Études balkaniques Cahiers Pierre Belon

12 | 2005 Regards croisés sur le patrimoine du Sud-Est européen

Léon Pressouyre (dir.)

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/etudesbalkaniques/57 ISSN : 2102-5525

Éditeur Association Pierre Belon

Édition imprimée Date de publication : 1 janvier 2005 ISBN : 2-910860-05-1 ISSN : 1260-2116

Référence électronique Léon Pressouyre (dir.), Études balkaniques, 12 | 2005, « Regards croisés sur le patrimoine du Sud-Est européen » [En ligne], mis en ligne le 23 avril 2008, consulté le 11 mars 2020. URL : http:// journals.openedition.org/etudesbalkaniques/57

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SOMMAIRE

Introduction Léon Pressouyre

Un héritage non désiré : le patrimoine architectural islamique ottoman dans l’Europe du Sud-Est, 1370–1912 Machiel Kiel

Les patrimoines chrétiens après la conquête ottomane

Architecture et art dans les Balkans pendant la période ottomane Alkis Prépis

À propos de certains temples calvinistes des Hongrois de Transylvanie Claude Karnouuh

Un patrimoine de l'identité

Un patrimoine de l’identité : l’architecture à l’écoute des nationalismes Carmen Popescu

Athènes 1833 : la guerre pour la capitale de l’État-Nation Yannis Tsiomis

Le monastère de Rila : incarnation du passé national bulgare Nikolai Voukov

L’église de Saint-Savas à Belgrade Bratislav Pantelić

La réhabilitation idéologique post-stalinienne de l’architecture vernaculaire Augustin Ioan

Annexes

Le passé, la nation, la religion : la politique du patrimoine en Bulgarie socialiste Galia Valtchinova

Une étude de cas : le patrimoine juif dans les pays de l’ex-Yougoslavie Ivan Ceresnjes

Un espace offert au tourisme : représentations de la Yougoslavie dans les guides touristiques imprimés français et yougoslaves au XXe siècle Igor Tchoukarine

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Introduction

Léon Pressouyre

1 Nous savons tous que le patrimoine culturel, loin de se confondre avec l’ensemble des témoins du passé recensés par les chercheurs en sciences humaines – anthropologues ou archéologues, historiens ou géographes, linguistes ou historiens de l’art – ne représente qu’une petite partie de cet ensemble. Les choix sont ceux de la mémoire, passés au filtre de l’émotion et non de l’érudition. Nul ne peut imposer à un individu, à un groupe humain quel qu’il soit, de définir à partir de critères objectifs la part de mémoire qu’il juge indispensable de transmettre aux générations futures.

2 Ce constat s’établit avec une particulière évidence dans les Balkans, une région où les choix de la mémoire sont souvent captifs des passions identitaires, l’inclusion ou l’exclusion du passé restant un des enjeux essentiels du temps présent. 3 Chargé, au titre des Accords de Dayton, de présider la Commission pour la préservation des monuments nationaux de Bosnie-Herzégovine prévue en 1995 par l’Annexe 8 de ce traité international, j’ai pu mesurer, de 1996 à 2001, dans un pays dévasté par des conflits d’une extrême violence, la force des enjeux identitaires et observer, sans pouvoir généralement les infléchir, les stratégies de conservation mises en œuvre au lendemain du conflit par les représentants des trois communautés désignés pour siéger au sein de cette commission. Ministre ou vice-ministre, diplomate, gestionnaire ou animateur du patrimoine, chacun avait le souci –et peut être le mandat– de défendre les monuments spécifiques d’une culture clairement identifiable à l’une des trois composantes, serbe, croate, bosniaque, de l’État-nation en gestation. 4 C’est en vain que, lors des premières sessions, furent proposées à la Commission des protections réputées consensuelles, comme celle des principaux sites préhistoriques ou encore celle des trop rares témoins d’une architectures vernaculaire déjà réduite à l’état de trace et condamnée dans son principe bien avant la guerre. Les premières protections s’attachèrent non à ces biens potentiellement fédérateurs, mais à des monuments immédiatement identifiables comme serbes –presque exclusivement des monastères orthodoxes–, comme croates –principalement des édifices du culte catholique– ou comme bosniaques –majoritairement des mosquées– selon un principe

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de répartition paritaire qui, sans le reconnaître formellement, se fondait sur la notion de quotas. 5 Il n’était pas aisé d’échapper à cet engrenage. Parfois le « patrimoine des minorités » en fournissait l’occasion, comme à Stolac où la tombe de Moshe Danon, l’un des plus anciens monuments funéraires juifs de la région, était nettement moins conflictuelle (elle n’avait d’ailleurs subi aucun dommage) que le centre de cette petite ville de l’Herzégovine, ruiné par la destruction systématique, en 1992, des monuments du culte musulman et des quartiers d’habitation bosniaques. Ailleurs –à Sarajevo par exemple– la désignation ponctuelle d’un monument civil d’architecture contemporaine pouvait faire un temps diversion à la construction méthodique d’une liste en trois chapitres, dictée par des revendications identitaires exacerbées : chaque communauté avait ses plaies vives, la plus cruellement touchée par les destructions volontaires de monuments étant incontestablement la communauté musulmane. 6 Le cas de la Bosnie-Herzégovine permet de poser en termes extrêmes un certain nombre de problèmes relatifs à la constitution et à la gestion du patrimoine culturel. 1. Problèmes juridiques d’abord : un projet de législation du patrimoine élaboré par l’UNESCO à la demande –formulée à l’unanimité– de la Commission n’a jamais abouti, les deux entités reconnues par les accords de Dayton –la Republika Srpska et la Fédération croato- musulmane– ne pouvant s’accorder sur des normes communes à l’une et à l’autre. D’où il ressort à l’évidence que les chances de conservation d’un monument orthodoxe sont plus élevées en Republika Srpska et, à l’inverse, que la préservation et l’entretien des monuments du culte catholique et de la religion islamique sont mieux assurés, bien qu’au terme de savants arbitrages, dans la Fédération. En dehors de quelques grandes villes où l’équilibre est garanti tant bien que mal, la législation a ainsi conspiré à légitimer dans l’opinion une ségrégation des patrimoines qui inscrira durablement dans l’histoire les choix d’une mémoire déchirée. 2. Problèmes doctrinaux, ensuite. La Charte de Venise, qui veut que chaque strate d’un monument ancien soit respectée afin de témoigner de sa longue vie au sein de civilisations successives est souvent citée, mais allègrement contournée ou instrumentalisée. À Sarajevo, lors de la restauration, après 2000, de la mosquée de Gazi Husref , le décor peint intérieur, datant de l’époque austro-hongroise, a fait place à un décor calligraphique dont ne subsistait aucune trace. En revanche, à Mostar, où les travaux de reconstruction de Stari Most ont révélé l’existence de deux dispositifs de franchissement du fleuve antérieurs au pont ottoman, les vestiges archéologiques ont été scrupuleusement conservés. La contradiction n’est qu’apparente : dans le premier cas, la restauration, financée par des fonds saoudiens, ne peut manquer de « réislamiser » une mosquée trahie par l’apport culturel des Habsbourg ; dans le second cas, l’UNESCO et la Banque mondiale préfèrent une lecture « multiculturelle » du Stari Most. Précédé par des ouvrages construits au temps de l’hégémonie croate, celui-ci deviendrait enfin, dans ses formes successives, un symbole de réconciliation. Comme on peut le constater, la doctrine de conservation se modèle sur les politiques culturelles des maîtres d’ouvrage et des bailleurs de fonds. Selon les cas, le fondamentalisme religieux, un angélisme typiquement « onusien », un aimable dilettantisme dictent des solutions dont les monuments garderont longtemps l’empreinte : un patrimoine recréé se substitue insidieusement à un patrimoine hérité sous prétexte de restauration.

7 Le sort réservé au patrimoine en Bosnie-Herzégovine, pendant la guerre et après la guerre, est sans équivalent dans les autres composantes de l’ex-Yougoslavie, y compris le qui connaît des évolutions différentes. Pourtant, curieusement, cette situation unique est paradigmatique de l’ensemble régional des Balkans, car elle met en

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évidence des constantes plus ou moins perceptibles dans les autres pays : la très forte appropriation du patrimoine à des fins identitaires, les liens étroits entre patrimoine, identité et religion, les liens plus ambigus entre patrimoine et nation dans un espace ou les termes d’État, de Nation, de Patrie n’ont pas le même sens qu’en Europe occidentale.

8 Il est impossible de proposer une vision dépassionnée du patrimoine culturel des Balkans. Partant de ce constat, on a pris le risque, dans ce volume 12 des Études balkaniques, de confronter le lecteur à des points de vue opposés sans lui assurer le réconfort d’une synthèse lénifiante ou les commodités d’un guide du patrimoine. 9 Trois grandes études, accompagnées de monographies, constituent la première partie de ce recueil. La première, due à Machiel Kiel, traite des monuments de l’architecture ottomane dans les Balkans et constitue une entrée en matière presque provocatrice, dans la mesure où, comme le souligne l’auteur, cet héritage imposé n’est pas toujours perçu comme un patrimoine : consubstantiel aux pays à forte population musulmane, il est traité ailleurs avec indifférence dans le meilleur des cas, mais plus souvent de façon hostile. Machiel Kiel recense les destructions de mosquées survenues depuis le retrait des Ottomans dans les différents secteurs de leur domaine balkanique et nous rappelle que des épisodes récents et bien connus, comme la destruction par les nationalistes serbes de la mosquée de Ferhad à Banja Luka en mai 1993, ne font que prendre le relais de politiques activement encouragées depuis le XIXe siècle au nom des valeurs nationales et de l’orthodoxie dans divers pays devenus indépendants. 10 Le ton est polémique et l’auteur ne fait pas mystère de ses opinions. Pour répondre au « négationnisme » confortable des pays du Sud-est européen qui, après avoir éradiqué l’architecture ottomane de leur sol, tentent d’en réduire ou d’en nier l’importance, Machiel Kiel dresse un tableau où monuments disparus, monuments conservés et monuments restaurés ou reconstruits se côtoient, en accordant une importance particulière à ceux qui remontent aux tout débuts de la présence ottomane. L’un des apports majeurs de cette contribution est la mise en évidence d’un entrecroisement des traditions constructives, des types de bâtiments et des partis décoratifs que la mobilité des architectes, mais surtout celle des commanditaires, érige en règle dans l’Empire ottoman. Les traces de la carrière des dignitaires de l’Empire, pachas, beys ou autres gouverneurs, s’impriment dans des monuments qui se réfèrent souvent à leur lieu d’origine ou aux précédents postes qu’ils ont occupés. Les revenus qui garantissent l’entretien des fondations pieuses –mosquées, mosquées-zawiya, tekke-zawiya– sont aussi parfois prélevés sur les villages d’une région éloignée, simple étape dans la carrière du fondateur. Ces caractéristiques n’appartiennent évidemment pas en propre à l’art ottoman mais à tout art impérial et, dans une certaine mesure, à tout art colonial. La question de savoir si le défaut d’enracinement dans des traditions locales n’a pas favorisé, en dehors de toute considération politique ou religieuse, des phénomènes de rejet peut être posée. Dans le monde, rares sont les régions où les populations s’approprient le patrimoine du conquérant après avoir été libérées de sa présence. 11 La seconde grande étude de ce volume est due à Alkis Prépis. Elle embrasse l’ensemble très vaste des patrimoines chrétiens dans les Balkans après la conquête ottomane, la plus grande place étant réservée, comme il se doit, au patrimoine des églises orthodoxes. Traiter ce sujet dans sa globalité, en cédant le moins possible au jeu des découpages nationaux en honneur depuis le XIXe siècle permettait une synthèse plus large, dont le principe est chronologique avant d’être topographique. L’auteur a

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distingué deux périodes et les a caractérisées par l’adoption et la diffusion de formes architecturales bien différenciées, ainsi que par l’adoption de codes décoratifs identifiables dans la peinture et le mobilier liturgique. Cette approche qui emprunte les voies de l’histoire de l’art plutôt que celles de l’histoire, en intégrant des notions telles que le baroque, permet à Alkis Prépis de situer un art qui fut longuement qualifié de « post-byzantin » dans une perspective européenne où les rapports avec Rome et Venise dans un premier temps, avec l’Empire Habsbourg et la « Mitteleuropa » dans un second temps sont heureusement mis en valeur. La définition, à partir de têtes de série, d’une stricte typologie architecturale fondée sur des constantes morphologiques du plan et de l’élévation permet une vision des principales familles d’églises ou de monastères, des listes très fournies, presque exhaustives dans certains cas, illustrant leur diffusion dans les Balkans. Ce principe de classement morphologique est toutefois infléchi pour traiter de la peinture d’icônes et de la peinture murale, de la sculpture sur marbre, sur pierres et sur bois où, à partir d’une importante documentation d’archives, on peut suivre les pérégrinations d’artistes ou de simples praticiens formés dans quelques centres, que nous appellerions aujourd’hui des pôles d’excellence. Sans nier l’existence des écoles locales qui firent florès dans l’historiographie des XIXe et XX e siècles, au rythme de la constitution et du renforcement des États modernes. Alkis Prépis accorde une grande importance aux échanges, aux contacts, aux valeurs communes partagées par le monde orthodoxe. Sa vision d’une unité profonde des patrimoines culturels chrétiens fait paradoxalement écho – les méthodes d’approche et d’exposition étant radicalement différentes – à celle d’une architecture ottomane commune aux Balkans que développe Machiel Kiel. 12 La troisième grande étude de synthèse, confiée à Carmen Popescu, s’intitule « Un patrimoine de l’identité, l’architecture à l’écoute des nationalismes ». On comprend d’emblée que l’auteur s’est donné pour objectif d’analyser la naissance d’architectures « nationales » anticipant l’indépendance des États du Sud-est européen ou, plus généralement, lui faisant suite. En deçà et au delà des années 1850-1950, qui fournissent le gros des exemples, Carmen Popescu s’attache à définir, à partir d’un choix très étendu d’œuvres représentatives –projets, réalisations éphémères conçues pour des expositions universelles, bâtiments publics ou privés– les stratégies identitaires favorisées par les jeunes États-nations des Balkans pour affirmer leurs spécificités culturelles. Cette recension revêt un véritable caractère d’actualité et je rappelle à cette occasion que l’auteur participe à plusieurs groupes de travail institués par le Conseil de l’Europe et notamment à l’atelier « Patrimoine européen des frontières », où ses contributions à la connaissance du Sud-est européen sont très remarquées. 13 Passer en revue, au prisme des constructions identitaires nationales, plus d’un siècle de création architecturale dans les Balkans permet ici à l’auteur de cerner plusieurs problèmes, dont l’évocation récurrente intéresse la critique contemporaine : problème de l’historicisme, particulièrement important puisque le recours au style byzantin se dissimule fréquemment sous la revendication de styles « nationaux », problème du vernaculaire, décliné dans toute la région sous des formes diverses et souvent comme une alternative à l’art « officiel » ; problème des rapports avec l’architecture des pays de l’Europe de l’Ouest et de l’Europe centrale, vécu dans un climat passionnel, le « modernisme » étant considéré tantôt comme libérateur, tantôt comme un symptôme d’asservissement à des modèles étrangers venus des « grands pays » qui réglèrent

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longtemps, dans des conférences internationales, le sort du Sud-est européen, cette sous-région des Balkans qu’ils voyaient évoluer avec beaucoup de condescendance. 14 Dans cette première partie du volume, seule Carmen Popescu s’est pliée aux souhaits de la rédaction des Études balkaniques en confiant à quatre collaborateurs, Nicolai Voukov, Yannis Tsiomis, Bratislav Pantelić et Augustin Ioan des études de cas. Alkis Prépis et Machiel Kiel ont souhaité de leur côté rédiger l’ensemble des monographies relatives à leur sujet, les jugeant indissociables d’une synthèse. Ce choix a été respecté, mais la rédaction a fait place, à une note de Claude Karnoouh sur les temples calvinistes de Transylvanie. 15 Dans la seconde partie de ce volume, ont été regroupés trois contributions présentées spontanément par leurs auteurs et dont la rédaction a jugé qu’elles enrichiraient les débats actuels sur le patrimoine. Galia Valtchinova, sous le titre « Le passé, la nation, la religion » s’est attachée à définir la politique du patrimoine en Bulgarie socialiste ; Ivan Ceresnjes a livré les résultats d’une enquête conduite par le Center for Jewish Art de Jérusalem sur « Le patrimoine juif dans les pays de l’ex-Yougoslavie » ; Igor Tchoukarine, en spécialiste du tourisme, a analysé « Les représentations de la Yougoslavie dans les guides touristiques imprimés français et yougoslaves au XXe siècle». 16 Plus que jamais, il est nécessaire de rappeler que les opinions exprimées dans ce volume n’engagent que leurs auteurs et ne sont pas nécessairement partagées par la rédaction. On constatera que la définition du temps et de l’espace balkaniques connaît ici de grandes variables. Pour Machiel Kiel, la période ottomane débute au XIVe siècle et il attache la plus grande importance aux temps de la conquête et aux premières créations d’architecture islamique. Pour Alkis Prépis, la période ottomane suit la chute de Constantinople, véritable point de départ de son enquête. Quant à l’espace balkanique, il est démesurément prolongé vers l’Ouest, avec la prise en considération de l’ensemble yougoslave dans les études d’Ivan Ceresnjes et d’Igor Tchoukarine, il comprend la Turquie d’Europe, non sans de nombreuses références anatoliennes dans les contributions de Machiel Kiel et de Carmen Popescu ; il se réduit ailleurs aux limites actuelles des États de la péninsule balkanique, telle que l’avaient définie les géographes du XIXe siècle. 17 Pas plus qu’il n’existe d’accord sur les limites chronologiques et spatiales, on ne trouvera ici d’analyse consensuelle du patrimoine architectural de l’Europe du Sud-est1. Nikolai Voukov insiste sur le caractère purement bulgare du monastère de Rila ; Alkis Prépis y signale l’intervention de modèles et d’artistes grecs ; la vision du patrimoine ottoman diffère radicalement dans l’approche de Machiel Kiel et de Galia Valtchinova. Ces contradictions nous ont paru enrichissantes, car symptomatiques des courants passionnels qui traversent aujourd’hui plus que jamais les études consacrées à la région. La modération de ces passions identitaires –si elle est envisageable– ne pourra venir que de l’intérieur. En ce sens, les études de Yannis Tsiomis et de Bratislav Pantelić sont porteuses d’espoir. Rompant avec le discours identitaire qui voudrait que le choix d’Athènes capitale –point de départ du traitement néo-classique de la ville– reflète les aspirations de la jeune nation hellénique, Yannis Tsiomis nous rappelle qu’il fut dicté par les conseillers du roi Louis Ier de Bavière. Se démarquant de l’apologétique officielle, Bratislav Pantelić montre comment l’interminable chantier de l’église Saint-Savas de Belgrade transcrit, jusque dans ses contradictions, les pulsions du nationalisme serbe à l’époque contemporaine.

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NOTES

1. Une telle analyse ne sera possible que si le concept d’un patrimoine commun multiculturel s’enracine durablement dans la région. À cet égard, il faut saluer, parmi de nombreuses initiatives, celle qui a permis le lancement, en octobre 2005, de la revue Patrimoine des Balkans. Voir le premier volume, publié sous la direction de Maximilien DURAND, Patrimoine des Balkans. Voskopoje sans frontières 2004, Paris, Somogy éditions/Patrimoine sans frontières, 2005.

RÉSUMÉS

Ce numéro est dédié à la perception du patrimoine des Balkans, superposant grille chronologique et perspectives méthodologiques qui définissent les multiples facettes de la notion de patrimoine. Afin de mettre en évidence la multiplicité des points de vue, le coordinateur de ce numéro, Léon Pressouyre – président de la Commission pour la préservation des monuments nationaux de Bosnie-Herzégovine (1996-2001) – l’avait imaginé structuré autour de quelques grands axes, illustrés d’études de cas. La structure finale a été quelque peu modifiée, en raison du souhait de quelques auteurs d’opter pour des études de synthèse. A travers les articles se dessine un espace culturel qui dépasse les limites géographiques de la péninsule, se prolongeant à l’Ouest avec l’ensemble des pays de l’ex-Yougoslavie et à l’Est vers la région anatolienne. Si les points de vue peuvent paraître parfois contradictoires, ce n’est que le reflet des acceptions diverses que peut revêtir le concept de patrimoine, ainsi que le rappelle Léon Pressouyre.

This issue is dedicated to apperception of Balkan patrimony by superposition of chronology and methodology, giving by this way a varied comprehension of the concept of patrimony. The coordinator, Léon Pressouyre – president of the Commission to preserve national monuments of Bosnia-Herzegovina (1996-2001) – had organized it in a few axes supported by cases studies. Nonetheless, some authors wished to write overview studies. The cultural space defined in theses articles jut out over the peninsula in the direction of the West (Former Yugoslavia) and the East (Anatolia). If points of view can be sometimes contradictory, this results of the many senses of the concept of patrimony.

AUTEUR

LÉON PRESSOUYRE

Professeur honoraire de l’Université de Paris I–Sorbonne

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Un héritage non désiré : le patrimoine architectural islamique ottoman dans l’Europe du Sud-Est, 1370–1912 Unwished Heritage: Ottoman Islamic Architectural Patrimony in South-Eastern Europe 1370-1912

Machiel Kiel

1 Pendant plus d’un demi-millénaire, de larges portions de l’Europe du Sud-Est firent partie intégrante de l’Empire des Turcs ottomans. Laissant derrière eux un riche patrimoine architectural, les Ottomans ont déterminé les caractéristiques urbaines de la plupart des villes balkaniques. Des dizaines de villes résultent d’une politique d’urbanisation délibérée, voulue et suivie par les maîtres de cet Empire islamique. Des dizaines d’autres villes naquirent plus ou moins spontanément sur des emplacements prédestinés par la géographie, à la faveur, dans bien des cas, d’une durable « Pax ottomanica » et sous l’impulsion des interventions positives des sultans et de leurs gouverneurs. , capitale de l’Albanie, Sarajevo, capitale de la Bosnie et nombre de grandes villes comme Banja Luka, Elbasan, Kavala, Mostar, Razgrad, Tatar Pazardžik, ou encore Tripoli dans le Péloponnèse, sont des cas de figure. Toutes ces villes furent délibérément fondées par les Ottomans, comme le furent une multitude d’agglomérations plus petites et moins connues. Jiannitsa ou Didymoteichon, aujourd’hui presque oubliées furent, dans l’ancien temps des centres de la vie spirituelle et intellectuelle des musulmans ottomans. De villes comme Belgrade, Plovdiv (Philipopel), Serrès, Skopje, Sofia ou Thessalonique comptaient parmi les plus importants centres commerciaux et administratifs de l’Empire dans son ensemble. Venus de l’Orient ou de l’Occident, les voyageurs décrivaient avec un étonnement admiratif les impressionnants caravansérails qu’ils voyaient dans les villes ottomanes et les routes jalonnées de ponts de pierre. Après ces catégories de bâtiments, venaient les bains publics () pour hommes et femmes. Il est vrai que nous pourrions les

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qualifier sans exagération de « cathédrales de l’hygiène ». Quelques témoins encore conservés dans les villes comme Skopje ou Thessalonique sont si vastes qu’ils pourraient abriter plusieurs « cathédrales » orthodoxes de la période précédente. D’autre part, beaucoup de caravansérails, bâtis pour loger gratuitement marchands et voyageurs, étaient plus grands qu’un palais royal bosniaque ou bulgare. Tout ceci, ne l’oublions jamais, reste du domaine de la bonne architecture provinciale. Bien que des princes ottomans aient pu résider occasionnellement dans des grandes villes des Balkans et y faire construire, on ne rencontre pas dans la région de chefs-d’œuvre comparables à l’Alhambra de Grenade ou au Taj Mahal d’Agra, car ces villes balkaniques ne furent jamais capitales d’un Empire islamique ou d’un État important. , capitale ottomane avant la conquête de Constantinople (1453) est riche en monuments de valeur mondiale, mais elle est située hors des États balkaniques contemporains et, de ce fait, a connu un destin différent. Istanbul, la capitale de l’Empire ottoman depuis 1453 est située à l’extrême marge de l’Europe et constitue littéralement un pont vers l’Asie. C’est là que nous voyons les plus grands monuments de l’architecture islamique ottomane, là et non dans les Balkans. Néanmoins, ce que les Ottomans ont laissé derrière eux en quittant leurs anciennes provinces des Balkans constitue un ample patrimoine.

2 Dans les Balkans, l’architecture ottomane fit apparaître une série complète de nouveaux types de bâtiments qui n’étaient pas représentés auparavant dans la région. Nous pourrions citer les « mosquées cathédrales », les mosquées à coupole unique, les « mosquées zawiyas », les medersas et les mekteps, les hammams, les caravansérails, les hospices et les soupes populaires, les ponts, les tours de l’horloge, les monuments funéraires (türbe), les couvents de derviches (tekke zawiyas) et les fortifications. Sans même prendre en compte une riche architecture vernaculaire, les recherches du pionnier que fut Ekrem Hakkı Ayverdi et récemment celles d’une équipe de spécialistes de la « Turkish Historical Society » ont permis de conclure que les siècles de présence ottomane dans les Balkans ont produit quelque 20.000 édifices. Dernièrement une autre enquête diligentée par la « Turkish Historical Society » a abouti à un chiffre analogue par le dépouillement des sources d’archives. 3 De cet imposant patrimoine, deux ou trois pour cent seulement est parvenu jusqu’à nous et c’est tragiquement peu. D’emblée, ce pourcentage illustre la férocité avec laquelle les Etats qui ont succédé à l’Empire ont tenté d’annihiler un héritage artistique qui ne convenait pas à leur nouvelle idéologie. Les horreurs de la récente guerre de Bosnie étaient nécessaires pour que l’Europe réalisât qu’en son sein des millions de Musulmans –européens blonds aux yeux bleus– vivaient depuis plus de cinq cents ans. Le fait que le patrimoine de l’Europe musulmane médiévale ait été volontairement et gratuitement détruit et réduit au point que nous connaissons n’est pas encore perçu. La destruction systématique des monuments islamiques de Bosnie par des bandes armées de Serbes nationalistes en 1992-1995, sa réitération au Kosovo en 1999-2000, n’ont pourtant rien de neuf : c’est la simple reconduction d’une habitude prise au XIXe siècle. En 1875, Elisée Reclus, dans sa Nouvelle géographie pouvait écrire ceci : « L’ambition des Serbes est de faire disparaître de leur pays tout ce qui rappelle l’ancienne domination ottomane ; ils s’y appliquent, avec une persévérante énergie, et l’on peut dire, qu’au point de vue matériel, cette œuvre est à peu près terminée ». Des soixante-dix huit mosquées de Belgrade à l’époque ottomane, une seule survit aujourd’hui1. Des quarante-quatre mosquées de Sofia, encore mentionnées dans les almanachs

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administratifs (Salnâme) des années 1870, deux seulement subsistent2. Selon le Salnâme de 1870, le grand centre turc de la Bulgarie septentrionale, Šumen, avait cinquante mosquées. En 1980, huit étaient encore debout ; aujourd’hui il n’en reste que deux. En 1530, la communauté musulmane de Thessalonique comptait 1229 foyers et disposait de quarante-trois mosquées et mescid. Neuf de ces bâtiments étaient d’anciennes églises byzantines reconverties ; trente-quatre avaient été bâtis par les Ottomans eux-mêmes. Parmi ces derniers, trente-deux disparurent après 1912. Parallèlement, les neuf églises byzantines furent restaurées avec grand soin et goût. En contraste avec cette situation propre à la Grèce contemporaine, le cas de Skopje/Üsküp, en République de Macédoine, mérite d’être examiné : cet important centre ottoman avait en 1530 quarante-huit mosquées et mescid 3. Aujourd’hui, vingt-deux ont survécu4 ; parmi celles-ci, cinq des plus importants monuments ottomans des Balkans, dont l’étude sera reprise ci-après sous l’angle de la conservation et de la restauration. 4 Les Turcs ottomans ont eu la mauvaise fortune d’être les derniers groupes de peuples à s’établir en Europe. Ils y prirent place à partir du milieu du XIVe siècle, dans des conditions bien établies historiquement. Auparavant, divers groupes de populations turques s’étaient établis en Europe orientale depuis le VIe siècle de l’ère chrétienne. Les Onogours, Koutrigours, Petchénègues, Coumans (Polovtsiens) et même des Turcs Seldjoukides d’Anatolie s’installèrent en Hongrie, Roumanie, Bulgarie, dans la Macédoine et le Péloponnèse de la Grèce actuelle. 5 Toutefois, tous ces groupes avaient été convertis au christianisme et assimilés par les différentes nations des Balkans. Les Turcs ottomans, occupant définitivement le terrain après 1352, ne se convertirent pas ; ils ne tardèrent pas à construire un Empire qui devient l’inébranlable champion de l’Islam, tout en laissant aux Chrétiens asservis un espace où survivre dans le contexte de l’Islam, en toute légalité, avec leurs évêques et leurs patriarches, leurs églises et leurs monastères, sur une base matérielle suffisamment large pour assurer le maintien, voire l’expansion de la vielle culture byzantino-slave et de ses expressions artistiques. 6 Les Turcs d’Anatolie furent nombreux à occuper les plaines de Thrace, de Macédoine et de Thessalie, ainsi que la partie orientale de la Bulgarie au nord de la chaîne des Balkans (Deli Orman et Dobroudja). La Thrace et la Thessalie avaient spécialement souffert d’une importante dépopulation dans le demi-siècle précédant la conquête ottomane. Les anciens toponymes de la plus grande partie de la Thrace et ceux de la vaste plaine orientale de la Thessalie sont dans leur écrasante majorité turcs, ce qui suggère que les nouveaux venus ne trouvèrent personne qui fût en mesure de leur indiquer les toponymes précédents. Ces anciens toponymes turcs (presque tous abandonnés aujourd’hui au profit de noms de lieux grecs ou bulgares) révèlent souvent le lieu d’origine des arrivants (Aydınlı, Menteşeli, Germiyanlı, Saruhanlı pour les vieilles principautés turques de l’Anatolie occidentale, Ahlatlı, Geredeli, Hamidli, Karamanlı, Kastamonulular etc. se référant à des villes et provinces de l’Anatolie centrale). On rencontre aussi des noms de tribus (Afşarlı, Uğurlu, Yöreğir etc.) empruntés à certaines des vingt-quatre anciennes tribus Oghuz qui s’étaient établies en Anatolie entre le XIIe et le XIV e siècle. Dans les régions concernées des Balkans, l’architecture ottomane reposait ainsi sur une solide base ethnique et était loin de se développer dans le vide. De plus petites poches de Turcs musulmans se formèrent en Grèce centrale et méridionale, en Serbie, dans la moitié occidentale de la Bulgarie. La Bosnie quant à elle devint un terre musulmane dès la fin du XVe siècle, compte tenu des

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circonstances spéciales qui y prévalaient : c’est à peine si les Turcs s’installèrent en Bosnie. Finalement, l’Albanie devint un pays en majorité musulman à partir du XVIIe siècle. Depuis la chute du régime communiste, elle est en passe de régénérer sa vieille culture islamique. 7 L’émergence et la diffusion de l’architecture ottomane dans les Balkans sont si étroitement imbriquées dans l’histoire qu’il est nécessaire de retracer celle-ci à grands traits en guise d’introduction5. 8 Le château byzantin de Tzimpe, près de Gallipoli, était aux mains des Ottomans en 1352 et servait de base aux forces ottomanes placées sous le commandement de Gazi Süleyman Pacha, fils aîné du sultan Orhan (1324-1362) qui assistaient les troupes de Matthieu, fils du prétendant à l’Empire byzantin Jean Cantacuzène. Cantacuzène était le beau-père du sultan Orhan et les troupes de Mathieu devaient affronter les forces de l’autre empereur byzantin, Jean V Paléologue. Le 2 mars 1354, un violent séisme abattit les murailles de Gallipoli et des places-fortes voisines. Les survivants prirent pour la plupart la fuite vers des secteurs qu’ils pensaient avoir été épargnés. Beaucoup périrent, victimes du froid et des pluies persistantes. Süleyman Pacha, qui résidait alors à Pegae (Biga) sur la côte asiatique, traversa les Dardanelles, occupa les places restées sans défense et les repeupla avec des Turcs venus d’Anatolie. Gallipoli fut l’objet d’attentions particulières : ses murailles furent reconstruites et fortifiées mieux qu’elles ne l’avaient été auparavant. La source de cette information est une brève chronique byzantine écrite en 1392. Le chroniqueur florentin Matteo Villani confirme la date du tremblement de terre et la narration par Cantacuzène des événements ultérieurs. Cantacuzène relate qu’il a envoyé de nombreuses ambassades à son gendre le sultan Orhan pour restituer les places-fortes occupées, mais en vain. En décembre 1354, Cantacuzène était déposé et Jean V Paléologue devenait le seul empereur de Byzance. Avec lui, le sultan Orhan n’était tenu par aucun traité ni aucun lien spécial. De leur base de Gallipoli, les Turcs purent lancer des raids et prendre nombre de villes et des places-fortes dans la Thrace du Sud. Didymoteichon (Dimotika) fut prise en 1359, Andrinople en peu plus tard, les villes aujourd’hui situées en Bulgarie de Philoppopolis (Plovdiv, la Filibe ottomane), Stara Zagora et Yambol au cours des années 1360. La chronologie précise est débattue mais Andrinople tomba probablement en 1369. 9 En 1371, alarmé de ces succès, les Serbes, seule puissance militaire subsistant dans les Balkans, tentèrent de stopper la progression des Ottomans. Le domaine des Serbes incluait de fraîche date l’ensemble de la Macédoine, jusqu’à Philippes et Chrèstopolis (Kavala), où il jouxtait la Thrace occidentale contrôlée par les Ottomans, dont (Gümülcine) était le principal centre (cette petite ville fotifiée aurait été conquise par les Ottomans en 1361, mais cette date est également discutée). Le 26 septembre 1371, une attaque surprise des Ottomans détruisit l’armée serbe à la bataille de la Maritsa6. Le roi Vühašcu, son père le despote Ugleša et un grand nombre de nobles y trouvèrent la mort. Cette victoire consolida l’emprise ottomane sur les Balkans. Après 1371, la situation était suffisamment sûre pour permettre aux Ottomans d’investir dans la construction. C’est à cette époque que remontent les plus anciens témoins de leur architecture conservés jusqu’à nos jours. De ce nombre le han (caravansérail) de Gazi Evrenos à Loutra-Trajanopolis ainsi que deux monuments de Komotini : Eski Cami et Evrenos İmaret. Légèrement antérieur est le türbe de Gazi Süleyman Pacha, le fils d’Orhan, mort d’une chute de cheval au cours d’une partie de chasse près de Bolayır, dans la péninsule de Gallipoli. Lorsque, au cours des années 1990, le hideux revêtement

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moderne de plâtre appliqué sur la maçonnerie originelle en briques fut décapé, celle-ci redevint visible. Les techniques de construction révèlent une persistante influence byzantine, mais la forme du monument se réfère directement à l’architecture et à l’esthétique des Seldjoukides du sultanat de Konya au XIIIe siècle. La référence seldjoukide vaut également pour le plan et la structure d’Evrenos İmaret à Komotini 7. Cet İmaret est étroitement tributaire d’un important groupe primitif de couvents de derviches (zawiyas) représenté dans les villes d’Amasya et de Tokat ainsi que dans les districts de l’Anatolie du Nord qui en dépendent. 10 En septembre 1383, les Ottomans parvinrent à prendre Serrès, la forteresse-clé de la Macédoine, une résidence princière serbe. La prise de la ville fit l’objet d’un traité aux termes duquel les Chrétiens continuaient à vivre dans son enceinte fortifiée et conservaient toutes leurs églises. Les Ottomans, qui vinrent nombreux s’y établir, bâtirent leurs maisons à l’extérieur de la vieille ville, autour d’une mosquée monumentale qui fut érigée en 1385 (787 de l’Hégire) sur ordre du conquérant, le grand vizir Çandarlı Hayreddin Pacha. Cette construction était une fidèle copie de la célèbre mosquée verte (Yeşil Cami) d’İznik (Nicée) dans le nord-ouest anatolien, berceau du clan familial des Çandarlı. Comme la mosquée et l’İmaret de Komotini, la mosquée de Serrès montre que, dès les premiers temps, l’art islamique de l’Anatolie fut transplanté dans les Balkans où de tels types architecturaux étaient évidemment inconnus auparavant. Une charte de fondation de mars 1388 concernant un couvent de derviches de la même ville de Serrès donne de son côté des indices sur la provenance des premiers arrivants turcs : le fondateur de la zawiya est Maître Bahaddin, fils de cheikh Hızır de Tokat. Il est intéressant de noter qu’à l’époque où l’on construisait le couvent de derviches de Serrès, Tokat et sa région ne faisaient pas encore partie du domaine ottoman. Il faut aussi rappeler que les zawiyas étaient des établissements importants, conçus non seulement en vue de la promotion de l’Islam, mais également pour le logement et la nourriture des voyageurs et des pauvres. Le couvent de Maître Bahaddin a disparu depuis longtemps. La grande mosquée de Serrès survécut jusqu’en 1938, date à laquelle elle fut détruite par décision du conseil de ville8. 11 En 1385, d’autres importantes places-fortes macédoniennes, comme Kastoria ou Verria (Karaferya) tombèrent aux mains des Ottomans à l’issue de traités. Peu de temps après, en 1387, la grande ville de Thessalonique (Selanik) se rendit à eux ; en 1392, Skopje – jusqu’alors l’un des plus importants centres serbes– fut conquise par les troupes de Yiğit Pacha. Comme cela avait été le cas pour Serrès, la vaste et fertile plaine en contrebas de Skopje fut colonisée par des Turcs originaires d’Anatolie. Grâce à cette place d’importance stratégique considérable, les Ottomans renforcèrent leur emprise sur l’ensemble de la Macédoine et disposèrent d’une excellente base pour de futures incursions en Albanie, dans les territoires serbes et en Bosnie. Dans la Bulgarie septentrionale, à l’abri de la barrière protectrice de la chaîne des Balkans, le petit royaume d’Ivan Sišman fut autorisé à survivre jusqu’en 1393. Son monarque, Couman d’origine, était le beau-père du sultan Murad et un vassal des Ottomans depuis la bataille de la . À l’ouest du domaine de Sišman, se trouvait la principauté, encore plus petite, de Vidin, tenue par Stratsimir qui fut, de 1371 à 1395 un des plus fidèles alliés et loyaux vassaux des Ottomans, avant de se compromettre en 1396 avec la grande armée de Croisés qui affronta le sultan Yıldırım Bayezid (1389-1402) à la bataille de Nikopolis. Après avoir anéanti l’armée des Croisés, le sultan victorieux exila à Brousse Sratsimir dont les terres devinrent une province ottomane, tandis que la plus grande partie de ses troupes reprenaient du service dans l’armée ottomane, tout en

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gardant la religion chrétienne, situation qui se perpétua pendant plus de deux siècles après 1396. 12 Le sultan victorieux procéda immédiatement à la fortification de la tête de pont de Nikopolis, sur la rive opposée du Danube. En 1944, on découvrit au cours de fouilles une inscription en vieux bulgare primitivement située dans les murs du château de Holavnik (aujourd’hui Turnu Magurele en Roumanie). Elle affirme « ce château de Holavnik fut rénové par le tsar Ildirim et au cours de Subaşı… ». C’est le plus ancien témoignage sur l’activité de construction des Ottomans dans la Bulgarie danubienne. 13 En 1402, Tamerlan brisa les forces de l’Empire ottoman à la bataille d’Ankara et fit prisonnier le sultan. Les récentes conquêtes de Yıldırım en Anatolie furent rétrocédées à leurs précédents seigneurs et maîtres ; le reste de l’Empire fut divisé entre les quatre fils de Yıldırım. Dans la lutte pour la suprématie qui s’ensuivit, l’Emir Süleyman assura son contrôle sur les territoires ottomans des Balkans, faisant d’Edirne sa capitale. Pour rendre visible son pouvoir et l’emprise de l’Islam sur la Thrace, il commença la construction d’une gigantesque mosquée à neuf coupoles, la plus grande bâtie jusque-là dans l’Europe du Sud-Est. Lorsqu’en 1411 son frère Musa Çelebi évinça Süleyman, la construction de la mosquée se poursuivit. Elle fut achevée en 1414 par Mehmed Çelebi, le fils cadet victorieux de Bayezid (sultan de 1413 à 1421). 14 Dans la période troublée entre 1402 et 1413, en dépit de l’insécurité des temps, Aydınoğlu Hamza Bey –un des parents du titulaire déposé du beylik d’Aydın dans l’Anatolie égéenne– se manifesta dans le domaine de l’architecture. Dans la ville d’Eski Zağra (Stara Zagora), dans la Thrace bulgare d’aujourd’hui, il construisit une énorme mosquée à coupole unique d’une portée de 17,47 m, performance technique sans précédent dans l’architecture locale byzantino-slave où les coupoles avaient rarement plus de six ou sept mètres de portée : la coupole de Stara Zagora était ainsi presque huit fois plus volumineuse que les productions de l’architecture locale. Sa source d’inspiration directe –de dimensions encore supérieures– se trouve dans la mosquée à coupole unique de Mudurnu dans le nord-ouest de l’Anatolie centrale. Celle-ci fut construite en 1388 par Yıldırım Bayezid, qui n’était encore que prince9. La mosquée de Stara Zagora fut achevée en 1409 (811 de l’Hégire). Sur l’inscription, Hamza Bey usurpe fièrement la titulature du sultan « Ombre de Dieu sur la terre » exprimant ainsi par le truchement de l’architecture et de l’épigraphie ses origines élevées. Bien entendu, lorsque le pouvoir central fut restauré, de telles incartades devinrent impossibles. 15 En conclusion, on doit souligner que la géographie et l’histoire ont conspiré pour déterminer le fait suivant : c’est en Thrace et en Macédoine que l’on trouve les plus anciens monuments de l’architecture ottomane, certains d’entre eux antérieurs de cent ans et plus à la découverte de l’Amérique par Christophe Colomb. Après un demi-siècle au moins d’investigations sérieuses de la part des historiens de l’art, il est devenu très clair que les racines de l’architecture ottomane puisent dans les traditions constructives des Seldjoukides d’Asie mineure. Presque tous les types de monuments de la période ottomane primitive peuvent être trouvés, déjà pleinement exprimés, dans le milieu culturel et artistique très sophistiqué des Seldjoukides de Rum au XIIIe siècle. Les créations architecturales des petites principautés turques (les beyliks) de l’Anatolie occidentale et centrale au XIVe siècle constituent le lien entre les Seldjoukides et les Ottomans. 16 Dans le développement de la grande mosquée ottomane, certaines influences de l’architecture islamique syrienne du temps des Omeyyades (661-750) sont visibles : salle

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de prière oblongue, cour traitée à la manière d’un cloître, entrée axiale cruciforme, etc. Ces influences pourraient avoir atteint les Ottomans par le relais des constructions du beylik d’Aydın en Ionie, comme la mosquée d’İsa Bey à Ayasoluğ (Ephèse), œuvre en 1375 de l’architecte Ali, fils du Damascène. Elles pourraient aussi pour partie être venues par le relais de l’art de la principauté turcomane des Ortokides en Anatolie du Sud-Est, avec Mardin, Hasan Keyf sur l’Euphrate, Diyarbakır, etc. 17 Au XIVe siècle, l’architecture balnéaire des Ottomans suit les modèles canoniques strictement symétriques des Seldjoukides de Rum, quitte à assimiler, au XVe siècle, les riches formules des bains syriens, avec leur plan asymétrique et leur décor élaboré de stalactites de stuc (mukarna). Quant à la mosquée ottomane à coupole unique, structure d’une brutale franchise, elle remonte directement aux lieux de prière seldjoukides (mescid) qui, à leur tour, ont pu avoir leurs racines en Iran dans les temples du feu zoroastriens, si l’on en croit les théories soutenues par André Godard et par Erich Schröder, mais très critiquées10. Quoi qu’il en soit, tous ces types de bâtiments furent modifiés de façon inventive par les Ottomans et adaptés à leur goût spécifique pour des formes monumentales susceptibles d’être reproduites. Le résultat de ces transformations est un style architectural unique, directement reconnaissable, impossible à confondre avec tout autre. 18 L’influence de l’architecture byzantine, ou byzantino-slave, sur l’art ottoman des origines est un sujet de controverse. Avant que les chercheurs aient eu connaissance de l’architecture des Seldjoukides d’Anatolie, les édifices ottomans étaient simplement considérés comme des imitations de modèles byzantins. Certains cercles d’érudits ferment toujours les yeux sur la composante seldjoukide ou, en raison de l’isolement dans lequel leurs pays ont longtemps vécu, n’ont eu l’occasion d’accéder ni aux œuvres de référence, ni à l’abondante littérature les concernant. Nous ne devons jamais l’oublier : au temps du communisme, les livres publiés à l’Ouest ou en Turquie ne parvenaient que rarement, ou pas du tout, dans les bibliothèques d’Albanie, de Bulgarie ou de Macédoine. En Grèce, la situation était un peu meilleure : la littérature produite en Occident sur l’art islamique était partiellement accessible. Néanmoins, la riche contribution des historiens et des historiens de l’art turcs restait lettre close. Pour couronner le tout, on rappellera que l’histoire de l’art et de l’architecture de l’Islam n’est inscrite dans aucun des curricula des universités des Balkans, même de nos jours. Le résultat de cette situation est que –après onze congrès internationaux consacrés à l’art turc– l’hydre byzantine surgit encore de toutes ses têtes. Bien entendu, l’influence byzantine peut être décelée ça et là : nous avons déjà mentionné le türbe de Gazi Süleyman Pacha à Bolayır ; les comptes de construction tenus au jour le jour ( et conservés en séries impressionnantes depuis les années 1460) attestent la présence occasionnelle d’un maître grec. Néanmoins, un élément d’appréciation décisif est fourni par le mode de formation technique et artistique des architectes et des ouvriers du bâtiment : elle était assurée par l’École du palais, qui l’avait prise en charge depuis une date très ancienne. L’école du palais ne bornait pas son rôle à l’architecture mais influençait également la production des textiles de luxe, des tapis, de la céramique11. 19 Lorsqu’en 1371 les Ottomans, ayant consolidé leur mainmise sur la Thrace et la Macédoine, commencèrent à bâtir, leur répertoire de formes et leur code esthétique spécifique n’avaient pas encore été figés. Cette cristallisation s’accomplit vers la fin du XIVe siècle et fut définitivement parachevée dans les premières décennies après 1400.

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20 Comme cela a déjà été souligné, les types spécifiques de monuments islamiques – mosquées, bains, medersas, caravansérails, türbes etc.– étaient complètement inconnus dans la région, ce qui devrait suffire à conclure que l’influence de l’architecture locale sur leur développement fut limitée. Architectes et maîtres d’oeuvre vinrent en fait de l’hinterland anatolien. Nous connaissons le nom de Hacı Alaaddin, de Konya, qui dirigea l’important chantier d’Eski Cami à Edirne. L’architecte de la grande mosquée de Dimetoka/Didymoteichon, fondée par Yıldırım Bayezid, achevée en 1421 par son fils , fut Hacı İvaz Pacha, rejeton d’une vieille famille noble du Kaz Ovası, près d’Amasya en Anatolie septentrionale. Il fut aussi le constructeur et l’architecte de la fameuse mosquée grecque de Brousse, l’ancienne capitale ottomane. Les maîtres capables d’exécuter les très complexes chapiteaux à stalactites (mukarna) et les opulentes décorations de stuc devaient également venir de l’hinterland anatolien. La réalisation de tels éléments décoratifs nécessite une année d’apprentissage sous la conduite d’un vieux maître, artisan confirmé dans cette technique. Pour les productions plus rudimentaires, il est toutefois possible d’envisager la participation d’une main-d’œuvre locale. Dans les environs de Dupnitsa, en Bulgarie occidentale, on peut observer de nombreuses petites églises de village bâties au cours des XVIe et XVIIe siècle. Il n’y a presque aucune différence entre l’appareil de maçonnerie de ces églises et celui de la grande mosquée de Dupnitsa, restée debout : la mosquée fut bâtie avec la participation de nombreux intervenants locaux. Est-ce aussi le cas de la mosquée de Firuz Bey à Tirnovo ? Lorsque les ruines de cette mosquée datant de 1453 furent abattues, au cours des années 1960, on découvrit une brique inscrite. Le texte, gravé quand l’argile était encore fraîche, est écrit en vieux bulgare. Il relate que le briquetier local a produit un grand nombre de briques pour la « mesgit » de Firuz Bey. Le Bulgare qui a publié ce texte concluait que l’inscription prouvait que les artisans bulgares savaient lire et écrire et que l’architecture ottomane était en fait bulgare. Dans le contexte d’une surenchère nationaliste encouragée par le gouvernement et en l’absence de toute publication consacrée à l’art ottoman dans les principales bibliothèques du pays, de telles conclusions sont presque inévitables : qu’elles soient valables est une autre question. Lorsqu’en 1455 le vieux chef de guerre et colonisateur Gazi Turhan Bey fit édifier dans son village natal de Kırk Kayak non loin d’Uzunköprü en Thrace turque, une mosquée, un , un couvent de derviches et une cuisine pour les pauvres, il fit appel à différents groupes d’artisans. On observe une parfaite connaissance des modèles ottomans sur l’un des murs de la mosquée, où les arcades surmontant les fenêtres ont la forme d’un arc brisé à quatre cintres. Sur un autre mur, un groupe de maçons familiers de la tradition byzantine tardive n’a pu surmonter ces difficultés : les arcades en plein cintre de leur répertoire remplacent le tracé en arc brisé, maladroitement suggéré par une brique posée horizontalement, au-dessus de la clé de l’arc. À l’intérieur de la mosquée, sur la couche de plâtre originelle (dévoilée par la chute d’un revêtement postérieur) on peut toujours lire la signature de plusieurs maîtres musulmans : Ahmed, Mehmed, Mustafa etc. Le nom du commanditaire « Turhan Bey », apparaît également12. Cet exemple de Kırk Kayak montre comment fonctionnait en réalité un chantier : Musulmans et Chrétiens étaient au coude à coude sur les échafaudages, chaque groupe collaborait à la construction du même bâtiment, mais avec ses méthodes propres. 21 C’est le même constat qui se dégage de l’examen des livres de compte journaliers de construction des XVe et XVIe siècles. Nicolas et Christos étaient proches de Mehmed et Mustafa. Dans certains cas, le chrétien était payé plus que le Musulman, ce qui ne

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signifiait pas que l’État discriminait de façon négative ses propres ressortissants, mais simplement que le chrétien était un meilleur maître. Lorsque, en 1992, un document de ce type fut présenté à un groupe d’historiens de l’art et d’archéologues bulgares, ce fut un véritable choc pour eux13. 22 Dans les pages qui suivent, nous allons tenter de donner une vue d’ensemble des grands monuments ottomans des Balkans en procédant à un choix pays par pays et en évoquant les problèmes liés à leur destruction ou à leur abandon d’une part, à leur conservation, restauration ou reconstruction complète d’autre part. Pour ne pas surcharger le texte, la bibliographie sera sélective. Quelques monographies de monuments seront annexées avec des notices explicatives.

Albanie

23 À la période pré-ottomane, avant la fin du XIVe siècle, les territoires qui constituent de nos jours la République d’Albanie comprenaient une multitude de « mini-États » en lutte permanente les uns contre les autres. À partir de 1385, ces principautés d’Albanie furent progressivement intégrées à l’Empire ottoman.

24 La principale raison, pour les Ottomans, d’annexer les territoires albanais était d’ordre stratégique. On ne pouvait absolument pas laisser aux mains des puissances occidentales cet excellent tremplin pour des incursions militaires au-delà de l’Adriatique. Soixante kilomètres seulement séparent la côte de l’Italie du sud, alors aux mains d’une maison d’Aragon expansionniste. Il n’y eut pas de peuplement massif de l’Albanie par des colons turcs. Des garnisons ottomanes prirent place dans les nombreux châteaux du pays et l’architecture ottomane fut d’abord réservée aux besoins de ces garnisons : de simples mosquées, de petits hammams, car il n’y avait aucun besoin de grands monuments musulmans. 25 De cette première période, rares sont les bâtiments conservés. Nous pouvons citer le minaret et les ruines de la Mosquée rouge, dans le château de Berat (Arnavud Belgrade), une fondation du sultan Mehmed I remontant à 1417-1421, ou l’enceinte urbaine de la nouvelle ville d’Elbasan, au cœur du pays, entreprise en 1466. Le registre de la population et des impositions des Balkans occidentaux T.D.167 donne en 1530 pour la province ou sandjak d’Elbasan le chiffre de trois villes et deux cent cinquante villages. Le tout s’élève à 9.442 foyers dont 526 seulement sont musulmans. Le registre mentionne ensuite 220 militaires dans les quatre places-fortes de la province. Ainsi, près de trois-quarts de siècle après l’établissement définitif du pouvoir ottoman dans l’Albanie centrale, la population de cette province d’importance stratégique n’était musulmane qu’à 8 %. Ce n’est qu’au cours du XVIe siècle –période de paix et de développement rapide– que la proportion changea radicalement. À partir des villes, l’islamisation de la population locale albanienne progressa vite. Au cours du XVIIIe siècle, presque toute l’Albanie centrale et de larges parties du Nord furent converties à l’Islam. Cette propagation s’explique à la fois par le prosélytisme actif des différents ordres de derviches et par les carences du clergé chrétien. Dans le nord du pays, le catholicisme romain perdit la plupart de ses fidèles, comme on peut le lire dans les rapports de mission adressés à la Congrégation De propaganda fide à Rome. Dans le Sud, l’Église orthodoxe grecque résista beaucoup mieux et, aux XVIe et XVIIe siècles, fut en mesure de bâtir nombre de nouvelles églises monumentales et de nouveaux monastères, de susciter plusieurs écoles excellentes de peinture d’icônes et de peinture

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murale. Néanmoins, dans le Sud, l’ordre des derviches Bektashi, peu rigoristes, devint très populaire, suivi de près par la branche Hayati des Halveti. Ceux-ci avaient leur quartier général à Ohrid, juste à l’extérieur des frontières actuelles du pays et étaient spécifiquement albanais. Lorsque, en novembre 1912, après le retrait des forces militaires ottomanes, le pays proclama son indépendance, 70 % de la population était musulmane. Dans le Sud, l’Église orthodoxe regroupait encore 20 % des habitants, les taux de l’islamisation peuvent être illustrés par l’exemple du district de Kavaje, au sud de l’ancienne ville de Durrës/Durazzo. Selon l’annuaire administratif (Salnâme) de 1892/93 ce district comptait une ville et cinquante-sept villages, soit une population totale de 22.543 habitants. Seuls 272 d’entre eux, soit 12 % étaient Chrétiens. Le même annuaire recense pour la partie musulmane de la population trente-sept mosquées, petites et grandes, dans le district et pas moins de quarante-deux couvents de derviches (tekke), un collège d’enseignement théologique (medersa), dix écoles primaires (mekteps) et une école intermédiaire (rüșdiye) ; pour les chrétiens, quatre églises et une école. La ville de Kavaje elle-même était une fondation ottomane des années 1570, destinée à remplacer Durazzo alors en déclin par suite des progrès de la malaria sur une côte marécageuse. 26 Après la fureur iconoclaste de la révolution culturelle communiste de 1967 et ses conséquences, très peu de monuments d’architecture ottomane sont restés debout en Albanie. Toutefois, les monuments dont la conservation avait été décidée furent restaurés avec amour et de manière extrêmement remarquable par l’Institut pour les monuments culturels de Tirana.

Korçë

27 Parmi les mosquées les plus importantes et les plus anciennes de l’Albanie, il faut mentionner la mosquée monumentale de Mirahor İlyas Bey à Korçë (Albanie orientale). C’est un robuste quadrilatère de 12 mètres de côté, précédé par un portique à trois coupoles supporté par quatre solides piliers maçonnés. Selon une longue inscription placée au-dessus de l’entrée, elle fut bâtie en 901 de l’Hégire (1494-1495) au centre d’un complexe comprenant imaret, medersa, mektep et hammam. İlyas Bey était natif de Korçë. Au service des Ottomans, il était devenu le connétable du sultan Bayezid II (1481-1512) qui lui fit don de cinq villages en Albanie centrale. Il les transforma en vakf, au profit d’une fondation faite pour l’entretien de sa grande mosquée d’Istanbul, la « Mirahor Camii » et de fondations dans le village de Piskopiye près de « Görice ». İlyas Bey avait évidemment l’intention de faire de ce petit village une ville musulmane, avec au moins une mosquée du vendredi, un marché hebdomadaire et des habitants inscrits en tant que citoyens et non en tant que paysans. Le succès ne fut que partiel. Peu après 1800, Félix Beaujour et William Martin Leake décrivaient Korçë comme une agglomération de 450 maisons et 3.000 habitants. Au XIXe siècle, la croissance fut rapide et la ville devint un centre industriel et commercial. Au début du XXe siècle, la ville comptait 18.000 habitants dont un tiers de Musulmans.

28 Korçë est aussi le lieu de naissance du « Montesquieu musulman », Koçi Bey. Mohamed Ali, fondateur de l’Egypte moderne et de la dynastie qui prit fin de manière peu glorieuse avec le roi Farouk, avait également ses racines à Korçë.

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Korçë, la mosquée de Mirahor İlyas Bey, 1494/95

Berat

29 Du milieu du XVIe siècle, la mosquée monumentale de Berat a été fondée, selon la tradition locale et le témoignage croisé de sources ottomanes et italiennes, par les frères Ahmed et Mehmed Uzgurlu, descendants de la vieille famille noble albanaise des Sgouros, connue depuis l’époque byzantine et ayant produit nombre de gouverneurs et de diplomates au service des Ottomans. Les sources italiennes précisent que la famille était de Berat14 : Au XVIe siècle cette ville s’étendit rapidement hors de l’enceinte du château perché sur une hauteur. Les frères Uzgur construisirent une monumentale mosquée à coupole dans la ville ainsi qu’une medersa, un mektep, un hammam, un imaret pour nourrir les nécessiteux et les voyageurs. Ils réunirent ce nouveau centre à la vieille vile fortifiée par une rue marchande longue de quatre cents mètres, flanquée de boutiques des deux côtés. Une inscription poétique en ottoman classique due au poète La’li de (Monastir, en Macédoine) donne la date de construction sous forme de chronogramme : 961 de l’Hégire (1554). L’original est perdu, mais une copie faite par un érudit dévoué, Vehbi Buharaja subsiste et a été publiée15.

Elbasan

30 On peut toujours voir, dans le secteur sud de la vieille ville d’Elbasan, une mosquée à coupole unique de la fin du XVIe siècle. La Mosquée du Nazir (Naziireshës), datée de 1599. Elle présente la structure cubique ordinaire, la coupole reposant sur une zone intermédiaire à double tambour. Le porche a disparu depuis longtemps, la plus grande partie du minaret subsistant. La mosquée a été restaurée au cours des années 1970.

31 Il y avait à Elbasan deux autres mosquées à coupole unique, toutes deux du XVIIe siècle. Celle de Bıçakcızâde (1660-1670) existait encore en 1967 mais fut démolie peu après cette date. Celle de Hasan Balizâde, ornée d’une belle inscription ottomane du poète La’Ali de Bitola (Monastir, en Macédoine) datée de 1608-1609, fut d’abord restaurée de façon satisfaisante, puis détruite au début des années 1980. C’était un bon exemple de mosquée albanaise, dans son aspect sombre et massif, de proportions plutôt maladroites mais précédée par un élégant portique en bois et accompagnée par un minaret bien proportionné.

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Shkodër

32 C’est un tour de force que la grande « Xhamia e Plumbit » ou Mosquée de plomb, à Shkodër (Skutari), la métropole du Nord de l’Albanie. Elle fut bâtie en 1773 par le fondateur de la dynastie des vizirs semi-indépendants de l’Albanie, Plak (le Vieux) Mehmed Pacha Bushatli, gouverneur de la province de Shkodër, qui incluait la plus grande partie de l’Albanie du Nord et d’importants secteurs de l’actuel Monténégro. La mosquée est la seule, dans les Balkans occidentaux, à posséder une cour entourée de galeries. Disposer d’un tel élément était, après le début du XVIe siècle, une prérogative impériale. Sa présence, directement inspirée par l’art de la capitale, comme la taille et la monumentalité de la mosquée illustrent les prétentions de Bushatli Mehmed Pacha. La dynastie qu’il fonda domina pendant plusieurs générations l’Albanie du Nord. La famille Bushatli donna naissance à une pléiade de gouverneurs capables, mais aussi d’hommes de lettres. C’est ainsi que Bushatli Hasan Hakkı Pacha, fut un poète et un lettré, s’exprimant oralement et par écrit en arabe, en français, en persan et en turc, outre l’albanais, sa langue maternelle. Il légua à sa ville natale une riche bibliothèque après sa mort, survenue en 1896 à Istanbul, où l’on peut toujours voir sa tombe près du türbe d’Eyyüb Ensari.

33 La mosquée de Shkodër est composée d’une salle de prière cubique de grandes dimensions surmontée d’une coupole ; cette salle de prière est prolongée par une extension en forme d’abside qui abrite la niche du mihrab. C’est là un élément qui ne se rencontre que dans les plus grandes et plus belles mosquées des XVe-XVIIe siècles à Istanbul comme dans les Balkans (Bitola, Serrès, Štip, Prizren). La cour mesure 12,30 sur 13,80m et ses galeries sont couvertes par douze coupoles alternant avec des voûtes en berceau. La mosquée est bâtie en pierres taillées dans un calcaire blanc bleuté à grains fins, très résistant à l’érosion. Le minaret a disparu, victime de la révolution culturelle albanaise de 1967 ; seule la mosquée a survécu avec en annexe un mausolée qui contint jadis les tombes du fondateur, de son fils et successeur İbrahim Halil Pacha, gouverneur général de toute la Turquie d’Europe, qui mourut en 1808, laissant en héritage nombre d’écoles supérieures, de mosquées et de bibliothèques dans sa ville natale et aux environs.

Shkodër, la façade Sud-Ouest de la mosquée de Mehmet Pacha Bushatli, 1773

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Tirana

34 À Tirana, square Scanderberg, en plein centre de la capitale, se dresse encore l’une des mosquées les plus caractéristiques du pays. Sa construction démarra en 1793, à l’initiative de Molla Bey, le petit-fils du fondateur de Tirana, Süleyman Pacha. Elle fut interrompue en raison de la guerre entre İbrahim Pacha Bushatli et Kaplan Pacha Toptan, maître de l’Albanie centrale. La mosquée fut achevée en 1822 par Hacı Ethem Bey. L’histoire de sa construction est retracée par une longue inscription ottomane. La mosquée de Tirana est couverte intérieurement et extérieurement, par un décor exquis de peintures murales florales et figuratives d’une remarquable qualité. Elle est, avec la mosquée de Beqar à Berat, l’un des meilleurs exemples de ce style coloré, spécifiquement albanais. En 1967, au cours de la révolution culturelle, le bâtiment a pu être sauvé par sa transformation en musée. Depuis la chute de la dictature communiste, il a été rouvert comme lieu de culte islamique.

Vlora, la façade Sud-Ouest de la mosquée de Muradiye, 1542

Bosnie-Herzégovine

35 La Bosnie médiévale était un territoire dépourvu de villes et privé d’une grande architecture comparable à celle des églises ou des monastères de la Serbie. Province semi-indépendante du Royaume de Hongrie au XIIe siècle, elle se constitua au XIV e siècle en royaume autonome dont la prospérité fut assurée par les mines d’argent ouvertes dans une grande partie du territoire. L’argent permit aux souverains bosniaques de mettre sur pied de guerre de nombreuses troupes et de construire des châteaux monumentaux sur les hauteurs dans tout le pays. Exception faite de la résidence royale de Bobovac, l’architecture était plutôt primitive. La grossière maçonnerie de moellons ne permettait pas la construction de coupoles et de voûtes de toutes dimensions. L’exploitation de richesses minières, entreprise au XIIIe siècle sous la conduite de mineurs saxons experts en la matière, permit l’apparition de quelques agglomérations à caractère quasi-urbain, comptant deux cents ou deux cent cinquante maisons au plus. Les vingt plus grandes villes avaient en moyenne cent quatre vingt maisons et seules neuf d’entre elles avaient une église ou un monastère. Ainsi les « villes » de Bosnie comptaient parmi les plus petites et les moins développées de toute l’Europe médiévale16. Les vieilles « villes » minières ne furent pas le point d’appui de la

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vague de développement urbain que connut la Bosnie au XVIe siècle. L’urbanisation démarra à partir des nombreuses villes nouvelles qui furent fondées à l’initiative du pouvoir et par la suite développées par des générations de gouverneurs et d’administrateurs ottomans. Tous les grands centres de Bosnie-Herzégovine remontent directement à des initiatives et à des investissements des responsables provinciaux ottomans, qui furent presque tous des bosniaques d’origine locale. C’est le cas des villes comme Sarajevo, Banja Luka, Mostar, Tuzla ou Zenica et d’une série d’agglomérations plus réduites et moins connues : Konjić, Livno, Maglaj, Nevesinje, Počitelj, Stolac, Tešanj, Travnik entre autres.

Sarajevo

36 Sarajevo fut fondée en 1462 par le gouverneur ottoman Gazi İsa Bey qui, sur une prairie longeant la rivière Miljačka, bâtit sa résidence et un couvent de derviches servant de relais aux voyageurs. Le nom de la ville semble tirer son étymologie du turc « Saray Ovası » (la prairie du palais). Dans la langue populaire, la ville est toujours désignée comme Saray. Elle fut appelée à devenir l’une des plus grandes villes de la Turquie d’Europe, une métropole commerciale et un grand centre de culture islamique. La Bibliothèque Gazi Husref de Sarajevo conserve la plus grande collection de livres en langues orientales du Sud-Est européen, en dehors d’Istanbul, et a survécu sans dommages à la guerre.

37 Le second fondateur de Sarajevo, Gazi Husref Bey, fut gouverneur de Bosnie de 1522 à 1544. Il était né à Serrès, fils d’İskender Pacha, originaire de l’Herzégovine et de Selçuk Hatun, une princesse ottomane, fille du sultan Bayezid II. Gazi Husref Bey fut un grand chef de guerre qui fit avancer la frontière ottomane vers le Nord et vers l’Ouest au préjudice des territoires contrôlés en Croatie par les Habsbourgs et par la République de Venise. Il fut aussi un grand bâtisseur et planificateur et le plus ferme soutien de la culture islamique dans les Balkans. Il construisit à Sarajevo la plus grande mosquée du pays, entourée d’un imaret où indigents et voyageurs pouvaient manger gratuitement, d’une medersa, de deux grands caravansérails, d’un couvent destiné aux derviches Halveti, d’un grand hammam et d’une longue rue en forme de marché couvert. 38 Sous une forme plus ou moins authentique, tous ces édifices existent encore à l’exception du caravansérail Taşlı Han. Une puissante fondation, puisant sa richesse aux revenus de propriétés urbaines et rurales (parmi lesquelles toute une série de villages autour de Serrès) assurait la maintenance de ce vaste ensemble immobilier. Une clause spéciale du règlement stipulait que si, à la fin de l’année, il restait de l’argent dans la caisse, il devait être affecté à l’achat de livres. Ce fut le cas pendant des siècles, faisant de la Bibliothèque Gazi Husref Bey ce qu’elle est à l’heure actuelle. 39 Sévèrement atteinte pendant le siège de Sarajevo par les Serbes, la mosquée ne s’était pas effondrée. Elle a été restaurée après 1995 grâce à des fonds saoudiens. À cette occasion les peintures murales néo-gothiques de l’époque austro-hongroise, affreuses et inappropriées, ont heureusement disparu. Peu après 2000, l’espace intérieur a été repeint avec des motifs calligraphiques et géométriques, faisant référence à la décoration originelle du XVIe siècle et restituant une atmosphère plus islamique. 40 Au fil des ans, Sarajevo finit par avoir près d’une centaine de mosquées. Presque toutes ont survécu. Une série de mosquées à coupole unique furent bâties par les plus riches d’entre les habitants, ainsi que d’autres caravansérails et medreses, toujours au cours

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du XVIe siècle. Le grand vizir ottoman Rüstem Pacha qui était natif de Blazuj près de Sarajevo fit bâtir à Sarajevo un grand marché couvert (bedesten) surmonté de six coupoles. C’est le seul de ce type qui subsiste encore dans le Sud-Est européen. Sarajevo était à l’origine une ville musulmane. Des Chrétiens orthodoxes s’y fixèrent au début du XVIe siècle et bâtirent une église vers 1550. Des Juifs d’Espagne s’établirent à leur tour et eurent bientôt leur synagogue. Venus plus tardivement, les catholiques romains élevèrent également leur église. Sur un espace de quelques hectares, les fidèles des quatre religions disposaient ainsi pacifiquement de lieux de culte à une époque où le reste de l’Europe connaissait de féroces guerres de religion.

Sarajevo, au premier plan: Hovace Durak, 1528; à gauche: le Brousse bedesten

et au fond: la mosquée de Gazi Husref Bey, 1530

Banja Luka

41 Banja Luka seconde ville de Bosnie par sa population, est aussi une création ottomane mais a été fondée en deux temps. D’abord dans l’étroite gorge de la rivière Vrbas, en contrebas d’un petit château médiéval (le Gornji Şehir) : c’est là qu’en 1552 le gouverneur Sofu Mehmed Pacha organisa un centre urbain autour de sa mosquée, d’un caravansérail, d’un pont, d’un hammam et de cent vingt échoppes. La mosquée, œuvre du grand architecte Sinan, ne survécut pas à la destruction de la ville par Maximilien de Bade en 1688.

42 En 1580, Banja Luka remplaça, comme capitale de la Bosnie, Sarajevo que le déplacement en direction du nord de la frontière de l’Empire ottoman avait trop éloignée du théâtre des opérations. Le gouverneur récemment nommé, Ferhat Pacha Sokulluvić, neveu du grand vizir de l’Empire, Mehmed Sokulluvić, qui resta au pouvoir de 1564 à 1578, refonda la ville de Banja Luka à quatre kilomètres au nord de la précédente, hors de la gorge étroite où celle-ci était située, dans une large zone de

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plaine. Il fit usage de la classique formule ottomane combinant mosquée, école, bains publics, caravansérail et marché couvert groupés à l’intérieur d’un plan en damier. Non content de cela, Ferhat commandita plus de deux cents échoppes, un pont et des kilomètres de rues pavées disposant de rigoles pour l’écoulement des eaux sur leurs deux rives. Leur trace a été retrouvée en 1980 par des archéologues très surpris par leur découverte : ils pensaient que ce dispositif n’avait existé qu’à l’époque romaine. 43 Peu avant le déplacement de Banja Luka vers le site de plaine, Ferhat Pacha avait vaincu le comte Auersperg et fait prisonnier son fils. La rançon de ce jeune homme fut fixée à 340.000 pièces d’or. Ferhat n’utilisa pas cette somme pour se bâtir un beau palais mais l’affecta à la construction de la ville nouvelle. Des chants célébrant cet homme extraordinaire et ses œuvres étaient toujours populaires dans les premières décennies du XXe siècle. 44 Comme il a été dit, Banja Luka fut détruite par l’armée autrichienne en 1688 et beaucoup de ses monuments ne furent pas rebâtis. En 1878, lorsque la ville fut occupée par les Autrichiens, elle comptait trente-cinq mosquées. Les plus importantes étaient la Ferhadiye, datée de 1580 et la mosquée de Defterdar, bâtie en 1595 par l’administrateur des finances de Ferhat. Cette dernière affectait la forme classique d’une mosquée à coupole unique précédée d’un portique à trois coupoles et conservait le türbe à coupole du fondateur auprès d’elle. La Ferhadiye était, après la mosquée de Husref Bey à Sarajevo le plus important monument religieux ottoman de toute la Bosnie, loué par une longue série de voyageurs pour son exceptionnelle beauté. 45 Au temps de sa construction, le sultan Murat III, un ami des arts, était en train de bâtir une somptueuse mosquée dans la ville de Manisa, en Anatolie égéenne. Après avoir résidé plusieurs années à Manisa comme prince, Murat, devenu sultan en 1574, voulait imprimer sa marque sur cette ville. Le grand Sinan fut maître d’ oeuvre, plusieurs de ses élèves dirigeant les chantier. Toute une correspondance sur les problèmes rencontrés au cours de la construction est conservée aux archives d’Istanbul. C’est au cours des années où la Muradiye fut bâtie que Ferhat projetait sa mosquée à Banja Luka. Grâce à ses contacts directs avec la capitale, il réussit évidemment à obtenir un plan de la mosquée de Manisa et l’adapta à son propre bâtiment. En réalité, le travail fut confié à un architecte local bosniaque qui ne put maîtriser l’esthétique raffinée de l’art ottoman. 46 C’est ainsi que la mosquée était démesurément élevée à la fois au niveau de la coupole centrale et à celui du portique. Ce dernier était à l’origine doublé d’un porche extérieur qui atténuait l’impression globale de disproportion. Au cours de la seconde guerre mondiale, Banja Luka fut bombardée et la mosquée endommagée. À l’occasion de la restauration, il fut décidé d’évacuer les restes du porche extérieur. Le monument survécut encore sous cette forme, très admiré, alors que marché couvert, medersa et caravansérail de Ferhat avaient disparu après 1688. Mais, le 7 mai 1993, la mosquée et les trois mausolées monumentaux qui la flanquaient succombèrent à la folie destructrice des gangs de nationalistes serbes. On la fit exploser avec des munitions de l’armée yougoslave et ses débris furent déchargés loin de la ville. Dans les jours qui suivirent, tous les autres monuments islamiques connurent le même sort. À l’issue des accords de paix de Dayton, signés en 1995, le conseil municipal serbe a été enjoint impérativement de reconstruire la Ferhadiye et les vingt autres mosquées historiques de Banja Luka, d’autoriser la population musulmane déportée à revenir dans la ville. Jusqu’à présent, ces injonctions ont toutes été ignorées.

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Banja Luka, la mosquée de Defterdar Hasan Efendi, 1595/96

Mostar

47 Mostar Sur la rive est de la Neretva, les prémices de la ville de Mostar apparaissent, au cours de la première moitié du XVe siècle, sous la forme d’un hameau de quelques maisons situé sur la route conduisant de la côte marchande de Raguse (Dubrovnik) vers l’intérieur des Balkans. En 1452, un document établi à Raguse mentionne « duo castelli al ponte de Neretva ». En 1468, ce lieu passe sous domination ottomane. Le plus ancien registre ottoman d’imposition, conservé aux archives d’Istanbul, daté de 882 de l’Hégire (1477), mentionne pour la première fois Mostar sous son nom actuel et la décrit comme un établissement de dix-neuf foyers de civils, tous chrétiens avec une garnison de vingt-cinq hommes, Musulmans de diverses origines balkaniques, gardant le château. L’établissement est appelé « Pazar-i Mostar », avec comme second nom « Köprühisar » (château du pont). Grâce à sa position sur la grande route et à la paix durable instaurée par les Ottomans, Mostar se développa rapidement. Le registre T.D. 167 des Archives d’Istanbul, datant de 1519, fait état de 85 foyers de Chrétiens et de quatre foyers de Musulmans, en-dehors de la garnison. La plus ancienne mention d’une mosquée et d’un hammam date de 1506 et concerne une fondation du gouverneur d’Herzégovine Sinaneddin Yusuf. Entre 1512 et 1520, le ultan Selim Ier fait construire une mescid à proximité du vieux pont pour répondre aux besoins de la garnison.

48 Au cours du XVIe siècle, la croissance urbaine exponentielle de Mostar en fait, de loin, la plus grande ville d’Herzégovine, éclipsant le bourg médiéval de Blagaj, situé non loin de là, mais à l’écart de la route principale. Malheureusement, aucun registre des années 1550 n’est conservé et cette croissance, qui démarre vers 1540, ne peut être déduite que des dates de construction de quelques grandes mosquées de la ville. En 1585, le registre

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Kuyudu kadime n°8 des Archives de la direction générale du cadastre à Ankara mentionne 513 foyers, presque tous musulmans, répartis dans seize quartiers (mahalle) de la ville, identifiés par le nom de la mosquée ou mescid qui en constitue le point focal, les quelques foyers de Chrétiens catholiques étant disséminés. Ces derniers étaient au nombre de dix en 1630. Ce chiffre s’éleva à 78 en 1813 et s’accrut rapidement par la suite. 49 En 1558, le notable ottoman local, Karadjoz Mehmed Bey, frère du vizir Haydar Pacha – et non de Rüstem Pacha comme on le dit fréquemment– fit bâtir dans la ville en rapide expansion la plus grande et la plus harmonieuse mosquée de l’Herzégovine ainsi qu’un collège théologique, une bibliothèque, un caravansérail et une cuisine pour les indigents et les voyageurs, d’autres fondations intervenant dans différentes localités du district. 50 Le remplacement de l’ancien pont médiéval, déjà reconstruit par le Fatih Sultan Mehmed entre 1468 et 1481, doit également être mis en rapport avec l’expansion de Mostar au cours des années 1550 et 1560. Le pont actuel fut construit, par ordre du sultan Süleyman le Magnifique et sur ses fonds, à la demande de la population de Mostar, Karadjoz Mehmed Bey, déjà mentionné, étant responsable de la tenue des comptes de construction. Toute une série de lettres et de rapports de sa main, envoyés à Istanbul, montrent que c’était un homme ingénieux et concerné. Selon une inscription en ottoman visible sur le pont avant sa récente destruction, celui-ci fut terminé en l’an 974 de l’Hégire, c’est-à-dire entre le 19 juillet 1566 et le 7 juillet 1567. La date d’achèvement était également donnée par une inscription de six hémistiches en turc dont la dernière ligne était en forme de chronogramme, chaque lettre ayant une valeur numérique dont la somme donne 974. Ce chronogramme perdu est transcrit dans le Zbornik Enveri Kadıć, la grande collection de documents ottomans de la Bibliothèque Gazi Husref Bey de Sarajevo. Il a également été noté dans le Seyahatnâme du voyageur ottoman Evliya Çelebi au XVIIe siècle. 51 Une lettre conservée dans les minutes du Conseil impérial du gouvernement (Mühimme Defteri) à Istanbul et datée du début d’avril 1568 montre que le pont avait été récemment achevé et que son architecte était Hayruddin, à qui l’on enjoignait maintenant de se rendre à Makarska sur la côte dalmate afin d’y superviser la construction d’un château. Hayruddin est connu comme un élève du grand architecte ottoman Sinan. La liste contemporaine des œuvres de Sinan mentionne la mosquée de Karadjoz Bey à Mostar comme ayant été la seule conçue par le grand maître lui-même dans toute l’Herzégovine. Quant au pont, une inscription ottomane, toujours en place sur la culée est, mentionne une importante réparation en 1150 (1737-1738). Un document ottoman conservé à Istanbul et daté du début mars 1738 contient les comptes de cette réparation, causée par une explosion de la poudrière (cebehane). 52 À l’époque austro-hongroise (1878-1918), Mostar conservait encore les deux tiers de son ancien patrimoine architectural, proportion très élevée pour les Balkans. La plus grande partie de la ville fut rebâtie par les Autrichiens avec des rues rectilignes et de belles et bonnes maisons typiques du style de l’Europe centrale. Pour complaire aux Musulmans –nécessaires pour équilibrer des Serbes politiquement dangereux– ils autorisèrent la construction de leurs grands bâtiments publics en un style éclectique, identifiable comme « islamique ». C’est un mélange d’éléments fatimides et mamelouks empruntés à l’architecture syrienne et égyptienne, mais non à l’art des vaincus Ottomans. Beaucoup de ces intéressants bâtiments ont survécu à la récente guerre ou

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pourraient être restaurés. Au temps du Royaume des Serbes, Croates et Slovènes, puis au cours de la période 1945-1955 dans la Yougoslavie de Tito, un tiers environ des mosquées historiques de Mostar fut détruit sous toutes sortes de prétextes. Il est comique de constater que seules les destructions de la terrible guerre de 1992-1995 ont pu déterminer la récente reconstruction de quelques-unes d’entre elles, comme la mosquée de Nazir Ağa datant des environs de 1550 ou celle de Tere Yahya, des environs de 1610. À la même époque, la restauration des ruines terriblement mutilées de la mosquée de Sivri Hacı Hasan, à l’extrémité sud de la ville (1620) et de la mosquée de l’homme d’État et poète Dervish Pacha Bayezidagić sur la rive droite de la Neretva (1592) doivent être signalées. Mostar conserve trois importantes mosquées à coupole unique, qui toutes trois ont survécu à la guerre, bien que gravement endommagées. En dehors de la mosquée de Karadjoz Mehmed Bey, déjà mentionné, ce sont les mosquées de Koski Mehmed Pacha et de Nasuh Ağa.

Mostar, la mosquée et la medersa de Karadjoz Mehmet Bey, 1557

La mosquée de Koski Mehmed Pacha

53 La mosquée de Koski Mehmed Pacha est presque plus parfaite que celle de Karadjoz Mehmed Bey. Elle a été érigée en 1618-1619, au mépris du risque, en surplomb direct d’une haute falaise qui domine la Neretva à cent mètres environ en amont du vieux pont. C’est un cube irréprochablement bâti, avec un tambour octogonal et une coupole couverte de plomb. Un double porche le précède. Le porche intérieur a trois coupoles reposant sur quatre colonnes ; le porche extérieur est une galerie de bois couverte en plomb. Le bâtiment est accompagné d’un hankah, couvent pour derviches Halveti, composé d’une fontaine centrale d’eau vive et d’une cour intérieure intime.

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54 Au cours de la guerre de Bosnie, l’artillerie croate détruisit le minaret, atteignit et perfora la structure de la mosquée. Les cavités ont été soigneusement comblées avec le matériau d’origine (pierre de tenelja exploitée dans une carrière du sud de la ville) et le minaret a été reconstruit en 2003 dans sa forme originelle. Le fondateur de la mosquée avait été secrétaire du grand vizir Lala Pacha Sokulluvić et, par la suite, Defterdar de l’armée à Istanbul. Il avait les meilleurs contacts dans la capitale pour faire de la mosquée de Mostar, sa ville natale, un monument de la plus haute qualité. C’est la répétition de ce qui s’était passé avec Karadjoz Mehmed Bey.

La mosquée de Nasuh Ağa Vučjaković

55 La mosquée de Nasuh Ağa Vučjaković Sur la rue principale, c’est la troisième mosquée de ce type à Mostar. Elle présente l’ordinaire structure cubique surmontée d’une coupole et précédée d’un porche à trois dômes, mais l’exécution révèle une main d’œuvre provinciale peu familiarisée avec l’esthétique ottomane. Les différentes parties de l’édifice sont mal proportionnées et lourdes. Le tracé des principales fenêtres s’inspire de formes du gothique tardif ; les dômes du porche sont exagérément élevés et bulbeux, des chapiteaux renaissance remplacent les stalactites etc. Tous ces détails révèlent que des maîtres venus de la côte dalmate ont travaillé ici.

56 Une inscription existe au-dessus de l’entrée mais est très problématique. Le chronogramme donne la date de construction de 935 (1528-1529). En revanche, le vakfiye, conservé et publié, est de la dernière semaine de janvier 1564 ; il semble impossible qu’un bâtiment de cette importance ait fonctionné pendant trente-six ans sans charte de fondation. 57 Nasuh Ağa passe pour être originaire de Ljubuški, tout à l’ouest de l’Herzégovine. C’est là, en 1558, qu’il fit construire une mosquée dont l’inscription dédicatoire est conservée. Dans le texte, il se désigne lui-même comme Dizdar (commandant de forteresse). À l’époque où son vakfiye de Mostar fut rédigé, il était sandjak bey de Požega en Slavonie. Si nous nous souvenons qu’en 1519 Mostar avait seulement quatre foyers de Musulmans, il est vraisemblable qu’il faille placer la date de construction de la mosquée vers 1550 au plus tôt. L’étrange combinaison de volumes ottomans avec des détails gothiques et renaissance prouve qu’à l’époque Mostar était tout au bout du monde musulman. La situation allait changer fondamentalement avec la construction de la parfaite mosquée ottomane de Karadjoz Bey où, une décennie plus tard, intervenaient directement des maîtres et une direction de chantier venus de la capitale. 58 Le vakfiye de Nasuh Ağa inclut la mosquée de Ljubuški et montre qu’il avait également fondé des écoles et deux ponts ; l’un d’eux franchissait la poétique rivière Radobolja à Mostar. Après avoir survécu à la guerre ce petit pont s’effondra à la suite d’une crue catastrophique. Il a été reconstruit peu après, mais hélas, avec inexactitude.

Bulgarie

59 Le sud-est de la Bulgarie, les grandes plaines qui s’étendent entre Edirne et Plovdiv, firent partie de l’Empire ottoman des années 1360 à 1885 ; les secteurs montagneux du sud et du sud-ouest du pays des années 1380 à 1912 ; le cœur de la Bulgarie, le plateau qui règne au nord des Balkans, de 1393 à 1898. Ce laps de temps excède d’un demi millénaire, ou plus, les deux périodes où la Bulgarie fut indépendante.

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60 La Bulgarie pré-ottomane était politiquement divisée et beaucoup plus petite que l’État actuel. Selon les termes d’un célèbre historien des Balkans aux entours de 1900, Constantin Jireček, la grande plaine thrace entre Adrianopolis et Philippopolis (pour employer les anciens noms de ces villes) constituait un no-man’s land entre Byzance et le Royaume bulgare des Šišmanides. L’archéologie a révélé qu’un grand nombre d’établissements humains avaient disparu en raison des croisades du XIIe siècle, des guerres consécutives des Terterides contre les seigneurs semi-indépendants du piedmont méridional des Balkans. Cette zone désertée fut colonisée par des Turcs d’Asie mineure qui s’y installèrent, tantôt spontanément, tantôt à l’initiative des gouverneurs. Une autre vague importante d’arrivants déferla en 1402-1404 avec les réfugiés fuyant l’impitoyable invasion des armées de Tamerlan, si éloquemment décrite par une chronique anonyme ottomane. 61 Au nord de la chaîne des Balkans, le pays était divisé entre le Royaume de Vidin, au nord-ouest, le domaine du tsar de Tirnovo au centre et la principauté mixte (Gagauz) de Dobrotits à l’est, les montagnes du sud étant largement dominées par les Byzantins et, pendant quelques décennies, par les Serbes. Le sud-ouest du pays, ainsi qu’une grande partie de l’actuelle République de Macédoine, constituaient la Principauté de Velbuzd (Kyustendil). La division provinciale ottomane s’inscrivit largement dans les frontières politiques existantes. Entre 1411 et 1413, la Thrace souffrit particulièrement de la guerre civile entre les fils de Yıldırım Bayezid avant la paix imposée en 1413 par le sultan Çelebi Mehmed. La Bulgarie danubienne, quant à elle, fut épargnée par les troubles de 1411-1413 mais fut lourdement touchée pendant la « Croisade de Varna » de 1443-1444, au cours de laquelle de nombreuses villes furent rasées. Les sources ottomanes comme les sources occidentales donnent des détails sur cette croisade et les archéologues des cinq dernières décennies en ont observé partout les traces. Ces conflits furent suivis par un siècle et demi sans invasions ni guerres intestines, un laps de temps exceptionnellement long dans l’Europe du Sud-Est. 62 En Bulgarie, comme on l’a déjà signalé, il ne subsiste que très peu du riche patrimoine architectural ottoman, mais les monuments parvenus jusqu’à nous appartiennent à la catégorie la plus ancienne et la plus importante. Nous les trouvons dans les villes de Plovdiv, Razgrad, Šumen, Sofia, Stara Zagora et Yambol, ainsi que dans l’ancienne capitale du sandjak de Kyustendil, tout à l’ouest du pays, où ils sont d’une qualité légèrement inférieure. Dans les villages du Deli Orman et de la Dobroudja, ainsi que dans les montagnes du Rhodope, des dizaines de mosquées sont conservées, mais la plupart datent du XIXe siècle et sont d’une faible qualité architecturale. Une spécificité bulgare est illustrée par la demi-douzaine de grands couvents, monumentaux et fort anciens, destinés aux derviches hétérodoxes et libéraux Bektashi et Babai. Tous ces couvents comportent un türbe monumental de leur saint fondateur avec la sépulture, une salle de réunion heptagonale, autrefois couverte d’un énorme ouvrage de bois, aujourd’hui perdu. Chacun de ces couvents était établi dans un lieu isolé, loin des villes ; certains sont toujours vénérés et visités par de nombreux pèlerins17. 63 Cinq villes de Bulgarie possèdent d’importants monuments ottomans. Nous allons maintenant passer brièvement en revue ceux de Kyustendil, Plovdiv, Šumen en laissant de côté Razgrad et Yambol pour une étude ultérieure. Une mention spéciale concernera Sofia.

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Kyustendil

64 Kyustendil Cette petite ville est située tout à l’ouest du pays sur la grande voie qui, depuis Sofia et Plovdiv, se dirige vers Skopje puis vers l’Albanie et le Kosovo. Elle a succédé indirectement à la ville romaine de Pantalia, disparue après l’année 553 de notre ère. Sur la hauteur dominant la ville se dressait un fort, qui fut restauré sous le règne de Justinien. Il survécut aux invasions avaro-slaves du VIIe siècle et aux temps troublés qui les suivirent. Ce château-fort devint la résidence de Constantin Dejanović, le maître de la Principauté de Velbužd qui servit les Ottomans en tant que vassal de 1371 à sa mort en 1395. Au pied du château, dans la partie ouest du site de l’ancienne Pantalia, existait un petit faubourg ouvert, comportant au moins une église selon les termes d’une mention de 1277. D’importantes fouilles archéologiques ont montré que la zone d’habitations entourant l’église existait depuis le Xe siècle. Quant à la partie est du site de l’ancienne Pantalia, elle resta désertée jusqu’au XVe siècle, époque de la construction de la mosquée dite de Fatih Sultan Mehmed (1462), qui fut érigée directement sur les fondations de l’ancienne enceinte urbaine romaine. Plus à l’est, la mosquée d’Ahmed Bey se dresse sur les ruines d’une basilique de l’Antiquité tardive, église ou plus vraisemblablement bâtiment public profane : tout ce qui a pu être dit ou écrit par ailleurs sur la substitution de mosquées à des églises ou sur la désacralisation d’églises au profit de bains publics relève d’un folklore typiquement balkanique et ne peut être retenu ici.

65 Le prince Constantin n’ayant pas laissé d’héritier digne de lui succéder, les Ottomans organisèrent pacifiquement la principauté comme un sandjak ordinaire, sans opérer de grands changements. Une partie de l’armée de Constantin prit du service chez les Ottomans. En référence aux nombreuses sources thermales, la ville reçut le nom de Banja. Aux XVe et XVIe siècles, douze de ces sources furent captées par les Ottomans et de solides établissements de bains coiffés de dômes furent aménagés. Un seul, le Dervish Banja de 1566, a survécu. La ville et le pays furent connus sous diverses appellations « Konstandin-ili », « le pays de Konstanbul » ou encore « Banya i Kyustendil ». 66 Entre 1402 et 1409, mais plus vraisemblablement en 1405, au cours de la période troublée qui suivit la mort du sultan Yıldırım Bayezid, les Hongrois fomentèrent, avec l’aide d’un fils de l’ancien tsar Ivan, une révolte qui fut matée par le gouverneur ottoman de Roumélie, Émir Süleyman, comme cela est brièvement relaté dans une biographie. C’est à cette occasion que le vieux château dut être détruit et la population de l’établissement humain situé en contrebas dispersée ou relogée, du moins partiellement. C’est probablement à cette même occasion qu’un groupe appréciable de colons turcs s’établit à Banya-i Kyustendil, marquant le début de la ville ottomane. Cette question est traitée de façon très confuse dans l’historiographie bulgare. En 1992, j’ai eu –précisément à Kyustendil– l’occasion de mettre en peu d’ordre dans ce tissu d’approximations et d’affabulations18. 67 Kyustendil ne se développa que lentement. En 1499, un chevalier de Cologne, Arnold van Harff, décrit « Vruskabalna… eyn gar grosse schone stat » (… une ville assez grande et belle). Le plus ancien registre ottoman conservé du Sandjak de Kyustendil (MM 170 de 1517-1518) mentionne 293 foyers de Musulmans contre 47 de Chrétiens, une mosquée et quatre mescid. En 1550, ces chiffres s’élevèrent à 378 pour les Musulmans et à 64 pour les Chrétiens, avec une mosquée et quinze mescid. En 1570, 612 foyers

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musulmans, 78 chrétiens, toujours une seule mosquée du vendredi, mais vingt et une mescid. La « Grosse Stat » d’Adrian van Harff, qui ne pouvait excéder 1.500 habitants, devait en avoir, en 1570, 2.800 à 3.000 ; ce chiffre relativement faible en faisait néanmoins le centre urbain le plus important de la région. Au fil des ans, la ville atteignit progressivement 6.800 habitants, chiffre de 1869. Elle avait alors seize mosquées, neuf établissements thermaux, trois églises et une synagogue. Les Musulmans comptaient pour 52 % de la population, les Chrétiens pour 38 % et les Juifs pour 11 %.

Kyustendil, la mosquée d’İncili Ahmed Pacha, 1575/77

La mosquée du sultan Mehmed

68 L’unique mosquée du vendredi mentionnée sur les anciens registres ottomans porte le nom du sultan Mehmed le Conquérant, qui séjourna en 1463 dans la ville avant de marcher sur la Bosnie. C’est à cette occasion que le riche percepteur des taxes Haraçcı Kara Mehmed Bey lui fit présent d’une mosquée à coupole. Il fit également bénéficier la ville d’une medersa, d’un caravansérail et d’un système d’adduction d’eau. Il fut à même de réunir assez de biens pour assurer l’entretien de la medersa, la rémunération de son équipe et la pension des étudiants, mais ne put faire de même pour la mosquée. Lorsque le bâtiment fut donné au sultan, les finances de l’État durent fournir les fonds manquants. Cette histoire est relatée à la page 490 du registre MM 170 de 1517, avec des détails concernant le personnel des deux établissements et leurs salaires.

69 La date de construction de la mosquée et l’identité de son fondateur sont longtemps restées mystérieuses et plusieurs historiens ont été induits en erreur par la date de 938 (soit 1531 de l’ère chrétienne) inscrite sur une brique haut placée, dans le tambour de la coupole. Comme je l’ai signalé plus haut, le manque d’expérience concernant l’histoire et l’esthétique de l’architecture ottomane est flagrant en Bulgarie, où la difficulté d’accès aux publications spécialisées –sans parler des archives– est évidente. Il y a déjà

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longtemps qu’İbrahim Tatarlı avait suggéré que la date de 1531 faisait référence à une restauration, mais il n’a pas été écouté et cette date de 1531 continue à être citée comme la date de fondation dans toutes sortes de publications. 70 La mosquée du sultan Mehmed à Kyustendil est une solide structure parallélépipédique bâtie en appareil mixte cloisonné (Kästelwerke). Elle se subdivise en une salle de prière de plan carré de 12 m de côté, précédée par un porche. Celui-ci comporte deux coupoles –une à chaque extrémité– et une étroite voûte sur la partie médiane. Cette partie médiane est ornée d’un riche décor de stalactites ; quant aux dômes latéraux, ils ont une forme en spirale, qui crée un effet architectural très riche. Ce parti –et singulièrement l’articulation en un seul bloc de la salle de prière et du porche– se réfère à un style caractéristique de la première moitié du XVe siècle dans de grands centres ottomans comme Brousse plutôt qu’au style de la Turquie d’Europe. Le grand minaret conforte cette impression. Il est construit en petits blocs hexagonaux de calcaire gris poreux (bigor), chaque bloc étant séparé du voisin par un maillage de briques hexagonales roses. Il est unique en Bulgarie. 71 L’état de conservation de la mosquée est tragique. En octobre 2005, elle tombait littéralement en ruines. Au cours des années 1970, le conseil municipal souhaitait la démolir afin de « moderniser » le centre ville, ce qu’empêcha une action internationale bien coordonnée. Au cours des années 1980, dix mille dollars furent envoyés d’Europe occidentale à une fondation de Kyustendil, mais presque la moitié des fonds furent détournés. Tout ce qui fut fait consista à cercler le tambour de la coupole principale pour prévenir son effondrement. La mosquée étant fondée pour partie sur les structures romaines de Pantalia et pour partie sur un terrain meuble, imbibé de résurgences à diverses occasions, sa stabilité ne peut être garantie et elle risque de choir : c’est du moins ce qui a été déclaré. Aujourd’hui, des pierres tombent du sommet du minaret sans que rien soit fait ; dans quelques années, le problème « sera résolu de lui-même ».

La mosquée d’Ahmed Bey ou İncili Cami

72 La situation de la seconde mosquée conservée à Kyustendil est plus favorable. Cette mosquée est située en marge de la voie principale, dans un parc faisant face aux modernes Çifte Banya, remplaçant un double bain thermal ottoman bâti en 1489. Selon les légendes locales, la mosquée occuperait le site de l’église médiévale bulgare de Sainte-Nedelya. Les archéologues ont cependant prouvé qu’elle se dresse directement sur les fondations d’une importante structure du Bas-Empire romain. Le bâtiment a une seconde dénomination, signifiant « mosquée aux perles » (inci en turc). Récemment, un célèbre auteur bulgare a prétendu que ce nom signifie « mosquée à la Bible » (incil en turc) et devrait donc se traduire par « mosquée chrétienne » ; élucubration plus intéressante du point de vue du folklore que de l’histoire architecturale.

73 La mosquée a la forme d’un cube couvert d’une élégante coupole, selon une formule courante. Toutefois, la salle de prière est agrandie par une galerie couverte en cul-de- four où sont accueillies les femmes. Comme à l’accoutumée, un porche à trois coupoles précède le bâtiment. Ce porche, bâti en calcaire fin de couleur verdâtre, repose sur quatre élégantes colonnes de marbre. Le corps proprement dit de la mosquée est bâti selon la technique locale du « cloisonné ». Quant au minaret, il a été démoli en 1904 sous prétexte de désordres consécutifs à un tremblement de terre qui auraient pu le mettre en péril. Cette tactique est l’une de celles auxquelles on recourt en Europe du

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Sud-Est pour en finir avec les reliques indésirables du passé. En 1940, la mosquée désaffectée fut restaurée et devint le siège du musée local ; elle conserve cette fonction et est en bon état. 74 L’identité du fondateur de la mosquée a longtemps été problématique. L’inscription surmontant l’entrée du bâtiment se rapporte à une grande réparation de l’année 1147 de l’Hégire (1734-1735) tout en taisant le nom du fondateur. On découvre, haut placées sur le mur latéral nord-est de la mosquée, deux inscriptions gravées dans la brique avant cuisson. L’une donne la date de 983 (1575) ; l’autre, celle de 885 (1577). Le meilleur candidat au titre de fondateur de la mosquée est sans aucun doute Feridun Ahmed Bey, homme politique et homme de lettres, auteur de la fameuse collection des correspondances du sultan. Feridun Ahmed avait été l’un des hommes de confiance du puissant grand vizir Sokullu Mehmed Pacha, en fonction de 1565 à 1579. En 1574, après la mort du sultan Selim II, son fils Murad III tenta de limiter le pouvoir du grand vizir dont le confident et partisan Ahmed fut éloigné sous prétexte de promotion au rang de gouverneur de la province de Semendire. Peu après, il fut muté à Kyustendil. 75 Un contemporain, l’historien Gelibolulu –mort en 1601– a noté que Feridun Ahmed était toujours bey de Kyustendil en 1580. En 1581, après la mort du grand vizir, il fut rappelé à Istanbul, reprit son rang et épousa la princesse Mihriman, fille de Süleyman le Magnifique. Feridun Ahmed mourut en 1583 et fut enseveli dans un modeste mausolée du faubourg sacré d’Eyüp à Istanbul où l’on peut toujours visiter sa tombe. Les années mentionnées par les deux inscriptions de la mosquée de Kyustendil correspondent de si près à celles de son séjour dans la ville que l’on peut pratiquement exclure toute autre possibilité d’attribution, d’autant que cette mosquée élégante et originale s’accorde bien avec les goûts raffinés et la position d’Ahmed Bey.

Plovdiv

76 La grande ville de Plovdiv –qui porta les noms de Philippopolis, Philipople, Filibe– est la métropole de la Thrace bulgare et la seconde ville du pays. La Džumaya Džami datant des années 1425 est toujours visible et constitue un bon exemple du type « Ulu Cami » ou grande mosquée, avec une vaste salle couverte de trois coupoles et de galeries voûtées en berceau sur les flancs. C’est une fondation du sultan Murad II (1421-1451) qui, après avoir affermi son pouvoir, se rendit à Filibe pour reconstruire la ville, détruite pendant la guerre civile ottomane. La Filibe des XVe et XVI e siècles était véritablement une ville turque. Le registre ottoman pour la Thrace T.D. 26 de 1489-1490 mentionne vingt-quatre gardes musulmans postés sur les mosquées ou mescid et seulement quatre chrétiens postés sur les églises. Par ailleurs il dénombre 796 foyers de Musulmans, 78 de Chrétiens, et 33 de Gitans, partiellement musulmans et partiellement chrétiens. Musulmane à 88 %, la ville devait compter 4.300 à 4.600 habitants, presque tous artisans. C’est dans ce contexte que doivent être compris les monuments ottomans subsistants.

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Plovdiv, la mosquée D¢umaya du sultan Murad II, 1425

La mosquée İmaret

77 Au cours de la première moitié du XVe siècle et des dernières décennies du XVIe siècle, Filibe servit de résidence au gouverneur général ottoman de la Turquie d’Europe (Roumélie). L’un d’entre eux, Şihabuddin Pacha, construisit en 1444 le second bâtiment majeur de la ville, appelé « mosquée İmaret ». Elle est située à distance du centre ville et de la grande mosquée, non loin d’une des rives de la Maritsa. Jusqu’au début du XXe siècle, une grande medersa et un important établissement de bains se dressaient non loin d’elle ; ils furent alors démolis. À l’origine, la mosquée avait été une zawiya, donnant asile aux voyageurs de toutes confessions ainsi qu’aux derviches et aux étudiants itinérants. Elle était bien dotée en domaines, essentiellement une demi- douzaine de riches villages chrétiens du Rhodope, dans les montagnes situées au sud de la ville. Ce statut privilégié permettait en retour à ces villages d’entretenir quelques importants monastères qui furent reconstruits et restaurés tout au long de l’époque ottomane.

78 La mosquée İmaret de Plovdiv, restaurée au cours des années 1970, est toujours affectée à la communauté musulmane de la ville comme lieu de culte, ainsi que la mosquée Džumaya. En 2003 d’importantes excavations ont compromis la stabilité du vieux bâtiment, déterminant de dangereuses fissures dans les coupoles. La situation observée en octobre 2005 est si critique que certaines coupoles sont menacées d’effondrement si des mesures d’urgence ne sont pas prises immédiatement. 79 Nous connaissons les noms de tous les hammams historiques de l’ancienne Filibe, huit au total, le plus important étant le grand bain –un double hammam, pour hommes et pour femmes– vraisemblablement bâti entre 1461 et 1479 par İsmail Bey, maître déposé

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de la principauté de Kastamonu, qui résidait alors à Filibe où il construisit aussi une mosquée et un système d’adduction d’eau potable puisant aux sources du Rhodope, à cinq heures de marche au sud de la ville. Les principales coupoles du bain sont remarquables par leur appareil décoratif complexe en briques. Récemment rénové, le bain sert de salle d’exposition pour les artistes. La ville de Plovdiv –surtout connue pour son architecture vernaculaire mise en valeur dans les collines du Trimontium romain et byzantin– possède encore quelques monuments historiques d’époque ottomane, comme le Mevlevi-hâne, couvent de derviches Mevlevi, d’une architecture raffinée, excellemment rénové. C’est aujourd’hui le meilleur restaurant de la ville.

Šumen

80 C’est en 1388 que cette petite ville bulgare très bien fortifiée sur un site de hauteur se rendit sans combattre aux troupes ottomanes commandées par le grand vizir Çandarlı Ali Pacha. Une garnison ottomane y fut installée, mais rien d’autre ne se passa. En 1444, au cours de la désastreuse « Croisade de Varna », une armée de Croisés s’empara de Šumen et détruisit la ville médiévale. Les sources ottomanes et occidentales s’accordent sur les détails horribles de cette destruction. Le vieux Šumen ne fut jamais rebâti, une ville nouvelle fit son apparition dans l’étroite vallée, à deux cents mètres en contrebas.

81 La ville nouvelle de Šumen est intégralement une création ottomane. En 1479, selon la plus ancienne source administrative conservée, elle compte onze habitants musulmans et soixante-quatorze chrétiens. Peu avant 1500, le riche et puissant grand vizir Yahya Pacha, bien connu pour ses fondations à Skopje, fit construire une mosquée du vendredi et un hammam dans le quartier connu plus tard sous le nom de Vieux Bazar. Au cours du XVIe siècle, Šumen parvint progressivement à s’extraire de l’étroite vallée et entama une lente progression démographique que j’ai exprimée en 2005 dans un tableau inédit.

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Šumen, la cour de la mosquée de Şerif Halil Pacha, XVIIe siècle

Sofia

82 La capitale n’est ici citée que pour mémoire, les terribles séismes de l’automne 1858 au cours desquels elle subit trente à quarante secousses sismiques chaque jour pendant deux semaines, ayant pratiquement détruit la plus grande partie de la ville19.

Grèce

83 La Grèce conserve encore quelques-uns des plus anciens et des plus importants monuments ottomans des Balkans, certains remontant aux années 1370. Avant la période ottomane, le pays correspondant à la Grèce actuelle était divisé en plus d’une douzaine d’entités politiques, qui généralement guerroyaient les unes contre les autres. La Thrace, jusqu’à la rivière Nessos/Mesta, faisait partie de l’Empire (puis Royaume) serbe ; toutefois certaines villes du nord-ouest de cette région, comme Kastoria, étaient dominées par des seigneurs albanais indépendants. La Thessalie était également serbe, mais l’Epire avec les importants centres de Ioannina et d’Arta, était contrôlée par les dynasties italiennes des Orsini et des Tocco. Des seigneurs vénitiens dominaient la grande île d’Eubée, les marquis Pallavicini les territoires autour de Boudonitsa (Locres), tandis que les grandes provinces de Béotie et d’Attique étaient dévolues à la famille ducale florentine des Acciaiuoli. Le Péloponnèse était divisé entre le Royaume franc d’Achaïe et le despotat byzantin de Morée, concentré aoutour de la ville de Mistra, au sud. Des Albanais, les Shpata, s’étaient imposés en Etolie/Akarnanie. Dans l’archipel, la situation était encore plus complexe : de nombreuses îles en particulier la plus grande d’entre elles, la Crète, étaient sous domination vénitienne. Une compagnie marchande

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génoise contrôlait la grande île de Chios, comme la famille des Gattilusio celle de Lesbos. Il faudrait également mentionner l’emprise d’un ordre religieux militaire, celui des chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem, sur Rhodes et une partie du Dodécanèse à partir de 1309.

84 Les Ottomans s’emparèrent de l’ensemble de ces possessions, qui tombèrent l’une après l’autre au cours d’un long processus, poursuivi pendant trois siècles (1370-1670)20. Avant la conquête ottomane, la Grèce était plus urbanisée que la plupart des pays slaves de la zone balkanique. Toutefois, en dehors de Thessalonique et de Serrès, les villes étaient généralement petites, implantées pour la plupart sur des sites défensifs. 85 Par la concentration d’un important patrimoine architectural islamique, des villes comme Arta, Ioannina, Serrès, Komotini, Thessalonique, mais aussi Larissa, constituent autant de hauts lieux de l’art ottoman. À un moindre degré, Navarino, Kavala, Kastoria, Didymoteichon –et jusqu’au petit village de Yenice-i Karagu en Thrace– méritent de retenir l’attention à l’égal d’autres sites urbains. Dans le choix très réduit de monographies présenté ci-après, je m’efforcerai de mettre en valeur la richesse et la diversité de ce patrimoine souvent négligé.

Ioannina

86 Ioannina Depuis les années 1380, des contacts répétés avaient été pris entre les maîtres de l’Épire et les Ottomans. En 1430, alors que le sultan Murad II assiégeait Thessalonique, Ioannina se rendit volontairement aux troupes de Sinan Pacha, alors engagées aux côtés de Murad à Thessalonique. Les soldats appelés à Ioannina reçurent des épouses épirotes pour fonder des familles, permettant ainsi l’établissement d’une population turque et musulmane dans la ville. Aucune église ne fut confisquée ; les Musulmans s’établirent hors les murs. Cette histoire est relatée en détail dans une Chronique de Jannina contemporaine. Au XVI e siècle, avec la permission explicite des autorités ottomanes, nombre de nouvelles églises furent fondées sur l’île du lac ; leurs murs sont couverts de quelques-unes des plus belles peintures de l’époque post- byzantine, avec notamment des œuvres de Frangos Kastellanos de Thèbes.

87 En 1611, cent quatre-vingts ans après la conquête ottomane, un certain Dionysos Skylosophos –ex-évêque, réputé magicien– souleva une forte troupe de paysans des villages voisins et, avec l’appui des Vénitiens prit par surprise la ville et y massacra les Turcs et les Juifs. Cette révolte fut matée ; pour prévenir toute récidive, un ordre du sultan força en 1613 la moitié des Chrétiens à évacuer la ville intra muros et à s’établir ailleurs. Des Musulmans et des Juifs rescapés du massacre prirent leur place. Quelques années plus tard, une autre injonction d’Istanbul força la seconde moitié de la population chrétienne à évacuer les lieux. Les églises et les monastères situés à l’intérieur des murailles devaient être démolis pour faire place à des mosquées. En 1027 de l’Hégire (1617-1618), Arslan Pacha, alors gouverneur de la ville, construisit plusieurs monuments sur les points les plus élevés du site de la vieille ville. 88 De 1787 à 1822, le légendaire Ali Pacha de Tepelene gouverna de façon quasi-autonome et d’une main de fer l’Albanie méridionale et la Grèce à l’ouest du massif du Pinde. Ioannina, sa résidence, fut entourée d’un nouveau système défensif bastionné, assez résistant pour soutenir une longue canonnade. Les fortifications d’Ali Pacha constituent la plus grande réalisation ottomane de ce type et subsistent toujours, seul

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le fossé ouest ayant été comblé. Une série d’inscriptions précise que cette fortification fut construite entre 1812 et 1815. 89 En 1809, William Martin Leake visita Ioannina et la décrivit comme une ville de 3.200 maisons dont un millier habitées par des Musulmans et 200 par des Juifs. La ville avait seize mosquées, six ou sept églises et deux synagogues. En 1821-1822, Ioannina soutint un siège de quinze mois et ne se rendit à l’armée impériale ottomane qu’après qu’Ali Pacha eût été tué. La ville, déjà fort endommagée, subit encore le choc de la conflagration de 1869 et fut ensuite reconstruite en style « européen ». Elle porte toujours, dans divers quartiers, l’empreinte de cette architecture de la fin du XIXe siècle. Durant les guerres balkaniques, Ioannina fut l’une des trois places- fortes ottomanes d’Europe à résister à l’assaut des Chrétiens. Le 21 février 1913, lorsque l’armée grecque s’en empara, le dernier réduit de la Turquie d’Europe tombait avec elle. Au cours des échanges de population de 1923, tous les Musulmans quittèrent « Yanya » et, au cours de la seconde guerre mondiale, les Nazis y exterminèrent les Juifs. Le Kastro semi-deserté, la ville connut une rapide extension urbaine qui en fait le centre le plus important de l’Épire. L’université y perpétue une longue tradition d’enseignement et de recherche. 90 Le Salnâme de la Vilayet de Yanya pour l’année 1303 de l’Hégire (1888-1889) mentionne, p. 80-81, dix-neuf mosquées et mescid, sept medersas, deux écoles supérieures, onze écoles primaires coraniques. Aujourd’hui, il subsiste de ce patrimoine islamique une mosquée à coupole, une medersa, un imaret et, en dehors de cet ensemble, un grand hammam, tous construits par Arslan Pacha en 1618. Tous ces monuments ont été restaurés et la mosquée restée affectée au culte musulman. Sur l’autre point culminant de la vieille ville, une seconde mosquée, la Fethiye Cami ou « Mosquée de la conquête », érigée au lendemain de la révolte de Skylosophos, est également conservée et a été soigneusement restaurée au cours des années 1970.

La mosquée d’Arslan Pacha

91 La mosquée d’Arslan Pacha comme les autres mosquées de Ioannina, se distingue de la mosquée de Faik Pacha à Arta par des caractéristiques purement locales : les maçonneries de petit appareil en blocs de pierres très dures, difficiles à travailler, les couvertures, en dalles et non en plomb, donnent à l’édifice une allure différente. Toutefois, l’intérieur de la mosquée d’Arslan Pacha est plus authentiquement ottoman : il a heureusement conservé son mobilier d’origine –minbar, galerie des femmes et mihrab–, ainsi qu’une grande partie des peintures décoratives, qui remontent au XIXe siècle. Par sa structure raffinée et son exceptionnel décor de stalactites, la coupole se conforme aux élégants canons de l’art ottoman du classicisme tardif. Les maîtres qui ont collaboré à cette décoration avaient certainement été entraînés hors d’Épire et peut-être même directement dans la capitale, alors que le gros œuvre, tel qu’il apparaît à l’extérieur de la mosquée, dénote une main d’œuvre locale.

92 Les graffiti peints sur les quatre colonnes de marbre du portique intérieur relatent fréquemment les principaux événements qui ont marqué la vie de membres de la famille Arslan, ou les circonstances de leur mort. D’autres sont purement poétiques et témoignent de la langue et de la littérature ottomanes des XVIIe et XVIIIe siècles, d’un niveau culturel remarquable.

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La mosquée de Hacı Mehmed Pacha

93 La mosquée de Hacı Mehmed Pacha à Kaloutsia, faubourg méridional de l’ancienne Ioannina, se dresse dans le petit square Lambros Tsavellis. Elle a été érigée à la fin des années 1730 par Arslanpaşazâde Hacı Mehmed Pacha. Un des graffiti du portique de la mosquée d’Arslan Pacha –inscrit sur la deuxième colonne en partant de la droite– nous apprend que Hacı Mehmed Pacha mourut le 20 août 1745 à Hasan Kale, localité située à l’est d’Erzeroum, alors qu’il revenait d’une campagne militaire contre l’Iran. La nouvelle de sa mort parvint à Ioannina « le vingt-quatrième jour du mois des vendanges », c’est-à-dire en septembre de la même année, délai très bref pour un événement survenu à deux mille kilomètres de là.

94 La mosquée de Hacı Mehmed s’inspire clairement de la création du fondateur de la dynastie des Arslanides, mais elle est décorée avec moins de profusion. La charte de fondation est conservée aux archives Vakıflar d’Ankara. Comme les deux autres mosquées de Ioannina, celle de Hacı Mehmed Pacha a conservé son minaret.

Larissa

95 La ville est d’origine très ancienne : son nom, signifiant « château » ou « fort » est pré- hellénique. Cette vieille ville est située sur la seule hauteur dominant les méandres du Pineios dans la plaine orientale de Thessalie. Depuis 1320, selon le témoignage de Marino Sanuto l’Ancien, cette plaine était totalement dévastée et désertée. Une autre source importante, la biographie de Kyprianos, évêque de Larissa, rédigée en 1364 par l’archevêque Antonios, nous apprend que l’évêque ne pouvait pas résider à Larissa, les seuls habitants de la ville étant des bêtes sauvages et la cathédrale servait de repaire aux voleurs. C’est pour cette raison que Kyprianos fut contraint de vivre ailleurs.

96 En 1386, Gazi Evrenos annexa les plaines de Thessalie orientale au domaine ottoman. Il établit dans cet espace dépeuplé mais fertile des colons turcs venus d’Asie mineure occidentale. Beaucoup d’anciens villages proches de l’actuel lac Karla portent le nom des régions dont les colons étaient originaires : Aydınlı, Germiyanlı, Menteşeli, Saruhanlı. Près des ruines de l’ancienne Larissa, les Ottomans créèrent une ville nouvelle à laquelle ils donnèrent précisément ce nom : Yenişehir. Ce n’est pas Gazi Evrenos mais son fils Barak Bey qui fonda une importante mosquée-İmaret dans la nouvelle ville. Le dépouillement des vakfs de Thessalie contenus dans le registre de 1506 atteste que deux cent trente à deux cent cinquante personnes vivaient, directement ou indirectement, de cette généreuse fondation. À partir des années 1420 c’est la grande famille Turhanoğlu qui domina Larissa et la Thessalie pendant plus d’un siècle, laissant plus de cinquante monuments d’importance, mosquées, écoles, couvents de derviches, bains, caravansérails, ponts etc. La ville nouvelle bénéficia de cette politique, avec l’ancienne capitale de Trikkala et des localités de moindre importance. 97 En 1455, Larissa avait 355 foyers musulmans et 113 foyers chrétiens ainsi que 17 foyers juifs. En 1880, à la fin de la période ottomane, à Yenişehir on comptait 10.800 Turcs, 6.000 Grecs, 3.000 Juifs. À cette époque, on dénombrait cinquante et une mosquées et mescid pour quatre églises. En 1881, les grandes puissances forcèrent l’Empire ottoman à céder toute la Thessalie au nouveau Royaume de Grèce. Les Turcs de Thessalie, après avoir vendu leurs biens à vil prix, émigrèrent dans les terres restées ottomanes. Leurs bâtiments furent démolis avec une extraordinaire rapidité.

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98 Le célèbre pont de pierres bâti au XVIe siècle par Turhanoğlu Hasan Bey ayant été détruit pendant la seconde guerre mondiale, il ne reste aujourd’hui à Larissa, du riche patrimoine ottoman d’une des dix plus grandes villes de la Turquie d’Europe, que les ruines de deux monuments de qualité et les vestiges d’un grand hammam du XVIe siècle, lotis en une série de boutiques et devenus ainsi méconnaissables. Il faut aussi mentionner une mosquée du XIXe siècle, sans grand intérêt architectural, affectée au musée local.

Le bedesten de Turhanoğlu Ömer Bey

99 Construit entre 1484 et 1506 sur la colline occupée par la Larissa byzantine, ce grand bedesten à six coupoles ne subsiste qu’à l’état de vestige : au cours de la seconde guerre mondiale, l’espace compris entre ses quatre murs avait été comblé pour disposer sur plate-forme une batterie anti-aérienne. À la fin des années 1980, le service archéologique grec détruisit la plate-forme, évacua le remblai de terre et libéra l’intérieur du bedesten ; toutefois, les chances d’une reconstruction comparable à celle que les Bulgares ont conduite à Yambol furent écartées. Le bedesten de Larissa reste un monument incomplet et sans affectation, alors que sa restauration aurait constitué un élément positif dans une ville sans grand intérêt architectural.

Les ruines de la mosquée Bayraklı

100 En 1997, l’incendie d’une pizzeria située au n° 100, rue Papa Flessas, à deux cents mètres en contrebas du bedesten, fit apparaître les ruines d’une petite mosquée des débuts de la période ottomane : le mur de façade et le mur latéral gauche, très soigneusement construits. Les documents des archives municipales établissant qu’il s’agissait des vestiges de la mosquée Bayraklı, les archives ottomanes et plus spécialement le registre des vakfs de 1833-1834 permettent d’en savoir plus, car au folio 3a le nom du fondateur figure à côté de la dénomination courante de la mosquée. Il s’agit de Kadı Müsliheddin. Ce nom n’apparaissant pas dans les registres de nomination des fonctionnaires (Rüus-Defterleri) tenus depuis le milieu du XVIe siècle, on peut en conclure que la fondation est antérieure à cette époque.

101 Les deux murs conservés montrent un appareil mixte de blocs de calcaire blanc très fin soigneusement taillés et de deux chaînages de brique. Six experts de l’architecture ottomane, consultés en toute indépendance, ont daté la construction entre 1380 et 1420. C’est l’époque où Barak Bey, fils de Gazi Evrenos, était gouverneur de Thessalie. Une étude attentive des ruines a permis de restituer le plan de cette mosquée rectangulaire comportant un « narthex intérieur » comparable à celui que l’on rencontre sur nombre de mescid seldjoukides du XIII e siècle, à Konya et ailleurs en Anatolie. Le narthex intérieur devait être couvert soit de trois coupoles, soit de trois voûtes en berceau reposant sur deux piliers intérieurs : c’est la formule retenue à la Yeşil Cami d’İznik en 1385. L’espace principal était surmonté d’une coupole de 7,40 m de diamètre. Le bâtiment était précédé par un porche surmonté de deux coupoles et commandant une entrée excentrée, à la droite du mur de façade. Cette mescid, devenue mosquée par la suite, est l’un des plus anciens exemples d’architecture ottomane attestés dans les Balkans. Toute recherche poussée, comme tout projet de restitution le concernant constituerait une noble tâche.

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Komotini

102 Avec 40.000 habitants, Komotini –Gümülcine pour les Ottomans– est la plus importante ville de la Thrace grecque. Comme, à l’est de la rivière Nessos/Mesta, la Thrace ne fut pas concernée en 1923 par le traité de Lausanne, aucun échange de population n’y eut lieu, Komotini a ainsi gardé une forte proportion d’habitants musulmans et près de deux douzaines de minarets rythment toujours le paysage urbain.

103 Komotini a fait partie de l’Empire ottoman de 1369-1370 à 1912. La ville en tant que telle n’apparaît qu’en 1207, après que le tsar bulgare Kaloyan ait détruit la cité voisine de Mosynopolis dont les survivants affluèrent alors dans le fort romain, petit mais solide, que dès 1331 on désigne sous le nom de « Koumoutsina » Une inscription autrefois visible au-dessus de la porte est du fort –une porte depuis longtemps disparue– attribuait la construction de celui-ci à l’empereur Théodose (379-395). 104 Traditionnellement datée de 1361, la conquête de Gümülcine par les Ottomans tend aujourd’hui à être repoussée de huit à neuf ans par les chercheurs. En 1371, la bataille de la Maritsa assure la possession de la Thrace pour les Ottomans. Dès cette date au moins, Gazi Evrenos Bey résida à Gümülcine ; c’est en 1383 qu’il se déplaça vers l’ouest, à Serrès, récemment conquise. De 1370 à 1383 il fit construire à Komotini une mosquée à coupole, un imaret, un double hammam, une série de boutiques, mentionnées dans les tahrir defteri dès 1455 et 1530. 105 Les récits des voyageurs -le chevalier bourguignon Bertrandon de La Broquière en 1433, le manceau Pierre Belon en 1555 – permettent de suivre l’évolution de la petite ville aux XVe et XVIe siècles. Le registre de 1529-1530 (T.D.167) atteste que Gümülcine avait alors seize mosquées et mescid, cinq couvents de derviches et quatre écoles (muallim-hane). Le dernier stade du développement de la ville ottomane est attesté par le Salnâme du vilayet d’Edirne pour 1316 de l’Hégire (1898-1899) qui recense 53.393 Musulmans. 106 Komotini a gardé une grande partie de ses caractéristiques urbaines jusqu’aux années 1970 où elle est entrée dans un rapide processus de modernisation. Aujourd’hui le paysage urbain traditionnel est pratiquement restreint à la zone du Bazar ; trois monuments ottomans sont particulièrement dignes d’intérêt.

Eski Cami

107 Eski Cami est située à une centaine de mètres à l’est du Kastro. La construction originelle de Gazi Evrenos, remontant aux années 1371-1383, est incluse dans une structure du XIXe siècle en moellons, masquée par un épais revêtement d’enduit peint. Cet agrandissement qui a triplé la surface initiale illustre la nécessité d’accueillir une assemblée de fidèles plus importante. Il s’est opéré au prix de la destruction de la façade primitive, l’inscription dédicatoire disparaissant à cette occasion.

108 La première Eski Cami est conservée pour la plus grande partie. C’est un massif carré de 13,08 m de côté contenant un espace intérieur de 10,20 m. Les murs sort extrêmement épais, en accord avec le caractère primitif lourd et trapu de la mosquée. C’est typiquement le travail de constructeurs locaux qui ne savaient pas comment réaliser la grande coupole pour leurs nouveaux maîtres. Celle-ci repose sur un système de supports qui souligne le caractère archaïque de l’édifice. L’ancienne coupole de la mosquée est recouverte de tuiles de très grandes dimensions, comparables à celles d’Evrenos İmaret. Il s’agit d’un type rare, remontant à l’époque romaine : il allait par la

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suite être remplacé par le type de tuiles concaves-convexes à la mode italienne que l’on rencontre dès le début du XVIe siècle. La mosquée est en parfait état et subvient toujours aux besoins de l’importante communauté musulmane de Komotini.

Evrenos İmaret

109 C’est d’un des plus importants témoins des tout débuts de l’architecture ottomane et peut-être le plus ancien conservé dans les Balkans. Il se dresse dans le secteur primitif de la ville, entre Eski Cami et le mur oriental du vieux château. L’imaret est composé de trois espaces différents : une spacieuse salle à coupole, une section voûtée la prolongeant en profondeur, deux séries latérales de salles d’hôtes. L’ensemble mesure 26,30m en façade pour une profondeur de 12,60 m.

110 Le bâtiment est directement inspiré par les séries de « zawiyas » que l’on voit dans des villes comme Amasya ou Tokat. La différence essentielle est qu’il n’abrite pas de tombeau de saint et que ce n’est pas une mosquée ; il n’est pas orienté vers La Mecque. L’espace qui, dans les mosquées-zawiyas ottomanes ou les bâtiments en T est réservé à la prière, à l’opposé de l’entrée, est ici tourné vers l’Ouest et ne comporte aucun mihrab. Les deux salles d’hôtes flanquant la salle principale sont rectangulaires, couvertes d’une coupole axiale et de lourdes voûtes sur le reste de leur surface. Pourvues d’une cheminée chacune, toutes deux étaient accessibles par une double porte. Dans l’arcature qui coiffe les portes de la pièce de gauche, une longue inscription arabe en lettres dorées a été bûchée au cours de l’occupation de Komotini par les Bulgares durant la première guerre mondiale. L’İmaret avait alors été transformé en église et une inscription en bulgare gravée dans la pierre proclamait « Hram Sveti Kral Boris » (église du saint roi Boris) en référence au khan bulgare du IXe siècle qui se convertit avec son peuple au christianisme. Les restaurateurs, après avoir découvert cette inscription sous une couche de plâtre, ont décidé de la garder visible, comme un important document historique. 111 Après 1923 et le rattachement de la Thrace occidentale à la Grèce, l’imaret de Gazi Evrenos fut transformé en centrale électrique et en glacière, démolitions partielles et aménagements techniques altérant gravement son intégrité. C’est seulement après 1980 qu’une nouvelle centrale électrique fut aménagée. La restauration de l’imaret, entreprise dans les années 1990, a été conduite de façon experte par Charalambos Bakirtsis et par l’architecte Pantelis Xydas. Elle a permis des restitutions des éléments authentiques et a comporté un petit nombre de reconstructions de qualité, comme celle de l’entrée de la salle d’hôtes de droite. C’est sans aucun doute la meilleure restauration d’un monument ottoman conduite dans les Balkans. L’imaret abrite aujourd’hui le petit musée local de l’archevêché.

Yeni Cami

112 La nouvelle mosquée de Komotini est située à 300 m à l’est d’Eski Cami au centre du quartier du Bazar. Elle se dresse dans un jardin clos de murs où de vieux arbres et des cyprès ombragent divers autres bâtiments : une bibliothèque, un türbe de 1781 et les bureaux du mufti de Komotini. La mosquée porte trace de deux campagnes de construction. La partie la plus ancienne du bâtiment est un cube de 11,40 m de côté surmonté d’une coupole et précédé par un porche dont les baies reposent sur six

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gracieuses colonnes de marbre. Au-devant de ce porche et le long du mur gouttereau de droite, de grandes salles ont été ajoutées, sans doute au XIXe siècle.

113 L’élévation extérieure du vieux monument se signale par ses formes simples et gracieuses, par la manière subtile dont la transition entre le tambour octogonal et la coupole a été assurée, grâce à d’élégantes tourelles cylindriques coiffées de petits dômes couverts de plomb. Au cours des campagnes de travaux du XIXe siècle, certaines de ces tourelles ont été sacrifiées. 114 L’agencement intérieur est remarquable à la fois par son raffinement structurel et par la richesse du décor, l’un des plus complets des Balkans. Au-dessus des fenêtres des murs latéraux et des deux fenêtres qui flanquent le mihrab, le champ délimité par des arcs brisés est couvert de carreaux de céramique bleus et blancs d’İznik portant des formules religieuses magnifiquement calligraphiées. Le mihrab et le minbar sont l’un et l’autre exécutés en marbre blanc soigneusement taillé et poli. La niche du mihrab, de forme semi-hexagonale, est revêtue, sur chacune des trois faces de dalles de marbre poli vert et brun. L’espace compris entre le mihrab et les fenêtres est revêtu de deux grands panneaux de céramique multicolore d’İznik, avec une riche décoration florale. Ces céramiques datent de l’apogée des ateliers d’İznik, vers 1580 ou 1590. La galerie des femmes est également d’une rare qualité, avec son décor de marbre. Il faut encore signaler le décor peint à la surface inférieure de cette galerie des femmes et apparaissant comme un plafond au-dessus de la tête des hommes ; le modèle subtil de décor floral, contemporain de la construction de la mosquée, est typique des débuts du XVIIe siècle, alors que les céramiques d’İznik, plus anciennes de dix ou vingt ans, avaient probablement été stockées par un riche patron avant l’ouverture du chantier. 115 Aucune inscription ne donne le nom du fondateur ni la date de la fondation de cette splendide petite mosquée dont le style architectural et le décor renvoient au classicisme ottoman tardif, vers 1600. Le témoignage des sources secondaires peut être pris en compte. Evliya Çelebi écrit en 1667 que le fondateur était un certain Ahmed, sans plus d’informations : il devait être très riche pour avoir bâti, outre une telle mosquée, un imaret, un mektep, un hammam et un han. Une source tardive, mais généralement bien informée, le Salnâme du vilayet d’Edirne de 1892-1893, dit que le fondateur de Yeni Cami à Komotini était un certain « Defterdar Ahmed » mais que la date reste inconnue. Le seul « Defterdar Ahmed » connu vers 1600 est Ekmekcioğlu Ahmed Pacha, ministre des finances d’Ahmed Ier de 1603 à 1617, qui mourut la même année que le sultan et fut inhumé dans un türbe du jardin de sa medresa de Şehzâdebaşı à Istanbul. Fabuleusement riche, il fit construire des bâtiments dans toute la Thrace : à Yenice-i Karasu (aujourd’hui Genisea), à quarante kilomètres à l’ouest de Komotini, une mosquée, un han et un hammam ; à Ilıca (Loutra Trajanopolis) et, tout près de là, à Ferecik (Ferai) une tekke, un han et un hammam. Il bâtit dans sa ville natale d’Edirne, en 1601, le grand Havlucular Han, une dizaine d’années plus tard, l’Ekmekcizâde Han, qui existe toujours, en 1615-1616 le grand pont franchissant la Tundja. L’inscription du han de Yenice-i Karasu est conservée. La mosquée de Komotini doit être datée de la même période, la première décennie du XVIIe siècle. La Yeni Cami de Komotini est la seule fondation d’Ekmekcizâde Ahmed encore conservée en Grèce et en parfait état, témoignant du bon goût de son fondateur, par ailleurs vain et ambitieux. Les matériaux les plus coûteux y furent mis en œuvre, les meilleurs artisans engagés. Les exquises céramiques d’İznik de la Yeni Cami retiennent enfin l’attention du cercle des connaisseurs de cette production, un cercle qui va s’élargissant.

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Thessalonique

116 La ville conserve aujourd’hui six remarquables monuments d’architecture ottomane dont la construction s’échelonne entre 1431 et le début du XVIIe siècle. Ce sont deux ouvrages d’architecture militaire : la citadelle de Hepta Pyrgion ou yedi Kule, surplombant la ville et Lefkos Pyrgos, la tour blanche, symbole de la ville, dressée sur le front de mer ; ces sont deux mosquées : la mosquée-zawiya d’İshak Pacha, datée de 1484 et la mosquée de Hamza Bey ; ce sont enfin deux hammams : le hammam du sultan Murad II (Bey Hamam) et le hammam de Halil Pacha (Yahudi Hamamı).

117 La citadelle de Yedikule fut bâtie par le sultan Murad II immédiatement après la conquête. Une grande inscription en arabe placée au-dessus de la porte d’entrée relatait la construction en donnant la date de 1431-1432. Cette citadelle en a remplacé une plus ancienne, construite sur le même emplacement stratégique par le sultan Yıldırım Bayezid entre 1392 et 1402. Cet ouvrage défensif avait été détruit par l’énergique Manuel Paléologue au cours de l’intermède qui régna entre la défaite de Bayezid devant Tamerlan en 1402 et la vente de la ville aux Vénitiens en 1423. Jusqu’à récemment, le déroulement des faits historiques et la reconstruction par Murad II étaient difficilement acceptés par l’érudition grecque. La citadelle devait à tout prix être un ouvrage byzantin et l’inscription se référer uniquement à la construction de la porte. Néanmoins, il n’y a aucun signe de reprise dans la maçonnerie, qui est « aus einem Guss». Plus convaincantes, les découvertes des chercheurs américains qui ont prélevé pas moins de cent trente-six échantillons de bois de chêne dans l’ensemble de la maçonnerie, confirment, par analyse dendrochronologique, la date de 1430 ou 1431 portée par l’inscription.

Thessalonique, le porche de la mosquée İmaret, 1486/87

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Lefkos Pyrgos

118 Des problèmes similaires se sont posés concernant la datation de Lefkos Pyrgos, des problèmes plus aigus dans la mesure où la tour est le véritable emblème de la ville. La tour blanche a été décrite soit comme un ouvrage byzantin, soit comme une réalisation du Royaume croisé de Boniface de Montferrat au début du XIIIe siècle, soit comme un ouvrage vénitien des années 1423-1430, soit encore comme l’œuvre d’un architecte vénitien au service des Turcs autour de 1470. La tour est pourtant ottomane et fut bâtie sur l’ordre du sultan Süleyman en 942 de l’Hégire (1435-1436) dans le cadre d’une révision générale des fortifications, en réponse aux assauts répétés et réussis des flottes chrétiennes contre les positions côtières ottomanes, comme la conquête de Modon par les chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem en 1531.

119 En 1670, Evliya Çelebi avait très correctement publié l’inscription du sultan Süleyman datée de 1536 et située juste au-dessus de l’entrée. Au début du XXe siècle, lorsque Thessalonique s’appelait encore Selanik, Adolf Struck fit de l’inscription une photographie conservée à l’Institut archéologique allemand d’Athènes et que j’ai publiée en 197321. Le texte est très explicite quant à l’identité du commanditaire et précise les fonctions de la tour et de son dispositif d’artillerie. Au cours des années 1980, lors de la très attentive restauration de Lefkos Pyrgos par le service grec des monuments historiques, un fragment d’inscription ottomane fut trouvé à l’entrée de la tour, avec les mots ..tân Süleymâ…C’était la partie centrale du texte relevé par Evliya Çelebi et photographié par Adolf Struck. Le cercle se trouvait ainsi refermé et le problème résolu après que l’inscription ait été fracassée en 1912 par des mains inconnues, lors de l’arrivée de l’armée grecque victorieuse.

La mosquée-zawiya de l’İnegöllü İshak Pacha

120 La mosquée-zawiya de l’İnegöllü İshak Pacha à Thessalonique est le meilleur témoin de cette catégorie dans les Balkans et, si nous exceptons la fameuse Yeşil Cami à Brousse, peut se comparer aux plus beaux exemples d’Anatolie. Le bâtiment se dresse à quelques centaines de mètres au nord de la célèbre église paléochrétienne de Hagios Démétrios. Il est connu localement sous le nom d’Alaca İmaret en double référence à son minaret coloré disparu après 1912 et à sa fonction de centre socio-religieux. Monumental et bien proportionné, le bâtiment fut érigé en 1484 par un homme d’État ottoman, İshak Pacha, originaire d’Inegöl qui, après une carrière mouvementée, avait été récompensé par le gouvernement de la province de Selanik. À l’origine il ne s’agissait nullement d’une mosquée, mais d’une sorte de lieu de rencontre pour la fraternité des Akhis, un ordre de soufis voués à l’accueil des pauvres, des voyageurs et des hommes de Dieu itinérants, derviches ou fakirs.

121 Le bâtiment illustre le type de mosquée-İmaret encore appelé mosquée-zawiya ou mosquée en T dans tout l’achèvement de ses formes. Contrastant avec des modèles plus anciens qui sont plus bas et souvent plus lourds, le monument de Thessalonique affiche un franc verticalisme. Il est étiré en hauteur, gagnant ainsi en monumentalité. Au cours de la seconde moitié du XVe siècle les architectes ottomans apprenaient à maîtriser les contraintes techniques et osaient construire des bâtiments plus élevés et moins massifs. L’Alaca İmaret est deux fois plus grand que les plus grandes églises byzantines du XIVe siècle, comme celles du Prophète-Elie ou des Douze-Apôtres. Deux coupoles de

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onze mètres de diamètre chacune couvrent la salle rectangulaire principale. Ce tour de force atteste la supériorité technique de l’architecture ottomane à ses débuts. 122 La coupole proche de la façade d’Alaca İmaret surplombait un pavement de pierre ou de marbre occupé en son centre par un bassin. C’était l’espace de réunion et de rencontre des frères et de leurs hôtes. L’espace situé vers l’arrière, notablement plus élevé, était couvert de tapis et strictement réservé à la prière commune. De chaque côté de la salle principale régnaient deux spacieuses salles couvertes de coupoles et réservées aux hôtes, pouvant être chauffées car pourvues de cheminées ; elles comportent des placards destinés aux effets personnels des visiteurs. Chacune des salles est directement accessible de l’espace central par un corridor, mais elles ont aussi des accès séparés par l’extérieur en prévision de la fermeture nocturne du bâtiment principal. 123 Alaca İmaret est précédé d’un porche spacieux de 30 m sur 5 m, couvert de coupoles. À droite, on pouvait voir jusqu’en plein XXe siècle un élégant minaret richement décoré de motifs géométriques colorés. Des minarets de ce type existent encore à la mosquée Džumaya du sultan Murad II à Plovdiv (1420) et à l’Orta Cami, une mosquée terriblement négligée, de Verria, datée de 144022. 124 Nous sommes bien informés sur la manière dont Alaca İmaret était géré. İshak Pacha reçut du sultan Bayezid II le grand village de Galatište en Chalcidique ainsi que Raveniko et Srebikar (?) près de Sidérokapsa en toute propriété. Les limites très étendues du village de Galatište incluaient les sites de trois villages médiévaux abandonnés à la suite des épidémies de peste des XIVe et XVe siècles. İshak Pacha les fit revivre en accordant d’importantes exemptions de taxes pour attirer les nouveaux venus. Après les revenus de Galatište et de ses trois satellites et ceux des deux villages proches de Sidérokapsa, venaient les taxes de deux autres villages, Hortiates et Dragne, situés aux environs de Thessalonique. 125 Le Muhasebe Defteri T.D. 167 de 1530 atteste (p. 102) que 279 familles vivaient dans les villages repeuplés et 934 dans les autres. Au total, elles procuraient annuellement un revenu de 206.018 akçe à la fondation d’İshak Pacha, un revenu important dans la région à cette époque. Par la charte de fondation (vakfiye) d’İshak, nous apprenons que le personnel d’Alaca İmaret comprenait vingt-trois hommes auprès desquels un autre groupe de dix-sept hommes était employé pour réciter le Coran : ces derniers étaient fréquemment des aveugles qui avaient appris le Coran par cœur (Hafız) et gagnaient ainsi leur pain quotidien par une tâche qui leur valait une grande considération sociale. Le Vakfiye mentionne aussi parmi les membres réguliers de l’équipe un cheikh, chef de l’institution, un imam, deux muezzins, un secrétaire, un comptable, deux cuisiniers, deux boulangers, un magasinier et un plongeur. 126 Quant à la nourriture distribuée quotidiennement aux voyageurs et aux indigents de toutes confessions, l’équivalent de 150 kg de froment destinés au pain et de 60 kg de froment et de riz destinés au plat principal sont mentionnés. Par ailleurs, 20 akçe étaient prévus par jour pour assurer au cours du mois de Ramadan un complément de riz, du miel et de l’huile pour le repas nocturne. Sachant que la masse salariale s’élevait annuellement à 30.000 akçe, une somme importante restait disponible pour la nourriture et la fondation pouvait constituer des réserves financières considérables pour faire face à des catastrophes naturelles ou à tout autre dommage. Ce système bien équilibré permit à la fondation de prospérer pendant des siècles, tout comme les

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villages, presque exclusivement peuplés de Grecs et de Slaves, qui assuraient ses revenus23.

La Mosquée de Hamza Bey

127 L’autre grand monument resté en place dans la cité de saint Démétrios, Salonique, est la Mosquée de Hamza Bey sur la via Egnatia près du jardin public central, mais il est mieux connu localement sous la dénomination d’Alcazar, l’enseigne d’un cinéma qui fut installé dans ses murs après 1912.

128 La mosquée débuta en 1467-1468 sous la forme d’un petit oratoire, sans pupitre pour l’office du vendredi. Il avait été bâti par Dame Hafza, fille du commandant Hamza Bey, comme l’atteste une inscription en arabe que j’ai découverte et publiée. À une date inconnue, ce petit bâtiment fit place à un monument beaucoup plus important : c’est une salle de plan carré de onze mètres de côté à l’intérieur ; elle est couverte d’une coupole unique dont la structure est bien attestée vers 1550. Le géographe ottoman de Trébizonde Mehmed-i Aşık résida en 1591 et 1592 à Selanik et écrivit l’histoire du bâtiment qui fut détruit, par incendie ou tremblement de terre, en 1592 et 1619 nécessitant réparations ou reconstruction. Une inscription en arabe datée de 1619 et placée au-dessus de l’entrée de la salle proclame que la mosquée tout entière a été bâtie par Kapıcı Mehmed Bey, fils de Seyid Gazi. D’autre part, la Staatsbibliothek de Berlin conserve le brouillon d’un nouveau vakfiye, daté de 1619 également et rédigé par l’un des plus grands stylistes de la littérature ottomane, Mevlana Nerkisi de Sarajevo. Dans ce document, Mehmed Bey présente la reconstruction de la mosquée de Hafza Hatun comme étant entièrement son œuvre. Une reprise visible entre le bloc central et les ailes latérales nous apprend toutefois que celles-ci furent ajoutées à une date postérieure. Il est très probable qu’elles appartiennent à la campagne de travaux de Kapıcı Mehmed qui comporta également l’adjonction d’une vaste cour entourée de galeries devant l’ancienne mosquée. Dans ces galeries, aujourd’hui couvertes par un toit moderne fort laid, les chapiteaux sont souvent des remplois d’origine romaine ou byzantine. La cour entourée de galeries, comme il a été signalé plus haut, est une rareté dans les Balkans ; elle enfreint en effet la règle selon laquelle seul le sultan était habilité à décider la construction de cet élément monumental auprès des mosquées24.

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Serrès, la grande mosquée de Mehmed Bey, 1492/93

Serrès, bedesten de Çandarlızade İbrahim Pacha, 1493/94

République de Macédoine

129 Presque tout au long de l’histoire, les territoires qui forment l’actuelle République de Macédoine ont appartenu aux divers Empires et États qui ont dominé les Balkans du Sud. La seule exception, entre 972 et 1018, fut la brève période où, à la fin du premier

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Empire bulgare, un aventurier d’origine arménienne prit sous son contrôle la moitié occidentale du vieil Empire et y régna sous le nom de « Tsar Samuel ». En 1018, cet État éphémère fut détruit par l’empereur byzantin Basile le Bulgaroctone.

130 Au XIIIe siècle, les Bulgares étaient de retour en Macédoine pour moins de deux décennies sous le roi Milutin, la plus grande partie du territoire étant incluse dans le Royaume serbe. À la suite de la mort du tsar Dušan en 1355, les territoires serbes se divisèrent en nombre de principautés rivales, parmi lesquelles celle du seigneur albanais Andreja Gropa qui contrôlait Ohrid, l’ancienne capitale de « l’Empire macédonien» du Tsar Samuel. Après 1385, une partie du territoire tomba sous contrôle ottoman. En 1395, Marko Kraljević, seigneur de Prilep et de la Macédoine centrale et Constantin Dejanović, seigneur des territoires de l’est, tombèrent à la bataille de Rovine en Valachie, alors qu’ils combattaient avec les Ottomans. Ceux-ci annexèrent leurs territoires sans grande difficulté et une partie des troupes, ainsi que la petite noblesse, rallia directement l’armée ottomane. Ils formèrent, avec leurs descendants, les sipahi chrétiens de l’armée ottomane du XVe siècle, et furent garants de la survie de la culture chrétienne orthodoxe, commanditant de nombreuses églises nouvelles et leur décoration : leurs noms peuvent toujours être lus sur les inscriptions des églises aussi bien que sur les registres ottomans, conservés depuis 1445. 131 Les Ottomans furent présents en Macédoine jusqu’en novembre 1912 où ils furent chassés par la double invasion de l’armée grecque, au sud, et de l’armée serbe, au nord. Le territoire de l’actuelle République de Macédoine, appelé « Nouvelle Serbie du Sud » fut inclus dans le Royaume des Serbes et, après un nouvel intermède bulgare (1915-1918) dans le Royaume des Serbes, Croates et Slovènes. Entre 1941 et 1945, les Bulgares furent de retour. La défaite de l’Allemagne nazie et de son allié bulgare permit un nouveau rattachement à la Yougoslavie. En 1945, pour atténuer la tension entre les Serbes et la population locale, la Macédoine du nord devint une nouvelle entité de la République fédérale. À partir de cette date, on assiste à l’émergence d’une nation, qui conquiert son indépendance au moment de l’éclatement de la Yougoslavie, non sans développer un nationalisme fervent se traduisant par un conflit avec l’importante minorité albanaise. Cette évolution s’est faite au détriment des nombreux monuments que les Ottomans avaient laissé après de longs siècles de présence. Les deux sites essentiels pour les monuments d’architecture ottomane sont incontestablement les deux principales villes, Skopje et Bitola, mais la ville d’Ohrid mérite également d’être examinée, en raison de la spécificité de son histoire, qui explique les destinées de son patrimoine architectural.

Skopje

132 Depuis octobre 1991, la ville est la capitale de la République de Macédoine devenue indépendante. Elle contient le plus grand nombre d’oeuvres d’architecture ottomane de toute l’Europe du Sud-Est. Celles-ci sont en même temps les plus significatives du point de vue de l’histoire de l’art. En dépit de l’apparition de bâtiments « modernes » lourds et hors d’échelle, le centre de Skopje reste dominé par des mosquées ottomanes.

133 Skopje –Üsküp pour les Ottomans– a pris la succession de la ville romaine et illyrienne de Scopia, qui fut détruite en 518 par un terrible tremblement de terre. Elle fut rebâtie à huit kilomètres en contrebas dans la vallée du Vardar au confluent de la Serava et au pied d’une colline en forme d’amande où fut érigé un château qui existe toujours, à

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l’état de ruine. Skopje fut pendant des siècles une place-forte byzantine. Elle fit brièvement partie du Second Empire bulgare, puis revint à Byzance et, entre 1282 et 1392, tomba aux mains des Serbes. En 1346, à Skopje le roi Étienne Dušan fut couronné empereur de l’éphémère Empire serbe. 134 La ville comprenait le château-fort sur la colline et un faubourg clos de murs dans la vallée. À un kilomètre au nord-est, une colline plus modeste était surmontée par le monastère fortifié de Sveti Georgi na Serava. Le château et le faubourg couvraient une superficie de neuf hectares, ce qui suggère une population de 1.700 à 1.900 habitants répartie entre trois et quatre cents maisons. 135 Les Ottomans prirent Skopje en 1392. L’historien Kemalpaşazâde écrivant un siècle après l’événement, décrit les circonstances de la destruction du monastère de Sveti Georgi après une longue résistance. Apparemment, les Chrétiens du faubourg fortifié restèrent sur place. Les Ottomans bâtirent leur ville à l’extérieur, sur les deux rives de la Serava. En deux siècles, elle allait devenir importante et peuplée. Les documents administratifs ottomans comme les inscriptions lisibles sur les monuments permettent de suivre cette émergence de la capitale de la Macédoine du nord. Le développement de Skopje ne fut interrompu que par le terrible épisode de 1689, lorsque l’armée des Habsbourgs, commandée par Piccolomini, prit la ville et l’incendia. De nombreux monuments portent encore la trace de cette épreuve.

Skopje, Mausolée d’İshak Bey, 1438

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Skopje, la mosquée de Mustafa Pacha, 1492

Skopje, les coupoles de la mosquée de Gazi İsa Bey, 1475/76

La mosquée du sultan

136 C’est la plus grande mosquée ancienne du pays. Elle se dresse sur une petite colline, au centre de la ville juste à l’est du quartier historique du Bazar, mais aujourd’hui coupée

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de lui par un boulevard « moderne ». La colline est le site de l’ancien monastère Sveti Georgi na Serava déserté depuis la conquête de 1392. Selon le droit coutumier ottoman, lorsqu’un lieu de culte non-musulman était resté désert et inutilisé pendant quarante années, il était possible soit de le transformer en mosquée, soit de bâtir une mosquée sur son emplacement. C’est en l’an 840 de l’Hégire (1437-1438) que Murad II fit construire sa mosquée, comme le dit une longue inscription en arabe placée au-dessus de l’entrée. La même inscription mentionne qu’en 944 (1537-1538) le bâtiment fut détruit par un incendie et qu’il fut reconstruit « dans sa forme originale » par le sultan Süleyman entre 1539 et 1542. L’inscription beaucoup plus longue en turc ottoman placée au-dessus de celle du sultan Süleyman relate qu’en 1100 (1689) les incroyants brûlèrent la mosquée ; seuls subsistèrent les quatre murs et l’enveloppe du minaret. Ils restèrent vingt-trois ans à l’état de ruines puis furent restaurés par le sultan Ahmed III en 1224 (1711-1712).

137 La mosquée du sultan Murad occupe un rectangle de 34,60 x 27,60 mètres. Un porche spacieux supporté par quatre colonnettes hexagonales et cylindriques précède une vaste salle de prière. Celle-ci est divisée en trois nefs par deux murs de refend, comportant chacun quatre arcades. Sur l’ensemble, règne un plafond de bois surmonté d’un toit en bâtière couvert de tuiles. C’est le résultat de la reconstruction sous le sultan Ahmed III, mais l’épaisseur des murs du temps de Süleyman nous révèle que la mosquée d’origine était également couverte en bois : bâtis en grands blocs de calcaire gris clair, ils sont beaucoup trop fins pour supporter n’importe quel voûtement. 138 À l’arrière de la mosquée, se dressait autrefois la fameuse medersa de Murad II, dont quelques traces existent encore. Derrière le mur du mihrab, se voit également le mektep d’Ahmed III et le robuste türbe à coupole de Beyhan Sultan, fille de Selim Ier et sœur du sultan Süleyman. Elle vivait, depuis 1542 au moins à Skopje où elle possédait le grand village de Nerezi, avec son église byzantine de Sveti Pantéleimon, connue par ses fameuses fresques de 1164. Beyhan mourut en 1559. Les comptes de construction de son türbe sont conservés dans les archives ottomanes. Après avoir été endommagés par le grand tremblement de terre de Skopje en 1963, la mosquée, le mektep et le türbe ont été assez bien restaurés.

La mosquée-zawiya d’İshak Bey

139 C’est le plus ancien bâtiment ottoman conservé à Skopje et l’un des plus importants des Balkans pour les historiens de l’art. Selon une inscription en arabe au-dessus de la porte principale, le monument fut construit en 1438 par « İshak Bey ben pacha Yiğit Bey » comme un « noble minaret » et non comme une mosquée à proprement parler. C’était à l’origine une zawiya composée d’une grande salle de réunion surmontée d’une coupole reposant sur d’exquises concrétions. Cette salle possédait à l’arrière un oratoire couvert d’une voûte en berceau. Elle était flanquée sur les deux côtés par de spacieuses salles d’hôtes voûtées, sans communication avec l’espace central, l’ensemble était précédé par un porche ouvert de 23 mètres de large et de six travées voûtées et couvertes de coupoles. La mosquée-zawiya comporte un minaret sur le côté droit.

140 En 1519, selon une inscription, on agrandit l’espace réservé à la prière en abattant les murs séparatifs des salles d’hôte. En d’autres termes, la mosquée-zawiya devint une mosquée. L’inscription de 1519 a longtemps embarrassé ceux qui ont traité du bâtiment. Les exemples de ce type de transformation datent tous de la première moitié du XVIe siècle et sont nombreux dans les Balkans comme en Anatolie et nous aident à

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comprendre ce qui s’est passé ici. Le vakf de la fondation d’İshak Bey a été composé après son décès par Mustafa Bey son fils. Mustafa était le père d’İsa Bey, le fameux commandant des provinces frontalières, fondateur de Novi Pazar et de Sarajevo. On ne dit pas dans le document qu’İshak Bey a fondé une mosquée, et pour cause : pendant les premiers quatre-vingt ans de son existence, ce ne fut pas une mosquée, mais une zawiya, couvent d’une fraternité religieuse. 141 Jusqu’au début de la période serbe, le bâtiment était placé au centre d’un complexe comprenant une medersa, un hammam, une cuisine et un mausolée extraordinairement ouvragé du fondateur, dans un jardin clos de murs, parmi des tombes ottomanes centenaires. Le tambour du türbe est richement ceinturé de céramiques bleu-blanc à motifs géométriques faisant écho au grand art seldjoukide d’Asie Mineure. Ce décor est unique dans les Balkans.

La mosquée d’İsa Bey

142 C’est encore un bâtiment qui ne fut pas conçu à l’origine comme une mosquée que celui qu’on appelle aujourd’hui mosquée de Gazi İsa Bey. Le bâtiment est de grandes dimensions : 29,10 m de profondeur pour 25,70 m de largeur au porche. Le plan au sol montre la version la plus développée du type de la mosquée-zawiya. La salle principale est couverte de deux coupoles de 9,56 m de diamètre reposant sur un riche décor de stalactites au-dessus duquel règne un anneau circulaire de « triangles turcs ». Cette salle principale est flanquée de chaque côté par deux spacieuses salles d’hôte équipées de cheminées et voûtées. Originairement, chacune de ces quatre salles avait une entrée séparée.

143 Le bâtiment a été érigé en 880 (1475-1476) au nom d’İsa Bey, décédé peu de temps auparavant. Dans l’inscription originale en arabe, il est qualifié de « noble et béni imaret ». Dans le vakfiye, il est ouvertement qualifié de « Hankah », institution conventuelle dirigée par un « Akhi ». Les Akhis constituaient une fraternité qui joua un grand rôle dans les débuts de la période ottomane. Ils perdirent progressivement leur influence au cours de la première moitié du XVIe siècle dans une société évoluant vers un sunnisme plus rigide. Avec la disparition des Akhis –qui furent absorbés d’une part par les guildes et d’autre part par l’ordre de derviches plus libéral des Bektashi– disparut aussi le plan en T des mosquées-zawiya. 144 La « mosquée » d’İsa Bey a été gravement endommagée par le séisme de 1963, au cours duquel le portique s’effondra presque entièrement. Il a été excellemment restauré dès les années soixante. Seule la comparaison avec d’anciennes photographies permet aujourd’hui de dire qu’il ne s’agit pas du porche de 1475, mais d’une restitution du XXe siècle.

La mosquée de Mustafa Pacha

145 Cette mosquée à coupole unique domine toujours le paysage de Skopje. Le plan et l’élévation sont sans surprises : un quadrilatère de 16 m de côté en mesure intérieure est surmonté d’un tambour dodécagonal coiffé d’une coupole protégée par un dôme couvert de plomb. Un porche à trois baies précède la salle de prière; un minaret accompagne la mosquée. Mais l’exécution de ce programme en fait toute la distinction. La maçonnerie de l’édifice est en « cloisonnés » ; le porche est entièrement construit en marbre minutieusement poli et sculpté, avec des détails d’une grande beauté. À

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l’intérieur, la coupole repose sur quatre importants pendentifs, typiques de l’architecture du temps de Bayezid II. Ils sont décorés de motifs floraux traités en relief et peints en bleu clair se détachant sur un fond blanc, selon la technique dite « Malakâri », dont nous avons ici un exemple bien conservé.

146 À l’arrière de la mosquée se voit le türbe octogonal en marbre blanc de Mustafa Pacha, mort en 1519. Un splendide imaret, abondamment loué par Evliya Çelebi dans les années 1660, se trouvait à proximité, mais a disparu. En revanche, l’aqueduc construit au nord de Skopje par Mustafa Pacha est toujours visible.

La mosquée de Yahya Pacha

147 Cette grande mosquée, érigée dans la partie nord de la ville sur un terrain plat, n’a pas le même impact visuel que les mosquées de Murad II et de Mustafa Pacha, qui occupent toutes deux un site élevé. Avant le grand incendie de 1689, elle avait la plus haute et la plus grande coupole des Balkans, d’un diamètre de 18 mètres, coiffant une salle de prière de plan carré précédée par un porche de 33 mètres de large. Ce porche est considérablement plus étendu que la salle de prière et des traces indiquent que des salles d’hôtes ont dû flanquer primitivement celle-ci, leur forme restant peu claire. Néanmoins, l’édifice est une mosquée et non une zawiya. L’inscription qui relate sa construction en 909 (1503) l’indique clairement.

148 La mosquée de Yahya Pacha a énormément souffert au cours de l’incendie de 1689. La grande coupole et le porche s’effondrèrent alors, seuls les quatre murs d’enveloppe, solidement construits et épais de plus de deux mètres, restant debout. Au début du XVIIIe siècle, le bâtiment fut restauré à moindres frais. Une coupole de bois, sous un toit pyramidal, remplaça la puissante coupole primitive. Aux cinq coupoles du porche se substitua un long berceau de bois recouvert de plomb. Quant aux dommages mineurs subis pendent le séisme de 1963, ils ont été rapidement réparés. 149 Yahya Pacha, après avoir été sandjak bey dans différents secteurs des Balkans, devint gouverneur général d’Anatolie, puis de Roumélie. De 1496 à 1502, il fut grand vizir et resta par la suite membre du Divan impérial jusqu’à sa mort. Il passe pour être originaire de Skopje, bien que Sanuto le considère comme Albanais. Il épousa une fille du sultan dont il eut cinq fils ; l’aîné s’illustra par ses conquêtes et par ses fondations pieuses, dont plusieurs de grande valeur architecturale. Yahya Bey mourut en 1509 à Edirne ; son corps fut ramené à Skopje, sa ville natale, et enseveli près de sa mosquée et de son magnifique imaret. 150 Skopje a bien d’autres mosquées historiques, dont plusieurs sont des mescid transformés en mosquées au cours du XVIe siècle. Beaucoup possédaient, avant l’incendie de 1689, une coupole qui s’effondra alors et fut remplacée par des structures de bois à bon marché. Au cours des années 1970, une série de moquées disparut par suite de la furie de modernisation du leader nationaliste macédonien Alexandar Kanev.

Ohrid

151 Cette belle ville, sur les rives du lac éponyme, fut la capitale du légendaire tsar Samuel. Elle fut un centre de la culture byzantino-slave comme l’atteste une riche série d’églises byzantines et serbes, médiévales et post-médiévales, dont certaines sont recouvertes des plus belles peintures murales de tous les Balkans. Elle fut aussi un centre ottoman

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de quelque notoriété, capitale du sandjak d’Ohrid et intégrée à l’Empire de 1385 à 1912. Ohrid ne fut pourtant jamais une ville importante par sa population et ses monuments ottomans restent de second ordre. Le Muhasebe defteri de 1530 (T.D. 367, p. 368-369) décrit Ohrid comme une ville de 442 foyers, dont 93 musulmans. En 1582, la ville avait 536 foyers dont 247 musulmans, majoritairement turcophones, mais aussi albanophones. En 1971, sur 26.670 habitants, la population musulmane était tombée à 21 % avec une même proportion de Turcs et d’Albanais. Aujourd’hui, les Albanais musulmans ont considérablement accru leur nombre.

152 Le registre de 1530 montre que la petite communauté musulmane avait créé un nombre beaucoup plus important d’institutions islamiques qu’on ne l’attendrait. En dehors de l’ancienne « cathédrale » de Hagia Sofia, devenue mosquée, il y avait une mosquée et une école fondées par Mevlana Cheikh Hacı Kasım situées hors des murs du Kastro. Outre ces deux mosquées, existaient trois mescid, trois écoles, un hammam et pas moins de quatre zawiya. Ces dernières jouissaient de privilèges fiscaux contre l’obligation de loger « les hommes entrant et sortant », les derviches et les pauvres. À partir du début du XVIIIe siècle, Ohrid devint le principal centre (asitane) des Halveti, sous-ordre des Hayatiye, qui fut à l’origine d’un réseau dense de couvents de derviches en Macédoine et dans le sud de l’Albanie. De nos jours, le couvent fonctionne normalement et le zikr Halveti est régulièrement tenu sous la conduite de Cheikh Kadri.

L’İmaret dit mosquée du sultan Mehmed

153 Ce monument ottoman, construit à la fin du XVe siècle, s’élève au cœur de la ville fortifiée, depuis longtemps déserte, à l’opposé du château supérieur. C’est une très grande mosquée à coupole unique, soigneusement bâtie en appareil cloisonné coloré. La coupole s’étant effondrée, le bâtiment resta protégé. En 1943, des fouilles archéologiques révélèrent que, sous la mosquée, se trouvaient les fondations d’une très ancienne église qui fut identifiée avec Saint-Pantéleimon, bâtie par « l’apôtre slave » saint Clément d’Ohrid, qui mourut en 916. Cette église avait été le centre d’une célèbre école de littérature en ancien slave. Les ruines furent rendues visibles et accessibles aux visiteurs. Elles le restèrent pendant plus d’un demi-siècle. En 2003, toutefois, en dépit des furieuses protestations des Musulmans de Macédoine –protestations qui ne furent pas entendues en Europe– la mosquée fut démolie et une énorme église construite sur son emplacement. La décision de démolir une authentique mosquée pour la remplacer par un faux fut prise au plus haut niveau de l’État.

154 La grande mosquée d’Ohrid n’était pas en fait l’oeuvre du sultan Mehmed, comme le veut la légende populaire. La fondation est due à un certain Sinaneddin Yusuf Çelebi, connu sous le nom abrégé de Sinan Çelebi, un Ohrizâde mentionné dans la section vakf du registre de 1530, à la p. 388. La mosquée faisait partie du vakf de la zawiya et du muallimhâne de Sinan Çelebi, le plus important d’Ohrid selon le registre. Le regretté Hasan Kaleši découvrit et publia la charte de fondation originale, conservée dans une famille d’Ohrid. Il put ainsi réfuter une série de légendes pieuses mais erronées. 155 Le vakfiye est daté de la première semaine de juillet 1491 et a été rédigé dans la ville de Çatalca en Thessalie, l’ancienne Pharsale. Le sultan Bayezid II avait donné à Sinan Çelebi deux villages en pleine propriété, avec obligation de faire une fondation pieuse (procédure qui se retrouve, à la même époque pour le village de Susnitsa appelé à devenir la ville de Karlovo en Bulgarie). En dehors du revenu des deux villages, Sinan

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affectait à son vakf seize boutiques d’Ohrid, quatre moulins à eau, des champs, des vignes et des jardins. En 1530, le revenu total était de 22.045 akçe (soit dix années de salaire d’un bon maçon ou charpentier). Sur cette somme, l’İmaret devait également imputer le logement et la nourriture des « ayende ve revende ve fukarâ » ; ceci implique qu’il abritait aussi une cuisine de dimensions appréciables. Sinaneddin Ohrizâde mourut en avril 1493 et fut inhumé dans un türbe proche de sa fondation, que j’ai pu voir dans les années 1980. 156 En 1670, Evliya Çelebi mentionne la mosquée d’Ohrizâde comme la seconde de la ville, immédiatement après la grande église/mosquée de Hagia Sofia. Il note que, lorsque le sultan Bayezid vint à Ohrid (c’était au cours de sa campagne contre l’Albanie du Sud, en 1492), il admira la mosquée, c’est pourquoi son fondateur Ohrizâde lui en fit immédiatement cadeau. S’agissant de l’İmaret tout proche, Çelebi écrit : « Premièrement, voici l’imaret de la délicieuse mosquée opposée au château supérieur, que Ohrizâde donna comme un présent au sultan. Ici, matin et soir, un bol de soupe est fourni aux pauvres, en vérité à tous, gentilshommes et mendiants, jeunes et vieux, Chrétiens ou Zoroastriens » (Seyahatname, VIII, fol. 371a). Ces simples mots indiquent à quel point la classe dirigeante d’Ohrid, au XVIIe siècle, différait des décideurs d’aujourd’hui.

Roumanie

157 L’histoire du patrimoine ottoman de la Roumanie est vite retracée : aucun monument d’une grande qualité architecturale n’est conservé et, pour autant que nous sachions, de tels monuments n’ont jamais existé.

158 Des quatre composantes historiques de l’actuelle Roumanie, seule la Dobroudja fit partie de l’Empire ottoman, les trois autres –Valachie, Moldavie et Transylvanie–, quoique vassales, ne reçurent aucun peuplement musulman. 159 La Dobroudja fut annexée par les Ottomans en 1418 et conservée par eux jusqu’en 1878 où elle fut conquise par l’armée russe, puis incluse dans l’État roumain. À l’époque pré- ottomane, la Dobroudja avait accueilli divers groupes de tribus turques nomades venus des steppes russes : Onugurs, Koutrigours, Petchénègues (en 1048), Uz (en 1064), Coumans ou Polovtsiens (en 1091). En 1263 un groupe important de colons turcs venus d’Asie Mineure sous la conduite du sultan seldjoukide déposé İzzettin Kaykavus s’établit à son tour. L’épisode est relaté en 1423 par Yazıcı Ali qui rencontra personnellement des descendants de ce groupe. Autour de 1300, quand le grand chef spirituel Sarı Saltuk Dede et Nogay Khan, qui assurait la protection militaire des Musulmans, furent morts, les rois bulgares commencèrent à opprimer les Turcs musulmans installés sur leurs terres, et la plupart d’entre eux retournèrent en Anatolie, d’autres se mettant au service de l’empereur byzantin, quelques-uns se maintenant dans la Dobroudja et se convertissant au christianisme. Ceux-ci devinrent les Gagauz, le « Peuple de Kaykavus » qui subsiste partiellement dans la Dobroudja d’aujourd’hui. On peut ajouter qu’aux XIIIe et XIV e siècles cette région était appelée Kıpçakiye en référence aux Coumans, qui étaient des Turcs d’origine Qipçak. Quant aux Turcs seldjoukides convertis, ils furent en mesure de se maintenir et d’établir une principauté sous leur chef Balık et sous son fils ou successeur Dobrotito : le nom actuel de la Dobroudja est emprunté à ce dernier prince, turc et chrétien. En 1388, les forces ottomanes occupèrent brièvement le sud de la région mais, après la mort du sultan

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Murad sur le champ de bataille de Kosovo, le voïvode valaque Mirchea l’Ancien investit pour une courte période l’importante cité de Siléstrie. Yıldırım Bayezid la reprit en 1393 mais, après sa défaite devant Tamerlan en 1402, Mirchea la reprit à son tour et s’intitula alors « Seigneur des deux rives du Danube et des pays de Dobrotits ». Les années qui suivirent sont agitées et complexes, en raison des multiples alliances qui se nouent, mais servent de base à la revendication des « droits historiques » de la Roumanie sur la Dobroudja, mille ans de présence turque étant confortablement ignorés. 160 C’est tout particulièrement après la « Croisade de Varna » (1444) que les Ottomans établirent un grand nombre de colons turcs d’Asie Mineure dans la Dobroudja. Tous les toponymes historiques des steppes de ce plateau calcaire sont turcs ou dérivent du turc. Bulgares, Grecs et Tatars christianisés vivaient exclusivement sur les rives du Danube et sur les côtes de la Mer Noire. 161 À partir des débuts du XVe siècle, les Ottomans établirent leurs garnisons dans les châteaux médiévaux de la vallée danubienne (Siléstrie, Hirsovo, Issakçe) ou de la côte de la Mer Noire (Kalliakra, Kavarna, Varna) et construisirent de simples mosquées charpentées et de petits hammams dans ces châteaux pour les besoins de la garnison. Les bâtiments furent détruits pour la plupart en 1461 au cours du terrible raid valaque dirigé par le voïvode Vlad l’Empaleur (le prototype historique du comte Dracula). Sous Bayezid II (1481-1512), la seule entreprise architecturale d’envergure menée dans la Dobroudja fut la refondation de la ville de Babadağ, ville où le semi-légendaire Sarı Saltuk avait vécu et été enseveli.

Serbie-Monténégro

162 Après la bataille de Kosovo Polje (1389), la Serbie, avec son remarquable despote Stefan Lazarević, devint vassale des Ottomans. Le long règne de Stefan Lazarević correspond à un apogée de l’art et de l’architecture serbes, avec l’école de la Morava. Mais à sa mort (1427), en l’absence d’héritier direct, les grands seigneurs combattirent pour sa succession. Les Ottomans mirent à profit cette opportunité pour annexer la partie méridionale de la principauté. En plusieurs étapes, en profitant soigneusement de chaque modification du paysage politique dans les Balkans, ils prirent possession du reste du pays. En juin 1459, la capitale, dernier bastion de la résistance serbe, , se rendit. Les clés de la grande forteresse furent portées jusqu’à l’armée du sultan, cantonnée à Sofia. Au cours des cent-cinquante ans qui suivirent, de petits groupes de colons turcs s’établirent en Serbie et entreprirent d’urbaniser un pays largement rural jusque là. Le sultan Süleyman le Magnifique conquit la forteresse hongroise de Belgrade en 1521 et le déplacement vers le nord de la frontière hongroise qui en résulta donna des chances de développement à l’espace serbe. Bien que Smederevo restât la capitale officielle, Belgrade devint alors le principal centre commercial, politique et militaire. Les gouverneurs y fondèrent de nombreuses mosquées, bains, écoles, caravansérails, couvents de derviches et cuisines à l’usage des indigents. Le même phénomène eut lieu, mais à une moindre échelle à Užice, , Niš et Kruševac que les Turcs appelaient Alacahisar.

163 Belgrade ne reçut pas moins de soixante-dix-huit mosquées . devenue ottomane en 1459, la seconde ville de Serbie, Užice, témoigne d’une véritable création urbaine. D’un château médiéval et d’un petit groupe de maisons (69 en 1697) les Ottomans firent une

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ville qui, en 1572, comptait 672 foyers musulmans contre 14 foyers chrétiens. Elle avait alors seize mosquées, chiffre porté à trente-cinq en 1663 et à quarante-cinq peu avant 1805. Užice devint aussi un centre de la littérature et de la vie spirituelle ottomanes. Aujourd’hui, il ne subsiste de ce passé qu’un pont de pierre des débuts du XVIIe siècle. L’emplacement des anciennes mosquées reste connu de la population locale. Quelques dessins anciens suggèrent que les plus remarquées d’entre elles étaient de solides bâtiments à coupole unique couverte de plomb, avec des minarets élancés et un porche à trois colonnes ou trois piliers, couronné par trois coupoles. 164 Belgrade, plus importante et favorisée par le mécénat des plus grands gouverneurs des Balkans au XVIe siècle, possédait des monuments plus vastes et plus sophistiqués dont de nombreux dessins et aquarelles ont été conservés. Ces documents graphiques ont été publiés par Divna Djurić-Zamolo. Aujourd’hui, seule une mosquée subsiste à Belgrade : c’est la mosquée Bayraklı, un édifice à coupole unique du début du XVIIe siècle, de médiocre qualité. Au cours de l’été 2004, en relation avec des événements survenus au Kosovo, une attaque à l’explosif par les nationalistes serbes endommagea le bâtiment, sans le détruire. Belgrade conserve en outre deux mausolées à coupole du XVIIIe siècle (türbe) : celui du grand vizir martyr Damad Ali Pacha (mis à mort en 1716) et celui du cheikh Mustafa, originaire de Bagdad, un chef de l’ordre Saadi des derviches à Belgrade, décédé en 1783. 165 Davantage de monuments islamiques, et de meilleure qualité, sont conservés à Niš, ville qui constitue le grand nœud routier et ferroviaire du sud du pays. C’est d’abord l’énorme citadelle bâtie entre 1716 et 1721, pour être la plus grande place-forte d’artillerie ottomane dans les Balkans. Passée la porte de Stamboul, on peut encore voir la belle mosquée à coupole de Malkoçoğlu Bali Bey, qui fut gouverneur de la province de Smederevo de 1521 à 1523, ainsi que le hammam de Minnetoğlu Mehmed Bey, daté de 1460. 166 Le registre de recensement et de taxation de 1516 pour la province de « Semendire » et le registre des fondations pieuses de la même province pour l’an 932 de l’Hégire (1526) mentionnent également le hammam de Niš dont les revenus dépendaient d’une zawiya de Konuş, non loin de Filibe en Thrace bulgare. Les deux bâtiments avaient été fondés par Minnetoğlu Mehmed Bey, gouverneur de Bosnie dans les années 1460 et fils du chef d’une tribu tatare, Minnet Bey, qui par ordre du sultan avait été déplacé avec toute sa tribu de Tokat, en Anatolie septentrionale, pour s’établir dans la plaine de Thrace. Le hammam de Mehmed Bey à Niš est richement décoré de mukarna dans le style du temps du sultan Mehmed le Conquérant (1451-1481). C’est le plus bel exemple de cette technique conservé en Serbie. Au cours des années 1970, la mosquée de Malkoçoğlu Bali Bey et le hammam ont été restaurés de façon exemplaire. Ils ont été affectés à des usages culturels. 167 Des nombreux caravansérails et fortins (palanka) implantés au long de la grande route Belgrade-Sofia-Istanbul, il ne subsiste que peu de traces . Nous les connaissons à travers les multiples descriptions des voyageurs qui empruntèrent cette célèbre route. On peut toutefois se faire une idée de leur morphologie au village de Ram (Haram) sur le Danube. Il existe là, en ruines, un caravansérail bâti au cours des années 1520 par Sinan Bey. La section des fondations pieuses (vakf) du registre de 1516 (T.D. 1007, p. 416) atteste que Sinan Bey fit également construire une mosquée et une école à Ram. D’autre part, le village est toujours dominé par un important fort ottoman bâti en 1483 sur

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l’ordre du sultan Bayezid II (1481-1512) pour protéger sa frontière du Nord contre des incursions hongroises. 168 Une mention particulière doit être faite de la région officieusement connue sous le nom de Sandžak et qui constitue une curieuse exception dans le schéma évolutif général de la Serbie. La ville principale, Novi Pazar, fondée en 1461 par le célèbre İsa Bey, originaire de Skopje et également fondateur de Sarajevo, recèle encore, à défaut de la mosquée du fondateur, le hammam de Gazi İsa Bey et quelques éléments du patrimoine ottoman, comme un bain thermal du milieu du XVIe siècle hors la ville. Dans la même région, les petites agglomérations de Sjenitsa et Novi Varol ont également un certain mérite historique. 169 Au XVIe siècle, le Monténégro était entièrement sous contrôle ottoman, la légendaire « indépendance » des tribus montagnardes n’étant une réalité que pour une période ultérieure. Toutefois, le pays n’eut jamais une population turque appréciable, celle-ci se trouvant concentrée dans les rares villes, au demeurant de faible importance. L’actuelle capitale, Podgorica, connut un développement sous les Ottomans, autour du château de Ribnica que ceux-ci avaient construit. Près du château, se voient les ruines d’une grande mosquée, autrefois couverte d’un toit en charpente. Elle a des caractéristiques du XVIIe siècle. L’autre centre urbain ottoman notable était Onogost, appelé Nikšić à partir du XIXe siècle. On peut toujours y voir un château qui fut largement et continuellement réparé et fortifié par les Ottomans. En grand nombre, des comptes de construction le concernant sont conservés aux archives d’Istanbul. 170 Le témoin le plus important de la présence ottomane au Monténégro est la ville ruinée de Bar (Stari Bar) près de la côte adriatique. Appelée Antivari au Moyen Âge, Bar était une place-forte vénitienne qui fut prise par les Ottomans en 1571, au moment de la conquête de Chypre. Ils transformèrent en mosquées deux églises gothiques et construisirent un hammam, indépendamment d’un aqueduc. Au fil du temps, Bar devint une ville majoritairement albanaise et musulmane. Au cours de la guerre russo- turque de 1877-1878, les Monténégrins s’emparèrent de Bar. La population musulmane disparut, la ville fut désertée et l’on fit sauter de nombreux édifices. Aujourd’hui, le vieux Bar est un « musée de plein air » témoignant de la culture urbaine vénéto- ottomane, du XVIe au XIX e siècle. Sur nombre de bâtiments civils, des travaux de restauration ont été entrepris par le service des monuments historiques du Monténégro, mais on fait silence sur la fin violente de Bar comme ville albanaise et musulmane.

Kosovo

171 Le Kosovo Polje ou « Champ des merles » revêt une importance mythique pour les nationalistes serbes car c’est dans cette plaine, l’ancien cœur de la Serbie, que, le 13 juin 1389, la bataille légendaire de Kosovo fit rage. Au cours de cette bataille où le sultan et le roi furent tués, la Serbie médiévale s’effondra. À la vérité, l’État serbe survécut encore pendant soixante-dix ans et, si le Kosovo tomba aux mains des Ottomans en 1439, il lui fut restitué en 1444 en vertu du traité de Szegadin. Il ne devint vraiment une province ottomane qu’en 1455 et le resta jusqu’en 1912. Peu après la conquête définitive, on assista à un processus lent et rampant d’islamisation des populations chrétiennes locales, sans qu’il soit possible de dire si les populations étaient de langue albanaise ou serbe. Sans s’attacher aux détails, on peut constater que

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pendant plus de deux siècles la région connut un développement pacifique, signalé par la croissance démographique et l’expansion urbaine dans des villes dont le caractère islamique est prédominant.

172 Ce processus fut interrompu à deux occasions par l’invasion de l’armée des Habsbourgs : en 1689, puis en 1737. Dans les deux cas, la plupart des villes et villages furent incendiés et des foules de Chrétiens suivirent les Autrichiens dans leur retraite, l’amplitude du phénomène migratoire étant d’ailleurs l’objet de contestations de la part des historiens de tous bords. L’espace déserté par les Chrétiens ne tarda pas à attirer des Albanais des districts montagneux et pauvres du Sud-Ouest vers les riches plaines du Kosovo et de la Metohija. Mais il faut envisager ce mouvement comme un long phénomène migratoire et non comme une action violente. L’installation de ces montagnards albanais alla de pair avec leur islamisation. Le recensement ottoman de 1896 donne une vision d’ensemble du résultat final : dans les neuf kaza, ou circonscriptions judiciaires dirigées par un kadı, vivent 331.840 habitants. Les Albanais musulmans représentent 76 % du total, les Serbes 15 % et les catholiques romains albanais 2 %. Si toutefois les Chrétiens du kaza de Gilan étaient non bulgares (comme l’affirme la source), mais serbes, ceux-ci atteindraient 22 % de la population : un pourcentage bien différent des 8 % auxquels ils étaient réduits à la veille de la récente guerre du Kosovo. 173 Les monuments d’architecture ottomane les plus importants du Kosovo sont ceux de Prizren et de Priština. Ceux de Peć (İpek) et de Kosovska Mitrovica sont de moins bonne qualité et ceux de l’ancienne capitale du Sandjak Vučitrn décevants.

Kosovo Polje

Le türbe du sultan Murad Ier

174 Le plus grand monument du champ de bataille est sans conteste le mausolée de Murad Ier érigé par son fils Bayezid Ier sur les lieux même où le vieux sultan était tombé en 1389. Sa charge émotionnelle dépasse sa valeur esthétique ; en effet, il nous ramène directement à la bataille du Champ des merles qui symbolise pour les uns la fin des États chrétiens médiévaux des Balkans, pour les autres les débuts de l’expansion de l’Islam en Europe.

175 Le türbe de Murad Ier se dresse à l’emplacement où, selon la vieille coutume turque, ses entrailles avaient été ensevelies, à douze kilomètres au nord-ouest de Priština, sur un site isolé à l’écart de tout établissement humain. À l’origine, le tûrbe était du type canope, il reposait sur quatre piliers et était surmonté d’une coupole. C’est la forme décrite par le « janissaire serbe » Constantin d’Otrović peu après 1463 et par Benedict Curipeschetz en 1530. Johann Georg von Hahn, de passage en 1858, note que le türbe avait été rebâti sur l’ordre du sultan Abdülmecid par le chef militaire ottoman Hürşid Pacha. C’est l’édifice quadrangulaire que nous voyons aujourd’hui. En 1896, le sultan Abdülhamid II fit construire derrière le türbe une spacieuse maison d’hôtes à deux niveaux. Immédiatement avant la visite du sultan Mehmed Reşad à Kosovo Polje en juin 1911, le site fut réaménagé, avec un mur d’enceinte ; il survécut aux guerres balkaniques et aux deux guerres mondiales. En 1966, lors de ma première visite, il était très négligé, mais bien présent. Le complexe fut restauré plus tard et échappa aux assauts serbes de 1999. Tout autour du türbe se voient les élégantes tombes de marbre

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de plusieurs hommes d’État ottomans du XIXe siècle avec de longues inscriptions décrivant leur vie et leurs fonctions. 176 À quelques kilomètres de distance, en direction de Priština, se dresse isolément le Sandjakdar türbe, monument octogonal à coupole signalant les tombes du porte- étendard et du porte-bouclier de l’armée ottomane. Il n’est pas établi si ce monument se réfère à la première bataille de Kosovo Polje, en 1389, ou à la seconde, en 1448.

Prizren

177 Immédiatement après 1455, Prizren accueillit un important groupe de colons turcs. D’abord minoritaire, la communauté musulmane s’accrut du fait de la conversion d’Albanais et de Serbes. En un siècle, la ville devint un important centre islamique. Le nombre croissant de mosquées et de monuments spécifiquement musulmans atteste le changement de composition de la population. Sur les vingt-huit mosquées de la ville, dix-neuf subsistent encore. Quatre ont été bâties au cour des vingt dernières années, neuf ont disparu lors de la conquête serbe de 1912 ou ont été démolies par la suite ; l’une d’entre elles était la Namazgâh de 1455, le premier lieu de culte islamique établi immédiatement après la conquête ottomane ; une autre, la grand église du roi Milutin bâtie de 1307 à 1315 et transformée en « Fethiye Cami » après sa confiscation par les conquérants ottomans.

178 En 2003, la Namazgah de Prizren a fait l’objet de fouilles et d’une reconstruction avec l’aide de l’IRCICA. Quant à l’église du roi Milutin, elle avait été rendue au culte orthodoxe dès la conquête serbe. Avant et après la seconde guerre mondiale, une partie des peintures merveilleuses des artistes de la cour royale avait été dégagée des couches de plâtre qui les recouvraient. Une anecdote touchante, rapportée par le professeur Hasan Kaleši, doit être citée : près d’une grande effigie de la Vierge, un graffiti ottoman, évidemment dû à l’un des ouvriers chargés de la voiler sous le plâtre après la transformation de l’église en mosquée, affirme « Je couvre ton beau visage, afin qu’il soit préservé pour toujours ».

La mosquée de Sofu Sinan Pacha

179 La mosquée de Sofu Sinan Pacha est la plus importante mosquée de tout le Kosovo. Elle date de 1614, domine la ville et constitue un exemple typique du « style colossal » de l’architecture ottomane, conçu pour impressionner non par son élégance mais par sa taille. Le monument est l’une des plus grandes mosquées à coupole unique des Balkans, avec un mihrab placé dans une exèdre en forme d’abside. Le porche à trois coupoles a été démoli en 1939 quand les Serbes songèrent à détruire tout l’édifice, l’argument retenu pour justifier cette action étant que Sinan Pacha avait détruit le monastère des Saints-Archanges, à dix kilomètres de la ville et réemployé ses pierres dans la mosquée de Prizren. En fait, le grand monastère du Tsar Duchan était déjà abandonné trois- quarts de siècle avant la construction de Sofu Sinan dont une protestation massive des habitants musulmans de Prizren empêcha la destruction totale. Des plans pour la reconstruction du porche ont été élaborés depuis plusieurs dizaines d’années, sans jamais être mis à exécution.

180 Aucune inscription dédicatoire n’est conservée au-dessus de l’entrée. L’identité du constructeur –Sofu Sinan Pacha et non Yemen Fatihi Koca Sinan Pacha– a été établie

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par Hasan Kaleši. La date est donnée par un petit chronogramme inscrit sur le côté gauche du mihrab : les lettres des deux derniers mots restituent la valeur numérique de 1024, soit 1614 de l’ère chrétienne.

La mosquée de Gazi Mehmed Pacha

181 La mosquée de Gazi Mehmed Pacha, de 1573-1574, est le second monument islamique important de Prizren. Elle formait autrefois le centre d’un complexe comportant un imaret, une école primaire, un mausolée et une bibliothèque. Avec sa coupole centrale de plus de quatorze mètres de diamètre, la mosquée, monumentale, imposante et en même temps harmonieuse, est un bon exemple du style classique ottoman elle est localement appelée « Bayraklı Cami » parce qu’elle avait pour fonction de donner aux autres mosquées le signal de l’appel à la prière (ezan) en déployant le drapeau rouge ottoman au balcon du minaret. La mosquée a perdu depuis longtemps son porche, remplacé par une galerie de bois couverte en plomb. La medresa de Gazi Mehmed Pacha a été reconstruite il y a quelques décennies en pastichant le style ottoman.

La mosquée de Rotulla Emin Pacha

182 La mosquée de Rotulla Emin Pacha, fils de Tahir Pacha, date de 1831-1832. C’est le troisième monument important de Prizren. Les Rotulla étaient une dynastie héréditaire de gouverneurs albanais de la province de Prizren depuis les raids dévastateurs des Habsbourgs au début du XVIIIe siècle. La mosquée d’Emin Pacha s’inspire clairement de la grande mosquée de Sofu Sinan, bâtie deux siècles auparavant. La mosquée de Sinan Pacha est essentiellement dépouillée alors que celle d’Emin Pacha a gardé tout son décor de peintures murales, décor ottoman tardif d’une grande beauté.

183 Prizren a encore seize autres mosquées historiques, un très vaste hammam double, dû à Gazi Mehmed Pacha, des couvents de derviches, des mausolées, des ponts de pierre et beaucoup de vieilles résidences qui, de nos jours, font de la ville l’une des plus riches de l’Europe du Sud-Est. Elle a échappé miraculeusement aux horreurs de la récente guerre du Kosovo en 1999.

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Priština, la mosquée de Fatih Sultan Mehmed, 1461

Prizren, la mosquée de Sofu Sinan Pacha, 1615

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Prizren, la mosquée de Mehmed Pacha (Bayraklı mosquée), 1573

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NOTES

1. Liste complète dans D. Djurić-Zamolo, Beograd kao orijentalna varoš pod Turcima 1521-1867, Belgrade, 1977, p. 21-57. 2. Voir H. J. Kornrumpf, Die Territorialverwaltung im östlichen Teil der europäischen Turkei, 1864-1878, Fribourg-en-Brisgau, 1976, p. 336. 3. Muhasebe Defteri 370 de 937 H, p. 122. 4. Liste et description dans L. Bogojević, Osmanliski Spomenitsi vo Skopje, Skopje, 1998. 5. Pour tout ce qui concerne les premiers siècles, on peut se référer à l’ouvrage de C. Imber, The , 1300-1481, Istanbul, 1990. 6. C. Imber, op.cit., p ; 29. la date du 26 septembre 1371 est consignée par les chroniqueurs serbes. Voir L. Stojanović, Stari Srpski Zapisi i Nadpisi, III, Belgrade, 1905, p. 43. 7. Ainsi que pour la mosquée à coupole du même conquérant, qui fut aussi un grand commanditaire et administrateur. 8. Sur les anciens monuments ottomans de Serrès et particulièrement la zawiya, voir E. Balta, Les vakfs de Serrès et de sa région, Athènes, 1995, p. 113-116. Voir également I. Beldiceanu-Steinherr, Recherches sur les actes des règnes des sultans Osman, Orkhan et Murad I, Munich, 1967, p. 244-247. 9. Sur la construction de Mudurnu et son contexte, voir E. H. Ayverdı, Osmanlı Mimarisinin İlk Devri, Istanbul, 1966. Voir également A. Kuran, The Mosque in Early Ottoman Architecture, Chicago, 1968. 10. Notamment par Jean Sauvaget, puis par S. Blair dans sa remarquable étude «The Octagonal Pavillia at Natariz. A Reexamination of Early islamic Architecture in Iran», Mukarna, I, 1983, p. 69-94 et en particulier p. 85. Sur les temples du feu, voir B. Kairn, «Ancient Fire Temples in the Light of the Discovery at Mele Haram», Iranica Antica, 33 (2004), p. 323-337. 11. Voir le chapitre spécial consacré à l’école, avec une prosopographie des maîtres dans le magnifique ouvrage récemment publié par G. Necipoğlu, The Age of Sinan. Architectural Culture in the Ottoman Empire, Londres, 2005. 12. Observations personnelles de l’auteur faites sur le site. 13. Sur le document en question, voir M. Kiel, «Ottoman Kynstendil in the 15th and 16th Century. Ottoman administrative Documents from the Turkish Archives versus Myths and

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Assumptions in the Work of Academician Jordan Ivanov», Izvestija na Istoričeski Musej Kyustendil, V, 1993, p. 141-169. 14. M. Kiel, Ottoman Architecture in Albania, Istanbul, 1990, p. 65-69 et p. 76-82. 15. Voir G. Frashëri et S. Dashi, «Fillimit e artit Islamik në qytetin Berat», in Monumentet 1, Tirana, 1988 (1989). 16. Pour plus de détails, voir M. Dinić, Za istoriju rudarstva u srednjevekonoj Srbiji i Bosni, I, Belgrade, 1955; II, Belgrade, 1962. Voir également D. Kovačević, «Les mines d’or et d’argent dans la Serbie et la Bosnie médiévales», Annales, Economies, Sociétés, Civilisations, Paris, 1960, p. 248-258 ainsi que idem, «Uloga rudarstva u privrednom razvoju gradskih naselja Srbije i Bosne tokom prve polovine XV ujeka», in : Godišnjak Društva istoričara BiH XVIII, Sarajevo, 1970. Une vue d’ensemble a été dressée par A. Handžić, «Die âltesten türkischen Quellenangaben ûber die bergwerke und marktflecken in Bosnien», in : Istanbul à la jonction des cultures balkaniques, méditerranéennes, Slaves et Orientales, au XVIe-XIXe siècles, Actes du Colloque international organisé par l’AIESEE, etc., Istanbul 15-20 octobre 1973,Bucarest, 1977, p. 259-267. 17. Les principales études sur ces bâtiments sont dues à Semavi Eyice, Babinger, Korurumpf et à moi-même. Récemment, notre connaissance de l’arrière-plan spirituel a été considérablement accrue par les études de Nevena Gramatikova, elle-même représentante de la tradition Babai. 18. M. Kiel, «Ottoman Kyustendil», art. cit. 19. Voir Felix Kanitz, «Vilajestadt Sophia», in : Oesterreicheische Monatschrift für den Orient, XI, 1876. 20. L’histoire politique de la plupart des États «francs» établis sur l’espace grec a été magistralement écrite par W. Miller, The Latins in the Levant, A History of Frankish Greece,New York, 1908, ainsi que dans ses Essays on the Latin Orient, Cambridge, 1921. Une synthèse plus succincte a été proposée par J. Fine, The late Medieval Balkans : A Critical Survey from the late Twelfth century to the Ottoman Conquest, Michigan, 1987. Voir également P. Lock, The Franks in the Aegean 1204-1500, Londres/New York, 1955. 21. M. Kiel, “A Note on the Date of Construction of the White Tower of Thessaloniki”, Balkan Studies, XIV, 2 (1972), p. 352-357. 22. Non loin du minaret d’Alaca İmaret, se trouvait un bâtiment de cuisine séparé. Il a disparu depuis longtemps. 23. İnegöllü İshak Pacha appartenait à une vieille famille de l’aristocratie turque. Il épousa une princesse turque de la maison d’Isfendiyar et servit l’Empire sous trois sultans. Il mourut en 1489 à Selanik. Son corps fut transporté à son Inegöl natal, près de Brousse et fut enseveli dans un türbe monumental proche de la belle mosquée-zawiya et de la medersa qu’il y avait fondées. Ces monuments existent toujours, dans un état de conservation parfait. Celui de Thessalonique après une longue période de déclin, a été restauré et sert aujourd’hui de salle d’exposition municipale. 24. La mosquée de Hamza Bey a été gravement endommagée par le tremblement de terre de 1978. Consolidée, elle attend toujours une restauration attentive et une réhabilitation.

RÉSUMÉS

La diffusion de l’architecture ottomane dans les Balkans est étroitement liée à l’histoire de son émergence. Ainsi, au fil des siècles s’est constitué un riche patrimoine architectural qui, tout en ayant une dimension provinciale, reflétait la splendeur de l’empire. L’article s’attèle à dresser,

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pays par pays, le tableau des constructions ottomanes. Victime des idéologies nationalistes qui ont animé la création des Etats-nation dans la péninsule, ce riche patrimoine a été systématiquement renié en tant qu’héritage culturel au point d’être souvent/parfois détruit. Des destructions qui ont continué jusqu’aujourd’hui, dans le climat tendu des nouveaux conflits balkaniques.

The diffusion of Ottoman architecture in the Balkans is closely tied to its emergence. As the centuries have gone by, a rich patrimony has been set up in which one can admire the splendour of the Empire in parallel with its provincial dimension. The author lists, country by country, the Ottoman buildings. Damaged by nationalist ideologies that sustained the founding of nation-states in the peninsula, this rich patrimony has been so systematicly disclaimed in the accepted cultural heritage, that he has been often/sometimes destroyed until nowadays, in the strained climate of new Balkan conflicts.

AUTEUR

MACHIEL KIEL

Institut Hollandais d’Histoire et d’Art, Istanbul

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Les patrimoines chrétiens après la conquête ottomane

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Architecture et art dans les Balkans pendant la période ottomane Architecture and Art in the Balkans During the Ottoman Times

Alkis Prépis

1 Après un demi-siècle d’adhésion quasi dogmatique de la majorité des historiens des pays balkaniques au modèle « destructif » de la conquête des Balkans, d’après lequel les Ottomans n’auraient laissé sur leur passage que des cendres et des ruines, cette image a été sensiblement modifiée. Cette évolution est due aux importants travaux de certains historiens qui ont étudié plus objectivement et en profondeur des données anciennes ou nouvelles, provenant surtout des archives ottomanes, mais aussi à l’examen approfondi des monuments eux-mêmes. De ce fait, la réalité apparaît donc beaucoup plus complexe par rapport au modèle précédent, trop généralisateur et simpliste.

2 Après la conquête, le peuple, d’abord effrayé par la nouvelle réalité ottomane, n’a pas tardé, pourtant, à s’y adapter en s’appuyant naturellement sur ses valeurs culturelles traditionnelles. Seule institution représentant désormais le peuple conquis, l’Église orthodoxe, a de facto été chargée de cette tâche. 3 Les rayas1, sujets non musulmans ou « infidèles », constituaient la grande majorité de la population. La religion, en termes de dogme ou même d’appartenance –comme on le sait– constituait traditionnellement l’élément principal d’identification collective dans l’État ottoman ; les différentes communautés des rayas ont été divisées en trois millet, correspondant aux principales religions des sujets non musulmans : orthodoxes, arméniens et juifs, chacun ayant son chef, appelé millet başı. Le plus grand millet était le milletrum, c’est-à-dire orthodoxe. Son chef, désigné par Mehmed II en personne, fut un moine et théologien renommé Gennadios (Georgios Scholarios), opposant farouche au Concile de Florence de 1439, où avait été décidée la réunion de l’Église orthodoxe avec l’Église catholique. Outre les affaires ecclésiastiques, celles qui relevaient du droit canon et celles qui concernaient les sujets chrétiens étaient également du ressort du patriarche de Constantinople. De cette manière, l’Église s’est érigée en grande puissance dans l’Empire et l’efficacité de l’administration ecclésiastique était, à côté du pouvoir ottoman, un facteur décisif pour le sort des chrétiens dans les Balkans. Le chef

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de la Grande Église parvient, en 1766-7, à étendre sa juridiction à tous les orthodoxes des Balkans. Il existait, jusqu’alors, deux entités autocéphales représentant les églises orthodoxes dans lesquelles la messe était célébrée en langue slave ecclésiastique : l’archevêché d’Ohrid (Lychnidos, dont la juridiction s’étendait sur une grande partie de la Macédoine et en Albanie du Centre et du Nord) et l’archevêché d’Ipek (Peć, ayant dans sa juridiction les orthodoxes de Serbie et de Bosnie-Herzégovine). Ces instances étaient les symboles de l’identité « ethnique » des Bulgares et des Serbes, bien que sur le plan du dogme ils n’aient pas eu de divergences théologiques avec Constantinople. Mais la notion de représentation « ethnique » rendait la décision de faire dépendre les Églises slaves du patriarcat œcuménique extrêmement grave ; elle ne manquerait pas d’engendrer de graves problèmes au cours du XIXe siècle, au moment de l’émergence de la conscience nationale des peuples balkaniques avant la création finale de deux patriarcats séparés. La cohésion ethnique et religieuse du millet des Arméniens, appartenant au dogme monophysite, était beaucoup moins développée. Le millet juif, enfin, ne fut reconnu officiellement qu’en 1839, bien qu’il eût fonctionné régulièrement depuis 1453. Les Juifs sépharades, qui avaient émigré d’Espagne à Istanbul et dans les Balkans, en constituaient le groupe le plus important. 4 Le trait principal de l’art qui prend forme sous l’influence directe de l’Église orthodoxe est le conservatisme, le front religieux officiel s’exprimant en réaction non seulement contre l’Islam hétérodoxe, mais aussi contre l’Église catholique et tout ce que celle-ci représentait. Cela explique le besoin, fréquemment éprouvé, de revisiter les modèles byzantins que nous allons rencontrer au cours de notre analyse.

Panorama général

5 Dans les Balkans, la nouvelle réalité correspond aux buts stratégiques du pouvoir ottoman et reflète sa géopolitique. Des villes médiévales constituant des carrefours dans le réseau routier commercial ou des centres de production, de collecte ou d’élaboration des produits de l’arrière-pays seront renforcés, tout en conservant leur place (par exemple les centres métropolitains d’Andrinople et de Philippopolis, où une grande partie de la population chrétienne indigène a trouvé refuge). Certes, des changements considérables se sont produits dans la composition ethnique de la population des centres urbains. Les chrétiens se voient privés de leur pouvoir administratif et contraints à subir le poids de l’organisation centralisatrice militaro- religieuse de l’Empire ottoman ; cependant l’élément non musulman se maintient dans les villes et souvent même dans une proportion plus élevée que l’élément musulman. Il a pu ainsi assurer un rôle de gardien et de vecteur de certaines traditions urbaines et jouer un rôle actif dans les processus productifs dans la ville.

6 Lors de l’occupation des villes, les conquérants suivaient, dans l’ensemble, la loi de la guerre sainte : les villes qui avaient essayé de résister subissaient le pillage et la population indigène était réduite en esclavage. En revanche, si des villes ou des régions entières, dirigées précédemment par des chefs locaux, décidaient de capituler, le traitement des chrétiens et de leurs lieux de culte était différent : ils gardaient eux- mêmes la possession de leurs églises2. 7 Conformément au Şeriat, base de la loi islamique comprenant notamment le Coran et les hadiths, les sujets « infidèles » étaient privés du droit de construire de nouvelles fondations de culte. L’utilisation des cloches et la construction de clochers étaient

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interdites à l’exception, pourtant, des régions dans lesquelles les chrétiens s’étaient assuré un régime spécial, comme les îles de la mer Égée et le Mont-Athos. Toutefois, contrôler l’interprétation de la loi n’était pas toujours possible ou ne se faisait pas toujours de manière rigoureuse. Ainsi, au XVIe siècle, les privilèges d’antan de certains monastères ont été renouvelés et il a même été permis de reconstruire d’anciennes églises dans leurs dimensions précédentes. En 1774, en vertu du traité de Küçük- Kaynarca, conclu entre la Russie et l’État ottoman, la protection des églises chrétiennes du territoire ottoman est devenue effective. Par le traité d’Andrinople (1829) qui marque la fin de la guerre russo-turque, les chrétiens se voient accorder le droit de construire de nouvelles églises en pierre de taille à la place des anciennes églises en bois ou encore de restaurer les anciennes « sans élévation ni élargissement». Enfin, aux termes du Hatti Humayun de 1856, promettant la liberté religieuse et la protection des sujets non-musulmans, le projet de nouvelles églises était soumis directement à la Porte, qui donnait aussitôt son approbation par un firman. 8 En général, dans les grandes villes, surtout celles qui ont bénéficié d’une tradition byzantine continue comme Andrinople, Salonique, Kastoria, Sofia, Philippopolis, il n’y a que peu de nouvelles églises ou monastères, et de peu d’importance du point de vue architectural. Dans d’autres régions, en revanche (en Attique ou en Épire), on construit par dizaines de nouveaux édifices, le plus souvent des églises de monastères, phénomène qui s’explique soit par la faible présence des populations musulmanes, soit par des raisons de tolérance religieuse. Généralement, dans les grands centres urbains, on a autorisé la population chrétienne locale à conserver ses églises, mais pas les plus importantes. La destruction ou la transformation de certaines églises en mosquées traduit, en fait, une stratégie politique visant à imposer et à souligner de manière symbolique la religion officielle de l’État, l’islam. C’est pourquoi des églises byzantines de grande importance et de grande valeur historique sont transformées en mosquées : Sainte-Sophie à Istanbul, Saint-Georges à Salonique, Sainte-Sophie et Saint-Georges à Sofia, l’église métropolitaine de Sainte-Sophie à Andrinople3. D’autres églises sont détruites et sur leurs ruines sont édifiées des mosquées : dans l’archevêché d’Ohrid, qui fut pendant des siècles le cœur de la chrétienté slave, l’église métropolitaine byzantine détruite a été remplacée par une mosquée. L’église principale du petit monastère de Saint-Pantéléimon, fondé par saint Clément non loin du lac d’Ohrid et qui contenait les reliques du saint, fut détruite par Mehmed II et sur son emplacement on construisit la mosquée Imaret. Dans certains cas, cette politique a été poursuivie pendant les siècles suivants. En règle générale, donc, les nouvelles églises métropolitaines orthodoxes des grandes villes ont perdu leur importance, soit parce qu’elles ont été remplacées par des églises périphériques, soit parce qu’on en a construit de nouvelles, considérablement plus petites et plus éloignées du centre. Le « remaniement » ottoman de la ville balkanique médiévale impliquait des approches complètement différentes et a modifié l’importance que des monuments religieux orthodoxes avaient précédemment dans l’espace urbain. 9 Dans l’arrière-pays des zones de plaine les églises paroissiales sont construites à l’écart du centre du village, dans les cours situées entre les maisons, cachées derrières de grands enclos. Il s’agit de constructions d’une maçonnerie grossière ou de hourdis en bois remplis de pierres qui ne se distinguent guère des habitations rurales ordinaires – on a souvent considéré en fait cette ressemblance comme délibérée–, avec une toiture basse en bois, le plus fréquemment recouverte de plaques d’ardoise. Ces églises sont dépourvues de clocher ou de coupole et dans l’intérieur obscur l’éclairage rudimentaire

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est assuré par des lucarnes. La partie centrale de l’église comprend une seule pièce souterraine, destinée aux hommes, alors que le gynécée se trouve à un autre niveau, avec une entrée séparée, isolé de la partie centrale de l’église par une cloison en bois : la règle de la séparation complète des sexes sera appliquée, sans exception, tout au long de la période ottomane, dans toute la péninsule balkanique, même dans les régions qui se trouvent sous domination vénitienne. L’iconostase est d’une facture archaïque, d’une forme et d’une typologie rudimentaires. Dans les églises les plus anciennes, les fresques font défaut, alors que les icônes sont peu nombreuses et d’un style dépouillé. 10 Pendant les premiers siècles de la domination ottomane, les plus difficiles, les régions montagneuses, à l’écart des routes très fréquentées et loin du contrôle direct de l’administration, avaient acquis plus d’importance ; le centre de gravité de la vie économique et culturelle des rayas a été en fait déplacé vers ces régions. Les privilèges accordés au niveau local par le biais d’une série de mécanismes de l’État ottoman4 ont contribué au développement du commerce et de l’artisanat, entraînant l’émergence d’une classe privilégiée qui, dans certaines provinces et régions éloignées, avait la possibilité de financer la construction et la décoration murale de petites et modestes églises au début, et plus tard, à partir de la fin du XVIIe siècle, de grands et imposants bâtiments. C’est par exemple le cas d’Arbanassi, village de la Bulgarie du Nord, où grâce aux privilèges accordés par les Ottomans aux étrangers Arvanito-valaques l’église de la Nativité (1597, fresques de 1632 et 1649) et celle des Archanges Michel et Gabriel (fin XVIe - début XVIIe siècle) ont été construites. En même temps, le fait que le Patriarcat avait le droit d’accorder des privilèges et des immunités aux communautés monastiques (σταυροπήγια)5 avait comme conséquence l’accès à une indépendance et le développement d’un art à travers lequel s’est également exprimée l’Église officielle.

XVIe-XVIIe siècles : résistances, médiations et adaptations

11 Pendant les deux premiers siècles de la domination ottomane (fin XVe-troisième quart du XVIIe siècle), considérés comme les plus durs et les plus obscurs, c’est au sein de fondations monastiques que se déploie l’essentiel de l’activité de construction. En effet, cette période est considérée comme la plus brillante de l’architecture monastique post- byzantine pour tout l’espace balkanique. Les nouvelles conditions de paix, régnant surtout durant le XVIe siècle, ont donné l’occasion de rénover plusieurs monastères anciens alors que des monastères récemment fondés ont connu un épanouissement spectaculaire. On y retrouve le plus souvent la reprise des types d’anciens monastères qui servent de modèle, comme, par exemple, celui de Lavra et de Chilandari sur le Mont-Athos, celui de Saint-Jean avec la grotte de l’Apocalypse à Patmos, celui de la Néa Moni à Chio. Ce dernier facteur a largement contribué à l’établissement d’une continuité avec le passé byzantin, au moyen de la répétition, à une grande échelle, des types et des formes, phénomène constaté en général dans toute la partie continentale de la péninsule.

12 En effet, l’architecture monastique de cette période ne se distingue de celle de la période byzantine ni sur le plan de la conception ni sur celui de la fonction. Les grands ensembles monastiques, tout comme les petits, ont généralement suivi les traits de l’architecture du Mont-Athos, marquée par son caractère prononcé de forteresse. Le type architectural prédominant dans les églises monastiques les plus importantes de

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cette période, est appelé athonikos ou hagioritikos (du Mont-Athos ou de la Sainte- Montagne) : le modèle bien connu de l’église en croix inscrite, marqué par des conques latérales développées destinées au chœur des chantres au nord et au sud, avec des arcades extérieures et un large narthex à piliers. En règle générale, la partie centrale est couverte d’une coupole à haut tambour. On peut y relever plusieurs qualités de l’architecture byzantine : maçonneries soignées, échelonnement équilibré des volumes, linéarité dans la composition et recherche de la polychromie. Dans les zones proches de sites archéologiques les murs sont parés de marbres anciens ou de restes byzantins. Les surfaces extérieures sont rehaussées de rubans ciselés, d’arcs aveugles ou de niveaux d’assises de briques. L’emploi de céramiques de l’Asie Mineure –plats ou assiettes incrustés dans les surfaces extérieures– est considéré comme une des rares influences de l’art oriental. D’autre part, l’idée des conques latérales pour le chœur a immédiatement influencé des églises de plus petite taille (petits monastères du Pinde, églises bulgares, églises principales des monastères à Fruška Gora entre Save et Danube). 13 La décoration intérieure est assez riche. Même si les matériaux sont en général modestes (bois, revêtements, sols de galets) très souvent l’habileté des maîtres ouvriers en fait de véritables chefs-d’œuvre : iconostases richement décorées, sièges « despotiques », ambons, coffres, pupitres, voiles brodés de la Sainte Table. Comme pendant la période byzantine, les murs des églises ont constitué durant la période ottomane un grand livre didactique exerçant une influence directe sur l’esprit des croyants. L’architecture des églises de cette période n’est pas simplement un vecteur de cette idéologie exprimée de manière artistique, mais elle en est partie intégrante. La pensée théologique, en mettant de côté une grande partie du dogme, s’adapte alors au mode de pensée du peuple et prend un style directement didactique, de caractère primitif certes mais très vif et très réaliste. Les cycles iconographiques traditionnels s’enrichissent de divers éléments du style populaire qui les rendent facilement compréhensibles par les fidèles. Dans la peinture murale et celle des icônes le style monumental de la période précédente est en régression, alors que se multiplient les sujets qui tantôt font l’éloge de la foi chrétienne indomptée des martyrs et des néo- martyrs6, tantôt soulignent la présence protectrice des saints guerriers, tantôt jettent aux tortures de l’enfer les pécheurs, les infidèles, les hétérodoxes et les hérétiques7, tout en mettant l’accent sur la sagesse des grands prélats, piliers de l’Église orthodoxe. 14 On sait que ce sont les mêmes esnaf 8d’artisans qui en se déplaçant, construisaient et décoraient les édifices publics ottomans, les bâtiments religieux (mosquées, églises chrétiennes, synagogues) et les domiciles privés des archontes. Certains éléments révèlent l’influence de l’architecture laïque sur des édifices religieux, tant sur le plan de la construction que celui de la décoration, peinte ou sculptée, qu’elle soit en bois ou en pierre. Ainsi, l’emploi des voûtes aveugles dans certaines églises ou celui des trompes d’angles portant des pendentifs pour le recouvrement de l’espace central, des parties d’angle ou des arcades extérieures, est considéré comme dénotant une influence des modèles de l’architecture ottomane9. 15 De 1514 à 1568 sont construits en Grèce du Nord les grands et importants monastères du Mont-Athos : Iviron, Dionysiou, Koutloumousiou, Philothéou, Stavronikita, Xénophontos et Docheiariou ; en Grèce centrale, les églises principales des monastères des Météores, dans un site naturel impressionnant : le Grand Météore (1545), la Trinité (1476), Varlaam (1517) et Saint-Stéphane (1536), Roussanou (1560) ; toujours en

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Thessalie, le monastère de Mégalon Pylon–Dousiko (1558), le Monastère de Pétra au Pinde (1550), de Saint-Pantéléimon d’Aghia (1580), le monastère de Phlamourion sur le Pilion (1602), le monastère d’Antinitsa (fin XVe s.) et le monastère de Galataki en Eubée (1547). Tous ces monuments sont d’une architecture exceptionnelle, avec une décoration murale excellente, des iconostases et des pupitres sculptés en bois recouvert d’or, des icônes précieuses qui traduisent nettement l’influence du Mont-Athos. Cette architecture est accompagnée d’importantes constructions fonctionnelles, réfectoires, cellules, ateliers, cuisines, hôpitaux. Des églises de petite taille, mais richement décorées sont typiques de l’architecture épirote (monastères de Philanthropinon et du Prodrome dans l’île du lac de Ioannina, monastère de Sosinou) et d’Albanie du Sud (églises des monastères de Saint-Jean-Prodrome à Sipisha de Moschopolis–Voskopojë (1632), de Saint-Nicolas à Saraqinisht (1630) ou de l’Assomption à Zervat (1569), à Delvinë (1580) et à Vlahogoranxi (1662). 16 En Bulgarie le monastère de Rila (1460) est reconstitué et les reliques de son patron saint Ivan y sont transférées de Tirnovo, alors que des fresques sont réalisées au monastère de Dragalevsky (1476). Au centre de la péninsule balkanique, la « dernière école macédonienne » poursuit son activité centrée notamment sur les fresques de l’église primitive du monastère de la Transfiguration des Météores (1483). Il s’agit des monastères de Boboševo (1488), Orlića (1491) et Kremikovsky (1498) en Bulgarie, du monastère de Poganovo (1500, avec une influence de l’art italien de la Renaissance, en République de Macédoine, et de Balinešti (1493) en Roumanie. Dans un des plus anciens ensembles de peintures murales, à Patrăut (1487), on ne trouve que des inscriptions en grec. Des échos de l’atelier macédonien survivent à Dorohoi (1522) et à Hirlaŭ (1530). 17 Le nouvel élan des monastères a conduit à ranimer des ensembles byzantins désertés, comme celui de Saint-Jean-Prodrome à Serrès ou d’Hosios-Loukas en Phocide. En Bulgarie, on voit la restauration du monastère de Rožen (1532) près de Méléniko, de Kurlikovo (1596), de Sainte-Paraskévi à Voukovo (1598), de Saint-Stéphane à Mésimvria (Nessebar, 1599) ainsi que la reconstitution du monastère de la Panagia Petritsonissa (1604) à Bačkovo, près de la citadelle de Sténimachos (Assenovgrad). Selon la remarque d’André Grabar : « la Turcocratie y signifia le retour de l’art proprement grec (Tirnovo, Arbanassi, Bačkovo) dans ce que fut la Bulgarie médiévale »10. En République de Macédoine on fait restaurer le monastère des Saints-Archanges près de Skopje, tandis que se développent des écoles philologiques dans les monastères de Treskaveć, Jeglovski et Mateić. En Albanie, Onoufrios originaire de Berat (Saints-Apôtres de Kastoria, 1547, Sainte-Paraskévi, à Balsh, 1554) est le représentant d’un art soigné, caractérisé par sa finesse et son éclectisme ; les influences occidentales n’y manquent pas. 18 L’école connue sous le nom d’école de la Morava est constituée par le groupe d’églises construites par les princes serbes qui, bien que vassaux des Turcs, à la suite de la bataille de Kosovo Polje (1389), maintiennent leur puissance économique. Le prestige du Mont-Athos, qui attire vivement leur intérêt, reste si grand que le type de l’église à trois conques prend un caractère quasi obligatoire, alors que la construction sera révisée sur la base des traits saillants de Gračanića. A Ravanića (1375), on a bâti une église à cinq coupoles sur quatre piliers libres, en maçonnerie byzantine, mais aussi plusieurs éléments décoratifs. La Lazarića à Kruševac (1377), dotée d’une ornementation plus riche (des complexes de nœuds, des rosettes, des animaux imaginaires) est une église à vaisseau unique, dont le narthex est surmonté d’un grand

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clocher. On rencontre les mêmes caractéristiques à Ljouboštinja, à Naupara (1377-1382) et à Kalenić (début du XVe siècle). A (, 1406-18) on retrouve la construction de Ravanića, mais avec une maçonnerie plate, cette fois, et de petites arcades, caractéristiques des maçons de la région de Zadar en Dalmatie. L’école va étendre ses constructions dans les régions proches du Danube (Remeta, Krušedol, Novo Hopovo), mais on constate un tournant conservateur en direction du style médiéval de Raška (Mlado Nagoričino). Au Kosovo, l’église patriarcale de Peć et les monastères renommés de Dečani et de Gračanića restent d’abord intacts pour être ensuite pillés. Après la conquête ottomane, le Patriarcat de Peć a cessé de fonctionner et les provinces serbes sont mises sous la juridiction de l’archevêché d’Ohrid. La reconstitution du Patriarcat de Peć, en 1557, fut un événement de grande importance historique pour la nation serbe11. Cette renaissance intellectuelle se reflète dans la restauration des églises et des monastères en ruines. Ne serait-ce qu’au Kosovo et dans la Metohija, une vingtaine d’églises environ a été construite, comprenant aussi des imprimeries, dont la plus importante a été fondée au monastère de Gračanica, en 1539. Le patriarche serbe Makarie Sokolović en personne a dirigé et financé la restauration de certains des plus importants monastères serbes, à Peć (1561), Budisavci (1568), Studenica (1568), Gračanica (1570), Banja Pribojska (1571). La même tendance se remarque dans le répertoire iconographique. Le Patriarcat serbe a fait revivre et a introduit de nouveaux cultes de princes médiévaux, d’archevêques, de martyrs de la foi et de saints guerriers, en particulier à travers le cycle des Nemanides. 19 Environ un tiers du Monténégro va suivre une transformation lente et progressive de sa tradition culturelle et religieuse sous l’influence vénitienne. Sur le littoral dalmate, l’influence mixte du Roman et du Gothique, arrivée par l’intermédiaire des moines franciscains, se maintient dans le cadre des traditions locales. Les artisans de Kotor (maçons, tailleurs de pierre, sculpteurs, graveurs, peintres) ont relevé le défi lancé non seulement par Dubrovnik, Split et Zadar, mais aussi par les villes italiennes, restant cependant toujours fidèles aux particularités de leur style local avec un florilège de traits architecturaux et de formes romanes, byzantines et de l’école de Raška. Au XVe siècle, dans les villes dalmates du Monténégro les formes architecturales et la décoration de la Renaissance s’imposent. Elles vont notamment se développer après 1530, avec la contribution d’architectes et de peintres italiens. Le reste du pays s’efforce de conserver la tradition religieuse (dans l’architecture, la sculpture, l’iconographie), tout en restant ouvert aux nouvelles tendances et en servant, de surcroît, d’intermédiaire vers le reste de la péninsule. Ainsi, dans le monastère médiéval de Moraća (1252), le peintre serbe Georgije Mitrofanović, venu de Chilandari, va ressusciter la tradition de la peinture murale byzantine dans un style personnel (1616), alors que pour la décoration sculptée en bois on adoptera un style mixte, sanctionnant la cohabitation des nouvelles tendances de la Renaissance et la tradition byzantine (pupitres : 1645, 1714). Le monastère de Dobrilovina (1609) à fut calqué sur celui de Morača. L’église principale du monastère de Plevlje fut reconstruite dans les années 1540, tandis qu’en 1592 on y ajouta un large narthex à coupole. L’église principale du monastère de Piva fut reconstruite en 1573 par l’archevêque d’Herzégovine dans des dimensions beaucoup plus importantes que celles de l’église initiale, détruite, et des peintres grecs en réalisèrent la décoration murale. 20 Comme l’a écrit André Grabar, « la Moldavie a connu l’esthétique byzantine par laquelle elle fut séduite, après la chute de Constantinople »12.

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21 L’église principale du monastère de Curtea de Argeş a été construite par Neagoe Basarab en 1517 selon le type de l’édifice à trois conques absidiales, avec un narthex développé, dans le style athonite. L’espace principal est surmonté de deux coupoles surhaussées caractéristiques ; deux autres, plus petites, d’une forme irrégulière, couvrent les parties angulaires du narthex, alors que les façades sont marquées par l’horizontale d’une longue corniche torsadée. Les principautés de Valachie et de Moldavie ont eu la chance d’avoir une autonomie relative assurant le développement du style de l’école moldave. Le type primitif de l’école apparaît à Voroneţ (1488) ; un grand narthex rectangulaire, couvert d’une voûte en plein cintre, un vaisseau central à trois conques absidiales avec une coupole exhaussée, et deux arcs-boutants extérieurs de part et d’autre de la conque orientale. Dans les monastères de Neamt (1497) et de Suceava (1522) l’église a été rallongée par l’ajout d’un narthex extérieur, alors qu’une chapelle funéraire s’interpose entre le narthex et la partie centrale de l’église. Les parties secondaires sont couvertes de voûtes aveugles, et placées sous un toit commun à forte pente faisant largement saillie sur le vaisseau central. Ces caractéristiques vont se développer amplement au cours du XVIe siècle. Les églises de Moldavie constituent un groupe de monuments cohérent et unique, marquant une évolution importante de l’art religieux dans les Balkans : le développement d’une décoration importante sur les murs extérieurs des cathédrales de Patrauti (1487), Suceava (fresques de 1534), Probota (1531-3), Homor (1530), Moldoviţa (1532, fresques de 1537), Arbore (1503, fresques de 1541), Voroneţ (peinture murale : 1488, 1496, ajout du narthex : 1547, fresques de 1552), Suceviţa (environ 1602-4). On remarquera des œuvres gigantesques et complexes, comme la Seconde Parousie du Messie, dans la partie occidentale de l’église de Voroneţ, l’Arbre de Jessé (comprenant les philosophes grecs de l’Antiquité) dans la partie méridionale de Suceviţa, l’Échelle céleste, dans la partie septentrionale de Suceava, témoignant de l’apogée d’une tendance inhérente à la tradition byzantine : l’architecture est soumise à la peinture ; l’église entière, à l’intérieur comme à l’extérieur, n’est qu’une surface, un énorme support destiné à la peinture et à l’affirmation du dogme de l’orthodoxie13. D’autre part, les hautes iconostases de bois sculpté en bas-relief vont directement contribuer à l’élaboration du style postérieur, appelé « Brancovan », qui se répandra à la fin du XVIIe et tout au long du XVIIIe siècle dans toute la Valachie. 22 Depuis la fin du XVIe siècle, des moines franciscains, dominicains, jésuites et capucins déploient un prosélytisme intense à Péra, à Istanbul, et dans les îles de Rhodes et de Chio (où la domination franque venait juste, en 1522 et 1566, de prendre fin). L’existence de deux communautés chrétiennes, les mariages mixtes ont conduit dans les îles à la création d’un nouveau type d’église à deux nefs où cohabitent les dogmes orthodoxe et catholique. À Rhodes et dans le Dodécanèse persistent les influences gothiques tardives issues de la présence des chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem. Les constructions en pierre de taille, les voûtes d’ogives sont attestées jusqu’à la période ottomane tardive. Les habitants des Cyclades, influencés par la longue présence franque, qui avait rapproché catholiques et orthodoxes dans le même contexte religieux et politique, vivent en coexistence pacifique. Le style architectural des églises est considérablement différent de celui de la Grèce continentale : on y construit plusieurs petites chapelles privées et des monastères très peu peuplés, suivant la tradition byzantine.

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23 La Crète, conquise par les Turcs en 1669, avait vu pendant la domination vénitienne la montée en puissance d’une aristocratie et d’une classe moyenne gréco-vénitienne. Séduite par l’art byzantin tardif, cette clientèle a contribué à son essor, même quand la maniera italienne a commencé à percer dans le style et dans l’iconographie. L’art de l’icône portative et de l’iconostase a été cultivé par des peintres et des sculpteurs ; l’organisation rendait possible une grande production et une exportation systématique, faisant ainsi de la Crète aux XVe et XVIe siècles le plus important centre culturel du monde orthodoxe. 24 Dans les régions des Balkans placées sous domination vénitienne, l’architecture des églises a suivi un cours complètement différent de celui des régions qui se trouvaient sous domination ottomane. Les principes et les formes architecturales de la Renaissance, mais aussi du maniérisme et du baroque ont été très tôt répandus dans ces provinces et ont complètement écarté les anciennes pratiques byzantines. Les maçons comme les sculpteurs, organisés dans des corporations de type urbain, connaissaient et utilisaient des systèmes de référence vénitiens. Ainsi, en Crète aux XVIe et XVIIe siècles on a retenu, dans les églises à un ou deux vaisseaux des modèles de Sebastiano Serlio et d’Andrea Palladio, connus par leurs livres, très répandus à l’époque en Italie : le monastère d’Arcadi (1587), le monastère de Gouvernetou (1537), celui de Tzagarolon (1631) ou l’église catholique de Saint-Roch à La Canée (1630). Le même style architectural sera suivi dans les Iles ioniennes sous domination vénitienne. Ainsi à Zakynthos, les basiliques à trois nefs de la Trinité (début XVIe siècle), de la Panagia Phanéroméni (1659), de la Kyria ton Aggelon (1687) et, à Cephalonie l’église à nef unique de la Panagia stous Roggous. 25 Les peintres crétois, jouissant d’une large clientèle du point de vue géographique, religieux et ethnique, se caractérisent par une habileté, un éclectisme qui oscillent entre l’art italien des XIVe-XVe siècles et la phase tardive de l’art des Paléologues. Tel est le cas d’Andrea Rico, Andrea Ravia, Nicolao Zafuri. Un élément décisif pour le développement de l’art dans les Balkans du Sud fut la constitution de la communauté des grecs orthodoxes de Venise (1498), après la modification des conditions de séjour accordée par les Vénitiens dans un esprit de tolérance religieuse. L’importante communauté grecque, tout comme le marché culturel de Venise, constituent un pôle d’attraction pour les Crétois et d’autres peintres grecs. Au XVIe siècle, Dominikos Théotokopoulos –El Greco– va suivre ce courant. Plusieurs peintres crétois (parmi les plus importants citons Mihail Damaskinos, Viktorès, Markos Strelitzas Bathas, Thomas Bathas, Emmanouèl Tzanfournaris) exécutent des commandes, approvisionnant en icônes non seulement Venise, mais également les églises métropolitaines catholiques d’autres régions sous domination vénitienne, aussi bien que les monastères du Mont- Athos, du Sinaï, de Patmos, d’Hosios-Loukas14. Aux XVIe et XVII e siècles, se créent à Venise des ateliers d’hagiographes grecs qui travaillent pour leur clientèle dans les deux styles, l’orthodoxe traditionnel « alla greca » et l’occidental « all’italiana ». 26 L’influence occidentale est aussi à l’origine des iconostases en bois sculpté dont l’emploi se généralise dans les églises après la conquête ottomane. L’ancienne clôture byzantine à pilastres et parements de marbre est remplacée par une cloison en bois et complétée par de nouveaux éléments, comme la croix en bois sculpté portant le Christ crucifié flanquée de la Mère de Dieu et de Saint-Jean, ou encore les grandes icônes « despotiques » dans l’intervalle des colonnes. L’habitude de cette haute cloison décorée d’icônes, séparant la nef du sanctuaire constitue à cette époque dans la région

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l’élément distinctif entre une église orthodoxe et une église catholique, indépendamment de leur forme extérieure15. L’usage de l’iconostase en bois s’est généralisé très tôt en Crète et dans les Iles ioniennes d’où il a été introduit, au XVIIe siècle, en Épire et au Mont-Athos. Il faut souligner ici l’influence indirecte exercée, surtout sur l’iconographie mais aussi sur la décoration en bois sculpté des iconostases, non seulement par les icônes mais aussi par les cadres transportés en Dalmatie ou construits sur place. Les artisans crétois ont, ici aussi, joué un rôle décisif. Une autre médiation importante est due à l’illustration des livres liturgiques slaves, imprimés à Venise aux XVIe et XVIIe siècles, avec la collaboration des Grecs. Ces livres furent la source principale de modèles des peintres et des orfèvres de Serbie et d’Herzégovine. 27 A partir du XVIIe siècle, à l’exception de la Sainte-Montagne où il resta le principal représentant de l’architecture officielle pendant toute la période ottomane, le type athonite commence à subir une série de transformations d’échelle et de volume. Les formes habituelles des coupoles, naguère apparentes au-dessus des toitures des églises, sont couvertes par un toit commun avec de petits retranchements sur les côtés étroits. D’habitude, seule la coupole centrale fait saillie, et dans de rares cas, d’autres coupoles apparaissent au-dessus de la partie centrale de l’église. En outre, dans les Balkans du Sud, la diminution des dimensions se conjugue avec la disparition des chapelles, l’utilisation de matériaux modestes, le rétrécissement des coupoles. L’absence de l’aspect imposant et majestueux de la période précédente est évidente. Dans ces circonstances, le goût des monastères du Mont-Athos pour la reproduction d’Évangéliaires manuscrits au sein d’ateliers contrôlés et leur diffusion dans le monde orthodoxe par le biais de ζητείες, expliquent la persistance de la tradition byzantine. C’est ainsi seulement qu’ont pu être connus et transmis les anciens modèles iconographiques. 28 Des Grecs et des Arméniens travaillent à l’ornementation des vêtements brodés d’or des pachas et des beys, initiant les Turcs aux secrets du métier. Par ailleurs, la cour patriarcale et l’important clergé des Balkans et du Proche-Orient ont besoin d’habits sacerdotaux. L’attachement des orthodoxes à l’Église a comme conséquence l’épanouissement, pendant toute la période ottomane de l’art de la broderie en or. De nombreux Grecs viennent d’Asie Mineure à Istanbul, via Brousse, centre de la fabrication et du commerce de la soie. L’art de la broderie en or fleurit à Istanbul à partir du milieu du XVIe siècle, et les commanditaires ne sont pas exclusivement les prêtres grecs, les pachas et les beys, mais aussi les boyards des principautés danubiennes et l’église russe. À la fin du XVIIe siècle, l’art de la broderie en or arrive à son apogée à Istanbul; pendant cette période les principaux éléments décoratifs ou iconographiques byzantins sont repris et fusionnent avec les influences occidentales. L’iconographie perpétue des sujets traditionnels, avec leur symbolisme fixé depuis des siècles ; il s’y mêle pourtant des motifs végétaux issus de la décoration orientale. Parmi les brodeuses d’habits sacerdotaux les plus connues on peut nommer Despineta d’Argyris (1682-1723), Mariora (1723-1758), Efsevia (1723-1753).

XVIIIe-XIXe siècles : naissance des éclectismes et nouvelles spécificités

29 L’activité de construction déployée dans l’espace balkanique à partir du XVIIIe siècle coïncide avec un épanouissement économique et culturel, conséquence d’événements

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de portée internationale, comme les traités de Karlowitz (1699), Passarowitz (1718) et Küçük Kaynarcı (1774), qui ont contribué à l’amélioration des conditions de vie des sujets chrétiens de l’Empire ottoman. Des clauses favorables au commerce et aux échanges ont encouragé le développement économique des peuples de la péninsule balkanique, phénomène qui se reflète dans la construction des églises paroissiales, et des domiciles réputés des archontes du centre de la péninsule. Le rôle de l’Église dans la construction des édifices religieux diminue progressivement. La charge de l’édification, la restauration ou la décoration des églises passe aux mains des donateurs, des communautés qui ont su acquérir une grande puissance dans la société balkanique traditionnelle. À partir du XIXe siècle, ce sont les commissions ecclésiastiques qui se chargent de la supervision et du financement des travaux. Les vecteurs de la nouvelle architecture sont les fameux esnaf des maîtres ouvriers, dont les déplacements en groupe sont à juste titre mis en rapport avec la grande diffusion d’éléments formels et constructifs communs.

30 Dans l’architecture des églises des Balkans du Centre et du Nord, pendant la période 1700-1850, on distingue deux tendances différentes : d’une part, l’attachement aux valeurs traditionnelles qui favorise jusqu’à la fin l’expansion des procédés et des formes byzantins, d’autre part, la construction de grandes églises appartenant à des communautés, qui se fait à l’initiative et avec le financement des gens aisés. Les nouvelles églises, de grandes dimensions, érigées dans les centres des villes- métropoles, sont souvent, pour des raisons de sécurité, considérées comme des dépendances des monastères appartenant au Mont-Athos. Dans plusieurs cas, elles témoignent de la présence importante de la communauté chrétienne arménienne. 31 Les nouvelles tendances sont liées à un phénomène très intéressant : la diffusion massive de la basilique à trois nefs, avec un comble commun en bois16. Il s’agit de constructions de dimensions considérables, marquées par l’utilisation du bois tant dans la construction que dans l’aménagement intérieur. Le gynécée se développe à l’étage, dans la partie occidentale. La galerie qui d’habitude entoure les côtés méridional et occidental de l’église constitue un nouvel élément qui ajoute à l’échelonnement harmonieux des volumes tout en permettant la communication entre l’espace clos et l’espace ouvert. 32 Durant cette période encore, les plus grands et les plus importants monuments fidèles à la tradition post-byzantine du type athonite furent précisément les monastères conservateurs du Mont-Athos, où on assiste à la construction de six églises dans la période 1740-1830. Toutefois, le type athonite fut également suivi en Grèce centrale (Thessalie) et septentrionale (monastères de Klinovou, Néraïdohoriou, Drakotrypas, Zarkou, de Zoupani à Kozani et de Périvoli à Grévéna), mais aussi en Bulgarie (monastères de Trojan, Rila, de Lopuansky à Mihajlovgrad) et en Macédoine (monastère de Joachim Osogovsky à Krivorena Palanka). 33 Le trait commun de la construction des églises des XVIIIe et XIXe siècles réside dans l’adoption des formes propres aux styles européens du baroque et du rococo. Il est moins question d’une imitation de formes et de procédés de composition, que de la popularisation d’un répertoire décoratif qui a connu un grand succès dans l’Empire ottoman. L’absence de symboles religieux, la facilité de composition de motifs végétaux, géométriques et conventionnels, en favorise d’ailleurs la réception par tous les peuples de l’Empire, Turcs, Grecs, Slaves, Arméniens, Juifs. Les formes et les procédés stylistiques du baroque, venant d’Istanbul ou des pays catholiques d’Europe

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centrale, contribuent à ranimer l’art de la sculpture sur marbre et sur pierre, et à vivifier les façades des églises. Les clochers viennent achever la composition architecturale : il s’agit parfois de tours carrées (comme dans le Magne et dans les Iles ioniennes) ou de murs percés par des ouvertures symétriques cintrées comme dans les Cyclades. 34 À l’intérieur, les églises sont dotées d’une riche ornementation. Un des traits principaux de cette période est le recul progressif de la peinture murale au profit des éléments d’architecture et de sculpture qui commencent à dominer dans la composition des parties intérieures de l’église. Les morceaux d’architecture, soigneusement élaborés et peints, se substituent au simple décor peint de la période précédente : chapiteaux en bois en transposition baroque des styles classiques, décor polychrome en plâtre ou en stuc, arcades, plafonds en bois à fausses coupoles, paravents pour les gynécées, alignement soigné des dalles du sol, au milieu duquel figure l’aigle bicéphale. Dans les iconostases s’expriment des thèmes illustrant la pensée religieuse officielle, cohabitant de façon singulière avec des motifs païens et des sujets empruntés à la civilisation populaire17. L’art de la sculpture sur bois atteint son apogée, en se combinant ingénieusement avec la peinture. Dans les compositions peintes prédominent des panoramas de villes réelles ou imaginaires, des paysages (lacs et rivières), des fleurs et des fruits. Ces représentations s’inscrivent dans le cadre de la popularisation du baroque d’Europe centrale (le plus souvent connu à partir de gravures sur cuivre). Un répertoire iconographique commun, présent dans les maisons des archontes, les monastères et leurs dépendances, mais aussi dans les édifices publics turcs et les mosquées, révèle une fusion entre l’art religieux et l’art urbain18. Tant au niveau des formes que des modes de construction, il est évident que, vers la fin de cette période, toutes les valeurs architecturales de Byzance sont épuisées ou plutôt remplacées par une nouvelle tradition populaire largement marquée par des caractéristiques communes aux Balkans du Centre et du Sud. 35 Cette « Renaissance balkanique »19 se traduit entre autres par une demande croissante de peintres20. Le début du XVIIIe siècle témoigne de deux tendances différentes de la peinture des Balkans du Centre et du Sud. On pourrait parler d’un dédoublement culturel pendant la période ottomane, notamment dans la partie hellénophone de la péninsule. C’est en tout cas une oscillation entre la tradition byzantine et les nouveaux courants révolutionnaires de la Renaissance italienne, du baroque et des Lumières21. Ces mêmes styles contradictoires peuvent être relevés dans la peinture des églises de la Bulgarie, marquée, d’une part, par l’influence continue des tendances conservatrices du Mont-Athos mais perméable, de l’autre, aux nouvelles tendances transmises par les principautés roumaines. Dans les Balkans du Nord, tout au long du XVIIIe siècle, se produit un amalgame résultant de la fusion des éléments byzantins traditionnels avec des éléments architecturaux baroques. L’influence des centres catholiques d’Europe occidentale se fait sentir mais aussi celle de la Russie et de l’Ukraine orthodoxes, où les réformes de Pierre le Grand au début du XVIIIe siècle, ont incité à une modernisation et à des remaniements jusque dans les églises bâties pendant la période médiévale tardive. 36 Plusieurs sujets de la Sublime Porte s’étaient installés en Europe centrale, en particulier à Vienne, centre important d’échanges commerciaux avec la Turquie. Des Serbes, des Grecs, des Bulgares, des Valaques, des Arvanites ont formé, au milieu du XVIIIe siècle, de grandes communautés qui ont contribué à la renaissance culturelle des peuples dominés. Dans ces conditions, des artisans s’installent et travaillent dans diverses villes

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de l’Empire austro-hongrois, en combinant les thèmes de la tradition conservatrice byzantine et du dogme orthodoxe avec les formes novatrices du baroque d’Europe centrale. 37 En Hongrie, un important groupe d’églises est décoré de hautes iconostases dont les compositions sont fortement inspirées du style occidental. Les influences viennent de différentes sources : un groupe de peintres représente le style de l’école de Kiev, un autre groupe est formé par les peintres de Moschopolis (Voskopojë, en Albanie du Sud), qui vont introduire une Déisis de type particulier ; un troisième groupe est constitué par les représentants du « baroque serbe », peintres qui avaient étudié à l’Académie de Vienne ou étaient influencés par elle. À partir du milieu du XVIIIe siècle, les grandes iconostases, influencées par l’école ukrainienne, couvrent entièrement l’entrée du sanctuaire, avec cinq séries d’icônes et une décoration baroque assez lourde. Elles seront le modèle de toutes les iconostases construites en Hongrie, indépendamment de la nationalité des commanditaires, serbes, roumains, grecs, valaques, hongrois ou autrichiens, et vont exercer une influence directe sur les églises construites pendant cette période dans les Balkans et au Mont-Athos. Parallèlement, est fondé à Vienne un atelier de broderie en fils d’or, dans lequel travaillent également des brodeurs et des brodeuses balkaniques. Le plus connu de tous, une véritable figure « interbalkanique » caractéristique de son époque, le diacre Christoforos Zefar (ou Zefarović ou Zefarovikis), originaire de Doïrane en Macédoine occidentale, a vécu au Mont-Athos où il a appris son art. Il a travaillé non seulement la broderie, mais aussi la peinture murale et surtout la gravure. Ses œuvres, broderies en or et autres, sont conservées en Grèce, en Serbie et en Roumanie. 38 L’introduction de styles étrangers et leur utilisation dans l’architecture d’édifices publics traduisait depuis le milieu du XVIIIe siècle une nécessité politique pour le pouvoir ottoman. Par la suite, des architectes étrangers, mais aussi des sujets ottomans ayant étudié dans les capitales européennes, introduisent de nouveaux types de bâtiments et de nouveaux styles architecturaux. 39 Dans les Balkans, l’éclectisme européen marque une rupture avec la tradition post- byzantine, alors que les formes qu’il propose conviennent à des types de bâtiments qui font pour la première fois leur apparition dans les grandes villes à la suite des réformes administratives et de la modernisation. Quant aux églises orthodoxes construites pendant la deuxième moitié du XIXe siècle, profitant de l’abolition des restrictions de la période précédant le Tanzimat, elles s’élèvent dans des endroits bien en vue, tant dans le centre que dans les nouveaux quartiers de la ville. À la fin du XIXe siècle, elles s’écartent du type classique de la basilique pour suivre les modèles de l’architecture appelée « savante ». Mentionnons, à titre indicatif, l’église métropolitaine de Grigorios Palamas (1891-1914) à Salonique, de Saint- Georges à Korçë, de la Trinité à Gevgeli (1906) et de Saint-Paul à Kavala (1905). 40 Pendant la dernière phase de la période ottomane, au cœur des Balkans, les architectes continuent à se partager entre la tradition postbyzantine locale, étroitement liée aux restrictions sur la construction en vigueur avant le Tanzimat et l’architecture académique venu d’Europe. La pratique de l’éclectisme consiste à plaquer des façades néo-classiques sur les types connus et éprouvés de la construction byzantine ou encore à renforcer la valeur symbolique du produit final en y ajoutant des détails inspirés de l’architecture néo-romaine et néo-byzantine était très répandue, notamment en France, pendant cette période. L’église métropolitaine de Salonique, construite par E.

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Tsiller, dont l’œuvre a profondément marqué l’architecture néo-hellénique du dernier quart du XIXe siècle, est très typique de ce processus. Le passage à l’architecture éclectique et au caractère monumental ne peut se comprendre sans les revendications nationales qui se développent pendant cette période chez tous les peuples de la péninsule balkanique.

Conclusion : continuités et ruptures

41 Il est incontestable que les peuples balkaniques sous domination ottomane sont restés, en général, très conservateurs, alors que ceux qui ont vécu dans les régions sous domination ou influence occidentale, ont été plus ouverts aux nouveaux modes de pensée et d’action.

42 On peut conclure que l’architecture religieuse chrétienne dans les Balkans au cours de la période ottomane s’est développée sur la base des trois éléments suivants : 43 a) L’opposition dogmatique des orthodoxes à tout ce qui venait des églises catholique et protestante et l’attachement immuable aux types et aux formes de la tradition byzantine. Elle a conduit à revisiter la peinture byzantine dans les ensembles monastiques en utilisant les modèles diachroniques des monastères du Mont-Athos. Cette tendance a abouti (malgré l’introduction de certaines influences de la peinture occidentale) à un épuisement général des valeurs de l’architecture et de la peinture byzantines ainsi qu’à des replis conservateurs et à une sclérose de la pensée. 44 b) Dans les conditions nouvelles régnant après la conquête ottomane, l’architecture religieuse chrétienne s’est vue privée de son rôle traditionnel de représentant de l’idéologie étatique officielle et réduite à celui de témoin d’une minorité. Elle a été ainsi contrainte de rejeter plusieurs éléments symboliques de son caractère officiel et de se rapprocher de l’idéologie populaire, dont elle a adopté un nombre important d’éléments significatifs. 45 c) Dans les conditions socio-économiques des XVIIIe et XIX e siècles, les nouveaux besoins ont conduit l’architecture religieuse chrétienne à réaliser, dans un bref laps de temps, des compositions de grande envergure, en adoptant, tant dans la forme que dans les modes de construction, une nouvelle tradition populaire, avec un style novateur éclectique, assemblant des éléments du baroque et du néo-classicisme, soit directement transmis, par le biais des échanges commerciaux avec l’Europe centrale, soit filtrés, par la capitale ottomane. 46 Malgré la rigidité dogmatique de son contenu et la quasi absence de nouveaux types et de nouvelles formes, on pourrait affirmer que l’architecture religieuse de la période a marqué une étape décisive vers l’abandon de son caractère médiéval et l’adoption de nouveaux éléments qui ont contribué, particulièrement dans le cadre urbain, à réconcilier le monde médiéval avec l’époque moderne.

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Le Mont-Athos

47 Le Mont-Athos, occupé une première fois par les Turcs de 1387 (1393) à 1403, fut définitivement conquis en 1428. En 1457 déjà, Mehmed le Conquérant avait reconnu par un firman tous les privilèges de la cité monastique byzantine.

48 Dans ce lieu qui, pendant des siècles, avait joué le rôle d’arche d’alliance de l’orthodoxie, la période post-byzantine est marquée par la construction d’un nombre considérable de monastères. Sept des plus grandes églises ont été construites entre 1514 et 1568 ; elles sont encore de nos jours en très bon état : ce sont celles des monastères d’Iviron (1514), Dionysiou (1539), Koutloumousiou (1540), Philothéou (1540), Stavronikita (1542), Xénophontos (1544) et Docheiariou (1568). Comme je l’ai déjà souligné, le type architectural dominant est le style appelé athonikos ou hagioritikos, conservant le plan de l’église en croix inscrite, qui apparaît au Mont-Athos à partir du Xe siècle. Le type athonite est marqué par de grandes conques latérales destinées au « chœur » des chantres, au nord et au sud de la croix, par des arcades extérieures et un large narthex à piliers. La maçonnerie, les arcades aveugles autour desquelles s’articulent les façades, la coupole sur tambour polygonal et le reste des éléments architecturaux suivent la tradition des Paléologues bien établie en Grèce du Nord. Grâce au prestige et à l’autorité de leur origine, ces éléments sont des constantes de l’architecture monastique balkanique jusqu’à la période ottomane tardive. Dans ces ensembles monastiques a été également conservé un nombre considérable de bâtiments datant du XVIe au XIX e siècle, d’une valeur artistique et esthétique exceptionnelle : enceintes de fortifications, tours de défense, réfectoires, cellules, chapelles, clochers, fontaines, citernes, cuisines, hospices, hôpitaux, arsenaux. Les ailes des cellules avec leurs étages superposés, les balcons en bois, les hayat 22 et les sahne 23, constituent un complément fonctionnel indispensable du monastère, tout comme la cour extérieure : ces éléments donnent une couleur particulière, un dynamisme et une grandeur à l’espace, en associant les modes de construction et les formes de l’architecture laïque. 49 Les fresques et les icônes portatives, dont la liaison avec le culte est, naturellement, plus prononcée ici qu’ailleurs, constituent un souci permanent pour les moines, du double point de vue de l’orthodoxie dogmatique et de la qualité artistique. C’est la raison pour laquelle on a toujours tenu à faire venir de l’extérieur les meilleurs peintres de l’époque. Parmi les peintres crétois, l’on peut mentionner le moine Théophanès Strélitzas Bathas, qui réalise des fresques excellentes dans l’église principale et le réfectoire des monastères de Lavra (1535) et de Stavronikita (1546). Il peint aussi l’ensemble des icônes de l’iconostase et un grand nombre d’icônes portatives dans le monastère du Pantocrator, et celui de la Déisis au Prôtaton24 (1542). C’est à son école qu’appartient aussi la magnifique peinture murale des églises principales des monastères de Saint-Nicolas Anapafsa (1527) et de la Transfiguration (1552) aux Météores, Dousikou (1557), Roussanou (1560) et de l’église métropolitaine de Kalabaka (1560), en Thessalie. Les qualités principales de l’art de Théophanès sont une excellente facture, une grande richesse du répertoire iconographique –avec un florilège des modèles du style Paléologue du XIVe siècle et des influences de Raphaël et de Bellini, telles qu’elles ont été transmises dans les Balkans grâce aux gravures sur cuivre de Marcantonio Raimondi- sans oublier une perfection dogmatique, alliée à des éléments qui conviennent à l’esthétique du public monastique auquel ils s’adressent, tout en

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répondant aux attentes des donateurs. Le rayonnement de son art a dépassé les frontières du Mont-Athos pour devenir en quelque sorte le modèle officiel de l’art de l’orthodoxie dans les Balkans, sa réputation se maintenant jusqu’à la fin du XVIIIe siècle25. 50 C’est encore à partir de la Crète qu’a été introduit au Mont-Athos l’art de l’iconostase en bois sculpté (grande iconostase du Prôtaton, 1611), avec des thèmes originaux de la Renaissance occidentale qui, fusionnés avec des éléments orientaux, seront discrètement intégrés dans les formes byzantines traditionnelles, tout en en respectant le style et la profondeur du contenu spirituel. Cependant, le monde balkanique de l’intérieur demeurant longtemps marqué par l’héritage de l’école de la Morava (liée à l’ancienne technique du bas-relief) la tradition du Mont-Athos va constituer le grand chantier où de talentueux sculpteurs sur bois venus de villages connus pour leur tradition artisanale, d’Épire (Metsovo, Konitsa, Grammos, villages de Korçë), de Macédoine occidentale (région de Kastoria), les Mijački de la région de Debar, créeront leurs nouveaux modèles ; ces modèles, à partir du milieu du XVIIIe siècle, seront enrichis d’emprunts baroques et rococo parvenant du littoral adriatique, mais aussi d’Orient. Leurs œuvres, iconostases, sièges « despotiques », ambons, pupitres, fruits d’une activité intense qui se prolonge tout au long du XIXe siècle, dans la partie centrale de la péninsule balkanique, exercent une influence directe sur la formation du style local, par exemple à Samokov et à Trjavna en Bulgarie. Leur activité se déploie non seulement dans les églises chrétiennes, mais aussi dans les mosquées et les maisons richement décorées des archontes. 51 C’est un fait d’une grande importance que les monastères du Mont-Athos, tout en respectant rigoureusement les principes fondamentaux de la tradition conservatrice de l’orthodoxie orientale et tout en demeurant sous l’influence culturelle de l’élément dominant grec, vont de façon diachronique jouer un rôle de conservation et de rayonnement des caractéristiques nationales dans la conscience patrimoniale des peuples slaves de la péninsule balkanique : c’est le cas de Chilandari, pour les Serbes, de Zografou, pour les Bulgares, alors que la présence des Russes sera concentrée dans le monastère de Pantéléimon. Au milieu du XVIIe siècle, le moine Poimin, né à Sofia, après avoir fait son apprentissage dans le monastère de Zografou, rentre dans son pays pour restaurer plusieurs anciens monastères (Čerepisky, Seslavsky, Elešnišky, Suhodolsky). Le moine Païsios rédige la première Histoire slavo-bulgare (1762) en se servant de livres anciens et de manuscrits du même monastère. Zaharii Hristov (Zograf), le plus grand peintre bulgare de cette période, qui réalise la peinture de la nef médiane de l’église principale du monastère de Rila, va, en 1852, faire les fresques du narthex du monastère de Lavra, pendant du modèle athonite. Au début du XVIIe siècle, le moine Serbe Georgije Mitrofanović apprend son art au Mont-Athos et fonde un grand atelier à Chilandari (iconostases des chapelles annexes des monastères de la Synaxis ton Archangelon et de Saint-Tryphon, fresques du réfectoire), alors qu’il va créer une série d’icônes, iconostases et fresques (1615-1622) en Dalmatie (monastère de Krupa), en Herzégovine et au Monténégro (monastères de Morača, Dobričevo, Zavala, Žitomislić, Pljevlja), et enfin en Serbie du Sud (ermitage de Saint-Savas, à Studenica, église Saint- Démétrius et réfectoire du Patriarcat de Peć)26. 52 La conquête ottomane fut loin de diminuer la production de copies de manuscrits dans les monastères du Mont-Athos. Tout au contraire, la volonté de satisfaire la demande croissante d’églises et de monastères a encouragé l’intensification, dans le cadre

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d’ateliers organisés, de la production de copies manuscrites de textes liturgiques byzantins dans toutes les langues slaves des Balkans27. 53 Au XVIIIe siècle, au moment de la prédominance, dans l’architecture religieuse des Balkans, d’une tradition populaire résultant de l’intégration d’éléments du style « turco-baroque », les plus grands et les plus importants monuments fidèles à la tradition post-byzantine furent encore les monastères conservateurs du Mont-Athos. Soixante-dix ans durant après 1746, on y construit et y décore sept grandes églises, toutes dans le style traditionnel athonite : Philothéou (1746), Xiropotamou (1761), Grigoriou (1770), Zografou (1800), Esphigménou (1806), Saint-Pantéléimon (1812) et Saint-Paul (1817). Ce nouvel épanouissement du Mont-Athos est lié à l’essor économique des Grecs d’Istanbul et à celui des autres peuples balkaniques dans les principautés danubiennes, en Europe centrale et en Russie. Les grands commerçants qui avaient fait fortune, les Phanariotes, qui détenaient des postes importants en se mettant au service du conquérant, les tsars orthodoxes russes et surtout les princes danubiens deviennent les nouveaux bienfaiteurs des monastères. Ils acquittent les lourds impôts, font restaurer et embellir les bâtiments, font exécuter des icônes, des vases sacrées, des tombeaux, des livres et des manuscrits ; leurs dons concernent même des dépendances lointaines (μετόχια)28. Pendant les voyages de la « ζητεία »29, effectués par les moines les plus distingués du Mont-Athos en Moldavie, à Kiev ou à Moscou, ceux-ci donnent en remerciement des évangiles manuscrits et des livres liturgiques, ainsi que des chroniques de princes et d’archevêques médiévaux. Plusieurs de ces moines restent des années dans les principautés danubiennes ou en Russie, organisant la vie spirituelle dans ces pays. Ce phénomène est significatif du prestige durable dont le Mont-Athos a joui parmi les peuples orthodoxes de la péninsule balkanique et même au-delà. 54 Durant cette période, se forme au Mont-Athos un style de peinture comportant des traits locaux. Il est significatif que le prêtre et peintre Dionysios de Fourna à Agrafa (Grèce occidentale), auteur d’une Interprétation de l’art de la peinture (vers 1730), apprenne sur place l’art de la peinture. Dans ses textes il incite ses élèves à imiter les œuvres de Théophanès et du peintre byzantin réputé Protatos Manouil Pansélinos de Salonique. Le manuel enseigne tout sur la préparation des couleurs et les bases des icônes, décrit en détail la représentation de chaque saint et présente de façon détaillée le répertoire iconographique adapté au type d’église. L’Interprétation sera traduite dans presque toutes les langues balkaniques, constituant le principal manuel de référence pour tous les ateliers de peintres ambulants dans la réalisation de répertoires iconographiques des églises. Il est évident que l’Interprétation de Dionysios vise à préserver la tradition de la peinture byzantine qu’il traite d’ailleurs d’« art sacré ». Cette tendance rétrospective de retour au style Paléologue est également représentée par d’autres peintres, comme David Sélénitziotis d’Avlona en Albanie, qui réalise la fresque du grand narthex de la chapelle de la Portaïtissa à Lavra (1715), et travaille aussi à Moschopolis et à Kastoria ; toutefois dans ses productions, toutes marquées de finesse et d’originalité, on ressent le contact avec les œuvres occidentales. 55 Dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle, la présence du baroque levantin dans la décoration intérieure et extérieure des églises, mais aussi dans le répertoire iconographique, devient plus pesante. À la fin du XIXe siècle, dans les ateliers du Mont- Athos prédomine le langage pictural occidental, notamment celui du style « Nazaréen»,

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basé sur la technique de la peinture à l’huile qui influence d’autres peintres balkaniques.

Le monastère de la Mère de Dieu à Bačkovo en Bulgarie

56 Le monastère de la Mère de Dieu, dit Pétritsonissa, à Bačkovo est le plus ancien et le plus important de Thrace du Nord. Il se dresse au sud-est de la citadelle de Sténimachos (Assenovgrad), dans un site merveilleux, sur la rive droite de la rivière Čepelare. Sa fondation, en 1083, est due au général byzantin d’origine géorgienne Grigorios Pakourianos. Le monastère de Bačkovo fut d’emblée l’un des plus importants centres religieux et spirituels byzantins dans les Balkans. Sa conservation s’appuie sur une base culturelle enrichie par la présence et l’interaction de différents peuples. Jean Pétrosis, un des plus importants érudits géorgiens, y a vécu pendant trente ans, avant de s’installer au monastère de Gelati, en Géorgie (début XVIIe siècle). C’est encore ici, bien auparavant, que s’était retiré jusqu’à sa mort saint Efthymios, archevêque de Tirnovo, après la conquête de la ville par les Turcs (1393). De son côté, le « philosophe » et « maître des Serbes », Constantin Kostenečki avait été formé ici, avant de se réfugier, en 1410, au despotat serbe de Stefan Lazarević.

57 Le monastère possédait une bibliothèque riche en manuscrits et chrysobulles, ainsi qu’un où l’on reproduisait les ouvrages théologiques et les œuvres de grands écrivains grecs de l’Antiquité. La très originale charte du monastère, conservées par trois copies (en grec, en géorgien et en arménien) nous apprend beaucoup sur l’organisation des communautés monastiques et les structures sociales dans la Thrace du XIe siècle. Le monastère primitif a été détruit à la fin du XVe et au début du XVIe siècle. En 1588, les travaux de reconstruction furent entrepris à l’initiative et sous le contrôle des métropolites de la ville voisine de Philippoupolis, le financement étant assuré par les maîtres des principautés danubiennes. Ces travaux ont duré pendant cinquante ans. 58 Sous sa forme actuelle, le monastère comporte deux parties principales : la cour septentrionale, construite en 1083 et la cour méridionale, aménagée au XIXe siècle, puis détruite par un incendie et restaurée de nouveau. Les recherches confirment la conservation de la forme initiale, fermée, de la cour septentrionale primitive au cours des aménagements et des remaniements du XVIIe siècle. Le caractère de fortification inaccessible de la construction a perpétué dans le temps la tradition médiévale ; les murs extérieurs sont renforcés par un système de contreforts, alors que la porte principale, située du côté oriental, maintient jusqu’à aujourd’hui son caractère défensif. Les ailes contenant les cellules se développent autour de la cour centrale ; elles ont deux étages et sont adaptées au relief. Au rez-de-chaussée se trouvaient les écuries et les réserves et, dans la partie méridionale, le réfectoire, la cuisine et la cave ; à l’étage, le prieuré, les cellules des moines et l’hôtellerie. Au milieu du XIXe siècle, dans la partie méridionale de l’ensemble monastique médiéval furent rajoutées trois ailes, en forme de P tout autour de la cour fermée ; au milieu de la cour, fut érigée l’église de Saint- Nicolas. 59 L’actuelle église post-byzantine du monastère, l’église de la Panagia, est une lourde construction en pierre de taille, réalisée en 1604 selon le modèle athonite. La structure et les techniques de construction de l’église montrent l’intervention d’un groupe spécialisé venu d’Épire. Ces praticiens maîtrisaient parfaitement la typologie des églises

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athonites, déjà exprimée dans le monastère de la Transfiguration (Grand Météore, construit en 1544, fresques de 1552) et de façon pratiquement identique dans l’église du monastère de Pétra dans le Pinde méridional (construite aux environs de 1550). 60 En 1642, l’iconostase actuelle, la plus importante des iconostases anciennes conservées en Bulgarie, a été installée. C’est sans doute l’œuvre de sculpteurs sur bois venus d’Épire. Le répertoire formel des bas-reliefs comporte une riche décoration végétale, avec des éléments du répertoire occidental (épines et feuillages entrelacés, frontons de forme gothique, lions et dragons ailés), réalisée avec virtuosité et dans un fourmillement de détails remarquables selon la tendance développée dans la sculpture sur bois crétoise au XVIe siècle, transmise au XVII e siècle dans les Iles ioniennes (en particulier à Zakynthos), puis par la suite dans les ateliers épirotes30. La peinture du narthex de l’église a été réalisée en 1643 grâce à l’appui financier généreux de « l’archonte Georges » et de son fils Constantin, hauts représentants de l’État en Moldavie31, et sous la supervision de l’archevêque de Philippoupolis, Christophoros. Leurs portraits en pied ornent la façade occidentale de l’édifice, à côté de ceux des saints. Les mêmes donateurs ont aussi financé la peinture du réfectoire du monastère, construit en 1632, l’un des plus importants de la période ottomane. Il s’agit d’une salle rectangulaire, surmontée d’une voûte en berceau, terminée par deux absides sur les petits côtés. La table est en marbre et se prolonge du côté occidental où se trouve la place de l’higoumène. Les parois sont ornées de fresques de grande qualité artistique qui parviennent à créer une ambiance d’une extrême spiritualité. La surface de la voûte est entièrement recouverte de représentations des ancêtres de Jésus (Arbre de Jessé) où apparaissent également des philosophes grecs de l’Antiquité32. La voûte est encore illustrée de cycles de l’hymne Acathiste pour la Mère de Dieu, de conciles, de la Déisis et la Seconde Parousie du Messie. 61 En 1841, le Bulgare Zaharii Hristov (Zograf) originaire de Samokov réalise, dans un style très expressif, la peinture murale de l’église, plus récente, de Saint-Nicolas, située dans la deuxième cour du monastère. Dans le narthex où est représenté la Seconde Parousie du Messie, on voit parmi les pécheurs conduits vers l’enfer les riches τσορμπατζήδες33 de Philippoupolis, accompagnés de leurs épouses, portant les costumes typiques de la région. En 1846, Alexios Athanasiou, originaire de Naoussa en Macédoine occidentale, peint le « », une grande fresque sur la paroi de l’aile méridionale, avec la représentation historique du monastère et de sa région. En 1850, enfin, Jean Moschos achève la peinture de l’intérieur de l’église, dans un style pictural plutôt populaire. 62 La collection ecclésiastique d’offrandes du monastère est une des plus riches de Bulgarie. Elle comporte : des images des XVe-XIXe siècles, une icône de la Mère de Dieu (1310) portant une dédicace en géorgien sur un revêtement en argent, un épitaphios (XIVe-XVe siècles), des habits sacerdotaux, des évangiles avec des couvertures en argent, des chandeliers, des plateaux, des calices, des reliquaires, des croix de table en bois et des ciboires, et le beau coffret rehaussé d’or et d’argent, incrustée avec une décoration perforée en émail, imitant celui de l’église de Saint-Marc de Venise, un des plus précieux de son genre dans les Balkans (1637). 63 Le monastère conserve également la trace des productions d’un important atelier de transcription et de traduction en bulgare de textes sacrés ainsi que de florilèges de textes religieux appelés « Damaskin »34. 64 De la période initiale de la construction de l’église sont conservés aujourd’hui, presque intacts, à proximité du monastère, les caveaux funéraires. C’est un exemple unique

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dans l’architecture ecclésiastique médiévale des Balkans. Dans la composition et la forme architecturales de ce monument funéraire, on distingue bien l’interpénétration de la tradition byzantine et des influences caucasiennes, liées à l’origine géorgienne du fondateur du monastère. Il s’agit d’une construction à deux niveaux : les deux étages sont rectangulaires, avec de larges narthex et des absides polygonales à l’Est. Ils sont couverts de voûtes en berceau, alors que les surfaces extérieures des murs sont décorées d’arcs doubleaux aveugles, appuyés sur des demi-colonnes. L’étage supérieur était consacré aux cérémonies funéraires, alors que l’étage inférieur, destiné à la sépulture des moines, comportait quatorze tombes. La maçonnerie étant constituée d’assises superposées de tuf et de briques, les parois intérieures des deux étages sont recouvertes de fresques, réalisations importantes des ateliers liés à la cour impériale de Constantinople sous les Comnènes (milieu du XIIe siècle).

Le monastère de Saint-Jean Bigorsky en Macédoine et l’école de Debar

65 Le monastère de Saint-Jean Bigorsky35 est l’un des plus importants monastères dépendant de l’archevêché historique d’Ohrid. Il est situé sur la frontière de l’ex- république yougoslave de la Macédoine avec l’Albanie, au nord-est de Debar, dans la région de Mala Reka. Le site, remarquable par la nature d’une roche poreuse, se trouve dans la vallée pittoresque de la Radika, affluent du Drim. D’après les archives du monastère, il fut fondé en 1020 par un certain Jean36. Le monastère initial a été détruit, probablement à l’arrivée des Turcs ; seule subsiste une petite chapelle. En 1743, le moine Hilarion a refondé le monastère, construisant de nouvelles cellules et achetant des champs et des vignes. L’église actuelle a été construite en 1800, à l’initiative de l’higoumène Mitrophane. Son élève et successeur, l’actif archimandrite Arsénios, a fait don au monastère de nouveaux champs et a fait construire, en 1814, la haute aile septentrionale du monastère et, en 1825, le grand réfectoire. Au rez-de-chaussée se situent les entrepôts et les ateliers de production. Dans les étages, desservis par de larges balcons en bois, se trouvent les cellules des moines et le prieuré contenant les archives. Les hôtelleries pour les pèlerins, ornées de plafonds en bois sculpté, portent les noms des villages d’origine des donateurs. Dans le côté occidental du réfectoire, conçu pour le service de deux cents moines, des parois entièrement peintes représentent des scènes bibliques et des portraits en pied des higoumènes. Le monastère était protégé par une petite tour où veillait un gardien armé. L’église principale, de grandes dimensions, comporte des murs épais, bâtis en blocs de tuf étroits et de hauteur égale. Il s’agit d’une église unique en raison de sa structure particulière : le plan de la nef centrale est carré, avec une abside semi-circulaire à l’Est et deux élargissements latéraux (comparables aux « chœurs » athonites) ; mais elle se raccorde directement au narthex, où quatre puissantes colonnes supportent une coupole aveugle de base polygonale. Le vaisseau central est, lui-aussi, surmonté d’une coupole aveugle analogue, mais plus grande, et avec une calotte à sphères multiples dont l’échelonnement, visible à l’extérieur de l’église, lui donne l’aspect d’une mosquée ottomane.

66 L’église est particulièrement réputée pour son iconostase en bois sculpté, chef-d’œuvre de l’école de maîtres « Mijacki » et certainement l’une des plus grandes réalisations visibles dans les Balkans. Elle est l’œuvre d’une équipe connue de maîtres « venant de Debar » (Debar> « debarlja »), dont le chef était Petar Filipović (Garkata) et les

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membres, son frère Marko et Makarije Negri Frćkovsky37 (1830-1840). L’iconostase se divise en six zones horizontales et se prolonge du côté de deux proskynitaria latéraux. La zone inférieure comporte des motifs végétaux et animaux, parmi lesquels apparaissent des figures humaines, parfois isolées, parfois intégrées à des compositions à plusieurs personnages, avec des représentations de scènes de l’Ancien et du Nouveau Testament. Au-dessus des icônes « despotiques », on relève une série d’anges, un décor végétal de la vigne (symbole de l’Eglise) et d’épines. Les deux zones supérieures comportent des scènes tirées du calendrier des saints et des apôtres38. Le peintre Michel Anagnostis et son fils Dimitrios, originaires d’un village valaque de maîtres architectes, Samarina, dans la région de Grévéna, ont été invités au monastère et après trois ans de travail, ont achevé, en 1831, la peinture de l’iconostase39. En 1849, Dičo Zograf, peintre venu du village voisin de Tresonče a réalisé les fresques de la voûte aveugle du vaisseau central de l’église. Il y a représenté le Tout-Puissant, entouré d’un chœur d’anges et de saints, et de scènes du cycle de la vie du Christ ; il a aussi peint dans le réfectoire des portraits d’higoumènes, influencés par l’art de ses prédécesseurs40. 67 Non loin du monastère se trouvent les villages où sont nés plusieurs peintres et sculpteurs sur bois des XVIIIe et XIX e siècles, de l’« école de Debar » dont le rayonnement fut si grand qu’il ne saurait être comparé qu’à l’école crétoise. La région géographique s’appelle « mijacki » et comprend deux groupes de villages : vingt-quatre à Mala Reka et vingt-trois à Golema Reka. Les maîtres sont originaires des villages de montagne : Galičnik, Lazaropolje, Tresonče, Grai, Rosoki, Osoj, Malo et Golemo Selce. Selon l’usage, les groupes de maîtres se composaient exclusivement de membres de la même famille, et pouvaient comporter jusqu’à trois générations de maîtres. Les maîtres « Mijacki » se déplaçaient en automne et revenaient dans leur village en mai-juin. Ils voyageaient en groupes organisés (taifa) qui couvraient tous les domaines de la construction : tailleurs de pierre, maçons, charpentiers, sculpteurs, plâtriers41, peintres d’icônes portatives et de fresques. Dès leur plus jeune âge, ils suivaient un apprentissage généraliste pour se spécialiser, par la suite, dans un art. Cette organisation leur permettait non seulement de bâtir une église, mais aussi d’en construire les parties en bois, de réaliser les fresques et les icônes portatives, de sculpter l’iconostase en bois, l’ambon, le siège épiscopal et son baldaquin et enfin de réaliser les reliefs en plâtre et les décorations polychromes. Polyvalents, les « Mijacki » ont travaillé dans des églises chrétiennes, mais aussi dans des mosquées et des maisons d’archontes ou de riches aghas. 68 Les plus importantes iconostases exécutées par les « Mijacki » se trouvent ou se trouvaient dans les églises de l’Archange Michel à Lesnovo (1814), du Christ Sauveur à Skopje (1824), de Saint-Nicolas et de la Mère de Dieu à Prilep, de Saint-Georges à Prizren (1829, brûlée en 2004), de la Mère de Dieu à Skopje (1840, brûlée pendant la deuxième guerre mondiale), de Saint-Nicolas à Priština (1843, brûlée en 2004), de Saint- Nicolas à Krušovo (brûlée en 1903 pendant l’insurrection d’Ilinden), de la Mère de Dieu « Kamenska » à Ohrid. Des maîtres venus d’Opar ont sculpté les iconostases des églises épiscopales de Berat (1806) et d’Elbasan (1859), ainsi que celles de Sainte-Paraskévi à Përmet, en Albanie. Un grand nombre d’iconostases a été exécuté en Bulgarie : les plus importantes se trouvent à l’église de la Mère de Dieu à Pazardik (1845) et au monastère de Rila (1843)42. Leur travail en Grèce du Nord n’a pas encore été étudié, mais il est bien connu qu’ils ont travaillé à Salonique, Édessa, Serrès, Drama. Pourtant, les chercheurs

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sont d’accord pour admettre que leur art s’est développé le long des routes de pèlerinage conduisant au Mont-Athos43. 69 Les caractères propres de l’école de Debar ne résident pas seulement dans la quantité ou la qualité de sa production, mais aussi dans les innovations que les maîtres ont adoptées et intégrées dans leurs œuvres, et qu’ils ont défendues dans l’ambiance culturelle de l’époque. À une période où l’art du portrait n’était qu’à ses débuts, ils ont prévu les possibilités du genre et l’ont adopté mais, à cause des contraintes de l’époque, dans le seul cadre de la sculpture sur bois des églises. Dans leur art ils ont défendu un nouveau principe, celui de la représentation des personnages, dans le cadre d’une décoration baroque. C’est la seule école de sculpture sur bois qui soit parvenue chez les slaves du Sud à exprimer cette représentation à travers un grand nombre de compositions de contenu très diversifié qui ne s’arrêtent pas aux scènes bibliques, mais s’étendent également à une multitude de scènes du quotidien. Ils sont, de cette façon, arrivés à transcender le rôle traditionnel de l’iconostase, qui était considérée exclusivement, dans la tradition médiévale, comme cadre décoratif pour les icônes.

Moschopolis et le rayonnement de son art dans les Balkans et en Autriche-Hongrie

70 Moschopolis –aujourd’hui Voskopojë– fut le centre culturel le plus important d’Albanie du Sud aux XVIIe et XVIIIe siècles. La prospérité de la ville est attestée par les fameux pèlerinages au monastère de Saint-Naoum sur le lac d’Ohrid et au monastère de Saint- Jean-Prodrome à Shipska, par son imprimerie unique d’où sont sorties vingt éditions, par la renommée de ses peintres (locaux ou étrangers de passage, travaillant dans les églises de la région), par ses ateliers de manufacture, par la richesse de ses commerçants. Le commerce de l’Adriatique avec l’exportation de produits de Durrazo à Venise, à Ancône et à Raguse et les traités de paix et de commerce de Karlović (1699), de Pasarević (1718), de Belgrade (1739), ont entraîné les commerçants de Moschopolis sur les marchés des principautés danubiennes, de Vienne, de Hongrie, de Pologne, de Russie et d’Allemagne. Dans la « Nouvelle Académie », l’une des plus importantes institutions d’enseignement des Balkans, Jean Halkias, originaire de Moschopolis, directeur de l’École de Flanghinis à Venise, est professeur.

71 Parmi la vingtaine d’églises que comptait la ville, il n’en subsiste que cinq, ainsi qu’un monastère. Ces témoins sont pourtant les plus importants monuments de cette période. Le monastère de Saint-Jean-Prodrome se situe au nord de la ville ; sa fondation remonte à 1632, sa décoration date de 1659. Son église principale (le plus ancien monument conservé de Moschopolis) comporte la nef et un narthex construit postérieurement dans le style athonite. Il a fallu soixante-dix ans pour que la construction d’édifices religieux reprenne son élan. Elle fut finalement si intense que pendant la période 1694-1724 furent élevées quatre grandes églises de type basilical. 72 L’église de l’Assomption de la Mère de Dieu est la plus grande et constitue la cathédrale de la ville. Elle a été construite pendant la période 1694-9, alors que sa peinture a été achevée en 1712 par Théodore, Anagnosti et Stériano venant d’Agrafa. L’église de Saint- Nicolas, l’une de plus belles églises de la ville, a été bâtie en 1722 et décorée en 1726 par un des peintres les plus connus de cette époque, David de Sélénitza. La fraîcheur de l’imagination qui s’exprime dans ses abondantes fresques suscite l’étonnement. Il a très méticuleusement représenté le milieu des citoyens de la ville où il a vécu. On lui doit

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également la beauté expressive du diacre Stéphane, le prôtomartyr, et le portrait en pied du riche dignitaire Hatzigiorgi, premier portrait réaliste, ainsi que la représentation du semeur, l’une des plus parfaites fresques du XVIIIe siècle 44. Les fresques du porche ont été réalisées par les frères Constantin et Athanase de Korçë. 73 L’église des Archanges a été sans doute bâtie en 1696 et peinte en 1722. L’église de Saint-Athanase, construite en 1724 par l’équipe de maîtres Andronis, Michel, Pavlos, Manthos, du village de Krimini, a été peinte en 1744 par les frères Constantin et Athanase de Korçë. L’église des Taxiarques fut probablement bâtie en 1696 et peinte en 1722. L’église de Saint-Athanase, construite en 1724 par l’équipe de maîtres Andronis, Michel, Paul et Mathieu, du village de Krimini45, a été peinte en 1744 par les frères Constantin et Athanase de Korçë. 74 Ces quatre églises sont des basiliques à trois nefs. Un large toit à deux pentes couvre l’édifice de façon uniforme et ce n’est qu’en pénétrant à l’intérieur qu’on réalise la majesté et la répartition de l’espace. Les églises comportent une nef centrale, un narthex du côté occidental et un porche du côté méridional. La maçonnerie est soignée, en pierre de taille et mortier. Sur les faces orientales on peut voir des arcs aveugles, alors que les parois des porches se signalent par une décoration abondante, combinant briques et tuf. 75 Les églises de Moschopolis appartiennent au type des basiliques à trois nefs les plus anciennes de l’architecture post-byzantine de la péninsule balkanique centrale. Leur trait caractéristique réside dans le fait qu’elles sont liées à la tradition byzantine par l’emploi de différents types de voûtes de pierres pour couvrir les parties secondaires de l’édifice. L’émigration des Arvanito-valaques de Moschopolis et du Pinde, aux XVIIIe- XIXe siècles, comme bergers, artisans qualifiés et commerçants dans diverses régions de la péninsule centrale, est à l’origine de l’édification dans ces provinces de grandes églises en pierre de taille, dont la technique compliquée rompait avec la tradition locale de la construction en bois46. 76 En effet, de nombreux artistes épirotes sont originaires de Moschopolis et des alentours. On trouve parmi eux le moine Constantin, qui a réalisé les icônes de l’iconostase des églises de la Mère de Dieu dans la ville même (1720) et d’Hosios-Naoum sur le lac d’Ohrid (1711), alors que les peintres Théodore et Stérianos originaires d’Agrafa du Pinde ont décoré, en 1717, l’église de la Mère de Dieu. Le peintre Théodore a également réalisé les fresques de la chapelle de Saint-Efthymios dans la ville et Dimitrios Phistovikios, originaire de Shipska, a travaillé à Skradin en Dalmatie. La famille des peintres Cetiri de Grabova, non loin de Moschopolis, s’est chargée de la décoration intérieure de certaines églises albanaises47. Par ailleurs, les gravures sur cuivre ont joué un rôle important pour la peinture du XVIIIe siècle. Les Vies de saints locaux, éditées dans l’imprimerie de la ville, ont contribué à la propagation de leur culte et à une plus large diffusion de celui-ci dans l’espace balkanique. 77 La destruction de Moschopolis, en 1769, a entraîné une vague d’émigration vers les Balkans du Nord et l’Europe centrale, où les riches Moschopolitains ont entretenu des liens avec les communautés grecques orthodoxes de l’Empire austro-hongrois et ont joué un rôle de premier plan dans le commerce avec l’Orient. Des églises communales de Hongrie ont été consacrées à Hosios-Naoum (Miscolc, Gyöngyös). Les peintres de fresques ou d’icônes dans des églises communales orthodoxes étaient le plus souvent originaires de Moschopolis. En Hongrie, la famille Cetiri a beaucoup travaillé (icônes à Miscolc, Székesfehérvar), ainsi que les frères Michel et Pierre Symeonović, auteurs des

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fresques des églises orthodoxes à Raćkeve (île Csepel) et de Székesfehérvar (Stuhlweissenburg). En 1765, le peintre Théodore Simos a réalisé les fresques de la chapelle des Saints Cosmas et Damianos de Raćkeve, au sud de Budapest et de l’église orthodoxe de Székesfehérvar (1774). Certaines icônes portatives peintes de sa main se trouvent actuellement dans les musées hongrois. 78 Les orfèvres moschopolitains étaient considérés comme des artistes de grande valeur par l’Église orthodoxe serbe ; ils ont largement contribué au développement de l’art décoratif serbe. En 1775, il y avait trente orfèvres dans la ville de Novi Sad, en majorité valaques. Parmi eux se trouvait Georges Argyris, l’un des artisans les plus productifs de la région de la métropole de Karlovci ; il a notamment fait l’éventail liturgique du monastère de Krušedol (1724), des tissus rehaussés d’argent pour le livre des Évangiles, dans la cathédrale de Belgrade et dans les monastères de Šišatovać (1742) et de Banat à Vojilovica (1728), ainsi que des offrandes en argent à Saint-Nicolas de Novi Sad (1750) et au monastère de Gormirje (1748).

Un Mont-Athos serbe : les monastères de Fruška Gora

79 Dans la région montagneuse de Fruška Gora, située entre Save et Danube, l’existence de trente-cinq monastères est attestée durant la période ottomane, dans le seul chef-lieu de la ville de Srem (Sremska Mitrovića). Les origines de certains monastères remontent à la première moitié du XVe siècle. Ils jouaient le rôle de phares pour les colonies orthodoxes isolées dans la mer du catholicisme hongrois. À partir du début du XVe siècle, trois puissances –Hongrie, Turquie, Autriche– se voient contraintes, l’une après l’autre, de faire preuve de tolérance religieuse, afin de conserver les Serbes sur la ligne frontalière, le long du Danube. Pendant sa longue présence, la population serbe locale, constamment alimentée par les réfugiés venus du Sud, jouit d’une série de privilèges. Ces conditions vont lui permettre de rénover les anciens centres religieux et d’en créer de nouveaux. Après la grande immigration serbe de 1690, la lutte pour la conservation et la restauration des monastères se poursuit. Il en va de même après le départ définitif des Ottomans de Srem (1717), pour le renouvellement des privilèges. De nos jours, après une série de catastrophes, de ravages et de rénovations, notamment après les dégâts provoqués par la deuxième guerre mondiale, seize monastères seulement sont conservés.

80 On a de nombreux documents sur la fondation des monastères de Fruška Gora. Aux modestes églises primitives en bois construites par les réfugiés se substituent de nouveaux édifices, appartenant à deux périodes marquées par deux traditions architecturales différentes : la période byzantine (fin XVe-XVIe siècle) et la période baroque (XVIIIe siècle). Les églises érigées au XVIe siècle appartiennent en général au type d’église à trois conques ; c’est un des éléments qui révèlent les rapports avec l’école de la Morava dans l’architecture médiévale serbe. C’est l’église principale du monastère de Krušedol qui influença les premiers monastères de Jazak, Rakovac, Novo Hopovo, Petkovica, où sont conservées les fresques les plus anciennes (milieu du XVIe siècle). Le prestige dont jouit de façon durable le monastère serbe de Chilandari en fait le modèle du rayonnement de l’esprit unifié de l’orthodoxie athonite dans les régions danubiennes. Les moines invités sans distinction de Vatopédi ou de Lavra s’y sentent à l’aise parmi les Serbes, les Bulgares et les Valaques de la paroisse de Sremski Karlovći.

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81 Un autre groupe d’églises, construites le long de la Drina après la reconstitution du Patriarcat de Peć (1557), appartient au type architectural de l’école de Raška : églises des monastères de Velika Remeta, Vrdnik-Ranavica, Grgeteg, Divša, Mala Remeta, Kuveždin. Dans l’église à nef unique, avec une grande abside semi-cylindrique, des extensions latérales rectangulaires sont construites sur le modèle des « chœurs » athonites. 82 À Krušedol, l’église est érigée à l’initiative de l’archevêque Maxime (connu sous le nom de despote Georgije Branković), elle est peinte, en 1522-3, par une équipe mixte de peintres grecs et serbes venus du Mont-Athos ou de Valachie. Le renouveau du culte de tsars et de despotes médiévaux –des Branković, de Stefan Dečanski, de Milutin–, des saints serbes Savas et Syméon, constituerait la preuve des origines séculaires de la nation et l’expression de son intégrité nationale, indispensables à sa survie. A Jazak, les marches en bois sculpté de l’iconostase initiale (environ 1522), en bas relief à décoration végétale, révèlent l’intervention des ateliers de Macédoine occidentale, alors qu’à Petkovica est conservée une croix du XVIIe siècle. 83 La fondation du monastère de Novo Hapovo remonte à la fin du XVe siècle (il est déjà mentionné dans le plus ancien recensement ottoman, datant de 1546). L’église principale actuelle fut érigée en 1576, grâce aux donateurs Lacko et Marko Jovšić, citoyens de Gornji Kovin. Le voyageur allemand Stefan Gerlach (1573-8) la qualifie d’« école monacale ». L’église principale appartient au type athonite, avec un grand narthex à l’Ouest et deux absidioles à l’Est au niveau de la prothèse et du diaconicon. La maçonnerie est constituée de pierres argileuses et comprend aussi des couches de briques superposées. La décoration principale est constituée par des arcades aveugles au niveau supérieur des parois, reprises à la base de la coupole et sur son tambour, rappelant les motifs décoratifs des écoles architecturales de la Morava et de Valachie. Une particularité de la construction réside dans la série de petits piliers porteurs de trompes, sur lesquels s’appuie la coupole. Les fresques à l’intérieur de l’église et dans le sanctuaire (1608), suivant un répertoire iconographique correspondant à l’Interprétation de Dionysios, sont marquées par leur esprit novateur. Elles présentent des ressemblances stylistiques avec des ensembles du Mont-Athos et s’inscrivent dans le cadre des créations de l’atelier qui, en 1605, avait achevé les fresques du monastère de Piva au Monténégro, où est attestée par ailleurs la présence de peintres grecs. Les fresques du narthex (1654), d’un caractère plus conservateur, émanent de l’atelier grec qui, en 1647, a réalisé la peinture murale de l’église des Apôtres Pierre et Paul à Tutinje de Sandžak (Novi Pazar), ainsi que celle du narthex de la Naissance du Christ à Arbanassi, en Bulgarie (1649). La haute iconostase baroque qui ferme complètement le sanctuaire fut achevée plus tard, en 1776, par Paul et Anton Rezner et peinte par Teodor Kračun ; elle sera détruite pendant la deuxième guerre mondiale. Les ailes à trois étages des cellules présentent les caractéristiques d’une variation du baroque du XVIIIe siècle. L’architecture de l’ensemble, avec l’église principale comme élément synthétique dominant, a certainement utilisé comme modèle la tradition du Mont- Athos. Tous ces éléments exercent une influence sur les maçons du XVIIIe siècle qui vont en faire des modèles pour la construction de nouvelles églises dans les monastères ou des églises paroissiales (monastère de Privina Glava, Novi Jazak et Mala Remeta, même si leur riche décoration architecturale vient d’Europe occidentale). 84 Les monastères de Fruška Gora vont constituer les centres spirituels et culturels de réception et de diffusion des éléments européens du baroque, dont l’intégration a été la

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tendance prédominante dans l’évolution de l’art et de l’architecture traditionnels en Serbie. Les rénovations énergiques dans le style baroque commencent dans les églises des monastères, dans le premier quart du XVIIIe siècle, pour s’achever à la fin du siècle quand les nouvelles églises se substituent aux anciennes dans les monastères de Šišatovac, Staro Hopovo, Privina Glava, Mala Remeta et Novi Jazak. Il y a imbrication des éléments traditionnels byzantins avec les éléments architecturaux baroques. Les influences novatrices se révèlent dans les clochers élevés érigés à côté d’anciennes ou de nouvelles églises, mais aussi dans la taille importante des ailes des cellules qui donne aux ensembles monastiques une allure de fortification. De grandes baies se substituent aux petites fenêtres étroites, élément important de la transformation des rapports à l’espace, au même titre que les nouveaux effets d’éclairage. Les murs séparant le narthex de la nef principale sont démolis, les entrées sont élargies. De nouvelles coupoles, hautes, recouvertes de tuiles, sont construites sur les anciennes, en harmonie avec celles des clochers. Dans les monastères de Kuveždin et de Vrdnik le socle traditionnel est entouré de parements de forme classicisante. 85 Cette entreprise de « transformation » est, en premier lieu, due à des maçons allemands, qui contribuent à la formation d’une « école » locale par des artisans serbes. Certains des maîtres sont des Valaques, « sujets turcs », venant de Langa en Épire (nouvelle église de Mala Remeta, ailes de cellules à Novi Jazak et à Fenek). C’est la première fois, par ailleurs, que des ingénieurs militaires diplômés comme, par exemple, le Pavle Dimitrijević, participent à la conception des plans de monastères. Juste après la fin de la domination ottomane, des commerçants et des artisans spécialisés (maçons, peintres, orfèvres) venant de la ville valaque de Moschopolis en Albanie du Sud, s’installent dans les villes de l’Empire des Habsbourg, notamment après la destruction de leur ville en 1769. 86 Les véritables défenseurs de l’introduction du baroque européen dans l’art serbe sont les membres de l’aristocratie locale et de la bourgeoisie aisée, qui jouent le rôle principal dans l’amélioration des conditions de vie des orthodoxes au sein de l’Empire autrichien. C’est eux qui financent la construction de grands édifices, renouant avec la tradition médiévale de la donation afin de prouver non seulement leur conscience nationale et religieuse, mais aussi leur puissance économique. Le monastère de Chilandari, par l’intermédiaire du Patriarcat de Peć, jouit également de ces généreuses donations, et c’est par ce biais que vont s’y immiscer les éléments du baroque européen. 87 L’iconographie, jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, est exercée par des peintres préparés de façon élémentaire, qui se déplacent et travaillent pour les donateurs, les moines et les higoumènes des monastères. Une figure importante est celle de Stanoje Popović, formé à la peinture dans le monastère de Šišatovać. Son œuvre, comportant les icônes de l’iconostase du monastère de Kuveždin, des icônes dans les monastères de Vrdnik- (1743), Šišatovac (1746), Privina Glava (1747), recouvre pratiquement la tranche chronologique située entre la première période postbyzantine et l’apparition du baroque. 88 Les peintres qui vont jouer un rôle décisif dans la diffusion du nouveau style font partie du cercle d’artistes formés en Ukraine, à la Lavra de Kiévo-Petchersk et à l’Académie de Vienne ; il s’agit, en premier lieu, des Russes J. Vailijević et V. Romanović, suivis d’une longue série d’artistes serbes comme D. Balević, J. Halkozović, V. Ostojić, S. Tenecki, A. Janković, T. Gologlavac, T. Kaun, J. Orfelin et G. Obić. Pendant la même période, avec

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l’élargissement du répertoire iconographique, les iconostases deviennent plus grandes et prennent un caractère monumental, s’imposant à l’intérieur des églises, avec leur décoration sophistiquée en bois sculpté et rehaussé d’or, se substituant pratiquement à la peinture murale. Ce phénomène aura une suite et les exemples les plus caractéristiques en sont les monastères de Kuveždin et de Vrdnik. Dans ces monastères, la peinture des iconostases et les fresques sont dues à P. Simić et D. Avramović, formés à l’Académie de Vienne, qui vont façonner le goût des donateurs de Fruška Gora dans l’esprit du romantisme primitif, en exaltant les modèles représentés par des princes historiques, notamment de la famille des Nemanides, en introduisant le courant des Nazaréens au milieu du siècle.

Le monastère de Horezu en Roumanie

89 La Valachie a connu, en 1462, le même sort que Constantinople. La Moldavie devenue État indépendant au XIVe siècle, atteignit son apogée territoriale et culturelle au moment des campagnes de Stefan le Grand (1457-1504) et de Peter Rares (1527-38, 1541-46) contre les Ottomans. Les principautés danubiennes, pourtant, ne devinrent jamais des provinces ottomanes intégrées à l’Empire. La domination ottomane s’exerçait par le biais du gouvernement de princes chrétiens, sélectionnés parmi les familles puissantes du pays. Le règne de Suleyman Ier le Législateur sera marqué par une période de prospérité, pendant laquelle les arts furent cultivés avec un goût raffiné. De nouvelles églises sont érigées, les monastères se multiplient et dans leurs ateliers on étudie et copie les textes anciens. Or, après l’échec de la « coalition de la Croix contre le Croissant » (comme on appelle l’alliance patriotique du Moldave Dimitri Cantemir et du Valaque Constantin Brancovan avec Pierre le Grand) le gouvernement ottoman a confié l’administration des provinces danubiennes exclusivement aux Grecs qui venaient du Phanar de Constantinople. Les gouverneurs phanariotes ont introduit dans les principautés les mœurs de Byzance et ont fortement contribué à l’essor culturel, notamment dans les classes sociales élevées.

90 Le monastère de Horezu a été fondé en 1690 et a profité des généreuses donations du prince Constantin Brancovan. Celui-ci a contribué personnellement, comme d’autres membres de sa famille (descendant des Cantacuzènes) à la reconstitution d’un grand nombre d’ensembles monastiques et d’églises en Valachie, dotés d’une riche décoration murale, de somptueuses iconostases en bois sculpté ou en pierre. Le dynamisme de cette créativité artistique a exercé sur nombre de notables et de prélats de la période une influence, contribuant à façonner un style particulier en architecture, peinture et décoration, connu sous le nom d’« art Brancovan ». L’école de peinture du monastère de Horezu fut la plus importante de Valachie au cours du XVIIIe siècle. 91 L’église principale du monastère, consacrée aux saints Constantin et Hélène, fut érigée en 1690-92. L’aménagement de l’espace suit un axe est-ouest, et l’église est située dans un paysage de collines boisées, au centre d’une enceinte presque parfaitement rectangulaire. Les ailes de cellules, à deux étages, sont dotées de larges balcons maçonnés, couverts de lourdes arcades en pierre. Elles entourent l’église au Nord, au Sud et à l’Ouest. L’entrée du monastère se trouvait à l’origine au milieu du côté occidental de l’enceinte, avec une chapelle annexe au-dessus. Elle fut transformée en réfectoire oblong, avec une voûte en berceau, et l’entrée fut transférée sur le mur méridional, au pied du grand clocher.

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92 L’église, caractérisée par de larges murs en pierre de taille, comprend trois conques avec des absides à sept pans, des absidioles latérales du côté oriental. L’espace central est éclairé par une coupole avec un tambour extrêmement haut, percé d’ouvertures étroites et de multiples arcades. Le large narthex est couvert de voûtes en plein cintre et de voûtes d’arêtes, alors qu’une coupole, également haute, couvre l’espace central, prenant appui au sud de la nef principale sur un couple de piliers. Dans la partie occidentale du narthex se trouve une galerie ouverte, surmontée de voûtes aveugles, et dont le portique est couvert. L’église reprend un type connu depuis longtemps dans l’architecture roumaine médiévale, celui de l’église du monastère de Curtea de Argeş, construite par Nesagoe Besarab (1517). Ce type est ici réalisé sur la base d’une conception et d’un programme différents : les proportions sont modifiées, le narthex se rétrécit et devient directement fonctionnel (il comporte les tombes princières de la famille des donateurs). L’église conserve la plasticité des volumes et l’élégante décoration en pierre sculptée des surfaces extérieures, les rubans torsadés sculptés, les arcades dentelées byzantines, autour d’emprunts au langage stylistique de la période précédente. Le maître maçon et tailleur de pierre était Vucashin Caragea. 93 On peut également relever des similitudes dans la décoration murale, où les thèmes picturaux s’adaptent au caractère particulier de chaque bâtiment et de chaque unité spatiale. La paroi méridionale du narthex extérieur est recouverte d’une représentation gigantesque de la Seconde Parousie. Dans ses voûtes aveugles prédomine le pittoresque avec des paysages, des scènes de la tradition populaire locale. La zone basse du narthex intérieur est illustrée de représentations en pied de Constantin Brancovan, de sa femme et de leurs onze enfants. Dans le narthex intérieur s’étalent des portraits des autres membres de la Maison Brancovan. À l’intérieur de la nef centrale se retrouve le répertoire iconographique traditionnel. La peinture est marquée par la finesse de figures bien proportionnées, au tracé énergique, traitées dans des couleurs aux résonances profondes et chaudes. Les traits principaux de ce style s’expriment de façon parfaite dans la peinture des voûtes de la nef centrale, où sont représentés les thèmes symboliques du Pantocrator, du Christ Emmanuel et de l’hymne Acathiste, d’une facture noble et fine. Le répertoire iconographique de l’église, pour l’essentiel symbolique et dogmatique, constitue un véritable manifeste de l’orthodoxie48. La peinture de l’église a été réalisée dans la période 1693-94 par le peintre grec Constantin, avec l’appui des collaborateurs locaux Jean, Stano, Neagoe et Joachim49. Ils sont parvenus à combiner des éléments du décor oriental influencés par le baroque et le maniérisme avec des éléments de l’art byzantin. Dans le monastère Horezu s’affirme le style de l’illustre école post-byzantine de peinture de Moldavie et de Valachie, qui va briller jusqu’au XIXe siècle. L’iconostase en bois sculpté est d’une qualité exceptionnelle et (ainsi que l’iconostase de l’hôpital qui en est bien proche) a servi de modèle à une série d’iconostases pour les églises des Balkans du Centre et du Nord. 94 Pendant la même période sont également érigés d’autres bâtiments, comprenant le palais du prince, les ailes des cellules monastiques à deux étages, le réfectoire, les cuisines, les entrepôts et les espaces de production. De même, dans l’ensemble monumental du monastère de Horezu, sont comprises d’autres constructions contemporaines, érigées par d’autres membres de la famille princière : ainsi la chapelle annexe, destinée à la prière, à l’étage de l’aile occidentale, peinte avec la même finesse. La Bolnica (hôpital), un ensemble séparé, plus petit, comportant une église, fut construite grâce à la princesse grecque Maria, épouse du prince, ainsi que les ermitages

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de Saint-Stéphane, construit comme une micrographie du monastère, avec une église à trois conques et des Saints-Apôtres, qui reproduit les chapelles rectangulaires de la cour. 95 La réalisation d’un ensemble monumental des dimensions de Horezu, requiert la concentration d’un grand nombre d’artistes, architectes, peintres, décorateurs, orfèvres, brodeurs, graveurs, etc. Indépendamment de leur nombre et de leur origine, le produit de leur art se présente toujours comme le résultat du travail collectif d’un groupe uni par un esprit artistique commun et une grande exigence de qualité, marqué par une profonde connaissance du dogme de l’orthodoxie, qui a pour but une expression idéologique particulière de l’identité nationale. Tous ces éléments font sans aucun doute du monastère de Horezu l’exemple le plus représentatif de son époque. 96 Le monastère a passé des moments difficiles pendant les guerres turco-autrichienne et russo-turque (1716-18 et 1789). Grâce aux travaux de conservation et de restauration de l’ensemble (1950-60), qui sont parvenus à restituer l’essentiel de sa forme initiale, il a été intégré au patrimoine culturel mondial de l’UNESCO en 1993.

* * *

Illustrations

Mont-Athos, monastère de Docheiariou, Xe siècle

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Météores, monastère de Varlaam, 1517

Ioannina, monastère du Prodrome, 1506/07

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Fruška Gora, la nef du monastère de Novo Hopovo, 1576

Bačkovo, le monastère de la Mère de Dieu (Pétritsonissa), 1604

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Voskopojë, église de la Dormition de la Vierge, 1699

Le monastère de Rila

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NOTES

1. Raya (turc)=troupeau 2. C’est de cette façon que s’explique la conservation des églises byzantines dans certaines grandes villes, comme, par exemple, à Berat : la ville-forte fut soumise à Mehmed II le Conquérant en 1417. Par la suite, celui-ci promulgue un berat (document impérial validant l’attribution de dignités ou de privilèges), qui se trouve à l’origine du changement même du nom de la ville qui perdit son ancien nom de Vélagrada pour celui de Berat. Par ce berat il accordait aux habitants de la ville la liberté de religion, de culte, et de mœurs ainsi que d’autres privilèges, comme l’exemption fiscale, à condition de protéger le port important d’Avlona en cas de danger. Grâce à cette décision, les habitants ont eu le droit de rester dans leurs quartiers à l’intérieur du château, en conservant leurs anciennes églises.

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3. Dans ces cas les fresques byzantines ou les mosaïques sont couvertes d’une épaisse couche de mortier qui est peint d’une décoration végétale, conformément aux injonctions de la religion islamique interdisant la représentation des êtres vivants comme cela s’est passé, par exemple, au monastère de Chora à Istanbul, transformé en Kariye Camii. 4. Pour une interprétation des facteurs socio-économiques du développement de l’art chrétien dans les Balkans pendant la période ottomane voir : M. Kiel, Art and Society of Bulgaria in the Turkish Period, Assen/Maastricht, 1985 ch. V, p. 56-142. 5. Σταυροπήγιο = église dépendant exclusivement du Patriarche qui, au moment de son inauguration, envoie la croix qui doit y être déposée. 6. Les Vies des néo-martyrs, écrites en principe en grec, mais aussi dans toutes les autres langues balkaniques, furent parmi les textes les plus importants de cette période et ont joué un rôle de propagande chrétienne dans tout le monde orthodoxe. Ils ont été à plusieurs reprises copiés et imprimés à Venise, dans les imprimeries grecques de Roumanie, à Istanbul ou à Vienne. Ces textes ne reposent pas sur une base nationale : les néo-martyrs sont des Serbes, des Bulgares, des Albanais, des Roumains ou des Grecs, ils n’admettent pas davantage de modèle social : certains néo-martyrs viennent de familles aisées, d’autres sont pauvres, certains sont cultivés, d’autres illettrés, paysans, bergers, ouvriers. La typologie reflète clairement le modèle byzantin des Vies des saints, à une différence près : ici l’ennemi n’est plus l’idolâtre païen, mais le Turc ottoman. 7. Dans plusieurs églises moldaves (Voroneţ–1550, Riska–1552, Humor–1535, Moldoviţa–1537) les Arméniens monophysites sont placés parmi les réprouvés dans la représentation du Jugement dernier au même niveau que les Turcs, les Juifs et les autres hérétiques. 8. Corporations organisées strictement selon la spécialité exercée et la hiérarchie. 9. On donne à titre indicatif les exemples des voûtes aveugles qui couvrent les églises des monastères du Pantocrator à Daou de Pentéli en Attique (1565), Agnountos en Grèce continentale (environ 1700), Jovan Bigor (1800) en République de Macédoine, le narthex du monastère Saint- Georges d’Arma en Eubée (1637), mais aussi le narthex extérieur (milieu du XVIe siècle) de l’église principale du monastère de Gračanica au Kosovo (reconstruite). En Bulgarie, ces voûtes sont encore plus répandues : les églises principales des monastères des Saints-Anargyres à Kuklena (fin XVIIe siècle) près de Sténimachos (Assenovgrad), de la Transfiguration (1835) à Veliko Tirnovo, de Devieski (1848) à Gabrovo, et de la Mère de Dieu à Kievo de Varna. De même, dans les églises des Archanges (1760) à Arbanassi, de Saint-Nicolas à Elena (1805), de Sainte-Kyriaki à Batak (1813), ainsi que les chapelles annexes au monastère de Rila (Saint-Jean-Prodrome, Saints- Savas et Syméon, Saint-Jean Chrysostome, Saints-Archanges et Saint Ivan Rilsky, 1817-1820). 10. A. Grabar, L’art du Moyen Âge en Europe Orientale. L’art dans le monde, Paris, 1968, p.87. 11. Le chrétien islamisé Mehmed Pasha Sokolović, troisième grand vizir de la Porte, fit monter sur le trône patriarcal son frère chrétien Makarie. À la suite de cet événement, le Kosovo et la Metohija retrouvèrent, durant les deux siècles suivants, leur place de centres culturels et politiques des Serbes. 12. A. Grabar, Les fresques de la Roumanie, éd. Unesco, p. 5. 13. Cette représentation constitue, d’une part, une réaction de défense contre la peur provoquée par le Grand Turc, mais aussi une offensive contre les « blasphémateurs» catholiques protégés par la maison impériale de l’Autriche voisine qui favorise pendant cette période l’union des orthodoxes de Transylvanie avec Rome. D’autre part, les tendances au rapprochement avec le protestantisme sont également condamnées. 14. En Crète, sous la domination vénitienne, il était possible d’accéder à l’art italien, puisque les églises latines étaient décorées d’œuvres de Veronèse, du Titien, de Raphaël, de Vivarini entre autres. Plusieurs maisons de nobles vénitiens étaient également décorées de tableaux de peintres occidentaux et disposaient d’éditions illustrées de livres ou de manuscrits enluminés. À côté des gravures sur cuivre largement répandues, les peintres crétois étudiaient l’art de l’Occident à

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l’occasion de voyages en Italie. Dans la seule deuxième moitié du XVIe siècle, soixante-trois artistes connus sont mentionnés dans la ville de La Canée. 15. Le mouvement des Uniates a adopté et mis en avant cet élément architectural, dans son effort d’attirer des fidèles de l’Église orthodoxe : l’iconostase, arrivant jusqu’au plafond de l’église, chargée d’une décoration baroque en bois sculpté et d’une multitude d’icônes de style occidental, constitue le trait caractéristique d’un grand ensemble d’églises de Transylvanie des XVIIIe et XIXe siècles, où les pressions assimilatrices de l’église catholique se sont faites assez fortes. 16. Le succès de ce type serait dû, d’après les différentes interprétations, à la tentative d’un retour conscient de l’Église orthodoxe aux sources originelles « antiques » sous l’action du patriarche Kallinikos (1757-1762) ou encore à la construction de l’église patriarcale d’Istanbul (1720) selon le modèle basilical à trois nefs. Il semble, pourtant, qu’il y ait eu d’autres facteurs, comme le besoin de pouvoir assurer une présence nombreuse des membres de la communauté à la messe, ainsi que la simplicité de construction à partir de matériaux facilement accessibles. 17. Les sujets mythologiques à valeur symbolique sont tirés des manuscrits illustrés, largement répandus au XVIe siècle, contenant les Oracles de l’empereur de Byzance Léon VI le Sage, de l’archevêque de Patara Méthodios, et des Visions du prophète Daniel. Le Physiologos, avec ses messages édifiants, traité où l’on a cru voir le « symbolisme chrétien de la nature », a été largement diffusé parmi les populations slaves pendant la période médiévale, grâce à des traductions. Cette diffusion continue pendant la période post-byzantine. 18. Dans les hôtelleries des monastères, où les dignitaires et les représentants des corporations étaient hébergés, la décoration (peinture ou bois sculpté) reproduit les pièces de réception des maisons aristocratiques de la période. Ces espaces sont d’habitude couverts par des kubbe, terme turc désignant des coupoles aveugles décoratives surbaissées, tout comme dans les nefs centrales des églises. 19. Le terme de « Renaissance balkanique » est en usage depuis longtemps, en particulier dans la bibliographie slavophone et albanophone, mais il n’est pas unanimement accepté par les chercheurs, l’argument le plus important étayant son rejet est l’écart qu’il y a avec le moment où le terme de « Renaissance culturelle » prend un véritable sens chez les différents peuples balkaniques. 20. En effet Manolis Chatzidakis fait remarquer qu’on connaît plus de sept cent cinquante peintres Grecs au XVIIIe siècle, soit le double du siècle précédent. D’autre part, les chiffres de la deuxième moitié du XVIIIe siècle sont deux fois plus élevés que ceux de la première moitié du siècle. 21. Ces tendances contradictoires sont représentées par les écrits de deux peintres de l’époque. Le premier, portant le titre Ερμηνεία της ζωγραφικής τέχνης(Interprétation de l’art de la peinture), a été écrit au Mont-Athos, aux alentours de 1730, par le moine Dionysios, qui prônait un retour aux techniques proprement byzantines. Le deuxième ouvrage, intitulé Περί ζωγραφίας (De la peinture) est écrit dans les Iles ioniennes, en 1726, par Panagiotis Doxaras, qui enseigne la peinture à la façon de Véronèse. Doxaras a également traduit en grec le traité de Léonard de Vinci sur la peinture. 22. Hayat (littéralement, en turc, seuil d’une maison) : constructions en saillie déterminant un espace semi-ouvert qui laisse passer le soleil et le vent. 23. Sahne (terme d’origine persane) : constructions en saillie fermées, d’où l’on peut regarder la rue sans être vu ; c’est l’équivalent du « δρύφακτος » des Byzantins. 24. À savoir dans l’église byzantine principale à Karyès, chef-lieu du Mont-Athos. 25. Il est significatif que le synode de l’Église russe, convoqué à Moscou à l’époque du tsar Ivan IV le Terrible (1551) afin d’instaurer les règles de l’hagiographie se soit basé sur la pratique des peintres crétois (Tome Stoglav, comprenant cent chapitres).

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26. Nul autre n’arriva comme lui au Patriarcat de Peć à combiner dans une conception artistique cohérente les instructions des peintres serbes du XVIe siècle et celles de l’école crétoise, en y ajoutant un élément expressif. Son art s’oriente de plus en plus vers l’utilisation de couleurs claires et de proportions classiques harmonieuses, éléments qui vont ouvrir la voie à un grand nombre de peintres jusqu’au début du XVIIIe siècle. 27. Au monastère de Chilandari, en particulier, se trouve aujourd’hui la plus grande collection de manuscrits et livres imprimés slaves (XIIe-XVIIe siècles). 28. Μετόχι (

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37. Frćkovsky<(turc) fırça=brosse/pinceau, parce que quelques maîtres de la famille étaient peintres. 38. Les maîtres, eux-mêmes, ont fait leur portrait au moment du travail, comme, par exemple, dans l’église du Christ Sauveur à Skopje. 39. Michel Anagnostis, fils de Dimitrios, a renouvelé la peinture en Macédoine en introduisant des éléments d’une représentation réaliste du monde (monde végétal, ensembles architecturaux, coutumes locales) dans un style baroque. Avant 1789, il a exécuté la peinture de la nef du monastère des Apôtres Pierre et Paul Kleinou, près du village de Klinovos dans la province de Kalabaka en Thessalie. Les icônes «despotiques» de l’iconostase et la Naissance de la Vierge du château d’Elbasan (1828), lui ont valu d’être appelé l’« Albrecht Dürer » de l’Albanie. À son fils Dimitrios, portant le nom monastique de Daniel, on doit la peinture de l’abside du sanctuaire, ainsi que des portraits d’archimandrites dans le réfectoire du monastère de Bigor. En 1840, père et fils ont réalisé ensemble la peinture de la coupole et de l’iconostase de Saint-Georges à Rajčića de Debar. 40. Dičo Krstević (1819-1872) venait d’une famille de sculpteurs sur bois de Macédoine. C’était un des peintres les plus talentueux et les plus productifs : il a réalisé les fresques de diverses églises à Lazaropolje (1841) et l’église principale du monastère de Saint-Nikita à Skopje (1847), et a peint des icônes dans le monastère de Treskave à Prilep (1854), de la Mère de Dieu à Kievo (1848-1865), du Christ Sauveur (1854) et de la Mère de Dieu à Skopje (1857), de la Sainte-Trinité à Vranja (1859) et dans des églises de la région d’Ohrid (1862) et de Bulgarie du Nord-Ouest. On connaît bien son Interprétation manuscrite qu’il utilisait au cours de son travail (avec des dessins explicatifs), traduite en bulgare à partir de l’original grec (1844). 41. Les plâtriers exécutaient les décorations en plâtre ou en stuc qui, par la suite, étaient soit peintes soit couvertes de feuilles d’or. 42. Au monastère de Rila, les « Mijacki » ont travaillé sous la direction du contremaître Athanase Tagliadourou (Tagliadourou traduit l’italien intagliatore), Grec de Salonique qui, après la déclaration de la guerre d’indépendance grecque en 1821, fut vendu comme esclave à Samokov. En 1833, il a complété avec une grande virtuosité les parties latérales de l’iconostase de l’église métropolitaine de Samokov dont la partie centrale, œuvre du moine Antonios, avait été apportée, en 1793, du Mont-Athos. Avec son œuvre, Athanasios a créé le noyau de l’école de sculpture sur bois de Samokov, à l’épanouissement de laquelle ont par la suite contribué d’autres artistes Bulgares. 43. Les « Mijacki » venant de Dolna et de Mala Reka, Petre Filipi « Garka » originaire de Gari et les ancêtres des Frćkovsky venant de Galičnik ont appris leur art à Salonique, auprès d’Italiens, venus travailler comme charpentiers, maçons, peintres et sculpteurs. 44. L’art de David Sélénitziotis (Selenica), originaire de Vlora en Albanie, se situe à un très haut niveau et fait partie de la tendance rétrospective prônant le modèle des Paléologues, qui a pris naissance au Mont-Athos. Un exemplaire de son « Interprétation » (1711) se trouve dans le monastère de Lavra. Ses œuvres se sont répandues sur le Mont-Athos (narthex de la chapelle de Portaïtissa à Lavra, 1715), à Kastoria et à Moschopolis, avec l’aide de Christos et Constantin, et très probablement à Salonique. Les caractéristiques de son style sont, à côté des influences occidentales, le réalisme des costumes traditionnels contemporains et des instruments de musique. 45. Le village de Krimini est situé à proximité de Kastoria, en Macédoine occidentale. Il appartient au groupe de villages de la montagne de Voïos, d’où sont originaires de nombreux tailleurs de pierre, comme les illustres Zoupaniotes, de la bourgade de Zoupani (actuellement Pentalofo). L’architecte Paul du monastère de Rila était également originaire de Krimini. 46. C’est ainsi que sont interprétées les particularités architecturales des églises et des maisons fortifiées des archontes à Arbanassi, en Bulgarie. La décoration en bois sculpté de l’intérieur de ces églises est directement liée au style « Brancovan » de Valachie, mais révèle, en même temps,

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des éléments de la Renaissance communs avec l’école des Iles ioniennes. Par ailleurs, à Peštera, près de Philipoupolis, a été créée une école locale de maîtres ouvriers qui, en collaboration avec leurs voisins Bulgares de Braćigovo, ont construit de grandes églises dans le centre urbain de l’intérieur de la Thrace, aussi bien que dans les alentours, en utilisant la technique de voûtes sous un toit commun ou à la coupole centrale légèrement proéminente. Des sculpteurs sur bois épirotes ont exécuté, par ailleurs, dans ces églises certaines des iconostases les plus remarquables. 47. Jean Cetiri et son fils Naoum ont peint, en 1806, l’église de Kozara, pas loin de Berat. Les frères Georges et Jean Cetiri doivent leur réputation aux fresques de Vanaj et de Karavasta. La tradition artistique de la famille fut perpétuée par le fils de Jean, Naoum, et son neveu Nicolas, qui ont réalisé les fresques des églises de Krutja, Toshkëz, Struma, Kadipashaj. 48. L’archimandrite Jean a, sans doute, joué un rôle important dans sa formation. 49. C’est un cas unique, dans le monde orthodoxe, de réunion à grande échelle des ateliers de peinture communs aux Grecs et aux Roumains. Le peintre Constantin a collaboré avec des artistes locaux qu’il a formés à l’iconographie orthodoxe. Il a adapté la tradition du style de l’école crétoise aux besoins locaux, marqués par le pittoresque et les éléments décoratifs de diverses formes et couleurs. Il a commencé en 1683, avec son collaborateur Jean, à peindre l’église de la Présentation de la Mère de Dieu, à Bucarest. Par la suite, on le retrouve, en 1684, peignant l’église de la Naissance de la Mère de Dieu, dans la région de Rimnicu-Vilcea, avec Jean et Panagiotis . En 1698, il peint l’église métropolitaine du Saint-Prodrome à Tîrgovişte, avec Jean, Joachim et Stano. En 1705, il peint, avec Rado et Fota l’église de Saint-Georges à Mogoşoaja . En 1707, avec deux collaborateurs, Andréa et Georges, il réalise la peinture du narthex extérieur du monastère de Kozija. En 1711-12, enfin, il supervise les travaux de peinture de l’église de l’Assomption de la Mère de Dieu à Polovraci, avec Andréa, Syméon, Istrati et Chranite.

RÉSUMÉS

L’auteur propose une synthèse des architectures chrétiennes construites dans les Balkans, qu’il structure de manière transnationale afin de mieux surprendre les traits communs. Il retrace leurs histoire à travers deux grandes étapes chronologiques : celle des « résistances, médiations et adaptations, du XVIe au XVIIe siècle, et celle de la « naissance des éclectismes et nouvelles spécificités », aux XVIIIe et XIXe siècles. Au long de ce découpage chronologique, l’article examine l’art chrétien – notamment les églises – en conjonction avec les grands courants artistiques de l’Europe du temps, leur circulation et l’influence exercée.

Organized as a national-crossover overview, this study of Christian architectures in the Balkans aims at defining their common features. Their history evolved in two phases: the “resistance, mediations and adaptations” (16th-17th c.), and the “birth of eclectisms and new specificities” (18th-19th c.). The author examines Christian art -most specifically churches – in the light of broad artistic trends in Europe at the same time.

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AUTEUR

ALKIS PRÉPIS

Université de Thrace, Komotini

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À propos de certains temples calvinistes des Hongrois de Transylvanie On Certain Calvinist Temples of Hungarians in Transylvania

Claude Karnouuh

1 Depuis le mois de décembre 1989, depuis l’implosion du pouvoir communiste, les intellectuels occidentaux en renom, les médias occidentaux les plus en vue et donc les publics auxquels ils s’adressent, ont découvert (ou peut-être pour certains redécouvert) que la Transylvanie n’était pas simplement la terre où régnait le redoutable Prince Dracula (ce qu’elle ne fut jamais, sauf dans l’imagination de Bran Stocker et de Jules Verne). À cette occasion d’aucuns apprirent que la Transylvanie, incluse dans l’espace de souveraineté de la Roumanie depuis 1918 était peuplée d’une forte minorité magyarophone, aujourd’hui environ 7,5 % d’une population globale se chiffrant à 21,7 millions d’habitants (recensement 2002). Les gens ont encore découvert que non seulement ces Hongrois étaient là, présents, depuis plus d’un millier d’années, mais que l’État hongrois – tribal d’abord, féodal et royal ensuite, puis, après le long intermède de l’occupation turque en Hongrie centrale et de l’indépendance de la Principauté transylvaine, impérial sous l’égide autrichienne dès la fin du XVIIe siècle, enfin impérial et royal après le compromis (Ausgleich) de 1867 –, avait exercé la puissance souveraine (et donc légale) sur la Transylvanie, tout en étant confronté, à partir de la fin du XVIIIe siècle, au développement du combat culturel d’abord, puis politique, des élites roumaines (initialement grecs-catholiques, ensuite orthodoxes) pour l’émancipation nationale et l’Union avec les Principautés Unies (Moldavie, Valachie), devenues, après le Congrès de Berlin, le Royaume de Roumanie entre 1878 et 1918.

2 La grande presse et son public toujours friands de sensationnel et d’hémoglobine n’ont jamais cessé d’observer les divers conflits politiques, culturels et –souvent masqués– les conflits économiques qui animent fréquemment depuis 1989 majorité roumaine et minorité hongroise1. En revanche, on continue généralement d’ignorer que depuis le XVIe siècle la population y est divisée, ainsi que son patrimoine culturel entre

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catholiques romains (latins)2 et réformés, et que cette division suscita de très violents conflits lors de la Contre-Réforme, pendant la reconquête de la Transylvanie indépendante par le pouvoir impérial autrichien après l’échec des Turcs devant Vienne (1683) à la fin du XVIIe et au début du XVIIIe siècle.3

3 Ce patrimoine transylvain est partagé en un patrimoine laïque (aristocratique) et religieux. Si dans les villes le patrimoine laïque (palais, hôtels particuliers, statues) a été tant bien que mal conservé et parfois restauré au cours de l’époque du communisme de Ceauşescu, celui des campagnes, en revanche, était au début des années 1990 en fort piteux état, voire, dans certain cas, à l’état de quasi-ruines. Châteaux, castels, gentilhommières, manoirs, pavillons de chasse, bastides et citadelles, nationalisés dès 1948 lors de la prise du pouvoir par les communistes, furent simultanément transformés en écoles professionnelles, entrepôts de marchandises, garages d’engins agricoles, silos à grains ou à betteraves, dortoirs pour ouvriers agricoles, en bâtiments abritant diverses activités industrielles agro-alimentaires. Après décembre 1989 laissés à l’abandon, quelques années plus tard, à la fin des années 1990, ils offraient à la vue des paysages de ruines telles que la peinture baroque et romantique aimait à en montrer d’Italie, de Grèce et d’Orient. 4 Toutefois, le patrimoine hongrois est encore très riche en bâtiments religieux (le patrimoine allemand, c’est-à-dire le saxon luthérien et le souabe catholique aussi), distribués, depuis le XVIe siècle, entre catholiques (souvent appelés papistas en Transylvanie) et réformés, majoritairement calvinistes et minoritairement unitariens (c’est-à-dire, antitrinitaire). Il y a cependant des différences entre le patrimoine religieux urbain et celui du monde rural. La communauté urbaine hongroise de Transylvanie possède des églises catholiques gothiques et baroques devenues, par expropriation, des temples réformés. Le style en est connu, sauf que, s’il s’agit de temples réformés, à l’extérieur la statuaire à disparu et à l’intérieur tout y est blanc, sans décoration, ni figurations même décoratives. La plus ancienne église réformée de Cluj (construite en 1486)4 appartient à un gothique primitif, simple, voire même austère, et est devenue vers le milieu du XVIe siècle (1536) le temple de l’aristocratie hongroise de cette ville appelée en hongrois Kólozsvár (la citadelle de Kólosz), en allemand Klausenburg (la citadelle de Klaus), en grec et en latin Claudiopolis (la cité de Claude). 5 Cependant, il existe aussi un patrimoine religieux calviniste beaucoup plus original, que l’on rencontre dans les petits bourgs et dans les campagnes de la Transylvanie, mais encore au Sud (dans la région de Pécs) et à l’Est de la Hongrie (autour de Nyregháza). Il s’agit de bâtiments néo-gothiques5 partiellement ou totalement en bois, aux toitures faites de bardeaux. Ce néo-gothique, marqué par la hauteur de ses clochers, disproportionnée par rapport à l’abside rectangulaire, s’est reconstruit et construit dans les campagnes transylvaines et le Maramureş entre la fin du XVIIe et la fin du XVIIIe siècle sur des modèles préalables établis aux XIVe et XVe siècles6. Et, chose remarquable, ce style est commun à toutes les religions chrétiennes de Transylvanie. On trouve des églises de ce type non seulement chez les Hongrois catholiques, mais aussi chez les Roumains, tant chez les orthodoxes que chez les grecs-catholiques (les Uniates, ie. les Roumains de rite oriental unis à Rome). On a donc ici affaire à un véritable style régional (englobant quelques parties orientales et méridionales de la Hongrie actuelle) qui s’arrête à l’Est avec les églises orthodoxes de l’Ukraine sub-carpathique, certes en bois, mais à bulbes de bardeaux, ou avec celles, en dur et de style byzantin tardif de la

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Bucovine roumaine, les célébrissimes églises des monastères de Moldavie avec leurs peintures extérieures. 6 Plus surprenant encore, les églises rurales réformées des Hongrois de Transylvanie manifestent de plus intenses proximités culturelles, bien au-delà des différences théologiques, ecclésiales ou canoniques. Traits banaux, les murs intérieurs des églises de bois ou de bois et de pisé des catholiques (Hongrois), des grec-catholiques et orthodoxes (Roumains) sont peints de divers motifs bibliques de l’Ancien et du Nouveau testaments, couverts d’icônes, recouverts de diverses broderies, de tapis et de tapisseries aux thèmes géométriques, floraux et anthropomorphiques souvent éloignés d’un strict respect des canons de la représentation religieuse latine ou orientale. Cependant, le voyageur quelque peu au fait de la Réforme calviniste doit éprouver un étonnement certain devant le spectacle offert par des temples comme celui de Huedin (Bánffyhunyad Város) ou de Izvorul crişului (Körösfő) dans la région du Kalotászeg (région située à l’ouest de Cluj) pour choisir les plus représentatifs, lorsqu’il contemple les somptueux plafonds à caissons et leurs panneaux peints non seulement de décorations florales (tulipes et œillets, feuilles de vigne et grappes de raisin, feuilles d’acanthe ou de chêne, etc.), de ciels étoilés, mais, ô sacrilège pour un calviniste occidental, de représentations de formes humaines, des soleils et des lunes anthropomorphisés, Adam et Ève auprès de l’arbre de la connaissance autour duquel se tient enroulé le perfide serpent offrant la pomme. En bref, des images décoratives et des symboles anthropomorphiques que l’on retrouve chez les catholiques, mais plus encore chez les grec-catholiques et les orthodoxes. 7 Vu sans la moindre passion nationale ou religieuse, d’un regard quelque peu éloigné, sans qu’il soit pour autant dénué d’empathie, le patrimoine réformé des Hongrois des villages et des bourgs de Transylvanie montre que bien des aspects communs traversent ces lieux de culte, et, de ce fait, les rapprochent des autres religions chrétiennes qui y cohabitent. Ensemble, ils expriment une unité certaine que vient souvent renforcer, au-delà des canons des spécificités propres aux rites des diverses religions chrétiennes présentes sur cet espace, des similarités dans les modalités populaires de ces mêmes rites.7

NOTES

1. À ce propos, il convient de noter que Bucarest, la capitale de la Roumanie, située en Valachie s’est, depuis 1919, peuplée de nombreux Hongrois (aujourd’hui environ 400.000) qui n’y constituent pas une minorité institutionnellement reconnue en tant que telle à l’exception de quelques écoles et d’un lycée où l’enseignement de base est donné en hongrois. 2. Il existe dans la région de Satu Mare (Szatmar) au Nord de la Transylvanie ainsi que dans la région orientale de la Hongrie actuelle (Nyregháza) une petite minorité de Hongrois grecs- catholiques. 3. C’est à cette époque, plus précisément pendant la guerre qui mit aux prises le dernier Prince de la Transylvanie souveraine, François Rackozy II de confession catholique, que fut proclamé en 1706 l’Édit de tolérance de Turda (petite ville à l’Est de Cluj) afin de gagner à sa cause toute la

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petite noblesse hongroise calviniste et unitarienne, ainsi que les bourgeois luthériens des cités saxonnes. 4. Les plus anciennes églises de Transylvanie sont des églises romanes sises dans les régions anciennement peuplées majoritairement de Saxons installés à la fin du XIIe et au début du XIIIe siècles par les rois Hongrois de la dynastie des Arpad. Celles-ci furent au milieu du XVIe siècle transformées en temples voués à la confession d’Augsbourg, c’est-à-dire à la réforme luthérienne. La plus ancienne, construite par les Cisterciens, se trouve non loin de Bistriţa (Nord de la Transylvanie), dans un village du nom de Herina. 5. Il est entendu qu’il ne s’agit pas ici du néogothique urbain fin-de-siècle (fin du XIXe siècle) qui se rencontre dans toute l’Europe, aux États-Unis, en Australie, en Nouvelle-Zélande, au Canada, etc… 6. Chez les Roumains grecs-catholiques ce style est particulièrement spectaculaire dans les régions du Maramureş, de la Ţara lăpuşului (au Sud du Maramureş, dans la Transylvanie historique)) et dans la Ţara Chioarului (au Sud-Ouest du Maramureş, autrefois appartenant au Partium hongrois) où les églises de bois néogothiques forment un ensemble unique en Europe. 7. On pourrait faire la même remarque pour certains aspects de l’architecture et du tissage populaires ruraux. Ainsi les grands portails de bois sculptés des fermes hongroises et roumaines, et les serviettes décoratives qui ornent les murs des uns, « habillent » les icônes des autres, offrent souvent des similitudes qui appellent la présence d’une véritable identité stylistique forgée par divers emprunts réciproques au cours des siècles de cohabitation et de voisinage. Les peuples nomades ou conquérants en se sédentarisant prenaient aux paysans leurs manières de construire, leur agriculture et leurs instruments agricoles, tandis que ces derniers empruntaient aux envahisseurs des manières d’élever et de dresser les chevaux, de faire la cuisine, des type de tissage, voir parfois des rites. Ces emprunts peuvent être encore repérés dans les lexiques des diverses langues. Ces phénomènes avaient été déjà remarqués et consignés avec pertinence par un ethnographe roumain de l’entre-deux-guerres, spécialiste reconnu de l’architecture et de l’art populaire roumains et carpatiques (cf., G. OPRESCU, L’Art du paysan roumain, préf. d’H. Focillon, Bucarest, 1937 : « Ce qui est indéniable c’est que dans l’Europe centrale et orientale, depuis la Péninsule balkanique jusqu’au Nord de la Russie, en passant par la Suède et la Norvège, on retrouve partout cette tendance à orner le costume de dessins de couleurs vives, brodés ou tissés d’après d’anciens modèles communs. Malgré la diversité des détails, la différence des endroits où ces ornements se placent, il y a quelque chose de commun » (p. 48). Ce qui est dit du costume peut être étendu à la plupart des œuvres produites par la culture populaire de cette vaste zone européenne.

RÉSUMÉS

Sous un titre trompeur, l’auteur passe en revue le patrimoine religieux de la Transylvanie (dont il dépasse parfois les actuelles frontières roumaines), toutes nationalités confondues. Ainsi, il signale des similarités stylistiques existant entre les constructions appartenant aux différents rites, catholiques, réformés et orthodoxes (y compris les grecs-catholiques).

In despite of the title, the author lists the entire religious patrimony of Transylvania - sometimes passing over present-day Romanian frontiers. He emphasizes similarities between buildings that belong to diverse confessions.

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AUTEUR

CLAUDE KARNOUUH

C.E.E.M.-I.N.A.L.C.O. (C.N.R.S.), Paris

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Un patrimoine de l'identité

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Un patrimoine de l’identité : l’architecture à l’écoute des nationalismes A Patrimony of Identity: Ties Between Architecture and Nationalisms

Carmen Popescu

1 Dans ce chapitre, nous nous pencherons à la fois sur l’image que les architectes (les créateurs) se font de leur propre pays et sur celle que les politiciens (les idéologues) veulent en donner. Cette double démarche est indispensable pour toute étude d’une architecture identitaire, qui prend place entre l’idéologie et l’esthétique. Car, comme l’avait remarqué Ernest Gellner, la problématique nationaliste a rendu inséparables politique et culture1.

2 Géographiquement, l’Albanie sera le seul pays absent de notre analyse, en raison du manque d’informations ciblées, permettant d’étudier le phénomène. Chronologiquement, nous nous intéresserons surtout à la période habituellement désignée comme l’âge des nationalismes (de la seconde moitié du XIXe siècle au milieu du siècle suivant). Même si la problématique identitaire liée à la représentation de la nation est loin d’être révolue aujourd’hui, nous avons choisi ce découpage plus restreint par souci de cohérence. 3 Plutôt que de décrire les diverses réalisations investies d’un rôle identitaire, nous tenterons de décrypter les mécanismes d’identification à leur origine, afin de montrer la similitude des nationalismes architecturaux des Balkans. Cette similarité, qui lie d’ailleurs étroitement les nationalismes architecturaux en général, est d’autant plus évidente dans cette région qui a en partage un héritage historique et culturel commun. Toutefois, en forgeant ses propres images architecturales, chaque pays de la péninsule a prétendu accomplir une œuvre particulière, voire spécifique. Ceci n’est pas un paradoxe, mais tient à la substance même de l’idéologie nationaliste, qui s’affirme à travers la différence : considérer les Balkans dans leur ensemble permet de comprendre combien le phénomène des architectures identitaires a été une construction commune, où l’action d’un pays a eu des échos dans les autres.

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4 Les architectures à vocation identitaire fournissent des objets patrimoniaux par excellence. La valeur symbolique dont sont chargés la plupart de ces édifices – particulièrement ceux qui appartiennent aux « styles nationaux »– justifie leur perception en termes d’appartenance par le peuple qui les a produits. Ainsi, ils correspondent à ce que Riegl2 désignait comme des « monuments voulus », à la différence près que leur valeur de mémoire serait octroyée à la fois par leur auteur et par la postérité. Érigés à la gloire de la nation, ce sont des édifices qui se sont imposés dès leur création en tant que monuments dans le sens emblématique du terme. 5 La notion même de patrimoine apparaît maintenant. Non seulement l’idéologie nationaliste façonne l’idée de patrimoine, mais elle agit sans cesse sur sa compréhension, en se servant des monuments à ses propres fins. Ainsi le patrimoine ancien, qui inspire le vocabulaire des « styles nationaux », sert à fonder un patrimoine nouveau. 6 Pour une région qui a la réputation d’être un lieu de nationalismes explosifs –n’est-elle pas appelée la poudrière de l’Europe ?– l’expression de l’identité à travers l’architecture est, donc, incontournable.

Mise en perspective théorique

1. Identification : (s’) inventer (dans) les Balkans

7 Quand on commence à s’interroger sur la manière d’exprimer l’identité nationale au XIXe siècle, l’architecture se révèle un instrument efficace : art public par excellence, elle est réputée, dans la presse spécialisée de l’époque, accueillir le visiteur étranger et lui offrir la quintessence du pays qui l’a produite. Influencée par le climat, construite avec les matériaux du sol où elle est érigée, l’architecture reflète en même temps le degré de culture de ses bâtisseurs. Ainsi, l’image d’une nation se construit en même temps que son architecture. Comment décide-t-on de cette image ? La réponse dépend de la place qu’occupe le pays dans le concert des nations. Ainsi, la représentation identitaire se doit d’être prestigieuse (pour affirmer sa valeur), mais aussi distincte (pour bien montrer la spécificité du pays qu’elle illustre). Quand le prestige fait défaut, la distinction pallie ce manque. C’est justement le cas de la construction identitaire dans les Balkans.

8 L’image identitaire des peuples balkaniques s’est formée en superposant la représentation que les Européens ont d’eux, à celle qu’ils se renvoient à eux-mêmes. Deux clichés ont traversé les époques : les Balkans en tant qu’« Orient de l’Europe » ou en tant que « pont » entre l’Occident et le véritable Orient. Quoique antérieure à l’âge des nationalismes, la première image s’enracine par le biais des représentations des intellectuels occidentaux qui « orientalisent » la péninsule. Pour les Européens « civilisés », les Balkans représentent un Orient rendu proche. Forgée dans la deuxième moitié du XIXe siècle, cette image qui surenchérit le pittoresque local dure jusqu’après la Grande Guerre. Cette relativisation de l’histoire et de la géographie ne profite pas uniquement à une esthétique romantique, mais aussi aux desseins politiques des grandes puissances qui font des Balkans une zone d’influence. L’autre représentation, celle du pont jeté entre géographies et cultures, est celle que préfèrent les peuples de la péninsule, ni véritablement Européens (mais aspirant à intégrer le continent), ni véritablement orientaux (rejetant l’héritage oriental, tout en tirant profit de ses

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attraits). Cette condition de in-between3 est à la fois un avantage et une fatalité. Enfin, dans une autre lecture, le pont métaphorique, assurant le passage entre Orient et Occident, lie également avenir et passé. A chaque époque la perspective d’un couple antithétique qui joue un rôle essentiel dans l’imaginaire identitaire des Balkans : Occident et Orient, modernité et tradition, progrès et arriération, voire plus récemment ordre démocratique et chaos nationaliste. Ceci explique la puissante symbolique du pont de Mostar et son succès médiatique4 : sa reconstruction dépasse l’éthique du patrimoine pour se transformer en image de politique européenne. 9 Les représentations évoquées plus haut ne concordent pas toujours. Cela signifie-t-il que les Balkans n’ont pas d’identité, comme l’avait affirmé Kant dans son Anthropologie : « Les éléments nationaux de la Turquie d’Europe n’ont jamais réalisé et ne réaliseront jamais ce qu’on peut exiger pour qu’un peuple entre en possession d’un caractère déterminé »5 –ou qu’ils ont trop d’identités différentes? En fait, il ne s’agit pas tant d’identité que d’identification. Tandis que le transfert de l’identité vers le processus d’identification explique les formules variables que peuvent revêtir les images nationales, la condition même de in-between induit ce fort besoin d’identification. L’Europe occidentale –à travers les intérêts des grandes puissances– a joué un rôle considérable dans la mise au point, d’une part, du besoin d’identification, et, d’autre part, des représentations des peuples des Balkans. 10 Toute cette problématique identitaire se traduit, de manière presque directe, en architecture. 11 Schématiquement, on peut distinguer trois stades du processus d’identification : 1. Dans une première étape, les Balkans sont inventés par l’Europe, à travers les expositions universelles ; ce sont des architectes étrangers qui construisent les premiers pavillons des pays de la péninsule, misant sur l’exotisme et accentuant leur orientalisme. 2. Les Balkans s’inventent eux-même, mais toujours sous l’œil attentif de l’Europe, qui leur dicte (même si c’est de façon subreptice) le discours à représenter. 3. La fin de la Grande Guerre avec ses conséquences marque un seuil ; désormais l’identification est entièrement assumée; c’est le dynamisme que décrit Lacan : « la transformation qui se passe dans le sujet quand il assume une image »6.

12 On remarque, donc, que dans les Balkans l’identité exprimée à travers l’architecture obéit à un processus qui ressemble à celui de la colonisation. Depuis Maria Todorova7, ceux qui comparent le balkanisme à l’orientalisme les différencient par l’absence d’héritage colonial du premier. Mais les architectures de représentation produites dans les deux premiers stades du processus d’identification pourraient être considérées dans une perspective coloniale. Les pavillons des pays balkaniques aux expositions universelles ne constituent pas –avec leur orientalisme exacerbé par l’imagination fébrile d’un architecte occidental– l’unique preuve de cette mainmise. L’Europe occidentale met aussi sa marque, de manière directe ou indirecte, sur les réalisations identitaires construites sur place : dans un premier temps, ce sont les architectures « étrangères » (gage du prestige de la civilisation convoitée) qui servent d’emblème aux jeunes États de la péninsule ; ensuite, elles sont remplacées par des images « ethnicisées », fabriquées soit par des architectes occidentaux, soit par des architectes autochtones formés à l’étranger. C’est un mécanisme semblable à celui qui règle la création des architectures coloniales : au début, le colonisateur exporte sa propre architecture, puis il encourage la création d’un vocabulaire « personnalisé ». Ce mécanisme serait presque identique si les pays balkaniques n’avaient pas opté eux-

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mêmes pour l’importation des architectures étrangères. Mais, finalement, cette importation ne s’est-elle pas faite pour mieux intégrer la zone d’influence des grandes puissances ?

13 Il y a ambiguïté sur la mise en place du processus d’identification dans les pays balkaniques. On pourrait l’attribuer à un certain Zeitgeist, qui embrase progressivement le monde entier ; mais en même temps, il semble évident que l’Europe occidentale a contribué à l’« éveil » du besoin identitaire si fortement exprimé par les peuples de la région. Développer leur identité revient pour eux à la possibilité de démontrer qu’ils existent, d’où l’adoption d’un langage forgé par l’Europe occidentale, à laquelle cette affirmation était destinée. D’où, d’autre part, du côté de l’Europe la crainte que les Balkans ne perdent leur spécificité en s’« occidentalisant »8. Dans cette perspective, l’excès « orientalisant » de diverses représentations balkaniques n’est pas uniquement un phénomène de mode importé de l’Europe « civilisée », mais aussi une concession faite par les « indigènes » en vue d’une reconnaissance de leur identité. Quand les architectes étrangers invités à Istanbul par le sultan s’ingénient à exploiter l’héritage ottoman afin de créer une nouvelle architecture turque, leurs efforts semblent voués (entre autres) à contredire l’observation de Kant sur la « Turquie d’Europe ». 14 Il devient encore plus évident que cette attitude orientalisante est destinée surtout à satisfaire des attentes (d’exotisme, voire de primitivisme) de l’autre Europe quand on sait que les pays balkaniques réfutent ce même héritage ottoman. La création d’une architecture nationale représente pour ces pays une concrétisation de leur émancipation de la servitude envers l’Empire ottoman. Il est, par conséquent, hors de question que ces pays admettent la composante orientalisante de leur art traditionnel. Toutefois, l’emploi des éléments ottomans est justifié par les créateurs des « styles nationaux » qui les présentent comme autochtones (ambiguïté de la circulation et de l’assimilation des motifs) ou, même, comme exotiques (issus de l’engouement pour l’orientalisme). En bon Homo balkanicus, l’architecte de ces pays préfère mettre en valeur sa condition de « in-betweener », de médiateur entre l’Europe et l’Orient, entre la modernité et la tradition. 15 Ce schéma conceptuel de l’identification, brièvement exposé ici, plaide en faveur de l’existence d’un pendant architectural du balkanisme défini si brillamment par Maria Todorova. Nous tenterons de le faire surgir dans les pages suivantes, à travers l’analyse croisée de diverses expressions architecturales identitaires de la péninsule.

2. Les États-nations

16 Le besoin identitaire est engendré par l’avènement du nationalisme et de l’idéologie spécifique qui l’appuie. Dans les pays des Balkans, ce besoin d’identité est porté par deux facteurs primordiaux : l’Europe (incarnée par les grandes puissances) et l’État- nation.

17 Sous l’influence de l’Europe occidentale, la péninsule entière est secouée par un « réveil national », pour employer l’expression favorite des primordialistes. Les peuples balkaniques rêvent de pouvoir s’affranchir du « joug ottoman » et de former ce qui apparaît comme le fondement d’un pays moderne, l’État-nation. À son tour, l’Empire ottoman rêve de se moderniser, tout en essayant de résoudre l’équation qui tourmente aussi l’Autriche-Hongrie : un seul État, mais multinational, né de colonisations successives.

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18 C’est le climat dans lequel surgissent les architectures « nationales » dans les Balkans. L’idéologie nationaliste est un des facteurs principaux –sinon le plus significatif– qui catalysent le besoin d’identité. C’est elle aussi qui donne un élan à la création des « styles nationaux », en s’appropriant le pouvoir rhétorique de l’architecture. L’idéologie nationaliste utilise à son profit la charge morale des revivals historiques et les avancées d’une discipline naissante, l’histoire de l’art. Ainsi, si l’idée d’une architecture « nationale » est née des aspirations des intellectuels des différents pays, son évolution en « style national » se réalise par la volonté de l’État-nation. 19 Ouvrons ici une parenthèse pour justifier les guillemets d’architectures « nationales » et de « styles nationaux » : l’emploi du terme « national », qui n’est qu’un générique, exprime un souhait et non pas la réalité. Telle architecture se veut symbole de la nation qu’elle représente, mais son vocabulaire n’est « national » que par convention, car il s’inspire le plus souvent d’un style architectural circonscrit à une certaine partie du pays. Le style en question est alors considéré comme le plus représentatif, des arguments politiques s’ajoutant aux arguments esthétiques. En ce qui concerne les « styles nationaux » la situation est plus complexe : d’une part, les guillemets isolent un syntagme employé par les créateurs mêmes de ces expressions architecturales ; ils indiquent, d’autre part, le caractère erroné de ce syntagme. Ce n’est pas uniquement le terme « national » qui est trompeur (car il désigne une convention), mais aussi celui de « style » qui fait référence à un vocabulaire et à une syntaxe immuables. Or, il s’agit d’architectures polymorphes (d’où le besoin en Turquie de faire la distinction entre « le premier style national » et le « deuxième style national »), car leur motivation première n’est pas esthétique, mais idéologique. Pour aller plus loin, on peut considérer que les deux termes – architectures « nationales » et « styles nationaux » – ne se superposent pas entièrement, en raison d’une subtile différence de motivation. Les deux veulent exprimer l’identité, mais les « styles nationaux » sont officialisés pour le faire (d’où, également, l’officialisation de leur désignation). 20 Par conséquent, si les États-nations ne sont pas les initiateurs des « styles nationaux » ils sont, en revanche, leurs commanditaires par excellence. Ils s’approprient les expressions « nationales » que créent les architectes et ils les élèvent au rang d’architecture officielle. Mais il y a toujours un décalage entre les premiers tâtonnements des architectures identitaires et leur reconnaissance en tant que « style nationaux ». L’État-nation a besoin d’utiliser des emblèmes reconnaissables pour se représenter (d’où le recours, dans un premier temps, aux architectures étrangères confirmées). C’est pourquoi le jeune Le Corbusier, alors encore Edouard Jeanneret, ne remarque guère le « style national » roumain (pourtant né depuis un quart de siècle) lors de son Voyage d’Orient, en 1911. Sa description de Bucarest – « L’architecture est futile comme la vie d’ici ; de l’École des beaux-arts partout, car seuls les architectes diplômés de Paris travaillent ici »9– aurait beaucoup blessé les militants du « style national » roumain. 21 En s’appropriant le « style national », l’État vise non pas seulement à se forger une image reconnaissable, mais surtout à utiliser cette image pour renforcer sa politique. Les aspirations nationalistes de la Megale idea grecque, ou d’une Grande Serbie, d’une Grande Roumanie, d’une Grande Bulgarie, ou encore d’une Turquie moderne trouvent toutes un appui dans l’architecture de chacun de ces pays. Le rôle de l’architecture est d’autant plus important qu’il s’agit d’une véritable « nationalisation » du territoire à

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travers ces édifices de l’identité. À son tour, l’architecture « nationale » trouve un soutient concret dans la politique étatique.

3. L’Europe : des modèles à suivre

22 L’identité se définit en général par rapport à l’altérité ; dans les Balkans, l’Autre ne représente pas seulement le marqueur de sa propre identité, mais aussi (et surtout) un instigateur du besoin identitaire. Ainsi, de l’Empire ottoman aux peuples qui lui sont asservis, la péninsule cherche à se définir par rapport à l’« autre » Europe (qui la pousse dans cette quête identitaire).

23 À la fin du XVIIIe siècle, Jean-Louis Carra, secrétaire français à la cour du prince de Moldavie, écrivait dans son Histoire de la Moldavie et de la Valachie : « La France, l’Angleterre, une partie de l’Allemagne et de l’Italie occupent le centre de ce continent, & de ce centre partent les lumières qui vont éclairer les autres contrées du globe. […] Ce n’est point à des peuples barbares, ignorans, qu’il appartient les premiers de nous connoître ; c’est à nous au contraire, à nous […] à démêler le caractère, le génie, la physionomie même des peuples contemporains, placés sur cette terre comme soumis à nos observations et à nos critiques. C’est à nous enfin, à connoître ces mêmes peuples, avant que ces mêmes peuples sachent se connoître eux-mêmes et cherchent à nous connoître à leur tour »10. Son successeur, le comte d’Hauterive affirmait à son tour : « Si j’appartenois, mon Prince, à la nation sur laquelle vous allez régner, c’est pour vous que j’entreprendrois d’en devenir historien »11. Démêler le caractère d’une nation ou écrire son histoire –cela revient au même : l’Europe des Lumières se propose de révéler l’identité de l’Europe des ombres. 24 L’étranger joue donc un rôle décisif dans l’avènement et le développement des idéologies nationalistes dans la péninsule balkanique. Ce rôle est exercé par deux canaux, l’un politique et l’autre culturel (ce qui conforte la théorie de Gellner), qui entremêlent leurs influences. Les grandes puissances non seulement soutiennent le « réveil national », elles le provoquent. C’est une colonisation inversée : en provoquant le besoin identitaire et en offrant ensuite les outils nécessaires à son assouvissement, les grandes puissances attirent durablement la péninsule dans leur zone d’influence. On ne s’étonnera donc pas de l’argument que donne le brillant homme politique valaque Ion C. Brătianu pour convaincre Napoléon III de soutenir l’union des Principautés roumaines : « La France aura tous les avantages d’une colonie, sans y connaître les désavantages »12. 25 À la recherche d’un modèle d’émancipation (politique et culturelle), les Balkans s’inspirent de l’Europe du progrès. La France, l’Angleterre, la Russie, l’Empire austro- hongrois, l’Allemagne, l’Italie, leur apportent leur aide tout en imposant leur influence : du soutien diplomatique à l’ingérence politique directe, du rayonnement des systèmes de pensée à l’engouement pour la culture matérielle. Le schéma des influences exercées par l’Europe occidentale sur la péninsule balkanique est très complexe, surtout sur le plan culturel. Les acteurs principaux de cet enchevêtrement fait d’impulsions, échos, émulations et modes sont l’intellectuel autochtone et l’intellectuel étranger13. Les deux peuvent travailler de pair, partager les mêmes convictions et outils ; pourtant, leurs résultats sont rarement les mêmes, livrant deux facettes de l’identité en question. 26 L’intellectuel étranger joue le plus souvent le rôle du catalyseur. Dans tous les domaines qui concourent à la construction identitaire – histoire, arts en général,

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folklore – il apporte l’impulsion que cherche l’intelligentsia autochtone. Parfois, il la devance, se situant lui-même en pionnier de l’art national des pays concernés. À la recherche de l’exotique et de l’originel, son désir de découverte peut le mener parfois à inventer l’identité (le cas le plus célèbre restant celui du Guzla de Prosper Mérimée). Il en va de même en architecture : des figures centrales de l’architecture européenne ont influencé, par leur travail et leurs écrits, la formation de générations d’architectes des pays balkaniques ; de nombreux architectes étrangers se sont établis, ne serait-ce que pour quelques années, dans ces pays, contribuant souvent à la création d’une architecture « nationale » ; enfin, aux expositions universelles, les premiers pavillons des pays balkaniques ont été tous, sans exception, dessinés par des architectes étrangers. 27 L’intellectuel autochtone est à la fois un patriote et un propagateur : il suit, voire donne un élan aux aspirations d’émancipation de son pays, en lui apportant l’appui du modèle étranger. Ainsi, il agit par conviction, par émulation, ou tout simplement par désir d’être dans l’air du temps. Formé, dans la plupart des cas (faute d’un enseignement spécialisé local), dans des centres réputés de la culture européenne, restant souvent en relation avec le milieu intellectuel de sa formation, de retour dans son pays d’origine, il s’implique souvent dans la politique, grâce à ses acquis et à ses compétences ; il peut également contribuer à fonder une école nationale d’architecture (au sens propre et figuré du terme). Militant, il est souvent engagé dans la parution de publications spécialisées et peut occuper des postes-clés pour le progrès de son pays. 28 Les architectes locaux circulent non seulement en Europe, mais aussi à l’intérieur de la péninsule, ce qui contribue au mélange d’inspirations et de sources traditionnelles (même s’ils ne reconnaissent pas l’influence subie). Ainsi, ces créateurs d’architectures spécifiques partagent non seulement un héritage commun, mais aussi des motivations et des démarches communes. Les altérités se retrouvent en une identité commune.

4. Entre modernité et tradition

29 Ces deux forces apparemment antagonistes –la modernité, d’une part, et la tradition, d’autre part– constituent le fondement de l’identification nationale. Le processus d’identification se fait dans un double mouvement : en se projetant dans l’avenir et en prenant position par rapport au passé. Les nationalismes mettent à l’honneur le passé, afin de mieux construire l’avenir. C’est un mécanisme qui est valable pour tout processus d’identification, mais qui prend une valeur symbolique pour les pays des Balkans. La raison réside dans le rejet de l’appartenance historique et géographique. Historiquement, les pays de la péninsule ne cherchent pas seulement à se libérer de l’Empire ottoman, ils veulent aussi effacer la marque d’« orientaux » qui pèse sur eux, ce qui, géographiquement, les mène à la volonté d’intégrer l’Europe. Si l’accès à la modernité ouvre la voie vers le monde civilisé, l’appel à la tradition démontre leur « véritable » nature (celle d’avant la conquête par l’Empire ottoman). De son côté, l’Empire veut aussi s’émanciper, faisant ainsi preuve de sa viabilité.

30 Les Balkans importent de l’Europe occidentale la dialectique modernité/tradition, sans avoir vécu in extenso ses motivations. Ainsi, l’installation presque forcée de la modernité est suivie très rapidement de l’apparition de diverses formes de revivals. D’ailleurs, le besoin même d’identité est perçu dans la péninsule comme une forme de modernité. Les « styles nationaux » ne dérogent pas à cette règle, à l’instar de

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Slovenska moderna, l’architecture slovène de la fin du XIXe siècle qui se présente comme l’alliance d’un contenu national et d’une forme européenne. Cette formule est, d’ailleurs, celle qui fait école dans tous les domaines artistiques : le langage européen conforte le besoin d’être compris (donc pris en compte), tandis que les éléments « nationaux » apportent la distinction d’une spécificité souhaitée. 31 L’intérêt pour le passé, devenu indispensable pour l’édification de l’avenir, introduit deux notions-clés : la tradition et le patrimoine. Les deux représentent deux éléments primordiaux de la panoplie identitaire, qui contribuent activement à forger l’image nationale. Leur contenu et leur étendue sont des paramètres variables, fixés par l’idéologie nationale. Ainsi, même s’ils varient à travers les décennies, leur rôle reste le même, celui de soutenir cette idéologie. Ils fondent le langage architectural identitaire, qui, à son tour, détermine l’évolution de leur compréhension.

Architecture et identité

1. Nation et modernité

32 Les échanges économiques avec le reste du continent, d’une part, et la préparation des changements politiques dus à l’émancipation des pays asservis à l’Empire ottoman, d’autre part, favorisent l’intensification de la circulation des courants artistiques étrangers dans la péninsule balkanique. Les élites et les dirigeants s’approprient l’art académique propagé par les centres de l’Europe « civilisée » pour revendiquer ou proclamer leur émancipation. Les élites veulent être à la mode, tandis que les dirigeants cherchent à légitimer leur gouvernement. Dans les deux cas, les académismes divers (même dans leur version provincialisée) deviennent synonymes de progrès.

33 L’adoption des modèles européens entraîne une modernisation systématique dans tous les pays de la péninsule, à commencer par l’Empire ottoman, qui veut ainsi faire preuve de sa viabilité. Cette modernisation est formée de deux volets. Elle s’effectue d’abord à travers les règlements d’urbanisme qui encadrent et stimulent le développement des villes. Parallèlement, elle est portée par l’engouement des élites, cultivées et voyageuses, pour les architectures des pays de l’Europe occidentale avec lesquelles elles sont en contact. Si ce phénomène de mode n’est pas négligeable en raison de son ampleur, il n’explique pas toutefois la transformation des courants architecturaux étrangers en emblème des identités nationales. L’identification s’effectue au moment où les nouveaux États balkaniques adoptent ces architectures étrangères en tant que style officiel. D’une part, ces architectures, notamment le néo-classicisme et l’éclectisme académique, confèrent du prestige aux jeunes États en quête de reconnaissance ; d’autre part, elles offrent des modèles fonctionnels aux nouvelles institutions (ministères, hôtels de ville, universités, musées…) qui autrement ne trouvent pas de correspondant dans l’architecture traditionnelle du pays. 34 Les modèles étrangers adoptés en tant qu’architecture officielle des nouveaux États balkaniques émanent surtout du milieu allemand et viennois (plus actif en Serbie, Bulgarie, mais aussi en Grèce), ainsi que de l’École des Beaux-Arts de Paris (très présente en Roumanie et en Grèce). En règle générale, plus l’architecture importée est fidèle à son milieu d’origine, plus elle est efficace en tant qu’emblème de la jeune nation, d’où le fait que les gouvernements font appel à des architectes issus du même

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milieu. Pourtant, il y a des situations de « nationalisation » des modèles étrangers, comme c’est le cas en Serbie avec le « baroque serbe », alliant le baroque tardif de l’Europe centrale et les formes classiques. La cathédrale de Belgrade (1837-1840) en est un exemple éloquent. 35 Cette modernisation des Balkans à travers l’architecture présente deux cas spéciaux d’appropriation de modèles étrangers en tant qu’emblème de la nation : la Grèce et la Roumanie. 36 Le cas grec est bien particulier grâce à ce que symbolise pour l’Europe entière l’héritage de la Grèce antique. Berceau de la civilisation européenne, patrie du classicisme artistique, la Grèce enflamme les intellectuels d’Europe occidentale et, parmi eux, en plein essor du néo-classicisme, les architectes rêvent de pouvoir la reconstruire. Les plus grands noms du néo-classicisme européen apportent leur contribution à l’édification de la Grèce moderne. L’intronisation du roi Othon, fils de Louis de Bavière, ouvre la porte aux grands maîtres allemands, Leo von Klenze (qui dessine en 1834 le plan d’Athènes) et Karl Friedrich Schinkel (qui imagine ériger, de manière symbolique, les institutions du jeune État sur l’Acropole)14. Il faut ajouter les frères Hansen, Christian (l’Université 1839-1849) et Theophil (l’Observatoire, l’Académie Sinaia 1859-1887, la bibliothèque Vallianeios 1888, le Musée Archéologique Zappeion), Friedrich Gaertner (le palais royal 1836-1840), mais aussi des architectes grecs comme Stamatios Kleanthes et Lysandros Kaftanzoglu, formés le premier à Berlin et le second à Rome. Le néo-classicisme des institutions publiques s’impose naturellement comme symbole de la nouvelle identité grecque. Et pour cause, car bien qu’importé d’Europe occidentale, il s’inspire directement des monuments de la Grèce antique –Klenze et Theophil von Hansen s’impliquent dans des recherches archéologiques–, érigés dans le même marbre blanc du Pentélique. Il s’agit d’offrir à la Grèce moderne un nouvel âge d’or à travers son architecture retrouvée. En même temps, cette identité grecque ressuscitée nourrit une nouvelle fois la culture européenne. Ainsi s’installe un subtil jeu de miroirs dont les maîtres du néo-classicisme profitent pour étayer leurs théories. 37 Le cas roumain est complètement différent. L’architecture qu’adopte le jeune État, fondé en 1859 par l’union de la Valachie et de la Moldavie et devenu indépendant en 1878, après la guerre russo-turque, n’a rien en commun avec les traditions du pays. Comme les autres pays de la péninsule, au XIXe siècle, la Roumanie modernise son architecture (résidences privées, édifices publics, mais aussi églises) et l’aspect de ses villes. Mais l’œuvre des architectes étrangers –autrichiens, allemands, italiens et, plus tard, français– et des très rares roumains ne représente rien de plus qu’une volonté d’émancipation éprouvée à la fois par les élites et les dirigeants du pays. En revanche, la proclamation du Royaume roumain en 1881, mue cette volonté en politique d’État. Le gouvernement décrète en 1882 une loi concernant l’établissement d’édifices et constructions publics15, qui transforme le pays en un immense chantier, et adopte pour l’architecture des nouvelles institutions l’éclectisme académique de l’École des Beaux- Arts de Paris. Pour ce, il confie les commandes à des architectes français, Paul Gotereau16, Albert Galeron17, Louis Blanc18, Albert Ballu19, Marie-Joseph Cassien- Bernard20, ainsi qu’à des Roumains formés à Paris, Alexandru Săvulescu21, Dimitrie Maimarolu22, Ioan D. Berindei23, Filip Montoreanu, etc. La Roumanie s’oriente très tôt, dès la première moitié du XIXe siècle, vers le modèle français : la France est la « Grande sœur » auprès de laquelle on cherche un soutien politique et on s’abreuve de culture. Mais le choix de l’architecture Beaux-Arts pour les institutions du royaume est dû

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surtout au prince allemand Carol de Hohenzollern-Sigmaringen, installé sur le trône du pays depuis 1866, et dont la mère est apparentée à Napoléon III. Le roi et son gouvernement font de l’architecture française, réputée dans le monde entier, l’emblème de la Roumanie moderne : le prestige de la première éclaire la seconde. L’adoption de l’architecture Beaux-Arts dépasse le cadre institutionnel, se transformant en phénomène de mode, plébiscité à la fois par les classes supérieure et moyenne. Son succès est tel qu’au tournant du siècle Bucarest est appelé « le petit Paris » : l’identification du jeune royaume avec son modèle est accomplie.

2. « Styles nationaux ». Une ascension spectaculaire

Des débuts protéiformes

38 Les « styles nationaux » naissent sous le signe du temps. C’est l’avènement de l’ère historique, ouverte par la pensée hégélienne, qui les engendre. Les nations définissent leurs repères à travers le narratif de l’histoire, processus d’autant plus nécessaire dans les pays balkaniques qui comptent ainsi affirmer leur identité. De façon générale, les nationalismes architecturaux mêlent romantisme (aspiration vers un idéal national ; goût du pittoresque) et historicisme (regard taxinomique sur l’histoire ; résurrection du passé).

39 Dans les Balkans, l’apparition des architectures identitaires inspirées de la tradition du pays développe un double rapport avec les modèles étrangers. D’une part, elle est stimulée par ceux-ci, car elle est à la fois induite par les idéologies nationalistes et préparée par les doctrines esthétiques émanant de l’Europe occidentale. D’autre part, elle prend position contre les modèles étrangers, étant perçue comme la réaction naturelle contre ces modes envahissantes, en rupture avec la tradition locale. L’occidentalisation des villes est déplorée par les architectes locaux, à l’instar du Serbe Dragutin Inkiostri : « Un étranger qui visite notre ville ne sera pas surpris de trouver un village allemand à la place d’une capitale serbe, dans les théâtres des vaudevilles parisiens et de l’opérette viennoise à la place des belles et célèbres chansons serbes et des traditions folkloriques, [ainsi que] de la mode française et allemande au lieu des costumes populaires serbes, décents, beaux et opulents »24. 40 Si l’étranger veille sur la naissance des « styles nationaux » dans les Balkans c’est parce que aucun pays de la péninsule n’est doté d’écoles d’architecture avant la fin du XIXe siècle. On pallie ce manque, d’une part, en faisant appel aux architectes étrangers et, d’autre part, en envoyant des jeunes du pays se former dans des centres européens. Dans plusieurs cas, comme en Turquie, en Grèce ou en Serbie, les premières propositions d’expressions de l’identité nationale viennent d’architectes étrangers. L’étranger est à la fois plus curieux et plus sensible aux attraits spécifiques de la tradition locale ; de plus, de par son éducation, il est enclin à porter un regard historiciste sur l’ensemble des styles architecturaux. Les architectes étrangers ne sont pas tous animés des mêmes motifs. En Serbie, ils suivent les aspirations nationales et sont plus attachés à la dimension idéologique, comme c’est le cas du Tchèque Jan Nevole ou encore de l’Italien Carlo Maciachini. Militant panslaviste, Nevole allie éléments romans, byzantins, vénitiens et mauresques dans son projet de l’Université de Belgrade (1858-1963), premier bâtiment civil serbe d’expression nationale ; il pose ainsi les bases d’un idiome apprécié dès le départ par ses confrères, qui le considèrent comme une résurrection de la tradition locale25. Quant à Maciachini, il concrétise la

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vision de la communauté serbe de Trieste, commanditaire de l’église Saint- (1861-1869) ; celle-ci exige que l’édifice soit construit « dans le style des monuments nationaux » et l’architecte, formé à Vienne, propose la solution du néo-byzantin26. 41 En revanche, les architectes étrangers exerçant à Istanbul semblent plus séduits par le côté esthétique de la quête identitaire. Les réformes du Tanzimat, mises en œuvre depuis 1839, avaient encouragé, dans le cadre de la modernisation de l’architecture, la création d’un style néo-ottoman. Fruit des recherches des architectes étrangers comme Gaspare Fossati, Pietro Montani, Giovanni Battista Barborini, Léon Parvillée, Marie- Auguste-Antoine Bourgeois, ce style est plus influencé par la vision orientalisante alors en vogue dans l’Europe occidentale, que par les aspirations nationalistes des Jeunes Turcs. Des architectes comme Alexandre Vallaury27 et Raimondo d’Aronco28 témoignent de leur attachement à l’esprit du temps en interprétant l’héritage ottoman dans une vision nourrie par l’Art 190029. C’est une démarche très libre, très différente des revendications idéologiques serbes et de la quête d’un idéal esthétique du néo- classicisme grec. 42 Les autochtones font plus tardivement leur apparition sur la scène architecturale des Balkans. Les Grecs sont plus précoces, suivis de près par les Serbes et les Roumains qui déferlent en vagues massives à partir des années 1870, par les Turcs et, enfin, par les Bulgares (dont la première génération rentre à la maison vers le tournant du siècle). Tous ces jeunes se sont formés à l’étranger en contact direct avec les doctrines les plus avancées de l’architecture. C’est ainsi que se créent des zones d’influence, en fonction des villes fréquentées, ce qui explique l’émulation sélective des futures écoles d’architecture de la péninsule. 43 Ces jeunes architectes formés à l’étranger sont tous marqués sur le plan esthétique par les quêtes historicistes et le goût pour le pittoresque (particulièrement le vernaculaire) ; certains d’entre eux trouvent aussi dans ces tendances en vogue une impulsion et un appui idéologique pour créer une architecture identitaire exploitant les traditions locales. De par leur engagement, ceux-ci sont parfois ouvertement en conflit avec les architectes étrangers exerçant dans le pays, leur reprochant une interprétation trop libre de la tradition. 44 Définir la tradition constitue justement la question à l’ordre du jour. Que retenir des exemples du passé ? Que considérer comme « national » ? Les différentes strates d’influences étrangères accumulées à travers les siècles posent en termes de dilemme la légitimité de l’héritage local. On en arrive à nier l’existence d’un art national comme le fait ce professeur d’art de l’Université de Iaşi, en Roumanie30, pour mieux motiver les architectes contemporains à en créer un. Il n’y a pas de définition unique de la tradition, mais plusieurs manières de l’appréhender : non seulement l’histoire de l’art est une discipline naissante, sans critères axiologiques, mais en outre l’appréhension de la tradition est un processus collectif auquel participent artistes, architectes, folkloristes, hommes de lettres, historiens… De plus, dans cette quête de la tradition, les opinions des architectes sont parfois divergentes, ce qui explique le caractère protéiforme des débuts des « styles nationaux ». En Roumanie, par exemple, on distingue trois directions différentes pour affirmer la « spécificité nationale » : l’une, promue par Ion Mincu considéré comme père fondateur du « style national », associe l’architecture paysanne aux grands exemples historiques ; une autre, développée par Ion Socolescu, favorise un vocabulaire orientalisant, tirant profit de l’héritage ottoman ; une troisième, représentée par le Français André-Emile Lecomte du Nouÿ et

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l’Italien Giulio Magni, interprète en version locale les grands thèmes historiques en vogue, néo-roman, néo-gothique31. 45 L’appréhension de la tradition architecturale passe par deux voies : les recherches de terrain et l’orientation idéologique. C’est l’époque des premières études sur le terrain et des premières publications d’architecture qui joueront, d’ailleurs, un rôle majeur dans l’impulsion et le développement des « styles nationaux ». Des revues comme Analele Arhitecturii şi ale Artelor cu care se leagă (Les Annales de l’Architecture et des Arts qui s’y rattachent, fondée en 1890 à Bucarest) ou Spisanie na BIAD (Revue de la Société des Ingénieurs et Architectes Bulgares ; 1893)32 se remarquent par leur caractère engagé, contribuant effectivement par des recherches sur l’art traditionnel et des articles sur la nouvelle architecture locale à enraciner l’idée d’une architecture « nationale ». Le Serbe Mihailo Valtrović, historien de l’art et archéologue qui commence dans les années 1870 des recherches systématiques sur l’architecture médiévale serbe, justifie l’intérêt d’une résurrection du passé en expliquant que « l’architecture est ce qui caractérise le mieux l’esprit de la nation »33. 46 Dans tous les pays de la péninsule, on choisit pour représenter la tradition locale des époques artistiques chargées de symbolique idéologique. D’ailleurs les architectes sont guidés le plus souvent dans ce choix par des historiens, voire même par des hommes politiques. 47 Le « style byzantin » est considéré comme symbole majeur de la tradition en Grèce, mais surtout en Serbie et en Bulgarie, où il est d’ailleurs qualifié de « serbo-byzantin » ou de « bulgaro-byzantin ». En Grèce, c’est Theophil von Hansen en personne qui donne l’impulsion aux recherches sur les exemples byzantins ; lors de ses travaux athéniens, le Danois s’implique effectivement dans l’étude et la restauration des monuments anciens et il a la révélation de l’architecture byzantine, qu’il interprète dans le bâtiment de la pharmacie militaire (1852). Le roi Othon se passionne aussi pour cette architecture, préconisant son utilisation dans les nouveaux édifices publics athéniens : Lyssandre Kaftanzoglou suit ses conseils en réalisant l’« Ophtalmiatreion » (1852)34. Theophil von Hansen est également responsable du succès du « style byzantin » en Serbie, où il a plusieurs disciples et émules qui détournent la vogue européenne de cette architecture au profit de l’idéologie nationaliste. 48 Dans la Roumanie voisine on désigne comme sources privilégiées le « style brancovan », ainsi appelé d’après le nom du prince de Valachie Constantin Brâncoveanu (1688-1714) et –moins fréquemment employée– l’architecture du temps du prince moldave Ştefan cel Mare (1457-1504). La jeune historiographie roumaine considère les deux époques, mais surtout la première, comme les plus représentatives de l’histoire du pays, sur le plan politique et culturel à la fois : on notera que, par souci d’équilibre (même si la balance favorise nettement les traditions valaques), on couvre les deux anciennes principautés. 49 Pareillement, les architectes turcs se réfèrent aux éléments de la tradition ottomane consacrés par l’ouvrage fondateur Usul-Mimar-i Osmanli ( Principes de l’architecture ottomane), publié en 1873 à l’occasion de l’exposition universelle par le grand vizir Ibrahim Edhem Pacha, alors ministre des travaux publics. Présenté en trois langues (ottoman, français, allemand), l’ouvrage fait de l’art ottoman l’étendard identitaire non seulement de l’Empire, mais surtout du mouvement des Jeunes Turcs. Inspiré par les plus prestigieux écrits occidentaux en la matière (notamment le Dictionnaire raisonné de Viollet-le-Duc et la Grammaire de l’ornement d’Owen Jones) 35, Usul-Mimar-i donne

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l’impulsion à la création d’une architecture nationale, lui servant de référence incontournable jusque dans les années d’après-guerre. Il est intéressant d’associer l’existence de cet ouvrage fondateur à la volonté des architectes turcs de créer une expression identitaire fondée sur la pureté de la tradition. Leur démarche « archéologique » est-elle une réaction explicite contre la liberté d’interprétation dont font preuve les étrangers, comme August Jasmund, auteur de l’orientalisante gare de Sirkeci, à Istanbul (1880-1890), Alexandre Vallaury ou encore Raimondo d’Aronco? La différenciation des dénominations utilisées par les architectes turcs pour désigner leurs productions respectives est symptomatique : ils opposent leur « style national » au néo- ottoman forgé par les architectes étrangers. En même temps, la prise de position des architectes turcs n’obéit pas uniquement à un ressort idéologique : ils commencent à travailler dans les premières années du XXe siècle, donc à une époque où la démarche identitaire avait dépassé ses débuts balbutiants. 50 La quête d’une pureté archéologique des sources pousse les architectes de tous les pays de la péninsule balkanique à condamner les hybridations, surtout celles qui sont faites au nom d’une recherche esthétisante. En Serbie, par exemple, la démarche byzantinisante à la Hansen est jugée trop fantaisiste au tournant du siècle, l’architecte Dimitrije Leko déplorant la tendance « d’accepter de manière non critique tout genre d’éléments importés de l’étranger »36. Les autochtones ne sont pas épargnés non plus : en Roumanie, malgré son grand succès public, le vocabulaire orientalisant d’Ion N. Socolescu est critiqué par les tenants d’une architecture identitaire. Souvent, cette quête absolue de pureté archéologique n’est qu’illusoire, témoignant de l’ingérence de l’idéologie nationaliste. Ainsi, lors de la réfection du monastère de Rila, exemple notoire de la « Renaissance bulgare », les éléments inspirés du Mont-Athos dévoilent plus des aspirations politiques que des recherches esthétiques. 51 La quête de pureté archéologique a pourtant ses limites : il ne s’agit pas de restituer entièrement la tradition, mais de ressusciter son empreinte identitaire pour créer une nouvelle architecture de la nation moderne, donc, de greffer les éléments les plus caractéristiques de la tradition locale sur une structure moderne, empruntée aux courants en vogue de l’architecture occidentale. Cette hybridation a deux raisons principales : premièrement, les créateurs de la nouvelle architecture, étrangers ou autochtones, sont tributaires des courants occidentaux ; deuxièmement, la greffe du discours historique national sur un langage « universel » permet de le rendre compréhensible dans le monde entier. Ainsi, les édifices des divers « styles nationaux » qui naissent dans la péninsule balkanique adoptent la composition typique des académismes architecturaux enseignés dans les grands centres européens : façades symétriques, composées le plus souvent selon un schéma tripartite, pour les édifices publics ; composition pittoresque, avec une dynamique asymétrique des volumes, pour l’architecture résidentielle. L’emploi de ce schéma formaté contribue à créer une image de ressemblance des différentes architectures « nationales » de la péninsule. C’est le cas, par exemple, des projets d’Iovan Ilkić pour l’éparchie de Niš (1899) et d’Ion Mincu pour l’hôtel de ville de Bucarest (1900) : tous les deux font appel à une composition symétrique tripartite, dominée par un avant-corps central, qu’ils « particularisent » par l’ajout des citations tirées des monuments nationaux-clés. 52 Cette image de ressemblance est renforcée par le recours à un vocabulaire partagé. Il s’agit non seulement de l’emploi d’éléments issus de l’héritage commun à la péninsule, mais parfois aussi de l’invention d’éléments considérés comme emblématiques –ainsi la

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fenêtre qu’on retrouve aussi bien au palais épiscopal de Novi Sad (Vladimir Nikolić, années 1890) qu’à l’église orthodoxe des marchands roumains de Brasov (même époque)37. En même temps, du fait de l’esprit du temps, des réalisations de pays différents sont étonnamment semblables car fondées sur une démarche similaire : c’est le cas des chapelles funéraires dessinées dans les premières années du XXe siècle par Ion Mincu en Roumanie (à Bucarest et Focşani) et par Raimondo d’Aronco à Istanbul (pour le cheikh Zafir). Citons, enfin, un cas à part : celui de l’architecte bulgare Naum Tarbov38, formé en Roumanie à la toute nouvelle École d’architecture de Bucarest. Le futur auteur du marché couvert de Sofia (1910) a été certainement marqué par les aspirations partagées par la plupart des professeurs de cet établissement, la création d’un « style national » roumain39. Même s’il reste un cas isolé, il prouve l’existence des échanges architecturaux à l’intérieur de la péninsule. 53 À ce stade de développement des architectures identitaires, le vernaculaire, l’autre composante majeure de la tradition, est très peu utilisé dans les Balkans ; on lui préfère l’exemple historique, jugé plus évocateur surtout quand on l’emploie en tant que citation. Pour les rares architectes qui font une place aux éléments d’architecture « populaire » (comme on l’appelle aussi), citons encore une fois Ion Mincu, surtout pour son Buffet à Bucarest (1892) et d’Aronco, pour la maison du grand maître des cérémonies, à Istanbul (1894-1896), ou le Sale Kazir, à Yıldız (1898). Il est intéressant de remarquer que, à la même époque, en Europe occidentale, les architectures identitaires naissantes s’appuient sur l’interprétation du vernaculaire. Cela est dû à une mise en perspective différente de l’idéologie nationaliste : les jeunes États-nations ont besoin de l’histoire pour affirmer et légitimer leur identité, les nations déjà établies historiquement affinent leur identité en se penchant sur la diversité régionale du vernaculaire. Dans ce contexte, il n’est pas étonnant que le jeune Le Corbusier ait été déçu de sa rencontre avec l’architecture des Balkans : venu rencontrer le « bon sauvage »40 –l’Homo balkanicus– il trouve à sa place un paysan habillé en costume de ville. Il prend quelques croquis de l’architecture vernaculaire en Serbie, en Roumanie, en Bulgarie (les célèbres maisons de Tirnovo) et à Istanbul et s’attache à la céramique locale (la cruche au motif de Pégase, dans le musée ethnographique de Belgrade), mais pour le reste, il trouve la civilisation des Balkans ridicule. Il est donc incapable de comprendre les architectures inspirées par la tradition locale, qu’il perçoit uniquement comme pastiches du puissant langage Beaux-Arts. Sa déception devant la démarche historiciste des architectures modernes de la péninsule est semblable à celle qu’il éprouve devant le paysage : « Il faut avouer cependant notre désillusion première : les Balkans sont verts et nous les avions rêvés rouge (sic). Rouges comme de la brique sur laquelle darde le soleil ; secs, arides sans végétation. Nous n’osions pas même espérer être attaqués par des brigands puisqu’on nous avait dit qu’il n’en était point. Cependant nous nous trouvons presque dupés de rencontrer en montant des arbres comme chez nous, des chênes et des hêtres, et puis des fleurs comme chez nous […] Ne pensez-vous pas que d’immenses montagnes rouges et nues eussent évoqué davantage l’âme rude et fanatique de ces gens qu’on croit occupés à des guet-apens et à des boucheries d’hérétiques »41 ?

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Paris, Exposition universelle de 1900, le pavillon de Serbie

Paris, Exposition universelle de 1900, le pavillon de Bosnie

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Paris, Exposition universelle de 1900, le pavillon de Turquie entre ceux de l’Italie et des Etats-Unis

Des programmes architecturaux pour exprimer la nation

54 Dans les Balkans, les premiers pas vers la création d’une image identitaire se font à travers les pavillons des expositions universelles. Celles-ci jouent un rôle crucial dans le développement du besoin d’identification des pays émergents sur la scène de l’Europe occidentale. L’alliance entre l’approche taxinomique et l’engouement pour l’exotique met en avant une vision qui joue sur la différence, voire la singularité, dont s’emparent avec fantaisie les pavillons individuels. Il est intéressant de remarquer que pour les pays situés à la périphérie du monde occidental (et possédant donc un potentiel exotique important) les pavillons sont dessinés par des architectes du monde « civilisé », qui sont ainsi les premiers à en tracer les traits spécifiques. Dans la plupart des cas, ces architectes sont déjà familiarisés avec les pays qu’ils doivent représenter, soit par le biais de missions archéologiques, comme Ambroise Baudry42, auteur du pavillon roumain à l’exposition universelle de 1867 à Paris, soit par celui des restaurations de monuments, comme Léon Parvillée43 qui projette avec Giovan Battista Barborini le pavillon du Bosphore, pour la même manifestation. Ils proposent donc une interprétation fondée, au moins superficiellement, sur des études de terrain et leurs projets deviennent souvent des modèles pour les futurs « styles nationaux ». La préparation des pavillons contribue à une avancée du savoir sur le patrimoine des différents pays, comme l’atteste par exemple la monographie scientifique de l’église épiscopale de Curtea de Argeş (prise d’ailleurs comme modèle du pavillon roumain) publiée à l’occasion de l’exposition de 1867. C’est aussi le cas des Principes de l’architecture ottomane, publiés pour l’exposition de 1873 de Vienne.

55 Partant de l’idée que ces pavillons individuels doivent s’inspirer des monuments significatifs des pays qu’ils représentent, on recourt dans la plupart des cas aux édifices religieux, considérés comme les plus aboutis. Cette optique mènera à une uniformisation codée des pavillons balkaniques, très visible lors de l’exposition de 1900 où ils revêtent les apparences d’une église (Grèce, Serbie, Bulgarie, Roumanie) ou d’une

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mosquée (Empire ottoman, Bosnie). Cette uniformisation est doublement intéressante, car elle témoigne, d’une part, d’un regard commun porté sur les Balkans et, d’autre part, de la confusion entre identité nationale et appartenance spirituelle. Ce partage identitaire pousse l’architecte bulgare Anton Torniov à comparer dans un article les pavillons serbe, roumain et bulgare44, pour déplorer les manquements de ce dernier à la tradition : « le plus réussi est celui de Serbie, construit dans le style byzantin local, avec peu de différences par rapport à nos églises et monastères… Le roumain et le plus large et le plus luxueux… Le byzantinisme roumain a été représenté par un alliage de divers motifs mauresques employés pour les chapiteaux et les moulures »45. 56 Ce détournement de l’héritage religieux transformé en symbole identitaire n’est pas surprenant pour l’époque, car les peuples balkaniques eux-mêmes revendiquent la religion en tant que composante forte de leur identité. C’est la raison pour laquelle, dans la plupart des pays de la péninsule les futurs « styles nationaux » s’articulent autour de la volonté de renouveler l’architecture religieuse. La solution est apportée par le revival byzantin, qui convient à la fois sur le plan esthétique (un héritage commun, approprié à la spiritualité orthodoxe) et sur le plan idéologique (elle reflète la grandeur du passé et la résistance face à l’islamisme). En Grèce, le projet de François Boulanger pour la cathédrale d’Athènes (1842) devient un modèle ; en Serbie, le Ministère de la construction décide que seul le « style byzantin » peut être utilisé pour les projets d’églises, ce qui implique également la « byzantinisation » des anciens édifices dont les formes ne correspondent pas à cette image de l’identité nationale46. L’initiateur de ce projet est l’architecte Svetozar Ivačković, formé auprès de Hansen, à Vienne, et loué par la critique pour son église de la Transfiguration à Pančevo (1872), où revit le « style byzantin dans lequel étaient construites les plus belles et les plus célèbres églises des temps de Némanides »47. En Bulgarie aussi, on s’applique à égaler le passé, voire à le surpasser, à travers les nouvelles églises, à l’instar de la cathédrale richement décorée Saint-Alexandre Nevski de Sofia, construite par Alexander Pomerantsev (1896-1904). Mais cet édifice a une autre particularité : il introduit en Bulgarie le néo-byzantin russe, témoignant de la place occupée par l’Empire russe dans la création de l’État bulgare. En effet, la cathédrale est perçue à la fois comme symbole du jeune État et comme hommage au peuple russe et au tsar Alexandre II48. On comprend donc que le revival byzantin possède toute une dimension politisée, où pan-orthodoxie et pan-slavisme se mêlent. 57 En Roumanie, le Français André-Emile Lecomte du Nouÿ, disciple de Viollet-le-Duc auquel on avait fait appel pour la restauration de l’église épiscopale de Curtea de Argeş (celle-là même qui avait servi de modèle au pavillon roumain de l’exposition de 1867)49, démolit des monuments anciens pour pouvoir créer un vocabulaire néo-byzantin digne de la splendeur du passé. Le Français remplace ainsi les églises Saint-Dumitru (Craïova) et l’église métropolitaine (Tîrgoviste) par des édifices qui ne respectent pas le parti originel mais qui, en revanche, offrent une image idéale de ce que devrait être un art « roumain ». Ses pseudo-restaurations ont été sévèrement critiquées par ses confrères roumains, ce qui n’a pas empêché qu’elles soient prises comme modèle pour les nouvelles églises construites au début du XXe siècle. 58 Le revival byzantin s’installe ainsi, surtout en Bulgarie et Serbie via la filière pan- slaviste, en tant qu’image identitaire. « Le style byzantin a toujours eu et exerce encore une influence exclusive sur les bâtiments de notre pays ainsi que des pays voisins… On peut affirmer sans crainte que notre style national est le style byzantin modifié en

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fonction du climat, des conditions locales et des besoins », clame à la fin du XIXe siècle l’architecte bulgare Janaki Chamardjiev50. L’emploi du néo-byzantin dépasse les programmes religieux pour s’imposer aussi dans la sphère des édifices publics : à Sofia, on l’adopte pour les Bains minéraux de Petko Momtchilov et Friedrich Grünanger (1904-1907) et pour le marché couvert de Naum Tarbov (1910) ; à Belgrade, il s’impose très tôt avec le bâtiment de l’université (1858-1863). La présence du néo-byzantin confère une légitimité identitaire au vocabulaire autrement hybride de la nouvelle architecture. 59 L’adoption des expressions identitaires pour les édifices publics reste pourtant limitée ; ces courants que leurs créateurs désignent déjà comme « styles nationaux » ne sont pas encore des styles officiels des États de la péninsule balkanique. Si l’État fait appel, à travers les ministères, au langage symbolique de la nouvelle architecture, ses commandes restent ponctuelles. Toutefois, elles annoncent déjà la future officialisation de cette architecture, comme en témoignent les débats passionnés autour du concours pour l’hôtel de ville de Bucarest. Le maire de la capitale roumaine stipule clairement dans le programme de la compétition (1894) que l’emploi du « style roumain » est requis51. 60 Vers le tournant du siècle, le domaine de prédilection des créateurs inspirés par la tradition, reste l’architecture privée. Les intellectuels sont non seulement les premiers porteurs de cette nouvelle expression, ils en sont aussi à l’origine. Au côté des architectes, les commanditaires contribuent également à la mise en œuvre d’une image identitaire. En Roumanie, par exemple, l’acte de naissance du « style national » est signé par la réalisation de la petite villa commandée par à Ion Mincu (Bucarest, 1886) : « Le général Lahovary est venu me voir en me demandant de lui faire [le projet d’] une habitation dans le style roumain […] » 52, aurait confié l’architecte à un de ses disciples. Les architectes restent les acteurs décisifs dans le développement de la nouvelle expression : à eux de sensibiliser le public et de lui montrer la voie. En Bulgarie, Anton Torniov exhorte ses confrères à « trouver la manière de faire en sorte que les Bulgares se sentent dans leurs nouvelles maisons comme dans leurs maisons traditionnelles »53. La solution que propose l’architecte –se conformer au climat et aux coutumes– rappelle la position de Julien Guadet, père spirituel du régionalisme français, mais aussi la doctrine des Arts and Crafts. L’Association des Artistes Slaves du Sud « LADA » et la société d’art contemporain « Suvremenno izkustvo » oeuvrent dans cette même lignée. Les architectes qui y sont rattachés accordent leur attention non seulement aux façades mais aussi aux intérieurs, comme Georgi Fingov pour la petite villa de Vrania, près de Sofia (1906), Pentcho Koïtchev pour la nouvelle aile de Czarska Bistritsa (1912-14), ou encore Nikola Lazarov pour la résidence royale à Vrania (1912)54. 61 Le patriotisme et l’émulation, voire l’engouement pour la mode, contribuent au succès de l’architecture identitaire dans la production résidentielle. Profitant de la composante pittoresque du nouveau courant– censée exprimer le temps et l’authenticité –architectes et commanditaires s’en donnent à cœur joie en multipliant ces détails : parfois, ceux-ci n’ont rien de « national », mais copient d’autres motifs pittoresques en vogue qui circulent librement dans une Europe imbue d’exotisme et d’historicismes éclectiques. Ceci explique comment des « chalets suisses » ou des villas « mauresques » ont pu être pris pour des œuvres nationales à l’époque de leur réalisation.

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Maturité des « styles nationaux »

62 Les études sur le terrain, les progrès de l’histoire de l’art en tant que discipline, ainsi que la fondation des écoles d’architecture locales contribuent à consolider l’approche des « styles nationaux », qui partout dans la péninsule balkanique atteignent dès les années 1910 une maturité de conception et d’expression.

63 La création des écoles d’architecture constitue un facteur essentiel dans le développement des « styles nationaux ». D’une part, elles apportent une impulsion considérable aux études de la tradition locale –enseignement de l’histoire de l’architecture du pays concerné, réalisation des relevés des monuments nationaux pendant les cours pratiques– d’autre part, elles dispensent les bases de l’architecture identitaire à travers les projets d’atelier. En effet, plusieurs architectes enseignant dans ces écoles militent pour la création d’une architecture « nationale », formant dans ces préceptes les jeunes générations. L’école peut propager le nouveau courant non seulement à travers son curriculum, mais aussi à travers sa propre architecture, comme c’est le cas du nouveau local de l’école de Bucarest par Grigore Cerchez (1912-1927) qui se veut un paradigme de la doctrine du « style national ». 64 L’avancement des recherches sur l’architecture locale de chacun des pays balkaniques engendre une rigueur accrue du vocabulaire des « styles nationaux ». C’est à cette époque que s’établit de manière définitive l’ensemble d’éléments traditionnels à connotation « nationale ». Dans de nombreux cas, le vocabulaire gagne une rigueur presque « archéologique ». On compte parmi les exemples les plus accomplis les édifices de Vedat Tek à Istanbul (Palais des Postes, 1905-1909 ; gare maritime de Haydar Pacha, 1915) ou ceux de Kemaleddin Bey dans la même ville (Vakif Hani IV, 1912-1926, Istanbul). Ou encore, les réalisations de Petre Antonescu, en Roumanie (Ministère des travaux publics, 1904 ; fondation « Brătianu », 1908 –les deux à Bucarest ; préfecture à Craiova, 1912). Les trois architectes sont étroitement liés aux recherches sur la tradition locale, soit par le biais de l’enseignement, comme Vedat et Antonescu (ce dernier enseigne l’histoire de l’architecture), soit par la restauration des monuments historiques, comme Kemaleddin. Grigore Cerchez pratique lui aussi la restauration des monuments anciens et son architecture abonde en citations copiées presque telles quelles. Mentionnons, à côté de l’école d’architecture, évoquée plus haut, la nouvelle aile du palais princier de Cotroceni, à Bucarest (vers 1911), qui partage une démarche similaire. Les positions respectives de ces architectes les poussent à s’intéresser aux manifestations « classiques » de l’art local, plus susceptibles à leurs yeux de représenter l’âme de la nation (architecture seldjoukide et classicisme ottoman dans un cas, et art Brancovan dans l’autre). Ainsi, histoire et pratique se rencontrent-elles, toutes les deux au service d’une architecture identitaire. 65 À la même époque, la restauration de la fameuse église de Lazarica (1377-1380), symbolique à la fois sur le plan artistique et historique, apporte un nouvel élan à l’architecture « nationale » serbe. Ainsi, le « style morave », identifié comme plus représentatif de cette architecture, commence à être utilisé à grande échelle tant pour les édifices publics que privés. À Belgrade, Branko Tanazević compte parmi ses promoteurs les plus efficaces (central téléphonique, 1906 ; réfection du Ministère de l’Education, 1912). 66 Les recherches sur l’art traditionnel déterminent une nouvelle position doctrinaire ainsi qu’un élargissement du vocabulaire des « styles nationaux ». La tradition

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architecturale commence à être comprise dans une perspective plus large, associant de plus en plus le folklore au registre historique. Ce changement constitue un pas en avant et annonce le renouvellement que connaîtront les « styles nationaux » dans les années 1920-1930. En même temps, il ne représente qu’une variation de la thématique identitaire d’origine, car les « styles nationaux » gardent toujours leur mécanisme « narratif » d’origine, le recours au vernaculaire se limitant souvent au pittoresque décoratif et volumétrique de celui-ci. Néanmoins, les bases d’une autre vision (ethnique et non plus historique) sont maintenant posées. La création des musées ethnographiques contribue à sensibiliser les architectes aux formes de l’art populaire et à élargir, ainsi, le vocabulaire des « styles nationaux ». Nous l’avons vu, le jeune Le Corbusier s’enthousiasme devant les kilims et la poterie exposés au musée ethnographique de Belgrade, objets qui ont marqué sa compréhension du folklore55. À Sofia et à Bucarest les musées ethnographiques ouvrent tous les deux en 190656. L’établissement de Bucarest s’intitule « musée d’art national » et regroupe, de manière symptomatique, collections ethnographiques et collections d’art médiéval religieux. Placé à sa tête, l’historien de l’art Alexandru Tzigara-Samurcaş, le conçoit dès le départ comme un haut lieu d’apprentissage de l’art national. Convaincu que « l’architecture extérieure doit refléter d’abord le contenu, qui joue le rôle principal »57, il confie le projet à un fervent adepte du « style national », Nicolae Ghika-Budeşti. De plus, il fait amener de la région d’Olténie une maison paysanne qu’il expose à l’intérieur du musée, anticipant ainsi la création du Musée du village, en 1936. En effet, les paysans commencent à intéresser les architectes des Balkans, à l’instar du Serbe Dragutin Inkiostri qui se fait l’avocat d’une architecture nouvelle nourrie par le folklore « pur et non corrompu » et qui déclare : « on devrait chercher notre style national parmi les paysans et les bergers »58. 67 Le soutien apporté par les dirigeants du pays aux « styles nationaux » scelle leur officialisation qui engendrera leur expansion, à la fois en termes de territoire et en termes de programmes architecturaux. En Roumanie, l’Exposition Générale Nationale, qui célèbre en 1906 les vingt-cinq ans de la proclamation du royaume, les quarante ans de règne de Carol Ier et les mille huit cents ans d’installation des colons latins en Dacie, consacre le « style national » en tant qu’architecture emblématique du jeune État. Les aspirations nationalistes –explicites à travers tout le programme de la manifestation– légitiment le nouveau courant, le transformant en un puissant vecteur idéologique tendu vers l’accomplissement du rêve de la « Grande Roumanie ». Les architectes chargés du projet, les jeunes Victor Ştefănescu et Ştefan Burcuş, prennent leur tâche très au sérieux : non seulement ils font les projets de tous les pavillons officiels selon la doctrine du « style national », mais, pour ce faire, ils font appel à une documentation très approfondie, puisant à la fois dans les sources historiques et vernaculaires. Ils établissent ainsi de véritables modèles pour le développement futur de cette architecture, tout en contribuant à son succès populaire. 68 À la même époque, dans l’Empire ottoman, le « premier style national » devient à son tour un instrument idéologique rattaché au Comité Union et Progrès (CUP). La révolution constitutionnelle du 23 juillet 1908 se reflète concrètement dans l’architecture, par une « turcisation » de ses protagonistes et de son vocabulaire. À l’Académie des Beaux-Arts d’Istanbul, on accorde la priorité aux artistes et architectes turcs et musulmans, tandis que jusqu’alors le corps professoral était formé surtout d’Européens, Levantins, Arméniens et Grecs59. À leur tour, les créateurs du « premier

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style national » turcisent son vocabulaire, accentuant ses éléments « ethniques » et nettoyant toute trace arabisante. En même temps, les Jeunes Turcs réglementent son utilisation ; ainsi, le plan d’embellissement de la capitale (1909) stipule clairement l’obligation de recourir au « modèle turc établi par une commission compétente »60. Il est symptomatique que le siège du CUP à Ankara, construit par İsmail Haşif Bey (1917) adopte la version turcisée du « style national ». Cet édifice, couronné par de larges toitures soutenues par de forts aisseliers en bois, est associé dans l’esprit populaire à la naissance de la nation –Mustafa Kemal y livre son discours lors de l’Assemblée générale en 1920)– et cela d’autant plus que son concepteur meurt pendant la guerre d’indépendance61. Grâce aux Jeunes Turcs le « style national » commence à se répandre dans le territoire, le siège du CUP à Istanbul marquant d’ailleurs le début de cette expansion géographique. Avec la proclamation de la République, Ankara deviendra le nouveau centre de l’architecture identitaire, réunissant les édifices les plus importants sur le plan politique aussi bien qu’esthétique. Parmi ceux-ci on distingue l’« Ankara Palas » (1924-1927), œuvre des architectes qui ont le plus marqué le « premier style national », Vedat Tek et Kemaleddin Bey62. 69 Le développement des « styles nationaux » dans les territoires qui les voient naître s’accroît surtout après la Première guerre mondiale. Ce développement est, en grande partie, la conséquence des mutations et des bouleversements géopolitiques apportés par les traités à la fin de la guerre. En Serbie et en Roumanie, l’accomplissement des aspirations nationalistes –la « Grande Serbie », la « Grande Roumanie »– propulse les « styles nationaux » respectifs au rang d’architecture d’État. En effet, leur vocabulaire sert à « nationaliser » l’ensemble du territoire de ces deux pays qui sortent agrandis de la guerre. Ainsi, l’architecture identitaire devient l’emblème de l’hégémonie, comme en témoigne l’emploi du « serbo-byzantin » dans le Royaume des Serbes, des Croates et des Slovènes63. 70 Dans la Transylvanie récemment annexée à la Roumanie – le rêve le plus cher des nationalistes des deux côtés des Carpates – s’érigent une multitude de « cathédrales » orthodoxes : c’est une manière de « roumaniser » cette région dominée jusqu’alors par la culture hongroise et saxonne. De dimensions monumentales (d’où leur nom de « cathédrale », car elles abritent rarement la chaire d’un évêque) elles veulent rivaliser avec les hautes tours des églises hongroises et saxonnes. Le « style national » devient donc un emblème de la roumanité. Dans un contexte politique différent, le cas des édifices construits en Albanie, dans les territoires habités par des Macédo-roumains ou Aroumains est comparable. L’auteur d’un de ces édifices, la Maison roumaine de Korçë (avant 1917), est Dumitru Petrescu-Gopeş, qui concevra plus tard la « cathédrale » orthodoxe de Sighişoara (années 1930), en Transylvanie. 71 Mais le moteur du développement des « styles nationaux » n’est pas nécessairement l’accomplissement des aspirations nationalistes. Ainsi, les architectes bulgares défenseurs d’une expression identitaire sont directement motivés par l’échec d’une « Grande Bulgarie », ce qui prouve que les doctrines nationalistes représentent une composante forte – sinon la plus forte – de l’esprit de l’époque. Désormais, les « styles nationaux » prêteront leur vocabulaire à tous les programmes et imposeront leur esthétique dans toutes les contrées, même les plus reculées, des pays balkaniques. 72 Paradoxalement, leur développement est en partie responsable du déclin des « styles nationaux ». Victimes de leur succès, ils deviennent de plus en plus l’apanage d’épigones, qui les réduisent à un vocabulaire à la mode. D’autre part, leur

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appréhension de la tradition devenue obsolète, leur historicisme livresque les rendent incapables de véhiculer la nouvelle image des nations balkaniques métamorphosées après la guerre. Pour preuve, le pavillon serbe à l’exposition de Philadelphie (1926) ne verra jamais le jour, faute de reconnaître le « serbo-byzantin » correspondant à la nouvelle image du pays64. Dans tous les pays balkaniques, les « styles nationaux » trébuchent et cherchent donc à se renouveler eux aussi afin de correspondre à la nouvelle image de la nation. La vision historiciste cédera ainsi la place à une vision ethnique de l’identité.

3. Le renouvellement : entre national et régional

73 Les « styles nationaux » sont ébranlés par deux événements : d’une part, le succès fulgurant de l’architecture moderniste et, d’autre part, l’évolution de l’idéologie nationaliste. Pour survivre, ils doivent donc reconsidérer à la fois leurs principes esthétiques et leurs fondements idéologiques.

74 La référence identitaire change : dès la fin du XIXe siècle, une nouvelle perspective s’ouvre dans l’idéologie nationaliste, substituant à la référence historique la référence ethnique. La « race », avec tous les problèmes qu’elle engendre, dicte le nouveau discours idéologique. Pour les pays des Balkans, cette évolution pourrait se comprendre comme le passage à un nouveau stade de la représentation identitaire : on utilise d’abord l’histoire pour mieux affirmer son identité, ensuite on nuance cette image à l’aide des caractéristiques ethniques. Sur le plan doctrinal, ce changement détermine deux attitudes : d’une part, il favorise l’apparition des régionalismes, déplaçant l’accent de la nation vers la région, voire le lieu ; d’autre part, il ouvre la porte à des dérapages, menant à une ligne dure, qui radicalise la problématique identitaire, en la transformant en ce qu’on désigne aujourd’hui du terme péjoratif de « nationalisme ». 75 Sur le plan esthétique, les nouvelles représentations identitaires oscillent entre deux solutions, qui reflètent, plus ou moins les deux lignes idéologiques évoquées plus haut. Il s’agit du folklore, qui incarne la dimension ethnique dans tous ses aspects, et d’un classicisme intemporel, mâtiné de quelques touches de spécificité locale, qui renvoie à l’essence historique du peuple en question. Car ce qui change en premier lieu ce n’est pas seulement le référent identitaire, mais surtout la manière de l’interpréter. L’approche narrative de la création des « styles nationaux » cède la place à l’interprétation subtile, voire à la suggestion. Il n’est nullement question de copier des éléments de la maison paysanne, comme l’avaient fait les défenseurs des « styles nationaux », mais d’aller chercher l’essence de cette architecture. 76 Une troisième option s’insinue entre ces deux voies principales, créant un lien entre elles : la « vocation méditerranéenne », courant transnational qui allie en architecture le retour à l’ordre classique à l’essence du vernaculaire. Dans les Balkans, la voie est ouverte par les projets d’Ernest Hébrard pour reconstruire Thessalonique après l’incendie de 1917 qui l’avait dévastée. Prix de Rome, collaborateur de l’historien de l’art Charles Diehl, dans le cadre des missions de l’Armée d’Orient, et ami d’Henri Prost, qui le familiarise avec la nouvelle architecture coloniale de l’Afrique du Nord65, Hébrard imagine une version renouvelée du néo-byzantin inspirée par les monuments chrétiens de la ville et insufflée par l’esprit de la Méditerranée. Avec leur rigoureuse symétrie des façades et leurs arcades superposées, ses projets pour les principaux édifices publics de Thessalonique – l’hôtel de ville, le palais de la poste, les immeubles autour de la place

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Alexandre le Grand – vont constituer pendant des décennies des véritables prototypes pour les architectes de la péninsule. 77 En dépit de son manque de connotations « particularisantes », le modernisme sert également la cause identitaire. L’État approprie son langage, car il compte imposer une image dynamique et à la pointe du progrès, dans la technique aussi bien que dans la création artistique. Cette image est d’autant plus désirée par des pays « marginaux », qu’elle les aide à montrer qu’ils sont prêts à relever le défi du progrès européen. Ainsi, les mécanismes identitaires sont restés, dans leurs grandes lignes, les mêmes que ceux de la période précédente, seules les formules artistiques ayant changé. 78 Néanmoins, il est rare que l’État fasse appel à un modernisme radical –le cas de la République turque reste isolé. L’aspiration kémaliste « être occidental en dépit de l’Occident »66 pousse l’Etat turc à faire de ce langage épuré son emblème. Pour mieux étayer l’argument identitaire, l’architecture cubique est proclamée héritière de la maison traditionnelle turque. Ce soutien inconditionnel à un modernisme radical transcrit la volonté du pays d’affirmer ses attaches à l’Europe, malgré le déplacement du centre du pouvoir en Asie mineure. 79 Le plus souvent, le vocabulaire moderniste se teinte de nuances locales, plus ou moins faciles à déceler. Un exemple intéressant est constitué par le pavillon que Dragiša Brašovan dessine pour l’exposition internationale de Barcelone de 1929 et qui répudie, apparemment, tout renvoi aux spécificités locales pour adopter une vision abstraite (que la presse de l’exposition met sur le même plan que le très radical pavillon de l’Allemagne, par Mies van der Rohe).67 Pourtant, les bandes horizontales, blanches et noires, rythmant les façades de l’édifice, peuvent être lues comme un rappel de l’appareillage byzantin.

Un modernisme « particularisé » ou un nationalisme moderne ?

80 Tandis que le pouvoir préfère le vocabulaire du modernisme et, surtout, l’ordre monumental du néo-classicisme, les architectes s’approprient la leçon du vernaculaire afin d’inventer une nouvelle image de l’identité. Car ces expériences, nourries surtout par le folklore local, sont plus l’apanage des recherches architecturales qu’un emblème de l’État. Ce qui peut paraître paradoxal, car l’État encourage le développement des études ethnographiques, à l’image de la fondation royale Carol II qui soutient les enquêtes monographiques entreprises dans les villages roumains par le sociologue Dimitrie Gusti. Celui-ci met au point une approche complexe et originale de l’étude du monde rural : des équipes multidisciplinaires, formées de neuf spécialistes issus de domaines différents, dont un architecte, s’installent pour au moins un an dans des villages roumains afin de les analyser sous tous leurs aspects. Ces études approfondies porteront des fruits, notamment en architecture, avec, d’une part, la création du Musée du village roumain en 193668 et, d’autre part, la transposition de la tradition paysanne dans un langage moderne.

81 Ces nouvelles expériences, quoique d’expression diverse, ont deux dénominateurs communs : une conception fondée sur les principes du modernisme : l’efficacité, la fonctionnalité associées à l’interprétation épurée de la tradition vernaculaire locale. Est-ce donc du modernisme traduit en vocabulaire local, ou à l’inverse, le nationalisme adopte-t-il le langage moderne ? La réponse dépend de la perspective dans laquelle on aborde la question, surtout que les adeptes de ce nouveau courant sont à la fois des

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modernistes (qui tentent de le « personnaliser ») et des traditionalistes (reconvertis aux principes du modernisme). 82 Quoi qu’il en soit, cette nouvelle attitude convient parfaitement aux pays des Balkans qui trouvent là un moyen d’être reliés à l’Europe tout en mettant en avant leurs spécificités. Une conception identitaire redevable à la dimension ethnique ne peut que mettre à l’aise l’imagerie artistique de la péninsule regorgeant d’un folklore presque intact. 83 En Bulgarie, est créée en 1919 l’association l’« Art natif », qui regroupe artistes et architectes69. Paradoxalement, elle est née, à la suite des guerres balkaniques et de la Grande guerre, de la défaillance du projet national qui alimente l’apparition d’un nouveau type de nationalisme parmi les intellectuels. L’article-programme « L’Art natif » de Geo Milev (1920) joue sur l’ambiguïté de la notion et fait clairement la différence entre le sentiment nationaliste, qu’il appelle sentiment « national de patriotisme », et le sentiment d’appartenance, qu’il appelle « sentiment de nativité »70. C’est précisément celui-ci qui nourrit la créativité moderne. L’aspiration des intellectuels bulgares à une nouvelle expression de la spécificité locale trouve sa concrétisation dans la loi promulguée par l’Etat en 1922 pour l’encouragement de la littérature et des arts natifs. En architecture, la source d’inspiration change : ce n’est plus le passé médiéval, mais la renaissance bulgare et le vernaculaire qui rallient les suffrages des créateurs. Les œuvres de Dimitar Tsolov et Ivan Vassiliov, particulièrement la résidence d’été de Bania du roi Boris III (1926-1929) ou de Neno Yamantiev, comme la maison de Datchev à Triavna (1941) reflètent cette mutation, alliant esprit local et rigueur moderniste. Les architectes favorisent parfois l’une des deux composantes : ainsi, Todor Zlatev, pionnier de la recherche sur le patrimoine bulgare, privilégie le vernaculaire (sanatorium dans les montagnes du Rhodope, en collaboration avec Dimitar Koev, 1926), tandis que Tchavdar Mutafov proclame la possibilité de créer une architecture moderne locale, en recréant la tradition71. 84 Rappelons que Le Corbusier était convaincu également de l’existence d’un folklore moderne72. On se rend compte, d’ailleurs, que son expérience du vernaculaire balkanique –reflétée dans les croquis et les notes de ses carnets de voyage– a profondément marqué la démarche de l’architecte : à partir du thème favori de l’époque, le primitivisme (assimilé dans ce cas au folklore), il décante une spiritualité nouvelle mise au service de l’abstraction pure. Il est intéressant de remarquer que la démarche de Le Corbusier fait des émules parmi les architectes de la péninsule. Ceux-ci se placent ainsi à la fois dans la lignée des expériences européennes les plus poussées en matière d’architecture moderne et dans celle d’un régionalisme balkanique. En effet, ils contribuent à la circulation dans toute la péninsule d’un vocabulaire formel épuré, inspiré de l’habitation locale. Parmi les plus intéressants se situent les Bulgares Vassiliov et Tsolov et surtout la Roumaine Henriette Delavrancea-Gibory. Cette dernière, tirant profit de son expérience à Balcic, petite station sur la partie littorale annexée par la Roumanie après les guerres balkaniques, développe une architecture à la fois abstraite et inspirée par l’esprit des lieux. En bord de mer ou dans la capitale du pays, les réalisations de Delavrancea-Gibory sont une transposition de l’idée méditerranéenne. 85 En 1934, un an après que le IVe Congrès International d’Architecture Moderne (CIAM) se soit tenu en Grèce, le théoricien du Mouvement moderne, Sigfried Giedion écrit : « Ce que recherche l’architecture d’aujourd’hui et ce que beaucoup d’esprits ne

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comprennent pas encore, est justement qu’elle tende à tenir compte du terrain, et qu’à la fois, elle dresse fièrement l’édifice abstrait, tel qu’il est ici [en Grèce] réalisé »73. L’affirmation de Giedion s’applique parfaitement à l’architecture que pratique le grec Aristotélis Zachos. Celui-ci s’initie très tôt, depuis sa formation dans le milieu allemand à la fin du XIXe siècle, à l’emploi du vernaculaire en tant que source d’inspiration et modèle de conception. Contestant la grécité du néo-classicisme, il publie en 1911 un article fondateur, « Laïki architektoniki », qui érige l’étude du vernaculaire local au rang de devoir moral des architectes grecs74. Jouant parfois sur le pittoresque des détails et des volumes, comme dans la maison de la folkloriste Angéliki Hatzimichali à Athènes (1924), Zachos privilégie néanmoins la pureté géométrique des formes inspirées par la tradition. Ainsi, la revue Wasmuths Monatshefte für Baukunst publie la résidence de Dionysios Loverdos, à Varibopi en Attique (1928) avec la mention : « une maison d’été grecque qui n’a pas été dessinée par Le Corbusier, mais par un architecte local »75. 86 Dans l’entre-deux-guerres, les architectes de la péninsule balkanique exploitent beaucoup l’ambiguïté d’un modernisme teinté de particularisme. Ainsi, en Serbie, le Groupe d’Architectes du Mouvement Moderne (GAMM), créé symptomatiquement en 1928, au même moment que la proclamation de la dictature royale, se veut le promoteur du modernisme et du fonctionnalisme, mais adaptés aux conditions locales. Son manifeste affirme : « [La ville] a sa propre vie, ses propres besoins et coutumes. Ses moyens financiers, son climat, ses conditions de travail vont dicter la spécificité et le caractère de l’Architecture Moderne de Belgrade. C’est cette direction que nos architectes devraient prendre pour créer un style national »76. Les fondateurs de GAMM oscillent entre une interprétation plus narrative du folklore ou une épure de son essence, comme en témoignent les réalisations de Branislav Kojić. Il peut utiliser presque à la lettre le vernaculaire local –ce qu’il fait quand il s’inspire du fameux konak de la princesse Ljubica pour sa propre maison à Belgrade (1926-1927)– ou le transcender pour en atteindre l’esprit, comme le prouve son « Intérieur à la Le Corbusier », présenté lors du Salon d’Automne des Artistes de Belgrade (1929). 87 Le choix de l’approche dépend aussi du programme architectural. Ainsi, le narratif est privilégié pour les grands programmes résidentiels, comme les lotissements souvent traités en cité-jardin. C’est l’occasion d’affirmer la continuité avec les traditions locales, tout en promouvant une architecture moderne. Jan Dubovy, lui aussi membre fondateur du GAMM, est un adepte convaincu de la cité-jardin dans laquelle il voit non seulement une solution à la crise du logement –qui atteint à l’époque tous les pays des Balkans en pleine mutation économique–, mais aussi un fort contenu identitaire : « architecture slavonne, architecture de notre âme nationale que représente notre art folklorique… nos éléments slavons en bois, nos colonnes richement sculptées, les couleurs éclatantes des portes et des fenêtres seraient très beaux dans le cadre verdoyant de la cité-jardin et la cité-jardin pourrait devenir la villa slave »77. En Roumanie, Octav Doicescu adopte également la structure de la cité-jardin (il parle d’un « village-modèle ») pour le quartier d’habitation qu’il projette pour les Usines communales de Bucarest (1937-1939). L’architecte fait appel au vernaculaire local qu’il décline sous tous ses aspects –de la maison rurale à l’habitation urbaine influencée par un héritage commun balkanique. Situées dans des jardins, les petites villas, aux typologies variées, ont une structure limpide avec des volumes simples, animés par de fins décors en stuc, balcons et loggias en bois, colonnes délicatement sculptées.

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Un « ordre monumental »78

88 Si les architectes favorisent les recherches identitaires fondées sur l’assimilation du vernaculaire local dans une perspective régionaliste, l’État défend sa position centralisatrice, préférant adopter l’image monumentale d’un classicisme revisité. Celle- ci est censée représenter le prestige de la nation et son autorité sur la scène géopolitique. Le passé n’est plus utilisé comme un lien vers l’avenir, mais comme un accès direct à l’éternité.

89 De tous les pays balkaniques, la Turquie, avec son « deuxième style monumental », et la Roumanie, avec son « style Carol II », sont ceux qui tirent le plus grand profit identitaire de ce retour à l’ordre. La mort d’Atatürk en 1938 met fin à la période révolutionnaire de la République turque, ouvrant la voie à un revirement nationaliste qui se reflète également dans l’architecture officielle. Un langage austère, accentuant la verticalité d’un néo-classicisme épuré : c’est « l’ère de la pierre », comme l’a désignée rétrospectivement le plus brillant des architectes turcs de l’époque, Sedad Hakkı Eldem, auteur de l’Université d’Istanbul (1942-1943). C’est une architecture du pouvoir, adoptée partout dans le monde, mais qui rappelle surtout les relations étroites que la Turquie entretient avec l’Allemagne nazie et l’Italie fasciste. En Roumanie aussi, les architectes admirent ouvertement Il Duce et sa vision d’un monde nouveau79. L’avènement dans l’idéologie nationaliste d’une nouvelle perspective, dont le philosophe Constantin Rădulescu-Motru est le héraut, trouve sa traduction dans l’architecture du pouvoir appelée, après la proclamation de la dictature royale en 1937, « style Carol II ». Le roi en personne veille sur l’image de cette architecture, qu’adoptent tous les édifices importants de la capitale, dont le Ministère des Affaires Etrangères (fin des années 1930) et l’Académie Militaire (1937). Leur concepteur, Duiliu Marcu, est également l’auteur du pavillon roumain à l’exposition internationale de Paris de 1937. Côté rue, l’édifice affiche, comme plusieurs autres pavillons, notamment ceux de l’Allemagne et de la Russie, l’« ordre monumental » ; côté cour, il dévoile une composition intimiste, inspirée par la maison paysanne. Autrement dit, un double discours identitaire, que l’architecte saisit parfaitement. 90 Le pavillon yougoslave de cette exposition propose une autre approche identitaire, même s’il affiche, lui aussi, le retour à l’ordre. L’architecture austère de Josip Seissel est animée par la mosaïque de Milo Milunović, représentant les trois provinces, et par la sculpture de Toma Rosandić, un torse antique (symbole de la force unie du royaume). L’identité ne se narre plus, elle se devine grâce à l’allégorie.

Un régionalisme « critique »

91 La leçon du vernaculaire est tenace. C’est elle qui sortira victorieuse à la fin de la Seconde guerre mondiale. Sa persistance dans les Balkans tient à la fois d’une continuité d’approche et de son succès progressif dans le monde occidental. Ainsi, ce succès stimulera encore plus son développement –par émulation– dans la péninsule. Dans le contexte d’un monde divisé, partagé en deux blocs politiquement antagonistes, la démarche s’impose comme une alternative. Du côté capitaliste, elle représente l’alternative à l’hégémonie moderniste ; du côté socialiste, elle renoue (après l’autoritaire moment stalinien) avec l’architecture d’avant le changement politique.

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92 En principe, dans les Balkans d’après guerre, l’architecture nourrie par l’héritage vernaculaire s’impose naturellement. En Roumanie, George Matei Cantacuzino rêve d’une reconstruction portant l’empreinte de l’esprit roumain80. Il entend tirer parti de la tragédie des destructions provoquées par la guerre pour une entreprise de renouvellement de l’image du pays, fondée sur une structure « naturelle » de l’urbanisme. Avant l’instauration du réalisme socialiste, son collègue et collaborateur, Octav Doicescu, réalise deux lotissements à Brasov selon ces principes. 93 L’étude du vernaculaire mène à des solutions nouvelles, comme en témoigne le très dense volume publié par le Bosniaque Juraj Neidhardt, qui travaille au cours des années 1930 dans l’atelier de Le Corbusier, et par le Slovène Dušan Grabrijan, Arhitektura Bosne i put u suvremeno (L’architecture de Bosnie et la voie vers la modernité)81. Le livre est formé de deux volets : le premier analyse minutieusement le vernaculaire traditionnel bosniaque, tandis que le second propose des solutions modernes, inspirées des recherches des deux auteurs. Dans sa préface, Le Corbusier, dont la démarche a certainement influencé celle des deux auteurs, écrit : « […] si votre intelligence et votre sensibilité se sont entraînées à considérer les choses de la nature, comme celles de l’art, comme celles du cœur, dans le texte et le contexte –c’est-à-dire, ici à considérer une architecture locale, d’intérieur ou d’extérieur, en fonction du milieu qui l’a créée, de l’époque qui l’a fait naître, des moyens financiers et techniques qui l’ont autorisée– à ce moment vous aurez eu une information et vous aurez pu raisonner et sentir, vous vous serez nourri, vous aurez compris »82. 94 C’est la naissance de ce que les critiques d’architecture désigneront comme le « nouveau régionalisme » ou, plus tard, le « régionalisme critique »83. Un des héros de ce courant qui n’a rien de nouveau (sauf sa reconnaissance de la part des exégètes du modernisme) est le grec Dimitris Pikionis, élève de Zachos, qui avait d’ailleurs formé plusieurs autres architectes dans son atelier. L’interprétation subtile que Pikionis donne de la tradition locale (l’aménagement des collines de l’Acropole et de Philoppapos restant le plus réputé) fait des émules à la fois dans son pays et dans le monde entier. 95 En dehors de la Grèce, ce sont surtout la Turquie (où Eldem poursuit sa démarche entamée durant l’entre-deux-guerres) et la Bulgarie (où de jeunes architectes suivent, comme dans les autres pays des Balkans, la leçon de Wright, Niemeyer ou Kenzo Tange) qui développent ce « régionalisme critique », durablement associé au tourisme local. Ainsi, ce qui avait été à l’origine un contenu symbolique se transforme en dimension iconique, jouant parfois l’ambiguïté avec le nouveau courant post-moderne, contestant lui aussi l’hégémonie moderniste.

4. Les nouveaux avatars des nationalismes

96 Les nationalismes architecturaux n’ont pas pris fin avec l’essoufflement des « styles nationaux » après la Seconde guerre mondiale. D’une part, ils changent d’objectif et se convertissent en régionalisme(s) ; d’autre part, ils se trouvent confortés par l’idéologie communiste imposée comme politique d’État dans la plupart des pays de la péninsule.

97 C’est l’emprise politique qui distingue les deux positions. Les régionalismes, ainsi que nous l’avons vu, développent leur formule « critique » comme fruit de la quête individuelle des architectes, tandis que les architectures identitaires du communisme obéissent à une volonté du pouvoir. Toutefois, l’État socialiste peut se mêler aussi des

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quêtes régionalistes, en les utilisant comme support de communication. Le cas est flagrant pour les politiques du tourisme : en Yougoslavie, en Roumanie et, plus encore, en Bulgarie on encourage une architecture inspirée de l’« esprit des lieux » pour les édifices touristiques. C’est une architecture à multiples facettes, où se côtoient la vision organique de l’hôtel Yantra à Véliko-Târnovo (E. Dmitchev, T. Kolnadjiev, Ch. Pavlov ; 1959) et clin d’œil post-moderne de l’hôtel Véliko-Târnovo dans la même ville (Nikola Nikolov ; fin des années 1960 – début des années 1970) avec une tuile surdimensionnée en guise d’auvent pour l’entrée. 98 Mais la formule d’identification de l’idéologie communiste la plus reconnue reste celle du réalisme socialiste. « National en forme et socialiste en contenu », selon le dicton qu’aurait imposé Staline en personne, c’est une architecture qui prône le recours à la tradition locale, uniquement réduite à ses éléments « sains », tout en exigeant une vision uniforme. Si la Yougoslavie de Tito est très peu atteinte, la Roumanie et la Bulgarie sont marquées par cette architecture, en dépit de sa courte durée de vie : Casa Scânteii (la Maison de l’Étincelle) à Bucarest par Horia Maicu et ses collaborateurs (1950-1952) et le siège du Parti communiste à Sofia par Petco Zlatev (1949-1953) sont des classiques du genre, copiant les « bâtiments hauts » de Moscou. Mutatis mutandis, ces réalisations et bien d’autres ont joué un rôle comparable au néo-byzantin forgé un siècle auparavant qui était également doctrinaire et unificateur. 99 Le « nationalisme socialiste », qui commence à se préciser dès la fin des années 1960 et surtout au début de la décennie suivante, constitue une autre formule identitaire. Il trouve son expression la plus accomplie en Roumanie dans le nationalisme grandiloquent de Nicolae Ceauşescu, qui exhorte dès 1967 les architectes roumains à mettre en valeur la « spécificité » du peuple. L’architecte Nicolae Porumbescu devient le chef de file, transposant des motifs folkloriques en béton (maisons de la culture à Suceava, 1966-1969, et à Baia-Mare, 1967-1969). Les anciens défenseurs du « style national » roumain ne se reconnaissent pourtant pas dans ses œuvres, à l’instar d’Henriette Delavrancea-Gibory : « [L’architecture], écrit-elle, ne devient pas roumaine si on lui applique des fuseaux, des quenouilles ou des ornements de […] Brancusi. Erreur énorme, qui sera jugée plus tard » 84. 100 Après 1989, la péninsule connaît un revirement nationaliste, dû à la chute du communisme et à l’avènement de la mondialisation, qui ravivent la question identitaire en architecture. À une problématique éclatée correspondent des réponses architecturales multiples. Dans les pays ex-communistes, mais surtout en Roumanie et en Bulgarie qui, contrairement à l’ex-Yougoslavie, n’ont pas bénéficié d’un épanouissement du fonctionnalisme et d’autres courants en vogue dans le monde occidental, le nouvel emblème des grandes villes devient l’architecture « high-tech », faite de verre et de métal. Autre conséquence de la chute du communisme, la dimension spirituelle s’impose de nouveau comme composante de l’identité. Par conséquent, on remet à l’honneur l’architecture religieuse en multipliant les chantiers d’églises et de mosquées, tout en essayant de trouver des formules appropriées à l’époque. Tandis qu’en Roumanie un concours controversé pour une gigantesque « Cathédrale de la rédemption de la nation » passionne toute la population, dans les territoires musulmans de l’ex-Yougoslavie et notamment en Bosnie, on construit des mosquées imposantes d’après des modèles étrangers à la région, souvent imposés par les mécènes qui les financent.

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Sofia, église de Saint Alexandre Nevski, par Alexander Pomerantsev, 1896/1904

Cathédrale de Media, par Gheorghe Liteanu, 1928

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Baia-Mare, maison de la culture, par Nicolae Porumbescu, 1967/69

Conclusions. Quelle identité ?

101 C’étaient nos prémisse : une identité architecturale solidaire, à l’instar du « balkanisme » qu’a théorisé Maria Todorova. Solidaire ne veut pas nécessairement dire commune, car en dehors d’un héritage partagé il y a des particularités spécifiques à chaque pays de la région. Il nous semble que cette « identité » architecturale des Balkans existe, ainsi que nous avons essayé de le démontrer. Même si les images identitaires ne sont pas toujours ressemblantes, les mécanismes d’identification, en revanche, sont presque identiques.

102 On a dit des Balkans qu’ils incarnent le concept même de frontière.85 L’affirmation est vraie aussi pour leurs architectures identitaires. En marge de l’Europe « civilisée », la péninsule, jouant la carte de sa différence, devient presque un « sixième continent », comme l’avait imaginé dans l’entre-deux-guerres l’avant-gardiste serbe Ljubomir Micić 86. Elle prend pour marque la « barbarogénie » (formule consacrée par Micić) et, à terme, tend vers la « balkanisation de l’Europe » –c’est la revanche de l’Homo balkanicus.

NOTES

1. E. Gellner, Nation et nationalisme, Paris, 1999 (1983), p. 25. 2. Voir A. Riegl, Le culte moderne des monuments, Paris, 2003. 3. Voir D. I. Bjelić, “Blowing Up the ‘Bridge’”, in : D. I. Bjelić et O. Savić (éd.),Balkan as metaphor. Between globalization and fragmentation, Cambridge, 2002, p. 1-22.

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4. Parmi ses différentes utilisations comme image médiatique, mentionnons qu’il a été choisi comme image de couverture pour le livre déjà cité de D. I. Bjelić et O. Savić. 5. E. Kant, Anthropologie du point de vue pragmatique, Paris, 2002, p. 259. 6. A. Kiossev, « The Dark Intimacy : Maps, identities, Acts of Identification », in : D. I. Bjelić et O. Savić (éd.),op.cit., p. 165-190. 7. M. Todorova, Imagining the Balkans, New York/Oxford, 1997. 8. Ibid., p. 13. 9. Le Corbusier, Le Voyage d’Orient, Paris, 1966, p. 50. 10. J. L. Carra, Histoire de la Moldavie et de la Valachie, avec une dissertation sur l’état actuel de ces deux Provinces, Iaşi, 1777, p. IX-XVI. 11. Le comte d’Hauterive, Mémoire sur l’état ancien et actuel de la Moldavie, Bucarest, 1902, p. 20. 12. En 1853, I. C. Brătianu adresse un mémoire à Napoléon III, plaidant pour l’union des principautés qu’il présente comme une « victoire française ». Cité dans L. BOIA, Istorie şi mit în conştiinţa românească, Bucarest, 1997, p. 187. 13. Nous rejoignons, en partie, le schéma développé par Alexander Kiossev, qui repose sur l’« érudit patriote » et sur l’« érudit de l’Europe occidentale ». Voir « The Dark Intimacy… », art. cit., p. 175-177. 14. La proposition de Schinkel n’a pas trouvé de soutien ; à sa place, on a retenu celle des architectes Kleanthes et Schaubert. De même, les projets de bâtiments publics imaginés par Klenze n’ont pas vu le jour ; seule l’église catholique de Hagios Dionysios (dont le plan a subi des modifications par Lysandros Kaftanzoglu) porte sa marque. Voir I. N. TRAVLOS, Neo-classical architecture in Greece, Athènes, 1967. 15. N. Lascu, Legislaţie şi dezvoltare urbană. Bucureşti 1831-1952 (Institut d’architecture « Ion Mincu », thèse de doctorat), Bucarest, 1997, p. 64. 16. Transformation du palais royal (1885) et de la résidence d’été au palais de Cotroceni, fondation Carol Ier (1891), Caisse centrale d’épargne (1895) – pour citer quelques édifices, tous à Bucarest. D’ailleurs, la liste des édifices cités infra – architectes français et roumains confondus – prendra en compte seulement la production bucarestoise. 17. Banque nationale en collaboration avec Cassien-Bernard (1883-1885), Athénée roumain (1886-1888). 18. Palais du ministère de l’Agriculture (1896), faculté de Médecine (1900-1902). 19. Palais de Justice (1890-1895). 20. Il collabore avec A. Galleron pour la Banque nationale et avec André-Émile Lecomte du Nouÿ pour l’École des Ponts-et-Chaussées (1885). 21. Palais des Postes et télégraphes (1894-1900), plusieurs habitations. 22. Chambre des députés et Cercle militaire (premières années du XXe siècle), habitations. 23. Auteur de plusieurs grandes résidences (appelées « palais ») aristocratiques et bourgeoises. 24. Cité dans B. Pantelić, « Nationalism and Architecture: the Creation of a National Style in Serbian Architecture and its Political Implications », Journal of the Society of Architectural Historians, n. 1 (1997), p. 16-41 ; p. 29. 25. Ibid., p. 22-23. 26. Ibid., p. 21. 27. Italien d’origine niçoise ultérieurement naturalisé Français, il est l’auteur, entre autres, de l’École Impériale de médecine à Haydarpacha (1893-1903 ; en collaboration avec Raimondo d’Aronco) et du palais de la Dette publique (1897). 28. L’Italien a été très actif à Istanbul ; on lui doit l’École Vétérinaire de Haydarpacha (1894-99), l’ensemble de l’Ecole des Arts et Métiers, Musée des Janissaires place de l’Hippodrome (1896-1909), fontaine de Tophane d’après l’entrée de l’Imaret de Mahmoud Ier 1732 (1896-1901), etc.

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29. Pour les architectes étrangers actifs à Istanbul à cette époque voir D. Barillari et E. Godoli, Istanbul 1900, Paris, 1997. Voir aussi E. Godoli, « Vers une architecture nationale : l’architecture en Turquie du style néo-ottoman au premier style national », in : C. Popescu et I. Téodorescu (éd.),National et régional en architecture ; entre histoire et pratique, Bucarest, 2002, p. 90-95. 30. P. Verussi, « Despre arta naţională », Analele Arhitecturei, n. 7, (1891), p. 144-152, p. 145. 31. Pour le « style national » en Roumanie, voir C. Popescu, Le style national roumain : construire une nation à travers l’architecture, Rennes, 2004. 32. Voir sur le rôle de Spisanie na BIAD le très dense article de L. Stoilova et P. Iokimov, « The Search for Identifiably National Architecture in Bulgaria at the End of the 19th and During the early 20th Century », in : C. Popescu et I. Téodorescu (éd.),National et régional en architecture, op. cit., p. 96-105. 33. M. Valtrović, « Dragiša S. Milutinović, profesor Velike škole », Nova iskra, n. 3 (1901), p. 26. Cité dans B. Pantelić, art. cit., p. 20. 34. Voir V. COLONAS, « Le régionalisme en Grèce de 1840 à 1940 », in : C. Popescu et I. Téodorescu (éd.), op. cit.,p. 106-111. 35. Voir S. Bozdoğan,Modernism and Nation Building. Turkish Architectural Culture in the Early Republic, Seattle/London, 2001, p. 24. 36. Cité dans B. Pantelić, art. cit., note 76, p. 40. 37. Il est possible que les marchands roumains de Brasov aient fait appel à un architecte du milieu serbe. Nikolić, auteur du palais épiscopal de Novi Sad, était l’architecte en chef du Patriarcat Serbe, par conséquent es réalisations auraient pu fonctionner comme modèles. 38. Conformément à H. Ganchev, « The Art Nouveau Architecture in Bulgaria–Development and National Examples », in : Art Nouveau/Jugendstil Architecture in Europe, Bonn, 1988, p. 26-36, p. 27. 39. Sur l’histoire de l’École d’architecture de Bucarest voir G. Ionescu, 75 de ani de învăţămînt superior de arhitectură, Bucarest, 1973. 40. La remarque appartient à L. Blagojević, Modernism in . The elusive margins of Belgrade architecture 1919-1941, Cambridge, 2003. 41. Le Corbusier, Voyages d’Orient, carnets, Paris, 2002 (1987), Carnet 2, p. 93 et 40, p. 74, 75. 42. Voir M.-L. Crosnier-Leconte, « Un début de carrière à l’étranger. 1865-1869 », in : M.-L. Crosnier-Leconte et M. Volait (éd.), L’Egypte d’un architecte. Ambroise Baudry (1838-1906), Paris, 1998, p. 34-55. 43. Parvillée était venu en Turquie avec la mission de restaurer les monuments qui avaient souffert après le tremblement de terre à Brousse en 1855. 44. Le pavillon serbe était le seul dessiné par un architecte autochtone, Milan Kapitanović, qui n’avait adopté le style serbo-byzantin que pour cette occasion. Le pavillon bulgare était l’œuvre d’Henri Saladin, et le roumain de Camille Formigé. 45. « Vsesvetskata izlozhba v kraia na 19-to stoletie », Spisanie na BIAD, 12 (1900), p. 225-235. Cité dans L. Stoilova et P. Iokimov, art. cit., p. 96. 46. Voir B. Pantelić, art. cit., p. 20-21. 47. Cité ibid., p. 22. 48. Voir L. Stoilova et P. Iokimov, art. cit., p. 96. 49. Voir C. Popescu, « André-Emile Lecomte du Nouÿ (1844-1914) et la restauration des monuments historiques en Roumanie », in : Bulletin de la Société de l’Histoire de l’Art Français, 1998, p. 287- 308. 50. J. Chamardjiev, « Nadgrobna kapela na pokoyniia kniaz Alexandra I », Spisanie na BIAD, n. 95 (1894), p. 95. Cité dans L. Stoilova et P. Iokimov, art. cit., p. 96. 51. Voir C. Popescu, Le style national roumain, p. 82-84. Sur le concours de l’hôtel de ville de Bucarest, qui a connu plusieurs épisodes, voir aussi C. POPESCU, « The Imagery of Power : The Projects for City Hall », Centropa, vol. 2, n. 3 (sept. 2002), p. 202-211. 52. S. Cegăneanu, « Ion Mincu (1851 – 1912) », Arhitectura, n. 1 (1941), p. 28-35 ; p. 31.

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53. A. Torniov, « Nachata kuchta », Sedmitchnik na BIAD, n. 2 (1906), p. 7. Cité dans L. Stoilova et P. Iokimov, art. cit., p. 97. 54. L. Stoilova et P. Iokimov, art. cit., p. 97. 55. Il inclut dans L’Art décoratif d’aujourd’hui (1925) la photographie de la cruche ornée au Pégase, qu’il avait achetée en Serbie, lors de son voyage : « Le folklore dans sa puissance lyrique … la rivière, l’arbre, les fleurs sont transcrits en formes essentielles » (p. 34). 56. Pour le musée de Sofia, voir A.-M. Thiesse, La création des identités nationales. Europe XVIIIe-XXe siècle, Paris, 2001, p. 103. Pour celui de Bucarest, voir C. POPESCU, Le style national roumain, op. cit., p. 171-176. 57. A. Tzigara-Samurcaş, Muzeografie românească, Bucarest, 1936, p. 99. 58. Cité dans B. Pantelić, art. cit., p. 29. 59. Voir S. Bozdoğan, op. cit., p. 31. 60. « L’Embelissement de la capitale. Général Izzet Fouad Pacha », Stamboul, 9 et 10 juillet 1909. Cité dans E. Godoli, « Vers une architecture nationale », art. cit., p. 92. 61. Idem, p. 36-37. 62. Pour l’engagement politique des deux architectes, ainsi que pour la relation avec l’idéologue Ziya Gökalp, voir S. Bozdoğan, op. cit., p. 39, mais surtout E. Godoli, « Vers une architecture nationale », art. cit., p. 93. 63. Voir L. Blagojević, op. cit., p. 90. 64. À cette occasion on instaure un concours, dont les gagnants du 1 er et 2 e prix sont les architectes Petar et Branko Krstić. Voir L. Blagojević, op. cit., p. 90-91. 65. Voir V. Colonas, « La reconstruction de Thessalonique après l’incendie de 1917. De l’éclectisme au modernisme, du néo-byzantin aux arabisances, le plan Hébrard trace une nouvelle morphologie pour la ville », in : C. Popescu (éd.) et I. Téodorescu, op. cit., p. 150-157. 66. Voir S. Bozdoğan, « The Predicament of Modernism in Turkish Architectural Culture », in : S. Bozdoğan et R. Kasaba (éd.), Rethinking Modernity and National Identity in Turkey, 1997, p. 133-156. 67. Voir L. Blagojević, op. cit., p. 95-97. 68. Voir C. Popescu, Le style national roumain, op. cit., p. 296-298. 69. L. Stoilova et P. Iokimov, art. cit., p. 97. 70. G. Milev, « Rodno izkustvo », Vezni, 1 (1920-1921), p. 40-50. Cité dans L. Stoilova et P. Iokimov, art. cit., p. 97. 71. Voir L. Stoilova et P. Iokimov, art. cit., p. 99. 72. Le Corbusier, L’Art décoratif d’aujourd’hui, 1996 (1925), p. II. 73. S. Giedion, « Pallas Athéné ou le visage de la Grèce », Cahiers d’Art, n. 1-4 (1934), p. 77-80 ; p. 78. 74. Voir H. Fessas-Emanouil, « Reconciling Modernity and Tradition. The Balcanic Relevance of Aristotelis Zachos (1871-1939)–Architectural Approach and Work », in : C. Popescu et Téodorescu i., op. cit., p. 142-149. 75. Idem, p. 146. 76. B. Kojić, « Arhitektura Beograda », Vreme, le 6 janvier 1929. Cité dans L. Blagojević, op. cit., p. 10-11. 77. « Vrtarski grad », Tehnicki List, Zagreb, n. 1, 2, 3 (1925), p. 10. Cité dans L. Blagojević, op. cit., p. 131. 78. Nous empruntons cette expression à F. Borsi, L’Ordre monumental, Paris, 1986. 79. Plusieurs articles paraissent dans la revue de spécialité Arhitectura, surtout après le congrès international des architectes qui a lieu en 1935, à Rome. Voir C. Popescu, Le style national roumain, p. 334-336. 80. G. M. Cantacuzino, Despre o estetică a reconstrucţiei, Bucarest, 1947. 81. J. Neidhardt et D. Grabrijan, Arhitektura Bosne i put u suvremeno, s.l., s.d. [années 1950]. 82. Idem, p. 6.

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83. Le terme de « new regionalism » est employé par Sigfried Giedion («New regionalism», in Architecture you and me, Cambridge, 1958, p. 138-151). Le « régionalisme critique » est une création de Liane Lefaivre et Alexander Tzonis (plusieurs livres, dont le dernier : Critical Regionalism. Architecture and Identity in a Globalized World, Munich/ Berlin/ London/ New York, 2003) ; il est repris et exploité par Kenneth Framptondans « Critical regionalism Modern architecture and cultural identity », in : Modern Architecture. A critical history, London, 1992. 84. « Dacă gîndesti româneşte, nu poţi sa nu faci arhitectură românească », p. 28. 85. R. Moćnik, « The Balkans as an Element in Ideological Mechanisms », in : D. I. Bjelić et O. Savić (éd.), op.cit., p. 79-115. 86. Blagojević cite l’article de Micić publié dans Tank, n. 11/2 (1927) (L. Blagojević, op. cit., p. 9).

RÉSUMÉS

A l’heure des théories nationalistes, les peuples des Balkans aspirent à des Etats indépendants. Ceci correspond, en même temps, à une période de modernisation systématique, sous la tutelle et l’influence des Grands Pouvoirs, pris comme modèle. L’article retrace la création et l’évolution des « styles nationaux », reflet des aspirations nationalistes, perçus comme autant des réponses « authentiques » à l’influence occidentale. En deçà de leurs revendications de spécificité, ces « architectures de l’identité » sont animées par des mécanismes communs et partagent souvent un même héritage comme source d’inspiration.

When nationalist theories arose, Balkan peoples desired independent states. Simultaneously, they entered in a process of systematic modernization, under Great Powers’ supervision and influence. Creating a “national style”, which was evolutive, was a reflect of occidental patterns as well as of national, “authentic” aspirations that aimed at foiling western influence. Within their desired specificities, however, these “architectures of identity” are sustained by common mechanisms and often share the same inheritance as inspiration source.

AUTEUR

CARMEN POPESCU

Laboratoire André Chastel (C.N.R.S.), Paris

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Athènes 1833 : la guerre pour la capitale de l’État-Nation Athens 1833: Warfare for the Capital of the Nation-State

Yannis Tsiomis

1 Après la lutte pour l’indépendance (1821-1829) et la création de l’État grec (1830), la question de la capitale se transforme dès 1832 en guerre pour la capitale. Athènes est alors un village sec et ruiné (ils ne restent que soixante maisons en état de délabrement), qui souffre de la comparaison avec d’autres villes et bourgades prospères de la Grèce indépendante.

2 Ces différentes villes prétendantes ont, chacune, des atouts que leurs groupes de pression, s’attachent à promouvoir. Argos, Tripolis, Corinthe, Nauplie (la première capitale), Mégare, Le Pirée, l’Isthme sont à tour de rôle candidates pour devenir « capitale du Royaume ». Et puis il y a Syros bien qu’insulaire, ou Patras, deux centres économiques forts. Il est vrai que nombre de ces villes « ne participent pas à la vie publique » puisque leurs hommes d’affaire, « partagent leur temps entre les marchés européens et leurs comptoirs insulaires regardant avec un peu de mépris cette monarchie d’opérette dont la seule capacité consiste aux références à l’antiquité ». Mais si, dans toutes ces villes, le pouvoir local est fort, si les chefs provinciaux sont bien installés et s’ils font pression avec des appuis locaux et selon un mode clientéliste pour que leur quartier général devienne capitale, simultanément ils ont « besoin d’un espace neutre pour résoudre leurs contradictions et leurs antagonismes régionaux »1. 3 Le 20 mai 1833 – un an et demi avant l’installation du roi et du gouvernement à Athènes, le 1er décembre 1834 – parait dans le journal Athéna un article sur la question de la capitale2. Cet article est une des expressions les plus percutantes de toutes les oppositions : « Le moment approche où le peuple de la Grèce apprendra officiellement si l’Isthme ou Athènes seront le siège du Royaume de Grèce : déjà le premier [l’Isthme] détient la majorité de la Nation. Les autres [villes] n'ont recueilli jusqu'ici que les voix de leurs propres habitants et ceux des environs immédiats (...). On nous dit qu'Athènes était autrefois le siège des Arts, de la philosophie et de la civilisation; parmi ses ruines existent encore des monuments sacrés parmi lesquels il serait glorieux et profitable

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que la nouvelle capitale du Royaume soit érigée; gardant son ancien nom et contenant d'admirables antiquités elle devrait rapidement être réhabilitée, par l'affluence de philhellènes ». Mais l’article d’ Athéna poursuit en arguant que tous n’adhèrent pas à l’identification de la Grèce moderne à l’antiquité: « Bien sûr nous respectons la gloire d’Athènes classique et admirons les merveilles ancestrales qui subsistent (...) Mais est-il juste de nous laisser prendre entièrement, dans l’enthousiasme, par nos souvenirs historiques et passés, aux dépens des intérêts fondamentaux de tout un territoire national ? Parce qu’autrefois Athènes a brillé et aujourd’hui fascine notre imagination, est-il judicieux de sacrifier les vœux et les espérances d’une Nation, à l’ombre des arbres éternels et à l’esthétique de quelques philhellènes, qui brûlant de l’amour du tourisme, vont traverser comme avant [l’indépendance] la Grèce pour offrir leur adoration à l'antiquité respectée ? ». 4 Cet article condense bien la situation : Arguments économiques, pouvoirs locaux, héritage du temps de l’occupation ottomane, géopolitique s’entremêlent et dessinent l’aporie dans laquelle se trouve la Grèce, État indépendant à la sortie de l’occupation ottomane. Mais le journal poursuit et sans le savoir donne la clé de la réponse. « L'archéologie est très distante, malgré tout, de la politique et la différence entre extases esthétiques et avantages réels est grande; pourtant les nouveaux orateurs des Athéniens (...) nous promettent que [grâce à elle] la politique des Grandes Cours sera plus favorable, et que, en cas de guerre, nos ennemis Barbares [les Ottomans], reculeront devant la vue de l'Acropole sacrée ». Malgré son ironie le journaliste touche pourtant le fond du problème. Car, justement, l’archéologie sert aussi à faire de la politique et, si Athènes est choisie comme capitale, c’est grâce à son nom, grâce à ses vestiges peu visibles à l’époque. Georg Ludwig Maurer, membre de la régence bavaroise se servira deux ans plus tard dans son livre Das Griechische Volk3 de l’argument archéologique pour justifier ce choix. « Quelle ville ou quel site devraient être préférés ? C’était le grand problème. Les Moraïtes [c’est à dire les habitants du Péloponnèse] parlaient d'Argos ou Tripolitza ou Corinthe. Les Stéréohelladites [c’est à dire ceux de la Grèce du centre] parlaient d'Athènes. Colettis défendait bien sûr Mégare4. Et l’architecte Gutensohn5 parlait du Pirée! Autour du thème de la capitale, qui touchait des intérêts économiques vitaux, les discussions faisaient rage, tant parmi les privés que les officiels, et les journaux, avec d’ énormes manchettes, plaidaient les uns pour l’une, les autres pour l’autre solution »6. Selon Maurer, Corinthe et Athènes rassemblaient le plus d’avantages et après avoir donné des arguments en faveur de Corinthe (site, climat, position centrale par rapport à la Grèce) il finit par plaider ainsi pour Athènes : « Pour Athènes (comme capitale) concordaient tous les souvenirs sur la civilisation attique, les arts, les sciences, son éternelle gloire militaire. Construite près de Marathon et sur les superbes vestiges de l’antiquité classique, elle est située face à Salamine et Egine (…), les ruines des Longs Murs, le Monument de Cimon, l’Odéon, l’ancien Portique (Stoa), la prison de Socrate ‑ où il a avalé, d’après ce qu’on raconte, la ciguë ‑ le Parthénon et la Pnyx, où on croit encore entendre les paroles d’Aristide, de Démosthène et de Périclès... ». Et Maurer poursuit : « Chaque pas, chaque regard, tout rappelle les jours glorieux de la ville la plus renommée du monde Quel roi aurait pu choisir un autre siège pour son gouvernement, du moment qu’il détient le siège spirituel du monde ? C’est ainsi qu’Othon, après mure réflexion, a choisi Athènes» 7. Comme on le sait plus que l’adolescent Othon c’est son père le roi Louis Ier de Bavière qui, de Munich, « influencé par les archéologues » 8, a tranché sur cette question dont la réponse devait paraître évidente. Son passé romain, la formation de son « goût

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néoclassique » par le sculpteur Thorvaldsen, « l’astre le plus prestigieux de la cour d’artistes que Louis 1er de Bavière avait réunis autour de lui »9, avec notamment l’architecte Leo von Klenze, appelé à « corriger » le premier plan d’Athènes en 1834, a dû aiguiser sa perspicacité stratégique concernant le rôle que les antiquités joueraient pour le nouvel État. 5 Les raisons avancées par Léo von Klenze sont aussi explicites que celles de Maurer. Il justifie ce choix par « la situation exceptionnelle, les grands souvenirs et des visées de haute politique »10. Et il ajoute : « Après l’Acropole, la ville de Thésée, la ville d’Adrien, nous aurons à montrer l’Othonopolis (...). Quels souvenirs, gloire, grandeur et espoir exprime chaque nom des sites de cette ville! Et tout cela est contenu dans un seul nom : Athènes ». Et le même plaidoyer inspire l’archéologue Ludwig Ross pour qui « toute l’Europe civilisée » ne peut qu’approuver le choix et le nouveau plan de la ville11. 6 Klenze l’architecte, Ross l’archéologue et Maurer le professeur de droit coutumier germanique à Munich et régent de Grèce, répondent ainsi aux arguments des opposants au choix d’Athènes. Pour Maurer particulièrement ce n’est pas par ignorance de la situation concrète de la Grèce mais, au contraire par connaissance des attentes de l’Europe. Le régent est convaincu de la nécessité d’instrumentaliser l’archéologie et l’histoire au profit de la politique et au service des tractations diplomatiques : « Les antiquités grecques, à part le fait qu’elles provoquent un grand intérêt des historiens et archéologues, ont avant tout pour le Royaume de Grèce une signification politique énorme. Car c’était l’idée de la Grèce antique qui inspirait à toute l’Europe le grand intérêt pour la lutte des héros de la nouvelle Grèce (...). Et de nouveau l’esprit de l’antiquité grecque est celui qui doit rester dans l’avenir le point d’attache entre la Grèce actuelle et la civilisation européenne »12. 7 G.L. Maurer et les Bavarois procèdent donc à un acte politique. Le journal Athéna du 20 mai 1833 refuse Athènes au nom du développement économique et prétend que l’archéologie jouera contre le commerce, quand Maurer répond qu’elle œuvrera politiquement et économiquement pour la Grèce. Maurer aussi est contre les « touristes », contre ceux qui jettent un regard superficiel sur la Grèce et ne s’intéressent qu’à son passé. Il est contre les Grecs qui se prennent pour des « anciens ». I1 est contre tous ceux – militaires ou philologues – qui portent des regards « unilatéraux » comme il l’écrit et surtout contre les transpositions et les généralisations qui, à partir d’une discipline, prétendent tout comprendre. Il fustige d’ailleurs à propos de la Grèce « l’ignorance de toute l’Europe (...) personne ne connaît rien de la réalité grecque, chacun voit les choses selon son propre prisme et transpose » 13. Mais il sait aussi que l’utilisation de l’archéologie et de la « mémoire » ne sont pas neutres quant au devenir du commerce. 8 En octobre 1834, le journal Athéna revient de manière désespérée à la charge dans un article14 où les mêmes arguments – de situation, de commerce, de transport – sont repris et à grand renfort d’autres exemples historiques. Babylone et Ninive construites sur l’Euphrate et le Tigre, Carthage et Alexandrie sur la mer, Rome sur le Tibre, Paris sur la Seine, Londres sur la Tamise, Saint Petersbourg sur la Neva sont appelées ainsi à la rescousse. Et puis de nouveau l’antiquité revient. Pour rappeler que pendant « les guerres persiques les Grecs vont dans le Péloponnèse selon Hérodote et Eschyle ». Que « Thémistocle abandonne Athènes pour Salamine ». Et qu’enfin : « Athènes s’honore parce qu’elle existe pour toujours à travers les souvenirs (...) Sûrement il n’est pas sensé

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de fonder les intérêts de la nation grecque d’aujourd’hui seulement sur des idées archéologiques et sur les ombres des morts ». 9 Mais Athènes c’est la condition sine qua non pour construire pratiquement l’Etat néohellénique. L’abstraction Athènes fonctionne ainsi dans le sens de la sublimation de l’idée mais aussi de sa manipulation pour rassembler son territoire par la neutralisation des centres vitaux et rivaux du pays. Localisé à Athènes, le pouvoir politique abandonne le terrain où se situent les enjeux. De ce choix, il tire sa force : il se concentre en un point qui fédère physiquement et psychologiquement tous ceux qu’ailleurs leurs intérêts opposent. 10 Seule Athènes ville capitale à l’urbanisme « néoclassique » pouvait accueillir l’adhésion universelle des disparités locales. Dans la Grèce de 1833-34, il fallait inventer une Athènes. Elle était là. Et on l’a inventée.

NOTES

1. G. Burgel, Athènes. Développement d’une capitale méditerranéenne, Athènes, 1976, p. 141 et 250 [en grec]. 2. Journal Athéna, n. 114, 20 mai 1833. 3. G.L. von Maurer, , Das Griechische Volk in Öffentlicher und privatrechtlicher Beziehung vor und nach dem Freiheitskamptee bis zum 31 Juli 1834, Heidelberg, 1835 [éd. Grecque : Athènes, 1976]. 4. Ioannis Colettis, chef du parti français et futur premier ministre. Pour le général Makryannis, héros de la révolution, Colettis défendait le maintien de la capitale à Nauplie parce qu’ « il avait construit beaucoup de maisons et d’ateliers sous un nom d’emprunt et en touchait les loyers (...) et puis, la ville étant petite, il manipulait sa clique comme il l’entendait ». Général Makryannis, Mémoires, Tome B, Livre III, Athènes, 1947 (1833-1843), p. 76 [en grec]. 5. Johann Gottfried Gutensohn, (1792-1844). Proche de Louis de Bavière, architecte en chef de Munich, il est chargé de constructions à l’île de Syros. Il intervient pour que Klenze s’occupe de la révision du plan d’Athènes. 6. G.L. von Maurer, op. cit., p. 477. 7. F. Kreutzer, Discours à propos de la ville d’Athènes, mère de l’humanité, (en latin), Frankfurt 1826 (note de G.L. von Maurer) . 8. Sur le rôle de Louis ler de Bavière concernant Athènes : cf. A. Koumarianou et Y. Pétropoulos, in : Histoire de la Nation grecque, vol. XIII, Athènes, 1977, p. 58 [en grec] et K. Biris, Athènes du 19e au 20e siècle, Athènes, 1966 [en grec], p. 23. 9. M. Praz, « Le „Cavaliere Alberto“ », in : Goût néoclassique, Paris, 1989 [tr. fr.], p. 237. 10. K. Biris, op.cit., p.35. 11. L. Ross, Erinnerungen und Mittheilungen aus Griechenland, Berlin, 1863, [tr. gr. Athènes, 1976], p. 166. 12. G. L. von Maurer, op. cit., p. 544. 13. Ibid., p. 408‑409. 14. Athéna, n. 184, 8 octobre 1834.

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RÉSUMÉS

La désignation d’une capitale pour l’État grec indépendant constitua une question politique cruciale, dont les échos résonnent aujourd’hui à travers l’architecture d’Athènes du XIXe siècle. L’auteur analyse ces implications politiques, cachant derrière les aspirations de la jeune nation hellène les intérêts des Grandes puissances, et la manière dont elles ont été traduites dans la nouvelle architecture d’Athènes, terrain de mise en œuvre des doctrines esthétiques de l’Europe occidentale du temps.

Choosing a capital was a crucial political question in the independent Greek state, and one can observe its echoes in the monuments of Athens coming from the 19th c. The author analyzes these political implications, where the Great Powers interests hid behind the young Hellenistic nation. The way these implications have been transposed in the new architecture of Athens reflects esthetical dogmas of Western Europe at that time.

AUTEUR

YANNIS TSIOMIS

E.H.E.S.S., Paris

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Le monastère de Rila : incarnation du passé national bulgare of Rila: Incarnating Bulgarian National Memory

Nikolai Voukov

1 Fondé comme centre de vie érémitique sous le règne du tzar Petar, le monastère de Rila devint une des bases spirituelles de l’État bulgare au cours des différentes périodes de son existence et joua un rôle décisif dans la vie culturelle pendant plus de six siècles. Étant l’un des plus importants établissements monastiques de l’espace bulgare, Rila a nourri l’identité nationale au cours de périodes de gloire et d’épreuve et a joué un rôle déterminant dans la construction de la renaissance bulgare aux XVIIIe et XIXe siècles. Assumant progressivement des fonctions qui dépassaient de loin son rôle d’institution religieuse, il incarna régulièrement une identification symbolique de la religion, de l’appartenance ethnique, du destin historique et continua à imposer cette relation comme un idéal absolu.

2 Le rôle du monastère comme place-forte de l’esprit bulgare fut bien tracé dès l’époque de sa fondation, près du lieu où saint Ivan de Rila avait abrité sa vie ascétique. Après la mort du saint, ses reliques attirèrent largement la vénération des fidèles, ce qui justifia le projet d’établir un complexe monastique sur sa tombe et signala le début de la réputation légendaire de saint Ivan comme protecteur du peuple bulgare. Cette idée fut reprise et précisée après que la Bulgarie fut tombée sous la domination byzantine ; au panthéon des conquérants byzantins les Bulgares opposèrent alors leur propre saint. Après la restauration du royaume de Bulgarie, en 1185, afin de sanctifier le pouvoir royal et de consolider la légitimité successorale, les monarques du second royaume bulgare transférèrent les reliques de saint Ivan dans la cité royale de Tirnovo. Par la suite, au XIVe siècle, époque où les Ottomans entreprenaient la conquête des Balkans, le saint fut à nouveau la principale figure tutélaire à prier pour la protection des Bulgares en temps d’invasion. 3 Une des premières mesures prises pour restaurer le monastère et renforcer son autorité après l’invasion ottomane fut le retour des reliques de saint Ivan de la capitale dévastée à Rila, en 1469. Concernant le saint patron des Bulgares, la translation avait un

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caractère à la fois religieux et patriotique ; elle fut perçue comme un grand événement par la population tout entière. Elle réveilla l’esprit de libération, fortifia la foi du peuple et lui rappela le saint protecteur qui soutiendrait les Bulgares sous la domination ottomane. La translation des restes de saint Ivan ouvrit la voie au rôle du monastère pendant les quatre siècles suivants : être un lieu où la mémoire du passé bulgare restait vivante et où elle était l’instrument de la lutte contre l’oppression politique et religieuse. 4 Rila parvint à préserver ce qui subsistait de la tradition culturelle médiévale en enrichissant de nombreuses œuvres littéraires et artistiques le fonds de chefs-d’œuvre des époques révolues. En termes politiques, le monastère déploya une activité diplomatique intense en direction de la Serbie, de la Russie, de la Roumanie et de la Grèce et soutint la cause commune des Slaves et des Orthodoxes dans leur lutte pour la libération nationale. De plus, grâce aux efforts du fondateur de l’enseignement laïc en Bulgarie –Néophyte de Rila qui fut par deux fois abbé de ce monastère– Rila devint également un établissement scolaire où des enseignants et des membres du clergé étaient formés pour répondre aux besoins de la future nation. 5 Aux XVIIIe et XIX e siècles, l’émergence croissante de la conscience nationale des Bulgares et leur volonté de l’affirmer au moyen de la religion et de la culture eut un écho dans l’ambitieuse restauration du monastère accomplie pour l’essentiel entre 1816 et 1870. Au cours de cette époque l’église principale, dédiée à la Nativité de la Vierge fut construite, cinq églises et chapelles bâties autour du monastère et celui-ci fut entouré par une énorme muraille digne d’une forteresse. La reconstruction fut un geste symbolique majeur visant à évoquer, affirmer et réunir la nation. Dans de nombreuses villes bulgares, des donateurs contribuèrent financièrement à la rénovation du monastère, illustrant ainsi l’engagement de toute la population en faveur du berceau de l’esprit et de l’identité bulgares. Le vaste complexe monastique, avec ses trois cents salles, son église principale spacieuse et ses nombreuses églises secondaires richement décorées révéla le sentiment renforcé de patriotisme et de fierté des Bulgares à l’époque de la renaissance nationale. Les activités pédagogiques, religieuses et politiques de Rila soutenaient et illustraient toutes trois les domaines majeurs de l’action politique et culturelle : la lutte pour l’indépendance de l’État bulgare, pour son indépendance religieuse par rapport au patriarcat grec et pour l’enseignement laïque en langue populaire bulgare. En termes de programme architectural et artistique, cette vocation fut bien reflétée par la création de nombreux ensembles voués à l’éducation, dans l’élaboration visuelle d’un véritable panthéon de saints bulgares et dans les grandes lignes de la conception esthétique du projet, le monastère était conçu comme une forteresse résistant à l’oppression politique et spirituelle. 6 Des architectes de renom, des artistes et des sculpteurs sur bois prirent part à la mise en forme artistique du programme, riche de fascinantes réalisations dans le domaine de la peinture d’icônes, de la peinture murale et du décor des iconostases. Révélant une approche réaliste moderne, une liberté de création et une recherche poussée de l’identité régionale et nationale, le monastère en tant qu’œuvre d’art illustre le passage de formes traditionnelles d’images religieuses à un art décoratif influencé par l’idéal de la renaissance nationale. Le programme iconographique inclut ainsi non seulement des thèmes religieux et moraux, mais aussi des scènes à sujet politique et patriotique. Ce vigoureux pathos civil envahit aussi les icônes et les peintures murales avec des portraits de saints nationaux canonisés, des portraits de donateurs, des portraits de

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pionniers de l’histoire religieuse et civile bulgare. La présence de saints russes et slaves n’est pas moins éclairante : elle affirme l’unité du peuple slave et la Slavia Orthodoxa, opposée à l’oppression ottomane et à l’expansionnisme religieux grec. De manière ostensible, les armoiries de divers états slaves de l’époque médiévale furent largement reproduites tant dans les chefs-d’œuvre de la peinture murale que dans ceux de la sculpture sur bois. Il est également intéressant de remarquer que les moines de Rila ne craignirent pas de faire passer à la postérité jusqu’aux « nouveaux martyrs », mis à mort par les Turcs comme défenseurs de la foi chrétienne et de l’identité nationale. Un appel non déguisé à préserver l’identité nationale dans des temps difficiles d’oppression religieuse et politique était répercuté par les nombreuses inscriptions en langue bulgare moderne qui accompagnaient divers éléments du décor. 7 Dans son aspect XIXe siècle toujours préservé aujourd’hui, le monastère de Rila affiche clairement la traduction en termes architecturaux et artistiques de l’idéologie de la régénération nationale. Cette traduction s’exprime à la fois par les éléments architecturaux (coupoles, murs, arcades et voûtes) dont la grandeur entend révéler une confiance revivifiée en la patrie et par le contenu nouveau introduit par le décor interne dans les sujets et thèmes religieux traditionnels. Manifeste de la renaissance de la nation après des siècles d’occupation, les activités du monastère aussi bien que son expression artistique ont diffusé des images chargées de sens du passé bulgare, mais aussi les promesses d’un avenir réinventé au sein d’un état indépendant. Toute l’histoire du monastère, faite de vicissitudes et de reconstructions, a offert un exemple éloquent de la résistance aux épreuves et de la résurrection, dépeintes comme des éléments récurrents de l’histoire nationale. Ces notions ont été rapidement transposées dans le discours politique, soulignant le rôle de Rila comme pierre angulaire du développement de l’idéologie nationale au XIXe siècle. Logiquement le monastère devint une référence majeure lors de la création de l’état bulgare moderne, après la libération et acquit le statut de monument national vénéré qu’il conserve encore aujourd’hui.

RÉSUMÉS

Consacré à saint Ivan de Rila, figure tutélaire des Bulgares contre tout envahisseur, le monastère a joué un rôle central dans l’époque de « renaissance bulgare » des XVIIIe et XIX e siècles. Le complexe monastique fut perçu comme un lieu hautement symbolique, à la fois par son rayonnement culturel et par son accomplissement artistique (qui a servi ensuite comme modèle pour forger une architecture identitaire).

Dedicated to Holy Ivan of Rila – a protector of Bulgarians against invaders – the monastery played a key role during the “Bulgarian Renaissance” (18th-19th c.). It was a highly symbolic place because of its cultural influence and its artistic features, which were later used in order to forge an identity architecture.

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AUTEUR

NIKOLAI VOUKOV

Académie des Sciences de Bulgarie, Sofia

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L’église de Saint-Savas à Belgrade Saint-Savas’ Church in Belgrade

Bratislav Pantelić

1 L’histoire de la construction de Saint-Savas illustre l’évolution du discours politique et national sur plus d’un siècle. Initialement prévu à la fin du XIXe siècle et construit de façon intermittente au cours des sept dernières décennies, l’ambitieux monument dédié au plus vénéré des saints serbes est encore loin d’être achevé.

2 L’église est un grand édifice à coupoles qui domine le plateau de Vračar à Belgrade ; elle s’élève sur le lieu même où, selon la tradition, les Turcs ottomans brûlèrent le corps de saint Savas (1173-1236), fondateur et premier archevêque de l’Église serbe. Avec le bâtiment adjacent de la Bibliothèque nationale, elle entend symboliser les valeurs spirituelles et culturelles de la nation. Un monument à Karađorđe, chef de file de la révolte populaire contre les Ottomans au début du XIXe siècle, complète la signification du complexe architectural en tant que symbole du combat national pour l’indépendance et l’existence en tant qu’État. 3 Impressionnante par sa taille, l’église de Saint-Savas l’est moins par sa forme ; la succession d’éléments sphériques dans sa superstructure crée une silhouette pyramidale équilibrée, mais le revêtement extérieur de marbre blanc, d’une froideur dissuasive, n’est qu’une variation peu inspirée sur des partis de retour aux sources en honneur au XIXe s. L’église procède de plans exécutés en 1930 sous l’inspiration directe du patriarche Barnabas. Le projet fut arrêté de façon abrupte après quatre décennies de débats et deux concours infructueux. Loin de résoudre les divergences de vues concernant le monument national, la décision du patriarche porta le débat à son paroxysme. Parmi les sujets de discorde, la question du style était particulièrement controversée. Les deux concours, en 1905 et 1926, avaient préconisé une expression architecturale en conformité avec les monuments nationaux du Moyen Âge : pourtant, la solution retenue ne se réfère ni de près ni de loin à la tradition des constructeurs locaux. 4 Au contraire, le profil écrasé de la coupole principale et des dômes secondaires ont été conçus comme des renvois à Sainte-Sophie de Constantinople ; cette référence à l’Empire byzantin indiquait un tournant dans l’idéologie nationale confrontée aux défis

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de la coexistence dans l’environnement multiconfessionnel du royaume des Slaves du Sud créé en 1918, le nationalisme serbe se redéfinissait selon des critères confessionnels et ethniques, dans l’exaltation de l’orthodoxie, divers courants fusionnant sous le nom de Svetosavlje (« Saint-Sabaisme ») pour faire triompher un concept d’unité nationale et religieuse. Dans leurs efforts pour situer le patrimoine culturel serbe dans la tradition byzantine, les tenants de cette idéologie militante s’efforcent d’oblitérer toute trace d’influence occidentale. Le byzantinisme était assimilé au grand Empire dont la culture formait le patrimoine commun de toutes les nations orthodoxes. Par voie de conséquence, Sainte-Sophie, la grande église de Justinien, était vouée à devenir le prototype idéal de toute architecture orthodoxe. La construction de Saint-Savas débuta en 1935 mais fut interrompue pendant la seconde guerre mondiale puis abandonée par les autorités communistes qui ne considéraient pas favorablement les monuments à signification nationale. Le chantier de construction fut gelé jusqu’en 1985, année où le patriarche Germain finit par obtenir la permission de reprendre les travaux. Ce fut là le premier signe d’un rapprochement entre les autorités et l’Église. Il présageait aussi l’émergence de factions nationalistes au sein de l’élite communiste et le virage idéologique du marxisme vers un nationalisme ethnique. Quand l’Académie serbe des sciences et des arts traça les grandes lignes de l’agenda national, au cours des années suivantes, son appel à rectifier les « injustices de l’histoire» et à redéfinir les frontières nationales en conformité avec les frontières ethniques, reçut dans toute la nation un soutien sans équivoque, cette unanimité s’exprimant d’une manière plus dramatique lors de la manifestation de masse organisée en 1989 pour commémorer l’anniversaire de la bataille de Kosovo Polje. 5 Saint-Savas devint l’étendard du « réveil » national. La construction progressa dans une atmosphère de veille de guerre avec un accompagnement complaisant de revendications d’exclusivité ethnique et religieuse. Tous les débats sur la faisabilité d’une entreprise aussi ambitieuse ou sur le style architectural, qui avaient été si librement ouverts au cours des années 1930, firent place à une acceptation silencieuse. Explicite ou implicite, l’unanimité prévalait, excluant toute critique, pour louer avec enthousiasme l’Église, emblème d’une unité nationale reconquise. 6 La discorde parmi les Serbes est l’une des constantes du discours nationaliste. Elle est généralement perçue comme la cause de tous les malheurs qui ont accablé la nation, particulièrement depuis la bataille de Kosovo Polje en 1389 où les forces chrétiennes sous le commandement du prince Lazar s’opposèrent à l’armée ottomane. Leur défaite et la mort de Lazar furent imputées à la défection de l’un des nobles, Vuk Branković, qui abandonna le champ de bataille. La tradition médiévale devenue mythe national, le méchant fut transformé en symbole du traître, un Judas serbe opposé à la figure christique du prince Lazar. Cette version romantique s’implanta profondément dans la mémoire collective, non à la manière d’un mythe ou d’une métaphore, mais comme un récit absolument authentique. La typologie biblique offre un paradigme culturel d’une portée immense : cadre d’une ontologie ethnique, modèle de valeurs morales et cosmogonie fondée sur des postulats chrétiens, mais spécifiques aux Serbes. Le mythe de Kosovo Polje est à la fois un miroir du caractère national et un calque de l’histoire nationale : leur droiture innée destinait les Serbes à être des victimes. Le chemin du juste étant pavé d’épreuves et de tribulations, la trahison de Kosovo Polje demeura un rappel incessant des conséquences tragiques de la discorde nationale.

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7 Le mythe de saint Savas s’accorde bien avec cette thématique. Parmi les grandes actions les plus remarquées du saint, on note la réconciliation de ses frères ennemis, pour laquelle il est considéré comme un symbole de l’unité nationale. Ce thème sous- tend le jugement dithyrambique d’un auteur contemporain, porte-parole officieux de l’Eglise : « Le temple élevé à la mémoire de saint Savas à Vraar est la première fondation réalisée dans la concorde, l’unité et l’unanimité par le peuple serbe tout entier, par l’ensemble des Serbes, tous sans exception où qu’ils se trouvent dans le monde. Cette maison universelle, ce temple des temples dithyrambique nous l’érigeons en volonté de réconciliation, à nos propres frais, sur la terre que le Christ nous a donnée »1. 8 Cette surcharge rhétorique caractérise le discours nationaliste résurgent des deux dernières décennies ; l’archaïsme du ton s’accorde aux formes archaïques de l’église et à sa signification symbolique. Particulièrement révélatrice de cette dernière, notons la référence à Saint-Savas comme à un temple (hram) plutôt qu’à une église (crkva). Ce terme souligne le caractère exceptionnel de la construction et lui confère un statut plus élevé que celui d’un lieu de culte chrétien. C’est un temple du culte de la spécificité serbe, de la « serbité », une notion qui recouvre tout ce qui appartient aux Serbes, leur histoire, leur langue, leur religion, leur ethnie, leur patrimoine culturel, comme inhérent à leur « être national » et inséparable de lui. La nature essentielle des Serbes avait été conçue à partir de l’union physique et spirituelle entre saint Savas et son père Stefan (canonisé sous le nom de saint Siméon) fondateurs de l’Église et de l’État serbes. Au travers de l’unité du père et du fils, le séculier et le sacré se confondirent pour devenir un principe fondamental de l’attitude nationale. La serbité implique donc un penchant vers le spirituel, fondé par Savas et Siméon, puis réaffirmé par Lazar : abandonnant les liens de ce monde au profit de la grâce divine et le « royaume terrestre » pour le « royaume céleste », Lazar accomplit un sacrifice sanglant comparable à celui du Christ. « L’alliance du Kosovo », comme la désigne le discours nationaliste, devient ainsi l’accomplissement de la vocation divine des Serbes, peuple élu. 9 L’église de Saint-Savas est une manifestation extérieure du sentiment d’unicité et de bon droit engendré par l’axiome de Kosovo Polje. Couramment décrite comme la plus grande église du monde orthodoxe elle est universellement reconnue comme un monument particulier aux Serbes et comme leur accomplissement : un hommage à la gloire perdue du passé médiéval. Sa signification, toutefois, va au-delà des notions de fierté nationale et d’accomplissement. Depuis les années 1930, ce projet a servi la vision de la Svetosavlje : pas seulement l’unanimité des Serbes, mais l’unité de la nation et de la religion, le retour à l’âge d’or de Savas et Siméon où l’État serbe et l’Église orthodoxe ne faisaient qu’un.

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Belgrade, l’église de Saint-Savas, étude en perspective soumise au concours de 1926, par Aleksandar Deroko

Belgrade, l’église de Saint-Savas, vue du Sud-Ouest

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NOTES

1. M. Bećković. Glas Javnosti, 24 juil. 2001.

RÉSUMÉS

A travers les diverses étapes de sa construction, étalée sur plusieurs décennies, l’église de Saint- Savas incarne le discours nationaliste serbe. L’article examine la manière dont la politique a influé sur la conception hautement symbolique de cet édifice – pensé comme le paradigme du moment historique de Kosovo Polje –, suivant les tribulations de sa mise en œuvre.

In considering the many stages of Saint-Savas’ Church construction, one can say that it embodies Serbian nationalist discourse because politics have influenced on the conception of this highly symbolic building, projected as an historical echo of Kosovo Polje.

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La réhabilitation idéologique post- stalinienne de l’architecture vernaculaire Post-Stalin Ideological Rehabilitation of Vernacular Architecture

Augustin Ioan

1 Au lendemain de l’épisode stalinien roumain, dans le contexte politique d’une volonté d’éloignement de Moscou des communistes roumains, l’architecture vernaculaire est de nouveau courtisée par les architectes. Ils la considèrent comme une possible source d’inspiration « oubliée » ou, plus précisément, idéologisée à l’excès. Les informations que ces architectes m’ont fournies au cours des interviews qui ont soutenu ma recherche, comme les textes publiés pendant cette période montrent que l’architecture « populaire », vernaculaire, était considérée comme « de gauche ». Dans le débat sur la manière dont on allait édifier après le stalinisme des édifices représentatifs, un choix était proposé entre l’architecture byzantine –comme celle promue par l’architecte Simotta au Palais métropolitain, ou celle, revisitée dans un esprit moderne, par l’équipe qui a réalisé l’Ecole Polytechnique à Bucarest– et l’architecture vernaculaire ou paysanne. La seconde a gagné, plutôt pour des raisons idéologiques : le vernaculaire devient une possible source de « rationalité », voire de modernité dans la perspective du discours khrouchtchevien : efficacité dans l’utilisation des matériaux, sobriété dans la décoration plaident en sa faveur. Par conséquent, il peut irriguer une fois de plus le discours architectural « urbain » qui avait momentanément oublié ses racines naturelles.1

2 C’est dans un esprit similaire conjuguant modernité et archaïsme, puisque l’archaïque est redécouvert comme une possible source de modernité, qu’a été créé, entre 1955 et 1957, le petit lotissement d’habitations sociales du quartier Catelu adjacent à l’avenue Mihai Bravu de Bucarest. Tiberiu Niga, un architecte distingué de l’entre-deux-guerres, fit bénéficier le projet de Catelu de son intérêt jamais démenti pour l’architecture « populaire » roumaine, une architecture redevenue politiquement correcte à l’époque, grâce à la reconnaissance du caractère « de gauche » du vernaculaire, qui le faisait

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sortir, au moins pour une courte période, d’un contexte d’orientations nationalistes, toujours considérées « de droite », sinon purement « fascistes ». La justification du lotissement d’habitations « d’urgence » Catelu/Mihai Bravu est double : d’une part, les appartements d’une seule ou de deux pièces tireraient leur origine de « notre demeure traditionnelle »2, d’autre part le lotissement reprendrait les thèmes communs aux architectures expérimentées dans le domaine - on ne précise pas lesquelles, mais le contexte indique qu’il ne s’agit pas de celles du camp socialiste. Le traitement plastique vise à l’obtention d’une « architecture humaine »3, avec tous les traits que nous reconnaissons au canon moderne : « la simplicité des formes, l’expression sincère des fonctions », des traits qui sont aussi à identifier comme étant propres à « notre architecture traditionnelle »4. La conclusion, vers laquelle paraissent converger tous les arguments du chef de projet, l’auteur de l’ensemble Catelu, est que la modernité est consubstantielle au « caractère propre de notre architecture »5. C’est une idée qui, reprise et gonflée démesurément par le discours du politique, sera, théorisée deux décennies plus tard par Constantin Joja comme attribut de la spécificité nationale roumaine : l’invention de l’architecture moderne. 3 Mais pour l’heure on n’en est pas là. Pour comprendre le climat il suffit de noter le commentaire de Grigore Ionescu sur l’ensemble qu’il estime avoir un « caractère autochtone accentué »6, bien qu’on puisse observer que dans l’architecture locale vernaculaire on trouve peu « de portiques, de loggias, de galeries et d’escaliers extérieurs recouverts »7 qu’on pourrait invoquer comme précédents. Il est vrai que des proportions analogues à celles de l’» ancienne architecture roumaine »8 peuvent être relevées, surtout si l’on compare ce petit quartier aux ensembles qu’on construisait déjà au centre-ville, ou, sur le Boulevard Magheru : les immeubles post-staliniens s’élevaient aux proportions d’avant-guerre, avec huit et dix étages. Le quartier de Catelu est pittoresque, il est ingénieusement articulé avec des espaces semi-publics, des rues et des cours intérieures où les enfants peuvent jouer en toute sécurité sous le regard attentif, on dirait aujourd’hui panoptique, des mères de la communauté, et des espaces semi-privés, des terrasses qui servent autant pour l’accès à la maison que pour une socialisation de proximité. Son architecture domestique, calme, paraît très éloignée du tumulte idéologique et esthétique de l’époque qui l’a rendue possible. Par la suite, la simplicité de l’exécution l’a recommandée comme un prototype plausible pour les habitations collectives d’urgence, encore nécessaires en Roumanie. 4 Malheureusement, l’état actuel du quartier n’est plus celui de ses origines. La propriété privée s’est emparée de portions massives de l’espace communautaire, elle a fermé les tracés d’ensemble, parcourus furtivement par les bandes d’enfants des premiers habitants : les émigrants bessarabiens. Surtout, l’évolution a altéré l’architecture originale. Les mémoires9 des architectes distingués qui ont grandi dans ces quartiers marginaux, au propre (par rapport géographique au centre-ville), comme au figuré (par rapport au courant idéologique dominant de l’époque), de même que la redécouverte de la pluralité des modernismes nous incitent à remettre en discussion la valeur – aujourd’hui incontestable– de ces ébauches d’architecture de haute qualité. Insolites pour leur époque, elles prouvent aujourd’hui, au contraire, leur « normalité ». De nos jours, la conservation, du corpus d’architecture stalinienne doit avoir comme corollaire la préservation, des « écarts », si modestes et relatifs soient-ils, au dogme. Le classement du quartier Catelu dans le patrimoine architectural de Bucarest et, par suite, sa préservation, serait non seulement un geste noble pour son indiscutable

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qualité urbaine et architecturale, mais aussi une occasion d’en arrêter la dégradation continue.

NOTES

1. « L’architecture populaire, étant l’architecture des villages, est un produit de la culture paysanne ; le paysan a une mentalité propre, qui se reflète dans toutes ses réalisations et qui se caractérise par un esprit pratique et économe. Ces traits le font aborder les problèmes de construction sans le romantisme de certains citadins, dont les aspirations en ce qui concerne leurs maisons se rapportent surtout à un faux décor stylistique », R. Crainiceanu, « Nouvelles maisons sur la Voie du Jiu », Architectura, n. 9 (1957). 2. T. Niga, « Un quartier d’habitations minimales dans Bucarest », Arhitectura RPR, n. 2 (1957), p. 3. La présentation de l’ensemble en détail est à trouver aux pages 3-11 dans la même revue. 3. Ibid., p. 5 4. Ibid. 5. Ibid. 6. G. Ionescu, L’Architecture sur le territoire de la Roumanie le long des siècles, Bucarest, 1980, p. 643. 7. Ibid. 8. Ibid. 9. F. Biciusca , L’Expérimentation Catelu : Bucuresti : Liternet/Paideia (e-book et livre imprimé), Collection « Poverism » sponsorisée par la Fondation Habitat et Art en Roumanie, 2005.

RÉSUMÉS

L’auteur se penche sur la « réhabilitation » du vernaculaire, en tant que source d’inspiration, après l’épisode stalinien qu’avait subi l’architecture roumaine. Il analyse les vertus qu’on lui attribuait à l’époque – architecture « de gauche », mais aussi éloignée des excès idéologiques du réalisme socialiste – en prenant comme étude de cas un petit lotissement d’habitations sociales de Bucarest, construit entre 1955-1957.

After a Stalinist period, Rumanian architecture has been renewed by the “rehabilitation” of vernacular as a source of inspiration. The author analyzes the values which have been attributed at that time to a “left-wing” - but far from ideological excesses of socialist realism - architecture. By way of illustration he gives a case study on a little estate for social housing in Bucharest, built between 1955-1957.

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AUTEUR

AUGUSTIN IOAN

Université d’Architecture, Bucarest

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Annexes

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Le passé, la nation, la religion : la politique du patrimoine en Bulgarie socialiste Past, Nation, Religion: Patrimony Politics in Socialist Bulgary

Galia Valtchinova

1 Dans un article consacré à l’usage des icônes en Bulgarie communiste, l’ethnologue Jean Cuisenier affirmait que les Bulgares « avaient pleine conscience de la valeur patrimoniale de ces biens culturels »1. Ce serait cette conscience qui aurait conditionné la mise en place, en Bulgarie socialiste2, d’une politique culturelle qui, tout en mettant ces objets hors de leur contexte et en interdisant la pratique religieuse, aurait permis de préserver des images religieuses en tant qu’objets d’art.

2 Il nous semble que cette assertion, sans soulever d’objection de principe, pose davantage de questions qu’elle n’apporte de réponses. Surtout, ce qui s’y présente comme allant de soi, n’est guère de l’ordre de l’évidence ; il serait utile, voire indispensable, d’interroger chacun des termes employés. On est ainsi amené à se poser des questions sur trois notions de base : • La notion de patrimoine : à quel moment, historiquement parlant, naît l’idée de la valeur patrimoniale d’un objet ? • La notion de bien culturel : à quel moment et dans quelles circonstances peut-elle s’appliquer comme dénominateur commun à des objets « sacrés » ? • Enfin, qu’est-ce qu’« avoir la conscience du patrimoine » ou d’un bien culturel ?

3 Dans les pages qui suivent, nous tentons de donner une réponse à chacune de ces questions pour la Bulgarie socialiste (grosso modo entre les années 1950 et la fin des années 1980) tout en nous plaçant dans un contexte plus large : celui de l’État bulgare moderne. L’étude comporte deux parties : une première, plus théorique, permet de circonscrire la relation entre modernité, religion et notion de patrimoine. Les grandes étapes de la politique du patrimoine en Bulgarie sont passées en revue dans la seconde partie, avec une attention particulière accordée à la période communiste. Elle permet

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de nuancer la question des domaines privilégiés de la politique du patrimoine et de ses enjeux.

4 En ce qui concerne le patrimoine, le passage par Les Lieux de mémoire est incontournable à double titre : en tant que projet d’abord, projet qui lie « idéel » et « matériel »3, la mémoire à l’espace et aux objets ; comme vision désenchantée de l’histoire ensuite, selon laquelle c’est l’historiographie d’un État, les historiens et plus largement, les élites qui fabriquent, de mille façons, ce qu’il est convenu d’appeler la mémoire nationale. À suivre André Chastel, le concept (et le mot) de patrimonium se déploie dans un vaste champ sémantique centré sur l’héritage au sens large, allant de « ce qu’on tient de son père » à la relation entre un groupe juridiquement défini et certains biens matériels concrets, un espace ou un trésor. C’est dans cette deuxième acception qu’il peut prendre une valeur affective pour désigner certaines conditions fondamentales de l’existence collective (et en particulier, nationale) et humaine ; ainsi, on parle de patrimoine historique, culturel ou biologique4. Dans les sociétés occidentales, cette connotation familiale et pour ainsi dire biologique du terme s’est progressivement estompée au cours des décennies, laissant place à l’idée de la transmission, au sens le plus large, entre générations. 5 Des Lieux de mémoire retenons, dans la perspective qui nous intéresse, trois éléments qui permettent de parler d’une idéologie du patrimoine. Ils seront examinés tour à tour. Partant d’un terrain anthropologique français, leur validité générale n’est pas difficile à démontrer ; d’où l’intérêt d’une analyse permettant de recouper les pratiques et les politiques du patrimoine en « Occident » et en Bulgarie. 6 1) Emprunté au vocabulaire de la circulation de biens entre parents, dans une temporalité aussi bien horizontale que verticale, la notion de patrimoine –qu’il soit historique ou culturel– connote la collectivité de référence en termes de parenté, voire de consanguinité. D’où l’ambiguïté de ce rapprochement lorsqu’il s’agit de nation ou d’État : comme M. Herzfeld l’a brillamment démontré5, il y a là tout un jeu d’associations qui permet de concrétiser, par le biais d’une politique du patrimoine, un produit historique comme la Nation ou l’État, en l’ancrant dans une essence éternelle et inchangeable. Logiquement, parmi ces usages variés on peut s’attendre à la récupération, dans une perspective essentialiste, de l’idée de patrimoine ; ceci paraît d’autant plus logique que dans les sociétés balkaniques, les appels à la mémoire collective ou historique et le recours aux métaphores de parenté font partie des moyens principaux de la construction et du maintien des identités nationales. 7 2) En France, la notion de patrimoine (culturel, d’art, historique, national) est liée à la construction de la nation ; plus encore, elle naît au cours même de la transformation radicale de la société qu’est la Révolution. Mis en pratique après la première vague de destructions et la contestation généralisée, le concept de patrimoine constitue une mise à l’abri des biens matériels de ceux dont le renversement fut l’objectif de la Révolution ; des lois furent promulguées dans ce sens. L’on s’aperçoit toutefois que le lien direct de propriété établi entre un bien et les acteurs sociaux définis comme « ennemis » (au sens politique) nuit à sa prise en compte comme du patrimoine ; par contre, le recul chronologique joue de façon positive. Au tout début, on considère comme patrimoine les « antiquités » médiévales, et tout spécialement les objets et les monuments d’art liés à la religion. Au fur et à mesure de la stabilisation de la société, après la flambée révolutionnaire, la notion de patrimoine passe de l’acception de « bien matériel » au

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sens strict vers à une acception plus abstraite de biens, particulièrement de biens ayant une dimension symbolique pour un groupe ou pour la société dans son ensemble. 8 3) Le concept de « patrimoine national » se définit par l’éloignement entre un mode de vie « moderne » et un autre, conçu comme politiquement ou culturellement révolu. Ainsi la notion de patrimoine tend à englober des domaines nouveaux au fur et à mesure du changement ou de la disparition de pans entiers de la vie sociale, des conditions économiques et des pratiques culturelles qui l’accompagnent. Le patrimoine peut donc être vu, dans une perspective sociologique et historique à la fois, comme un processus (ou un effort) de récupération symbolique : tout ce qui relève désormais du passé, de la mémoire de la société, est ou pourrait être associé au patrimoine national6. 9 Cette particularité de la production du patrimoine historique et culturel en fait un domaine susceptible de gestion et/ou de manipulation politique ; aussi parle-t-on d’une politique du patrimoine, voire d’une politique de patrimonialisation. Dans le cas de la Bulgarie, ce point est à souligner pour une autre raison également : il nous éclaire sur la nature du rapport entre religion et patrimoine qui passe par le concept que la modernisation suppose le « dépérissement de la religion »7. En d’autres termes, si « le réseau concret des sanctuaires, des reliques et des images a été constamment ressenti comme le fonds patrimonial de la chrétienté », les éléments de ce réseau deviennent du patrimoine au fur et à mesure qu’ils sont enlevés à leur fonction habituelle pour être introduit dans le circuit de fonction symbolique. Plus encore, « leur double caractère dévotionnel et artistique leur assure un statut d’objets merveilleux, qui s’inscrit en profondeur dans la sensibilité » – à condition bien sûr qu’il s’agisse d’une sensibilité fortement « désacralisée » et qui « tend à verser l’ensemble de l’appareil religieux dans le fonds du patrimoine dit « culturel » »8. Il ne faut pas s’étonner de trouver le même rapport ambigu entre religion et patrimoine dans le contexte de la France post- révolutionnaire et dans celui de la Bulgarie d’après la Seconde guerre mondiale. 10 On peut donc dire que les trois éléments qui sous-tendent la construction du concept de patrimoine se révèlent être en même temps des dimensions principales de la modernité. Il s’agit, autrement dit, de : (a) l’émergence de l’État-nation qui provoque (b) un changement fondamental au sein des élites politiques, et mène (c) à la sécularisation de la société. Or, comme dans la plupart des sociétés balkaniques, la modernisation radicale et décisive de la Bulgarie s’effectue après la Deuxième guerre mondiale9. De ce fait, elle coïncide avec l’époque socialiste, communiste ou totalitaire, selon les divers adjectifs en cours. Cette coïncidence a nourri des constructions théoriques qui relient dans une causalité parfaite une modernisation retardée, le sous- développement et le triomphe du communisme en Europe de l’Est. Estimant que le « socialisme réel » fut une forme de modernité10, je me concentre sur l’imbrication entre modernité, nationalisme, religion et valorisation du passé, essayant de démontrer que le « patrimoine historique et culturel » est un objet politique sujet à manipulations, et que ce constat est valable par-delà les régimes politiques et les constructions pseudo- culturalistes11. 11 Il est indispensable d’opérer une seconde distinction entre les sociétés balkaniques – en particulier celles où la confession dominante est l’orthodoxie, et les sociétés occidentales, à propos de la modernité. Il s’agit de la place du fait religieux dans la société et de son évolution. Dans les sociétés orthodoxes dont la Bulgarie est un exemple parmi d’autres, la tendance notée au cours du XXe siècle à une « privatisation du religieux » ou du « croire »12 et à la sécularisation de la société reste diffuse et

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s’exprime peu. Parmi les facteurs qui rendent possible une emprise de la religion sur la société, les plus importants semble être les suivants : 12 - La proximité (souvent qualifiée de « traditionnelle ») entre le politique et le religieux dans les pays orthodoxes qui s’exprime, entre autres, par une correspondance entre États nationaux et Églises nationales, par la collaboration des autorités de l’Église avec celles de l’État. Dans ce modus vivendi qui s’est confirmé et a pris des formes originales à l’époque ottomane, c’est une règle que le pouvoir séculier joue le premier rôle. L’absence de sécularisation ou son caractère inachevé peut donc être considéré comme servant les intérêts de l’État national 13. 13 - Si les formes extérieures de piété comptent beaucoup dans les cultures orthodoxes, celles-ci se montrent généralement tolérantes à l’égard de l’absence d’une stricte observance des gestes et des comportements religieux prescrits et immédiatement identifiables. En revanche, on y constate la variété –et la vivacité– d’une religiosité informelle dans laquelle les codes standard ne sont pas toujours ouvertement exprimés. 14 - Une tendance commune à la plupart des sociétés balkaniques est d’établir un lien aussi intime que complexe entre confession et identité nationale ; les événements des années 90 dans l’ex-Yougoslavie témoignent de la ténacité de cette tendance. On peut encore affirmer, avec B. Lory14, que la confession reste une matière de choix et/ou de contraintes collectives plus qu’une question de conviction ou de choix individuel. Ceci réduit considérablement les effets de la sécularisation forcée pratiquée par les régimes communistes qui se mettent en place dans les Balkans au cours des années 1940, processus qui était censé aller de pair avec la privatisation de la foi et de la pratique religieuse. Cette imbrication du religieux et du politique ouvre la porte à une manipulation de la religiosité tout en donnant lieu à un effort constant pour la préserver comme un espace d’action, voire de référence, politique. 15 Enfin, dans la même logique de rapport entre religion, identité et passé, l’espace cultuel chez les Bulgares orthodoxes a une valeur historique affirmée par l’historiographie nationale : les églises – et à plus forte raison l’Église orthodoxe, sont tenues d’être à la fois la scène première du Réveil national bulgare et l’espace de la résistance anti- ottomane15. 16 En bulgare, il est difficile de faire la distinction entre biens familiaux et biens nationaux dans ce qui fait l’objet d’un legs ou d’une succession du père –le patrimoine. Ainsi l’idée française de patrimoine est rendue par le mot qui signifie héritage précédé, le cas échéant, par culturel, artistique ou historique. L’accent étant ainsi mis sur « ce qui est transmis pour être préservé », sous-entendu « pour les générations à venir », il est évident qu’on a affaire à une approche quelque peu différente du patrimoine. Tout d’abord, ce qui « doit être transmis » est, le plus souvent, un objet matériel qui, dans la vision national(ist)e rigoureuse, est considéré comme le dépositaire des « traditions millénaires » du peuple bulgare. Dans cet usage du terme, « tradition » signifie l’essence collective immuable et immanente, la qualité inhérente d’être identique à « soi-même » à travers les âges, tout en étant donné que « soi-même » se traduisant par et dans la Nation est un fait historique tardif. En accord avec cette vision essentialiste de la tradition et de ce qui doit être transmis et préservé, la transmission elle-même est réduite à l’ensemble des pratiques de préservation, conservation et mise en public des « biens culturels ». Le statut de « biens culturels » est donc accordé à ce qui est l’œuvre d’un génie collectif étiqueté comme « bulgare », et donc pris dans un projet national à force rétroactive. Ce concept vise à faire disparaître le vide de « cinq siècles de joug

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turc », autrement dit, la non-existence de la Bulgarie en tant que territoire et État autonome, ces deux conditions sine qua non de l’État-nation. Dans le cas bulgare, c’est donc l’effort pour remédier à l’absence de la composante politique de la vie d’une collectivité nationale qui confère au patrimoine culturel son élasticité extrême. Le terme peut être étendu à tout ce qui est considéré comme l’expression matérielle ou morale d’une « conscience nationale », autant que la « marque objective » d’une ethnicité bulgareformée au IXe–Xe siècle et censée durer à travers les âges. 17 Les prémisses d’une politique du patrimoine sont perceptibles dès les années 1880, lorsque les efforts pour collecter et sauvegarder les antiquités bulgares donnent naissance aux premières institutions qui prennent en charge le patrimoine. Calquées sur le concept russe d’« antiquités » [drevnosti]16, ces « choses anciennes » n’ont rien à voir avec le concept français ; il s’agit beaucoup plus ici de la tradition orale et d’un concept de l’objet comme trace matérielle d’un mode de vie perçu comme « authentiquement bulgare »17–somme toute, de folklore dans une acception large. Ce concept englobe, à côté des « traditions orales », tout ce qui représente la richesse culturelle du peuple bulgare : essentiellement les tissus, les costumes traditionnels et les objets d’artisanat. C’est la période de la collecte de ce qui va devenir, par la suite, le fonds d’or du folklore et de la dialectologie bulgares : le Recueil des Traditions populaires édité depuis 1889 répertorie des milliers de chants et de légendes populaires, de devinettes, proverbes, dictons, des échantillonnages de patois et de « langages secrets » propres à certaines professions. On a recours aux techniques de l’aquarelle et de la peinture à l’huile18 pour constituer un fonds d’images qui permettrait de rendre la richesse chromatique des objets de valeur patrimoniale : des tissus, des costumes traditionnels mais aussi ceux qui sont spécialement confectionnés pour certains rituels, des pains rituels décorés et des œufs de Pâque à décoration très sophistiquée. Ce n’est que dans les premières décennies de notre siècle que l’on commence à utiliser à ces fins, et in extremis, l’image photographique. Les premières collections de tableaux illustrant « la vie populaire » et d’objets de la « culture populaire » datent des années 1890 et donnent lieu à la fondation du Musée Populaire [National] en 1893. Il faut noter, également, la possession à titre personnel, par le souverain bulgare Ferdinand (1886-1918), d’une grande collection de ce genre, de qualité supérieure, dont une bonne partie fera plus tard l’objet d’une donation au Musée de l’Homme à Paris19. Cet intérêt s’inscrit parfaitement dans la logique du choc entre une société indigène et « orientale » qui entre à peine dans la modernité et une élite européenne à laquelle on a fait appel pour la construction du nouvel État. Rappelons que ce prince, un Saxe- Coburg-Gotha habitué des cours européennes, fut choisi par les Grandes Puissances pour régner sur l’État nouveau-né, issu du démembrement d’un Empire dont l’image, pour un Européen du dernier quart du XIXe siècle, était dotée de toutes les tares de l’Orient. Les deux approches : celle de l’élite locale soucieuse de se trouver et d’affirmer les repères de l’identité nationale, et celle des Européens cherchant à prendre position par rapport à une culture politique peu habituelle se retrouvent, logiquement, dans l’intérêt pour la vie et la culture populaires. 18 Le triomphe de l’État-nation dans les Balkans au cours du XIXe siècle favorise la présentation de la construction nationale comme un « retour à la civilisation » après des siècles de « retard » dû à l’invasion ottomane20. Ceci fait paraître naturelle l’exclusion de l’héritage ottoman du concept de patrimoinenational qui se met en place. Par-delà les mythes nationalistes, l’installation et le maintien du système ottoman a effectivement eu comme corollaire la destruction des bâtiments fortifiés de l’époque

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précédente, ou leur « conversion » à des fonctions et sous des formes agréées par les nouveaux maîtres. Ainsi tous les peuples balkaniques évoquent des cas (vrais ou prétendus tels) de transformation d’églises chrétiennes en mosquées. En même temps, le régime ottoman a façonné un régime d’agriculture, un système terrien et une vie urbaine qui ont produit des paysages (au sens du terme relevé par Burguière 21) radicalement différents de ceux de France ou d’Europe occidentale. Une des plus belles illustrations en est la gravure « Vue de Sofia et du mont Vitocha » par Felix Kanitz, voyageur et géographe austro-hongrois et auteur de Donaubulgarien und der Balkan (1877), reproduite sans cesse dans des études sur l’époque ottomane et la Bulgarie du XIXe siècle. À perte de vue, aucun château ni clocher ; au lieu des flèches des cathédrales, la ville est dominée par les flèches des minarets. En adoptant la perspective de l’époque, on comprendrait aisément l’acharnement de la jeune élite nationale bulgare contre les édifices ottomans, ces marques trop visibles d’un passé jugé honteux et d’une culture orientale [orientalština] qu’elle voudrait occulter à défaut de pouvoir la supprimer22. On ne note aucun intérêt pour la valeur artistique de l’architecture ottomane ; au contraire, la destruction de nombreuses mosquées, des hans (auberges) et konaks (principaux bâtiments administratifs, sorte d’hôtel de ville) est considérée comme une expression légitime du souci de « rejoindre la famille des cultures européennes ». Un exemple : le palais royal construit précipitamment au cœur de Sofia, élue capitale, fut érigé à la place du konak ottoman ; un symbole du pouvoir vient en remplacer un autre23. En Bulgarie, le palais royal est un emblème de l’État national même si, vu d’un œil occidental, c’est un modeste édifice de trois étages dont la taille est comparable à celle d’un hôtel particulier français du XVIIe siècle. 19 Simultanément, on peut déceler un autre sens du terme d’antiquités signifiant : objets authentiquement anciens. La Bulgarie est située aux confins septentrionaux de la Grèce, haut lieu de l’Antiquité classique et État moderne qui a fait largement usage du capital symbolique (et politique) lié à son illustre passé. Essayant de suivre cet exemple –comme d’ailleurs la plupart des États balkaniques– la Bulgarie moderne commence à investir dans les « civilisations brillantes » de l’Antiquité et du Haut Moyen Age. À la fin du XIXe siècle déjà, la jeune archéologie bulgare où dominent les frères Skorpil, d’origine tchèque, découvre des « trésors » liés à la présence ou au passage de Grecs, de Romains et de Byzantins. Se séparant du Musée Populaire au début du XXe siècle, le Musée Archéologique se constitue à partir de collections d’objets dont la chronologie (Grèce classique, époques hellénistiques et romaine) en fait des antiquités au sens strict. Jusque dans les années 1950, ce type de patrimoine sera en grande partie récupéré dans les réseaux parallèles, essentiellement auprès des « chercheurs de trésors » [imanjari]. Sous une forme ou une autre, cette dernière pratique subsiste jusqu’à nos jours, sans déboucher sur la constitution de collections privées et à un marché de l’art comprenant des antiquités. Pour une variété de raisons dont la configuration change selon la période et le régime politique, le territoire bulgare fait l’objet d’une politique où dans les vingt dernières années les imanjari – petits entrepreneurs d’une économie ténébreuse revivifiée, ont cédé la place à des structures quasi-mafieuses et au trafic organisé. 20 Cette brève revue permet de voir qu’il est difficile de parler de « politique du patrimoine », dans la perspective développée plus haut, avant l’avènement du régime communiste. Celui-ci donne un véritable coup de fouet à la modernisation de la société par une industrialisation démesurée accompagnée d’une course à l’urbanisation et de l’abandon de la campagne, et procède d’une main ferme à la sécularisation. Le

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changement politique affecte en premier lieu le « Palais » et les quelques résidences royales du pays. Le premier est transformé en musée dont les locaux sont partagés entre la Galerie Nationale des Beaux-Arts et le Musée Ethnographique (d’une conception proche de celle du Musée des Arts et Traditions Populaires). Quant aux autres résidences, elles seront bientôt récupérées par les circuits fermés du nouveau pouvoir. 21 Le premier souffle d’une politique du patrimoine d’envergure peut être repéré vers la fin des années cinquante et le tout début des années soixante. Elle est ciblée sur les bâtiments de culte chrétiens, avant tout des monastères dont la construction et/ou la décoration remonte au Moyen Age, d’autant plus que ces « témoins de l’histoire » étaient situés hors des agglomérations et visitables à l’occasion de fêtes précises, donc objets d’une fréquentation facile à contrôler. Étant donné l’exceptionnelle rareté des édifices antérieurs au XIe siècle, la première urgence fut de préserver et de conserver les grands monastères –hauts lieux de l’orthodoxie dont la fondation pourrait remonter aux XIIIe-XIVe siècles (époque du Second royaume bulgare). Ainsi l’un des premier sites « patrimonialisés » fut le monastère de Bačkovo, fondé au XIe siècle ; son ossuaire contenant des peintures murales du XIVe siècle est classé « monument de la culture » dès 1956. L’autre site qui bénéficie très tôt d’une attention particulière, est le monastère de Rila, fondation postérieure à la précédente mais ayant l’avantage d’avoir comme patron Saint-Jean de Rila, saint à l’identité bulgare immédiatement identifiable. Classé dès 1958 « monument national d’art et d’histoire », le monastère de Rila fut soustrait à l’Église et proclamé « musée national » (1960). Ce changement de statut provoqua le déplacement plus ou moins forcé de la trentaine de moines qui y vivaient encore vers un village de montagne du centre de la Bulgarie, non loin d’un autre grand monastère, celui de Trojan24. En 1968, les quelques moines qui ne renoncèrent pas à la soutane furent transférés dans leur monastère, redevenu lieu de culte à côté de sa fonction comme musée. Le plus curieux, c’est que le village de leur exil devint, dans les années soixante-dix, le premier centre national de l’artisanat et des métiers d’art pour être à son tour intégré au réseau du patrimoine culturel national dans les années 1980. 22 Les églises paroissiales furent moins concernées par cette première vague de mise en valeur patrimoniale. Dans la période initiale, le mauvais traitement du bas clergé et la désorganisation des paroisses étaient encore trop pesants. Pourtant, on procède à un premier repérage d’églises anciennes, le plus souvent près ou dans des cimetières, ou dans les villages des zones les plus affectées par l’exode rural. 23 Dans un deuxième temps, l’inscription au patrimoine des édifices du culte chrétien commence à s’appliquer aux monastères et aux églises richement décorées antérieurs au XIXe siècle, dans tous les cas avant 1878. L’année de la Libération et de la fondation de la Bulgarie moderne est purement symbolique pour l’histoire de l’art ; elle constitue pourtant un repère majeur dans la gestion politique du patrimoine. Initialement, la valeur des églises construites et peintes dans les premiers siècles ottomans (XVe–XVIe) est jugée d’après des critères non seulement artistiques mais aussi politiques et « patriotiques » : les œuvres sont considérées comme des reliques d’une civilisation perdue car anéantie par les Ottomans25, mais également témoignages du « génie créateur » du peuple bulgare, insoumis et aspirant à sa liberté. Ce n’est que tardivement que les experts en patrimoine se penchent sur les conditions matérielles permettant cet épanouissement, et l’ouvrage (au demeurant très controversé) de Machiel Kiel y est pour beaucoup.

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24 Avec la création d’un Institut national des monuments de la culture, en 1960, classer les monuments devient une activité spécialisée requérant une expérience professionnelle : celle des historiens de l’art et des architectes, secondés par une nébuleuse de métiers techniques. Le tri s’effectue à partir de critères venant des arts plastiques : des peintures de qualité (fresques et icônes) et des boiseries des cloisons d’autels. Dans cette logique du beau, la « conscience de la valeur patrimoniale » s’étend pour couvrir les images religieuses –peintures murales ou icônes, images portables– qui de toute façon représentaient la seule forme d’existence des beaux-arts dans le pays jusqu’au dernier quart du XIXe siècle. Ici, la vocation de l’historien de l’art est de magnifier les monuments de l’art religieux (christianisme orthodoxe) en Bulgarie, tout en affirmant leur « indépendance » vis-à-vis des écoles et des maîtres gréco-byzantins. Le souci de protéger, conserver et restaurer les images religieuses aboutit à la création de dépôts d’icônes : une partie se trouve exposée dans la section des beaux-arts des musées départementaux, l’autre –dans un espace intérieur à l’église conçu comme muséal, la crypte. La crypte de la cathédrale Saint-Alexandre Nevski de Sofia en est l’exemple le plus remarquable : abritant la plus vaste collection d’icônes du pays, elle fonctionne simultanément comme musée, atelier de conservation et restauration, et institut d’étude de l’art religieux. Dans cet espace, l’icône devient l’objet d’une classification d’après des notions de « style » et d’ « écoles », dissociant la forme du contenu et évacuant ce dernier. Pour les jeunes générations sans culture religieuse particulière, l’évocation même du mot crypte (kriptata) renvoie à ce musée très spécial. 25 Dès le début des années 1970 la Bulgarie du « socialisme avancé » déploie une politique du patrimoine très ambitieuse. La période allant de 1970 à 1981 est particulièrement riche en commémorations, en débats et publications d’ouvrages historiques, le tout visant à développer l’orgueil des Bulgares pour leur histoire et leur culture. On a déjà signalé la relation entre ce phénomène et l’accession au sommet de l’État de la fille du chef de l’État, Ludmila T. Zhivkova (1942-1981)26. Nommée directeur du Comité de Culture et d’Art, elle fit rapidement de ce secteur laissé à la traîne l’un des ressorts les plus dynamiques de la « construction du socialisme ». La multiplication et le caractère représentatif de ses tâches amène à la transformation du Comité en Ministère de la Culture (1980) alors que Zhivkova, toujours en tête de la culture bulgare, grimpe les échelons jusqu’à devenir membre du Bureau Politique du Comité Central (1979), véritable cercle régnant du PC bulgare. Ce qui a été moins étudié, c’est le lien entre la politique culturelle et l’usage du patrimoine d’un côté, et l’ascension, autour de Zhivkova, d’une nouvelle intelligentsia qui tendait à l’autonomie tout en se laissant chouchouter par le pouvoir, et pour laquelle le nationalisme était une alternative de l’orthodoxie marxiste27. 26 C’est dans ce milieu bouillonnant que naît l’idée de célébrer les 1300 ans de la constitution de l’État bulgare (date de référence : 681) en mettant l’accent sur les apports culturels du « petit peuple » bulgare28 dans la « trésorerie des grandes cultures »29. Les trésors visés sont toutes les cristallisations culturelles –matérielles aussi bien que « spirituelles », dans lesquelles se serait imprimé le génie d’un peuple, ou d’un individu de talent extraordinaire. Les trésors de l’esprit et de la science sont valorisés par des programmes spéciaux désignés pour le « développement harmonieux de la personnalité ». Le premier programme de ce genre est dédié à Leonardo Da Vinci (1977) ; le second, en 1978/79, au peintre d’origine russe et amateur des philosophies orientales Nikolay Roerich. Toute la seconde moitié des années 1970 passe sous le signe

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de grands événements culturels : au fond, le 1300e anniversaire n’est pas une date précise, mais toute une période, celle du socialisme mûr ou développé, qui fut célébré comme un nouvel Age d’Or de la culture bulgare. 27 La célébration du passé glorieux et plus généralement de l’Histoire attise la soif pour un patrimoine historique et culturel riche ; c’est le moment de la véritable prise de conscience, de façon massive, que le passé peut être un capital et ses traces des « trésors » qui se font monnayer en politique. Les trésors du glorieux passé bulgare les plus susceptibles d’impressionner les étrangers et surtout les Occidentaux, se retrouvent sous deux formes principales : à côté des objets de l’art religieux (icônes et peintures murales dans les églises orthodoxes) apparaissent les trésors thraces – trouvailles archéologiques généralement attribuées à l’Antiquité. Fournissant les axes majeurs de la politique culturelle des années 70 et 80, ces deux domaines sont, logiquement, les mieux subventionnés. Les experts du passé reculé et des civilisations anciennes et ceux qui travaillent pour leur mise à jour reviennent à l’honneur. Ainsi l’archéologie et surtout sa branche antiquisante rejoint, comme occupation de haut prestige social, le travail de l’historien et celui de l’historien de l’art. Historiens, archéologues et historiens de l’art sont tous associés à la politique culturelle et à la préservation du patrimoine. 28 Parallèlement aux événements culturels à grande échelle, une stratégie de mener le jeu politique international par l’action culturelle, et en particulier par la valorisation du patrimoine, prend du relief. À côté de ses multiples activités L. Zhivkova s’investit particulièrement dans la mise en valeur de deux domaines du patrimoine culturel bulgare : les images religieuses médiévales (icônes et enluminures), et les objets d’art appartenant à la civilisation des Thraces, « les premiers habitants des terres bulgares ». La mise en exergue d’un certain patrimoine antique constitue peut-être la grande innovation de la politique du patrimoine en Bulgarie socialiste30. Elle fait prudemment jouer les éclats de l’antiquité grecque sur les voisins du Nord, d’éternels barbares aux yeux des Grecs, sans toutefois aller jusqu’à y fonder ses revendications historiques et identitaires, comme c’est le cas de l’illyrisme albanais31. Dans l’ensemble, il s’agit de faire le marketing du régime politique bulgare devant le monde, par le biais des « trésors thraces » et, à un moindre degré, des trésors de l’art religieux (surtout les icônes). Entre 1968 et 1981, les collections des deux types firent le tour des musées les plus prestigieux du monde. Le tableau suivant ne retient que les manifestations les plus importantes32. 29 1968 L’exposition « 1000 ans d’icône bulgare » au Grand Palais, à Paris, fait découvrir à la France « un petit peuple balkanique porteur d’une culture chrétienne millénaire » ; par la même occasion, les premiers accords d’échanges culturels sont conclus.33 30 1974 Paris accueille l’exposition “Trésors thraces” ; son inauguration est considérée comme un tournant dans les rapports culturels franco-bulgares. 31 1975 L’exposition “L’art et la culture thraces dans les terres bulgares” s’installe pour quelques mois dans le musée le plus prestigieux de Vienne. Prélude à une visite de T. Zhivkov, cette manifestation culturelle s’inscrit dans une politique de présence bulgare en Autriche marquée également par l’achat de la maison Wittgenstein, où s’installera le Centre Culturel bulgare.

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32 1975 Après une visite au Caire, L. Zhivkova se rend à Alger où son père et chef de l’État bulgare se trouve en visite officielle. Dans les deux cas, elle agit en Ministre de la culture, et montre un grand intérêt pour les « monuments de la culture arabe ». 33 Janvier 1976 L’exposition « Trésors thraces de Bulgarie » au British Museum. En marge de son inauguration, Zhivkova rencontre son homologue britannique ; l’entretien se limite à des questions de muséologie et de patrimoine. 34 1977 New York : la « visite officielle bulgare » aux États-Unis (une des premières du genre) s’ouvre avec le vernissage de l’exposition L’Art thrace dans les terres bulgares ; elle se termine par un accord d’échanges culturels entre les deux pays. 35 Avril 1978 Prague : Zhivkova inaugure l’exposition « L’art thrace dans les terres bulgares », ce qui permet de souligner les rapports qui lient les deux pays-« frères » par-delà les régimes ; l’héritage des « apôtres slaves », les frères Cyrille et Méthode. 36 Début 1979 Triomphe des « Trésors thraces de Bulgarie » au Japon, signature d’une série d’accords d’échanges culturels et universitaires bilatéraux, en marge desquels on note les premiers signes de l’intérêt économique du Japon pour la Bulgarie. 37 Octobre 1979 Les « Trésors thraces des terres bulgares » arrivent au musée de Cologne, «capitale artistique de l’Allemagne fédérale ». Cet événement marque un tournant positif dans les rapports germano-bulgares ; dans son sillage, les deux pays organisent des « Semaines de la culture » allemande en Bulgarie et bulgare en RFA. 38 Septembre 1980 L’exposition « L’art thrace des terres bulgares » est en Suède ; début d’une période d’échanges culturels et universitaires intenses. 39 Février 1981 Delhi : les rencontres au sommet se suivent autour de l’exposition « L’art thrace dans les terres bulgares », visitée par Indira Gandhi en personne. 40 Mars 1981 Mexico City : L. Zhivkova inaugure l’exposition de « Trésors thraces ». Ce voyage-éclair s’inscrit dans la rencontre officielle entre T. Zhivkov et son homologue mexicain. 41 La série ci-dessus permet de saisir l’interdépendance entre politique et patrimoine et les enjeux que cache l’étalage fait de ce dernier sur la scène internationale. On voit bien que les actions politiques les plus spectaculaires de la Bulgarie sur la scène internationale sont couplées avec des manifestations culturelles, et plus précisément liées à l’exhibition d’un patrimoine à la fois historique et artistique. Ces traces de l’histoire et de l’art « bulgare » sont des cristallisations culturelles appelées des trésors. Imitant les modèles élitistes de la haute culture européenne, ces manifestations culturelles nourrissent une ambiance où le connoisseurship artistique est partie prenante du métier politique. De temps en temps, ces collections brillantes promenées comme des « ambassadeurs de la culture bulgare » font une halte dans la capitale, Sofia, et la population bulgare, depuis la fine fleur de l’intelligentsia jusqu’aux élèves des écoles primaires, se précipite pour les visiter et apprécier. Toute cette atmosphère

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contribue à la ferveur nationaliste dont le point culminant sera les célébrations des 1300 ans de l’État bulgare au printemps de 1981. Survenue un an après le décès précoce de son initiatrice, la fête est plutôt terne. Les années quatre-vingts voient l’affaiblissement progressif de la propagande athée et la relâche en sourdine des interdits sur la pratique publique de la religion chrétienne. Cette libéralisation affecte surtout les grandes villes ; la campagne attendra le changement du régime en 1989. L’emprise est maintenue sur la jeunesse d’âge scolaire, facile à contrôler, sous surveillance surtout lors des processions nocturnes des Pâques orthodoxes. Pourtant dans son ensemble, l’attention (et la surveillance) se déplace vers les pratiquants de l’Islam ; seulement trois ans après les festivités des « Treize siècles de Bulgarie’, le régime lance la plus grande action visant le changement d’identité de sa minorité principale : le « baptême des Turcs ». Celle-ci se soldera par un échec durant l’été de 1989, précipitant la chute du régime Zhivkov. 42 Une ethnographie choisie parmi nos terrains34 permet d’illustrer les faits et les processus qui viennent d’être évoqués. Trân est un gros bourg de 5000 habitants dans la zone la plus occidentale du pays, limitrophe de la Serbie. Aujourd’hui marginalisée dans les deux pays voisins, l’aire de Trân vit dans une relative prospérité économique à l’époque ottomane. Ceci explique le nombre élevé d’églises et de monastères de cette période susceptibles d’être classés « patrimoine national ». Les « antiquités » religieuses de cette zone frontalière deviennent la cible d’une politique du patrimoine dans les années 1970. Le chantier le plus important fut sans doute le monastère Saint- Michel, daté du XIVe siècle dont la décoration est attribuée à la fin du XIVe et au XVIIe siècle ; bien que tardivement, il est classé « monument national » du patrimoine historique et culturel35, et bénéficie de fonds très importants. Encore de nos jours, les habitants les plus âgés utilisent comme repère chronologique le moment où « Ljudmila a donné de l’argent pour le monastère », vaguement situé dans les années soixante-dix. Les premiers signes d’un souci du patrimoine local datent du début des années soixante : dès 1962, on parle de la rénovation des peintures du petit monastère proche du village de Rejanovci. Rendu au culte, il fut rapidement ferme à la suite des baptêmes que des prêtres locaux privés de leurs paroisses y effectuaient en cachette36. Au début des années 1980, l’église Sainte-Petka de Trân est classée patrimoine historique et artistique de l’époque du Réveil national à l’échelle nationale. Bien avant ce moment, son entretien n’avait pas manqué d’attirer quelques-uns des plus croyants ; avec l’arrivée d’un financement plus important, ils furent associés à la tâche en se faisant confier les petits travaux de nettoyage ou de réparation. Ce sont également les fidèles locaux qui se chargent d’être « gardiens de la clé » de l’église, ce qui suppose une disponibilité à tout moment. Assurant l’accès à l’église en période de travaux (de restauration) mais aussi pour les visiteurs de plus en plus fréquents, ces gardiens se substituent peu à peu aux serviteurs de Dieu institutionnalisés ; déjà dans les années 1980, on leur applique le terme de klisar/klisarka [sacristain, au masculin et au féminin]. À la différence des prêtres réduits au rang d’employés, les gardiennes (car c’étaient exclusivement des femmes) étaient toujours disponibles pour « ouvrir l’église ». Les croyants locaux adaptaient leurs comportements et leur demande religieuse à ce qui était accessible. Pour la plupart, c’était simplement l’accès à l’église Sainte-Petka qui leur permettait d’accomplir –sans surveillance mais sans guide pastoral non plus– les gestes élémentaires de dévotion et de commémoration de leurs morts. 43 C’est donc le statut de monument historique qui mène à –voire, impose– une ritualisation secondaire du lieu de culte chrétien à l’intérieur d’un concept totalisant de

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l’histoire nationale. Ce dernier se donne –ici comme dans une France sécularisée depuis longtemps– comme la façon agréée de vivre le religieux dans la société contemporaine37. Au prix d’une double inversion du sens du lieu de culte et du religieux par extension, ce dernier fait bénéficier de son capital symbolique le régime politique qui le manipule.

NOTES

1. J. Cuisenier, « Saints bulgares après le communisme », in : L’art de la recherche. Essais en l’honneur de Raymonde Moulin, Textes réunis par P.-M. Menger, J.-C. Passeron, Paris, 1997, p. 53-69. Voir en particulier p. 53. 2. Ici et plus loin, nous nous en tenons à la terminologie convenue dans la socio-/anthropologie anglo-saxonne (cf. K. Verdery, What Was Socialism, nd What Comes Next?, Princeton, 1996 ; G. Creed, Domesticating Revolution : From Socialist Reform to Ambivalent Transition in a Bulgarian Village, Pennsylvanie, 1998) : « communiste » et « socialiste » sont utilisés de façon interchangeable, la préférence allant au terme de « socialiste/socialisme » qui fut l’auto-désignation de la société étudiée. 3. J’évoque ici un ancien ouvrage de M. Godelier, L’idéel et le matériel. Pensée, économies, sociétés, Paris, 1984. Selon l’auteur, c’est la tension permanente entre l’idéel de la pensée, « une » malgré ses formes innombrables, et la pluralité infinie du matériel socio-économique, qui est au cœur du projet anthropologique. 4. A. Chastel, « Le Patrimoine », in : P. Nora (éd.), Lieux de mémoire, II (La Nation), Paris, 1986, p. 405-450, p. 405. 5. M. Herzfeld, Cultural Intimacy. Social Poetics in the Nation State, New York–Londres, 1997. 6. A. Chastel, art. cit., p. 440-442. 7. Ici, je fais allusion moins au slogan marxiste d’ailleurs suivi et appliqué par tous les régimes communistes qu’au « désenchantement religieux » de Max Weber–corollaire incontournable de la modernisation d’une société, et à la sécularisation des sociétés qui fut jusqu’à récemment un axiome dans les sciences sociales du religieux. 8. A. Chastel, art. cit., p. 408 et p. 424-432. 9. B. Lory, L’Europe balkanique de 1945 à nos jours, Paris, 1996, passim ; la question de la modernisation pré-communiste de la société bulgare est au centre de plusieurs recherches en cours. Toutefois, les observateurs et les chercheurs de l’extérieur partagent la vision d’une modernisation fort incomplète et superficielle de la société bulgare jusqu’à l’industrialisation forcée et l’urbanisation pratiquées par le régime communiste, cf. G. Creed, “Agriculture and the domestication of industry in rural Bulgaria”, American Ethnologist, 22, 3 (1995). 10. À la suite notamment de Z. Bauman et S. Eisenstadt : cf. les essais réunis dans R. Kilminster et I. Varcoe, Culture, Modernity, and Revolution: Essays in Honour of Zygmunt Bauman, New York– Londres, 1996. C’est également le point de vue des anthropologues travaillant sur l’Europe de l’Est et les sociétés post-socialistes : cf. K. Verdery, op.cit. et G. Creed, Domesticating Revolution..., op.cit. 11. Sur ce point, cf. la riche étude de R. Handler, Nationalism and the Politics of Culture in Quebec, Madison, 1988. Sur le lien spécifique entre modernisation, religieux (rituel), et politique du

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patrimoine dans le Laos communiste, cf. G. Evans, The Politics of Ritual and Remembrance: Laos Since 1975, Chiang Mai–Honolulu, 1998. 12. D. Hervieu-Léger, La religion pour mémoire, Paris, 1993. 13. V. les observations sur la société grecque de N. Kokosalakis, « Orthodoxie grecque, modernité et politique », in : G. Davie et D. Hervieu-Léger (éd.), Identités religieuses en Europe, Paris, 1996, p. 131-151. Ce point est développé dans G. Valtchinova, « Orthodoxie et communisme dans les Balkans : réflexions sur le cas bulgare », Archives de Sciences Sociales des Religions, 119 (juil.-sept. 2002), p. 79-97. 14. B. Lorry, op. cit., p. 121. 15. Une approche analogue en Grèce est discutée dans K. Seraidari, « Rituels scolaires en Grèce : de l’histoire nationale aux pratiques religieuses locales », Terrain, n° 37 (sept. 2001), p. 139-152. 16. Ce qui n’est pas une coïncidence : rappelons que les premiers grands collectionneurs et chercheurs d’antiquités des Bulgares –et des Slaves du Sud en général– furent des slavistes russes. Mentionnons entre autres Jurij Venelin, qui initie plusieurs activistes du Réveil national bulgare à la collecte du « patrimoine du peuple », ainsi que d’illustres philologues et historiens de l’art byzantin (et slavophiles !) comme Loparev, Kondakov, etc. 17. Cf. B. Lory, Le Sort de l’Héritage Ottoman en Bulgarie : L’Exemple des villes bulgares 1878-1900, Istanbul, 1985, p. 193. 18. Il faut noter que le peintre qui s’est le plus illustré dans cette activité est le Tchèque I. Mârkvička (apogée artistique dans les années 1880-1910), un des fondateurs de l’École des Beaux- Arts de Sofia (1892), dont les nombreuses huiles intitulées « Noces à [X] » ou « Jour de marché à [Y] » sont étudiés comme des images fidèles à cent pour cent de la vie réelle du peuple bulgare. 19. Information orale de A. Kirilova et A. Komitova, de l’Institut et Musée d’Ethnographie de Sofia, que je tiens à remercier. 20. Ce point est discuté par tous les chercheurs occidentaux qui se sont penchés sur la Bulgarie des XIXe – XXe siècles, et plus récemment des anthropologues et des historiens travaillant sur les minorités. 21. A. Burguière, Paysages et paysans. Les campagnes européennes du Xe au XXe siècle, Paris, 1993. 22. La destruction du « patrimoine ottoman » est fustigée par des auteurs occidentaux, en particulier par M. Kiel, “Urban Development in Bulgaria in the Turkish Period : The Place of Turksih Architecture in the Process”, in : K. Karpat (ed.), The Turks of Bulgaria. The History, Culture and Political Fate of a Minority, Istanbul, 1990, p. 79-158. On trouvera dans B. Lory, “Le sort de l’héritage ottoman en Bulgarie… », op. cit., une présentation équilibrée des faits et un argumentaire sophistiqué concernant les mécanismes de ce rejet, accompagné d’un attrait pour l’orientalisme. 23. Bien qu’à titre exceptionnel, des démolitions de ce genre se poursuivent jusque dans la période de l’entre-deux-guerres, avec par exemple la destruction de la mosquée Kurşumli au centre-ville de Plovdiv : la perte fut pourtant regrettée dès les années 1950 ; je remercie B. Lory pour cette information. Sur les logiques de la politique du patrimoine dans cette ville multiculturelle, v. Kr. Krastanova et M. Rautenberg, « Réinterprétation du passé et imaginaire urbain. Patrimoine architectural, politique culturelle et peinture figurative à Plovdiv, Bulgarie », Balkanologie, VIII-2 (2004), p. 33-54. 24. Observons toutefois que les trois monastères cités sont des fondations stauropégiaques, dont les affaires (et les revenus) n’étaient pas directement gérées par les métropoles de l’Église Orthodoxe bulgare. De plus, le Patriarcat de Constantinople réclamait certains revenus de la stauropégie de Bačkovo jusque dans les années 1940. 25. La vision de l’invasion ottomane comme une sorte de fléau naturel a persisté dans l’historiographie bulgare jusqu’à tout récemment. Une version plus atténuée de cette vision essentialiste est celle, partagée par d’autres historiographies balkaniques, de la « sauvagerie orientale » des occupants qui anéantirent les « civilisations plus avancées » existant sur place.

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Spécialement en ce qui concerne les églises, celles construites et décorées entre le XVe et le XVIIe siècle étaient utilisées comme un argument a contrario pour démontrer l’ampleur des pertes dues à l’invasion ottomane : le nombre de lieux de culte chrétiens construits dans les premiers siècles ottomans serait en théorie inférieur à celui des églises érigées sous le Deuxième royaume bulgare (1189-1396) –alors qu’en réalité, il y était supérieur. Cet axiome de l’historiographie (y compris de l’art) bulgare a été démoli par M. Kiel, Art and Society of Bulgaria in the Turkish Period, Assen/ Maastricht, 1985. 26. Sur la personnalité et la politique de L. Zhivkova, voir la présentation succincte mais très équilibrée de B. Lory, L’Europe balkanique…, op. cit., p. 80-81 et la récente étude d’I. Nedeva, “Ljudmila Zhivkova and the Paradox of Ideology and Identity in Communist Bulgaria”, East European Politics and Societies, vol. 18, 2 (2004), p. 278-315. 27. Ce lien est bien mis en lumière par K. Verdery, National Ideology Under Socialism : Identity and Cultural Politics in Ceausescu’s , Berkeley, 1991 d’une façon générale pour les pays communistes, et par C. Rijs, Religion, Politics and Historiography in Bulgaria, Boulder, 2002. V. aussi les pistes dans I. Nedeva, op. cit., et M. Todorova, “Conversion to Islam as a Trope in Bulgarian Historiography, Fiction and Film”, in : M. Todorova (éd.) Balkan Identities: Nation and Memory, New York, 2004, p. 29-157. 28. Le slogan « I nij sme dali neshto na sveta » (Nous avons donné [apporté], nous aussi, quelque chose à la civilisation universelle), est tiré d’un vers que le poète national Ivan Vazov (le Victor Hugo bulgare) met dans la bouche des défenseurs de Shipka, combattant aux côtés des Russes contre l’armée ottomane dans l’été de 1877. Marquée d’un nationalisme à la fois lyrique et épique, cette poésie que chaque écolier devait apprendre par cœur aligne victoires militaires et sommets culturels dans l’histoire bulgare ; le vers en question célèbre l’invention de l’alphabet slave par les frères Cyrille et Méthode. 29. En Bulgarie socialiste, il s’est formé un sens commun autour du mot « trésor’ qui le fait coextensif à l’Etat et inséparable de la notion de territoire national : plus on parle de « trésors nationaux’, plus l’action des chercheurs de trésors à l’ancienne devient condamnable et « criminelle’. Le lien de ce concept avec les « monarchies sacrées », et avec l’époque pré-moderne plus généralement, est analysé par K. Pomian, Des saintes reliques à l’art moderne. Venise-Chicago XIIIe–XXe siècle, Paris, 2003. 30. La question est discutée dans I. Iliev, “The proper Use of Ancestors”, Ethnologia Balkanica. Journal of Balkan Ethnology, 2 (1998), p. 7-18, et en détail, dans G. Valtchinova, « Idées et usages de l’Antiquité en Bulgarie socialiste », Dialogues d’Histoire Ancienne, 31, 1 (2005), p. 87-128. 31. Voir P. et B. Cabanes, Passions albanaises. De Berisha au Kosovo, Paris, 1998, p. 189-198. 32. Toute l’information est puisée dans le livre Ludmila Zhivkova. Vie et Oeuvre, 1942-1981. Annales, Sofia, 1989, fruit du travail d’un collectif de chercheurs de l’Institut des Études Balkaniques. 33. C’est le seul événement de ce genre organisé et mené à bonne fin sans l’implication de L. Zhivkova, encore trop jeune ; à noter que les personnes impliquées dans l’organisation furent associées à son cercle le plus proche. 34. V. G. Valtchinova, Laudae Znepolensia: Religion et identité locale en Bulgarie Occidentale, Sofia, 1999 [en bulgare]. 35. Cf. Dârzhaven Vestnik [JO, Sofia] N. 52/ 1977 ; ce retard peut s’expliquer par le fait que le monastère se trouve dans le dernier des trois cercles concentriques de la zone frontalière, derrière les fortification aménagées (ici, précisément au début des années 70) pour empêcher les passages clandestins de la frontière en direction de la Yougoslavie. Rappelons à cette occasion qu’en Bulgarie socialiste, la Yougoslavie de Tito fut considérée comme « pays capitaliste ». 36. Le cas de ce monastère est discuté dans G. Valtchinova, Laudae Znepolensia…, op. cit., p. 138 ; v. ibid., p. 138-140, pour les autres lieux de culte qui font l’objet d’une mise en patrimoine à cette époque. 37. D. Hervieu-Léger, op. cit.

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RÉSUMÉS

La Bulgarie socialiste a fait des objets religieux du passé un des points forts de sa politique culturelle. C’est ce paradoxe qui se trouve au cœur de l’article, qui investigue les assises idéologiques de la notion de patrimoine, mais aussi du processus de patrimonialisation mené par le régime communiste en Bulgarie. L’analyse est placée dans une perspective plus large, qui prend en compte l’histoire de l’État bulgare moderne, afin de mettre à nu les enjeux politisés du patrimoine.

Religious objects from the past have been a crucial issue of cultural politics in socialist Bulgaria. This paradox makes the very bulk of the article, where the ideological fundaments of notion of patrimony are investigated, as well as the patrimonilization process organized by the Communist regime. This reflection is led in the broader perspective of modern Bulgarian state history, in order to lay bare politicized issues that surround patrimony.

AUTEUR

GALIA VALTCHINOVA

Académie des Sciences de Bulgarie, Sofia

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Une étude de cas : le patrimoine juif dans les pays de l’ex-Yougoslavie A Case Study: Jewish Patrimony in Former Yugoslavia Countries

Ivan Ceresnjes

1 La culture unique des Juifs de l’ex-Yougoslavie n’a jamais été étudiée de façon systématique. En raison des ravages de l’Holocauste et des effets des récents conflits internes, il reste moins de 5.700 Juifs sur les 85.000 présents avant la Seconde Guerre mondiale. Comme l’ensemble du pays, la communauté juive se définissait autrefois par une combinaison unique de traditions orientales et occidentales. Des populations importantes de juifs sépharades et ashkénazes coexistaient, dans des villes comme Sarajevo, avec leurs voisins chrétiens et musulmans. En 1988, le Center of Jewish Art (The Hebrew University, Jerusalem) lança un projet majeur pour inventorier les restes matériels du patrimoine culturel juif de l’ancienne Yougoslavie. Le projet fut interrompu par la guerre civile qui fit rage entre 1991 et 1995 et ne reprit que dix ans plus tard. Les premières campagnes se concentrèrent sur l’inventaire des objets de culte conservés dans les principales villes, Zagreb, Split, Dubrovnik, Sarajevo et Belgrade.

2 Depuis 1988, le Centre a fait porter ses efforts sur les monuments en péril du patrimoine juif, spécialement dans les régions dévastées par la guerre civile. Au cours de cinq campagnes, le Centre a inventorié quarante-sept synagogues et salles de prière, quinze chapelles de cimetières sur trente, sept mausolées sur vingt-et-un ; il a prospecté cent cinquante cinq cimetières sur deux cent cinquante cinq ainsi que huit musées conservant de petites collections d’objets rituels et de dalles funéraires médiévales. Une prospection a également été effectuée dans les édifices de diverses institutions juives, telles que les écoles, les maisons rabbiniques, les boucheries rituelles. 3 Bien que les Juifs n’aient pas été directement visés par la récente guerre civile, ils ont néanmoins été sérieusement affectés par le conflit qui a conduit beaucoup d’entre eux à abandonner leur maison ; à l’exception d’un petit nombre de cas, la condition des sites juifs est désespérée. Souvent nationalisées ou confisquées par le précédent régime,

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les synagogues tombent en ruine l’une après l’autre. Certaines ont été transformées de manière à les rendre méconnaissables en ensembles d’appartements, en usines, en ateliers ou en magasins tandis que d’autres conservent un usage cultuel et sont de ce fait relativement bien entretenues. Le sort des cimetières est encore plus sombre. Le Centre a découvert des cimetières juifs oubliés, sur les pentes de collines dominant les lieux où vécurent autrefois ceux qui y sont ensevelis mais où, aujourd’hui, nul ne se souvient d’eux. Les chercheurs du Centre ont également identifié des cimetières dans de petites villes, voire dans des villages où ne survivent qu’un ou deux juifs : ceux-ci se demandent avec angoisse qui prendra soin du cimetière après leur mort. 4 Cet article fera connaître quelques exemples du riche patrimoine juif de l’ex- Yougoslavie inventoriés par le Center for Jewish Art, se bornant à signaler les petites collections d’objets rituels de Bjelovar, Koprivnica, Travnik et Zenica ainsi que les deux importantes collections du Centre communautaire juif et du musée des arts et traditions de Zagreb qui ont été recensées au même titre que la collection de peintures dues à des artistes juifs conservée au Musée juif de Belgrade.

Les synagogues

5 Sur le territoire de l’ex-Yougoslavie, des synagogues existèrent dès le second et le troisième siècle, mais seuls les vestiges de deux anciennes synagogues subsistent à Salona (Croatie) et Stobi (Macédoine). On a également découvert quelques inscriptions lapidaires qui suggèrent l’existence de proseuche (expression grecque synonyme de synagogue) à partir du quatrième siècle à Mursa (près d’Osijek en Croatie) et à Dabravina (près de Zenica en Bosnie-Herzégovine) où la synagogue serait d’époque romaine ou byzantine.

6 Le seul édifice subsistant de la période médiévale est la synagogue de Maribor (Slovénie), édifiée entre le XIIe et le XVe siècle. Remontant aux débuts de la domination ottomane sur la Bosnie, le Vieux Temple (Il Kal Vijezu) de Sarajevo est le témoin suivant. Viennent ensuite deux synagogues baroques de Croatie, l’une à Dubrovnik, l’autre à Split qui comptent parmi les meilleurs exemples de la transposition d’édifices civils en édifices religieux par l’architecture juive ; les seules synagogues conservées du XVIIIe siècle sont celles de Lendava (Slovénie) et du Nouveau Temple (Il Kal Muevu) de Sarajevo (Bosnie-Herzégovine). 7 Que ce soit par suite des guerres, des épidémies, de l’instabilité politique, de l’antisémitisme sous diverses formes, on observe un important hiatus chronologique dans la construction des synagogues, grosso modo entre le XVII e et le début du XIXe siècle. Depuis lors, pourtant, de nombreux bâtiments importants –témoins de tous les styles architecturaux, de l’historicisme au Bauhaus– ont été construits. 8 Pour la période de l’historicisme on peut distinguer quatre types fondamentaux de structures. Ils ne diffèrent pas tant par l’aménagement intérieur que par leur apparence extérieure et la manière dont ils s’insèrent dans le paysage urbain.

La synagogue-maison

9 Bien que conçue en tant qu’édifice religieux, elle suit clairement la tradition des premières maisons de prière. Ce type de synagogue est identique à celui d’un des

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bâtiments à un ou deux étages de son environnement ; il comporte souvent un mur- pignon triangulaire et un toit en bâtière. Les portes et les fenêtres ressemblent à celles des bâtiments voisins et les dimensions s’accordent également avec celles des autres constructions de la rue. La synagogue-maison du XIXe siècle se réfère à des structures médiévales, comme celle de l’Altneuschul de Prague (1280) ou celles des modèles originaux des synagogues de Split et Dubrovnik en Croatie, de Maribor en Slovénie.

10 Il existe neuf exemples de synagogue-maison au XIXe siècle si l’on tient compte de la première petite synagogue de Bjelovar en Croatie (bâtie en 1882 mais aujourd’hui détruite) et de celle de Podravska Slatina, également en Croatie (1896-1900). Au début et à la fin de la période où furent construites les synagogues de Croatie, il y eut des variantes monumentales de ce type de synagogue de grandes dimensions et libres de toute construction mitoyenne. Ainsi, par exemple, celle de Čakovec (1836), qui ressemble à la vieille mosquée sépharade de Belgrade. 11 Le bâtiment moderne de la synagogue de Niš (Serbie-Monténégro) variante du « style Sécession » (1926) est un exemple exceptionnel. En Bosnie, les synagogues de Travnik, Rogatica, la Nouvelle Synagogue et la Bjelave Synagogue, peuvent également être inscrites dans ce groupe, en complément à la vieille synagogue de Skopje et à cinq autres construites à Bitola (Macédoine) et détruites à l’issue de la seconde guerre mondiale.

Ancienne synagogue à Hajdukovo, Vojvodine, 1895

La synagogue tripartite

12 Elle se développa à partir du modèle créé par l’architecte viennois Ludwig von Förster dont les plans pour les lieux de culte des Néologues (Juifs réformés) eurent une influence considérable sur l’architecture des synagogues dans tout l’Empire austro- hongrois.

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13 La façade principale de ces synagogues se divise en trois sections verticales, la section axiale étant généralement plus élevée que les sections latérales. Le schéma suggère un plan basilical avec nef et bas-côtés. 14 Ce modèle de synagogue, avec son plan rectangulaire, était considéré comme idéal pour les synagogues réformées où l’on avait abandonné l’organisation bipolaire de l’espace. Dans les premières synagogues ashkénazes, l’arche de la Torah ou armoire de la Loi était située sur le mur oriental et le bimah, où la Torah était lue, placé dans l’espace de prière central. Dans les synagogues sépharades, le bimah fut repoussé vers le mur opposé, du côté ouest de la synagogue. Dans les synagogues réformées du XIXe siècle, toutefois, cette bipolarité fut abandonnée, et le bimah directement placé face à l’arche de la Torah. 15 La synagogue de Zagreb (1866-1867), œuvre de l’architecte Franjo Klein, était un prototype de ce groupe. Citons également celle de Koprivnica (1875-1876) en Croatie, plus modeste et provinciale. Parmi les huit exemples de synagogues tripartites connues dans ce pays, certaines déviations et atténuations du schéma directeur de la façade existent, mais l’accent est toujours mis sur la surélévation du corps central, comme à Virovitica (1860-1863) et à Križevci (1895). Les exemples typiques en Serbie étaient la synagogue sépharade de Zemun et la synagogue de Sremska Mitrovica, toutes deux détruites au cours de la seconde guerre mondiale. La synagogue néo-mauresque de Zenica (Bosnie-Herzégovine), bâtie en 1903, reflète également le même concept architectural.

La synagogue à Koprivnica,1876

La synagogue à tours jumelles

16 Imitant l’organisation des façades d’église, avec leurs deux clochers latéraux, ce type convient à un environnement urbain chrétien, mais apparaît aussi dans des contextes environnementaux hétérogènes, reflétant l’influence des styles contemporains. Les plans de Ludwig von Förster pour la synagogue réformée de Budapest (1854-1859) sont à l’origine de ce type. Les synagogues croates qui s’y

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conformèrent eurent généralement des tours beaucoup plus petites, retenant seulement une partie octogonale surmontée par un dôme en forme de bulbe, des couronnements d’apparence « exotique » distinguaient la silhouette des synagogues de celle des églises catholiques.

17 En Croatie on construit dix synagogues de ce type : la synagogue de Varaždin (1860-1861), la chapelle du cimetière de Djakovo (1879) et la belle synagogue « Sécessionniste » de Bjelovar (1912-1914). Beaucoup de synagogues de ce type furent bâties en Serbie, dans des agglomérations de Vojvodine, à la suite de la synagogue sépharade de Belgrade, détruite en 1941. 18 Ce type de synagogue était courant dans la Bosnie annexée à l’Empire austro- hongrois : par exemple Banja Luka (1902), Bijeljina (1895), Jajce, Derventa, Zvornik, Višegrad, Brčko et autres localités. La synagogue ashkénaze néo-mauresque de Sarajevo, construite en 1902 par Karl Pařik, se rattache également au même type, bien qu’elle ait quatre tours, et non deux.

La synagogue à coupole

19 Ce type, le moins répandu en Croatie, apparut dans ce pays d’après des modèles conçus à Vienne et en Hongrie à l’époque où l’historicisme était à son apogée. Bien qu’en Europe nombre d’importantes synagogues à coupole aient été construites – comme par exemple le Tempio Maggiore de Florence en 1874-1882–, ce type reste plus proche du style sépharade, avec un riche décor mauresque et oriental, que des synagogues ashkénazes de l’intérieur du pays. Dans les villes de Croatie où les communautés juives étaient disposées à accepter le style hongrois, des synagogues à coupole furent construites par Lippot Baumhorn à Vukovar (1889), Rijeka (1902-1903) et Vinkovci (1922-1923), incorporant des éléments issus d’un académisme ultérieur. L’importante chapelle du cimetière juif de Vukovar appartient clairement à ce groupe, avec son aspect historiciste attardé et les éléments « Sécession » du décor chrétien. Selon le premier guide de Zagreb rédigé par A. Hudovski en 1892, la synagogue de la rue Praska « … reste inachevée, car le dôme surmontant la façade manque ».

20 En Serbie, dans la région de Vojvodine, les plus célèbres exemples de ce type furent bâtis à (1902) par Komor et Jakab, à Novi Sad (1909) et Zrenjanin (Nagy Becskerek, 1896) par Lippot Baumhorn, sans compter de plus petites synagogues en milieu rural. 21 La seule synagogue à coupole de Bosnie fut construite à Sarajevo en 1926 par Rudolf Lubinski, en style néo-byzantin1.

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Ancienne synagogue à Subotica, Vojvodine, 1902

Les cimetières

22 Les cent trente communautés juives présentes dans les pays de l’ex-Yougoslavie avaient environ deux cent quatre vingt dix cimetières. Il est difficile d’établir une typologie claire des monuments funéraires, compte tenu des différentes appartenances communautaires, de la diversité des situations historiques dans des régions où coutumes funéraires et traditions juives s’exprimaient de façon variée. En général, cependant, on peut distinguer quatre groupes. • Les anciennes sépultures sépharades dans les zones influencées par la tradition catholique sont des dalles funéraires horizontales ou des sarcophages de faible hauteur. D’abord tracées en hébreu, les inscriptions comportèrent ensuite des additions en langue locale. • Les anciennes sépultures sépharades dans les zones sous domination ottomane où les Juifs suivaient la coutume de leur précédente patrie, influencée par les traditions pré-islamiques locales dites «Bogomiles». Ce sont des monuments monolithes coiffés d’un berceau. Les inscriptions sont en hébreu, rarement en ladino et en caractères hébreux. Elles comportent plus tard des additions en langue locale. • Les anciennes sépultures ashkénazes en forme de stèles verticales en pierre. Celles des rabbins ashkénazes combinent parfois stèle et sarcophage. Les inscriptions sont gravées soit en hébreu, soit en yiddish et en caractères hébreux. • À partir du milieu du XIXe siècle les monuments funéraires des juifs de toutes dénominations ressemblent souvent à ceux des chrétiens, qu’il s’agisse d’obélisques de marbre, d’édifices de formes variées, pouvant même comporter des sculptures et des portraits des défunts. Les inscriptions sont en allemand, en hongrois, ou dans l’une des langues des Slaves du Sud, avec parfois de l’hébreu.

23 Dans des lieux habités par une majorité de catholiques, des fragments de monuments funéraires juifs ont été réemployés comme matériaux de construction pour paver des rues ou réparer des murailles urbaines. Des recherches ont révélé il y a peu le

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réemploi de tombes des XVIe et XVIIe siècles dans le couronnement des fortifications de Dubrovnik. De plus, on a identifié des pierres tombales d’époque médiévale dans les collections lapidaires de Ptuj et de Maribor, en Slovénie. Récemment encore, la pierre tombale d’un marchand juif de la fin du XVe siècle a été découverte en Bosnie centrale ; elle porte une inscription rédigée en caractères glagolitiques dans la langue locale.

NOTES

1. Cette division typologique en quatre groupes n’est pas absolue : certaines synagogues y trouvent leur place, d’autres non. Néanmoins, la classification offre une base opérationnelle à la poursuite des recherches menées par le Centre sur le patrimoine architectural de l’ex- Yougoslavie.

RÉSUMÉS

L’auteur se propose de palier le manque d’une étude de la « culture unique » des Juifs de l’ex- Yougoslavie, en brossant rapidement son tableau. Il appuie sa démarche sur le travail lancé en 1988 par le Centre d’Art juif (Hebrew University, Jérusalem) pour inventorier les restes matériels de ce patrimoine. Sont évoqués les diverses typologies de synagogues, ainsi que les cimetières.

The author’s task is to offset the lack of a study on the cultural unity of Jews in former Yugoslavia. He uses the program launched by the Center for Jewish Art (Hebrew University of Jerusalem) in 1988 to make a list of what concretely remains of this patrimony. Here are analyzed the diverse typologies of synagogues, as well as cemeteries.

AUTEUR

IVAN CERESNJES

Université hébraïque, Jérusalem

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Un espace offert au tourisme : représentations de la Yougoslavie dans les guides touristiques imprimés français et yougoslaves au XXe siècle A Space Offered to Tourism: Yugoslavia’s Representations in French and Yugoslav Printed Tourist Guides in 20th century

Igor Tchoukarine

1 L’idée d’étudier l’histoire du tourisme en Yougoslavie1 peut surprendre. L’instabilité politique, les difficultés socio-économiques persistantes et les conséquences des guerres des années 1990 occupent l’essentiel de l’intérêt médiatique occidental, lorsqu’il se manifeste à propos de l’ex-Yougoslavie. C’est oublier que la Yougoslavie et, en particulier, le littoral adriatique ont accueilli nombre de touristes occidentaux, notamment français, au XXe siècle. Graduellement, un « nouvel » intérêt touristique émerge pour ces régions2 : les statistiques témoignent en effet d’une « redécouverte » de la Croatie par les touristes3.

2 Cette effervescence suscite chez l’historien des questions sur la mise en interprétation touristique du patrimoine4 de l’espace yougoslave en France au cours du XX e siècle. Comment ce patrimoine a-t-il été vulgarisé, puisque destiné à des fins touristiques, et comment s’est-il adapté à la réalité française ? Il s’agira d’examiner ici l’évolution des représentations de la Yougoslavie dans les guides touristiques imprimés français et yougoslaves de l’entre-deux-guerres à la dislocation de la Yougoslavie socialiste. Vaste interrogation dont les réponses se précisent lorsqu’on s’intéresse aux fonctions des guides concourant à la production d’un espace de représentation du pays. D’autre part, un regard sur la présence du politique et du poids idéologique dans le « langage » des guides imprimés affine l’analyse des représentations qui s’opèrera selon trois thèmes significatifs : 1º la nature, la mer et le symbolisme exotique de la région ; 2º la mise en

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patrimoine des guerres et des luttes en terre yougoslave ; 3º la question nationale et la promotion touristique. 3 Ceci permettra une certaine lecture de l’histoire du tourisme, de la mobilité croissante et des modes de construction des représentations à l’œuvre. Si la période sélectionnée s’étend, en raison des guides et des brochures étudiés5, des années 1920 au tout début des années 1990, l’intervalle entre 1930 et 1950, nonobstant les années de guerre, est révélateur. Il s’agit d’une période intermédiaire dont l’étude éclaire le développement ultérieur du « tourisme de masse », d’autant plus que les changements de régime en Yougoslavie alimentent l’étude des représentations et justifient une approche comparatiste sur une longue période. 4 Cet article revient, tout d’abord, sur quelques caractéristiques des guides touristiques imprimés, présente les sources utilisées et situe contextuellement la présence touristique française en Yougoslavie, pour aborder ensuite l’analyse des représentations.

Guides touristiques imprimés et autres sources : considérations préliminaires

5 Les références en matière de guides sont bien connues. Les éditeurs des guides Murray, Baedeker et Hachette, ainsi que les guides Joanne qui deviendront les Guides bleus en 1910, affichent et intègrent dès le XIXe siècle les éléments caractéristiques, jusqu’à nos jours d’un guide de voyage, à savoir : le côté utilitaire qui renseigne les touristes sur les moyens de transport, les itinéraires et les coûts associés au voyage ; le côté médiateur qui prépare et conseille le voyageur aux plans culturel et intellectuel ; le côté commercial dont dépendent les multiples éditions6. Des critères génériques (considérations pratiques, plan topographique ou alphabétique, itinéraires proposés, caractère portatif) servent à construire le genre7. Pour vendre l’objet, nombre d’images fixées par la tradition sont utilisées mais renouvelées selon les circonstances. En d’autres mots, le guide a pour but d’attirer, de renseigner et de rassurer son lectorat et ses utilisateurs8. Nous verrons que l’articulation de représentations du patrimoine9 offert au tourisme en Yougoslavie s’effectue ainsi.

6 À partir du dernier tiers du XIXe siècle, le guide se diversifie au gré de pratiques et de destinations multipliées. L’aspect littéraire s’estompe et le côté utilitaire se renforce. Le guide cherche à répondre précisément aux nouvelles attentes, conséquences des destinations et des pratiques de prédilection des touristes. Si Laurent Tissot note qu’entre 1780 et 1830, le genre s’affirme, car « guide et récit s’éloignent l’un de l’autre » et que, de 1830 à 1914, le concept du guide de voyage s’élabore, Claire Hancock constate que la différenciation de l’un et de l’autre ne se fait que très progressivement10. Le guide incorpore à son écriture des éléments éclectiques11 et, si les reconnaître peut être facile, les définir ne l’est cependant pas12. La combinaison effective entre les descriptions et les itinéraires a été suggérée comme marqueur distinguant un guide d’un récit de voyage13, mais cette remarque perd de sa justesse pour nombre de guides récents comme le Guide bleu de 198814 qui abandonne sa structure en itinéraires et classe les sites et les renseignements pratiques par ordre alphabétique15. Il faudrait plutôt parler d’une hybridation des genres, car les échanges entre récits de voyage et

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guides touristiques font assimiler ceux-ci à « une version standardisée et systématique » de ceux-là : Là où le récit de voyage racontait une expérience singulière avec assez de détails pour qu’elle puisse être répétée, le guide […] offre les éléments d’un voyage virtuel, destiné à être construit avec les éléments proposés, à la fois unique et reproductible à l’infini16. 7 « L’aspect particulier et expérimental du récit » s’oppose donc à « l’aspect général et instrumental du guide »17. Mais tout en étant différents, les deux pratiques se complètent et meublent simultanément l’univers de l’écriture touristique. En tout cas, un certain degré de maturité est atteint au lendemain de la Première Guerre mondiale. Forts de ces acquis, les guides vont en effet consolider au XXe siècle leur présence au sein de l’industrie touristique. Les documents utilisés s’inscrivent donc dans un contexte de mise à profit des acquis et des expériences précédentes à l’issue du processus de maturation de 1780-1914.

8 En ce qui concerne notre corpus de guides français, notre choix s’est d’abord arrêté sur la collection de référence des Guides bleus. De 1921 à 1988, cette dernière a publié une dizaine de titres portant directement ou indirectement sur la Yougoslavie. La période des trente glorieuses témoigne, sans surprise, d’une production plus variée. La production d’ouvrages touristiques sur la Yougoslavie connaît un boom dans les années 1953-195518 et, parallèlement à cette offre élargie, les années 1950 voient la sortie de nouveaux guides pédagogiques comme le guide vert, « écrits spécialement pour de nouveaux touristes, moins cultivés19 peut-être que leurs prédécesseurs mais emplis d’un profond désir de savoir » selon Bertho-Lavenir20. Enfin, nous ajoutons à ces titres celui du Routard et le guide Yougoslavie (1960) de Jean-Marie Domenach et d’Alain Pontault, sans nous interdire d’aller voir ponctuellement dans le Nagel. Nous avons ratissé large, pour inclure dans notre corpus non seulement les documents se désignant explicitement comme guides touristiques, mais aussi ceux qui en possèdent les attributs sans la dénomination21. Il y a par exemple l’ouvrage de Doré Ogrizek, La Yougoslavie (1955), où, sur plus de 400 pages, sont décrites des localités yougoslaves à grand renfort d’explications d’ordre architectural, historique et anecdotique, de photos et d’aquarelles, sans la moindre proposition d’itinéraire. Se démarquant d’une conception traditionnelle du guide, cet hybride se situe entre un livre d’histoire illustré grand public, un récit de voyage et un guide. Et que dire des ouvrages La Yougoslavie (1954) de Suzanne Normand et Jean Acker, La Yougoslavie inconnue, itinéraires archéologiques (1967) de Georges Pillement et Yougoslavie (1955) de Léonce Peillart ? Ce dernier avertit que son ouvrage n’est pas un guide mais fournit néanmoins renseignements pratiques et prescriptions. Promu ailleurs comme un récit, nous le classons comme un hybride. Quant au livre de Pillement, il propose des itinéraires et des considérations générales sur la Yougoslavie, caractéristiques qui le rapprochent d’un guide proprement dit, mais l’essentiel, comme dans les deux autres cas, est consacré à l’histoire de l’art. Classer les ouvrages utilisés n’est donc pas chose aisée. 9 Le cas yougoslave est plus complexe, en ce sens qu’il n’y a pas, à notre connaissance, de collection-étalon comme celle des Guides bleus. Certes, pendant l’entre-deux-guerres, l’agence de voyage Putnik et le bureau central de presse (à partir de 1929) concentrent une partie de la production de guides pour le public étranger. Production qui, après 1945, sera renouvelée par les associations touristiques, les presses touristiques (Turistička Štampa) mais aussi, à la faveur de la décentralisation de l’État, par plusieurs autres agences et maisons d’édition. L’encyclopédie touristique yougoslave, publiée en

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1958, fournit quelques pistes sur la production des guides touristiques : c’est la première fois, aux dires du responsable de ce travail, qu’est établie une bibliographie touristique des guides, collections, monographies et documents des associations touristiques yougoslaves publiés entre 1945 et 1957. La production de guides et de brochures touristiques concernant soit la Yougoslavie comme telle, soit les républiques de Croatie, de Slovénie ou de Serbie22 totalise près de 210 documents en serbo-croate ou en slovène et 82 documents en français, en allemand ou en anglais23. Nous remarquons au premier chef un volume de production de guides très modeste entre 1945 et 1952. La pratique se distingue, pour la Croatie et la Slovénie, à deux niveaux : elle débute, modestement, dès 1945, et rassemble finalement plus de 40 titres en langues occidentales sur un total de 82. La production de guides en langues étrangères débute en 1952, avec quelques amorces plus précoces en 1951 pour les républiques de Croatie et de Slovénie24. Un seul guide, Guide de Poche « À travers la Yougoslavie » (1955) de cette production initiale est examiné ici. Malgré un modeste tirage de mille exemplaires, son intérêt réside d’abord dans le choix de certains de ses auteurs25 et, surtout, dans son caractère pionnier. Il s’agit d’un des premiers « véritables » guides sur la Yougoslavie s’adressant à un public étranger dans cette période d’après-guerre26. Les autres guides qui complèteront notre analyse sont, pour l’entre-deux-guerres, le guide Belgrade (1936) de l’écrivain Miloš Crnjanski, le document La Yougoslavie économique (1935) publié par l’office du commerce extérieur. Pour la période de l’après-guerre, outre celui déjà mentionné, les principaux guides consultés sont les suivants : Beograd et ses environs (1974), Dubrovnik et ses environs (1979) (6e éd.), Dalmatie, guide touristique (1986), Dubrovnik, Beauté aux mille visages (1989) (2e éd.), Dalmatie, Histoire, culture, art, tourisme, beautés naturelles (1986). 10 Bien qu’une certaine hétérogénéité se manifeste dans notre corpus, un dénominateur commun le rassemble : l’objet en est la Yougoslavie, monarchique ou socialiste. La diversité du corpus montre en fait la perméabilité des ouvrages. Les guides, les manuels, les brochures, la presse spécialisée ou non sur le tourisme forment un ensemble et participent à la construction des représentations du territoire. Celles-ci ne sont pas seulement le produit de l’activité touristique (dans le sens où le stéréotype est un mécanisme de communication général) ; elles s’alimentent à d’autres sources. Étudier l’inscription du politique au sein de cette littérature le démontre. D’où l’importance de rapprocher les guides d’autres types d’écrits : chroniques et histoires, journaux, correspondances et romans27. Nous nous limiterons ici à certains exemples tirés du récit de voyages de l’écrivain T’Serstevens L’itinéraire de la Yougoslavie de 1938, réédité en 195328, de revues yougoslaves officielles éditées en français et aussi, par moments, d’un corpus de cartes postales anciennes de touristes français ayant voyagé en Yougoslavie29. 11 Ainsi, c’est par le jeu des différences et des conformités que l’on est mieux à même de comprendre l’élaboration du guide, son propos, ses buts, ses publics et sa diffusion, puis d’évaluer les liens établis avec d’autres formes d’écriture. Encore faut-il pouvoir mesurer du semblable. Justement, il y a peu de décalage entre les guides français et yougoslaves, tous construits selon certains critères génériques. Si le contenu et le format des guides yougoslaves divergent parfois, les uns s’alignent tout à fait sur les autres et cette tendance se confirme au cours du XXe siècle30. Il règne en effet, dans le domaine de l’édition des guides, une grande uniformité. Nous l’expliquons par l’influence des prédécesseurs du XIXe siècle sur les nouveaux venus provenant ou non des Balkans. Mentionnons-le par exemple : en 1986, la préface d’un guide yougoslave

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explique que son auteur, Dmitar Čulić, spécialiste connu de l’industrie touristique yougoslave, ait repris une « conception des guides touristiques standards, habituelle aujourd’hui dans le monde lorsqu’il est question de cette sorte de publication »31. Cette même année paraît aussi, dû à peu près à la même équipe de rédaction, un guide intitulé Dalmatie, Histoire, culture, art, tourisme, beautés naturelles. Ces deux guides presque identiques ressemblent, de par leur style conventionnel et la place importante accordée à l’histoire, au Guide bleu. Il y a donc convergence, non seulement entre guides domestiques, mais aussi entre guides européens, d’où l’intérêt de la comparaison. 12 Bien sûr, certaines conventions ont été remises en question. En 1974, un an après le premier Routard, le Guide bleu sur la Yougoslavie cherche la nouveauté. Reconnaissant que « la propagande touristique joue sur la variété des paysages et des ambiances », l’on se refuse à utiliser des « clichés ». Le lecteur est plutôt invité à « éprouver, sur le vif, tous ces contrastes » par un voyage à travers la Yougoslavie32. Le Guide bleu de 1979 annonce en préface que cette nouvelle édition « a permis de ‘rattraper’ la Yougoslavie sur le chemin qu’elle a parcouru à travers les années », qu’il se penche non seulement sur les « richesses artistiques et naturelles » mais aussi sur la « vie quotidienne, les particularismes, le folklore »33. 13 En fait, conscients de la stéréotypie du discours touristique, le Guide bleu et surtout le Routard changent de ton, innovent. Mais ces alternatives sont limitées. Les images véhiculées, le discours sur le patrimoine yougoslave subissent un effet contraignant par l’objet, le guide, dont elles sont issues34. De plus, les impératifs commerciaux des guides, comme leurs fonctions, pèsent beaucoup sur leur production. L’écriture du guide évolue à l’intérieur des bornes définies par le « genre » et certaines conventions. La réédition d’un Guide bleu ne peut, en effet, manquer de s’appuyer sur le travail des éditions antérieures35. L’auteur d’un guide, ou encore l’auteur d’un récit de voyage36, en a lu d’autres. Qu’on soit en présence d’un plagiat flagrant ou d’une simple inspiration, la question de l’influence de l’écriture des prédécesseurs se pose constamment. 14 Et, faute de frontière commune entre la France et les Balkans, les intermédiaires ont toujours été nécessaires. Les guides touristiques imprimés sont des médiateurs privilégiés de ces transferts à double sens. Mais l’étranger s’appréhende diversement ; par des voyages, des connaissances spécifiques liées à des disciplines comme l’histoire, les arts, la littérature ou les langues, les ouï-dire et les stéréotypes. Bref, une constellation d’objets forme l’image de la Yougoslavie et des Balkans chez les étrangers. Il en est ainsi des liens spécifiques entre la France et cette région de l’Europe. Évoquer ces questions même brièvement dépasse le cadre d’un article qui ne peut cependant faire abstraction de quelques données à propos des touristes français dans cette région de l’Europe du Sud-est. 15 Dans la région, le tourisme français de l’entre-deux-guerres reste un fait minoritaire, essentiellement élitiste. Le tourisme international de l’époque est dominé par les Allemands, les Autrichiens et les Tchécoslovaques37 Il est vrai que le nombre de Français jouissant de vacances est faible38 et que ceux qui en ont –ceci est une constante– privilégient le territoire national39. Les événements entourant la Première Guerre mondiale ont cependant engendré des types de voyage spécifiques en Yougoslavie, comme ceux de l’Association des Poilus d’Orient (le premier voyage officiel après 1945 se déroule en 1956), ou encore ceux des milieux diplomatiques, militaires ou culturels français. La reprise, après 1945, du tourisme sur le territoire

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yougoslave s’oriente jusqu’en 1949 vers l’Europe de l’Est. Les touristes français y vont, mais restent peu nombreux dans l’immédiat après-guerre. À la même époque, la revue du TCF encourage à faire d’abord du tourisme en France et rappelle, à l’été 1946, que le voyage à l’étranger est « pratiquement impossible »40. L’expulsion de la Yougoslavie du Kominform en juin 1948 et la réorientation idéologique qui en résultera alimenteront les débats au sein de la gauche française41. Or, les échos de la résistance yougoslave, contre Berlin ou Moscou, s’érigent en mythe et retentissent en France grâce à des personnalités sympathisantes de la Yougoslavie comme Jean Cassou, René Cassin42 et Jean-Marie Domenach, qui, en dépit des accusations du PCF envers la Yougoslavie post-1948, prirent position en sa faveur43. Ce début de guerre froide où prime l’idéologie voit plusieurs jeunes Français s’engager bénévolement dans les brigades d’été pour la Yougoslavie. Ajoutons enfin que les rapports culturels et politiques tendus entre les deux pays durant la première décennie de l’après-guerre contrastent avec les relations culturelles bilatérales actives de l’entre-deux-guerres. 16 La présence touristique française dans la région s’avère modeste, pour l’ensemble de la guerre froide, avoisinant quelque dizaines de milliers de visiteurs durant les années 195044 pour franchir le cap des cent mille en 1962, atteignant quelques 300.000 visiteurs durant la décennie 197045 pour passer régulièrement le cap des 400.000 visiteurs durant les années 1980 et baisser légèrement à la fin de la décennie. Si l’on compare avec le tourisme international qui provient principalement de la République fédérale allemande, l’Autriche et l’Italie, les Français représentent pendant la guerre froide de 12 à 4 pour cent – la tendance est à la baisse – des visiteurs étrangers. Il est évident que la Yougoslavie est restée une destination assez marginale pour nombre de Français au cours du XXe siècle. 17 Le nombre total des touristes étrangers en Yougoslavie, lui, ne cesse, d’augmenter à quelques exceptions près. Il franchit le cap du million en 1961 pour atteindre 5,2 millions en 1971. L’année 1973 connaît un bond avec 6,1 millions, quoique le nombre oscille entre 5,4 et 5,8 millions durant les dernières années de cette décennie. Le cap des 6 millions est atteint puis dépassé durant les années 1980 avec, par exemple, l’année record de 1988 : 9 millions de visiteurs étrangers46. 18 Ces données servent d’arrière-plan à l’analyse des représentations. Mais encore ? La Yougoslavie n’avait-elle pas, en tant que « nouveau » pays, en 1918 et en 1945, un handicap quand il était question d’expliquer, de populariser le pays à l’étranger ? Le besoin de légitimer le régime en place, que ce soit la dictature du roi Alexandre ou le régime autoritaire de Tito, ne peut être séparé du discours touristique. Et ce désir de légitimation, tantôt politique (nous en parlerons plus loin) ou culturel, se constate dans les guides yougoslaves qui font très souvent référence à des endroits ou à des monuments étrangers lorsque vient le temps de décrire les localités touristiques yougoslaves. Ce procédé est bien sûr courant : un auteur français aura recours à des analogies toutes françaises lorsqu’il décrit la Yougoslavie. Toutefois, le ton imprimé aux ouvrages yougoslaves va au-delà de la simple analogie, car il s’agit alors de se vendre », de montrer que la Yougoslavie peut rivaliser culturellement avec les autres destinations touristiques. 19 Le pays, du moins au point de vue touristique, n’était pas perçu comme un bloc, loin s’en faut. De l’industrie touristique, la côte dalmate constituait le poumon. Ainsi, le littoral incarnait la Yougoslavie comme la tour Eiffel ou la côte d’Azur, la France. La Yougoslavie était perçue par beaucoup comme un pays méditerranéen47. D’ailleurs, près

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de 70 pour cent des cartes postales de notre corpus représentent des paysages ou des villes du littoral, Dubrovnik arrivant très largement en tête. Voilà un indice de l’image que les étrangers se forgent et de la circulation de cette représentation de l’espace yougoslave. Le nombre de nuitées des touristes yougoslaves et surtout étrangers sur le littoral le montre très clairement : la césure entre le littoral et l’intérieur est une caractéristique essentielle du tourisme yougoslave, ce qui n’a pas été sans conséquence aux plans social, politique et symbolique de la Yougoslavie à l’étranger. Outre ces questions qui seront abordées plus loin, le message touristique adressé aux Français s’oriente dans deux grandes directions : allez sur la côte ! (avec les sous-entendus concernant la mer, les stations balnéaires et les croisières) ou allez explorer l’intérieur ! Il va sans dire que la première destination tient le haut du pavé, mais les deux portent la promesse d’un pays différent, culturellement riche et très diversifié, où l’expérience de l’exotisme est possible. 20 Ces symboles sont à la fois la cause et l’effet de la présence, pour reprendre une distinction amenée par Jean-Didier Urbain, de deux formes principales de tourisme : un tourisme initial (ou rituel), fait de rites cultuels, et un tourisme expérimental, où est réintroduite « l’étrangeté au cœur du quotidien »48. Si ces formes sont perméables l’une à l’autre, il reste que le touriste français développe une relation singulière vis-à-vis de la Yougoslavie. Même si celle-ci ne figure pas, au premier abord, comme objet idéal d’exotisme (selon la pensée traditionnelle qui associe Orient et éloignement), d’autres caractéristiques lui en confèrent la marque. Au côté « sauvage », « diversifié », et réservé « aux ethnographes »49, tel que le conçoit l’exotisme primitiviste, s’ajoute un « exotisme dans le temps », car la Yougoslavie est souvent présentée dans les guides comme une terre à l’histoire ancienne où l’on retrouve des traces de la naissance du monde50. À ceci, se greffent après 1945 la nature socialiste et la position exceptionnelle entre l’Est ou l’Ouest entretenue par la Yougoslavie. Qu’il ait été ou non intéressé par ces facteurs51, le fait est que le touriste se dirige vers un pays socialiste, et il le sait. Nous croyons qu’avec le voyage en Yougoslavie, c’est la découverte et l’exotisme qui priment (ce qui n’est pas contradictoire avec la concentration de la fréquentation sur le littoral) et ce, même si la Yougoslavie devient durant la guerre froide une destination touristique de plus en plus connue. 21 Il y a certes un effet générationnel. S’il y a peu de chance que les touristes français visitant la Yougoslavie entre les années 1930 et 1950 aient été précédés de leurs parents, la chose est de moins en moins vraie pour ceux qui foulent son territoire dans les années 1960-1980. Parallèlement, la Yougoslavie qui reste, si l’on se fie aux guides, assez méconnue du public durant l’entre-deux-guerres (quoique la propagande en faveur de la Serbie durant le premier conflit mondial ait laissé des traces), comble certains déficits « médiatiques » dans la seconde partie du siècle. Les tout premiers mots de l’introduction de Normand et d’Acker portent sur cette question : « La Yougoslavie est toute proche de nous. Cependant, elle reste peut-être, en Europe, le pays le plus lointain, le plus difficile à explorer et à comprendre »52. 22 Signalons aussi que les articles sur la Yougoslavie dans la revue du Touring Club de France sont rares durant l’entre-deux-guerres ; les premiers articles qui y sont consacrés après 1945 paraissent dans les années 1960. Un article de 1962 dévoile le paradoxe entre les destinations classiques du littoral et la Yougoslavie profonde, toujours méconnue : Rab, les bouches de Kotor, les lacs de Plitvicka (à peu près inconnus il y a dix ans), ou Dubrovnik […] figurent désormais dans les catalogues des agences de voyages.

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Toutefois l’originalité du pays est à peine égratignée et les excursions à l’intérieur de la Bosnie et du Monténégro satisferont les plus difficiles amateurs d’exotisme et de folklore53. 23 Ces représentations de la Yougoslavie, de son patrimoine et de son exotisme ont plusieurs facettes. Trois d’entre elles retiendront notre attention : la mer et l’exotisme, les guerres et la violence, les objets de patrimoine et la question nationale en Yougoslavie vue par les guides touristiques imprimés.

Un exotisme de bout du monde : mer, nature et aventures sur les routes yougoslaves, à la rencontre de l’Orient

24 Les attraits naturels, la température agréable, les îles et le soleil de la mer adriatique composent l’essentiel de l’invitation touristique. La continuité de ce message nous indique d’emblée la nature des motivations. Les cartes postales de Français le montrent bien : elles sont majoritairement envoyées de destinations situées sur la côte adriatique et il est très souvent question de la mer et du soleil.

25 Toutefois, l’objectif des guides français étudiés se veut général, avec une approche « globale » du pays, même si l’importance accordée au littoral demeure évidente54. Baignant dans le romantisme, le Guide Bleu de 1937 considère ainsi la côte dalmate : « cette âpreté rocheuse, baignée par un soleil éclatant et battue par l’Adriatique toujours verte, a quelque chose de grandiose et de sauvage qui enchante le voyageur ». Il conclut que les centaines d’îles et de fjords sont « un des attraits les plus décisifs de ce voyage »55. Les éditions ultérieures abandonnent le qualificatif romantique « sauvage », mais n’en continuent pas moins de vanter les beautés côtières. « Uniques, diversifiés, riches » sont les mots-clé des guides lorsque vient le temps de décrire les paysages. Du côté yougoslave, on promeut la couleur bleue intense de la mer en disant que « la côte yougoslave joint la grandeur des paysages de Norvégie (sic) à la beauté sereine du golfe de Naples »56. On parle aussi de « kaléidoscope joyeux et enivrant dont les images se succèdent sous le chaud soleil méditerranéen! »57. Cette complexité désirable est, pour tous, un important moyen d’attraction. 26 La révolution balnéaire58, exprimée entre autres par le changement de pratiques et de lieux –car les mers chaudes sont déjà au goût du jour durant l’entre-deux-guerres– a conféré au littoral et à la mer une valeur curative, puis hédoniste, qui fait rêver. Par la suite, le phénomène du « polynésianisme », cette construction d’une « image emblématique d’un autre monde », n’est pas étranger à la Yougoslavie59. Le Club Med y fait sa première expérience l’été 1953 –au Monténégro. Après un voyage éreintant, c’est le choc : « La brutalité montagneuse d’une côte parfaitement sauvage taillant une mer violente à force d’être bleue sous le soleil. Le bout du monde »60. La description qui en est donnée montre une opposition récurrente lorsqu’il est question de parler de la Yougoslavie touristique : la beauté époustouflante du paysage s’oppose à des besoins logistiques ou sanitaires criants. L’expérience yougoslave ne sera renouvelée qu’au début des années 1960 et ailleurs, à Pakoštane, sur le littoral croate61. 27 Que ce soit au niveau ethnique, esthétique ou géographique, la Yougoslavie se décrit comme le pays des contrastes. L’ensemble des guides bleus réitère de diverses façons ce constat des différences qui rassure et attire. On peut lire en 1955 : « il est peu de pays

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en Europe qui offrent une telle diversité, tant par le brasage des peuples que par les couches civilisatrices que l’on peut y déceler » ; et, en 1979 » y voyager donne « l’impression de parcourir l’Europe »62. L’étranger recèle divers niveaux d’altérité : le touriste verra en Bosnie ou en Macédoine un « curieux » contraste annonçant la porte de l’Orient, associé confusément à la religion musulmane, au port du voile, aux marchés, etc. À ces appréciations se superpose un discours où le « patrimoine culturel » prend sa place, car il s’agit aussi d’expliquer métaphoriquement la position de la Yougoslavie : sise entre l’Orient et l’Occident, elle est un pont ou un carrefour. 28 De ce lieu commun, présent dans les guides tant français que yougoslaves, se dégage l’idée qu’il existe en Yougoslavie une césure, une ligne de démarcation entre l’Est et l’Ouest, qu’il y aurait une Yougoslavie « occidentale », voire « centre européenne » et une « orientale », ou « balkanique ». Ce constat, repris dans la littérature scientifique ou journalistique sur la Yougoslavie, est avancé afin d’expliquer les différences de développement socio-économiques. Ce découpage de l’espace, mécanisme commun des systèmes représentatifs, simplifie la compréhension. 29 Belgrade, Zagreb, Sarajevo sont tour à tour décrites comme un carrefour entre l’Ouest et l’Est, une symbiose entre le monde latin et slave dans le cas de Dubrovnik. La formule a une grande inertie, quoique la Yougoslavie de Tito, dans son effort de modernisation, écarte pour un bref moment dans l’immédiat après-guerre l’image orientale du pays – mais elle y aura recours de nouveau durant les années 1950, comme l’illustrent les guides sur la Bosnie-Herzégovine et un article de la revue Les Nouvelles Yougoslaves se repentant de la destruction volontaire des vieux quartiers de Sarajevo63. 30 Composante de la propagande touristique, l’Orient indompté attire, car synonyme d’aventure. « Il ne faut pas partir pour la Yougoslavie comme pour la Suisse ou l’Italie. […] En Slovénie et en Croatie, cela va tout seul. Routes et hôtels sont comme partout. Nous avons rencontré là-bas des Français qui, justement, trouvaient le voyage trop facile »64. Dans son album de 1955, Peillard somme les « voyageurs que ne hante pas l’esprit d’aventure » de ne pas aller au-delà de Cetinje65 et suggère de continuer vers la frontière albanaise « si vous aimez l’aventure avec ses imprévus, ses risques, ses charmes »66. Faisant référence à la situation antérieure, Pillement rassure. Il explique qu’en raison des progrès accomplis, le voyage en voiture « n’est plus une aventure et qu’on peut l’entreprendre avec autant de tranquillité que si l’on se rendait en Espagne ou en Italie » ou encore, dans la revue du TCF, que des stations « équipées » et des « hôtels confortables » existent (sur le littoral). Après ce rappel seulement, il énumère les endroits qui apporteront « le plus profond dépaysement »67. La note de l’éditeur du guide Nagel résume encore en 1984 cette position ambivalente entre confort, sécurité et aventure : On ne visite pas la Yougoslavie, en effet, comme on part pour la Suisse ou la Hollande. Un frisson d’aventure attend l’automobiliste égaré sur les pistes de Macédoine ou dans les forêts sombres du Monténégro. […] Mais au-delà [de la Slovénie, de la Croatie, des environs de Belgrade, du littoral], c’est déjà un autre monde qui commence, celui des Balkans, plein d’attirance, de magique beauté, de folklore inoubliable : c’est, en un mot, le dépaysement total68. 31 Et à la notion de déplacement spatial se juxtapose celle d’un décalage temporel. Franchir les frontières de l’espace balkanique entraîne l’impression d’un voyage dans le temps : les habitudes, les couleurs et les paysages diffèrent, tandis que la mobilité se réduit. Si le voyage entre la France et la Yougoslavie peut prendre une ou deux journées, la pénétration de la péninsule balkanique en exige beaucoup plus. Ce décalage

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dans le temps, provoqué ou intensifié par la différence de vitesse de locomotion, a d’ailleurs été raconté par plusieurs auteurs de récits. Une carte postale de juillet 1955 d’une jeune Française l’exprime, possible écho de la propagande idéologique : « C’est de Dubrovnik où je suis arrivée ce matin après 22h de bateau, que je t’envoie cette carte. Je ne pensais pas en partant de Paris, trouver un pays aussi joli, des gens aussi sympathiques et très accueillants pour les Français, et une ambiance de mon camp formidable »69.

32 Or, ce décalage a des conséquences. Pour Daniel Roche « la mobilité oriente les pratiques, représentations, imaginaires sociaux »70. Selon Henry Lefebvre, la réalité des parcours entrepris au sein d’une pratique spatiale (le perçu) contribue à la production de l’espace social71. La « valeur d’ancienneté » ou « de patrimoine d’ancienneté » clairement attachée à ce qui trouve son origine dans les coutumes ancestrales ou les civilisations passées traduit aussi un apport à la construction des représentations par les enchaînements « des effets d’inertie, de normalisation, de refuge, d’intégration, de fusion »72. À d’autres moments, la Yougoslavie est vue comme le reflet d’une certaine image de la France d’autrefois73. Guides et récits convergent sur ce constat : aller en Yougoslavie, c’est remonter le temps74. 33 Une telle impression, affirmée durant l’entre-deux-guerres, revient sur la scène sans changement durant la période post-1945. Cela correspondrait à la « mutation » qui s’opère de la fin du XIXe siècle à la fin des années 1930 dans l’imaginaire et les pratiques de l’aventure étudiés par Venayre, car les « confins de la planète [sont] désormais perçus comme des espaces en voie de disparition »75. C’est tout à fait ce que laissent entrevoir des récits de voyage comme ceux d’Andrault ou de T’Serstevens. Ce dernier écrit : Ces routes-là sont une des raisons qui me font aimer la Yougoslavie. Elles sont pénibles, […] mais elles font corps avec le pays et lui conservent tout son caractère. Elles sont une défensive […] contre l’uniformité de la civilisation. […] Le tourisme commode, tel que la plupart des gens le conçoivent, n’a pas encore gâté cet admirable pays. Le jour où de belles routes asphaltées couvriront cette terre primitive, c’en sera fini de sa grandeur76. 34 C’est avec regret qu’on remarque le déclin des traditions : « Plus que tout autre, ils [les costumes féminins] sont malheureusement touchés par les conditions économiques et par la mode »77. Un compte rendu de L’itinéraire de Yougoslavie constate avec nostalgie la disparition de « tout ce vieux monde » de chansons et de costumes même « s’il en reconnaît la fatalité » 78. Cette émotion nostalgique est encore présente chez l’auteur en 1955 dans un chapitre sur la Macédoine : « Il est grand temps d’y aller voir. L’industrie qui se développe dans le pays, avec les plans quinquennaux, aura bientôt raison de son art populaire »79. Si l’invitation à visiter la Yougoslavie « le plus tôt possible » a un caractère commercial, nous croyons qu’elle reflète aussi une certaine conscience des changements en cours. Parlant de la convivialité régnant à Belgrade à l’époque du prince Miloš, l’écrivain serbe Miloš Crnjanski affirme : « Pendant quelques années encore le voyageur pourra voir de ces vives images dans les petites villes des Balkans »80. Les réactions à la modernisation suggèrent que d’aucuns voient dans cette destination un certain exotisme, perception exacerbée en partie par le caractère frontalier entre « l’Orient et l’Occident » prêté à la Yougoslavie, plus particulièrement à la Bosnie.

35 En Bosnie, les routes en lacets ne peuvent qu’être pittoresques et les minarets, qu’exhiber le charme oriental, car les portes de l’Orient s’ouvrent, arguent guides et

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brochures. On y vante les mœurs et les pratiques authentiques qui attendent le touriste. Une brochure de Putnik de l’entre-deux-guerres sait ce qu’il y a de « plus intéressant pour l’étranger » en Bosnie et en Herzégovine : cet « Orient yougoslave », la « couleur locale, dès la première vue excessivement orientale et de tous les points de vue – monuments, architecture, costume et coutumes populaires, en un mot folklore » 81. Dans un chapitre sur le tourisme, La Yougoslavie économique de 1935 avance :« le touriste […] ne peut nulle part jouir mieux de ce charme oriental que dans les villes de Bosnie où se sont conservés intacts jusqu’à ce jour, les mœurs et les costumes pittoresques de l’Orient ». Vranduk « ressemble à un décor de film », Sarajevo avec « ses cent mosquées aux sveltes minarets a conservé intact son aspect oriental » et les mosquées turques, les vieux ponts et les jardins du pittoresque Mostar « forment un ensemble qui rappelle les contes des Mille et Une Nuits »82. Cette image revient sous la plume de Crnjanski :« Maint touriste étranger cherche encore la ville des contes des mille et une nuits. Le charme oriental des mosquées, les jardins où murmurent des fontaines, les costumes pittoresques (…) tout cela existe en Yougoslavie, dans les villes telles que Sarajevo, Mostar, Travnik, Peć, Prizren, Debar, mais il n’y en a que peu de traces à Belgrade »83. Belgrade s’occidentalise depuis l’évacuation progressive des Turcs et Crnjanski relève de cette ville et du pays en général, à l’instar de beaucoup d’autres, leur caractère moderne. 36 Et voilà un point où s’opposent les représentations de l’espace touristique yougoslaves élaborées par les Français, d’un côté, et les Yougoslaves, de l’autre. Conversant avec un habitant du pays qui lui parle de la Yougoslavie contemporaine, T’Serstevens explique que ses motivations de voyage ne correspondent pas à celles invoquées par son interlocuteur : Si votre pays m’est cher c’est parce qu’il a gardé son caractère primitif, sa vigueur paysanne, et non parce qu’il développe son industrie. [...] Ce qui m’attache à la Yougoslavie c’est précisément le contraire de ce que vous en espérez, vous Yougoslave moderne, car je suis un voyageur qui cherche l’imprévu, et en cela je suis comblé. J’ai trouvé chez vous, intact et prodigieusement vivant, tout ce que nous avons perdu chez nous depuis de longues années84. 37 Si tous ne partagent évidemment pas l’opinion de T’Serstevens, ses explications sont éclairantes. En effet, les guides de voyage français centrent leurs propos sur les monuments, les « choses à voir », les curiosités et non sur les nouvelles réalisations industrielles ou sociales de la Yougoslavie. Les guides ne les passent pas complètement sous silence, mais on comprend rapidement que l’intérêt est ailleurs.

38 Si les guides français présentent la Yougoslavie comme un pays où l’on trouvait des traces d’un Moyen Age encore vivant, d’un exotisme oriental, les guides yougoslaves socialistes rompent tout d’abord avec ce modèle et promeuvent avec force le caractère moderne85 de la Yougoslavie. L’introduction du premier numéro de Yougoslavie, Revue illustrée présente en 1949 le point de vue officiel du moment : La Bosnie ne peut plus être considérée comme une région dans laquelle l’Orient et ses invasions ont laissé des traces profondes, fraîches encore aujourd’hui. Elle n’est plus uniquement « un pays exotique », aux petits villages sales que surplombent de hauts minarets, mais une Bosnie sans « férédja », un pays de fabriques et de combinats géants. […] tout cela porte en soi de l’abondance qui fera naître une vie nouvelle86. 39 Cette tendance aux projets grandioses, ce fétichisme pour l’investissement, se remarquent dans les guides yougoslaves. La ville de Zenica fait l’objet d’articles dans les périodiques d’information yougoslaves comme la Revue de politique mondiale et Les

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Nouvelles Yougoslaves où l’on soutient qu’elle est « le symbole de la transformation d’une région arriérée en une région de progrès »87. Le guide À travers la Yougoslavie la présente comme la « Ruhr yougoslave, une ville industrielle moderne », jusqu’à récemment « une petite ville de province en Bosnie, pleine de boue ou de poussière » avec « de vieilles boutiques orientales ». Le guide se veut rassurant et ajoute que « tout cela appartient au passé maintenant. Aujourd’hui, une forêt de cheminées d’usines se dresse à Zenica », gage de l’aspect moderne de la ville et de son pittoresque touristique88. 40 Intimement liés au développement des relations internationales, modernisation et légitimation du régime sont à l’ordre du jour dans la Yougoslavie de la première décennie post-schisme. Les autorités yougoslaves comprennent rapidement la fonction de la propagande touristique à l’étranger ; elle a « un rôle important pour informer le public international à propos de notre pays, de ses beautés, du développement et du progrès de la construction socialiste […] et de l’élévation culturelle rapide. C’est pourquoi la propagande à l’étranger […] doit être d’une meilleure qualité, son contenu doit être pertinent et politique et doit être adapté au goût et aux besoins du public qui est ciblé »89. Ces objectifs se traduisent par certaines réalisations, par exemple la création d’un Bureau d’information et de tourisme yougoslave à Paris en 1949, puis d’un Office de tourisme. Le mouvement s’affirme en 1953, année de la fondation des presses touristiques (Turistička Štampa) et de l’Association touristique yougoslave - agence fédérale occupée à coordonner l’industrie touristique au sein de la fédération et sa promotion à l’étranger. L’élan est donné. 41 Quelques décennies plus tard, on affirme toujours du côté yougoslave que la promotion touristique doit « avoir encore plus d’impact concernant la présentation de la Yougoslavie aux touristes étrangers, car il n’est pas seulement question d’effets commerciaux, mais de la présentation de toutes nos valeurs et de nos réalisations dans le développement de l’après-guerre »90. Ce genre de discours orienté témoigne d’une dilution du poids idéologique du communisme qui laisse une trace indélébile, mais fugace. 42 Cette rhétorique de la modernisation s’appuie sur certains résultats tangibles : le développement social du pays illustré, entre autres, par les congés payés annuels et le tourisme domestique. La presse yougoslave « commentait avec fierté » les vacances d’été accessibles pour un nombre toujours grandissant de Yougoslaves et les considérait « comme un bien caractéristique du socialisme »91. Toutes ces manifestations s’inscrivent dans le développement de l’historiographie yougoslave de l’époque, intéressée à la reconnaissance du pouvoir révolutionnaire issu de la guerre et de la rupture entre la Yougoslavie et les autres États socialistes. En ce sens, les tentatives de justification de la promotion touristique pour légitimer les directions politiques et économiques convergent et mettent en scène une Yougoslavie « socialiste, démocratique » et par la suite « non-alignée ». À ce propos Djilas explique que le magazine Life avait présenté en 1949 Tito dans ses salons à la manière d’un dictateur sud-américain. Ce que la direction yougoslave ne pouvait accepter. « À l’époque, la Yougoslavie jouissait d’un prestige accru en raison de sa résistance à l’hégémonie soviétique et il importait qu’elle soit présentée, à la différence de l’Union soviétique, sous un éclairage démocratique »92. Cette volonté d’enjoindre aux étrangers visitant la Yougoslavie de dire « la vérité » (comme Humbert le mentionne dans son récit) est typique de cette période très marquée idéologiquement.

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43 Étudier comment les conflits et la présence française dans la région sont interprétés garde toute sa pertinence. Le passé tumultueux des Balkans devient, en s’articulant selon les fonctions des guides, objet de tourisme.

Un patrimoine guerrier ? quand la guerre devient patrimoine

44 Les guides yougoslaves ne manquent pas de mentionner les « ravages » causés par les conquérants étrangers dans le pays. Un chapitre sur l’héritage culturel du guide À travers la Yougoslavie débute de façon équivoque : Depuis très longtemps, l’humanité ne connaît d’une partie de l’Europe que flammes et fumées provoquées par la guerre. Depuis le XIVe siècle [les Ottomans franchissent les Dardanelles au milieu du 14e siècle et la bataille de Kosovo se déroule en 1389], on n’a entendu, montant de ces régions, que des cris d’insurgés, des lamentations de victimes, et le sol de la Yougoslavie, embrasé d’une façon permanente, est resté un des principaux foyers de lutte93. 45 Mais l’auteur d’enchaîner : ces luttes ont permis la conservation et la prise de conscience du patrimoine national. Luttes et résistances s’érigent donc en monuments dont le visiteur devra prendre conscience. La préface du Guide bleu de 1955 suit une logique similaire en affirmant que les témoignages laissés par les conquérants « constituent maintenant l’un des éléments du tourisme en Yougoslavie ». Et de poursuivre : « Destin tragique que celui de ces peuples tant de fois conquis et toujours insoumis, et qui, au cours de la dernière guerre encore, ont su montrer un attachement à la liberté qui les rend très proches des Français »94. Ailleurs, une brochure décrit Belgrade comme « une ville au passé tourmenté et glorieux », « connue pour ses aspirations à la liberté et pour ses traditions révolutionnaires » et « qui a connu de nombreux malheurs et de grandes destructions »95. Le Guide du Routard admet d’emblée à son propos : « Mais que voulez-vous, aucune ville au monde ne peut se vanter d’avoir été détruite plus d’une dizaine de fois »96. Dans un même ordre d’idées, les guides yougoslaves, qu’ils parlent de la Yougoslavie en général, de Dubrovnik ou de Belgrade en particulier, font l’apologie de la résistance des peuples yougoslaves transposée, dans une aspiration commune à la liberté –mot dont la récurrence frappe– et dans d’implacables luttes. Voilà qui devient objet de fierté, objet de patrimoine offert au tourisme. Car, note Lefebvre, les espaces « sacralisés par la violence tirent du sacrifice ou du meurtre, de la guerre ou de la terreur, leurs prestiges »97. Domenach lance, dans son guide, un avertissement : « touriste, tu marches sur l’histoire ». Il invite le touriste à ne pas oublier « la lutte des hommes contre les hommes » pour saisir cette Yougoslavie. La difficulté du voyage est « qu’il doit se faire à la fois dans le passé et dans l’avenir, d’une histoire incroyablement embrouillée à une utopie […] et ceci impose des « réintégrations espace-temps »98. Si cette approche diffère sensiblement de celle d’un T’Serstevens, elle évoque malgré tout le voyage en Yougoslavie comme porteur d’un « exotisme dans le temps ».

46 Qu’une image de violence soit assimilée aux Balkans n’est plus à démontrer. Cristallisée lors des guerres balkaniques et de la Première Guerre mondiale, cette image traverse, encore aujourd’hui, la documentation sur l’Europe du Sud-Est. Le grand crime de la région, son « péché originel », est l’assassinat de l’archiduc François-Ferdinand. L’événement a laissé une trace indélébile dans tous les rapports, toutes les observations

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sur les Balkans99. Mais cette histoire « violente » devient objet d’attraction, produit commercial qui excite l’imaginaire du touriste : « ce pays s’est forgé dans le sang et les guerres, dans un combat perpétuel pour l’indépendance et la liberté. [...] Et c’est cette contradiction entre le sourire d’un pays et la violence de son histoire qui vous fascinera le plus »100. 47 Sans tomber dans un déterminisme naïf et attribuer un caractère violent aux Yougoslaves, les guides français demeurent sans ambiguïté quant à la dimension sanglante d’une histoire présentée de façon très fragmentaire, ponctuée de sauts temporels. Un portrait étourdissant –on va des Celtes aux Allemands en passant par les Goths et les Byzantins– contribue, à l’instar des récits des voyageurs étrangers dans le sud-est européen, » à donner une vision d’ensemble »101 qui permet d’aborder le temps présent. Dans sa description historique de treize lignes sur Skopje, le Guide Bleu de 1937 établit, premièrement, l’origine de la ville « fort ancienne ». On saute des Illyriens, à Byzance, aux Serbes et au Tzar Dušan, pour constater que la ville « tombée aux mains des Turcs après la bataille de Kosovo […] n’en fut délivrée qu’en 1912102 à la bataille de Kumanovo ». On poursuit avec le « raid célèbre » de la cavalerie française qui s’empara de Skopje en 1918, acculant ainsi les troupes bulgares à la capitulation. Les détails des opérations militaires se multiplient. Le traitement est franchement inégal. En quelques lignes, on trace l’histoire de Skopje à travers deux millénaires pour ensuite s’attarder sur le numéro des régiments des Chasseurs d’Afrique, la présence d’un régiment de Spahis marocains et le nombre d’hommes de la XIe armée bulgaro-allemande 103. À l’instar du Guide Joanne, qui offre une histoire « exclusivement militaire, politique, et biographique et surtout artistique »104, les Guide bleus sur la Yougoslavie campent dans la tradition. Leur politique éditoriale conservatrice se double d’un intérêt pour tout ce qui concerne l’histoire de France. Il est vrai, la présence de certains référents historiques, connus du public français, est plus à même de le captiver. 48 L’interprétation de l’histoire des provinces Illyriennes est ici révélatrice. Sans surprise, les rappels à ce sujet sont plus fréquents dans les ouvrages français, mais ce qui les démarque c’est l’interprétation souvent positive qui en est faite. À un extrême, le Guide Joanne de 1888 affirme que « l’occupation française n’a laissé, dans ce pays, que de bons souvenirs »105. Une gradation se remarque néanmoins. Pour le guide de 1937, la création des Provinces Illyriennes est une « œuvre civilisatrice »106. La route construite par les armées de Napoléon et les monuments de cette époque, comme celui de la colonne napoléonienne à Ljubljana, sont immanquablement mentionnés dans le Guide Bleu ou le Guide Nagel. Les descriptions de chaque localité sont ainsi augmentées. Le Guide Berlitz se montre beaucoup plus réservé, car « la conquête de la Dalmatie par Napoléon constitue sans doute l’un des éléments les plus tragiques de l’histoire yougoslave »107. Les guides yougoslaves décrivent en termes péjoratifs l’aventure napoléonienne en Dalmatie. C’est avec « la marche funèbre »108 des soldats français du général Marmont que « s’éteint la liberté pour toujours »109, mais certains points positifs, tels que la construction de routes, sont mentionnés ailleurs110. Si les guides yougoslaves de l’époque socialiste font alterner les positions, la marque du politique se dessine plus concrètement dans le contexte de l’entre-deux-guerres. Une brochure publiée à Ljubljana111 consacre par exemple l’année 1918 comme celle qui donna à la nation des Slovènes « sa liberté et l’union yougoslave ». On y ajoute que Ljubljana, « ensoleillée par la liberté tant chérie, salue surtout ses amis de France, de cette France glorieuse qui fut

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notre protectrice au temps de l’Illyrie, pendant la guerre mondiale, et qui est notre amie et alliée aujourd’hui et pour toujours »112. 49 S’adaptant à la conjoncture, à des convictions affirmées ou non, certains mécanismes régissant les espaces de représentations sont à l’œuvre. Le guide Zagreb et ses environs de 1987 reprend intégralement l’édition de 1975 à l’exception d’un chapitre intitulé Le Zagreb révolutionnaire où l’on faisait l’éloge des partisans. Ce choix sélectif illustre non seulement les sauts temporels du genre, mais aussi l’effacement graduel du mythe des partisans au profit de sujets plus neutres ou plus « républicains » et montre en quoi l’interprétation du patrimoine, de surcroît lorsqu’il est récent, est versatile. 50 Ces derniers exemples illustrent les rapports pas toujours évidents, mais rarement inexistants, entre tourisme et politique. Une autre question, hautement débattue, la question nationale en Yougoslavie, se manifeste dans les guides touristiques.

Vous avez dit Yougoslaves ?

51 Le sempiternel débat de la question nationale, quelle place et quel statut chaque peuple devrait-il avoir dans l’État yougoslave, fait évidemment surface dans les guides touristiques. La littérature diffusée par les réseaux officiels yougoslaves des années 1930 défend à l’unanimité le concept du yougoslavisme intégral. Dans son guide113, Crnjanski va même jusqu’à justifier le présent par les souffrances communes qu’ont connues les Serbes, les Croates et les Slovènes ; il parle du Moyen Âge en utilisant la triple dénomination serbe-croate-slovène contemporaine de son époque.

52 C’est un truisme d’affirmer que l’histoire a été de tous temps instrumentalisée et exploitée par les régimes politiques. Les autorités yougoslaves, monarchistes ou socialistes, ont évidemment privilégié telle ou telle version historique et, par extension, une certaine vision d’un patrimoine « commun ». L’historien Ljubodrag Dimić souligne que les cercles gouvernementaux de l’entre-deux-guerres entrevoyaient l’établissement du yougoslavisme comme allant de pair avec l’existence d’une identité historique commune114. En l’absence de celle-ci, morcelée par les divergences des interprétations et des intérêts politiques d’alors, apparaissait la difficulté d’écrire une histoire de la Yougoslavie, plus encore une histoire abrégée comme celle des guides touristiques. Par conséquent, l’utilisation de la triple dénomination en référence au Moyen Âge se comprend. Panić-Surep adopte une démarche similaire d’identification historique lorsqu’il parle de « l’essor culturel atteint par les Yougoslaves au cours du Moyen Âge »115. Il est vrai que le guide À travers la Yougoslavie se fait le porte-parole de la vulgate en vigueur (la Yougoslavie démocratique et socialiste est une communauté de peuples frères égaux en droits) et que l’idée d’une identité yougoslave socialiste commune n’avait pas été encore émoussée au moment de sa publication en 1955. Or, « parler de patrimoine c’est aussi parler de politique »116. Le sociologue John B. Allcock explique que le folklore est habituellement présenté aux touristes comme national117 en dépit de son caractère souvent très local. Dans le même article, Allcock donne aussi l’exemple de l’interprétation historique offerte aux touristes de l’église située près d’Ohrid (aujourd’hui en ruine) dédiée à Saint-Panteleïmon et où aurait été enterré saint Clément. Le site est décrit aux touristes comme celui d’une église chrétienne alors qu’une mosquée s’y dressait au XVe siècle. Mais, fait intéressant pour notre problématique : les autorités touristiques aident, avec l’accent mis sur saint Clément et

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son rôle dans la conversion des Slaves, à soutenir « l’affirmation de la continuité historique d’une culture macédonienne slave distincte »118. 53 Ces exemples illustrent la difficulté pour le Français non spécialisé d’interpréter l’histoire des Slaves du Sud et, de surcroît, de reconnaître les différences ethniques dans ces régions. Il était souvent plus facile de les désigner comme « Yougoslaves », terme pas tout à fait déplacé car désignant l’appartenance à l’État, c’est-à-dire la citoyenneté, mais inexact quant à la nationalité, exprimée, elle, comme serbe, croate, musulmane, etc. Paul Garde explique cette « compréhension », en France, par des traditions centralisatrices où l’application même de la notion d’une conception ethnique de la nation est difficilement concevable119. De plus, l’utilisation simultanée d’expressions comme « le peuple » ou « les peuples yougoslaves » au sein de plusieurs guides n’aide pas à clarifier les choses. 54 L’histoire présentée dans les guides se distingue par son aspect positiviste, un développement linéaire vers le mieux-être120. L’union politique des Slaves du Sud est présentée dans les Guides bleus comme un événement graduel, inévitable et positif. La partie introductive sur l’histoire conclut : « Cherchant sa voie dans une expérience politique nouvelle, la Yougoslavie espère coordonner enfin les grandes énergies de ses peuples, jusqu’ici héroïquement dépensées en luttes continuelles, et réaliser ainsi son destin séculaire d’État des Slaves du Sud »121. Ailleurs, l’union des peuples yougoslaves est vue comme une preuve de « maturité politique »122. Le Routard, s’il ne sanctionne aucun état de fait plus qu’un autre, ne contribue pas à éclaircir la situation et remanie une formule connue : « La Yougoslavie, c’est un sacré mélange : cinq peuples distincts dans six républiques, avec deux alphabets, quatre langues et trois religions »123. Ceci dit, nous pouvons comprendre que les publics occidentaux ont certes pu croire à l’existence de « la » nation yougoslave, mais rien n’a jamais été simple et univoque.

Conclusion

55 Tout examen des représentations de la Yougoslavie, même limité aux guides touristiques imprimés, est téméraire. Mais l’analyse des représentations est une approche féconde pour l’histoire des temps libres et des loisirs124. Et elle s’avère tout à fait appropriée à nos sources, car « si une histoire est possible à partir des guides n’est- ce pas celle des modes de constructions et d’enchaînement des images et des représentations ? »125 La tâche est néanmoins énorme et la route y menant peut sembler sans fin, au mieux, pleine de détours, dont certains passages descriptifs inhérents à un vaste sujet.126 Ceci étant dit, il se dégage une certaine généalogie des représentations de la Yougoslavie. La question de l’écho réel sur un public ciblé : les touristes français et, par extension, les Français en général, surgit, mais nous refusons d’y répondre. Préjuger de ce que les masses anonymes ou le touriste isolé aient pu penser ou ressentir au sujet de la Yougoslavie est, faut-il le mentionner, impossible. Reste que les aspects dégagés quant à la circulation des images de l’espace yougoslave fournissent un champ des possibles pour appréhender l’imaginaire touristique.

56 Le recoupement des représentations et des interprétations du patrimoine yougoslave au sein des sources utilisées indique que des « modèles de représentation » de la Yougoslavie ont circulé dans les domaines touristique, culturel et politique et auraient, par inertie, pesé sur la formation de l’imaginaire français. Reconnaissant que les écrits, « limités dans leur jeu d’images, leurs présupposés et leurs intentions »127, subissent les

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influences des traditions culturelles et le poids des circonstances intérieures ou internationales, nous observons néanmoins d’importantes différences entre le ton très personnel de Domenach, celui du Guide bleu ou du Guide du Routard. De plus, les guides français se distinguent de plusieurs guides ou revues yougoslaves qui tranchent par leur aspect officiel. N’oublions pas que les guides et les revues yougoslaves parlent d’un espace domestique et ce, dans un contexte autoritaire qui traverse la réalité yougoslave aussi bien avant qu’après la Deuxième Guerre mondiale. S’interroger sur les buts de ces ouvrages aide à saisir les mécanismes de représentation en place et à mieux les départager. Des revues telles que Yougoslavie, Revue illustrée ou Les Nouvelles Yougoslaves ne se consacrent pas exclusivement au tourisme et les fonctions identifiées des guides ne s’y retrouvent pas dans leur expression la plus complète. Ces documents restent toutefois une vitrine pour le touriste étranger, comme en témoignent les rubriques « tourisme » dans Les Nouvelles Yougoslaves. Les ouvrages analysés sont, chacun à leur façon, une « invitation au voyage » qui se décline par une série d’images et de stéréotypes au gré des fonctions des guides touristiques imprimés. 57 En premier lieu, la promotion intense des beautés naturelles, du soleil, de la mer et du climat agréable forment l’essentiel de l’invitation. Or il est incontestable que c’est avant tout le littoral qui attire : cela traduit une des motivations premières des touristes. Le côté sauvage, intact et unique de la nature yougoslave devient un argument permanent du discours des guides. Les variations des paysages et les contrastes à tout point de vue du pays sont aussi un thème récurrent dans l’ensemble des sources étudiées. Et de là on passe facilement à l’image d’une Yougoslavie à cheval entre deux mondes, l’occidental et l’oriental. Si les valeurs et les acquis du premier sont évidemment reconnus et souhaitables, c’est toutefois l’ambiance suscitée par « l’Orient » qui attise l’imaginaire touristique. L’aventure est explicitement évoquée. Celle-ci se cristallise autour de la diversité et de la nouveauté des choses à voir, soit les routes pénibles et reculées qu’il faudra emprunter soit l’inconnue, impondérable des voyages qui colle fort bien à l’image que l’on donne de la Yougoslavie. D’ailleurs la Yougoslavie reste pour l’ensemble du public français un pays méconnu, attirant et repoussant à la fois. S’il est vrai que le modèle socialiste yougoslave128 n’est pas un facteur motivant le voyage en soi, cela ne signifie pas qu’il n’est pas un objet de questionnement et de curiosité. Un espace de découverte s’ouvre. Ces éléments participent directement au caractère « exotique » que prend un voyage dans la région. En outre, le caractère « violent » attribué aux Balkans n’est pas étranger à l’attrait exercé par la Yougoslavie. Le patrimoine historique de la Yougoslavie fait l’objet d’interprétations différentes. Les guides français, pour ne donner qu’un exemple, font une place prépondérante au rôle de la France dans le premier conflit mondial et à l’interlude napoléonien des Provinces illyriennes, habituellement traité d’une manière positive. On décrit une Yougoslavie susceptible d’intéresser son lectorat. 58 Cependant, le discours touristique ne peut ignorer certains objets de patrimoine tels que les monastères de Serbie ou la ville de Dubrovnik. Peu importe le régime ou la direction éditoriale du guide, ces monuments seront avantageusement présentés, ce qui suggère une certaine autonomie du tourisme face au politique dans la formation de l’espace de représentation. Il n’en va pas de même pour le « patrimoine intentionnel » commémorant un « moment précis » ou une certaine conception idéologique. Chaque régime yougoslave fait effectivement la promotion, à travers la propagande touristique, de l’idéologie qui le sous-tend. L’image « orientale » de la Yougoslavie, promue à souhait pendant l’entre-deux-guerres, perd de son lustre au début de la guerre froide

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devant la volonté de démontrer le caractère moderne de la Yougoslavie. Le régime monarchique défend l’existence de la nation yougoslave, tandis que le régime titiste se bâtit sur le caractère multinational de la fédération. La guerre de libération nationale devient une composante essentielle de l’élaboration d’une histoire voulue, dans les premières années de la fédération, « pan-yougoslave ». Mais les guides se font l’écho, en regard des changements internes de la Yougoslavie de Tito, de l’érosion de l’homogénéité associée à ce type d’histoire. Les systèmes de représentation mis en place servent donc des mobiles touristiques, politiques et, surtout, économiques, car on cherche à améliorer la balance des paiements et à légitimer le régime – une constante pour la Yougoslavie, monarchique ou socialiste. Tout au cours du XXe siècle, la Yougoslavie s’affiche d’ailleurs comme une destination bon marché. 59 L’ouverture de la Yougoslavie au tourisme international (constatée, entre autres, par la production de guides touristiques imprimés yougoslaves qui décolle en 1952-1953) se motive par un certain pragmatisme et s’inscrit dans une conjoncture particulière (aide économique américaine et occidentale, Pacte balkanique de 1954 avec la Grèce et la Turquie). Mais elle travaille aussi à singulariser la Yougoslavie. À la suite du schisme de 1948, refusant l’isolationnisme, le pays cherche un difficile et paradoxal équilibre entre les blocs. Il se redéfinit en adoptant l’autogestion, en cherchant une voie originale et en se voulant un « modèle » d’État socialiste (et ce, au moment même où une guerre « idéologique » se déroule avec les démocraties populaires). La Yougoslavie de Tito ne pouvait restée isolée, le développement touristique représentait la modernité et la porte sur le monde. Ses frontières perméables au tourisme international le démontrent. 60 Ce développement touristique n’est pas apparu brusquement, sans références, même inavouées, à la croissance du tourisme durant l’entre-deux-guerres. Il existe, en dépit de certaines différences dans les manières de représenter la Yougoslavie, d’importantes continuités non seulement dans le discours, mais aussi dans les pratiques et les lieux offerts au tourisme. L’intervalle de l’entre-deux-guerres et plus précisément des années 1930 aux années 1950 se comprend, en dépit de l’interlude 1945-1949 qui est un moment d’apprentissage et de réorganisation où les efforts se tournent expressément vers l’Europe centrale ou de l’Est, comme une période intermédiaire dans le développement du tourisme en Yougoslavie et en Europe. Entre le début du tourisme moderne du XIXe siècle qui reste fondamentalement élitiste et celui du tourisme de masse des années 1960, cette étape prélude à un changement radical dans la façon de pratiquer et la manière d’appréhender le tourisme. 61 Si l’examen des représentations de la Yougoslavie montre comment le patrimoine culturel de ce pays a été vulgarisé dans la littérature touristique, la formidable expansion du tourisme au XXe siècle et celle, concomitante, des loisirs, n’en appartient pas moins au patrimoine des Français comme l’ont souligné Rioux et Sirinelli129. En ce sens, le patrimoine se dédouble : il est présenté aux étrangers visitant la Yougoslavie au cours du siècle mais aussi, avec l’expansion du tourisme, il concerne le développement de pratiques, d’acquis sociaux, qui ont amené et amènent les Français à passer leurs vacances à l’étranger, dans notre cas, en Yougoslavie et dans les pays qui lui ont succédé.

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NOTES

1. Pour une question de simplicité, nous employons le terme “Yougoslavie” et non les dénominations officielles successives du pays au cours du XXe siècle. Je remercie Boško Bojović, professeur associé à l’EHESS, pour ses observations ainsi que le Fonds québecois de recherche sur la société et la culture (FQRSC) pour l’aide financière qu’il m’a accordée. 2. Le magazine Géo et son numéro spécial de juin 2005 sur la Croatie « Un été en Adriatique» avec au sommaire :« la Croatie revient en beauté sur le devant de la scène européenne», p. 5. Voir

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l’article « La frénésie touristique fait flamber les prix sur la ”riviera” croate», Le Monde, 25 juin 2005, p. 6. 3. Après une chute en 1991, le tourisme international en Croatie se redresse dès 1994 pour croître d’une manière continue, sauf en 1995 et 1999, avec 7,4 millions de touristes étrangers en 2003. Voir l’annuaire statistique de la République de Croatie : http://www.dzs.hr/ljetopis/ LjFrameE.htm 4. Le terme patrimoine est compris comme : « l’ensemble de tous les biens, naturels ou créés par l’homme, matériels ou spirituels, sans limite de temps ni de lieu» (définition donnée par l’Assemblée générale des conservateurs, Paris, 1968), ce qui englobe aussi « le festif (festivals, événements cultuels), le vivant (ethnologie, tourisme religieux), l’amour des pierres (archéologie, architecture) et celui des musées». Nous ajoutons, dans le cas de la Yougoslavie, la présence d’un « patrimoine intentionnel» visant à commémorer « un moment précis» comme la guerre de libération 1941-45 et exaltant, d’autre part, les « réalisations» du socialisme en Yougoslavie. Voir, R. AMIROU, Imaginaire du tourisme culturel, Paris, 2000, p. 9 et 72. 5. Nos observations sur les guides touristiques imprimés s’effectuent à l’aide de tableaux qualitatifs qui regroupent des indicateurs pertinents pour nos thèmes de recherche. La récurrence et l’importance de certaines modalités d’écriture peuvent ainsi être attestées. Le corpus de guides n’est évidemment pas exhaustif. 6. G. Guilcher in : G. CHABAUDet al. (éd.), Guides imprimés du XVI e au XX e siècle. Villes, paysages, voyages (Actes du colloque, Paris VII-Denis Diderot, 3-5 décembre 1998), Paris, 2000, p. 81-93. 7. Ibid., p. 9. 8. M. GÉRONIMI, « Québec dans les discours des guides touristiques, 1830-1930», Canadien Folklore Canadien, vol. 18, 2 (1996), p. 87. 9. Les guides ne font généralement pas de références explicites au « patrimoine» mais les thèmes et le discours utilisés au sein de cette littérature nous suggèrent fortement la mise en relation de la notion de patrimoine avec les fonctions des guides. Nous jugeons que la notion d’héritage (ou cultural heritage dans la littérature anglo-saxonne) employée d’ailleurs par Allcock et Kirshenblatt-Gimblett recouvre notre acception du patrimoine. Nous sommes toutefois conscients que les ethnologues ne sont pas de cet avis. 10. L. TISSOT, Naissance d’une industrie touristique. Les Anglais et la Suisse au XIX e siècle, Lausanne, 2000. p. 30 et 44 et C. HANCOCK, Paris et Londres au XIXe siècle, Représentations dans les guides et récits de voyages, Paris, 2003, p.22. 11. R. KOSHAR, « What ought to be seen : Tourists’ Guidebooks and National Identities in Modern Germany and Europe», Journal of Contemporary History, 33, 3 (1998), p. 326. 12. J. VAUGHAN, The English Guide Book, c.1780-1870 : anllustrated History, 1974, p. 62 cité dans L. TISSOT,op. cit., p. 23. 13. E. S. DE BEER, « The development of the guide-book until the early nineteenth century». Journal of the British Archaeological Association, 15, 3 (1952), p. 36, 38. 14. Nous faisons ici référence aux Guides bleus sur la Yougoslavie et il en sera ainsi pour la suite. Les références bibliographiques aux Guides Bleus se feront de la manière suivante, afin d’alléger le texte : Yougoslavie, Les Guide Bleus, année. 15. En 1984, le guide suisse Nagel ne propose que 3 itinéraires. À l’en croire « la conception traditionnelle des guides touristiques» est dépassée. Des éléments géographique, économique et démographique sont ajoutés aux aspects historiques et artistiques et, évidemment, aux renseignements utilitaires. Yougoslavie, Nagel, Encyclopédie de voyage, Genève-Paris-Munich, 1984, p. 7. 16. C. BERTHO-LAVENIR, La roue et le stylo. Comment nous sommes devenus touristes. Paris, 1999, p. 61. 17. L. TISSOT, op. cit., p. 15.

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18. Plusieurs nouveaux titres apparaissent : Méditerranée orientale, guide de croisière pour les escales et pour les excursions à partir de ces escales, Paris, 1953 ; Yougoslavie, Les Guides Nagel, Genève/Paris/ New-York/Karlsruhe, 1954 ; Yougoslavie, Les Guides Bleus, Paris, 1955 ; La Yougoslavie, Paris, 1955 ; L. PEILLARD, Yougoslavie, Les Albums des Guides Bleus, Paris, 1955. 19. En contrepartie, la préface du guide de 1955 souligne que, dans l’esprit de la collection des Guides bleus, ses auteurs ont rassemblé « tout ce qui est susceptible de nourrir l’attention de l’homme cultivé». Guide Bleu, Yougoslavie, 1955, p. 6. 20. C. Bertho-LAVENIR, op. cit., p. 374-375. 21. Les brochures entrent dans cette catégorie. Leur format diffère mais les éléments d’information et les représentations véhiculées sont à peu de choses près les mêmes, quoique plus succincts. Le sujet de la brochure est souvent très précis : une ville, une station ou même un hôtel particulier. Bref, le contenu et les modalités discursives de la brochure en font une proche parente des guides. Un récit peut aussi faire office de guide. Dans la préface à l’édition de 1953 du récit L’itinéraire de la Yougoslavie, l’auteur T’Serstevens affirme que de nombreux touristes avaient apporté en 1952 son livre pour se guider (p. 2). Peut-être comblait-il un manque, car il n’y avait pas en 1952 de guide français récent sur la Yougoslavie. 22. La production des guides pour la Bosnie-Herzégovine, le Monténégro et la Macédoine est négligeable. 23. Un guide publié en serbo-croate et en français est comptabilisé dans chaque catégorie. Il existe, mais ce n’est pas courant, des guides qui ne sont publiés qu’en français sans avoir d’équivalent en serbo-croate. 24. L.TRAJKOVIĆ et al., Jugoslavija, turistička enciklopedija, druga knjiga, Belgrade, 1958. 25. Le rédacteur en chef Svetolik Mitić est aussi journaliste et rédacteur à la télévision de Belgrade. Ljubica Trajković est un responsable aux presses touristiques et a travaillé sur l’encyclopédie touristique mentionnée ci-dessus. M. Panić-Surep, conservateur des musées de Serbie, collabore à plusieurs éditions du Guide bleu sur la Yougoslavie et à l’ouvrage La Yougoslavie d’Ogrizek en 1955. 26. Ce guide est aussi disponible en anglais, en allemand et en serbo-croate. D’autres guides ont vu le jour durant la période 1945-55 mais ils sont très brefs (quelques dizaines de pages tout au plus) et portent souvent sur une localité précise et non sur l’ensemble de la Yougoslavie. 27. G. CHABAUD et al., op. cit., p. 358. 28. L’auteur du récit est en effet bien connu et l’ouvrage étudié est souvent cité dans d’autres récits de voyage en Yougoslavie. La réédition de 1953 suggère aussi un certain succès éditorial. Un compte rendu du 19 mars 1938 du Figaro signale un « grand nombre de critiques et de lecteurs». Archives de Serbie-Monténégro (ASCG), fonds 38, fascicule 561, unité 728. 29. Notre corpus de près de 200 cartes postales provient des collections de la bibliothèque Forney à Paris et de la bibliothèque nationale de France (département Estampes et photographie). La sélection s’établit selon les critères suivants : a) la carte postale doit avoir été postée entre 1919 et 1991 de la Yougoslavie vers la France b) avoir un contenu (d’une simple salutation à plusieurs lignes de texte) en français c) avoir été envoyée par un touriste français. Il est parfois difficile d’évaluer ce dernier critère, surtout lorsque le texte des cartes est très bref. 30. Une distinction s’opère entre les guides s’adressant à un public local ou étranger. Plusieurs guides yougoslaves examinés ont non seulement été édités en français ou en serbo-croate, mais aussi en plusieurs autres langues. Ces guides se retrouvent dans une catégorie mixte, ciblant un double public, non sans mal, car une tension en résulte. Les guides français, eux, ont été produits en français pour un public français, voire francophone. G. CHABAUD, « Les guides de Paris : une littérature de l’accueil ?», D. ROCHE (éd.), La ville promise. Mobilité et accueil à Paris (fin XVII e-début XIXe siècle), Paris, 2000, p. 77. 31. Dalmacija, turističkivodič, Zagreb, 1986, p. 5.

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32. Guide bleu Yougoslavie, 1974, préface, p. 9-10. Nous soulignons, car ce guide, refusant de segmenter les descriptions de la Yougoslavie par républiques ou régions, invite à « voyager continûment» dans l’ensemble. 33. Guide Bleu, Yougoslavie, 1979, préface, p. 10. 34. Barbara Kirshenblatt-Gimblett discute de l’artefact et de la logique de son exposition dans le contexte de la mort des musées, de l’ascendance du tourisme et du multiculturalisme. Elle suggère que l’exposition est un médiateur qui transforme ce qui est montré en héritage. « Heritage is created through a process of exhibition (as knowledge, as performance, as museum display)». À l’instar du sociologue Allcock à propos de la Yougoslavie, elle remarque : « heritage is a mode of cultural production in the present that has recourse to the past». B. KIRSHENBLATT- GIMBLETT, Destination Culture, Tourism, Museums and Heritage, Los Angeles/Londres, 1998, p. 7 et 149. 35. Table Ronde II, Conception et élaboration d’un guide de tourisme de nos jours, in : G. CHABAUD et al., op. cit., p. 679-680. 36. G. COGEZ, Les écrivains voyageurs au XXe siècle, Paris, 2004, p. 18. 37. En 1938, le nombre de visiteurs français en Yougoslavie est de 8.831, 3% des 287.391 étrangers. 38. Dans les années 1930, seuls 5 à 10% de Français allaient en vacances, alors que la proportion dépasse les 60% dans les années 1980. E. FURLOUGH, « Making Mass Vacations : Tourism and Consumer Culture in France, 1930s to 1970s», Comparative Studies in Society and History, 40 (1998), p. 250. 39. Paul Gerbod souligne que « les pays étrangers, […], sont loin de susciter un intérêt profond et général» chez les touristes français entre 1870 et 1914. En 1967, c’est environ 15% des vacances qui ont lieu à l’étranger, surtout dans les pays limitrophes. En 1999, le taux de départ en vacances en France est de 62% (derrière celui de l’Allemagne) mais seuls 9,9% des séjours sont faits à l’étranger, contrairement à 66% des séjours allemands. Voir respectivement P. GERBOD, « Les touristes français à l’étranger (1870-1914), Revue d’histoire moderne et contemporaine, 1983, p. 297 ; P. PY, Le tourisme, Un phénomène économique, [La documentation française, no 5155], Paris, 2002, p. 30 ; C. GOGUEL, « Les vacances des Français», Communications, 10 (1967), p. 11. 40. Revue du TCF, n. 557 (juillet 1946). Des problèmes pour la délivrance de devises ou de visas sont invoqués. 41. D’orientation marxiste, Agnès Humbert explique que son voyage en Yougoslavie de novembre 1949 était motivé idéologiquement parce qu’elle voulait observer par elle-même les réalités du régime de Tito. Voir son récit : Vu et entendu en Yougoslavie, Paris, 1950. 42. Fondateur de l’Association France-Yougoslavie en Algérie, en 1944. 43. P. MATVEJEVICH, Le monde « ex», confessions, Paris, 1996, p. 178 et J. KRULIC, « D’une autogestion l’autre : Paris-Belgrade 1948-1985», Pouvoirs, n. 52 (1990), p. 143. 44. À mettre en rapport avec les départs plus nombreux en vacances dans la France des années 1950 qui se modernise. L’effet des congés payés de 1936 n’a pas été, on le sait, immédiat. Rioux et Sirinelli observent que le « véritable mouvement démarre avec les trois millions de départs en 1948; plus de quatre en 1949, plus de cinq en 1951». J.-P. RIOUX et J.-F. SIRINELLI (éd.), La culture de masse en France de la Belle Époque à aujourd’hui, Paris, 2002, p. 354-355. Notons aussi qu’une troisième semaine de vacances est accordée en 1955 sous le gouvernement Mollet. 45. Avec toutefois une année exceptionnelle, en 1973 : près de 400.000 visiteurs. 46. Statistički godišnjak FNRJ 1954, Statistički godišnjak SFRJ 1965, Statistički godišnjak Jugoslavije 1980, 1990. 47. P. GARDE, Vie et mort de la Yougoslavie, Paris, 2000, (1992), p. 176. 48. J.-D. URBAIN, L’idiot du voyage, Histoires de touristes, Paris, 2002 (1991), p. 295, 320-321. 49. J.-M. DOMENACH, Yougoslavie, Paris, 1960, p. 31.

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50. T. TODOROV, Nous et les autres. La réflexion française sur la diversité humaine, Paris, 1989, p. 299 et le passage sur Segalen, p. 357-372. Voir aussi, R. AMIROU, op. cit., p. 73. 51. Le facteur « politique» semble très minoritaire dans les motivations premières des touristes. Les cartes postales analysées ne comportent que de très rares remarques de cette nature. Domenach écrit dans le chapitre « Visitez le socialisme» qu’» on va de ruines romaines en gorges sauvages, de plages en palaces, mais Putnik n’a aucun circuit pour la visite du socialisme», J.-M. DOMENACH, ibid., p. 149. Nous remarquons que le politique cultive d’autres modalités d’expressions, plus normatives, comme celles concernant le discours des guides touristiques imprimés. 52. S. NORMAND et J. ACKER, La Yougoslavie, Paris, 1954, p. 2. 53. J. HUREAU, « Itinéraire yougoslave», Revue du TCF, mai 1962, p. 385. 54. Représentant par exemple un peu moins du tiers (63 pages sur 216) de la section des itinéraires du Guide bleu de 1955. Le littoral fait souvent l’objet d’un aperçu historique séparé. Cette approche « globale» contraste avec celle de guides tchécoslovaques, majoritairement de l’entre-deux-guerres, qui concernent seulement le littoral. Cette différence indique aussi l’existence de pratiques, de motivations et de rapports à l’espace yougoslave différents. Notons que les guides Berlitz sortent quelques titres sur le littoral dans les années 1970. 55. Guide Bleu Yougoslavie, 1937, p. 545-546. 56. La Yougoslavie économique, édition publiée par l’office du commerce extérieur, Belgrade, 1935, p. 138. Les parallèles avec la Norvège se répètent dans d’autres guides et dans la revue Les Nouvelles Yougoslaves. 57. À travers la Yougoslavie, 1955, p. XIX. 58. J.-D. URBAIN, Sur la plage, Paris, 2002 (1994) et A. CORBIN, Le Territoire du vide, l’Occident et le désir du rivage 1750-1840.Paris, 1988. 59. Une publicité d’un club de vacances, Club Polynésie, suggère comme destinations pour 1957 l’Espagne, la Corse et la Yougoslavie. Sous le titre « vacances polynésiennes », cette affiche montre une femme en bikini sur la plage et un homme faisant du ski nautique la saluant. J.-D. URBAIN, ibid.,p. 199 et A. WEILL, L’invitation au voyage, l’affiche de tourisme dans le monde, Paris, 1994. 60. C. PEYRE et Y. RAYNOUARD, Histoire et légendes du Club Méditerranée, Paris, 1971, p. 69. 61. C. PEYRE et Y. Raynouard, ibid., p. 159. Le Club Med y possède toujours un village de vacances. 62. Guide Bleu Yougoslavie, 1955, préface, p. 5 et Guide Bleu Yougoslavie, 1979, préface, p. 9. 63. La Bosnie et l’Herzégovine, guide touristique, Sarajevo/Belgrade, 1969 ; Sarajevo, vodič i plan ulica, Mostar, 1967 et « Le vieux bazar de Sarajevo», Les Nouvelles Yougoslaves, n. 184, 5 février 1956, p. 6. 64. S. NORMAND et J. ACKER, La Yougoslavie, Paris, 1954, p. 10. 65. De son voyage de 1938 Robert Andrault note : « A Cettigne finissent les excursions organisés par les agences de voyages», R. ANDRAULT, Virage autour du minaret, carnet de route de trois gais campeurs en vieille Serbie, Paris, 1945 (2e ed.), p. 114. 66. L. PEILLARD, Yougoslavie. Les Albums des guides bleus, 1955, p. 20, 23. 67. G. PILLEMENT, La Yougoslavie inconnue, itinéraires archéologiques, Paris, 1967, préface, p. 1 et G. PILLEMENT, « Visages de la côte dalmate», Revue du TCF, mai 1966, p. 427-428. Il est symptomatique de constater que les cartes postales (5) où les auteurs se plaignent de l’état des routes sont écrites entre 1957 et 1963. 68. Yougoslavie, Nagel, Encyclopédie de voyage, 1984, p. 8. 69. Collection de cartes postales typographiques de Yougoslavie à labibliothèque Forney à Paris. 70. D. ROCHE, Humeurs vagabondes. De la circulation des hommes et de l’utilité des voyages, Paris, 2003, p. 10. 71. H. LEFEBVRE, La production de l’espace, Paris, 2000 (1974). 72. P. LABORIE, L’opinion française sous Vichy, Les Français et la crise d’identité nationale 1936-1944, Paris, 2001 (1990), p. 64. L’expression que la représentation se dégage de la matérialité des faits

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pour être « la perception que les acteurs sociaux se font de ces mêmes faits au moment où ils les vivent, les subissent, les observent ou les reconstruisent» est inspirante et étaie l’hypothèse suivante : les fonctions des guides participent à la représentation de l’espace. 73. « En Bosnie, […] j’ai vu notre campagne française au Moyen Age», J.-M. DOMENACH, id., p. 9. 74. Les récits anglais sur la Bosnie-Herzégovine témoignent du même phénomène. Voir O. HADŽISELIMOVIĆ, At the Gates of the East, British Travel Writers on Bosnia and Herzegovina from the Sixteenth to the Twentieth Centuries, New York, 2001, p. xxiii. 75. S. VENAYRE, La gloire de l’aventure, Genèse d’une mystique moderne 1850-1940, Paris, 2002, p. 282. 76. A. T’SERSTEVENS, L’itinéraire de Yougoslavie, Paris, 1953 (1938), p. 25. L’édition de 1953 est identique à celle de 1938, seule une préface a été ajoutée. Cette vision élitiste est commune dans le débat sur la différence de nature entre touristes et voyageurs. Segalen note le retrait de l’exotisme face au tourisme grandissant, T. TODOROV, op. cit., p. 368. 77. Guide Bleu, La Yougoslavie, 1955, p. 75. 78. Journal des débats, 1er avril 1939, ASCG, fonds 38, unité 728. 79. D. OGRIZEK (éd.), La Yougoslavie, Paris, 1955, p. 350. 80. M. CRNJANSKI, op. cit., p. 41. 81. Orient en Yougoslavie, brochure non datée. 82. La Yougoslavie économique, 1935, p. 140-141. 83. M. CRNJANSKI, op. cit., p.52. 84. A. T’SERSTEVENS, op. cit., p. 287. 85. Les guides yougoslaves de l’entre-deux-guerres soulignent aussi l’aspect « moderne» du pays, mais les références à cette modernité naissante sont moins systématiques et non formulées selon des préceptes marxistes. 86. Yougoslavie, Revue illustrée, n. 1 (automne 1949), p. 6. 87. Les Nouvelles Yougoslaves, édité par l’Agence yougoslave d’information, Paris, n. 210, 25 avril 1957, p. 11. 88. À travers la Yougoslavie, 1955, p. 219. 89. Conférence fédérale du Comité pour le tourisme et l’hôtellerie tenue en 1949. ASCG, fonds 19, fascicule 186, unité 1702. 90. S. M. STANKOVIĆ, Turizam u Jugoslaviji, Belgrade, 1990 (1982, 1979). Parmi les buts que les statuts de 1980 donnent à l’Association touristique yougoslave, il y a « la promotion […] de la Yougoslavie comme pays touristique et comme communauté socialiste autogestionnaire», Statut Turističkog Saveza Jugoslavije, Belgrade, 1980, p. 5. 91. P. J. MARKOVIĆ, Beograd izmeðu istoka i zapada 1948-1965, Belgrade, 1996, p. 241-242. De leur côté, les autorités françaises reconnaissent, en 1958, que malgré un niveau de vie très bas, les « congés payés, [les] voyages de vacances à très bon marché, [l’] instruction ouverte à tous» sont des « services sociaux [qui] sont loin d’être négligeables» pour les Yougoslaves. Archives du Ministère des Affaires étrangères, MAE, Série Z Europe, sous-série Yougoslavie 1956-1960, c. 186, f. 133. 92. M. DJILAS, Tito mon ami, mon ennemi, biographie critique, Paris, 1980, p. 34. 93. M. PANIĆ-SUREP, « L’héritage culturel de la Yougoslavie», À travers la Yougoslavie, 1955, p. XX. 94. Guide Bleu, Yougoslavie, préface, 1955, p. 5. 95. Brochure Beograd, Yugoslavia, 1978, Fonds des Recueils de la Bibliothèque nationale de France. 96. Le Guide du Routard Grèce, Yougoslavie, 1983/84, 1983, p. 162 et Le Guide du Routard Yougoslavie 1991/1992, 1991, p. 38. Cet enthousiasme est nuancé par d’autres remarques qui tempèrent les « beautés» de Belgrade. Domenach mentionne aussi que « Belgrade n’arrive pas à ressembler à une capitale. Les occupations qu’elle a subies l’ont comme stérilisée», J.-M. DOMENACH, op. cit., p. 33. 97. H. LEFEBVRE, op. cit., p. 454. Lefebvre fait ici référence à René Girard. 98. J.-M. DOMENACH, op. cit., p. 6.

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99. M. TODOROVA, Imagining the Balkans, New York, 1997, p. 118-119. 100. Le Guide du Routard, Yougoslavie, 1983 et 1991, p. 149 et p. 22. 101. P. CERNOVODEANU, « Image ‘de l’Autre’ : réalités balkaniques et roumaines à travers les récits de voyageurs étrangers», Revue des études sud-est européennes, 18, 4 (1980), p. 585. 102. Le Guide Bleu rappelle, et non sans fierté, que ce sont les canons de 75 français vendus aux Serbes qui « anéantirent les unités d’élite de l’infanterie turque lors des guerres balkaniques», Guide Bleu, 1964 (1959), p. 39 et 1973 (1970), p. 63. 103. Guide bleu, 1937, p. 681. Pillement évoque le même événement avec une ressemblance de mots qui étonne, G. Pillement, op. cit., p. 150. 104. D. NORDMAN, « Les Guides-Joanne, Ancêtre des Guides Bleus», in : P. NORA, (éd.), Les Lieux de mémoire, vol. II (La Nation), Paris, 1986, p. 559. 105. Guide-Joanne, États du Danube et des Balkans, Paris, 1888, p. 167. 106. Guide Bleu 1937, p. L. 107. Dubrovnik et Dalmatie méridionale, 1976, p. 16. 108. Dubrovnik et ses environs, 1979 (6e éd.), p. 34. 109. Dubrovnik, Beauté aux mille visages, 1989 (2e éd.), p. 38. 110. Dalmatie. Histoire, culture, art, tourisme, beautés naturelles, 1986, p. 54. Dalmacija, turistički vodič (Dalmatie, guide touristique), 1986. 111. Précisons aussi que l’historiographie slovène interprète généralement en termes positifs l’action de Napoléon, qui a permis aux Slovènes de développer l’éducation dans leur langue. 112. Royaume des Serbes, Croates et Slovènes, Ljubljana, Capitale des Slovènes, 1928, p. 22. Il est vraisemblable que les autorités locales aient préparé ce document pour le dixième anniversaire de la rupture du front de Salonique. Le maréchal Franchet d’Espérey visite la Yougoslavie et Ljubljana cette même année pour commémorer l’événement, et le consul de France à Ljubljana joint cette brochure à sa dépêche du 21 octobre 1928. MAE, Série Z Europe, sous-série Yougoslavie 1928-1929, c. 122, f. 58 et 73. 113. Ce guide a été publié par le Bureau central de presse, placé sous l’autorité de la présidence du conseil ministériel. Fondé en avril 1929, le Bureau central de presse est un service d’information général. Il existait en son sein une division publicitaire qui s’occupait, entre autres, d’informer les journaux étrangers de la situation au pays et qui collaborait avec l’agence Putnik. Le Bureau disposait aussi de journalistes dans les pays étrangers qui pouvaient ainsi écrire des articles dans les journaux étrangers allant dans le sens des politiques de Belgrade. Plusieurs articles sur le tourisme, écrits par des employés du Bureau central de presse, paraissent dans les journaux français durant les années 1930. 114. L. DIMIĆ, Kulturna Politika Kraljevine Jugoslavije 1918-1941, Belgrade, 1997, p. 435. 115. À travers la Yougoslavie, 1955, p. XXI. 116. Allcock distingue deux phases dans la politisation de la culture populaire (folk culture) en Yougoslavie socialiste : une première dans les deux premières décennies de l’après-guerre, quand le régime « faisait un grand effort pour créer le sentiment commun d’une citoyenneté yougoslave encadré par un engagement socialiste partagé» ; une deuxième durant les années 1970, lorsque « le vernis pan-yougoslave à propos du folklore était remplacé par une emphase spécifiquement républicaine». Or le souhait de « submerger les différences régionales à l’intérieur d’une identité yougoslave socialiste commune» avait été considérablement émoussé au moment du boom touristique du milieu des années 1960. J. B. ALLCOCK, « International Tourism and the Appropriation of History in the Balkans», dans M.-F. LANFANT et al., International Tourism. Identity and Change, Londres, 1995, p. 224. 117. Il remarque que l’adjectif serbo-croate narodni est presque inévitablement traduit par national plutôt que par populaire. J. B. ALLCOCK, ibid., p. 223-224. À cet égard, Yvonne de Sike souligne que « dans les différentes publications balkaniques les costumes régionaux, sortis de

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leur contexte social et historique, sont définis comme indices de nationalité. Or, […], on peut se demander si l’on ne se livre pas à une interprétation tendancieuse du passé. Le costume n’était pas à l’origine national, mais porteur de critères socioculturels complexes et encore pas assez bien étudiés». « Se vêtir et se parer chez les Slaves du Sud» dans L. GERVEREAU et Y. TOMIC (éd.), L’unification à l’éclatement, l’espace yougoslave, un siècle d’histoire, Nanterre, p. 237. 118. J. B. ALLCOCK, ibid., p. 221. 119. P. GARDE, Fin de siècle dans les Balkans 1992-2000, Paris, 2001, p. 68. 120. Aspect souligné dans B. LERIVRAY, Guides Bleus, Guides Verts et lunettes roses, Paris, 1975. 121. Guide Bleu, Yougoslavie, 1955, p. 28. 122. Yougoslavie, Nagel, Encyclopédie de voyage, 1984, p.45. 123. Le Guide du Routard, 1983 et 1991. 124. P. POIRRIER, Les enjeux de l’histoire culturelle, Paris, 2004, p. 192. 125. É. COHEN, « Perspectives», dans G. CHABAUD et al., op. cit., p. 653. 126. Nous ne nous sommes pas étendus par exemple sur les stéréotypes essentialistes, l’absence des minorités dans les guides et certains aspects normatifs tels que la description d’itinéraires, des choses à voir, etc. 127. E. SAÏD, L’orientalisme. L’Orient créé par l’Occident, Paris, 1980, p. 232. 128. L’autogestion est un thème idéologique qui suscite beaucoup de débats en France entre 1968 et 1976. J. KRULIC, op. cit. 129. J.-P. RIOUX et J.-F. SIRINELLI (éd.), op. cit., p. 352.

RÉSUMÉS

L’article s’intéresse à la manière dont le patrimoine yougoslave s’est transformé en objet de consommation à travers les guides touristiques, analysant à la fois les publications locales et les ouvrages français. Il examine, à travers le XXe siècle, le rôle de ces guides en tant que médiateurs privilégiés des transferts à double sens, tout en suivant les avatars que le patrimoine a pu subir – « exoticisation » ou encore vulgarisation, politisation – dans sa quête de « vendabilité ».

By an analysis of tourist guides – both local and French publications – the author shows how Yugoslav patrimony has been transformed in consumption good. All along the 20th c., these guides have allowed double-direction transfers in a special way, and at the same time reflect “exoticization” of patrimony, as well as its popularization and politicization in the frame of its “marketability”.

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