STEVEN JEZO-VANNIER FRANK SINATR A UNE MYTHOLOGIE AMÉRICAINE

LE MOT ET LE RESTE

STEVEN JEZO-VANNIER

FRANK SINATRA une mythologie américaine

le mot et le reste 2019 À Caroline, qui partage ma vie, excepté les soirées que j’ai consacrées à ce livre. « Gatsby avait foi en cette lumière verte, en l’avenir orgastique qui, d’année en année recule devant nous. Il nous a échappé cette fois ? Qu’importe. Demain, nous courrons plus vite, nous tendrons les bras plus loin, et un beau matin… C’est ainsi que nous avançons, barque à contre-courant, sans cesse, ramenés vers le passé. »

Gatsby Le Magnifique, Francis Scott Fitzgerald

« TOUT OU RIEN »

« Tu veux boire quelque chose Frank ? », demande un assistant avant le concert. « Oui, merci, j’aimerais une vodka… » Au fil des décennies, l’alcool a façonné le personnage de Sinatra et sa voix de baryton, chantant la déception amoureuse dans les volutes de Camel sans filtre, accoudé au piano, un verre de Jack Daniel’s à la main. L’image a fixé la légende. Depuis ses débuts fracassants en 1942, est The Voice. Il doit tout à sa voix soyeuse et enveloppante. Tantôt majestueuse, tantôt mélancolique, toujours sincère et pénétrante, elle est hantée par les fantômes et les fantasmes d’une vie menée à pleine vitesse. Sinatra existe grâce et à travers cette voix. Il en maîtrise les contours et la force, il sait comment jouer de son grain feutré avec élégance pour envoûter son public. Il la travaille avec des exercices quotidiens et la ménage au besoin, en inhalant de la vapeur d’eau, en arrêtant de fumer et de boire plusieurs jours avant d’enregistrer un album ou quelques heures avant un concert. Il rappelle l’assistant : « Ça ou une tasse de thé chaud. » Sur scène, il troque volontiers le whisky pour du thé au miel – l’illusion est parfaite. Ce ne sera pas nécessaire ce soir-là. Il se ravise : « Oublie le thé, mieux vaut l’alcool. » Après trente ans de carrière au sommet, il a toujours le trac. Sous des airs assurés, le chairman of the board 1 est un peu tendu en ce dimanche 13 juin 1971, à quelques heures de son passage. Il est

1. « Président du conseil », surnom donné à Frank Sinatra dans les années soixante par le DJ new-yorkais William B. Williams pour décrire son atti- tude en studio. Chef de bande et businessman, il a acquis une stature de boss dans l’industrie culturelle.

« Tout ou rien » 9 pourtant monté des milliers de fois sur scène, donnant jusqu’à onze représentations par jour dans les années quarante. Des clubs inti- mistes aux salles les plus prestigieuses, Sinatra est dans son univers sur scène, sous les projecteurs, entouré des meilleurs musiciens. Ce concert à l’Ahmanson­ Theater de Los Angeles pourrait n’être qu’un show de plus, donné en clôture d’une soirée de bienfaisance, au profit du Motion Picture and Television Fund. Mais ce n’est pas le cas. Deux mois plus tôt, il a annoncé que ce concert serait le dernier. Il a décidé de raccrocher les gants à cinquante-cinq ans, au faîte de sa gloire. C’est un acteur multi-oscarisé présent dans cinquante-huit films ; un interprète au succès planétaire, comptant une centaine d’albums et près de deux mille titres à son réper- toire. Lancé à la fin des années trente, il a survécu au temps des big bands, du swing et des crooners. Il a vu naître et mourir le rock’n’roll, les Beatles, la British Invasion et le Summer of Love. Il a résisté à toutes les modes qui prétendaient le détrôner. Son succès s’est même renforcé au fil des décennies et des albums, en dépit des scandales à répétition et de rares échecs commerciaux. L’ampleur et la longévité de sa renommée sont sans équivalents dans l’histoire de la musique contemporaine. Frank Sinatra n’est pas seulement le meilleur dans sa catégorie, il est aussi le seul 1. En 1971, ses excès n’ont encore rien entamé de sa voix ni de sa forme physique, mais il ne veut pas risquer de voir sa chance tourner. Amateur de poker, il confie au journaliste Thomas Thompson : « J’ai été servi. J’en ai eu assez. Et peut-être que le public aussi. » 2 Il veut passer la main tant que la décision lui appartient. Toute sa vie, Frank Sinatra a tenu à garder le contrôle, à rester maître du jeu.

Thompson couvre cet adieu pour le magazine Life. Dans la loge de l’artiste, il assiste au défilé des stars à l’affiche de la soirée. Sinatra échange quelques bons mots avec ses amis Cary Grant, Don Rickles et Bob Hope. Il embrasse son vieux complice Sammy

1. Formule empruntée au manager Bill Graham à propos du Grateful Dead. 2. Thomas Thompson, « Frank Sinatra’s swan song », Life, 25 juin 1971. Le chanteur fait la une du magazine qui titre « Sinatra says good-by and amen, a farewell to 30 very good years ».

10 FRANK SINATRA, UNE MYTHOLOGIE AMÉRICAINE Davis Jr. et la princesse Grace de Monaco, avec qui il jouait dans Haute Société en 1956. Sinatra se remémore le chemin parcouru avec son fidèle guitariste Al Viola, qui joue à ses côtés depuis vingt-cinq ans. Les deux hommes répètent « Try A Little Tenderness », un standard des années trente. Ils passent en revue la setlist du show. Frank Sinatra l’a conçue avec la plus grande attention. À travers onze chansons, il veut retracer l’ensemble de son parcours, sa carrière musicale et sa vie intime. Les artistes se sont succédé toute la soirée sur scène. Barbra Streisand termine sa prestation aux alentours de minuit ; il est temps pour Sinatra de finaliser sa tenue. L’humoriste Don Rickles lance : « Que quelqu’un aide le vieil homme à mettre sa veste. Place ! Faites place au vieux. Aidez-le à partir sous les feux de la gloire. » Le chanteur vérifie sa coiffure et son maquillage, ajuste son nœud papillon et enfile son smoking noir avec une infinie précaution, suivant des gestes millimétrés, répétés des centaines de fois. Sinatra a depuis longtemps l’habitude de mettre son pantalon en descen- dant d’une table, aidé par son domestique. Le rituel ne doit rien à la superstition. Il s’est toujours habillé au dernier moment, pour éviter le moindre pli sur son costume. Plus que jamais, tout doit être parfait pour l’entrée en scène. Bob Hope tente de faire redes- cendre la pression : « Tu présentes bien, pour un vieil homme. » Au micro, l’actrice Rosalind Russell remercie l’assistance pour sa générosité et annonce : « J’ai une autre mission, ce n’est pas la plus joyeuse pour moi, car cela concerne l’un de nos amis. Il a pris une décision, une décision qui ne nous réjouit pas, parce que nous l’aimons. Mais il a travaillé longtemps et dur, avec sa tête, avec sa voix et surtout avec son cœur. Il s’est donné pendant trente ans et nous avons été chanceux de l’avoir. Nous aurons toujours ses disques… Et après tout, nous l’avons toujours lui, ses yeux bleus, son sourire. Mais il est temps de ranger les mouchoirs et de retenir les pleurs, pour souhaiter à ce grand entertainer, le plus grand du xxe siècle… » À ces mots, un tonnerre d’approbation monte de la salle. Émue, Rosalind Russell poursuit : « Lui souhaiter ne serait-ce que la moitié de toute la joie qu’il a donnée au monde. Mesdames, Messieurs : Frank Sinatra. »

« Tout ou rien » 11 Le chanteur s’avance sous les projecteurs, embrasse l’actrice et salue le public sous les acclamations. « Merci beaucoup ». Devant lui, un parterre d’amis et d’admirateurs. Toute l’aristocratie ­d’Hollywood est venue saluer son héros et modèle. Quelques politiques sont également présents, comme le vice-président Spiro Agnew, dont il est très proche. Le chanteur fait un signe discret au chef d’orchestre, l’incontournable . Les premières notes de « All Or Nothing At All » se font entendre. Sinatra annonce : « C’était le début… » Il commence à dérouler le fil de sa vie. All or nothing at all Half a love never appealed to me If your heart never could yield to me Then I’d rather, rather have nothing at all Tout ou rien du tout La moitié d’un amour ne me séduit pas Si ton cœur ne peut se livrer à moi Je préfère ne rien, rien avoir du tout

Sinatra l’a enregistrée au tout début de sa carrière, le 31 août 1939. Il n’était encore qu’un frêle chanteur de vingt-trois ans dans l’orchestre de , mais il rêvait de voir son nom au fronton de toutes les salles de New York. À cette époque, les big bands régnaient sur les ondes et sur un marché du disque encore balbutiant. À de rares exceptions, les chanteurs ne tenaient pas encore le premier rôle ; toute la lumière était captée par les chefs d’orchestre et les musiciens solistes. Frank Sinatra était sur le point de changer les choses avec « All Or Nothing At All ». La douce mélodie composée par Arthur Altman donnait l’opportu- nité de s’imposer au micro. Saisissant sa chance, il n’a eu aucun mal à s’approprier les paroles de Jack Lawrence. Sous de faux airs d’amant vulnérable, il mettait à profit son charme magnétique. Il susurrait à l’oreille de chaque auditrice, en lui réclamant un amour inconditionnel. Il n’en demandait pas moins à l’ensemble du public. Son interprétation reflétait à la fois le séducteur invé- téré et le chanteur ambitieux, déterminé à conquérir les sommets.

12 FRANK SINATRA, UNE MYTHOLOGIE AMÉRICAINE « Tout ou rien », la formule annonçait une vie et une carrière sans demi-mesure. Elle résumait aussi l’homme et son tempérament, son appétit insatiable pour l’alcool, les femmes et le pouvoir, son rapport sans compromis avec l’argent, les amis et la réussite.

« All Or Nothing At All » ne rencontra pas un grand succès en 1940, mais elle lui offrit une place dans les meilleurs orchestres et un contrat en solo chez Columbia Records. Rééditée trois ans plus tard, la chanson propulsait sa carrière, en s’écoulant à plus d’un million d’exemplaires – le premier des six cent millions de disques vendus de son vivant. Prophétique, elle lui ouvrit la voie du triomphe et des grandes salles. Les concerts se multi- plièrent à un rythme effréné à travers tout le pays. Sinatra termi- nait chaque tour de chant avec sa chanson fétiche, déchaînant un public électrisé. The Voice devint « swoonatra », le chanteur qui faisait hurler et défaillir les adolescentes. Elles patientaient des heures durant devant les théâtres, dans l’espoir d’obtenir une place ou d’apercevoir leur idole. Parfois, les rassemblements tournaient à l’émeute. La sinatramania battait son plein sous les regards médusés de ­l’Amérique de Roosevelt, une Amérique en guerre pétrie de morale et de patriotisme. C’était la première fois qu’un artiste provoquait de telles passions. C’était aussi la première fois que de telles passions se manifestaient. La tension sexuelle installée par la voix de Sinatra éveillait les appétits des teenagers. La jeunesse révélait son existence dans une explosion émotionnelle. Frank Sinatra devint une rock star avant l’heure. Il en a eu le succès, le mode de vie, les excès et l’importance pour sa génération.

« All Or Nothing At All » a montré au chanteur comment conquérir le cœur des spectateurs. Le secret réside dans l’émotion transmise à l’auditeur. Tout au long de sa carrière, Sinatra a incarné ses textes. Il a mis sa voix au service de paroles qu’il n’écrivait pas, mais qui lui ressemblaient terriblement. Il s’est livré à travers des interprétations habitées qui s’adressaient directement aux audi- teurs. Il se confiait aux hommes comme à des amis partageant­ un

« Tout ou rien » 13 verre à la table d’un club, et parlait aux femmes comme à toutes celles qu’il a aimées. Chantée et enregistrée de nombreuses fois, sublimée en 1966 par les arrangements de Nelson Riddle, « All Or Nothing At All » a accompagné Sinatra toute sa vie. En l’interpré- tant sur la scène de l’Ahmanson­ Theater, le chanteur se retourne sur son passé et lève un œil ému sur la lumière des projecteurs qui baigne son visage. Ses traits portent l’empreinte du temps passé, mais ses yeux bleus ont gardé intacte la fougue des jeunes années. Il use de leur magie sur les premiers rangs en égrainant les vers de la chanson. Lentement, son jeu gagne en puissance, soutenue par les cuivres. Maître de sa voix et de l’orchestre, Sinatra sait gérer l’intensité et faire monter la pression. Au milieu du troisième couplet, le micro est victime d’un petit problème technique – une métaphore accidentelle des premiers revers dont il a souffert. Catapultée en 1943 avec « All Or Nothing At All », la star est brutalement retombée à la fin des années quarante, abandonnée par ses fans, son label et les studios hollywoodiens. Plongé dans la dépression, noyé par la désillusion, perdu dans le tourbillon destructeur de sa relation avec Ava Gardner, il a tenté à plusieurs reprises de se suicider. « Tout ou rien », dit la chanson. En 1953, Sinatra s’est relevé avec l’aide d’obscures amitiés liées à la mafia. Avec une vitesse foudroyante, il a reconquis sa place au sommet, décroché un Oscar pour le film Tant qu’il y aura des hommes, obtenu un contrat avec Capitol Records et enregistré quelques- uns de ses plus beaux albums : Songs For Young Lovers, Swing Easy!, In The Wee Small Hours.

Sinatra ne se laisse pas déstabiliser par les problèmes techniques. Le show continue malgré les failles du micro. Le chanteur garde le contrôle avec aisance. Il accompagne le rythme d’un petit déhan- chement gracieux et d’un subtil balancement de tête qui lui est familier. Il souligne les élans de l’orchestre de la main, tout en veillant à tenir le micro à distance du menton. Il a compris très tôt que c’était une arme capable de magnifier sa voix, mais qu’elle ne devait pas occulter son sourire enjôleur et son visage mutin, des atouts aussi indispensables à son charme. Durant un peu moins

14 FRANK SINATRA, UNE MYTHOLOGIE AMÉRICAINE d’une heure, le chanteur livre des versions passionnées de ses plus grands titres, du malicieux et sensuel « I’ve Got You Under My Skin » au tendre « Nancy », en passant par le déchirant « Ol’ Man River » et l’inévitable « My Way ». Cigarette à la main, il termine avec « Angel Eyes » et ses derniers mots : « ‘scuse me while… I disappear » 1. Il n’y a pas de rappel, comme pour indi- quer qu’il n’y a pas de retour possible.

1. « Pardonnez-moi si… je disparais ».

« Tout ou rien » 15

FRANKIE BOY LA NAISSANCE D’UN CHANTEUR (1915-1944)

FIERS D’ÊTRE ITALIENS 1

Souvent interrogé sur son parcours, sur les racines de son talent, de son caractère trempé et de son engagement pour la tolérance, Frank Sinatra confie au journaliste Pete Hamill : « Le fait que je sois fils d’immigrants signifie forcément quelque chose. Comment pourrait-il en être autrement ? Pendant un temps, j’ai grandi en croyant que je n’étais qu’un gosse américain parmi tant d’autres. Puis – j’avais quoi, cinq, six ans ? – j’ai découvert que pour certains je n’étais qu’un Rital. Un métèque. Un bougnoule. (Il eut un silence vibrant de rancœur) Comme si je n’avais même pas de nom. (Un autre silence, encore plus furieux) C’est pour ça que, des années plus tard, lorsque Harry [James] a voulu me faire changer de nom, j’ai dit pas question. Je m’appelle Sinatra. Je suis Frank Sinatra, bordel ! » 2

Terre d’asile et nation d’immigrants, les États-Unis accueillent des millions de familles au xixe siècle, fuyant la misère et les persécu- tions. Elles y sont attirées par l’espoir d’une vie meilleure et les rêves de fortune que stimulent la ruée vers l’or et l’industrialisation.­

1. « We’re Glad That We’re Italian » est la seule chanson interprétée par Frank Sinatra faisant ouvertement référence à ses racines italiennes. Il la chante en duo avec Dean Martin le 14 mai 1959, lors d’un concert de charité au Moulin Rouge ­d’Hollywood. C’est une parodie de « You Oughta Be In Pictures » signée Sammy Cahn. 2. Pete Hamill, Pourquoi Sinatra, Le Serpent à plumes, 2008, pp. 41-42. Rare journaliste accepté dans l’entourage de Frank Sinatra, Pete Hamill a réguliè- rement côtoyé le chanteur à partir des années soixante.

Frankie Boy 19 À l’aube du xxe siècle, les bateaux déversent un flot continu de nouveaux arrivants sur Ellis Island, porte d’entrée de ­l’Amérique, éclairée par le flambeau de la Statue de la Liberté. Irlandais, Allemands, Polonais, Français et Italiens arrivent en masse à New York. Entre 1880 et 1910, plus de quatre millions ­d’Italiens se présentent au bureau d’enregistrement ; un tiers est Sicilien. Parmi eux se trouve un certain Giovanni Francesco Sinatra, un cordonnier d’une quarantaine d’années, débarqué le 6 juillet 1900 1, après seize jours de traversée à bord du Spartan Price. Comme tous ses compatriotes, il abandonne un pays ravagé par la famine, les émeutes et les tensions politiques. Natif du village de Lercara Friddi, un bastion de la mafia sicilienne, il a d’abord gagné Palerme avec son épouse, Rose, et leurs cinq enfants. Mais la ville n’avait aucun avenir radieux à leur proposer. Giovanni Francesco Sinatra est donc parti, seul, à la recherche d’un horizon plus clément, de l’autre côté de l’océan. Le contrôle des migrants est encore succinct à Ellis Island et les erreurs sont fréquentes sur les registres. Les agents du gouvernement ne s’encombrent pas avec les subtilités de l’état civil et distribuent des noms améri- cains aux nouveaux venus. Giovanni Francesco Sinatra devient John Sinestro 2. Avec 30 dollars en poche et l’aide de quelques contacts, il trouve un emploi et fait venir le reste de sa famille, à commencer par ses fils aînés. Le cadet, Antonino Martino 3 dit “Marty”, arrive avec sa mère et ses deux sœurs en 1903, à l’âge de neuf ans. Au cœur de Manhattan, le ghetto de Little Italy est déjà surpeuplé ; les Sinatra franchissent donc ­l’Hudson et s’installent à cinq kilomètres de là, sur les rives du New Jersey, à Hoboken. La ville bénéficie d’une importante activité industrielle, dominée par le port et la gare de triage. Francesco trouve un poste dans une chaudronnerie, avant d’intégrer une fabrique de crayons à Jersey

1. Rendues incertaines par les sources contradictoires, les origines de la famille Sinatra ont été éclaircies par Anthony Summers et Robbyn Swan dans leur biographie Sinatra, The Life en 2005 (trad. fr. Sinatra, 2006). 2. « Dans certaines versions de l’histoire, dit Pete Hamill, le nom d’origine était Sinestra », Pourquoi Sinatra, p. 59. 3. Traduit Anthony Martin par les agents de l’immigration.

20 FRANK SINATRA, UNE MYTHOLOGIE AMÉRICAINE City, ­l’American Pencil Company, qui lui verse 11 dollars par semaine. De son côté, Rose ouvre une petite épicerie qui complète les revenus de la famille.

Chétif et déraciné, Marty va très peu à l’école. Il apprend à son tour la cordonnerie et enchaîne les petits boulots. C’est un jeune homme introverti, complexé par son analphabétisme, son accent prononcé et son asthme chronique. Il cultive une certaine virilité sur les rings de boxe, où peuvent éclater colère et frustrations. Ses petits succès locaux l’encouragent à faire carrière dans ce sport. Son entraîneur lui choisit le pseudonyme de Marty ­O’Brien, parce que les Irlandais ont meilleure réputation sur les rings et attirent les paris. Ses yeux bleus et ses tatouages font illusion. Dans le circuit, il côtoie les frères Garaventa, Lawrence et Domenico, deux immigrants italiens à la réputation de durs à cuire. Ils ont une sœur, Natalina, un vrai garçon manqué caché derrière un visage d’ange aux yeux bleus et aux cheveux blonds qui lui vaut le surnom de Dolly (« poupée »). À seize ans, elle en pince pour Marty, de trois ans son aîné, et vient voir ses combats dès qu’elle le peut, en cachette. Les femmes ne sont pas les bienvenues dans les salles de boxe, alors elle se travestit, portant pantalon, casquette et cigare à la bouche. Pour ce qui est de l’attitude, Dolly n’a pas à forcer le trait. Du haut de son 1m52, elle a de la gouaille et un franc-parler au vocabulaire fleuri. Déterminée, elle n’a aucun mal à conquérir le cœur de Marty avec qui elle prévoit de se marier, malgré la ferme désapprobation de son père. L’opposition de sa famille est davantage motivée par des raisons socio-culturelles que par l’âge des fiancés. Les Garaventa sont d’anciens artisans et paysans génois, qui regardent avec un certain mépris les Italiens du Sud, à commencer par les Siciliens comme les Sinatra. Ces derniers ne sont pas beaucoup plus enthousiastes à l’idée du mariage. Les Italiens du Sud fustigent l’arrogance et la prétendue supériorité de ceux du Nord. L’Italie­ est une jeune nation, dont l’unité n’a été réalisée qu’en 1870. Les stéréotypes régionaux et les haines sont tenaces ; les tensions traversent elles aussi l’Atlantique,­ même si les immigrés du Sud et

Frankie Boy 21 du Nord se retrouvent côte à côte dans les mêmes ghettos. Dolly n’avait que deux mois lorsque son père et sa famille ont quitté Gênes en 1895. Ayant survécu à la traversée et à la précarité du Nouveau Monde, elle s’est forgé un caractère bien trempé, qui met l’audace et la témérité au service de l’ambition. Ignorant l’avis de son père, Dolly officialise son union avec Marty à la mairie de Jersey City, le 14 février 1913. Elle se contente d’une modeste cérémonie civile, en l’absence remarquée de ses parents. Aux yeux de la tradition catholique italienne, ce mariage jette le déshonneur sur les familles. Le père de Dolly est contraint de céder. Un an plus tard, il consent à payer et honorer de sa présence la célébration religieuse et la fête qui s’ensuit.

Les jeunes mariés s’installent dans un appartement aux commo- dités élémentaires, au 415 Monroe Street. Le couple ne manque de rien, notamment grâce à l’épicerie de Rose Sinatra. Au prin- temps 1915, Dolly tombe enceinte. Elle espère avoir une fille et prépare la venue du bébé comme si c’était une certitude. La grossesse est éprouvante pour cette jeune femme d’une quaran- taine de kilos. Et l’accouchement s’avère plus difficile encore. Le 12 décembre 1915, le travail commence dans l’appartement. Très vite, les choses se compliquent. L’enfant se présente par le siège et la future mère s’épuise. Les femmes qui l’assistent font appel à un médecin. Nerveux, ce dernier recourt aux forceps pour extraire au plus vite un bébé qui dépasse les six kilos. L’opération affai- blit encore la frêle Dolly et blesse l’enfant. Couvert de sang, il ne respire pas. On le croit mort. La médecine et les conditions de vie se sont grandement améliorées avec le changement de siècle, mais le taux de mortalité infantile avoisine encore les 10 % à cette époque. Les soins vont en priorité à la mère, dont la vie est menacée. Alors que tous les regards se tournent vers Dolly, Rose Sinatra se saisit du bébé qui a été posé sur la table. Ancienne sage- femme, elle a le réflexe de le mettre sous un filet d’eau froide. Le choc thermique ranime l’enfant, qui pousse ainsi son premier cri. C’est un garçon et il vivra ; sa mère aussi. Cependant, le médecin ne pense pas qu’elle pourra avoir d’autres enfants. De toute façon,

22 FRANK SINATRA, UNE MYTHOLOGIE AMÉRICAINE le traumatisme est tel qu’il hantera longtemps ses cauchemars et étouffera toute envie de procréation future.

L’événement marque tout aussi profondément le petit Frank. Son visage porte une longue cicatrice le long de la mâchoire gauche, laissée par le forceps, de la commissure des lèvres à l’oreille. Bien des années plus tard, il s’appliquera à la dissimuler sous le maquil- lage et veillera à présenter son profil droit aux objectifs. Le carac- tère de Frank porte également une empreinte douloureuse. Tout au long de sa jeunesse, il entendra le récit de cette naissance difficile, comment il a été négligemment laissé sur la table jusqu’à l’inter­ vention salutaire de Rose. Il en tirera un sentiment d’abandon et de colère. Longtemps, ses amis l’entendront pester contre le médecin qui ne s’est pas occupé de lui. « Il m’a mis de côté. […] Heureusement pour moi que ma grand-mère a eu plus de bon sens que tous les autres. » 1 Le traumatisme installe un rapport ambigu entre la mère et son fils. Sa venue au monde a été source de souf- frances, de péril mortel et de déception pour elle, mais Frank est son fils unique. Jusque dans sa vie d’adulte, il redoutera les accès de Dolly, des réactions extrêmes et difficilement prévisibles. Stricte, exigeante et protectrice, elle est capable de s’emporter avec violence autant que de l’étouffer sous les cadeaux et les marques de tendresse. Bercé entre l’amour et la crainte, Frank héritera de son tempérament volcanique. Les contradictions influenceront aussi ses relations avec les femmes, entre attirance et répulsion, dépendance et rejet.

Le 17 décembre 1915, Marty déclare la venue au monde du premier Sinatra né en Amérique. Il lui donne les prénoms de Francis Albert, sans doute en l’honneur de son propre père Francisco. En complément, il lui lègue son nom de famille erroné, Sinestro, qui sera enfin corrigé en avril sur l’acte de baptême. Le prénom usuel de Frank vient de son parrain, Frank Garrick, un

1. Entretien mené par son ami l’avocat Sidney Zion devant les étudiants de l’université de Yale, 15 avril 1986.

Frankie Boy 23 journaliste local et ami de Marty avec lequel il joue au baseball 1 en amateur. Le baptême a lieu à l’église catholique Saint-Francis de Hoboken, située à deux pas de Monroe Street ; toute la famille est réunie pour l’occasion. Le petit garçon passe ses premiers mois dans les layettes roses que sa mère avait prévues avant la nais- sance. Dans les années mille neuf cent dix, la mode commence tout juste à différencier le sexe des nouveau-nés, qui étaient indif- féremment habillés de blanc ou de rose jusque-là. Passé l’hésita- tion des premiers pas, Dolly tient à l’habiller de façon chic, en se fournissant dans les grands magasins comme Geismer, où elle ouvre un compte client au nom de son fils.

Frank grandit dans un contexte familial plutôt confortable au regard de la condition de la communauté italienne. La plupart des immigrants sont d’anciens paysans arrivés aux États-Unis avec très peu d’argent et une faible instruction. Souvent illettrés, ils sont cantonnés aux basses besognes et souffrent de racisme. Ils sont affublés de surnoms insultants : wop, dagos ou guineas 2. Pour eux, l’Amérique­ n’est pas le rêve espéré. Le climat idéolo- gique est propice au nativisme, qui hiérarchise les Américains selon l’ancienneté de leur famille sur le territoire. Derniers arrivés d’une longue histoire migratoire, les Italiens sont rejetés. Les poncifs haineux les jugent sales, pauvres, stupides et surtout dangereux. L’écho des mouvements insurrectionnels qui agitent leur pays natal façonne le cliché d’Italiens­ anarchistes, commu- nistes et subversifs, « ennemis de l’intérieur ». Le plus grand lynchage de l’histoire américaine a visé onze d’entre eux, accusés à tort du meurtre d’un policier en 1891 à La Nouvelle-Orléans. La haine de la presse et de la foule venimeuse choque la commu- nauté italienne. Les manifestations d’hostilité dont elle fait l’objet entraînent le durcissement des lois sur l’immigration, sans pour autant endiguer l’arrivée de nouveaux migrants. Mépris, suspicion

1. Hoboken est considéré comme le lieu de naissance du baseball, un sport qui participe à l’américanisation des immigrants. 2. Sans doute une référence aux côtés de Guinée, en Afrique, d’où partaient les esclaves.

24 FRANK SINATRA, UNE MYTHOLOGIE AMÉRICAINE et colère vont croissant. Au sortir de la première guerre mondiale, les syndicats gagnent du poids dans le milieu industriel et mènent d’importantes grèves. Des violences éclatent un peu partout dans le pays et s’accompagnent d’attentats anarchistes. Des braquages visant la paie des ouvriers font plusieurs morts à l’aube des années vingt. Les réseaux italiens sont accusés d’avoir fait le coup pour financer des activités criminelles et stimuler la révolte des travail- leurs. Deux immigrés sont arrêtés arbitrairement et condamnés à mort. Un amalgame dangereux s’opère entre l’immigration, le « péril bolchevique » et la classe ouvrière jugée dangereuse.

Frank Sinatra grandit dans ce contexte d’animosité. Très tôt, il découvre la haine sur les unes des journaux et dans le regard des autres communautés. Il prend conscience du statut des Italiens dans une société américaine imprégnée de racisme. Morcelée, la géographie de Hoboken reflète le climat de tensions et d’animo- sité du pays. Chaque communauté contrôle et défend son quartier. Premiers arrivés, les colons germanophones sont établis à down- town, au cœur de la ville. Cependant, ils ont perdu le contrôle des institutions locales au profit des Irlandais, venus en masse au xixe siècle. Et tandis que les Noirs sont tenus à l’écart de la ville, les Italiens, à peine mieux considérés, sont contenus dans leur propre secteur, au côté de familles juives. Lorsqu’il n’est pas confié aux bons soins de sa grand-mère ou d’une tante, Frank est gardé par une voisine juive, Madame Goldberg, dont il conser- vera un souvenir affectueux. Il gardera aussi quelques notions de yiddish et la mezouzah qu’elle lui offre. Mais entre les commu- nautés, la violence règne. « À Hoboken, où j’ai grandi, raconte-t- il, la population était divisée, compartimentée selon la race et la religion. Il y avait les Italo-Américains, les Irlandais-Américains, les Juifs et les Noirs. Chacun avait sa propre petite section et des lignes de démarcation soigneusement délimitées séparaient les groupes. Lorsque l’un d’eux franchissait sa frontière et traver- sait un territoire “étranger”, la violence éclatait et la situation s’embrasait souvent. […] Je me souviens qu’à cette époque, la vie était dure, violente, pleine de haine ; elle manquait d’amour

Frankie Boy 25 et de sécurité. Mais j’ai survécu et appris une grande leçon : on ne peut pas détester les autres et mener une vie salutaire. Les préjugés et la citoyenneté ne vont pas de pair. Le sectarisme est anti-américain. » 1

Sur Monroe Street, la solidarité règne entre Italiens. Les enfants jouent ensemble dans la rue, les familles s’entraident et nouent des alliances par le mariage. Pauvre et rejetée, la communauté italienne s’organise en reproduisant les structures ancestrales qui prévalaient en Sicile. On réhabilite les anciens « codes d’hon- neur », la loi du silence et les hiérarchies officieuses. Cosa Nostra étend son influence. Les gangs mafieux fleurissent sous l’auto- rité des parrains et se spécialisent dans le crime organisé. Les affranchis prétendent gérer et protéger la communauté, mais ils servent leurs propres intérêts, faisant des immigrés italiens leurs premières victimes. L’activité industrielle et portuaire de Hoboken est favorable à l’émergence de la mafia, qui infiltre les syndicats et prend le contrôle des bars, à l’abri des regards. L’organisation recrute parmi la jeunesse de “Guinea Town” et de Little Italy, offrant l’illusion du pouvoir et de la réussite. Pour beaucoup, la voie de l’illégalité est la seule chance de s’en sortir et d’imposer le respect. Nourrissant le stéréotype italo-américain, l’image du mafieux inspire la crainte. Frank Sinatra le comprend rapidement. Les gangsters deviennent des modèles de virilité pour les jeunes garçons un peu chétifs comme lui. Ils ont l’argent et l’autorité, ils roulent dans de belles voitures, accompagnés de jolies femmes et tout le monde les traite avec déférence.

Frank a onze ans. Ses camarades l’appellent “Scarface” à cause de sa cicatrice. Le surnom évoque inévitablement Al Capone. Le redoutable caïd vient de prendre le contrôle de ­l’Outfit, la puissante mafia de Chicago, sur laquelle il régnera jusqu’en 1931, date de son arrestation pour fraude fiscale. Dans la rue, Frank tente de jouer les durs et distribue des coups de poing à

1. Frank Sinatra (recueilli par Allan Morrison), « The Way I Look At Race », Ebony, juillet 1958.

26 FRANK SINATRA, UNE MYTHOLOGIE AMÉRICAINE ceux qui se moquent des coquettes tenues que sa mère le force à porter. Dolly veut le meilleur pour son fils et l’habille à la mode des Irlandais, socialement plus élevés. Frank est l’enfant le plus chic du quartier. Raillant les prétentions des Sinatra, les enfants du voisinage lui trouvent un autre surnom : Slacksey 1 ­O’Brien, inspiré du pseudonyme sportif de son père. Plus tard, il racontera à sa fille : « Ma mère voulait que je sois en sécurité, que je sois un gentleman. Elle me faisait porter des pantalons de velours, sauf que, à Monroe Street, on aurait pu me tuer pour ça. » 2 Dans ses interviews publiques, il entretiendra l’image d’un garçon témé- raire et bagarreur. Il prétendra avoir été impliqué dans des affron- tements raciaux, mais la réalité paraît moins glorieuse. Frank est un garçon introverti dont le physique n’est pas taillé pour le combat. D’ailleurs, il cherche moins l’affrontement que l’affec- tion des autres, qu’il obtient par la générosité, en partageant ses privilèges d’enfant unique (bonbons, vêtements, places de cinéma et bientôt virées en voiture). Il compense ainsi l’absence de frères et de sœurs, un cas rare dans la communauté italienne des années vingt. Frank se sent différent, il souffre de solitude et de délaisse- ment – ces sentiments s’installent durablement dans son cœur, il les chantera mieux que personne. Son ressenti est conforté par le caractère effacé de son père et les absences répétées de sa mère.

Dolly déborde d’énergie et d’ambition. Véritable cheffe de famille, elle se démène pour protéger les siens et gravir les échelons de la société. Elle a une soif de réussite et de reconnaissance sociales qu’elle transmettra à son fils. Depuis 1918, elle occupe un emploi dans une fabrique de friandises – elle est chargée d’enrober les bonbons de chocolat. En parallèle, elle s’implique beaucoup au sein de sa communauté. Elle parle un anglais parfait et maîtrise la plupart des dialectes italiens, ce qui lui permet de venir en aide à tout le quartier. Elle assiste les uns dans leurs démarches admi- nistratives, aide les autres à trouver un emploi et facilite l’intégra- tion des nouveaux arrivants. En dépit de sa douloureuse expérience

1. Dérivé de l’argot, « slacks » (« futal »). 2. Nancy, Frank Sinatra: An American Legend, 1995, p. 20.

Frankie Boy 27 personnelle, Dolly assure aussi le rôle d’accoucheuse et, au besoin, de « faiseuse d’anges », ce qui lui vaut le surnom de “Hatpin Dolly” (littéralement : Dolly l’épingle). Pour des raisons morales ou écono- miques, l’avortement clandestin est une nécessité dans le contexte de l’époque. Un jour, c’est une mère qui fait appel à ses services pour sa fille non mariée ; un autre, c’est une femme qui a déjà trop de bouches à nourrir. Les activités illicites de Dolly la conduisent par deux fois au poste de police, mais elle s’en sort sans difficulté. Elle connaît les gens influents et sait leur rendre service pour éviter les ennuis. Avec son caractère brûlant et son langage de charre- tier – « sacré fils de pute » est son injure favorite – c’est une figure incontournable de Monroe Street. Elle sait tout ce qu’il se passe dans le voisinage et bénéficie d’un solide réseau, y compris parmi les Irlandais. À l’instar de son fils, tout le monde la craint et l’admire. Dolly refuse de rester à la place attendue d’une femme de son temps. Elle entend s’imposer dans le monde masculin. Dès 1919, à vingt- trois ans, elle participe au mouvement des suffragettes, qui réclame le droit de vote pour les femmes. Elle va jusqu’à s’enchaîner devant l’hôtel de ville en signe de protestation. Son droit obtenu, Dolly s’implique sur le terrain politique en rejoignant l’antenne locale du parti démocrate, tenu par les Irlandais. Elle s’investit person- nellement en faveur du maire de Hoboken, Patrick R. Griffin, qui occupe ce poste de 1915 à 1926. Elle met à profit son réseau. En nombre, les Italiens forment désormais la deuxième communauté de la ville. Leur vote compte et Dolly est une aide précieuse pour les démocrates. Très vite, ses talents lui offrent une place de cheffe à la troisième section de la neuvième circonscription de Hoboken, un rôle qu’elle prend très à cœur – c’est autant de temps qu’elle ne peut consacrer à Frank. Comme l’écrit le biographe Shawn Levy, la poli- tique est un peu « la sœur préférée dont il n’arrivait pas à détourner les yeux de sa mère » 1. Le sentiment d’abandon se renforce. En rentrant chez lui, il se retrouve souvent seul, sans rien à manger parce que sa mère n’a pas eu le temps de faire les courses. Alors, il se réfugie chez l’une de ses tantes.

1. Shawn Levy, Sinatra Confidential: Showbiz, casinos et mafia, Rivages Rouge, 2015, p. 80.

28 FRANK SINATRA, UNE MYTHOLOGIE AMÉRICAINE OÙ NAISSENT LES VOCATIONS

Jeune père de famille de vingt-cinq ans, Marty échappe à l’enrôle- ment en 1917, lorsque les États-Unis entrent en guerre. Avec son imposant port, Hoboken est le principal point d’embarquement des troupes pour le Vieux Continent. Tous les Sammies 1 espèrent revoir la ville au plus vite. Sur le front, ils ont un slogan : « Le Paradis, ­l’Enfer, ou… Hoboken pour Noël ». Vu son intérêt stra- tégique, l’armée en prend le contrôle et impose la loi martiale. De par leurs origines, les immigrés germanophones deviennent suspects aux yeux des autorités et sont invités à quitter le secteur, de gré ou de force. Les Italiens, qui rejoignent les rangs améri- cains, sont mieux perçus, d’autant que leur patrie natale a rompu son alliance avec l’Allemagne­ pour se ranger au côté de la Triple Entente. Mais l’ombre de la mafia grandit. À Hoboken, l’armée interdit la vente d’alcool pour éviter que les soldats se saoulent. Pourtant, les bars clandestins fleurissent. L’interdiction stimule les trafics et les tripots, où la pieuvre de la pègre étend ses tenta- cules. L’entrée en vigueur de la Prohibition à l’échelle nationale, en janvier 1920, dynamise les activités de Cosa Nostra et voit quelques familles italiennes établir de véritables empires du crime organisé, basés sur le racket, les jeux, la prostitution et la contre- bande. La mafia contrôle la fabrication et la distribution d’alcool, écoulé dans les bars souterrains (les speakeasy). New York est l’une des places fortes de la mafia, où s’affrontent les Gambino, les Genovese et autres Lucchese. Leurs intérêts s’étendent à Hoboken, où les frères de Dolly frayent avec les gangs. Ils trempent dans le trafic d’alcool et les loteries clandestines. Hébergé un temps chez les Sinatra, Lawrence suscite l’admiration de son neveu Frank, même s’il est traîné devant la justice. Il est impliqué en tant que chauffeur dans une affaire de vol à main armée qui a fait un mort (un employé de Railway Express). Dolly tente de le sauver de la prison en jouant la veuve désespérée au tribunal, le nourrisson d’une voisine entre les bras. Ses efforts sont vains. Lawrence écope 1. Surnom donné aux soldats américains.

Frankie Boy 29 d’une peine de quinze ans de travaux d’intérêt général. Loin de tenir le premier rôle, Marty participe lui aussi à des activités illicites. Il lui arrive de veiller sur un chargement clandestin, de réceptionner une cargaison venue du Canada au lac George ou d’escorter un camion jusqu’à destination. Une nuit, alors qu’il protège un convoi d’un détournement, il est pris à partie par une bande rivale et passé à tabac. Le crâne ouvert, il rentre chez lui ensanglanté. Dolly lui prodigue les premiers soins, sous le regard impressionné de Frank, qui observe discrètement la scène. Cet univers trouble et dangereux le fascine.

Frank a l’occasion de fréquenter ces voyous dans le bar que son père ouvre en pleine Prohibition, à l’angle de Jefferson Street et de la 4e Rue, à côté de l’église Saint-Francis. Marty a travaillé un temps dans la métallurgie, sur les docks, une tâche éprouvante qui a mis son asthme à rude épreuve. Il a ensuite servi de chauf- feur, avant que sa belle-famille ne lui prête l’argent nécessaire à l’ouverture de son bar-restaurant : le Marty ­O’Brien’s, un nom sous lequel il continue combattre jusqu’en 1926, date à laquelle une blessure au poignet l’oblige à quitter le ring. Outre la petite renommée locale qu’il a acquise sous ce nom, Marty attire ainsi une population irlandaise familière des pubs. Sur la façade vitrée, un message indique que « toutes les nations » sont les bienve- nues – la ségrégation ne s’applique pas entre ses murs. La vitrine arbore trois grandes lettres peintes à la main : M.O.B., reprenant les initiales de son pseudonyme. L’acronyme est évocateur, car the mob est l’une des appellations de la mafia américaine. Dans les rues de la ville, on murmure à l’époque que la pègre fournit alcool et protection aux Sinatra. Mais en ont-ils vraiment besoin ? Derrière le comptoir, l’accueillante Dolly fait respecter sa loi sous une trompeuse bonhomie. Si nécessaire, elle garde à portée de main une matraque pour chasser les éventuels clients gênants. Aux autres, la matrone sert des sourires affectueux et de géné- reux plats de pâtes dont raffolent les habitués. Parfois, c’est Frank qui prend un coup sur la tête, parce qu’il a désobéi à sa mère ou s’est montré imprudent. La douleur ne s’est pas encore dissipée

30 FRANK SINATRA, UNE MYTHOLOGIE AMÉRICAINE que Dolly le sert affectueusement contre sa poitrine. Marty, lui, préfère les traits d’humour, mais il sait aussi employer la manière forte pour régler ses comptes, suivant la méthode des caïds. Sa petite-fille Nancy raconte que le propriétaire d’un bar lui devait de l’argent depuis longtemps et qu’il tenta de le rembourser en lui offrant un cheval, cheval qui s’avérait plutôt mal en point. En réponse à cette tentative d’escroquerie, Marty ramena la bête mourante, de nuit, jusqu’à l’établissement du débiteur, et l’abattit juste devant la porte.

Suivant le souhait de Dolly, la famille prospère dans les années vingt. Elle se hisse sur l’échelle sociale et gagne en respectabilité. En 1927, la mama joue de son influence politique pour obtenir une place à son mari dans la brigade de pompiers, où il est vite élevé au rang de capitaine, sans justification particulière. Pour occuper Frank, elle finance une équipe de baseball, les Turks Palace, dans laquelle il peut jouer, revêtu de l’uniforme orange qu’elle offre à tous les joueurs. À l’image des tenues sophistiquées de son fils, ces actions sont un moyen pour Dolly de rayonner et d’illustrer son ascension. La générosité crée un rapport de dépen- dance, elle assure pouvoir et fidélité. Frank l’a bien compris et use de la même stratégie avec ses amis.

En octobre 1929, un krach boursier ébranle Wall Street. Par un effet de dominos, ­l’Amérique plonge dans la Grande Dépression. La crise économique voit chuter la consommation et la production, une situation aggravée par les mesures protectionnistes. Banques et entreprises font faillite les unes après les autres, les exploitations agricoles sont ruinées, le chômage explose. Les communautés immigrées sont les plus touchées. La misère s’accroît et jette dans la rue des milliers de personnes. Des « marches de la faim » sont organisées et parfois réprimées avec violence. La situation du pays empire au fil des mois. Elle alimente le repli sur soi, source de nouvelles tensions raciales. Adolescent, Frank Sinatra est un témoin direct des conséquences de la Grande Dépression. Il prend conscience que seuls les plus téméraires s’en sortent. Digne fils de

Frankie Boy 31 Dolly, il comprend qu’il n’y a qu’une façon de réussir : se battre, mettre toutes les chances de son côté et devenir le meilleur. Grâce à leur bar et leurs différentes activités rémunératrices (Dolly est payée plus de 50 dollars pour un avortement), les Sinatra ne sont pas touchés par la crise. Au contraire, leur prospérité leur offre un nouvel appartement, en dehors du quartier italien. Ils s’ins- tallent dans un trois-pièces situé à Park Avenue, une rue paisible et confortable, bordée d’arbres et d’immeubles en brique.

La mafia non plus ne connaît pas la crise. La Prohibition a fait fructifier les affaires d’un certain Charles “Lucky” Luciano, de son vrai nom Salvatore Lucania. Originaire de Sicile, ce mafioso impitoyable est né en 1897 dans le village natal des Sinatra. Cette coïncidence peut expliquer l’attachement réciproque de Frank et Luciano, dont les routes seront amenées à se croiser. D’après les éléments mis au jour par le journaliste Anthony Summers, il est « très probable que les Sinatra et les Lucania se soient connus [par le passé] ; puisque les deux familles ont habité à la même époque une rue très courte de Lercara Friddi, la via Margherita di Savoia. » 1 Comme Marty, Luciano émigre avec ses parents à l’âge de neuf ans. Il grandit dans le Lower East Side à New York, et évolue rapidement dans le grand banditisme. Rusé et sadique, il règne par la terreur et se hisse à la tête de la famille Genovese. Il s’associe à des figures new-yorkaises comme Meyer Lansky, Frank Costello, Joe Adonis et Carlo Gambino. Il abat les barrières communautaires et fédère les forces pour ériger une véritable entreprise criminelle. En 1929, il invite Al Capone et quelques caïds des grandes villes du pays à Atlantic City, riche et festive cité balnéaire au sud de New York. Avec eux, il fonde le Syndicat national du Crime, qui a pour but de prendre le contrôle de toutes les familles et d’étendre leurs activités à l’échelle nationale. Ils arrosent la police, les politiques, les tribunaux et les médias pour garantir leur tranquillité. Et, pour faire respecter leurs intérêts, ils instituent la Murder Incorporated ou « société anonyme du crime », une armée de tueurs dirigée par le terrifiant Bugsy Siegel. 1. Anthony Summers & Robbyn Swan, Sinatra, Denoël, 2006, p. 17.

32 FRANK SINATRA, UNE MYTHOLOGIE AMÉRICAINE Dans le New Jersey, les représentants du syndicat se nomment Willie Moretti, Waxey Gordon ou Abner Zwillman, ce sont eux qui contrôlent l’arrivée des bateaux remplis d’alcool en prove- nance du Canada. Ce sont eux aussi qui supervisent les brasse- ries clandestines et qui obligent les bars à verser leur écot. Dolly les connaît, elle fréquente des bootleggers et quelques malfaiteurs en pleine ascension. Des témoins ont même affirmé que Waxey Gordon était un familier du M.O.B. – ce que Frank a démenti. Parmi eux se trouve un certain Vincent Alo dit “Jimmy Blue Eyes”. Porte flingue de Meyer Lansky, il avouera bien des années plus tard : “Je me rappelle Frank Sinatra quand c’était un gamin, il a toujours rêvé de devenir un gangster ce petit connard. » 1

Comme sa mère, Frank rêve surtout de grandeur, sans savoir par quelle voie gravir les sommets. Élève moyen, il n’a pas spéciale- ment d’appétit pour l’école, au grand dam de son père, qui ne veut pas le voir souffrir des mêmes complexes. Il tient à ce qu’il suive une scolarité exemplaire. Mais Frank préfère passer du temps dans le bar de ses parents. Il n’est pas seulement attiré par la joyeuse compagnie des habitués. Dans le fond de la salle se trouve un piano mécanique nickelodeon. En échange d’une pièce ce cinq cents, les rouleaux perforés s’activent et l’instrument se met à jouer les airs à la mode. Avec lui, Frank connaît ses premiers émois musicaux et commence à pousser la chansonnette. Lors d’une conférence à l’université de Yale en 1986 2, il évoque ses tout débuts : « De temps à autre un homme me soulevait et me posait sur le piano et je chantais. Ma voix était affreuse, on aurait dit une sirène, très aiguë. Je me demande d’ailleurs comment j’en suis arrivé là. » Frank chante déjà dans la chorale de l’église Saint- Francis, mais il préfère interpréter les chansons populaires plutôt que les austères cantiques. Le nickelodeon lui donne l’opportunité de chanter des titres comme « Honest And Truly », une ballade

1. Cité par Judith Perrignon dans « Frank Sinatra 1915-1998 », premier épisode de la « Grande Traversée : Sinatra, The Voice of America », diffusé par France Culture le 18 août 2014. 2. Le 15 avril 1986.

Frankie Boy 33 rythmée de Fred Rose qui rencontre le succès en 1928. Le jeu du piano est teinté de ragtime, un style syncopé en vogue depuis le début du siècle et notamment popularisé par le compositeur Scott Joplin (« Maple Leaf Rag », « The Entertainer »). En dépit de ses fausses notes, Frank récolte quelques pièces de cinq ou dix cents auprès des clients du M.O.B., son premier public. Ils le récompensent d’avoir appris les paroles et d’être le fils de la patronne. « Je me suis dit : “Ça paye ! C’est ce que tu vas faire.” » L’idée va faire son chemin dans les années suivantes. La famille n’est pas étrangère à la musique. Frank a un cousin, Fred, qui chante et joue du banjo, et un autre, plus éloigné, Ray Sinatra, qui est pianiste professionnel. Frank est familier de l’opéra et du bel canto, la tradition lyrique italienne, où plongent en partie ses racines vocales. Il a peut-être aussi été initié à la musique juive, grâce à Madame Goldberg, qui le gardait dans sa prime jeunesse. Frank tient son brin de voix de sa mère, qui n’hésite pas à chanter dans son bar, à des mariages ou dans les meetings politiques. Toujours très impliquée pour le parti démocrate, elle défend farouchement la candidature à la Maison-Blanche du gouverneur de New York, Franklin D. Roosevelt, que ses adversaires quali- fient volontiers de « socialiste », parce qu’il prône la tolérance en matière d’immigration, défend des mesures sociales pour les femmes et les enfants, et critique la Prohibition voulue par les puritains. L’engagement de Dolly imprègne et façonne les idées de son fils, qui se réjouit avec elle de la victoire de Roosevelt en 1933 – l’élection ouvre une ère nouvelle pour le pays marquée par la fin de la Prohibition et la mise en place du New Deal, une politique économique interventionniste qui combat les effets désastreux de la Grande Dépression.

Scolarisé à la David E. Rue Junior High School, Frank ne s’illustre pas parmi les meilleurs élèves. Il préfère amuser ses camarades avec des imitations des stars du cinéma et de la radio. Encore confidentielle après-guerre, la radiodiffusion explose au début des années vingt. On comptait seulement cinquante mille postes en 1921, il y en a plus d’un million et demi trois ans plus tard. Le

34 FRANK SINATRA, UNE MYTHOLOGIE AMÉRICAINE média se démocratise, les réseaux NBC et CBS s’organisent, et les programmes musicaux s’enrichissent. Frank est un privilégié, il possède un récepteur de la marque Atwater Kent, un poste à cornet à travers lequel il découvre la musique classique. Inaccessibles aux foyers modestes, les grands airs symphoniques et les opéras entrent dans les foyers grâce aux phonographes. Les familles italiennes se laissent porter par les mélodies de Verdi et Puccini, qui trans- portent un lointain parfum de nostalgie. Frank conservera un goût prononcé pour ce registre tout au long de sa vie, mais il partage les goûts de la nouvelle génération, née en Amérique avec l’explo- sion de la musique populaire et de son industrie. « La radio était une religion pour nous, dira-t-il. Les postes avaient même la forme de cathédrales. » 1 Frank est attiré par les sonorités de son pays, principalement le , qui se fraye lentement une place sur les ondes. Il écoute le dixieland de La Nouvelle-Orléans et son ambas- sadeur Louis Armstrong. Il affectionne aussi les chansons de Paul Whiteman, « roi du jazz » autoproclamé qui tente des incursions vers la variété et le classique. Comme toute ­l’Amérique, Frank est emballé par le swing qui révolutionne la musique dans les années trente. Il se prend de passion pour le son orchestral des big bands, dominés par les cuivres et la section rythmique. Il forme son oreille à l’écoute des ensembles de Duke Ellington, puis Benny Goodman et Chick Webb. En 1937, le nombre d’auditeurs américains est évalué à vingt-six millions. Cette année-là, Frank se délecte des hits de Count Basie, comme « Out The Window » et « Time Out ». Natif du New Jersey, ce pianiste a fait ses armes dans les orchestres de Duke Ellington et Bennie Moten, avant de prendre les commandes de sa propre formation : « les barons du rythme », où évolue notamment le saxophoniste Lester Young. Frank est marqué par leur énergie fougueuse et leur sens du rythme hors pair. Il aime les sons qui s’échappent du Cotton Club à Harlem, cocon fertile de la nouvelle scène jazz.

Frank apprécie tout autant les grands airs de la pop tradition- nelle qui sortent de Tin Pan Alley. « L’allée des casseroles » est 1. Pete Hamill, op. cit., p. 57.

Frankie Boy 35 l’épicentre de la production musicale à New York depuis la fin du xixe siècle. C’est là que les éditeurs musicaux se concentrent, atti- rant les meilleurs musiciens, compositeurs et arrangeurs. Parmi eux se trouve le prolifique Irving Berlin, qui signe quelques-uns des plus grands hits américains, à commencer par l’hymne « God Bless America ». Les partitions de Tin Pan Alley s’écoulent à des milliers d’exemplaires et les ondes de tout le pays relayent les créa- tions de Cole Porter, de George et Ira Gershwin ou encore du duo Jerome Kern et Oscar Hammerstein II. La plupart sont des fils d’immigrants juifs du Lower East Side, qui ont fui les persécutions et les conflits d’Europe­ centrale. Mal acceptés voire rejetés dans les autres professions, ils peuvent exprimer leurs talents dans le milieu artistique, sous des pseudonymes à consonance américaine. Leurs titres à succès s’ancrent durablement à la tradition musicale du pays, jetant les bases du great american songbook 1. Alimentant les comédies musicales de Broadway et du cinéma, Tin Pan Alley fixe les canons de la musique populaire contemporaine.

Profitant de son argent de poche, Frank va au spectacle et fréquente les salles obscures. Il y contemple par exemple le jeu de Fred Astaire et Ginger Rogers chantant « Cheek To Cheek » ­d’Irving Berlin dans Le Danseur du dessus (1935). Il sèche volon- tiers les cours, où il s’ennuie, préférant aller à New York en ferry. La ville, dont les buildings se sont lancés à l’assaut du ciel et du monde, fait rêver Frank depuis qu’il est en âge de traîner sur les docks. Comme lui, les quais de Hoboken regardent avec envie le flanc ouest de Manhattan. Frank évoquera ses après-midi buis- sonnières en vantant sa participation à quelques mauvais coups, pour la légende. Il a plutôt le profil d’un gentil garçon qui a obtenu son diplôme en 1931 au lycée A. J. Demarest. Sa mère exulte de savoir que son fils est le premier diplômé de la famille. Bien qu’il ait fourni le minimum de travail pour passer l’examen, elle le récompense en lui offrant une Chrysler de 1929, en pleine crise économique. Le capot proéminent abrite un moteur ronflant, les

1. Surnom donné au catalogue des standards de la pop traditionnelle, anté- rieurs à l’apparition du rock’n’roll.

36 FRANK SINATRA, UNE MYTHOLOGIE AMÉRICAINE lignes sont élégantes, et la peinture verte, rehaussée de chromes, est rutilante. Frank parade en ville. Il promène les copains et attire le regard des filles. Elles ne sont pas non plus insensibles à sa voix ; il l’a bien compris. Il s’entraîne en autodidacte, à l’écoute de la radio et du piano du M.O.B. Il apprend peu à peu à calmer ses dérapages suraigus et à maîtriser son chant. Attiré par la célé- brité et les paillettes, il envisage de plus en plus sérieusement de devenir artiste, de scène ou de cinéma, qu’importe. Et pourquoi pas jongleur ? Eddie Cantor a commencé comme tel avant d’évo- luer dans le vaudeville, de percer à Broadway et à la radio, où il est devenu un chanteur à succès. Comme beaucoup d’adolescents, Frank se projette à travers les artistes qu’il contemple, admiratif, dans les théâtres locaux, le Rialto ou le Lyric Theater. L’essor industriel et l’enrichissement de la ville depuis la fin du xixe siècle ont fait fleurir les salles de spectacles. Leurs façades aux décors art déco embellissent Hudson et Washington Streets, deux rues parallèles au fleuve et à Park Avenue. La population qui en a les moyens s’y presse pour découvrir des spectacles burlesques, du vaudeville, des récitals, des films, de l’opérette ou des orchestres. La proximité immédiate de New York met en lumière les dernières modes musicales.

Un jeune chanteur originaire de Tacoma attire tous les regards au début des années trente : Bing Crosby. Né en 1903 d’une famille anglo-irlandaise, il a évolué au sein de plusieurs trios vocaux sur la côte Ouest, avant d’être repéré par Paul Whiteman. Le chef d’orchestre appréciait sa tenue, son sourire enjôleur et sa voix chaleureuse. Il l’a intégré à sa troupe en 1926, parmi le trio des Rhythm Boys. Très vite, Crosby s’est démarqué, jouant avec les artistes montants comme le tromboniste . En 1928, il a rencontré un premier succès avec « Ol’ Man River », tiré de la comédie musicale Show Boat, signée Jerome Kern et Oscar Hammerstein II. Suivent « At Your Command » et « Where The Blue Of The Night (Meet The Gold Of The Day) » en 1931, qui lui ouvrent la voie d’une carrière en solo au succès fulgurant. En quelques mois, il décroche une émission spéciale

Frankie Boy 37 sur NBC, un contrat avec la maison de disques Brunswick et un premier film à Hollywood (The Big Broadcast, 1932). La douce voix limpide de Bing Crosby n’a aucune difficulté à s’attirer les faveurs du public, sertie dans un visage aux traits fins, au front haut et aux yeux bleus. Le temps d’une chanson, elle apporte un remède à la crise. Comme le reste de la jeunesse, Frank admire cet artiste complet, l’un des premiers du genre à disputer la supré- matie des big bands. Il s’habille comme lui, s’inspire de ses poses décontractées et fredonne ses chansons. « C’était la sensation du pays, reconnaît-il plus tard. Il était sur les disques, à la radio, au cinéma. Tout le monde voulait être Bing Crosby à la place de Bing Crosby, moi comme les autres. » 1 L’adolescent de Hoboken se projette. Les mercredis, il organise des petits concerts dans les bals qui ponctuent la vie lycéenne. Il lui arrive d’y donner de la voix au côté des groupes qu’il recrute. Ses interprétations sont encore instinctives, approximatives, mais elles recueillent déjà des applaudissements. Frank les reçoit avec bonheur. Sur les estrades de fortune, une chaleur réconfortante l’envahit. Il commence à attirer les regards, notamment féminins, suscitant une admira- tion encore toute relative. Il y trouve une maigre compensation au sentiment d’abandon et de solitude qui le hante. La dépen- dance s’installe. Ses premières expériences accentuent son envie de faire carrière sur scène, de devenir chanteur. À l’occasion d’un anniversaire, à moins que ce ne soit à Noël, son oncle Domenico lui offre un ukulélé à 3 dollars, instrument traditionnel hawaïen qui connaît un réel engouement aux États-Unis depuis les années vingt. Il est notamment popularisé par le chanteur Cliff Edwards, dit “Ukulele Ike”, un concurrent de Bing Crosby. Frank s’y essaie en chantant pour ses amis et ses conquêtes.

Le jeune homme se laisse porter par l’air du temps. Côté scolaire, il ne montre rien de la détermination qu’il a héritée de sa mère. Au contraire, il semble plutôt suivre les traces paternelles. Marty se désole que son fils ne profite pas de la chance qu’il n’a pas eue. Il voudrait le voir intégrer le Stevens Institute of Technology, 1. Cité par Pete Hamill, op. cit., p. 104.

38 FRANK SINATRA, UNE MYTHOLOGIE AMÉRICAINE une respectable université privée située à Hoboken, au bord de ­l’Hudson. Le campus est à cinq minutes de l’adresse où les Sinatra ont emménagé au début de l’année 1932, une confortable maison située au 841 Garden Street, achetée 13 400 dollars 1. Illustrant l’évolution florissante de la famille, la bâtisse se dresse sur quatre niveaux et offre sa propre chambre à Frank. Marty se réjouissait d’entendre son fils envisager de devenir ingénieur dans le génie civil, attiré par la conception d’ouvrages de franchissement. Frank lui-même a sans doute voulu y croire, avant que son goût pour la musique ne le rattrape. Inscrit à la Drake Business School, il abandonne 2 à seize ans, l’âge limite de la scolarisation obliga- toire. Frank ne peut dissimuler bien longtemps la nouvelle à ses parents. Dolly et Marty laissent éclater leur colère, partagés entre la déception et l’incompréhension. Devenir artiste, ça a tout l’air d’un caprice d’adolescent inconséquent ; d’ailleurs, à leurs yeux, ses prestations au Marty ­O’Briens n’ont jamais ouvert de grandes perspectives dans ce domaine. Frank se souvient : « Ce que mon père m’a dit c’est : “Tu veux avoir un métier normal ou tu veux finir clochard 3 ?” » Il accepte qu’il renonce aux études, mais à l’unique condition qu’il trouve un vrai travail ; sinon, il devra retourner en cours. Pour Marty, il n’est pas envisageable qu’il se lance dans la musique. Ce serait insensé d’opter pour une activité sans lende- main dans une Amérique en pleine dépression économique.

Pour apaiser la colère parentale, Frank se résigne à chercher un métier. Marty fait appel à son ami Frank Garrick. Il trouve à son filleul une place tranquille de garçon de bureau dans le journal où il travaille, le Jersey Observer. Le jeune homme y gagne 11 dollars par semaine, une rémunération modeste qui offre une sécurité financière. Jusqu’à ce que ses prétentions le mènent à la porte. Compensant le manque d’expérience par le culot, il cherche

1. L’équivalent de 230 000 dollars aujourd’hui. 2. Dans ses interviews futures, il se plaira à raconter qu’il a été renvoyé de l’établissement après de nombreux avertissements et la convocation régu- lière de son père. 3. Nancy Sinatra, Frank Sinatra: My Father, Simon & Schuster, 1986, p. 9.

Frankie Boy 39 à s’imposer comme chroniqueur sportif, en prétendant avoir le soutien de son parrain. Frank s’offusque qu’on lui refuse le poste et que la direction le chasse. Voyant que son parrain n’intervient pas en sa faveur, il le couvre d’insultes. Sans la moindre qualifi- cation, le jeune présomptueux doit se rabattre sur des emplois d’un tout autre genre. Il enchaîne une quinzaine de petits boulots dans les années trente. Il obtient un poste de riveteur sur le chan- tier naval Teijant & Lang, où son père connaît un contremaître. Mais le travail s’avère difficile pour sa nature fluette et sa muscu- lature de lycéen. Pris de vertige dans les hangars, brûlé par un rivet chauffé à blanc, il abandonne au bout de trois jours. Sa situation semble plus confortable auprès de la maison d’édition Lyon & Carnahan, installée sur la 16e Rue à New York. Avec elle, Frank fait ses premiers pas de travailleur dans la ville qui ne dort jamais. Il se voit sans doute arpenter les clubs et les boutiques de musique, mais il passe son temps à charger et décharger des caisses de livres, une tâche éprouvante et répétitive dont il se lasse bien vite. Il abandonne une fois de plus, convaincu de pouvoir trouver mieux ailleurs. Au lieu de cela, il doit retourner sur le port, à Hoboken. Il est employé à la maintenance pour la United Fruit Company, une entreprise spécialisée dans le transport de fruits exotiques. Travaillant de nuit, il espère peut-être pouvoir dégager du temps pour la musique, mais ses heures de travail dans le froid et la saleté l’épuisent.

Frank désespère de trouver un métier qui lui convienne et qui lui plaise. Il veut devenir quelqu’un. En attendant, il continue de chanter avec des copains, dans le sous-sol de sa maison et dans les soirées étudiantes de sa petite amie, Marin Bush Schrieber. Elle le pousse à tenter sa chance aux portes d’établissements profession- nels. Toutes restent closes, parce qu’il n’a pas l’âge, l’allure ou le talent requis. À force de persévérance, il aurait tout de même obtenu un passage au Village Inn de New York et dans un théâtre, le Fabian’s Follies. D’après l’invérifiable légende que rapporte Anthony Summers 1, il y aurait chanté un titre aux paroles invoca- 1. Summers, op. cit., p. 50.

40 FRANK SINATRA, UNE MYTHOLOGIE AMÉRICAINE toires : « Someday Our Names Will Be In Lights On Broadway ». Souvent, les héros fabriquent leur propre genèse. Sur les estrades de fortune, un public clairsemé découvre un jeune chanteur incer- tain, d’apparence fragile. Ses joues creuses et son corps svelte, noyé dans son costume, ne compensent pas le déficit de charisme. Frank manque d’assurance et de souffle, sa voix de ténor est encore brute. Fruit d’innovations récentes, les microphones sont rares et chers ; les chanteurs utilisent donc des systèmes d’amplification très rudimentaires. Comme beaucoup, Frank chante dans un grand cornet à poignée faisant office de mégaphone. L’accessoire sert autant à se donner un style qu’à se faire entendre. Le chanteur Rudy Vallée a popularisé son usage depuis ses apparitions remar- quées au Paramount de Brooklyn au début des années trente. Des jeunes femmes s’y pressent par milliers pour assister à ses repré- sentations quotidiennes. Comptant parmi les premières stars de la chanson, Rudy Vallée sert de modèle à la nouvelle génération, y compris Bing Crosby. Frank ne gagne presque rien avec ses repré- sentations. Il ramasse quelques piécettes que le public moqueur s’amuse à jeter dans son cornet quand il chante. Elles suffisent à encourager ses prétentions artistiques. L’idée de faire carrière dans la chanson s’impose lentement. Sa recherche d’emploi stable en pâtit, ce qui ne favorise pas l’approbation paternelle.

Un matin de 1932, « nous étions en train de prendre le petit- déjeuner, raconte Frank. J’étais supposé me lever tôt ce matin- là pour chercher du boulot, parce que j’avais renoncé à la fac. Et [Marty] voulait que j’aille à l’université si je ne trouvais rien. C’était un homme qui ne savait ni lire ni écrire son nom ; pour lui, l’éducation était primordiale. Il en avait un peu marre de moi parce que je ne me démenais pas pour trouver un job. Et ce matin- là, il m’a dit “pourquoi ne quitterais-tu pas cette maison, pour aller faire ta vie ?” Ma mère était au bord des larmes, mais nous avons convenu que ça pourrait être mieux ainsi. Alors, j’ai réuni quelques affaires dans ma valise et je suis venu à New York. » 1

1. Nancy Sinatra, Frank Sinatra: An American Legend, p. 21.

Frankie Boy 41 À L’OMBRE DE NEW YORK

Frank a dix-sept ans et aucun compte à rendre. Il est libre de se lancer à la conquête de la ville. La musique est sa seule ambition, sa seule passion, alors il traîne du côté de la 42e Rue, où il s’échap- pait déjà au lycée avec Nick Sevano, un copain de Hoboken. Percée à travers Manhattan, c’est un axe majeur de New York. En la remontant depuis les rives de l’Hudson,­ Frank longe le quartier d’affaires de Midtown, planté de gratte-ciel art déco tout juste sortis de terre et dominés au loin par les 319 mètres du Chrysler Building. À l’intersection de la 7e Avenue, il arrive sur Times Square et le quartier des théâtres, le cœur artistique de la ville. Depuis le début du siècle, ce secteur a vu fleurir les restaurants, les salles de spectacles et les cinémas, une enclave de fantaisie et de gaieté dans l’Amérique­ de la Grande Dépression. Avec la démocratisation de la radio et l’explosion des comédies musicales, les grandes sociétés d’édition musicale ont peu à peu déserté Tin Pan Alley. Elles remontent de deux kilomètres vers le nord de Broadway, pour s’établir sur la 42e Rue. Les enseignes lumineuses des salles de spectacles scintillent dans le regard émerveillé du petit chanteur de Hoboken. Rêvant de voir son nom au fronton, Frank passe son chemin et se replie à quelques blocs de là, au Roseland Ballroom, un ancien dancing réservé aux Blancs situé au 1658 Broadway. Avec l’émergence du hot jazz, le site a changé de visage. Il s’ouvre à des orchestres d’un nouveau genre. Leur musique n’est plus seulement un support à la danse ; elle s’écoute et se ressent. Dynamisée, elle emprunte aux productions de Paul Whiteman, s’inspire de Tin Pan Alley, de l’énergie de Broadway et surtout du jazz et du blues qui flottent au-dessus de Harlem. Le Roseland Ballroom accueille le chef d’orchestre et arrangeur noir Fletcher Henderson, suivi par Duke Ellington puis Count Basie. Cette musique conduit Frank une centaine de mètres plus au nord, sur la 52e Rue. La section comprise entre la 5e et la 7e Avenue est surnommée « Swing Street ». C’est là que Bing Crosby a fait ses débuts avant de remplir le Paramount Theatre en 1932. Les

42 FRANK SINATRA, UNE MYTHOLOGIE AMÉRICAINE speakeasy de la Prohibition y ont fait place à des clubs de jazz animés par une faune noctambule, où la société new-yorkaise croise ses marges troubles (prostitution, pègre). Autrefois réservés aux Blancs, les bars s’ouvrent à un public et des artistes mixtes. Descendus de la 133e Rue à Harlem, les meilleurs jazzmen du moment viennent remuer le cœur de Manhattan. On découvre Art Tatum au piano de l’Onyx­ et Benny Goodman qui tape le bœuf au Hickory House. Les musiciens s’assemblent dans l’intimité des salles enfumées et des nuits d’ivresse. L’alcool est mauvais, mais il n’est pas cher. L’improvisation est reine et l’ambiance est propice à la créativité ; le jazz est en pleine effervescence. Frank Sinatra est subjugué, percuté par les sonorités swing qui s’échappent des clubs qui ouvrent leurs portes dans la première moitié des années trente : le Jimmy Ryan’s, 3 Deuces, Downbeat, The Famous Door ou encore le Jack & Charlie’s 21 Club.

La musique l’attire de manière irrépressible. De toute façon, il ne sait pas quoi faire d’autre de sa vie. Sa mère finit par l’accepter. Elle-même a toujours suivi ses propres choix, quels que soient les obstacles parentaux. « S’il veut aller vers la musique, c’est là qu’il doit aller » 1, conclut-elle. Marty n’a plus qu’à se résigner. La famille se réconcilie à Noël 1933. Pour l’occasion, Dolly orga- nise une soirée de Nouvel An dans leur maison de Garden Street, où Frank retrouve sa chambre. En signe d’approbation, elle lui demande de chanter devant l’assistance. Elle entrevoit alors son plaisir et son potentiel. Désormais, elle fera son possible pour l’aider à percer. Dans un premier temps, elle lui donne de l’argent pour qu’il s’achète des partitions. Au début des années trente, l’in- dustrie du disque est à ses débuts et la musique se diffuse principa- lement sur papier. Plus consciencieux dans ce domaine qu’avec ses petits boulots, Frank se met à collectionner, travailler et apprendre les textes qui émanent des sociétés d’édition de la 52e Rue. S’il veut attirer l’attention des radios ou décrocher un engagement dans un club, Frank doit se comporter comme un professionnel et rester à la pointe de la modernité. Sollicitant sa mère, il obtient 65 dollars 1. Ibid., p. 20.

Frankie Boy 43 – l’équivalent de trois semaines de travail pour un ouvrier – afin de s’acheter un système de sonorisation. Terminé le mégaphone à cornet, Frank fait l’acquisition d’un ampli et de son premier micro. L’outil est révolutionnaire. Le premier modèle à ruban a été présenté en 1931 par RCA. Depuis, son usage s’est généralisé dans les studios d’enregistrement, au cinéma et à la radio comme dans les maisons de disques. Sa technologie filtre les bruits para- sitaires et délivre une voix plus naturelle que les anciens micros. Toutefois, l’appareil est plus fragile et sa sensibilité accrue fait peser le risque de saturation. Il exige donc de la délicatesse, jusque dans l’interprétation vocale. Cette caractéristique, couplée à la chaleur du son qu’il délivre, participe grandement à l’émergence d’un nouveau style vocal et d’une nouvelle génération de chanteurs : les crooners. Ils n’ont plus besoin de projeter leurs voix avec force pour se faire entendre dans les théâtres, comme le fait Al Jolson 1. Au contraire, ils peuvent cultiver l’art du crooning qui consiste à fredonner les paroles, à faire glisser les mots avec rondeur et subtilité. L’intensité de l’interprétation remplace l’intensité de la voix. Le crooner se montre sous des traits plus fragiles. Il installe une intimité avec son auditoire et joue avec l’émotion sensuelle que produit sa voix. Gene Austin fait figure de précurseur avec Al Bowlly et d’autres, mais c’est Rudy Vallée qui popularise le genre après avoir abandonné son cornet. La star suscite un engouement spectaculaire auprès de la jeunesse. Au point que la police montée doive intervenir pour calmer l’euphorie du public autour des salles où il se produit. À l’intérieur, les adolescentes exultent à la simple vue de leur idole. Le spectacle attire les critiques des milieux conservateurs. Des institutions religieuses et éducatives dénoncent la perversion des crooners, des chanteurs « dégénérés » à la « voix dégoulinante » qui instillent dans la jeunesse des idées contraires aux bonnes mœurs. Le micro est une arme pour conquérir le cœur

1. Jolson est devenu une star du music-hall dans les années mille neuf cent dix. Chanteur et acteur, il apparaît dans le premier film parlant en 1927, Le Chanteur de jazz, une histoire qui ne peut laisser Frank insensible : devenu chanteur contre l’avis de son père, le héros est chassé de chez lui, mais leur réconciliation lui ouvre les portes de Broadway.

44 FRANK SINATRA, UNE MYTHOLOGIE AMÉRICAINE du public. Bing Crosby l’utilise pour atteindre les sommets. En 1933, il chante « Learn To Croon » : Learn to croon If you want to win your heart’s desire Sweet melodies of love inspire Romance Apprends à fredonner Si tu veux obtenir ce que ton cœur désire Les douces mélodies d’amour inspirent Les romances

Les paroles s’insinuent dans l’esprit de Frank et lui montrent la voie à suivre. Un soir de l’été 1935 1, il se présente sous la façade baroque du Loew’s Jersey, un prestigieux théâtre de Jersey City, ouvert en 1929. Au-dessus de l’entrée flamboyante, le nom de Bing Crosby s’étale en grandes lettres. Et sous les dorures rococo, Frank assiste à un récital qui dissipe ses derniers doutes. « Après l’avoir vu cette nuit-là, j’ai su que je devais être chanteur. » 2

Frank est venu accompagné de sa petite amie, Nancy Rose Barbato. Il a fait sa connaissance l’été précédent, lors d’un séjour chez sa tante Josie Monaco, à Long Branch, une station balnéaire du Jersey Shore. Il avait dix-neuf ans, Nancy dix-sept. Tous deux sont des enfants d’immigrés italiens du New Jersey. Ils se sont rencontrés par un après-midi ensoleillé. Elle se faisait une manucure, sous le porche d’une maison de vacances, de l’autre côté de la rue. Frank l’a abordée avec son ukulélé et a commencé à lui chanter la sérénade. Elle est tombée sous le charme, lui aussi. Depuis, le jeune couple coule la parfaite idylle. C’est la première relation durable de Frank, qui avait connu une poignée d’aventures jusque-là. Cependant, le père de Nancy, Michelangelo, exige que Frank trouve un métier stable s’il veut continuer à fréquenter sa fille. Il lui offre même une place d’apprenti à ses côtés, sur les chantiers. Le jeune homme ne

1. Selon le témoignage de Nancy Sinatra, mais d’autres sources indiquent 1933 ou 1936. 2. Nancy Sinatra, Frank Sinatra: An American Legend, p. 24.

Frankie Boy 45 brille ni par son aptitude ni par son application. Quand il n’est pas absent, on le trouve endormi dans un coin, le travail inachevé ou mal fait. Inévitablement, Frank est congédié. Il refuse toutefois de tirer un trait sur Nancy, qu’il fréquente en cachette.

Si Frank manque d’énergie, c’est parce qu’il passe ses soirées à chercher des engagements ou à se produire sur de petites scènes locales. Il y reprend Rudy Vallée, Eddie Cantor, Russ Columbo et surtout Bing Crosby. Il lui emprunte quelques succès comme « Out Of Nowhere » et « Just One More Chance », deux hits qui ont marqué son lancement en solo en 1931. Dans les quatre années suivantes, Bing Crosby a placé plus de quatre-vingts chan- sons dans le Top 20 des classements. Tous les jeunes chanteurs s’inspirent de lui, calquant son phrasé et son vibrato ronronnant. S’il veut se faire une place, Frank doit se démarquer. De toute façon, il n’a guère le choix : sa voix de ténor est plus haute et n’a pas la suave épaisseur du timbre de Crosby. Il se cherche. Son avenir artistique est encore flou, mais la conviction est là. Il veut désormais se consacrer à plein temps à la musique, sans plus accepter le moindre compromis. Sa mère lui découvre une ambition et une détermination dignes d’elle. Joignant ses efforts aux siens, elle lui trouve des petits contrats, dans un bar de quar- tier (le Continental, ­l’Oval puis l’Union­ Club), un mariage, un meeting démocrate ou une fête de la Ligue culturelle sicilienne. Frank chante pour divers associations et clubs des environs : le Cat’s Meow, l’Asov­ et le Comedy. Il ne gagne presque rien. En 1935, l’un de ses premiers engagements, à l’hôtel Elizabeth de New York, lui rapporte un sandwich et deux paquets de ciga- rettes. Mais il ne se décourage pas. Il frappe à toutes les portes, chante partout et dès qu’il en a l’occasion, bénévolement s’il le faut. Il explore les opportunités du circuit local, participe à des concours amateurs, et scrute l’activité des petites formations alen- tour. Depuis quelques mois, il s’échange quelques tuyaux avec un copain guitariste, Matty Golizio, avec lequel il joue fréquem- ment. Il a également repéré un trio vocal qui se produit dans les bars de Hoboken : The Three Flashes. La formation réunit des fils

46 FRANK SINATRA, UNE MYTHOLOGIE AMÉRICAINE d’immigrants italiens de la 6e Rue : Fred “Tamby” Tamburro, qui mène le groupe à la guitare, James “Skelly” Petrozelli et Patrick “Patty” Principe. Les trois jeunes hommes n’ont rien de musiciens chevronnés, mais Frank admire leur style et leur allure profes- sionnelle. Il envie surtout leurs engagements. Les Three Flashes jouent au Rustic Cabin, un restaurant dansant aux airs de chalets de montagne, avec cheminées en pierres et murs en rondins de bois. L’endroit est situé à Englewood Cliffs, une vingtaine de kilo- mètres au nord de Hoboken, en longeant la rive occidentale de ­l’Hudson. Depuis quelques mois déjà, Frank gravite autour du groupe en espérant y être admis. Tamby laisse planer l’éventua- lité, sans réellement l’envisager. Frank est plus utile comme chauf- feur que chanteur. Sa Chrysler transporte les musiciens chaque fois qu’ils se produisent en dehors de Hoboken. À l’occasion, Frank leur trouve une place dans des fêtes étudiantes. Il se charge même de négocier les cachets. Peu à peu, il réussit à se glisser sur scène à leurs côtés. Tamby voudrait l’évincer, mais l’ombre de Dolly plane. Une fois de plus, elle aurait usé de son influence, faisant pression sur la famille Tamburro pour que son fils intègre durablement le groupe. Les Three Flashes cèdent. Après tout, elle pourrait favoriser leur ascension.

À l’époque, les premiers radiocrochets apparaissent sur les ondes et recueillent des audiences croissantes. Depuis le printemps 1935, NBC diffuse à travers tout le pays The Original Amateur Hour, un programme lancé par Edward Bowes, un ancien chef d’orchestre et producteur de Broadway qui a pris la tête du Capitol Theater. C’est un personnage rude et intimidant, au sourire discret, qui impose l’ordre et la discipline en se faisant appeler « Major ». Durant une heure, il donne l’opportunité à des groupes présélec- tionnés d’interpréter quelques chansons à l’antenne. S’ils suscitent beaucoup d’appels des auditeurs, ils gagnent le droit de revenir ; les meilleurs ont même l’opportunité de participer aux tournées organisées par le major Bowes. C’est le tremplin idéal pour les Three Flashes. Les quatre garçons se rendent au 1645 Broadway, l’adresse du Capitol Theater où l’émission est enregistrée. La

Frankie Boy 47 bâtisse est impressionnante. Sa façade néo-classique de cinq étages occupe l’angle de la 51e Rue. Au sommet, des échafaudages métalliques portent triomphalement le nom du théâtre, qui se vante d’être le plus grand du monde. Ouvert en 1919 avec quatre mille places assises, il est devenu l’écrin des avant-premières de la Metro-Goldwyn-Mayer. Les auditions commencent. Selon le récit qu’en fera Sinatra, les Three Flashes se présentent en trio et obtiennent leur passage à l’antenne. Frank ne se contente pas de jouer les chauffeurs. Il a enfin l’occasion de chanter à Broadway, il saisit donc sa chance en solitaire. Il s’élance stressé, mais confiant ; plus tôt dans l’année, il a remporté la première place à un concours amateur organisé au State Theater de Jersey City. Cette fois encore, son interprétation emporte l’adhésion du jury. « Quand j’ai été pris, raconte-t-il, le vieux Major a dit : “[Les Three Flashes] vont être à l’antenne dans une semaine à partir de dimanche. Pourquoi ne pas vous mettre ensemble et prendre le nom de Hoboken Four ?” » 1 Bowes ne veut sans doute pas avoir l’air de recruter tous ses candidats dans la même ville. Il n’est pas inhabituel qu’il modifie les groupes et leurs noms à sa guise. Le dimanche 8 septembre 1935, le quatuor apparaît sur scène en costume blanc coordonné, pochette et cravate noires. À l’antenne, Bowes annonce « les fous chantants et dansants de Hoboken », une formule accrocheuse qui ne reflète guère la réalité. Le quatuor interprète « (That’s Why They Call Me) Shine », un succès de Tin Pan Alley datant de 1910, enrichi par Louis Armstrong et repris en 1932 par Bing Crosby et les Mills Brothers. Chantées à la première personne, les paroles évoquent un Afro-Américain essuyant les quolibets racistes et rassurant sa petite amie : Just because my color’ shady Makes no difference, baby That’s why they call me « Shine » Juste parce que ma peau est sombre Ne fais aucune différence, chérie C’est pour ça qu’ils m’appellent « Shine »

1. Ibid., p. 24.

48 FRANK SINATRA, UNE MYTHOLOGIE AMÉRICAINE Les riches variations rythmiques de cette ballade permettent aux Hoboken Four de montrer l’étendue de leur talent, passant de la mélancolie aux harmonies joyeuses. Commencée à l’unisson, a cappella, l’interprétation est emportée par les accélérations du piano avant de se terminer en douceur. Selon certaines sources 1, Frank poursuit seul en interprétant « Night And Day », un titre de Cole Porter 2 interprété par Fred Astaire dans La Joyeuse Divorcée (1932). Après leur passage, les membres du groupe se présentent un à un au micro. Frank passe en dernier. Moqué par Tamby, il ne se laisse pas décontenancer. Il lance avec aplomb : « Je m’appelle Frank, Major. On cherche du boulot, qu’en dites- vous ? Tous ceux qui nous ont entendus nous ont aimés. On pense que nous sommes plutôt bons. » Le public partage cet avis puisque le standard récolte quarante mille appels en leur faveur – un record pour l’émission. Une trentaine d’années plus tard, Frank Sinatra racontera que le groupe est devenu un habitué de l’émission, réapparaissant sous divers noms, au gré des fantaisies du major Bowes : Seacaucus Cockamamies, The Bayonne Bacalas, The Jive Four et The Jolly Lersey Gyspies Of Song. Bowes sait optimiser l’audience. Il sait aussi rentabiliser ces jeunes artistes en quête de visibilité. Il recrute les Hoboken Four pour tourner dans deux courts-métrages qu’il produit : The Night Club, où Frank joue un serveur, et The Big Minstrel Act. Ce dernier montre le groupe grimé en Noirs, suivant la tradition raciste des minstrel shows, restée vivace depuis la guerre de Sécession. Tournés dans les studios Biograph, dans le Bronx, les films sont diffusés en octobre au Radio City Music Hall.

Les Hoboken Four ont décroché leur place dans la tournée des jeunes recrues du major Bowes. Profitant de l’audience nationale de son show radiophonique, l’astucieux promoteur compose

1. Summers, op. cit., p. 58. 2. Le compositeur a évoqué diverses sources d’inspirations orientales pour cette chanson : les rythmes du Maghreb, une prière de l’Islam,­ une plage du Rhode Island rappelant le désert, un séjour sur le Nil, l’architecture mauresque de l’hôtel Alcazar à Cleveland Heights (Ohio).

Frankie Boy 49 plusieurs troupes qu’il envoie simultanément aux quatre coins du pays. Le circuit prévoit de parcourir en bus trente-neuf États en six mois, à raison de trente-cinq représentations hebdoma- daires. Les groupes s’enchaînent dans les théâtres de province, reprenant les titres passés à l’antenne. Les jeunes musiciens sont rémunérés 50 dollars par semaine, déduction faite du transport et du logement. En complément, ils peuvent compter sur la généro- sité des habitants qui leur offrent de la nourriture et des cadeaux. La troupe à laquelle participent les Hoboken Four commence le 15 septembre 1935 à l’auditorium de DesMoines en Iowa. Deux jours plus tard, elle est au Kansas, à Wichita, puis file en Californie, avant de rejoindre le Canada. Le rythme est effréné, Frank est épuisé, mais il voit du pays et progresse énormément. De semaine en semaine, il s’affirme sur scène, gagne en aisance et capte peu à peu l’attention du public. Répétant inlassablement les mêmes titres, il peut expérimenter de nouvelles choses et oser quelques blagues. Elles ne sont pas du goût de Tamby et Skelly, qui commencent à jalouser son succès, notamment auprès des filles. Les cheveux gominés en arrière, l’enfant chétif de Monroe Street est devenu un grand jeune homme élancé, au nez fin et aux pommettes saillantes. Envoûtées par sa voix, les spectatrices se plongent dans ses grands yeux bleus, dont les reflets brillants révèlent une malicieuse assurance. Frank est tenté d’oublier Nancy ; le mal du pays se charge de lui rappeler son visage et sa tendresse. Après trois mois, la tournée vire au cauchemar pour Frank. Les rivalités au sein du groupe dégénèrent. À la suite d’un concert à Spokane, dans ­l’État de Washington, Tamby lui assène un violent coup de poing. Les bagarres deviennent régulières. Ses parents lui manquent. À la veille d’un show à Columbus (Ohio), Frank s’achète un billet de retour pour New York. Il n’a plus rien à attendre des Hoboken Four ni de la tournée du major Bowes. Il est temps pour lui de faire connaître Frank Sinatra.

50 FRANK SINATRA, UNE MYTHOLOGIE AMÉRICAINE FAUX DÉPART

Retour à la case départ. Frank retrouve sa chambre chez ses parents et les estrades de ses débuts. Il chante à des mariages, pour des meetings politiques et à la caserne de pompiers. Il réap- paraît au Cat’s Meow et se produit dans un rassemblement de The Elks, une fraternité vouée à l’action sociale. Dolly lui donne un coup de pouce en lui obtenant un engagement à l’Union­ Club, un ancien club germanophone repris en 1935 par l’homme d’affaires italien Joseph Samperi. Installé au 600 Hudson Street, l’immeuble comprend trois bars, une cave à vin, un bowling et une salle de bal. Frank y chante cinq soirs par semaine pour 40 dollars. Le contrat est salutaire, mais ce n’est pas avec cela qu’il va se faire un nom. Pour avoir une chance de percer, il doit trouver le moyen de passer à la radio, le premier média de masse, celui qu’écoutent les producteurs et les tourneurs à l’affût de nouveaux talents, celui qui a le pouvoir de changer un chanteur anonyme en star. Les stations ont installé leurs micros dans certains clubs et théâtres, dont elles retransmettent les concerts ; mais aucun ne veut donner sa chance à Frank. Alors, il fait le pied de grue devant les studios. En avril 1935, à force de persévérance et sans doute grâce à son oncle Domenico, il avait décroché un passage de quelques minutes hebdomadaires sur WAAT « The voice at the gate of the Golden State », une station basée à Jersey City qui couvre tout le secteur de New York. Frank y fait son retour après l’expérience­ des Hoboken Four, entraînant Matty Golizio avec lui. Il s’applique à chanter des succès comme « Body And Soul » et « How Deep Is The Ocean », popularisés par Jack Fulton et l’orchestre de Paul Whiteman. Ses interprétations sont embellies par la guitare de Golizio et le piano de Jay Stanley, l’animateur de la station. Frank n’est pas rémunéré, mais il espère profiter de cette faible exposition. Au printemps 1937, il trouve le moyen d’augmenter­ ses chances. Il apprend que son lointain cousin Raymond Sinatra vient de rejoindre l’orchestre de NBC nouvellement créé. Il le contacte et lui demande de l’aide. Ayant pris soin de vérifier

Frankie Boy 51 leurs liens de parenté, Ray lui dégote une audition pour un show quotidien de quinze minutes. Frank est engagé pour soixante-dix cents, desquels il faut retirer le coût des traversées en ferry depuis Hoboken. À la fin de la semaine, il ne reste que quelques pièces et l’espoir d’être repéré.

Frank a vingt-deux ans. Il frappe à toutes les portes. Il est toujours prêt à chanter gratuitement s’il le faut. Il a besoin d’accumuler de l’expérience et de perfectionner sa voix. Depuis quelques mois, il s’offre les services d’un coach vocal. N’ayant pas les moyens d’engager un professeur à deux dollars de l’heure, il s’est rabattu sur John Quinlan, un chanteur alcoolique : « Qui t’es toi ? lui demanda ce dernier à leur première rencontre. Et depuis quand tu chantes ? Pourquoi veux-tu devenir chanteur ? – Je veux devenir chanteur parce que je sens que je sais chanter, répondit Frank. – Oh… tu sais chanter. Alors pourquoi tu as besoin de moi ? – Non, ce que je veux dire c’est que j’ai besoin qu’on m’indique la bonne direction. – Bon, si tu me donnes trois dollars par semaine, je te donnerai trois cours hebdomadaires, conclut Quinlan. » 1 Ancien ténor du Metropolitan Opera viré à cause de son penchant pour la bouteille, il a toutes les qualités requises pour aider Frank. L’apprenti fortifie sa gorge et étend ses capacités vocales. Au fil des gammes, il gagne quelques notes aux limites de sa tessiture. Il améliore aussi son souffle et sa respiration, ce qui lui permet de mieux contrôler sa voix et son tempo. Quinlan l’encourage à soigner son articulation et à gommer l’accent hérité de sa jeunesse dans le quartier ouvrier de Guinea Town. Frank s’y applique avec méthode, heureux de pouvoir effacer l’empreinte de son enfance italo-américaine. Les Italiens sont mieux acceptés que par le passé, mais ses origines pourraient encore nuire à sa carrière. De plus, il ne veut pas être réduit au rôle de chanteur communautaire, il veut s’adresser à

1. Cité dans le documentaire ­d’Alex Gibney, Sinatra: All Or Nothing At All, 2015.

52 FRANK SINATRA, UNE MYTHOLOGIE AMÉRICAINE ­l’Amérique tout entière. Plus jeune, il s’entraînait déjà à parler comme les stars de cinéma.

C’est un ami de Frank qui lui a conseillé de suivre ces cours : Hank Sanicola. Les deux hommes se sont rencontrés sur la 52e Rue en 1936 et se sont liés d’amitié au fil de leurs pérégrinations musicales. Sanicola a tout pour lui plaire : derrière la silhouette trapue de ce robuste boxeur se cache un habile pianiste d’origine sicilienne, à peine plus vieux que lui. Convaincu du potentiel de Sinatra, il l’accompagne sur scène et sert de manager officieux. En paral- lèle, il travaille comme song plugger pour Warner Bros. Records. Le métier consiste à trouver des débouchés pour les nouvelles créations du label, en jouant les partitions dans les magasins de musique ou chez l’éditeur, à la demande des clients potentiels. Disparu avec la génération du disque microsillon, ce job était le passage obligé des compositeurs débutants, qui cherchaient à vendre leurs chansons aux maisons d’édition. C’est le cas de noms devenus célèbres comme Jerome Kern, George Gershwin ou Jimmy Van Heusen. Ce dernier rejoint la petite bande avec laquelle Frank écume les clubs de Swing Street. Ce grand brun charmeur délaisse volontiers sa bonne éducation et se laisse entraîner par le goût de l’ivresse, des femmes et du risque. Né à Syracuse (New York) en 1913, Van Heusen est à la fois le plus âgé et le plus expé- rimenté du groupe. De son vrai nom Edward Chester Babcock ou Chet pour les intimes, il s’est inventé son pseudonyme à l’âge de seize ans, en s’inspirant d’une marque de chemises à la mode (Phillips-Van Heusen), lorsqu’il commençait à frayer dans le milieu artistique. Passé par l’université, il a fait la connaissance de Harold Arlen, futur compositeur émérite de Broadway qui signera la bande originale du Magicien ­d’Oz et son célèbre « Over The Rainbow ». Ensemble, ils ont créé en 1934 « There’s A House In Harlem For Sale », un swing chaloupé publié par Henry Allen et son orchestre. Depuis, Van Heusen tente de faire valoir ses talents de mélodiste hors pair. Il met un pied dans la fourmilière de Tin Pan Alley, où il travaille pour l’éditeur Shapiro-Remick & Co. En 1938, il sort de l’ombre avec « It’s The Dreamer In Me », un titre

Frankie Boy 53 coécrit avec Jimmy Dorsey, qui sera enregistré au fil des mois par Sammy Kaye, Abe Lyman, Harry James et le grand Bing Crosby. Attiré par le jazz, il met l’autre pied dans l’allée du swing, confiant des titres à Lionel Hampton, County Basie et les Andrews Sisters.

Cette année-là, Frank Sinatra décroche une place de serveur au Rustic Cabin, le lodge où les Three Flashes jouaient trois ans plus tôt. Il y pousse les plats et la chansonnette pour 15 dollars par semaine. Vêtu d’un costume blanc, accompagné d’un piano à roulettes, il chante de table en table et participe en fin de service aux concerts de l’orchestre, Bill Henri and the Headliners. Cela n’a rien de très excitant pour lui, mais la scène du Rustic Cabin bénéficie d’un atout majeur. Du lundi au vendredi, vers 23 h 30, la radio WNEW retransmet le show dans son émission Dance Parade. Depuis sa rénovation en 1934, la station new-yorkaise se présente comme « the NEWest thing in radio » – c’est exactement ce que veut devenir Frank. Durant trente précieuses minutes, il peut mettre en application les conseils de John Quinlan et tenter de conquérir le public. Il commence par attirer l’attention des jeunes femmes. Il reçoit ses premières lettres de fans, alors qu’il participe à d’autres émissions quotidiennes sur WNEW, d’abord avec la chanteuse Dinah Shore, ensuite avec le guitariste Tony Mottola. Le 12 mai 1937, il apparaît aussi sur l’émission Town Hall Tonight, à la tête d’une petite formation jazz baptisée The Four Sharps 1. Frank ne résiste pas aux marques d’affection du public. Il goûte aux avantages d’une notoriété naissante, tout en construisant une relation durable avec Nancy. Le 26 novembre 1938, il est arrêté par la police à la sortie du Rustic Cabin. Une fille nommée Antoinette Della Penta a porté plainte contre lui pour « séduction sous la promesse de mariage ». Libéré contre une caution de 1 500 dollars, Frank n’est pas inquiété par la justice, qui découvre les antécédents de la plaignante. La situation anime la presse locale ; Frank s’énerve et menace un journaliste d’en venir aux mains – c’est le début d’une longue et tumultueuse

1. Un seul enregistrement connu subsiste du groupe, une version de « Exactly Like You ».

54 FRANK SINATRA, UNE MYTHOLOGIE AMÉRICAINE relation avec la corporation 1. Della Penta tente de l’attaquer pour adultère et outrage à la morale, mais les charges sont abandon- nées fin janvier 1939. Déçue, Nancy lui demande : « Est-ce que c’est la première ? – Non, mais ce sera la dernière », promet-il un peu hâtivement. Pour le prouver, Frank l’épouse le 4 février 1939 à l’église Our Lady of Sorrows de Jersey City. Le Rustic Cabin lui octroie une augmentation portant son salaire à 25 dollars, vite engloutie par son goût pour les vêtements. Il fait toujours preuve de coquetterie et développe une véritable obsession pour l’hygiène. Contre l’avis de Frank, Nancy prend un job de secrétaire judiciaire pour aider à payer le loyer de l’appartement dans lequel ils emménagent, un trois-pièces situé sur Garfield Avenue à Jersey City. Frank quitte Hoboken pour de bon.

Le jeune Sinatra commence aussi à attirer l’attention de la pègre, qui contrôle en sous-main bon nombre de clubs et qui étend son aura sur l’industrie musicale. Elle pose un œil bienveillant sur les artistes prometteurs, susceptibles de dynamiser leurs activités licites. Or, Frank a du potentiel. Les boys du milieu viennent le voir au Rustic Cabin et le prennent en affection. Ils apprécient sa voix et ses origines italiennes. Les caïds du New Jersey l’invitent à leur table. Frank rencontre ainsi Willie Moretti et son cousin Frank Costello, qui détiennent le Riviera et le Copacabana, deux night-clubs où il rêve de se produire. Une note du FBI datée de 1944 indique que les deux hommes vont jouer un rôle détermi- nant dans le lancement de sa carrière. Bien des années plus tard, lors d’une audition devant une commission d’enquête, Frank dira simplement « ce sont des gens que ma mère connaît ». La noto- riété du chanteur arrive même aux oreilles du puissant Lucky Luciano. Incarcéré depuis 1936 2, le capo de New York continue

1. Le traitement de l’épisode par les journaux conservateurs nourrit son ressentiment à l’égard de la presse. « C’est peut-être aussi pour ça que j’ai pas mal déconné avec les journalistes », confie-t-il à Pete Hamill,op. cit., p. 50. 2. Son implication à la tête d’un vaste réseau de prostitution a pu être démontrée devant les tribunaux.

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