Revue historique des armées

264 | 2011 France-Grande-Bretagne

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/rha/7034 ISBN : 978-2-8218-1124-9 ISSN : 1965-0779

Éditeur Service historique de la Défense

Édition imprimée Date de publication : 15 septembre 2011 ISSN : 0035-3299

Référence électronique Revue historique des armées, 264 | 2011, « France-Grande-Bretagne » [En ligne], mis en ligne le 16 septembre 2011, consulté le 26 mars 2020. URL : http://journals.openedition.org/rha/7034

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© Revue historique des armées 1

SOMMAIRE

Dossier

Éditorial Frédéric Guelton

L’Angleterre, ennemie héréditaire ? Philippe Chassaigne

Ennemis héréditaires, alliés par nécessité Robert Tombs

Les rapports franco-britanniques à travers la peinture militaire représentant la guerre de Crimée Aude Nicolas

Plus qu’un « simple soldat » : la France et la perspective d’un soutien militaire britannique avant 1914 William Philpott

Soldats australiens de l’ANZAC vus à travers la correspondance du chef d’escadrons de Bertier, mars-décembre 1915 Elizabeth Greenhalgh et Frédéric Guelton

De « quantité négligeable » au « renouveau de la France » : représentations de la France en tant qu’alliée militaire à la fin des années 1930 Daniel Hucker

Les relations entre hauts commandements français et britannique en 1939-1940 Max Schiavon

Réflexions sur les conflits coloniaux Perceptions françaises sur le mouvement Mau Mau et perceptions britanniques sur la guerre d’Indochine, 1952-1955 Martin Thomas

Variations

L’émergence des premiers terrains d’aviation de l’aéronautique militaire française, 1909-1914 Mickaël Aubout

Document

Colonel Blimp : l’originalité d’un film de propagande et sa réception en France Stéphane Launey

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Présentation

Le Department of War Studies du King’s College de Londres William Philpott

Lectures

Martin Bowman, B-17, missions de combat ETAI, 2010, 156 pages Bernard Palmieri

Eugène Carrias, La pensée militaire allemande Préface de Béatrice Heuser, postface de François Géré, Économica, 2010, 415 pages Julie d’Andurain

Gérard Chaliand et Jean-Pierre Rageau, Géopolitique des empires, des pharaons à l’imperium américain Arthaud, 2010, 429 pages Alain Marzona

Johann Chapoutot,Le meurtre de Weimar Presses universitaires de France, 2010, 129 pages Nicolas Texier

Hervé Coutau-Bégarie, L’Amérique solitaire ? Les alliances militaires dans la stratégie des États-Unis Économica, 2010, 124 pages Mathieu Le Hunsec

Christophe Dutrône, Ils se sont battus. Mai -juin 1940 Éditions du Toucan, 2010, 220 pages Benjamin Doizelet

Évelyne Gayme, Les prisonniers de guerre français. Enjeux militaires et stratégiques (1914-1918 et 1940-1945) Économica, 2010, 185 pages Jean-François Dominé

Berna Günen (commentaires et annotations), Tuê Tang (cartes), Erwin Rommel. La guerre sans haine, carnets Nouveau monde éditions,2010, 475 pages Jean-François Dominé

Arnaud-Dominique Houte, Le métier de gendarme au XIXe siècle Presses universitaires de Rennes, 2010, 319 pages Édouard Ebel

Jean-Charles Jauffret, Afghanistan 2001-2010, Chronique d’une non-victoire annoncée Autrement, 2010, 275 pages Ivan Cadeau

Olivier Lowczyk, La fabrique de la paix. Du Comité d’études à la Conférence de la Paix,l’élaboration par la France des traités de la Première Guerre mondiale Économica, 2010, 534 pages Jean-François Dominé

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Paul Malmassari, Les trains blindés français 1826-1962. Étude technique et tactique comparée Éditions Soteca, 2010, 271 pages Luc Binet

Constantin Melnik, De Gaulle, les services secrets et l’Algérie Nouveau monde éditions, 2010, 464 pages Benoît Haberbusch

Anne-Marie Pathé, Yann Potin, Fabien Theofilakis (présenté par), Archives d’une captivité 1939-1945. L’évasion littéraire du capitaine Mongrédien Textuel, coll. « En quête d’archives», 2010, 160 pages Jean-François Dominé

Rémy Porte, François Cochet (dir.), Ferdinand Foch (1851-1929), « Apprenez à penser » Éditions Soteca, 2010, 483 pages Max Schiavon

Olivier Wievorka, Une certaine idée de la Résistance. Défense de la France, 1940-1949 Seuil, coll. « L’univers historique », (1995) 2010, 407 pages Jean-François Dominé

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Dossier

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Éditorial

Frédéric Guelton

1 Depuis une dizaine d’années maintenant la Revue historique des armées consacre annuellement un de ses numéros aux relations militaires que la France entretint, au cours des siècles, avec un autre État. Celui consacré aujourd’hui aux relations entre la France et la Grande-Bretagne occupe une place particulière. L’Angleterre, avant la Grande-Bretagne, n’est-elle pas, comme l’évoque Philippe Chassaigne « l’ennemi héréditaire » depuis la guerre de Cent Ans et la mort de Jeanne d’Arc sur le bûcher par la volonté des Anglais. « Heureusement », comme il l’écrit en substance, « les choses sont plus complexes ».

2 Si, d’un point de vue français, l’ennemi héréditaire avait été cet « Anglois » qu’il fallait « bouter hors de France », que faudrait-il penser de la place occupée, dans l’histoire de France, par la Maison des Habsbourg, de Marie-Antoinette guillotinée à la Double- Monarchie démantelée, et à celle occupée par les Reich allemands, de Bismarck à Hitler ? Et d’un point de vue britannique, que faudrait-il penser de la place occupée par l’Espagne « très catholique », la Russie autocratique menaçant les détroits ou encore l’Allemagne attirée par la Weltpolitik et ayant la prétention de se doter d’une marine de guerre à la hauteur de ses ambitions. En fait, les différents articles du dossier montrent, dans la foulée des réflexions fondamentales de Philippe Chassaigne et de Robert Tombs sur la notion d’ennemi héréditaire, que les études historiques binationales ne trouvent leur pertinence et leur intérêt que lorsqu’elles sont, comme c’est le cas ici, enchâssées dans des ensembles spatiaux plus vastes, régionaux et souvent mondiaux. Ils nous montrent également que la contextualisation historique est essentielle afin de ne pas sombrer dans l’anachronisme le plus indigent comme ce fut le cas avec la propagande collaborationniste lors des bombardements alliés sur Rouen pendant la Deuxième Guerre mondiale. Ils nous montrent enfin, à travers une réflexion sur « l’autre », que l’histoire des perceptions comme celle des représentations sont essentielles à une pensée historique d’ensemble. Si tel n’était pas le cas, il importerait peu, comme le montra magistralement le regretté Jean Vanwelkenhuyzen, que Paul Reynaud ait négligé de rendre compte à Paris, avec toute la précision nécessaire, de son voyage à Londres et de l’annonce qui lui fut faite de la nécessité d’envisager une évacuation alliée depuis Dunkerque, puisque la propagande du moment puis celle du

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gouvernement de Vichy utilisèrent l’opération « Dynamo » pour dénoncer « la perfide Albion ». Il importerait tout aussi peu, et pour les mêmes raisons, de lire la correspondance privée de l’amiral Somerville au moment de Mers el-Kebir et de voir en quels termes elle traduit son désarroi et son incompréhension face à la mission qu’il a reçue et aux ordres qu’il a exécutés, la mort dans l’âme. Il n’en est heureusement rien car l’histoire des représentations est autant une étape qu’une fin en soi. 3 Lorsqu’elle se veut fin en soi, elle permet de comprendre comment naissent et prospèrent les stéréotypes, comment ils sont utilisés, comment ils évoluent, s’ancrent dans les mentalités, deviennent des réalités ou disparaissent. Lorsqu’elle n’est qu’une étape, elle ouvre la voie à de nouveaux questionnements pour quiconque souhaite approfondir sa connaissance du passé et mieux comprendre son influence sur le présent. C’est ce vers quoi tendent, en définitive, les différents articles du dossier avec, outre les deux auteurs déjà cités, Elizabeth Greenhalgh, Daniel Hucker, Martin Thomas, William Philpott, Aude Nicolas et Max Schiavon, lorsqu’ils abordent, explicitement ou implicitement, la notion de puissance dans sa dynamique historique. On découvre, à Londres comme à Paris, une véritable identité de vue dans la perception de sa propre puissance, dans la difficulté, voire le refus, à en percevoir l’érosion historique, avec l’exemple emblématique de la crise de Suez, puis dans la compréhension de la nécessité de travailler ensemble pour tenter de l’endiguer. Apparaît alors une difficulté majeure chez les deux peuples, celle de la nécessité de surmonter des stéréotypes séculaires qui continuent à altérer la perception de l’autre dans le monde actuel.

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L’Angleterre, ennemie héréditaire ? England, hereditary enemy?

Philippe Chassaigne

1 L’Angleterre, « ennemie héréditaire » : l’expression ne mériterait-elle pas d’être formulée à la voix affirmative, plutôt qu’interrogative ? La litanie des face-à-face, longtemps apprise par cœur dès l’école primaire par tout écolier français, semble s’égrener, interminable et implacable : l’Écluse, de Crécy, Poitiers et Azincourt pendant la guerre de Cent Ans (1337-1453), ou encore Jeanne d’Arc brûlée vive à Rouen en 1429, le tout partiellement compensé par la défaite du connétable Talbot à Castillon (1453) ; Marlborough écrasant les Français à Blenheim (1704) ; Fontenoy et la « guerre en dentelles » (1745) ; Dupleix battu par Clive à Plassay (1757) ; les Plaines d’Abraham et la perte du Québec (1759) ; Nelson à Trafalgar (1805) et Wellington à Waterloo (1815) ; Kitchener forçant Marchand à rebrousser chemin à Fachoda (1898) ; Churchill faisant envoyer la flotte française par le fond à Mers el-Kebir (1940) ; le lâchage des Français par les Britanniques à Suez (1956).

2 À croire que l’Entente cordiale, ou le partenariat militaire pendant les deux guerres mondiales (d’ailleurs non exempte de frictions, loin de là) n’était que des parenthèses. Sans parler, à un moindre degré, des moqueries, critiques et dénigrements réciproques auxquels les médias de chaque pays s’adonnent avec délectation de façon récurrente. Les choses, pourtant – et heureusement –, sont plus complexes : la notion même d’« ennemi héréditaire » se doit d’être interrogée quant à l’invariance historique qu’elle présuppose ; quelles fonctions a-t-elle pu revêtir, par exemple dans la fixation des stéréotypes par lesquels les identités nationales se constituent et se consolident ? Est-elle toujours pertinente, au-delà de la commode agitation médiatique, au début du XXIe siècle ? 3 On considère traditionnellement la guerre de Cent Ans comme marquant le début de l’antagonisme militaire et, plus fondamentalement encore, identitaire, entre Français et Anglais : non qu’il se fût agi, on le sait, d’une guerre continuelle, et encore moins d’une guerre « totale » ; mais la série de défaites cuisantes, la captivité de Jean le Bon à Londres (1356-1360), l’« occupation » de près de la moitié de la France après le traité de Troyes (1420), contribuèrent à la naissance du sentiment national français, comme le

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symbolise la figure de Jeanne d’Arc, venue en 1421 « bouter les Anglais hors de France ». Brûlée comme hérétique à Rouen en 1429, elle fut réhabilitée et élevée au rang de martyre en 1456. En outre, comme le formula Peter Lewis, la guerre de Cent Ans « ne s’est pas terminée en 1453 » 1 : Édouard IV en 1474-1475, Henri VII en 1492 et 1497, et Henri VIII en 1514 renouèrent avec la pratique des « chevauchées » en territoire français, même si ce fut à bien moindre échelle. Outre-Manche, les sentiments évoluaient de façon parallèle : alors que la cour des premiers Plantagenêt comprenait plus de conseillers normands ou poitevins qu’anglais, une réaction aux accents volontiers xénophobes se fit jour sous Henri III (1216-1272) : les barons révoltés contre lui en 1258 trouvaient qu’il donnait trop de pouvoir à ses conseillers « étrangers » (les Lusignan poitevins, notamment) et son épouse, française, Éléonore de Provence, fut l’objet de nombreuses critiques, tout comme, ultérieurement, Isabelle de France, Isabelle de Valois et Marguerite d’Anjou (respectivement épouses d’Édouard II, Richard II et Henri VI). Le français cessa d’être la lingua franca de l’aristocratie au profit de l’anglais, entre-temps devenu langue officielle des tribunaux. 4 Cette focalisation sur l’Angleterre eut comme effet secondaire que le royaume de France développa des affinités avec les autres nations des îles Britanniques qui avaient, elles aussi, à redouter l’expansionnisme anglais : l’Auld Alliance avec les Écossais (traité défensif entre John Baliol et Philippe le Bel) date de 1295 et dura jusqu’en 1560 (mort de François II, époux de Marie Stuart, reine d’Écosse) ; quant aux Irlandais, leur noblesse insurgée contre la politique de colonisation anglaise trouva refuge en France dès la « Fuite des Comtes » (1607). 5 Les deux pays se retrouvèrent face à face au cours d’un long XVIIIe siècle, volontiers qualifié de « seconde guerre de Cent Ans », entre la guerre de la ligue d’Augsbourg (1689-1697) et la défaite de Napoléon Ier à Waterloo, qui vint clore l’épisode des French Wars (1793-1815). France et Angleterre (puis Grande-Bretagne après 1707) furent en guerre à huit reprises pendant un total cumulé de 56 ans. Même si chaque guerre eut ses causes propres, et si lesdeux pays furent même alliés entre 1716 et 1731, la dynamique d’ensemble fut bien la volonté de l’Angleterre/Grande-Bretagne de préserver l’équilibre des puissances (balance of power) en Europe régulièrement mis à mal par les ambitions expansionnistes françaises, qu’elles aient émané de Louis XIV, des Conventionnels ou de Napoléon Bonaparte. C’est au cours de cette période que s’affirma la suprématie maritime britannique : elle était déjà établie au terme de la guerre de Sept Ans (1756-1763) et, lors de la guerre d’Indépendance américaine qui suivit (1776-1783), seule la combinaison des flottes française et espagnole explique les revers que subit la Navy. Cette suprématie maritime permit à la Grande-Bretagne de se trouver en 1763 à la tête d’un « premier » empire colonial, centré sur le continent américain – des côtes du Labrador à la Floride – qui, s’il devait s’effondrer 20 ans plus tard avec la reconnaissance de l’indépendance des Treize colonies américaines, n’en allait pas moins se réinventer en se basant désormais sur l’Inde. 6 Les historiens divergent quant à l’impact réel des affrontements de ce long XVIIIe siècle. Pour Jeremy Black ou Linda Colley, ils contribuèrent très tôt à cristalliser une aversion réciproque qui rendit chaque peuple « l’ennemi naturel et nécessaire » de l’autre 2, constituant en outre le creuset duquel émergea une identité proprement britannique se surimposant, après 1707, aux identités plus étroitement anglaise et écossaise 3. François Crouzet ou Edmond Dziembowski ont pour leur part souligné le caractère plus tardif du phénomène, la capture, en 1755, de navires français sans déclaration de

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guerre préalable par l’amiral Boscawen (le vrai départ de la « guerre de Sept Ans », officiellement entamée un an plus tard) ayant à l’évidence joué un rôle clef dans ce retournement des mentalités 4. Tous deux soulignent toutefois l’importance, pour les Français, de la rivalité avec les Habsbourg, véritable (autre) « ennemi héréditaire » depuis le début du XVIe siècle et la lutte entre François Ier et Charles Quint, jusqu’à 1756 et l’alliance franco-autrichienne contre la Prusse (elle même alliée de la Grande- Bretagne). 7 Ce dernier élément doit nous amener à souligner, dans l’affirmation d’une conscience nationale anglaise, d’un autre « ennemi héréditaire », en l’occurrence, l’Espagne catholique (la précision est essentielle), qui cristallisa les haines tout au long des épisodes de la réforme religieuse du XVIe siècle. La monarchie « Très Catholique » – alors que le roi de France n’était que « Très Chrétien » – ne pouvait qu’horrifier une population dont l’enrégimentement nolens volens dans le camp protestant avait comme fondement premier un antipapisme viscéral, qui n’a d’ailleurs pas totalement disparu aujourd’hui, comme certaines réactions au récent voyage de Benoît XVI en Angleterre l’ont fort opportunément rappelé à ceux qui l’auraient oublié. Le mariage, fondamental dans sa politique de retour à Rome et au-delà, de Marie Tudor avec l’archiduc Philippe de Habsbourg, futur Philippe II, en janvier 1554, entraîna le soulèvement du Kent sous la direction de Thomas Wyatt (janvier-mars 1554). On connaît, sous le règne de sa demi- sœur et successeur, Élisabeth Ire (1558-1603), l’épisode de l’Invincible Armada que Philippe II avait lancée en juillet 1588 à l’assaut de l’Angleterre, et qui, après une traversée difficile de l’Atlantique, fut défaite en quelques affrontements avec les corsaires anglais, fondant ainsi le mythe de l’invincibilité de l’île devant toute invasion, et exacerbant l’orgueil national de ses habitants. 8 Mais la question espagnole empoisonna la diplomatie anglaise de façon plus durable : Élisabeth dut aussi manœuvrer pour empêcher les Espagnols de contrôler l’ensemble des Provinces Unies, conduisant à l’expédition de Robert Dudley sur place en 1584 ; en 1586 et 1596, Francis Drake organisa deux coups de main contre Cadix pour détruire les navires qui y étaient assemblés en vue de l’invasion de l’Angleterre ; en 1601, 6 000 soldats espagnols servaient dans l’Irlande révoltée contre la présence anglaise (guerre de Neuf Ans, 1594-1603), tandis qu’au même moment 8 000 Anglais assistaient les Hollandais révoltés contre la domination espagnole. Surtout, les premières expéditions maritimes des Anglais ne pouvaient que se faire contre les intérêts espagnols : l’Espagne était à la tête du plus grand empire colonial de l’époque, où l’Amérique centrale et l’Amérique du Sud, peu connues et mal contrôlées, suscitaient d’intenses convoitises. Dans les expéditions des « chiens de mer » d’Élisabeth (les corsaires Raleigh, Drake, Hawkins…), il est impossible de ne pas voir, au-delà de la seule logique de pillage des convois espagnols, une dimension de guerre de religion. Jacques Ier (1603-1625) rétablit certes la paix avec les Habsbourg, mais le sentiment anti espagnol ne disparut chez ses sujets qu’au début du XVIIIe siècle, lorsque l’Espagne devint un marché privilégié pour les marchands anglais après la paix d’Utrecht (1713). 9 La diplomatie britannique des XVIIe-XVIIIe siècles fut donc marquée par le passage de la croisade anti espagnole au duel franco-anglais. De fait, la « seconde Guerre de Cent Ans » eut pour effet de fixer durablement les stéréotypes par lesquels chaque peuple se représentait l’autre, encore que certains événements avaient pu anticiper cette évolution, comme la persécution des protestants par Louis XIV après la révocation de l’édit de Nantes, qui entraîna un afflux de réformés en Angleterre, et convainquit les

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Anglais du caractère despotique de la monarchie française. Le soutien de Louis XIV aux Jacobites les persuada en outre que la lutte contre la France – pays beaucoup plus peuplé que l’Angleterre, par ailleurs – était une lutte pour la survie, sinon de leur pays, du moins de leur État. Les Français passaient sur le plan diplomatique pour irrespectueux de la parole donnée, avides de puissance ; leurs élites, frivoles et immorales ; leurs femmes, coquettes, sinon faciles ; quant à la masse de la population, elle était arriérée, soumise au double joug d’un régime despotique et d’une Église obscurantiste, qui prélevaient l’essentiel des richesses du pays à leur seul profit et la laissaient croupir dans une misère crasse (les Voyages en France d’Arthur Young, publiés en 1788, en sont l’une des expressions les plus suggestives). 10 L’animal qui les symbolisait le mieux était le lévrier, craintif et perpétuellement tremblant sur ses pattes, alors que s’affirmait l’image du bouledogue, musculeux et massif, comme emblème du peuple anglais. Inversement, les Français voyaient les Anglais comme hypocrites et égoïstes, à la recherche de l’hégémonie commerciale planétaire, arrogants, souvent grossiers dans leurs manières (ne serait-ce que de table !). Ces portraits en miroir inversé expliquent que l’idée d’un antagonisme d’ordre essentialiste ait été facilement acceptée par le plus grand nombre, même si chaque pays comporta son lot de « - philes » : les orléanistes en France, avant et après la Révolution, et, en Angleterre, un certain nombre de lords, ou encore les Jacobins (pensons à Charles James Fox) 5. La période des French Wars marqua sans aucun doute l’apogée de ces sentiments : une gravure de 1792, intitulée « Contraste », opposait d’ailleurs termes à termes « French » et « British Liberty », c’est-à-dire « athéisme, parjure, révolte, trahison, anarchie, assassinat, folie, cruauté, injustice, traitrise, ingratitude, paresse, disette, ruine privée et nationale, malheur » et « religion, moralité, loyauté, respect des lois, indépendance, sûreté des personnes, justice, héritage, protection, propriété, travail, prospérité nationale, bonheur ». On ne saurait être plus explicite. 11 Il n’empêche que, après 1815, les deux pays ne furent plus en guerre l’un avec l’autre. Il y eut, certes, des tensions : la question de l’indépendance belge en 1831, la crise de Syrie en 1840 ou encore la complexe affaire des mariages espagnols en 1846 et les récurrentes « invasion scares » (psychoses de l’invasion) chaque fois que la France faisait mine de se doter d’une marine digne de ce nom. Mais Guizot, aux Affaires étrangères de 1840 à 1848, était un solide anglophile, à la fois comme orléaniste et comme protestant, et il œuvra au rapprochement diplomatique des années 1840 connu sous l’appellation de « cordiale entente », symbolisée par les rencontres entre la jeune Victoria et Louis-Philippe, roi des Français (1843, 1844, 1845). Le règne de Napoléon III, lui-même convaincu de la supériorité britannique et de la nécessité pour la France de se mettre à l’école anglaise pour accélérer son développement économique, vit la signature du traité de libre-échange Cobden-Chevalier. N’oublions pas non plus les opérations militaires en commun lors de la guerre de Crimée (1854-1856). 12 La défaite de la France face aux Allemands en 1870-1871 marqua aux yeux des Britanniques la fin de toute menace d’hégémonie française sur le continent ; bientôt, le danger allemand allait leur paraître beaucoup plus prégnant – surtout lorsque Guillaume II voulut doter son pays d’une marine en adéquation avec la Weltpolitik qu’il s’était fixé comme objectif. On sait comment cette question navale brouilla définitivement les deux pays et précipita la conclusion de l’Entente cordiale en 1904, six ans à peine après la crise de Fachoda, humiliation nationale pour la France, épiphénomène vite oublié outre-Manche. À partir des années 1910, même si l’Entente

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n’évolua pas vers une alliance stricto sensu, les états-majors des deux pays commençaient à élaborer des projets en commun, tandis que les psychoses d’invasion prenaient désormais l’Allemand comme cible. 13 La Première Guerre mondiale vit Français et Britanniques combattre côte à côte pour la première fois depuis 1854. Encore les secteurs d’opération étaient soigneusement délimités et les deux armées conservaient leur totale indépendance de manœuvre. À la longue, ce n’était pas tenable, et P. M. H. Bell a montré comment la coopération militaire entre Français et Britanniques sur le Western Front atteignit dès 1915-1916 un degré inimaginable avant 1914 6, jusqu’à la nomination de Foch comme commandant en chef des forces alliées (1918). Ce qui n’empêcha pas les récriminations quant à l’implication réelle des uns et des autres dans les combats, chacun estimant faire plus que son partenaire. L’euphorie de la Victoire ne dura pas très longtemps : les années 1920 virent le renouveau des méfiances réciproques, les Britanniques jugeant la France revenue à un niveau de puissance continentale jamais vu depuis 1815 et indécemment acharnée à maintenir l’Allemagne en dehors du jeu diplomatique. 14 Ramsay MacDonald, éphémère premier chef de gouvernement travailliste (janvier- octobre 1924), est une bonne illustration de cet état d’esprit ; mais on tend à oublier l’action du francophile Austen Chamberlain, cheville ouvrière des accords de Locarno (octobre 1925), par lesquels la Grande-Bretagne souscrivait pour la première fois un engagement diplomatique contraignant en temps de paix (en l’occurrence, la garantie, conjointement à l’Italie, des frontières belge et française avec l’Allemagne). La décennie suivante fut, on le sait, plus difficile : les difficultés françaises confirmaient les pires clichés d’un pays instable, ingouvernable et irréformable, dont le seul atout était sa puissance militaire : on connaît l’apostrophe de Churchill « Thank God for the French Army » (mars 1933). Du côté français, tandis que Paris se fixait comme ligne diplomatique de suivre au plus près les décisions de Londres, extrême droite et extrême gauche se rejoignaient sur le terrain de l’anglophobie, rejetant qui le libéralisme et le régime parlementaire, qui le capitalisme mondialisé et l’impérialisme. 15 Le déclenchement de la guerre en septembre 1939 s’accompagna rapidement d’incompréhensions et de tensions entre Français et Britanniques. François Bédarida a bien montré, dans son étude du Conseil de guerre interallié, comment, dès avril 1940, les profondes divisions qui se manifestent ruinent tout espoir d’une fraternité d’armes qui allait pourtant rapidement s’avérer indispensable 7. Ceci contribue à expliquer, une fois l’effondrement de la France survenu en mai-juin 1940 et le régime de Vichy mis en place, l’efflorescence d’une anglophobie débridée. Il est vrai que les officiers de marine étaient le groupe le plus anglophobe de France, et que ceux-ci occupaient nombre de postes à responsabilité à Vichy (Darlan, Platon, Auphan, Bard, etc.). Ne comptait-t-on pas deux Anglais pour un Français dans les 370 000 soldats évacués de Dunkerque ? Mers el-Kebir n’était-il pas la démonstration de la brutalité dont les Britanniques étaient capables ? Pour les collaborationnistes, l’Angleterre est l’incarnation du cosmopolitisme, le fourrier du judéo-maçonnisme. La figure de Jeanne d’Arc (canonisée en 1920) reprend du service, comme au lendemain du bombardement de Rouen par la Royal Air Force en avril 1944, où l’on voit placardées des affiches au slogan explicite : « Les assassins reviennent toujours sur les lieux de leur crime » – propagande qui, on le sait bien maintenant, ne rencontra qu’un très faible écho dans la population française. Pour ce qui est des relations entre la France libre et les Britanniques, elles oscillent entre reconnaissance et soutien, et le réveil de vieilles rivalités coloniales, par exemple au

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Moyen Orient, avec la Syrie et le Liban. Si Churchill n’était pas « devenu Premier ministre de Sa Majesté pour présider au démantèlement de l’Empire », il n’aurait sans doute pas vu d’un mauvais œil un affaiblissement de celui de la France. 16 Après 1945, l’image de l’Angleterre, ennemie héréditaire, ne resurgit plus qu’épisodiquement, et dans des circonstances moins dramatiques. Bien sûr, l’annonce unilatérale par Londres de son désengagement de l’expédition de Suez en réponse à l’ultimatum soviétique, et sous pression américaine (6 novembre 1956) raviva, en France, les souvenirs de Dunkerque et de Mers el-Kebir. Lorsque de Gaulle refusa, à deux reprises, l’entrée de la Grande-Bretagne dans le Marché commun, peut-être peut- on y voir des réminiscences de l’anglophobie de droite traditionnelle. Les périodes de tension provoquées par les exigences des Britanniques une fois entrés dans la Communauté économique européenne (notamment en 1974-1975, 1980-1984, et 1991-1993) permirent aux journalistes comme aux échotiers de remettre les vieux clichés au goût du jour. 17 Fondamentalement, pourtant, les choses avaient changé et il y a des raisons bien plus profondes pour adopter une optique plus optimiste et ce, dans le domaine qui est au cœur même de la notion d’« ennemi héréditaire » : la défense. Dès 1947-1948, par les traités de Dunkerque et de Bruxelles, les Britanniques s’associaient dans des alliances militaires contraignantes, et pour la première fois en temps de paix, aux Français et aux trois pays du Benelux. Bien sûr, c’est un exercice convenu que de rappeler, voire de dénoncer, l’atlantisme des Britanniques, qui les a rendus longtemps totalement opposés à l’idée d’une défense européenne autonome au sein de l’OTAN. Cela ne fait ressortir que mieux l’importance du sommet franco-britannique de Saint-Malo (décembre 1998) qui marqua, dans cette perspective, une révolution comportementale de la part de Londres, désormais partisane de la création de moyens militaires crédibles et autonomes pour l’Union européenne, même si ceux-ci devaient être utilisés de façon subsidiaire à ceux de l’OTAN et non en les dupliquant. Dans ce cadre nouveau, France et Grande-Bretagne, par leur statut de puissance nucléaire, par leur volonté de rester des puissances de rang mondial, susceptibles de pouvoir intervenir partout, se retrouvent nécessairement au premier plan, et leur coopération, le moteur de la politique européenne de sécurité et de défense (PESD). Le traité franco-britannique de Londres de novembre 2010 constitue à la fois l’aboutissement du processus ouvert 12 ans plus tôt à Saint-Malo et le point de départ d’un rapprochement ambitieux, car allant jusqu’à la coopération nucléaire et conclu pour 50 ans, entre les forces des deux pays. 18 L’Angleterre, ennemi héréditaire ? Peut-être bien “a thing of the past…”

NOTES

1. L EWIS (Peter), « De Guillaume le Conquérant à Jeanne d’Arc : la formation des Etats nationaux », in François Bédarida, François Crouzet et Doug Johnson (dir.), De Guillaume le Conquérant au Marché commun, Paris, A. Michel, 1979, p. 35.

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2. BLACK (Jeremy), Natural and Necessary Enemies. Anglo-French relations in the eighteenth century, Londres, Duckworth, 1986. 3. COLLEY (Linda), Britons. Forging the Nation, 1992 4. D ZIEMBOWSKI (Edmond), Un Nouveau patriotisme français, 1750-1770. La France face à la puissance anglaise à l'époque de la guerre de Sept Ans, Oxford, Voltaire Foundation, 1998 ; CROUZET (François), « The Second Hundred Years War. Some Reflections », French History, 1996, 10, 4. 5. ROBIN (Eagles), Francophilia,in English Society, 1748-1815, Londres, Macmillan, 2000. 6. BELL (P. M. H.), France and Britain, 1900-1940. Entente and Estrangement, Londres, Longman, 1996, notamment chapitre 4 passim. 7. BÉDARIDA (François), La stratégie secrète de la Drôle de guerre, Paris, CNRS Editions, 1979.

RÉSUMÉS

L'idée d'une Angleterre, ennemie héréditaire de la France, passerait presque pour une vérité d’évidence. De fait, la liste des affrontements, ouverts ou feutrés, entre les deux pays est bien connue. Anglophobie et francophobie ont, tour à tour, servi à cristalliser les identités nationales. Pourtant, il convient de ne pas oublier que chaque pays a connu d’autres « ennemis héréditaires » au cours de son histoire : les Espagnols pour les Britanniques, les Habsbourg et les Allemands pour les Français. Surtout, les évolutions récentes (depuis la fin du XXe siècle) attestent d'une coopération militaire renforcée, les deux pays devenant le moteur de la politique européenne de sécurité et de défense.

The idea of England, as hereditary enemy of France, seems to be almost a truism. In fact, the list of confrontations, open or concealed, between the two countries is well known. Anglophobia and Francophobia have, in turn, served to crystallize national identities. Yet one should not forget that each country has known other "hereditary enemies" during its history: the Spanish for the British, the Habsburgs and the Germans for the French. Above all, recent developments (since the late twentieth century) attest to a strengthened military cooperation, the two countries becoming the drivers of European politics of security and defense.

INDEX

Mots-clés : alliance, Grande-Bretagne, relations internationales

AUTEUR

PHILIPPE CHASSAIGNE

Professeur d'histoire contemporaine à l’université de Bordeaux 3, il est spécialiste d’histoire britannique. Il a notamment publié une Histoire de l’Angleterre des origines à nos jours (Champs- Flammarion, 3e éd. mise à jour, 2008) et La Grande-Bretagne et le monde de 1815 à nos jours (A. Colin, 2e éd., 2009), ainsi que co-dirigé, avec Michael Dockrill, Anglo-French Relations from Fashoda to Jospin (Palgrave-Macmillan, 2000).

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Ennemis héréditaires, alliés par nécessité Hereditary enemies, necessary allies

Robert Tombs Traduction : Clémence Rochat

1 Les relations franco-britanniques à travers le siècle et peut-être même les deux siècles qui suivirent la bataille de Waterloo peuvent se caractériser par une évolution de l’hostilité à l’alliance, puis au partenariat. D’aucuns diront qu’il s’agissait d’un processus inévitable car presque tous les hommes politiques français voulaient éviter de retrouver à nouveau la Grande-Bretagne comme ennemie ou même comme adversaire. Cette conviction se vit renforcée alors que la puissance britannique s’accroissait et que de nouveaux dangers – le plus évident étant l’unification allemande – apparaissaient. Mais cette évolution ne fut pas régulière. Il n’y eut pas de politique constante concernant le rapprochement franco-britannique au cours du XIXe siècle. Celui-ci ne fut pas considéré comme incontournable par des figures telles que Wellington ou Palmerston. Il ne fut pas non plus porté par une poussée de sentiments de confiance et d’affection parmi les classes politiques des deux pays même si, en pratique, elles s’entendirent souvent bien.

2 Au cours des deux siècles précédents, les relations franco-britanniques – comparées à la lutte épique que sir John Seeley appela « la seconde guerre de Cent Ans », alors que les deux nations ne se battaient pas simplement l’une contre l’autre mais s’observaient avec fascination comme les deux leaders de la civilisation européenne moderne – avaient été au mieux tièdes. Comme le disait lord Salisbury, « je crains (…) que tout ce qui ressemblera à une volonté de sincère amitié entre ces deux nations ne soit jamais possible ». Il espérait tout au plus « un sentiment mutuel d’indifférente tolérance » 1. D’autres pays et d’autres régions du monde avaient semblé, à diverses reprises, plus importants, que ce soit en tant qu’amis, ennemis ou modèles de modernité. 3 Étonnamment peut-être, ce fut peu après Waterloo que la France devint plus agressive. Espérant que la Russie le soutiendrait contre une Grande-Bretagne dangereusement libérale, Charles X rêva de modifier le verdict de 1815 et de refaire de la monarchie

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bourbonne le symbole de la gloire française. La monarchie de Juillet, qui se revendiquait également comme l’héritière de « toutes les gloires de la France », essaya dans le même temps, mais sans succès, de rassurer et de provoquer la Grande-Bretagne en Afrique du Nord, au Moyen-Orient, dans le Pacifique et en Espagne. Pourtant, si ses dirigeants furent trop prudents pour s’opposer à la Grande-Bretagne dans la région très explosive des Pays-Bas, les deux pays furent assez proches du conflit en Syrie, en 1840. À tel point que la France ainsi que l’Allemagne s’en effrayèrent, mais vraisemblablement pas Palmerston, qui traitait les menaces et les sollicitations avec le même mépris. 4 L’un des problèmes de la monarchie de Juillet fut ses opposants de gauche, bruyants et nationalistes, qui l’accusèrent de lâcheté et de traîtrise, rêvant d’une grande guerre européenne de libération contre les systèmes en place comme dans les années 1790, et pour qui l’anglophobie était la forme de patriotisme la plus classique 2. Mais lorsque ses opposants furent eux-mêmes au pouvoir en 1848, la gauche républicaine eut d’autres problèmes à traiter et Lamartine rassura le monde en déclarant que « la guerre (...) n’est actuellement pas le fondement de la République française, comme ça l’était avec la nécessité fatale et glorieuse de la République en 1792 (...). Le monde et nous-mêmes désirons avancer vers la fraternité et la paix ». Un message que Palmerston commenta de la manière suivante : « Évaporez les parties gazeuses, nettoyez la crasse et vous trouverez ce qu’il reste pour la paix et la bonne entente avec les autres gouvernements. »3 5 Le Second Empire sembla représenter une perspective de gouvernement bien plus dangereuse et il effraya autant les politiciens que le peuple britanniques. Toutefois, Napoléon III avait appris de l’expérience de son oncle – « Toutes mes guerres sont venues d’Angleterre » – si bien qu’il ne devait jamais faire de la Grande-Bretagne son ennemi ; car son soutien, ou au moins son accord, pourrait à nouveau permettre à la France de se déclarer arbitre européen. D’où son empressement à aller combattre aux côtés des Britanniques en Crimée et en Chine, son souhait de les impliquer pour soutenir son entreprise mexicaine et enfin la pression exercée sur eux pour une intervention conjointe lors de la guerre de Sécession américaine. Mais la méfiance que Napoléon III inspirait aux Britanniques, à la fois aux hommes politiques et au peuple – en tant que Bonaparte, dictateur et envahisseur potentiel – limita le partenariat au plus simple opportunisme et peu de larmes coulèrent en Grande-Bretagne lorsqu’il fut renversé en 1870. 6 La France de la IIIe République et la Grande-Bretagne furent plus proches que jamais en terme de politique intérieure lorsque la république proclama son conservatisme et que la monarchie devint plus démocratique. Mais, quand dans les années 1880, les républicains firent de l’expansion impériale un moyen de se remettre de leur défaite de 1870, les deux pays devinrent des rivaux coloniaux directs, déclenchant une nouvelle explosion d’impérialisme européen qui entraîna les Allemands, les Russes, les Belges, les Japonais et les Américains. À la fin du XIXe siècle, après la crise de Fachoda, lorsque les Britanniques dénoncèrent la persécution de Dreyfus et que les Français dénoncèrent l’esclavagismedes Boers, leurs relations redevinrent plus tendues qu’elles ne l’avaient été depuis au moins un demi-siècle. 7 Si l’attitude française envers la Grande-Bretagne peut être résumée par le ressentiment et le désir de se rétablir après la défaite de 1815 (puis, par la suite, de celle de 1870), celle des Britanniques oscillait entre la suspicion, la peur, l’indifférence et le mépris. Palmerston, l’un des principaux acteurs de la politique étrangère entre les années 1830

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et 1860, incarnait cette attitude : « Je ne blâme pas les Français de ne pas nous aimer. Leur vanité les pousse à être la première nation du monde. Et pourtant, à chaque fois, ils découvrent que nous les surpassons en tout point. » 4 Un tel point de vue n’empêcha pas l’admiration de la France dans d’autres domaines qu’en politique, et particulièrement dans les arts, la mode et les manières. Comme le déclara la reine Victoria : « Je crains que les Français ne soient trop inconstants, corrompus et ignorants, trop vaniteux et insensés pour espérer être raisonnablement gouvernés. Je crains qu’en tant que nation, ils ne soient incurables même si, en tant qu’individus, ils sont charmants. »5 À certains moments, la reine fut en très bons termes avec les Orléans et les Bonaparte et, par la suite, elle séjourna régulièrement en France. Elle fut également une dreyfusarde convaincue. 8 Les soupçons de Palmerston envers la France ne l’empêchèrent pas d’en être l’allié, surtout lors de la guerre de Crimée. L’un de ses principes en politique étrangère était d’agir étroitement avec les puissances potentiellement les plus dangereuses. D’ailleurs, il demanda parfois des forces militaires pour épauler la marine britannique. Toutefois, cela n’impliqua que rarement une coopération politique proche et, jamais, il ne considéra la France comme une alliée. Wellington et Palmerston continuèrent à la percevoir comme une menace – en fait, la seule menace envisageable au XIXe siècle – surtout lorsque les navires à vapeur semblèrent offrir la possibilité d’une invasion surprise. La profonde ambivalence envers la politique française fut très clairement démontrée lors de l’intervention de Napoléon III en Italie. La défaite de l’Autriche et la création du royaume d’Italie avaient été applaudies en Grande-Bretagne et étaient même perçues comme une victoire de la politique britannique, menée aux frais d’autrui. L’annexion par la France de la Savoie et du comté de Nice réveillèrent certaines craintes – qui n’étaient pas totalement infondées – selon lesquelles il s’agirait d’une première étape dans un plan d’expansion plus vaste, le long du Rhin et en Belgique. La réponse britannique – qui nous semble aujourd’hui incohérente mais qui était sensée pour la période victorienne – fut de dépenser une grande quantité d’argent pour fortifier la côte sud contre une possible attaque française, d’encourager la création d’une nouvelle force défensive de volontaires et de signer un ambitieux traité commercial avec la France, instaurant alors ce qui fut appelé « le premier marché commun ». Pourtant, dix ans plus tard, la Grande-Bretagne vit avec indifférence, et même avec satisfaction, la France être vaincue par l’Allemagne. 9 Ce ne fut que dans les années 1880, lors de l’occupation britannique en Égypte (d’où la France s’était retirée pour des raisons de politique intérieure) que les deux pays recommencèrent sérieusement à croiser le fer diplomatique. Même si les choses avaient évidemment changé depuis les années 1860, la Grande-Bretagne n’était plus vraiment concernée par l’hostilité française à son égard. Pourtant, elle arrêta le chantier du premier tunnel sous la Manche, car il pouvait servir en cas d’invasion, et elle s’inquiéta des nouvelles tactiques navales françaises. Mais la France n’était dangereuse que si elle faisait partie d’une coalition. Isolée, comme le démontrèrent Fachoda ou encore sa campagne contre la guerre des Boers, la France était incapable d’inquiéter la politique britannique. Ce furent des événements plus importants qui changèrent ces relations et tout particulièrement les ambitions impériales des autres puissances. 10 La France et la Grande-Bretagne étaient conscientes du déclin relatif de leur puissance respective, déclin qu’elles exagéraient quelque peu. Les Français – et particulièrement le groupe de pression colonial – se rendirent compte qu’ils ne pouvaient accomplir leurs objectifs s’ils étaient en conflit avec la Grande-Bretagne. Cette dernière –

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s’inquiétant d’abord et surtout d’une alliance de la France avec la Russie et de ses ambitions réelles ou imaginaires sur l’Asie centrale et la Chine – signa un traité avec le Japon en 1902 pour l’encourager à résister à l’invasion russe dans le nord de la Chine. Ceci, soutint A.J.P. Taylor, rendit le rapprochement anglo-français inévitable afin d’éviter que les deux nations ne se retrouvent impliquées dans la guerre russo- japonaise 6. En parallèle, leur inquiétude commune s’accrut vis-à-vis de l’Allemagne post-bismarckienne, les Britanniques en raison des chantiers navals allemands et les Français à cause de l’interférence allemande dans leurs ambitions au Maroc. 11 Après 1905, pour des raisons toujours controversées, la Grande-Bretagne et la France s’accordèrent sur une alliance tacite. Les Britanniques refusèrent tout engagement formel : « L’Entente n’est pas une alliance », précisa l’influent diplomate du bureau des Affaires étrangères, Eyre Crow, en 1911. « En cas d’ultime urgence, elle pourrait n’avoir aucun poids. » 7 Pourtant, les décisionnaires britanniques furent de plus en plus convaincus qu’ils ne devraient pas laisser l’Allemagne vaincre la France au cours d’une guerre européenne. Le ministre des Affaires étrangères du Royaume-Uni, Edward Grey, vit le danger : si la Grande-Bretagne restait neutre, elle éveillerait l’hostilité de tous les côtés et tôt ou tard, elle devrait faire face à « la haine de ceux qui avaient craint et de ceux qui avaient souhaité son intervention ; de plus, l’Allemagne aurait tout pouvoir sur le continent » dans une guerre contre l’Empire britannique 8. Mais bien sûr, il fallut l’invasion de la Belgique par les Allemands pour convaincre les sceptiques que l’Allemagne était le véritable ennemi. 12 L’alliance franco-britannique au cours de la Première Guerre mondiale devint de plus en plus étroite. Les deux économies étaient coordonnées à une échelle sans précédent. La finance, la navigation, le charbon, l’acier et les manufactures britanniques furent rapidement indispensables pour que les Français continuent à se battre et la Royal Navy commença enfin à entraver l’économie allemande. Cependant, alors que la nouvelle armée de Kitchener était levée et entraînée, l’armée française restait le rempart indispensable contre l’Allemagne – « l’épée de l’Angleterre », devait déclarer le général von Falkenhayn. D’où son plan de saigner à blanc l’armée française à Verdun et de forcer à la fois la France et l’Angleterre à faire la paix. La synergie de l’effort de guerre franco-britannique fut elle-même une cause de tensions et de ressentiment en France, parmi les politiciens, les soldats et les gens ordinaires. Comme l’avança incontestablement un général français, les Britanniques travaillaient dans les mines de charbon et les usines, envoyaient patrouiller des navires mais « ils ne se faisaient pas tuer »9. La crise de mars et avril 1918, le dernier coup de dés de l’Allemagne qui menaça un temps toute la position alliée, provoqua des récriminations mutuelles, alors que chaque côté appelait l’autre à l’aide. Avant la fin de la guerre, conclut Elizabeth Greenhalgh, il y eut « un conflit d’autant plus amer qu’il était absurde »10. 13 L’amertume entre Français et Britanniques n’aida bien entendu pas lors des négociations interalliées à la conférence de la Paix de Paris, même si les véritables problèmes étaient plus profonds. Les Britanniques, les Américains et les Dominions voulaient laisser les querelles européennes derrière eux. Il leur fallut donc croire que la menace germanique avait disparu – le ministre des Affaires étrangères britannique, lord Balfour, déclara que « l’Allemagne était repentante, que son esprit avait subi une conversion et qu’elle était une nation totalement différente »11. La France fut bien entendu plus sceptique car elle avait certaines raisons géographiques évidentes de se méfier. Cela généra les critiques les plus virulentes des progressistes, parmi lesquels John Maynard Keynes, qui

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accusa Clemenceau d’avoir « l’esprit sec et l’espoir vide », rejetant « toute la classe de doctrine que prône la Société des Nations (...). Il ne voit le problème que sous l’angle de la France et de l’Allemagne et non pas de l’humanité et d’une civilisation européenne luttant pour un ordre nouveau »12. 14 Dans une certaine mesure, les relations franco-britanniques entre les deux guerres restèrent sur cette lignée, avec de nombreux politiciens et diplomates français qui se préparaient à prendre des mesures plus dures contre l’Allemagne, ceci avant et après l’arrivée d’Hitler au pouvoir. Pourtant, en France aussi, il y avait un fort courant pacifiste, tant à gauche qu’à droite. Aucun pays n’était prêt à faire face à la possibilité d’une autre guerre. Même lesfaucons britanniques, comme Churchill, voulaient rester loin des disputes européennes et se concentrer sur la défense impériale. L’aviation et la marine passèrent avant l’armée pour les fonds et l’équipement. La force aérienne était prévue pour une guerre de bombardement stratégique et non pas pour une guerre tactique en soutien de l’armée. C’est pourquoi la Grande-Bretagne ne put soutenir que très peu la France en 1939-1940 et cela explique en partie la défaite française. 15 La rancœur de 1940 fut largement effacée avec le temps, par l’épopée de la Libération et de la Résistance. Comme le déclara le président Sarkozy dans un discours à Londres, le 18 juin 2010, « en reconnaissant au général de Gaulle le droit de parler et d’agir au nom de la France, l’Angleterre (…) a permit à la Résistance française d’exister ». Évidemment, cet hommage gracieux dissimule une multitude de « péchés » de part et d’autres. Les disputes féroces entre Churchill et de Gaulle sont désormais célèbres, bien que l’on n’en ait évidemment rien su à l’époque. Au moment de la Libération, dans l’esprit de tous, soldats ordinaires, résistants, aviateurs exfiltrés, SOE (service de renseignement et d’action britannique), la France et la Grande-Bretagne étaient de véritables alliés. Dans les années qui suivirent immédiatement la guerre, Ernest Bevin et Léon Blum tentèrent de renforcer cette alliance pour le futur, grâce au traité de Dunkerque (1947) – un nom choisi délibérément – qui devait devenir le pilier de l’Europe d’après-guerre. Il apparut rapidement qu’il n’était qu’une illusion qui ne résista pas aux premiers jours de la guerre froide, à une divergence économique, aux traumatismes de la décolonisation, à la débâcle de Suez et surtout à l’obsession allemande des Français et à l’obsession américaine des Britanniques 13. 16 De plus, le souvenir de la victoire et de la Libération ne fut pas à l’origine d’une alliance durable entre les deux pays, chacun se cramponnant à une idée de la guerre qui flattait sa propre fierté. Dans le souvenir britannique de 1940 – la résistance contre les hordes nazies qui voulaient traverser la Manche – la France est éliminée, sauf peut-être pour en faire un faire-valoir pitoyable à la gloire de la Grande-Bretagne. Ce fut, comme le démontra David Reynolds, une création de Churchill, dont l’histoire de 1940 inclut « un passage superbement ingénieux» qui fut en fait la « nécrologie de la IIIe République » : elle y fut montrée comme dénuée d’idées, de courage et de détermination 14. Churchill ne dit rien non plus, lors de son discours à la Chambre des Communes après Dunkerque, sur le rôle de l’armée française qui retenait les Allemands alors que le corps expéditionnaire britannique embarquait. Parallèlement, de Gaulle revendiqua de manière émouvante la gloire de la libération de Paris par « son peuple (...), [les] armées de la France (...), la France toute entière ». Minimiser l’importance du rôle joué par les Britanniques dans la Résistance et la Libération et accentuer l’hostilité britannique vis-à-vis de sa propre mission devinrent des éléments importants du mythe de De Gaulle. Ce fut ce que Robert

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Frank appela une « amnésie significative », car reconnaître la véritable contribution britannique aurait été un rappel trop douloureux des « différents destins des deux pays »15. 17 La France et la Grande-Bretagne furent de réelles alliées au cours de deux terribles guerres, au point même de proposer une union politique. Néanmoins, aujourd’hui, elles ne semblent pas parvenir à se souvenir d’elles-mêmes en tant qu’alliées. L’année 2004 combinait le soixantième anniversaire du jour J et le centenaire de l’Entente cordiale et fut marquée par de nombreuses cérémonies commémoratives. Pourtant, un sondage montra que parmi les mots choisis le plus souvent par les Français pour décrire les Anglais, on trouvait « isolés », « bornés » et « égoïstes ». Les Britanniques, quant à eux, décrivaient communément les Français comme « indignes de confiance » ou « traîtres » et près d’un sur trois les trouvaient « lâches » 16. 18 Malgré tout, on peut estimer que Bevin et Blum furent des prophètes plutôt que les victimes d’une illusion sentimentale qui ne devait pas faire long feu. Une fois de plus, la Grande-Bretagne et la France redevinrent de proches alliées, les piliers de la défense européenne, en dépit de la dissension causée par la seconde guerre d’Irak. C’est en partie par ambition, car les deux pays souhaitent continuer à jouer un rôle politique et militaire significatif dans le monde, et en partie par défaut des autres pays d’Europe qui n’ont pas cette ambition. La France et la Grande-Bretagne, avec les troisième et quatrième budgets les plus importants au monde, représentent les deux tiers des dépenses européennes en terme d’équipements militaires 17. Toutes deux consacrent environ 4 à 5 % des dépenses totales de leur gouvernement pour la défense, ce qui constitue environ la moitié de toutes les dépenses européennes en matière de défense 18. 19 Pourtant, dans le cadre de la situation financière actuelle, c’est un fardeau qu’elles trouvent lourd à porter. La Grande-Bretagne a eu d’énormes frais supplémentaires après les guerres en Irak et en Afghanistan, ce qui a provoqué des réductions de dépenses pour l’armement – surtout concernant les équipements les plus coûteux et les moins indispensables immédiatement, tels que les navires et les avions. Le Strategic Defence and Security Review d’octobre 2010 marque le début d’une politique d’affaiblissement de la Royal Navy et de la Royal Air Force et, sur le papier, fait de la Grande-Bretagne une puissance militaire inférieure à la France – pour la première fois sur mer depuis Louis XIV. Cependant, la France s’attend également à de sévères restrictions dans un futur proche. Les Britanniques se sont vus confier la construction de nouveaux porte-avions, mais ont conclu qu’ils ne pourraient pas se payer les avions pour en décoller – une décision qui a engendré une controverse publique et même des moqueries. La solution semble résider dans le partage des systèmes d’armement avec le seul partenaire adéquat, la France, dont les avions pourraient décoller des porte-avions britanniques. 20 Cependant, les porte-avions et les fortes restrictions budgétaires sont seulement l’aspect le plus visible d’une équation plus délicate que tentent de résoudre les deux pays : rester les leaders de la défense européenne et jouer un rôle à l’échelle mondiale à un prix acceptable pour leur électorat. Une collaboration croissante semble être l’unique solution et, en novembre 2010, un nouveau traité de coopération en matière de défense et de sécurité a été signé. Ce traité devrait donner naissance en principe à une force terrestre commune, une unité opérationnelle navale commune et une étroite coopération en matière de développement d’armes, y compris dans le domaine nucléaire 19. Il y eut quelques réactions hostiles à cette idée dans la presse britannique,

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probablement basées sur le souvenir déformé de 1940 mentionné plus haut. Toutefois, ce traité devrait créer une coopération plus importante qu’elle ne l’a jamais été auparavant en temps de paix. Ce qui pourrait avoir pour conséquence future que la France et la Grande-Bretagne ne puissent plus mettre en œuvre une force militaire importante sans la participation de l’autre – une situation unique et sans précédent qui pose des questions politiques et militaires fondamentales. Bien qu’il a été dit que ce traité marquait un affaiblissement du « paradigme de Suez » (lors de la crise de Suez, la Grande-Bretagne s’était raccrochée à l’Amérique et à l’OTAN alors que la France réclamait une force de frappe européenne indépendante 20), le premier test pratique de ce partenariat en Libye, en mars 2011, a immédiatement ravivé la vieille division concernant le rôle de l’OTAN. Il est concevable que la Grande-Bretagne et la France préfèrent d’autres partenaires – les États-Unis qui les considèrent comme un partenaire spécial et de valeur ou une Allemagne volontaire – pour soutenir leurs ambitions politiques. Mais la réalité les rappelle à l’ordre et dans le monde des années 2010, les deux pays ne peuvent compter que l’un sur l’autre. Ce qui serait d’autant plus facile à accepter s’ils étaient plus oublieux de leurs affrontements et moins négligeant envers leurs alliances passées.

NOTES

1. A NDREW (Christopher), Théophile Delcassé and the Making of the Entente Cordiale, Londres, Macmillan, 1968, p. 116. 2. DARRIULAT (Philippe), Les patriotes : la gauche républicaine et la nation, 1830-1870, Paris, Seuil, 2002. 3. JENNINGS (Lawrence C.), France and Europe in 1848, Oxford, Clarendon, 1973, p. 19. 4. BOURNE (Kennet), Palmerston: The Early Years, 1784-1841, Londres, Allen Lane, 1982, p. 613. 5. PAKULA (Hannah), An Uncommon Woman: The Empress Frederick,Londres, Phoenix, 1995, p. 278. 6. TAYLOR (A.J.P.), The Struggle for Mastery in Europe, 1848-1918, Oxford UP, 1971. 7. HINSLEY (F.H.) (dir.), British Foreign Policy under Sir Edward Grey, Cambridge UP, 1977, p. 324. 8. FERGUSON (Niall), The Pity of War, Londres, Allen Lane, 1998, p. xxxix. 9. G REENHALGH (Elizabeth), ‘Georges Clemenceau, David Lloyd George, and the 1918 manpower crisis’, Historical Journal, 50 ; 2, 2007, p. 420. 10. Idem, p. 397 11. L ENTIN (Anthony), Lloyd George and the Lost Peace: From Versailles to Hitler, Londres, Palgrave, 2001, p. 81. 12. KEYNES (J.-M.), The Economic Consequences of the Peace, Londres, Macmillan, 1920, p. 29, 31, 33. 13. Se reporter à Robert Frank, La hantise du déclin : le rang de la France en Europe, 1920-1960, Paris, Belin, 1994, pour une analyse lucide. 14. R EYNOLDS (David), In Command of History : Churchill Fighting and Writing the Second World War, Londres, Allen Lane, 2004, p. 166-167. 15. FRANK (R.), La hantise du déclin…, op.cit., p. 244. Pour les détails sur les désaccords historiques, voir : TACHIN (Agnès), La Grande-Bretagne dans l’imaginaire français à l’époque gaullienne, Bruxelles, Peter Lang, 2009, chap. 7. 16. Libération, 5 avril 2004.

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17. Pour un résumé, se reporter au Stockholm International Peace Research Institute [SIPRI] Military Expenditure Database (base de données des dépenses militaires) (2009). En 2009, la France était le 3e pays le plus dépensier et la Grande-Bretagne le 4e (en dollars américains). 18. JONES (Ben), ‘Franco-British military cooperation: a new engine for European defence?’, Institut d’études de sécurité de l’Union européenne, Occasional paper 88 (février 2011), p. 12. 19. Pour un résumé du traité et de son contexte, voir : Jones (B.), ‘Franco-British military cooperation’, op.cit. 20. Idem, p. 17. Pour le contexte franco-britannique et l’impact de Suez, se reporter à : TOMBS (Robert et Isabelle), That Sweet Enemy : The French and the British from the Sun King to the Present, Londres, William Heinemann, 2006, chap. 13.

RÉSUMÉS

Deux siècles après la bataille de Waterloo, les relations franco-britanniques peuvent être perçues comme une évolution de l’hostilité à l’alliance et finalement au partenariat. Mais il ne s’agit pas d’une évolution sans heurt et continue. Le rapprochement n’a pas été simple au XIXe siècle et au cours du XXe siècle, l’alliance ne résultait pas de la confiance et de l’affection que les politiques et les peuples des deux pays pouvaient se porter. De part et d’autre de la Manche, d’autres pays ou d’autres parties du monde semblaient plus importants que cela soit pour nouer des relations amicales, conflictuelles ou d’influences économiques et politiques. De fait, dans le passé, certains pays étaient contraints de nouer des partenariats ou des alliances car leur survie en dépendait. Aujourd’hui, la France et la Grande-Bretagne sont les seuls États européens à avoir encore une ambition mondiale. Pour parvenir à leurs fins, les deux pays aimeraient opter pour d’autres partenaires. Cependant, la réalité les rappelle à l’ordre et dans le monde des années 2010, ils ne peuvent compter que l’un sur l’autre. Ce qui pourrait être plus facile à accepter s’ils étaient plus oublieux de leurs affrontements et moins négligeant envers leurs alliances passées.

Franco-British relations over the two centuries since Waterloo could be seen as a transformation from enmity to alliance, and finally to partnership. But it has not been a smooth or continuous transformation. There was no consistent policy of rapprochement during the nineteenth century, and twentieth-century alliance did not result in trust and affection, whether among politicians or peoples. Other countries, and other parts of the world, have seemed at various times more important, whether as friends, enemies or models of modernity. Yet few if any countries have been forced into closer partnerships, and even into alliances on which their survival depended. Today they are the only European states that maintain ambitions for a world role. Conceivably, both might prefer other partners. But in the real world of the 2010s they have only each other. This might be easier to accept if they were less mindful of their past enmity, and less forgetful of their past alliances.

INDEX

Mots-clés : alliance, Grande-Bretagne, relations internationales

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AUTEURS

ROBERT TOMBS

Professeur d’histoire française à l’université de Cambridge, il est membre du St John’s College. Il est notamment co-auteur de : That Sweet Enemy: Britain and France. The History of a Love-Hate Relationship (New York: Vintage, 2008).

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Les rapports franco-britanniques à travers la peinture militaire représentant la guerre de Crimée Franco-British rapport as seen through military painters of the Crimean War

Aude Nicolas

1 L’avènement du Second Empire, au soir du coup d’État du 2 décembre 1851, a effrayé les monarchies européennes en place. Le retour sur le trône de la dynastie impériale en la personne du neveu de Napoléon Ier ne résonnait-il pas, en effet, comme une menace sur l’ordre établi depuis le congrès de Vienne de 1815 ? Parmi les États inquiets, la Grande- Bretagne se place au premier rang. Se remémorant les luttes acharnées de ses pères contre la Révolution française puis le Premier Empire, la couronne britannique se montre fort méfiante et réticente vis-à-vis de Napoléon III. Néanmoins, les alliances ne sont plus les mêmes qu’au début du siècle et le nouvel empereur, anglophile 1, multiplie les rapprochements avec la reine Victoria, dont les mauvaises langues disent qu’elle n’est pas insensible à son charme.

2 Mais si la France inquiète les Britanniques, la véritable menace est en Russie, où le tsar Nicolas Ier a des vues expansionnistes sur l’Empire ottoman, affaibli. La prise des territoires turcs permettrait d’obtenir des débouchés maritimes et commerciaux en Méditerranée par les détroits du Bosphore et des Dardanelles. Pour arriver à ses fins, le tsar invoque le prétexte des lieux saints placés sous autorité turque, dont les habitants, chrétiens orthodoxes, devraient dépendre de l’administration russe. Il ne nous appartient pas d’expliquer ici toutes les conséquences du déclenchement de la guerre de Crimée, sous peine de sortir du cadre qui nous est imparti. Pour résumer rapidement la nature des rapports entre la France et la Grande-Bretagne, il est à noter que les Britanniques, favorables aux Russes 2 avant la déclaration de guerre et inquiets des dispositions prises par la France (flotte d’observation envoyée à Salamine en 1853), se sont immédiatement ralliés à Napoléon III après l’annonce imprévue et dévastatrice pour eux de l’ultimatum russe, repoussé par la Sublime Porte 3.

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3 Ce revirement de situation marque les débuts d’une collaboration, après l’échec des négociations diplomatiques entre les parties, la déclaration de guerre conjointe de la France et de la Grande-Bretagne aux côtés de leur allié turc contre la Russie, le 27 mars 1854. Le 10 avril suivant, l’alliance entre les deux empires est officialisée. D’abord massées à Varna, les troupes partent à la poursuite de l’armée russe qui se retire de Bessarabie et de la Dobroudja. Le conflit se délocalise rapidement en Crimée, « la perle » 4 de la mer Noire. 4 La campagne de Crimée est l’une des guerres les plus marquantes du XIXe siècle ; aussi, elle n’a pas laissé indifférents les artistes en général et les peintres en particulier. En effet, pas moins de 140 œuvres (incluant deux panoramas) répertoriées au Salon des beaux-arts de 1855 à 1870 comme aux Expositions universelles, et notamment à celle de Paris en 1855, sans compter les tableaux non exposés, représentent le conflit sous ses aspects les plus divers. Qu’il s’agisse de commandes officielles de l’État, d’inspirations libres des peintres, de tableaux d’histoire ou de scènes de genre (sans compter les dessins, estampes, photographies et objets d’art), beaucoup de ces œuvres représentent les événements auxquels ont participé les soldats français et britanniques de l’Alma à Sébastopol. 5 C’est sous cet angle spécifique de la représentation picturale de la guerre de Crimée, par le biais d’œuvres choisies et signifiantes, que nous exposerons comment l’art a appréhendé les relations franco-britanniques au cours de ce conflit et comment les peintres les ont représentées.

Les derniers feux de l’orientalisme

6 Comment expliquer un tel engouement des peintres pour la Crimée, si ce n’est par l’attrait du lointain et le caractère oriental du conflit. À une époque où les Delacroix, Chassériau, Fromentin, Courdouan, Schreyer et autres amateurs de couleurs chaudes et de lumières mordorées ont surpris le public en représentant, d’après leurs carnets de voyages, d’autres coutumes dont l’originalité fascine autant que l’allure et les uniformes chamarrés des zouaves, des turcos et des spahis de l’armée d’Afrique. Ces artistes, d’origines et de formations diverses (certains d’entre eux sont à la fois peintres et officiers dans le corps expéditionnaire, à l’image du capitaine Antoine-Valentin Jumel de Noireterre), ont été séduits par ce nouveau rêve oriental.

7 Artistes célèbres ou méconnus, fidèles à leurs commandes ou portés par leur inspiration, tous ont voulu révéler aux yeux du public la première campagne du Second Empire, où la victoire sur les Russes effaçait le terrible souvenir de 1812. Quelques-uns se rendent sur place, tel Horace Vernet qui, fidèle à ses habitudes et pour la dernière fois de sa carrière, suit le corps expéditionnaire dont il souhaite immortaliser les combats. Plus tard, après la prise de Malakoff, Adolphe Yvon et le colonel Jean-Charles Langlois foulent le sol des tranchées de Sébastopol, l’un pour recueillir la documentation nécessaire à la réalisation de l’immense triptyque qu’il a proposé à l’empereur, l’autre pour son nouveau panorama exposé en 1860 à la rotonde des Champs-Élysées. 8 Pourtant, en dépit de l’abondance de tableaux réalisés, rares sont ceux qui représentent l’armée britannique alors qu’elle combat avec l’armée d’Orient, dirigée successivement par le maréchal de Saint-Arnaud et les généraux Canrobert puis Pélissier. Il semble que,

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malgré les déclarations d’amitié et d’entente mutuelles au sommet de l’État, le vieil antagonisme qui séparait les deux pays soit toujours d’actualité. Ainsi les troupes britanniques sont-elles presque totalement absentes des deux compositions qui représentent le débarquement à Old Fort, le 14 septembre 1854 5. L’action est centrée sur les troupes françaises, qui comptent les effectifs les plus nombreux.

Une peinture psychologique

9 Les premières œuvres montrant les soldats français et anglais côte à côte sont celles dédiées à la bataille de l’Alma (20 septembre 1854), encore que la présence britannique dépende aussi du moment choisi par le peintre. Cette victoire mémorable a fait l’objet de nombreuses compositions. Pourtant, seuls Horace Vernet et Eugène Lami ont inclus dans leurs tableaux l’armée britannique luttant aux côtés des Français.

10 En effet, en 1855, le prince Napoléon commande à Vernet une version de la bataille dans le même esprit que le Débarquement de l’armée française en Crimée par Isidore Pils 6 avec lequel elle est exposée. Cette représentation de la victoire de l’Alma est en premier lieu, comme pour le tableau susnommé, un manifeste dédié à la gloire militaire du prince Napoléon. Celui-ci a choisi le maître de la peinture de batailles pour immortaliser son fait d’armes. Plutôt que de représenter l’ensemble du combat et d’en dresser une synthèse, Vernet choisit de nous montrer le moment où la division du prince Napoléon est appelée en renfort pour soutenir l’avancée des troupes à l’assaut du plateau de l’Alma. Le tableau est construit avec simplicité, sur trois plans obliques horizontaux, liés les uns aux autres par les aspérités du terrain, ce qui permet une grande lisibilité de l’œuvre. Quoique la 3e division n’ait pas joué un rôle majeur dans l’affaire, contrairement à la division Bosquet, Vernet se plie aux exigences du prince et trouve le moyen de le faire paraître à son avantage sans bouleverser la vérité historique. Le peintre connaît le terrain puisqu’il était en Crimée au début de la campagne en 1854, où il a dessiné le portrait du prince. La topographie des lieux lui étant familière, il a pu représenter avec beaucoup de précision la géographie particulière de la presqu’île de Crimée au niveau de la rivière Alma. 11 Fidèle à sa grande tradition de représentation de batailles, Vernet a peint l’action principale au premier plan où nous sommes directement plongés au coeur du combat. Un officier anglais évanoui est transporté sur une civière par des infirmiers. Puis ce sont deux soldats blessés qui s’avancent vers nous, épaule contre épaule : un Highlander des Black Watsh marchant d’un pas ferme en nous faisant le salut militaire anglais, comme si nous faisions partie des officiers montrés dans le tableau, et un sergent du 1er régiment de zouaves décoré de la Légion d’honneur. L’Écossais nous regarde avec une fierté et une dignité mêlées d’une certaine raideur de posture caractéristique de l’armée britannique. Son attitude traduit le sentiment du devoir accompli sans faiblir et il ne se retire que parce qu’une blessure à la main l’empêche de continuer la lutte avec son fusil. Quant au zouave qui l’accompagne, il brandit fièrement en trophée une épée appartenant à un officier russe ainsi que ses décorations (la médaille de la guerre turco- égyptienne et la croix de saint-Stanislas). Il les a probablement arrachées en guise de preuve sur l’uniforme de son adversaire. Ce sergent est ici la parfaite illustration de la légèreté et de l’insouciance qui caractérise les militaires français, aux allures joyeuses et enthousiastes, riant d’un rien et supportant tout avec bonne humeur. Ce groupe de deux soldats est à la fois le symbole de l’union franco-britannique et de la fraternité

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presque inconcevable entre les hommes des deux nations, ennemies pendant si longtemps. Cette fraternité, voulue en haut lieu, n’est pas aussi évidente que Vernet le laisse sous-entendre ici et ne s’est pas faite sans heurts. Ce n’est qu’après la bataille d’Inkerman (5 novembre 1854) qu’elle s’instaure plus franchement. Mais à Paris comme à Londres, il est de bon ton de montrer ce revirement d’alliances si extraordinaire que les dessinateurs humoristiques ont plaisir à représenter 7. 12 À l’Alma, les deux nations se jaugent, et c’est à celle qui accomplira le plus d’exploits dans cette émulation guerrière, ce que Vernet laisse poindre en peignant le sergent de zouaves en train de brandir sa prise en direction de l’état-major qu’il interpelle, poussant sans doute un cri de victoire. Ni fantaisie ni recomposition inexacte ou synthétisée chez le peintre. Tout est conforme à l’histoire et aux récits officiels rédigés après la campagne, dont celui d’Eugène Woestyn 8. La parfaite connaissance de Vernet du monde militaire et de ses habitudes, sa maîtrise incontestée de l’art des batailles en font l’un des meilleurs artistes chroniqueurs de cette partie de la bataille de l’Alma. 13 Eugène Lami, lui, a choisi un autre épisode pour satisfaire une commande réalisée en 1855. Sa Bataille de l’Alma représente un événement que l’on pourrait qualifier de fin du combat, le moment décisif étant passé et l’armée russe initiant sa retraite. La construction de l’œuvre est très linéaire, équilibrée en trois plans horizontaux. Nous sommes sur le plateau de l’Alma, ce qui explique la relative planéité du terrain. Au premier plan, le peintre a scindé la scène en deux. À gauche se tient l’armée britannique. La bataille fait rage depuis un certain temps, puisque les morts et les blessés sont déjà nombreux de ce côté. À terre gît un caporal entouré de ses soldats du . Un sergent est étendu face contre terre, avec à ses côtés un garde en capote grise. À droite, Lami a peint un amas de morts et de blessés du 30e régiment d’infanterie. Ces hommes reposent autour de la caronade russe qu’ils ont prise. 14 Pour la première fois dans l’ensemble des représentations que nous avons analysées, l’armée britannique est montrée en nombre. Quoiqu’elle soit partie en retard de ses positions vers les lieux du combat, elle n’en a pas moins attaqué avec ardeur et courage les objectifs russes qui lui étaient échus. Lami met le doigt sur l’importance plus grande des pertes anglaises en établissant un rapport proportionnel, symbolique mais significatif, avec les troupes françaises dont les victimes sont représentées par un lieutenant d’artillerie tué et un caporal de zouaves blessé à la jambe. Ces pertes ne semblent guère perturber le régiment de Highlanders qui attend, l’arme au pied, le moment de passer à l’action. Seuls deux capitaines se sont retournés, nonchalamment appuyés sur le pommeau de leur épée ou les mains sur les hanches, jambes croisées, et considèrent la scène, songeurs. Le Pipe Band s’est installé sur un petit monticule et fait résonner ses cornemuses. Enfin, à l’extrême gauche, un régiment de gardes attend dans une attitude aussi stoïque que celle de ses camarades montagnards, l’arme sur l’épaule. 15 Le groupe principal de l’œuvre est peint à droite. On reconnaît le maréchal de Saint- Arnaud donnant ses ordres au milieu de son état-major. Derrière lui, le 1er régiment de zouaves du colonel Bourbaki est prêt à poursuivre la lutte aux côtés des Anglais. Bourbaki est placé en arrière de ses hommes, comme si Lami voulait indiquer par-là l’indépendance de caractère et d’action de ces soldats qui ont tendance à précéder plutôt qu’à suivre leurs chefs, contrairement aux gardes anglais qui avancent à gauche, impeccablement alignés, calmes, l’arme au bras. Ils obéissent sans sourciller aux ordres donnés par leurs officiers malgré les morts et les blessés qui s’amoncèlent en abondance derrière eux, au fur et à mesure de leur progression. D’après un zouave : «

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Les Anglais prennent une redoute comme on prend un madère dans un grand dîner : avec décorum. »9 16 Lami montre moins la bataille et la victoire finale que la dissemblance de tempérament qui existe entre Français et Britanniques, la différence de tactique et l’héroïsme commun qui ne s’exprime pas de la même façon dans les deux nations. Il rend sa pleine place à l’action des troupes de la reine Victoria, qui combattent très bravement, mais avec un déploiement tactique dépassé datant des débuts du siècle, en particulier de la guerre d’Espagne de 1808-1812. La raideur naturelle et l’impassibilité flegmatique de ces soldats valeureux, décimés par les tirs adverses alors qu’ils abordaient les positions, alignés comme à la parade, en faisant un feu de salve sur ordre de temps en temps, sont ici fort bien rendues, comme le caractère enjoué et fonceur des troupes françaises. 17 L’agitation des zouaves, leur enthousiasme et leur sens particulier de la discipline forment un contraste saisissant avec les Highlanders et les gardes anglais. La dispersion des troupes en tirailleur, apprise en Afrique, est très éloignée de l’alignement méthodique des alliés britanniques dont le comportement, s’il était autorisé par les armements des années 1805-1815, ne l’est plus en Crimée où la portée balistique des armes est nettement supérieure et leur précision plus grande, grâce aux nouveaux armements à canons rayés qui commencent à équiper un certain nombre de troupes d’élite. Les deux armées sont bel et bien distinctes, séparées par un fossé dans le tableau qui matérialise autant la frontière psychologique et matérielle existant entre elles que la différence des tactiques employées. 18 Cette construction simple et claire révèle, entre autres notions, une fine étude psychologique et de société sur le « tempérament » militaire des deux nations en présence. Du moins le peintre rend-il justice à l’action commune des Anglais et des Français en rétablissant l’équilibre des actes et des faits.

Des cavaliers héroïques

19 Jusqu’à présent, les artistes ont majoritairement représenté l’armée française, particulièrement les troupes d’Afrique, dont les exploits, l’intrépidité et les uniformes chamarrés commençaient à devenir légendaires. Or, le grand événement marquant de cette campagne pour l’armée britannique, celui qui a fait couler le plus d’encre et donné lieu à la réalisation de nombreuses œuvres commémoratives 10, est sans conteste la bataille de Balaklava, le 25 octobre 1854, plus connue outre-Manche sous le nom de « charge de la brigade légère ».S’il en existe de nombreuses représentations gravées 11, les tableaux les plus connus représentant cet engagement mythique côté britannique sont rétrospectifs. Les deux artistes les plus connus ayant fourni plusieurs compositions sur ce sujet sont sir Richard Caton Woodville et lady Elizabeth Butler.

20 Le premier est l’auteur de trois compositions relatant la chronologie de cet incroyable événement où, suite à la transmission d’un ordre trop vague de la part d’un aide de camp, le capitaine Nolan, la brigade légère aux ordres de lord Cardigan a chargé le gros de l’armée russe (25 000 hommes) dans la plaine en entonnoir de Balaklava, au sud de Sébastopol, au lieu d’aller reprendre des canons pris le matin par les Russes sur les hauteurs du site. Des 658 hussards, dragons légers et lanciers qui la composent, seuls 195, dont lord Cardigan, reviennent à l’issue de la charge. Ce glorieux mais inutile fait d’armes est immédiatement légendaire, au point qu’il devient l’unique résumé de la bataille de Balaklava, passant sous silence la résistance des artilleurs turcs et

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l’intervention opportune des chasseurs d’Afrique de l’armée française, envoyés par le général Canrobert 12 pour reprendre les canons perdus sur les hauteurs et ainsi créer, par la même occasion, une diversion salutaire, permettant aux restes de la brigade légère de retraverser la plaine. 21 Woodville peint exclusivement la brigade légère au début de la charge, au moment où les cavaliers sabrent les artilleurs russes sur leurs pièces et enfin les survivants. On peut comparer cette dernière œuvre au tableau de lady Elizabeth Butler, également rétrospectif et consacré au retour des cavaliers. Ces quatre tableaux sont uniquement focalisés sur cette charge héroïque, ce qui fait dire au général Canrobert, témoin de l’action : « C’est magnifique, mais ce n’est pas la guerre ! »13 22 Du côté français, il y a très peu de représentations de la bataille de Balaklava, et surtout de la charge de la brigade légère, qui reste un fait d’armes britannique. Pourtant l’action des chasseurs d’Afrique n’en a pas moins été importante et prestigieuse. De part et d’autre de la Manche, on a cherché, dans la presse comme dans les arts, à minimiser l’intervention de l’un et l’autre parti au cours de la journée. Le seul grand tableau contemporain français que nous connaissons et qui détaille le fait est celui de Félix Philippoteaux, qui nous livre sa version avec son point de vue en faisant le choix d’un moment précis de la bataille. Comme nous avons pu le constater avec Woodville et Butler, les peintres anglais célèbrent en gros plan la charge de la brigade, dont on ne voit que rarement les adversaires, ainsi que son bilan, certes, héroïque mais aussi catastrophique. Ce point de vue réducteur a contribué à glorifier davantage les hommes qui y ont participé et à créer une quasi légende. Il en résulte que l’on a ainsi faussement tendance à penser que l’engagement de Balaklava ne concerne que les troupes anglaises. Or deux escadrons du 4e chasseurs d’Afrique ont été lancés contre les batteries des monts Fédioukine par le général d’Allonville. 23 Le peintre construit sa composition en deux temps, avec un déséquilibre voulu dans la hiérarchie du tableau. Il choisit de nous introduire en pleine action et ce dès le premier plan, où la bataille fait rage. Nous sommes au moment où le général d’Allonville, à cheval à droite, donne l’ordre aux chasseurs d’Afrique de repousser les Russes des redoutes turques des monts Fédioukine, de reconquérir le terrain et de récupérer les deux batteries d’artillerie. La charge est lancée et le premier escadron fonce sur l’infanterie russe formée en carré, les officiers au centre. Philippoteaux nous montre une charge impeccablement exécutée. L’avant du carré vient d’être enfoncé. Les Français ont fait une trouée dans les rangs ennemis dont les soldats s’écroulent sous les coups de sabre et la pression des poitrails des chevaux, poussés en avant à grands renforts d’éperons. Les pertes se font aussi nombreuses du côté français. 24 Les coloris bleus, rouges, blancs se mêlent dans une apparente confusion tourbillonnante, accentuée par les lignes divergentes des sabres qui semblent aller dans toutes les directions. On est saisi dans l’instantanéité de l’action et ce désordre apparent est parfaitement contrôlé par l’excellente connaissance du peintre du déroulé d’une charge. La construction en diagonales ascendantes qui vont se rejoindre au centre du tableau nous emporte dans l’élan irrésistible et fougueux de cette charge éblouissante, menée dans la grande tradition et le panache de la cavalerie. Des renforts s’imposent ; ils arrivent avec l’état-major. Un lieutenant, visage tourné et bras tendu vers la droite, fait le lien avec la dernière partie du tableau qui identifie précisément le sujet représenté. La plupart des hommes de son peloton suivent son regard, et c’est là, dans une petite portion de l’œuvre, que nous découvrons la brigade légère anglaise (on

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devine les lances du 17e lanciers avec leurs fanions), retournant au grand galop vers ses lignes sous le feu des batteries russes dont les nuages de fumée embrument le paysage, semant des morts partout. 25 Son mouvement vers l’avant se trouve accentué par la course effrénée montrée en parallèle d’un cheval sans cavalier qui redescend la pente, emballé, naseaux au vent et les yeux blancs de frayeur. Sa course à grande vitesse fait écho et accroît celle des cavaliers britanniques en bas dans la plaine. La topographie des lieux autorise Philippoteaux à donner une grande importance à la charge française, intervenue en fin de journée. Le point de vue choisi nous permet de dominer la plaine. Par cet effet de recul, la brigade légère est devenue minuscule, dans le respect du rapport des proportions. C’est par-là même un moyen de rendre justice à l’action des chasseurs d’Afrique et de montrer l’importance accordée à leur mouvement plutôt qu’à celui des cavaliers anglais, montrés en pleine retraite accélérée et dont l’action est réduite à l’anecdote de seconde zone. Ce moyen implicite, grâce à quelques choix techniques du peintre, permet de répondre aux journaux britanniques qui avaient tendance à ne parler que de l’action des soldats de lord Cardigan et à ne pas mentionner que les chasseurs d’Afrique avaient évité, en reprenant les redoutes, une hécatombe plus importante encore. Cette œuvre a donc une dimension politique nettement marquée, en plus qu’historique et artistique, quoique le tableau ne soit pas une commande, le peintre ayant sollicité son achat en 1860, agréé pour le musée de Versailles. Elle rétablit l’équilibre et le rôle de chacun dans cette affaire qui fut un épisode glorieux pour les uns comme pour les autres.

Frères d’armes

26 Ces divers combats et ces épreuves traversées ensemble ont contribué à créer des liens et à rapprocher quelque peu soldats français et britanniques, même si les relations, pour la plupart, se sont bornées à une émulation guerrière. Sensibles à ce climat et à son évolution, les peintres que nous avons évoqués ont donc réalisé les portraits psychologiques de ces combattants par le biais des témoignages des soldats et aussi grâce à leur propre expérience. La véritable amitié et mieux encore la fraternité d’armes, ce sentiment intense développé par les soldats face à la mort en même temps que l’esprit de sacrifice, sont nées à l’aube du 5 novembre 1854, sur le plateau d’Inkerman.

27 Ce jour-là, l’armée de secours russe lance une attaque surprise dans la brume, dirigée contre le petit camp anglais installé sur le dit plateau, pour l’heure endormi. Ce sont 35 000 Russes scindés en deux colonnes qui attaquent les 3 500 hommes du général Lacy-Evans. La résistance s’organise, mais très vite, les pertes anglaises sont nombreuses malgré un héroïsme qui cause aussi de gros dommages collatéraux chez l’ennemi. Le bruit du combat est parvenu jusqu’au camp de l’armée française. En accord avec le général Canrobert, le général Bosquet prend le commandement d’une colonne de secours composée du 3e régiment de zouaves et de quatre compagnies du 3e bataillon de chasseurs à pied. Les Britanniques sont exsangues, exténués, mais ils luttent toujours. 28 La bataille d’Inkerman a fait l’objet de plusieurs représentations, peintes, dessinées ou gravées. Cet affrontement d’une violence inouïe a été longuement commenté par les témoins et les correspondants des journaux, en France comme en Angleterre. Il se peut

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que ces différentes images aient inspiré Gustave Doré 14 pour réaliser sa Bataille d’Inkerman, commande de l’empereur en 1856 destinée au musée de Versailles. Dans sa grande composition exposée au salon de 1857, Doré a représenté l’arrivée des renforts du général Bosquet au camp anglais. 29 Le peintre nous montre la mêlée qui met aux prises les Britanniques et les Russes. Un certain nombre de morts et de blessés jonchent déjà le sol, comme on peut le voir au premier plan avec les gardes. La violence du combat est inouïe et ce tableau se veut une reproduction fidèle de cette effroyable tuerie du 5 novembre. Partout on s’empoigne, on se frappe, on se blesse et on s’entretue par tous les moyens. Doré a déjà représenté de telles mêlées furieuses, où les personnages crient souvent comme ceux que l’on voit et se battent à coups de crosses et de pierres. Il se sert donc de ses poncifs stylistiques et techniques qu’il met au service de la vérité historique. Le flot gris sombre des Russes, sortis du brouillard, menace d’exterminer les Anglais qui soutiennent courageusement la lutte, mais faiblissent sous le nombre, submergés par ce raz-de-marée gris qui ne laisse voir que quelques tuniques écarlates luttant encore désespérément. Mais bientôt leur résistance s’épuise, autant à cause des lourdes pertes que par la fatigue physique d’un engagement aussi long qu’inégal. Rien ne semble pouvoir arrêter l’ennemi. Cependant, la résistance soutenue et désespérée des Britanniques ne va pas être inutile, car un secours inespéré jaillit de la droite du tableau. Les zouaves du 3e régiment entrent dans la mêlée au pas de course. Ils foncent en hurlant vers les Russes. En hauteur, le général Bosquet considère le tas de morts et de blessés britanniques d’un œil ferme mais compatissant. Il faut venger ces hommes si braves, dont certains trouvent encore la force de lever les bras pour crier : « Hurray for the Frenchmen ! » Des silhouettes noires se battent à coups de pierres et de crosses,défendant le drapeau anglais en loques mais toujours debout, opposé à l’Aigle française qui flottefièrement au vent, intacte. 30 Horace Vernet, présent en Crimée au moment de la bataille d’Inkerman, écrit le lendemain du combat : « Ces pauvres Anglais, se sont-ils fait esquinter ! Il nous faut toujours venir à leur secours ; sans cela, il n’en resterait peut-être pas un. La guerre ne consiste pas à se faire tuer courageusement ; l’intelligence doit dominer pour gagner des batailles. Lorsque les officiers et les soldats ne se connaissent pas, les uns et les autres peuvent faire leur devoir individuellement, mais les résultats sont des pertes énormes sans autre succès que de rester sur la place. Dans l’armée française, les officiers sont l’esprit des soldats qu’ils commandent, avec lesquels ils vivent sans cesse, avec lesquels ils partagent les mêmes privations et les mêmes souffrances… » 15 31 La bataille d’Inkerman est bel et bien l’élément déclencheur de l’alliance pour les deux armées. Les tableaux évoquant les blessés en tant que sujet principal sont rares en peinture, et pourtant les lourdes pertes subies par les différentes armées engagées n’ont pas laissé les artistes indifférents, à l’image de Jules Rigo qui représente en 1857, Les Chirurgiens français pansant des blessés russes après la bataille d’Inkerman (5 novembre 1854), ou encore Eugène Appert qui, au Salon de 1855, expose une scène de genre monumentale montrant les Sœurs de charité en Crimée. Dans cette œuvre empreinte de solennité religieuse, construite comme une Piétà, un Highlander écossais et un grenadier français, tous deux grièvement blessés, sont soignés par les sœurs de charité et sont par là même placés sur un pied d’égalité dans la souffrance et la mort. Cette représentation d’un épisode du siège de Sébastopol permet de montrer que les soldats des deux armées subissent les mêmes épreuves avec courage et fraternité, liens

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que le terrible hiver russe renforce lorsque, dans les tranchées, les Français donnent aux britanniques, dépourvus de tout suite à un grave problème d’intendance, vêtements chauds et vivres pris sur leurs propres rations. 32 La nomination au commandement de l’armée d’Orient du général Pélissier sonne le glas de la résistance russe en Crimée et, le 8 septembre 1855, l’assaut et la prise de la tour Malakoff ouvrent les portes de Sébastopol aux alliés. De nombreux tableaux ont immortalisé cet épisode crucial du siège, mais peu montrent l’action des troupes britanniques aux côtés des soldats français, turcs et sardes. Le monumental triptyque d’Adolphe Yvon, conservé au château de Versailles, ne montre pas un seul soldat ni officier britannique. Parmi les artistes que nous avons sélectionnés, seuls Philippoteaux, Langlois et Vernet évoquent la présence, à défaut des faits d’armes, des troupes anglaises à Malakoff. Il est vrai que leur action fut centrée sur la prise du Grand Redan, objectif stratégique important mais moindre que Malakoff, clé de la réussite. 33 Philippoteaux et Langlois mettent tous deux l’accent sur l’instant décisif où le général Pélissier, de concert avec son homologue anglais le général James Simpson, donne le signal de l’assaut en faisant hisser en même temps, à midi, le drapeau tricolore et l’ Union Jack 16 depuis la batterie des Lancastres. Philippoteaux a laissé une esquisse assez aboutie (sans doute pour un projet de tableau non exécuté), intitulée Le Général Pélissier et son état-major à Sébastopol. Autour de Pélissier se tiennent le général de Martimprey et le colonel Jarras ; à gauche, on remarque les deux officiers de liaison anglais, un officier turc et un officier sarde. Le général Niel se tient derrière l’état-major. Nous sommes en face de l’imposant mamelon Malakoff, couronné de la fumée des tirs émanant du combat entre la division Mac Mahon et les défenseurs russes. Déjà, dans les tranchées voisines, à droite, les fantassins bondissent en avant, à la suite de leurs officiers qui les entraînent. Tout l’état-major français est concentré vers le signal : « Mac Mahon est maître de Malakoff , s’écrie Pélissier ; on n’est plus sous le feu. L’assaut général peut être donné. »17 Les officiers restent assez calmes. L’action ne fait que commencer, tout est encore incertain et peut être remis en cause, car la lutte dans Malakoff est loin d’être achevée. 34 Dans cette esquisse, on peut remarquer l’aboutissement de la réflexion du peintre par la disposition des personnages, la grande variété des poses, l’harmonie des coloris bleu, blanc et rouge bien distribués et qui font autant écho à l’ordonnance uniformologique qu’aux couleurs qui sont hissées pour donner le signal. Cette esquisse très aboutie est presque travaillée comme une œuvre définitive, en dépit de la touche assez floue et évasive qui ne permet pas de distinguer avec certitude tous les détails. Elle promettait un tableau intéressant à plus d’un titre, car c’est la seule représentation dont on dispose de ce moment historique, avec celle du colonel Langlois datée de 1859, qui semble s’être largement inspiré de Philippoteaux, à quelques détails près, à moins que ce ne soit le contraire, l’œuvre de ce dernier n’étant pas datée avec certitude. L’esquisse fait partie du panorama de Langlois, comme l’atteste le catalogue d’exposition du musée de Caen 18. Les pavillons hissés en même temps prouvent que l’alliance franco- britannique est bien ancrée dans l’esprit des états-majors. Si les pavillons avaient été décalés l’un au-dessus de l’autre, cela aurait indiqué, à l’instar des commandants d’armées sous l’Ancien Régime, la prédominance d’une nation sur l’autre alors qu’ici tous sont égaux. 35 Horace Vernet est le dernier à montrer la présence britannique lors de la prise de Malakoff pour une commande des habitants d’Autun qui souhaitaient honorer le

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général de Mac Mahon, enfant de la ville. Vernet centre sa composition sur Mac Mahon au sommet de Malakoff, aux côtés du caporal Lihaut plantant son drapeau. La butte est couverte de morts et de blessés du 1er régiment de zouaves et de soldats russes. Tous s’entassent dans les creux de terrain, accroissant l’aspect solide de la composition. La pose noble et fière du général de Mac Mahon, qui désigne du doigt le drapeau et la butte à l’officier de liaison anglais, est très éloquente et illustre parfaitement la phrase fameuse qu’on lui prête : « J’y suis, j’y reste ! » Comme le général Cambronne à Waterloo, Mac Mahon a assuré qu’il n’avait rien prononcé de tel et s’en explique dans ses Mémoires 19, en parlant du tableau de Vernet : « Je lui dis [à Vernet], ce qui est exact, que je ne m’étais jamais servi de cette expression, mais qu’elle avait pu être inspirée par le fait suivant : un jeune officier de l’armée anglaise, au moment où elle était maîtresse du Grand Redan, était venu me demander si j’étais sûr de conserver Malakoff. Je lui répondis : - Voyez ce drapeau, il vient d’y être planté, dites à votre général qu’il y restera. » Quoique l’officier anglais semble ici secondaire et ne fasse qu’évoquer la présence de ses compatriotes engagés sur un autre point du combat, Vernet respecte la vérité historique indiquée par Mac Mahon et rend à chacun son rôle et sa légitimité dans ce « gros plan » du mamelon Malakoff. 36 Les rapports franco-britanniques ont donc connu une évolution positive au cours de la campagne de Crimée, au regard des représentations que firent les peintres sur ces événements militaires capitaux : suspicion, émulation, fierté, découverte de l’autre, admiration mutuelle, fraternité d’armes, égalité devant les blessures, la mort, les privations et les souffrances, etc. Autant de pistes réelles explorées par les artistes et évoquées dans des compositions et des styles divers, mais toujours avec un grand souci d’exactitude des faits comme des sentiments exprimés, souvent recueillis de la bouche même des soldats et des officiers concernés. 37 À la fin de la campagne, Français et Britanniques ont appris à s’estimer et à échanger leurs points de vue. Eux qui s’étaient affrontés pendant si longtemps s’apprécient désormais. Les échanges sont visibles et nous citons deux dernières œuvres qui en témoignent : dans un tableau intitulé Scène de famille, conservé à laWolverhampton Art Gallery (Staffordshire), le peintre montre un petit Anglais vêtu en zouave, mais avec des insignes de grades anglais, preuve de l’influence et de la popularité internationale de l’armée d’Afrique, tandis qu’une coupe en argent, vermeil et jaspe sanguin commémorant la prise de Malakoff (1859, Musée national du château de Compiègne), allie les principaux corps de troupes qui se sont illustrés durant la campagne, représentés chacun par un personnage (zouave, chasseur à pied, grenadier, garde, Highlander, etc.), surmontés par le général de Mac Mahon. La fraternité d’armes a rapproché durablement les deux nations au même titre que leurs dirigeants. En témoignent la main tendue de la reine Victoria lorsqu’elle recueillit la famille impériale en exil après la chute de l’Empire, comme les conflits postérieurs ou Français et Britanniques combattirent côte à côte dans un même but, comme en Crimée.

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BIBLIOGRAPHIE

- DURANDE (Amédée), Joseph, Carle et Horace Vernet. Correspondances et biographies, Paris, Hetzel, 1864, 360 pages.

- GOUTTMANN (Alain), La Guerre de Crimée, 1853-1856. La première guerre moderne, Paris, Perrin, 2003 (pour cette édition), 438 pages.

- GRANGER (Catherine), L’Empereur et les Arts, la liste civile de Napoléon III, Paris, École des Chartes, 2005, Mémoires et documents de l’École des chartes, no 79, 866 pages.

- LANGLOIS (Jean-Charles), 1789-1870. Le spectacle de l’Histoire, Paris, Somogy éditions d’art, 2005.

- L’Illustration (années 1854-1855), 192 pages.

- SAINT-ARNAUD (maréchal de), Lettres, Paris, Michel Lévy Frères libraires-éditeurs, 1855, tome II, 572 pages.

- SEMUR (François-Christian), Mac Mahon ou la gloire confisquée (1808-1893), Paris, Jean-Claude Gawsewitch éditeur, 2005, 490 pages.

- WŒSTYN (Eugène), Guerre d’Orient. Les victoires et conquêtes des armées alliées, Paris, Mazagran, 1856, 383 pages.

NOTES

1. Napoléon III connaît bien l’Angleterre, où il a séjourné pendant plusieurs années au temps de sa jeunesse et des exils politiques. L’empereur conserve de tendres liens avec le pays qui l’a généreusement accueilli en la personne d’Elizabeth Howard, sa maîtresse qui l’a suivi en France. 2. Pour les Britanniques, les démarches diplomatiques du tsar envers la Turquie n’avaient rien d’inquiétant sauf pour le colonel Rose, remplaçant temporaire de lord Stratford, ambassadeur à Constantinople. 3. Le prince Menchikov, envoyé en Turquie par le tsar, était porteur d’un ultimatum dans lequel il était stipulé que la Sublime Porte devrait signer une convention cédant à la Russie le droit de régler à perpétuité la totalité des questions relatives à l’Église grecque, sur l’ensemble des territoires ottomans. Le refus du sultan est le principal événement déclencheur du conflit. 4. Lettre du maréchal de Saint-Arnaud, commandant en chef de l’armée d’Orient, à son frère (27 avril 1854), dans maréchal de Saint-Arnaud, Lettres, Paris, Michel Lévy Frères libraires- éditeurs, 1855, tome II, p. 417. 5. Les deux compositions sont des commandes, l’une du prince Napoléon à Isidore Pils en 1857, l’autre par l’État pour le musée de Versailles à Félix Barrias en 1859. Seul ce dernier matérialise les troupes anglaises, minuscules en haut de sa composition de 4,80 m de haut par 6 m de large. 6. Cf. supra, note 5. 7. C’est le cas de Charles Vernier dans son album Nos troupiers en Orient. L’un de ses dessins montre une chaleureuse poignée de main entre un Highlander écossais et un « montagnard natif de la montagne Sainte-Geneviève à Paris ». 8. W OESTYN (Eugène), Guerre d’Orient. Les victoires et conquêtes des armées alliées, Paris, Mazagran, 1856. 9. GOUTTMAN (Alain), La Guerre de Crimée, 1853- 1856. La première guerre moderne, Paris, Perrin, 2003 (pour cette édition), p. 220.

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10. Dont un poème d’Alfred Tennyson, The Charge of the Light Brigade et plusieurs monuments à Londres. 11. Les représentations les plus célèbres sont dues au lithographe Alfred Simpson dans son recueil At the Seat of War in the East, 1855. 12. Le maréchal de Saint-Arnaud étant décédé du choléra après la bataille de l’Alma, le commandement en chef avait été confié au général Canrobert. 13. GOUTTMAN (A.), op.cit, p. 256. 14. L’Illustration du 23 décembre 1854 a reproduit un dessin de Durand-Brager représentant le combat d’Inkerman, qui a pu inspirer Doré pour son œuvre. 15. D URANDE (Amédée), Joseph, Carle et Horace Vernet. Correspondances et biographies, Paris, Hetzel (1864), p. 310. 16. Les deux drapeaux sont en réalité des pavillons de marine. 17. A. Bonnot cité par : S EMUR (F.-C.), Mac Mahon ou la gloire confisquée (1808-1893), Paris, Jean- Claude Gawsewitch éditeur, 2005, p. 168. 18. LANGLOIS (Jean-Charles), 1789-1870. Le spectacle de l’Histoire, Paris, Somogy éditions d’art, 2005, p. 149. 19. Cité par : SEMUR (F.-C.), op.cit., p. 172.

RÉSUMÉS

Cet article a pour objet d’analyser, par le biais de la peinture militaire, la variété des rapports entretenus entre Français et Britanniques lors de la campagne de Crimée (1854-1856). Une sélection d’œuvres signifiantes permet d’étudier et de montrer de part et d’autre, grâce aux artistes des deux nations, l’évolution de ces relations complexes suite à un rapprochement voulu par l’empereur Napoléon III et la reine Victoria, tous deux alliés aux côtés de l’Empire ottoman menacé par les vues expansionnistes du tsar Nicolas Ier. La majorité des peintres sont Français, les Britanniques ayant très peu représentés ce conflit en dehors du fait héroïque le plus marquant de leur armée : la charge de la brigade légère. Enfin, l’analyse de ces tableaux permet d’étudier le changement de mentalité progressif des officiers et des soldats des deux nations, ennemies pendant si longtemps et subitement rapprochées par la volonté de leurs souverains respectifs.

This article aims to analyze, through military paintings, the variety of relationships maintained between the French and British during the Crimean War (1854-1856). A selection of significant works permits one to study and to show both sides, thanks to artists of the two nations, the evolution of these complex relationships following a rapprochement sought by Emperor Napoleon III and Queen Victoria, both allies along the coasts of the Ottoman Empire which was threatened by the expansionist views of Tsar Nicolas I. The majority of artists are French, the English having little [artistic] representation of this conflict outside the most heroic highlight of their army, the charge of the Light Brigade. Finally, the analysis of these pictures permits the study of the gradual change of attitude in officers and soldiers of both nations, enemies for so long and suddenly brought together by the will of their respective sovereigns.

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INDEX

Mots-clés : guerre de Crimée, peinture, représentations

AUTEUR

AUDE NICOLAS

Doctorante en patrimoine et archéologie militaires, elle a consacré une recherche universitaire à la campagne de Crimée (1854-1856) vue à travers les témoignages picturaux, photographiques, matériels et intellectuels. Elle a publié plusieurs articles et a notamment collaboré aux ouvrage suivants : Napoléon et les Invalides (2010) ou encore Napoleone III e l’Italia, nascita di une nazione (2011).

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Plus qu’un « simple soldat » : la France et la perspective d’un soutien militaire britannique avant 1914 More Than ‘A Single Private Soldier’: France and the Prospect of British Military Support before 1914

William Philpott Traduction : Clémence Rochat

1 Au cours de la décennie ayant précédé la Première Guerre mondiale, alors que la Grande-Bretagne et la France s’occupaient des ramifications pratiques de leur Entente de 1904, la planification militaire commune pesait lourd. L’« entente militaire », selon la précédente étude de Samuel Williamson, a été associée à la planification commune entre les deux nations pour l’intervention militaire britannique sur le continent 1. Durant l’hiver 1905-1906, en réponse à la première crise du Maroc, des discussions urgentes d’état-major menèrent graduellement à des arrangements logistiques plus concrets tels que la mobilisation et l’envoi rapide de la British Expeditionary Force (BEF) en France en cas de guerre contre l’Allemagne. En l’absence d’une alliance formelle, cet arrangement militaire représentait un engagement moral de la part de la Grande- Bretagne pour soutenir la France, ce qui eut une lourde influence sur l’entrée en guerre de la première et sur la stratégie qui s’ensuivit 2.

2 Cet article examine un aspect de cette relation qui reste inexploré : l’étude attentive par l’État-Major général français et l’évaluation de l’armée que son alliée potentielle pourrait amener sur le champ de bataille. Il est possible de retracer l’amélioration des connaissances de l’armée française à ce sujet et l’admiration croissante pour l’armée britannique au fil des nombreux rapports faits par les attachés militaires français à Londres et les nombreuses missions officielles (ou non), envoyées par l’armée française pour travailler sur la coordination avec les Britanniques lors des manœuvres annuelles,

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dans les écoles militaires et les dépôts de régiments. Ces rapports sont conservés au Service historique de la Défense à Vincennes 3. 3 Avant la Première Guerre mondiale, la Royal Navy ne valait prétendument pas la moindre baïonnette pour les Français 4. Et la BEF valait vraisemblablement à peine davantage. Lorsque, au cours des discussions d’état-major d’avant-guerre, le responsable des opérations militaires au , le brigadier-général sir Henry Wilson, demanda à son ami, le général Foch, combien de troupes la France aimerait-elle que la Grande-Bretagne lui envoie en soutien en cas de guerre franco-allemande, Foch lui fit une réponse mémorable : « Un simple soldat et nous nous assurerons qu’il soit tué. » 5 Ce trait d’esprit de Foch suggère que ce n’était pas la taille de l’armée régulière britannique qui comptait aux yeux des Français. Ce qui était important, c’était le potentiel latent de l’Empire britannique qui pourrait s’avérer décisif à long terme – et donc la présence des forces britanniques sur le champ de bataille semblait symbolique – même si un sacrifice de sang symbolique était considéré comme essentiel. Pourtant, Foch faisait partie des nombreux Français qui avaient attentivement surveillé la préparation de l’armée britannique pour la guerre continentale avant 1914. Il fut invité par le gouvernement à assister aux manœuvres britanniques à un certain nombre d’occasions et il reçut Wilson ainsi que d’autres officiers britanniques lors de leurs visites en France. Aussi, il en vint à se forger une opinion favorable sur la valeur militaire de la petite armée professionnelle. 4 En 1914, la Grande-Bretagne ne comptait pas seulement le simple soldat de Foch, mais six divisions d’infanterie et une division de cavalerie bien équipées pour une guerre sur le continent. Cette force, créée par le ministre de la Guerre, lord Haldane, tant pour des raisons financières que stratégiques, représentait la crème de l’armée britannique 6. Elle était soutenue en seconde ligne par une force territoriale et le potentiel militaire de l’Empire britannique qui était alors provisoirement organisé. L’état-major français observait avec intérêt le développement de son allié. Pour évaluer l’armée britannique, les Français se concentrèrent sur plusieurs éléments : la préparation de la BEF pour la guerre continentale, les compétences de son commandement, sa vitesse de mobilisation et de déploiement, la qualité de ses hommes, l’efficacité de sa réserve et son potentiel d’expansion ainsi que l’endroit où elle pourrait être envoyée en temps de guerre. Et plus que tout, ils contrôlèrent la capacité britannique à leur envoyer un soutien efficace sur le champ de bataille à la fois sur le court et le long terme. Cet intérêt français fut activement encouragé par l’armée britannique, renforçant ainsi l’esprit « continentaliste » croissant que Wilson ainsi que d’autres officiers supérieurs, tels que le maréchal sir John French (le futur commandant de la BEF) et le major-général sir James Grierson, développaient activement comme une alternative aux stratégies maritimes traditionnelles 7. 5 Les contacts entre les deux armées commencèrent à un niveau limité et non-officiel immédiatement après la signature de l’Entente cordiale. Le général Baden-Powell, inspecteur général de la cavalerie, fut par exemple invité à assister à des manœuvres de la cavalerie française en septembre 1904 8 et Grierson, le responsable des opérations militaires, qui serait bientôt l’instigateur des discussions formelles d’état-major, profita d’un séjour à Paris en février 1905 pour visiter les casernes françaises 9. Alors que les armées faisaient leurs premiers pas vers la collaboration, les Français commencèrent sérieusement à étudier la capacité à faire la guerre de leurs alliés potentiels.

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6 Les diverses réorganisations de l’armée pré-Haldane, qui avaient eu lieu depuis la guerre des Boers, l’avaient jeté dans la confusion. Selon un article anonyme publié dans The Standard : au moment de prendre ses fonctions au War Office, en février 1905, l’attaché militaire français Victor Huguet aurait déclaré que l’armée britannique avait eu des difficultés à gérer une force d’invasion de 30 000 à 40 000 hommes 10. En novembre 1905, peu après ses premières discussions d’état-major avec Grierson et à la demande du général Brugère, vice-président du Conseil supérieur de la guerre, Huguet envoya à Paris un rapport de 43 pages plus approfondi et plus positif sur l’armée britannique. Il jugeait que les Britanniques pourraient envoyer 115 000 hommes sur le terrain et que, dans l’éventualité d’une guerre contre l’Allemagne, ils n’hésiteraient pas à envoyer leur armée régulière à l’étranger – mais il leur faudrait entre quatre et cinq semaines pour qu’elle arrive sur le continent et il n’était pas certain qu’elle arriverait à temps pour faire la différence. 7 Il estimait que les troupes de volontaires de l’armée britannique – des « mercenaires nationaux » comme il les décrivait – n’avaient pas l’énergie ou le courage moral du soldat citoyen. Leur artillerie était alors faible, même s’il s’attendait à une amélioration significative lorsqu’elle fut équipée en canons de campagne modernes à tir rapide. Son opinion, basée sur l’exemple de la guerre des Boers, était qu’il faudrait du temps aux Britanniques pour organiser leurs troupes auxiliaires pour la guerre et qu’une guerre continentale serait déclarée avant qu’ils n’y parviennent 11. Il y avait clairement de bons et de mauvais points, que les Français surveillèrent les années suivantes. 8 Les relations plus étroites établies au cours de l’hiver 1905-1906 permirent de se forger une vision plus complète de l’armée britannique. Huguet rapporta l’impact des réformes de Haldane : en plus des rapports annuels succincts concernant l’état de l’armée britannique, de nombreux rapports individuels de conversations avec des généraux et des politiciens britanniques, et de visites, dans les centres de formation et d’équipements, furent envoyés à Paris. On offrit à Huguet un accès privilégié, à la fois politique et militaire. Occasionnellement, Haldane l’informait personnellement des développements militaires en question, comme la force que la Grande-Bretagne pourrait envoyer à l’étranger en cas de guerre, ce qui fut communiqué au Parlement 12. Lors des manœuvres, Huguet était attaché au quartier général de l’état-major, un privilège qui n’était pas accordé aux attachés militaires des autres nations 13. Grierson, French et bien d’autres rendirent des visites réciproques à l’armée française. L’on prenait grand soin de ces invités. À une occasion, en 1913, le général Castelnau écrivit personnellement au commandant du 6e corps d’armée pour être certain que l’on avait fourni au longiligne Wilson et au rondelet Grierson des montures convenables lorsqu’ils assistaient aux manœuvres 14. 9 Au fil des ans, les rapports de Huguet révélèrent que l’armée britannique se préparait de son mieux à un possible déploiement continental. À l’automne 1906, après avoir assisté aux manœuvres du corps d’Aldershot, il rapporta que, sous le commandement de French, beaucoup de progrès avaient été faits en termes de force de frappe et que, « malgréle vice de son recrutement et la faiblesse de ses effectifs », en temps de guerre, elle aurait « un effet utile vraiment sérieux » 15. Huguet accueillit avec satisfaction la récente décision de Haldane de créer une petite force expéditionnaire en dehors des bataillonsréguliers 16 dont il pouvait ainsi contrôler attentivement l’organisation et la préparation pour le champ de bataille. On lui confia une copie du projet de déploiement de la BEF en 1907 – bien que le général sir Neville Lyttelton, chef d’État-Major général,

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fit clairement savoir qu’il ne les fournissait que pour information et qu’elles n’indiquaient aucun engagement politique du gouvernement à envoyer des forces en France 17. 10 Alors que la BEF prenait forme, Huguet continua à informer Paris de sa taille et de sa vitesse de déploiement. En mars 1911, Wilson fut en mesure de lui assurer qu’à la fin de l’année, il serait possible d’acheminer les six divisions du corps expéditionnaire jusqu’à la zone de concentration choisie 16 ou 17 jours après la mobilisation. Bien qu’une fois encore, la nature non liante de l’information fût accentuée, Huguet l’interpréta comme un signe positif : l’armée britannique voulait être prête à partir si l’ordre en était donné. Pourtant pour Huguet, cela n’était pas assez rapide 18. Il fut calculé que le déploiement devrait mettre trois jours de moins pour que la BEF puisse atteindre l’aile gauche française à temps pour les premières batailles. Au milieu de l’été, Wilson se rendità Paris pour discuter de l’accélération de la mobilisation afin que la BEF puisse arriver en 15 jours 19. 11 Comme il semblait de plus en plus probable que la BEF serait là à temps, les Français s’intéressèrent alors à la nature des forces qui allaient être envoyées. De nombreux rapports – d’officiers attachés à des unités britanniques ainsi que de visiteurs officiels ayant assisté aux manœuvres – complétèrent les documents officiels de l’attaché militaire, permettant ainsi de dresser une estimation détaillée des capacités de commandement et de combat de la BEF. Toutefois, une inquiétude constante, qui fut accentuée par le général Coupillaud, le président du comité technique de l’infanterie qui rendit visite à Aldershot en 1909, concernait le haut commandement de l’armée britannique. Préparer les grandes formations à la guerre n’allait pas aussi vite que les améliorations matérielles de la BEF et l’on suggéra que l’instruction de l’état-major devrait être améliorée 20. Il est impossible de savoir si cela a eu la moindre incidence sur les visites mutuelles des commandants d’état-major des deux armées, Foch et Wilson, à l’hiver et à l’été 1909-1910, et sur l’adoption par le commandement britannique de certaines méthodes de Foch 21. Cependant un progrès fut clairement accompli les années suivantes. Le successeur de Huguet au poste d’attaché militaire à Londres, le colonel de La Panouse, eut le plaisir de rapporter que sir John French, en prenant ses fonctions de chef de l’état-major impérial en 1912, annonçait son intention de développer une doctrine commune pour l’armée, la réformant « sur le modèle des grandes armées continentales, et en particulier de la nôtre » 22. 12 Les Français furent certainement encouragés lorsque les Britanniques adoptèrent lesmanœuvres à grande échelle qui se pratiquaient sur le continent dans les années qui précédèrent 1914, même si, après avoir assisté aux manœuvres confuses de 1913, ils continuèrent encore à penser que l’armée britannique avait du chemin à faire en matière de haut commandement 23. Il est intéressant de souligner, à la lumière des critiques ultérieures à l’égard du commandement britannique pendant la Première Guerre mondiale, que les officiers supérieurs français jugeaient leurs homologues britanniques trop attachés à leurs propres armes de service pour diriger de manière efficace les autres armes 24. Il fut supposé que, peut-être, devraient-ils être fermement contrôlés par leurs alliés en cas de guerre. Dans ce cas, Coupillaud « ne [doutait] pas que le cas échéant, elle fasse bonne figure à la guerre et qu’elle apporte un appui sérieux de force et d’activité à un allié qui, l’ayant mise en confiance, saurait l’utiliser » 25. 13 D’autre part, les Français ne pouvaient prendre en défaut la qualité des hommes de rang britanniques qui semblait particulièrement plus intelligents que les leurs 26. Le

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corps d’officiers subalternes avait cependant des défauts : dans le rapport du capitaine Le Merre de l’état-major concernant les manœuvres de 1910, l’état-major britannique fut jugé limité en aptitude professionnelle, spécialement en tactique et en réalisation de manœuvres sur le champ de bataille 27. Quelqu’un suggéra que la solution était d’échanger les officiers des deux armées afin de développer une doctrine commune 28. Le Merre eut pourtant la satisfaction de rapporter que toute l’armée montrait « un esprit combatif stimulé par une haine violente de l’Allemagne, en même temps que cette atmosphère de froide et imperturbable résolution qui, de tout temps, caractérisera les troupes anglaises » 29. Grâce aux efforts de Wilson, l’état-major s’imprégna totalement des méthodes françaises en 1913 30. 14 Huguet fit naturellement part à Paris de son rapport favorable sur la déclaration de sir John French lorsqu’il fut nommé chef de l’état-major impérial : il avait pour objectif de préparer son armée pour la guerre 31. L’esprit « continentaliste » de l’armée, qui était devenu évident au fil des années, 32 commençait à avoir un réel impact. Au cours de l’année 1912, de La Panouse rapporta « des progrès [notables] dans la préparation de l’armée anglaise en vue d’une guerre continentale ». La Grande-Bretagne avait alors six divisions prêtes à partir – au lieu des trois de 1905 – avec suffisamment de réserves pour les soutenir sur le terrain pendant six mois 33. L’estimation faite par Le Merre en mai 1912, et dont seulement quelques points de détail furent corrigés avant 1914, était très positive. Il jugeait que l’armée britannique régulière était l’égale de toute autre armée continentale : ses commandants supérieurs étaient au sommet de leur art, elle possédait une excellente infanterie, une très bonne cavalerie et une bonne artillerie, elle était bien armée et son soutien logistique avait été récemment réorganisé. Son état d’esprit – très combattif, très confiant – était parfait 34. 15 Pour les Français, la BEF était certes efficace mais trop petite. Son potentiel d’accroissement était toujours un de leurs objectifs 35. Une septième division régulière, issue des garnisons coloniales, fut un apport léger mais soigneusement contrôlé et immédiat à cette force. Le plan ambitieux de Haldane de créer une armée impériale de 46 divisions fut également le bienvenu, même si l’on s’attendait à un faible impact sur l’équilibre militaire européen 36. Si la BEF pouvait être envoyée à l’étranger au déclenchement de la guerre et si elle pouvait être renforcée à moyen terme, cela dépendrait surtout des nouvelles réserves métropolitaines. La force territoriale de Haldane, son nombre, son entraînement et sa préparation seraient donc attentivement étudiés 37. Huguet fut heureux de rapporter, fin 1908, un peu plus d’un an après les nouveaux plans de réserve, que la réserve spéciale (le contingent de renforts immédiats de la BEF pour remplacer les pertes de la première ligne) était sur le point d’arriver à pleine puissance au cours de l’année et que le recrutement territorial s’améliorait. 16 Dans tous les domaines, l’armée britannique était meilleure qu’elle ne l’avait été auparavant 38. Le Merre, dans son rapport de 1912 cité ci-dessus, prédit que 152 000 hommes supplémentaires de l’armée régulière, des réserves et des forces territoriales pourraient être envoyés en France dans les trois premiers mois de la guerre. Cependant, l’inquiétude concernant les réserves persista. La force territoriale resta seulement une milice pour la défense du territoire dans un premier temps et il fut pensé étrangement (mais correctement) que la Grande-Bretagne dégarnirait ses défenses côtièresdès le début de la guerre 39. En 1912, à la fin de la première période de recrutement de quatre ans de la force territoriale, son effectif commença à diminuer. C’était important, du point de vue des Français, rapporta de La Panouse, car l’envoi de

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la BEF dépendait de la capacité de la force territoriale à défendre les îles britanniques 40. Évidemment, quantitativement, les Français auraient accueilli avec joie la conscription et ils suivirent avec attention les débats à ce sujet. En réalité, cependant, il fut reconnu que qualitativement, un tel changement à court terme perturberait sévèrement les arrangements existants pour envoyer l’armée britannique à la guerre 41. 17 Au bilan, les contacts d’avant-guerre entre les deux armées eurent lieu « dans une zone floue, entre politique officielle et activité officieuse » 42. Ils furent un élément essentiel dans la création de l’entente militaire, entretenant l’esprit « continentaliste » de l’armée britannique et encourageant l’intérêt de l’armée française, tout en faisant croître sa confiance en l’armée britannique. Alors que l’armée régulière britannique fut réorganisée et rééquipée pour un conflit moderne entre 1906 et 1914, sa transformation fut attentivement suivie par ses futurs alliés et leurs conclusions furent globalement favorables. Alors que la guerre approchait, les Français devinrent de plus en plus optimistes quant à l’effectif et à la qualité de la BEF et de ses contingents de renfort. Il était clair que l’état-major britannique faisait tout son possible pour maximiser le soutien militaire qu’ils pouvaient offrir à leurs alliés, en l’absence d’instructions politiques formelles 43. Un rapport de 1911 par un officier d’état-major français, le commandant Stirn, résuma succinctement l’impression générale des Français sur l’armée de leur futur allié : « Les six divisions de ce corps [expéditionnaire], composées de bataillons remarquablement encadrés, constitueront une force d’appoint d’une valeur indiscutable, dont l’intervention sur le théâtre des opérations européennes pourra constituer un sérieux facteur de succès. » 44 Ce fut grâce à la relation étroite développée entre les deux armées avant 1914 que les Français purent avoir une conscience claire de la taille, de la préparation, de la vitesse d’expédition et du potentiel d’expansion de la BEF, si le gouvernement britannique décidait d’entrer en guerre. 18 Évidemment, sans appui politique, la stratégie de soutien à la France, la taille et l’organisation des forces militaires britanniques étaient inopérantes. Bien que la BEF fût professionnelle et efficace, le manque de réserve pour un renfort immédiat restait une inquiétude réelle pour les Français. À raison peut-être : Stirn continua à suggérer qu’avec 20 corps d’armée du même calibre que la BEF, la Grande-Bretagne pourrait devenir un arbitre du destin européen 45 ! De plus, les hommes qui devraient travailler ensemble sur le terrain se connaissaient, se respectaient et se faisaient confiance, avant même le début de la bataille. Les officiers français rapportèrent toujours avec enthousiasme leur réception par les formations britanniques et l’esprit francophile de leurs confrères officiers 46. Ce qui fut un changement d’attitude rapide et notable, car à peine quelques années auparavant, alors que les Britanniques étaient opposés aux Boers, l’état-major français élaborait des plans d’invasion 47. Malheureusement, de tels liens formés en temps de paix sont souvent rompus alors que la guerre fait rage. Les relations étroites d’avant-guerre entre les armées britanniques et françaises, établies dans les années qui avaient suivi la signature de l’Entente cordiale, allaient être mises à mal dans des circonstances plus tendues de défaite et de retraite en août 1914 48. Pourtant, lors des batailles de Mons et de la Marne, la BEF fit bonne impression, prouvant ainsi que l’évaluation d’avant-guerre faite par la France était exacte et que la confiance en son alliée était tout à fait justifiée.

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NOTES

1. W ILLIAMSON (S. R.), The Politics of Grand Strategy: Britain and France Prepare for War, 1904-1914, Cambridge MS, Harvard University Press, 1969. 2. W ILSON (K. M.), ‘To the Western Front: British War Plans and the “Military Entente” with France before the First World War’, British Journal of International Studies, 3, 1977, p. 151-168 ; WILSON (T.), ‘Britain’s “moral commitment” to France in August 1914’, History, 64, 1979, p. 380-390 ; PHILPOTT (W. J.), Anglo-French Relations and Strategy on the Western Front, 1914-1918, Londres, Macmillan, 1996, chap. 1, p. 1-14. 3. Il est plus difficile de suivre le côté britannique de cette relation mutuelle car les équivalents britanniques de ces rapports ont disparu des dossiers survivants aux archives nationales. 4. Journal de Henry Wilson, 14 février 1913, cité dans : C ALLWELL (major-general sir C. E.), Field- Marshal Sir Henry Wilson: His Life and Diaries, Londres, Cassell & Co., 2 vol., 1927, i, p. 122. 5. Ibid., p. 78-79. 6. Se reporter à : S PIERS (E. M.), Haldane: An Army Reformer, Edinburgh, Edinburgh University Press, 1980. 7. S TRACHAN (H.), ‘The , its General Staff, and the Continental Commitment, 1904-1914’ et PHILPOTT (W. J.), ‘The General Staff and the Paradoxes of Continental War’, in The British General Staff: Reform and Innovation, 1890-1939, (ed.) D. French and B. Holden Reid, Londres, Frank Cass, 2002, p. 75-94 et p. 95-111. 8. D’Amade au ministère de la Guerre, 29 septembre 1904, Service historique de la Défense, archives de la guerre, Vincennes [cité ci-dessous SHD/GR], 7 N 1221/2. 9. SHD/GR, 7 N 1222/1, Huguet au ministère de la Guerre, 19 février 1905. 10. SHD/GR, 7 N 1222/1, « Entrée en fonctions », Huguet au ministère de la Guerre, 1 er février 1905. 11. SHD/GR, 7 N 1222/1, « Effectifs que l’Angleterre serait susceptible de mobiliser et de débarquer sur le continent dans le cas d’une guerre entre la France et l’Allemagne », Huguet au ministère de la Guerre, 18 novembre 1905. 12. SHD/GR, 7 N 1225, « lettres personnelles », Huguet à « mon cher ami », 24 juin 1909. 13. SHD/GR, 7 N 1222/2, Huguet au ministère de la Guerre, 23 septembre 1906. 14. SHD/GR, 7 N 1236, de Castelnau au commandant, 6e corps d’armée, 16 juillet 1913. 15. SHD/GR, 7 N 1222/2, Huguet au ministère de la Guerre, 23 septembre 1906. 16. SHD/GR, 7 N 1222/2, Huguet au ministère de la Guerre, 8 août 1906. 17. SHD/GR, 7 N 1782/2, note de Lyttelton, 26 juillet 1907. 18. SHD/GR, 7 N 1782/2, Huguet à de Ladebat, 23 mars 1911. 19. SHD/GR, 7 N 1782/2, « Mémorandum de la conférence du 20 juillet 1911 ». 20. SHD/GR, 7 N 1225/2 et 7 N 1242, Huguet au ministère de la Guerre, 29 juillet 1909 et rapport du général Coupillaud, août 1909. Voir aussi : SHD/GR, 7 N 1242, « Grandes manœuvres de l’Armée Britannique en 1909 », Durand au ministère de la Guerre, 29 octobre 1909. 21. CALLWELL, Sir Henry Wilson, op.cit., p. 77-80. 22. SHD/GR, 7 N 1227/1, « Discours prononcé par le Général French », de La Panouse au ministère de la Guerre, 6 mai 1912. 23. SHD/GR, 7 N 1228/1 et /2, de La Panouse au ministère de la Guerre, 13 octobre 1913 et « L’armée anglaise pendant l’année 1913 », par de La Panouse, 19 janvier 1914. 24. SHD/GR, 7 N 1243, « Grandes manœuvres anglaises, 1913 ». 25. Rapport du général Coupillaud, op.cit.

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26. SHD/GR, 7 N 1243, « Conférence faite à messieurs les officiers du centre des Hautes Études Militaires sur l’armée anglaise », par Huguet, avril 1913. 27. SHD/GR, 7 N 1243, « Rapport sur des manœuvres anglaises en 1910 », par Le Merre, 5 octobre 1910. 28. « Grandes manœuvres de l’Armée Britannique en 1909 », op.cit. 29. « Rapport sur des manœuvres anglaises en 1910 », op.cit. 30. « Grandes manœuvres anglaises, 1913 »,op.cit. 31. SHD/GR, 7 N 1226/3, Huguet au ministère de la Guerre, 13 mai 1911. 32. Voir pour exemple, « Rapport sur des manœuvres anglaises en 1910 », op.cit. 33. SHD/GR, 7 N 1228/1, « L’armée anglaise pendant l’année 1912 », de La Panouse au ministère de la Guerre, 5 mars 1913. 34. SHD/GR, 7 N 1227/1, « La coopération militaire anglaise : hypothèse d’une guerre franco- allemande », par le capitaine Le Merre, 2e bureau, 15 mai 1912, et SHD/GR, 7 N 1243, copie corrigée, juin 1914. 35. SHD/GR, 7 N 1222/2, Huguet au ministère de la Guerre, 8 août 1906. 36. SHD/GR, 7 N 1225/1 et 7 N 1226/1, « Projet de création d’un État-major Général de l’Empire » et « L’année 1909 en Angleterre au point de vue militaire », Huguet au ministère de la Guerre, 24 février 1909 et 15 janvier 1910. 37. SHD/GR, 7 N 1227/2, voir par exemple « L’armée territoriale anglaise » et « Au sujet de l’Armée territoriale anglaise », de La Panouse au ministère de la Guerre, 19 août et 26 octobre 1912. 38. SHD/GR, 7 N 1225/1, « Rapport général sur l’armée britannique à la date du 1 er octobre 1908 », Huguet au ministère de la Guerre, 3 mars 1909. 39. SHD/GR, 7 N 1243, « La coopération militaire anglaise : hypothèse d’une guerre franco- allemande » par Le Merre,op.cit.et « Angleterre, février 1913 ». 40. « Au sujet de l’Armée territoriale anglaise »,op.cit. 41. SHD/GR, 7N1225/1 et 7N1243, « Le service obligatoire en Angleterre – discussion à la Chambre des Lords », Huguet au ministère de la Guerre, 17 juin 1909 et « Le débat sur la défense anglaise », 2e bureau,rapport du capitaine Faurel Gallais, 24 août 1911. 42. PHILPOTT, ‘The General Staff and the Paradoxes of Continental War’, p. 98. 43. « La coopération militaire anglaise : hypothèse d’une guerre franco-allemande », op.cit. 44. SHD/GR, 7 N 1243, « Rapport de mission en Angleterre », par le commandant Stirn, 1 er bureau, 23 octobre 1911. 45. Ibid. 46. SHD/GR, 7 N 1242 et 7 N 1243, voir par exemple « Rapport du chef de bataillon Ferrere du 72e au sujet d’un voyage en Angleterre », 22 juin 1909 ; SHD/GR, 7 N 1242, « Grandes manœuvres anglaises, 1913 » et le « Rapport par le lt. Grenier en visite à l’armée britannique », (décembre 1913). 47. Les rapports de l’armée française sur les exercices de débarquement de 1901 et les plans topographiques détaillés des plages du sud de la Grande-Bretagne en 1902 peuvent être consultés sous les cotes suivantes : SHD/GR, 7 N 1245 et 7 N 1231/1. 48. Voir : P HILPOTT, Anglo-French Relations and Strategy, p. 15-30 & PRETE (R. A.), Strategy and Command: the Anglo-French Coalition on the Western Front, 1914, Montréal & Kingston, McGill-Queen’s University Press, 2009.

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RÉSUMÉS

Les études sur les relations militaires franco-britanniques avant 1914 portent le plus souvent sur la diplomatie et les rapports entre haut commandements. Cet article explore une nouvelle dimension. En effet, comment l’armée française a-t-elle évalué la capacité et le potentiel militaires des combattants venus d’outre-manche ? Après différentes recherches, il est possible d’avancer que les Français ont considéré l’armée professionnelle britannique comme une réelle force combattante, certes restreinte, mais capable de renforcer les troupes françaises dans la guerre contre l’Allemagne.

Studies of the pre-1914 Anglo-French military relationship customarily focus on diplomacy and joint staff planning. This article explores a new dimension, the French army’s assessment of the military capability of their potential comrades in arms across the Channel. It suggests that through careful study and with appropriate nurturing the French came to appreciate the professional British army as a small but effective fighting force that would prove a valuable addition to France’s fighting strength in the event of war with Germany.

INDEX

Mots-clés : alliance, Grande-Bretagne, Première Guerre mondiale

AUTEURS

WILLIAM PHILPOTT

Professeur d’histoire des conflits au Department of War Studies du King’s College de Londres, il est le représentant britannique du comité de rédaction de la Revue historique des armées. Il a récemment publié : Bloody Victory: The Sacrifice on the Somme and the Making of the Twentieth Century (London: Little, Brown, 2009).

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Soldats australiens de l’ANZAC vus à travers la correspondance du chef d’escadrons de Bertier, mars- décembre 1915 Australian ANZAC soldiers seen through the correspondence of Major de Bertier, March-December 1915

Elizabeth Greenhalgh et Frédéric Guelton

1 Le 26 mars 1915, un officier supérieur français, le commandant de Bertier, reçoit l’ordre de rejoindre « l’armée britannique opérant dans les Dardanelles »1 afin d’y occuper, auprès de son chef, sir Ian Hamilton2, la fonction d’officier de liaison. Entre cette date et la fin du mois de décembre1915, il va adresser à Paris, au colonel Hamelin, chef de la section Afrique à l’état-major de l’armée, 29lettres personnelles. Ces lettres, dont l’étude forme le cœur de cet article, présentent un avantage et un inconvénient méthodologiques majeurs. L’inconvénient est lié au métier de l’historien. Lorsque le commandant de Bertier écrit à l’attention personnelle du colonel Hamelin, il ignore que deux historiens, australien et français, auront la prétention d’étudier sa correspondance un siècle après les faits. Il noie donc involontairement, mais aussi pour le plus grand désagrément de l’historien, les informations concernant l’ANZAC (Australian and New Zealand Army Corps – corps d’armée australien et néo-zélandais) en général et les Australiens en particulier, dans celles, beaucoup plus nombreuses, consacrées à l’ensemble des forces britanniques engagées dans les opérations des Dardanelles. Il impose en conséquence de procéder à un travail de dépouillement et d’analyse spécifiques et adaptés à l’approche envisagée. Néanmoins, et en dépit de cet inconvénient théorique initial, les lettres présentent un intérêt majeur dans la mesure où elles sont écrites sur le vif et où leur nature privée exempte leur auteur des précautions d’écriture que l’on rencontre dans les rapports officiels. Cette différence apparaît lorsqu’on retrouve, dans les archives, les rapports officiels rédigés par le colonel Hamelin ou l’un de ses adjoints à partir des lettres de Bertier 3.

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2 Ce préambule passé, posons la méthode. Le travail effectué vise à mettre en évidence, à partir des lettres de Bertier, les informations concernant les Australiens. Ces informations sont organisées autour de deux thèmes. Le premier présente, tout au long de la campagne, les Australiens tels que Bertier les découvre, les décrit ou les mentionne, y compris quand il les compare aux autres troupes britanniques. Le second place les Australiens aux périphéries du propos. Ils deviennent les acteurs malheureux d’une stratégie britannique qui échoue alors que, selon Bertier, le sort de la campagne n’était pas écrit a priori, bien au contraire. Il importe enfin, avant d’aborder le cœur de l’étude, d’évoquer la carrière et la personnalité du commandant de Bertier puis de mettre en évidence, autant que faire ce peu, les conditions dans lesquelles il correspond avec Paris. 3 Le commandant de Bertier, de son nom complet Marie, René, Jean de Bertier de Sauvigny a, en 1915, 38 ans. Issu de la vieille noblesse française, il est né à Saint-Mihiel, haut lieu de la guerre en Lorraine. Élève-officier à l’École spéciale militaire de Saint- Cyr, il en sort en 1898, classé 22e sur 522 élèves. Il devient officier dans la cavalerie lourde et sert successivement dans les dragons et les cuirassiers. Il fait campagne au Maroc puis est affecté au 2e bureau de l’état-major de l’armée en 1913. Envoyé comme attaché militaire à Washington au début de 1914, il rentre en France lorsque la guerre éclate. Dès son retour, il est envoyé auprès du commandement du corps expéditionnaire britannique (British Expeditionary Force) comme officier de liaison. Il assure cette fonction jusqu’à son départ pour les Dardanelles. L’officier qui rejoint l’état-major de sir Hamilton parle donc couramment anglais 4 et peut à la fois être considéré, dans le système militaire français, comme un officier de cavalerie et un officier de renseignement. 4 Les lettres qu’il adresse à son supérieur hiérarchique, le colonel Hamelin, sont privées. Elles échappent au contrôle hiérarchique français et à la censure britannique, comme le mentionne Bertier lui-même dans sa lettre no 2 du 20 avril : « Bien que la voie par laquelle je vous adresse ces quelques mots soit inattendue, voire singulière, elle me semble offrir de tels avantages que je n’hésite pas à l’employer. Isolés à bord du bâtiment qui sert de QG à sir Hamilton, nous en sommes réduits à nous renseigner par la voie anglaise, où les lettres sont soumises à la censure, soit à les confier à l’EM du général d’Amade qui pourrait ne pas approuver cette manière de communiquer en dehors de lui. » Quant à leur cheminement exact, plusieurs indices nous poussent à penser, sans pouvoir l’affirmer, que de Bertier utilise les moyens parallèles du SR français.

Les Australiens sous la plume de Bertier

Première approche

5 Après son départ des Flandres et son transit par Paris, Marseille, Alger et Bizerte, la prise de contact de Bertier avec les Britanniques a lieu vers le 15 avril à Alexandrie. Il y découvre, avec le général d’Amade 5 qu’il accompagne à cet instant, et qui est normalement subordonné au général Hamilton, que ce dernier « avait filé depuis deux jours ».« Vers quelle direction ? », s’interroge Bertier dans la lettre qu’il rédige le 15 avril sur un papier à en-tête du Savoy Palace Hotel d’Alexandrie : « Voilà, si invraisemblable que ce puisse paraître, ce que personne ne pouvait dire ! »

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6 En ce qui concerne les Australiens 6, Bertier les découvre à travers la relation qui lui est faite de leur passage au Caire en mars, à la veille de leur embarquement pour les Dardanelles et de la réputation qu’ils s’y taillent. La relation qu’il en donne évoque, toutes choses égales par ailleurs, ce qu’il a connu lors de la campagne du Maroc entre soldats de la Légion étrangère, ici assimilés aux Australiens, et de l’armée d’active : « [Les Australiens], souvent gens de sac et de corde, se sont livrés à toutes sortes d’excès en Égypte, où ils ont brûlé le "quartier réservé" du Caire parce que certains d’entre eux y avaient contracté des maladies vénériennes ; l’intervention des troupes anglaises appelées pour rétablir l’ordre a amené une bataille rangée avec morts des deux côtés. »7 7 Cette réputation des Australiens s’accentue rapidement. Débarqués aux Dardanelles, la propagande turque les compare aux Français… Les Australiens, affirme la propagande turque relayée par Bertier, ont un point commun avec les Français, celui « de ne pas faire de prisonniers » : « Français et Australiens sont réputés ne pas faire de prisonniers, tandis que ceux qui se rendent à d’autres fractions sont soumis à de mauvais traitements et au travail forcé . »8 8 « Gens de sac et de corde » précédés d’une mauvaise réputation, les soldats australiens sont, pour Bertier, des combattants remarquables car, plus que tout autre, ils savent conserver leur calme face à l’adversité. Ainsi se rendant sur leurs positions par le seul moyen de transport possible qu’est le bateau, il écrit, vantant leur technique de débarquement de nuit : « (…) l’appontement est impraticable de jour car soumis à moins de 2 500 mètres au feu ennemi. Bien des embarcations ont été coulées, mais leurs approvisionnements sont cependant au complet pour un mois. Quand on va les voir de jour, on reçoit des projectiles, c’est entendu, mais cela n’empêche pas 25 000 hommes de vivre là, bien que coupés de toute communication avec l’extérieur pendant quinze ou dix-huit heures par jour. » Puis il conclut, admiratif : « C’est un exemple à méditer par les gens nerveux. »9 9 En fait, et bien qu’il n’y ait aucune arrière pensée particulière chez Bertier, force est de constater que toutes les mentions qu’il fait des Australiens sont positives voire admiratives 10, y compris quand il se lance dans une étude sur la morbidité des troupes et constate que les Australiens sont, chiffres à l’appui, les combattants les plus robustes de l’Empire britannique présents dans la péninsule. Les évacuations pour maladie, explique-t-il, sont chez les ANZAC de 4,5 % par semaine soit environ 2 % de moins que dans les autres unités britanniques, alors que le taux hebdomadaire des blessés est comparable avec 0,75 %. Ces taux semblent demeurer valables jusqu’à la fin du mois d’octobre en dépit de l’apparition « d’un assez grand nombre de jaunisses, parfois graves ; [mais] d’aucun cas de typhus exanthématique ou de choléra »11.

Les officiers, les hommes de troupe et le commandement

10 En ce qui concerne la valeur militaire de l’ANZAC, Bertier estime que ses officiers, « tous nommés depuis la guerre, n’ont guère d’ascendant 12 [sur la troupe]. » Ils sont en cela, explique-t-il, proche de ce qu’il constate dans toutes les unités britanniques dans la mesure où « les pertes considérables éprouvées parmi eux n’ont pu être comblées, [et que], de ce fait, le niveau intellectuel et moral n’est guère élevé ». Avant d’ajouter : « Je connais des sous-lieutenants de 18 ans, frais émoulus du collège et nommés après un cours d’instruction de cinq mois. »13 À la différence des officiers, Bertier estime que les soldats sont, par leur vaillance et leur endurance, dignes d’éloge : « Remplis d’initiative et d’énergie, les

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Australiens et les Néo-Zélandais sont d’excellents soldats dans le terrain coupé et escarpé où ils se battent. »14

11 Notons enfin que Bertier considère le général Birdwood15 comme l’un des meilleurs si ce n’est le meilleur officier britannique présent aux Dardanelles : « L’ANZAC, écrit-il, est toujours sous les ordres du général Birdwood, homme d’une énergie remarquable qui maintient depuis 5 mois ses troupes accrochées à une falaise à pic et reliées à la flotte par des communications bien précaires puisque toute embarcation s’approchant du débarcadère en plein jour est canonnée. »16

Les Australiens dans la stratégie britannique

12 Alors que l’ANZAC est considéré avec une réelle admiration par Bertier, sa perception du commandement britannique et par conséquent l’utilisation qu’il fait de ses troupes en général, de l’ANZAC en particulier, est l’objet d’une critique acerbe et jamais démentie jusqu’à son retour en France. Elle débute dès les premiers débarquements d’avril lorsqu’il décide d’y participer avec les unités dirigées vers « la plage au S.-O. de Kapa Tepe, où sera mis à terre le corps d’armée australien-néo-zélandais. (…) » 17. Dans cette phase préparatoire, il est impressionné par le « mécanisme du débarquement [qui] est très soigneusement étudié et répété chaque jour »18. Mais tout le reste l’inquiète : l’insuffisance de munitions d’artillerie, le manque de préparation de l’attaque après le débarquement, la poursuite : « Tout cela me semble comporter une grande part d’aléa et une plus grande part de chance, car ici comme en Flandre, le commandement anglais n’apprécie à leur juste valeur les défenses adverses qu’après s’être irrémédiablement heurté contre elles. »19

13 Rendant compte au colonel Hamelin à Paris, dès le 29avril, des premiers résultats du débarquement, il le décrit avec un laconisme qui traduit la sécheresse des réalités militaires et déçoit l’historien : « Australiens. Jetés à la côte au pied d’une falaise haute de 150 mètres, ils ont eu beaucoup de peine à progresser. Aujourd’hui ils tiennent depuis Fisherman’s Hut jusqu’à Kapa Tepe avec une avance moyenne de 1 500 mètres du rivage. »20 Dans les lettres suivantes, tous les combattants alliés sont mêlés dans ses propos. Leur sacrifice face aux exigences du général Hamilton est résumé en une phrase, valable des premiers jours de mai à ceux d’août : « La faible importance des gains paraît peu de chose en regard des pertes en hommes et n’aura pas de lendemain, à moins de renforts. »21 Pertes alliées, qu’il quantifie et évalue, sans distinction de nationalité, à « 683 officiers et environ 16 000 hommes »22 entre le 25 avril et le 9 mai. 14 Peu après les Australiens, dont la résistance aux attaques turques des 19et 20mai est louée23, réapparaissent sous la plume de Bertier avec l’arrivée du général Gouraud à la tête des forces françaises24. Dès son arrivée, Gouraud, qui vient de reconnaître tout le théâtre d’opération à bord d’un torpilleur, « trouve propice » d’utiliser la plage « au sud de Kapa Tepe, (…), celle affectée au débarquement des Australiens »pour reprendre l’initiative. Analysant la situation tactique des Australiens, Gouraud pense qu’ils n’ont pas été en mesure de mettre à profit leur débarquement à Kapa Tepe, car, « soumis à un feu violent, ils ont peu à peu, obliqué vers le Nord pour chercher l’abri de la falaise [où] ils se sont accrochés le 25 avril à des hauteurs où ils ne peuvent progresser ». Il pense qu’il faut que les alliés organisent un nouveau débarquement qui utilisera les positions australiennes comme point d’appui. Cela permettra, d’après Gouraud, cité par Bertier, « de reprendre l’attaque vers Maidos à travers un isthme de 8 000 mètres de parcours relativement facile »25. Encore faut-il, et Gouraud espère y parvenir, « ramener sir Ian Hamilton vers sa première

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idée amplifiée, (…) », ce qui, de l’avis des deux officiers français, pourra ouvrir aux alliés les portes de la victoire. 15 Ce projet est présenté à Hamilton par Gouraud en présence de Bertier. Les deux Français suggèrent au commandant en chef britannique d’utiliser l’ANZAC et les renforts en provenance de Grande-Bretagne, soit une masse de manœuvre de huitdivisions d’infanterie, pour débarquer à Kapa Tepe et pousser en avant vers Maïdos afin d’obtenir une « rupture d’équilibre en notre faveur »26. Le temps passant, Gouraud, confronté à l’inaction relative d’Hamilton, change de point de vue. Lui qui était initialement opposé à une « solution asiatique » en devient un ardent défenseur. Il estime néanmoins que pour qu’elle réussisse il faudrait y engager de l’ordre de 100 000 hommes constitués par les renforts annoncés « augmentés des unités rendues disponibles sur la Péninsule » 27. Après le départ de Gouraud, grièvement blessé, son successeur, le général Bailloud, continue à défendre la solution asiatique. Mais Hamilton s’y refuse, espérant « un meilleur résultat en débarquant à Kapa Tepe, près des Australiens » 28. Gouraud depuis son lit d’hôpital s’en inquiète à un point tel que l’on retrouve dans les lettres de Bertier une lettre que Gouraud, blessé, dicte au colonel Hamelin et dans laquelle il déclare : « Il n’est pas douteux que la suite des opérations dans l’esprit du général Bailloud 29 soit le débarquement en Asie par les renforts anglais attendus. Or, le colonel Buat m’a dit ces jours-ci qu’Hamilton ne voulait rien savoir pour le débarquement en Asie. Je ne comprends plus ! » 16 Face à cette incompréhension entre les deux chefs alliés, les relations se tendent. À partir de la mi-juillet, le commandement britannique, c’est-à-dire ici anglais, prive les Français de toute information sur les opérations qu’il entend mener en août. La confiance est mise à mal. L’état-major britannique « garde sur ses projets un silence absolu, qui est impatiemment supporté par le général Bailloud, alléguant pour défendre ce procédé, qu’un secret partagé est déjà à moitié divulgué »30 . Ce qui n’empêche pas, Bertier, dont il faut se souvenir qu’il est aussi officier de renseignement, de donner à son chef, et dans la même lettre, le détail des débarquements qu’il a obtenu par des moyens détournés en dépit de « cette doctrine de méfiance » anglaise, qui est mal vécue par les Français mais qui les place en position idéale pour critiquer un projet à la conception duquel ils ne sont pas associés et à l’exécution duquel ils ne participent que marginalement. 17 À partir de ce moment, les critiques fusent sous la plume de Bertier et deviennent encore plus caustiques. Évoquant le débarquement, il écrit : « En résumé nous voyons que, même sans rencontrer d’obstacles sérieux de la part de l’ennemi, le débarquement de nuit a amené une grande confusion ; les unités se sont engagées au hasard, perdant leur point de direction, se laissant attirer par la présence de l’ennemi et échappant à toute direction d’ensemble. »31 Au cours des jours qui suivent, Bertier force le trait : au 9ecorps d’armée, entre le 7et le 10août, « les ordres manquent, l’artillerie de terre fait défaut, les états-majors se reposent, contents d’avoir exécuté heureusement les opérations du débarquement, l’état- major du 9e corps reste à bord d’un croiseur où il séjournera jusqu’au 8 au soir moment où il viendra à terre sur l’ordre formel du commandant en chef. Les états-majors de divisions s’y prennent mal pour regrouper celles-ci et font défiler les bataillons sur la plage où ils sont pris à partie par une batterie de campagne turque. » 18 Seul l’ANZAC échappe à ses attaques : « Les Australiens, avec les Indiens et la 13e DI, sous les ordres du général Birdwood attaquent de front des crêtes escarpées et fortement occupées, dont la possession permettrait de couper en deux la péninsule en voyant jusqu’à la baie Kilia, à 6 500 mètres seulement. Ils se sont très bien battus, ayant eu en quatre jours 3 000 tués et

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5 000 blessés dans un combat allant parfois au corps à corps. Malheureusement ils ont été chassés ce matin d’Abd-el-Rhaman Baïr et de Chunuk Baïr (cote 261) dont la possession ne pouvait leur être garantie que par la progression du groupe ci-après. » Or, alors que, d’après Bertier, la victoire serait possible, la manœuvre, non conduite par le commandement anglais et mal exécutée par les 10eet 11eDI, est vouée à l’échec : « Cette opération, entrevue par l’état-major du général Hamilton ne fait pas l’objet d’ordres précis : il y a des désirs, des velléités, mais pas d’indications précises du but (…). En un mot, l’attaque n’est pas montée et cette expression même est inconnue. Hier soir, devant moi, le général Hamilton, qui disposait dans ce secteur de 5 brigades intactes a fait dire aux unités de première ligne de pousser jusqu’à la crête de Kavak Tepe "si elles n’étaient pas trop fatiguées" … On se rend compte ici de ce qu’il faudrait faire, mais non point de la manière de l’exprimer. C’est désespérant, car c’est là une occasion unique qu’on ne retrouvera pas. Demain les Turcs amèneront de nouvelles forces et bloqueront ce front. » 19 Évoquant enfin le rôle de Ian Hamilton qui « n’était assurément pas préparé à manier des masses considérables », de son chef d’état-major le général Breathwaite qui « voit la guerre comme il l’a faite toute sa vie sur les frontières de l’Inde »32 , et leur attitude lors de l’offensive de l’ANZAC, Bertier écrit à Hamelin : « Tous deux manquent d’acquit, de réflexion, de méthode et de puissance de travail. Parfois leurs conceptions sont complètement viciées par une erreur manifeste : au début d’août, l’ANZAC est chargé de l’attaque principale qui l’amène aussitôt contre des positions formidables, puissamment garnies et organisées depuis trois mois, tandis qu’à sa gauche le 9e corps "couvre la gauche" au lieu de pousser les faibles fractions ennemies et de déborder la droite adverse, (…), nulle part la volonté du chef n’est imposée, le but indiqué, les objectifs déterminés, nulle part n’apparaît la mise en œuvre simultanée ou successive des moyens, la coordination des efforts… en un mot l’action du commandement. »33

Conclusion

20 L’étude des lettres de Bertier nous propose un regard périphérique, à la fois distant et très proche des événements qui se produisent aux Dardanelles en 1915. « Distant » car Bertier s’intéresse tout autant et souvent davantage aux Français et aux Turcs qu’aux Britanniques et aux Australiens. Mais aussi « très proche » car les informations qu’il nous livre sur ces derniers sont écrites sur le moment. Rien ne les entrave et c’est la leur principale richesse. Une richesse qui peut être résumée en deux points : tout d’abord, pour Bertier, observateur privilégié des opérations, la défaite n’était pas inéluctable. Il faut ensuite noter et remarquer que cet officier français qui se montre régulièrement critique, et souvent sévère à l’égard des Anglais, éprouve une admiration réelle pour les Australiens dont il loue les qualités militaires, y compris dans leurs excès.

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NOTES

1. Les Français décident d’intervenir aux Dardanelles afin de ne pas laisser agir seuls les Britanniques dans un espace géographique qu’ils considèrent comme relevant de leur sphère d’influence, au moins autant que de celle de leur allié. L’histoire militaire française met souvent en avant la volonté d’une partie du haut commandement de sortir de l’impasse stratégique du front occidental comme le soutiennent Gambiez et Suire (Histoire de la Première Guerre mondiale, Crépuscule sur l’Europe, Fayard, 1968, vol. 1, p. 288 et suiv.) Ce qui n’est pas faux mais néglige la complexité culturelle et financière de l’intervention contre l’Empire ottoman dont les banques françaises possèdent 60 % de la dette en 1914, soit trois fois plus que l’Allemagne et où, faut-il le rappeler, le Français est la première langue étrangère parlée et l’outil de communication normal entre les différentes nations de l’Empire. Voir sur cette question : ANDREW (Christopher M.) et KANYA-FORSTNER (A.S.), France Overseas : The Great War and the Climax of French Imperial Expansion, Londres, Thames and Hudson, 1981 et CASSAR (George H.), The French and the Dardanelles, Londres, George Allen & Unwin Ltd, 1971. 2. Voir le concernant, sir Ian Hamilton, Gallipoli Diary, 2 volumes, Londres, 1920, et plus particulièrement le volume 1. 3. Ainsi les lettres 3 du 29 avril et 4 du 7 mai qui totalisent 18 pages manuscrites donnent naissance à un rapport de synthèse d’un peu plus de deux pages dactylographiées rédigées par un officier d’état-major dont le nom n’apparaît pas et émis par le bureau Orient de la section d’Afrique de l’état-major. 4. La remarque peut sembler comme allant de soi. Il n’en est rien. Les cas d’affectation d’officiers auprès des armées britannique puis américaine, à partir de 1917, sont relativement nombreux. 5. Le général d’Amade est initialement placé à la tête d’un corps expéditionnaire fort de deux brigades, l’une métropolitaine, l’autre coloniale. À son maximum, le corps expéditionnaire français compte deux divisions totalisant quatre brigades et des éléments organiques. 6. Les Australiens et les Néo-Zélandais se trouvent à l’entraînement en Égypte depuis novembre 1914 sous le commandement du général Birdwood en vue de leur engagement sur le front français. Il forme un corps d’armée spécifique l’Australian and New Zealand Army Corps(ANZAC) constitué de la 1re division australienne et de la division néo-zélandaise et australienne. 7. Lettre 18 du 18 septembre. 8. Lettre 16 du 3 août. 9. Lettre 17 du 10 août. 10. Y compris pour leur comportement au Caire d’ailleurs. 11. Lettre 22 du 6 novembre. 12. Lettre 18 du 18 septembre 13. Lettre 18 du 18 septembre. 14. Lettre 18 du 18 septembre. 15. Il n’existe pas, à notre connaissance de biographie récente concernant le général Birdwood, surnommé « The Soul of ANZAC ». Voir le concernant, A. J. Hill, ‘Birdwood, William Riddell’,Australian Dictionary of Biography, vol. 7, 1891-1939, Melbourne, 1979, p. 293-296. 16. Lettre 18 du 18 septembre 17. Lettre 2 du 20 avril. 18. Lettre 2 du 20 avril. 19. Lettre 2 du 20 avril. 20. Lettre 3 du 29 avril. 21. Lettre 5 du 13 mai.

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22. Lette 5 du 13 mai. 23. Lettre 6 du 21 mai. 24. Sur le général Gouraud voir la thèse de Julie d’Andurain, « Le général Gouraud, un colonial dans la Grande Guerre » et l’article publié dans la Revue historique des armées, « Le général Gouraud, chef du corps expéditionnaire des Dardanelles en 1915 », no 258, 1/2010, p. 46-56. 25. Lettre 6 du 21 mai. 26. Lettre 9 du 12 juin. 27. Lettre 11 du 1er juillet. 28. Lettre 12 du 8 juillet. 29. Les Britanniques ont une opinion très négative du général Bailloud. Sir Maurice Hankey, secrétaire du cabinet britannique (Secretary to the British Cabinet), le considère, entre autres, comme « un pessimiste de premier ordre, et un vieux monsieur stupide ». Extrait de Robert Rhodes James, Gallipoli, Sydney, Angus and Robertson, 1965. 30. Lettre 15 du 29 juillet. 31. Lettre 17 du 10 août. 32. Lettre 20 du 20 octobre. 33. Lettre 20 du 20 octobre.

RÉSUMÉS

Le 26 mars 1915, un officier supérieur français, le commandant de Bertier, reçoit l’ordre de rejoindre « l’armée britannique opérant dans les Dardanelles » afin d’y occuper, auprès de son chef, sir Ian Hamilton, la fonction d’officier de liaison. Entre cette date et la fin du mois de décembre1915, il va adresser à Paris, au colonel Hamelin, chef de la section Afrique à l’état-major de l’armée, 29lettres personnelles. Le travail effectué vise à mettre en évidence, à partir des lettres de Bertier, les informations concernant les Australiens. Ces informations sont organisées autour de deux thèmes. Le premier présente, tout au long de la campagne, les Australiens tels que Bertier les découvre, les décrit ou les mentionne, y compris quand il les compare aux autres troupes britanniques. Le second place les Australiens aux périphéries du propos. Ils deviennent les acteurs malheureux d’une stratégie britannique qui échoue alors que, selon Bertier, le sort de la campagne n’était pas écrit a priori, bien au contraire.

On March 26, 1915, a senior French officer, Major de Bertier, received an order to join "the British Army operating in the Dardanelles" to perform, with its chief, Sir Ian Hamilton, the function of liaison officer. Between that date and the end of December 1915, he addressed 29 personal letters to Colonel Hamelin, Head of the Africa Section in the General Staff of the Army, in Paris. The work aims to highlight, from the letters of de Bertier, information about theAustralians. This information is organized around two themes. The first presents the Australians, throughout the campaign, just as Bertier discovers, describes or mentions them, including when compared with other British troops. The second places the Australians on the periphery. They become actors in an unfortunate British strategy that fails even though, according to Bertier, the fate of the campaign was not written a priori, quite the contrary.

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INDEX

Mots-clés : Australie, Dardanelles, Grande-Bretagne

AUTEURS

ELIZABETH GREENHALGH

Research Fellow (Australian Research Council) à l’université de New South Wales (Australian Defence Force Academy), à Canberra. Elle est l’auteur de : Victory Through Coalition: Britain and France during the First World War (2005), et Foch in Command: The forging of a First World War general (2011).

FRÉDÉRIC GUELTON

Colonel (er), il est rédacteur en chef de la Revue historique des armées. Ancien chef du département de l’armée de Terre du Service historique de la Défense, il enseigne l'histoire des relations internationales à l’IEP Paris et l'histoire militaire à l’ESM de Saint-Cyr.

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De « quantité négligeable » au « renouveau de la France » : représentations de la France en tant qu’alliée militaire à la fin des années 1930 From ‘quantité négligeable’ to the ‘Revival of France’: Representations of France as a Military Ally in the Late-1930

Daniel Hucker Traduction : Clémence Rochat

1 En avril 1938, releva comment, en Grande-Bretagne, une faction pro- allemande célébrait l’« impuissance parlementaire » française, avertissant les Français que leur « petit jeu» pourrait bien « très mal tourner – et en faire un danger commun » 1. L’avertissement de Churchill reflétait bien la façon dont le turbulent système politique français ébranlait la confiance des Britanniques envers leur allié. Pour le nouveau président du Conseil français, Édouard Daladier, ce sentiment si négatif devait être inversé pour qu’une entente franco-britannique solide puisse se réaliser. En Grande- Bretagne, les francophiles qui partageaient le souhait de Daladier en faveur d’une entente franco-britannique plus consistante étaient optimistes et pensaient que le « taureau du Vaucluse » réussirait à transformer la politique intérieure française en éradiquant la polarisation idéologique et en maintenant une France unie, digne de la confiance britannique. Effectivement, ce fut Daladier qui avertit ses compatriotes en septembre 1937 que l’Europe moderne résonnait des mots « malheur aux faibles » et que la France devait s’unifier ou périr 2. Le jour même où il déplorait le « petit jeu» de la France, Churchill écrivit également à Daladier, l’implorant de « mener à bien ces projets pour la sécurité commune de nos deux pays, dont nous avons déjà parlés lorsque j’ai eu le plaisir de vous rendre visite à Paris. Vous trouverez un terrain favorable et je ne doute pas de votre succès. Mais battez le fer tant qu’il est chaud »3.

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2 Daladier fut tout d’abord confiant, répondant à Churchill que sa prochaine visite à Londres démontrerait « une union encore plus intime entre nos deux pays » 4. Il était certainement conscient du besoin de régler les problèmes internes de la France. En tant que président du Conseil en 1934, il avait fait l’expérience personnelle de la division liée à la polarisation idéologique. Après la fusillade de Clichy, le 16 mars 1937, il nota comment de tels incidents alimentaient la propagande étrangère selon laquelle la France était « affaiblie ou même déchirée par les factions et menacée de la guerre civile », soulignant l’importance de « rétablir la paix entre les Français, condition du maintien de la paix extérieure » 5. Le député radical, Lucien Lamoureux, déplorait la façon dont l’affaire de Clichy renforçait l’impression à l’étranger que la France était en proie à « une sorte d’anarchie révolutionnaire », vacillant vers le communisme et « incapable » de résister à l’agression allemande 6. 3 Les Allemands comptaient évidemment sur les troubles agitant la France. Peu de temps avant de quitter son poste d’ambassadeur à Berlin pour se rendre à Paris, sir Eric Phipps apprit par Gœring qu’il pouvait à présent comparer l’ordre de la capitale allemande avec « le désordre et les tensions civiles » de son homologue française. La France, conclut Gœring, « était véritablement en voie de décomposition », prouvant clairement que la Grande-Bretagne avait « misé sur le mauvais cheval » 7. En Grande-Bretagne, nombreux étaient ceux qui partageaient l’interprétation de Gœring, notamment en raison de la situation financière précaire de la France. Comme le soutint Michael Dockrill, la confiance en la France était « sapée par le déclin constant de l’économie française depuis 1934 » 8. Cependant, force est de constater que cet antagonisme fut également inspiré par le dédain pour la politique étrangère française. Pour beaucoup, la crise européenne d’alors, et notamment le « revanchisme » allemand, était la conséquence inévitable des précédents efforts français pour entraver l’Allemagne lors de la signature du traité de Versailles. Comme le nota Henry Pownall, alors assistant militaire du secrétaire au Conseil impérial de défense (CID) en novembre 1934, la plupart des problèmes d’alors auraient pu être évités sous l’ère de Stresemann si le traité de Versailles avait été amendé et le désarmement adopté. « Mais la véritable responsabilité de cet échec, conclut Pownall, repose assurément sur les épaules de la France. » 9 4 Durant l’été 1936, après les élections qui marquèrent l’arrivée du gouvernement du Front populaire de Léon Blum, la confiance britannique en la stabilité française fut à nouveau entamée par le déclenchement de nombreuses grèves. Le 11 juin, l’ambassadeur britannique, sir George Clerk, affirmait que la France était réduite « au statut de "quantité négligeable" aux yeux des nations » 10. De plus, un memorandum écrit par l’attaché militaire de l’ambassade, le major F. G. Beaumont-Nesbitt, rapporta la consternation du colonel Petitbon à l’idée que les troubles frappaient la France « au moment le plus regrettable ». Même si l’État-Major général français était satisfait du moral de l’armée, le futur immédiat était considéré avec une appréhension grandissante. Comme le nota Beaumont-Nesbitt, Petitbon soulignait fréquemment que son commentaire « s’appliquait au présent » 11. À ce moment, l’estime britannique pour la France fut clairement très faible. Même le premier secrétaire de l’ambassade, Hugh Lloyd-Thomas, qui avait auparavant été, selon ses propres termes, « plus qu’optimiste », exprimait désormais son inquiétude : « On ne peut pas s’empêcher de penser, actuellement en tout cas, que le gouvernement français en tant que force de combat a cessé d’exister. » 12 5 Les grèves françaises furent largement suivies et condamnées par les journaux conservateurs britanniques. The Times, même s’il reconnaissait la modération des

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dirigeants communistes français, surnomma de nombreux partisans de Thorez « petits Staline », plus à même de chanter l’Internationale que la Marseillaise 13. Cependant, la majorité des reportages était plus objective, espérant simplement que les grèves ne mèneraient pas à une révolution ou n’entameraient pas la capacité industrielle et militaire française. Les mots utilisés dans les rapports étaient invariablement péjoratifs. L’éditorial de The Times du 16 septembre 1936 évoqua par exemple « une fièvre gréviste » et une « épidémie » de grèves. Les grèves étaient ainsi décrites comme quelque chose de mauvais, une maladie qui nécessitait d’être soignée. Les mêmes points de vue furent repris par Whitehall. Le secrétaire du cabinet, sir Maurice Hankey, résuma les inquiétudes britanniques, décrivant une France « atteinte du virus du communisme, qui est en train d’ébranler le corps politique, retardant unréarmement nécessaire et provoquant de profondes dissensions internes... En l’état présent, ce n’est pas l’allié désiré » 14. 6 Des rumeurs prévisibles venant de Berlin aggravaient cette inquiétude, clamant que les grèves étaient « d’un caractère purement révolutionnaire » et inspirées par Moscou 15. Bien que ces rumeurs fussent considérées avec un certain scepticisme, l’impression dominante à Londres sur la situation intérieure en France était sombre. Clerk avertit même sir Robert Vansittart, le sous-secrétaire aux Affaires étrangères, que la France n’était pas seulement devenue un « parti dormant » concernant les affaires internationales, mais qu’elle « évoquait extraordinairement les premiers jours de la révolution russe, avec Blum dans le rôle de l’inconscient Kerensky, et un Lénine ou un Trotsky inconnu pour tirer les ficelles » 16. Les peurs britanniques, qu’elles fussent exagérées ou non, furent rapportées par l’ambassadeur français à Londres. L’ambassadeur Charles Corbin avertit le secrétaire général du Quai d’Orsay, Alexis Léger, que la Grande- Bretagne « se préoccup[ait] beaucoup plus qu’il n’appar [aissait] dans les journaux de la situation politique de notre pays ». En conséquence, fit-il remarquer, les décideurs britanniques l’interrogeaient fréquemment pour savoir « si les troubles ouvriers qui persist[aient] en province n’aur[aient] pas une répercussion sur l’état de l’industrie et sur son potentiel de guerre » 17. 7 Les Français s’inquiétèrent à juste titre. En raison des troubles internes généralisés, la politique étrangère était passée au second plan des priorités, la seule certitude étant l’obligation de maintenir une alliance étroite avec la Grande-Bretagne. Cette obligation fut confirmée à l’ambassade de Paris par Léger, et plus énergiquement encore à Phipps, par le biais du correspondant à Berlin du Temps18. Cependant, l’impuissance relative de la France permit à Londres de prendre le contrôle de la réponse diplomatique aux dictateurs, au soulagement évident de ceux qui étaient inquiets de l’assurance précédente des Français. Début 1936, même le libéral Manchester Guardian décrivit les accords de Locarno comme « partiaux », favorisant Paris aux dépens de Londres, tandis que Pownall affirmait que la Grande-Bretagne ne serait pas plus longtemps étouffée par « les jupes » de la France 19. Au Parlement, la crainte d’être entraîné dans une autre guerre à cause de la France fut librement exprimée. L’opinion de lord Arnold – « il y a toutes les raisons d’arrêter de prendre le sillage de la France » – ne fut pas une exception 20. De plus, les inquiétudes persistaient concernant les alliances orientales de la France (particulièrement le pacte soviétique) et cela rendait quasi impossible l’engagement britannique. Fin 1936, The Daily Express, propriété de l’isolationniste lord Beaverbrook, affirmait que l’accord avec la France « était bien plus un handicap qu’un atout pour nous. Tant qu’il dure, nous sommes liés à la France, à la Russie et à l’Europe. Cela ne devrait pas être le cas, nous n’en avons pas besoin » 21.

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8 Néanmoins, après la remilitarisation de la Rhénanie, les Français cherchèrent vraiment à augmenter le degré d’implication de la Grande-Bretagne sur le continent. Dans le même temps, ils insistaient sur la force de la France. Par exemple, dans les discussions d’état-major d’avril 1936, le général Schweisguth, sous-chef de l’état-major de l’armée, établit que la France avait seulement refusé d’intervenir contre l’Allemagne – décision qu’elle avait été assez forte à prendre toute seule – par égard pour les souhaits britanniques. Dans le même temps, il rappela à son homologue britannique que la remilitarisation de la Rhénanie augmentait les chances pour que les Pays-Bas soient le théâtre d’une guerre européenne, quelque chose qui ne « manquerait pas d’intéresser la Grande-Bretagne ». C’est pourquoi la Grande-Bretagne devait se préparer convenablement à cette possibilité 22. Toutefois, l’importance accordée par les Français à leur force militaire encouragea paradoxalement l’isolement britannique. Après tout, l’on entendait fréquemment dire en Grande-Bretagne que l’armée française, derrière sa formidable ligne Maginot, pourrait retenir indéfiniment toute avancée allemande, excluant le besoin d’une aide directe des Britanniques sur le terrain. Comme le déclara le conservateur Paul Emrys-Evans à la Chambre des Communes en juin 1936, « l’armée française est l’écran derrière lequel nous pouvons nous cacher pour nous réarmer » 23. 9 Bien sûr, la confiance continue placée par les Britanniques en les capacités militaires françaises dépendait de la stabilité politique interne. À la fin de l’été 1936, on crut que Blum avait maîtrisé les pires excès de ce mouvement de grève et que la décision (tardive) de dévaluer le franc améliorerait l’économie et les fortunes industrielles de la France. Depuis Paris, Clerk suggéra que le retour au calme était dû à « l’instinct français pour la propriété privée et le profit individuel », un instinct « profondément enraciné dans cette race » qui serait démontré suite à la crise actuelle, tout comme cela l’avait été après la Révolution française. La France ne deviendrait pas « un avant-poste de Moscou » 24. La grande confiance en la France fut accompagnée d’un scepticisme grandissant à l’égard des rapports venus d’Allemagne. Comme le remarqua sir Orme Sargent, assistant du sous-secrétaire aux Affaires étrangères, Hitler utilisait le « croquemitaine bolchevique » comme instrument de politique intérieure. Pour servir la propagande interne nazie, « la France [devait] être le sceptre de la révolution marxiste » 25. 10 La restauration de la croyance en la France se poursuivit en 1937. The Times rappela la crainte répandue au cours des années précédentes que la France plongerait dans une guerre civile ou tomberait dans l’orbite soviétique : « Ces deux prédictions ont été fausses. » 26 Cependant, alors que 1937 avançait, il devint évident que les difficultés internes du pays n’avaient pas été définitivement enterrées. L’éventualité d’une rupture ressurgit, notoirement, lors de la fusillade de Clichy, où les altercations entre la police et les travailleurs causèrent deux morts et des centaines de blessés. De tels troubles affaiblirent évidemment le gouvernement de Blum. Comme le notait le Foreign Office, « la position générale du gouvernement semble s’être légèrement détériorée ce dernier mois, principalement – mais pas uniquement – à cause de la fusillade de Clichy » 27. Ces difficultés renforcèrent les a priori déjà existants concernant l’instabilité française. Comme l’écrivit The Evening Standard une semaine après les événements de Clichy, « une alliance avec la France serait une alliance avec les handicaps de la France. Et les fardeaux de la France sont trop lourds pour que la Grande-Bretagne puisse les supporter » 28. En juin 1937, malgré la croyance persistante en la capacité de Blum à ramener le calme, The Times critiqua amèrement « l’indiscipline idiote » des travailleurs français et la dislocation de l’industrie causée par la semaine de 40 heures. En effet, on remarqua que la production

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industrielle française était « seulement aux deux-tiers de ce qu’elle était en 1929 », tandis que les coûts industriels continuaient à augmenter et les revenus à diminuer 29. Néanmoins, Lloyd-Thomas minimisa les troubles récents, les décrivant comme de simples répliques du tremblement de terre de 1936 30. Cependant, les troubles qui suivirent culminèrent lors de la chute du gouvernement de Blum et causèrent la consternation à Londres, suggérant que la population française avait perdu tout sens de la discipline et de la perspective. Comme un fonctionnaire le fit remarquer laconiquement, « tout irait mieux s’il ne fallait rien d’autre qu’une guerre pour rappeler aux travailleurs français au bon sens de la discipline » 31. 11 Concernant les affaires étrangères, l’attitude de la France était jugée plus satisfaisante, particulièrement son engagement à ne pas intervenir en Espagne. Fin 1937, la politique étrangère franco-britannique fut plus sensible qu’elle ne l’avait été depuis de nombreuses années. En effet, la visite à Londres, en novembre 1937, du président du Conseil, Camille Chautemps, et de son ministre des Affaires étrangères, Yvon Delbos, marqua un accord presque total. Eden en sortit convaincu : « La France était aussi inquiète que nous à l’idée de contraindre l’Allemagne à respecter les accords. » Notant avec satisfaction que les Français n’étaient pas tentés par un alignement avec la Russie soviétique 32. Pour The Times, cette visite prouva que les relations franco-britanniques n’avaient « jamais été meilleures » essentiellement car les Français ne demandaient pas aux Britanniques de soutenir « les systèmes artificiels pour encercler la force allemande » 33. Pour Neville Chamberlain, la compréhension de Phipps que « le gouvernement français était inquiet d’un accord général avec l’Allemagne et d’un arrangement avec l’Italie » encouragea la poursuite d’apaisement 34. Dans le même temps, l’attaché militaire fit une estimation également optimiste de l’armée française. Lors d’une conversation avec le nouveau gouverneur militaire de Paris, le général Billotte, Beaumont-Nesbitt loua « le merveilleux moral qui animait tous les rangs ». Billotte acquiesça, déclarant que ce bon moral était ordinaire même « quand la France était politiquement mise à mal » en 1935-1936. De plus, il était catégorique sur le fait qu’il n’y avait nul défaitisme en France et « que l’on n’en avait pas besoin ». Si la guerre devait éclater, poursuivit Billotte, les démocraties ne devaient pas en avoir peur. « Que pourraient faire les Allemands ? » demanda-t-il. Les manœuvres militaires complexes avaient prouvé au haut commandement français que, même dans des conditions plus favorables aux Allemands, « réussir à pénétrer la ligne [Maginot] serait une tâche impossible » 35. 12 Même si de telles déclarations renforcèrent la foi britannique en l’armée française, elles reflétèrent également une certaine réalité que les Français pourraient désormais chercher à exploiter : les Britanniques avaient besoin d’une France forte. Début 1938, les membres du haut commandement français firent un portrait plus nuancé de la capacité française à résister à l’assaut allemand. Comme le notait l’historien Martin Alexander, le général Maurice Gamelin réfléchissait pour savoir s’il était désormais temps pour « les autorités françaises de confesser franchement leurs faiblesses militaires et d’implorer les Britanniques pour qu’ils mettent en place une sécurité défensive » 36. En effet, l’attaché militaire français à Londres, le général Lelong, fit part au général Ismay « d’une opinion tout à fait différente » de la ligne Maginot, déclarant que, même si elle pouvait « retarder l’avancée allemande », elle ne pourrait être tenue indéfiniment, « à moins que l’armée française ne fût renforcée par les Britanniques » 37. Les Français adoptèrent ainsi une tactique différente dans leur quête de soutien britannique. Plutôt que de décrire la force française, ils évoquèrent la faiblesse, et donc la possibilité que la France puisse être facilement vaincue ou puisse chercher un accord avec l’Allemagne aux

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dépens de la Grande-Bretagne. Phipps le déclara, en avril 1938, la peur d’un nouvel essor de l’Allemagne, doublée de la croyance que « le soutien britannique était peu fiable » pourrait conduire la France à « accepter un accord avec l’Allemagne » 38. 13 Néanmoins, obtenir davantage d’aide militaire de la Grande-Bretagne semblait difficile. La « responsabilité limitée » restait le mot d’ordre de la politique de défense britannique, en partie par déférence pour l’hostilité publique contre un engagement continental 39. Pour franchir ces obstacles, les Français devaient éliminer le sentiment de dislocation sociale et de trouble industriel qu’ils inspiraient. En résumé, la France avait besoin d’un redressement fondamental. Selon Phipps, un tel redressement était, début 1938, déjà en cours. La France, rapporta-t-il confiant, « ne tremblait plus au bord de la révolution » ; au contraire, « elle a maintenu une immense et puissante armée, non corrompue par le communisme, relativement libre de l’influence politique et particulièrement efficace ». Eden était d’accord, informant Chamberlain que « l’armée française est absolument fiable » 40. Cependant, la confiance en l’armée française n’était pas liée à la confiance en la stabilité politique française. À la nouvelle de l’Anschluss, la France n’avait pas de gouvernement, le deuxième mandat de Blum n’ayant pas fait long feu. En Grande- Bretagne, personne ne pleura son départ. L’émergence d’un gouvernement à dominante radicale, mené par Daladier, fut bien accueillie par la droite britannique, surtout car il était libre de toute influence socialiste ou communiste. En mai 1938, même l’isolationniste Daily Express, qui répétait n’avoir jamais « soutenu une alliance anglo-française », déclara que tant qu’il « en était toujours question, nous serions idiots de ne pas chercher à la rendre effective » 41. La réponse ferme de Daladier aux troubles sociaux de l’été 1938 lui attira plus tard les faveurs des conservateurs britanniques. De plus, l’ambassade de Grande-Bretagne à Paris relaya l’opinion de Jacques Kayser, un proche confident de Daladier, selon qui « l’agitation était largement imaginaire » et qu’en réalité, « non seulement 85 % du pays ne voyait aucune objection mais était même en faveur de pouvoir travailler plus, comme le souhaitait M. Daladier » 42. 14 Daladier était évidemment déterminé à maîtriser ces troubles internes. Comme il le déclara en août 1938, « remettons la France au travail et nous sauverons la Paix » 43. Peu de temps après, les accords de Munich révélèrent au peuple français l’étendue de ses faiblesses militaires. Comme l’observa le ministère des Affaires étrangères en octobre 1938, l’opinion française reconnaissait unanimement que « la France n’était absolument pas prête pour la guerre » bien qu’il fût également noté que « cela s’appliquait essentiellement à l’aviationcar toutes nos informations tendent à prouver que l’armée était parée à toute éventualité » 44. En effet, les informations de l’ambassade de Paris indiquaient que les troubles internes n’avaient que peu d’impact sur les capacités de combat. L’attaché militaire, le colonel Fraser, nota que la vie de l’armée restait indépendante de la politique, « y compris les communistes des districts industriels qui ont laissé la politique derrière eux lorsqu’ils ont été appelés sous les drapeaux durant cette récente période de tensions » 45. Néanmoins, le déshonneur de Munich rappela à beaucoup de gens en France (et notamment au centre et à droite) le besoin de plus de discipline et d’ordre et la nomination de Paul Reynaud comme ministre des Finances fut considérée par beaucoup comme tardive. Mais, les réformes de Reynaud provoquèrent logiquement une contestation grandissante de la part de la gauche, avec un appel à la grève générale le 30 novembre. Depuis la Grande-Bretagne, l’issue de cette grève était considérée comme un test crucial de la capacité française à maîtriser sa polarisation idéologique. En fin de compte, il y eut un grand soulagement dans la presse britannique (malgré les inévitables exceptions du travailliste Daily Herald et du communiste Daily Worker),

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lorsque le gouvernement de Daladier brisa si résolument le mouvement de grève. Comme l’écrivit The Daily Mail, « le pistolet extrémiste maintenu contre la tempe française n’a pas pu faire feu » 46. 15 Alors que la sympathie à l’égard de la France augmentait, y compris le soutien à la réponse ferme de Daladier aux revendications italiennes pour « Tunis, la Corse et Nice », il en fut de même pour reconnaître que la Grande-Bretagne devait apporter davantage de soutien à la France dans le cas d’une guerre, peut-être devrait-elle aussi mettre en place une conscription ? À travers le spectre politique, la presse britannique reflétait le désir du peuple de s’engager fermement avec la France. En association avec la peur croissante d’une agression allemande contre les Pays-Bas 47, il y avait toutes les raisons pour que le gouvernement de Chamberlain abandonne la « responsabilité limitée ». C’est ainsi que Chamberlain fut forcé, le 6 février 1939, de déclarer son soutien sans réserve à la France. Il y eut cependant quelques contestations. Lord Addison regrettait que le gouvernement ait accepté l’alliance avec la France, accusant celle-ci d’avoir uniquement pour but d’encercler et donc de provoquer l’Allemagne. Cependant, de tels contestataires restaient isolés et Halifax se justifia en déclarant que l’alliance avec la France était « en accord avec les souhaits généraux du pays tout entier » 48. En effet, à en juger les commentaires dans la presse, il y avait toutes les raisons de penser qu’une alliance plus ferme avec la France n’était pas seulement approuvée par le public britannique, mais encouragée 49. 16 L’engagement en faveur de l’Entente, qui fut à nouveau le résultat de la demande de l’opinion publique britannique et de la pression française, marqua le début de la conscription en avril 1939 50. Même s’il s’agissait plus d’un geste symbolique que d’une augmentation tangible de l’engagement militaire britannique, la décision était extrêmement forte, cimentant de manière cruciale l’alliance franco-britannique 51. La décision d’adopter le système de la conscription fut largement approuvée et l’hostilité initiale exprimée par le Parti travailliste et par les syndicats fut éphémère. En effet, après l’occupation allemande de la Tchécoslovaquie en mars 1939, il fut généralement accepté (même si c’était à contre-cœur) qu’une alliance franco-britannique solide était essentielle. Même le Daily Express considéra « l’alliance avec la France comme quelque chose de compatible avec l’Isolation » 52. Par dessus tout, dans ce contexte de péril extérieur, il était rassurant d’avoir un allié aussi fort et fiable que la France. Il est certain que le duo Daladier-Reynaud fut très applaudi en Grande-Bretagne. Le secrétaire d’État à la Défense, Duff Cooper, fut particulièrement dithyrambique, proclamant « le renouveau de la France » et soulignant « le remarquable renforcement de la situation interne » 53. 17 En à peine trois ans, la perception qu’avaient les Britanniques de la France avait donc considérablement changé. En 1936, la France était considérée comme faible et instable, ravagée par des troubles et assaillie d’insurmontables difficultés économiques. De plus, au regard de la situation internationale, la France était un pays qui offrait plus de problèmes que de solutions. En 1939, cependant, la Grande-Bretagne vit avec approbation l’économie française se redresser et applaudit le peuple français d’avoir choisi l’unité et la discipline plutôt que les chamailleries mesquines et l’insubordination. Même le Daily Herald exprima sa satisfaction de voir les Français « préparés au pire », l’imminence de la menace externe les rendant « remarquablement indifférents à la politique interne » 54. Parallèlement à la presse isolationniste qui louait l’alliance avec la France, il y eut une demande publique massive pour s’assurer que les deux démocraties agiraient à présent en tandem. La sympathie britannique à l’égard de

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la France se reflétait dans la peur grandissante dans les cercles britanniques (peur encouragée par la propagande française) que la France puisse sombrer dans le défaitisme. Alors que la situation internationale devenait plus précaire encore, il était essentiel pour la Grande-Bretagne de conserver la France avec sa puissante armée et sa magnifique ligne Maginot, aussi près que possible. 18 De plus, le progrès évident fait par le gouvernement de Daladier en cultivant une image plus positive du pays portait ses fruits. Du point de vue britannique, la France de 1939 était clairement plus stable que la France de 1936. Sans doute, si les précédents troubles sociaux avaient persisté, le public britannique et l’opinion politique n’auraient-ils pas accepté une alliance franco-britannique étroite aussi rapidement. L’apaisement aurait pu prévaloir, la Grande-Bretagne pouvant même arriver à un arrangement avec les pouvoirs fascistes aux dépens de la France. Par conséquent, le succès du gouvernement de Daladier ne doit pas être sous-estimé. Daladier et ses ministres furent incapables d’empêcher la défaite de 1940, et peuvent même sans doute être accusés d’avoir contribué à la précarité des affaires qu’ils trouvèrent plus tard si difficiles à redresser 55, mais cela ne devrait pas détourner l’attention de leur réussite à forger l’alliance franco- britannique. Le renouveau de la France fut encensé par tous les bords du spectre politique britannique, dressant un portrait rassurant d’un allié uni, fort et discipliné. Pour The Evening Standard, le rétablissement récent de la France « rappelait sa résurgence après la guerre de 1870 » assurant que la France de Verdun n’avait pas été confinée aux pages des livres d’histoire 56. Vu de Londres, c’était cette France puissante qui était entrée en guerre en 1939. Comme le rapporta Fraser, la mobilisation « fut bien meilleure que celle de septembre » et le pays dans son ensemble offrit « un spectacle de calme détermination » 57. La Grande-Bretagne entra donc en guerre aux côtés d’un allié en qui elle pouvait avoir – et avait – confiance.

NOTES

1. Article de Churchill, The Daily Telegraph, 14 avril 1938. 2. Archives d’histoire contemporaine, Centre d’histoire de Sciences Po, Paris, fonds Genebrier, GE 6, discours de Daladier, 9 septembre 1937. 3. Fonds Genebrier, GE 12, Churchill à Daladier, 14 avril 1938. 4. Churchill Archives Centre (CAC), Cambridge, Churchill Papers, CHAR 2/238, Daladier à Churchill, 19 avril 1938,. 5. Discours de Daladier, 21 mars 1937, fonds Genebrier, GE 6. 6. L AMOUREUX (Lucien), « Souvenirs politiques », Bibliothèque de documentation internationale contemporaine (BDIC), Paris, Mfm 31. 7. CAC, Phipps Papers, PHPP I 1/18, Phipps à Eden, 9 avril 1937. 8. D OCKRILL (Michael), British Establishment Perspectives on France, 1936-1940, Basingstoke, Macmillan, 1999, p. 10. 9. Journal de Pownall, 30 novembre 1934, dans : B OND (Brian) (dir.), Chief of Staff: The Diaries of Lieutenant-General Sir Henry Pownall, vol. 1, 1933-1949, Londres, Leo Cooper, 1972, p. 55. 10. The National Archives (TNA), Londres, FO 371/19857/C4248/1/17, Clerk à Eden, 11 juin 1936.

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11. TNA, FO 371/19857/C4248/1/17, Beaumont-Nesbitt à Clerk, 11 juin 1936. 12. TNA, FO 371/19857/C4349/1/17, Lloyd-Thomas à Vansittart, 11 juin 1936. 13. The Times, éditorial, 15 juillet 1936. 14. Cité dans Dockrill, British Establishment, p. 53. 15. TNA, FO 371/19857/C4255/1/17, télégramme de Phipps, 12 juin 1936. 16. TNA, FO 371/19857/C4355/1/17, Clerk à Vansittart, 11 juin 1936. 17. Archives du ministère des Affaires étrangères, papiers 1940, papiers Léger, Corbin à Léger, 2 juillet 1936. 18. TNA, FO 371/19857/C4355/1/17, Lloyd-Thomas à Clerk, 11 juin 1936 ; TNA, FO 371/19857/ C4465/1/17, Phipps à Wigram, 18 juin 1936. 19. The Manchester Guardian, éditorial, 1 er février 1936 ; début du journal de Pownall, 30 mars 1936, dans : BOND (Brian) (dir.), Chief of Staff, p. 108. 20. Hansard (100 HL Deb 5s), col. 1174. 21. Daily Express, éditorial, 11 décembre 1936. 22. TNA, WO 106/5413, note d’une conversation entre sir John Dill et Schweisguth, 17 avril 1936. 23. Hansard, (313, HC Deb. 5s), col. 1655. 24. TNA, FO 371/19859/C6328/1/17, Clerk à Eden, 8 septembre 1936. 25. TNA, FO 371/19859/C7165/1/17, compte rendu de Orme Sargent, 14 octobre 1936. 26. The Times, éditorial, M. Blum’s Progress, 5 janvier 1937. 27. TNA, FO 371/20685/C2775/18/17, compte rendu de Barclay, 14 avril 1937. 28. Evening Standard, éditorial, 23 mars 1937. 29. The Times, éditoriaux des 4 juin 1937 et 17 juin 1937. 30. TNA, FO 371/20685/C2775/18/17, Lloyd-Thomas à Eden, 12 avril 1937. 31. TNA, FO 371/20685/C3707/18/17, compte rendu de Barclay, 24 mai 1937. 32. TNA, CAB 21/552, résumé des conversations anglo-françaises, 1er décembre 1937. 33. The Times, éditorial, 29 novembre 1937. 34. TNA, CAB 21/554, Phipps à Eden, 20 décembre 1937. 35. Ibid., annexe : note de Beaumont-Nesbitt (17 décembre 1937). 36. ALEXANDER (Martin S.), The Republic in Danger : General Maurice Gamelin and the Politics of French Defence, 1933-1940, Cambridge, Cambridge University Press, 1992, p. 237. 37. TNA, CAB 21/554, note d’Ismay, 28 janvier 1938. 38. TNA, CAB, 21/552, Phipps à Halifax, 24 avril 1938. 39. Pour davantage de détails sur la « responsabilité limitée », voir : H OWARD (Michael), The Continental Commitment: The Dilemma of British Defence Policy in the Era of the Two World Wars, Londres, Maurice Temple Smith, 1972, p. 96-120. Pour plus d’informations sur l’hostilité publique britannique contre l’engagement continental, voir :HUCKER (Daniel), Public Opinion and the End of Appeasement in Britain and France, Farnham, Ashgate, 2011, passim. 40. CAC, Phipps Papers, PHPP I 1/19, Phipps à Eden, 24 janvier 1938, Rapport annuel de 1937 sur la France ; TNA, FO 371/21600/C9094/55/17, Eden à Chamberlain, 31 janvier 1938. 41. Daily Express, éditorial, 21 mai 1938. 42. TNA, FO 371/21600/C9094/55/17, Campbell à Halifax, 1er septembre 1938. 43. Fonds Genebrier, GE7, allocution radio-diffusée de Daladier, 21 août 1938. 44. TNA, FO 371/21600/C11641/55/17, compte rendu de Barclay, 8 octobre 1938. 45. TNA, FO 371/21600/C14025/55/17, rapport de Fraser sur la situation actuelle en France, 16 novembre 1938. 46. The Daily Mail, éditorial, 1er décembre 1938. 47. A LEXANDER (Martin S.), « Les réactions à la menace stratégique allemande en Europe occidentale : la Grande-Bretagne, la Belgique et le "cas de la Hollande" », décembre 1938- février 1939, Cahiers d’Histoire de la Seconde Guerre Mondiale, vol. 7 (1982), p. 5-38. 48. Hansard, (111 H L deb 5s), colonnes 932 & 936.

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49. HUCKER (Daniel), Public Opinion and the End of Appeasement, p. 106-117. 50. HUCKER (Daniel), “Franco-British Relations and the Question of Conscription in Britain, 1938-1939”, Contemporary European History, vol. 17, no 4, 2008, p.437-456. 51. PHILPOTT (William) et ALEXANDER (Martin S.), “The French and the British Field Force : Moral Support or Material Contribution ?”, The Journal of Military History, vol. 71, no 3, 2007, p. 743-772. 52. The Daily Express, éditorial, 30 mars 1939. 53. Article de Duff Cooper, The Evening Standard, 1er juin 1939. 54. The Daily Herald, “Paris Defeats Panic”, 6 juillet 1939. 55. STEINER (Zara), The Triumph of the Dark: European International History, 1933-1939, Oxford, Oxford University Press, 2011, p. 274. 56. TheEvening Standard, éditorial, 21 août 1939. 57. TNA, WO 106/4053, Fraser à von Cutsem, 30 août 1939.

RÉSUMÉS

Cet article montre pourquoi les Britanniques ont été, en septembre 1939, aussi proches des Français et ce en dépit d’une longue réticence voire même d’une certaine hostilité. Deux explications peuvent être données : premièrement les Français ont, eux-mêmes, grandement encouragé l’engagement britannique, en particulier lors de la période 1938-1939 lorsque le gouvernement Daladier a voulu débarrasser la France de l’image d’une nation au bord de la guerre civile ; et, deuxièmement, lorsque l’opinion publique britannique a évolué dans sa perception de la France – notamment grâce à la presse – et est passée de l’hostilité latente au soutien actif de l’alliance franco-britannique. À travers différentes analyses politiques (de la presse notamment) de 1936 à 1939, cet article montre comment les perceptions britanniques ont changé : comment la France est passé du statut de pays divisé et influencé par l’Union soviétique à celui de pays uni et discipliné, libre de toute influence communiste, et possédant une armée puissante. Au bilan, un allié digne de ce nom pour l’Empire britannique.

This article considers why Great Britain had, by September 1939, aligned so closely to France despite previous reluctance – even hostility – to such an idea. Two themes are discussed: first, the extent to which the French themselves encouraged greater British commitment, particularly in the period 1938-9 when the Daladier administration sought to rid France of its image of a divided nation on the verge of civil war; secondly, how the British public’s perceptions of France – as represented in the press – developed from latent hostility to actively encouraging a Franco- British alliance. The article thus examines political and press commentary on France in the period 1936-9, illustrating how British perceptions changed from despairing appraisals of a France beset by civil unrest and influenced unduly by Soviet Russia, to approving glances at a disciplined and united France, free from Communist influence, and boasting a powerful army. In short, a worthy ally for the British Empire.

INDEX

Mots-clés : alliance, Grande-Bretagne, relations internationales

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AUTEURS

DANIEL HUCKER

Professeur associé à l’École d’histoire de l’université de Nottingham. Il a notamment publié : Public Opinion and the End of Appeasement in Britain and France (Farnham, Ashgate, 2011).

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Les relations entre hauts commandements français et britannique en 1939-1940 Relations between the French and British high commands in 1939-1940

Max Schiavon

1 L’étude des rapports entre hauts commandements français et britannique en 1939-1940 n’est pas chose aisée à présenter en quelques pages, même si les documents sur le sujet abondent. Aussi convient-il d’emblée de définir le périmètre de cet article. En ce début de Seconde Guerre mondiale, la coalition franco-britannique est dirigée au plus haut niveau par un Conseil suprême allié qui fixe les grandes orientations ; il est composé des responsables politiques et militaires des deux pays. À l’échelon inférieur, et dans le cadre des directives arrêtées au cours des conseils suprêmes, chaque armée collabore avec son homologue. Si les relations entre la Royal Navy et la Marine nationale, ou celles entre la Royal Air Force et l’armée de l’Air mériteraient sans aucun doute des approfondissements, nous nous concentrerons, dans cet article, sur les rapports entre les chefs du corps expéditionnaire britannique (British Expeditionary Force, BEF), et les commandants français de front, de groupes d’armées et d’armées, sur le territoire métropolitain. Nous excluons donc du champ de notre étude, les opérations envisagées dans les Balkans et celles menées en Norvège au printemps 1940.

2 Après avoir présenté la BEF dans ses grandes lignes, nous verrons combien, dans un premier temps, les généraux anglais admettent sans réserve la prééminence de l’armée française et cherchent à profiter de son expérience. Ils sont prêts, surtout à cause de la taille modeste du corps expéditionnaire, à obéir strictement à ce qui leur est demandé. Cependant, au fil des mois, des doutes s’insinuent dans leur esprit, dus surtout à la mauvaise organisation du haut commandement français qu’ils diagnostiquent précisément. 3 À partir du 10 mai, les revers français entraînent un changement radical d’attitude des chefs militaires anglais qui, stupéfaits de l’effondrement rapide de l’armée française et voyant ses chefs paralysés par les événements, jugent la situation irrémédiablement

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compromise. Parfois très proche de la désobéissance, tant vis-à-vis des ordres reçus de Londres que de ceux reçus des généraux français, le général Gort, sûr de son analyse et voulant sauver la BEF, va décider unilatéralement de rembarquer pour l’Angleterre, avant que cette mesure soit finalement avalisée par Churchill.

La Drôle de guerre : une grande confiance initiale

Les débuts du corps expéditionnaire britannique

4 À la veille du conflit, l’armée régulière britannique comprend seulement quatre divisions motorisées et une division blindée dont les matériels sont en cours de renouvellement. L’armée territoriale est composée de neuf divisions d’infanterie, trois divisions motorisées et une division de cavalerie qui est en cours de transformation en division blindée. Le gouvernement de Sa Majesté a décidé le 25 mars 1939 de doubler les effectifs de l’armée territoriale, mais en septembre, beaucoup de chemin reste à parcourir pour arriver à ce résultat. C’est aussi à compter de mars que les états-majors français et britannique commencent à réaliser leurs premiers travaux en commun.

5 La Grande-Bretagne prévoit d’envoyer 11 divisions en France pour le mois de mai 1940, 16 pour le mois d’août et 22 divisions pour le 1er octobre de la même année. Point très important, toutes ces grandes unités seront pourvues de matériels modernes. Cependant les plans ne prévoient qu’une BEF à deux corps d’armée, comprenant chacun deux divisions d’infanterie (DI), durant les premiers mois de la guerre 1. Dès la déclaration de guerre, les dispositions prévues sont mises en œuvre. Le gros des troupes quitte la Grande-Bretagne le 10 septembre, embarquant à Bristol, Plymouth et Southampton, à destination des ports de l’ouest de la France. La BEF se regroupe ensuite dans la Sarthe et la Mayenne afin de perfectionner son entraînement. Le général vicomte Gort 2, qui la commande, installe provisoirement son General Headquarters (GHQ), dans le bâtiment de la Chambre de commerce du Mans.

Quelle subordination ?

6 Trois semaines après son regroupement, la BEF fait mouvement vers la région de Lille, secteur qui lui a été attribué sur le « front » du groupe d’armées no 1 (GA no 1), commandé par le général Billotte 3. Le GHQ fonctionne à partir du 2 octobre à Habarcq à l’ouest d’Arras.

7 Il faut signaler que les deux plus hauts responsables militaires français, les généraux Gamelin, commandant en chef, et Georges, adjoint au précédent pour le front du Nord- Est, ne sont pas d’accord sur l’emplacement à réserver à la BEF. Georges par souci de cohérence du dispositif, veut placer les unités anglaises à l’extrémité gauche du GA no 1. Au contraire, Gamelin décide, en accord avec le général Ironside 4, chef d’état-major impérial, de faire en sorte d’encadrer la BEF par des grandes unités françaises, afin de l’impliquer voire de l’intriquer davantage 5. Il reste à établir la coordination et les responsabilités de chacun. Gamelin, toujours en accord semble-t-il avec Ironside, prend directement sous sa coupe la BEF mais délègue verbalement à Georges, la coordination générale des opérations avec la BEF. Cependant, « alors que Georges voudrait déléguer ses pouvoirs au général Billotte, commandant le groupe d’armées no 1, le général Gamelin ne veut pas aller plus loin »6.

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8 La BEF va donc recevoir pendant toute la Drôle de guerre des ordres de Georges et Billotte devra passer par celui-ci pour transmettre ses directives. Gort comme Georges jugent que la solution adoptée se révèlera inadaptée le jour où les opérations actives seront déclenchées. Pourtant, le général anglais accepte d’autant plus facilement de recevoir et d’appliquer strictement les directives de Georges, qu’il se sent en confiance avec ce dernier, un chef qui lui ressemble 7. Georges, convaincu que cette organisation du commandement est mauvaise, reviendra à plusieurs reprises sur le sujet, mais jamais Gamelin ne consentira à modifier sa position 8. Si Ironside partage initialement l’avis de Gamelin concernant le rattachement de la BEF, il va, au fil des mois, percer la vraie personnalité de ce dernier et s’en méfier. Il le décrit comme « un homme influencé par ses supérieurs politiques, car il change très souvent d’avis. (…) Gamelin semblait être le type de l’intellectuel tranquille et non un caractère très décidé, tandis que Georges était l’homme pratique d’action et de décision » 9. 9 Toutes ces impressions concernant les relations entre responsables militaires britanniques et français sont confirmées par le général Fagalde, qui écrit dans son journal de marche personnel : « Georges plaît beaucoup aux généraux anglais. Gort me dit son admiration et son estime pour lui et qu’il est heureux d’être son subordonné. J’ai le sentiment net que pas une directive de Georges ne sera discutée par Gort qui exécutera à la lettre. »10

Organisation et plans de guerre

10 Effectivement, Gort est un homme tout de droiture, loyal, au caractère affable et jovial, très énergique mais aussi vétilleux. Le colonel Cailloux, membre de la mission militaire française auprès du GHQ le décrit comme « modeste, très discipliné, prêt à obéir au chef que lui donne les instructions reçues, plus soucieux d’intervenir dans la tactique des petites unités que d’aborder les grands problèmes de stratégie ; en somme aux antipodes de son prédécesseur de 1914, le collaborateur rêvé pour un Général en chef français »11. Du reste, les principaux chefs britanniques, à l’exception notable du général Pownall, chef d’état-major de la BEF, mettent beaucoup de liant et collaborent de leur mieux avec les forces françaises. Pownall évoluera sensiblement sans jamais pourtant abandonner sa méfiance viscérale globale vis-à-vis des Français.

11 Conséquence des enseignements de la Première Guerre mondiale, partagés par les deux pays, la coopération démarre beaucoup mieux qu’en 1914. Leslie Hore Belisha, le secrétaire d’État à la Guerre, a précisé à Gort, avant son départ : « Vous serez sous le commandement du Commandant en chef français du front Nord-Est. Dans la poursuite de l’objectif commun, la défaite de l’ennemi, vous exécuterez loyalement ses instructions (…)» 12.Gort dans son rapport de fin de campagne, relève à plusieurs reprises combien, tant le commandement français que les autorités civiles ou la population assurèrent un très bon accueil à la BEF. Des missions militaires de liaison sont échangées : le général français Voruz s’installe au GHQ, tandis que le général anglais Swayne rejoint le Grand Quartier général (GQG) à La Ferté sous Jouarre. Les Britanniques, qui ne représentent durant les premiers mois de la guerre qu’une partie infime des forces alliées sur le théâtre d’opération du Nord-Est et sont conscients de leurs lacunes, ne demandent qu’à apprendre et se montrent des partenaires quasi parfaits. 12 Un des sujets essentiels qui va occuper toute la Drôle de guerre concerne le plan d’opération et, notamment, l'étendue et la profondeur de la manœuvre à opérer en Belgique. Le général Gamelin, au fil des mois, opte pour une manœuvre de plus en plus

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ambitieuse qui prévoit de porter les troupes alliées jusqu’en Hollande (hypothèse Dyle- Bréda). Au contraire, ses subordonnés se montrent plus circonspects et ne jugent pas opportun de s’engager si profondément. Le 10 octobre, Georges et Billotte confrontent leurs points de vue qui se rejoignent : ils ne sont favorables qu’à l’hypothèse Escaut, qui vise à occuper une portion réduite de territoire en Belgique afin d’interdire à l’ennemi l’accès aux ports. Georges note dans son journal le « danger de la bataille de rencontre » 13c’est-à-dire le péril que court l’armée française à engager le combat avec les Allemands, sans avoir eu le temps d’organiser un front défensif. Lorsque trois jours plus tard, il aborde la question avec le général Gort, ce dernier l’approuve totalement, surpris par l’absence d’unité de vue au sein du haut commandement français.

La crise du commandement

13 Une crise du commandement survient au plus haut niveau en décembre 1939-janvier 1940, entre les généraux Gamelin et Georges. Le premier donnant au second le titre officiel de commandant du front du Nord-Est, mais sans lui donner les moyens d’accomplir sa mission et même en lui en retirant. « Le désaccord des deux grands chefs de l’armée n’échappe pas à leurs subordonnés. Insensiblement des clans se forment, des rivalités naissent. La cohésion, indispensable au bon fonctionnement de rouages déjà complexes, est détruite. »14 Les Britanniques, bons observateurs, se gardent d’intervenir en quoi que ce soit lors de ces dissensions, qu’ils suivent pourtant de près tout en les regrettant. Les intrigues de Gamelin ne trompent personne et la position morale de Georges en sort renforcée. Le général Fagalde relate que« le GHQ anglais est très au courant de ce qui se passe à notre GQG en matière de réorganisation du Haut Commandement. Pownall me dit que quoi qu’il arrive les Anglais veulent rester le plus longtemps possible sous les ordres de Georges qui leur impose une confiance absolue. Ils ne parlent pas du général Gamelin »15.

14 À tel point que le 24 février, le général Swayne demande une entrevue officielle à Georges. Il est chargé par Ironside et Gort de bien lui préciser que les Britanniques ne sont pour rien dans la récente réorganisation qui lui a été imposée, ce que Georges savait. Bien au contraire, Swayne, avec une franchise désarmante, lui explique combien tous les généraux anglais ont de l’estime pour lui, et lui font confiance pour les conduire à la victoire. « La crise dans le haut commandement français, la répugnance du général Gamelin à prendre des responsabilités les inquiètent ; à le fréquenter, ils s’aperçoivent que le "roc" qu’il est censé symboliser, n’est pas suffisamment solide pour s’y amarrer.» 16 Après l’entretien Georges note dans son journal : « Quelle franchise ! Je ne dois pas être étonné. Comment Gamelin peut-il commander aux Anglais encastrés dans un Groupe d’Armées qui relève de moi ? » 17

Les Britanniques doutent…

15 Plus les mois passent, plus les chefs britanniques sont déçus par la tournure des événements. L’organisation adoptée, perfectible, n’a pas leur assentiment, et ils ne montrent plus le même enthousiasme qu’à l’automne à être commandés par le général Gamelin 18. En outre, la façon de commander des Français les indispose. Ils sont surpris de ne pas recevoir de directives fermes et précises : on les prie de participer à des réunions où l’on cherche le consensus et où ils reçoivent des propositions qu’ils peuvent amender. Or, les Britanniques pratiquent une discipline formelle et

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intellectuelle stricte ; dans leur armée, les ordres ne constituent pas une base de discussion et les décisions sont prises rapidement.

16 Gort, optimiste, n’affiche officiellement aucune inquiétude et s’occupe uniquement d’entraîner ses hommes au combat. Les rumeurs, les soupçons n’ont pas de prises sur lui. En revanche, ses principaux subordonnés, Pownall, Dill, Brooke, Montgomery, semblent plus soucieux et jugent, pour le moment en sourdine, que le dispositif français, voire l’armée française qu’ils connaissent maintenant bien, n’a pas la force qu’ils imaginaient initialement. Bien plus, il semble que les chefs Britanniques aient détecté la faiblesse majeure du plan adopté, à savoir l’absence de masse de manœuvre 19. Ouvrons une parenthèse pour constater que si le haut commandement britannique perd progressivement ses illusions, la troupe, au début assez méfiante, a été tellement bien accueillie par les unités françaises mais aussi par la population, qu’elle est désormais pleinement confiante dans le partenaire. 17 Au printemps 1940, des désaccords subsistent entre alliés, tant politiques qu’opérationnels, mis en lumière surtout par l’intervention en Norvège et le désir accru des Français d’engager des opérations périphériques. À la veille de la bataille, on constate que la confiance des généraux britanniques dans l’armée française de l’automne 1939, a laissé place, Gort mis à part, à du scepticisme et de la méfiance, tant vis-à-vis du haut commandement français que pour la valeur de nombre d’unités jugées de mauvaise qualité.

La guerre : désillusion et changement de cap

Entrée en campagne

18 Les Allemands ayant pénétré en Hollande, Belgique et Luxembourg le 10 mai, Gamelin donne l’ordre d’enclencher le plan « Dyle-Bréda », mis au point depuis plusieurs mois. Des centaines de milliers de soldats français et britanniques entament alors un mouvement en avant pour se porter sur une ligne Anvers-Namur-Sedan.

19 Assez curieusement, le GQG de La Ferté n’a pas de représentant auprès du poste de commandement (PC) avancé de la BEF situé à Wahagnies, entre Arras et Lille. Une erreur de plus dans l’organisation du commandement, mais cette fois-ci, par la faute des Britanniques. En effet, c’est Pownall qui, désirant avoir les coudées franches pour décider plus à son aise sans en référer aux Français, n’a pas voulu de ces derniers en permanence à ses côtés. La mission militaire française du général Voruz reste donc à Arras, PC principal de la BEF depuis décembre 1939. Ces considérations n’entrent pas dans les soucis de Gort qui ne se préoccupe que des déplacements en cours. À compter du 10 mai, une réunion quotidienne se tient à Arras, présidée par le général Brownrigg, chef du 1er bureau (chargé de l’organisation), à laquelle assistent les officiers de liaison français. Le 12 mai au soir, la BEF tient les 25 km de front qui lui ont été assignés, s’établit sur trois positions successives où sont construites des fortifications de campagne. 20 Le généralissime français a écrit la veille au roi des Belges pour lui indiquer qu’il transférait au général Georges la responsabilité de coordonner les opérations de l’armée belge avec les autres alliés. Une nouvelle fois, Georges a percé les vices de cette organisation. Selon lui, il est évident qu’il faut que ce soit Billotte, commandant le GA no 1 qui ait autorité sur l’ensemble des troupes qui se déploient en Belgique. Il décide,

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ce dimanche 12 mai, jour de Pentecôte, de partir pour le PC de Billotte où il convoque tous les protagonistes, afin de leur faire accepter l’organisation qui aurait due être décidée depuis longtemps. Après avoir fait un bref rappel historique des difficultés de commandement survenu durant la Première Guerre mondiale, et de la façon dont elles ont été résolues, Georges obtient l’accord de Léopold III comme du général Pownall, qui représente Gort, malade 20. 21 Cependant, décidée dans l’urgence, cette nouvelle organisation de la chaîne de commandement ne peut s’accompagner de la mise en place de tous les moyens humains et surtout matériels qui auraient été nécessaires à une transmission rapide des ordres. Gort soulignera plus tard que « les mesures prises s’avérèrent nettement insuffisantes pour assurer de façon convenable la direction d’ensemble des mouvements des trois armées alliées. (…) À l’exception des ordres donnés pour le repli sur la Dyle, je ne reçus aucun ordre écrit du 1er Groupe d’Armées françaises bien que lors des entrevues qui eurent lieu à diverses reprises entre le général Billotte et moi-même, nous soyons toujours tombés d’accord »21.

Premiers revers français

22 Dès le 13 mai, les avant-gardes allemandes engagent le combat avec le gros des unités britanniques. À Wahagnies comme à Arras, on prend connaissance des premières nouvelles en provenance du GQG de La Ferté sous Jouarre, et elles ne sont pas bonnes. Ainsi, on apprend que l’armée hollandaise est en grande difficulté et que les Belges, après la prise du fort d’Eben Emael, reculent bien plus vite que prévu. Les Britanniques, il faut le dire, ne se faisait pas d’illusions au sujet de la capacité de ces deux armées à encaisser le choc allemand. Les premières informations indiquant, sans plus de précisons, que les Allemands auraient franchi la Meuse entre Namur et Sedan, commencent aussi à filtrer.

23 Le 14, de mauvaises nouvelles parviennent de tous les secteurs, sauf du britannique qui semble un ilot protégé, et d’ailleurs, le seul à tenir bon. Pownall, depuis le nouveau GHQ de campagne situé à Renaix, entre Lille et Bruxelles, ne comprend pas que les troupes belges et françaises fléchissent, alors que les unités britanniques ne rencontrent pas de difficultés à contenir les Allemands. Toutes ses craintes initiales se confirment, et il entrevoit déjà la catastrophe. S’il n’avait jamais été considéré comme un francophile ardent, il se montre pour la première fois très désagréable avec le général Voruz qui proposait son aide : « Je n’ai que faire de vos services et f… moi la paix ! »22 24 Le 15, le major Archdale, officier de liaison britannique à Caudry, constate : « Aujourd’hui pour la première fois, j’ai vu le quartier général du GA no 1 se mettre à craquer, et aujourd’hui pour la première fois, mes doutes au sujet du général Billotte ont commencé à prendre consistance. »23 Bien entendu, ces impressions sont transmises au GHQ et tombent dans des oreilles prédisposées. Désormais Pownall a une vue assez claire de la situation. Si la 7e armée et la 1re qui l’encadrent apparaissent solides, le flanc droit de cette dernière est exposé après la percée allemande face à la 9e armée. La 1re armée va sans doute devoir décrocher et avec elle la BEF. Effectivement, Billotte décide un repli général sur une nouvelle ligne. 25 Au cours de la retraite, les Britanniques parviennent chaque fois à effectuer leurs mouvements en ordre, et à infliger des pertes sensibles à l’ennemi. Toutefois, une semaine après le début des opérations, les Britanniques jugent la situation générale compromise. L’atmosphère entre officiers britanniques et français à Arras va se

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dégrader du tout au tout, les Britanniques devenant outrecuidants, insolents, condescendants ce qui est, on s’en doute, très mal ressenti du côté français. Cependant, lors de leurs liaisons au PC avancé, les officiers français constatent que si Pownall se montre ouvertement désagréable, Gort, conscient de la situation, mais indéfectible optimiste, ne fait aucun grief aux Français. Il demeure sans aucun doute encore le plus francophile des généraux anglais 24. 26 Le 16 mai, Churchill rencontre le gouvernement et les responsables militaires français. Il est sidéré que Gamelin n’ai pas conservé des réserves. Ce même jour, Gort adresse un officier de liaison à Billotte : « Je lui demandais, dans le cas où il aurait l’intention de se replier, de me faire connaître immédiatement la conduite à tenir et les horaires prévus (…) »25 Le commandant en chef britannique tente en effet de connaître le plan de contre-attaque français mais sans y parvenir. Le doute commence à le gagner.

Violent changement d’attitude

27 Le 18 mai, il devient clair que la brèche ouverte par les Allemands ne peut être colmatée. Bien plus grave, ces derniers vont pouvoir attaquer à revers le GA no 1 et couper une partie des lignes de ravitaillement de la BEF. Assurément, c’est ce jour-là que Gort prend vraiment conscience que la situation des troupes alliées est irrémédiablement scellée. Cela va entraîner à la fois un tournant majeur dans les relations franco-britanniques mais aussi un changement radical d’attitude de sa part.

28 Brutalement, Gort fait savoir à la mission française de liaison qu’il ne veut plus avoir de rapport avec elle, et que seul un officier français pourra demeurer à son PC avancé. Sans lui faire de procès d’intention, on peut imaginer que Gort in petto ne veut pas que les officiers de liaison français aient connaissance des préparatifs de rembarquement qu’il va faire élaborer les jours suivants. De surcroît, à compter ce 18 mai, le GHQ ne donne plus au GA no 1 la position exacte et les capacités des grandes unités britanniques, informations pourtant nécessaires à une bonne prise de décision. Ces prodromes ne laissent rien présager de bon. 29 Le GQG est mis au courant de la situation. Les propos de Gort, fidèle et loyal allié jusqu’à présent, font la plus mauvaise impression et contribuent encore plus à assombrir l’atmosphère de La Ferté. Le général Georges comprend la césure qui est en train d’intervenir et donne l’ordre à Voruz de rester envers et contre tous à Arras, afin de maintenir la liaison franco-britannique et de découvrir ce que général britannique prépare 26. À 23 heures, Billotte rencontre Gort à Wahagnies. Ce dernier est frappé par l’inaptitude à penser l’avenir du chef du GA n° 1 qui, il est vrai, « n’a aucun plan, guère de réserves et peu d’espoir »27. Ivre de fatigue, ce dernier perçoit cependant que les Anglais ne pensent plus qu’à rembarquer. 30 Dans la matinée du 19 mai, Georges reçoit le général Dill, qui lui apporte une lettre personnelle de Churchill préconisant une attaque en tenaille de l’avancée allemande. L’analyse de Churchill sur la situation aventurée des Allemands est la même que celle de Georges, qui a bien vu l’opportunité d’attaquer les flancs de l’ennemi. Malheureusement, les forces nécessaires pour contre-attaquer n’existent pas, où si elles existent, elles ne sont pas à pied d’œuvre. Toujours ce 19 mai, Pownall téléphone à deux reprises au général Dewing, directeur des opérations militaires et des plans à Londres, pour l’alerter sur la situation de la BEF et lui faire part des études menées avec Gort en vue d’un rembarquement. À Whitehall, les appels de Pownall ne rencontrent que

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l’incrédulité des hauts responsables qui, pour l’instant, saisissent mal la situation qui prévaut sur le terrain. 31 Parfaitement conscient du fossé qui se creusera avec la France si la décision de rembarquer est prise, Churchill décide de se rendre compte lui-même de la situation en se rendant sur le front. Cependant, plus tard dans la soirée et compte tenu des risques inhérents à une telle mission, c’est Ironside qui est chargé de la mener. Dans le même temps, ordre formel est donné à Gort de participer à l’attaque en tenaille destinée à cisailler l’avancée des Panzers. Or, cet ordre va en contradiction avec sa propre analyse qui l’amène à penser, depuis la veille, que la situation ne pourra être redressée. Certes, si la manœuvre préconisée venait à réussir, ses lignes de ravitaillement seraient préservées, mais il se montre plus que dubitatif et craint de galvauder ses forces dans une action inutile. Il va cependant obéir et proposer à Billotte que des divisions françaises affaiblies relèvent des divisions britanniques sur l’Escaut, afin que celles-ci, peu entamées, puissent constituer le fer de lance de l’attaque vers le sud. Gort informe ses commandants de corps d’armée de l’ordre qu’il a reçu, mais aussi du fait qu’il va proposer à Londres d’envisager la retraite vers les ports pour sauver la BEF. 32 Le commandant en chef britannique est tourmenté. Son coup d’œil légendaire lui indique qu’il risque une destruction totale et doit rembarquer tandis que son gouvernement persiste à lui donne l’ordre d’attaquer vers le sud. Or, le sort de centaines de milliers d’hommes et même du royaume semble en cause. Plus les heures passent, plus il juge les ordres reçus inexécutables et note à la date du 20 mai : « Bien que je ne fusse pas à même de porter un jugement, j’avais l’impression que même si je décidais de tenter cette manœuvre, ni la 1re armée française, ni les Belges ne seraient en mesure de suivre le mouvement. »28. Son appréciation se trouve renforcée lorsque Billotte le prévient qu’il ne pourra rien tenter avant le23, ayant besoin de troisjours pour réunir la masse de manœuvre. Une preuve de plus de l’absence de souplesse manœuvrière des unités françaises. 33 L’insistance de Pownall et de Gort à présenter la situation sans fard a malgré tout porté ses fruits. Le cabinet britannique envisage désormais le retour de la BEF en Grande- Bretagne. Des études en ce sens sont lancées, les premières réquisitions de navires intervenant le 22, sans que les Français soient mis au courant. Ce 20 mai, Ironside et Pownall rencontrent Billotte et Blanchard à Lens, au PC de la 1re armée. L’impression donnée par les deux généraux français est une nouvelle fois catastrophique : ils semblent tétanisés et à bout de force. À cette impression générale de pusillanimité s’ajoute la déficience des transmissions, pourtant cruciales à un moment où chaque minute compte 29. 34 Pendant la réunion, Billotte reçoit un appel du général Weygand, l’informant de sa venue le lendemain. Car le nouveau généralissime qui se « démène méritoirement pour tenter de sauver une situation désespérée »30a convoqué le 21 mai à Ypres les principaux responsables alliés afin d’insuffler une impulsion nouvelle aux opérations. Tous sont présents sauf Gort, coincé semble t-il dans des embouteillages inextricables. Billotte, qui a assisté à la réunion, est chargé d’informer le général britannique des décisions du commandant en chef, à savoir la poursuite de la préparation de l’attaque vers le sud. Dans la soirée, Billotte et Gort s’accordent sur le plan à mener : repli de la BEF sur les positions de la frontière, et relève de deux divisions anglaises qui devront participer à l’attaque vers le sud. Malheureusement, Billotte est victime d’un grave accident de voiture sur le trajet qui le ramène à son PC : d’abord dans le coma, il décède peu après.

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Les forces du nord n’ont plus de chefs et ce flottement durant des heures, presque des jours ne va rien arranger. Le chef du GA no 1 est remplacé par Blanchard, qui a la faiblesse d’avoir plus d’intelligence que de pugnacité. En tout cas, ce n’est pas un « fighting man », ce qu’attendaient justement les Britanniques dans ces circonstances. 35 Le 22 au matin, le nouveau commandant du GA no 1 vient voir Gort à son PC de Premesques afin de préparer l’offensive ordonnée par Weygand, mais il est patent que « les Anglais n’acceptent pas l’autorité du général Blanchard et que le malaise anglo-français subsiste 31 ». Au demeurant, si la BEF a déjà lancé la veille des attaques en direction du sud, elle ne l’a fait qu’avec des forces limitées et seulement pour dégager Arras de toute menace immédiate afin de permettre aux autres grandes unités de mieux retraiter vers la mer. Pendant ce temps, une nouvelle réunion franco-britannique se tient à Vincennes, au PC du général Weygand. Ce dernier présente à nouveau son plan d’une attaque en tenaille visant à couper l’avancée allemande, mais surtout, il précise que l’opération ne réussira que si elle se déroule très rapidement avec des forces puissantes, c’est-à-dire avec le concours complet de la BEF. Cependant, si Churchill réaffirme aux responsables français que Gort veut toujours rétablir ses lignes de ravitaillement vers Le Mans, « à l’épreuve de la réalité, les choses parurent vite moins simples » 32. 36 De son côté, Gort comprend les enjeux de la manœuvre à conduire mais il juge les contraintes du champ de bataille trop fortes : « Je comprenais parfaitement l’importance qu’il y avait à attaquer rapidement avant que l’ennemi n’ait pu amener des renforts d’infanterie, mais il fallait voir les faits tels qu’ils étaient. »33 Tous les ordres qu’il reçoit désormais sont inopérants.

Choix unilatéraux

37 Alors que les gouvernements et les hauts responsables militaires anglais et français peaufinent leurs plans, le 24 mai, les Allemands attaquent puissamment le front tenu par les Belges. Afin d’éviter un encerclement de la BEF à brève échéance, Gort se voit obligé de renforcer le front tenu par les Belges avec les deux divisions qui devaient participer à l’attaque vers le sud. Il en profite aussi pour ordonner un décrochage général de 40 km vers le nord. Si cette mesure peu paraître judicieuse, il n’en informe ni le général Blanchard, ni son gouvernement. Désormais, Gort n’a plus qu’une idée fixe : sauver ses hommes envers et contre tous, même contre son gouvernement qui, estime t-il, lui donne des ordres inappropriés. La confiance interalliée est en train de disparaître totalement 34.

38 Après la guerre, lorsqu’il connaîtra dans le détail le déroulement des opérations dans la poche du nord, Weygand écrira dans ses mémoires : « Bien que je connaisse aujourd’hui les raisons de sa décision [nda : le retrait entamé par Gort unilatéralement], je ne m’explique pas que lord Gort ne m’ait pas au moins fait prévenir qu’il était contraint de la prendre, sachant que je considérais l’offensive vers le Sud comme le dernier moyen de sauver les armées du 1er groupe, et que le repli la rendait irréalisable. »35 39 Le 25 mai, lors d’une nouvelle entrevue, Gort convainc Dill, qu’il n’y a plus qu’une option possible : le rembarquement. Le chef d’état-major impérial, par téléphone, persuade à son tour le gouvernement anglais. Dans la matinée du 26 mai, une réunion se tient au château d’Attiches en présence de Gort, Pownall, Blanchard et Prioux. Un accord se fait sur les axes de retraite vers le camp retranché. Au retour de la conférence, Gort trouve un télégramme de ministre de la Guerre britannique qui lui

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donne carte blanche pour sauver la BEF. En fait ce message ne fait qu’entériner les dispositions que le commandant de la BEF a prises depuis plusieurs jours. Car il a déjà donné des ordres pour le rembarquement de spécialistes dont il n’a plus besoin. Afin de pouvoir se concentrer sur les combats d’arrière-garde à mener, il désigne le général sir Ronald Adam pour assumer le commandement des troupes britanniques à Dunkerque, organiser le repli et l’embarquement. Gort ajoute : « Il devait agir en conformité avec les ordres du général Fagalde, [nda : commandant le camp retranché de Dunkerque] à condition que ceux-ci ne compromissent pas la sécurité des troupes britanniques. »36 40 Curieusement, ce même jour, le général Dill adresse au général Swayne, officier de liaison au GQG français, un message destiné à être communiqué au général Georges, qui laisse à penser que les Anglais obéissent aux directives prévoyant une attaque vers le sud : « Je viens de voir Gort. Inutile dissimuler gravité situation région du nord. BEF tient maintenant un front de 140 kilomètres (…) Deux DI anglaises en réserve s’apprêtent à attaquer le 26 soir avec les Français (…) Attaque ne peut pas être importante (…). » 37Ce message peut laisser penser à une certaine duplicité. 41 Au même moment, Blanchard, qui a toujours officiellement la BEF sous sa coupe, signe un ordre qui prévoit l’organisation d’une tête de pont défendue par Belges, Français et Britanniques. Or, on le constate, les objectifs de Gort et de Blanchard sont contradictoires. Ce dernier va s’en apercevoir très rapidement, les Anglais ne lui obéissant plus du tout. L’embrouillamini est total. C’est désormais le chacun pour soi qui va prévaloir, entraînant un fort ressentiment français. Les troupes de Blanchard s’attachent à fortifier le camp retranché tandis que les Anglais ne voient leur salut que dans leur départ du continent. 42 L’opération « Dynamo » est officiellement déclenchée le 26 mai au soir, sans en avertir les Français qui s’accrochent toujours à l’idée de tenir la tête de pont. Le colonel de Cardes, chef d’état-major de la mission française de liaison note que « le commandement anglais ne pense plus qu’à la retraite. Aux demandes d’explications, il répond toujours par "ordre du War Office". Ils deviennent à peu près inabordables à l’exception du général Gort. Le corset de courtoisie est tombé (…) »38.La conférence de Cassel du 27 mai ne sert qu’à constater les divergences de vues entre alliés. Dans la soirée, on apprend que les Belges vont capituler, ce qui rend tous les plans arrêtés précédemment caduques. 43 Le 28 mai, Blanchard, qui manque de renseignements sur les forces anglaises, décide de se rendre au PC de la BEF à Houtkerque. Il y apprend que trois nouvelles divisions viennent de recevoir l’ordre de retraiter. L’atmosphère est à la fois pathétique et tendue 39 car il est évident que « les unités britanniques font désormais cavalier seul sans s’occuper des Français » 40. Pierre Rocolle analyse bien la situation : « Le général Gort avait tout d’abord déclaré qu’il avait reçu pour instruction de tout subordonner au salut de la plus grande partie du BEF. Le général Blanchard avait répliqué en se référant aux accords antérieurs selon lesquels les troupes françaises et anglaises devaient assurer de concert la défense de la Lys. Placé devant une situation nouvelle, il réclamait que le repli anglais fut reporté au minimum de vingt-quatre heures, mais le général Gort et son chef d’état-major, le général Pownall, refusèrent en affirmant que les unités attardées sur la Lys et sur les deux flancs du groupe d’armées seraient irrémédiablement perdues. »41 Toujours le 28, Weygand ordonne à Gort de participer à la défense du camp retranché et de contre-attaquer énergiquement mais ces ordres sont sans effet. 44 Si Blanchard n’a toujours reçu aucun ordre du GQG concernant l’embarquement des troupes françaises, le capitaine de vaisseau Auphan part pour Douvres, afin de préparer

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les opérations navales avec l’amiral Ramsay. Pourtant, dès que « Dynamo » est déclenchée, seules les troupes britanniques sont autorisées à monter sur les bateaux. Devant l’intervention indignée et vigoureuse de Weygand et de Georges, Churchill, donne l’ordre à Ramsay et à Gort d’embarquer autant de Français que de Britanniques mais à Dunkerque, le mal est fait et la suspicion installée. Malgré tout, les Français peuvent enfin embarquer, en priorité les spécialistes des chars, qui risquent de manquer cruellement lors de la deuxième phase de la campagne qui s’annonce. 45 Finalement l’opération « Dynamo » permet de sauver environ 340 000 hommes dont 125 000 français, mais sans leur impedimenta. Il reste que« les Britanniques ont mené l’opération de leur côté, sans collaborer pleinement avec les Français. Les soldats français embarqués, de retour en France, vont colporter toute une série d’histoires, que la rumeur se chargera d’enfler, sur le comportement inamical des marins britanniques, les refus d’embarquer des blessés pour accorder la priorité aux soldats britanniques (…) »42. 46 Début juin, la rupture entre chefs militaires français et anglais est consommée, même si elle n’est pas encore officielle. Certes le gouvernement britannique se montre bien disposé et affirme qu’il va envoyer de nouvelles divisions dès qu’elles seront rééquipées, mais sur le terrain, les quelques unités restées en France vont agir la plupart du temps sans accepter vraiment les ordres donnés, leurs chefs ayant perdu confiance dans la valeur des généraux français 43. 47 Voulant montrer officiellement sa bonne volonté, et remédier à l’impression d’abandon donnée par ses troupes à Dunkerque, Churchill décide d’envoyer des renforts sur le continent, ce qui ne l’empêche pas – et prouve d’ailleurs qu’il doute de l’avenir – de créer à compter du 10 juin un service d’écoute chargé d’espionner la France 44. Le 6 juin, Pownall annonce à Weygand l’arrivée de la 52e DI qui débarquera à partir du 7, suivie par la 1re division canadienne. Ces deux grandes unités seront sous le commandement du général Allan Brooke, nouveau chef de la BEF. Il est prévu que lorsque quatre divisions du Commonwealth seront présentes sur le sol français, Gort reprendra le commandement de la nouvelle BEF. 48 Malheureusement la situation empire rapidement. Après leur percée en Normandie le 7 juin, les Allemands concentrent leurs forces sur le front de Champagne qui est à son tour disloqué à partir du 9 juin. Les chefs français organisent alors la retraite générale des armées, en attendant que des décisions politiques soient prises. Face à cette situation militaire qu’il sait irrémédiable, Allan Brooke ordonne le 14, avec l’accord de son gouvernement, le rembarquement des dernières unités britanniques. Lui-même quittera la France deux jours plus tard. Or les généraux français, notamment Weygand, comptaient encore sur cet appoint pour ralentir l’avance allemande. Effectivement, « les dernières troupes britanniques théoriquement encore présentes sur la ligne de feu ont quitté la Xe Armée sans crier gare dans la nuit du 14 au 15 juin, contribuant ainsi à affaiblir un peu plus l’ensemble. »45.

Conclusion

49 Nous venons de montrer combien les rapports entre le commandement de la British Expeditionary Force et les chefs français passèrent par des phases très différentes. Initialement, Gort se montre confiant, modeste, très loyal, prêt à s’adapter à l’organisation et aux méthodes employées dans l’armée française, tant celle-ci est perçue à la fois comme très puissante mais aussi comme une référence. Ses

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subordonnés directs se montrent un peu plus circonspects. Pourtant une très bonne entente va régner entre militaires alliés durant toute la Drôle de guerre.

50 Le début des opérations le 10 mai change la donne. L’incapacité des armées françaises à contrer l’attaque allemande amène Gort d’abord à douter, puis à reprendre sa liberté d’action. En fait, la confiance dans l’armée française, ancrée depuis de longues années, s’est effondrée en seulement quelques jours. La désillusion n’en a été que plus grande.« Les fruits de la défaite ne pouvaient qu’être amers ; la débâcle avait inévitablement réveillé les incompréhensions et fait flamber les oppositions. »46 Rapidement Gort perçoit la situation comme sérieusement compromise puis après le 18 mai comme irrémédiablement perdue. Son gouvernement, assez mal renseigné sur ce qui se passe, lui donne l’ordre de participer à l’offensive de dégagement vers le sud, directive qui apparaît inapplicables sur le terrain. 51 Le commandant en chef britannique, conforté tous les jours dans son analyse par les événements qui se produisent, opte pour le rembarquement, seul moyen de sauver le corps expéditionnaire qu’on lui a confié. Il va parvenir avec une adresse consommée qu’on ne lui connaissait pas, mais non sans mal, à convaincre son gouvernement qu’il fallait opter pour la seule option salvatrice qui restait. Le fait que les chefs britanniques aient voulu sauver leurs seules forces terrestres existantes est compréhensible ; leur analyse de la situation tout comme leur instinct leur commandait de le faire. 52 De leur côté, les chefs français n’ont pas été à la hauteur. Au niveau le plus élevé, Gamelin, jaloux de son pouvoir et de ses prérogatives, ne délègue pas à temps la direction de la BEF à ses subordonnés. Aussi, les organes nécessaires à l’exercice d’un commandement efficace sur le terrain, comme les transmissions, ne sont pas en place lorsque l’attaque allemande se produit. L’impéritie de Billotte puis de Blanchard, submergés par les mauvaises nouvelles, convainc les chefs britanniques de l’inanité des mesures que préconisent les généraux français. 53 Il reste que la façon de faire des Britanniques, qui fin mai-début juin 1940, se montrent particulièrement désagréables et méprisants vis-à-vis du commandement français, mais surtout qui agissent unilatéralement, décrochent et rembarquent les premiers à Dunkerque, a marqué durablement les esprits. Ces fêlures s’accentueront encore après l’agression de Mers el-Kébir, début juillet. 54 Finalement, cette étude nous montre combien est toujours difficile la collaboration entre alliés. Lorsque les opérations se déroulent comme prévu, il est en général aisé d’aplanir les tensions. En revanche, lorsque les difficultés surviennent et encore plus les échecs, les particularismes se réveillent, les intérêts de chacun, parfois vitaux, font souvent voler en éclat l’alliance précédemment conclue. Les rapports entre haut commandement français et britannique en 1939-1940 ne font pas exception à la règle. Ce qui ne signifie pas qu’il ne faille pas en tirer des leçons pour l’avenir, surtout à une époque où presque toutes les interventions se font au sein de coalitions.

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NOTES

1. Une note du 2e bureau du GQG indique « que la Grande-Bretagne n’est pas en mesure de produire un effort militaire sérieux avant le 6e mois du conflit. Avant cette date, l’effectif du Corps expéditionnaire britannique en France ne pourra dépasser : 8 divisions d’infanterie dont 5 motorisées, une division de cavalerie montée ». SHD/GR, 27 N 63, note pour le commandement sur les possibilités militaires britanniques no 170/2/FT du 8 septembre 1939. 2. Le général Gort (1886-1946), passé par Sandhurst, est cité neuf fois durant la Première Guerre mondiale et obtient la rarissime Victoria cross. Diplômé du Staff College de Camberley, il commande une brigade de la garde de 1930 à 1932, avant de prendre la tête du Staff College. Chef d’état-major impérial à partir de 1937, il commande la BEF en 1939-1940. 3. Très exactement, la BEF est placée, à l’automne 1939, entre le 16 e corps d’armée au nord, commandé par le général Fagalde, ancien attaché militaire à Londres, ce qui facilitera grandement les contacts, et la 1re armée du général Blanchard au sud. 4. Les hauts responsables militaires britanniques n’ont été confirmés qu’après la déclaration de guerre. Le général Ironside, qui devait commander le corps expéditionnaire, devient chef d’état- major impérial et le général Gort, chef d’état-major impérial en titre, prend la tête de la BEF et se retrouve sous les ordres de son ancien subordonné. 5. Il s’agissait aussi sans doute, de la part du généralissime français, d’éviter que le corps expéditionnaire britannique soit tenté de rembarquer trop rapidement en cas de revers. À noter que ce souci était déjà prégnant durant la Première Guerre mondiale. 6. LE GOYET (Pierre), Le mystère Gamelin, Paris, Presses de la cité, 1975, p. 269. 7. Le général Ironside adresse une lettre très secrète à Gamelin dans laquelle il constate : « pour autant que je puisse en juger, tout marche bien entre Lord Gort et le général Georges, aussi bien au point de vue liaison qu’au point de vue commandement ». SHD/GR, 27 N 188, lettre du général Ironside au général Gamelin du 27 octobre 1939. 8. Six mois après son arrivée en France, la BEF a désormais la taille d’une armée. Georges fait une nouvelle demande pour que le corps expéditionnaire soit commandé par l’échelon immédiatement supérieur, à savoir le GA no 1. Les Britanniques, sous réserve de pouvoir continuer à s’adresser à Georges, sont prêts à accepter cette subordination qui rendrait cohérent tout le dispositif de commandement. Pourtant Gamelin ne veut rien entendre. 9. Cité par : DUROSELLE (Jean-Baptiste), L’abîme 1939-1944, Paris, Seuil, 1990, p. 67. 10. SHD/GR, 30 N 180, journal de marche du général Fagalde, 2 novembre 1939, p. 9. « Une fois de plus, je sens que les Anglais tiennent pour Georges auquel ils veulent être subordonnés et pas pour Gamelin qui ne leur inspire pas confiance. » SHD/GR, 30 N 180, journal de marche du général Fagalde, p. 25. 11. C AILLOUX (colonel), « Vicissitudes de la collaboration franco-britannique – 1940 », Bulletin trimestriel de l’association des amis de l’École supérieure de guerre, no 29, octobre 1965, p. 25. 12. Ibid., p. 23. 13. Archives de la famille Georges, journal de marche du général Georges, 10 octobre 1939. 14. LE GOYET (Pierre), op.cit., p. 250. 15. SHD/GR, 30 N 180, journal de marche du général Fagalde, p. 20. 16. LE GOYET (Pierre), op.cit., p. 270. 17. Archives de la famille Georges, journal de marche du général Georges, 24 février 1939. 18. Le 18 février 1940, le général Spears rencontre le général Fagalde qu’il connaît depuis 1914. Ils firent ensemble la retraite d’août 1914 puis à la fin de la guerre, ils occupaient chacun un poste similaire, Fagalde à Londres et Spears à Paris. Ils font ensemble le tour de la situation. « Il me dit – ce que je savais déjà – que les Anglais préfèrent de beaucoup Georges à Gamelin et que, par la voie du général Ironside, chef d’EM général impérial à Londres, il a été bien précisé à ce dernier qu’il ne dirigeait

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en aucune manière la stratégie britannique qui restait maîtresse d’elle-même. Les troupes anglaises en France sont sous les ordres de Georges et non de Gamelin [c’est ce que ce dernier ne veut pas admettre] ». SHD/GR, 30 N 180, journal de marche du général Fagalde, p. 24. 19. « C’était pour un général en chef supprimant toutes ses réserves mobiles, s’aliéner tout moyen d’action dans la bataille future et à Arras – où se trouvait maintenant le GHQ – on ne manqua pas de s’apercevoir de cette pusillanimité du Commandant en chef français ». CAILLOUX (colonel), op.cit., p. 29. 20. Le général Pownall déclare lors de la réunion qu’il est sûr que le général Gort acceptera cette proposition. 21. SHD/GR, 27 N 5, rapport du général Gort sur les opérations en France en 1939-1940, mars 1941, p. 60. 22. CAILLOUX (colonel), op.cit., p. 48. 23. Cité par : V ANWELKENHUYZEN (Jean), 1940, pleins feux sur un désastre, Bruxelles, Racines, 1995, p. 124. Billotte est très rapidement fatigué, surmené, tous les témoignages concordent. Le stress le gagne, il « se sent broyé par des événements excessifs. Il n’a pas sous la main l’instrument capable de gérer tant d’inattendu ». 24. Le général Voruz écrit : « Nombreux comptes-rendus de mes agents qui signalent que les Anglais se montrent très désagréables à leur égard et nous reprochent amèrement d’être la cause de leur recul. Mon état-major lui-même, pourtant jusqu’ici en excellents termes avec le GHQ est très froidement traité. Il faut faire exception pour lord Gort, toujours courtois. (…) Le général Billotte se plaint à moi amèrement de l’attitude des Anglais à son égard. » SHD/GR, 27 N 188, lettre du général Voruz au général Georges à propos des événements survenus du 16 mai au 17 juin, no 8935/DES/3 du 28 juin 1940. 25. SHD/GR, 27 N 5, rapport du général Gort sur les opérations en France en 1939-1940, mars 1941, p. 37. 26. Accompagné de seulement deux officiers, le général Voruz allait s’acquitter du mieux possible de sa mission difficile : assurer une liaison minima avec le GHQ et tenir au courant le GQG. Il retraitera les jours suivants vers Dunkerque et s’embarquera sur un des derniers bateaux qui quitteront le port. 27. VANWELKENHUYZEN (Jean), op.cit., p. 191. 28. SHD/GR, 27 N 5, rapport du général Gort sur les opérations en France en 1939-1940, mars 1941, p. 48. 29. La radio est peu utilisée, les ordres sont donnés le plus souvent par téléphone ou par le truchement d’officiers de liaison qui mettent des heures à effectuer leur mission. 30. VANWELKENHUYZEN (Jean), op.cit., p. 222. 31. SHD/GR, 27 N 188, lettre du général Voruz au général Georges à propos des événements survenus du 16 mai au 17 juin, no 8935/DES/3 du 28 juin 1940. 32. MARGERIE (Roland de), Journal 1939-1940, Paris, Grasset, 2010, p. 225. 33. SHD/GR, 27 N 5, rapport du général Gort sur les opérations en France en 1939-1940, mars 1941, p. 60. 34. Voruz notait déjà à la date du 20 mai : « Du GHQ nous ne recevons que de fausses nouvelles au sujet de l’emplacement des Allemands, ce qui nous incite à des déplacements inutiles et prématurés. » Le chef de la mission militaire ajoute qu’il est reçu par Gort le 23 mai mais que Pownall « affecte d’ignorer ma présence ». SHD/GR, 27 N 188, lettre du général Voruz au général Georges à propos des événements survenus du 16 mai au 17 juin, no 8935/DES/3 du 28 juin 1940. 35. WEYGAND (Maxime), Rappelé au service, Paris, Flammarion, 1950, p. 118. 36. SHD/GR, 27 N 81, rapport du général Gort sur les opérations en France en 1939-1940, mars 1941, p. 72. 37. SHD/GR, 27 N 81, message (sans numéro) du général Dill au général Swayne du 25 mai 1940. 38. SHD/GR, 27 N 188, lettre du colonel de Cardes au lieutenant-colonel Noiret du 27 juin 1940.

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39. Pourtant Gort note dans son rapport de fin de campagne : « Le général Blanchard me quitte sans montrer d’humeur. » SHD/GR, 27 N 81, rapport du général Gort sur les opérations en France en 1939-1940, mars 1941, p. 79. 40. SHD/GR, 27 N 188, lettre du général Voruz au général Georges à propos des événements survenus du 16 mai au 17 juin, no 8935/DES/3 du 28 juin 1940. 41. ROCOLLE (Pierre), La guerre de 1940, la défaite, Paris, Armand Colin, 1990, p. 213. 42. COUTEAU-BÉGARIE (Hervé), HUAN (Claude), Mers el-Kébir, Paris, Économica, 1994, p. 21-22. 43. Le général Duffour placé à la tête de la 3 e région militaire de Rouen note que « les cadres britanniques manifestent une entière indépendance dans la mise en état de défense du terrain, à telle enseigne qu’ils obstruent des carrefours, abattent des futaies, font sauter des ponts sans en référer à aucune autorité française, pas plus militaire que civile ». SHD/GR, 27 N 181, note sur la coopération des forces britanniques avec la 3e région militaire et le corps d’armée Duffour dans la période du 22 mai au 14 juin 1940, p. 3. 44. « Le 10 juin, Churchill décide la création d’une cellule secrète chargée de décrypter les messages français. » COUTEAU-BÉGARIE (Hervé), HUAN (Claude), op.cit., p. 77. 45. RAGACHE (Gilles), La fin de la campagne de France, Paris, Économica, 2010, p. 7. À Cherbourg, les quelques troupes du vice-amiral Le Bigot « couvraient le rembarquement des derniers militaires britanniques qui ne participèrent à aucun moment à la défense de la place, bien au contraire ». RAGACHE (Gilles), op.cit., p. 105. 46. CAILLOUX (colonel), op.cit., p. 54.

RÉSUMÉS

Les rapports entre les hauts commandements français et britannique en 1939-1940 sont particulièrement intéressants à étudier. Initialement, et durant toute la Drôle de guerre, les généraux anglais se montrent confiants dans l’armée française et obéissent parfaitement aux généraux français. Le 10 mai 1940, le début des opérations change la donne. L’incapacité des armées françaises et de leurs chefs à contrer l’attaque allemande, amène les chefs anglais à douter, puis à reprendre leur liberté d’action. Finalement, ils optent unilatéralement pour le rembarquement du corps expéditionnaire, seul moyen pour eux de le sauver. Cette étude montre combien est toujours difficile la collaboration entre alliés. Lorsque les opérations se déroulent comme prévu, il est en général aisé d’aplanir les tensions. En revanche, lorsque les échecs surviennent, les intérêts de chacun, parfois vitaux, font souvent voler en éclat l’alliance précédemment conclue.

The relationship between the French and British high commands in 1939-1940 is particularly interesting to study. Initially, and throughout the Phony War, the British generals were confident in the French army and obeyed French generals completely. On 10 May 1940, the beginning of operations began changing things. The inability of French armies and their leaders to counter the German attack led English leaders to doubt them, then take back their freedom of action. Finally, they opted unilaterally to re-embark the expedition, the only way for them to save it. This study shows how collaboration is always difficult between allies. When operations occur as expected, it generally is easy to resolve tensions. However, when failures occur, the interests, sometimes vital, of everyone often shatter the alliance concluded earlier.

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INDEX

Mots-clés : Grande-Bretagne, relations internationales, alliance

AUTEUR

MAX SCHIAVON

Docteur en histoire, il est chef de la division études et enseignement du Service historique de la Défense. Spécialiste de l'entre-deux-guerres et de la Seconde Guerre mondiale, il a publié plusieurs ouvrages, notamment sur la bataille des Alpes de juin 1940, et plus récemment une biographie du général Georges.

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Réflexions sur les conflits coloniaux Perceptions françaises sur le mouvement Mau Mau et perceptions britanniques sur la guerre d’Indochine, 1952-1955 Colonial Conflicts in Reflection: French perspectives on Mau Mau. British perspectives on the Indochina War, 1952-1955

Martin Thomas Traduction : Clémence Rochat

1 Les étudiants anglophones de l’histoire du colonialisme européen reconnaissent que la guerre d’Indochine et celle qui lui succéda en Algérie ont précipité la décolonisation française. Pour les spécialistes américains d’histoire diplomatique, la guerre d’Indochine est généralement étudiée via la perspective de l’engagement américain ultérieur 1. Des analystes de la contre-insurrection et de la violence révolutionnaire ont alors fini par s’habituer à étudier ce que les Américains, les Britanniques et les autres gouvernements et armées tentèrent d’apprendre de l’expérience coloniale française en Asie du Sud-Est et en Afrique du Nord. L’intérêt historique et contemporain pour les stratégies militaires françaises, déjà considérable, fut relancé lors des guerres menées au Moyen-Orient par l’Administration de George W. Bush. Certains ont établi un parallèle inconfortable entre les terribles méthodes de guerre pratiquées en Algérie et les horreurs d’Abou Ghraib 2. Un peu en marge de cet intérêt émanant de spécialistes, l’attention du public et des médias du monde anglophone fut, à l’occasion, attirée par « le devoir de mémoire » français. La reconnaissance des crimes et des erreurs passés, la forme changeante de la commémoration et les récentes controverses sur la représentation du passé colonial français dans ses programmes scolaires ont provoqué des commentaires généralisés en Grande-Bretagne et surtout aux États-Unis 3.

2 Mais comment changer d’approche ? De prime abord, il semble que relativement peu d’intellectuels en France se sont consacrés à l’étude de ce que les observateurs français des années 1950 pensaient alors du déclin colonial britannique. Et, inversement, que pensèrent réellement, à cette époque, les politiciens, les administrateurs coloniaux et l’armée française de l’intrusion d’observateurs étrangers, alliés il est vrai, dans des problèmes internes à l’empire ? Éprouvaient-ils simplement du ressentiment à l’égard de ces observateurs indiscrets et de l’hostilité à l’encontre de critiques ou de conseils

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malvenus ? Ou bien était-ce le fait d’observer la décolonisation européenne – et spécialement les étapes d’une décolonisation violente – qui attirait les partenaires anglo-saxons de la France ? Toutefois d’autres facteurs se sont aussi immiscés. Nous ne citerons que deux exemples évidents. La dépendance financière française vis-à-vis des États-Unis lors des dernières phases de la guerre d’Indochine était aussi inconfortable qu’inévitable. Et l’irritation du gouvernement français fut augmentée par la participation croissante de l’ONU dans les affaires coloniales. En outre, la sympathie limitée de l’Administration d’Eisenhower pour les dilemmes coloniaux de la France fut moins exaspérante que le refus des Britanniques de soutenir un autre pouvoir impérial pour s’opposer à la surveillance de l’ONU 4. 3 Si ces exemples mettent en lumière l’internationalisation des crises coloniales, ils montrent aussi la complexité croissante des liens transnationaux entre les partisans du nationalisme anticolonial. Par ailleurs, ils nous rappellent également que la Grande- Bretagne partageait des problèmes coloniaux similaires à ceux de la France. Les décideurs politiques de Londres ou des capitales coloniales britanniques ne purent éviter une opinion internationale hostile aux actions impériales. Les forces de sécurité britanniques ne purent pas davantage circonscrire les nombreux points de contacts transnationaux entre les groupes insurgés et leurs partisans étrangers. 4 Pourtant, deux hypothèses historiques fréquentes subsistent. La première est que des leçons furent tirées de la première vague cataclysmique de décolonisation britannique, qui vit, à la fin des années 1940, la Grande-Bretagne se retirer de manière plus ou moins chaotique d’Inde, des pays voisins d’Asie du Sud-Est et de Palestine. Il en résulta que les administrations coloniales de la Grande-Bretagne, ainsi que leurs forces de sécurité, réussirent mieux que leurs homologues français à limiter localement, en terme militaire, les conflits coloniaux et à les limiter globalement en terme d’opinion internationale. La seconde hypothèse découle du point de vue suivant généralement admis : les solutions adoptées par la Grande-Bretagne face aux violentes révoltes coloniales dans les années 1950 furent généralement – mais pas toujours – plus « discrètes » que celles adoptées par la France en Indochine et en Algérie. Mais cela fut- il véritablement le cas ? Et comment les observateurs français ont-ils perçu ces solutions supposément plus discrètes à l’époque ? 5 Cet article apporte quelques réponses à ces questions. Pour ce faire, il adopte une approche comparative. La première partie étudiera les rapports officiels français concernant la rébellion Mau Mau au Kenya. La seconde partie, remontant le temps, changera de perspective en s’intéressant à l’analyse britannique équivalente des dernières années du conflit en Indochine entre la France et le Viêt-minh. Fort logiquement, l’observation des problèmes de sécurité de pouvoirs impériaux semblables devint plus importante lorsque que les problèmes coloniaux français et britanniques se multiplièrent au début des années 1950. Cela faisait d’ailleurs partie d’une stratégie régionale. Il était, en effet, vital de comprendre les ressorts et les conséquences d’un conflit colonial qui affectait un autre pays lui aussi doté d’un empire. Il s’agit alors d’une sorte de processus d’apprentissage mutuel. Les solutions politiques, les méthodes et politiques militaires appliquées dans les territoires britanniques offrirent donc des solutions aux administrations coloniales françaises et vice-versa. 6 Cependant, cette observation mutuelle eut d’autres aspects, plus négatifs. Les attachés militaires britanniques, les diplomates et les autres visiteurs officiels qui assistèrent à

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l’intensification de la guerre d’Indochine, trouvèrent parfois leurs préjugés renforcés. Aussi, les « succès » de la contre-insurrection en Malaisie, alors dirigée par les Britanniques, furent souvent comparés aux « échecs » de la stratégie militaire française. De la même manière, il y eut une satisfaction moqueuse dans certains rapports français sur le Kenya, lorsque le soulèvement Mau Mau eut lieu au printemps 1952. Peut-être que les Britanniques n’étaient pas des gendarmes coloniaux si efficaces après tout ? Pourtant, ces jalousies étaient insignifiantes rapportées au sentiment irrésistible que la crise impériale était un phénomène historique et global. L’effondrement colonial défia les solutions nationales. Il déconcerta à plusieurs reprises les hommes du gouvernement, les stratèges militaires et les analystes de la sécurité qui pensaient que leurs propositions pourraient éviter – ou au moins retarder – le déclin impérial.

Les observations françaises sur le mouvement Mau Mau

7 Comme dans la plupart des territoires britanniques en Afrique, dans les années 1950, la France maintint un consulat, petit mais très dynamique, à Nairobi. Il n’y avait aucun attaché militaire français au Kenya et il n’y avait pas plus de tradition de tournées d’inspection régulières par les attachés en service basés ailleurs. En fait, la France avait assez peu d’intérêts en jeu en Afrique orientale. Le commerce et les investissements étrangers étaient faibles et son enclave de Djibouti restait isolée des problèmes des territoires britanniques voisins. En outre, au début des années 1950, les interrogations françaises sur les intérêts stratégiques britanniques situés au nord-est de l’Afrique se portaient plutôt vers le nord, vers la partie occidentale du Moyen-Orient, et non pas vers le sud, en direction de la corne de l’Afrique 5. Il était improbable que les rapports consulaires de Djibouti puissent attiser les passions à Paris, mais leur circulation à Dakar renforçait un intérêt compréhensible en Afrique occidentale française (AOF) pour les problèmes au Kenya.

8 Le 13 janvier 1953, le consul Beaudouin rapporta de Nairobi que la communauté blanche de colons du Kenya était proche de la révolte. Les colons propriétaires étaient exaspérés de l’inefficacité du gouvernement colonial, car les forces de sécurité locales n’avaient pas réussi à contenir la rébellion Mau Mau. Les colons influents étaient d’autant plus indignés par les retards du procès de Jomo Kenyatta, le président du Parti Kenya African Union et supposé cerveau politique à l’origine du soulèvement Mau Mau 6. La colère des colons, comme le nota Beaudouin, révélait le sentiment répandu de terreur provoqué par des meurtres isolés commis par les Mau Mau. 9 Ces attaques devinrent peu à peu plus audacieuses, particulièrement dans les montagnes des Aberdare où les opérations de maintien de l’ordre étaient concentrées. Malgré la supériorité des forces de sécurité, qui comprenaient un régiment de fusiliers du Lancashire, une police armée, des gardes-chasse et des gardes forestiers équipés d’automitrailleuses, les opérations de grande envergure eurent peu d’effet. Seule une poignée de rebelles fut tuée ou capturée. Les informations données par les détenus furent, à l’évidence, insuffisantes. En effet, la situation militaire était si alarmante que l’on discutait de la mise en place de la loi martiale. Le nouveau commandant en chef des forces britanniques en Afrique orientale, le général sir Brian Robertson, était opposé à cette idée. Il critiquait les attentes du gouvernement vis-à-vis des troupes britanniques

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pour mener des actions contre l’insurrection pour lesquelles elles étaient peu entraînées. La sécurité interne devrait être l’affaire de ceux qui connaissaient la situation locale : la police kényane et les unités de la King’s African Rifles 7. 10 Les rapports de Beaudouin se firent plus longs alors que la situation empirait. Le meurtre de la famille Ruck dans sa ferme, dans la nuit du 24 janvier 1953, nourrit la panique naissante parmi les fermiers colons des environs 8. Désireux d’entendre l’opinion des coloniaux officiels, le consul français visita alors les districts les plus touchés dans la province centrale et dans la vallée du Rift. Les officiers de district qu’il rencontra restaient optimistes. Si des mesures de sécurité et des renforts supplémentaires seraient utiles, la liberté de mouvement des squatters du peuple Kikuyu et des autres travailleurs agricoles, largement soupçonnés d’être le réservoir principal de soutien au mouvement Mau Mau, allait être limitée. Et les pluies imminentes réduiraient bientôt l’activité rebelle, le calme devait donc revenir. Mais les colons et les planteurs blancs de café avaient une version différente. Les attaques de nuit étaient une menace constante. La confiance s’était envolée, rendant difficile le recrutement de travailleurs temporaires africains pour cultiver le café. À Nairobi, les 70 000 Africains concernés par la « native location » (Ndt : loi de ségrégation raciale) des bidonvilles étaient une menace croissante pour la sécurité. Les attaques contre les Européens dans la capitale – y compris les agressions au couteau – étaient fréquentes et souvent éhontées 9. 11 Les inquiétudes des colons étaient une chose, mais ce fut l’escalade des violences intra- africaines qui indiqua la rupture réelle du contrôle colonial britannique. Certaines zones du Kenya devinrent le lieu de terribles scènes de violence fratricide. À la fin de l’année, la situation dans les hauts plateaux du centre était proche de la guerre civile, les conflits concernaient notamment la possession de terre. De plus, la campagne anti- squatters du gouvernement alimentait la violence 10. Il y eut une escalade radicale de la violence dans la nuit du 26 mars 1953, avec un assaut mené contre un poste de police à Naivasha, où 50 fusils furent volés. L’attaque fut rapidement suivie d’une autre, le massacre d’une vingtaine de villageois, dont beaucoup étaient membres de la famille étendue du chef loyaliste, à Lari, dans la réserve de Kiambu, à 20 kilomètres seulement de Nairobi 11. Les autorités coloniales choisirent alors de rendre publics les détails de ces violences choquantes, afin de convaincre l’opinion nationale et internationale que le mouvement Mau Mau n’était ni représentatif ni nationaliste, mais récidiviste et fanatique 12. Les brochures et les communiqués du gouvernement ainsi que les déclarations dans la presse insistaient sur le fait que ces meurtres étaient ordonnés par Dedan Kimathi, le « chef fantôme des Mau Mau » dans le cadre d’un acte terroriste de représailles symboliquement dirigé contre la majorité silencieuse des Kényans loyalistes. Beaudouin n’en était pourtant pas convaincu. La terreur des événements de Lari divisait plus la société kényane que jamais auparavant. Avec une estimation approximative de 8 % de Kikuyu à avoir prêté serment à la cause Mau Mau, volontairement ou contraints, l’État colonial se retrouvait dépassé par l’importance du problème auquel il devait faire face 13. 12 Les officiels consulaires français et le Quai d’Orsay avaient raison lorsqu’ils décrivaient une colonie au bord de la rupture. Ils avaient prévu une confrontation rapide et décisive. Et les diplomates insistèrent sur leur propre sentiment d’incertitude quant à l’attitude britannique. Ce sentiment, au sujet de la future direction de la politique et de la société kényanes, reflétait la confusion qui régnait parmi les officiels britanniques à

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Londres et à Nairobi. Le cabinet de Winston Churchill partageait l’hostilité du général Robertson pour la loi martiale, considérée comme un aveu d’échec. Mais des mesures légales draconiennes étaient cependant inévitables. Les autorités à Nairobi avaient eu tort de sous-estimer la capacité du mouvement Mau Mau, et avaient mal évalué la force militaire qu’elle devait lui opposer. En outre, ils furent aussi malavisés de juger et de condamner rapidement Kenyatta sans avoir de preuves suffisantes. Les procès d’un nombre croissant de suspects Mau Mau arrêtés étaient devenus irréalisables, car les réseaux de renseignements, dont dépendaient la police et l’armée pour mener la contre-insurrection, pouvaient s’effondrer si les informateurs devaient venir témoigner au tribunal. 13 Les pressions émanant des communautés loyalistes et, comme toujours, du lobby des colons pour un châtiment plus rapide et plus sévère des détenus Mau Mau étaient de plus en plus évidentes. Il aurait alors fallu des changements en haut lieu. Beaudouin déclara : « Pas de solution apparente, pas de plan constructif posé... Le gouverneur du Kenya est un gentleman fin, doux et fort cultivé, qui parle bien notre langue. Il ne jouit malheureusement pas d’une excellente santé et semble avoir accepté ce poste difficile sans beaucoup d’enthousiasme. Sir Evelyn Baring possède très certainement toutes les qualités d’un grand administrateur, mais il ne paraît pas être l’homme fort que le Kenya attendait. » 14 14 Plus important, les observateurs français des premières étapes de la rébellion Mau Mau étaient convaincus que des pressions sociales sous-jacentes dans l’économie agricole seraient sources de nouvelles tensions. Comme de nombreux historiens du mouvement Mau Mau l’ont suggéré, l’économie politique de l’agriculture kényane et l’économie morale du droit intergénérationnel à la terre, qui la soutenait, étaient en crise. Une compétition intense pour les terres cultivables et la perte de la possibilité d’en obtenir dans le futur provoquèrent une tension croissante au sein des communautés rurales. De nombreuses familles supportèrent mal les changements d’après-guerre vers le système de squatters dans lequel les petits propriétaires offraient leurs services aux fermiers blancs, en échange de l’accès à des parcelles de terre. Le flot de travailleurs agricoles au chômage prenant la direction de Nairobi constituait un soutien logique au mouvement Mau Mau. L’attentisme était impossible dans les conditions d’exiguïté des quartiers pauvres de la capitale, dans lesquels un sous-prolétariat africain radical émergea rapidement. Aussi, l’instruction, l’armement et le recrutement filtraient hors des districts agricoles qui étaient auparavant l’épicentre de la révolte 15. 15 Les rapports du ministre des Affaires étrangères indiquaient que le rythme des tueries et des châtiments avait augmenté lorsque Kenyatta et les cinq co-accusés, leaders du KAU, furent finalement condamnés début avril 1953. Loin de décroître, l’activité Mau Mau et les attaques devinrent plus sophistiquées et plus mortelles. Les combattants avaient un accès privilégié auxarmes automatiques, la plupart ayant été volées dans les postes de police ou lors d’embuscades 16. Dès lors, la taille des bandes Mau Mau augmenta. La plus importante fut estimée à 300 individus, capable de batailles rangées avec les patrouilles de l’armée qui les traquaient 17. 16 Le mouvement Mau Mau comptait également un grand nombre d’anciens militaires dans ses rangs, y compris des Askaris qui avaient combattu durant la crise en Malaisie. Pendant ce temps, dans les rues de Nairobi, les assassinats de policiers et de fonctionnaires locaux firent des quartiers pauvres de Pumwani et Bahati un véritable coupe-gorge pour les blancs. Une fois encore, le point de vue diplomatique français donnait à réfléchir : supprimer Kenyatta de l’équation n’était pas la solution. Le

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programme d’éducation politique du KAU et l’embrigadement Mau Mau atteignaient bien plus profondément la population Kikuyu que tout ce que les autorités coloniales avaient pu faire. Même si cela n’était pas impossible, renverser ce processus prendrait des années 18. 17 L’escalade semblait inévitable. Davantage de troupes arrivaient, le processus légal ayant été modifié pour en faire un instrument de répression plus sévère 19. À Nairobi, la répression policière contre les leaders Mau Mau conduisit aux arrestations d’autres membres du comité central du mouvement. Dans les campagnes, plus de postes de police furent installés et les villages loyalistes furent défendus avec acharnement. Ces villages fortifiés étaient en première ligne face à la rébellion car il s’agissait des sites où avaient eu lieu les pires violences de la rébellion. C’était aussi dans ces villages que les Britanniques recrutaient les troupes auxiliaires avec lesquelles ils comptaient combattre le mouvement Mau Mau 20. Un accès amélioré aux informations politiques au profit de la population était essentiel. C’est pourquoi il y eut également un processus de « conversion » mené dans le district de Fort Hall. Les forces de sécurité utilisaient leurs informateurs pour identifier en masse les partisans Mau Mau. Face à ces méthodes, certains firent des « confessions spontanées ». Les suspects restants étaient assignés dans des camps, isolés de leur communauté d’origine 21. Dans un mouvement qui évoquait les pratiques britanniques en Malaisie, le cycle des transferts de population et d’exode massif commença 22. 18 Le consulat français de Nairobi avait commencé à soumettre des rapports bimensuels concernant l’évolution de la rébellion en avril 1953. Mais ce fut celui du vice-amiral Barjot, commandant en chef désigné de la zone stratégique de l’océan Indien, à René Pleven, ministre de la Défense nationale du nouveau gouvernement de Joseph Laniel, qui généra la première analyse du gouvernement français sur le problème Mau Mau 23. Le rapport de Barjot distillait des informations fournies par un officier de liaison britannique sous les ordres du général George Erskine, qui avait succédé à Robertson en tant que commandant au Kenya. C’était un curieux mélange. D’une part, il semblait que la capacité militaire des groupes Mau Mau était limitée. Les saisies d’armes, les contrôles d’identité rigoureux, les couvre-feux et les autres restrictions étaient tous effectifs. La plupart des leaders nationalistes attachés au KAU avaient été placés en détention. En conséquence, les derniers dirigeants Mau Mau conservaient l’allégeance de leurs hommes grâce à la peur et non par la foi. Le mouvement ressemblait moins à un mouvement nationaliste qu’à une organisation criminelle collective. D’autre part, le Mau Mau était profondément implanté dans la société Kikuyu. Nairobi était toujours particulièrement dangereuse. Erskine pensait que les opérations militaires devraient se poursuivre pendant plusieurs années 24. Le discours habituel qui informait que le succès de la contre-insurrection relèverait d’un processus à long terme de contrôle de la population était troublé par le faux optimisme selon lequel la rébellion n’était plus considérée comme une menace anticoloniale 25. 19 Les observateurs français virent rapidement les contradictions implicites dans la représentation britannique du mouvement Mau Mau. D’une part, malgré les affirmations britanniques concernant l’horrible cruauté Mau Mau, les victimes européennes étaient très peu nombreuses. Elles étaient éclipsées par les niveaux croissants de violence intra kényane qui déterminaient la configuration changeante de la rébellion 26. D’autre part, les questions sous-jacentes du racisme colonial, du déclin de l’autorité impériale, de la distribution des terres et d’une transformation interne du

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marché du travail étaient toujours sans réponse 27. Pendant ce temps, l’obsession britannique vis-à-vis de la croissance de la population sans terre et sans emploi à Nairobi suggéra que la politique de sûreté devait davantage se concentrer sur la capitale kényane et donc laissa s’emballer les désordres fratricides dans les campagnes.

L’opération « Anvil » et ses suites

20 Lorsque le général Erskine pris le commandement, les opérations britanniques de sûreté s’intensifièrent 28. En août 1953, Nairobi ordonna à ses forces de sécurité d’être attentives. Le problème auquel faisait face la Grande-Bretagne – et la façon dont elle le dépeignait – était en fait le précurseur de l’insurrection urbaine qui allait éclater à Alger quatre ans plus tard, en 1957 29. Comme à la fin de la guerre d’Algérie, la réussite des opérations militaires dans les zones rurales – dans ce cas, dans le district de Fort Hall au Kenya – devait encourager un déplacement de l’activité insurgée vers la capitale. Les auxiliaires Kikuyu, appelés « Home Guard », étaient mieux armés et avaient toute liberté pour s’étendre plus loin dans les zones rurales, notamment au sud de Nyari. Pendant ce temps, la police de Nairobi, assistée par des unités de l’armée régulière, débuta l’opération « Ratcatcher », une série de « rafles », afin de débarrasser les trois principaux bidonvilles de Nairobi des sympathisants Mau Mau. Ces actions policières reposaient sur des informateurs pour identifier les suspects : un procédé ouvert à tous les abus.

21 Comme le notèrent les fonctionnaires consulaires français, peu de Britanniques purent converser avec les détenus Kikuyu. Leur dépendance vis-à-vis des traducteurs, des intermédiaires et des informateurs leur fit manquer des opportunités de collecter des informations concernant les prochaines attaques ou encore les caches d’armes 30. Les assassinats urbains, souvent menés depuis des taxis détournés, se poursuivirent ; de même que le large boycott Mau Mau à l’égard des produits et des services européens 31. Parallèlement la propagande intense du service colonial d’information, qui attirait l’attentionsur les tueries Mau Mau de leurs propres compatriotes kényans et sur le risque d’écroulement du niveau de vie, manquait sa cible 32. 22 La contre-insurrection rurale et les meurtres de représentants de forces de sécurité s’accélérèrent fin 1953 33. Les statistiques officielles firent état de 20 à 50 morts kényans par semaine en moyenne. Pendant ce temps, à Nairobi, les organisateurs Mau Mau imposèrent un boycott des bus qui bouleversa l’économie interne de la capitale. Pour Morand et ses collègues, la solution était simple : il fallait une saturation policière et militaire dans la ville, dans le but de filtrer les suspects rebelles 34. Dans les faits, Erskine alla même plus loin. Les effectifs policiers furent accrus et un bataillon supplémentaire fut envoyé. Mais la sélection des saisonniers sans travail et des habitants de cités pauvres, dont de nombreux étaient issus de récentes arrivées de Kikuyu, d’Embus et de Meru, fournit un prétexte au programme massif de transferts de population et de détention. Officiellement proposée le 22 février 1954, l’opération « Anvil » fut décrite comme la réponse logique à la croissance incontrôlable de la population de Nairobi et offrit de grandes opportunités de contourner la loi. Les attaques MauMau ne furent pas présentées comme une violence politique, mais comme un crime organisé par un sous-prolétariat paresseux 35. Le contrôle des mouvements de la population Kikuyu nécessitait une solution drastique de transfert de masse de la population dans des camps de détention, loin des effets corruptifs de la ville, où

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commençaient les processus de ré-embrigadement et d’intégration sociale. Les contradictions évidentes entre le déni que le mouvement Mau Mau ait des objectifs politiques rationnels et la reconnaissance du besoin d’un « réapprentissage » politique à long terme, ne furent pas reconnues par le commandement d’Erskine. « Anvil », insista-t-il, était une question de loi et d’ordre, pas de lutte politique 36. 23 Quoi qu’il en soit, les résultats furent dramatiques. Lorsque Erskine fut remplacé début 1955, l’insurrection mutait à nouveau 37. Avec des violences une fois de plus concentrées dans la campagne, le caractère fratricide de la rébellion semblait plus évident. Les détentions de masse annoncées par « Anvil » ouvrirent également la voie à une répression britannique d’une intensité sansprécédent. Le nombre de détenus Mau Mau pendus ou attendant d’être exécutés monta en flèche, passant de plusieurs centaines à des milliers 38. À partir de 1955, ce furent ce régime légal sévère et des détails plus précis concernant la vie dans les camps de détention qui composèrent de plus en plus les rapports diplomatiques et militaires français sur l’état d’urgence 39. 24 À cet égard, pour obtenir des informations, les Français se reposaient sur la presse britannique et sur les sources parlementaires. Les fonctionnaires coloniaux britanniques, avec qui leurs homologues français (en Afrique occidentale notamment) communiquaient depuis des années, étaient généralement peu intéressés par l’élaboration de positions stratégiques communes contre l’insurrection ou les critiques internationales à l’égard de leurs actions 40. Il n’en résulta aucun « discours » officiel par lequel le gouvernement français aurait pu recevoir des informations privilégiées à propos des plans politiques britanniques au Kenya. Ce fut donc vers la presse et les autres sources publiques que les diplomates français furent obligés de se tourner. L’ambassadeur à Londres, Jean Chauvel, avisa le ministre des Affaires étrangères, Antoine Pinay, d’un article dans The Times, publié le 19 février 1955, qui notait, sans inquiétude apparente, que le nombre d’individus pendus au Kenya pour des délits liés au mouvement Mau Mau ces deux dernières années avait dépassé la barre des 800. Parmi ceux-ci, plus de 250 avaient été condamnés pour meurtre, plus de 300 pour recel d’armes et quelques 200 pour « association avec des terroristes ». Comme le suggéra l’ambassadeur, l’information pouvait être utile aux ministres et diplomates français vivement critiqués par l’ONU à New York pour les actions françaises en Afrique du Nord 41. 25 Cette idée d’exploiter la répression Mau Mau par les Britanniques comme moyen de détourner les attaques contre les actions françaises refit plusieurs fois surface dans les années qui suivirent. Le 25 avril 1956, par exemple, l’ambassade à Londres rapporta les chiffres du Colonial Office fournis en réponse à une question posée à la Chambre des Communes par un membre du Parlement appartenant au Parti travailliste, Fenner Brockway, concernant le nombre total d’exécutions au Kenya. Le Quai d’Orsay envoya ces chiffres officiels – 1 015 exécutions de Mau Mau entre le 20 octobre 1952 et le 31 mars 1956 – à la délégation française à l’ONU, au cas où les actions de la France en Afrique du Nord seraient discutées lors de l’Assemblée générale 42. L’observation française du mouvement Mau Mau, très similaire à sa façon de traiter la crise chypriote, était devenue une quête pour prendre un avantage politique tactique et dévier les critiques internationales contre la répression coloniale.

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Les observations britanniques sur la guerre d’Indochine, 1950-1954

26 Changer de point de vue pour analyser les déclarations britanniques sur les dernières années de la guerre d’Indochine ne revient pas à faire une comparaison point par point. Comme nous l’avons vu, alors que les commentaires français sur le mouvement Mau Mau étaient généralement avisés, ils ne provoquèrent que peu de réactions à Paris. L’Asie du Sud-Est fut, en revanche, la source d’une inquiétude constante pour les gouvernements britanniques d’après-guerre et l’administration politique de Whitehall à l’étranger. L’Indochine était au cœur de la politique étrangère, à la fois pour le Parti travailliste de Clement Atlee et pour son homologue du Parti conservateur qui lui succéda le 25 octobre 1951 43.

27 Ces inquiétudes avaient pour origine quatre problématiques principales. Tout d’abord, depuis 1947, c’était en Asie du Sud-Est que le nationalisme anticolonial et les tensions grandissantes dues à la guerre froide se liaient étroitement. Les craintes initiales de l’interférence soviétique dans la région furent éclipsées dans l’esprit britannique par la menace plus proche du communisme chinois lorsqu’il devint évident que les forces de Mao pourraient stabiliser le pouvoir à Pékin 44. La possibilité que l’expansionnisme régional mené par le Parti communiste chinois (PCC) soutienne les luttes pour la libération nationale menaçait de provoquer un conflit régional plus sévère que la guerre au Moyen-Orient, déclenché par l’ignominieux retrait britannique de Palestine 45. 28 Ce qui le rendit plus intolérable encore fut une seconde considération : l’importance cruciale de la possession britannique de la fédération de Malaisie en Asie du Sud-Est, notamment pour la stabilité de la livre sterling. Lorsqu’une rébellion menée par les communistes éclata en Malaisie en juin 1948, les exportations de matières premières de la colonie étaient la principale source de revenus de l’Empire britannique. Le début de la guerre de Corée, en 1959, augmenta encore la valeur économique que la Malaisie avait pour la Grande-Bretagne. Le prix des matières premières stratégiques monta en flèche. L’excédent du commerce malais s’éleva à 271 millions de dollars en 1950 et à 350 millions de dollars en 1952, alors que la demande internationale pour le caoutchouc et l’étain malais devenait insatiable 46. Mais la Malaisie était aux prises avec une rébellion majeure. La possibilité que le conflit qui avait éclaté en Indochine puisse alimenter l’insurrection communiste en Malaisie fut, pour dire les choses avec modération, mal accueillie à Londres, si bien que les décisionnaires coloniaux choisirent de transférer le pouvoir à un régime malais pro-britannique 47. 29 À partir de fin 1948, le Joint Intelligence Committee (JIC), le plus ancienne structure de renseignement en Grande-Bretagne, reçut des rapports réguliers concernant l’impact des violences coloniales en Indochine sur le développement de la situation en Malaisie. Ces rapports venaient de deux sources : la section d’Extrême-Orient du JIC et du Service de sécurité malais (MSS). Le JIC d’Extrême-Orient distilla à son tour les informations des attachés militaires, consuls et commandants britanniques dans lespays concernés et relaya les renseignements réunis par le Secret Intelligence Service en Chine et en Asie du Sud-Est. Il eut également accès aux renseignements économiques et politiques régionaux établis par les services de renseignements britannique et australien à Singapour 48.

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30 L’interprétation historique dominante de la « victoire » britannique dans la contre- insurrection en Malaisie estime que ce fut seulement après le meurtre du haut- commissaire Guerney, en octobre 1951 – un événement qui coïncida presque avec la fin des succès militaires français du général de Lattre de Tassigny au Tonkin– qu’une déconnexion apparut entre l’avancée britannique en Malaisieet les déboires français au Viêt-nam. Ce point de vue obscurcit l’étendue des problèmes que les Britanniques devaient encore affronter et, paradoxalement, ignore la discrète stratégie britannique menée dans les 18 premiers mois de la crise en Malaisie 49. 31 La crise en Malaisie posait aussi la question du futur incertain de la large présence stratégique britannique dans la région Asie-Pacifique. Même si l’Indochine tombait aux mains du Viêt-minh, une invasion terrestre de la Malaisie par les forces de la Chine communiste était hautement improbable. Les chefs d’état-major britanniques estimaient que leurs forces pourraient tenir la « position de Songkhla », qui protégeait les communications intérieures de la péninsule malaise, étant donné que le régime thaï restait solidement anti-communiste 50. Mais le défaut de la stratégie britannique était cependant tout à fait clair. La confiance australasienne en la Grande-Bretagne en tant que protecteur lointain ne s’était jamais remise du choc de la guerre du Pacifique. Dès 1953, le gouvernement de Camberra en particulier chercha à s’abriter sous le parapluie sécuritaire des États-Unis. Avec la victoire de Mao, la ville britannique de Hong-Kong – que le gouvernement d’Atlee avait sensiblement décrit comme « le Berlin oriental » – sembla exposé de manière alarmante 51. La Birmanie, indépendante depuis peu, était un autre pays où la Chine pouvait « pêcher en eau trouble », alimentant la possibilité d’une guerre civile birmane 52. Et l’espoir d’une coopération politique avec l’Inde, qui s’effaçait déjà, diminuerait d’autant plus si l’Asie du Sud-Est devenait une zone d’influence communiste 53. Ceci nous amène au quatrième et dernier facteur d’appréciation stratégique britannique de l’Indochine qui, bien qu’intangible, était important : sa sympathie pour la France, un pouvoir impérial proche en proie à une guerre d’indépendance. 32 Si la sympathie était générale, en 1950, les opinions concernant les espoirs français révélèrent de profondes divisions entre les observateurs et spécialistes britanniques à Londres, Singapour et Saigon. Les arguments évoquaient trois problématiques principales. La première concernait la solution « Bao Dai » et la viabilité du régime du Viêt-nam du Sud en général. Une autre concernait la condition et l’engagement des forces militaires françaises déployées en Indochine 54. À celle-ci était liée la troisième question : la volonté américaine de soutenir l’effort de guerre français. En d’autres termes, les évaluations stratégiques britanniques de la guerre d’Indochine se concentraient sur les capacités d’un côté uniquement. Il fut de plus en plus considérépour acquis que le Viêt-minh, ayant récemment signé une alliance avec la Chine, deviendrait significativement plus puissant le temps passant 55. Il y eut peu de discussions à Londres sur les tensions continuelles dans les relations sino- vietnamiennes, et moins encore sur les divisions internes du Viêt-minh. 33 Réexaminant les premiers mois de gouvernement de Bao Dai en février 1950, Frank Gibbs, le consul britannique à Saigon, félicita les efforts combinés du haut-commissaire Léon Pignon et de Bao Dai pour bâtir un gouvernement de coalition viable. L’impasse politique de Saigon, insista Gibbs, provenait d’une lacune à Paris après la chute du gouvernement d’Henri Queuille, au début des années 1950. Bao Dai fut la victime de la politique française et non pas un mauvais choix en tant que leader national présumé 56.

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Les fonctionnaires des ministères des Affaires étrangèreset coloniales en étaient moins certains. Il y avait un consensus parmi les employés britanniques des renseignements, les agences gouvernementales, les comités consultatifs et les ministres : le Viêt-minh pouvait obtenir des ressources sans précédent de ravitaillement pour étendre la guerre alors que la capacité française à répondre efficacement dépendait inconfortablement des États-Unis. 34 C’étaient ces présomptions qui habitaient la délégation britannique des Affaires étrangères qui se rendit à Washington, en septembre 1950, pour parler de la stratégie en Asie du Sud-Est avec ses homologues américains et français. À la fois le Foreign Office et les chefs d’état-major britanniques furent gratifiés de l’assurance de Dean Acheson d’une aide matérielle pour les efforts de guerre français 57. Mais personne ne pensait que cela permettrait au conflit de tourner en faveur de la France. Moins de deux mois plus tard, en novembre 1950, les chefs de serviceconsultèrent les autorités britanniques à Singapour et le commandement de l’armée malaise au sujet des équipements anglo-américains supplémentaires pour la Thaïlande et la Birmanie, qui pourraient être nécessaires en cas d’une victoire du Viêt-minh. 35 À nouveau, le pessimisme dominait. On attendait des Birmans qu’ils adoptent une position neutre et des Thaïs qu’ils demandent de meilleures garanties anglo- américaines. En d’autres mots, la Grande-Bretagne serait probablement rejetée par son ancienne colonie et forcée à aider la Thaïlande alors que la Malaisie consommait la plupart de ses ressources militaires disponibles. Inévitablement, ses yeux se tournèrent vers Washington. Une prise de pouvoir communiste sur l’Indochine semblait maintenant imminente, à moins que la quantité d’aide militaire américaine pour la France ne fût nettement augmentée 58. Le JIC marqua son accord. Le comité avisa le cabinet d’Atlee en novembre 1950 qu’il manquait à la force expéditionnaire française « la volonté de gagner ». Le Tonkin septentrional, pensait-il, était irrémédiablement perdu au profit des forces Viêt-minh. Leur combativité ne pouvait que s’accroître car le flot d’instructeurs militaires chinois, d’armements et d’équipements de communication s’accélérait 59. La force de frappe mobile des bataillons Viêt-minh Chu Lac était plus importante et attaqua les redoutes françaises dans la région de Hanoi. En outre, les Français étaient « presque universellement impopulaires » parmi les Vietnamiens. L’autonomie promise durant la conférence de Pau quelques semaines auparavant était en deçà de l’engagement d’une indépendance complète, nécessaire pour convaincre la population du Viêt-nam qu’il y avait une meilleure alternative au Viêt-minh 60. 36 Le trafic diplomatique habituel et la couverture par la presse britannique de la scène politique française donnèrent du poids à ces accords lugubres. Lors du débat parlementaire sur le « désastre » de Cao Bang, le leader du Parti radical, Pierre Mendès France lança une attaque cinglante à l’égard de la politique française, sur la futilité du conflit en Indochine et sur son coût exorbitant en matériel et en vies humaines. Pourquoi compromettre le pouvoir français en Europe pour le bénéfice douteux de maintenir une présence en Extrême-Orient ? 61 Cela faisait des mois que les ministres et les officiels britanniques posaient les mêmes questions. Sir Oliver Harvey, l’ambassadeur britannique à Paris, décrivit l’ambiance début 1951 : « De temps à autre, et de la part de quelques personnes responsables... on suggère que la France devrait retirer ses troupes, qui sont nécessaires en Europe, et abandonner l’Indochine à son destin. Si la France devait mener seule ce qui semble être une bataille sans espoir et sans fin, le désir de jeter l’éponge gagnerait certainement en force. Pourtant conscient, le gouvernement a réussi à

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convaincre le Parlement et le pays qu’en Indochine, la France fait une contribution utile et nécessaire dans la guerre universelle, mais qu’il incombe aux alliés de la France de lui accorder le mérite qui lui est dû pour ce qu’elle fait et de l’aider autant que possible. » 62 37 Les sondages d’opinion en France ajoutèrent aux inquiétudes britanniques concernant « la bataille sans fin », indiquant des changements inquiétants dans l’attitude métropolitaine vis-à-vis de la guerre d’Indochine. Une proportion croissante d’électeurs français avait « abandonné » le sujet, ignorant la couverture médiatique des événements au Viêt-nam. Toujours puissante dans la politique vietnamienne, la population de colons français était toutefois trop petite pour avoir un impact émotionnel sur l’opinion française par rapport à celle, bien plus importante, d’Afrique du Nord. Pourtant, parmi les partis majeurs en France, seul le PCF proposa une ligne anti-guerre claire. Mais l’acception communiste de l’anticolonialisme fut un problème car il était difficile pour les autres partis anti-communistes de suivre son sillage. Les socialistes restèrent totalement pris entre leur engagement rhétorique à une solution négociée, leur réticence à admettre que cela signifiait un dialogue avec les Viêt-minh et leurappui en faveur d’une présence militaire française continue. Le MRP, le parti le plus immergé dans la guerre, souhaitait toujours soutenir de larges opérations militaires sans plan politique cohérent à long terme pour les accompagner. Et le RPF gaulliste, hostile au système constitutionnel français, fustigea tous les partis au pouvoir pour leur incapacité à offrir une alternative claire 63. Rien n’éveillait davantage l’impatience britannique que la complexité des partis politiques français. 38 Ironiquement, la crise politique française, qui se préparait sur fond de guerre d’Indochine fin 1950, diminua brièvement l’année suivante. La nomination du général Jean de Lattre de Tassigny en tant que commandant civil et militaire après la défaite de Cao Bang fut perçue comme un choix avisé, mais Londres regretta qu’elle fût si faible et si tardive. La réussite de De Lattre à stopper l’offensive Viêt-minh en 1951 au Tonkin fut une surprise. Les rapports indiquant que les Français pourraient garder un contrôle à long terme sur Hanoi furent accueillis avec stupéfaction. L’attention britannique se pencha rapidement vers le sud, sur l’autre élément clé de la stratégie de De Lattre : la vietnamisation de l’effort de guerre français 64. Les victoires de De Lattre, écourtées à cause de son cancer incurable, ont perduré sur au moins deux points. Tout d’abord en septembre 1951, elles favorisèrent les promesses américaines d’aide supplémentaire pour les forces de l’armée nationale vietnamienne 65. De plus, elles convainquirent les sceptiques du gouvernement français, notamment le ministre des Affaires étrangères, Robert Schuman, de favoriser un engagement américain plus important lors des offensives renouvelées contre les Viêt-minh 66. 39 L’élan militaire développé en 1951, la miraculeuse « année de Lattre », se dissipa en 1952. Aucun des successeurs de De Lattre, les généraux Raoul Salan et Henri Navarre, ne put rivaliser avec ce succès. Les autorités françaises ne parvinrent pas plus à soutenir la consolidation de l’armée nationale vietnamienne, dont le succès était crucial pour la survie du régime de Bao Dai. La « vietnamisation » de la guerre continua à un rythme moins soutenu, mais la conduite des opérations complexes reposait toujours sur les épaules du corps expéditionnaire français 67. De leur côté, les observateurs britanniques considéraient les États associés comme des satellites néocoloniaux. Et leurs doutes furent confirmés par la décision abrupte du gouvernement de René Mayer de dévaluer la monnaie vietnamienne en mai 1953, ce qui ébranla les trois gouvernements des États associés. Furieux de cette action si

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autoritaire, le prince Sihanoukprit l’initiative et demanda en novembre 1953 une garantie sur l’indépendance totale du Cambodge. 40 Après cela, le climat politique à Paris fut très différent. Les inquiétudes liées à la guerre étaient désormais évidentes dans les partis qui y étaient auparavant favorables, le MRP essentiellement. Le RPF gaulliste, les socialistes et les communistes furent de plus en plus véhéments dans leurs critiques contre la politique menée en Indochine, tout en ayant des perspectives idéologiques très différentes 68. L’opposition du public au conflit fut plus retentissante encore. Les militants pour les droits de l’homme, les intellectuels, les groupes de jeunesse chrétienne et les journalistes libéraux, particulièrement dans la presse catholique, Le Monde et l’hebdomadaire récemment créé L’Express, firent pression contre la guerre 69. Le gouvernement républicain de Dwight D. Eisenhower fit également pression sur le nouveau gouvernement français dirigé par Joseph Laniel pour redoubler l’engagement de la France dans la guerre tandis que, dans le même temps, était concédée une indépendance réelle aux gouvernementsde Phnom Penh, Luang Prabang et Saigon. Les observateurs militaires britanniques anticipèrent l’irritation grandissante de Washington et du conseil de l’OTAN contre les ressources militaires françaises consacrées à l’Indochine 70. À une époque où la France était également sous pression américaine pour ratifier le projet de Communauté européenne de défense, obéir aux demandes de Washington sans perdre le contrôle de la direction stratégique de la guerre devenait impossible 71. 41 Dans le même temps, les renseignements britanniques concernant la position vietnamienne, bien que moins précis, étaient globalement corrects. Les fonctionnaires consulaires étaient conscients des affrontements idéologiques au sein du gouvernement d’Hanoi sur la direction de la guerre, mais ils les jugèrent systématiquement secondaires par rapport au factionnalisme apparemment endémique à la politique sud-vietnamienne. Hanoi, sembla-t-il, était capable de stratégie à long terme contrairement à Saigon 72. Avec Hô Chi Minh toujours président et Truong Chinh comme secrétaire général, les communistes vietnamiens, renommés depuis février 1951 « Parti des travailleurs du Viêt-nam » (PTV ou Dang Lao dong Viet Nam), se consacraient désormais ouvertement à la poursuite de la guerre avec une trame marxiste-léniniste qui donnait priorité à l’éviction de la France plutôt qu’à la transformation révolutionnaire de la campagne vietnamienne 73. Ceci dit, le PTV affina sa gestion agraire des zones libérées. Grâce à une campagne de propagande réussie, le PTV rendit public qu’il « suspendrait » la distribution des terres collectives aux paysans qui avaient servi Bao Dai. Parallèlement, la tentative de l’empereur de gagner la loyauté de recrues potentielles via une série de réformes sur la terre en 1953 fut ébranlée par la force d’opposition qu’il rencontra chez les propriétaires terriens vietnamiens le long du Fleuve rouge et dans le delta du Mekong 74. 42 Les commandants Viêt-minh et leurs conseillers militaires chinois avaient appris de l’échec de leurs offensives de 1951. Ils reprirent une guérilla moins coûteuse le long de frontières floues. Les réserves de fournitures militaires chinoises étaient stockées dans des régions reculées, prêtes pour un assaut plus conséquent. Le Politburo du PTV se mit d’accord avec le gouvernement de Pékin sur la priorité qui était de sécuriser le Nord- Ouest du Viêt-nam et le Nord du Laos comme prélude à une attaque prochaine contre le delta du Fleuve rouge. En conséquence, après une série d’avancées vers le sud depuis leur bastion de Viet Bac, les troupes de Giap entamèrent la campagne de Sam Neua dans le Nord du Laos, fin mars 1953. Au moment de l’armistice coréen le 27 juillet 1953, des

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mois avant le drame de Diên Biên Phu, à Whitehall on pensait déjà que le Viêt-minh était en position de force 75. 43 L’opinion des spécialistes britanniques se durcit courant 1953. Côté diplomatique, les conseillers du Foreign Office et les diplomates à Paris et sur le terrain, au Viêt-nam, estimaient que la France était désormais irrémédiablement divisée sur le sujet de la guerre 76. Côté militaire, on se demandait si la France pourrait ou non maintenir ses positions défensives d’alors ou bien si elle allait se battre tout en se retirant 77 ? Côté politique, le gouvernement conservateur de Winston Churchill était encore plus méprisant vis-à-vis de la coalition des partis de la IVe République. Les Britanniques pensaient que cela conduirait à une paralysie politique, qui allait se traduire par une résolution maussade de se battre pour une récompense peu tangible.

Conclusion : quelles leçons tirer ?

44 Qu’importent les critères utilisés – l’échelle, la durée, les pertes ou les conséquences –, les impacts de la violence au Kenya sur le Royaume-Uni n’avaient rien à voir avec ceux de la guerre d’Indochine sur la France. Il y a cependant quelques points que l’on peut comparer. Tout d’abord, nous devrions nous rappeler qu’il est spécieux de mesurer les désordres coloniaux en terme de quantité de sang versé. Le mouvement Mau Mau a sans doute causé moins de morts que la guerre de masse en Indochine, mais il fut socialement désastreux pour le Kenya. Il mit en exergue l’hypocrisie des volontés de réforme britanniques en Afrique de l’Est. Et le recours à la réimplantation de la population, à la détention de masse, pour ne pas parler de l’exécution de presque 2 000 insurgés, montrait que l’instrument sécuritaire de l’État colonial britannique pouvait être assez répressif jusqu’à devenir criminel. La dépendance vis-à-vis des forces auxiliaires locales, qui poursuivaient leurs propres intérêts aux dépens des préférences britanniques, ne fit que confirmer ce point. Mais les plus larges intérêts stratégiques britanniques furent seulement légèrement touchés par le mouvement Mau Mau. Ni les forces armées britanniques, ni la politique ou la société britanniques ne s’y engagèrent véritablement. Les observateurs français à Nairobi et à Londres le reconnurent. De même, les stratèges français jugèrent du faible intérêt porté aux événements kényans par les politiciens et le haut commandement britanniques.

45 La guerre d’Indochine était d’une autre nature. Elle fut un énorme revers stratégique, un facteur majeur de divisions politiques culturelles au sein de la IVe République, et une source d’antagonisme civilo-militaire durable. Il est alors à peine surprenant que la quantité de rapports diplomatiques coloniaux et militaires britanniques générés par les événements en Indochine surpasse celle établie par les diplomates, attachés et autres bureaucrates français lors du mouvement Mau Mau. Et ce même si, les préoccupations étaient presque similaires dans chacun des cas. Cela débuta par des comptes rendus de situation, basés sur le regroupement de renseignements militaires et politiques au niveau local et devint, avec le temps, des rapports portant des appréciations stratégiques plus vastes sur les choix militaires, les perspectives politiques et les conséquences à long terme de la défaite coloniale. De la même manière, dans l’appréciation française du mouvement Mau Mau et dans les évaluations britanniques du conflit en Indochine, l’attention se porta de plus en plus vers les répercussions intérieures de la répression coloniale. Dans le cas du Kenya, le traitement violent des prisonniers Mau Mau par les autorités britanniques ont occasionné plus de

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commentaires français que n’importe quel autre aspect local de l’insurrection. Dans le cas de l’Indochine, les observateurs britanniques s’étaient également préoccupés, dès 1952, des effets probables d’une éventuelle défaite en Indochine sur la réputation internationale de la France, sa relation avec ses principaux alliés et la cohérence de sa démocratie d’après-guerre. Observer les erreurs politiques d’un partenaire n’était pas seulement une façon d’évaluer la détérioration d’un empire voisin, mais aussi l’état d’un allié européen proche.

NOTES

1. Une exception importante : celle de l’ouvrage de Philip Mark Bradley et Marilyn B. Young (dir.), Making Sense of the Vietnam Wars: Local, national, and Transnational Perspectives, New York, Oxford University Press, 2008. 2. LAZREG (Marnia), Torture and the Twilight of Empire: From Algiers to Baghdad, Princeton (N.J.), Princeton University Press, 2008, chap. 7 et 10 ; Master (Neil), “Torture : From Algiers to Abu Ghraib”, Race and Class, 46:2, 2004, p.1-21. 3. EVANS (Martin), The Memory of Resistance. French Opposition to the Algerian War (1954-1962), Oxford, Berg, 1997 ; COHEN (William B.), “The Sudden Memory of Torture : The Algerian War in French Discourse, 2000-2001”, French Politics, Culture and Society, 19:3, 2001, p. 82-94 ; HOUSE (Jim) and MACMASTER (Neil), “Une journée portée disparue” The Paris Massacre of 1961 and Memory, in Kenneth Mouré et Martin S. Alexander (dir.), Crisis and Renewal in Twentieth Century France, Oxford, Berghahn, 2001, p. 267-290 ; COLE (Joshua), “Massacres and their Histories : Recent Histories of State Violence in France and Algeria in the Twentieth Century”, French Politics, Culture, and Society, 28:1, 2010, p. 106-126. 4. PRUDEN (Caroline), Conditional Partners: Eisenhower, the United States, and the Search for a Permanent Peace, Baton Rouge (LA), Louisiana State University Press, 1998 ; THOMAS (Martin), “France Accused: French North Africa before the United Nations, 1952-1962”, Contemporary European History, 10 :1, 2001, p. 91-121. 5. PAPASTAMKOU (Sofia), « France-Égypte-Israël : Un triangle impossible, 1954-1956 », Meria : Journal d’étude des relations internationales au Moyen-Orient, 3:1, mars 2008, art. 6 ; KENT (John), British Imperial Strategy an the Origins of the Cold War, Leicester, Leicester University Press, 1993 ; HAHN (Peter), The United States, Great Britain, and Egypt, 1945-1956: Stratey and Diplomacy in the Early Cold War, Chapel Hill (N.C.), University of North Carolina Press, 2001. 6. MAE, série Afrique-Levant, sous-série : Nord-Est africain britannique, 1953-1959, dossier 3 : Kenya, Administration de la colonie, répression du mouvement Mau Mau, 1953-1959, no 12/AL, A. Beaudouin, consul général français de Nairobi à la direction Afrique-Levant, 13 janvier 1953 : « Le procès de Jomo Kenyatta ». Bien qu’il fût prouvé qu’un témoin clé avait menti à la cour, Kenyatta fut finalement condamné à sept années de travaux forcés. 7. MAE, série Afrique-Levant, sous-série : Nord-Est africain britannique, 1953-1959, dossier 3 : Kenya, administration de la colonie, répression du mouvement Mau Mau, 1953-1959, no 12/AL, A. Beaudouin, consul général français de Nairobi à la direction Afrique-Levant, 13 janvier 1953. 8. “Murder raid in Kenya”, The Times, 26 janvier 1953. Sept hommes kikuyu furent condamnés à mort en juillet 1953 pour le meurtre de Michael et Esmee Ruck, de leur fils de six ans et de leur domestique, cf. : “70 Mau Mau killed in week”, The Times, 17 juillet 1953.

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9. MAE, série Afrique-Levant, sous-série : Nord-Est africain britannique, 1953-1959, dossier 3, op.cit, n° 97/AL, A.G. Morand, consul général à Nairobi, « A/S Situation au Kenya ». 10. BERMAN (Bruce), Control and Crisis in Colonial Kenya. The Dialectic of Domination, Londres, James Currey, 1990, p. 349 ; BRANCH (Daniel), Defeating Mau Mau, Creating Kenya. Counterinsurgency, Civil War, and Decolonization, Cambridge, Cambridge University Press, 2009, chap. 1-4. 11. ANDERSON (David), Histories of the Hanged: Britain’s Dirty War in Kenya and the End of Empire, Londres, Weidenfeld & Nicolson, 2005, ch. 4 ; KYLE (Keith), The Politics of the Independence of Kenya, Basingstoke, Macmillan, 1999, p. 60. 12. BERMAN, Control and Crisis, p. 362-363 ; ELKINS (Caroline), “Detention, Rehabilitation and the Destruction of Kikuyu Society”, in Atieno Odhiambo and John Lonsdale (dir.), Mau Mau and Nationhood, London, James Currey, 2003, p. 192-194. 13. MAE, série Afrique-Levant, sous-série : Nord-Est africain britannique, 1953-1959, dossier 3 : Kenya, no 97/AL, Morand à Direction Afrique-Levant, 31 mars 1953, « A/S situation au Kenya ». 14. Idem. 15. Idem. 16. Avec un malin plaisir, le gouvernement de Nairobi cita la consolidation des bandes Mau Mau en groupes plus importants comme la preuve qu’ils faisaient face à une pression plus grande des forces de sécurité. MAE, série Afrique-Levant, sous-série : Nord-Est africain britannique, 1953-1959, dossier 3, no 132/AL, Morand à Direction Afrique-Levant, 30 avril 1953, « A/S situation au Kenya pendant le mois d’Avril 1953 ». 17. Ibid., no 154/AL, Morand à Direction Afrique-Levant, 19 mai 1953. « A/S situation au Kenya au cours de la première quinzaine de mai ». 18. Ibid., no 132/AL, Morand au ministre des Affaires étrangères, 30 avril 1953. 19. British Documents on the End of Empire (BDEEP), série A, vol. 3, partie II : Politics and Administration; GOLDSWORTHY (David) (dir.), The Conservative Government and the End of Empire, Londres, HMSO, 1994, doc. 286. 20. MAE, série Afrique-Levant, sous-série : Nord-Est africain britannique, 1953-1959, dossier 3 : Kenya, no 154/AL, Morand au ministre des Affaires étrangères, 19 mai 1953. « A/S situation au Kenya au cours de la première quinzaine de mai ». 21. ANDERSON, Histories of the Hanged, ch. 7, surtout p. 297-306 ; ELKINS (Caroline), Britain’s Gulag: The Brutal End of Empire in Kenya, Londres, Pimlico, 2005, ch. 6. 22. MAE, série Afrique-Levant, sous-série : Nord-Est africain britannique, 1953-1959, dossier 3, no 132/AL, Morand au ministre des Affaires étrangères, 30 avril 1953. 23. Ibid., no 3510, État-major combiné des forces armées, Note pour le commandement en chef désigné de la zone stratégique de l’océan Indien, vice-amiral Barjot, 15 juillet 1953. 24. Ibid., p. 2. 25. BDEEP, série A, vol. 3 : Part I : International Relations, doc. 70, Lettre de C.J.M. Alport à sir W. Churchill, « Defence of East Africa », 29 juillet 1954. 26. KERSHAW (Greet), Mau Mau from Below, Oxford, James Currey, 1997, p. 237-241 ; Branch, Defeating Mau Mau; Berman, Control and Crisis, p. 357-367. 27. LONSDALE (John), “Authority, Gender and Violence. The War within Mau Mau’s Fight for land and Freedom”, dans Odhiambo et Lonsdale, Mau Mau and Nationhood 52-70 ; Furedi (Frank), The Mau Mau War in Perspective, Oxford, James Currey, 1989, p. 139-143, p. 162-163. 28. MAE, série Afrique-Levant, sous-série : Nord-Est africain britannique, 1953-1959, dossier 3 : Kenya, no 171/AL, Morand à Direction Afrique-Levant, 16 juin 1953. « A/S situation au Kenya au cours du mois de mai et de la première quinzaine de juin ». 29. Ibid., no 241/AL, Morand à Direction Afrique-Levant, 17 septembre 1953. « A/S situation au Kenya au cours des mois de juillet et d’août ».

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30. La résistance des prisonniers aux interrogatoires est étudiée dans Derek R., Peterson “The Intellectual Lives of Mau Mau Detainees”, Journal of African History, 49:1, 2008, p. 73-91. 31. MAE, série Afrique-Levant, sous-série : Nord-Est Africain britannique, 1953-1959, dossier 3 : Kenya, no 257/AL, Morand à Direction Afrique-Levant, 28 septembre 1953. « A/S événements au Kenya au cours du mois de septembre ». 32. Ibid., no 221/ AL, Morand à Direction Afrique-Levant, 12 août 1953 : Pamphlet du service d’informations au Kenya, écrit en swahili, « Mau Mau ». 33. Ibid., no 333/AL, Morand à Direction Afrique-Levant, 20 novembre 1953. « A/S situation au Kenya ». 34. Ibid., no 47 & 61, Morand à Direction Afrique-Levant, 18 & 23 février 1954. 35. The National Archives (TNA), Londres, CO 822/796. “Operation Anvil, Outline Plan by Joint Commanders”, Nairobi, 22 février 1954. 36. TNA, CO 1066/16: Operation “Anvil”, Operation “Scaramouche” and camp visits, 1954-1955. 37. MAE, série Afrique-Levant, sous-série : Nord-Est Africain britannique, 1953-1959, dossier 3 : Kenya, no 44/AL, Morand à Direction Afrique-Levant, 28 janvier 1955. « A/S la situation au Kenya ». 38. Bodleian Library, Oxford, Barbara Castle papers, MS Castle 245, “Justice in Kenya”, The New Statesman and Nation, 17 décembre 1955. 39. MAE, série Afrique-Levant, sous-série : Nord-Est Africain britannique, 1953-1959, dossier 3, consulat de Nairobi, « Exécutions pour crimes et délits pendant l’état d’urgence », sans date, mais janvier 1955. 40. BDEEP, série A, vol. 3 : Part I : International Relations, doc. 119, compte rendu de H.T. Bourdillon, “Differences between British and French colonial policies”, 21 avril 1954. 41. MAE, série Afrique-Levant, sous-série : Nord-Est Africain britannique, 1953-1959, dossier 3 : Kenya, L’ambassadeur français à Londres à Antoine Pinay, 26 février 1955. « A/S pendaisons au Kenya ». 42. Ibid., no 948/AL, de l’ambassadeur français à Londres à Albert Gazier, ministre des Affaires sociales, 18 mai 1956. « A/S répression du terrorisme au Kenya ». 43. LAWRENCE (Mark A.), “Transnational coalition-building and the making of the Cold War in Indochina, 1947-1949”, Diplomatic History, 26:3, 2002, p. 455-460; idem., Assuming the Burden : Europe and the American Commitment to War in Vietnam, Berkeley University of California Press, 2005. 44. National Archives of Australia (NAA), CRS, série A1838/278, item 463/6/3, copie du mémo de lord Killearn (Singapour) à Attlee, “Soviet activities in South East Asia”, 18 décembre 1946. 45. TNA, CAB 158/6, JIC(49)33, rapport JIC, “Communist influence in the Far East”, 29 avril 1949 ; Ravndal (Ellen Jenny), “Exit Britain : British Withdrawal From the Palestine Mandate in the Early Cold War, 1947-1948”, Diplomacy & Statecraft, 21: 3, 2010, p. 416-433. 46. STOCKWELL, “British Imperial Policy and Decolonization in Malaya”, p. 78. 47. British Documents on the End of Empire (BDEEP), éditeur général, S. R. Ashton, série B, vol. 3 : Malaya, Part II : The Communist Insurrection 1948-1953 (puis Malaya II), ed. A. J. Stockwell, Londres, HMSO, 1995, doc. 153, “The situation in Malaya”, mémo par le secrétaire colonial Arthur Creech Jones, 1er juillet 1948 ; WHITE (Nicholas J), “Capitalism and Counter-insurgency ? Business and Government in the Malayan Emergency, 1948-57”, Modern Asian Studies, 32:1, 1998, p. 149-177. 48. TNA, CAB 158/7, JIC (49) 59/annexe I : “Intelligence organization in the Far East”, 1949. 49. HACK (Karl), “The Malayan Emergency as Counter-Insurgency Paradigm”, Journal of Strategic Studies, 32:3, 2009, p. 383-414 ; BENNETT (Huw), “A very salutary effect : The Counter-Terror Strategy in the Early Malayan Emergency, between June 1948 and December 1949”, Journal of Strategic Studies, 32:3, 2009, p. 415-444. 50. TNA, CAB 158/1, JIC (47)12, rapport JIC, “Role of the colonies in war”, 6 avril 1947; Hack, “South East Asia and British strategy”, p. 309 et p. 324-325.

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51. TNA, CAB 158/7, JIC(49)44, rapport JIC, “Situation in South China”, 11 mai 1949 ; JIC(49)5 à JIC(49) 13, compte rendu de la menace pesant sur Hong-Kong, de juillet à novembre 1949 ; Louis (Wm. Roger), “Hong Kong: the critical phase, 1945-1949”, American Historical Review, 102, octobre 1997, p. 1072-1082. 52. TNA, CO 537/5658 : Resistance to Communism in South East Asia, tel. 847, du général pour le Royaume-Uni en Asie du Sud-Est au Foreign Office, département Asie du Sud-Est. 53. SINGH (Anita Inder), The Limits of British Influence. South Asia and the Anglo-American Relationship, 1947-1956, Londres, Pinter, 1993, ch. 2 ; et “Keeping India in the Commonwealth : British political and military aims, 1947-1949”, Journal of Contemporary History, 20:3, 1985, p. 469-481 ; “Post- imperial attitudes to India: the military aspect, 1947-1951”, Round Table, 295, 1985, p. 360-375. 54. TNA, FO 371/98248, WF1206/2, brigadier Macnab, attaché militaire, Paris, “Lack of Public Admiration and Respect for the French Army”, 2 décembre 1950. 55. L’étendue de l’aide chinoise au Viêt-minh en 1950 est étudiée par Zhai Qiang, China and the Vietnam Wars, 1950-1975, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 2000 ; JIAN (Chen), Mao’s China and the Cold War, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 2001, ch. 5. 56. TNA, FO 371/83592, F1011/1, Gibbs (Frank) à FO, “French Indo-China: annual review for 1949”, envoyé le 28 février 1950. 57. TNA, CO 537/5658, note du FO pour la rencontre tripartite des ministres des Affaires étrangères, 1er septembre 1950. 58. Ibid., tel. 847, commission générale, Asie du Sud-Est, au Foreign Office, département du Sud- Est asiatique, 2 novembre 1950. 59. Les Chinois écartèrent l’idée d’envoyer des troupes à moins que les Viêt-minh ne se trouvent face à une défaite imminente, cf. Eva-Maria Stolberg, “Vietnam and the Sino-Soviet Struggle for Ideological Supremacy”, in Andreas W. Daum, Lloyd C. Gardner, and Wilfried Mausbach (eds), America, the Vietnam War, and the World, Cambridge, Cambridge University Press, 2003, p. 240-242. 60. TNA, CAB 158/11, JIC (50) 94, “Threat to the French position in Indochina”, 9 novembre 1950. 61. MENDÈS FRANCE (Pierre), Œuvres Complètes, tome 2 : Une Politique de l’économie 1943-1954, Paris, Gallimard, 1985, 297-303. 62. TNA, FO 371/96035, WF1011/1, Harvey à Ernest Bevin, 8 janvier 1951. 63. RIOUX (Jean-Pierre), « Varus, qu’as-tu fait de mes légions ? », dans Maurice Vaïsse (dir.), L’Armée française dans la guerre d’Indochine, Paris, Éditions Complexe, 2000, p. 21-31. 64. Pour le contexte, voir : CLAYTON (Anthony), Three Marshals of France: Leadership after Trauma, London, Brasseys, 1992 ; ZERVOUDAKIS (Alexander), “Nihil mirare, nihil contemptare, omnia intelligere : Franco-Vietnamese Intelligence in Indochina, 1950-1954”, in Martin S. Alexander (dir.), Knowing your Friends. Intelligence inside Alliances and Coalitions from 1914 to the Cold War, Londres, Frank Cass, 1998, p. 195-229. 65. MICHEL (Marc), « De Lattre et les débuts de l’américanisation de la guerre d’Indochine », Revue française d’histoire d’outre-mer, 77, 1985, p. 321-323. 66. AN, 363 AP, papiers René Mayer, boîte 28, lettre de Robert Schuman à Dean Acheson, 25 août 1951. 67. TNA, FO 371/107446, WF1071/22, René Massigli au ministre Selwyn Lloyd, ‘Confidential note on the French effort in Indochina,’ 16 mai 1953. 68. TNA, FO 371/107499, WF1011/1, ambassade à Paris, “Annual Review for France, 1952”, 21 janvier 1953, p. 3-4. 69. RIOUX, The Fourth Republic, p. 211. 70. TNA, FO 371/107465, WF1201/2, Attaché militaire, Paris, “Annual Report on the French Army for 1952”, 7 mai 1953. 71. STATLER (Kathryn C.), Replacing France: the Origins of American Intervention in Vietnam, Lexington, University of Kentucky Press, 2007, p. 66-69.

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72. TNA, FO 371/106751, FF10112/10/53, rapport du consulat de Saigon au Foreign Office, département du Sud-Est asiatique, 7 avril 1953. 73. DUIKER (William J.), The Communist Road to Power in Vietnam, 2e édition, Boulder, CO, Westview, 1996, p. 148-149. 74. LOCKHART (Greg), Nation in Arms. The Origins of the People’s Army of Vietnam, Londres, Allen and Unwin, 1989, 254, no 123. 75. JIAN, “China and the First Indo-China War”, p. 97-99. 76. TNA, FO 371/106751, FF10725/66/33, Anthony Rumbold, Paris, à John Tahourdin, Foreign Office, département du Sud-Est asiatique, 27 mars 1953. 77. TNA, FO 371/112774, WF1019/1/54, rapport de l’ambassade à Paris sur la France pour 1953, 30 janvier 1954.

RÉSUMÉS

La première partie de cet article étudie les rapports officiels français concernant la rébellion Mau Mau au Kenya. La seconde partie remonte le temps et s’intéresse à l’analyse britannique des dernières années du conflit en Indochine, entre la France et le Viêt-minh. L'observation des dilemmes sécuritaires de pouvoirs impériaux semblables devint plus importante alors que les problèmes coloniaux français et britanniques se multipliaient au début des années 1950. Les solutions politiques, les méthodes et stratégies militaires appliquées dans les territoires britanniques offrirent des solutions aux administrations coloniales françaises et vice-versa. Mais il y eut d'autres aspects, plus négatifs, à cette observation mutuelle. Assistant et écrivant sur la guerre qui s'intensifiait en Indochine, les attachés militaires britanniques, les diplomates et les autres visiteurs officiels trouvèrent parfois leurs préjugés renforcés. Les « succès » de la contre- insurrection en Malaisie, alors dirigée par les Britanniques, furent souvent comparés aux « échecs » de la stratégie militaire française. De la même manière, il y eut une satisfaction moqueuse dans certains rapports français au Kenya, lorsque le soulèvement Mau Mau eut lieu au printemps 1952. Pourtant, ces jalousies étaient insignifiantes rapportées au sentiment irrésistible que la crise impériale était un phénomène générique et global.

The first part of this article will examine French official reportage of the Mau Mau rebellion in Kenya. The second part turns back the clock and changes the perspective by focusing on equivalent British analysis of the final years of Franco-Vietminh conflict in Indochina. Observing the security dilemmas of their fellow imperial powers became more important as French and British colonial problems multiplied in the early 1950s. The political solutions, military methods and policing applied in British territory offered alternatives for French colonial administrations and vice versa. But there were other, more negative aspects to such reciprocal observation. Witnessing and reporting on the escalating war in Indochina, British military attachés, diplomats and other official visitors sometimes found their existing prejudices reinforced. The ‘successes’ of counter-insurgency in British-ruled Malaya were frequently contrasted with the ‘failures’ of French military strategy. Equally, there was a wry satisfaction in some of the French reportage from Kenya once the Mau Mau uprising erupted over the spring of 1952. Yet these petty jealousies paled in comparison to the overwhelming sense that the crisis of empire was a generic, global phenomenon.

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INDEX

Mots-clés : décolonisation, Grande-Bretagne, relations internationales

AUTEURS

MARTIN THOMAS

Professeur d’histoire coloniale, il est aussi directeur du Centre de recherche en histoire militaire, de l’État et de la société à l’université d’Exeter. Il a récemment publié : Empires of Intelligence : Security Services and Colonial Control after 1914 (Berkeley: University of California Press, 2007). Il est aussi co-auteur (avec B. Moore et L.-J. Butler) de : Crises of Empire. Decolonization and Europe’s Imperial States, (Londres: Bloomsbury Academic, 2008).

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Variations

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L’émergence des premiers terrains d’aviation de l’aéronautique militaire française, 1909-1914 The emergence of the first airfields in French military aviation, 1909-1914

Mickaël Aubout

« L’aviation militaire n’a pas seulement besoin de pilotes et d’appareils. Il lui faut des terrains d’évolutions dont l’étendue est très grande, de manière à permettre les vols d’instruction et d’entraînement. Il est nécessaire, en outre, qu’on puisse disposer de terrains d’atterrissage répartis sur tout le territoire, afin qu’au cours d’un voyage, un aviateur, obligé de reprendre, pour un motif quelconque, le contact avec le sol, puisse atterrir sans accident pour lui et sans avaries pour le matériel. » 1 Général de division Roques 1 De la livraison du premier aéroplane à l’armée française, en février 1910, au début de la Grande Guerre, quatre ans plus tard, l’aéronautique militaire connaît une évolution rapide, tant du point de vue du matériel que de l’emploi. L’extrait, ci-dessus, du rapport de 1912 du général de division Roques, inspecteur permanent de l’aéronautique militaire 2, expose très clairement que face au développement de l’aéronautique militaire, le fait de disposer d’un réseau d’infrastructures dédiées à l’accueil des aéroplanes militaires est une nécessité.

2 Les premiers terrains d’aviation créés en France sont exclusivement d’origine civile, y compris ceux qui sont à destination militaire. Ils sont développés par des constructeurs privés pour accueillir des écoles de pilotage ou des centres d’essais. Les constructeurs Farman et Antoinette dispensent ainsi leurs cours au camp de Châlons et les frères Wright et Blériot à Pau 3. Dans ce contexte, les premiers pilotes militaires sont formés dans ces écoles civiles. 3 La création des premiers terrains d’aviation militaires s’intègre dans un processus de formation et d’organisation d’une aéronautique propre aux forces armées. Le point de départ peut correspondre à l’ajout dans le budget de la guerre, au titre du chapitre 29bis, d’une dotation supplémentaire de 240 000 francs destinée à l’aviation à la fin de l’année 1909 4. Cette même année, le général Brun, ministre de la Guerre, confie

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conjointement au génie et à l’artillerie, la mission de créer les premiers éléments de l’aviation militaire 5. 4 Si le premier budget consacré à l’aviation militaire a pour objectif de permettre la commande d’aéroplanes, à ce stade, « pour le moment, tous les efforts de l’administration militaire se portent sur le dressage des pilotes et du personnel de manœuvre et sur la recherche des modifications qu’il y aurait lieu de faire subir aux divers types [d’aéroplanes] expérimentés en vue de rendre plus facile leur emploi militaire »6. La priorité est accordée en premier lieu à l’expérimentation des aéroplanes et la formation de pilotes militaires. Les premières infrastructures dédiées aux aéroplanes font ainsi leur apparition. 5 Tout d’abord, deux établissements d’aviation militaire sont mis en place. Le premier, dirigé par l’artillerie, est mis en œuvre en décembre 1909 sur le polygone de Vincennes suivi, début 1910, par la création du camp d’aviation de Chalais-Meudon sous la direction du génie 7. Ce dernier possède déjà une longue expérience dédiée aux « plus lourds que l’air ». En effet, école d’aérostation dès la fin du XVIIIe siècle, le site est mis à la disposition du génie militaire en 1877 sous le commandement du capitaine Renard et devient laboratoire de recherche pour l’aérostation militaire 8. Bien que dédiés tous les deux à l’aviation militaire, les missions de ces deux établissements divergent. 6 L’avant-projet de l’organisation de l’aviation militaire du 8 mars 1910 propose ainsi que l’établissement central de Vincennes s’occupe, principalement, d’administrer le service de l’aviation militaire. En second, il effectue des recherches de toute nature dont l’objectif est d’assurer l’essor de l’aviation militaire. Quant au centre de Chalais- Meudon, il a pour vocation d’être une école d’aviation assurant la formation d’officiers et d’hommes de troupes aviateurs 9. Cette vision de l’organisation évolue par la suite, notamment avec la création, par décret du 10 avril 1910, de la direction du matériel aéronautique au sein du génie. Cette dernière se compose alors : • À Chalais-Meudon, d’un établissement central du matériel de l’aéronautique militaire chargé de l’achat, de la confection et de la réparation du matériel aéronautique ; d’un laboratoire d’aéronautique militaire en charge des études et recherches d’ordre scientifique. • À Vincennes, d’un établissement d’aviation s’adonnant plus spécialement à l’examen des appareils d’aviation existants ou à créer, en vue de les améliorer et les adapter à des missions militaires 10.

7 Si ces deux établissements peuvent être considérés comme étant les deux premiers éléments du futur maillage de terrains d’aviation de l’aéronautique militaire, il semble que, initialement, la création de ces terrains n’a été accompagnée d’aucune réflexion particulière quant à la cohérence de leur positionnement. En 1908, Clément Ader a déjà abordé cette thématique quand il note, en parlant des terrains d’aviation, que les « aires permanentes fortifiées prendront une grande importance stratégique » 11. Il y dégage des conditions d’implantation liées à la topographie, la géologie ou encore à la position que ces derniers doivent occuper afin de permettre une défense optimale du territoire national. Il estime, en citant le camp de Satory, qu’une position de plateau, où règne un climat venteux en permanence, est une « immense plate-forme naturelle » dont la position peut servir de position stratégique à la défense aérienne de Paris 12.

8 À l’image de l’emploi de l’aviation dans les opérations militaires, la réflexion sur la logique suivie pour l’implantation de terrains d’aviation n’émerge qu’avec le retour d’expérience des premières grandes manœuvres militaires qui voient, pour la première fois, l’emploi d’aéroplanes. Se pose alors la question de savoir quels facteurs

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concourent au développement des terrains d’aviation et selon quels critères ils se répartissent. 9 Les grandes manœuvres de Picardie de septembre 1910, et celles des années suivantes, mettent à jour le besoin nouveau de terrains d’aviation tout en abordant les premiers critères de sélection pour leurs implantations.

Des besoins nouveaux

Le besoin en école de pilotage

10 Le processus de création de terrains d’aviation a réellement pris naissance avec le besoin de disposer de centres d’aviation stricto sensu militaires. À cet égard, la création d’écoles de pilotage allait constituer la première ossature du réseau des terrains d’aviation de l’armée.

11 À la fin des manœuvres de Picardie, la preuve est faite que l’aviation peut jouer un rôle important pour l’armée française. Dès lors, le développement envisagé de l’aviation en terme de nombre d’appareils pose parallèlement la question du besoin en pilotes. Le général Roques propose ainsi que des mesures soient prises concernant l’augmentation du nombre des pilotes. Il préconise de « multiplier les centres d’instruction en achetant au fur et à mesure autant d’appareils de types existant qu’il le faudrait »13. Ce besoin en infrastructures dédiées à l’instruction des pilotes correspond aussi au désir d’améliorer la qualité de l’enseignement par la mise en place d’un brevet militaire. Comparé au brevet civil de l’Aéro club, il doit être basé sur des épreuves beaucoup plus ardues. Plus que de « simples» pilotes, l’armée a désormais besoin de pilotes militaires. 12 Dans la foulée, le général Roques charge le colonel Hirschauer de rechercher des terrains propices aux évolutions des nouveaux appareils volants dans les différentes régions de France 14. Albert Étévé, pilote militaire, confirme cette tendance en écrivant que dans le cadre des manœuvres des 6e et 7e corps d’armée de septembre 1911, « on s’est préoccupé jusqu’à maintenant, que de former des pilotes ; il n’existe pas d’unités pouvant être mises à la disposition des corps d’armée » 15. Au 1er novembre 1910, quatre sites d’aviation sont en fonctionnement : l’établissement d’aviation de Vincennes, le laboratoire de Chalais-Meudon, le groupe du camp de Chalais-Meudon et l’école d’aviation de Versailles 16. 13 Malgré une formation encore largement dispensée par les écoles civiles, cette tendance à la création d’écoles d’aviation militaire impose ainsi de concevoir une organisation apte à la gestion des différents centres. Le 2 août 1911, le cabinet du ministre de la Guerre prie ainsi la 4e direction du génie, en charge de l’aéronautique militaire, d’établir un « projet d’organisation d’ensemble des centres d’aviation militaire et des écoles régionales d’aviation militaire existant » 17. 14 L’année suivante, le colonel Hirschauer expose les caractéristiques que doit présenter un centre-école. Il estime qu’il doit pouvoir disposer de terrains particulièrement vastes, bien fournis en personnel et en matériel. Devant ces conditions, il conclut que le nombre de centres-écoles doit être restreint et il sélectionne le camp de Chalons, le terrain d’aviation de Versailles Saint-Cyr, le camp d’Avord 18 et le terrain de Pau 19. Ses recommandations sont suivies sur le nombre de centres-écoles proposés mais par sur les sites choisis. Le 1er mars 1913, la commission supérieure de l’aéronautique militaire

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conserve les sites d’Avor et de Saint-Cyr en y adjoignant le terrain d’aviation de Reims et de Lyon-Bron. Pau devient une école annexe destinée à fonctionner en hiver et Chalais-Meudon, un centre d’aviation militaire 20. Un an plus tard, la note résumant l’organisation de l’aéronautique en temps de paix et en temps en guerre présente toujours quatre écoles militaires de pilotage 21. Si le nombre d’écoles n’a pas augmenté, force est de constater que le personnel affecté aux écoles de pilotage représente environ 25 % des effectifs de l’aéronautique militaire. 540 officiers, sous-officiers, caporaux et soldats sont ainsi affectés dans les quatre écoles sur un effectif total de 2 163 militaires et 18 infrastructures aériennes 22. 15 Dans un souci d’organisation, la distinction entre les différents terrains d’aviation apparaît. Dans son rapport de mai 1912, le colonel Hirschauer propose trois catégories : le centre-école, le centre-dépôt et le centre-annexe. Le centre-dépôt diffère du centre- école par le fait qu’on n’y dispense pas d’instruction. Quant au centre-annexe, il se différencie administrativement par sa dépendance au centre-dépôt. Le but final de cette classification est de permettre la mise en place d’une organisation des terrains d’aviation permettant à chaque corps d’armée, division de cavalerie, grandes places fortes, de disposer d’escadrilles 23. L’objectif est de quadriller l’ensemble du territoire d’infrastructures aériennes. 16 La volonté de mettre à disposition des escadrilles aux différents corps d’armée est une conséquence directe du retour d’expérience de la participation des aéroplanes aux grandes manœuvres militaires.

Le besoin de disposer d’un terrain d’atterrissage près des états- majors

17 Durant les manœuvres du 6e corps d’armée, l’aviation confirme tout le potentiel attendu d’elle, notamment en matière de reconnaissance. Il ne fait alors aucun doute que les aéroplanes sont amenés à devenir les yeux des états-majors sur le théâtre des opérations. Se pose alors la question de la transmission des renseignements. Une première méthode réside dans le jet de messages lestés par les équipages lors du survol des états-majors. Cette technique, assez aléatoire, s’avère décevante. Une deuxième méthode repose sur l’atterrissage des aéroplanes au plus près des états-majors, et ce quelle que soit leur situation. La transmission des renseignements est ainsi assurée mais en risquant à la fois la vie des équipages et la détérioration du matériel 24. Dès lors, afin de réaliser la transmission des renseignements, l’idée de devoir disposer de terrains aptes à accueillir des aéroplanes s’impose.

18 Le capitaine Pichot-Duclos écrit ainsi dans son rapport sur les manœuvres de 1911 qu’ « il est donc nécessaire de rechercher dans le voisinage des postes de commandement des terrains convenables » 25 en insistant sur l’importance à accorder à la formation des officiers d’état-major pour la reconnaissance de ces terrains. Cette idée est une conséquence directe des missions envisagées alors pour l’aviation. L’exploration aérienne constitue la mission principale des aéroplanes, considérés comme étant « essentiellement les organes de reconnaissance des commandants d’armées » 26. Ce concept induit que d’ « une manière générale, les terrains de départ et d’atterrissage doivent être choisis à proximité du quartier général (ou poste de commandement) à desservir » 27. 19 Cette conception du rôle du terrain d’aviation au profit du commandement s’inscrit dans la logique de l’instauration, quelques mois plus tôt, de groupes d’aéronautique

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militaire. Au nombre de trois, ces derniers se décomposent en sections aéronautiques qui couvrent un certain nombre de régions de corps d’armée. Parallèlement à l’accroissement du nombre de sections aéronautiques, de 10 sections en août 1912 28 à 17 sections, un peu moins d’un an plus tard, en juin 1913 29, l’aéronautique militaire française voit son nombre de terrains augmenter de 13 à 16. À la fin de l’année 1913, elle est organisée en trois groupes, deux d’aviation et un d’aérostation. Les groupes d’aviation stationnés à Reims et Lyon – stationné par la suite à Dijon – sont chacun composés de deux régiments 30. Cette organisation s’accompagne d’un accroissement de la part du budget consacré à l’installation des centres qui se situe, en 1913, en deuxième position derrière celui des achats d’appareils, soit 25 % (5 750 000 francs) des crédits alloués à l’aviation (23 314 000 francs) 31. 20 Deux mois avant le début de la guerre, une vingtaine d’installations aéronautiques militaires sont opérationnelles. En quatre années, des premiers balbutiements des aéroplanes à la mise en place d’une aéronautique militaire organisée, l’aviation s’est imposée dans la défense de la France. Avec elle, le pays a vu émerger les infrastructures permettant sa mise en œuvre sur l’ensemble du territoire formant ainsi la première ossature d’un réseau de terrains d’aviation. Cependant, si un besoin en infrastructures adaptées s’est révélé très tôt, leur implantation n’a pas été chose aisée. L’installation des terrains d’aviation a été conditionnée par différents critères.

Les critères d’implantation

21 Les débuts de l’aéronautique militaire sont marqués par les caractéristiques des premiers aéroplanes. Confrontée à une fragilité structurelle inhérente aux matériaux utilisés (principalement bois et toiles), la cellule des aéroplanes est peu résistante et casse facilement au moindre choc un tant soit peu violent au décollage ou à l’atterrissage. Le prix d’un avion étant élevé et les accidents fréquents, les aviateurs ont rapidement cherché à bénéficier de terrains aux capacités optimales. Si au départ, il semble que seul le critère géographique physique importe, il apparaît dans les mois et les années qui suivent le développement de l’aviation que des considérations économiques mais aussi tactiques sont peu à peu prises en compte.

22 À l’issue des premières manœuvres militaires avec l’utilisation d’aéroplanes, le lieutenant-colonel Klein insiste sur l’intérêt que présentent les conditions d’atterrissage pour l’aviation. Il remarque que, malgré la préparation d’un terrain d’aviation en vue d’assurer les atterrissages, un accident est quand même intervenu suite au capotage d’un avion à cause « d’une légère dénivellation »32. Le retour d’expérience de l’emploi de l’aviation lors des manœuvres du 6e corps d’armée, l’année suivante, confirme, au vu de la fragilité des aéroplanes, le besoin de terrains adaptés. Le capitaine Pichot-Duclos insiste sur les qualités que doit posséder un bon terrain d’atterrissage dans son rapport de septembre 1911. Il note que l’attention doit être portée sur la nature du sol, l’étendue du terrain, le fait qu’il soit ou non dégagé d’arbres, l’absence de fossés ou de clôture en fil de fer. De même, il mentionne qu’ « il existe des conditions topographiques qui font qu’un terrain est sujet ou non aux remous si redouté des aviateurs » 33. L’intérêt à porter à la qualité du terrain semble si important à ses yeux qu’il suggère que les officiers d’état-major soient formés à reconnaître et choisir les terrains de bonne qualité.

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23 L’instruction sur l’organisation et l’emploi de l’aéronautique en temps de guerre valide cette approche en soulignant que cette tâche est dévolue directement au directeur du service de l’aviation de l’armée concernée. Cette dernière stipule qu’à chaque déplacement de l’état-major, le directeur du service de l’aviation, après en avoir été avisé, doit procéder à la reconnaissance et au choix d’un terrain apte à l’accueil des avions 34. 24 Avec l’expérience acquise et la prise en compte des différents types d’appareils existants, les critères s’affinent. Cependant, la mise en place de règles fixes et précises pour le choix des terrains reste difficile. D’une manière générale, les conditions à remplir restent d’ordre climatologique, topographique et géologique. Les abords du terrain doivent être dégagés en étant, autant que possible, démunis d’arbres, de maisons, de haies ou encore de fossés afin de permettre, en cas de difficultés, l’atterrissage des avions. Le sol doit être dur, uni et également aussi horizontal que possible tout en étant sec et sans cailloux. Les bas-fonds sont à éviter pour cause d’humidité, de brouillard et de remous possibles durant le décollage. D’un point de vue topographique, les plateaux sont préférés et le terrain adéquat doit posséder une bonne orientation par rapport aux vents 35. La proximité des routes, et des voies de communication de manière générale, est à rechercher afin de faciliter les liaisons. Quand l’espace choisi ne remplit pas toutes les conditions, des aménagements sont à effectuer pour supprimer les obstacles (clôtures, arbres) 36. Ils sont rendus nécessaires car le choix d’un site, outre des critères géographiques physiques, repose aussi sur des considérations économiques. En effet, une fois trouvée « la perle rare », se pose la question de l’obtention du terrain. 25 Le ministère de la Guerre privilégie au début de l’aéronautique militaire les programmes d’achat d’aéroplanes. Sur les années 1910-1911, il prévoit ainsi l’acquisition de 200 aéroplanes et de 400 moteurs, plus leurs lots de pièces de rechange 37. En 1912, l’État double ainsi son budget d’achat porté à 12,58 millions de francs 38. Les aéroplanes requièrent des surfaces spécifiques, gourmandes en espace pour les manœuvres des appareils et pour les hangars qui les abritent. Aussi, les militaires doivent consacrer un budget important pour l’acquisition de ces terrains. Le général Roques estime que « les achats de semblables superficies de terrain conduisent nécessairement à des dépenses élevées, qui, dans l’état actuel de l’aviation, [ne sont] certainement pas les plus urgentes à traiter » 39. Ainsi, dès le début, l’inspection permanente de l’aéronautique militaire privilégie les domaines appartenant à l’État, tel le camp de Chalons ou le champ de manœuvre de Satory. L’objectif étant de parer au plus pressé, des aménagements sont programmés afin de viabiliser les terrains. 26 Les structures existantes appartenant ou mises à disposition des constructeurs sont également privilégiées. L’armée profite ainsi des « autorisations accordées par certains constructeurs de s’installer provisoirement et de voler sur certains terrains »40 à l’image de Pau, d’Étampes ou encore du Crotoy. En outre, les militaires bénéficient aussi de l’engouement de la société civile, et notamment des élus, pour l’aviation naissante. Certaines municipalités cherchant à profiter de l’intérêt que présente la proximité d’un aérodrome pour leur ville, proposent subventions et terrains au ministère de la Guerre. À ce titre, l’exemple d’Avord, près de Bourges, est représentatif. Engagée dès le 25 mars 1910, une commission spéciale, composée de quelques riches berrichons et d’autorités civiles, décide que le département du Cher offrira la somme nécessaire à la construction des hangars et des baraquements du centre d’aviation. Une délégation du

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Cher ira même jusqu’à rencontrer le général Brun, ministre de laGuerre, afin de plaider l’installation d’un champ d’aviation à Avord. Ces démarches aboutissent à la création d’une école d’aviation en juillet 191241. De façon analogue, pour obtenir un terrain d’aviation, la ville de Pau offre gratuitement les surfaces nécessaires à sa construction. Ce sera aussi le cas des villes de Lyon, Pontarlier, Orléans, Pithiviers, Toulouse ou encore Clermont-Ferrand42. Grâce à ces dons, des économies substantielles sont ainsi réalisées. Les missions de l’aviation étant la défense du territoire national, l’installation des terrains tient quand même compte de considérations tactiques, voire stratégiques. L’attention portée aux critères géographiques et économiques compose avec ces dernières. 27 Ainsi, depuis la défaite de 1870-1871, la France concentre une grande partie de ses moyens militaires à l’est du territoire. L’aviation, en tant que nouvelle arme ayant fait ses preuves durant les manœuvres de 1910 et 1911, ne déroge pas à la règle. Dès janvier 1912, lors d’une séance au palais de l’Élysée, les membres du Conseil supérieur de la guerre proposent que des escadrilles d’aéroplanes soient affectées aux places fortes de l’Est de la France. Le projet d’installer des terrains dans cette partie du territoire semble avoir été accéléré par le coup de force diplomatique allemand au Maroc, connu sous le nom de « coup d’Agadir », durant l’été 1911. Le risque de guerre étant palpable, Paris décide de remplacer les grandes manœuvres d’armées, devant avoir lieu dans le Centre de la France, par des manœuvres isolées des 6e et 7e corps d’armée qui protègent la frontière43. 28 Dans son projet d’organisation territoriale de l’aviation militaire d’avril 1912, le colonel Hirschauer propose ainsi de créer « une ligne frontière jalonnée par les places de Belfort, Épinal, Toul, Verdun, Mézières, Maubeuge comportant un centre d’aéronautique complet » 44. L’idée est de disposer de terrains, à la frontière Nord-Est, de la vallée du Rhin à celle de Sambre et Meuse, permettant la mise en place de missions de reconnaissance stratégique. Ce besoin en terrains d’aviation proches de la frontière est d’autant plus pressant que la mission première des aéroplanes est la reconnaissance et donc l’anticipation des mouvements de l’ennemi en temps de guerre. Moins de six mois avant le début de la Grande Guerre, sur les 17 centres d’aviation de l’aéronautique militaire française, 12 se situent à l’est d’une diagonale Rouen-Paris-Lyon 29 À la mobilisation, la majorité de la population française pense que la guerre sera de courte durée. Cette vision est également partagée par la Direction de l’aéronautique militaire. Le général Bernard, nouveau directeur depuis août 1914, déclare ainsi que les hostilités ne dureront pas plus de six mois. L’intérêt de former de nouveaux pilotes et de construire de nouveaux avions n’apparaît plus alors comme indispensable. Dès lors, celui-ci fait fermer les écoles d’aviation et son personnel, comme celui des dépôts et des groupes d’aviation, est envoyé dans l’infanterie 45. En quelques mois, l’avance prise par l’aéronautique militaire française les dernières années, est considérablement amoindrie. Mais très rapidement l’allongement du conflit conjugué aux actions d’éclat de l’aviation 46 amènent le général Hirschauer, de nouveau directeur de l’aéronautique militaire, à commander de nouveaux avions et à ré-ouvrir les écoles d’aviation de Pau et d’Avord. Dès lors, et ce durant tout le déroulement de la guerre, le réseau des terrains d’aviation militaires va connaître un développement exponentiel proportionnel, en nombre, à celui des avions. À la fin de la guerre, la France aligne 258 escadrilles pour tenir un front de 500 kilomètres 47 alors que, quatre ans plus tôt, au début des hostilités, l’aéronautique militaire comptait 29 escadrilles.

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30 L’émergence des premiers terrains d’aviation militaire correspond à un besoin identifié lors des premières manœuvres effectuées en compagnie d’aéroplanes. L’expérience acquise a très rapidement démontré que l’efficacité de l’aviation allait de pair avec des infrastructures appropriées. La stratégie de développement des terrains d’aviation, issue de la période 1909-1914, a permis aux militaires français de s’adapter à l’accélération des livraisons d’avions durant l’année 1915 48. La consigne restant pour les terrains de « se trouver toujours hors de portée du canon ennemi » 49, l’armée française multiplie les terrains pour couvrir l’ensemble du front et obvier ainsi au rayon d’action limité des avions. Dans le prolongement de la bataille de Verdun, le commandement de l’aéronautique aux armées du Grand Quartier général comptabilise ainsi début 1917 plus de 85 terrains d’aviation 50 dans la zone d’opération. La formation du réseau des terrains d’aviation atteint ainsi sa maturité durant la guerre et voit apparaître de nouveaux principes, comme le fait d’être placés à proximité d’une bonne route 51 ou près d’une voie ferrée 52. La guerre allait ainsi valider l’idée qu’une aviation militaire ne peut être effective que grâce à des structures d’accueil savamment disposées et organisées.

NOTES

1. SHD/GR, 1 N 17, rapport du général de division Roques, inspecteur permanent de l’aéronautique militaire au sujet de la situation de l’aéronautique militaire à la fin de l’année 1911 et sur le programme à adopter pour en poursuivre le développement, février 1912. 2. L’inspection permanente de l’aéronautique est créée par décret le 22 octobre 1910. Sa mission consiste à suivre les progrès de l’aviation et à étudier les applications possibles dans le domaine militaire. 3. MARIE (Félix colonel), Les origines de l’aéronautique militaire (novembre 1909-novembre 1910), Paris, Charles Lavauzelle, 1924, p. 18. 4. SHD/GR, 9 N 93, note sur l’aéronautique militaire, 1er juillet 1910. 5. C ARLIER (Claude), « L’aéronautique militaire de la naissance à la participation à la victoire », dans André Corvisier, Histoire militaire de la France de 1871 à 1940, tome III, Paris, Presses universitaires de France, 1992, p. 213. 6. Note sur l’aéronautique militaire, 1er juillet 1910, op.cit. 7. La question de la création de deux centres d’aviation sous le commandement de deux directions différentes, le génie et l’artillerie, illustre le conflit qui oppose ces deux armes au début de l’aéronautique militaire française. Pour plus de détails voir, en particulier, Marie- Catherine Villatoux, « De l’inspection permanente de l’aéronautique à la direction de l’aéronautique, histoire d’une institutionnalisation 1910-1914 », Revue historique des armées, n o 4/2003, p. 15-26 et Patrick Facon, « L’armée française et l’aviation (1891-1914) », Revue historique des armées, no 3/1986, p. 77-88. 8. É TÉVÉ (Albert), La victoire des cocardes, l’aviation française avant et pendant la Première Guerre mondiale, Paris, Robert Laffont, 1970, p.24. 9. MARIE, op.cit., p. 46. 10. Note sur l’aéronautique militaire, 1er juillet 1910, op.cit.

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11. ADER (Clément), L’aviation militaire, Paris, Charles Lavauzelle, 1913, p. 17. 12. ADER, op.cit., p. 62. 13. MARIE, op.cit., p. 91. 14. MARIE, op.cit., p.101. 15. ÉTÉVÉ, op.cit., p.70. 16. MARIE, op.cit., p.116. 17. SHD/AI, AA 13163, note pour le cabinet du ministre du 24 août 1911 sur le projet d’organisation des centres et écoles régionales d’aviation. 18. Avord aujourd’hui. 19. SHD/AI, AA 13163, rapport du colonel Hirschauer, inspecteur permanent de l’aéronautique militaire, 23 mai 1912. 20. SHD/GR, 9 N 93, commission supérieure de l’aéronautique militaire, procès-verbal du 17 mars 1913. 21. Saint-Cyr, Reims, le camp d’Avor et Pau. 22. SHD/GR, 1 N 17, instruction sur l’organisation et l’emploi de l’aéronautique en temps de guerre, 27 novembre 1912. 23. Rapport du colonel Hirschauer, op.cit. 24. FACON (Patrick), « L’armée française et l’aviation (1891-1914) », Revue historique des armées, n o 3/1986, p. 84. 25. SHD/AI, AA 13163, rapport du capitaine Pichot-Duclos suite aux manœuvres du 6 e corps d’armée, 21 septembre 1911. 26. Instruction sur l’organisation et l’emploi de l’aéronautique en temps de guerre, op.cit. 27. Idem. 28. Journal officiel de la République française du 28 août 1912. 29. SHD/GR, 9 N 93, rapport au sujet des modifications à apporter à la constitution des unités aéronautiques, à leur répartition en temps de paix, et au recrutement des mécaniciens de l’aéronautique, 23 juin 1913. 30. Arrêté du 28 novembre 1913 cité dans Étévé, op.cit., p. 102. 31. SHD/AI, AA 13163, programme pour 1913, répartition des crédits prévus au titre de l’aéronautique (3e section du budget). 32. SHD/GR, 7 N 54, rapport du lieutenant-colonel Klein, président de la commission d’études du génie sur les questions examinées aux manœuvres de Picardie. 33. Rapport du capitaine Pichot-Duclos, op.cit. 34. Instruction sur l’organisation et l’emploi de l’aéronautique en temps de guerre, op.cit. 35. SHD/AI, A 25, instruction fixant les procédés à appliquer au 2 e groupe pour l’exécution des déplacements et stationnements des escadrilles en manœuvre ou en campagne, 20 mars 1914. 36. Idem. 37. C HADEAU (Emmanuel), L’industrie aéronautique en France, 1900-1950. De Blériot à Dassault, Paris, Fayard, 1987, p. 38. 38. Idem, p. 39. 39. Rapport du général de division Roques, op.cit. 40. Idem. 41. Voir pour plus de détails : M ORGAT, (lieutenant-colonel Louis), « L’aviation en Berry avant la Grande Guerre », Revue historique des armées, no 1/1980, p. 158-216. 42. Rapport du général de division Roques, op.cit. 43. ÉTÉVÉ, op.cit., p. 65. 44. Rapport du colonel Hirschauer, op.cit. 45. ÉTÉVÉ, op.cit., p. 143.

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46. Début septembre 1914, grâce à la reconnaissance aérienne, l’inflexion de la marche de la 1 re armée allemande de von Kluck est détectée, aboutissant à la bataille de la Marne. De même, le 10 septembre 1914, près de la moitié de l’artillerie du 16e corps d’armée allemande est annihilée suite à un tir précis de contre-batterie après un repérage effectué par des avions français. 47. CARLIER (Claude), « L’aéronautique militaire de la naissance à la participation à la victoire », dans André Corvisier, Histoire militaire de la France de 1871 à 1940, tomeIII, Paris, Presses universitaires de France, 1992, p.233. 48. En 1915, 5 111 avions furent produits contre 796 l’année précédente. CHADEAU, op.cit,. p. 435. 49. SHD/GR, 16 N 1759, note sur l’emploi et le fonctionnement des escadrilles au cours d’une période de mouvement, 9 juillet 1915. 50. SHD/AI, A 25, emplacements des escadrilles, parcs et 1res réserves, 4 février 1917. 51. Note sur l’emploi et le fonctionnement des escadrilles au cours d’une période de mouvement, op.cit. 52. SHD/AI, A 21, lettre du lieutenant de vaisseau Dutertre, commandant les groupes de l’aviation militaire, au commandant Barès, directeur de l’aéronautique militaire, au sujet de la recherche de terrains sur le front, 21 avril 1915.

RÉSUMÉS

La période précédant la Première Guerre mondiale voit l’aviation militaire française connaître ses premiers balbutiements. La réflexion sur l’emploi d’une aviation dédiée aux opérations militaires impose aux décideurs militaires la constitution d’un ensemble d’infrastructures appropriées et dédiées à cette nouvelle arme. L’émergence de terrains d’aviation militaire correspond à des besoins nouveaux. Tout d’abord, la mise en place d’une organisation de l’aéronautique militaire commande de disposer de pilotes ayant reçu une instruction aéronautique spécifiquement militaire, et non plus civile. Ensuite, les missions dévolues aux avions militaires, principalement la reconnaissance et l’observation, induisent que les terrains d’accueil soient proches des états-majors. Ainsi, l’expérience tirée par le commandement militaire durant cette période, notamment sur les critères géographiques d’implantation des terrains, permet au ministère de la Guerre de relancer le développement de l’aviation militaire dès 1915, une fois passé l’illusion d’une guerre courte.

The period preceding World War I saw the French military aviation still in its infancy. Consideration of the use of aircraft dedicated to military operations forced military decision makers to build appropriate and dedicated infrastructure for this new weapon. The emergence of military airfields corresponded to these new needs. First, the establishment of an aeronautical military organization required pilots who had received training specifically military, rather than civil. Then, the tasks assigned to military aircraft, mainly reconnaissance and observation, caused support bases to be close to general staffs. Thus, the experience gained by the military command during this period, including geographical footprint criteria, permitted the Department of War to boost the development of military aviation from 1915, once past the illusion of a short war.

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INDEX

Mots-clés : armée de l’Air, bases aériennes

AUTEUR

MICKAËL AUBOUT

Doctorant en géographie à l’université Paris-Sorbonne (Paris IV), il est chargé de recherches au Centre d’études stratégiques aérospatiales (armée de l’Air). Ses travaux portent sur le réseau des bases aériennes françaises.

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Document

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Colonel Blimp : l’originalité d’un film de propagande et sa réception en France

Stéphane Launey

1 À la déclaration de la guerre, le gouvernement britannique par le biais du ministère de l’Information, au sein duquel est créé un département films, voit dans le cinéma un puissant moyen de propagande et décide d’en faire une de ses priorités, avec notamment l’idée de montrer à l’écran que la nation britannique est prête, tant au point de vue militaire que civil, pour le conflit. Dès novembre 1939, sort sur les écrans Le Lion a des ailes 1, long-métrage à la gloire de la Royal Air Force, mêlant vues documentaires et fiction. Ce film, mis en chantier dès le mois de septembre, est le fruit d’un accord, mais aussi d’une amitié, entre Winston Churchill et Alexander Korda, puissant producteur d’origine hongroise.

2 Michael Powell (1905-1990), alors cinéaste en vue, en est le coréalisateur. Commençant sa carrière dans les années 1930, il met en scène à la fin de la décennie L’Espion noir 2. Cette œuvre se déroulant en 1917, où le personnage central est un officier allemand traité avec estime, préfigure la lutte à venir et les dangers d’infiltrations ennemies sur le territoire national. Grâce à Korda, le tournage est marqué par la naissance de la collaboration entre Powell et le scénariste hongrois Emeric Pressburger (1902-1988), qui après une carrière en Allemagne fuit le nazisme pour la Grande-Bretagne, après un détour par la France. Leurs films, entre espionnage et action, prennent en compte l’immédiateté de la guerre avec en toile de fond des sujets de propagande, incluant la notion de vigilance militaire britannique, à l’instar d’Espionne à bord 3sur le blocus exercé en mer du Nord par la Royal Navy. Plus ambitieux encore est le long-métrage intitulé 49e parallèle 4, censé montrer aux États-Unis que leur entrée en guerre est inexorable. Michael Powell persuade le ministère de l’Information de s’associer financièrement au projet. Le sujet montre le périple d’une poignée de militaires allemands, dont le sous-marin est coulé dans la baie d’Hudson, ayant pour but de gagner les États-Unis en traversant le Canada (où le tournage a lieu). Au contact de la population locale, chaque facette de ces soldats nous montre la dangerosité de

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l’idéologie nazie. Le film, qui prend de manière originale le point de vue de l’ennemi 5, est un succès et bénéficie d’un certain retentissement, notamment outre-Atlantique où Emeric Pressburger reçoit l’Oscar de la meilleure histoire originale. 3 Trois ans après le début des hostilités, Un de nos avions n’est pas rentré 6 relate l’itinéraire d’un équipage de bombardier anglais abattu en territoire hollandais occupé et tentant de regagner la Grande-Bretagne avec l’aide de la résistance locale, auquel le film est dédié. Cette même année, par souci d’indépendance, Powell et Pressburger créent la maison de production The Archers, agrégeant parmi les meilleurs techniciens du cinéma anglais. Dorénavant le duo signe de ses deux noms les génériques de ses œuvres (écriture, production, réalisation). C’est donc en cinéastes quasi-officiels de la propagande gouvernementale, mais jaloux de leurs prérogatives, qu’ils s’attellent au projet d’adapter à l’écran la figure du colonel Blimp.

The Life and Death of Colonel Blimp : « Venez voir le flm interdit ! »

Personnage de papier né en 1934 de l’imagination du caricaturiste David Low 7, dont « les impitoyables dénonciations de Chamberlain et de son équipe de pacifistes à tout prix n’étaient égalées que par son traitement d’Hitler et de sa bande de gangsters et d’assassins (…) Il avait fait de Blimp un représentant typique de l’establishment militaire, coutumier de déclarations contradictoires révélant l’incertitude et l’insécurité de la mentalité des forces armées. Il était généralement représenté dans un bain turc (…) [palabrant] parmi des nuages de vapeur, un doigt boudiné levé vers le ciel, sa moustache tombante dans la chaleur évoquant le morse ou l’otarie » 8. Mais, Powell et Pressburger apportent romantisme et humanité à l’officier anglais créé par Low. Le film retrace la carrière de Clive Candy. En 1942 ce dernier est major-général, vieille baderne 9 à l’image de Blimp, commandant la Home Guard et attendant paisiblement au Club des bains royaux que l’exercice auquel ses troupes participent commence à minuit. Un jeune officier, ne respectant pas les conventions, le capture avec son état- major avant le début officiel des manœuvres. Une discussion agitée puis une bagarre éclate entre ces deux hommes que tout sépare notamment leur conception de la guerre. Par un habile flash-back, nous retrouvons le jeune Candy 40 ans plus tôt, auréolé de la Victoria Cross pour son service pendant la guerre des Boers. Fougueux et impétueux, il décide de partir pour Berlin, alerté par une jeune gouvernante anglaise, afin de faire cesser les calomnies proférées sur son régiment. Il s’ensuit une altercation dans un café, ayant pour conséquence un incident diplomatique puis un duel, brillamment mis en scène en se focalisant sur le code d’honneur, avec un officier d’Uhlans nommé Theo Kretschmar-Schuldorff 10. Blessés, les deux militaires se retrouvent convalescents au sein du même hôpital et une amitié se nouent entre eux, Théo épousant la jeune anglaise 11 dont Clive, de retour à Londres, découvrira qu’il en était lui-même épris. La traversée du premier conflit mondial donne à voir une scène au front où Candy, devenu colonel, traite des prisonniers allemands avec respect au contraire d’un militaire sud- africain. Ainsi, estime-t-il que la guerre doit être mené et gagné avec déontologie. Clive et Theo, lui-même un temps prisonnier en Angleterre après l’armistice, se perdent de vue jusqu’au moment où l’officier allemand, veuf et dont les fils ont adhéré au Parti nazi, cherche asile à Londres.

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L’histoire d’amitié entre les deux officiers, comme l’explique Powell, contrarie au plus haut niveau car « cela en soit suffisait à scandaliser les autorités, les deux pays étant présentement en guerre. Mais le pire, en ce qui concernait Grigg [secrétaire d’État à la Guerre] et Churchill, était la scène clé entre les deux vieux amis en 1942, l’année même ou nous faisions le film, dans laquelle c’est l’Allemand, maintenant réfugié fuyant Hitler, qui déclare à son ami anglais que la guerre n’est plus un sport brutal entre gentlemen, mais une lutte à mort contre le racisme le plus diabolique jamais conçu, et que s’il continue à la traiter comme une guerre de gentlemen, il la perdra » 12. D’ailleurs, le titre original intitulé The Life and Death of Colonel Blimp montre bien la métamorphose qui s’opère lorsque, à la fin du film, le vieux général Candy évolue en mettant de côté sa conception de la guerre. Furieux, Winston Churchill, soutenue par le War Office, tente d’arrêter le projet, craignant une atteinte au moral de l’armée et jugeant l’histoire stupide 13. Les cinéastes persistent, conscients que leur film expose la nécessité de laisser certaines valeurs en suspens pour mettre à terre la barbarie nazie. Divers obstacles sont mis en travers de la production, comme le refus de mettre à disposition l’acteur Laurence Olivier, alors mobilisé dans l’aéronavale, pour interpréter Candy, le rôle échouant à Roger Livesey, auteur d’une composition remarquable. De même, le prêt de matériel et d’uniformes n’ayant pas été accepté, ces derniers sont volés, mais sans pour autant renoncer à tourner des scènes en plein Londres. Détail cocasse, le général sir Douglas Brownrigg est présent sur le tournage en qualité de conseiller militaire. L’originalité du propos se trouve à la fois dans l’absence de manichéisme, pourtant souvent inhérent aux œuvres de propagande, et dans la contemporanéité des événements abordés, auxquels l’on se doit d’ajouter le fait que lefilm traite de trois guerres sans jamais qu’un coup de feu ne soit tiré 14. Sans oublier un sens de l’observation en ce qui concerne la diplomatie et la culture allemande du début du siècle et de l’entre-deux-guerres ; qualités à mettre au crédit de Pressburger, qui gardera toujours une préférence pour ce film, imprégnant son scénario de sa connaissance de la Mitteleuropa. L’ensemble est servi par la modernité de la mise en scène de Powell, avec sa subtile construction en flash-back, alternant les genres, scènes de comédies et moments plus graves ; le tout rehaussé par un très bel emploi du procédé Technicolor. « Venez voir le film interdit ! », tel est le slogan publicitaire accompagnant la sortie sur les écrans londoniens en juin 1943, puis en juillet dans le reste du pays. Le long-métrage d’une durée de 163 minutes est alors un succès, témoignant également de la confiance des cinéastes envers l’intelligence du public.

Réception auprès du public français

4 Existe-t-il des éléments probants sur la réception du film du point de vue des Français libres ? Un début de réponse peut-être donné par deux éléments. D’une part, le réalisateur Jean-Pierre Melville vouait une grande admiration au long-métrage 15, qu’il avait sans nul doute vu à l’époque de son engagement dans les Forces française libres 16. D’autre part, dans sa critique de l’œuvre neuf ans plus tard, Frédéric Laclos explique en introduction :« Dans les mois qui suivirent la Libération je me souviens que, sans exception, tous mes amis qui avaient séjourné à Londres pendant la guerre me chantèrent les louanges de Colonel Blimp. J’ignore les raisons pour lesquelles ce film, qui avait tellement plu aux jeunes Français londoniens d’occasion, a attendu si longtemps pour sortir, mais je suis sûr qu’à partir

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du moment où il n’a pas été projeté en France immédiatement après la Libération il vaut mieux qu’il ne sorte qu’aujourd’hui plutôt qu’il y a trois ou quatre ans. » 17

5 Les « raisons » évoquées sont à rechercher dès la sortie anglaise. Churchill, revanchard, cherche un temps à interdire l’exportation du film, rendant ainsi son parcours à l’étranger chaotique, se trouvant projeté dans des versions amputées. En effet, lorsque la société Films Gloria achète les droits de distribution du long-métrage pour la France et le soumet à la censure, qui donne un visa valable pour sept ans en novembre 1947, il est mentionné que le film a été « révisé complètement et réédité en 1946 » 18. Mais nous ne trouvons pas de trace d’une projection sur les écrans de Colonel Blimp dans les mois qui suivent, les copies semblant avoir été retirées de la circulation au niveau mondial. Il faut donc attendre avril1953 pour une sortie parisienne19, dans une version originale sous-titrée réduite à 110minutes dénaturant la construction d’ensemble de l’œuvre qui contribuait à son originalité, notamment en occultant les scènes du début du film amenant le flash-back. Ceci peut expliquer que Les Lettres françaises jugent le film « inégal », mais dans son ensemblela réception de la presse20 est favorable, décrivant une production anglaise riche en humour et où la notion de fairplay est très présente. 6 Ces critiques plutôt positives montrent à quel point l’œuvre de Michael Powell fut en France recouverte d’une chape de plomb peu après. Cet ostracisme est en partie dû au dogme édicté, notamment par François Truffaut alors critique, sur la supposée médiocrité du cinéma anglais ; auquel il faut ajouter le fait que l’œuvre du cinéaste périclite 21 à partir du milieu des années 1950, coïncidant avec la fin de sa fructueuse collaboration, continuée après guerre, avec Emeric Pressburger. 7 Le purgatoire du long-métrage prend fin dans les années 1970 avec la restauration et l’édition d’une nouvelle version par le British Film Institute, fidèle à celle sortie sur les écrans britanniques pendant la guerre et réalisée à partir des différentes copies conservées. Parallèlement l’œuvre de Powell, qui marque durablement certains cinéastes d’après-guerre, est réévaluée et ce dernier s’attelle à la rédaction de son autobiographie en deux tomes, considérée comme un modèle du genre. Dans l’hexagone, Colonel Blimp ressort en salle en 1985, permettant sa redécouverte grâce, entre autres, à l’action de Bertrand Tavernier, admirateur du cinéaste, qui s’implique dans l’édition française des Mémoires de Powell à la fin de la décennie suivante. L’année 2005 voit, à la faveur du centenaire de la naissance du metteur en scène, l’organisation en France d’un colloque sur son œuvre avec en parallèle la sortie en DVD de Colonel Blimp et des films les plus marquants du duo. « Quand va-t-on se décider à rendre sa vraie place à Michael Powell (et à tout le cinéma anglais) l’un des plus grands réalisateurs ? S’il faut, pour cela, passer sur le corps de quelques fausses gloires, nous y sommes prêts » 22,ce vœu iconoclaste, à l’image de l’œuvre de Powell et Pressburger, semble aujourd’hui réalisé.

NOTES

1. Titre original : The Lion has wings. Sortie française en décembre 1939.

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2. Titre original : The Spy in black. Sortie anglaise en août 1939 ; sortie française en juin 1946. 3. Titre original : Contraband. Sortie anglaise en mai 1940 ; sortie française en octobre 1945 (il est parfois fait mention d’une première sortie en mars 1940, mais sous réserve). 4. Titre original : 49th Parallel. Sortie anglaise en novembre 1941 ; sortie américaine en avril 1942 ; sortie française en avril 1952. 5. THIÉRY (Natacha). « Un coucou dans le nid : les films de guerre de Michael Powell », Vingtième siècle, no 78, avril-juin 2003, p. 169. 6. Titre original: One our aircrafts is missing.Sortie anglaise en juin 1942 ; sortie française en octobre 1944. Le titre est emprunté à une phrase prononcée régulièrement sur les antennes de la BBC. 7. BRYANT (Mark), La Seconde Guerre mondiale en Caricatures, Paris, Hugo & Cie, 2009, p. 39. Selon l’auteur, Low « avait trouvé le nom par hasard au bain turc, surprenant une conversation à propos d’un colonel qui, face à la mécanisation de la cavalerie, insistait, malgré l’abandon des chevaux, pour que l’on retienne les uniformes et les accessoires, et pour que les soldats portent leurs éperons à bord des tanks (…) Vers 1938, les propos du Colonel sont traduits en 24 langues, et le mot blimp entre dans le dictionnaire sous la définition de "vieille culotte de peau" ». 8. POWELL (Michael), Une vie dans le cinéma, Arles, Actes Sud/Institut Lumière, 1997, p. 467. [Édition anglaise : Londres, William Heinemann Ltd, 1986]. 9. Le Petit Robert, dictionnaire de la langue française, donne la définition suivante : « Homme (souvent militaire) âgé et borné ». 10. Rôle tenu par l’acteur autrichien Anton Walbrook, qui a fuit le nazisme dans la réalité, tout comme son personnage de fiction. 11. Rôle tenu par Déborah Kerr. L’actrice interprète également deux autres personnages : la femme de Candy pendant l’entre-deux-guerres puis son chauffeur en 1942. 12. POWELL (Michael), Une vie dans le cinéma, op.cit., p. 471. 13. POWELL (Michael) et PRESSBURGER (Emeric), The Life and Death of Colonel Blimp, Londres, Faber and Faber, 1994, p. 44 : note de Winston Churchill à Brendan Bracken, ministre de l’Information, 10 septembre 1942. Outre le découpage dialogué du film, cet intéressant ouvrage, édité sous la direction de l’historien du cinéma Ian Christie, renferme la riche correspondance entre les différents protagonistes de l’affaire. 14. Le Parisien libéré, 13 avril 1953, article d’André Bazin (1918-1958). Cofondateur des Cahiers du cinéma en 1951, il est considéré comme le père spirituel de François Truffaut. 15. POWELL (Michael), Une vie dans le cinéma, op.cit., préface de Bertrand Tavernier, p. 20. 16. SHD/GR, 16 P 272 877, dossier d’homologation FFL. De son vrai nom Grumbach-Cartier, il quitte la France en novembre 1942 pour l’Espagne où il est arrêté et interné ; avant de rejoindre la Grande-Bretagne à la fin juillet 1943, signant son acte d’engagement le 12 août. Melville a notamment réalisé Le silence de la mer et L’armée des ombres. 17. « Un film victorien », Les Cahiers du cinéma, no 15, septembre 1952, p. 59. 18. Centre national de la cinématographie, commission de classification des films, dossier Colonel Blimp (visa no 6760). 19. La sortie du film fut confidentielle au vu du nombre d’entrées : 36 179 dont 34 163 sur Paris. 20. Bibliothèque du film – Cinémathèque française et Bibl. Nat. Fr. – Arts du spectacle, 8 Sw 1751 : revues de presse du film. 21. En 1959, Powell réalise Le Voyeur, œuvre incomprise à sa sortie et qui le met au ban de sa profession en Grande-Bretagne. 22. TULARD (Jean), Guide des films A-E,Paris, Robert Laffont/Bouquins, 2005, p. 714 : notice du film rédigée par Alain Paucard.

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INDEX

Mots-clés : cinéma, Grande-Bretagne, propagande

AUTEUR

STÉPHANE LAUNEY

Doctorant en études cinématographiques, il est actuellement en poste au sein du bureau des témoignages oraux du Service historique de la Défense.

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Présentation

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Le Department of War Studies du King’s College de Londres

William Philpott Traduction : Clémence Rochat

1 Le Department of War Studies du King’s College de Londres est unique et mondialement connu pour l’étude de la guerre et des conflits contemporains. Depuis 50 ans, ses spécialistes et ses étudiants se penchent sur leurs causes, la façon de les mener et leurs conséquences, comme par exemple les changements géopolitiques entraînés par la guerre froide et la confrontation nucléaire dans le cadre de la « guerre contre la terreur », ou encore par la contre-insurrection et la « consolidation de la paix ». Les activités du département sont liées à la perception historiographique de ses fondateurs : « L’histoire de la guerre (...) était plus que l’histoire des opérations des forces armées. C’était l’étude de sociétés tout entières. Ce n’est qu’en étudiant la culture de ces sociétés que l’on pourra comprendre ce pour quoi elles se battaient et la raison pour laquelle elles se battaient de cette manière. » 1 Possédant de solides bases historiques, mais toujours pluridisciplinaires dans leur approche de la guerre, des philosophes, des sociologues, des politologues et des théoriciens des relations internationales contribuent ensemble à la vie intellectuelle du département. Comme la guerre a changé de nature, le département en a fait de même, il a évolué et s’est étendu : le droit international, l’économie politique, les études sur le développement et la sécurité des ressources énergétiques sont autant de thèmes récents étudiés. L’une des grandes forces du département est la combinaison d’un savoir universitaire de grande qualité et d’un travail politiquement pertinent. Sa position proche du gouvernement tant géographiquement qu’intellectuellement – le King’s College du Strand campus se trouve à 800 mètres de Whitehall – a généré une symbiose vivante entre l’engagement intellectuel et pratique et la guerre.

2 Établies dans les années 1960 comme unité de recherche proposant des diplômes de maîtrise et de doctorat, les War Studies se sont développées en dehors de la faculté d’histoire de l’université de Londres et se sont tout d’abord basées sur l’étude de l’entre-deux-guerres. Son fondateur, le futur professeur sir Michael Howard, expliqua qu’il s’était lui-même trouvé en position de développer la recherche sur la guerre de

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façon quelque peu accidentelle et que, dans le contexte d’initiative et d’expansion universitaires qui caractérisa l’enseignement supérieur en Grande-Bretagne dans les années 1960, cela s’avéra être un domaine pertinent et vivant 2. Après le départ de Howard pour la chaire Chichele d’histoire militaire de l’université d’Oxford en 1968, deux successeurs, tout aussi éminents, les professeurs sir Laurence Martin et sir Lawrence Freedman consolidèrent la réputation universitaire du département puis en accrurent l’enseignement et le rayonnement. En 1992, un enseignement undergraduate (NdT : l’équivalent britannique de la licence) fut mis en place pour la première fois. Se servant des liens établis entre les trois services des Colleges, en 1997, un nouveau département partenaire, Defence Studies, fut établi pour offrir un enseignement universitaire au nouveau Services Command and Staff College, l’école supérieure d’état- major et de commandement. 3 Le XXIe siècle commença par un profond changement dans les conflits, avec l’attaque terroriste aux États-Unis, le 11 septembre 2001. Les War Studies prospérèrent alors inévitablement. Un ambitieux programme d’élargissement des sujets universitaires et des programmes enseignés vit un simple Master, les War Studies, qui rassemblait environ 80 étudiants chaque année, s’accroître pour présenter un éventail de 13 Masters of Arts (MA) rassemblant plus de 400 étudiants en 2011. L’éventail des matières proposées recouvre les traditionnelles disciplines du département, « Histoire militaire », « Relations internationales, paix et sécurité », en passant par « Développement et sécurité » ou « Renseignement et sécurité internationale », et présente des programmes novateurs tels que « Terrorisme, sécurité et société » ou « Sciences et sécurité ». Ils incluent un MA novateur à distance, « La guerre dans le monde moderne », qui est totalement accessible en ligne. Le département comporte une école doctorale prospère et accessible à temps plein ou à temps partiel, grâce à un enseignement à distance, qui regroupe actuellement presque 200 étudiants. Le département offre également de courtes formations professionnelles à des institutions comme le British Foreign Office ou l’armée suisse et conserve ainsi le lien entre la théorie et la pratique. Le Department of War Studies attire un nombre important d’étudiants très qualifiés issus du monde entier (notamment de l’Union européenne, des États-Unis et de l’Asie). Il entretient des liens étroits (et des programmes communs) avec des universités étrangères telles que : Sciences-Po à Paris, les universités de Georgetown et de Caroline du Nord aux États- Unis, l’université Jawaharlal-Nehru à Delhi en Inde, les universités de Hong-Kong et de Singapour en Asie. La plupart des étudiants et des intervenants possèdent une expérience professionnelle dans les forces armées, les organisations gouvernementales ou décisionnelles, développant ainsi les liens entre le monde universitaire et le monde professionnel. 4 Cet important éventail de matières proposées est soutenu par une recherche de niveau international et placée en haut des classements du United Kingdom’s Research Assessment Exercise. En plus des ouvrages et des articles, les membres du département publient des rapports sur des sujets de politique intérieure. Le professeur Freedman est, à titre d’exemple, membre de la commission officielle sur la guerre en Irak. Cette culture vivante de la recherche est alimentée par des colloques et les travaux des groupes de recherche du département, dont les champs d’études vont des opérations de la Première Guerre mondiale à la stratégie navale et aux crimes de guerre, en passant par la sécurité régionale contemporaine (Asie-Pacifique, Afrique et zones postsoviétiques). Des initiatives récentes ont permis l’installation de nouveaux centres dédiés à l’étude des thèmes suivants : « conflits et maintien de la paix », « sécurité des ressources

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naturelles et énergétique » ou encore « radicalisation et violence politique ». Si le travail du département est basé sur l’étude universitaire rigoureuse et la compréhension des nombreuses questions intemporelles relatives à la pratique de la guerre et des conflits, son rayonnement est le fruit de réponses appropriées aux changements du monde en ce début de XXIe siècle. 5 Pour plus d’informations :

6 http://www.kcl.ac.uk/warstudies

7 http://www.kcl.ac.uk/defence

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Lectures

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Martin Bowman, B-17, missions de combat ETAI, 2010, 156 pages

Bernard Palmieri

1 Des ouvrages traitant des bombardements américains diurnes sur l’Europe durant la Seconde Guerre mondiale, il y en a pléthore, qu’il s’agisse du catalogue complet tenu au jour le jour, du relevé des équipages disparus, de la monographie des squadrons engagés, ou encore d’albums photos agrémentés de nombreux profils couleur. L’ouvrage de Martin Bowman n’est pas de ceux-là : en 156 pages, il visite littéralement l’intérieur d’un quadrimoteur Boeing B-17 Flying fortress, l’épine dorsale des unités de bombardement de la 8 th Air force engagée depuis les Îles britanniques sur l’Europe. Reprenant individuellement les dix postes de l’équipage d’un B-17, du pilote au mitrailleur de queue, du navigateur à l’opérateur radio, il relate de manière vivante, largement illustrée de photos d’époque et de récits, la vie quasi quotidienne de ces hommes, à bord de leur appareil, comme au sol. L’iconographie fait également la part belle aux objets les plus divers, que ce soit les équipements de vol, l’armement, la nourriture lyophilisée, la documentation, etc. Deux chapitres rappellent, par ailleurs, l’histoire et le développement de la célèbre « forteresse volante », ainsi que la préparation d’un raid de bombardement. B-17, missions de combat est donc un ouvrage qui plaira au grand public, car il traite de manière vivante et accessible un épisode majeur de la guerre aérienne en 1939-1945. Il complètera aussi utilement la bibliothèque spécialisée des amateurs d’aviation militaire, parfois trop focalisés sur la technique aéronautique, oubliant que ces appareils ne sont que des « simples » assemblages d’acier inertes si quelques hommes courageux ne leur donnent pas vie en les faisant s’élever dans les airs.

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Eugène Carrias, La pensée militaire allemande Préface de Béatrice Heuser, postface de François Géré, Économica, 2010, 415 pages

Julie d’Andurain

1 Il faut saluer la réédition chez Économica de cet ouvrage introuvable et pourtant toujours rappelé dans toutes les bonnes bibliographies sur la stratégie militaire. L’ouvrage d’Eugène Carrias a la valeur des ouvrages des témoins doublée de celle des bons historiens car, avant de se faire l’analyste de la pensée militaire allemande, Eugène Carrias (1895-1961) a été un praticien de la guerre et non des moindres puisqu’il participa comme sous-officier à la Première Guerre mondiale et comme officier à la seconde. À l’issue du premier conflit, il avait tenté de comprendre les raisons pour lesquelles il avait perdu un bras et tant de camarades à la guerre (Comprendre, Berger- Levrault, 1932) puis avait entrepris des travaux plus académiques d’abord sur le Renseignement de contact (1937) avant de se lancer dans ce qui sera son œuvre principale : l’analyse de la pensée militaire allemande (thèse de doctorat de l'université de Paris publiée sous le titre La Pensée militaire allemande aux PUF en 1948). En dépit d’un style un peu passé de mode et d’une écriture très peu problématisée, l’ouvrage de Carrias reste intéressant en ce qu’il montre bien les évolutions de la pensée militaire allemande au cours des âges. Il part de l’Antiquité pour mieux montrer le poids de l’histoire proprement germanique avec un choix alternant entre un système de recrutement populaire (lansquenets) et un système fondé sur une armée privée (mercenaires). Très vite cependant, il insiste sur les fondements prussiens de la pensée militaire allemande en rappelant le rôle central non seulement de Frédéric II mais aussi des grands penseurs de l’époque, Scharnhorst et Gneisenau. À la génération suivante avec Frédéric-Guillaume III et malgré les efforts de Scharnhorst, l’armée prussienne connaît une période de crise sévère – enfermée dans le cadre étroit d’un formalisme – qui la conduit à la double défaite d’Iéna et Auerstedt (1806). Carrias montre cependant très bien comment des officiers tels que Scharnhorst insufflent lentement mais sûrement un esprit nouveau qui sera celui du relèvement du XIXe siècle et qu’incarnera pleinement Clausewitz et dans une moindre mesure le général von Boyen. Tout l’intérêt

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de l’ouvrage se trouve là dans la façon de montrer comment le passage de témoin s’opère entre les périodes et entre les grands types de guerres. Naturellement, l’ouvrage propose de très longs développements sur la théorie de la guerre de Clausewitz, sur son analyse des guerres napoléoniennes et la théorie de la défensive tout en opérant des comparaisons fort utiles avec des penseurs tels que le Suisse Jomini ou son disciple Willisen. Posant ainsi les apports respectifs des écoles concurrentes du premier XIXe siècle, Carrias peut dans une troisième partie développer les grands traits de la pensée militaire allemande entre 1850 et 1914, à savoir une réforme dans la méthode de commandement mise en place par Moltke sans oublier son œuvre doctrinale fondée à la fois sur l’idée que « le génie, c’est le travail » et qu’il faut laisser la place à l’initiative sans toutefois accepter ni la routine ni la fantaisie. Ces réflexions permettent ainsi l’évolution de la stratégie allemande dans un sens offensif sous l’action de Schlieffen après 1870. Enfin, dans la quatrième et dernière partie, l’auteur montre comment la doctrine allemande évolue au cours de la guerre de 1914-1918 et dans la période suivante de l’entre-deux-guerres. Cette réédition bénéfice de surcroît d’une préface éclairée par Béatrice Heuser, spécialiste britannique de la pensée de Clausewitz et d’une postface de François Géré, qui rappelle en quoi la compréhension de l’ennemi n’a rien d’obsolète à la fois dans la guerre et dans l’inévitable sortie de guerre. Ces deux voix qui se répondent, l’une en s’ancrant dans le passé et l’autre en ouvrant sur le futur, constituent une raison supplémentaire de se procurer l’ouvrage.

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Gérard Chaliand et Jean-Pierre Rageau, Géopolitique des empires, des pharaons à l’imperium américain Arthaud, 2010, 429 pages

Alain Marzona

1 En 1983, paraissait l’Atlas stratégique, géopolitique des rapports de forces dans le monde de Gérard Chaliand et Jean-Pierre Rageau, qui connut un grand succès éditorial, permettant un renouveau de l’intérêt de la communauté scientifique et aussi du public pour la géopolitique. Le nouvel ouvrage des deux auteurs s’inscrit dans cette continuité, en proposant un panorama des empires à travers l’histoire. L’empire, que les auteurs définissent comme « la domination exercée par un groupe humain sur des populations aux origines ethniques ou religieuses différentes. Il implique l’expansion territoriale réalisée par la violence ou l’intimidation », apparaît comme une constante historique, comme le montre le titre de cet ouvrage. L’un des principaux mérites de la démonstration de Gérard Chaliand et de Jean-Pierre Rageau est de remettre en évidence le rôle important de la géographie dans le développement des empires ; donnée parfois négligée dans d’autres études. Aussi, un intérêt particulier est attribué aux empires asiatiques et proche-orientaux, qui ont été les plus vastes et les plus durables. Ces derniers comme l’Empire chinois ou l’Empire perse par leur histoire et leur influence marquent encore de leurs empreintes la géopolitique actuelle de la région mais aussi l’action des États qui leur ont succédé. Les empires européens, mis à part l’Empire napoléonien, connaissent leur expansion maximale avec la colonisation outre-mer comme le prouve la conquête espagnole de l’Amérique au XVIe siècle ou l’expansion britannique à partir du XVIIIe siècle, entraînant parfois la confrontation avec d’autres empires comme celle entre les Espagnols et les Aztèques en Amérique du Sud. Dans cet ouvrage, toutes les parties du monde font l’objet de développements plus ou moins conséquents selon leur importance et les enjeux qu’elles ont pu revêtir pour les grandes puissances. Il permet également de dresser un état du monde et des principaux rapports de force en vigueur, dans sa dernière partie, mettant en lumière l’émergence sur la scène mondiale de puissances comme la Turquie ou l’Indonésie, mais

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aussi l’importance des questions liées à la gouvernance mondiale, à l’environnement et à la globalisation économique et financière. En conclusion, cet ouvrage apparaît comme un excellent instrument de travail pour toute personne s’intéressant aux questions géopolitiques et stratégiques. Appuyée par une cartographie particulièrement soignée, ce livre, rédigé dans un style clair et accessible, répond parfaitement à son objectif car « il comble un vide et retrace une géohistoire éclairante sur le monde en train de se refaçonner ».

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Johann Chapoutot,Le meurtre de Weimar Presses universitaires de France, 2010, 129 pages

Nicolas Texier

1 Parmi les événements qui jalonnent la fin de la République de Weimar, Johann Chapoutot décide de retenir le meurtre d’un ouvrier communiste perpétré par cinq SA en Silésie. Cet événement intervient à une période (été 1932) marquée par les violences politiques qui font une centaine de morts, et appartient au cortège des faits historiques (démission du dernier gouvernement parlementaire en mars 1930, accession d’Hitler à la chancellerie en janvier 1933, vote des pleins pouvoirs au Führer en mars de la même année) qui aboutirent à la faillite de la république et à l’instauration du régime nazi. Si Johann Chapoutot, spécialiste de l’Allemagne contemporaine, choisit de s’attarder sur une affaire crapuleuse somme toute assez mineure, c’est que cet assassinat, et les condamnations à mort des auteurs qui s’en suivent, amènent en effet Hitler à rompre pour la première fois avec le légalisme proclamé jusqu’alors et à poser, à l’occasion de la défense des meurtriers, les premières pierres d’une nouvelle légalité, dédiée non plus à l’exercice de la justice, mais entièrement tournée vers la défense du peuple allemand contre ses ennemis supposés (Juifs, communistes, libéraux, etc.) qui, dès lors, sont exclus de la communauté nationale et désignés à la vindicte de l’État. Ce faisant, Hitler réagit autant en fonction de l’impatience ressentie dans son parti lorsque les victoires électorales ne se traduisent pas par son accession aux plus hautes fonctions de l’État, que par opportunisme, afin de contenter l’aile révolutionnaire du NSDAP que représente encore la SA. Avec cet ouvrage, Johann Chapoutot a en effet écrit à la fois un essai lumineux sur la chute de Weimar, et l’esquisse d’une histoire du parti nazi, de ses antagonismes et de la constitution progressive de son idéologie.

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Hervé Coutau-Bégarie, L’Amérique solitaire ? Les alliances militaires dans la stratégie des États-Unis Économica, 2010, 124 pages

Mathieu Le Hunsec

1 En posant la question d’une éventuelle solitude de l’Amérique sur la scène internationale, Hervé Coutau-Bégarie présente son ouvrage comme une contribution à l’étude de la culture stratégique américaine. Allant au-delà des clichés, il brosse un historique du regard de Washington sur les alliances militaires. L’auteur démontre, contre la vision européenne de la politique américaine, que la puissance actuelle des États-Unis est le résultat d’une stratégie consciente, soigneusement définie, puis mise en œuvre. Témoignant d’une profonde connaissance de la culture américaine, l’auteur insiste sur l’influence combinée, et antithétique aux yeux des Européens, du moralisme et du réalisme. Le messianisme protestant, concrétisé par le sentiment d’avoir un modèle objectivement meilleur, se combine avec un indiscutable réalisme dans l’appréciation des intérêts de Washington. Hervé Coutau-Bégarie s’attache donc à démontrer l’influence de la culture américaine sur les pactes contractés. Aux circonstances toujours changeantes, des facteurs culturels profondément enracinés expliquent selon lui les points communs de la politique américaine sur le long terme. Ces éléments transparaissent clairement lorsque l’auteur passe au crible le réseau d’alliance militaire américain tissé à travers le monde, du Pacifique à l’Amérique latine, en mettant en valeur les règles suivies par Washington dans ce domaine : ne pas se lier par un engagement automatique, ne pas aliéner sa liberté d’action au profit d’un allié, ne retenir que des traités géopolitiquement et « géostratégiquement » utiles, privilégier les rapports bilatéraux dans le but d’établir un rapport de clientèle, voire de domination. Dans ce cadre, Washington cherche également à contrecarrer tout essai de constitution de blocs régionaux. L’OTAN, qui bénéficie d’un développement particulier, est également présentée comme un instrument de contrôle, voire de domination. Sa survie au-delà de l’effondrement de l’URSS illustre, selon Hervé Coutau-Bégarie, la division des Européens et la continuité de la stratégie américaine. Les alliances

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militaires sont ainsi vues comme l’un des piliers de l’influence de Washington et l’un des plus grands obstacles à la construction d’une Europe unie.

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Christophe Dutrône, Ils se sont battus. Mai -juin 1940 Éditions du Toucan, 2010, 220 pages

Benjamin Doizelet

1 S’inscrivant dans le cadre du 70e anniversaire de l’année 1940 et de la réhabilitation des combattants français, voici un imposant ouvrage qui s’annonce d’emblée comme « le seul beau livre nourri d’inédits parmi toutes les publications liées à la commémoration des 70 ans ». L’auteur, Christophe Dutrône, est le rédacteur en chef de la revue Ligne de front et fait partie de la génération de jeunes historiens passionnés par les conflits du XXe siècle. Le texte présente une excellente synthèse des opérations militaires : chaque phase de la campagne est expliquée très clairement et donne une vue globale des opérations terrestres de la Belgique aux Alpes. Des témoignages de combattants apportent un relief humain aux événements relatés. Une mention particulière serait à donner au chapitre thématique sur les crimes de guerre allemands qui a le mérite d’offrir une synthèse sur un sujet méconnu. Ces exactions ont eu pour victimes des civils et des militaires français et britanniques mais aussi et surtout, des soldats des troupes coloniales françaises pour des motifs raciaux. On apprend ainsi que « 1 500 à 3 000 tirailleurs sénégalais ont été assassinés de sang froid » pendant la campagne. L’iconographie fait principalement appel à des photographies amateurs françaises. Certaines de ces photographies sont exceptionnelles comme ces deux instantanés de la destruction d’un Panzer IV à bout portant par un canon de 25 mm à Stonne le 15 mai, où les deux clichés pris sur le vif de soldats du 57e RI venant de capturer des soldats allemands le 9 juin. Une partie des photographies rappelle que les soldats allemands étaient très nombreux à emporter un appareil photo dans la poche de leur vareuse, ce qui était plus rare dans l’armée française. L’issue des combats fut, bien entendu, également responsable de la rareté des images françaises de la campagne. En conclusion, voici un beau livre pour se souvenir que les soldats français se sont battus et souvent de manière admirable en 1940, un livre servi par une mise en page agréable ou le format des photographies permet d’en apprécier les moindres détails, alors que les témoignages plongent le lecteur dans l’esprit d’une époque. L’auteur aurait

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cependant gagné à effectuer des recherches sur les sources qui lui auraient permis d’ajouter de l’inédit à sa synthèse.

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Évelyne Gayme, Les prisonniers de guerre français. Enjeux militaires et stratégiques (1914-1918 et 1940-1945) Économica, 2010, 185 pages

Jean-François Dominé

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1 Une évidence : le prisonnier de guerre est un combattant neutralisé et quelques images de captifs célèbres, Vercingétorix, Jean le Bon ou Napoléon Ier, ont longtemps occulté les enjeux que représentent les prisonniers de guerre. Ces derniers sont d’abord des forces combattantes enlevées à l’ennemi ; ensuite, ils peuvent livrer des secrets militaires ; enfin, ils constituent une éventuelle monnaie d’échange. Tel est le premier enjeu. Le second tient à la conduite des autorités militaires envers ses soldats faits prisonniers. Les abandonner risque d’affecter le moral des troupes comme celui de l’arrière. Les décrire comme de mauvais éléments qui ont cessé de se battre est possible mais dangereux s’ils sont nombreux. Enfin, les prisonniers eux-mêmes détiennent le troisième enjeu. En tant que militaires, ils doivent tenter de s’évader afin de reprendre le combat. En outre, ils sont susceptibles de fournir des renseignements sur l’ennemi. Évelyne Gayme s’attache ici au cas des prisonniers de guerre français des deux guerres mondiales (600 000 hommes pour la première, 1 800 000 pour la seconde). Son ouvrage s’inscrit dans une abondante lignée car, depuis les années 1980, les historiens se sont emparés du sujet. Ces deux conflits ont été les premiers à devoir respecter des règles de comportement vis-à-vis des prisonniers, règles de droit humanitaire édictées depuis le milieu du XIXe siècle. Évelyne Gayme utilise une méthode classique : analyse des conventions de La Haye et de Genève, exploitation des fonds d’archives, consultation de la presse. Mieux. Elle reconstitue leur image à travers la littérature, le cinéma et la chanson, sans oublier les témoignages d’anciens prisonniers ou de leurs descendants. Finalement, les deux conflits majeurs du XXe siècle ont été exceptionnellement attentifs au sort des prisonniers, ce qui n’est pas le cas des suivants, soit par ignorance du droit humanitaire, soit qu’aux yeux des belligérants, il s’agisse d’opérations de maintien de l’ordre. Évelyne Gayme livre une étude solidement documentée sur une question toujours d’actualité.

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Berna Günen (commentaires et annotations), Tuê Tang (cartes), Erwin Rommel. La guerre sans haine, carnets Nouveau monde éditions,2010, 475 pages

Jean-François Dominé

1 La première édition des carnets du maréchal Rommel date de 1953. Elle avait été préparée par sir Basil Liddell Hart (traduction française en 1960). Grâce aux analyses de Berna Günen, cette réédition permet d’abord de mieux comprendre le mythe construit autour de Rommel par Goebbels, Churchill puis Speidel, pour, respectivement, donner un héros à la Wehrmacht, se créer un adversaire d’exception, opposer les soldats courtois de la Wehrmacht aux brutes SS à l’heure où la guerre froide exigeait de redonner une armée à l’Allemagne. Le fait est que, jusque vers 1980, la figure de Rommel est unanimement respectée. Surgit alors une querelle d’historiens qui écorne la légende. Rommel devient un exécutant aveugle des ordres d’Hitler ou un traître impliqué dans l’attentat du 20 juillet 1944, ses succès militaires tiennent plus à la chance qu’à son talent stratégique. La presse s’en mêle. Les biographies récentes poursuivent le débat. Mais c’est dans les carnets eux-mêmes que se trouve la vérité du personnage. Ils comprennent trois parties : « La France, mai-juin 1940 » ; « L’Afrique du Nord, février 1941-juillet 1942 » ; « L’Afrique du Nord, juillet 1942-mai 1943 ». Pour un non spécialiste des questions militaires, leur lecture est facilitée par le style net, rapide, percutant. Rommel sait reconnaître les mérites de ses adversaires. Il ne cherche pas à se donner le « beau rôle », encore qu’il cherche, par moments, à justifier des décisions tactiques intempestives voire contraires aux ordres reçus. Très apprécié du Führer, Rommel comptait bon nombre d’ennemis parmi ses pairs. C’est à eux qu’il devra sa condamnation à mort après l’attentat manqué du 20 juillet 1944. Il est remarquable que, dans la lutte contre les partisans, Rommel juge inefficaces et même dangereuses les représailles contre les otages, attitude qui tranche avec les pratiques nazies dans les territoires occupés. Ces carnets restituent l’image d’un homme dénué de tout parti pris

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idéologique, soucieux de faire correctement son métier de soldat, un véritable chef de guerre.

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Arnaud-Dominique Houte, Le métier de gendarme au XIXe siècle Presses universitaires de Rennes, 2010, 319 pages

Édouard Ebel

1 Cet ouvrage est le produit d’une thèse soutenue en 2009 sous la direction conjointe des professeurs Jean-Noël Luc et Jean-Marc Berlière. Arnaud-Dominique Houte s’interroge sur le métier de gendarme entre 1830 et 1914. Il appuie sa démonstration sur une vaste documentation d’archives et de sources imprimées. La synthèse des dossiers figurant principalement aux Archives nationales, aux Archives départementales et au SHD, combinée au panorama très complet des sources imprimées, a permis de dresser un portrait précis et complet de la gendarmerie au XIXe siècle. L’auteur fonde sa recherche sur un corpus de plus de trois mille gendarmes. Cette prosopographie lui permet d’approcher les gendarmes au plus près. Arnaud-Dominique Houte nous propose une histoire sociale et culturelle de la gendarmerie, attentive à la sociologie du groupe, mais qui présente également l’intérêt d’aborder les questions liées à l’imaginaire du corps et aux représentations internes et externes de la gendarmerie. Le plan de l’ouvrage, chrono-thématique, dresse dans un premier temps un tableau de la gendarmerie entre 1830 et 1880. L’auteur s’interroge sur l’identité des gendarmes et leurs relations avec le pouvoir politique. La gendarmerie du premier XIXe siècle demeure un pilier du pouvoir et une force naviguant entre loyalisme et légalisme. Ce portrait institutionnel est complété par une photographie du groupe dans la seconde partie. La formation professionnelle se met peu à peu en place au cours du XIXe siècle, elle permet à une institution décentralisée d’agir de manière identique sur l’ensemble du territoire. Petit à petit émerge la figure d’un gendarme national. Si le système de commandement se fonde sur le paternalisme, la discipline demeure très stricte. Le XIXe siècle n’est-il pas, selon la formule d’Arnaud-Dominique Houte, celui des punitions et d’une tutelle consentie ? Ce processus se renforce encore après 1880, « quand les pénalités perdent en dureté ce qu’elles gagnent en fréquence ». Dans un dernier temps, l’auteur évoque la période de la « synthèse républicaine ». Celle-ci s’effectue non sans difficultés. Le souvenir du 2 décembre 1851 et le rôle joué par certains gendarmes lors des élections de 1877 renforcent la méfiance du pouvoir, qui atteint un point culminant

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autour des années 1880, mais qui s’infléchit par la suite pour laisser la place au « temps de la neutralité ». La docilité multiséculaire de la gendarmerie – s’incarnant dans le modèle d’une gendarmerie prétorienne – opère sa mutation en une fidélité sans faille à l’autorité de la loi. Le modèle d’une gendarmerie républicaine, s’accompagnant d’une nouvelle culture du service public, se met alors en place. Aux représentations traditionnellement ironiques, voire négatives de la gendarmerie, succèdent également des images positives, notamment dans le rôle que cette institution est amenée à jouer dans la « Revanche ». Pourtant, la Belle Époque est le moment d’une remise en question de la gendarmerie sur fond de crise – dans le domaine judiciaire notamment avec les retombées de l’affaire Vacher – et de recomposition du métier. Le modèle mutualiste et l’apparition d’une presse des retraités ont des incidences évidentes sur le fonctionnement de l’arme, et notamment sur la mise en place d’un esprit de corps qui prend peu à peu les formes et les contours du corporatisme. La modernisation du métier engendre enfin des dialectiques complexes : la gendarmerie doit-elle privilégier son caractère militaire ou bien tracer son sillon dans le cadre de son activité judiciaire et sociétale ? Ce livre, d’une intelligence et d’une richesse absolument remarquables, explore les transformations du métier de gendarme, dans un paysage politique et social qui lui aussi évolue continuellement, dans le cadre d’un renforcement de l’État, de la modernisation des campagnes et du développement du sentiment national. En croisant l’analyse sociale du groupe avec les pratiques professionnelles, l’auteur est parvenu à mettre en lumière ces transformations. Plus encore, Arnaud-Dominique Houte nous livre un portrait saisissant et tout en finesse de ces évolutions, du rapport entre la gendarmerie et le pouvoir politique, mais aussi des changements internes et structurels propres à la gendarmerie. Il analyse les oscillations d’une institution – accompagnant tantôt les évolutions de la société ou lui étant confrontée – et les répercussions évidentes de ces mutations sur la carrière et la vie des soldats de la loi. À l’heure où la gendarmerie subit de profonds changements, ce livre apporte un éclairage historique essentiel, permettant de mieux comprendre les débats actuels sur l’institution.

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Jean-Charles Jauffret, Afghanistan 2001-2010, Chronique d’une non-victoire annoncée Autrement, 2010, 275 pages

Ivan Cadeau

1 L’ouvrage du professeur Jauffret constitue une très bonne synthèse des événements survenus en Afghanistan depuis l’intervention des Occidentaux à l’automne 2001. Après un chapitre introductif bienvenu présentant le théâtre des opérations et le « défi de la montagne », omniprésent, l’auteur insiste sur l’absence d’unité du peuple afghan, composé d’ethnies qui diffèrent par leur culture propre et, parfois, par leur religion, musulmans chiites et sunnites cohabitant, en effet, difficilement. Le rappel des 20 années de guerre civile et de l’occupation soviétique qui ont précédé l’intervention des Nations unies et de l’OTAN rend, par ailleurs, intelligible les difficultés futures auxquelles vont se heurter les soldats de la coalition dans leur combat contre les Talibans. Après avoir retracé la chronologie des opérations qui suivent l’immédiat 11 septembre 2001, l’ouvrage aborde le conflit d’une manière plus thématique. Il se révèle ainsi sans concession pour l’OTAN, organisme qui selon les mots prononcés par un général canadien en 2004 a « atteint l’état de cadavre, de décomposition » ; l’auteur critique ensuite, en faisant référence à certaines guerres passées, dont celle d’Algérie, la non- application des principes de la guerre chers aux écoles de guerres occidentales. Si le livre de J.-C. Jauffret se veut être la « chronique d’une non-victoire annoncée », il s’achève néanmoins par différents scénarii de sorties de crise, qui se présentent comme autant de compromis réalistes. La grande force de cet ouvrage est de présenter de manière claire et pédagogique les raisons de l’engagement de la coalition internationale en Afghanistan, sans jamais tomber dans la complaisance, ni l’excès de pessimisme.

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Olivier Lowczyk, La fabrique de la paix. Du Comité d’études à la Conférence de la Paix,l’élaboration par la France des traités de la Première Guerre mondiale Économica, 2010, 534 pages

Jean-François Dominé

1 Olivier Lowczyk s’attaque ici à un sujet encore peu exploré. Le Comité d’études est créé en 1917 par Aristide Briand afin de préparer des dossiers techniques définissant les visées territoriales de la France en cas de victoire alliée. Composé de 33 universitaires, historiens et géographes, animé par Lavisse et Vidal de La Blache, cet organisme reste en activité pendant 28 mois (du 23 février 1917 au 22 juin 1919 sans qu’aucune décision officielle ne mette fin à ses travaux), produit 59 mémoires groupés en deux volumes totalisant environ 1 500 pages, ainsi que deux atlas. Or, ce gigantesque labeur n’est pratiquement pas utilisé par la délégation française qui siège à la Conférence de la Paix. Plus surprenant, ce Comité d’études reste oublié de tous jusque dans les années 1990. Olivier Lowczyk enquête sur cette double disparition. À l’époque, elle s’explique par trois raisons : d’abord, le caractère strictement universitaire du Comité où ne figure aucun diplomate ; ensuite, la mainmise de Clemenceau et Tardieu sur la délégation française qui le marginalise ; enfin, la nature hétérogène des rapports qu’il donne les rend malaisément exploitables. Par la suite, les membres du Comité, comme atteints d’amnésie, effacent purement et simplement l’épisode. Les historiens l’ignorent superbement. Pour finir, les archives du Comité sont introuvables. O. Lowczyk tente de mesurer l’influence exercée par le Comité d’études en comparant ses données éparses aux sources officielles (archives du ministère des Affaires étrangères et archives privées d’André Tardieu). Il peut alors retracer le processus conduisant aux traités qui ont mis fin à la Première Guerre mondiale. Il s’articule autour de cinq principes : les nationalités, l’histoire, la géographie, l’économie et la stratégie. Sur une période

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souvent étudiée, Olivier Lowczyk apporte un éclairage novateur, tant par le choix du thème que par la méthode d’analyse. Sont à noter une solide documentation et six cartes illustrant le propos.

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Paul Malmassari, Les trains blindés français 1826-1962. Étude technique et tactique comparée Éditions Soteca, 2010, 271 pages

Luc Binet

1 Fruit de longues années de recherches, cet ouvrage du lieutenant-colonel Malmassari va permettre de combler le vide en matière de connaissance sur les trains blindés français. En 1989, l’auteur avait déjà publié un ouvrage, aujourd’hui épuisé, consacré aux trains blindés de tous les pays (Les trains blindés 1826-1989, éditions Heimdal). Ce dernier fait aujourd’hui encore référence en matière de publication francophone sur le sujet. Le présent ouvrage est la version grand public d’une thèse de doctorat soutenue en 2007. Très abondamment illustré par de nombreuses photos inédites (dont beaucoup proviennent de la collection personnelle de l’auteur), l’ouvrage nous présente de nombreux schémas originaux issus des archives. Lorsque l’on évoque la question des trains blindés français, le seul train blindé français qui vienne immédiatement à l’esprit est celui de la Légion étrangère en Indochine improprement appelé la « rafale ». En fait, la « rafale » est un concept d’emploi et la Légion ne fut pas la seule à le mettre en œuvre. Force est de constater que la France de 1826 à la guerre d’Algérie a toujours utilisé des trains blindés, sur quasiment tous les théâtres d’opérations. Pour l’auteur, le train blindé constitue l’ancêtre du char de combat bien avant de devenir le moyen de lutte contre-insurrectionnelle des guerres coloniales et de décolonisation. Il constitue de fait jusqu’à la Première Guerre mondiale une force de frappe mobile que l’on peut rapidement déplacer d’un point à un autre pour renforcer, par exemple, les intervalles entre places fortifiées. Par ailleurs, on pourra constater que le train blindé est un concept interarmes avant l’heure, les équipages comprenant des sapeurs, des fantassins, des transmetteurs et des cavaliers, c’est un véritable GTIA sur rail. Les concepts de « train blindé » et de « bataille du rail » sont ici étudiés dans leur globalité, de nombreuses innovations techniques destinées à augmenter l’efficacité de ce système d’arme jusqu’aux moyens employés pour le contrer : matériel destiné à détruire les voies, mines et pièges divers utilisés par les partisans, etc. Les techniques et tactiques

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mises au point sont abondamment commentées au travers des archives et des rapports d’utilisateurs découverts dans les archives de Vincennes, Châtellerault et même des constructeurs. Les plans et archives inédits présentés ici permettront peut-être de faire ressurgir quelques nouvelles informations. Souhaitons que cela soit le cas, par exemple, pour les trains blindés du Maroc en 1940 dont les archives sont nombreuses et détaillées, mais dont il a été impossible de trouver la moindre photographie jusqu’à présent. La partie consacrée à la guerre d’Algérie est captivante. Elle met en lumière une face oubliée de cette guerre dans laquelle les soldats français chargés de la protection des voies ont payé un lourd tribut afin que le ravitaillement continue de parvenir aux confins du pays. L’ouvrage se termine sur l’utilisation des trains blindés lors du conflit des Balkans et notamment sur l’emploi d’un de ces trains par le 3e régiment du génie. Ce livre est publié quasiment en même temps que disparait le dernier régiment ferroviaire de l’organigramme de l’armée française. Est-ce la fin d’une histoire ? Rappelons que lors de la dernière vague d’attentats islamistes en France, les trains avaient bien sûr constitué un objectif de choix. Les draisines de surveillance devront peut-être à nouveau sécuriser les voies…

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Constantin Melnik, De Gaulle, les services secrets et l’Algérie Nouveau monde éditions, 2010, 464 pages

Benoît Haberbusch

1 La disparition inexorable des derniers grands acteurs de la guerre d’Algérie, à l’image du général Bigeard décédé en juin 2010, rend leur parole d’autant plus précieuse pour l’historien. Aussi le livre de Constantin Melnik, conseiller pour la sécurité et le renseignement à Matignon de 1959 à 1962, offre-t-il un intérêt particulier. S’appuyant sur son témoignage publié en 1988 sous le titre 1 000 jours à Matignon, l’auteur propose une mise en perspective de son expérience grâce à l’intervention de deux historiens. L’avant-propos d’Olivier Forcade, lui-même issu d’une réédition des actes du colloque tenu en 2002 sur Michel Debré, permet de confronter le discours de Constantin Melnik aux archives du Premier ministre. L’entretien avec Sébastien Laurent fournit de nombreux éclaircissements sur le contexte de la parution de 1000 jours à Matignon et sur d’autres sujets tels que le service de documentation extérieure et de contre-espionnage (SDECE). En plus de ces deux ajouts, la version de 2010 comprend aussi les articles publiés sur Constantin Melnik entre 1960 et 1961 ainsi qu’une postface où Constantin Melnik livre de nouveaux commentaires caustiques sur le pouvoir des premières années de la Ve République. Au final, l’intérêt de ce livre dépasse largement le cadre du renseignement et de la guerre d’Algérie grâce à la proximité de l’auteur avec le plus haut niveau de l’État des années gaulliennes.

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Anne-Marie Pathé, Yann Potin, Fabien Theofilakis (présenté par), Archives d’une captivité 1939-1945. L’évasion littéraire du capitaine Mongrédien Textuel, coll. « En quête d’archives», 2010, 160 pages

Jean-François Dominé

1 Officier de réserve, Georges Mongrédien (1901-1980) est mobilisé fin août 1939 et affecté au 1er bataillon du 80 e régiment d’infanterie. Fait prisonnier le 16 juin 1940, libéré le 22 avril 1945, il regagne Paris le 1er juin suivant après un long périple à travers l’Allemagne. Il aura passé près de cinq ans (1 769 jours exactement) en captivité. Jour après jour, il n’a cessé de tenir un journal. Il a également, afin de combattre « l’abrutissement » et « la décrépitude intellectuelle » qui guettent les prisonniers, joué le rôle d’animateur culturel à l’Oflag XI A d’Osterode am Harz (région de Hanovre) puis à l’ Oflag IV D d’Elsterhorst bei Hoywerswerda, en Silésie et à l’Oflag IV C, au château de Colditz, vers Leipzig. Un Oflag est un camp réservé aux officiers qui ne peuvent être employés comme travailleurs. Avec ses camarades, parmi lesquels le philosophe Jean Guitton,il organise des représentations théâtrales et conférences. Il rédige la revue des cahiers de l’Oflag. Grand lecteur, il exerce en outre les fonctions de bibliothécaire du camp. C’est aussi un auditeur et un spectateur assidu. Les conférences de ses compagnons, la presse, la radio, nourrissent sa propre réflexion. À son retour, il détient un « ensemble de papiers et d’objets hétéroclite » (revue du camp, textes de conférences, affiches, menus et son propre journal) que son fils Jean confiera à l’Institut d’histoire du temps présent, le transformant ainsi en un fonds d’archives. Les « souvenirs de guerre et de captivité par le capitaine d’infanterie Georges Mongrédien devenu OPG [officier prisonnier de guerre] 2365 » comprennent quatre parties : le parcours de Mongrédien, le contenu de son journal, la finalité de sa démarche, un récapitulatif abondamment

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illustré. L’intérêt de cette publication est double : l’aventure de Georges Mongrédien en elle-même et la réflexion que suscite un tel fonds d’archives.

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Rémy Porte, François Cochet (dir.), Ferdinand Foch (1851-1929), « Apprenez à penser » Éditions Soteca, 2010, 483 pages

Max Schiavon

1 Voilà un livre fort intéressant qui permet de revisiter une personnalité éminente de la première moitié du XXe siècle. Plus exactement, il s’agit de la publication des actes d’un colloque qui s’est tenu en novembre 2008 à l’École militaire à Paris. Organisé par Rémy Porte et François Cochet, il a réuni 25 historiens de plusieurs nationalités. Si toutes les interventions apportent leur pierre à une meilleure connaissance du grand homme, nous tenons à en relever quelques-unes. François Cochet s’interroge d’emblée pour savoir s’il est possible de dresser un portrait exact de Foch, compte tenu de l’hagiographie dont il fait l’objet, notamment dans l’immédiat après-guerre. Ses conclusions nous montrent un homme qui a évolué au fil du temps, non pas pétri mais doté de quelques contradictions. Martin Motte ouvre le procès pour savoir si Les principes de la guerre, ouvrage majeur du général Foch, est à condamner, a minima à juger comme caduque. Sont appelés à la barre, Raymond Aron et Liddell Hart entre autre. Finalement, l’auteur conclut par une relaxe. Les théories de Foch, vieilles d’un siècle, ont pris des rides, mais certains axiomes sont toujours vrais, notamment ceux concernant la force morale, tout comme la nécessité d’un important travail intellectuel pour l’officier. Le général Bach, chiffres à l’appui, émet l’hypothèse que Foch, au cléricalisme affiché sinon ostentatoire, a sans doute été freiné dans son avancement avant la guerre. Le rapport du maréchal aux hommes politiques est aussi analysé et l’on découvre ici un général puis un maréchal qui perd ses repères face à eux et ne parvient pas à ses fins. Le général américain Doughty explore très naturellement les rapports complexes et souvent difficiles entre Foch et Pershing. Pourtant Foch parviendra presque toujours à amener le général américain à ses vues, gardant l’œil rivé sur les résultats à atteindre. Le lieutenant-colonel Porte explique la « difficile marche vers le commandement unique ». Dans ce cadre, Foch apparaît comme un des seuls à savoir embrasser l’ensemble du problème stratégique. Même après sa désignation au poste

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suprême, il doit constamment affirmer sa volonté afin de se faire obéir de ses subordonnés. Signalons enfin l’analyse novatrice de Tatiana Konovalova-Martin concernant les rapports de Foch avec la Russie bolchévique. Somme toute cet excellent livre, très dense et qui aurait mérité un index, permet de se faire une idée plus nuancée, ce qui ne signifie pas amoindrie, du maréchal Foch.

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Olivier Wievorka, Une certaine idée de la Résistance. Défense de la France, 1940-1949 Seuil, coll. « L’univers historique », (1995) 2010, 407 pages

Jean-François Dominé

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1 L’intérêt des Français pour la Résistance ne se dément pas, mais il est loin d’être partagé par les historiens – pour diverses raisons : réticences des acteurs à s’exprimer sur leur action passée, manque de sources fiables, implication de certains mouvements dans l’action politique. Tel est le constat qui incite Olivier Wievorka à mettre en évidence, à travers le cas de Défense de la France (DF), les caractères généraux de la Résistance française. Cinquante ans après la guerre, les passions se sont apaisées, les bouches s’ouvrent plus facilement. L’auteur s’attache donc suivre le mouvement de Philippe Viannay et Robert Salmon, sa naissance, son développement progressif à travers la France occupée, ses moyens d’action – principalement le journal éponyme. Car, pour Viannay et ses amis, la Résistance est d’abord spirituelle. Il ne néglige pas pour autant les raisons qui ont poussé les membres de DF à choisir l’engagement (germanophobie, bellicisme, choc de la défaite de 1940, voire tout simplement le goût de l’aventure). Les relations entre DF et Londres, la marginalisation du mouvement malgré sa loyauté envers de Gaulle, ne sont pas oubliées. DF demeure pétainiste jusqu’en novembre 1942 puis marque sa préférence pour Giraud. Bref, son ralliement à de Gaulle est tardif et peu enthousiaste, ce qui peut expliquer l’ostracisme dont il est victime. Par ailleurs, la répression policière, guidée par la délation ou les maladresses des membres de DF, frappe le mouvement. Wievorka en fait l’analyse précise. Enfin, et c’est son grand mérite, l’auteur s’intéresse à la vie du mouvement après la Résistance. La création du journal France-Soir peu couronnée de succès, la tentation de jouer un rôle politique, également peu concluante. Cela montre les difficultés des mouvements de la Résistance à s’adapter au temps de l’après-guerre. Cette monographie, étayée par la consultation de nombreuses sources d’archives publiques et privées réussit son pari : par-delà DF, elle parle de la Résistance dans son ensemble.

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