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La quadrature du cercle de Joel et Ethan Coen Marcel Jean

Numéro 72, 1994

URI : https://id.erudit.org/iderudit/23104ac

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Éditeur(s) 24/30 I/S

ISSN 0707-9389 (imprimé) 1923-5097 (numérique)

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Citer ce compte rendu Jean, M. (1994). Compte rendu de [La quadrature du cercle / The Hudsucker Proxy de Joel et Ethan Coen]. 24 images, (72), 54–55.

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LA QUADRATURE DU CERCLE

par Marcel Jean

l y a dans le cinéma des frères Coen un voyage) qui sera à l'origine du premier ner la place prise par les choses. Et cette I étonnant rapport au monde. Je devrais succès commercial de Norville Barnes. Si, «vision du monde», faut-il insister, n'est plutôt dire que les personnages qu'ils dans ces exemples, les objets interviennent jamais celle du personnage (qui serait créent sont dominés par le monde, cela positivement dans l'existence du héros, en plutôt du genre innocent). jusqu'à être manipulés par leur environ­ d'autres temps les choses ne semblent Dans The Hudsucker Proxy, les nement. En fait, c'est que les films des avoir d'autre raison d'être que de susciter lieux et les choses sont pour ou contre Coen sont le lieu d'un bien curieux ani­ l'angoisse chez celui-ci. C'est le cas no­ Norville Barnes. On pourrait dire qu'ils misme. Ils présentent un univers où les tamment du boulier placé sur le bureau de ont pour lui soit de la sympathie, soit de choses participent à l'atmosphère autant Sidney J. Mussburger, dont les claque­ l'antipathie. C'est une attitude bien diffé­ qu'à l'action. C'est du moins ce que dé­ ments métalliques semblent annoncer une rente de celle qui caractérise l'expression­ montre The Hudsucker Proxy, dernier catastrophe imminente (comme le tic-tac nisme, qui serait plutôt de l'ordre de opus des auteurs de Raising Arizona. d'une bombe). Cet étrange comportement l'empathie (puisque les lieux et les objets offrent un équivalent plastique aux tour­ ments intérieurs du personnage, c'est-à- dire qu'ils ressentent ce qu'il ressent). Tous les films des Coen vont dans le sens de The Hudsucker Proxy. Outre déjà évoqué, je me contenterai de donner un exemple, soit cette séquence de Miller's Crossing où un homme fait jouer une vieille chanson irlandaise sur son gra­ mophone juste avant d'être mitraillé par une bande de tueurs. Pendant toute la scène, qui est particulièrement violente, et même longtemps après l'attaque, l'ap­ pareil continue de hurler «Oh! Danny Boy». Ici, la situation est à ce point outrée (la musique est mixée très fort) que l'in­ différence du monde (il n'y a effecti­ vement pas de raison logique pour que la musique cesse) se transmue en une véri­ table grimace, en une ultime moquerie à l'endroit des cadavres. Cette ironie mordante est présente Amy Archer (Jennifer Jason Leigh). dans The Hudsucker Proxy, notamment au début du film, lorsqu'après la défenes­ tration du vieux Hudsucker, son conseil En effet, dans leur plus récent film, des objets se justifiait aisément dans le d'administration se préoccupe immédiate­ les Coen n'hésitent pas à doter le vent cadre d'une fiction paranoïaque comme ment de succession. Mais, présentée dans d'un esprit qui lui permettra d'intervenir Barton Fink, où l'on pouvait toujours le cadre d'une franche comédie en forme au moins à deux reprises dans la carrière mettre au crédit du point de vue subjectif de fable sociale, cette ironie situe le film de Norville Barnes (Tim Robbins), jeune l'attitude des mouches (agressantes) com­ quelque part entre Frank Capra et Preston administrateur qui sera propulsé à la tête me du papier peint (insoumis). Toute Sturges, sur un terrain que le cinéma amé­ d'une grande entreprise; c'est d'abord le l'étrangeté du film pouvait donc, chez le ricain a abandonné depuis bon nombre vent qui lui permet de trouver un emploi, spectateur en mal de rationalisme, s'expli­ d'années. Devant The Hudsucker Proxy, puis qui parvient à prouver son incompé­ quer par la fragilité psychologique du per­ on pense même à Tex Avery par moments, tence. Aux interventions du vent s'ajoute sonnage central. La situation est tout au­ tant l'univers des Coen est agressivement celle d'un café qui lui dit où regarder dans tre dans The Hudsucker Proxy, où la «cartoonesque» (en cela d'ailleurs il rap­ le journal pour trouver un emploi, et celle multiplication des détails curieux conser­ pelle Sturges, qui refusait lui aussi radica­ d'un hula-hoop rouge qui, jeté au fond ve tout son potentiel d'étrangeté, où rien lement la logique). d'une ruelle par un commerçant, saura d'autre que ce qu'il est convenu d'appeler Il fallait une maîtrise certaine pour trouver le garçonnet (au terme d'un long une «vision du monde» ne peut caution­ assumer cet héritage tout en avançant aus-

54 N°72 24 IMAGES si loin dans la voie de la singularité. Tout cela pourrait se résumer à un exercice for­ ce parti pris dans l'interprétation amène au long de son film, Joel Coen (son frère, mel aussi habile que dépassé si ce n'était les Coen à accorder un soin extrême à la Ethan, est producteur) parvient à contrô­ de la densité du contexte, de la vigueur sélection du moindre figurant, puisque ler admirablement sa mise en scène, empi­ avec laquelle les Coen imposent un mon­ toute tête, toute physionomie devient lant les morceaux de bravoure (le suicide de, un rapport au monde, une «vision du hautement signifiante. Sur ce point, le du vieux Hudsucker, la visite du dépar­ monde» (pour employer encore une fois résultat rappelle d'ailleurs Fellini, ce tement du courrier, la scène de la cafétéria cette formule éculée qui, dans ce cas pré­ grand peintre qui ne négligeait jamais un narrée par les chauffeurs de taxi, etc.) sans cis, retrouve son sens). visage dans ses fresques. jamais négliger l'effet d'ensemble. Le Mais l'univers des Coen ne pourrait Après la remarquable réussite de scénario que les deux frères ont concocté s'imposer à ce point sans l'assurance Barton Fink, The Hudsucker Proxy avec l'étonnant Sam Raimi (le réalisateur remarquable que Joel démontre dans le continue d'affirmer la maturité acquise d'Evil Dead) joue de façon virtuose sur choix et la direction des comédiens. Ainsi, par les Coen (on est loin de Raising Ari­ plusieurs tableaux, le plus amusant étant après et dans zona, film aussi stimulant que bancal). Il cette angoissante obsession du cercle qui Raising Arizona, après John Turturro et est clair que ceux-là forment, avec Tim va de la présence du hula-hoop à une cons­ dans Barton Fink, c'est Burton, ce que la jeune génération de ci­ truction narrative circulaire, qui à travers cette fois Tim Robbins, Paul Newman et, néastes hollywoodiens a de mieux à offrir. un long flash-back fait bon usage de la surtout, Jennifer Jason Leigh qui arrivent Qu'en plus de son talent hautement origi­ grande horloge qu'arbore l'immeuble de à incarner les créatures bizarres et com­ nal elle se souvienne de Capra et de Stur­ la compagnie. Le caractère quasi concep­ plexes qui peuplent The Hudsucker ges, voilà qui a de quoi réjouir. • tuel du scénario — tout passe par le cercle Proxy. Il y a un type de jeu — complè­ et la psychologie des personnages se résu­ tement extériorisé, où le texte est souvent me à bien peu de chose — amène d'ail­ crié, un jeu presque hystérique — asso- THE HUDSUCKER PROXY leurs à penser que pour les Coen, l'intri­ ciable aux films des Coen. C'est d'ailleurs É.-U. 1994. Ré.: Joel Coen. Scé.: Ethan Coen, gue n'a qu'une importance bien secon­ ce qui rend si vigoureuse l'interaction des Joel Coen et Sam Raimi. Ph.: Roger Deakins. daire. Elle se développe en fait par une personnages et des choses et qui, dans un Mont.: Thom Noble. Mont, son.: Skip Lievsay. Mus.: . Int.: Tim Robbins, Jen­ série de parallèles et de variations sur une curieux effet de miroir, rend acceptables nifer Jason Leigh, Paul Newman, Châties idée de départ, et sa progression est les mouvements incessants et extrêmes de Durning, John Mahoney. 111 minutes. Couleur. soumise à ce jeu de formes constant. Tout la caméra. Et il faut souligner à quel point Prod.: Ethan Coen. Dist.: Warner.

Sidney J. Mussburger (Paul Newman) et Norville Barnes (Tim Robbins).

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