, ils n’en oublient pas leur importance pour la communauté juive. Les titres et les décorations acquises par les frères Rothschild sont autant de « claques données à ceux qui souhaitent réimposer les anciennes restrictions au juifs. »243 Les Rothschild sont parfaitement conscients de l’exceptionnalité de leur statut par rapport aux membres de la communauté qui fait l’objet de mesures discriminatoires et de régulation après 1815.

C) La situation économique des juifs dans les territoires allemands

a. Une évolution du cadre légal Un grand nombre d’interdictions s’appliquent aux juifs : sanctions rigoureuses contre le prosélytisme juif, contre les mariages mixtes, interdiction de bâtir, de réparer ou de restaurer les synagogues, exclusion absolue de toutes les fonctions publiques, interdiction de commercer avec les chrétiens. La levée des restrictions concernant la liberté d’établissement aboutit à l’augmentation du nombre de juifs dans les villes de moyenne et de grande taille. Ces villes sont choisies par les juifs en raison de leur attractivité économique et industrielle. Cependant, les juifs sont exclus des associations professionnelles ce qui les empêche d’établir de nouvelles entreprises : les associations professionnelles, souhaitant conserver les privilèges acquis depuis le Moyen-âge se montrent farouchement opposées à l’intégration de juifs en leur sein. En outre, les droits dont jouissent les marchants chrétiens se transmettent de père en fils. A Berlin, 80% des chrétiens, exerçant une profession font partie d’une corporation alors que seuls 20% d’entre eux sont impliqués dans le commerce.244 Contrairement aux professions chrétiennes marquées par l’immobilisme dû aux privilèges y étant attachés, les juifs, notamment à Berlin, éléments mobiles au sein de la population urbaine, sont ouverts à l’innovation.

b. Une évolution de la structure sociale La structure sociale de la population juive connaît un changement dans les premières ème décennies du 19 siècle. Selon les données statistiques officielles, la part des juifs dans ème les états allemands impliqués dans le commerce au début du 19 siècle oscille entre 70 245 ème 246 et 80%. Cette part chute à 50% au milieu du 19 siècle. A Karlsruhe et Mannheim, les juifs participent aux activités de la chambre de commerce et montrent la même volonté de voir les activités économiques comme la base d’un corps représentatif commun aux juifs et aux non-juifs. Les membres de certaines grandes familles juives deviennent des membres de l’aristocratie européenne. Les deux frères de Heine, Gustav et Maximilian, illustrent cette ascension sociale : Maximilian est anobli et se marie avec une jeune fille de l’aristocratie russe, Gustav, éditeur d’un journal à Vienne devient baron. De plus, le fils de la sœur de Heine est fait chevalier et devient baron de Embden. Une de ses deux filles 242 Bouvier, Jean, op.cit., p.197. 243 Bouvier, Jean, op.cit., p.203. 244 Meyer, Michael. The Origins of the Modern Jew. Michigan: Wayne State University Press, 1967, 250 pages. p.188. 245 Ferguson Niall, op.cit., p.79 246 Ferguson Niall, op.cit., p.79 54 KERDUEL Carole Chapitre 3 : Gravir l’échelle sociale et économique

devient Princesse Murat et l’autre se marie avec le prince de Monaco. Un autre indicateur de cette intégration est le prénom donné aux enfants juifs par leurs parents : Siegfried and Sigismond deviennent des prénoms communs chez les juifs.

c. Les effets de l’urbanisation L’intégration des juifs au sein de la société allemande est favorisée par l’urbanisation qui accélère le processus de modernisation de la société juive. Selon l’ethnologue Moritz Lazarus, vers 1841, « il n’y a plus d’enfants juifs âgés de 14 ans incapables de lire et d’écrire l’allemand. Vers 1867, 14,8% des lycées allemands de Berlin étaient juifs, soit trois à quatre fois le pourcentage total de juifs de la population de la ville. Des milliers de fils de boutiquiers, hôteliers, négociants de bestiaux et de colporteurs entrent à l’université et exercent un métier. » 247 Cette différence mérite d’être remarquée. Il existe une véritable ème évolution de la situation professionnelle des juifs entre le début et le milieu du 19 siècle. Cette évolution est en partie imputable aux changements advenus dans les habitudes ème de vie des juifs en Allemagne. Alors qu’au début du 19 siècle, la majorité des juifs continuent d’observer les rituels et les traditions, nombreux sont les juifs, au milieu du ème 19 siècle, à avoir adapté ou abandonné leur mode de vie traditionnel. Ce changement d’habitudes est surtout visible dans les grandes villes d’Allemagne, la situation évoluant plus lentement dans les campagnes en raison de structures sociales et professionnelles différentes. Les grandes villes permettent plus que les campagnes des changements de la structure sociale. Le rythme de vie des juifs, plus particulièrement à Berlin, « ne suit plus le calendrier juif »248 désormais, « il suit le calendrier allemand » 249 : les juifs réformés fêtent le Shabbat le dimanche, jour du seigneur et de repos pour les chrétiens. Trois générations après Moïse Mendelssohn, « les juifs [sont] allemands dans leur langue, leur habillement et leur sentiment d’appartenance nationale. »250 La promotion économique des Juifs fait naître de nouvelles attitudes religieuses et culturelles au sein du judaïsme. « La destruction d’une culture, quelle qu’elle soit, implique, en effet, l’éclatement identitaire des acteurs sociaux qui en sont les porteurs. Si la possibilité ne peut pas offerte d’être accueillis au sein d’un nouvel univers culturel (on a alors affaire à un processus d’acculturation par lequel le sujet sauve son être individuel : il échappe au monde condamné et se confond avec le groupe dominant), les individus issus de la culture désintégrée sont relégués jusqu’à une mort sociale différée, parfois jusqu’à la déchéance physique et morale. »251

247 Ferguson Niall, op.cit., p.107. 248 Meyer, Michael, op.cit., p.150. 249 Meyer, Michael, op.cit., p.150. 250 Ferguson Niall, op.cit., p.207. 251 ème Vinsonneau, Geneviève. Culture et comportement-2 édition. Paris: Armand Colin, 191 pages. Cursus psychologique. p.14. KERDUEL Carole 55 Judaïté et Germanité L'acculturation des juifs en Allemagne vue par Moritz Daniel Oppenheim 1789-1871

Chapitre 4 : Devenir Allemand

« L’émancipation contraignit les Juifs à une révolution totale de leur manière d’être, de penser, de croire ; ils durent changer de vêtements, de langue, de prénoms, de métiers, d’idées et d’espérances. »252

I) La nécessaire transformation du judaïsme

La désintégration des structures sociologiques du ghetto, la laïcisation de la pensée et de l’organisation du judaïsme émancipé précipitent un mouvement d’assimilation intellectuelle, morale et parfois même religieuse, assimilation qui entraîne une irrésistible transformation du judaïsme voire son rejet au bénéfice de la religion de la majorité. L’incompatibilité entre la loi juive et la société non-juive est grandissante, les dimensions de l’une ne correspondant plus à celles de l’autre. Le judaïsme, pour se conformer progressivement aux exigences de la société moderne, se transforme en une religion sans dogme.

A) L’impossible germanité de l’être

a. Des préjugés immémoriaux Les juifs ont toujours fait l’objet de nombreux fantasmes, fantasmes exprimés dans les arts : des images de juifs vénérant un porc peuvent être trouvées dans des ouvrages datant du ème ème 14 siècle. Au 15 siècle en Allemagne, les juifs sont associés au mythe de meurtres rituels. Les juifs réagissent aux images négatives qu’ils véhiculent : un groupe de sept marchands juifs adressent une lettre de complainte : « En tant qu’être humain, chaque juif a les mêmes droits que tout autre et le même droit de protection de son souverain. Malheureusement, les classes inférieures sont toujours associées aux préjugés auxquels leurs pères étaient confrontés jusqu’à en douter que le juif est un être humain comme les autres. Ils n’hésitent pas à utiliser la moindre différence vestimentaire, de cheveux, de barbe… comme une excuse pour procéder à une fouille en bonne et due forme aux portes de la ville. La moindre déviation leur permettrait d’arrêter le juif et le mener à la maison de garde principale comme n’importe quel voleur. »253 Goethe prend la défense des juifs. Pour le plus grand poète allemand, auteur des plus beaux sonnets en langue allemande exaltant la patrie allemande, « les juifs sont des humains

252 Kleebatt, Norman, op.cit., p.178 253 Meyer, Michael A., op.cit., p.145. 56 KERDUEL Carole Chapitre 4 : Devenir Allemand

après tout, industrieux et obligeants et on ne pourrait qu’admirer l’obstination avec laquelle ils adhérents à leur mode de vie traditionnel. »254 De plus, l’attitude de l’Eglise à l’égard du judaïsme est duale : elle « s’efforce de ramener [les juifs] dans son giron » et « s’évertue à [les] abaisser et à [les] stigmatiser » tant que ces derniers n’admettront pas la supériorité du christianisme sur le judaïsme. « Des siècles « d’enseignement du mépris » par l’Eglise ont terni l’image des juifs et du judaïsme, assimilant les premiers aux fonctions dégradantes qui leur ont été imposées par la chrétienté, les ravalant au second au rang d’un ensemble de superstitions et de pratiques archaïques venues d’un Orient obscurantiste. »

b. « Etre chrétien », caractéristique fondamentale du « être allemand » Les efforts fournis par les juifs ne sont pas évidents aux yeux de tous. Jakob Friedrich Fries255 nie le fait que les juifs souhaitent s’améliorer. Pour lui, la volonté des juifs de s’intégrer au sein de la société allemande et de devenir des Allemands à part entière relève d’une impossibilité en ce qu’« être chrétien [est] une composante du « être allemand », de la même manière qu’être de confession juive [est] une composante du « être juif. »256 Etre juif signifie non seulement être de confession juive mais également faire partie de la Nation juive. Etre juif est à la fois une religion et une citoyenneté. Dès lors, les juifs, par essence, ne peuvent pas être citoyens allemands car étant déjà citoyens juifs. Lips va dans le sens de Fries en soulignant que chaque citoyen « est membre d’un état et membre d’une communauté religieuse. »257 Les juifs ne sont pas chrétiens, or la chrétienté est une composante sine qua non de la citoyenneté allemande, donc les juifs ne peuvent pas être des citoyens allemands. « Le peuple juif représente un cas légal unique où la citoyenneté est identique à la religion. Cette religion ne peut appartenir qu’à ce peuple. Les juifs ne peuvent préserver leur particularité national qu’à travers leurs lois religieuses»258

c. Les Judenübel

Selon Léopold Zunz,259 les Judenübel, les défauts des juifs, expliquent leur situation dans les territoires allemands. La ségrégation des juifs serait une réminiscence du Moyen-âge,

254 Meyer, Michael A., op.cit., p.154. 255 Jakob Friedrich Fries (1773-1843) est un philosophe allemand. 256 Meyer, Michael A., op.cit., p.34. 257 Meyer, Michael A., op.cit., p.33. 258 Meyer, Michael A., op.cit., p.46. 259 Léopold Zunz (1794-1886) est un savant et chercheur allemand. Ses écrits ont influencé le judaïsme. Son père, ancien avrekh, étudiant talmudique, lui enseigne l’hébreu. En 1806, il écrit une satire en hébreu qui n’épargne ni ses maîtres, ni ses camarades et qui sera brûlée en punition. En décembre 1817, son essai Quelques points sur la littérature rabbinique est un plaidoyer pour la reconnaissance du judaïsme : il expose les apports du judaïsme aux sciences. L’essai de Zunz est considéré comme étant le premier à tracer les contours de la science juive. En juin 1818, il retourne à Berlin pour terminer ses études universitaires, ce qui sera chose faîte en 1819. Il reçoit son diplôme de docteur de l’université de Halle le 2 janvier 1821. Il fonde le 17 novembre 1819, Der Verein für Kultur und Wissenschaft, l’Association pour la culture et la science des Juifs, qui attire de nombreux intellectuels juifs dont Heine et Friedländer. Son Exposé sur le culte des Juifs, publié en 1832 est considérée comme l’œuvre juive non rabbinique la plus importante ème publiée en Allemagne au 19 siècle. Dans son introduction, Zunz accuse les autorités allemandes d’accorder aux juifs des droits spécifiques en lieu et place de droits équivalents aux citoyens non-juifs. Concernant la réforme, il considère que cette dernière aboutira à une autocratie rabbinique. KERDUEL Carole 57 Judaïté et Germanité L'acculturation des juifs en Allemagne vue par Moritz Daniel Oppenheim 1789-1871

période au cours de laquelle les juifs sont massacrés, ce qui entraîne leur repli sur soi. La ségrégation en Allemagne serait le résultat d’une auto-ségrégation commencée pendant le Moyen-âge. Zunz considère que les changements historiques, politiques et culturels advenus en Allemagne rendent inutiles l’auto-ségrégation perpétuée par les juifs, les temps obscurs du Moyen-âge étant révolus. Les juifs doivent ainsi franchir le fossé qui les sépare de la modernité en quittant « leurs attitudes moyenâgeuses et leur dialecte d’illettré afin de devenir de modernes femmes et hommes européens. » 260

d. Incompatibilité du « être allemand » et du « être juif » Von Diez partage l’idée de Dohm selon laquelle, « si les juifs étaient traités avec humanité et comme les autres membres de la société, personne ne doit douter que leur dévotion religieuse diminuerait à mesure que leur attachement à l’Etat allemand serait renforcé. »261 Dohm considère que les juifs cesseraient d’être les juifs qu’ils sont maintenant, que l’obtention de la citoyenneté affaiblirait le judaïsme. Le principal est, pour l’Etat dans lequel les juifs résident, qu’ils respectent les lois, qu’ils soient de bons citoyens. Pour Mendelssohn, judaïsme et citoyenneté ne sont pas incompatibles. A l’inverse de Dohm qui considère que le judaïsme en sortirait affaibli, Mendelssohn considère que les juifs peuvent être loyaux à l’Etat, être citoyens de droit tout en menant une vie religieuse. Carl Wilhelm Friedrich Grattenauer262 affirme l’incompatibilité entre essence allemande et judaïsme dans la mesure où l’appropriation par les juifs de la culture et du culte du Bildung, l’amélioration personnelle, au moyen de l’éducation, menace « la survie même de la nation et de la culture allemande. »263 Pour Johann Gottlieb Fichte,264 la nation allemande idéale, est une nation « homogène, sans classe ni corporation, ni noble, et tout particulièrement sans les juifs. »265 Les opinions ici rapportées de Grattenauer et de Fichte ne sont pas de témoignages isolés comme les émeutes Hep ! Hep !266 en apportent la preuve. En effet, ces émeutes ne sont pas uniquement le reflet de préjugés religieux à l’égard des juifs, mais apportent la preuve d’un profond malaise au sein de la nation allemande. Non seulement les juifs sont considérés comme ne faisant et ne pouvant faire partie de la nation allemand en raison de leur confession, différente de celle de l’Etat allemand, mais le judaïsme est ressenti comme une menace, dans la mesure où les juifs tentent de s’intégrer et d’adopter la culture et les pratiques des non-juifs. Ces derniers craignent que dans le processus d’assimilation, l’essence de ce qui fait la nation allemande, notamment sa religion, en soit altérée par des individus convertis à une religion dont ils n’épousent les principes que pour s’intégrer, et dont la culture est le résultat d’un mélange entre la culture traditionnelle juive et la culture allemande qu’ils absorbent. 260 Meyer, Michael A., op.cit., p.47. 261 Meyer, Michael A., op.cit., p.52. 262 Carl Wilhelm Friedrich Grattenauer (1773-1838) est un juriste allemand connu pour ses positions antisémites. 263 Elon, Amos, op.cit., p.98. 264 Johann Gottlieb Fichte (1762-1814) est un philosophe allemand. Entre 1793 et 1794, il publie Demande aux princes en restitution de la liberté de penser et Contributions pour rectifier le jugement du public sur la Révolution française : il y proclame la dignité de l’homme et le droit du peuple de modifier la Constitution du pays dans lequel il réside. Pour Fichte, une Nation est déterminée par sa culture, son histoire et sa langue (l’Allemagne a conservé sa langue depuis l’Antiquité). Fichte est considéré comme un des premiers penseurs pangermanistes. 265 Meyer, Michael A., op.cit., p.259. 266 ème Les émeutes Hep-Hep sont des pogroms perpétués contre les juifs au 19 siècle. 58 KERDUEL Carole Chapitre 4 : Devenir Allemand

B) Le vent de la modernisation se lève Le temps de la modernisation force les communautés juives à abandonner des valeurs et des pratiques religieuses caractéristiques d’une autre époque.

a. Réforme et résistance ème Jusqu’au milieu du 19 siècle, les juifs traditionnels représentent une majorité en Allemagne. Nombreux sont les membres de ces communautés qui ne rendent pas les armes si aisément, notamment les leaders religieux qui ne veulent pas s’écarter du chemin sanctifié tracé par leurs ancêtres. Les rabbins pré-modernes se considèrent comme les gardiens des traditions juives et rejettent par conséquent tout changement, proposé par un non-juif, ou un juif réformé, susceptible de modifier l’éducation et les pratiques religieuses. « La permanence et l’unité de la synagogue »267 sont maintenues grâce à la langue, aux lois, aux coutumes et aux tribunaux rabbiniques. L’introduction de la modernité provoque une rupture interne dans la mesure où elle vient modifier le rapport des membres de la communauté à l’autorité rabbinique traditionnelle, l’organisation, le système de valeur et de représentation, les symboles, les pratiques et les croyances des communautés juives. Certains Etats allemands mettent en place des politiques éducatives pour les juifs dont l’obtention de droits est conditionnée par leur niveau d’intégration à la société les entourant. Le but, avoué ou non, de ces politiques éducatives est d’affaiblir le judaïsme. Les rabbins considèrent que l’éducation séculaire est une menace susceptible « de détruire le monde sacré de la tradition juive qu’ils ont réussi à préserver au moyen de l’isolation. »268 Ils restent hermétiques aux tentatives des gouvernements d’interférer dans l’organisation interne des communautés juives. Ils regardent avec nostalgie en direction des temps anciens où l’autorité des rabbins n’était pas remise en cause par des forces extérieures. Pour eux, la menace réside chez « les masses juives » qu’ils « considèrent incapables d’intégrer les nouvelles valeurs aux anciennes »269 : les nouvelles valeurs remplaceraient les anciennes. Les rabbins considèrent qu’une des conséquences de l’émancipation serait l’abandon des rites fixés par la loi de Moïse, notamment l’observance du Shabbat et les lois alimentaires. Ils considèrent que devenir de plus en plus allemand reviendrait à devenir de moins en moins juif. C’est pour cette raison qu’ils résistent au processus de modernisation du mieux qu’ils peuvent.

b. Des communautés juives divisées ème Les communautés juives des territoires allemands se retrouvent, au 19 siècle, engluées dans les divisions internes et soumises aux pressions extérieures qui aggravent les divisions internes. « Etre juif n’est plus « un dénominateur commun suffisant pour engager une relation sociale. »270 Une division apparaît entre la jeune et l’ancienne génération qui aspire à des modes de vie différents. Les parents d’enfants ne respectant pas les lois de Moïse se trouvent « incapable de manger à la table de leurs enfants tandis que les enfants sont

267 Gugenheim, Ernest. Le judaïsme dans la vie quotidienne; avant-propos de Jacob Kaplan. Paris: Albin Michel, 1992, 234 pages. p.139. 268 Ibid. 269 Ibid. 270 Ibid., p.149. KERDUEL Carole 59 Judaïté et Germanité L'acculturation des juifs en Allemagne vue par Moritz Daniel Oppenheim 1789-1871

embarrassés à la perspective de rendre visite à leurs parents. »271 La situation se trouve aggravée dans le cas où certains membres de la famille se sont convertis au christianisme. « Les convertis ne se sentent plus chez eux au sein de la communauté juive et de leur famille, qui demeurées juives, craignent l’exemple qu’ils donnent à voir aux autres juifs. »272 Pendant des siècles et des siècles, les pratiques religieuses juives sont demeurées inchangées car elles étaient le témoignage d’une relation particulière à Dieu. Les changer en revient à rompre le lien sacré que les juifs entretiennent avec Dieu. La plupart des juifs acculturés perdent la signification d’être le peuple choisi de Dieu. Ils en viennent à considérer que cette croyance maintient « un sentiment fort de différence avec les autres peuples. »273 Il existe un pont infranchissable entre les juifs attachés au maintient des anciennes traditions et ceux qui perçoivent la nécessité de moderniser leur culte. Les traditionnalistes tentent de maintenir les anciennes coutumes et pratiques au sein des synagogues, les foyers et les rues étant désormais hors de leur portée. Selon Wolff, il existe quatre classes au sein des commutés juives : les juifs pieux qui rejettent l’idée d’un judaïsme « édulcoré », les traditionnalistes dont les orientations religieuses sont ancrées dans les forces de l’habitude, les juifs réformés qui se sont libérés du joug de l’habitude et de l’obscurantisme religieux pour suivre leur propre voie religieuse ; ils refusent de considérer qu’une religion puisse être supérieure à une autre et ont abandonné la synagogue aux deux premiers et enfin les ignorants imitateurs des juifs réformés.

c. Des obstacles à l’acculturation Le suivi du calendrier juif représente une barrière religieuse et culturelle. L’observance du Shabbat continue de séparer les juifs traditionnels des non-juifs : le Shabbat oblige les croyants à ne mener aucune activité. Or, un des moyens pour les juifs de se confronter à la société non-juive est le travail. Devant se retirer de toute activité professionnelle à raison d’une fois par semaine, les juifs se retrouvent ostracisés du monde non-juif. Cette survivance des traditions juives est d’autant plus perceptible dans les petites villes et les villages des territoires allemands, où les juifs continuent de vivre selon les préceptes traditionnels jusque ème dans les dernières décennies du 19 siècle. Une autre marque de distinction est la langue. Le yiddish n’est pas uniquement parlé par les juifs résident à la campagne ou les juifs des classes laborieuses. La persistance tenace de l’utilisation du yiddish quelque soit la classe sociale est considérée comme un obstacle à l’émancipation juive. C’est un argument supplémentaire donné aux détracteurs de l’assimilation des juifs au sein de la société allemande qui leur permet de prouver l’incapacité des juifs à totalement s’intégrer au sein de la société non-juive. Dans la plupart des communautés juives, et bien que Mendelssohn ait traduit la bible en langue allemande, l’hébreu demeure la langue liturgique. Cependant, l’allemand est reconnu langue liturgique et remplace progressivement l’hébreu au cœur des synagogues, dernier rempart d’un monde vaincu.

d. Rééduquer les communautés juives ?

271 ème Rebiger, Bill. Das jüdische Berlin: Kultur, Religion und Alltag gestern und heute-2 édition. Berlin: Jaron Verlag, 2002, 216 pages. p.167. 272 Ibid., p.189. 273 Ibid., p.190. 60 KERDUEL Carole Chapitre 4 : Devenir Allemand

Les politiciens allemands libéraux, requièrent pour défendre la cause juive, que les juifs abandonnent en retour leur volonté de s’autogouverner. L’éducation des jeunes juifs demeure entre les mains des communautés juives qui peuvent choisir de les éduquer de manière séculaire ou religieuse ; cette dernière limitant de facto les effets voulus et encouragés de l’émancipation. Un des éléments décisifs ayant rendu possible l’acculturation des juifs en Allemagne est l’éducation délivrée aux enfants. Les nouvelles écoles choisissent d’élargir leur programme éducatif à des enseignements séculaires. L’éducation donnée aux nouvelles générations d’enfants doit les préparer à devenir des citoyens. Vers le milieu du ème 19 siècle, pratiquement l’intégralité des enfants des territoires allemands étudie au sein d’une école juive dispensant des enseignements séculaires ou dans une école non-juive intégrant une instruction juive. Progressivement, la formation délivrée à la jeune génération juive se rapproche de celle de la génération chrétienne. A l’école libre juive de Berlin, créée en 1778, et où sont enseignés, la Bible et l’hébreu, l’allemand, le français, l’arithmétique, la géographie, l’histoire, les sciences naturelles, « Les enfants des deux confessions [s’entremêlent], jouant de manière amicale ensemble, les juifs la tête couverte, les chrétiens la tête découverte. Ils font le travail et les exercices qui leur sont assignés de manière diligente dans un esprit de saine compétition. »274 L’éducation ne représente qu’une étape d’un projet plus vaste. Les juifs éclairés entendent « réhabiliter la culture et la religions juives aux yeux de leurs contemporains, juifs et 275 ème non juifs. » Au début du 19 siècle, l’intervention du gouvernement des états dans lesquels résident les juifs dans les affaires internes des communautés juives est devenue monnaie courante, intervention qui laisse des marques particulièrement prégnantes sur ces communautés. A l’époque moderne, de nouvelles institutions apparaissent au sein des ghettos : les partis politiques, les syndicats, les cercles culturels, les mouvements de jeunesse, les clubs sportifs… Mais la communauté juive « entretient des échanges permanents avec son environnement. »276 Les murs dressés entre la communauté juive et le monde extérieur ne sont pas infranchissables : les perspectives d’émancipation et d’intégration sont particulièrement séduisantes pour les juifs.

e. Un juif nouveau ? Pendant les dernières années de sa vie, Mendelssohn est le témoin de l’émergence d’une jeune génération plus proche qu’aucune autre avant elle dans l’esprit de la culture allemande. Les murs de la ségrégation tombent tout d’abord à Berlin où des juifs bénéficient de l’autorisation de s’assimiler et de vivre entre les deux mondes. La plupart de ceux concernés par ce changement sont les fils et les filles de riches familles de la partie haute de la classe moyenne. L’apprentissage de la culture et de la langue allemande permettent leur assimilation au sein de la société non-juive. Seuls l’élite culturelle et ceux dont les activités les mettent en contact avec le monde extérieur maîtrisent l’allemand, le polonais, le hongrois, le tchèque ou encore le russe. Ecoutant les sages recommandations de Mendelssohn, ces jeunes réussissent à accomplir en deux ou trois décennies « ce que leurs paires partout ailleurs, et notamment en Europe de l’Est mettraient beaucoup plus de temps

274 Meyer, Michael A., op.cit., p.306. 275 Meyer, Michael A., op.cit., p.311. 276 Rebiger, Bill, op.cit., p.153. KERDUEL Carole 61 Judaïté et Germanité L'acculturation des juifs en Allemagne vue par Moritz Daniel Oppenheim 1789-1871

à accomplir277 », à savoir le passage d’un système centré sur les saints sacrements à « une culture agnostique émancipée centrée sur l’homme.278 » L’éducation et la culture permettent d’ouvrir les perspectives des hommes et des femmes non-juifs autant qu’elle permet de moderniser la société juive, ancrée dans ses traditions et ses rites religieux. Education et culture sont les clefs de l’intégration des juifs au sein de la société allemande. Les rituels des juifs réformés ne se déroulent plus en hébreu. Les juifs réformés « affirment leur judaïté à travers des livres de prière révisés et leur germanité.»279 Partout ailleurs en Allemagne, une telle ouverture n’est pas encore envisageable, le régime entourant la présence des juifs à cette époque étant un mélange contradictoire entre « des règles générales arbitraires et des dispenses spéciales. » 280 Les communautés juives sont devenues de plus en plus urbaines et sécularisées, de plus en plus allemande. Pour la première fois dans l’histoire allemande, « la passivité juive traditionnelle est remplacée par un engagement politique actif et des manifestations. Nous pouvons estimer que des centaines voire des milliers de personnes, pour la plupart des étudiants et des travailleurs manuels, participèrent aux soulèvements. Bien évidemment, tous les juifs ne participèrent pas au soulèvement. »281

f. La conversion : la clef du paradis ? Bien que pourvus de diplômes, les juifs sont écartés de la plupart des professions. C’est pour cette raison qu’un nombre certain d’entre eux décide de se convertir afin de faciliter leur intégration au sein de la société allemande. Les juifs se convertissent avec plus ou moins de désinvolture pour « se conformer, échapper aux stigmatisations, gagner des droits professionnels, pouvoir grimper l’échelle sociale, obtenir des postes administratifs ou encore se marier. »282 La conversion au christianisme concerne un juif sur 10 selon les estimations avancées.283 La famille de Mendelssohn n’y échappera pas. Avec ironie, Heine qualifie la conversion comme « le ticket d’entrée à la culture européenne. »284Le baptême doit à terme permettre l’égalité en droit des juifs. Cependant l’intégration des juifs convertis se heurte toujours aux préjugés et au système de classe rigide. Certains non- juifs considèrent d’un mauvais œil ces conversions, signes d’inconstance à leurs yeux : les juifs convertis n’inspirent pas confiance dans la mesure où ils sont infidèles à leur religion, capables de changer de Dieu pour obtenir des avantages sociaux. A l’inverse, les juifs convertis se considèrent rarement comme des traîtres à leur foi, quel que soit leur positionnement vis à vis de la conversion, une conversion pratique ou une conversion par la foi. Certains juifs voient en la conversion un moyen de faciliter leur intégration au sein de la société juive. Les plus optimistes considèrent que « les différences entre les juifs et les allemands [sont] appelées à disparaître, tout du moins entre hommes de culture et d’éducation. »285 Le rejet des juifs de la société allemande, selon ces optimistes, n’est

277 Rebiger, Bill, op.cit., p.153. 278 Rebiger, Bill, op.cit., p.154. 279 Meyer, Michael A., op.cit., p.208. 280 Elon, Amos, op.cit., p.67. 281 Elon, Amos, op.cit., p.159. 282 Meyer, Michael A., op.cit., p.323. 283 Meyer, Michael A., op.cit., p.323. 284 Meyer, Michael A., op.cit., p.323. 285 Meyer, Michael A., op.cit., p.324. 62 KERDUEL Carole Chapitre 4 : Devenir Allemand

donc pas un sentiment profondément ancré dans la société allemande mais est plus lié à l’obscurantisme et à la méconnaissance de l’homme et de la femme juive. Tous les juifs n’en passent pas par la conversion en témoigne les Rothschild, suffisamment riches pour obtenir des titres nobiliaires autrichiens sans s’être convertis au Christianisme. Il existe trois baptêmes permettant l’entrée dans le monde non-juif : le baptême par le sang, celui versé dans la défense de la mère patrie, le baptême par l’eau consacrée, eau qui permet l’entrée à la grande famille des chrétiens et le baptême par l’argent, argent qui tend à minimiser les antagonismes étatiques. Nombreux sont les exemples de familles qui rejettent la volonté de leur membre de s’intégrer au sein de la société allemande c’est pour cette raison que les juifs convertis cachent leur baptême à leur famille.

II) Réécrire le judaïsme : une normalisation iconographique des rituels juifs

Donner à voir les rites religieux de la communauté a une fonction pédagogue. Il s’agit pour les juifs de démontrer que leurs croyances ne sont pas des superstitions mais des pratiques anciennes. La peinture ne cherche pas à donner une représentation de la réalité, du monde réel ou encore de la vie quotidienne. « L’art crée les réalités et les mondes. »286 Pour ses Scènes de vie quotidienne, Oppenheim fait le choix conscient de mettre de côté le négatif pour ne faire ressortir que le positif : ces scènes ne sont pas touchées par l’oppression et la persécution mais sont caractérisées par une intégrité et une pureté religieuse. Ses peintures ont un aspect unidimensionnel : Oppenheim ne représente que ce qu’il choisit de représenter, à travers son œuvre, il cherche à construire un passé et un présent honorables ; il donne à voir l’idée que les juifs sont des personnes d’une moralité exemplaire, qu’ils ne dérogent pas aux règle, qu’ils vivent dans un tradition pieuse qui ne s’oppose pas aux règles définies pas les non-juifs.

A) Normaliser le rituel du mariage Pour Kaufmann, Oppenheim « amplifie le dialogue émergent entre un artiste juif qui avait l’envie, la volonté de revenir à des endroits qui étaient similaire à son enfance et une clientèle juive qui chérissait des scènes d’un monde en disparition. »

a. Peindre Le Mariage L’ouvrage Les images de la vie juive dont est tirée la peinture Le mariage est l’ouvrage juif le plus populaire en Allemagne, selon Schorch. Oppenheim non seulement crée l’imagerie de la vie juive mais initie une reproduction massive de ses œuvres qui permettent d’essaimer une certaine vision du judaïsme à travers le monde : on retrouve ses peintures en Chine, dans des pubs et même sur un timbre célébrant de la margarine kasher. Le mariage représente une cérémonie de mariage au sein d’un ghetto. Les membres de la noce, les mariés et leurs invités, sont savamment vêtus. Contrairement aux portraits qu’ils réalisent, Oppenheim utilise une palette de couleurs chaudes pour peindre Le mariage.

286 Murray, Edelman. From art to politics : how artistic creations shape political conceptions. Chicago : University of Chicago Press, 1995, 162 pages. p.7. KERDUEL Carole 63 Judaïté et Germanité L'acculturation des juifs en Allemagne vue par Moritz Daniel Oppenheim 1789-1871

Le but du peintre est de réhabiliter aux yeux des non-juifs le mariage, institution qui serait considérée par les juifs comme une union financière servant les intérêts des deux familles.

b. Le saint sacrement du mariage « Il est difficile de surestimé l’importance de la vie de famille dans la préservation du judaïsme et la construction de l’identité juive. La vie de famille constitue une sphère importante pour la pratique des activités religieuses. Maintenir les lois alimentaires et le Shabbat, célébrer les vacances selon les prescriptions religieuses : ceci caractérise une maison juive traditionnelle. Bien avant de recevoir une éducation religieuse, les enfants acquièrent un attachement émotionnel au judaïsme. »287 La famille au sein de la culture juive est l’unité de base. « Avant de se marier, l’homme ne s’appelle par vraiment homme : un homme sans femme est privé de bonheur, de joie et de bénédiction. »288 Etre juif est un mode de vie, une vision du monde, qui s’acquière en famille dès le berceau. Le juif est régulièrement représenté en famille avec laquelle il passe la majeure partie de son temps : la famille est le centre nodal ; elle représente un ancrage stable. Les mariages mixtes, entre un juif et un non juif sont condamnés par la communauté juive. L’objectif était de maintenir la cohésion d’une communauté étroitement soudée. La Torah interdisait d ‘épouser des Cananéens par crainte de l’idolâtrie et de l’assimilation : « Tu ne prendras pas une de leurs filles pour ton fils car elle détournerait ton fils de ma suite et il servirait d’autres Dieux. »289 En découvrant que les Israélites qui revenaient, avaient épousé des païennes, Esdras, persuada le peuple d’accepter que toutes les femmes ainsi que leurs enfants, fussent bannis. Depuis cette époque, un mariage avec un non juif n’a aucune valeur. Les mariages mixtes reflètent en effet, aux yeux de la communauté juive, un manque d’engagement dans la religion et dans la communauté. De façon plus pragmatique, c’est une manière de réagir à la persécution religieuse et politique. A l’époque moderne, le mariage avec un non-juif devient une réponse aux Lumières et à la reconnaissance de l’égalité des droits pour les juifs et correspond souvent à une fuite hors de la communauté. Il est également une conséquence de la perte de substance de l’appartenance ethnique et de l’accession de nombreux juifs à un meilleur niveau culturel. Le mariage est considéré comme un commandement divin, un lien sacré et le moyen pour chaque individu de s’accomplir pleinement. Le judaïsme légitime le mariage en tant qu’institution sociale en lui accordant un statut ontologique, en le situant à l’intérieur « d’un cadre de référence cosmique »290 et ne met jamais en question qu’il soit pour chaque adulte « un état naturel et souhaitable. »291 La Michnah déclare qu’« une femme s’obtient de trois façons ; par de l’argent, par un acte juridique, ou par des relations sexuelles. »292 La cérémonie de mariage peut se dérouler n’importe où, mais depuis le Moyen-âge, il est célébré le plus souvent à la synagogue ou dans la cour de la synagogue. De nombreux

287 Richarz Monika, Rosenfeld Stella P., Rosenfeld Sidney. Jewish Life in Germany: Memoirs from three centuries (the modern Jewish experience). Bloomington: Indiana University Press, 1991, 496 pages. p.190. 288 Gugenheim Ernst, op.cit., p.90. 289 (Deut.-VII-3-4) 290 Gugenheim Ernst, op.cit., p.90. 291 Gugenheim Ernst, op.cit., p.91. 292 Gugenheim Ernst, op.cit., p.91. 64 KERDUEL Carole Chapitre 4 : Devenir Allemand

futurs mariés souhaitaient que la cérémonie se fasse en plein air en référence à la promesse par Dieu à Abraham de lui donner « une descendance aussi nombreuse que les étoiles du ciel. »293 Les mariages des fils, comme ceux des filles étaient négociés par leur père. Dans les temps anciens, le mari « achetait » sa ou ses femmes qui devenaient sa ou ses propriétés. La Ketoubbah est le contrat de mariage des juifs. C’est un document juridique rédigé avant le mariage pour être remis à la mariée durant la cérémonie. Les obligations du mari envers son épouse sont écrites au sein de la Ketoubbah. Aux temps bibliques, le mariage était un arrangement contractuel au moyen duquel l’homme prenait sa femme en versant une certaine somme d’argent, « le mohar » ou prix de la fiancée remis par le père du marié à celui de la mariée. Ce contrat comportait également une déclaration de la valeur des articles ménagers apportés par la mariée de la maison paternelle, en guise de dot. La Ketoubbah ayant une valeur d’engagement contractuel, elle appelait un geste symbolique confirmant celui-ci. Ce rôle était rempli par le qinyan : en présence des deux témoins, un parent de la mariée tendait un mouchoir au marié. Les témoins signaient alors le contrat, en attestant toutes les clauses. La cérémonie du mariage était elle même à l’origine un contrat civil entre époux, quoique les livres tardifs de la Bible le nomment « alliance. » La cérémonie était l’occasion de réjouissances au cours desquelles on chantait des chants d’amour en l’honneur des mariés et était suivie d’un grand festin qui durait normalement sept jours. A l’époque talmudique, un changement apparaît : d’une procédure civile privée, il devient une cérémonie religieuse requérant la présence d’un quorum et la récitation d’un nombre déterminé de bénédiction, ceci ne modifiant pas la base légale du mariage. Le mariage est élevé du plan d’un contrat privé à celui de la moralité.

c. Réinventer le ghetto Oppenheim opère également avec Le mariage à une transformation de l’imagerie du ghetto. Le ghetto est le symbole, pour les non-juifs, du judaïsme moyenâgeux. Il est perçu comme « un endroit sale, synonyme d’oppression, de corruption et de petitesse d’esprit »294 Oppenheim choisit de donner une vision positive du ghetto : les juifs sont certes pauvres mais cette pauvreté est noble. Oppenheim restaure la dignité des juifs du ghetto : loin de l’imagerie chrétienne représentant les juifs comme une classe laborieuse, les juifs représentés par Oppenheim appartiennent à la classe moyenne. Il fait le choix délibéré d’idéaliser la vie menée par les juifs au sein du ghetto. Il ne montre pas le caractère répressif de ce lieu dans le but de faire disparaître le sentiment anti-juif. Pour Oppenheim, le ghetto est l’endroit où « nos pères ont souffert et ont enduré les pires conditions de vie mais menaient une vie familiale sanctifiée par Dieu et au sein de laquelle la maison était un endroit où la loi sacrée était enseignée. »295 Dans ses représentations du ghetto, Oppenheim peint des bâtiments anciens, les juifs habillés de costumes anciens, autant d’éléments qui sont discordants avec la réalité de l’époque représentée et qui montre qu’Oppenheim ne cherche pas le rendu photographique. Il existe très peu de représentations de ce qu’était véritablement la vie du ghetto.

B) Yom Kippour ou la célébration privée du judaïsme

293 Gugenheim Ernst, op.cit., p.92. 294 Calabi Daniel, Bottin Jean. Les étrangers dans la ville. Minorités et espace urbain du bas Moyen-âge à l’époque. Paris : Maison des Sciences de l’Homme, 2000, 486 pages. p.340 295 th Heuberger, Georg. Moritz Daniel Oppenheim: Jewish Identity in 19 century art. Köln: Wienand Verlag, 2004, 300 pages. p.159. KERDUEL Carole 65 Judaïté et Germanité L'acculturation des juifs en Allemagne vue par Moritz Daniel Oppenheim 1789-1871

« En acceptant « les avantages » de l’émancipation, les juifs doivent aussi en accepter les contraintes, notamment l’abandon de leurs particularismes, »296 le développement de pratiques contribuant à leur intégration et ne garder de leur tradition que le strict minimum. Avec l’émancipation, on s’éloigne de la volonté totalisante du judaïsme, il est rétrogradé au statut de religion pratiquée en privé et invisible dans l’espace public. La série que réalise Oppenheim au sujet de la vie quotidienne des juifs en Allemagne lui donne le « titre » de peintre juif du passé juif. 297 En outre, Oppenheim réalise des peintures à usage privé pour la famille Rothschild qui ont pour sujet la judaïté de la famille Rothschild et son engagement dans le judaïsme : Yom Kippour est une commande de Charlotte, dédiée à l’oncle Amschel qui contrairement à ses frères continua de mener une vie pieuse en accord avec les principes de sa religion. Amschel fait monter une synagogue privée dans sa résidence de la rue Bockenheimer. Son geste peut être interprété selon deux prismes : Amschel souhaite soit être au plus proche de sa foi soit il ne veut pas exposer son appartenance à la religion de Moïse. Le tableau Yom Kippour représente un groupe d’hommes portant des écharpes de prière sur leurs épaules assis à une table. Un homme à l’arrière plan se tient à un pupitre et dirige les autres dans leur prière tandis que d’autres se tiennent debout à sa gauche et à sa droite ou son assis dans les niches des fenêtres. Les tapisseries rouges et la lumière des candélabres confèrent une solennité et une piété à la scène. Un enfant, regarde par la fenêtre et montre de signes d’ennui. De la fenêtre, on peut distinguer les premières lueurs du jour qui indiquent la fin de la nuit de prière. Les rites juifs ont déjà été peints par des non-juifs comme en témoignent les gravures de Bernard Picart.298 Oppenheim est un peintre juif qui peint pour les juifs ainsi que pour les non-juifs. Les peintures d’Oppenheim obtiennent un succès certain auprès des juifs acculturés qui n’ont pas forcément fait le choix de la conversion. Ils sont satisfaits de l’image qu’Oppenheim donne à voir aux non-juifs En effet, Oppenheim montre à travers ses peintures que l’on peut être juif tout en étant criant de modernité. La religion devient un des éléments de la vie quotidienne des juifs.

296 Meyer, Michael A., op.cit., p.61. 297 Sed-Rajna Gabrielle, op.cit., p.116. 298 Pourim à la synagogue des juifs portugais à Amsterdam, l’Examen du Levain-Le repas de Pacques chez les juifs portugais ; les cérémonies de mariage chez les juifs portugais et les juifs allemands 66 KERDUEL Carole Conclusion

Conclusion

A travers ses peintures, Moritz Daniel Oppenheim cherche à convaincre les non-juifs de l’intégration des juifs au sein de la société allemande et montre aux juifs les signes évidents de leur acculturation dans les domaines militaire, intellectuel, économique, social et culturel. Il tend à prouver, à travers son œuvre, que la judaïté n’est pas altérée par la germanité : contrairement aux non-juifs qui considèrent ces deux identités comme exclusives, Oppenheim se fait l’apôtre pictural de leur conciliation. L’art d’Oppenheim s’oppose à « l’art pour l’art » de Théophile Gautier. Contrairement aux Parnassiens qui consacrent la beauté de l’art et rejettent toute forme d’engagement politique et social, Oppenheim peut être considéré comme un peintre engagé. Certes, son œuvre n’est pas passée à la postérité : seul un cercle restreint d’universitaires et de collectionneurs connaissent et s’intéressent à son œuvre aujourd’hui, mais il faut dépasser les traces laissées par l’artiste pour ne considérer que l’impact de son œuvre sur ses contemporains. Oppenheim est influencé par deux mouvements qui laissent une empreinte profonde sur son œuvre, le mouvement nazaréen et le Biedermeier qui font l’apologie de la germanité. Ses traits de pinceaux sont d’une précision chirurgicale, chaque élément est peint au regard d’une fonction précise. Ce n’est pas un hasard s’il acquiert rapidement une réputation auprès de ses co-légionnaires : son apprentissage auprès d’écoles non-juives lui a permis de maîtriser les techniques non-juives pour normaliser l’image des juifs auprès de la société allemande. L’imagerie des juifs suit l’évolution de leur situation légale et de leur perception par l’opinion publique. Force est de constater que le Moyen-âge est riche en caricatures, dessins, esquisses dépeignant les juifs comme des êtres diaboliques. Les signes de reconnaissance physique d’un juif ont traversé les siècles : le nez aquilin et crochu, ème l’œil torve, le physique malingre… autant de caractéristiques que l’on retrouve au 19 siècle mais dans une moindre intensité. Cette évolution picturale coïncide avec l’évolution politique : la page des temps obscurs se tourne, un vent de modernité souffle sur les sociétés ème européennes au 19 siècle. Les fers de l’inquisition se défont autours des chevilles des juifs ; le spectre des grands feux de joie anti-juif disparaissant, certains membres des communautés juives en profitent pour tenter de se confondre au sein des sociétés dans lesquelles ils vivent et qui les considèrent toujours comme des étrangers. L’art, et notamment la peinture, est utilisé par les juifs pour normaliser leur image : la peinture est un moyen diffus de convaincre les non-juifs de la normalité judaïque : les juifs représentés son indissociables des non-juifs. Les traits spécifiquement juifs disparaissent sous le pinceau de l’artiste comme nous le démontre la série de portraits réalisée à la demande des Rothschild. Sous le pinceau d’Oppenheim, les juifs disposent des mêmes vertus, des mêmes défauts que les non-juifs et se confondent avec eux. Les peintures d’Oppenheim opèrent à un renouveau iconographique juif : ses portraits normalisent les juifs, leur prêtant les caractéristiques physiques et morales des non-juifs, ses peintures de genre affirment l’appartenance au judaïsme des sujets peints : le judaïsme est donné à voir comme une confession moderne qui tente d’épouser les codes de la société KERDUEL Carole 67 Judaïté et Germanité L'acculturation des juifs en Allemagne vue par Moritz Daniel Oppenheim 1789-1871

moderne et ses peintures de la vie quotidienne font porter un regard nouveau sur les rites traditionnels qui sont pratiqués dans l’intimité familiale, comme nous le montre Yom Kippour. Sous le pinceau d’Oppenheim, le judaïsme est ainsi normalisé, modernisé et inscrit dans la sphère privée. La visée de ce renouveau iconographique a pourtant ses limites, comme nous le montre l’évolution du cadre légal entourant la présence des juifs sur les territoires allemands. Bien qu’il tente de donner des preuves picturales irréfutables de l’acculturation des juifs au sein de la société allemande, force est constater que cette acculturation est limitée et entraîne, malgré elle, une absorption irrésistible du judaïsme par la société allemande. Confrontés à l’animosité des non-juifs, animosité qui se traduit par un cadre légal contraignant, les juifs abandonnent leur judaïté au profit de la germanité. Par contrainte de temps mais également de capacités scientifiques, j’ai volontairement laissé de côté certains aspects. En effet, il aurait été intéressant de pouvoir mettre en perspective l’objectif visé par Oppenheim et l’effet de ses peintures sur la société allemande.

68 KERDUEL Carole Bibliographie et sources

Bibliographie et sources

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Annexes

Annexe 1 : Discours de l’Abbé Grégoire devant la Constituante

L’Abbé Grégoire prononce ce discours le 23 décembre 1789 devant les députés de la Constituante. Dans son discours, il résume les idées développées plus longuement dans son Essai sur la Régénération physique, morale et politique des juifs.299 « Messieurs, Vous avez consacré les droits de l'homme et du citoyen, permettez qu'un curé catholique élève la voix en faveur de cinquante mille Juifs épars dans le Royaume, qui, étant hommes, réclament les droits de citoyens. Depuis quinze ans, j'étudie les fastes et les usages de ce peuple singulier, et j'ai quelque droit de dire qu'une foule de personnes prononcent contre lui avec une légèreté coupable. Des préventions défavorables infirmeraient d'avance tous mes raisonnements, si je ne parlais pas à des hommes qui, supérieurs aux préjugés, n'interrogeront que la justice. C'est avec confiance, messieurs, que plaidant la cause des malheureux Juifs devant cette auguste Assemblée, j'adresse à vos esprits le langage de la raison, à vos cœurs celui de l'humanité. Après un tableau rapide de l'établissement des Juifs dans les provinces septentrionales de la France, et des malheurs du peuple hébreu depuis sa dispersion, j'exposerai les causes qui ont altéré les traits natifs de son caractère; ce développement sera suivi des moyens de le régénérer, de le réintégrer dans tous ses droits. La discussion de cette affaire assez neuve exige des détails auxquels je dois descendre; pour le surplus, je renvoie aux preuves consignées dans l'ouvrage que j'ai publié sur cet objet. Qu'après cela la calomnie m'outrage et mes motifs, et ceux des honorables membres qui appuient ma motion, vengeront l'humanité; eux et moi ne daignerons pas seulement accorder un sourire de pitié à des inculpations, qui seraient ridicules si elles n'étaient point trop absurdes. Les âmes honnêtes s'honorent toujours des clameurs et des insultes des pervers. Les Juifs, établis en Alsace de temps immémorial, s'y fixèrent plus particulièrement sous Albert d'Autriche en 1446; quand cette province passa sous la domination française, en vertu du traité de Westphalie, Louis XIV les prit sous sa protection; ils sont présentement au nombre de vingt ou vingt-quatre mille; ils payent au Roi et aux seigneurs divers impôts exorbitants, droit de réception, d'habitation, de capitation, d'industrie, le vingtième des maisons, etc. La Lorraine a des Juifs depuis environ quatre cents ans; leur nombre fut limité en 1733 à cent quatre-vingts familles, mais présentement ils sont près de quatre mille personnes. L'établissement des Juifs à Metz remonte au moins à l'an 888 ; après diverses révolutions, quatre familles, tiges de toutes celles d'aujourd'hui, y obtinrent en 1567 le droit d'indigénat ; leur nombre n'y peut excéder quatre cent dix-huit familles. Il constate par un calcul de la police, qu'en février 1788 ils étaient dix-huit cent soixante-cinq individus, qui avec quinze cents autres, répandus dans la Généralité des Trois Évêchés, composent environ deux mille quatre cents personnes. Avant de passer outre, je dois, messieurs, vous dire

299 L’abbé Henri Grégoire. La citoyenneté des juifs [en ligne]. [page consultée le 4 août 2012]. KERDUEL Carole 73 Judaïté et Germanité L'acculturation des juifs en Allemagne vue par Moritz Daniel Oppenheim 1789-1871

qu'en 1715, le duc de Brancas et la comtesse de Fontaine exposèrent au Régent, que chaque famille juive de cette Généralité devait au roi quarante livres annuelles pour droit de protection, et demandèrent qu'on leur accordât la jouissance de ce droit; ils l'obtinrent pour trente ans. Trois ans après, il fut converti en une somme annuelle de vingt mille livres ; les trente ans révolus, les héritiers de cette famille ont obtenu successivement deux prorogations, dont la dernière doit expirer en 1805, et alors la pension de vingt mille francs sera, dit-on, substituée à un hôpital de Metz. Je ne sais quelle politique barbare a cru devoir doter un asile de misère en pressurant des malheureux. D'autres sont répandus dans diverses villes de la France comme Paris, Lyon, Dieppe, Marseille, etc. La plupart sont Juifs allemands, ainsi que ceux d'Alsace, Lorraine et Trois-Évêchés; ils diffèrent à quelques égards des Juifs portugais, établis surtout à Bordeaux et à Bayonne; ceux-ci sont naturalisés français, et jouissent de tous les droits de citoyen depuis Henri II; et ce serait une idée très fausse de croire que les Juifs des trois provinces leur sont assimilés. Les États généraux ayant été convoqués, la France a vu luire l'aurore du bonheur, un rayon d'espérance est tombé sur les Juifs. Au mois de mai dernier des lettres du Garde des Sceaux, remises par les intendants, autorisaient les Juifs à s'assembler par-devant leurs syndics en la manière accoutumée, pour nommer chacun deux députés dans les provinces respectives, et apporter les cahiers de leurs doléances, qui devaient être fondus en un seul lors de leur réunion dans la capitale, remis ensuite au garde des sceaux pour en référer au Roi, ce qui s'est fait; et M. le Garde des Sceaux actuel m'a renvoyé les pièces pour en faire usage à l'Assemblée Nationale. Bien des gens se persuadent faussement que les Juifs ont la liberté civile en vertu de l'édit de 1787, concernant les non-catholiques ; il n'a été homologué au parlement de Metz qu'en exceptant les Juifs; il l'a été sans clause restrictive à Colmar et à Nancy ; mais ils ont toujours été exclus du bienfait de la loi. Actuellement, messieurs, je vais tracer rapidement les révolutions du peuple hébreu, depuis sa dispersion. Cet exposé est nécessaire, pour prouver que la dégradation actuelle des Juifs est une suite inévitable de l'oppression qui a toujours frappé sur eux, et de la persécution qui les a suivis partout; en connaissant les sources du mal, nous trouverons plus facilement les remèdes. Depuis Vespasien, l'histoire des Juifs n'offre que des scènes de douleurs, et des tragédies sanglantes. Ce peuple malheureux vit en même temps son temple brûlé, ses villes rasées, sa capitale en cendres, son corps politique dissous, et ses enfants devenus le jouet de la fortune et le rebut de la terre. Pour aggraver leur désastre, on les força de quitter à jamais une patrie que des motifs puissants rendaient si chère à leurs cœurs. En s'arrachant des lieux qui les ont vus naître, vers lesquels sans cesse ils tournent les regards, mais qu'ils ne reverront plus, ils se traînent dans tous les coins du globe pour y mendier des asiles; ils vont en tremblant baiser les pieds des nations qui les lèvent pour les écraser, et chez lesquels ils n'échappent au supplice qu'à la faveur du mépris; leurs soupirs même sont traités comme cris de rébellion, et la fureur populaire qui s'allume comme un incendie parcourt les provinces en les massacrant. Les effets de la haine étaient ralentis, lorsque les nations étaient occupées de leurs propres défaites. Le peuple hébreu n'avait alors que les malheurs communs à supporter, c'étaient ses moments de paix ; mais la rage de ses ennemis se réveilla, lors des expéditions en Palestine. La population juive parut ne s'être accrue que pour fournir de nouvelles victimes. A Rouen on les égorgea sans distinction d'âge ni de sexe. A Strasbourg, on en brûla quinze cents, treize cents à Mayence ; à Trèves, à York, les Juifs enfoncèrent eux-mêmes le couteau dans le sein de leurs femmes, de leurs enfants, disant qu'ils aimaient mieux les envoyer dans le sein d'Abraham, que les livrer aux chrétiens ; et saint Bernard, après avoir prêché la croisade, s'empressa de prêcher contre la cruauté des croisés. Quand la féodalité naquit, les Juifs commencèrent à porter dans toute l'Europe les chaînes de la servitude; on les soumit à

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d'énormes impôts, ils payaient même le droit de se convertir. Les croisés avaient tué les Juifs au nom de la religion, pour s'arroger le droit de les piller; leurs usures servirent de prétexte aux princes, pour les piller à leur tour. Une politique barbare calculait ce qu'elle pouvait en extorquer de numéraire; c'était leur accorder une grâce insigne, que de se borner à confisquer leurs immeubles; la mort était presque toujours le prix du sacrifice de leur fortune. Les règnes de trois de nos rois, Philippe Auguste, Philippe le Bel, Philippe le Long, sont marqués en caractère de sang dans les fastes des Juifs. Ceux de Bretagne, coupables d'exactions envers les cultivateurs du pays, furent chassés en 1239, par Jean le Roux, duc de cette province ; il déchargea leurs débiteurs, permit à ceux qui en avaient des effets de les garder, et défendit d'informer contre quiconque aurait tué des Juifs. Le mépris les destinait à la flétrissure, et la rage aux tourments. Les chassait-on ? Avant leur sortie du pays ils étaient sûrs de recueillir des outrages, des tourments ou la mort. Les rappelait-on ? C'était pour les abreuver d'humiliations, de douleurs, mille fois pires que la mort. A Toulouse, trois fois l'an on les souffletait en cérémonie; à Béziers on les chassait de la ville à coups de pierre le jour des Rameaux, ils n'y rentraient que le jour de Pâques. On enflerait des volumes, en racontant les cruautés de cette espèce, dont les Français, comme les autres peuples, ont souillé leur histoire. Depuis la prise de Jérusalem, il est peu de contrées en Europe où les Juifs n'aient été sans cesse entre les poignards et la mort, chassés, pillés, massacrés, brûlés. L'univers en fureur s'est acharné sur le cadavre de cette nation; presque toujours leur mieux fut de ne verser que des larmes, et leur sang a rougi l'univers. Nous ne parlons qu'avec horreur du massacre de la Saint-Barthélemy ; mais les Juifs ont été deux cents fois victimes de scènes aussi tragiques, et quels étaient les meurtriers ? Depuis dix- sept siècles les Juifs se débattent, se soutiennent à travers les persécutions et le carnage. Toutes les nations se sont vainement réunies pour anéantir un peuple qui existe chez toutes les nations. Les Assyriens, les Perses, les Mèdes, les Grecs et les Romains ont disparu, et les Juifs, dont ils ont brisé le sceptre, survivent avec leurs lois aux débris de leur royaume et à la destruction de leurs vainqueurs. Tel serait un arbre qui n'aurait plus de tige, et dont les rameaux épars continueraient de végéter avec force. La durée de leurs maux s'est prolongée jusqu'à nos jours. Pour eux la vie est encore un fardeau; pour eux le jour s'écoule sans autre consolation, a dit un d'entre eux, que d'avoir fait un pas de plus vers le tombeau. Que dira la postérité, quand, dans les archives d'un peuple doux et aimant, elle lira les horreurs que l'on vient d'exercer, que l'on exerce peut-être encore en ce moment contre les Juifs de Lixheim sur les frontières de la Lorraine allemande, et contre ceux de l'Alsace ? Grâce à d'estimables républicains, ils ont trouvé au moins un asile passager, et les habitants de Bâle et de Mulhausen qui ont accueilli les malheureux, feraient rougir leurs tyrans s'ils en étaient capables. Dans les siècles ténébreux du moyen âge, on accusa les Juifs de tous les fléaux dont le ciel affligeait la terre. On les chargea de crimes toujours présumés et jamais prouvés, comme d'immoler des enfants chrétiens, d'empoisonner des fontaines, les puits et même les rivières, de crimes dont ils n'auraient pu recueillir d'autres fruits que de nouveaux massacres, si leur exécution eut été possible; mais la haine raisonne-t-elle? On commençait par égorger, sauf à examiner ensuite si les défunts étaient coupables; et dans quel siècle grand Dieu? Précisément dans le même siècle où l'avarice et la calomnie traînaient au bûcher les chevaliers du Temple avec leur vénérable grand-maître, et ces faits sont consignés, non dans l'histoire des tigres, mais dans celles des hommes. Que ne peut- on par des larmes en effacer bien des pages ? L'Europe a produit quatre cents règlements pour élever entre les chrétiens et les Juifs un mur de séparation. Au lieu de combler l'intervalle qui les sépare, on s'est plu à l'agrandir, en fermant à ceux-ci toutes les avenues du temple de l'honneur. Punis avec une partialité féroce pour des délits légers, en Allemagne, en Suisse, on les pendait par les pieds à côté

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d'un chien, qui est le symbole de la fidélité, car les hommes ont toujours été plus habiles à tourmenter les criminels qu'à prévenir les crimes. Avant les lettres patentes de 1784 les Juifs d'Alsace étaient encore soumis aux mêmes péages que les animaux auxquels ils répugnent le plus par principes religieux, et comme si on voulait reprocher au créateur d'avoir formé les enfants d'Abraham à son image, aujourd'hui même on attache à leur figure un distinctif flétrissant, en singularisant leur costume. Hélas ! que gagne-t-on lorsqu'on avilit les hommes? A coup sûr on les rend pires. Rien de plus propre à exciter la curiosité, l'indignation et la douleur que de voir en divers lieux les présents, qu'au nouvel an surtout, les Juifs sont obligés de faire à des hommes en place ou à leurs subalternes, pour acheter une protection flétrissante; ces tributs de la faiblesse à la force sont considérés comme des redevances annuelles. Où prendront pour y subvenir des malheureux déjà grevés d'impôts, dont les bras sont liés, et les moyens d'acquérir si bornés ? Dans son triste galetas le pauvre Israélite étouffant les soupirs d'une âme consternée, et condamné à vivre, pourrait invoquer la mort avec plus de sincérité que le bûcheron harassé. Communément sobre, il se retranche avec résignation ; communément bon père, il retranche à ses enfants avec serrement de cœur quelques bouchées d'une chétive nourriture, recoud quelques lambeaux de plus à son vêtement délabré, économise quelques deniers de misère pour fournir à l'avidité des harpies qui mangeraient même sa table. Dans une de nos villes de France un Juif est saisi exerçant un métier, on le traîne devant le juge. J'ai, dit-il, six enfants couchés dans l'ordure, mourant de faim et de froid ; on va pendre mon frère pour crime commis dans le désespoir, je demande de partager son supplice avant que je devienne coupable. C'est la conduite des nations envers les Juifs qui les force à devenir pervers. Si quelque chose a droit de nous surprendre, c'est qu'ils ne le soient pas davantage. Ce qui chez d'autres serait vertu, chez eux est souvent héroïsme. Nos ancêtres ont subordonné la justice à leur haine. Quand acquitterons-nous leur dette et la nôtre ? Est-ce en éternisant les malheurs des Juifs que nous acquerrons des droits sur les bénédictions de la postérité ? Quand rendrons-nous à l'humanité ce peuple outragé par nos persécutions, considéré par l'animosité comme intermédiaire entre l'homme et la brute, sans rang dans la société, ne voyant autour de soi que l'opprobre, et traînant partout des fers baignés de ses larmes ? A la honte de notre siècle le nom Juif est encore un opprobre, et très souvent des disciples du maître le plus charitable insultent à des malheureux, dont le crime est d'être Juif, et qui rampent sur nos routes couverts des lambeaux de la pauvreté. Dans ce siècle qui se qualifie par excellence le siècle des lumières, qui se vante de rendre à l'homme ses droits et sa dignité première, c'est toujours à mes yeux un phénomène moral de voir quelquefois ceux qui parlent le plus de tolérance faire une exception éclatante contre les Juifs, souvent sans avoir de notion précise sur la tolérance, sans avoir même discerné les diverses acceptions de ce terme. L'intolérance religieuse n'admet pour vraie que la religion qu'on professe, et à ce titre le catholicisme se glorifiera toujours d'être intolérant, parce que la vérité est une. Au lieu que la tolérance civile laisse chacun sans l'approuver, mais aussi sans le gêner, professer son culte; cette faculté est de droit naturel ; c'est un principe que Fénelon inculquait à son illustre élève; c'est un principe qui nous paraîtrait d'une évidence irrésistible, si nous, catholiques, habitions une contrée non catholique, où l'on mettrait en question la tolérance. Ne confondez pas ce mot avec celui de culte public ; c'est au tribunal de la politique qu'il faut juger si la tranquillité de l'Etat permet d'accorder à une secte la publicité du culte ou seulement la tolérance. Une décision sur cet objet doit toujours être le fruit des plus hautes considérations; il faut avoir pesé le passé et s'il est possible, l'avenir, dans la balance politique. C'est pour n'avoir pas discerné ces idées, que le mot tolérance et son composé affectent si diversement les esprits. Tour à tour, ils sont devenus les refrains de l'impiété,

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qui voulait accueillir jusqu'aux erreurs, et du zèle sanguinaire, qui voulait proscrire même les personnes. La religion catholique montre ce juste milieu qui sauve les droits du Créateur sans blesser ceux de la créature, et qui ouvre son sein à des frères errants, sans jamais l'ouvrir à l'erreur. Un des emblèmes touchants de son divin Fondateur est la figure d'un agneau ; une de ses maximes admirables est celle-ci : Apprenez de moi que je suis doux et humble de cœur ; et ces mots de l'Évangile : contrains-les d'entrer n'indiquent que les exhortations pressantes de la charité. Le Sauveur n'avait garde de donner à sa religion un caractère de violence qui l'eût rendue odieuse; il condamna des disciples, dont le zèle indiscret voulait attirer le feu du ciel sur une ville qui ne l'avait pas reçu, et sur la croix il pria pour ses bourreaux. On l'a dit avant moi, la soumission à la vérité est un acte de la volonté libre. Les forces humaines ne peuvent rien sur l'âme, et du corps elle ne peut tirer que de la douleur. Vous ne pouvez forcer à suivre un culte que le cœur désavoue; et pour aimer sa religion, il n'est pas nécessaire de haïr ni de violenter ceux qui n'en sont pas. Celle que nous avons le bonheur de professer embrasse par les liens de la charité tous les hommes de tous les pays et de tous les siècles; charité est le cri de l'Évangile; et quand je vois des chrétiens persécuteurs, je suis tenté de croire qu'ils ne l'ont pas lu. Je place ici une observation dont j'offre la preuve, c'est que, généralement parlant, personne ne fut plus modéré envers les Juifs que le clergé, car il ne faut pas juger de son esprit par celui de l'inquisition d'Espagne. Les États du Pape furent toujours leur paradis terrestre. Leur ghetto à Rome est encore le même que du temps de Juvenal ; et, comme l'observe M. de Buffon, leurs familles sont les plus anciennes familles romaines. Le zèle éclairé des successeurs de Pierre protégea toujours les restes d'Israël. Il nous reste des épîtres de Grégoire IX à saint Louis, pour censurer ceux qui du manteau de la religion couvraient leur avarice, afin de vexer les Juifs. Je vois Innocent IV écrire pour les justifier, et se plaindre qu'ils sont plus malheureux sous les princes chrétiens, que leurs pères sous les rois égyptiens. Tandis que l'Europe les massacrait au XIVe siècle, Avignon devint leur asile, et Clément VI, leur consolateur et leur père, n'oublia rien pour adoucir le sort des persécutés, et désarmer les persécuteurs. On lit encore avec transport une épître d'Alexandre II, adressée aux évêques de France, qui avaient condamné les violences exercées contre les Juifs. Ce monument honorera constamment la mémoire du pontife romain comme celle des prélats français, et certainement le clergé actuel rivalisera avec celui qui l'a devancé. Mon devoir me prescrit de lever tous les doutes qui pourraient ravir à mes clients quelques suffrages, et quoique je parle devant une société politique, permettez-moi, messieurs, de discuter une objection religieuse que m'ont fait quelques honorables membres de cette Assemblée. Ils prétendent que les Juifs, éternellement voués à l'opprobre, ne pourront jamais devenir citoyens. J'attendrai une réponse à celle que vous allez entendre. Les oracles qui annoncent la désolation d'Israël montrent dans le lointain l'instant qui doit la terminer; et quand même avant cette époque nous allégerions les fers des Juifs, ils seraient également sans autel, car nous ne prétendons pas leur rendre le temple de Jérusalem, et sans sceptre, car en leur accordant une terre de Gessen, nous n'irons pas choisir nos pharaons chez eux. N'essayons pas de rendre la religion complice d'une dureté qu'elle réprouve ; en prédisant les malheurs d'une nation l'Eternel n'a jamais prétendu justifier les barbaries des autres. Le souffle de la colère divine a dispersé les enfants de Jacob sur l'étendue du globe pour un temps limité, mais il dirige les événements d'une manière conforme à ses vues supérieures; et sans doute il nous réserve la gloire de préparer par nos bontés la révolution qui doit régénérer ce peuple. Il viendra, cet heureux jour, et sans doute nous touchons à son aurore. Mais, nous dit-on, comment admettre au rang de cité une horde abâtardie à tel point qu'elle repousse toute espérance de la régénérer, une secte qui, par principes, est

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intolérante, dont les mœurs et le régime sont inalliables avec celui de tous les peuples auxquels elle a voué une haine envenimée ? Moïse avait donné à son peuple une loi qui l'isolait. Loi très sage pour consolider l'union des Israélites avec leurs frères, et combattre le penchant qui les portait à imiter les mœurs dépravées et le culte idolâtre des nations voisines de la Judée ; mais ces lois relatives aux dangers rompaient-elles le lien social ? Défendaient-elles à Salomon de s'allier avec Hiram ? Condamnaient-elles l'Hébreu, lorsqu'il allait aiguiser son soc chez les Philistins, qu'il accueillait les officiers de la Reine de Saba, et qu'il était ministre ou courtisan dans le palais de Babylone ? J'ai ouï objecter (et je ne reviens pas de ma surprise) qu'il est impossible de mettre par pair des citoyens des gens qui jamais ne voudront s'unir par le mariage avec les autres peuples. Voici une rétorsion qui, pour être plaisante, n'en serait pas moins bonne. Chrétiens ou Juifs, l'éloignement est réciproque; ainsi avec ce bel argument je vais vous prouver que jamais on ne pourra rendre les Français citoyens, parce qu'ils n'épouseront pas les filles juives ; la loi de Moïse réprouvait à la vérité des alliances qui pouvaient exposer les Juifs à idolâtrer ; mais cette loi qui souffrait des exceptions, empêchât-elle Esther d'épouser légitimement Assuérus ? Et que diront les auteurs de cette objection, en apprenant qu'en Angleterre on voit des mariages entre Juifs et chrétiens ; que dans les premiers âges du christianisme, spécialement entre 440 et 450, ces unions étaient assez communes ? Nos théologiens avouent que l'empêchement fondé sur la disparité du culte n'a pas été introduit par un décret général, car on n'en trouve pas de bien précis ; mais par une coutume qui, adoptée universellement, a obtenu force de loi, et qui étant purement objet de discipline, peut être abrogée sans ébranler le dogme. Quant à leurs mœurs prétendues inalliables, parce qu'ils refusent de partager la table des chrétiens, rien de plus faux, et j'en appelle à l'expérience journalière. Et qu'importe d'ailleurs à la tranquillité politique cette différence diététique ? Quelques provinces de la Pologne et de la Russie offrent un mélange bizarre; près d'un protestant, qui mange son poulet le vendredi, est un catholique qui se borne aux œufs; l'un et l'autre boivent du vin et travaillent ce vendredi, à côté d'un Turc qui s'abstient du vin et chôme ce jour-là, et ces variétés n'altèrent point l'harmonie civile. Je termine cet article par un raisonnement simple et péremptoire. Au commencement de l'ère chrétienne, les Juifs dispersés avaient la même loi qu'aujourd'hui, et à peu près les mêmes préjugés, car les Talmuds avaient déjà falsifié la loi de Moïse; ils exerçaient tous les métiers, ils remplissaient toutes les autres fonctions civiles ; parsemés chez les nations, tous allaient adorer diversement dans des temples divers, et au sortir de là montaient sur les mêmes vaisseaux pour sillonner les mers, marchaient aux combats sous les mêmes étendards, et arrosaient les mêmes campagnes de leurs sueurs. Voilà une donnée, un point de départ, pour savoir si l'on peut les incorporer à la société générale; toutes les objections tombent quand l'expérience parle. Mais, réplique- t-on, le Juif est ennemi né de tout ce qui n'est pas lui. Je réponds que cette haine est condamnée par la loi mosaïque, qui impose l'obligation d'une philanthropie universelle. La trouverait-on, cette haine, dans ces livres sacrés, qui ordonnent si formellement et si souvent d'accueillir l'étranger, assimilé au pupille et à la veuve; qui statuent, qu'en moissonnant, on laissera des épis, en vendangeant, des grappes en faveur du pauvre et de l'étranger ? Presque tous les livres symboliques des Juifs, imprimés depuis trois siècles, portent au frontispice un axiome, qui ordonne expressément l'amour des autres nations. Si cependant le Juif, honni, outragé et proscrit partout, a quelquefois détesté ses tyrans; si le Juif, harcelé par des hostilités continuelles, par les attentats les plus criants, a quelquefois repoussé la force par là force, ou opposé la haine à la fureur, cette conduite ne sort pas de la nature, quoiqu'elle s'écarte de la raison. Mais prendrez-vous les paroxysmes instantanés de la vengeance, pour l'état habituel et nécessaire de son âme ? Est-ce raisonner que de dire le Juif nous a haïs lorsque nous l'avons accablé de maux, donc il nous haïra lorsque nous le comblerons de bontés ? 78 KERDUEL Carole Annexes

Si l'on en croit Michaelis, les Juifs sont incapables d'être régénérés, parce que, radicalement, ils sont pervers. Je réponds que cette perversité prétendue ne dérive pas de leurs lois, c'est chose évidente. Direz-vous qu'elle est innée ? Quelques philosophes chagrins ont soutenu que l'homme naissait méchant; mais pour l'honneur et la consolation de l'humanité, on a relégué ce système dans la classe des hypothèses absurdes et désolantes. Tant de lois portées contre les Juifs leur supposent toujours une méchanceté native et indélébile ; mais ces lois, filles de la prévention et de la haine, n'ont d'autres fondements que le motif qui les inspire. Je croirai ce peuple susceptible de moralité, tant qu'on ne me montrera pas des obstacles invincibles dans son organisation physique, dans sa constitution religieuse et morale ; je l'en crois capable, surtout lorsque appelant l'expérience à l'appui du raisonnement, je vois des Juifs vertueux dans les lieux où, comptés parmi les citoyens, ils vivent paisiblement à l'ombre des lois protectrices. Ne soyons pas assez inconséquents pour leur demander des mœurs lorsque nous les avons forcés à devenir vicieux; rectifions leur éducation pour rectifier leurs cœurs; depuis longtemps on répète qu'ils sont hommes comme nous, ils le sont avant d'être Juifs. On leur reproche de n'être point patriotes; non, lorsqu'ils ne sont pas traités comme fils de la patrie. Dans les monarchies et même dans certains états libres, où le peuple actif dans la législation n'obéit qu'à soi-même, le Juif est toujours passif, toujours compté pour rien, toujours vexé ; et l'on ose ensuite lui reprocher de n'aimer point une législation qui le repousse de son sein, de ne pas chérir des peuples acharnés contre lui ! Vous exigez qu'il aime une patrie; donnez-lui-en une à cet homme sur qui le malheur pèse depuis sa naissance, et qui mange en tremblant un pain de douleur. Une fois au niveau des autres membres de la nation, attaché à l'état par le plaisir, la sécurité, la liberté et l'aisance, il ne sera pas tenté de porter ailleurs ses richesses. Ses terres le fixeront dans le pays où il les aura acquises, et alors il chérira sa mère, c'est-à- dire sa patrie, dont l'intérêt sera confondu avec le sien. Mais si les Juifs sont flétris par nos accusations et par leurs vices, ils présentent aussi des titres à nos éloges. On voit éclore en eux des vertus et des talents, partout où l'on commence à les traiter en hommes. Depuis deux siècles, en Hollande nul n'a été condamné à mort. A Londres, les Juifs portugais sont des citoyens utiles attachés à l'État par leurs capitaux, qui font partie de la richesse nationale. Dans les colonies, ils ont su captiver l'estime publique, et si l'on se rappelle la prévention générale contre eux, on conviendra qu'un Juif estimé est incontestablement estimable. Je pourrais alléguer une foule de traits empruntés des contrées étrangères; mais pour me renfermer dans la nôtre, je vous rappellerai les Juifs de Bordeaux se cotisant pour subvenir aux frais de la guerre, et surtout un Gradix soutenant les colonies affligées par la famine. En pariant de ceux de l'Alsace, j'ignore s'il faut plutôt rappeler leurs torts que ceux des chrétiens, mais Boulainvilliers observe que les Juifs de cette province furent d'un grand secours aux Alsaciens pendant les guerres du siècle dernier. La fidélité de ceux de Metz est mentionnée dans divers arrêts, et plusieurs fois ils ont rendu des services importants. Dans la guerre qui finit par le traité de Riswick, ils firent venir d'Allemagne beaucoup de chevaux pour la cavalerie, malgré les défenses sous peine de la vie d'en faire passer en France. La modicité des récoltes de 1698 faisait appréhender une disette, ils tirèrent des grains de Francfort, et pour ramener l'abondance dans la province, ils firent le sacrifice de trente mille livres sur le prix de l'achat. Parmi les bonnes qualités des Juifs, on doit compter la décence, elle est en eux une vertu presque innée. Cardoso les loue à juste titre de n'avoir aucun de ces livres détestables, dont le but est d'attiser la luxure. En Alsace, ainsi qu'en divers lieux d'Allemagne, on a mis des obstacles à leurs mariages, en leur défendant d'épouser sans permission. Ces défenses sont des attentats contre la nature, qui les désavouerait même dans le silence des passions. Ce qui pourrait en résulter serait de conduire les Juifs au libertinage, et cependant on ne

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peut pas leur reprocher le dérèglement qui flétrit et dépeuple nos villes. Rien de plus rare chez eux que l'adultère, l'union conjugale y est vraiment édifiante. Ils sont bons époux et bons pères. Leurs femmes après l'enfantement daignent encore se souvenir qu'elles sont mères. Jamais on n'en voit négliger leur ménage ou le dilapider. Elles ne connaissent pas la passion du jeu; les révolutions des modes ne les atteignent guère. On remarque chez les Juifs une tendresse effective pour les auteurs de leurs jours; il leur est enjoint de respecter leur instituteur à l'égal de leur père; et même plus, car celui-ci, disent-ils, ne donne que l'être et l'autre le bien être; ils s'honorent d'une tendre vénération pour les vieillards, vertu touchante, presque inconnue dans nos mœurs, mais si célèbre dans la haute antiquité, et qui rappelle le gouvernement patriarcal. Tout prouve qu'il est aussi injuste qu'impolitique de laisser les Juifs végéter dans leur dégradation actuelle; tandis que nous accusons le luxe d'enlever des bras aux compagnes, nous conservons chez nous une nation à qui nous interdisons l'agriculture, qui n'ayant pas la permission de nourrir la patrie ni de la défendre, consomme sans reproduire, et consomme d'autant plus, qu'elle n'a guère d'autre principe de dépopulation que la mort naturelle, attendu que les individus livrés à un genre de vie assez uniforme, éprouvent rarement les crises violentes, qui chez les autres nations ruinent souvent les santés les plus robustes. Pour obvier à leur excessive multiplication, les chasserez-vous ? Cet expédient fut jadis usité très souvent; mais si la France les rejette de son sein, et que l’Allemagne ne veuille pas les recevoir, ils seront donc forcés de se précipiter dans le Rhin, parce qu'ils n'auront pas seulement la liberté de gémir sur les rives de ce fleuve? Je ne connais pas d'homme pour qui la terre n'ait été créé, et si après avoir vécu sous la protection des lois sur le sol qui me vit naître, je n'y ai pas acquis le droit de patrie, qu'on me dise ce qu'il faut pour l'obtenir. Français, qui que vous soyez, pourriez-vous produire des titres ? Les Juifs sont ils coupables? Punissez-les; sont-ils vicieux ? Corrigez-les; sont-ils innocents? Protégez- les, mais vous n'avez pas le droit de leur ravir le droit imprescriptible qu'ils tiennent de la nature, celui d'exister sur la terre hospitalière qui les reçut à leur naissance. La peine du ban est encore un des usages également anciens et barbares, ainsi que le droit d'aubaine; mais en sera-t-il de celui-là comme de la torture; nous autres Français serons-nous les premiers à dévoiler l'abus, les derniers à le réformer ? Si l'Espagne appauvrie au milieu de ses richesses eut connu ses vrais intérêts, ses campagnes s'embelliraient présentement sous les mains de quatre cent mille Juifs qu'elle en expulsa il y a trois siècles, et dont quelques-uns, réfugiés en France, firent fleurir le commerce de Bayonne et de Bordeaux, où ils établirent les premières banques. Depuis on a vu les Juifs chassés d'Anvers et du Brabant par le duc d'Albe, porter leur numéraire dans un pays voisin, où la liberté avait établi son empire, et accroître les richesses d'Amsterdam et des autres villes de la Hollande. Quelques députés des trois provinces mentionnées m'objecteront peut-être, que la plupart de leurs cahiers forment contre les Juifs des demandes restrictives, et s'opposent à ma motion; j'espère que ma réponse paraîtra péremptoire. Je demande si jamais aucune loi civile pourrait sanctionner des principes contraires à cette loi éternelle, qui place sur le globe tous les enfants du père commun, avec l'inviolable faculté d'y vivre, en se conformant aux lois des états politiques qui les englobent. Vous me parlez de vos cahiers; on sait depuis longtemps que la lettre tue, et si aux moyens proposés par nos commettants, pour réprimer les usures des Juifs, nous pouvons en substituer de plus efficaces, nous inculperont-ils d'avoir fait le mieux, lorsqu'ils exigeaient seulement le bien ? Mais, nous dit-on, si vous donnez aux Juifs le droit de citoyens, les étrangers afflueront de toutes parts, et inonderont le pays. La réplique est simple ; vous ne les recevrez pas, il vous suffira de travailler à rendre les régicoles meilleurs et plus heureux. Mais, ajoute-t-on, la bienveillance que vous réclamez envers les Juifs leur sera funeste ; une haine invétérée va faire ruisseler le sang hébreu ;

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vous risquez de les faire égorger tous. J'avoue qu'ici mon cœur se déchire. Et quels sont donc ces animaux féroces que vous dites altérés du sang de leurs frères ? Faut-il l'avouer en frémissant ou en rougissant ? Ce sont des hommes qui osent se dire Français, qui osent surtout se dire chrétiens. Qu'alors le glaive des lois étincelle sur la tête des coupables, pour réprimer des attentats également lâches et cruels; qu'alors le glaive de la justice soit dirigé contre les monstres dévorés du besoin de nuire. Ceci amène la réflexion suivante. C'est qu'il est intéressant de préparer les chrétiens à la réforme du peuple juif ; un devoir spécial de nous, ministres des autels, lévites du Dieu de paix, c'est de parler en leur faveur à nos ouailles dans les écoles. En parlant des Juifs, il faut nécessairement parler de l'usure, car ces idées fraternisent depuis longtemps; leur génie calculateur inventa dans le moyen âge les lettres de change, utiles pour protéger le commerce et le faire fleurir dans tous les coins du globe; mais ce bienfait fut contrebalancé par les maux que causa leur rapacité, car il faut l'avouer, ce vice a depuis longtemps gangrené le peuple hébreu. Cependant si les Juifs devenus courtiers de toutes les nations, ont si souvent sacrifié la probité à l'avarice, les gouvernements doivent s'accuser de les avoir conduits à ces excès. En leur ravissant tous autres moyens de subsister, ils ont courbé ce peuple sous le joug de l'oppression la plus dure; en l'accablant d'impôts, en lui interdisant l'exercice des arts, ils ont limité son travail, lié ses bras, et l'ont forcé à devenir commerçant, car il ne l'est que depuis la dispersion. On parle des flottes marchandes de Salomon, mais on ne peut en citer d'autres ; le génie d'un grand prince les avait créées, et l'on ne voit aucun de ses successeurs continuer son ouvrage. Il y eut toujours chez les Hébreux peu de circulation, peu d'échanges. Leur loi paraît presque opposée à l'esprit du commerce, et tant qu'ils eurent une forme de gouvernement, bornés à la culture d'un territoire fertile, ils négligèrent le commerce quoiqu'ils habitassent un pays maritime, et pourvu d'excellents ports. Les Juifs actuels étant bornés à un trafic de détail, la nécessité les force presque à suppléer par la fourberie au gain modique d'un commerce subalterne ou de l'agiotage, car quand on a faim et soif, qu'on est destitué de tout secours, qu'on entend les cris touchants d'une famille nombreuse qui implore des secours, il faut voler ou périr. Amenez sur la scène vos Brahmes tant vantés, et ces paisibles Otahitiens, interdisez-leur tout moyen de subsister que par un commerce dont les gains sont modiques, quelquefois nuls ; lorsque la souplesse et l'activité ne pourront subvenir à des besoins impérieux et toujours renaissants, bientôt ils appelleront à leur secours l'astuce et la friponnerie. Le comble de l'injustice est donc de reprocher aux Juifs des crimes que nous les forçons à commettre. J'ai développé dans mon ouvrage l'insuffisance des moyens employés jusqu'ici pour enchaîner l'usure, j'en ai proposé de nouveaux, qui m'ont paru plus efficaces, et que j'aurai l'honneur de présenter, si on l'exige; mais le plus puissant, c'est de diriger le caractère de ce peuple vers un autre objet que le commerce, de lui donner une tendance contraire, et de lui montrer la fortune dans les chemins de l'honneur. Cette réforme à la vérité n'est pas l'ouvrage du moment, car on ne change pas le caractère d'un peuple comme l'uniforme d'un corps militaire. La marche de la raison n'est sensible qu'après un laps de temps considérable ; mais le Juif ayant devant les yeux notre éducation, notre législation, nos découvertes qu'il va partager, l'assemblage de tous ces moyens imprimera un mouvement universel, ébranlera tous les individus, entraînera même les rénitents ; bientôt chez ce peuple à mœurs hétérogènes, la raison recouvrera ses droits, le caractère recevra une nouvelle empreinte, et les mœurs une réforme salutaire. J'ai ouï demander quelquefois s'il ne fallait pas leur interdire tout commerce ; ce serait l'équivalent d'assassiner des malheureux privés tout à coup du seul moyen qui leur reste pour avoir du pain. Faudrait-il les agréger au corps des marchands ? Cette question qui, dans plusieurs tribunaux, a causé des débats fort aigres, eût été facilement décidée, si on n'avait consulté

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que la raison et l'humanité ; celle-ci aurait invoqué la commisération en leur faveur, et l'autre aurait fait leur apologie; elle aurait allégué leur soumission aux puissances, leur résignation dans l'infortune, leur activité dans tout ce qui s'appelle commerce de détail ; avec autant de patience, de sobriété et d'économie que les marchands arméniens, ils ont plus de sagacité pour épier et saisir l'occasion. Dans notre pays il y a des branches de commerce, des manufactures abandonnées ou languissantes, et l'on supplée à l'impéritie ou à la paresse nationale, en important de chez l'étranger. Voilà de vraies mines d'or, que les Juifs industrieux pour tout ce qui est lucratif sauraient exploiter. Outre l'avantage de leur fournir des occupations et des moyens d'exister, pour peu qu'ils fussent encouragés par le ministère, bientôt ils feraient baisser le prix des marchandises importées et empêcheraient le numéraire de passer chez l'étranger. On ne trouve chez nous que peu de Juifs artisans ou artistes. Dira-t-on que c'est faute d'aptitude ? On en voit souvent signaler leur adresse dans la gravure en creux, et la Prusse s'honore actuellement de posséder le célèbre médailleur Abrahamson. En Orient, ils sont teinturiers, ouvriers en soie ; au Maroc, et sur les côtes de l'Afrique, où le commerce a peu d'activité, ils exercent tous les métiers ; lorsque dégagés d'entraves les Juifs seront au pair avec les chrétiens, et que l'autorité les protégera dans leurs ateliers, il en résultera une rivalité qui éclairera les arts, perfectionnera l'industrie, et maintiendra le bas prix pour s'assurer la concurrence dans le débit. Presque partout on assigne aux Juifs des quartiers où ils n'ont la liberté de s'étendre qu'en hauteur. Cet usage admet peu d'exceptions, surtout en Italie, où plusieurs villes les enferment tous les soirs dans le ghetto . Isoler ainsi les Juifs, c'est alimenter la haine des chrétiens, en lui montrant son objet d'une manière plus précise. D'ailleurs c'est dans ces tristes réduits que fermente sans cesse un air pestilentiel, et très propre à répandre, ou même à causer des épidémies; c'est là que les Juifs sont toujours un peuple à part, un état dans l'Etat; c'est là qu'ils concentrent leurs préjugés; ces préjugés s'enracinent d'autant plus, qu'ils sont soutenus par l'exemple et l'enthousiasme, car l'enthousiasme et l'exemple agissent par le rapprochement des individus. Lorsqu’ensuite on veut détromper un peuple égaré par ces deux voies, on a meilleur compte à le prendre en détail qu'à travailler sur une quantité réunie. La conséquence à inférer de cet article est d'accorder aux Juifs la liberté de s'établir indistinctement dans tout le royaume. Donnons-leur des relations permanentes avec tous les citoyens, et bientôt une douce sensibilité les attachera à tout ce qui les entoure. Mais il est une observation qui se place naturellement ici. Les Juifs de Metz ont beaucoup de dettes. La liberté indéfinie de s'établir ailleurs diminuera infailliblement cette communauté. Serait-il juste que la masse des dettes tombât sur ceux qui resteraient ? Non ; tous sont solidaires, et sans doute votre sagesse soumettra au paiement de leur quote-part les émigrants du quartier. Qu'on ne soit pas surpris si d'un Juif je veux en faire un soldat. Ceux de Paris et de Bordeaux sont entrés avec empressement dans la milice bourgeoise, plusieurs même ont été élevés au grade de capitaine. Ne croyons pas qu'ils dussent se refuser longtemps à manœuvrer le jour du Sabbat. Déjà dans le Talmud et dans Maimonides, l'aigle de leurs docteurs, on a trouvé deux passages qui le permettent formellement, et les journalistes juifs de Berlin se sont empressés de tranquilliser sur cet article la conscience de leurs frères enrôlés par l'Empereur au nombre d'environ trois mille. Les gens à préjugés ne leur supposent pas même le germe de la valeur, et les regardent comme de vils esclaves, parmi lesquels on trouverait à peine un Spartacus. Mais cette nation si belliqueuse, sous les princes asmonéens; cette nation, qui vaincue par Pompée, conquit l'estime de son vainqueur; qui dans la guerre contre Mithridate, força la victoire à se déclarer en faveur des légions romaines ; qui au dixième aida les chrétiens à chasser les brigands, dévastateurs de la Bohême; qui en 1346 fortifia dans Burgos, et résista à Henri de Transtamar, assassin

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de son souverain légitime; cette nation qui a fourni un habile général au Portugal, un commodore à l'Angleterre, qui dans le siècle dernier s'est distinguée à la défense de Bude et de Prague assiégés, qui brilla à l'attaque du port Mahon, serait-elle indigne de marcher sous les drapeaux français? On demandera sans doute s'il faut aussi les rendre cultivateurs; je voulais arriver là. Jamais peuple ne fut plus occupé d'agronomie que les Israélites en Palestine; c'est la remarque du judicieux Fleury. Ainsi la possibilité de les ramener à leur goût primitif est prouvée par le fait. Sans sortir de l'Europe, nous trouvons en Lituanie des Juifs livrés au labourage. Que lestravaux rustiques appellent donc l'Hébreu dans nos champs, jadis arrosés du sang de ses pères, et qui désormais le seront de ses sueurs. Des domestiques chrétiens pourront seconder son travail et rectifier sa maladresse; bientôt stimulée par l'intérêt, ses bras qui ont déjà la souplesse, se fortifieront par l'exercice, et cet avantage physique en amènera pour les mœurs un plus précieux, puisque le premier des arts est encore le premier en vertu. Une conséquence de ce système est la permission d'acquérir, car jamais la terre n'est si bien cultivée que par les mains du propriétaire. La liberté qui féconde les rochers de l'Helvétie fertilisera des champs cultivés par des mains libres. Le droit d'acheter des possessions terriennes, attachera le Juif au local, à la patrie, et le prix des immeubles croîtra par la multiplication des acheteurs. Les Juifs de Nancy demandent le droit de fréquenter nos collèges, nos universités, d'aspirer aux grades ; et pourquoi, messieurs, leur fermerions-nous la porte de nos lycées, de nos sociétés littéraires ? L'Académie des sciences ne s'est-elle pas honorée, en inscrivant un nègre sur la liste de ses correspondants ? Espérons peu toutefois de l'homme adulte, son pli est formé, ou il va nous échapper. Emparons-nous de la génération qui vient de naître, et de celle qui court à la puberté. Que cette jeunesse ait part à l'éducation des diverses classes sociales, que de sages instituteurs aimant sans partialité leurs élèves chrétiens ou juifs, établissent entre eux cette cordialité qui préviendra les explosions de la haine, et que le foyer de l'émulation développe des talents auxquels la voix publique doit ensuite décerner des Couronnes. La nation juive, apte à tout, compte des écrivains célèbres ; elle vient de perdre un homme de génie, dont la place n'est pas vacante. Bloch, Hertz, Bing, et d'autres écrivains juifs, sont sur les rangs pour remplacer Mendelssohn. Cent fois on m'a demandé si je réclamerais pour les Juifs l'admission aux emplois publics, voici ma réponse. Dans les quatre premiers siècles ils n'étaient point exclus des charges civiles et militaires ; chez les princes musulmans ils atteignent quelquefois aux postes les plus éminents du ministère et de la finance. Au Maroc, surtout, on en voit se pousser à la cour et remplir les ambassades. Nous ne citerons que le fameux Pacheco mort à La Haye en 1604. Dans le même siècle deux Juifs furent en Hollande, résidents des cours de Portugal et d'Espagne; quelques-uns ont été même en faveur à la cour de Rome. Le XIIe siècle nous montre un rabbin Jehiel, surintendant de la maison et des finances du pape Alexandre III. Voilà ce qui s'est fait; voyons ce qu'il faut faire. Des lois précises doivent régler l'exercice du pouvoir exécutif confié au chef de la nation. Serait-il prudent de lui laisser la faculté indéfinie de nommer arbitrairement à toutes les places, de conférer tous les grades, de distribuer toutes les grâces ? L'exemple de l'Angleterre a depuis longtemps marqué l'écueil. Sous un prince ambitieux ou faible, la cour serait bientôt un antre de corruption, où des courtisans, des maîtresses, des êtres vils dans tous les genres, se disputeraient les dépouilles de l'État; il faut donc par des règlements sages désespérer la rapacité et l'intrigue. Le prince le plus éclairé, comme le plus vertueux, est susceptible des erreurs qui sont l'apanage de l'humanité ; il peut s'égarer dans ses choix, il faut donc éclairer sa vertu, et vraiment, messieurs, aurez-vous déclaré que tous les citoyens sont admissibles à toutes

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les places les plus éminentes, vainement le pouvoir exécutif aura-t-il publié vos arrêtés, si vous ne prenez des moyens pour assurer l'exécution de vos décrets; sans cesse on verra la bassesse envahir la place du mérite. Mais lorsqu’enfin elle ne sera occupée que par les talents et les vertus, que risquerez-vous d'ouvrir aux Juifs toutes les voies qui font éclore les vertus et les talents, et de les admettre aux offices qui ne pourront aucunement influer sur l'exercice de la religion catholique ? Peut-être serait-il prudent de modifier et de restreindre cette faculté pendant quelques années; l'éducation et la législation n'atteignent jamais leur but, qu'en adoptant une marche graduelle, réglée sur les circonstances. Ce but est souvent manqué, parce que les méthodes et les lois ne sont pas adaptées au génie national, ou parce qu'on n'a pas préparé le génie national à les recevoir, et l'édit de Joseph II a le défaut de franchir les intermédiaires. Il faut disposer les esprits, pour diriger les cœurs, répandre des livres et des idées préparatoires, faire concourir les rabbins à cet ouvrage, électrifier le Juif par des grâces et des récompenses qui en feront espérer et mériter d'autres, jusqu'à ce qu'on parvienne à les fondre dans la masse nationale, au point d'en faire des citoyens dans toute l'étendue du terme. Ici se présente la question, s'il faut laisser aux Juifs le droit d'autonomie, comme ils l'avaient dans les quatre premiers siècles à la faveur de la politique romaine, qui s'attachait les peuples vaincus, les municipes, en leur laissant leurs lois et leurs usages. La difficulté pour les Juifs provient de ce que chez eux la religion englobe toutes les branches de la législation jusqu'aux moindres détails de police ; leur Sanhédrin jugeait les causes ecclésiastiques et civiles. Pour résoudre la question, distinguons dans leur loi ce qui tient essentiellement au culte de ce qui n'est qu'objet de jurisprudence civile et criminelle ; ce sont des choses très séparables. Accordons aux Juifs entière liberté sur le premier article, et dans tout ce qui n'intéresse pas les biens et l'honneur des citoyens; mais qu'en tout le reste ils soient soumis aux lois nationales. S'ils croient nécessaire d'avoir des rabbins (à Metz ils s'en passent depuis plusieurs années), que ces docteurs et tous autres préposés, nés ou naturalisés Français, aient pris des grades dans nos écoles publiques; laissons- leur le régime intérieur des synagogues, avec droit de sentence dans ce qui concerne nûment le culte religieux; mais sans aucune relation à l'état civil; c'est abusivement qu'en Alsace, comme dans quelques états d'Allemagne, on permet aux rabbins d'exercer les fonctions de notaire, de juger les causes pécuniaires et testamentaires. Qu'ils soient donc régis par la jurisprudence nationale, l'on se dispensera de rédiger pour eux des coutumes particulières comme on l'a fait à Metz. Leurs femmes qui n'héritent qu'à défaut des mâles, seront appelées aux successions d'une manière plus favorable ; la majorité sera fixée aux mêmes époques que chez nous. Soumis à la même répartition d'impôts et des charges publiques, les Juifs participeront aux avantages de citoyen ; ainsi point de syndic pour la gestion des affaires civiles des communautés juives ; point de communautés juives, ils seront membres des nôtres, ils seront astreints à l'idiome national pour tous leurs actes, et même pour l'exercice de leur culte, ou du moins leurs livres liturgiques seront traduits. Un grand avantage, c'est de pouvoir appliquer les mêmes principes de réforme à toute la nation, car son caractère est identique. Traçons un plan qui, embrassant tous les détails, emploie tous les moyens. Si l'on se borne à quelques règlements vagues, l'ouvrage de leur régénération sera manqué, on verra bientôt échouer des efforts mal combinés, et l'amour- propre intéressé à justifier la fausseté de ses moyens, rejettera le défaut de succès sur la prétendue impossibilité de régénérer ce peuple. La loi qui doit prononcer partout avec empire et précision ne doit rien laisser à une interprétation arbitraire, que la prévention et la haine rendraient toujours formidables au Juif; l'œil du ministère public doit y veiller; et fasse le ciel que les exécuteurs de ses ordres soient des hommes et non des sangsues,

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qui suceraient la substance de nos pauvres Israélites, et leur feraient acheter les faveurs du gouvernement. Je n'ai pu présenter qu'en raccourci le plan et les moyens nécessaires pour rectifier ce peuple; mais les ai-je développés avec assez d'énergie pour émouvoir les cœurs, en portant la conviction dans les esprits ? Je crois avoir prouvé que la religion se concilie avec une sage politique, qui, admettant les Juifs aux avantages de citoyen, procurerait à l'Etat un surcroît de richesses et d'industrie. Puissé-je alléger les peines d'une nation infortunée, et lui procurer un défenseur plus éloquent, elle n'en trouvera pas un plus zélé. Gens ennemis de toute innovation, ne niez pas le succès avant les tentatives. Exigeriez-vous que, dès le début, la révolution fût consommée, et que le coup d'essai fût le point de perfection? N'épiloguez pas sur de petits inconvénients; car si l'homme était réduit à n'adopter que des projets qui n'en offrissent aucun, il ne se déciderait jamais. En peu de mots, on peut résumer les objections formées contre les Juifs. Ils sont, nous dit-on, corrompus et dégradés ; et de là on conclut, à la honte de la raison, qu'il ne faut pas chercher à les régénérer; on objecte que la chose est impossible. Et quand on répond victorieusement que la possibilité est établie par le fait des Juifs d'Hambourg, Amsterdam, La Haye, Berlin, Bordeaux, etc., et qu'une expérience infaillible anéantit toute réclamation, et lève tous les doutes, la haine et la prévention sont telles, qu'on répond en répétant des objections anéanties. Il semble que sur cet article la pauvre raison soit en possession de délirer. On voit trop souvent des hommes de fer, qui profanent le terme de bonté ; ils ont la générosité de chérir les humains à deux mille ans ou deux mille lieues d'existence; leurs cœurs s'épanouissent en faveur des ilotes et des nègres, tandis que le malheureux qu'ils rencontrent obtient à peine d'eux un regard de compassion; et voilà à notre porte les rejetons de ce peuple antique, des frères désolés, à la vue desquels on ne peut se défendre d'un déchirement de cœur ; sur qui, depuis la destruction de leur métropole, le bonheur n'a pas lui ; ils n'ont trouvé autour d'eux que des outrages et des tourments, dans leurs âmes que des douleurs, dans leurs yeux que des larmes; s'ils ne sont point assez vertueux pour mériter des bienfaits, ils sont assez malheureux pour en recevoir ; tant qu'ils seront esclaves de nos préjugés et victimes de notre haine, ne vantons pas notre sensibilité. Dans leur avilissement actuel ils sont plus à plaindre que coupables ; et telle est leur déplorable situation, que pour n'en être pas profondément affecté, il faut avoir oublié qu'ils sont hommes, ou avoir soi-même cessé de l'être. Depuis dix-huit siècles, les nations foulent aux pieds les débris d'Israël; la vengeance divine déploie sur eux ses rigueurs; mais nous a-t-elle chargés d'être ses ministres ? La fureur de nos pères a choisi ses victimes dans ce troupeau désolé; quel traitement réservez-vous aux agneaux timides échappés du carnage, et réfugiés dans vos bras ? Est-ce assez de leur laisser la vie en les privant de ce qui peut la rendre supportable ? Votre haine fera-t-elle partie de l'héritage de vos enfants ? Ne jugez plus cette nation que sur l'avenir; mais si vous envisagez de nouveau les crimes passés des Juifs, que ce soit pour déplorer l'ouvrage de nos aïeux. Acquittons leurs dettes et la nôtre, en rendant à la société un peuple malheureux et nuisible, que d'un seul mot vous pouvez rendre plus heureux et utile. Arbitres de leur sort, vous bornerez-vous, messieurs, à une stérile compassion ? N’auront-ils conçu des espérances que pour voir doubler leurs chaînes et river leurs fers, et par qui ?... par les représentants généreux d'un peuple dont ils ont cimenté la liberté, en abolissant l'esclavage féodal. Certes, messieurs, le titre de citoyen français est trop précieux, pour ne pas le désirer ardemment, des nations voisines ont recueillie avec bonté les débris de ce peuple ; nous avons reçu d'elles l'exemple, il est digne de nous de le donner au reste des nations. Vous avez proclamé le roi Restaurateur de la Liberté ; il serait humilié de régner Sur des hommes qui n'en jouiraient pas; cinquante mille Français se sont levés esclaves, il dépend de vous qu'ils se couchent libres. Un siècle nouveau va s'ouvrir, que les palmes de l'humanité en ornent le frontispice ; et que

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la postérité, bénissant vos travaux, applaudisse d'avance à la réunion de tous les cœurs. Les Juifs sont membres de cette famille universelle, qui doit établir la fraternité entre les peuples ; et sur eux comme sur vous la révélation étend son voile majestueux. Enfants du même père, dérobez tout prétexte à la haine de vos frères, qui seront un jour réunis dans le même bercail; ouvrez-leur des asiles où ils puissent tranquillement reposer leurs têtes et sécher leurs larmes ; et qu'enfin le Juif, accordant au chrétien un retour de tendresse, embrasse en moi son concitoyen et son ami. J'ai l'honneur, messieurs, de vous proposer un projet de Décret, dont voici la teneur. L'Assemblée Nationale décrète, que désormais les Juifs réginicoles sont déchargés de payer le droit de protection aux villes, bourgs, communautés et seigneurs; ils ont la faculté de s'établir dans tous les lieux du royaume, d'exercer tous les arts et métiers, d'acquérir des immeubles, de cultiver des terres. Ils ne seront point troublés dans l'exercice de leur culte ; assimilés aux citoyens, ils en partageront les avantages, attendu qu'ils en supporteront les charges. L'Assemblée décrète en particulier, pour ceux de la généralité de Metz, qu'ils sont exempts de payer à la maison de Brancas la somme annuelle de vingt mille francs pour droit de protection. Et comme la communauté de Metz est grevée de dettes considérables, ceux qui la quitteront pour s'établir ailleurs paieront préalablement leur quote-part de la totalité de cette dette, dont ils sont solidaires. L'Assemblée révoque et abroge tous édits, lettres patentes, arrêts et déclarations contraires au présent décret. Elle défend sévèrement d'insulter les membres de la nation juive, qui, tous, désirent de trouver dans les Français des concitoyens, dont ils tâcheront de mériter l'attachement et l'estime. »

Annexe 2 : Arbre généalogique de la famille Rothschild300

300 Arbre Généalogique de la famille Rothschild [en ligne]. [page consultée le 4 août 2012. 86 KERDUEL Carole Annexes

Annexe 3 : Le retour du volontaire juif de la guerre de libération au sein de sa famille vivant selon l’antique tradition (1833-1834)

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Annexe 4 : Lavater et Lessing rendent visite à Moïse Mendelssohn (1856)

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Annexe 5 : Portrait de Heinrich Heine (1831)

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Annexe 6 : Portrait de Ludwig Börne (1831)

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Annexe 7 : Portrait de Ludwig Börne (1831)

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Annexe 8 : Portrait de Ludwig Börne (1840)

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Annexe 9 : Portraits des frères Rothschild (1850)

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KERDUEL Carole 95 Judaïté et Germanité L'acculturation des juifs en Allemagne vue par Moritz Daniel Oppenheim 1789-1871

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Annexe 10 : Le mariage (1866)

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Annexe 11 : Yom Kippour (1849)

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