UNIVERSITE LUMIERE LYON 2 Institut d’Etudes Politiques de Lyon

De à Germania : une mutation urbaine et politique Analyse du plan général d’urbanisme pour la ville de Berlin élaboré par entre 1937 et 1942

FOUQUERAY Victor Politique, culture, espace public Année universitaire 2008-2009 Sous la direction de M. Bernard Lamizet Soutenu le 3 septembre 2009

Membres du jury : M. Bernard Lamizet, Professeur à l’Institut d’Etudes Politiques de Lyon

Table des matières

Remerciements . . 5 Introduction . . 6 Chapitre I / Introduction théorique à l’étude du projet Germania . . 11 1. L’, créatrice d’un espace signifiant. . . 11 2. L’architecture, un langage symbolique. . . 12 3. L’architecture : deux coupures pour un langage spécifique. . . 14 4. Les espaces et les mots de Germania. . . 15 5. Germania, expression d’un imaginaire et d’un impératif politiques . . 19 Chapitre II / Les réseaux structurants de Germania . . 22 I. La diversité des réseaux de transport. . . 22 A. Des réseaux à l’échelle de la ville. . . 23 B. Des réseaux à l’échelle nationale et continentale. . . 25 II. Albert Speer, l’architecte du pouvoir. . . 29 A. La puissance du travail de l’architecte. . . 29 B. Le GBI, organe politique pour la création de Germania. . . 31 III. Germania, expression de l’idéal d’urbanité nazi. . . 36 A. Le pouvoir au centre, le centre au pouvoir. . . 36 B. Germania, le cadre urbain d’une nouvelle Allemagne. . . 41 Chapitre III / Les équipements culturels de Germania . . 47 I. L’Île des Musées et les lieux de culture. . . 47 A. L’Île des Musées : montrer ce que doit être l’art. . . 48 B. Les lieux de culture dans la Grande Avenue. . . 51 II. Les équipements sportifs : un enjeu politique. . . 53 A. Les lieux dédiés au sport. . . 53 B. Le sport : une sublimation du politique. . . 55 III. La Hochschulstadt : l’éducation au service du pouvoir. . . 57 A. Un lieu d’éducation couplé à des instituts de recherche. . . 58 B. La Langemarckhalle, signifiant politique de la Hochschulstadt. . . 59 Chapitre IV / L’Arc de Triomphe et le Mémorial du Soldat . . 62 I. Deux monuments qui structurent Germania. . . 62 A. L’Arc de Triomphe : le poids du politique dans la ville. . . 62 B. Le Mémorial du Soldat : glorifier les victoires guerrières. . . 64 II. L’inscription de la culture guerrière dans l’espace public. . . 66 A. L’inscription dans l’espace. . . 66 B. L’inscription dans le temps. . . 69 III. L’expression d’un rapport violent au monde. . . 71 A. Le potentiel politique de l’architecture. . . 71 B. Germania et les mouvements architecturaux de son époque. . . 75 Chapitre V / Le Grand Dôme et le Palais du Führer . . 78 I. Le Grand Dôme, édifice gigantesque au cœur du pouvoir. . . 78 A. Des dimensions démesurées et une localisation symbolique. . . 78 B. Le Grand Dôme : une position dominante. . . 84 II. Le Grand Dôme ou la théâtralisation du politique. . . 88 A. Religiosité du Grand Dôme et opacité du pouvoir. . . 88 B. Le Grand Dôme, lieu de la rencontre entre Hitler et les masses. . . 93 III. Germania, le lieu d’une médiation singulier-collectif ? . . 97 A. Hitler, incarnation personnelle du collectif. . . 97 B. Germania ou l’annihilation de la médiation singulier-collectif. . . 102 Chapitre VI / Südstadt . . 108 I. Südstadt, une ville créée par le pouvoir. . . 108 A. Les premiers plans de Südstadt. . . 108 B. Le plan définitif de Südstadt. . . 109 II. Habiter à Südstadt : quelles significations politiques ? . . 111 A. Qu’est-ce qu’habiter une ville ? . . 111 B. Le sens de l’habitat à Südstadt. . . 113 III. Germania ou une remise en cause de la citoyenneté. . . 116 A. Un espace urbain étranger aux habitants. . . 116 B. La ville de Germania, lieu d’une crise de la sociabilité. . . 118 Conclusion . . 123 Bibliographie . . 127 Annexes . . 129 Remerciements

Remerciements Je voudrais tout particulièrement remercier Bernard Lamizet pour sa disponibilité, tous ses précieux conseils, et pour m'avoir guidé tout au long de mon travail. Je tiens aussi à remercier François Tran pour avoir accepté de participer au jury de ce mémoire, et pour m’avoir donné accès à divers ouvrages qui furent d'une grande importance dans mes recherches. Enfin, merci à tous ceux qui, d’une manière ou d’une autre, m’ont soutenu tout au long de la rédaction de ce mémoire. « On a reproduit dans un goût d’énormité singulier toutes les merveilles classiques de l’architecture » Arthur Rimbaud1

1 Extrait du poème Villes (RIMBAUD, 1972, p. 137). FOUQUERAY Victor_2009 5 De Berlin à Germania : une mutation urbaine et politique

Introduction

L’étude du projet Germania : un travail pluridisciplinaire « Mû par un désir inébranlable, j’ai décidé de doter Berlin d’une voirie, d’édifices et de places publiques qui lui conféreront éternellement 2 la dignité indispensable à la capitale de l’empire allemand » . Le projet Germania : définition et contexte historique. Le projet Germania désigne un plan général d’urbanisme recouvrant toute la superficie de la ville de Berlin, qui fut conçu par l’architecte Albert Speer (1905-1981) entre les années 1937 et 1942. Ces dates renvoient à un contexte historique spécifique : de 1933 à 1945, Berlin fut la capitale du Troisième Reich, le régime politique totalitaire mis en place par (1889-1945). Nommé au poste de Chancelier le 30 janvier 1933, Hitler se fit voter les pleins pouvoirs au mois de mars suivant : dès lors, la République de Weimar fondée en 1919, grâce à l’adoption d’une nouvelle constitution, fut remplacée par le régime national-socialiste à la tête duquel régna seul, pendant douze ans, le Führer d’une Allemagne désormais nazie. S’ensuivit une destruction de la démocratie, par la suppression progressive des libertés fondamentales, et bientôt une guerre mondiale déclenchée après l’invasion de la Pologne, en 1939, par les forces militaires allemandes. Dès les premières années qu’il passa à la tête du pouvoir, Hitler eut un intérêt marqué pour l’architecture, en particulier celle des édifices représentatifs du pouvoir nazi. Cependant, la planification de Germania, qui correspond au réaménagement de Berlin, constitue le projet architectural le plus important de Hitler : à la fois par l’étendue de son champ d’application (la ville de Berlin) et par les dimensions des édifices qui le composent, le projet Germania est le symbole d’une « volonté de construire sans égale dans l’histoire contemporaine »3. L’année 1937 représente la date clé de la chronologie de ce projet : elle correspond à la nomination de Speer au poste de Generalbauinspektor, « Inspecteur Général de la Construction chargé de la transformation de la capitale du Reich ». A partir de cette date, Speer, en sa qualité de premier architecte du Reich, procéda à la planification de la ville de Germania, activité à laquelle fut mis un terme en 1942, lors de son changement de poste dans l’organigramme du régime nazi. Cependant, Hitler et Speer, les deux principaux protagonistes du projet Germania, avaient fixé l’année 1950 comme celle du passage de la ville de Berlin à la ville de Germania : à cette date devait être organisée une Weltausstellung, « Exposition Universelle », au cours de laquelle la nouvelle capitale du Reich aurait dû être inaugurée. Cependant, la Seconde Guerre mondiale, déclenchée par le Führer lui-même, remit en cause la possibilité de mener le projet Germania à son terme, d’abord partiellement, puis totalement, avec la chute du Troisième Reich. La ville, espace de l’articulation entre l’esthétique et le politique. Au cœur de l’étude du projet Germania se trouve donc l’articulation entre deux notions fondamentales : la ville et le politique. Plus précisément, ce projet urbain pose la ville comme

2 Citation de Adolf Hitler extraite d’un discours de novembre 1937 (in : LARSSON, 1982, p. 211). 3 SPEER, 1985, p. 10. 6 FOUQUERAY Victor_2009 Introduction

une enjeu politique : la ville de Germania correspond à une représentation du politique, en ce qu’elle doit être composée de différents édifices dont les significations renvoient toutes, d’une manière ou d’une autre, au pouvoir national-socialiste en place. Par conséquent, l’espace de la ville de Germania, sur le plan réalisé par Speer, représente pour Hitler le lieu d’une expression de l’identité politique de son propre régime : les édifices dont la construction est prévue dans le projet Germania, ainsi que l’organisation globale de cette ville (l’ensemble des dynamiques urbaines et des usages sociaux qu’elle préfigure), doivent symboliser la vision de Hitler quant au fait urbain. L’espace dans lequel devait s’inscrire la ville de Germania est, quant à lui, un espace particulier, en ce qu’il se différencie tout d’abord de l’espace rural : « Tandis que, dans l’espace rural, les conflits ne se jouent pas, qu’ils renvoient à des pratiques réelles et à des enjeux réels - de propriété, de terres, de richesses, dans l’espace urbain, en revanche, les conflits sont, en quelques sortes, sublimés par des logiques de statut, des logiques de pouvoir et des logiques de mots qui leur donnent leur consistance propre - de médiation et de représentation »4. Par ailleurs, outre le fait d’être un espace où les imaginaires politiques se confrontent, la ville est aussi le lieu d’une médiation entre le politique et les citoyens : dans l’espace public de l’urbanité, les individus sont appelés à reconnaître les symboles du pouvoir sous le regard desquels ils circulent. L’étude du projet Germania met à jour la relation entre l’esthétique de la ville et le pouvoir politique qui procède à sa création, ainsi qu’à l’aménagement spécifique de son espace : l’esthétique de l’espace public dans Germania tend à représenter l’imaginaire politique du Führer. Or, le projet Germania ne fut pas mené à son terme : cette ville est restée à l’état de projet ; cette caractéristique constitue à la fois un intérêt et une limite pour l’étude du projet Germania en termes de significations politiques. L’imaginaire de Germania : intérêt sémiologique et contrainte méthodologique. Finalement, les travaux de planification effectués par Speer ne donnèrent lieu qu’à très peu de réalisations, compte tenu du nombre important des constructions prévues dans le cadre du projet Germania : la majorité des bâtiments principaux de Germania (ceux qui présentent les dimensions les plus importantes à la fois architecturalement et politiquement) n’ont pas été construits. De fait, les plans de Germania n’ont pas été confrontés aux contraintes techniques inhérentes à toute réalisation architecturale, et qui parfois peuvent entraîner une modification des plans initiaux élaborés par l’architecte : le projet Germania, quant à lui, ne donna pas lieu à cette évaluation en termes de faisabilité. Par conséquent, les plans du projet Germania ont la particularité d’être restés saturés de l’imaginaire politique dont ils découlèrent, et ils donnent ainsi la possibilité d’en faire une lecture sémiotique à partir de plans qui représentent, sous la forme d’une planification urbaine, un symbole original de l’imaginaire nazi. Le travail présenté dans ce mémoire constitue une étude qui se donne pour objectif de montrer comment le projet Germania exprime un projet politique. Cependant, le fait de mener une analyse quant aux significations d’un objet non réel pose un problème méthodologique : comment procéder à la mise en lumière de ces significations ? L’étude du projet Germania : une méthodologie spécifique. Afin de pouvoir dégager des conclusions cohérentes quant aux diverses significations du projet Germania, il a été nécessaire de se baser sur des analyses approfondies des différents plans de Speer : procéder à leur lecture implique une méthode spécifique, adaptée à un travail qui se révèle pluridisciplinaire. 4 LAMIZET, 2002, p. 14. FOUQUERAY Victor_2009 7 De Berlin à Germania : une mutation urbaine et politique

Le caractère inachevé du projet Germania m’a tout d’abord conduit à étudier sa valeur politique à travers le discours de ses protagonistes, au premier rang desquels se trouvent Hitler et Speer : le premier se définissant comme la figure politique essentielle du Troisième Reich, qui a donné naissance et jeté les bases du projet Germania ; le second correspondant quant à lui à la figure de l’architecte qui, en sa qualité d’artiste, a procédé à la mise en forme des idées évoquées par son Führer. Cependant, ce discours présente un inconvénient majeur pour qui veut approfondir l’étude du projet Germania : en effet il consiste en un système signifiant clos associant directement un imaginaire politique particulier (celui du pouvoir national-socialiste) à une représentation symbolique particulière (celle de la ville)5. Aussi, cette étude préparatoire n’a représenté que la première étape de mon travail : je me suis ensuite attaché à élargir mes recherches à divers autres champs d’étude, et ce afin de pouvoir mettre à jour l’ensemble des significations du projet Germania. C’est parvenu à ce niveau de réflexion que le travail de recherche entrepris est devenu pluridisciplinaire. Correspondant à l’analyse d’une mutation qui est en même temps urbaine et politique, mon sujet renvoie, par définition, à diverses disciplines : l’architecture (considérée à la fois comme une pratique technique et une pratique culturelle, car l’architecture, au-delà des compétences spécifiques qu’elle met en œuvre, correspond par ailleurs à une forme d’art), la politique, l’histoire, l’urbanisme, mais aussi la sociologie et la psychologie (la ville rassemble en effet un groupe social spécifique, formé par les citoyens ; de plus, l’espace urbain constitue un lieu à l’expression des identités, ce qui sous- tend donc des processus d’identification et de représentation symbolique, deux notions dont l’étude peut se rattacher à la psychologie)6. Par conséquent j’ai été amené à lire des ouvrages apparentés à diverses disciplines, conformément aux nombreux aspects que revêt mon sujet : l’idéologie politique hitlérienne (dont la ville de Germania se veut être une représentation), les figures de Hitler et de Speer (acteurs du projet Germania), l’histoire de l’architecture (et en particulier le contexte architectural de l’époque à laquelle Germania fut planifiée, pour mettre à jour l’inter-architecturalité de ce projet, ce qui correspond à l’analyse des diverses influences architecturales qu’il fait apparaître) et, enfin, la sociologie des masses (l’étude d’un groupe social dans une configuration spécifique). Cette accumulation de savoirs théoriques, relatifs à chacune des perspectives d’analyse offerte par le projet Germania, a permis l’étude de mon sujet selon plusieurs approches : aussi, les conclusions tirées de ce travail reposent sur une prise en considération de l’ensemble des problématiques qu’il implique. Par ailleurs, ce socle de connaissances a permis de transformer en un avantage ce qui, au début de mes recherches, représentait un inconvénient : le manque de documents en langue française relatifs au projet Germania et, plus généralement, l’absence d’ouvrages spécialisés présentant une étude sémiologique de ce projet. Ainsi, la méthodologie utilisée pour ce mémoire correspond à la mise en application de savoirs théoriques provenant de multiples disciplines, et ce dans le but de réaliser une étude fondée sur la multiplication des regards portés sur mon sujet.

5 A cet égard, le cas de Speer est très intéressant : condamné à 20 ans de prison par le tribunal international de Nuremberg en 1946, il eut la possibilité, durant sa détention, de rédiger ses Mémoires. Cet ouvrage présente un intérêt double : à la fois le témoignage essentiel du « confident de Hitler » (FEST, 2006) ayant fait partie de la sphère dirigeante du régime nazi, ainsi que le regard, porté par le premier architecte même du Troisième Reich désormais déchu, sur ses propres projets. Pour un exemple du système signifiant clos que représente l’idéologie nazie, cf. chapitre V, p. 120. 6 « Mais je dois ajouter que celui qui voudrait esquisser une sémiotique de la cité devrait être à la fois sémiologue (spécialiste des signes), géographe, historien, urbaniste, architecte et probablement psychanalyste » (BARTHES, 2002, p. 1277). 8 FOUQUERAY Victor_2009 Introduction

L’étude pratique des plans de la ville de Germania, au-delà d’apports théoriques, s’est faite en trois étapes. Il a tout d’abord fallu procéder à une étude de l’architecture des édifices prévus dans le cadre du projet Germania, ainsi qu’à l’analyse des autres types de réalisations projetées par Hitler et Speer dans l’espace urbain (comme l’implantation de divers réseaux de transport par exemple). En effet, la ville doit se lire à deux niveaux différents : une lecture à l’échelle des édifices et une lecture à l’échelle de la ville dans sa globalité, démarche ayant permis de dégager à la fois des microstructures et des macrostructures7. Ensuite, il a convenu de voir en quoi ces deux types de structures, architecturales et urbaines, formaient des unités signifiantes du projet Germania : ces faisceaux de convergence ont permis de faire apparaître les significations politiques des plans de Speer, en tenant compte, par ailleurs, des éléments d’analyse provenant de l’ensemble des disciplines convoquées par l’étude de ce projet. Enfin, à partir d’une interprétation en termes de significations politiques, chaque aspect du plan de Germania a donné lieu à une réflexion plus générale sur le sens du fait urbain : le rôle joué par la ville sur le plan politique mais aussi social, culturel, et identitaire8. Cette méthode de travail particulière a déterminé la forme même de mon mémoire : il est divisé en différents chapitres, chacun d’entre eux présentant un ou plusieurs projets du plan de Germania (ont été regroupés dans un seul chapitre les différents projets revêtant tous la même signification) et mettant à jour l’une des significations de la ville planifiée par Speer. Le projet Germania comme sujet de mémoire. Plusieurs raisons m’ont conduit à choisir le projet Germania comme sujet de mémoire. Tout d’abord, ce choix renvoie à une expérience personnelle, celle d’un séjour d’un an passé dans la ville de Berlin, où depuis je retourne régulièrement. Durant ce séjour, j’ai pu découvrir une ville marquée par les événements historiques qui s’y déroulèrent, dont aujourd’hui encore les conséquences sont visibles dans l’espace de la ville : Berlin offre un paysage urbain tout à fait singulier. Ce paysage consiste en un mélange entre des édifices anciens n’ayant pas été détruits par les bombardements alliés au cours de la Seconde Guerre mondiale, des éléments architecturaux qui renvoient au passé communiste de la ville (par exemple les derniers pans du Mur de Berlin, ou encore la forme de certaines constructions à l’est de la ville, l’ancienne RDA), ainsi que des complexes architecturaux au style résolument moderne, qui quant à eux furent construits tout récemment, là où il y a encore quelques années seulement se trouvaient de vastes terrains en friche, traces dans l’espace urbain du no man’s land défini au temps du Mur de Berlin. Au cours de ce séjour, j’ai aussi pu découvrir la ville en la parcourant à pied : cette expérience piétonne de la ville de Berlin a représenté un réel atout pour mon analyse du projet Germania. En effet, elle m’a permis d’élaborer une « carte mentale » de l’espace urbain grâce à laquelle j’ai pu me rendre compte de l’ampleur des dimensions du projet de Hitler et Speer, en comparant les plans de Germania, ville restée à l’état de projet, aux plans de la ville réelle que j’ai parcouru. Mais au-delà d’un simple intérêt personnel pour la ville de Berlin, le choix du projet Germania comme sujet de mon mémoire correspond aussi à une perspective professionnelle : désirant travailler dans les métiers de la ville (gestion ou communication du projet urbain), ce travail m’a permis d’aborder de nombreuses problématiques relatives aux politiques urbaines, et plus particulièrement au processus politique et citoyen qui préside 7 « […] il faut donc prendre l’habitude de faire une analyse très poussée, qui conduira à ces microstructures, et inversement il faudra s’habituer à une analyse plus large, qui aboutira vraiment aux macrostructures » (BARTHES, 2002, p. 1283). 8 « La méthode pour aborder les problèmes de l’espace ne peut consister uniquement en une méthode formelle, logique ou logistique ; elle doit et peut être aussi une méthode dialectique analysant les contradictions de l’espace dans la société et la pratique sociale » (LEFEBVRE, 1972, p. 55). FOUQUERAY Victor_2009 9 De Berlin à Germania : une mutation urbaine et politique

au développement de la ville ainsi qu’à l’organisation spatiale de l’espace urbain et à son fonctionnement symbolique.

10 FOUQUERAY Victor_2009 Chapitre I / Introduction théorique à l’étude du projet Germania

Chapitre I / Introduction théorique à l’étude du projet Germania

9 « Je construis pour l’éternité » . L’architecture et l’urbanisme articulent diverses notions qu’il nous faut à la fois expliciter et spécifier, avant d’analyser les réalisations prévues qui composent le projet Germania. Ce premier chapitre introductif se fixe donc comme but de préciser les modalités selon lesquelles nous aborderons notre objet d’étude : il constitue la mise en place des cadres de réflexion théoriques qui nous guideront parmi la multitude des champs dans lesquels s’inscrit le projet Germania.

1. L’architecture, créatrice d’un espace signifiant.

L’architecture, tout comme l’ensemble des activités de médiation (l’art par exemple), manie des représentations grâce à un système symbolique qui rassemble, dans l’espace, les éléments principaux que sont la forme, le volume, les dimensions, et la couleur. L’architecture est donc une pratique culturelle, car elle construit un objet inscrit dans l’espace qui est porteur de symboles. Quand il est inséré dans un plan général d’urbanisme, comme c’est le cas pour le projet Germania, le travail de l’architecte peut accéder à un degré de signification renforcé, car il est intégré à une échelle plus large : cette articulation permet d’enrichir ou d’appauvrir les significations des bâtiments en spécifiant leur localisation dans l’aménagement de l’espace urbain10. Même s’il consistait en majeure partie à réaliser de nouveaux édifices, ainsi qu’un quartier d’habitation, le plan de Germania prévoyait par ailleurs la destruction ou parfois le déplacement de certains autres éléments architecturaux de la ville. Pour comprendre l’ampleur des enjeux que représente le réaménagement prévu de Berlin, il nous faut avant tout rappeler la spécificité première de l’architecture, qui réside dans la façon même dont elle s’exprime. Certaines pratiques, comme la littérature et la peinture, peuvent représenter des lieux, chacune à leur manière : la description dans un roman et l’utilisation de la perspective dans un tableau. L’architecture, elle, crée un lieu. En s’exprimant dans l’espace, elle met aussi cet espace en forme : elle élabore à la fois une limitation, une organisation, et une orientation de l’espace 11.

9 Citation de Hitler (in : GOLOMSTOCK, 1991, p. 299). 10 LAMIZET, 2002, p. 73. L’auteur écrit qu’au-delà de l’architecture, l’urbanisme structure les logiques collectives en réorganisant l’espace. Cf. annexe numéro 2, p. 161 (le plan général de Germania). 11 LEFEBVRE, 1972, p. 15. « Enfin, l’architecture diffère de la peinture, de la , des arts, en ce qu’ils ne se relient à la pratique sociale qu’indirectement et par médiations ; tandis que l’architecte et l’architecture ont une relation immédiate avec l’habiter comme acte social, avec la construction comme pratique ». FOUQUERAY Victor_2009 11 De Berlin à Germania : une mutation urbaine et politique

Par ailleurs, ces trois dimensions sont essentielles dans l’analyse du projet Germania, qui prévoit des constructions dans un espace spécifique : l’espace public. Or, l’espace public est fondamentalement politique, car en son sein s’expriment les représentations politiques du pouvoir et des citoyens. Ce que révèle aussi le projet Germania, c’est que Hitler n’avait pas envisagé la construction de divers bâtiments dispersés de façon aléatoire dans des secteurs quelconques de la ville de Berlin. Au contraire, le projet Germania correspond à un ensemble architectural complet, qui regroupe des bâtiments aux fonctions diverses et variées : les sièges des organes du Parti et du pouvoir, les sièges de diverses entreprises, un quartier d’habitation, des équipements culturels et sportifs, et des réseaux de transport (à la fois pour les échelles locales, nationales et continentales). Germania est donc un système architectural, articulant au sein d’un périmètre défini des constructions auxquelles des fonctions précises sont attribuées. Ce caractère systémique de Germania est fondamental, car il en permet une lecture et une analyse cohérentes, guidées par les effets manifestement recherchés par le pouvoir, et dont le plan de la ville est révélateur. Ainsi, tout comme un poème rédigé sur la page d’un livre permet de repérer les procédés stylistiques à l’œuvre (la mise en forme du texte qui sous-tend sa signification), les bâtiments de Germania, sur les plans de l’architecte et dans le plan de la ville, impliquent une dissémination logique du signifiant qui produit du sens. Ce fonctionnement de l’architecture voulue par Hitler correspond d’ailleurs en certains points au fonctionnement de la rhétorique nazie, caractérisée par des procédés stylistiques similaires12 : l’utilisation d’une ponctuation étudiée pour répondre à des effets voulus, la sélection des termes employés pour énoncer les concepts nazis, etc. Le régime nazi manipulait ainsi plusieurs systèmes symboliques, qu’ils soient verbaux ou non-verbaux, et qu’il articulait entre eux : de cette façon, il établissait un véritable « code général de la société »13. De fait, le plan de Germania articule, constamment et simultanément, deux éléments : l’esthétique, par la forme et l’aménagement des bâtiments et de la ville, et le politique, par les messages dont le pouvoir veut que Germania les exprime14.

2. L’architecture, un langage symbolique.

Le dispositif signifiant de l’architecture, en tant que système symbolique, pourrait être comparé à celui de la langue, avec des équivalences entre les éléments constitutifs de ces deux langages. Les deux tableaux suivants exposent ces équivalences : le premier tableau établit la comparaison entre l’architecture et la parole, correspondant à l’usage du langage au niveau singulier (celui de l’individu) ; le second tableau, quant à lui, effectue la comparaison entre l’architecture et la langue, correspondant à l’usage du langage au niveau collectif (celui de la société, la langue représentant alors une institution). Premier tableau :

12 KLEMPERER, 2002. 13 LEFEBVRE, 1966, p. 161. « Les messages non-verbaux, non-linguistiques (images et champs sensibles) sont latéraux par rapport aux messages oraux ou écrits […] Une valorisation réciproque peut-elle s’envisager ? Sans doute. S’il y avait un code général de la société, les champs pourraient se renforcer. Jusqu’à se clore. On peut comprendre ainsi les sociétés où il y a un code politique, un code idéologique unitaire ». 14 Cf. le concept de dispositif politico-symbolique autonome (chapitre V, p. 114). 12 FOUQUERAY Victor_2009 Chapitre I / Introduction théorique à l’étude du projet Germania

Second tableau :

La langue et l’architecture sont deux systèmes, composés par les différentes étapes qui scandent la communication, dont les modes de fonctionnement sont comparables. Cependant, malgré leur semblable fonctionnement, la langue et l’architecture produisent deux logiques distinctes. Dans le cas de la langue, la communication correspond à la mise en œuvre de signifiants verbaux et elle s’inscrit dans l’espace intersubjectif du regard15 : lorsqu’on utilise la langue pour pouvoir communiquer avec l’autre, on établit un lieu où le « je » et le « tu » sont interchangeables, car on se doit de s’identifier symboliquement à son interlocuteur, ainsi que d’employer le même outil que lui, afin qu’il nous comprenne. L’expression de l’architecture correspond quant à elle à la mise en forme de bâtiments, et elle s’inscrit dans l’espace public qu’est la ville16, c’est-à-dire le lieu de la médiation et de la communication, où l’individu est placé sous deux regards différents : le regard réel des autres individus qu’il ne connaît pas, et le regard symbolique des édifices présents dans l’espace urbain17. Cette différence entre la langue et l’architecture est importante, car elle implique que c’est bien dans l’espace public que se créent et s’expriment, au niveau collectif, les identités politiques, qui se définissent par et dans leur confrontation avec d’autres identités politiques. Si l’architecture et la langue peuvent être comparées, au moins en ce qui concerne leur mode de fonctionnement, il convient alors d’analyser quels sont les éléments qui définissent la phrase urbaine (faisant apparaître les « structures de sens »18) énoncée par le projet Germania. Ainsi, nous verrons quelles sortes de procédés stylistiques sont mis en œuvre (comme par exemple la répétition19, l’accentuation, ou la pause), et quels sont leurs significations et leurs implications dans l’apparence et le fonctionnement symbolique de l’espace urbain projeté par Germania20. Il faut cependant tenir compte du fait que, comme dans tout langage symbolique, il existe des contradictions inhérentes au projet Germania et au lieu dans lequel il s’inscrit. Ces contradictions, conformément à la comparaison effectuée entre l’architecture et la langue, pourraient correspondre à la notion de « polysémie » pour la langue, et à celle de « réception » pour l’ensemble des oeuvres d’art, c’est-à-dire des objets utilisant l’outil symbolique. La relation du sujet-citoyen à sa ville, et plus précisément de l’habitant à sa ville, représente par exemple l’une de ces dialectiques que nous nous emploierons à analyser21. Cette relation est représentative des enjeux, aussi bien politiques que citoyens, de l’élaboration de Germania : elle renvoie en effet à l’idée que l’expression de la ville

15 L’écriture, forme écrite de la parole, n’implique pas nécessairement le regard de l’autre. 16 La langue peut elle aussi s’inscrire dans l’espace public, à l’exemple des graffitis ou des affiches : l’écriture prend alors pour support la ville elle-même dans sa matérialité, c’est-à-dire l’ensemble des infrastructures qui la composent (les surfaces des bâtiments ainsi que du mobilier urbain). 17 Pour la définition de la notion de « regard », cf. chapitre II, p. 43. 18 LEFEBVRE, 1966, p. 220 : « Le sens naît seulement au niveau des phrases, où se joue pleinement la latéralité ». A cette dimension s’ajoute la verticalité lors de la construction de bâtiments ; mais Germania est restée à l’état de « plan ». Plus loin (p. 232), l’auteur ajoute : « C’est à ce niveau qu’apparaissent, influentes bien qu’inaccessibles, nuisibles souvent et cependant perceptibles, des configurations, des constellations : les structures de sens ». 19 LE BON, 1995, p. 73. La répétition permet un ancrage dans l’esprit jusqu’à faire croire que ce qu’elle répète est une vérité établie ne nécessitant plus aucune preuve. 20 Cf. chapitre II, p. 44. 21 Cf. chapitre VI, p. 136. FOUQUERAY Victor_2009 13 De Berlin à Germania : une mutation urbaine et politique

par le politique puisse être considérée comme une langue étrangère par l’individu22 , à la fois à cause des représentations du pouvoir présentées aux sujets politiques et des supports mêmes de ces représentations, les bâtiments construits dans la ville. Autrement dit, l’architecture, qui est dans le cas de Germania une mise en forme du pouvoir, correspond aussi à une information politique23 qui dans certains cas peut rester incompréhensible pour le citoyen.

3. L’architecture : deux coupures pour un langage spécifique.

Grâce à la comparaison établie entre la langue et l’architecture, nous pouvons spécifier la pratique de l’architecture afin d’entrevoir les enjeux qu’elle sous-tend. La langue repose sur des répétitions, et le message qu’elle énonce doit être entretenu constamment par son énonciateur (seulement interrompu par des silences, qui néanmoins ne sont pas moins significatifs que la parole elle-même) : le message exprimé par la parole tend à disparaître après son expression. Les messages que peut énoncer un sujet disparaissent en effet avec lui, car séparer l’énonciateur de son message n’est pas possible dans la langue. A cet égard, l’architecture fait accéder le message dont elle est le porteur à un autre degré, aussi bien dans l’espace que dans le temps. Dans le cas du projet Germania, cette possibilité de dépassement permise par l’architecture revêt une importance primordiale : elle correspond à une sublimation esthétique et politique. L’inscription dans l’espace des représentations permet en effet deux coupures, étroitement liées l’une à l’autre, et qu’il est essentiel de définir. La première coupure est d’ordre spatial : l’architecture permet à une représentation d’être invariablement présente et exprimée, car elle est détachée de celui qui l’énonce24. Une fois une construction réalisée, celle-ci n’a plus besoin du sujet qui l’a bâtie pour exister : elle est là, présente dans l’espace public, et ce contrairement à la parole qui nécessité la présence de l’énonciateur pour exprimer son message. L’aspect politique de cette coupure spatiale correspond à la possibilité, pour un pouvoir politique (c’est le cas pour le projet Germania), de se faire représenter, c’est-à-dire d’avoir des relais signifiants. Les bâtiments se font donc les représentants du pouvoir, et le fait d’être présents dans l’espace public leur garantit (tout comme au pouvoir, par conséquent) d’être directement placés sous le regard des habitants de la ville, par opposition à d’autres symboles du pouvoir politique qui ne sont pas accessibles aux citoyens. La seconde coupure, plus importante encore, est elle d’ordre temporel : c’est l’idée qu’évoque Hitler lorsqu’il déclare que « ce qu’il y a de merveilleux dans la construction,

22 Inversement, nous pouvons aussi comprendre cette langue comme une langue que l’Etat veut maternelle : une langue nationale, que le système politique s’emploie à imposer aux sujets de la communication en les obligeant à la mettre en œuvre dans leur activité symbolique. 23 LAMIZET, 2002, p. 12. « La ville est l’objet des informations politiques : elle constitue l’espace dans lequel l’information politique acquiert du sens pour ceux qui en sont porteurs ». L’auteur ajoute (p. 26) que c’est notamment la limitation de la conception et la diffusion de cette information qui structure la ville comme un système politique. 24 D’où l’écriture, qui a notamment pour fonction de fixer un message oral, y compris dans l’espace public (cependant, la parole et l’écriture sont deux pratiques qui doivent être distinguées l’une de l’autre). 14 FOUQUERAY Victor_2009 Chapitre I / Introduction théorique à l’étude du projet Germania

c’est que, lorsqu’on travaille, on a un monument. Ca tient, c’est autre chose qu’une paire de bottes qu’on doit aussi fabriquer, mais qu’on use en un ou deux ans pour la jeter ensuite. Un monument reste debout »25. Lorsqu’un individu meurt, il disparaît de l’espace public, où, par conséquent, ses messages ne se font plus entendre : l’architecture permet elle de dépasser ce que l’on pourrait appeler la « mort réelle » de l’individu, car elle continue, au-delà de sa disparition, à exprimer symboliquement les messages qu’il lui a assigné26. C’est en ce sens qu’il faut comprendre la « théorie de la valeur des ruines d’un édifice », énoncée par Speer. Par cette théorie, l’architecte de Hitler affirmait que les matériaux avec lesquels serait bâtie Germania devraient résister à l’épreuve du temps, de façon à avoir le même aspect prestigieux que les édifices érigés durant l’Antiquité, et dont nous pouvons aujourd’hui encore admirer les ruines : Germania devait refléter pendant des siècles le pouvoir politique qui l’avait créée, même au cas où ce dernier venait à disparaître, et les bâtiments qui le représentaient laissés à l’abandon27. Ainsi, même si elle fonctionne comme la langue, l’architecture semble permettre de dépasser la parole : de par sa pratique même (la production d’un objet matériel et le lieu de sa production), elle tend à maîtriser à la fois l’espace et le temps. Cette double maîtrise revêt un caractère politique28 fondamental, d’où dérive directement l’utilisation de l’architecture par le Troisième Reich29.

4. Les espaces et les mots de Germania.

Germania est un projet à la fois urbain et politique, et ces deux aspects s’inscrivent dans des logiques différentes. Alors que le plan de Germania correspond au réaménagement du seul espace urbain berlinois, sa réalisation tend à investir, symboliquement, un espace politique qui quant à lui atteint une toute autre échelle. C’est précisément cette superposition de deux espaces qui pose question dans les plans de Germania, autrement dit les difficultés inhérentes à l’articulation pourtant nécessaire entre d’un côté le lieu de réalisation prévu et

25 SPEER, 1972, p. 156. 26 Même dans l’hypothèse qu’un bâtiment puisse à un moment donné se voir attribuer, pour une quelconque raison, une identité différente de celle que lui avait donné son destinateur, cette nouvelle identité ne pourra se définir fondamentalement que par rapport à l’identité première du bâtiment. 27 SPEER, 1972, p. 79. L’auteur évoque le moment où il imagina cette théorie : alors qu’il marchait le long de débris laissés à l’abandon et rouillés, il lui sembla que de tels matériaux ne pourraient jamais inspirer de pensées héroïques. En découlent alors des mesures spécifiques de construction (p. 689) : « […] renoncer de toute la mesure du possible à l’emploi de tous les matériaux modernes, trop sensibles aux intempéries, employés dans les constructions métalliques et en béton armé ; les murs devaient résister, même à très grande hauteur, à la force du vent sans l’aide des plafonds ni des toits. C’est pourquoi on les calcula selon les lois de la statique ». 28 « Si le monde doit contenir un espace public, il ne doit pas être érigé pour une génération et projeté pour les vivants seulement : il doit transcender la vie de l’homme mortel ; sans cette transcendance vers une immortalité terrestre potentielle, il ne peut y avoir de politique et, au sens strict, de monde commun et de domaine public ». (ARENDT in : SPEER, 1985, p. 19). 29 Hitler avait particulièrement conscience que la réalisation de ses objectifs, notamment celui de Germania, procurerait une longévité à son régime : « Nous allons fonder un grand empire. Tous les peuples germaniques en feront partie. Il s’étendra de la Norvège à l’Italie du Nord. Il faut que je mène moi-même à bien cette entreprise. Pourvu que je reste en bonne santé ! » (in SPEER, 1972, p. 97). FOUQUERAY Victor_2009 15 De Berlin à Germania : une mutation urbaine et politique

de l’autre l’aire d’influence visée : ce sont deux espaces dont la coexistence peut se révéler, à plusieurs égards, problématique30. La construction de Germania devait être réalisée dans l’espace de la ville de Berlin comme nous la connaissons aujourd’hui : il ne s’agissait pas pour Hitler et Speer d’agrandir la ville de façon disproportionnée, ni même de créer de toutes pièces une nouvelle ville31. C’est notamment l’une des raisons pour lesquelles tant de destructions de bâtiments existants étaient planifiées, afin de faire place aux nouveaux monuments prévus : selon différentes estimations, entre 50 000 et 52 000 logements devaient être rasés. Cette proportion correspond à 3, 63 % du parc immobilier de l’époque, qui comptait 1, 476 millions d’habitations : entre 150 000 et 200 000 personnes auraient perdu leur logement pour permettre la réalisation de Germania32. Or, les expulsions forcées qui avaient déjà commencé, ordonnées par le pouvoir, démontraient aussi la violence du régime et sa volonté, par delà le respect de la vie sociale des citoyens, de mener à leur terme l’ensemble des projets prévus33. La transformation de Berlin en Germania entraîne donc un changement fonctionnel dans la ville : le centre de Berlin, qui avait entre autre une fonction d’habitat, se transforme en une aire politique dénuée de toute possibilité d’habitation. Ce changement de fonction du centre-ville revêt une signification particulière, en tant qu’il met l’accent sur la tension entre d’un côté le pouvoir politique et de l’autre la possibilité, pour le citoyen, d’investir l’ensemble de la ville avec ses pratiques culturelles : ce changement fonctionnel est la marque d’une censure de l’espace par le politique34. Agrandir la ville pour pouvoir y construire les bâtiment représentatifs du nouveau régime aurait conduit à les réaliser bien loin du centre, ce qui tend à changer les critères de la valeur politique des sites. Par ailleurs, projeter de construire une toute nouvelle ville présentait deux inconvénients : à la fois s’éloigner de Berlin, donc du lieu traditionnel d’expression des identités politiques officielles, et par là même rendre difficile la légitimation identitaire d’une ville coupée de la capitale historique et politique allemande35. Il semble que le projet Germania réponde au compromis entre l’agrandissement de la ville existante, la création d’une nouvelle ville, et l’inscription dans le Berlin de l’époque : en effet, les réseaux de transport (individuels et en commun) élaborés pour Germania correspondent au développement futur de la ville, à laquelle Hitler décida de donner un nouveau visage mais en reconstruisant principalement son centre. La ville de Berlin, capitale historique de l’Allemagne et par conséquent empreinte des symboles politiques des régimes

30 C’est notamment le problème posé par toute capitale, qui est à la fois signifiante pour son site propre, mais également pour le reste du pays. 31 SPEER, 1972, p. 105. Hitler déclara : « Des capitales construites de toutes pièces restent toujours mortes », en prenant notamment l’exemple de Washington. 32 SPEER, 1985, p. 51 : l’auteur écrit que le nombre de logements qui devaient être détruits s’élevait à 50 000. D’autres auteurs estiment ces destructions à 52 000, dont 45 000 nécessaires à la construction de l’axe nord-sud, et 7000 pour la construction de l’axe est-ouest (REICHHARDT et SCHÄCHE, 1984, p. 77). 33 Comme le souligne M. SCHMIDT, ces pratiques d’expulsion revêtaient un caractère raciste meurtrier (in SPEER, 1985, p. 51). 34 Cf. chapitre II, p. 42. 35 LAMIZET, 2002, p. 183 : « La capitale est, par définition, la ville qui porte la marque de l’exercice du pouvoir, dans son développement, et dans les impulsions qui lui sont données ». 16 FOUQUERAY Victor_2009 Chapitre I / Introduction théorique à l’étude du projet Germania

précédents36, est destinée à devenir Germania, c’est-à-dire le lieu de l’expression d’une nouvelle identité politique, et à proprement parler une autre ville. Cependant, le foisonnement des symboles politiques, c’est-à-dire les bâtiments eux- mêmes mais aussi leur disposition, leur enchaînement, et leur dynamique, tout cela donne au projet Germania une échelle nouvelle et supérieure. En effet, ce qui est en jeu à travers sa réalisation, c’est la possibilité pour Hitler et son régime de rayonner à une échelle continentale voire mondiale37 : Germania se veut une capitale dont les pouvoirs réels se répercutent sur le territoire allemand, en phase d’expansion, mais dont l’autorité symbolique doit s’étendre bien plus largement. Ces deux espaces représentent les deux principaux objectifs qui sous-tendent l’aménagement de l’espace à Berlin : nous pouvons les retrouver dans les mots employés par le pouvoir pour en parler. Germania est le nouveau nom de la ville, et cette nomination nouvelle porte les bases idéologiques du projet : le seul fait de changer le nom d’une ville signifie la volonté de lui donner une nouvelle identité. Comme l’écrit Proust38, le nom même d’une ville peut influencer l’imagination, et nous pouvons effectivement, en analysant le terme « Germania », déceler certaines des racines idéologiques qui motivent sa création, ou du moins sa planification. Ce nom place le projet d’architecture et d’urbanisme de Hitler à l’articulation entre un espace, un temps et un peuple, trois termes que nous pouvons par ailleurs retrouver dans la devise du Troisième Reich39. Les Germani sont les Germains, peuple qui constituait la tribu fondatrice de la Germanie : nous percevons ici un rapport entre à la fois une société humaine, un temps fondamental (celui d’une fondation sociétale), et la fondation elle-même qui correspond à un espace défini (celui où les Germains ont choisi de s’implanter). A travers l’emploi de la racine latine, le mot « Germania » sous-tend aussi des implications idéologiques importantes : celle du mythe de la Rome Eternelle, et, rattachée à lui, celle de la réminiscence du Saint-Empire romain germanique censé prendre la suite, en Europe, de l’empire romain. Germania se veut donc le fondement du renouveau politique voulu par Hitler, basé sur un retour aux racines mêmes du peuple germanique40. Cependant, la restriction locale impliquée par le terme « Germania » (en ce qu’il réfère au réaménagement de la seule ville de Berlin et établit un rapport étroit entre les habitants et le lieu) semble difficile à articuler avec le but de représentation politique qu’il incarne : Hitler voulait en effet que Germania soit la Welthauptstadt (« capitale du monde » : ce nom commun relève d’un statut politique qui est défini par rapport au monde, alors que le mot

36 Cf. chapitre V, p. 101, sur le déplacement et les modifications prévus pour les édifices de Berlin qui étaient et sont encore les symboles des régimes politiques précédents le Troisième Reich. 37 Par ailleurs, nous entrevoyons ici un enjeu fondamental du développement urbain au XXIème : l’impératif de la mondialisation des villes, à l’exemple du projet du « Grand Pari(s) » développé par l’Etat français actuellement. 38 « Le nom de Parme, une des villes où je désirais le plus aller, depuis que j’avais lu La Chartreuse, m’apparaissant compact, lisse, mauve et doux, si on me parlait d’une maison quelconque de Parme dans laquelle je serais reçu, on me causait le plaisir de penser que j’habiterais une demeure lisse, compacte, mauve et douce, qui n’avait de rapport avec les demeures d’aucune ville d’Italie puisque je l’imaginais seulement à l’aide de cette syllabe lourde du nom de Parme, où ne circule aucun air, et de tout ce que je lui avais fait absorber de douceur stendhalienne et du reflet des violettes » (PROUST, 2007, p. 381). 39 « Ein Volk, ein Reich, ein Führer » : le terme Volk signifie « le peuple »; le terme Reich exprime à la fois un lieu (le territoire allemand) et un temps (une ère politique) ; le dernier terme signifie « un guide », et désigne à la fois Hitler et son rôle politique (cf. chapitre V, p. 106). 40 Cf. chapitre II, p. 45. FOUQUERAY Victor_2009 17 De Berlin à Germania : une mutation urbaine et politique

« Germania » est un nom propre renvoyant à une identité plus spécifiquement locale)41. La conséquence en est que l’espace urbain berlinois se transforme en un espace dominé par le politique : le centre de Germania est véritablement saturé de bâtiments représentatifs du pouvoir. Ainsi, les mots évoquant l’aménagement de Berlin nous font comprendre qu’il correspond à un objectif, voire un désir de gouvernance et d’influence qui dépasse le cadre de son objet42. La volonté de donner à la capitale du Reich une envergure mondiale explique en partie les dimensions des édifices prévus par Speer : leur aspect gigantesque et majestueux doit symboliquement élever le pouvoir qu’ils représentent à un niveau de rayonnement supérieur aux seuls cadres locaux et nationaux. Speer argumente comme suit en faveur des dimensions des bâtiments qu’il avait dessiné : « En architecture, l’échelle (adéquate) et les proportions (justes) sont indépendantes de la taille absolue et relèvent de la relation correcte des parties par rapport au tout, établissant des hiérarchies de volumes et d’espaces apparentés, de symboles et de significations dans l’espace et dans le temps »43. La grandeur des bâtiments se justifierait donc par leur finalité de représentation44 et leurs dimensions spatio-temporelles ; cela montre par ailleurs la relation établie entre l’esthétique et le politique, c’est-à-dire entre la forme d’une représentation et le pouvoir qu’elle représente. Cependant, c’est à ce niveau d’analyse que nous percevons la tension imposée entre d’un côté l’espace de la ville comme lieu de réalisation, et de l’autre l’aire d’influence, mondiale, que Hitler attribue à Germania. En effet, du point de vue du pouvoir, les dimensions gigantesques des constructions prévues étaient tout à fait légitimées, mais nous pouvons nous demander si ces mêmes dimensions auraient réellement entraîné l’adhésion des citoyens ; autrement dit, si elles correspondaient à l’idée qu’ils avaient du paysage urbain berlinois45. Au cœur du réaménagement de l’espace de la ville se trouve effectivement le Volk, le « peuple » : encore une fois, l’analyse du terme est intéressante. G. L. Moose46 explique que dès la fin du XVIIIème siècle (lors de la naissance du romantisme allemand), le Volk désignait l’union d’un groupe de personnes et d’une « essence » transcendante. Or, pour les théoriciens de la pensée völkisch (l’une des racines intellectuelles du Troisième Reich), la nature de l’âme d’un Volk est déterminée par son paysage d’origine et par un rapport intime à la nature. C’est ainsi qu’ils considèrent que les forêts sombres et la brume qui en émane déterminent la nature profonde et mystérieuse de l’âme du Volk allemand, raison même pour laquelle les Allemands recherchent le soleil et sont donc des Lichtmenschen

41 Plus précisément: die Welt signifie « le monde » ; haupt signifie « la tête » (die haupt) ou « le chef » (der haupt) ; et die Stadt signifie « la ville ». 42 Cf. chapitre V, p. 103. 43 SPEER, 1985, p. 21. 44 SPEER, 1972, p. 96. Dans un discours tenu le 9 janvier 1939 devant les ouvriers ayant construit sa nouvelle Chancellerie dans la Vossstra sse, Hitler déclara : « Pourquoi toujours bâtir le plus grand possible ? Je le fais pour redonner à chaque Allemand en particulier une confiance en soi ». Par la suite, Speer évoque aussi le fait que sont classés parmi les sept merveilles du monde des édifices ayant tous des dimensions gigantesques, montrant par là que l’ordre de grandeur des bâtiments voulus par Hitler ne leur est pas uniquement spécifique. 45 Mais fondamentalement, le projet Germania ne cherche pas à trouver une adhésion parmi les citoyens : au contraire, le pouvoir cherche à leur imposer ses représentations dans l’espace public (cf. chapitre V, p. 124). 46 MOOSE, 2008, p. 42 et 43. 18 FOUQUERAY Victor_2009 Chapitre I / Introduction théorique à l’étude du projet Germania

(« Gens de lumière »). Il convient alors de chercher à savoir si le paysage urbain projeté par Germania s’inscrit effectivement dans ce rapport établi entre un lieu et un peuple. A l’exemple du projet Germania, cette conception implique la nécessité, pour et par l’architecture maniée par le pouvoir politique, de faire correspondre les représentations que le peuple a de lui-même avec les représentations politiques qui façonnent le paysage de la ville47. Pour aller plus loin dans l’analyse, nous verrons ce qu’exprime la médiation entre singulier et collectif au cœur de l’élaboration de Germania48 : autrement dit, il nous faudra examiner dans quelle mesure sont représentés d’un côté le pouvoir politique, et de l’autre les citoyens, dans le processus de décision politique qui conduit à l’aménagement d’une ville (qu’il s’agisse de sa construction, de son développement, voire de sa destruction). A partir de cette analyse, et en tenant compte du fait que toute pratique culturelle fonde un rapport particulier à l’espace, nous serons à même de définir et de spécifier l’espace instauré, sur les plans de la ville, par la mutation de Berlin en Germania49.

5. Germania, expression d’un imaginaire et d’un impératif politiques

L’aménagement d’un espace public, celui de la ville, est un processus qui correspond à la fois à l’expression d’un imaginaire urbain, mais aussi à un impératif de représentation qui est inhérent à tout pouvoir politique. Le rôle de l’imaginaire est primordial, car c’est lui qui définit la représentation idéale du pouvoir : celle-ci pousse à rechercher une sublimation esthétique, c’est-à-dire un mode de représentation qui correspond à l’idéal énoncé par le pouvoir politique. La manière dont le pouvoir façonne la ville et dessine le paysage urbain est donc justifiée par l’idéal qu’il se fait de l’urbanité et d’une certaine conception de vie (en considérant l’espace urbain comme lieu de la vie moderne). Or, cet investissement même de l’espace public par les représentations du pouvoir définit ce que l’on pourrait appeler un « impératif politique » : pour se légitimer, le politique ne peut se passer de symboles disséminés dans la ville et qui viennent rappeler aux habitants dans quel espace politique ils évoluent ; les citoyens deviennent dès lors des sujets politiques50 dominés par le regard symbolique des bâtiments. Cependant, la notion d’impératif politique est sujette à diverses dialectiques (qui constituent autant de points d’analyse dans la suite de notre étude) : en effet, quelles que soient les représentations à l’œuvre dans la ville, la citoyenneté, c’est-à-dire le sentiment d’appartenance51 à la ville que ressent son habitant, doit s’y exprimer52. Cela impose aux dirigeants politiques de 47 LAMIZET, 2002, p. 21 : « […] dans les monuments qui structurent le paysage urbain, la ville se donne un miroir des pratiques sociales qu’elle met en œuvre ». 48 Cf. chapitre V, p. 126. 49 Cf. chapitre VI, p. 145. 50 Le mot « sujet » vient du latin subjectum, qui signifie « placé sous le regard de ». Le sujet se définit donc fondamentalement par sa spatialité. 51 LAMIZET, 2002, p. 192 : « La ville n’existe que pour autant que ses habitants se reconnaissent porteurs de l’identité que leur confère leur appartenance urbaine ». 52 Cf. chapitre VI, p. 137. FOUQUERAY Victor_2009 19 De Berlin à Germania : une mutation urbaine et politique

veiller à une certaine correspondance symbolique entre d’un côté les éléments fondateurs de la citoyenneté (comme par exemple le passé historique de la ville, ou les traditions culturelles qui y prennent place) et de l’autre le renouvellement de la ville, comprise comme configuration architecturale au sein de laquelle peuvent ou non s’exprimer les médiations symboliques de l’identité53, c’est-à-dire la culture. A travers cet exemple, nous pouvons aussi évoquer la notion de « fonctionnalisme », que nous développerons par la suite : le politique investit la ville par ses représentations, mais aussi par l’organisation de la ville, qu’il structure54. En tant que l’aménagement d’une ville est synonyme d’organisation de l’espace, il doit prendre en compte et assurer, en partie, la gestion des différentes fonctions de la ville (celle des réseaux de transport par exemple). Nous verrons que, dans le cas de Germania, le fonctionnalisme est toujours esthétisé, voire sublimé : c’est la solution que Hitler semblait avoir choisi pour ne pas sacrifier certaines de ses constructions à une pure logique instrumentale d’organisation spatiale55. Cependant, cette solution, en retour, offre au pouvoir la possibilité d’utiliser toute la superficie de la ville et d’investir l’ensemble de ses secteurs, au sens propre comme au sens figuré : ses représentations sont partout (même dans les constructions à but fonctionnel, comme les usines, par exemple, qui ont une fonction de production). La notion d’« imaginaire » fut intégrée à un système élaboré par J. Lacan (1901-1981) qui met en rapport le réel, le symbolique et l’imaginaire : cette articulation permet d’envisager divers niveaux d’analyse pour le projet Germania. Le « réel » correspond fondamentalement à la contrainte, dans tous les sens du terme : ce qui ne peut être changé, ce qui exerce donc un effet sur l’individu, et un effet qui n’a pas de sens. Pris dans cette acception du terme « réel », les édifices de Germania seraient devenus du réel, c’est-à-dire des objets situés dans l’espace, et à la place desquels plus rien d’autre n’aurait pu être construit. Les bâtiments n’auraient pu perdre leur qualité de réel qu’en étant détruits, sans quoi ils auraient continué d’occuper et de délimiter l’espace. Le « symbolique », quant à lui, est l’ensemble de toutes les représentations que peuvent exprimer la langue et le sujet : les re-présentations sont donc des médiations, en ce qu’elles esthétisent un objet (au sens large du terme) en vue de lui donner une signification. Permise par la représentation, l’expression du sujet (au sens de « sortir de ») peut notamment s’inscrire dans l’espace public : cet espace devient donc un espace des représentations, aussi bien celles du pouvoir que celles des citoyens. Dans l’espace de la ville, le sujet-citoyen peut exprimer son identité, et donc se distinguer des autres sujets présents dans l’espace public, de plusieurs manières : par exemple, il choisit d’habiter dans tel quartier plutôt que dans un autre, ou bien il effectue des parcours56 dans la ville selon la vision personnelle qu’il en a. Enfin, le dernier terme du système de Lacan, « l’imaginaire », renvoie à une instance qui n’existe pas dans l’expérience réelle (seulement dans le rêve ou dans l’utopie), et qui ne peut connaître de représentation57 (ce qui signifierait

53 Définition donnée par B. Lamizet (cours fondamental « La Médiation », Institut d’Etudes Politiques de Lyon, année universitaire 2008-09). 54 Cf. chapitre II, p. 21, et chapitre VI, p. 142. 55 Cf. chapitre VI, p. 142 pour l’existence de cas limites à cette conception esthétisante, et qui peuvent donner lieu à une lecture en termes de significations. 56 Pour la définition de la notion de « parcours », cf. chapitre II, p. 41. 57 SPEER, 1972, p. 78. L’auteur nous fournit à ce propos un détail intéressant : lorsqu’il étudiait avec Hitler les maquettes qu’il avait réalisées, ce dernier ne parlait que très rarement et ne formulait ses observations que de façon très brève. « Aujourd’hui encore, je ne comprends pas très bien pourquoi lui, qui avait un faible pour les longues déclarations, se montrait si avare de mots en de telles 20 FOUQUERAY Victor_2009 Chapitre I / Introduction théorique à l’étude du projet Germania

son passage dans le symbolique). Quand l’imaginaire veut toucher au réel, comme dans le cas du projet Germania, il devient alors fondamentalement politique, car il correspond aux idéaux que défend le pouvoir par lequel il est énoncé. Or, il existe toujours plusieurs idéaux car un idéal traduit une identité politique qui est en opposition avec au moins une autre identité politique (nous pouvons prendre pour exemple l’opposition historique entre la droite et la gauche, qui se définissent toujours l’une par rapport à l’autre). C’est précisément sur ce plan que la notion d’imaginaire est primordiale pour étudier le projet Germania : tandis que les imaginaires politiques peuvent donner lieu à des confrontations et à des débats entre acteurs politiques (ainsi qu’à des discussions entre individus), le réel, quant à lui, ne se discute pas. Or, Germania se veut la réalisation de l’imaginaire de Hitler. Ainsi nous en revenons à la spécificité du produit de l’architecture par rapport à celui d’autres activités de médiation : quand il est construit dans l’espace public, un bâtiment s’impose à tous et sort du domaine de l’imaginaire, même si par ailleurs il continue à l’alimenter en l’exprimant. « Toute grande période historique trouve son reflet ultime dans la qualité de ses constructions »58. Cette citation de Hitler achève notre introduction théorique : elle permet en une phrase de réaliser la somme des enjeux, des dialectiques, voire même des contradictions que représente la pratique de l’architecture dans le régime nazi, et plus particulièrement dans le cadre de notre étude. Au terme de ce chapitre, nous pouvons définir notre sujet de la façon suivante : la fondation de Germania correspond à l’impératif politique de fixer le temps d’un renouveau59 par son inscription dans l’espace public, c’est- à dire en donnant à l’imaginaire du pouvoir un pouvoir réel à travers un dispositif symbolique.

occasions ». Il semble donc que Hitler était alors tout à fait plongé dans son imaginaire, à proprement parler « coupé du monde », et qu’il n’arrivait plus à exprimer, ne serait-ce que par la parole, les pensées qui l’animaient alors (Cf. annexe numéro 1, p. 160). 58 Citation de Hitler (in : GOLOMSTOCK, 1991, p. 285). 59 Cf. chapitre II, p. 46. FOUQUERAY Victor_2009 21 De Berlin à Germania : une mutation urbaine et politique

Chapitre II / Les réseaux structurants de Germania

« La fonction de l’art ne consiste pas à faire machine arrière quand un peuple est 60 en marche ; sa seule fonction est de symboliser cette dynamique vivante » . Dans notre analyse du projet Germania, ce chapitre correspond à l’étude des différents types de réseaux qui le structurent. Le concept de réseau peut se définir « comme l’ensemble des relations fonctionnelles mutuellement déterminées qui constituent ce que l’on peut appeler la dynamique urbaine »61. D’un point de vue historique, la ville de Berlin s’est considérablement étendue durant la République de Weimar (1919-1933), et particulièrement au cours des années 1920. Or, ce développement s’est fait de façon chaotique, et les projets du service d’urbanisme municipal de Berlin62 n’ont pas abouti à l’implantation de réseaux qui pouvaient répondre au dynamisme démographique de la ville. Parmi ses divers objectifs, le plan de Germania apporte donc une réponse à un besoin historique d’organisation de l’espace urbain, grâce au développement de nouveaux réseaux qui doivent doter Berlin d’une véritable ossature de métropole continentale. Cependant, l’aménagement d’une ville n’est jamais neutre politiquement, car il correspond à la mise en place des structures du pouvoir. Cet aspect politique est encore plus marqué dans le cas du projet Germania, qui émane d’un régime totalitaire : ce projet vise en effet à « formuler l’idéologie fasciste dans un langage esthétique »63. Nous aborderons tout d’abord la diversité des réseaux de transport prévus par les plans de Germania, puis nous analyserons le rôle joué par Speer, premier architecte du Reich, dans la structuration de la ville. Enfin, à la lumière de ces différents éléments, nous tenterons de définir l’idéal d’urbanité que représente le projet d’urbanisme de Hitler.

I. La diversité des réseaux de transport.

Le plan de Germania articule différents réseaux de transport, chacun correspondant à une aire géographique et à des besoins particuliers.

60 Citation de Hitler extraite d’un discours prononcé le 18 juillet 1937, lors de l’inauguration de la Maison de l’Art allemand à Munich (in : GOLOMSTOCK, 1991, p. 87). 61 LAMIZET, 2002, p. 20. 62 LARSSON, 1982, p. 16. En 1922, un projet général d’urbanisme pour Berlin avait été élaboré par le service d’urbanisme municipal de la ville. 63 REICHHARDT et SCHÄCHE, 1984, p. 35. 22 FOUQUERAY Victor_2009 Chapitre II / Les réseaux structurants de Germania

A. Des réseaux à l’échelle de la ville. Les réseaux prévus par Germania, et dont l’usage est destiné à la seule aire de la ville, sont parmi ceux pour lesquels nous disposons des meilleures informations, ce qui révèle leur importance dans le plan général d’aménagement de la ville.

1. Deux axes principaux et des voies de desserte. Le plan de Germania est structuré autour de deux axes, l’un orienté est-ouest, et l’autre nord-sud. Ces deux axes se croisent au niveau de la Porte de Brandebourg, c’est-à-dire au centre même de la ville, et la croix axiale qu’ils forment articule ensuite les autres réseaux. Le premier plan de l’axe nord-sud, appelé la « Grande Avenue », date de 1936 ; le plan définitif date de 1942. Selon les estimations faites par Speer en 1939, ce premier axe devait être terminé en 195064. Lorsque Hitler chargea son architecte de la planification de cet axe, il lui remit par ailleurs les plans élaborés par le service d’urbanisme municipal de Berlin, datant de 1933, et qui prévoyaient déjà la réalisation d’un tel axe pour améliorer la circulation nord-sud dans la ville65. En outre, Speer s’inspira de travaux plus anciens, comme ceux réalisés par M. Mächler dans le cadre de deux concours (organisés en 1907 et 1917) pour l’aménagement d’un axe nord-sud66. Cette Grande Avenue, longue de sept kilomètres et large de 120 mètres, devait être bordée d’une douzaine de Ministères (Ministères de l’Intérieur, des Transports, de la Justice, de l’Economie, etc.), ainsi que de nombreuses infrastructures destinées aux loisirs et à la culture (par exemple des cinémas, des salles de concert, et des music-halls)67. Tous ces bâtiments consistent en des blocs quasi-similaires dans leur style, et d’une longueur comprise entre 150 et 200 mètres68, de façon à offrir à la Grande Avenue un caractère majestueux. Le second axe, orienté est-ouest, diffère de la Grande Avenue en ce qu’il correspond à un tracé déjà existant. En effet, sur le plan, la partie ouest de ce second axe se superpose à l’actuelle Strasse des 17 Juni, « Rue du 17 juin », longue de 4, 5 kilomètres, qui fut construite er en 1697 sous le règne de Frédéric 1 . Le fait de se baser sur des tracés préexistants permit à Speer d’aménager rapidement cet axe : il n’eut pas besoin de détruire des logements pour le construire contrairement à l’axe nord-sud69. Quand les travaux d’aménagement commencèrent, en 1937, il s’agit uniquement d’élargir l’avenue (ainsi que le diamètre de la place de l’Etoile, située au milieu de cette avenue, qui passa de 80 à 200 mètres70) et de supprimer les arbres qui la bordaient pour mettre en valeur l’effet de perspective. L’aménagement de la partie ouest de cet axe fut donc rapidement achevé : elle fut inaugurée le 19 avril 1939 lors du cinquantième anniversaire de Hitler. Cependant, la réalisation de la partie est semblait plus difficile car la présence du château de Berlin (résidence principale des Hohenzollern jusqu’à la chute de l’Empire à la fin de la Première Guerre mondiale) empêchait de planifier un tracé rectiligne en direction de l’est. La solution trouvée par Speer

64 SPEER, 1972, p. 188. Cf. annexe numéro 3, p. 162. 65 LARSSON, 1982, p. 59. 66 REICHHARDT et SCHÄCHE, 1984, p. 57 (Martin Mächler, 1881-1958). 67 Cf. chapitre III, p 58. 68 SPEER, 1972, p. 182. 69 Cf. chapitre I, p. 14. 70 Sur la place de l’Etoile se trouve aujourd’hui la Siegessäule, « Colonne de la Victoire » (cf. chapitre V, p. 101). FOUQUERAY Victor_2009 23 De Berlin à Germania : une mutation urbaine et politique

fut de suivre le tracé d’une voie existante, en dessinant une courbe vers le nord avant de prolonger l’axe, à nouveau de façon rectiligne, en direction de l’est71. Cet axe est-ouest revêt un intérêt particulier, en ce qu’il permet de donner une nouvelle dimension à la ville : en s’étendant profondément dans la partie est de Berlin, il vise à rendre possible une urbanisation accrue dans ce secteur. Selon Speer, la population de la capitale du Reich aurait ainsi pu être doublée72. Les axes nord-sud et est-ouest devaient être complétés par des voies de desserte, afin d’en fluidifier la circulation : au nombre de 17, ces voies de dégagement prévues sont chacune large de 60 mètres.

2. Le système des Ringbahn. Le mot Ringbahn signifie « ligne de ceinture » : le système de Ringbahn renvoie à un ensemble de boulevards périphériques concentriques qui entourent la ville de Berlin. A partir de 1933, des consultations furent organisées entre Speer, le Docteur Leibbrandt (Directeur au Ministère des Transports du Reich)73, et la municipalité de Berlin : développer des boulevards circulaires, au nombre de cinq, fut la solution adoptée pour résoudre les problèmes récurrents de circulation dans la ville. Nous connaissons précisément le tracé de quatre de ces boulevards74, qui cerclent la ville de plus en plus largement. Le premier Ring entoure le centre-ville et le Tiergarten, que traverse la partie ouest de l’axe est-ouest (le Tiergarten est un parc de Berlin situé en plein cœur de la ville, entre la Porte de Brandebourg et le quartier de Charlottenburg à l’extrémité ouest de la ville) : il correspond donc à une desserte des quartiers les plus centraux de la ville. Le deuxième Ring s’étend jusqu’à l’aéroport de Tempelhof, situé au sud- est de la ville : ce boulevard s’étend au-delà du centre historique de la ville, et constitue une première connexion entre deux réseaux de transport différents (routier et aérien). Le troisième Ring correspond à l’actuelle autoroute périphérique qui ceinture la ville en passant, au nord et au sud, par les deux gares principales de Berlin ; il marque aussi les extrémités des deux axes principaux de Germania. Ce boulevard devait être doublé d’une ligne ferroviaire suivant son tracé de façon exacte, et dont le nombre de voies devait lui aussi être doublé. Enfin, le quatrième et dernier Ring devait cercler la ville en traversant des quartiers comme Rudow ou Tegel , situés au-delà de l’autoroute périphérique : ce boulevard devait donc permettre l’accès au centre-ville pour les habitants des quartiers qui en étaient le plus éloignés. Contrairement aux deux premiers boulevards dont les tracés prévus correspondent à des voies de transport déjà existantes, les deux derniers Rings auraient nécessité des travaux conséquents pour leur réalisation : en effet, ils devaient traverser des secteurs relativement peu denses démographiquement qui n’offraient pas, par conséquent, de voiries suffisamment larges pour implanter rapidement des nouveaux réseaux de circulation aussi importants.

3. Métropolitain et tramway. Les réseaux de métropolitain et de tramway correspondent aux déplacements urbains effectués quotidiennement à travers la ville, et font donc partie des réseaux les plus 71 LARSSON, 1982, p. 131. 72 SPEER, 1972, p. 107. 73 LARSSON, 1982, p. 31. 74 LARSSON, 1982, p. 50. L’auteur dénombre seulement quatre boulevards, alors que Speer, dans ses Mémoires, en évoque cinq, mais sans les décrire. 24 FOUQUERAY Victor_2009 Chapitre II / Les réseaux structurants de Germania

importants dans la structure de la ville. Cependant, dans le cas du projet Germania, les documents relatifs à ces réseaux ne sont pas nombreux : il semble que Speer, au cours des premières études qu’il mena pour la planification de Germania, se pencha principalement sur les plans des bâtiments. Nous pouvons faire l’hypothèse qu’il prévoyait la planification des réseaux de métropolitain et de tramway dans une seconde phase d’étude, mais l’évolution de la guerre, qui mit fin à son travail d’architecte, temporairement puis définitivement, empêche de savoir si cela aurait été réellement le cas. Les éléments dont nous disposons montrent uniquement qu’une ligne de métropolitain était prévue sous la Grande Avenue, ce qui tend à prouver le rôle primordial de l’axe nord-sud dans la structuration de Germania, et l’importance qu’y accorda le pouvoir : la seule ligne de métropolitain dont nous connaissons le projet suit exactement le tracé de l’axe central du plan d’aménagement de Berlin. Quant aux lignes de tramways, leur implantation se superpose aux tracés des voies de dégagement et doivent donc permettre de les soulager d’une partie du trafic routier75. L’étude d’autres types de réseaux (par exemple les réseaux de distribution d’énergie), en faisant apparaître d’autres dynamiques urbaines, aurait pu être enrichissante pour l’analyse du projet Germania : malheureusement nous n’avons pas connaissance de documents relatifs à ces réseaux. En revanche il est intéressant de comparer les éléments dont nous disposons avec la situation actuelle de la ville de Berlin : ainsi, le plan radioconcentrique76 que Speer élabora pour opérer à la fois le développement de Berlin et sa transformation en Germania, est encore valable aujourd’hui. Par exemple, Berlin dispose d’une ligne ferroviaire (comparable au RER parisien) qui encercle la ville et permet d’en faire le tour en une heure seulement77 : cette ligne suit la même logique de déplacement urbain que celle du système de Ringbahn. Par ailleurs, le tracé actuel de la ligne de U- Bahn78 numéro six correspond pratiquement au tracé de l’unique ligne de métropolitain de Germania pour laquelle nous disposons de documents.

B. Des réseaux à l’échelle nationale et continentale. Outre des réseaux dédiés aux déplacements urbains quotidiens, le plan de Germania articule des réseaux ferroviaire, autoroutier et aérien. Ces réseaux sont quant à eux destinés à des transports plus importants : à la fois au sens quantitatif (ils ont une fonction de transport de masse) et qualitatif (ces réseaux permettent des déplacements à très grande échelle).

1. Les gares. Le projet Germania prévoit la construction de deux gares principales, disposées aux extrémités de l’axe nord-sud. En parallèle, les gares de taille moyenne déjà existantes à Berlin et situées au centre de la ville devaient être détruites, de façon à pouvoir construire la Grande Avenue (la voie ferroviaire dont devait être doublé le troisième Ring était justement destinée à absorber le trafic jusqu’alors régulé par les gares détruites).

75 REICHHARDT et SCHÄCHE, 1984, p. 24. 76 Un plan radioconcentrique est un plan dont les voies, rayonnant en étoile à partir d'un centre, sont reliées entre elles par des artères concentriques. 77 La ville de Berlin couvre une superficie de 891 km², soit une surface huit fois supérieure à celle de Paris intra-muros (105 km²). 78 Nom du métropolitain berlinois : U pour Untergrund, qui signifie « sous-sol ». FOUQUERAY Victor_2009 25 De Berlin à Germania : une mutation urbaine et politique

La construction de la Gare du Nord devait être achevée en 1948. A la sortie de cette gare, le voyageur se trouve devant un immense bassin, disposé en longueur, de 1100 mètres de long sur 350 mètres de large79. A la suite de ce bassin se dresse le plus grand édifice prévu dans le plan de Germania : le Grand Dôme80. Ainsi, dès son arrivée dans la capitale du Reich, le voyageur doit faire face à d’imposants éléments architecturaux, qui représentent le prestige de la ville et du pouvoir politique. Cependant, ce sont là les seuls renseignements dont nous disposions sur la Gare du Nord. La Gare du Sud, ou Gare du Midi selon les appellations données par les divers auteurs, est un projet autrement plus abouti, qui était prioritaire dans l’ordre des réalisations prévues : la construction de cette seconde gare devait être achevée avant même 1945. Conçu par Speer, ce bâtiment constitue l’aboutissement visuel de l’axe nord-sud, et doit à ce titre marquer une dernière fois, dans l’espace, la somptuosité de la Grande Avenue : sur le plan, la Gare du Sud couvre au total vingt hectares81. Les matériaux prévus pour la construction de la Gare du Sud forment une exception dans le paysage urbain projeté par Germania : le béton et le verre que l’on voulait utiliser lui donnent un aspect moderne unique. Les façades82 nord et sud de la gare consistent en de grands panneaux vitrés, de forme carrée, rythmés par des colonnes massives. Ce format est ensuite reproduit à plus petite échelle dans les angles du bâtiment. Les autres façades étaient composées de petits carreaux vitrés encastrés entre des colonnes recouvertes de métal. De l’extérieur, les deux étages supérieurs du bâtiment apparaissent nettement grâce à un léger retrait de la façade opéré au niveau du premier étage, qui met aussi en valeur le hall de la gare. De plus, une frise est inscrite entre ces deux étages ainsi que sur la corniche précédant un toit tout plat : cette frise apporte un élément classique au seul bâtiment moderne de Germania, ce qui tend à affaiblir le rapport entre forme et fonction (l’emploi de matériaux modernes pour la Gare du Sud traduit la modernité d’une ville qui dispose de réseaux de transport de masse). L’intérieur de la Gare du Sud est principalement constitué par un hall carré de 300 mètres de côté, dont la hauteur du plafond est portée à 55 mètres. Outre cet immense hall, la gare est composée de deux grands pavillons de réception, de cinémas, de galeries marchandes, et mêmes de plusieurs hôtels83, dont l’un a une capacité de 3000 lits. Nous ne connaissons pas la répartition exacte de ces divers éléments dans la gare, mais sûrement occupent-ils les deux étages supérieurs. A cela s’ajoutent quatre autres niveaux en sous-sol qui, vraisemblablement, correspondent eux au trafic ferroviaire proprement dit. Speer précise que les dimensions de cette gare auraient permis, par comparaison à d’autres infrastructures ferroviaires de l’époque, de « surpasser le Grand Central Terminal de New-York »84. La Gare du Sud est donc la pièce maîtresse du réseau ferroviaire de Germania : elle clôt l’espace ouvert par l’axe nord-sud, et représente la ville moderne que Berlin devait devenir grâce à sa transformation en Germania.

2. Les autoroutes.

79 SPEER, 1972, p. 186. 80 Cf. chapitre V, p. 93. 81 SPEER, 1985, p. 117. 82 LARSSON, 1982, p. 109. L’auteur fournit une description de l’extérieur du bâtiment dont nous reprenons ici divers éléments. 83 SPEER, 1985, p. 117. Cf. annexe numéro 4, p. 163. 84 SPEER, 1972, p. 182. 26 FOUQUERAY Victor_2009 Chapitre II / Les réseaux structurants de Germania

Les premières autoroutes, contrairement à ce qui a pu être dit et écrit, ne sont pas une invention de Hitler : elles apparurent dès 1924 en Italie, alors que Mussolini était au pouvoir. En Allemagne, sous la direction de l’ingénieur F. Todt85, un important réseau d’autoroute fut développé à partir de l’année 1933 : en sept ans seulement, ce sont environ 4000 kilomètres d’autoroute et 9000 ponts qui sont construits au total. Toutes les autoroutes devaient répondre à un impératif primordial : être construites de manière à ce que l’on puisse les utiliser durant 1000 ans, conformément à la durée de vie du Reich que Hitler voulait bâtir. Par conséquent, les exigences techniques furent très nombreuses, et la construction du réseau autoroutier fit l’objet de contrôles précis pour s’assurer de sa qualité. Mais le réseau que construisent Todt et Hitler dessine différents tracés qui ne répondent ni aux liaisons spatiales les plus directes, ni aux solutions techniques les plus évidentes86. Ce réseau correspond à de grandes courbes, avec à la fois des voies d’accélération et de décélération, qui ont comme premier objectif la mise en valeur du paysage qu’elles traversent. Nous pouvons par ailleurs relever un certain manque de rigueur logique concernant les connexions établies entre les différents tronçons d’autoroute : finalement, il semble que l’esthétique prime sur la rationalité technique et logistique inhérente à un maillage autoroutier. Le tracé de l’autoroute principale délimite par exemple le territoire national, en passant par les villes les plus importantes d’Allemagne : une boucle qui part de Berlin et qui lie ensuite entre elles les villes limitrophes du pays87. Nous avons alors un réseau, et plus précisément un ensemble d’infrastructures développé par l’Etat, qui, symboliquement, marque les frontières du territoire national. Le réseau d’autoroute, outre ses fonctions de maillage du territoire et de mise en valeur des paysages ruraux allemands, représente aussi un enjeu militaire et stratégique primordial pour Hitler. Lorsqu’il bâtit un réseau de voies de communication très étendu, et dont la qualité se veut la meilleure, Hitler rend possible le déplacement à la fois massif et rapide de troupes motorisées. Pourtant, si les projets de Speer pour rénover Berlin ont été très critiqués en tant que représentations du régime nazi, les autoroutes de Hitler n’ont quant à elles pas subi les mêmes attaques ; la voirie, outil du développement urbain, semble inspirer moins de méfiance quand elle se développe au-delà de la ville, c’est-à-dire au-delà de la polis, le lieu traditionnel des enjeux politiques.

3. Le réseau aérien. Les plans de Speer prévoient la construction de quatre aéroports, à raison d’un aéroport à chaque extrémité des deux axes structurant le réseau routier de Germania : cette localisation révèle un souci de connexion intermodale entre les différents types de réseaux de Germania. Ces nouvelles infrastructures aéroportuaires permettent de répondre à un manque : en 1936, seul un aéroport d’envergure mondiale existe à Berlin, celui de Tempelhof. A travers l’histoire de cet aéroport, nous abordons un point intéressant de la chronologie des réalisations architecturales sous le régime nazi. Construit en 1923, l’aéroport de Tempelhof fut rénové par les nazis entre 1936 et 1941 (donc trois ans seulement après la nomination de Hitler au poste de Chancelier), et cette rénovation constitue la seconde intervention nazie dans le domaine de l’architecture (après l’extension de la Reichsbank, « Banque du Reich 85 Fritz Todt (1891-1942). 86 SOMPAIRAC, 1996, p. 75. 87 Dans l’ordre, ces villes sont : Nuremberg, Munich, Stuttgart, Karlsruhe, Francfort, , Düsseldorf, Hanovre, puis finalement Berlin. Cf. annexe numéro 5, p. 164. FOUQUERAY Victor_2009 27 De Berlin à Germania : une mutation urbaine et politique

», à Berlin en 1933) : la rapidité avec laquelle les nazis décidèrent de remettre en valeur l’aéroport de Tempelhof, en sa qualité d’infrastructure de transport à l’échelle mondiale, marque clairement l’envergure que Hitler voulait donner à Berlin, et donc à Germania. E. Sagebiel88, l’architecte qui rénova Tempelhof, accentua l’importance de cet aéroport dans le réseau aérien de l’époque en lui donnant des dimensions massives : il est, aujourd’hui encore89, l’un des plus grands bâtiments de sa catégorie, avec une longueur de 1, 2 kilomètres. Les travaux de Sagebiel façonnent le nouveau visage de Tempelhof dans un style architectural classique : perpendiculaires au bâtiment principal courbé en un large arc de cercle orienté au sud vers le tarmac, deux courtes ailes sont construites, orientées vers le nord, et qui mènent au hall d’accueil des voyageurs. De ce hall partent deux nouvelles ailes, plus écartées l’une de l’autre, et qui définissent une cour intérieure par leurs façades massives et lisses. Les seuls éléments architecturaux notables de ces ailes sont des rangées de fenêtres, toutes identiques (le bâtiment du hall, troisième côté de cette cour ouverte, se distingue lui par une rangée de fenêtres plus hautes), ainsi que des colonnades tout le long du rez-de-chaussée. Enfin, les ailes latérales sont prolongées, en formant un angle quasiment droit, et dessinent un arc de cercle qui donne une forme ronde à la place qu’elles délimitent ainsi devant l’aéroport. Cependant, et malgré sa rénovation90, l’aéroport de Tempelhof aurait dû être détruit en 195091 (et remplacé par celui construit au sud) et être transformé en un grand parc d’attraction, sur le modèle du Tivoli de Copenhague92. Parallèlement à la rénovation de Tempelhof, Sagebiel construisit, dans ses alentours, le Ministère de l’Air93 en 1935-1936. Ce bâtiment taillé dans la masse, avec ses hautes façades aussi dénuées que celle de l’aéroport, comporte une étroite corniche aux motifs antiques : ces deux éléments se veulent être des représentations d’un classicisme moderne. Quelques années auparavant, en 1933, plusieurs architectes renommés tels que W. Gropius et M. Van der Rohe participèrent au concours organisé pour l’extension de la Banque du Reich : une hésitation se faisait encore sentir sur le style architectural qui devait incarner le nouveau régime politique94. L’austérité dégagée par le Ministère de l’Air, construit seulement deux ans plus tard, tranche définitivement avec certaines vues utopiques de plusieurs architectes de l’époque, qui rêvaient de faire de Berlin une métropole mondiale en réalisant des projets architecturaux aux lignes novatrices. Ainsi, les formes qui représentent le pouvoir vont à contre-courant du mouvement architectural berlinois d’alors, ce qui ne sera que plus marqué par la suite. Mais les bâtiments eux-mêmes devaient aussi servir d’outil de propagande au

88 Ernst Sagebiel (1892-1970). 89 Ouvert en 1923, l’aéroport de Tempelhof, malgré l’opposition d’une partie de la population, ferma en octobre 2008. D’un point de vue historique, cet aéroport fut massivement utilisé par les Américains et les Anglais pour mettre en place un pont aérien en 1948-1949, lors du blocus de Berlin par les forces soviétiques. 90 Par ailleurs, le plan définitif de l’axe nord-sud fait apparaître une connexion évidente avec les bâtiments de l’aéroport, opportunément situés au nord-est du tarmac. Cf. annexe numéro 6, p. 165. 91 LARSSON, 1982, p. 47. 92 SPEER, 1972, p. 108. Le parc de Tivoli fut crée en 1843 ; son fondateur, Georg Carstensen (1812-1857), aurait convaincu le roi de l’époque du bien-fondé de son entreprise, affirmant que « quand le peuple s’amuse, il ne pense pas à la politique ». Nous pouvons penser que Hitler visait le même but, et non pas le seul plaisir des habitants. 93 Das Reichsluftfahrtministerium (RLM). Cf. annexe numéro 14, p. 173. 94 Walter Gropius (1883-1969), connu pour être le fondateur du mouvement Bauhaus, et Ludwig Mies Van der Rohe (1886-1969), lui aussi affilié à ce courant, émigrèrent tous deux aux Etats-Unis, respectivement en 1947 et en 1938. 28 FOUQUERAY Victor_2009 Chapitre II / Les réseaux structurants de Germania

régime récemment mis en place : selon Schäche, le Ministère de l’Air vise tout d’abord à montrer, par l’architecture, « l’énergie effrénée et la résolution » du pouvoir95. Le plan général d’urbanisme de Germania articule différents réseaux de transports, et plusieurs échelles de déplacement sont prises en compte : il prévoit ainsi la mise en place d’un véritable maillage de voies de communication. Cette structuration de l’espace pose Germania comme le nœud modal d’un système d’infrastructures de transport (à l’échelle de Germania, une croix axiale défini les dynamiques urbaines ; Germania est aussi le centre d’un réseau qui s’étend de façon nationale, voire continentale). Cependant, au-delà d’une simple structuration de l’espace, il s’agit d’une structuration politique. Autrement dit, l’organisation de l’espace n’est pas faite dans l’unique but de rationaliser les déplacements : elle correspond aussi à une structuration politique, au sens où la polis est le lieu de représentation du pouvoir. L’axe nord-sud projeté par Speer, qui correspond à un tout nouveau tracé dans la ville (contrairement à l’axe est-ouest qui se superpose à une avenue déjà existante), peut être pris en exemple à cet égard. A travers la construction de ce nouvel axe, Hitler prévoit une représentation inédite du pouvoir : « Sans aucun doute, cette voie reliant les deux gares centrales devait constituer une éclatante transposition architecturale de la puissance politique, militaire et économique de l’Allemagne […] Ainsi, sur le papier du moins, se trouvait réalisée la phrase de Hitler affirmant que " Berlin devait changer de visage pour s’adapter à sa nouvelle et grande mission " »96. D’un point de vue historique, cet axe est comparable à l’avenue Unter den Linden (base du tracé de l’axe est-ouest du plan Germania) : au XVIIIème siècle, cette avenue servit de vitrine au pouvoir, qui y construisit divers monuments prestigieux (Opéra, Université, Palais royal, demeures de la Noblesse, etc.)97. Cette relation entre la structuration urbaine et la structuration politique nous amène à analyser la figure de Speer, l’architecte de Germania.

II. Albert Speer, l’architecte du pouvoir.

Speer, qui dirige les travaux d’études relatifs au projet Germania, est l’énonciateur de la ville : il procède au dessin et à l’organisation de l’espace urbain d’après les volontés émises par le régime totalitaire nazi, qui lui fournit en retour des moyens illimités pour réaliser son œuvre. Pour aborder la figure de Speer, nous analyserons les significations de son travail, et verrons ensuite quelle organisation fut mise en place pour planifier Germania.

A. La puissance du travail de l’architecte. La nature du travail de l’architecte, ainsi que les outils qu’il emploie, lui confèrent un rôle central dans l’articulation entre le pouvoir politique et la représentation esthétique qu’il en donne.

1. Les outils de l’architecte.

95 « Unbändige Tatkraft und Entschlossenheit » (in : REICHHARDT et SCHÄCHE, 1984, p. 17). 96 SPEER, 1972, p. 187. L’expression de Hitler reprise ici par Speer est extraite d’un discours du 2 août 1938. 97 LARSSON, 1982, p. 113. FOUQUERAY Victor_2009 29 De Berlin à Germania : une mutation urbaine et politique

Selon Lefebvre, « la moindre connaissance concrète des actes humains interdit de séparer l’activité de ce qu’elle fait, de ce dont elle se sert pour créer […] »98 : c’est selon ce principe qu’il faut analyser les outils de création utilisées par Speer. Tout architecte utilise le plan et le dessin99, deux éléments qui présentent des caractéristiques essentielles à définir dans le cadre particulier de notre travail. Nous pouvons tout d’abord nous intéresser à la feuille blanche qui constitue le support initial du plan de l’architecte : sa couleur traduit une certaine neutralité, avant qu’elle ne soit utilisée par l’architecte pour dessiner. Le terme « plan » est un « mot à prendre dans toute sa force : surface plate, sur laquelle un crayon plus ou moins leste et adroit laisse des traces que l’auteur prend pour la re-production des choses, du monde sensible […] ». Mais contrairement à cette prétendue re-production, l’architecte produit un nouvel objet, en opérant une relecture du réel. Aussi, le dessin est quant à lui « un mode de représentation, un savoir-faire stipulé, codifiée (sic). Donc un filtre, sélectif par rapport à des contenus, éliminant telle ou telle part du " réel " […]. Circonstance aggravante : ce filtrage va plus loin qu’une spécialisation idéologique ou que l’idéologie d’une spécialité. Il risque d’occulter la demande sociale ». La pratique de l’architecte tend à altérer sa vision du monde, et ses outils exercent une influence sur la façon dont il organise l’espace : ils stimulent l’expression d’un imaginaire urbain.

2. L’imaginaire au cœur du travail de Speer. Le travail de Speer ne donna lieu qu’à très peu de constructions et ce malgré le nombre important de projets mis au point. Cependant, cet état de fait est important dans notre étude : en tant qu’il est resté à l’état de plan, le projet Germania est encore saturé d’imaginaire. Nous pouvons par exemple penser que certains bâtiments, s’ils avaient effectivement commencé à être construits, auraient pu mettre à jour des contraintes techniques obligeant à apporter des modifications aux projets initiaux. Or, l’imaginaire contenu dans les plans de Germania ne fut en aucun cas altéré par de tels changements : restées à l’état de projet, les réalisations prévues par le projet Germania permettent d’entrevoir clairement les ambitions de Hitler et leur nature même de projet pousse à les confondre avec une projection. Lefebvre décrit cette ambiguïté : « L’architecte ne peut, comme il le croit aisément, localiser sa pensée et ses perceptions sur la planche à dessin, y visualiser les choses (besoins, fonctions, objets) en les projetant. Il confond projection et projet dans une idéalité confuse, qu’il croit " réelle " et même rigoureusement conçue [...] »100. Speer, dans ses Mémoires, reconnaît à quel point le pouvoir qui lui était conféré le stimulait : « […] je m’enivrais à l’idée de créer, à l’aide de dessins, d’argent et d’entreprises de bâtiment, des témoins de pierre pour une histoire future et d’espérer de mon vivant une renommée millénaire »101. Mais le travail de Speer consiste avant tout à donner une place prépondérante aux représentations du pouvoir : le politique est cœur des dynamiques urbaines prévues par le premier architecte du Reich et ami personnel de Hitler.

98 LEFEVBRE, 1966, p. 19. 99 LEFEVBRE, 1972, p. 15 et 16. Les citations relatives au plan et au dessin sont extraites de ces pages. 100 LEFEBVRE, 1972, p. 15. 101 SPEER, 1972, p. 96. 30 FOUQUERAY Victor_2009 Chapitre II / Les réseaux structurants de Germania

3. Définition de la place du pouvoir dans Germania. Bien qu’il prévoit des réalisations destinées à divers usages (loisirs, habitat, etc.) qui sont réparties sur toute la superficie du Berlin, l’aménagement de Germania attribue une place particulière aux représentations du pouvoir : cet espace spécifique s’appelle le Kernstück, ce qui peut être traduit par « la partie essentielle »102. Cette partie essentielle du plan de Germania correspond à la partie médiane de l’axe nord-sud, délimitée au nord par le Grand Dôme et au sud par l’Arc de Triomphe103. Dans le plan général d’urbanisme de Speer, c’est donc la partie centrale de la ville qui est réservée au politique, l’endroit même où se croisent les deux axes routiers qui structurent Germania : le centre du pouvoir se superpose symboliquement au cœur dynamique des réseaux urbains. Speer semble donc procéder à une « manipulation » politique de l’espace : dans le cas du projet Germania, l’espace de la ville est « un instrument politique intentionnellement manié même si l’intention se dissimule sous les apparences cohérentes de la figure spatiale »104. Or, le rôle personnel joué par Speer dans la planification des réseaux de Germania est d’autant plus important que Hitler n’y portait pas d’intérêt particulier105. Ainsi, une fois respectées et traduites dans ses plans les idées générales de Hitler, Speer est ensuite libre de manier l’architecture et l’urbanisme pour transformer Berlin en un « livre d’images : un trésor de représentations destinées à légitimer et à illustrer les acteurs politiques, qui sont aussi les décideurs du destin de la ville »106. Mais pour ce faire, Speer n’est pas seul : c’est à la tête d’une véritable organisation politique qu’il planifie la mutation de Berlin en Germania.

B. Le GBI, organe politique pour la création de Germania.

Les initiales GBI sont une abréviation pour Generalbauinspektor 107, le titre de Speer en tant qu’architecte du Reich, ainsi que le nom de l’organisation qu’il dirige, et qui est chargée de la planification de Germania. En analysant cette organisation (son histoire, sa composition et son fonctionnement, ainsi que les moyens dont elle dispose), nous verrons les divers enjeux politiques qu’elle représente.

1. Historique du GBI. Avant même la création du GBI, l’organe officiel pour l’architecture sous le Troisième Reich, le mouvement nazi investit les différentes institutions traditionnelles de l’architecture allemande. Ainsi, dès le 7 avril 1933, la loi du « rétablissement du fonctionnariat »108 permit au nouveau régime de renvoyer tous les architectes qu’il considérait « suspects » :

102 Plus précisément, der Kern signifie « le noyau, le cœur », et der Stück signifie « le morceau ». 103 Cf. Chapitre IV, p. 72, et chapitre V, p. 93. 104 LEFEBVRE, 1972, p. 35. 105 SPEER, 1972, p. 109. « La passion qu’il [Hitler] montrait pour les édifices promis à l’éternité l’empêchait de s’intéresser aux structures du trafic […] ». 106 VOGEL (in : LAMIZET et SANSON, 1997, p. 7). 107 Dans la suite de notre étude, nous emploierons uniquement cette abréviation pour faciliter la lecture. 108 LARSSON, 1982, p. 9. Pour être plus précis, le paragraphe trois de cette loi stipule que les fonctionnaires « qui ne sont pas d’origine aryenne » doivent être mis en congé. Bientôt connu sous le nom d’« Arierparagraph », ce paragraphe constitue l’irruption dans le droit allemand de la notion de race, destinée à fournir une base légale à l’entreprise de discrimination programmée par les nazis. FOUQUERAY Victor_2009 31 De Berlin à Germania : une mutation urbaine et politique

adoptée par le B.D.A109 (la Confédération des Architectes Allemands), elle entraîna de fait l’exclusion de tous les architectes d’origine juive ; plus généralement, de nombreux autres architectes décidèrent d’émigrer110. Enfin, à l’automne 1933, le B.D.A et les autres associations d’architectes furent définitivement intégrées à la section « architecture » de la nouvelle « Chambre de Culture » créée par Hitler. Paradoxalement, beaucoup d’architectes formèrent alors l’espoir de recevoir des commandes de la part d’un gouvernement qui manifestait de l’intérêt pour l’architecture, contrairement au régime de Weimar qui sur ce point les avait déçu. Speer commença quant à lui à travailler pour les nazis grâce à diverses commandes : tout d’abord en juillet 1932, date à laquelle il fut chargé du réaménagement de la nouvelle maison du Gau (« district ») de Berlin puis, un an plus tard, il se rendit à Nuremberg afin de mener les travaux relatifs aux bâtiments pour le Congrès du Parti. Il pressentit à cette occasion la puissance potentielle de son travail, comme il l’écrit dans ses Mémoires : « pour la première fois, je venais d’avoir la révélation du pouvoir magique du mot architecture dans le régime hitlérien »111. Le 30 janvier 1937, Speer fut officiellement nommé au poste d’« Inspecteur Général de la Construction chargé de la transformation de la capitale du Reich » par Hitler : ce dernier informa le Reichstag de ses projets d’urbanisme le même jour112. En outre, parallèlement à cette nomination, Hitler exigea de Lammers la parution d’un décret plaçant Speer directement sous ses ordres, et ceux de personne d’autre113 : du pouvoir totalitaire de Hitler naissait donc un autre pouvoir, celui de Speer, qui se révéla tout aussi autoritaire dans son domaine de compétence, en tant qu’il énonçait des normes esthétiques ne supportant aucune critique. La définition du statut de Speer dans l’organigramme du régime nazi fournit donc une première indication sur le rapport de nature exclusive établi entre Hitler, maître du politique, et Speer, désormais GBI donc maître de l’esthétique architecturale : à cet égard, l’analyse de la localisation du bureau officiel de Speer est révélatrice. Quelques semaines après l’avoir nommé, Hitler décida que les services du GBI devraient s’installer dans les locaux de l’« Académie des Arts »114, à côté de la Porte de Brandebourg (sur la Pariser Platz) : le Führer installe donc son architecte au centre de Berlin en substituant symboliquement à une institution prestigieuse son représentant personnel en matière d’art, et tend par là à définir les nouveaux critères esthétiques officiels, ceux du régime nazi (l’architecture étant ici comprise comme une pratique artistique). Par ailleurs, nous pouvons noter qu’un chemin fut rapidement aménagé entre le bureau de Speer et la Chancellerie (de la Vossstrasse), toute proche, de façon à ce que Hitler puisse se rendre à l’atelier du GBI sans être vu, et ce à toute heure du jour et de la nuit115 : une nouvelle voie de communication est établie, dont la nature spécifique est à bien des égards révélatrice. Exclusivement réservée à Hitler et aux invités personnels qu’il emmène visiter

109 B.D.A : Bund Deutscher Architekten. 110 Cf. les cas de W. Gropius et de M. Van der Rohe (p. 29). 111 SPEER, 1972, p. 42. 112 SPEER, 1985, p. 44. 113 SPEER, 1972, p. 105. Hans Heinrich Lammers (1879-1962) fut un haut responsable nazi au poste de Chef de la Chancellerie. 114 Akademie der Künste. 115 SPEER, 1972, p. 179. 32 FOUQUERAY Victor_2009 Chapitre II / Les réseaux structurants de Germania

l’atelier de son architecte, cette voie de communication est donc privée : elle se distingue des réseaux publics, auxquels elle n’est pas non plus connectée. Au cœur de la ville, le tracé de ce « chemin »116, unique en son genre, ne correspond pas à l’institution d’une voie urbaine accessible à tous les citoyens : au contraire, cette liaison permet une communication à la fois directe et informelle entre deux institutions au sein desquelles s’exercent les pouvoirs absolus de Hitler.

2. Composition et fonctionnement du GBI. Speer procéda personnellement au recrutement de ses collaborateurs, en les choisissant parmi les architectes et ingénieurs qu’il considérait comme étant les meilleurs d’Allemagne117 : appelés à travailler avec l’architecte personnel de Hitler, ils se devaient d’être les personnes les plus compétentes dans leurs domaines respectifs118. Speer proposa notamment à son ancien professeur, H. Tessenow, de collaborer à ses travaux, mais celui- ci refusa en alléguant d’une conception de l’architecture différente de celle du GBI119. Globalement, il est estimé à 261 le nombre d’employés du GBI à peine un an et demi après sa création120. Speer jouissait d’une très bonne réputation parmi l’ensemble des employés, ce qui poussait toujours plus d’architectes à vouloir travailler avec lui : offrant des emplois dits « à l’abri de tous tracas »121, Speer prenait uniquement en compte la volonté et le talent des architectes qu’il recrutait, afin de former une équipe de travail soudée, et donc plus efficace. Les bureaux du GBI étaient divisés en trois services principaux122. Le Bureau Central, chargé des questions à la fois financières, juridiques et administratives, était dirigé par Karl Maria Hettlage, spécialiste de la finance. Venait ensuite l’Office Général de la Construction, responsable de la gestion de la voirie, notamment des travaux de destruction : en relation avec les entreprises de construction, ce service pourvoyait notamment à l’achat et au transport du matériel nécessaire. Le directeur de cet Office était Welter Brugmann, dont Speer avait fait la connaissance lors d’un voyage à Nuremberg. Enfin, une Agence de Planification, organisée en quatre départements distincts, décidait de l’aménagement global de la ville : cet organe était le plus important du GBI aux yeux de Speer. Aux côtés de Hans Stephan, à la tête de l’Agence, Speer engagea deux vieux amis avec qui il avait étudié à l’université123 : en employant des amis de longue date, Speer savait qu’il pouvait 116 L’emploi par Speer du mot « chemin » se révèle donc paradoxal : même s’il désigne une voie effectivement annexe, et par définition moins importante que les autres voies de communication telles que les routes, l’aménagement de ce moyen de communication revêt une dimension politique primordiale dans notre étude. 117 Parmi ces architectes se trouvent : Paul Bonatz (1877-1956), chargé de dessiner le Haut-Commandement de la Marine ; German Bestelmeyer (1874-1942), chargé du nouvel Hôtel de Ville ; Wilhelm Kreis (1873-1955), chargé du Mémorial du Soldat ainsi que de divers musées ; enfin Peter Behrens (1868-1940), chargé du bâtiment de l’entreprise A.E.G. 118 REICHHARDT et SCHÄCHE, 1984, p. 36. Il n’y a pas d’ascension possible dans la hiérarchie du GBI, de façon à ne pas avoir de « médiocrité » à une place importante : on est engagé pour un poste spécifique. 119 Heinrich Tessenow (1876-1950) fut le professeur de Speer à partir de 1925, puis l’engagea comme assistant en 1927. 120 FEST, 2006, p. 87. 121 SPEER, 1972, p. 197. Par exemple, Speer, malgré l’aspect politique de ses responsabilités, ne se souciait pas de savoir si ses collaborateurs avaient ou non la carte du parti nazi. 122 LARSSON, 1982, p. 43. 123 FEST, 2006, p. 87. Ces deux amis sont Rudolf Wolters et Willy Schelkes. FOUQUERAY Victor_2009 33 De Berlin à Germania : une mutation urbaine et politique

leur faire entièrement confiance. Bien qu’il était à la tête d’une gigantesque administration (dont les multiples ramifications en services spécialisés recouvraient la totalité des secteurs directement ou indirectement liés à la réalisation du projet Germania), l’architecte de Hitler ne passait pourtant pas toutes ses journées dans ses bureaux officiels : il ne s’y rendait généralement que les après-midi, et restait le matin dans son bureau privé, à Charlottenburg 124. C’est là que Speer travaillait sur les différents projets dont il était personnellement chargé : les édifices les plus importants aux yeux de Hitler (notamment l’Arc de Triomphe et le Grand Dôme). Il semble que ces projets devaient rester secrets, même pour les plus proches collaborateurs de Speer, et être élaborés hors du cadre officiel spécialement mis en place pour planifier Germania (les études relatives aux autres bâtiments prévus étaient confiées à divers architectes, qui restaient néanmoins sous les ordres de Speer). Le champ d’activité du GBI ne se restreignait cependant pas à la seule ville de Berlin : il s’étendait à toute l’Allemagne. La loi du 4 octobre 1937 sur « Le réaménagement des villes allemandes »125, rédigée par Speer, attribuait un rôle spécifique à chacune des grandes villes du Reich126 : d’après cette loi, Munich devait devenir la « Capitale du mouvement nazi et centre de la culture allemande » ; Nuremberg était désignée comme « ville du Congrès du Parti » ; Graz était nommée « ville de la révolution populaire » ; enfin, Hambourg prenait le titre de « ville du commerce extérieure » (avant le début de la guerre, entre dix et douze villes furent au total concernées par cette loi). Dans ses Mémoires, Speer nous livre un exemple supplémentaire : celui de Linz, la ville natale de Hitler. Le GBI, obéissant aux volontés de Hitler, planifia en effet la transformation de Linz en une véritable métropole : ainsi, il était notamment prévu d’y construire des immeubles le long du Danube (qui traverse la ville), et divers édifices culturels (théâtre, galeries, stade, bibliothèque, etc.). Parmi tous ces bâtiments, le plus intéressant reste le projet d’une « Maison du N.S.D.A.P. » (le parti nazi) : cet édifice comporte une tour, dans laquelle Hitler souhaitait que se trouve sa sépulture127. Dans chacune des villes concernées par les projets GBI, un architecte était nommé : il disposait des pleins pouvoirs pour y mettre en œuvre les réalisations prévues128. Investit d’une mission qui s’étendait sur tout le territoire du Reich, le GBI était en conséquence doté de moyens colossaux.

3. Les moyens d’action du GBI. Après la création du GBI, plusieurs textes juridiques furent mis au point pour ordonner et faciliter ses activités. Ainsi, deux décrets parurent en janvier 1937129, parallèlement au décret officialisant la nomination de Speer : le premier autorisait le GBI à intégrer des communes limitrophes de Berlin dans sa planification, et le second élargissait ce champ d’intervention à l’ensemble des villes allemandes. Par ailleurs, en 1938 et 1940, deux nouvelles ordonnances renforcèrent les pouvoirs du premier architecte du Reich : la première lui réservait le droit de fixer l’emplacement de tous les bâtiments dont la superficie était supérieure à 50 000 mètres carrés ou dont le coût était estimé à plus de deux millions de 124 SPEER, 1972, p. 195. 125 REICHHARDT et SCHÄCHE, 1984, p. 23 : « Gesetz zur Neugestaltung deutscher Städte ». La rédaction de cette loi par Speer lui-même montre que ce dernier articule, dans le domaine de l’architecture, à la fois le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif. 126 GOLOMSTOCK, 1991, p. 292. 127 SPEER, 1972, p. 135. 128 SPEER, 1972, p. 110. 129 LARSSON, 1982, p. 39 et suivantes. 34 FOUQUERAY Victor_2009 Chapitre II / Les réseaux structurants de Germania

Reich marks (soit quatre millions d’euros130). Quant à la seconde ordonnance, elle modifiait le statut de plusieurs organes du GBI, en attribuant exclusivement à Speer la gestion des moyens financiers de son administration, et lui permettait aussi de toucher des honoraires en sa qualité d’architecte. Speer exigea et obtint un salaire dont le montant était égal à celui du maire de Berlin, car il estimait que « le résultat de [s]on travail sera[it] pour Berlin d’une valeur non moindre »131. Le GBI disposait de moyens financiers considérables. Mais au regard de l’ampleur des travaux prévus, la première décision qui fut prise (avant la première publication, partielle, er des plans d’aménagement) fut de geler le prix du sol (maintenu à sa valeur du 1 janvier 1937), ce afin d’enrayer toute spéculation132. Le budget annuel des services de Speer devait s’élever à un milliard d’euros jusqu’en 1950 : la composition de ce budget révèle l’importance du GBI aux yeux de Hitler, contrairement à d’autres institutions, tels que les Ministères ou autres services publics133. Chacune de ces diverses institutions devait en effet prévoir, dans son propre budget, des sommes spécialement allouées aux travaux de Speer (au lieu de pouvoir les investir dans leurs domaines d’activités respectifs) : ainsi, la répartition du coût de fonctionnement du GBI s’étalait sur autant de budgets que possible, tout en augmentant considérablement ses propres moyens financiers. Par exemple, les Chemins de Fer du Reich devaient eux-mêmes financer la transformation du réseau ferroviaire berlinois, et la ville de Berlin devait payer la construction des axes routiers et du métropolitain. Mêmes les entreprises privées, engagées par le GBI pour réaliser ses travaux, devaient assumer leurs propres dépenses : Hitler prévoyait d’attribuer une médaille aux maîtres d’ouvrage ayant dépensé plus que prévu avec leur propre argent134. Le Ministère des Finances, quant à lui, devait chaque année verser 120 millions d’euros au GBI, ce qui permit à Speer de disposer d’une réserve de 640 millions d’euros en 1943 (les sommes non utilisées n’étaient pas rendues, mais stockées). Le système de financement du GBI nous montre donc qu’il fonctionnait essentiellement au détriment des autres Ministères et services publics. Finalement, l’organisation de Speer cessa de fonctionner en février 1942, lorsqu’il fut nommé Ministre de l’Armement. Mais selon L.Krier, Speer accepta ce poste uniquement pour participer à l’effort de guerre, et par conséquent contribuer à la gagner, de façon à pouvoir par la suite poursuivre son œuvre de premier architecte du Reich135. Speer fut à la tête d’une organisation politique financièrement autonome, dont l’unique but était de transformer Berlin en Germania. Pour cela, le GBI était investit d’un pouvoir à la fois politique et symbolique, et il occupait une place prépondérante. Il semble que la majorité des hauts responsables du régime nazi connaissaient la valeur du GBI aux yeux de Hitler, ce qui expliquait leur respect envers Speer, et notamment de la part de Göring qui lui déclara : 130 Il faut ici apporter une indication importante concernant la conversion des monnaies entre Reich mark, Deutsch mark et euro. D’après les écrits de Speer, nous pouvons établir qu’un Reich mark vaut quatre Deutsch marks. Par ailleurs, sachant qu’un euro vaut 1, 95583 Deutsch marks, la valeur d’un Reich mark équivaut par conséquent à deux euros. Dans la suite de notre étude, les sommes que nous donnerons seront directement converties en euros, selon ce rapport d’équivalence de un à deux. 131 FEST, 2006, p. 87. 132 LARSSON, 1982, p. 215. Le Corbusier (de son vrai nom Charles-Edouard Jeanneret-Gris, 1887-1965) explique que « le sol - le territoire du pays - doit être rendu disponible à tout instant et cela à sa valeur équitable, estimée avant l’étude des projets » (in : LE CORBUSIER, 1971, p. 116). 133 SPEER, 1972, p. 190. 134 SPEER, 1972, p. 192. Speer rapporte que Hitler déclara : « on peut obtenir beaucoup avec des médailles ». 135 KRIER (in : SPEER, 1985, p. 22). FOUQUERAY Victor_2009 35 De Berlin à Germania : une mutation urbaine et politique

« il [Hitler] m’a fait promettre que je ne vous remplacerais jamais par quelqu’un d’autre, dans le cas où il viendrait à mourir, que je ne me mêlerais pas de vos plans, mais vous laisserais décider de tout. Il m’a fait également promettre de mettre à votre disposition l’argent nécessaire pour vos constructions, tout l’argent que vous exigerez de moi »136. Speer considérait lui-même que les divers édifices qu’il dessinait devaient exprimer l’idéologie aux fondements du mouvement national-socialiste : « ce préalable avait posé mon travail comme un acte extrêmement politique »137. Décrivant le pouvoir de cette idéologie, G.L. Moose écrit que « l’irrationnel est rendu concret par des actes rationnels posés dans le cadre de sa propre structure idéologique »138 : c’est dans cette perspective qu’il faut appréhender la signification politique de la mission de Speer. Or pour mener à bien cette mission, l’architecte de Hitler disposait des meilleures conditions possibles : le caractère imaginaire des plans de Germania est en d’autant plus marqué. Speer tisse un lien entre le politique et l’esthétique, en faisant correspondre à l’idéologie nazie des formes architecturales : son travail consiste donc à la formulation d’une expression de l’idéal nazi, et ce sous une forme particulière, aussi bien architecturale qu’urbaine. Il convient maintenant de présenter les divers éléments permettant de définir l’idéal d’urbanité dont la ville de Germania se veut l’expression.

III. Germania, expression de l’idéal d’urbanité nazi.

« L’homme grandit à la mesure de ses idéaux »139 : c’est avec cette citation de Hitler lui- même que nous abordons la question de l’idéal d’urbanité exprimé par les plans de la ville de Germania. D’après B. Lamizet, « la ville idéale, ou, plutôt, l’idéal d’urbanité, représente, pour ceux qui l’habitent ou qui s’y déplacent, une forme urbaine dans laquelle puissent s’inscrire des activités et des représentations qui donnent une consistance à un idéal de vie, à un idéal culturel ou à un idéal politique »140. Afin d’analyser l’idéal d’urbanité à l’œuvre dans le projet de Hitler et de Speer, nous étudierons tout d’abord les significations des dynamiques urbaines qu’il préfigure, pour ensuite analyser dans quelle mesure la ville de Germania représente la « nouvelle mission » et le renouveau de l’Allemagne souhaités par Hitler.

A. Le pouvoir au centre, le centre au pouvoir. Sur ses plans, Speer situe le lieu du pouvoir au centre de la ville : il articule donc deux logiques, l’espace et le pouvoir. Ces deux logiques lui permettent aussi de définir idéalement, à travers le tracé des réseaux de Germania, les parcours dans la ville et les regards sur la ville.

136 SPEER, 1972, p. 180. Hermann Göring (1893-1946), numéro deux du régime nazi, occupa à partir de juillet 1940 le poste de Maréchal du Reich. 137 SPEER, 1985, p 9 (cf. chapitre IV, p. 87 : Speer semble se contredire lui-même quand il affirme que son travail ne l’impliquait pas personnellement dans une logique politique, mais seulement dans une logique esthétique). 138 MOOSE, 2008, p. 503. 139 SPEER, 1972, p. 47. 140 LAMIZET, 2002, p. 52. 36 FOUQUERAY Victor_2009 Chapitre II / Les réseaux structurants de Germania

1. L’articulation entre espace et pouvoir : l’exemple du Panoptique.

Le Panoptique (nom du projet élaboré par J.Bentham141) correspond à une configuration architecturale dont le but est de pouvoir contrôler certains individus. Le Panoptique fut donc initialement élaboré afin de servir de modèle à la construction de prisons ; son principe est le suivant : « A la périphérie, un bâtiment en anneau ; au centre, une tour ; celle-ci est percée de larges fenêtres qui ouvrent sur la face intérieure de l’anneau. Le bâtiment périphérique est divisé en cellules, dont chacune traverse toute l’épaisseur du bâtiment. Ces cellules ont deux fenêtres : l’une ouverte vers l’intérieur, correspondant aux fenêtres de la tour ; l’autre, donnant sur l’extérieur, permet à la lumière de traverser la cellule de part en part. Il suffit alors de placer un surveillant dans la tour centrale, et dans chaque cellule d’enfermer un fou, un malade, un condamné, un ouvrier ou un écolier. Par l’effet du contre jour, on peut saisir de la tour, se décomposant dans la lumière, les petites silhouettes captives dans les cellules de la périphérie »142. Le Panoptique, pour reprendre les mots de Foucault, est une « technologie de pouvoir propre à résoudre les problèmes de surveillance ». Ce qui nous intéresse plus particulièrement ici, c’est le fait qu’une certaine population puisse devenir la « cible de rapports de domination »143 grâce à une forme architecturale spécifique. Ainsi, lorsqu’un Etat parvient à organiser l’espace selon une logique de contrôle et de pouvoir, il lui devient possible d’exercer une domination sur les individus qui s’y trouvent. En tant qu’il fait apparaître une logique politique de l’organisation spatiale (et donc une logique de pouvoir), le plan général d’urbanisme élaboré par Speer peut être comparé au système du Panoptique144. Ainsi, les trois éléments articulés dans le système du Panoptique - l’espace, le pouvoir, les individus – auraient, dans le cas du projet Germania, les équivalents suivants : l’espace urbain, le régime nazi, les citoyens.

2. La définition des parcours. En planifiant le tracé des différents types de réseaux de transport, l’architecte urbaniste défini en même temps les divers parcours qu’emprunteront les citoyens pour se déplacer dans la ville. « Le parcours est le processus par lequel, en allant de lieu en lieu dans l’espace de la ville, on se l’approprie en le reconnaissant et en lui donnant du sens »145 : à travers les trajets qu’il choisit d’effectuer, le citoyen découvre sa ville, il apprend à la connaître, pour ensuite la reconnaître, symboliquement, comme faisant partie intégrante de son identité146. L’expérience piétonne de la ville, à échelle humaine147, consacre quant à elle la liberté du citoyen de pouvoir se déplacer dans l’espace urbain, sans pour autant devoir suivre un

141 Jeremy Bentham (1748-1832). 142 FOUCAULT (in : BENTHAM, 1977, p. 10). 143 FOUCAULT (in : BENTHAM, 1977, p. 15. Extrait d’un entretien avec J. -P. Barou et M. Perrot, intitulé L’œil du pouvoir et constituant l’introduction du livre). 144 Cf. chapitre V, p. 123, et chapitre VI, p. 148. 145 LAMIZET, 2002, p. 11. 146 Ainsi, la ville que l’on habite représente, tout comme le prénom ou le nom, une composante de l’identité, mais une composante spécifique : elle est spatiale et, plus précisément, urbaine (cf. chapitre VI, p. 136). 147 Nous pensons ici à d’autres modes d’expérience de la ville : la voiture, le vélo, etc. FOUQUERAY Victor_2009 37 De Berlin à Germania : une mutation urbaine et politique

réseau spécifique (comme par exemple le réseau des transports en commun). Dans La forme d’une ville, J. Gracq décrit ainsi cette expérience : « Habiter une ville, c’est y tisser par ses allées et venues journalières un lacis de parcours très généralement articulés autour de quelques axes directeurs. Si on laisse de côté les déplacements liés au rythme de travail, les mouvements d’aller et retour qui mènent de la périphérie au centre, puis du centre à la périphérie, il est clair que le fil d’Ariane, idéalement déroulé derrière lui par le vrai citadin, prend dans ses circonvolutions le caractère d’un pelotonnement irrégulier »148. Nous pouvons dans cette citation relever deux détails intéressants qui viennent enrichir notre analyse du projet Germania. Tout d’abord le fait que le tracé du piéton soit « idéalement déroulé » : l’« idéal » que représente la ville de Germania renvoie lui uniquement à l’idéal du pouvoir, et non à celui des citoyens. Par exemple, les axes urbains prévus par Speer devaient avant tout correspondre à l’expression du pouvoir politique (selon l’idée que Hitler en avait), et non pas à l’expression collective de la citoyenneté149. En outre, l’expression « vrai citadin » nous oblige d’ores et déjà à nous demander si la partie centrale de Germania, dont nous avons vu qu’elle ne devait plus comporter de logements, peut encore être considérée comme étant une ville à part entière : en effet, elle ne remplit plus la fonction d’habitation150. A travers le plan de Germania, Speer met en place une censure politique de l’espace : par la construction d’édifices et l’implantation de différents réseaux (les réseaux principaux ainsi que leurs ramifications), il décide d’attribuer aux différentes zones urbaines des activités spécifiques (l’habitation, le transport, l’exercice du pouvoir, etc.). Ainsi, nous pouvons faire une seconde lecture du plan du Kernstück de Germania : afin de permettre la réalisation de la « partie essentielle » de la ville (son noyau politique et spatial), Speer, sur le plan, déplace les zones d’habitation hors du cœur de la ville, pour mieux y implanter les édifices représentatifs du pouvoir. De fait, il empêche l’exercice d’une activité citoyenne (l’habitat) et la relègue, au même moment, à une autre partie de la ville : cela signifie à la fois une interdiction (ne plus habiter dans cette partie de la ville) et une obligation (se loger dans un autre secteur), qui sont toutes deux arbitraires151. Le rôle de Speer revient par conséquent à « faire circuler les effets du pouvoir, par des canaux de plus en plus fins, jusqu’aux individus eux-mêmes […] jusqu’à leurs performances quotidiennes. Que le pouvoir, même avec une multiplicité d’hommes à régir, soit aussi efficace que s’il s’exerçait sur un seul »152. Nous pouvons, semble-t-il, utiliser deux expressions communes pour désigner cette régulation des « performances quotidiennes » appliquée à Germania : le citoyen n’est plus libre de « trotter » dans la ville (conformément au mot « trottoir ») ; au contraire, le régime cherche à le « mettre au pas », c’est-à-dire à régler son pas grâce aux parcours urbains qu’il institue. Dans la régulation des déplacements urbains de chaque citoyen, les édifices disséminées dans la ville deviennent alors des repères spatiaux qui complètent les réseaux de circulation : ainsi, dans la Grande Avenue, les seuls bâtiments

148 GRACQ, 1985, p. 2-3. 149 Cf. Chapitre V, p. 126, sur les méthodes du GBI et l’exclusion des citoyens du processus politique qui préside au développement de la ville. 150 Cf. chapitre VI, p. 141, et chapitre I, p. 14. 151 Cf. chapitre VI, p. 138. 152 FOUCAULT (in: BENTHAM, 1977, p. 15). 38 FOUQUERAY Victor_2009 Chapitre II / Les réseaux structurants de Germania

présentant une certaine verticalité sont situés à hauteur des axes transversaux pour indiquer les carrefours153. La puissance politique du travail de Speer réside dans la canalisation et l’organisation des déplacements des individus selon une logique de pouvoir : le premier architecte du Reich impose des parcours aux citoyens. Pour illustrer cette idée, nous pouvons prendre l’exemple des autoroutes, dont la création fut couplée à la production en série d’une voiture destinée aux masses, la « Coccinelle ». Avant de porter ce nom, avec lequel elle est devenue célèbre, cette voiture était appelée Kraft durch Freude Wagen, du nom de l’organisation dirigée par R.Ley dont les principaux buts étaient de développer des structures de loisirs pour les travailleurs, et de subventionner des manifestations culturelles et sportives154. Le 26 mai 1938, Hitler et Ley posèrent la première pierre de l’usine de production de cette voiture155, qui correspondait à une Volkswagen 156 (une « voiture du peuple ») : fiable et peu chère157, elle représentait un moyen de transport privé accessible à tous, et fit à ce titre l’objet d’une campagne de propagande (une affiche affirme ainsi : « Economise cinq marks par semaine, si tu veux rouler dans ta propre voiture! »158). Couplée au développement du réseau d’autoroute, la production de cette voiture donnait à Hitler la possibilité d’offrir un « voyage vers l’ailleurs »159 à tout un chacun. Mais ce « voyage » à un but politique, que nous allons analyser à travers la notion de « regard ».

3. La définition des regards. Le « regard » se défini comme « indiquant la direction des yeux et, au sens figuré, une manière de regarder, un certain état d'esprit »160. La notion de regard implique par ailleurs un rapport entre la nature du regard et ses conditions d’exercice : ainsi, une liaison étroite peut être établie entre les notions de parcours et de regard (selon le type de parcours effectué dans la ville, on lui porte un regard différent161). La Grande Avenue est à cet égard exemplaire : le long des cinq kilomètres de sa partie médiane, elle devait être bordée d’édifices de 150 à 200 mètres de long, et seuls deux axes transversaux la croisaient. Visuellement, les bâtiments qui longent cette avenue auraient sûrement agi comme des œillères sur le piéton : en opérant une canalisation de son regard. 153 LARSSON, 1982, p. 69. 154 L’organisation Kraft durch Freude (« La Force par la Joie ») fut fondée le 28 Novembre 1933 sur proposition de Robert Ley (1890-1945), qui jusqu’alors était l’« organisateur » du N.S.D.A.P. et le directeur du syndicat « le Front du Travail Allemand » (Deutsche Arbeitsfront, le seul syndicat autorisé sous le Troisième Reich, tous les autres ayant été dissous le 10 mai 1933). 155 La construction de cette usine fut financée grâce aux recettes issues de la vente des biens spoliés par Hitler aux syndicats (Cf. chapitre VI, p. 140, pour voir ce qu'il est advenu de cette usine). 156 « Volkswagen » est le nom de la marque automobile créée en 1936 par Hitler, pour laquelle Ferdinand Porsche (1875-1951) développa la future « Coccinelle » à partir de la même année. 157 Conformément aux exigences formulées par Hitler, cette voiture pouvait accueillir deux adultes et trois enfants, roulait jusqu’à 100 kilomètres par heure, et ne coûtait à l’époque que 1000 Reich marks, soit 2000 euros. 158 « Fünf Mark die Woche musst Du sparen - willst Du im eignen Wagen fahren! » (le salaire moyen de l’époque s’élevait en moyenne à 32 Reich marks par semaine). 159 SOMPAIRAC, 1996, p. 75. 160 Définition du Trésor de la Langue Française (TLF). 161 Par exemple, le regard porté sur la ville est différent selon que l’on s’y déplace à pied, en transport en commun, ou même qu’on la survole en avion (cf. chapitre VI, p. 135). FOUQUERAY Victor_2009 39 De Berlin à Germania : une mutation urbaine et politique

Si nous reprenons l’expression de « phrase urbaine »162, la Grande Avenue correspond à une phrase à rallonge (elle compte sept kilomètres au total), et qui comporte des termes longs et difficiles à prononcer (le champs visuel d’un individu est-il assez large pour englober en un regard ne seraient-ce que quelques uns de ces bâtiments, étant donné leurs dimensions ?). Un autre élément essentiel de la phrase urbaine est le « blanc », qui est l’espace compris entre les mots (donc entre les bâtiments dans le cas de Germania) : selon Lefebvre, « le " blanc " a une base physiologique: l’arrêt, la pause qui permet de reprendre souffle et qui rythme l’élocution, l’attente »163. Mais l’auteur souligne : « […] il se passe quelque chose, dans les blancs : l’entrée en scène du sens »164. Ces différents éléments permettent d’imaginer l’effet architectural de la Grande Avenue : placé devant une vision à couper le souffle, celle d’un enchaînement quasi ininterrompu de longs bâtiments, l’individu est immédiatement submergé165 (directement, donc violemment en un certain sens) par les représentations du pouvoir politique. La saturation de symboles dans l’espace, à laquelle aurait abouti la réalisation de Germania, aurait-elle permis à l’individu de donner du sens à la ville ? Un idéal d’urbanité, devenu réalité, représenterait dès lors un certain danger : ainsi, « […] la ville idéale de l’architecte n’existe pas, et, peut-être serait-elle invivable ou inhabitable. En effet, il s’agirait d’une ville dans laquelle la lisibilité des paysages et des formes serait tellement immédiate qu’elle ne donnerait, à la limite, aucune liberté aux habitants »166. Pour comprendre les enjeux politiques qui sous-tendent l’organisation du regard, nous pouvons approfondir l’analyse de la signification des autoroutes. « Les Versailles de Hitler étaient ses autoroutes »167 : dans cette expression, le cinéaste allemand Hans- Jürgen Syberberg évoque les perspectives offertes par les autoroutes sur le paysage rural allemand. Leurs tracés, qui visent à mettre en scène les beautés naturelles de ce paysage, répondent à une exigence esthétique. Or, la voiture Volkswagen doit permettre à tous les Allemands de porter un regard émerveillé sur ces beautés, et un regard dont Hitler attend qu’il soit le même pour l’ensemble des automobilistes. Le paysage, selon Ratzel, est un élément primordial : il est un lieu où « un peuple grave son esprit et son sort, comme il le fait dans ses villes et dans ses foyers »168. Il s’agit donc pour le pouvoir d’organiser un véritable retour aux racines, au sens propre comme au sens figuré, de manière à ce que tous les Allemands reconnaissent, symboliquement, une appartenance commune à la terre allemande : en ce sens, le développement des autoroutes et de la Volkswagen représentaient un événement majeur dans l’élaboration de la « communauté des Allemands » chère à Hitler. De fait, le parcours et le regard sont indissociables : le tracé des autoroutes découle d’une esthétique du paysage, et leur combinaison vise à influencer le regard de l’individu. Nous pouvons cependant relever deux caractéristiques importantes en ce qui concerne le réseau d’autoroute : tout d’abord, il se déploie dans l’espace rural

162 Cf. chapitre I, p 11. 163 LEFEBVRE, 1966, p. 228. 164 LEFEBVRE, 1966, p. 231. « Les blancs, sensiblement ou non sensiblement spécifiés, empêchent le sens d’être appréhendé exhaustivement ». 165 Cf. chapitre VI, p. 144. 166 LAMIZET, 2002, p. 142. 167 Cité par SOMPAIRAC, 1996, p. 75. Cf. annexe numéro 5, p. 164. 168 MOOSE, 2008, p. 62. Friedrich Ratzel (1844-1904), géographe allemand, est connu pour avoir inspiré à Hitler l’idée de Lebensraum, « espace vital », sur laquelle fut fondée la politique expansionniste du Troisième Reich. 40 FOUQUERAY Victor_2009 Chapitre II / Les réseaux structurants de Germania

et non dans l’espace urbain, le lieu du politique par définition169. Par ailleurs, le réseau d’autoroute vise à la création d’une communauté nationale, autrement dit une entité sociale définie collectivement : le « voyage »170 personnel que fait l’individu avec sa propre voiture n’est donc qu’un moyen de propagande que le pouvoir utilise pour parvenir à ses fins. Finalement, nous pouvons définir le réseau autoroutier comme suit : construit hors de la ville (lieu du politique), et offrant à l’individu une infrastructure (représentative de l’Etat) pour la découverte des beautés rurales allemandes, il institue un parcours qui vise à orienter (au sens propre comme figuré) le regard de l’individu pour lui procurer un sentiment qui est politique, celui de l’appartenance à une communauté nationale. Le réseau d’autoroute illustre donc parfaitement l’expression de « moyen détourné » : c’est un moyen de transport qui est détourné de son objectif premier, l’organisation logistique de l’espace, afin de pouvoir servir une logique politique. Or, pouvoir orienter les regards, ce à quoi sont destinées les autoroutes de Hitler, représente un puissant outil politique, d’autant plus qu’il « va demander très peu de dépenses. Pas besoin d’armes, de violence physiques, de contraintes matérielles »171.

B. Germania, le cadre urbain d’une nouvelle Allemagne. En planifiant Germania, Speer définit un cadre urbain à l’expression de l’imaginaire politique nazi, qui reposait sur l’idée de la « nouvelle Allemagne » que Hitler voulait fonder : pour représenter cette vision grandiose de l’avenir sous la forme d’une ville, Speer utilisa un style néo-classique. Outre ce style employé par l’architecte officiel de Hitler, qui semble poser un problème d’adéquation entre l’imaginaire nazi et Germania, l’un de ses symboles, le fait même de prendre l’espace urbain comme lieu d’une inscription de l’idéal national-socialiste présente une contradiction majeure avec les fondements de ce mouvement.

1. Un court-circuit temporel. L’expression de « court-circuit temporel » sied particulièrement au projet Germania : cette ville représente, dans l’espace, le passage à un temps nouveau pour les Allemands. C’est le temps d’un renouveau politique correspondant à la formation d’une communauté nationale soudée, alors que le pays connaît encore les répercussions de la crise de 1929. Mais c’est aussi le temps de l’hégémonie mondiale à venir, et dont Germania se veut l’annonciatrice. Le plan de Speer, qui prévoit des réalisations architecturales dans l’ensemble de la ville de Berlin (et non pas uniquement la construction d’un nouveau quartier dédié au politique), correspond à la contraction d’un processus historique : celui du développement urbain, normalement étendu sur plusieurs centaines d’années. Le GBI prévoyait l’achèvement de certaines réalisations dès 1950, comme par exemple l’axe nord-sud qui devait totalement reconfigurer le centre-ville historique de Berlin. De fait, la ville prévue de Germania tend à représenter, dans l’espace, un lien entre trois temps différents : le passé, le présent et l’avenir. E. Michaud résume ainsi la pratique de l’art sous le Troisième Reich : « une double opération sur le temps historique : la remémoration des succès passés et l’anticipation des succès à venir. Rassembler les trois dimensions du temps dans une religion du succès et

169 Cf. introduction, p. 2. 170 Le mot « voyage » sous-tend les idées de découverte et de plaisir, s’opposant donc au simple « déplacement » urbain, qui n’implique lui aucune émotion particulière. 171 FOUCAULT (in : BENTHAM, 1977, p. 19). FOUQUERAY Victor_2009 41 De Berlin à Germania : une mutation urbaine et politique

de la performance " aryenne " : tel fut l’enjeu de cet art de l’éternité »172. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si Hitler choisit de nommer Speer au poste de premier architecte du Reich, alors qu’il n’était âgé que de 32 ans : « Je cherchais un architecte à qui je puisse confier mes projets. Il devait être jeune. Car, comme vous le savez, ces projets sont des projets qui voient loin. J’ai besoin de quelqu’un qui pourra continuer mon œuvre après ma mort avec l’autorité que je lui aurai conférée. Cet homme-là, ce sera vous »173. Cependant, c’est l’avenir qui occupe la plus grande place dans les travaux de Speer, car le projet Germania doit représenter l’imaginaire du pouvoir : or, un imaginaire politique est toujours exprimé au futur. Ce que dessine l’architecte de Hitler sur ses plans correspond à une représentation idéale de la ville d’après l’imaginaire nazi. L’emploi de la perspective est donc fondamental pour Speer, car elle permet de représenter dans l’espace la notion de futur : définissant un horizon urbain qui semble illimité, la perspective sublime l’« à- venir » énoncé par le pouvoir. Evoquant ses travaux, Speer affirme : « Le rêve de l’empire mondial à venir se matérialise littéralement dans ces plans et ces projets »174. Fonder un empire mondial, c’est là le rêve de l’hégémonie politique et militaire de Hitler : Germania devait en être la sublimation esthétique. Cette ville devait ainsi pouvoir accueillir des visiteurs venus du monde entier pour admirer la représentation suprême du pouvoir nazi qu’elle aurait constitué. Répondant à son Ministre des Finances175, qui critiquait le coût des travaux de réalisation, Hitler affirma qu’une fois achevés, les monuments planifiés seraient massivement visités, et que cela amortirait leur coûts de construction : « Le monde entier viendra à Berlin pour voir nos édifices. Il nous suffira de dire aux Américains combien a coûté le Grand Dôme. Peut-être exagérerons nous un peu, au lieu d’un milliard nous dirons un milliard et demi ! Alors ils voudront absolument voir l’édifice le plus cher du monde »176. Germania correspond, outre à une auto-légitimation du pouvoir, à une vitrine politique d’envergure mondiale : elle tend à révéler la vision que Hitler a de l’avenir. Ce dernier déclara ainsi lors d’une réunion en octobre 1934 concernant la rénovation de l’aéroport de Tempelhof, que dans un temps proche tous les trajets de plus de 500 kilomètres s’effectueraient en avion177, ce qui impliquait déjà les dimensions gigantesques du bâtiment rénové. Si nous considérons la mission de l’art comme celle d’une médiation esthétique de la modernité, il convient alors de s’interroger maintenant sur le style que Speer utilise pour l’exprimer.

2. Questions de style : Germania et le classicisme moderne. Les plans et les maquettes du projet Germania, au même titre que d’autres réalisations du gouvernement nazi, furent l’objet d’une intense propagande178 : ils firent partie des diverses représentations du mouvement national-socialiste (tout comme les manifestations sportives ou les discours, par exemple) mais présentent la particularité d’exprimer cette idéologie 172 MICHAUD, 1996, p. 14. 173 SPEER, 1972, p. 45. 174 SPEER, 1985, p. 9. Cf. annexe numéro 12, p. 171 (sur l'emploi de la perspective). 175 Johann Ludwig Schwerin von Krosigk (1887-1977). 176 SPEER, 1972, p. 190. 177 LARSSON, 1982, p. 37. 178 SPEER, 1985, p. 29. Cf. annexe numéro 23, p. 182. 42 FOUQUERAY Victor_2009 Chapitre II / Les réseaux structurants de Germania

à travers une esthétique urbaine : pour représenter l’idéal d’urbanité nazi, Speer et Hitler choisirent un style néo-classique. D’un point de vue historique, le choix de ce style mit fin aux mouvements architecturaux modernes en Allemagne, à l’exemple du mouvement Bauhaus qui disparu le 20 juillet 1933. M. Ragon souligne : « Et ce n’est pas un hasard si, simultanément, le constructivisme disparaît de Russie, comme le Bauhaus et l’expressionnisme d’Allemagne ; pour laisser place dans les deux cas à une architecture néo-classique tyrannique. En réalité, le « style classique » a toujours été le symbole de l’impérialisme »179. Cependant, il une contradiction entre ce style semble exister d’une part particulier et la modernité dont Hitler voulait que Germania soit représentative : ce de l’autre style conservateur doit paradoxalement incarner « nouvelle Allemagne » , , l’idée de la . Speer s’oppose symboliquement aux tendances architecturales énoncée par Hitler Ainsi, de l’époque : il existait alors plusieurs projets résolument modernes. en effet, Par exemple, es frères Luckhardt et Anker 180 avaient dessiné quatre bâtiments entourant l un ensemble de l’ Alexander Platz ( place située à l’est de Berlin) qui présentait une architecture très une moderne : lignes quasiment toutes courbe , jeu de volumes des s un entre les différentes et utilisation du contraste entre verticalité et horizontalité. parties des bâtiments, l’ Mais bien qu’il ait été classé premier lors du concours organisé en février 1929 pour l’aménagement de la place, ce projet ne fut jamais réalisé, et ce par manque de moyens financiers181 : cependant, il fait apparaître l’opposition entre les styles moderne et néo-classique, ce dernier devant bientôt devenir le style officiel de l’architecture du Troisième Reich. Pour mieux comprendre les choix esthétiques de Hitler, nous pouvons ici évoquer ses influences artistiques. Parmi l’ensemble des personnages qui façonnèrent ses idées en matière d’architecture et d’urbanisme se trouve G. E. Haussmann182, que Hitler considérait comme « le plus grand urbaniste de l’Histoire », notamment à cause des nombreux boulevards qu’il perça à Paris183 (dont Speer reproduit le principe avec la croix axiale qui structure Germania). Speer rapporte aussi l’influence qu’eurent les travaux de T. Hansen184 sur Hitler : parmi de nombreux bâtiments, cet architecte dessina l’Académie d’Athènes dans un style néo-classique. Mais ce fut P. Troost185, avec qui Hitler conçut, dès le début des années 1930, les premiers édifices du Parti, qui exerça l’influence la plus décisive sur le 179 RAGON, 1991, p. 151. L’auteur donne par ailleurs divers exemples, parmi lesquels l’architecture développée par Louis er XIV et Napoléon 1 . 180 Wassili Luckhardt (1889-1972), son frère Hans Luckhardt (1890-1954), et Alfons Anker (1872-1958). 181 Cette place est aujourd’hui entourée de centres commerciaux, tous plus grands les uns que les autres : placée à la limite est du centre ville berlinois, sa localisation intéressante et ses dimensions relativement importantes ne poussèrent néanmoins pas les nazis à la réaménager en l’intégrant dans leur plan général d’urbanisme. 182 Georges Eugène Haussmann (1809-1891) dirigea les travaux de réaménagement de la ville de Paris durant le Second Empire. 183 SPEER, 1972, p. 104. 184 Theophil Edvard von Hansen (1813-1891) fut un architecte danois naturalisé autrichien, qui réalisa plusieurs bâtiments à Vienne, la ville où Hitler vécu entre 1908 et 1913. 185 Paul Ludwig Troost (1878-1934), architecteallemand. FOUQUERAY Victor_2009 43 De Berlin à Germania : une mutation urbaine et politique

futur Führer : défendant une architecture économe de ses moyens et dépouillée à l’extrême, Troost dessina des bâtiments (tel la Maison de l’Art allemand à Munich186) qui posèrent les caractéristiques fondamentales de l’architecture sous le Troisième Reich. Speer écrit dans ses Mémoires : « Ce qui fut déclaré architecture officielle du Reich, ce fut simplement le néo-classicisme que Troost avait introduit et qui fut ensuite diffusé, transformé, exagéré jusqu’à devenir une caricature »187. Le style néo-classique utilisé par Speer correspond à « certains jugements de valeurs, d’intemporalité, de continuité, de recommencement, ou liés à l’héritage astreignant de la tradition de Grèce et de Rome »188 : tous ces éléments semblent avoir un rapport avec les buts politiques visés par Hitler à travers l’élaboration de Germania. Selon lui la culture grecque représente effectivement la perfection, et ce dans tous les domaines : par exemple, il considère « allègre et saine » la « conception de la vie » dont témoigne l’architecture grecque189. Les grecque et romaine ont des aspects politique et sociétal qui sont primordiaux au regard des choix esthétiques de Hitler ; il s’établit alors un rapport entre l’esthétique et le politique : « Il n’est donc pas étonnant que chaque ère politiquement héroïque cherche tout de suite dans son art un lien avec un passé tout aussi héroïque. Les Grecs et les Romains se rapprochent alors d’un seul coup des Germains…Comme il vaut mieux imiter ce qui est bon que d’inventer quelque chose de nouveau qui ne vaut rien, il n’y a pas de doute que les créations intuitives de ces peuples peuvent encore aujourd’hui remplir leur mission éducative et directive »190. Par ailleurs, Hitler aimait à trouver des points de contact entre le peuple Allemand et le peuple Grec, en s’appuyant sur des hypothèses émises par des savants de l’époque et selon lesquelles la tribu dorienne serait venue du nord de l’Europe, et aurait donc des racines germaniques191. La reprise du style classique, adapté à un impératif de modernité, aboutit au style néo-classique, qui se veut la représentation esthétique du lien avec les Grecs revendiqué par Hitler. Au-delà de la simple filiation artistique qu’il permet, ce style est fondamentalement politique car il sert à matérialiser un autre lien : celui entre le passé, le présent et le futur (l’imaginaire politique)192. Cependant, même si le style néo-classique devint la norme esthétique de l’architecture du Troisième Reich193, il n’y a pas d’uniformité stylistique entre tous les édifices constitutifs de la ville de Germania : l’apparence, ainsi que les matériaux, sont adaptés suivant la fonction de chaque bâtiment. Apparaît alors une hiérarchie stylistique sous la forme d’un classement que Larsson établi de la façon suivante194 : en haut de la hiérarchie 186 Haus der Kunst, dessinée peu avant sa mort. 187 SPEER, 1972, p. 60. 188 LARSSON (in : SPEER, 1985, p. 40). 189 SPEER, 1972, p. 132. 190 SPEER, 1985, p. 35. 191 SPEER, 1972, p. 132. 192 Cf. p. 46. 193 Dans l’histoire de l’architecture allemande, le style néo-classique employé par Speer restera longtemps emprunt d’une certaine suspicion. S’exprimant dans le cadre d’une réunion du Deutsche Werkbund à Darmstadt en 1978, l’architecte Hans Hollein résuma ce sentiment d’une façon humoristique : « Encore heureux qu’Adolf n’était pas trop friand d’escalopes viennoises sinon elles seraient frappées dans ce pays de la même interdiction que l’architecture classique » (in SPEER, 1985, p. 15). 194 LARSSON, 1982, p. 219. 44 FOUQUERAY Victor_2009 Chapitre II / Les réseaux structurants de Germania

se trouvent les édifices incarnant les valeurs suprêmes et éternelles (l’Etat, le Reich, l’Art, la Communauté), et qui devaient être construits en granit. Viennent ensuite les constructions telles que les magasins, les banques et autres compagnies d’assurance, qui ont des dimensions moins importantes et qui devaient être construites avec des matériaux moins nobles (dans son ouvrage, l’auteur décrit l’architecture commune à l’ensemble des magasins : un rez-de-chaussée vitré, au-dessus duquel s’élèvent cinq étages ainsi qu’une corniche surmontée d’un attique). Suivent dans cette hiérarchie les constructions pour l’habitat, qui sont encore plus sobres195 que les magasins ; enfin, en dernière position, se trouvent les bâtiments industriels. Malgré le fait qu’elle classe des édifices dont la forme est parfois étroitement liée à la fonction196, cette hiérarchie stylistique permet d’observer un élément fondamental : les édifices les plus importants sont ceux qui ont une signification politique. Par ailleurs, la place de ces édifices, dans la ville, définit aussi leur style : le cas des bâtiments longeant la Grande Avenue est à cet égard exemplaire (les dimensions de tous ces véritables « blocs » s’expliquent par leur emplacement dans l’espace urbain). A partir de ce principe, la valeur symbolique d’un bâtiment devient un critère primordial dans les décisions prises par Speer : les bâtiments doivent représenter le politique, sans quoi ils tombent dans le bas de la hiérarchie et sont relégués au rang des réalisations à effectuer une fois construits les édifices voués à l’éternité197. C’est donc un style à la fois millénaire, et répandu dans de nombreux pays, qu’utilise l’architecte officiel du Reich pour répondre à un impératif politique : celui de l’inscription du pouvoir dans la ville, par un moyen symbolique198. De façon paradoxale, Speer vise aussi, avec ce style, à représenter les fondements de la culture allemande, suivant par là le principe de son ancien professeur qui déclarait : « Tout style émane du peuple. Il est naturel d’aimer sa patrie. L’internationalisation ne peut produire aucune culture véritable. Celle-ci ne peut naître que dans le giron d’un peuple »199. Pourtant, il paraît difficile d’affirmer que le style néo-classique soit le plus représentatif de la culture allemande : son emploi est politique, et reflète l’idée de Hitler que nous avons évoqué, selon laquelle Grecs et Allemands seraient historiquement liés. Cependant, au-delà de l’emploi de ce style particulier, la nature même de l’activité du GBI (la planification urbaine) semble mettre à jour des contradictions avec les racines du mouvement nazi.

3. Un paradoxe idéologique : les colonies utopiques germaniques. La pensée völkisch, dont le national-socialisme tire ses racines, est fondée sur un rejet de la ville en tant que représentation de la modernité. Selon ses théoriciens, la civilisation de l’époque était uniquement affairée à son développement industriel, et en oubliait le « projet germanique »200. Tessenow considérait la ville d’alors comme « une chose épouvantable »201 : espace en pleine mutation, elle concentrait des hommes vivants dans des conditions précaires, et la modernité qu’elle incarnait ne reflétait en aucun cas le prestige alloué à la 195 Cf. chapitre VI, p. 134. 196 La fonction d’un bâtiment impose parfois certaines normes de construction, et par conséquent une architecture qui est indépendante des critères esthétiques établis par Speer. 197 Cf. chapitre III, p. 68. 198 Cf. chapitre I, p. 18. 199 SPEER, 1972, p. 26. 200 MOOSE, 2008, p. 45. 201 SPEER, 1972, p. 26. FOUQUERAY Victor_2009 45 De Berlin à Germania : une mutation urbaine et politique

communauté allemande. Par conséquent, poser l’urbanité comme cadre d’une expression de l’idéal nazi se révèle être en opposition avec les racines mêmes du mouvement nazi, et relève pour Speer du défi idéologique. Par opposition à l’espace urbain, c’est dans l’espace rural que les penseurs völkisch exprimèrent leur idéal : nous pouvons ici prendre l’exemple de la colonie imaginée par W. Hentschel202. Devant être implantée dans un village, contrairement au projet Germania dont l’espace correspond à la ville de Berlin, cette colonie utopique germanique est appelée « Mittgart », du nom de l’endroit légendaire où la race aryenne trouve son origine. Le but de cette colonie est d’encourager la formation ainsi que le développement d’une véritable race germanique, grâce à un dispositif de procréation : celui-ci met en rapport des hommes et des femmes considérés comme les meilleurs représentants des qualités de la race203. « Générateur d’énergie raciale », le mouvement des colonies germaniques fut extrêmement influent dans les cercles intellectuels et donna un élan considérable à la pensée utopique germanique, ainsi qu’à la logique d’identification raciale. Mais contrairement aux travaux de Speer, qui pourtant se revendiquait des mêmes racines intellectuelles, l’expression de l’idéal völkisch était envisagée uniquement dans l’espace rural, car « l’enracinement rural offrait un contraste avec le chaos urbain »204. Germania est structurée par plusieurs réseaux qui donnent une forme particulière à la ville, conformément aux volontés de Hitler. Le premier architecte du Reich, Speer, articule entre eux ces réseaux, et procède ainsi à l’énonciation d’une phrase urbaine : cette énonciation est sous-tendue par des enjeux politiques fondamentaux, en tant que le projet Germania doit être une représentation du pouvoir hitlérien. Speer exerce donc une activité de la plus haute importance aux yeux de Hitler, sous les ordres duquel il est directement placé. Disposant d’un pouvoir normatif (il définit l’esthétique officielle de l’architecture nazie) et politique (il vise à formuler une expression de l’imaginaire nazi), Speer a pour principale mission de définir les représentations de l’Etat dans la ville. Il planifie donc Germania selon une logique politique, en organisant l’espace autour du pouvoir, qui est symboliquement placé au cœur de la ville. A travers son travail, Speer pose les fondements esthétiques d’une auto-légitimation du pouvoir, qui ont aussi valeur de démonstration, au niveau mondial, de la toute-puissance du Troisième Reich : esthétique et politique sont indissolublement liés. Dans la suite de notre étude, nous verrons comment ces deux logiques sont articulées, et ce, notamment à travers les constructions destinées à la pratique ou à la représentation de la culture : le chapitre suivant est consacré à l’analyse des équipements culturels prévus dans le projet Germania.

202 MOOSE, 2008, p. 203 et suivantes. Willibald Hentschel (1858-1947), universitaire sans poste, fut au cours de sa jeunesse l’élève d’Ernst Häckel (1834-1919), le promoteur du darwinisme en Allemagne. 203 « Il [Hentschel] prôna la polygamie. Hentschel considérait l’état actuel de la race comme désespéré : elle perdait rapidement sa force et son endurance. Seul un programme intensif de reproduction permettrait de regagner le terrain perdu et de stopper la dégénérescence » (in MOOSE, 2008, p. 204). 204 D’où le rôle du réseau autoroutier, qui vise à permettre l’enracinement du peuple allemand dans son paysage rural. La notion d’« enracinement » implique par ailleurs l’exclusion de l’étranger, et notamment le Juif : ce sur quoi fut basée la politique antisémite de Hitler (cf. chapitre V, p. 114, sur l’articulation entre l’espace et l’idée de danger). 46 FOUQUERAY Victor_2009 Chapitre III / Les équipements culturels de Germania

Chapitre III / Les équipements culturels de Germania

D’après B. Lamizet, la culture peut être définie comme « une médiation symbolique de l’identité »205 : un ensemble de représentations diverses qui permet à l’individu de s’exprimer. Or, le champ de la culture fut rapidement investi par les nazis après la nomination de Hitler au poste de Chancelier du Reich : les Jeux Olympiques de 1936, organisés en Allemagne, ou les expositions d’« art dégénéré », comme à Berlin en 1937, ne sont que certains exemples parmi d’autres. Mais à travers le projet Germania, qui planifie la réalisation de nombreux édifices destinés aux diverses pratiques culturelles, l’ensemble des domaines artistiques et culturels tend à être contrôlé par le pouvoir politique. En projetant la construction de tels édifices, le régime opère une sélection des arts qu’il veut promouvoir dans la ville : à la fois en décidant ou pas de permettre à un art d’y être représenté, mais aussi en attribuant une architecture et une localisation spécifique à chaque lieu de culture. Au-delà d’une simple censure politique de l’espace, c’est donc une censure culturelle par l’espace qui se met en place. Pour analyser les divers équipements culturels prévus dans le plan de Germania, nous aborderons tout d’abord le secteur des musées (die Museuminsel, « l’ Île des Musées »)206ainsi que les lieux de culture situés dans la Grande Avenue ; ensuite, nous porterons une attention particulière aux équipements sportifs. Enfin, nous élargirons la définition de « culture », en la considérant comme l’ensemble des savoirs qui sont enseignés dans les institutions scolaires, et nous étudierons le projet de la Hochschulstadt 207 que Hitler voulait fonder.

I. L’Île des Musées et les lieux de culture.

L’Île des Musées, ainsi que les lieux de culture tels que l’opéra ou le cinéma, doivent être analysés en tenant compte du fait que le régime nazi, dès ses débuts, investit l’ensemble des champs artistiques pour les conformer à l’idéologie nazie. I. Golomstock montre bien par quel processus l’Etat pose les fondements de l’art totalitaire en même temps que ceux du parti unique : considérant l’art comme une arme idéologique, l’Etat procède à la mise en place de structures officielles pour réguler les activités artistiques, en excluant ainsi tous les arts qui ne correspondent pas à sa vision politique208. C’est dans cette perspective que nous

205 Cf. chapitre I, p. 18. 206 Cf. annexe numéro 7, p. 166. 207 Plus précisément : die Hochschule signifie « l’université » et die Stadt, « la ville ». Cet ensemble de bâtiments destinés à l’enseignement supérieur correspond à un campus universitaire. 208 « Les fondements de l’art totalitaire sont posés en même temps et lieu que ceux du parti unique : 1. L’Etat déclare que l’art (et la culture dans son ensemble) est une arme idéologique et un instrument de lutte au service du pouvoir. 2. L’Etat acquiert le monopole FOUQUERAY Victor_2009 47 De Berlin à Germania : une mutation urbaine et politique

procèderons à l’analyse des musées qui devaient se trouver à Germania, ainsi qu’à celle des différents lieux de culture dont Speer planifia l’implantation dans la Grande Avenue.

A. L’Île des Musées : montrer ce que doit être l’art. L’Île des Musées, située au nord-est de la ville, le long de l’axe est-ouest, occupe une place historique dans le paysage urbain de Berlin : elle est l’endroit où ont été implantés, au cours des siècles précédents, divers musées qui font de cette île (entourée par deux bras de la Spree, le fleuve qui traverse la ville) un lieu de culture majeur. Lors d’une réunion de juillet 1934, au cours de laquelle il exposa pour la première fois ses projets pour le réaménagement de cette île209, Hitler prit en compte l’historicité de ce lieu, dont il voulait conserver le caractère somptueux. Cependant, ses projets prévoyaient le déplacement du château de Monbijou, qu’il souhaitait reconstruire dans le parc de Charlottenburg (ouest de la ville210), afin de gagner de la place pour ses propres réalisations architecturales. Hitler voulait concentrer tous les musées les plus importants dans un secteur urbain spécifique pour y permettre un meilleur accès aux visiteurs (en leur évitant de sillonner toute la ville), mais aussi pour pouvoir bâtir un ensemble d’édifices qui soit architecturalement homogène211. Les différents musées, auxquels on accède par de belles allées boisées et fleuries, sont placés sur les deux rives de la Spree : sur la rive nord se trouvent le Musée de l’Egypte et du Moyen-Orient, ainsi que le Musée Germanique (dessinés par W. Kreis), et le long de la rive sud, on trouve le Musée Ethnologique dessiné par H. Dustmann212 (aussi appelé « Musée de l’Art populaire »213).

1. Des musées en hommage aux grandes civilisations. Le musée consacré à l’Egypte et au Moyen-Orient, qui présente les dimensions les plus importantes de tous les musées, est un bâtiment organisé autour d’une grande cour à laquelle on accède par un perron et un large escalier, en haut duquel une colonnade marque l’entrée de l’édifice. Aux extrémités de sa façade polychrome se trouvent deux tours en saillie, lesquelles comportent des frises sculptées et sont couronnées par des créneaux. Cependant, les éléments architecturaux les plus intéressants de ce musée sont les deux de toute manifestation de la vie artistique du pays. 3. L’Etat construit un appareil exhaustif pour contrôler et diriger l’art. 4. Parmi la multiplicité des mouvements artistiques existants, l’Etat n’en choisit qu’un, toujours le plus conservateur, celui qui répond le mieux à ses besoins, et le déclare officiel et obligatoire. 5. L’Etat, enfin, déclare une guerre sans merci à tous les styles et mouvements non- officiels, décrétant qu’ils sont réactionnaires et hostiles à la classe, la race, le peuple, le Parti ou l’Etat, à l’humanité, au progrès social ou artistique, etc. ». (in : GOLOMSTOCK, 1991, p. 12). 209 LARSSON, 1982, p. 37. 210 REICHHARDT et SCHÄCHE, 1984, p. 56. 211 LARSSON, 1982, p. 140. 212 Hanns Dustmann (1902-1979). 213 Il faut ici préciser que les musées évoqués par les différents auteurs ne sont pas toujours les mêmes : ainsi, dans REICHHARDT ème et SCHÄCHE (1984) et LARSSON (1982), les auteurs décrivent le projet d’un Musée du 19 siècle. Cependant, on ne retrouve pas ce musée sur les plans de Speer (SPEER, 1985), qui lui fait référence à deux musées au lieu d’un seul pour abriter les collections d’Egypte et du Moyen-Orient. Il semble donc que les différents auteurs aient étudié des plans conçus à des dates différentes. Dans notre étude, nous prendrons comme corpus l’ensemble des bâtiments prévus, qu’il aient ou non disparus au long des études réalisées par Speer. Cependant, nous tiendrons compte de toutes ces modifications dans la chronologie du projet Germania, car elles sont à maints égards porteuses de sens. 48 FOUQUERAY Victor_2009 Chapitre III / Les équipements culturels de Germania

obélisques dressées de part et d’autre de l’escalier d’entrée, dont la présence tend à indiquer la nature des collections qu’il devait abriter. Ces collections devaient rassembler des œuvres d’art d’Egypte et du Moyen- Orient, auxquelles le régime accordait beaucoup d’importance. Nous pouvons penser que l’Egypte, en particulier, représentait un modèle pour Hitler, en tant qu’elle est une grande civilisation dont il est notamment possible d’admirer, aujourd’hui encore, les réalisations architecturales. De fait, construire un musée pour abriter des œuvres représentatives de la civilisation égyptienne revient à ériger cette dernière comme un modèle à suivre, au même titre que les civilisations grecques ou romaines dont l’architecture fut une source fondamentale pour le travail de Speer. Cette signification du Musée de l’Egypte est renforcée par le passé historique et le symbole que représente l’Île des Musées : le lieu de la ville où se trouvent les édifices abritant ce que l’on considère être des chefs-d’œuvre intemporels. Hitler veut à son tour exposer sur l’Île des Musées les œuvres dont il juge qu’elles sont des sublimations esthétiques du pouvoir, et les bâtiments mêmes au sein desquels les collections sont présentées doivent intégrer les éléments architecturaux les plus représentatifs des civilisations qui y sont mises à l’honneur. Ainsi, les obélisques qui s’élèvent devant le Musée de l’Egypte auraient symboliquement été intégrées au paysage urbain de Germania, en tant qu’éléments architecturaux renvoyant à la grandeur de la civilisation égyptienne qui a su bâtir des édifices gigantesques devenus millénaires. Pour Hitler, Germania semble donc revenir à utiliser l’architecture comme un signe de la puissance et du prestige du pouvoir et, par conséquent, à assurer une pérennité historique au régime nazi lui-même.

2. Des musées pour asseoir la supériorité germanique. Sur l’Île des Musées, certains édifices sont destinés à abriter des collections dont le but est de mettre en valeur le prestige de la communauté allemande : c’est le cas pour le Musée Germanique (ou « Musée Allemand ») et pour le Musée de l’Ethnologie (ou « Musée de l’Art populaire »). Le Musée Germanique présente une façade richement décorée, dans un style dorique (le style des Doriens, la tribu grecque avec laquelle Hitler estimait que les Germains étaient historiquement liés) ; la base ainsi que les angles du bâtiment sont ornés de motifs très sobres. Ce musée doit présenter des collections démontrant la supériorité germanique : en y exposant des œuvres qui représentent l’idéal esthétique du régime nazi, Hitler utilise donc l’art à des fins politiques. L’architecture sobre mais imposante du musée convient aux collections qu’il abrite : les peintures ou que le visiteur admire, dans le calme, sont des œuvres d’art inspirées de l’imaginaire national-socialiste qui doivent lui prouver le prestige du régime nazi. De fait, la nature même de l’édifice offre au pouvoir une nouvelle possibilité d’exercer une influence sur les visiteurs : qu’ils soient étrangers ou allemands, ils sont amenés à reconnaître la supériorité de l’art germanique et ce non pas dans le cadre d’un discours bruyant et agité du Führer, mais dans l’enceinte silencieuse d’un musée. Le Musée de l’Ethnologie devait lui exposer des œuvres d’art provenant d’autres pays que l’Allemagne. Long de 275 mètres, ce bâtiment rectangulaire comporte une partie centrale plus élevée, qui définit deux cours intérieures baignées de lumière. Des arcades ainsi que des colonnades de style dorique courent le long du bâtiment au niveau du rez-de- chaussée214. Mais ce qui ce joue dans l’enceinte de ce musée est strictement comparable à ce qui est en jeu dans le musée germanique : si le régime prévoit un lieu où doivent être

214 LARSSON, 1982, p. 147. FOUQUERAY Victor_2009 49 De Berlin à Germania : une mutation urbaine et politique

exposées des œuvres d’art étrangères, c’est uniquement pour pouvoir les comparer aux créations artistiques allemandes, et démontrer en négatif la supériorité germanique. Les œuvres d’art allemandes exposées dans le Musée Germanique, situé en face du Musée de l’Ethnologie, sont ainsi mises en valeur par la soi-disante médiocrité de la production artistique étrangère (d’après les critères esthétiques nazis). Cependant, cette opposition n’existe pas uniquement entre les collections de ces deux musées, mais nous pouvons aussi l’observer dans leurs emplacements respectifs : le Musée Germanique est situé sur la rive nord de la Spree, et le Musée de l’Ethnologie sur sa rive sud. Il semble donc que l’existence de l’un ne soit légitimée que par la présence de l’autre, même si l’absence d’un musée présentant les canons esthétiques nazis paraîtrait anormale (sachant le poids politique de la pratique artistique sous le Troisième Reich). C’est une véritable guerre symbolique que mène Hitler à travers l’art : en le considérant comme sublimation esthétique des idéaux politiques, il en fait bel et bien « une arme idéologique et un instrument de lutte au service du pouvoir »215. Cependant, reconnaître la suprématie artistique du régime nazi dépasse le stade symbolique quand, à l’instar de Hitler, on considère l’art comme émanant d’un idéal national : c’est pourquoi le musée de l’Ethnologie devait particulièrement mettre en avant la « pensée de race »216. L’histoire de l’aménagement de l’Île des Musées révèle par ailleurs la distance prise par Speer et Hitler vis-à-vis du service municipal d’urbanisme de Berlin. Ainsi, en 1934, les réunions entre les deux parties avaient abouti à la planification des musées suivants : le Musée Germanique, le Musée de l’Egypte et du Moyen-Orient, mais aussi un Musée de ème l’art du 19 siècle ainsi qu’un Musée des Arts décoratifs. Cependant, contrairement à ces accords entre la ville de Berlin et l’administration de Speer, le GBI décida d’annuler la ème construction du Musée des Arts décoratifs et du Musée de l’art du 19 siècle. Il prévit à leur place la réalisation du Musée d’Ethnologie ainsi que l’agrandissement du Zeughaus (qui signifie l’« Arsenal », donc un lieu où sont exposées des armes) : pour ce dernier bâtiment situé sur la rive sud de la Spree et jouxtant le Musée de l’Ethnologie, une extension avait été dessinée par W. Kreis. Pendant architectural d’édifices dédiés aux œuvres d’art, l’Arsenal devait notamment comporter une base biseautée et traitée par brossage (ce qui rappelle le style des fortifications), ainsi que des canons sur chacun des angles du toit217. Ainsi, l’architecture de cet édifice indiquait déjà quelle sorte de collection devait y être présentée : ici, le rapport entre la fonction du bâtiment et son esthétique est très étroit. A travers l’aménagement de l’Île des Musées, nous pouvons donc dégager trois points importants. Tout d’abord, l’aménagement de ce quartier culturel révèle une sélection, par le régime politique, des arts qui devaient pouvoir être représentés dans l’espace urbain grâce à la construction d’un musée qui leur était dédié. Nous pouvons aussi observer la mise en rapport, sur un pied d’égalité, entre des collections d’œuvres d’art et des collections d’armes (situés de part et d’autre de la Spree, l’Arsenal et l’ensemble architectural que forment les divers musées sont le pendant l’un de l’autre) : symboliquement, les armes deviennent aussi importantes que les œuvres d’art et, inversement, les œuvres d’art semblent revêtir le même pouvoir que des armes réelles. Enfin, les projets pour l’Île des Musées sont révélateurs du rejet, par Speer, de l’autorité du service d’urbanisme de Berlin : l’architecte de Hitler modifia à sa guise les plans initialement conçus avec ce service. Ce rejet montre par ailleurs l’importance de l’art en tant qu’outil de propagande pour le pouvoir : le politique l’emporte sur 215 GOLOMSTOCK, 1991, p. 12. 216 REICHHARDT et SCHÄCHE, 1984, p. 56. 217 LARSSON, 1982, p. 147. 50 FOUQUERAY Victor_2009 Chapitre III / Les équipements culturels de Germania

les autres considérations, à l’exemple de la destruction prévue de la clinique universitaire qui était située dans le quartier des musées et représentait donc un obstacle aux travaux de son aménagement218 (détruire une clinique, cela revient à priver les habitants de la ville, même temporairement, de l’accès aux soins : les aspects médicaux et sociaux disparaissent ici au profit de l’aspect politique).

B. Les lieux de culture dans la Grande Avenue. La Grande Avenue, qui correspond à la partie centrale de l’axe nord-sud, doit fournir aux habitants de Germania et aux voyageurs venus visiter la ville une large offre culturelle : de nombreux lieux de culture doivent y être bâtis, mais leur localisation révèle leur véritable but, qui diffère du simple divertissement.

1. Divers édifices destinés à la culture. Parmi les lieux de culture que doit accueillir la Grande Avenue, nous trouvons trois cinémas (dont un appelé « Grand Cinéma » et devant pouvoir accueillir 6000 personnes), trois théâtres (dont un théâtre pour les opérettes ainsi qu’un théâtre d’une capacité de 4000 places), trois opéras (dont l’opéra du Reich et un opéra comique qui n’est séparé du siège de la S.S219 que par une petite cour), une Philharmonie, et, enfin, un cirque (le cirque Busch). Outre ces bâtiments figurent sur les plans de Speer d’autres édifices culturels, dont le nom indique déjà la manipulation des masses opérée par le régime à travers la culture. Ainsi, toujours dans la Grande Avenue, se trouvent un « théâtre de propagande » pouvant accueillir 3000 spectateurs, ainsi qu’un « cinéma de la Wehrmacht »220, dont nous pouvons concevoir qu’il était destiné à la projection de films de guerre mettant en valeur l’héroïsme et le courage des soldats allemands. Il est intéressant de voir que sur le plan, le cinéma de la Wehrmacht jouxte la Maison du tourisme, et que le théâtre de propagande est accolé à un hôtel : il semble que la disposition des bâtiments dans l’espace vise à ce que le voyageur venu visiter la ville puisse aussi admirer les représentations cinématographiques et théâtrales du pouvoir, en plus des représentations architecturales qu’en offre Germania. De fait, tous les édifices dédiés à la culture sont d’une manière ou d’une autre reliés, par et dans l’espace, au politique : lieux de culture et lieux de pouvoir se côtoient à Germania.

2. Une volonté brisée de donner vie à la Grande Avenue. Dans la Grande Avenue, les lieux de culture présentent la caractéristique d’être situés à côté de bâtiments représentatifs du pouvoir : nous pouvons donner certains exemples pour illustrer cette localisation spécifique. 218 LARSSON, 1982, p. 141. Dans son livre, l’auteur décrit le plan définitif de la nouvelle clinique universitaire, dessiné par Hermann Distel en 1943. La partie centrale, qui s’élève sur 30 étages, est complétée par quatre ailes plus basses et disposées en forme de H. Compromis entre le gratte-ciel et le bâtiment massif, cette clinique aurait été la plus grande d’Europe (in : LARSSON, 1982, p. 160 à 165). 219 Abréviation pour Schutzstaffel, qui signifie « escadron de protection » : cette organisation, initialement destinée à la protection personnelle de Hitler, accumula rapidement les responsabilités et, sous la direction de Heinrich Himmler (1900-1945), développa et dirigea les camps de concentration. 220 La Wehrmacht désigne l’armée allemande sous le Troisième Reich. Ensuite, elle sera renommée Bundeswehr (« défense fédérale »), pour marquer le changement de régime politique. FOUQUERAY Victor_2009 51 De Berlin à Germania : une mutation urbaine et politique

Derrière le Grand Dôme, qui est la représentation suprême du pouvoir nazi, se trouve un immense bassin221 : celui-ci, grâce aux vestiaires, aux hangars pour canots, et aux terrasses de cafés qui lui sont rattachés222, doit être un lieu de baignade publique en pleine ville, donc un espace de détente pour tous les habitants. Mais ce gigantesque bassin se trouve dans l’ombre du Grand Dôme qui le surplombe, et il est par ailleurs encadré par des constructions dédiées à l’exercice du pouvoir : à l’ouest de ce bassin était prévue la construction du Siège de la Police (dont la façade mesure à elle seule 280 mètres de long), d’une caserne militaire, ainsi que du Haut-Commandement de la Marine223 (d’une longueur de 320 mètres). Enfin, sur le côté est du bassin devait s’élever l’Académie de la Guerre. Parmi les cinémas évoqués, deux jouxtent des bâtiments clés du pouvoir politique de Hitler. L’un de ces cinémas, situé au milieu de l’axe nord-sud, est directement relié par deux ailes au Ministère de la Propagande, dont la façade donne elle sur la Grande Avenue. Nous pouvons donc imaginer le contrôle qu’aurait exercé ce Ministère, si important pour le régime qui s’en sert pour manipuler les masses, sur le cinéma qui devait lui être rattaché. Le « Grand Cinéma », quant à lui, se trouve directement en face du siège du N.S.D.A.P., le parti nazi : la disposition des bâtiments dans l’espace répond donc à une logique de pouvoir. Les plans nous indiquent enfin que l’Arc de Triomphe, situé dans la partie sud de l’axe nord-sud224, doit pour sa part être encadré par un théâtre et un opéra. Ainsi, le caractère guerrier et militaire de l’Arc de Triomphe est assimilé à des représentations artistiques : lorsqu’il sort sur la Grande Avenue après avoir assisté à une pièce de théâtre ou à un opéra, le spectateur ne cesse pas pour autant d’être confronté dans l’espace aux multiples représentations du pouvoir. En l’occurrence, l’Arc de Triomphe, grâce à ses dimensions gigantesques et par sa proximité directe avec l’opéra et le théâtre qui l’encadrent, ne peut échapper au regard de l’individu, qui continue donc malgré lui à être un spectateur politique : en dehors même des édifices culturels construits par le pouvoir, il doit faire face, dans l’espace urbain, à une art-chitecture chargée de significations politiques. La disposition dans l’espace de tous ces bâtiments dédiés à la culture nous montre quel contrôle exerce le régime nazi sur l’ensemble des activités culturelles. Chaque lieu de culture devait être à proprement parler encadré par des bâtiments représentatifs du pouvoir (qu’il soit politique, militaire ou symbolique). Ainsi, la Grande Avenue correspond à l’institution d’un cadre spatial pour la culture : en couplant un édifice culturel à un édifice politique, Speer pose les limites de l’expression culturelle dans Germania. D’ailleurs, l’Île des Musées se révèle être le seul lieu de culture qui ne soit intégré à l’axe nord-sud ; au-delà de ce cas particulier, Speer ne prévoit aucun équipement culturel hors du noyau de la ville (sauf les équipements sportifs ainsi que le campus universitaire en raison de la superficie occupée, sur le plan, par chacun de ces ensembles architecturaux) : Speer intègre la culture dans l’espace du politique, de façon à ce que le politique puisse, en retour, l’influencer et la contrôler.

221 Cf. chapitre II, p. 25, et annexe numéro 7, p. 166. 222 SPEER, 1972, p. 186. 223 La localisation précise de ce bâtiment diffère selon les auteurs : REICHHARDT et SCHÄCHE (1984) le placent à l’est du Grand Bassin, tandis que LARSSON (1982) le situe à l’ouest du même bassin. La localisation donnée dans notre étude provient des Mémoires de Speer (1972), qui sont sûrement la meilleure source d’information possible. Par ailleurs, le nouvel Hôtel de Ville (d’une longueur de 450 mètres et d’une hauteur maximale de 60 mètres pour la partie centrale) devait aussi se trouver sur le côté ouest du Grand Bassin. 224 Cf. chapitre IV, p 78. 52 FOUQUERAY Victor_2009 Chapitre III / Les équipements culturels de Germania

Dans ses Mémoires, Speer affirme que le développement de tous ces lieux de culture devait permettre de donner vie à la Grande Avenue225. Mais après avoir examiné la localisation spécifique des édifices culturels prévus, il semble que nous puissions mettre en doute la vision de Speer : cette localisation figure plutôt la collusion entre la culture et le politique, opérée par la propagande, qui est au centre de la manipulation des masses par le régime nazi. Par ailleurs, nous savons que tous ces bâtiments ne donnèrent pas lieu à des projets prêts à être réalisés, et que seuls les projets des édifices voués à l’éternité furent véritablement mis au point : encore une fois, le politique l’emporte sur les autres domaines.

II. Les équipements sportifs : un enjeu politique.

A travers l’analyse des équipements sportifs prévus dans le cadre de Germania, nous pouvons réaliser à quel point le sport, en tant que sublimation du politique, est important pour le régime : celui-ci se sert du sport pour rassembler les foules et donner à chaque individu le sentiment d’appartenir à une communauté politique, celle du peuple allemand.

A. Les lieux dédiés au sport. Parmi les équipements sportifs planifiés par Speer, aucun n’est destiné à la pratique de sport individuel : au contraire, les installations sportives sont prévues pour des sport collectifs, et se résument à de gigantesque stades. Nous étudierons pour commencer le projet du stade de Nuremberg, et ensuite celui de l’Olympiastadion (Stade Olympique)226.

1. Le stade de Nuremberg : des dimensions révélatrices. Ce stade, même s’il fait partie des projets mis au point par Speer, n’a pas de rapport direct avec Germania ; cependant, les dimensions de cet équipement sportif nous permettent déjà de voir quelle importance revêt le sport pour le régime nazi. Le stade de Nuremberg est un projet que Speer réalisa lorsqu’il commença à travailler pour Hitler, vers 1933227. Ce stade fait partie du Reichparteitagsgelände (ensemble architectural formé par les bâtiments destinés au Congrès du Parti). Ses dimensions sont gigantesques : il doit mesurer 550 mètres de long, 460 mètres de large, et 100 mètres de haut (pour les gradins les plus haut placés), et doit permettre d’accueillir jusqu’à 400 000 spectateurs. Speer donne comme meilleur point de comparaison le Circus Maximus construit à Rome au premier siècle apr. J.-C., qui pouvait contenir entre 150 000 et 200 000 personnes228. Le stade de Nuremberg devait être achevé en 1945, donc relativement tôt en regard de la chronologie des réalisations architecturales nazies : cette échéance, ainsi que

225 SPEER, 1972, p. 181. 226 Cf. annexe numéro 8, p. 167. 227 SPEER, 1972, p. 41. Ce stade porte le nom de « Deutsches Stadion » (le même nom que portait initialement le Stade Olympique de Berlin ; cf. pages suivantes). 228 SPEER, 1972, p. 94. Le stade de Nuremberg peut aussi être comparé à la pyramide de Kheops, construite en 2500 av. J.- C. : celle-ci mesure 230 mètres de long pour une hauteur de 146 mètres. Son volume de 2 570 000 mètres cubes n’équivaut qu’au tiers du volume du stade de Nuremberg (8 500 000 mètres cube). FOUQUERAY Victor_2009 53 De Berlin à Germania : une mutation urbaine et politique

les dimensions du stade, montrent bien que le sport représente un outil essentiel pour le pouvoir, et pousse ce dernier à rapidement mettre en place des équipements qui lui sont dédiés.

2. Le Stade Olympique : le politique au cœur du sport. Ce stade fut initialement construit en 1913 pour accueillir les Jeux Olympiques d’été de 1916, mais ceux-ci furent annulés en raison de la Première Guerre mondiale, et le stade fut alors rebaptisé le Deutsches Stadion (« Stade Allemand »). En 1931, Berlin fut désignée pour organiser les Jeux Olympiques de 1936 : la tenue des Jeux dans la capitale allemande permit aux nazis d’utiliser le sport comme outil de propagande. C’est dans ce cadre que W. March229 fut chargé de procéder à la transformation du Stade Allemand en Olympiastadion, le « Stade Olympique » (stade qui, d’après le plan des boulevards circulaires, devait être desservi par le quatrième Ring) : ce nouveau stade offrait une capacité de 86 000 à 110 000 places selon la configuration choisie. L’intérêt principal de l’Olympiastadion réside dans le complexe auquel il est intégré : il fait en effet partie d’un ensemble architectural composé de quatre principaux éléments qui s’enchaînent de l’est vers l’ouest. Le premier de ces éléments est une grande place rectangulaire (disposée en longueur selon un axe est-ouest) destinée à concentrer le flux des piétons et à souligner la perspective du complexe sportif : elle place l’individu face à un enchaînement de bâtiments. Vient ensuite le stade lui-même, dont l’architecture est fortement inspirée de celle de stades gréco-romains : aujourd’hui encore, nous pouvons observer, le long des deux couloirs extérieurs qui bordent son enceinte ovale (l’un au niveau du rez-de-chaussée et l’autre à mi-hauteur du stade), des emplacements réservés à des flambeaux. L’architecture du Stade Olympique est, d’une façon générale, comparable aux constructions romaines (telles que les arènes de Nîmes), et permet de mesurer ici l’influence de l’architecture antique sur les réalisations architecturales nazies. Pour transformer le Stade Allemand en Stade Olympique, W. March voulait utiliser comme matériaux principaux le verre et le béton : mais Hitler s’y opposa230. Il semble que ce dernier ait donc voulu inscrire son stade dans une tradition antique, en employant non pas des matériaux modernes, mais essentiellement de la pierre (plaçant ainsi l’Olympiastadion dans le haut du classement effectué par L.O. Larsson231). Cette imitation du style antique s’observe par ailleurs dans la construction d’une Waldbühne (réalisée en même temps que la rénovation du stade) : l’architecture de ce « théâtre de plein-air », situé dans l’enceinte du stade, est elle directement inspirée du ème théâtre grec d’Epidaure, construit au IV siècle av. J.-C. Dans le prolongement du stade se trouve le Maifeld (« Champ de Mai ») : une surface rectangulaire (disposée en largeur) comparable à une plaine qui peut servir, outre à la pratique de certains sports, à l’organisation de défilés militaires. Le stade est en effet le lieu d’activités sportives, mais aussi celui de manifestations politiques : le régime profite de ce que des foules immenses viennent assister aux évènements sportifs pour organiser des parades militaires et des discours de propagande. Le Maifeld est bordé d’une large tribune ayant une capacité totale de 40 000 places (dont la partie centrale, réservée à Hitler, est longue de 75 mètres). Face à cette tribune, situées de l’autre côté du Champ

229 Werner March (1894-1976), architecte allemand ; il procèdera lui-même, après la Seconde Guerre mondiale, à la restauration de ce stade, en partenariat avec les forces alliées. 230 LARSSON, 1982, p. 28. 231 Cf. chapitre II, p 50. 54 FOUQUERAY Victor_2009 Chapitre III / Les équipements culturels de Germania

de Mai, se trouvent deux sculptures réalisées par J.Wackerle232 qui représentent des cavaliers debout à côté de leurs chevaux dont ils tiennent les rênes. Ces sculptures, orientées vers la tribune officielle, symbolisent le pouvoir de l’être humain sur la nature, et la posture rigide des chevaux expriment leur subordination à Hitler. Sous cette même tribune (qui compte plusieurs étages), une partie de l’étage intermédiaire est occupée par la Langemarckhalle,salle dédiée à la jeunesse allemande tombée sur les champs de bataille durant la Première Guerre mondiale233. La présence de cette Langemarckhalle dans l’enceinte du Stade Olympique introduit un élément politique dans ce qui est initialement un équipement sportif . L’aspect politique du site est définitivement souligné par la présence d’une tour haute de 78 mètres, qui vient clore l’ensemble architectural formé par les divers éléments du complexe Olympique. Cette tour est le prolongement vertical de la Langemarckhalle, qu’elle traverse en son centre : surplombant le stade, elle inscrit dans l’espace l’hommage porté aux héros militaires de l’Allemagne ; cet hommage se faisait retentissant lorsque sonnait la cloche de 9, 6 tonnes suspendue au sommet de la tour234. Six autres tours se trouvent dans l’enceinte du Stade Olympique : chacune d’entre elles représente l’une des six tribus germaniques, dont elle porte le nom235. Ces tours doivent avant tout symboliser l’union de l’Allemagne sous le national-socialisme, en faisant référence aux peuples qui, selon Hitler, fondèrent la race nordique236. Le stade, lieu initialement dédié au sport, est donc investi par le politique : il convient maintenant d’analyser la relation qui peut être faite entre le sport et le politique.

B. Le sport : une sublimation du politique. Ce n’est pas un hasard si le régime nazi utilisa le sport comme outil de propagande, en tant qu’il est une représentation du politique : Hitler lui-même le considérait fondamental dans son dispositif idéologique.

1. Le sport comme représentation du combat politique. Sur un plan symbolique, la pratique du sport présente des similitudes avec l’exercice de la politique. Tout d’abord, le sport oppose deux équipes, donc deux identités distinctes : la confrontation des identités est ce qui fonde le politique, qui est une opposition entre deux ou plusieurs imaginaires (comme par exemple « la droite » et « la gauche » en France). Dans un sport collectif, l’identité d’une équipe est définie, outre par ses caractéristiques propres, grâce à ses différences avec l’équipe adverse. Ce qui se joue dans le sport est comparable aux luttes entre les dirigeants de partis adverses : dans les deux cas, il s’agit d’une violence symbolique. Les contacts parfois violents entre les joueurs peuvent être comparés aux « coups » politiciens et aux « formules » dont ils usent pour critiquer et dévaluer les imaginaires politiques de leurs concurrents. De plus, l’esprit de groupe présent

232 Joseph Wackerle (1880-1959). Cf. annexe numéro 9, p. 168. 233 Cette salle, qui tire son nom de la ville de Langemarck (en Flandre occidentale), abritait sous le régime nazi les drapeaux des 76 régiments ayant pris part aux combats dans cette ville. 234 La tour fut détruite par les Anglais en 1947 car elle menaçait de s’effondrer. Reconstruite par la suite, elle abrite actuellement une nouvelle cloche pesant 4, 5 tonnes. Cf. annexe numéro 9, p. 168. 235 Ces tours sont groupées par deux et forment, autour du stade, un triangle orienté vers l’est. 236 Ces tribus sont les Bavarois, les Franconiens, les Suèves, les Frisons, les Saxons, et enfin les habitants de la Prusse, considérés comme une tribu germanique à part entière. FOUQUERAY Victor_2009 55 De Berlin à Germania : une mutation urbaine et politique

au sein d’une équipe de sport est comparable à l’idéal réunissant les membres d’une même famille politique : que ce soit dans une équipe sportive ou un parti politique, les individus qui les constituent sont tous animés par le même désir de gagner, qu’il s’agisse de la victoire sur l’équipe adverse dans le cadre d’un match, ou de la prise du pouvoir dans le cadre d’une élection. Mais ce qui distingue principalement le sport de la politique, c’est l’usage des mots : alors que le débat politique revient à exprimer, grâce à la parole, des imaginaires politiques, le sport est fondé sur l’expression corporelle. Les mots ne sont plus utiles dans le sport sauf pour le capitaine d’une équipe qui s’en sert pour commander et ordonner l’action collective : c’est l’usage principal que firent les nazis de la langue, et qui vise à entraîner une action sans pour autant lui donner du sens. La violence sportive est parfois réelle, mais elle recouvre dans le régime nazi un aspect politique, en tant que le sport est considéré comme une préparation à la défense du pays, ce que vient rappeler la statue de la déesse de la Victoire. Initialement placée à l’entrée du stade, cette statue présente un mélange entre des éléments à la fois grecs (la robe de la statue est sculptée d’après des modèles antiques) et allemands (dans sa main, la déesse tient une branche de chêne, le symbole allemand de la victoire ; par ailleurs, elle foule à ses pieds un serpent représentant les ennemis du Troisième Reich) : cette déesse de la Victoire est une « Athéna Niké Allemande ». Dans le cadre d’une préparation physique pour la défense de la patrie, le régime nazi prôna la culture du corps, et plus particulièrement du corps musclé, sublimé par la représentation du soldat aryen. Deux autres statues présentes dans l’enceinte du Stade Olympique, intitulées « les Coureurs de Relais », témoignent de l’importance du corps à la fois pour la pensée de race, sur laquelle se fonda notamment l’idéologie nazie, mais aussi pour les enjeux politiques et militaires que la pratique du sport représente. L’un des coureurs de relais tient dans sa main une branche de chêne, à l’instar de la déesse de la Victoire, tandis que l’autre brandit le bâton de relais dans une posture rappelant un soldat maniant son fusil. Ces deux statues sont tellement monumentales, austères (elles comportent peu d’ornements et de détails) et uniformes (à la fois dans le matériau et son traitement), qu’elles ressemblent, de loin, à deux colonnes : elles sont une représentation de l’homme supérieur aryen que chaque Allemand devait devenir sous le Troisième Reich, et ce notamment grâce au sport qui permet de sculpter le corps pour qu’il corresponde aux critères esthétiques nazis237.

2. L’importance idéologique du sport. Hitler lui-même considérait le sport comme un fondement idéologique de son régime, en le comparant aux pratiques de l’Antiquité : « C’est en notre siècle seulement que la jeunesse, par le sport, se rapproche des idéaux grecs. Les siècles précédents ont bien négligé le corps. Mais, en cela, notre époque se différencie de toutes les autres époques depuis l’Antiquité »238. Ces propos enrichissent donc le caractère symbolique du Grand Bassin destiné aux baignades publiques239, et nous éclairent aussi sur la signification des « thermes romains » qui doivent se situer au sud de la Grande Avenue, tout près de la Gare du Sud. Le Grand Bassin comme les thermes sont destinés au culte du corps aryen, et ces deux projets s’inscrivent dans la pensée völkisch : le journal Völkisch Nudism encourageait à l’époque la baignade nudiste qui, avant même la Première Guerre mondiale, était devenu 237 Cf. annexe numéro 9, p. 168. 238 SPEER, 1972, p. 132. 239 Cf. p. 59. 56 FOUQUERAY Victor_2009 Chapitre III / Les équipements culturels de Germania

un phénomène populaire et courant240. Mais au-delà d’un simple fondement idéologique, le sport, en tant qu’il peut être considéré comme une guerre symbolique, devait être mis en valeur dans le Troisième Reich. Ainsi, Hitler (en parlant du stade de Nuremberg) déclara qu’« en 1940, les Jeux Olympiques auront encore lieu dans un autre pays, à Tokyo. Mais ensuite, ils auront lieu pour toujours en Allemagne dans ce stade »241. Par conséquent, une importance particulière est donnée aux manifestations sportives qui mettent en confrontation différents pays, et non plus seulement différentes équipes d’un même pays : en effet, de telles manifestations mettent symboliquement « en compétition » les identités politiques des nations du monde. D’ailleurs, la transformation du « Stade Allemand » en « Stade Olympique » traduit le passage à un niveau international : dans son arène, sportive mais aussi politique, le stade devait pouvoir accueillir les athlètes du monde entier pour les confronter à la puissance des sportifs allemands (sur le même principe que l’opposition entre le Musée Germanique et le Musée d’Ethnologie mais sportivement, non plus artistiquement)242. Hitler, en déclenchant la Seconde Guerre mondiale, dépassa ce symbolisme pour entrer dans le réel : la domination ne devait pas être seulement sportive, mais militaire et politique. Cependant, la représentation du pouvoir et de la race que permet le sport (d’après les idéaux nazis) légitime certaines décisions du Führer qui accordent davantage d’importance à la guerre symbolique par le sport qu’à la guerre réelle par les armes. Speer rapporte ainsi dans ses Mémoires des propos révélateurs de Hitler qui, évoquant le coût du stade de Nuremberg (estimé entre 400 et 500 millions d’euros), établit la comparaison suivante : « Cela fait moins que deux navires de guerre du type Bismarck. Or, un cuirassé peut être détruit en un instant, ou au bout de dix ans n’être plus qu’un tas de ferraille. Cet édifice, lui, sera encore debout dans des centaines d’années »243. A travers cette comparaison, nous pouvons réaliser le poids du rôle joué par le sport dans le régime nazi : son importance semble dans cet exemple être supérieure au développement de la flotte de guerre allemande. Outre ces équipements culturels et sportifs, le plan d’aménagement de Speer prévoyait la construction d’un gigantesque campus universitaire, nommé Hochschulstadt, dont l’analyse architecturale permet d’y déceler la présence d’enjeux politiques.

III. La Hochschulstadt : l’éducation au service du pouvoir.

La Hochschulstadt , le campus universitaire planifié par Speer, correspond à un secteur géographique où sont rassemblées les écoles supérieures du Reich : cette sectorisation permet à l’architecte de Hitler de dessiner un véritable ensemble architectural244. Nous

240 MOOSE, 2008, p. 207. 241 SPEER, 1972, p. 97. 242 Cf. p. 56. 243 SPEER, 1972, p. 95. 244 Sur le même principe que l’Île des Musées (cf. p. 54). FOUQUERAY Victor_2009 57 De Berlin à Germania : une mutation urbaine et politique

analyserons tout d’abord son aménagement, et verrons ensuite les diverses significations politiques qu’il revêt.

A. Un lieu d’éducation couplé à des instituts de recherche. Devant être située à l’extrême ouest de Germania, la Hochschulstadt, qui est composée de plusieurs bâtiments, marque la fin de l’axe est-ouest. Elle devait par ailleurs être construite à proximité d’instituts de recherche : ainsi, les enseignements devant y être dispensés devaient ensuite pouvoir être mis au service de la recherche scientifique.

1. Un complexe architectural. Le projet de la Hochschulstadt donna lieu, à l’automne 1937, à un concours ouvert à tous les architectes allemands (dont les architectes du service d’urbanisme de Berlin), ainsi qu’à d’autres architectes invités à titre personnel par le GBI. Dans le règlement du concours, il était stipulé que la Hochschulstadt, en tant qu’elle représentait l’entrée ouest de la capitale du Reich, devait être composée d’édifices à l’allure monumentale. Par conséquent, le style et les matériaux utilisés se devaient de « répondre à une demande immédiate, mais d’être aussi les témoins d’un grand passé, pour les siècles à venir »245. Nous retrouvons à travers cet énoncé l’idée du lien entre à la fois le passé, le présent et l’avenir, dont la ville de Germania devait être représentative246. Cependant, avant même le lancement du concours, les services de Speer conçurent un avant-projet qui influença tous les participants : celui-ci organisait les bâtiments composant le campus universitaire autour d’un axe linéaire principal et nombre de ces édifices présentaient des colonnades ainsi que des salles hypostyles (salles avec un plafond maintenu par des colonnes). Par ailleurs l’entrée ouest de l’université était aménagée autour de plusieurs places sur lesquelles se dressaient des tours. L’organisation d’un concours par le GBI lui permit uniquement de glaner de nouvelles idées pour procéder à l’aménagement définitif de l’université : aucun des projets présentés par les participants au concours ne fut retenu, et le GBI élabora lui-même la maquette finale. Sur cette maquette, les différents bâtiments de la Hochschulstadt sont disposés de part et d’autre d’une avenue aussi large qu’une place, qui est délimitée par deux séries de deux tours : celles-ci sont les repères architecturaux qui indiquent l’emplacement de l’université. L.O. Larsson établit une comparaison intéressante entre la Hochschulstadt et l’université de Rome247 qui fut construite entre 1932 et 1935 : le caractère représentatif de cette dernière, tout comme celle de Germania, tend à élever l’éducation au rang d’enjeu politique. Comportant un portique à son entrée, elle est structurée par une vaste avenue autour de laquelle les différents bâtiments sont répartis symétriquement : la symétrie et l’axialité sont deux outils utilisés par les régimes de Mussolini et de Hitler pour représenter, dans l’espace, l’idée de prestige.

2. Une localisation en lien avec des instituts de recherche. La Hochschulstadt devait être construite à proximité de plusieurs instituts de recherche stratégiques, auxquels la relie le quatrième boulevard circulaire (Ring) : il s’établit donc une

245 LARSSON, 1982, p. 151. 246 Cf. chapitre II, p. 46. 247 LARSSON, 1982, p. 155. 58 FOUQUERAY Victor_2009 Chapitre III / Les équipements culturels de Germania

relation, dans l’espace, entre d’une part les enseignements dispensés dans l’université de la capitale du Reich, et de l’autre des enjeux politiques et militaires. Plusieurs instituts devaient être construits au sud du campus universitaire, qui étaient tous destinés à faire progresser la technique et l’armement militaires : un Institut technique de l’Armement, un Institut de l’Armée de l’Air et enfin un Institut de la topographie militaire. Le complexe architectural formé par ces bâtiments, comme la quasi-totalité des projets de Speer, ne fut pas réalisé : seul l’Institut technique de l’Armement, dessiné par H. Malwitz248, donna lieu à un début de réalisation249. Le 27 novembre 1937 eut lieu la pose de la première pierre de cet institut : cette date marque l’importance stratégique de tels instituts de recherche militaire pour le régime hitlérien (qui se développe à partir de l’année 1933) qui fonde sa puissance sur la qualité de son armée. Par comparaison, la construction de l’axe nord-sud devait quant à elle être achevée 1942 et celle du quartier d’habitation planifié par Speer devait seulement débuter en 1950, soit 13 ans après le début des travaux pour l’Institut technique de l’Armement250. Nous pouvons ici réaliser à quel point l’aspect militaire du régime prône sur l’ensemble des autres considérations (organisation des transports, construction de logements, etc.). Mais concernant la Hochschulstadt, c’est la présence d’un édifice particulier qui en souligne définitivement le caractère politique : la Langemarckhalle.

B. La Langemarckhalle, signifiant politique de la Hochschulstadt. La Langemarckhalle est une salle des fêtes située dans la Hoschulstadt, à l’ouest du campus : l’étude de son architecture permet d’approfondir le lien entre esthétique et politique qui est au cœur du projet Germania.

1. Une architecture spécifique pour un édifice politique. Devant être placée sur un promontoire, au centre de l’immense place qui clôt l’avenue principale de l’université, la Langemarckhalle surélevée ferme donc la perspective offerte par l’enchaînement des différents édifices251 de la Hochschulstadt . H. Dustmann, qui travaillait sur ce projet, en réalisa deux maquettes sensiblement identiques, où l’édifice repose sur un bloc massif divisé en quatre blocs d’angles par plusieurs séries d’escaliers ; chaque bloc d’angle est surmonté de colonnes, ce qui donne à la Langemarckhalle l’aspect d’un ouvrage fortifié252. L’intérêt de ce bâtiment réside à la fois dans son architecture et dans sa localisation. Son architecture, austère et massive, tranche avec celle des autres éléments de l’université, qui eux sont caractérisés par une verticalité marquée (chose rare dans l’ensemble des projets mis au point par le GBI). De façon plus générale, son allure de fortification dote la Hochschulstadt d’une construction d’un type quasi-militaire. De plus, en tant que lieu de réunion pour tous les étudiants, ce bâtiment devait se trouver sur la plus grande place du complexe universitaire et en même temps le surplomber : l’endroit où se rencontrent les étudiants est donc partiellement plongé dans l’ombre de la Langemarckhalle. Cependant, 248 Hans Malwitz (1891-1987). 249 Cf. chapitre V, p. 102, pour voir ce qu’il est advenu de ce bâtiment. 250 Cf. chapitre VI, p. 131. 251 LARSSON, 1982, p. 160. 252 L.O. Larsson remarque que ce projet présente des similitudes avec le monument érigé à la gloire de Frédéric le Grand dessiné par David Gilly (1748-1808) dans un style néo-classique, en 1796 (cf. annexe numéro 10, p. 169). FOUQUERAY Victor_2009 59 De Berlin à Germania : une mutation urbaine et politique

c’est le nom même de cet édifice qui montre au mieux qu’une fois de plus, l’architecture doit servir de représentation au pouvoir, et ce jusque dans les lieux d’enseignement : ce nom fait référence à un événement militaire et politique de l’histoire allemande dont l’un des éléments architecturaux qui composent le Stade Olympique est lui aussi commémoratif253. Il s’établit donc un lien de nature politique entre des ensembles architecturaux aux fonctions différentes : l’un dédié à l’activité sportive, physique, et l’autre à l’activité intellectuelle. Dans la Hochschulstadt, le pouvoir est représenté par cet édifice qui la domine dans son ensemble : le poids politique de la Langemarckhalle (avec ses connotations historiques, politiques et militaires) pèse symboliquement sur les étudiants.

2. Un lieu dédié à l’entretien de l’idéologie nazie. La Hochschulstadt est le lieu où le régime peut tendre à façonner les esprits selon son imaginaire politique et ses préceptes idéologiques. L’enjeu est de taille : réussir à entretenir le mouvement national-socialiste, et ce grâce à la formation politique des générations futures. L’expression de « révolution allemande », que Hitler utilisa fréquemment pour désigner le but de son propre parti politique, apparut pour la première fois dans les ème universités : au début du 19 siècle, des groupes d’étudiants se formèrent, tel que « le Mouvement de la Fraternité » à l’université de Berlin, dont le but principal consistait à propager leur conception de la culture allemande254, ainsi que d’encourager tous les jeunes Allemands à développer leur corps pour pouvoir combattre en faveur de leur pays. Après 1918, l’élite de la jeunesse bourgeoise resta cette avant-garde nationaliste prônant une révolution germanique, dans l’esprit des penseurs völkisch. La Hochschulstadt représente justement un cadre prestigieux à l’éducation de cette jeunesse qui avant tout le monde se battit pour des idéaux devenus ensuite ceux du parti nazi. Le système éducatif, qui sous le régime hitlérien permet d’inculquer aux élèves les principes nazis (pensée de race, antisémitisme, etc.), fait de l’université de la capitale du Reich un lieu de propagande spécialement destinée à la formation idéologique des esprits ; et l’architecture doit elle aussi servir à leur mise en forme. La Langemarckhalle revêt alors un nouvel aspect : cet édifice chargé de significations politiques, en ouvrant la perspective donnant sur l’axe est-ouest de Germania, indique la direction à suivre pour aller admirer le Grand Dôme, qui est la représentation suprême du pouvoir nazi. L’université symbolise donc un renouveau, et ce à deux niveaux de lecture différents : au niveau spatial, la Hochschulstadt marque l’entrée de Germania, qui est une nouvelle ville ; au niveau politique, cette université correspond au lieu où la « révolution allemande » doit naître, grâce à une jeunesse formée à l’idéologie nazie. Par ailleurs, la jeunesse nazie fut aussi formatée idéologiquement dans les rangs des « Jeunesses Hitlériennes » : destinée à former des soldats aryens prêts à servir loyalement le Troisième Reich, cette organisation exista entre 1922 et 1945255. Ici, il ne s’agit donc plus d’une éducation seulement scolaire, mais aussi physique, toutes deux motivées par l’unique volonté de pérenniser le régime politique nazi ainsi que son idéologie. Speer avait d’ailleurs prévu la construction d’un grand foyer de la Jeunesse Hitlérienne : sur le plan de

253 Une salle dédiée aux jeunes soldats allemands qui sont morts durant la Première Guerre mondiale (cf. p. 63). 254 Ce « Mouvement de la Fraternité » est composé de nombreux groupes disséminés dans diverses universités. En 1871, toutes les « Fraternités » se réunirent dans le château de Wartburg afin de brûler les livres « étrangers » qui selon elles empoisonnaient la véritable culture du Volk (in : MOOSE, 2008, p. 44). 255 Hitlerjugend en allemand. 60 FOUQUERAY Victor_2009 Chapitre III / Les équipements culturels de Germania

Germania, ce foyer jouxte la Kunsthalle (Musée d’Art256) qui elle-même est placée à l’est du secteur des musées, le long de l’axe est-ouest. En localisant ce Foyer de la Jeunesse Hitlérienne à proximité directe de la Kunsthalle, Speer procède à la mise en rapport, dans l’espace, des futurs défenseurs de la Grande Allemagne avec les sublimations esthétiques de leur patrie. Mais si la localisation de ce foyer est révélatrice, son architecture l’est tout ème 257 autant : elle doit imiter le style d’une ferme de l’Allemagne du Nord au 18 siècle . Or, faire se rassembler la jeunesse allemande dans un édifice de style rural correspond tout à fait à l’idée fondatrice du mouvement völkisch dont est issu le nazisme : encourager les Allemands à opérer un retour à leurs racines rurales, pour que tous se reconnaissent issus d’une même terre allemande258. L’architecture du Foyer de la Jeunesse Hitlérienne est un signe qui montre que le régime s’appuyait particulièrement sur les jeunes générations pour atteindre son but : celui de créer une communauté aryenne dominant les autres « races ». Le projet de la Hochschulstadt n’en revêt alors que plus de signification, en ce qu’il est lui aussi le lieu de formation de la jeunesse, mais d’une jeunesse d’un âge plus avancé déjà (la Hochschulstadt est une université), chez laquelle la conscience politique est supposée plus aiguë, et représente, dans un certain sens, un véritable potentiel opportunément mis à contribution par le régime. Les divers édifices culturels prévus dans le plan de Germania ne correspondent pas à la culture au sens d’ouverture sur la richesse artistique et intellectuelle du monde entier : au contraire, les lieux de culture (musées, stades ou universités) doivent être des lieux de culte des idéaux nazis. L’architecte de Hitler organise l’espace selon un processus de pérennisation du pouvoir : le travail de Speer revient à montrer spatialement pour démontrer politiquement. Dans cette perspective, la formation intellectuelle et aussi corporelle de la jeunesse allemande représente un enjeu politique fondamental pour assurer au pouvoir une longévité historique. Nous avons par ailleurs pu remarquer que le politique est souvent exprimé, architecturalement parlant, par des édifices militairement connotés (la Langemarckhalle, dans l’enceinte du Stade Olympique et du campus universitaire, ou encore l’Arsenal sur l’Île des Musées) : ce sont là les prémices de l’inscription d’une culture guerrière dans l’espace public et par l’architecture. Cette culture particulière, centrale dans le système à la fois idéologique et politique de Hitler, fait l’objet de notre prochain chapitre.

256 Ce musée, dessiné par Gotthold Nestler et Richard Ermisch (1885-1960) dans un style sobre et massif, présente notamment deux colonnes sculptées et dressées à l’entrée du bâtiment, ainsi qu’une corniche ornée de motifs représentant des svastikas, autre appellation des croix gammées (in : LARSSON, 1982, p137). Il s’agit peut-être là du seul bâtiment exhibant ce motif, bien qu’il soit le symbole fondamental du mouvement nazi. 257 LARSSON, 1982, p. 137. 258 Cf. chapitre II, p. 45. FOUQUERAY Victor_2009 61 De Berlin à Germania : une mutation urbaine et politique

Chapitre IV / L’Arc de Triomphe et le Mémorial du Soldat

L’Arc de Triomphe et le Mémorial du Soldat sont deux édifices qui inscrivent, dans l’espace public, la culture guerrière du régime nazi. Ces édifices sont des monuments, car ce sont des constructions qui doivent sublimer le caractère militaire du nazisme : ils sont porteurs d’une identité fondamentalement politique259. Hitler et Speer, en choisissant de placer l’Arc de Triomphe et le Mémorial du Soldat le long de la Grande Avenue, voulaient donner un visage spécifique à la ville, caractérisé par un style monumental. Le réaménagement de Berlin et son passage à l’état de ville moderne, s’il correspond à la construction de tels édifices, doit aussi être replacé dans le contexte architectural mondial, afin de voir en quoi Germania présente des similitudes avec les divers courants architecturaux et urbanistiques de l’époque. Pour étudier ces deux édifices prévus dans le plan de Germania, nous commencerons par en faire une description, avant d’appréhender leurs significations politiques. Enfin, nous verrons dans quelle mesure l’Arc de Triomphe et le Mémorial du Soldat expriment un rapport violent au monde, par l’architecture : il conviendra d’examiner en quoi les projets de Speer se distinguent des projets architecturaux développés dans d’autres pays à la même époque, ou, au contraire, y ressemblent.

I. Deux monuments qui structurent Germania.

L’Arc de Triomphe et le Mémorial du Soldat sont deux bâtiments qui, à travers leurs dimensions et leurs localisations, structurent le paysage urbain de Germania : pour les étudier, nous procèderons tout d’abord à leur description.

A. L’Arc de Triomphe : le poids du politique dans la ville. L’Arc de Triomphe présente des dimensions gigantesques qui lui offrent une visibilité exceptionnelle dans le paysage urbain de Germania : seules les dimensions du Grand Dôme tiennent la comparaison avec cet édifice.

1. Un édifice gigantesque figurant le militarisme du régime. Avec une profondeur de 119 mètres, une largeur de 170 mètres et une hauteur de 117 mètres, l’Arc de Triomphe totalise un volume de 2 366 000 mètres cubes (ouverture de l’arc comprise, qui mesure 80 mètres de diamètre) : il aurait ainsi pu contenir 49 fois le volume de

259 Un monument est aussi bien politique que porteur d’une identité, en ce qu’il résulte de décisions prises par les institutions qui exercent un pouvoir sur la ville. Il est donc à la fois médiation et sublimation (in : LAMIZET, 2002, p. 77 et 80). 62 FOUQUERAY Victor_2009 Chapitre IV / L’Arc de Triomphe et le Mémorial du Soldat

l’Arc de Triomphe de l’Etoile à Paris260. Ce bâtiment est un tétra-pylône qui est situé au sud de la Grande Avenue (dont les voies de circulation le traverse) ; une construction semblable à la Porte de Brandebourg, et donc à échelle humaine261, devait en outre être réalisée entre les deux pylônes sud de l’édifice, ce qui met en valeur la hauteur de l’Arc de Triomphe auquel elle est intégrée. Au sommet de cet Arc, à environ 100 mètres au-dessus de l’axe nord-sud, une plate-forme aménagée (de 140 mètres de large sur 90 mètres de long262) devait permettre d’admirer l’enchaînement des divers éléments architecturaux placés tout au long de la Grande Avenue, et particulièrement en regardant vers le nord en direction du Grand Dôme. Par ailleurs, des essais techniques furent réalisés à Berlin, à l’endroit où devait s’élever l’Arc de Triomphe. Entre avril et novembre 1941, un gigantesque bloc de béton fut construit, le Schwerbelastungskörper 263, afin de tester la résistance du sol quant au poids du futur édifice. Ce bloc de béton de forme cylindrique est divisé en deux parties : l’une au-dessus du sol, qui mesure 14 mètres de haut pour un diamètre de 21 mètres, et une partie enterrée de 18 mètres de profondeur et de 10 mètres de diamètre. Le Schwerbelastungskörper pèse 12 650 tonnes et exerce une pression de 72 tonnes par mètre carré : cette construction s’affaissa de plus de 19 centimètres en cinq ans, dépassant donc la limite de deux centimètres, fixée par les ingénieurs du GBI, et au-delà de laquelle la réalisation de l’Arc de Triomphe aurait été compromise (il semble donc que malgré le budget et les moyens quasi- illimités du GBI, des obstacles liés à la composition du sol et à d’autres facteurs naturels auraient empêché la construction de certains des édifices du plan Germania).

2. Un monument synonyme de revanche politique. L’histoire de la planification de cet Arc est révélatrice des enjeux politiques qui sous- tendent la réalisation du projet Germania : pour Hitler, la construction de l’Arc de Triomphe représentait une victoire politique, après des années passées à lutter au sein du N.S.D.A.P., un groupuscule devenu ensuite le parti unique d’un régime totalitaire. Les premières esquisses de l’Arc de Triomphe ne résultent pas du travail de Speer : ce dernier s’est inspiré de dessins que Hitler a lui-même réalisés dans les années 1920264. Le futur Führer de l’Allemagne avait donc rêvé, et ce dès les premières années de son engagement en politique (le N.S.D.A.P. fut fondé le 8 août 1920), de construire des bâtiments représentatifs du nouveau régime qu’il voulait mettre en place : « le nouveau Reich se construira lui-même ses nouveaux édifices »265. L’architecture est donc utilisée par Hitler dans le but de représenter la nouvelle identité politique de l’Allemagne : ce rapport entre esthétique et identité politique est par ailleurs présent dans tous les croquis réalisés par Hitler, qui, avant de faire une carrière politique, voulait devenir un artiste. Il échoua deux années de suite au concours d’entrée de l’Académie des Beaux-Arts de Vienne, en 1907 et 1908, mais son aspiration à devenir artiste s’est traduite par de nombreux tableaux et 260 SPEER, 1972, p. 692. 261 La Porte de Brandebourg mesure 26 mètres de haut, 65, 5 mètres de large, et 11 mètres de profondeur. Cf. annexe numéro 21, p. 180. 262 SPEER, 1985, p. 115. 263 Le Schwerbelastungskörper fut construit par l’entreprise Dyckerhoff und Widmann à partir d’avril 1941. Depuis 1995, il est un site protégé au titre de patrimoine historique (cf. annexe numéro 13, p. 172). 264 SPEER, 1972, p. 58. Cf. annexe numéro 11, p. 170. 265 Citation de Hitler extraite d’un discours du 2 août 1938 (in : SPEER, 1972, p. 695). FOUQUERAY Victor_2009 63 De Berlin à Germania : une mutation urbaine et politique

autres dessins. Speer disposait pour son travail d’un carnet d’esquisses de Hitler où celui- ci avait tracé les grandes lignes des projets architecturaux qu’il voulait réaliser : il fut frappé par le fait que « ces dessins se trouvaient souvent mêlés à des esquisses d’armes ou de bateaux de guerre »266. Speer rapporte aussi que « les installations défensives du Mur de l’Atlantique furent prévues jusque dans les moindres détails par Hitler lui-même : il dessina même les plans des différents types de bunker »267. Ainsi, il semble que la politique et l’esthétique aient toujours été liées pour Hitler, et ce, peut-être en raison de son ambition artistique qui se transforma en ambition politique ; sûrement pourrions-nous avancer que Hitler, une fois devenu le Führer de l’Allemagne, fondait la réalisation d’œuvres d’art sur une légitimité politique (ce qui bien sûr doit être nuancé par le fait que le parti nazi devint le parti unique et que Hitler cumula rapidement les pleins pouvoirs en Allemagne), et non pas sur une légitimité artistique. Hitler employa donc son pouvoir politique pour s’ériger en figure d’artiste dictateur : l’art devint dès lors un outil pour un pouvoir à l’aspect militaire fortement marqué, ce dont l’Arc de Triomphe est parfaitement représentatif. Si nous pouvons parler d’une revanche politique au cœur de l’érection de cet Arc, il semble que cette revanche soit aussi personnelle pour Hitler : la revanche d’un homme qui des années durant s’est battu politiquement sans parvenir à quelque résultat électoral que ce soit, avec à ses côtés uniquement de rares collaborateurs. Mais une fois au pouvoir, Hitler projette des réalisations architecturales qui pour lui représentent un achèvement avant tout personnel, et dont il s’imaginait qu’il ne serait jamais en capacité de les construire. Mais le fait que Hitler ait prévu la construction d’un tel Arc de Triomphe avant même son accession au pouvoir peut être considéré comme un indice de la politique militaire et violente qu’il mènera par la suite, seul à la tête de l’Allemagne. Speer écrit à ce propos : « En pleine paix, il [Hitler] commença, tout en protestant qu’il était disposé à s’entendre avec tous les peuples, à réaliser des projets en relation évidente avec des prétentions à une hégémonie militaire »268. En plus de cet Arc de Triomphe, le Mémorial du Soldat inscrit lui aussi une représentation de la culture guerrière du régime nazi dans l’espace public.

B. Le Mémorial du Soldat : glorifier les victoires guerrières. Le Mémorial du Soldat, tout comme l’Arc de Triomphe, est un monument dédié à la glorification de l’Allemagne en tant que nation guerrière, cependant que l’accent est mis sur un aspect temporel : cet édifice opère une redéfinition du passé historique du pays qui, dans sa chronologie, prend uniquement en compte les victoires militaires allemandes.

1. Un bâtiment massif qui se veut solennel. Selon Speer, le Mémorial du Soldat dessiné par W. Kreis ressemble à un « gigantesque cube »269 : long de 250 mètres, large de 90 mètres et haut de 83 mètres, le Mémorial du Soldat est un véritable bloc, posé dans la partie nord de l’axe nord-sud de Germania. Sa façade, qui donne directement sur la Grande Avenue, est uniquement composée d’une longue colonnade : il est intéressant de noter que les colonnes ne sont que très rarement utilisées en tant que telles parmi l’ensemble des projets mis au point par Speer et ses architectes du GBI. Les colonnes sont plutôt intégrées à l’édifice même sous forme de 266 SPEER, 1972, p. 58. 267 SPEER, 1972, p. 603. 268 SPEER, 1972, p. 104. 269 SPEER, 1972, p. 184. 64 FOUQUERAY Victor_2009 Chapitre IV / L’Arc de Triomphe et le Mémorial du Soldat

pilastres, pour donner aux bâtiments un aspect plus massif270. Dans le cas du Mémorial du Soldat cependant, W. Kreis décida d’utiliser une colonnade sous sa forme traditionnelle : nous pouvons faire l’hypothèse que cet emploi traduit la volonté d’attribuer à cet édifice un caractère solennel. Par ailleurs, l’utilisation de la colonne comme élément architectural décoratif permet à W. Kreis de différencier la façade (la partie d’un bâtiment qui donne sur l’espace public) du reste de son édifice, massif et dépourvu de tout ornement.

2. Un lieu exposant les victoires militaires de l’Allemagne. Le Mémorial du Soldat a pour vocation d’accueillir divers objets, tous représentatifs des succès militaires allemands, qu’ils appartiennent à une époque depuis longtemps révolue, qu’ils soient au contraire contemporains du déroulement de la Seconde Guerre mondiale, ou bien encore qu’ils soient des succès à venir. A l’intérieur de l’édifice se trouve un grand hall qui est composé de profondes voûtes en berceau, comme il est possible d’en voir dans les nefs de nombreuses églises. Ce hall est avant tout dédié à l’organisation de commémorations, et d’après les dimensions générales du bâtiment nous pouvons imaginer que sa capacité d’accueil aurait été relativement importante : c’eût été le lieu officiel de rassemblement des hauts responsables du régime nazi à l’occasion des dates anniversaires de diverses victoires militaires allemandes. Le hall doit aussi être une salle des trophées : tout comme la salle de la Langemarckhalle comprise 271 dans le complexe de l’Olympia Stadion , l’exposition de trophées militaires revêt ici une fonction commémorative importante (le trophée en lui-même étant traditionnellement l’objet représentatif de la victoire militaire). Ainsi, Hitler ordonna à l’époque que le premier objet qui devait être exposé dans cette salle soit le wagon-restaurant272 où furent scellés, respectivement en 1918 et en 1940, la défaite de l’Allemagne marquant la fin de la Première Guerre mondiale et l’effondrement de la France face aux forces armées allemandes au cours de la Seconde Guerre mondiale273 : nous retrouvons la notion de revanche politique, exprimée ici à travers l’exposition d’objets ayant marqué l’histoire militaire de l’Allemagne. Concernant le Mémorial du Soldat, nous pouvons par ailleurs évoquer la présence, sur les plans du réaménagement de la ville de Berlin, d’un musée de la Guerre Mondiale lui aussi dessiné par W. Kreis : nous ne disposons malheureusement d’aucune information sur le projet de ce musée, qu’il s’agisse de son architecture ou des collections qu’il devait abriter. D’après son nom, nous pouvons cependant penser qu’à l’instar du Mémorial du Soldat, il aurait permis aux visiteurs de voir des objets militaires, qu’il s’agisse de véhicules, d’armes ou bien encore d’équipements vestimentaires. L’Arc de Triomphe et le Mémorial du Soldat sont deux édifices majeurs dans le projet Germania : leurs localisations, ainsi que leur charge symbolique, font de ces monuments des porteurs d’identités politiques. De par leurs architectures, ils constituent des éléments massifs dans le paysage urbain de Germania, et tendent à y inscrire des représentations guerrières, se faisant par là les symboles de l’idéologie nazie : ainsi, ils intègrent dans leurs significations le passé historique de l’Allemagne, mais uniquement sa dimension politico-

270 LARSSON, 1982, p. 225. 271 Cf. chapitre III, p. 63. 272 Ce wagon-restaurant fut emmené en Allemagne après la signature de l’armistice de 1940, et fut exposé à Berlin avant d’être détruit en avril 1945 par les S.S., sur ordre de Hitler. 273 SPEER, 1972, p. 184. FOUQUERAY Victor_2009 65 De Berlin à Germania : une mutation urbaine et politique

militaire. Il s’opère donc, par l’architecture, une sélection historique correspondant à la modification idéologique de la chronologie politique du pays : ce mouvement est comparable à la sélection artistique à laquelle procède Hitler à travers son projet pour le réaménagement de l’Île des Musées274.

II. L’inscription de la culture guerrière dans l’espace public.

L’Arc de Triomphe et le Mémorial du Soldat sont représentatifs de la culture guerrière du régime nazi ; en outre, de par leur inscription au cœur de l’espace public de Germania, ces deux monuments tendent à la légitimation même de cette culture.

A. L’inscription dans l’espace. Prévoir la réalisation de l’Arc de Triomphe et du Mémorial du Soldat revient, pour le régime politique nazi, à procéder à une légitimation de la culture guerrière par son inscription dans l’espace public : à cet égard, l’Arc de Triomphe est révélateur, et le couple architectural qu’il forme avec le Mémorial du Soldat définit un parcours spécifique dans la ville.

1. L’Arc de Triomphe : une localisation spécifique. L’Arc de Triomphe doit être situé dans la partie sud de la Grande Avenue, au centre de Germania : constituant un point de repère dans la ville, l’Arc de Triomphe, symboliquement, doit donner aux habitants de Germania la conscience de leur appartenance politique au régime nazi. Le paysage urbain est donc intégré, au même titre que divers éléments de propagande, au processus d’identification politique mis en place et développé par le régime nazi. « L’art refonde le paysage de l’urbanité : il en fait un paysage de culture »275 : à Germania, les œuvres architecturales inscrivent effectivement la culture guerrière dans le paysage de la ville, ce que sous-tendent divers enjeux politiques. Par ailleurs, l’Arc de Triomphe, sur le plan, est encadré par des édifices dédiés à la fois aux pratiques culturelles et à l’exercice du politique : à l’ouest par un complexe rassemblant plusieurs opéras et théâtres, et à l’est par un autre théâtre ainsi que par le siège du parti nazi. Il apparaît ainsi une mise en relation, par l’organisation spatiale des bâtiments, entre le politique et le culturel : l’Arc de Triomphe, au même titre que les lieux culturels qui l’encadrent sur le plan, représente une culture particulière, la culture guerrière. En outre, l’Arc de Triomphe doit clore la place qui se trouve devant la Gare du Sud et qui couvre 34 hectares276 (qui aurait par conséquent été la plus grande place pavée du monde) : cette proximité avec une gigantesque place aurait permis d’organiser diverses manifestations militaires (telles que des défilés ou autres parades) et cela dans l’ombre de l’Arc de Triomphe, le bâtiment qui, de la façon la plus visible, démontre la nature violente du 274 Cf. chapitre III, p. 60. 275 LAMIZET, 2002, p. 75. 276 SPEER, 1985, p. 117. Trente-quatre hectares correspondent à 340 000 mètres carrés : par comparaison, la place Bellecour, à Lyon, couvre une superficie de 63 000 mètres carrés (300 mètres de long pour 210 mètres de large), soit une superficie 5, 4 fois inférieure. Cf. annexe numéro 12, p. 171. 66 FOUQUERAY Victor_2009 Chapitre IV / L’Arc de Triomphe et le Mémorial du Soldat

régime nazi. Pour le pouvoir, ces manifestations auraient visé à répandre « le sentiment de puissance invincible » fonctionnant par contagion parmi les individus rassemblés en foule, et pour qui disparaît dès lors toute notion d’impossibilité et d’invraisemblable277 (ce qui d’un point de vue historique fut particulièrement vrai à la toute fin du régime hitlérien, lorsque le Ministère de la Propagande, malgré l’avancée des troupes soviétiques sur Berlin, cherchait encore à redonner espoir à la population). De fait, il semble que la réalisation de Germania aurait été en partie conditionnée par le succès des guerres menées par Hitler dans l’Europe toute entière. Ce dernier, évoquant la campagne militaire de Russie, s’adressa à Speer en expliquant que « nous trouverons là-bas du granit et du marbre autant que nous voudrons »278 : conquérir un Etat correspondait aussi à accéder à toutes ses ressources naturelles, et parmi elles les matériaux de construction pour les futurs édifices représentatifs du Troisième Reich. Mais au-delà d’une simple appropriation de matériaux de construction, Speer prévoyait que les pays occupés par l’Allemagne puissent lui fournir la main-d’œuvre nécessaire à la réalisation de ses projets : les prisonniers de guerre surtout, mais aussi les populations civiles, devaient ainsi être mises à disposition du GBI. En décembre 1941, Speer mit par exemple en place une Arbeitszeitverplifchtung : une période de travail obligatoire au service de l’architecte du Troisième Reich, qui devait notamment, après la fin de la guerre, s’appliquer à quelques 50 000 Tchèques chaque année279. Un autre exemple du profit que voulait tirer le régime nazi de ses victoires militaires nous est fourni par la place se situant devant la Gare du Sud : elle doit être bordée de pièces d’artillerie prises à l’ennemi280 (30 canons lourds). Vouloir « décorer » une place grâce à des éléments qui sont des symboles de victoires militaires révèle un détail historique important : Hitler ne semble pas avoir douté de son succès dans un conflit encore en cours, et fondait sur sa victoire future la possibilité de mener à terme le projet Germania. L’Arc de Triomphe est une représentation de la culture guerrière du Troisième Reich dont la localisation spécifique, couplée à celle du Mémorial du Soldat, préfigure un parcours dans la ville : la présence de l’Arc de Triomphe dans l’espace public semble être légitimée par le nouveau tracé urbain qu’il y dessine.

2. L’imposition d’un parcours urbain particulier. L’Arc de Triomphe et le Mémorial du Soldat, de par leurs localisations, définissent un nouveau parcours dans la ville : ils sont respectivement situés au nord et au sud de l’axe nord-sud. Or, cet axe, qui correspond à la Grande Avenue, représente un tout nouveau tracé dans la ville, contrairement à l’axe est-ouest281. Ce parcours, inédit, était principalement destiné à être emprunté par les visiteurs venus admirer la nouvelle capitale du Reich.

277 LE BON, 1995, p. 13, 18 et 19. Gustave Le Bon (1841-1931) écrivit ce livre en 1895, et il est vraisemblable que Hitler l’ait lu. On considère généralement que les outils de propagande mis au point à la fois par le régime nazi, le régime de Mussolini et le régime de Staline correspondent à la mise en pratique des théories développées par Le Bon dans son ouvrage. 278 SPEER, 1972, p. 244. 279 GEIST et KÜRVERS, 1989, p. 85. 280 SPEER, 1972, p. 182. Hitler voulait disposer de telles pièces d’artillerie devant tous les édifices publics (devant les plus grands d’entre eux, ce devaient être des « tanks de gros modèle »). Speer estime à 200 le nombre total de canons et autres véhicules militaires qu’il aurait fallu pour « décorer » Germania (SPEER, 1972, p. 246). 281 Cf. chapitre II, p. 30. FOUQUERAY Victor_2009 67 De Berlin à Germania : une mutation urbaine et politique

A son arrivée à la Gare du Sud, le voyageur doit être « assommé »282 par la perspective architecturale que lui offre la Grande Avenue : lorsqu’il sort de la gare, le premier édifice qui se dresse dans son champ de vision est l’Arc de Triomphe à travers lequel il peut apercevoir le Grand Dôme, s’élevant au loin. Le voyageur est ensuite véritablement guidé par l’architecture de Germania : il ne peut qu’évoluer vers le nord en suivant le tracé de la Grande Avenue, car la Gare du Sud, au-delà de laquelle s’étend le boulevard périphérique, marque la fin de l’axe nord-sud. Ayant traversé l’immense place devant la gare, le voyageur est contraint de passer sous l’Arc de Triomphe, au niveau duquel la largeur de la voirie est réduite de moitié283 : son architecture canalise le parcours dans la ville. En outre, il est possible d’imaginer l’impression ressentie par le voyageur qui, placé sous le premier édifice dressé sur son chemin, observe les parois de l’Arc de Triomphe, hautes de plus de cent mètres, et sur lesquelles sont inscrits les noms des soldats allemands morts au cours de la Première Guerre mondiale. Le voyageur poursuit ensuite son parcours tout le long de la Grande Avenue dont nous avons vu qu’elle n’aurait offert que très peu d’échappatoires latérales, autrement dit de voies secondaires formant un carrefour avec l’axe nord-sud284. Or, ce secteur de la ville de Germania devait devenir la vitrine commerciale de la capitale du Reich : la Grande Avenue devait être bordée d’enseignes publicitaires et de magasins ventant les produits des grandes entreprises allemandes. Evoquant ces divers éléments, Speer écrit : « Hitler et moi avions imaginé toute cette avenue comme une exposition-vente permanente de produits allemands, destinée surtout à attirer les étrangers », raison pour laquelle une grande place devait être faite à la « publicité lumineuse »285. Durant tout son parcours, le visiteur de Germania est donc amené à découvrir, outre la nature politique du régime, représentée par l’Arc de Triomphe et, plus au nord, par le Mémorial du Soldat, l’aspect économique du Troisième Reich, et ce grâce à une exposition incessante de produits commerciaux. La visibilité exceptionnelle offerte aux entreprises par les emplacements de la Grande Avenue permit d’ailleurs de résoudre rapidement la question de savoir comment ses sept kilomètres de longueur seraient utilisés : en sa qualité d’« artère-vitrine de Berlin », elle attira les convoitises de nombre d’entreprises qui, après la publication de quelques-uns des plans de la Grande Avenue, en réservèrent bientôt la totalité des locaux prévus286. Or, à ce propos, Larsson relève un détail qui révèle la collusion, au cœur du régime nazi, entre d’un côté les secteurs économiques et industriels et de l’autre le pouvoir politique : « Le plan Speer nous révèle clairement que les quartiers généraux des Forces Armées et ceux des Krupp et Siemens ne font pas que partager la même adresse, que les agences de tourisme de masse et les bureaux de la police secrète partagent quelque chose de plus fondamental que le parking de voitures, que les temples de la consommation ne sont pas les innocents voisins des monuments guerriers »287. Le cas de l’entreprise Krupp fournit une illustration aux propos de Larsson : les dirigeants de ce groupe spécialisé dans l’industrie de l’acier se rallièrent aux nazis et bénéficièrent ainsi de commandes très importantes de la part de l’Etat, particulièrement

282 SPEER, 1972, p. 182. Cf. annexe numéro 12, p. 171. 283 LARSSON, 1982, p. 106. 284 Cf. chapitre II, p. 44. 285 SPEER, 1972, p. 182. 286 SPEER, 1972, p. 192. 287 LARSSON (in SPEER, 1985, p. 49) ; cf. chapitre III, p. 59. 68 FOUQUERAY Victor_2009 Chapitre IV / L’Arc de Triomphe et le Mémorial du Soldat

pour la fabrication d’armes, et Krupp aurait ainsi comptabilisé jusqu’à 190 000 employés en 1939288. Nous pouvons aussi évoquer le cas de l’entreprise IG Farben qui, grâce à la production du gaz Zyklon B employé dans les camps de concentration, connu une croissance considérable pendant le régime nazi. D’après les plans de Germania, le siège de IG Farben aurait dû être déplacé dans un nouveau bâtiment construit sur la prestigieuse avenue Unter den Linden, située en plein cœur de Berlin (et donc de Germania) : la planification de ce bâtiment destiné à une entreprise qui, grâce à sa production, rendit possible l’extermination massive des Juifs, marque particulièrement bien l’étroite relation qui exista au cours du Troisième Reich entre les dirigeants politiques et ceux des entreprises oeuvrant dans des secteurs stratégiques pour le pouvoir. Le parcours du voyageur se poursuit, dans la Grande Avenue, jusqu’au Mémorial du Soldat que jouxte la Maison du Tourisme : ainsi, le visiteur de Germania, qui va chercher des informations dans cet office de tourisme, est mis en rapport, dans l’espace, avec un monument érigé à la gloire des guerriers allemands. Enfin, le voyageur termine son parcours par le Grand Dôme : cet édifice voué à l’éternité vient clore la traversée du centre de Germania qui lui a été imposée par l’organisation spatiale des éléments architecturaux.

B. L’inscription dans le temps. Par-delà son inscription dans l’espace, l’Arc de Triomphe et le Mémorial du Soldat sont deux monuments qui inscrivent la culture guerrière dans le temps. L’identité politique du régime nazi, dont Germania se veut être la représentation, est ainsi, symboliquement, intégrée à l’histoire de l’Allemagne.

1. La glorification des figures militaires historiques. Pour comprendre comment l’Arc de Triomphe le Mémorial du Soldat contribuent à ce qui apparaît comme un processus d’historicisation du militarisme hitlérien, il faut en analyser les divers détails architecturaux et ornementaux. Sur les différentes parois de l’Arc de Triomphe devaient être gravés le nom des soldats allemands morts au cours de la Première Guerre mondiale : « Ce sera au moins un monument digne de nos morts de la guerre mondiale. La nom de chacun de nos 1 800 000 soldats tombés au champs d’honneur sera gravé dans le granit »289. Cette citation de Hitler à propos de l’Arc de Triomphe permet d’entrevoir une première articulation entre l’espace et l’identité politique : cet édifice, qui doit être une représentation gigantesque du passé militaire de l’Allemagne, est opportunément placé au cœur de Germania pour bénéficier de la meilleure visibilité possible. L’intérieur du Mémorial du Soldat est lui composé, outre d’un hall, d’un ensemble de cryptes dont la fonction permet d’appréhender la signification politique de ce monument290. Les cryptes qu’abrite le Mémorial du Soldat doivent accueillir les cercueils des maréchaux ayant joué un rôle majeur dans les victoires militaires allemandes historiques : tout comme l’Arc de Triomphe, le Mémorial du Soldat met donc à l’honneur des personnalités militaires. 288 Les dirigeants des groupes Krupp et IG Farben furent jugés par des tribunaux militaires américains entre 1947 et 1948. Dans les deux cas, les accusés, dont certains furent reconnus coupables de crimes de guerre, écopèrent de peines allant de trois à douze ans d’emprisonnement, sauf pour quelques-uns qui furent acquittés. 289 Citation de Hitler (in : SPEER, 1972, p. 103). 290 Cf. annexe numéro 11, p. 170. FOUQUERAY Victor_2009 69 De Berlin à Germania : une mutation urbaine et politique

Ces deux bâtiments de Germania opèrent ainsi une sélection parmi l’ensemble des citoyens allemands, et seuls la mémoire de ceux qui ont pris part à l’histoire militaire du pays doit être représentée par des œuvres architecturales.

2. Une redéfinition de l’histoire allemande. Ce qui se joue véritablement à travers les projets de l’Arc de Triomphe et du Mémorial du Soldat est la redéfinition de l’histoire du pays par le pouvoir politique : ces deux édifices tendent à retracer l’histoire de l’Allemagne en posant le conflit armé comme l’élément moteur du processus historique. Ainsi, le Mémorial du Soldat devait être un lieu de commémoration pour les chefs militaires allemands : « ceux du passé, du présent et de l’avenir »291, ce qui sous-entend par ailleurs que la politique extérieure agressive de l’Allemagne nazie n’était donc pas appelée à s’arrêter dans les années à venir. Par ailleurs, il est intéressant de remarquer que le musée de la Guerre Mondiale, sur les plans de Speer, jouxte l’Arsenal292 qui doit abriter des collections d’armes : situé au sud de l’Île des Musées, ce musée vient appuyer l’importance de la représentation, dans l’espace public, de la culture guerrière inhérente au régime nazi. Mais au-delà du renforcement de la présence symbolique de la culture guerrière293, la nature de cet édifice souligne l’importance des conflits militaires pour Hitler, en ce qu’ils entraînent selon lui les évolutions fondamentales du pays et de son peuple. En tant que musée, le lieu dédié à la Guerre Mondiale attribue à cette dernière une valeur historique qui doit montrer comment l’Allemagne, grâce aux conflits armés, s’est forgée un destin dans les temps passés, et semble par conséquent appeler les futurs dirigeants du Troisième Reich à gouverner le pays de la même façon que Hitler, le Führer fondateur de l’Allemagne nazie : le musée de la Guerre Mondiale tend à démontrer que le régime se doit de continuer à mener une politique extérieure violente pour réitérer les exploits passés, et par là prolonger et accroître la suprématie du pouvoir nazi. L’Arc de Triomphe, le Mémorial du Soldat mais aussi le musée de la Guerre Mondiale sont les projets de Germania qui illustrent le mieux ces propos de Speer : « C’est ainsi que les monuments de l’Empire romain permettaient à Mussolini de faire appel à l’esprit héroïque de Rome, quand il voulait gagner le peuple italien à l’idée d’un empire romain des temps modernes. De la même manière, nos édifices devaient pouvoir, dans les siècles à venir, parler à la conscience de l’Allemagne »294. Dans cette citation, Speer attribue à l’architecture un potentiel d’influence sur la population : l’acteur politique qu’était Hitler avait particulièrement conscience du pouvoir émotionnel de l’architecture. Mais ces propos du premier architecte du Reich confirment encore une fois que les représentations architecturales planifiées par le projet Germania devaient s’inscrire dans un processus historique dépassant le terme d’une vie humaine et pouvoir ensuite être prises en exemple de l’héroïsme de la nation par les successeurs des Hitler, Göring ou autres Himmler.

291 SPEER, 1972, p. 184. 292 Cf. chapitre III, p. 57. 293 Cette présence n’est pas seulement symbolique : comme nous l’avons vu, la localisation de l’Arc de Triomphe aurait permis d’organiser à ses pieds de gigantesques manifestations telles que des parades militaires. 294 SPEER, 1972, p. 78. 70 FOUQUERAY Victor_2009 Chapitre IV / L’Arc de Triomphe et le Mémorial du Soldat

L’analyse de l’Arc de Triomphe et du Mémorial du Soldat nous montre à quel point l’architecture et la guerre sont liées : l’architecture permet d’inscrire des représentations de la guerre dans le projet de ville qu’est Germania. Cette relation peut aussi être mise en lumière par les parcours de deux acteurs du régime nazi : Todt, l’ingénieur en chef qui procéda au développement des autoroutes sous Hitler, fut ainsi promu Ministre de l’Armement dans la suite de sa carrière politique. Encore plus frappante est l’évolution de la carrière de Speer lui-même dans l’organigramme politique du Troisième Reich : du statut de premier architecte du Reich qu’il obtint en 1937, il devint Ministre de l’Armement après le décès de Todt en 1942295. Speer, considéré comme un simple artiste qui mettait ses talents au service du Führer, se vit attribué un poste fondamental alors que l’Allemagne était en pleine guerre : il occupera cette fonction jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale, et bien qu’il n’ait auparavant jamais été amené à exercer d’activité politique, son travail permit d’augmenter de façon considérable le rendement de l’industrie de guerre. Apparaît alors la dialectique entre l’art et la politique : sous le Troisième Reich, cette frontière est fondamentalement remise en cause car l’art, sous toutes ses formes, est uniquement destiné au service d’un régime politique qui l’organise et le contrôle. Mais le parcours de Speer entre 1937 et 1945 met particulièrement bien en lumière la disparition totale de cette frontière entre la pratique de l’art et l’exercice de la politique : le cas de Speer est celui d’un artiste qui devient un acteur politique, parfaite illustration de l’idée selon laquelle « l’esthétique fasciste culmine dans la synthèse entre architecture, armement et guerre »296. Au-delà d’une représentation de l’aspect militariste et guerrier du Troisième Reich, qui correspond à définir la nature du régime nazi à la fois dans le temps et dans l’espace, l’Arc de Triomphe et le Mémorial du Soldat expriment un rapport violent au monde.

III. L’expression d’un rapport violent au monde.

A travers le projet Germania, le régime nazi exprime un idéal national : l’utilisation de l’architecture à des fins politiques tend à poser les projets de Speer en opposition symbolique avec les représentations architecturales des idéaux politiques d’autres nations. Par conséquent, il convient ici de voir dans quelle mesure l’architecture peut devenir un instrument politique, pour ensuite replacer le projet Germania dans le contexte architectural de l’époque.

A. Le potentiel politique de l’architecture. L’architecture est une pratique notamment artistique qui, au terme d’un processus où interviennent des considérations, voire des contraintes, aussi bien techniques que politiques, aboutit à la construction d’un bâtiment : la question est de savoir comment l’architecture peut servir à un pouvoir politique.

1. L’architecture ou le porteur de significations.

295 Cf. chapitre II, p. 38. 296 Berthold HINZ, 1974, p. 135 (in : REICHHARDT et SCHÄCHE, 1984, p. 34). FOUQUERAY Victor_2009 71 De Berlin à Germania : une mutation urbaine et politique

Par définition, un bâtiment est une construction réalisée grâce à divers matériaux, qui relève d’une fonction spécifique telle que l’habitat, le travail, le loisir ou encore la circulation par exemple : le champ des fonctions auxquelles sont destinées les réalisations architecturales ne semble pas avoir connu de mutations considérables au cours de l’histoire297. La signification d’un bâtiment peut provenir d’éléments aussi divers que sa localisation dans la ville, sa date de construction, ou bien les acteurs qui ont pris part à son processus de réalisation. De plus, la signification d’un bâtiment peut lui être attribuée, entre autres, par le pouvoir politique, par les habitants, ou encore par les événements historiques qui sont éventuellement amenés à s’y dérouler. La prise en compte de tous ces paramètres, dont il n’est pas ici question de faire une liste exhaustive, permet d’appréhender la signification d’un édifice, et plus particulièrement, pour ce qui nous concerne, sa signification politique. Nous retiendrons pour notre étude que la signification d’un édifice pourrait être qualifiée de « secondaire », en ce qu’elle semble devoir dépendre d’un facteur idéologique (ici, l’attribution d’une valeur en fonction d’un idéal) non-inhérent au bâtiment (pris dans sa matérialité même) : « l’architecture n’est pas politique, elle ne peut être que l’instrument d’une politique pour le meilleur ou pour le pire »298. Dans le cas de Germania, il faut nous intéresser à ce que le pouvoir veut représenter par l’architecture : autrement dit, il faut interroger le discours que le politique fait tenir à l’esthétique. Il est certain que le projet Germania constitue une expression de l’imaginaire politique nazi : en ce sens, l’architecture devient politique et les édifices prévus dans les plans de Speer auraient tendu à avoir un effet sur la population ou les visiteurs de la ville. Il faut préciser sur ce que nous entendons par le mot effet : il s’agit là de l’ensemble des impressions dégagées par l’architecture du Troisième Reich. Ainsi, lorsque Hitler se rendait de nuit dans les bureaux de Speer pour étudier, grâce à des projecteurs, les effets des rayons du soleil levant et ceux de l’éclairage public sur les maquettes de Germania299, nous pourrions dire qu’il cherchait aussi à voir quels en seraient les effets une fois ce projet réalisé : il voulait que l’architecture dégage une impression de majesté, de somptuosité. Il ne semble pas possible, ni méthodologiquement convaincant, de chercher à formuler, sur la base des plans réalisés par Speer, les sentiments que les édifices de Germania auraient pu inspirer aux habitants de Berlin : néanmoins, nous avons connaissance de plusieurs éléments qui sont autant d’indices des vertus politiques que Hitler attribuait à son projet. « Tout ce qui frappe l’imagination des foules se présente sous forme d’une image saisissante et nette dégagée d’interprétation accessoire »300 : il semble que l’architecture du Troisième Reich ait visée à représenter le pouvoir sous une forme tellement impressionnante et gigantesque que sur le plan symbolique, aucune remise en cause de la part de l’individu n’eut été possible, celui-ci devant être littéralement amoindri par les dimensions des édifices

297 La forme de la ville à quant à elle connue, et connaît encore, des modifications importantes : l’évolution historique de la morphologie urbaine renouvelle continuellement l’articulation des fonctions de la ville entre elles (en leur attribuant des secteurs spécifiques) ainsi que les formes architecturales des bâtiments dédiés à chaque fonction (par exemple celle des constructions destinée à l’habitat, avec le développement des immeubles). Toutes ces évolutions urbaines et architecturales sont par ailleurs liées au progrès des techniques de planification et de construction, ainsi qu’au progrès technique en général (ainsi, aujourd’hui, la question même de la pertinence d’un lieu destiné au travail se pose pour certains secteurs d’emplois, à une époque où le développement des Nouvelles Technologies de l’Information et de la Communication permettent d’exercer une activité professionnelle tout en restant chez soi). 298 KRIER (in : SPEER, 1985, p. 24). 299 SPEER, 1972, p. 179. 300 LE BON, 1995, p. 36. 72 FOUQUERAY Victor_2009 Chapitre IV / L’Arc de Triomphe et le Mémorial du Soldat

voire écrasé, « assommé »301 par leur poids politique. Pour illustrer ces propos nous pouvons prendre comme exemple le Zeppelin Feld, le premier grand ouvrage deSpeer, réalisé en 302 1937 à Nuremberg à l’emplacement du Reichparteitagsgelände , et directement inspiré de l’autel de Pergame303. Cet édifice est composé de différentes tribunes en forme de U : la tribune principale mesure 360 mètres de long et peut accueillir jusqu’à 60 000 personnes ; les autres tribunes consistent en de simples bancs de terres disposés en gradin, et peuvent quant à elles rassembler 64 000 spectateurs. Ces tribunes délimitent un terrain de 312 mètres de long sur 290 mètres de large304 : ces dimensions s’expliquent par le fait que le Zeppelin Feld était avant tout destiné à organiser de gigantesques défilés militaires et à servir de cadre architectural aux discours de Hitler. Speer avait développé un système unique d’éclairage pour que puissent se tenir de grandes manifestations politiques en soirée, voire à la nuit tombée. Ce système était relativement simple : tout le long des tribunes, Speer plaça des projecteurs dont les faisceaux lumineux étaient orienté vers le ciel. Au total, 130 projecteurs furent ainsi disposés, à raison d’un projecteur tous les 12 mètres : Speer les inclina assez légèrement, de façon à ce que leurs faisceaux se fondent en un seul point, à environ 6 à 8 kilomètres de hauteur. Ainsi, le Zeppelin Feld se transformait en un Licht Dom (« Cathédrale de Lumière ») dont l’effet était grandiose. Ainsi, sous le Troisième Reich, l’ensemble des réalisations architecturales devaient permettre une sublimation des idéaux nazis, la pratique de l’architecture devenant dès lors un instrument politique. Speer, en sa qualité d’artiste, semblait ne pas adhérer à l’idéologie politique qui par ailleurs sous- tendait ses travaux ; paradoxalement, il met bien en lumière, dans ses Mémoires, la forme revêtue par la relation étroite qui exista, sous le Troisième Reich, entre l’architecture et le politique : « Je me sentais l’architecte de Hitler. Les événements de la vie politique ne me concernaient pas. Je ne faisais que leur fournir des décors impressionnants »305. Ainsi, sans le reconnaître véritablement, Speer démontre que son travail fut fondamentalement politique en ce qu’il exprimait un imaginaire politique.

2. Germania ou l’orgueil architectural. Le projet Germania articule à la fois l’architecture et l’urbanisme, et dans ces deux domaines, le travail du premier architecte du Reich relève de ce que nous pourrions appeler un « orgueil architectural » : il s’agit de l’idée de Hitler selon laquelle l’architecture est vouée, en tant que représentation du pouvoir, à s’opposer symboliquement aux autres pays. Pour dessiner l’axe nord-sud, Speer s’inspira des Champs-Élysées, et nous savons par ailleurs que Hitler voyait en Haussmann le plus grand urbaniste de l’histoire : la ville de Paris était donc considérée comme un modèle pour Germania. Mais en tant que Germania devait à son tour devenir le modèle de la ville moderne, et en même temps la « capitale du monde », il fallait qu’elle puisse « coiffer Paris »306 : « Les Champs-Élysées ont 100 mètres

301 Cf. p. 80. 302 Cf. chapitre III, p. 61. 303 Vraisemblablement construit entre 197 et 159 av. J.- C., ce monument religieux fut découvert par Carl Humann en 1871. Il fut ensuite transporté et reconstitué à Berlin où il est encore exposé aujourd’hui, au sein du Pergamon Museum (sur l’Île des Musées). 304 SPEER, 1985, p. 165. 305 SPEER, 1972, p. 152. 306 SPEER, 1972, p. 104. FOUQUERAY Victor_2009 73 De Berlin à Germania : une mutation urbaine et politique

de large. Notre avenue [la Grande Avenue] aura en tout cas 20 mètres de plus »307. Speer rapporte des propos que Hitler tint lors de son retour à Berlin, après avoir visité Paris le 23 juin 1940 ; ces propos confirment l’idée de l’orgueil architectural dont s’entache Hitler avec son propre projet : « Préparez un décret dans lequel j’ordonne la pleine reprise des constructions de Berlin [stoppées par la guerre depuis 1939] …N’est-ce pas que Paris est beau ? Mais Berlin doit devenir beaucoup plus beau ! Je me suis souvent demandé, dans le passé, s’il ne fallait pas détruire Paris […] mais lorsque nous aurons terminé Berlin, Paris ne sera plus que son ombre. Alors pourquoi le détruire ? »308 Pour être sûr que sa propre architecture ne connaîtrait jamais aucune concurrence, Hitler était donc prêt à détruire les modèles dont il s’inspirait. Le décret auquel il fait référence notifiait que Berlin devait acquérir « dans les plus brefs délais le visage auquel l’ampleur de la victoire [sur la France] lui donnait droit. […] La réalisation de ces travaux devient désormais la grande mission architecturale du Reich, elle constitue à mes yeux la contribution la plus remarquable à la sauvegarde définitive de notre victoire »309. A travers ces propos il semble que l’esthétique des travaux de Speer soit directement légitimée par des enjeux politiques : celui de l’inscription dans l’espace de représentations d’un militarisme victorieux, qui, lui-même, conditionne la pérennité du régime nazi dans le temps310. Périclès construisit le Parthénon pour élever l’amour propre des Grecs après leur victoire dans les Guerres Médiques, et aussi pour établir Athènes comme centre du monde grec : Hitler, quant à lui, voulait utiliser Germania, et l’architecture en général, comme un authentique « moyen de stabilisation du mécanisme de domination »311 alors à l’œuvre dans la politique expansionniste du régime nazi. C’est d’ailleurs en ce sens qu’il faut comprendre le titre de « capitale du monde » attribuée à Germania : ce projet aurait constitué l’aboutissement d’un processus de conquête militaire au terme duquel, d’après Hitler, l’Allemagne aurait dominé l’ensemble des autres nations312. De cette domination serait né un nouvel empire : le Troisième Reich, d’une durée prévue de 1000 ans, et qui aurait justement eu la ville de Germania pour capitale. Il paraît cependant nécessaire de devoir replacer le projet Germania dans le contexte historique de l’époque, afin d’en déterminer la spécificité. En 1933, lorsque Hitler accéda au poste de Chancelier du Reich, l’Allemagne, tout comme l’ensemble des pays industrialisés, subissait encore les conséquences de la crise économique de 1929 : dans les années suivantes, le redressement du pays auquel procéda Hitler correspondit à une affirmation de la puissance militaire et politique de l’Allemagne sur la scène internationale. En ce sens, si nous pouvons qualifier le projet Germania d’orgueil architectural, il ne faut pas oublier que d’autre pays ont aussi voulu, par l’architecture, tenter d’affirmer leur importance internationale : seulement, cette affirmation n’était pas sous-tendue par les

307 Citation de Hitler (in : SPEER, 1972, p. 105). 308 SPEER, 1972, p. 234. 309 Citation de Hitler (in : SPEER, 1972, p. 235). Citation originale : « In der Verwirklichung dieser nunmehr wichtigsten Bauaufgabe des Reiches sehe ich den bedeutendsten Beitrag zur endgültigen Sicherstellung unseres Sieges » (in : REICHHARDT et SCHÄCHE, 1984, p. 32). 310 Nous retrouvons ici les significations politiques de l’Arc de Triomphe et du Mémorial du Soldat. 311 SPEER, 1985, p. 10. 312 Les victoires militaires conditionnaient même, partiellement, la réalisation de Germania, en ce qui concernait la main- d’œuvre et les matériaux de construction (cf. p. 79). 74 FOUQUERAY Victor_2009 Chapitre IV / L’Arc de Triomphe et le Mémorial du Soldat

enjeux idéologiques qui sont aux fondements du projet Germania. Ainsi, aux Etats-Unis, il est intéressant de remarquer que l’Empire State Building fut construit en 1931, soit deux ans seulement après le « Jeudi Noir » : en temps de crise, peut-être cet édifice cherchait-il à prouver que le pays pouvait encore donner naissance à des réalisations de grande ampleur (cet immeuble mesure 381 mètres de hauteur, et plus de 448 mètres en comptabilisant son antenne)313. Figurer, par l’architecture, la grandeur d’un pays plongé dans une dépression économique : en ce sens, il est possible, semble-t-il, de considérer l’architecture de l’Empire State Building comme servant les mêmes buts que les bâtiments de Germania. Cependant, ce que donne à voir ce bâtiment est uniquement une représentation de la puissance économique du pays, contrairement aux projets de Speer qui eux découlent d’une idéologie politique. Cette comparaison (d’un point de vue historique) entre l’architecture d’un édifice aux Etats-Unis et l’architecture des monuments de Germania, nous amène à replacer le projet de Speer et Hitler dans le contexte architectural de l’époque, afin de déceler des similitudes ou, au contraire, des différences notables, entre le style architectural utilisé par l’Allemagne nazie et les styles employés par d’autres pays.

B. Germania et les mouvements architecturaux de son époque. Il semble important de comparer Germania aux courants architecturaux de son époque, afin de pouvoir en dégager les principales caractéristiques stylistiques. Nous pouvons à la fois analyser les architectures développées par les autres régimes à tendance fasciste et totalitaire, mais aussi comparer Germania aux architectures de pays démocratiques.

1. Hitler, Mussolini, Staline : la concurrence politique par l’architecture. Tout comme Hitler, Staline procéda à de gigantesques réalisations architecturales sous son régime, et il prévit notamment un édifice qui aurait été plus grand que le Grand Dôme, ce qui irrita particulièrement Hitler. Staline avait en effet planifié la construction du « Palais des Soviets » : ce centre administratif, devant être situé à Moscou, près du Kremlin, serait devenu le plus grand bâtiment jamais construit à l’époque314. Les travaux commencèrent en 1937, mais ils furent bientôt stoppés après l’invasion de l’URSS par l’Allemagne. L’intérêt du Palais des Soviets réside dans son projet même : prenant connaissance des dimensions prévues pour cet édifice, Hitler se mit en colère, ne pouvant alors plus apporter de modifications à ses propres plans pour Germania, et notamment augmenter les dimensions de son Grand Dôme. Il semble donc que l’architecture, et surtout les dimensions des bâtiments, servent, à la fois pour Hitler et pour Staline, de démonstration politique : celui qui réussit à construire le plus grand édifice semble devoir devenir, symboliquement, celui dont le pouvoir est le plus puissant. A partir de ce principe, nous pouvons comprendre la résonance politique des propos de Hitler qui déclara, sûr de sa victoire future après l’engagement des combats avec l’URSS, que « maintenant, c’en est fini pour toujours de leur édifice ! »315 : au-delà d’une guerre militaire, il s’agit donc aussi d’une guerre symbolique

313 L’Empire State Building restera, des décennies durant, le plus grand immeuble de la ville de New York ; place qu’il a retrouvé depuis l’année 2001 après la chute des deux tours du World Trade Center. 314 Cet édifice devait mesurer 415 mètres de haut, notamment grâce à une statue de Lénine, haute de 100 mètres, qui devait être placée sur le toit du bâtiment : le Palais des Soviets aurait alors largement dépassé la hauteur du Grand Dôme, soit 290 mètres. 315 SPEER, 1972, p. 210. FOUQUERAY Victor_2009 75 De Berlin à Germania : une mutation urbaine et politique

que Hitler mène en URSS. Cependant, même si ces deux pays furent en guerre l’un contre l’autre à un moment donné de la Seconde Guerre mondiale, Staline fut manifestement impressionné par le talent de Speer pour exprimer par l’architecture le pouvoir politique : le dirigeant de l’URSS n’hésita pas à féliciter le premier architecte du Reich quand celui- ci vint à Moscou316. En Italie, Mussolini mit au point des projets architecturaux mais contrairement à Speer qui, paradoxalement, représentait la « nouvelle Allemagne » avec un style conservateur néo-classique, le style de l’architecture sous Mussolini fut résolument moderne. Nous pouvons ici évoquer le projet d’une ville nouvelle, devant être construite entre Rome et Ostie, qui devait accueillir l’Exposition Universelle de 1942. Ce projet fut en majeure partie développé par M. Piacentini et G. Pagano317 : ce denier était un fervent défenseur du modernisme, dont la revue Casabella fut d’ailleurs interdite par les Allemands en 1943. Même si les styles architecturaux de l’Allemagne hitlérienne et de l’Italie fasciste s’opposent en plusieurs points, l’utilisation de l’architecture que firent ces deux régimes visait un but similaire : celui de fonder une nouvelle ère politique. Hitler et Mussolini, au-delà des ententes politiques et militaires qu’ils établirent entre leurs deux pays, entretenaient par ailleurs des rapports amicaux. Un élément du plan de Germania souligne la qualité des relations entre les deux dirigeants de l’« axe Rome-Berlin » : une place initialement baptisée Adolf-Hitler Platz (située sur la partie ouest de l’axe est-ouest) devait être renommée Mussolini Platz. Ainsi, Hitler souhaitait attribuer le nom d’un homme politique, auquel il voua une grande admiration, à l’un des éléments architecturaux les plus modernes du projet Germania318 : l’alliance politique nouée entre l’Allemagne et l’Italie aurait ainsi été gravée dans la pierre.

2. Germania et l’architecture mondiale : l’exemple de la France. Afin de replacer l’architecture de Germania dans le contexte architectural mondial de l’époque, nous pouvons évoquer le Grand Prix reçu par Speer lors de l’Exposition Universelle organisée à Paris en 1937. Le premier architecte du Reich fut récompensé pour sa maquette du Reichparteitagsgelände de Nuremberg, qui incluait plusieurs éléments architecturaux, dont notamment le Deutsches Stadion et le Zeppelin Feld 319 : ce projet figurait le lieu où devait, tous les ans, se dérouler le congrès du parti nazi. Or à l’époque où Speer reçut ce prix, l’Allemagne avait déjà pris de nombreuses mesures qui tendaient à mettre en lumière le caractère totalitaire du régime hitlérien320 : il semble que ce soit uniquement l’esthétique du projet de Speer qui lui ait valu son prix, sans une quelconque prise en compte des enjeux politiques d’alors. A travers cette récompense apparaît une reconnaissance, au niveau mondial, des travaux architecturaux du Troisième Reich ;

316 « En octobre 1939, une exposition des œuvres architecturales de Speer eut lieu au Kremlin. L’architecte préféré de Hitler nous dit que Staline l’apprécia beaucoup. Nous n’en doutons pas » (in : RAGON, 1991, p. 152). 317 Marcello Piacentini (1881-1960) et Giuseppe Pagano (1896-1945). 318 La Adolf-Hitler Platz se voulait moderne. De forme ronde, elle devait être constituée de deux colonnades de dix mètres de haut disposées en demi-cercles, dont les piliers formaient des arches ; sous ces arches devaient passer les différentes rues qui se croisaient sur la place. Au centre de la place devaient être érigés, sur un socle carré, deux étages de colonnade couronnés par une statue dont la hauteur aurait fait de cet ensemble architectural un repère visuel de l’axe est-ouest de Germania. 319 Pour le Deutsches Stadion, cf. chapitre III, p. 61 ; pour le Zeppelin Feld, cf. p. 86 de ce chapitre. 320 Par exemple : interdiction de tout autre parti politique que le N.S.D.A.P. (en 1933), retrait de l’Allemagne de la Société des Nations (en 1933), violations du Traité de Versailles (baptême d’un cuirassé de guerre en 1934 et réarmement du pays à partir de 1935, etc.), ou encore ouverture, en 1933, du premier camp de concentration. 76 FOUQUERAY Victor_2009 Chapitre IV / L’Arc de Triomphe et le Mémorial du Soldat

cependant, leur esthétique n’est pas spécifique à l’Allemagne. Ainsi, en France, nous pouvons trouver des bâtiments dont le style est tout à fait comparable à celui de Speer : à Lyon, la poste de la place Bellecour dessinée par M. Roux-Spitz321 fournit à cet égard un bon exemple. Cet édifice aux dimensions impressionnantes présente un aspect extérieur similaire à l’aéroport de Tempelhof ou au Ministère de l’Air dessinés par Sagebiel322 : très peu d’ornements architecturaux (les façades sont presque lisses, notamment grâce à un traitement particulier de la pierre) et une disposition symétrique des éléments (les fenêtres sur les façades par exemple). Par ailleurs, le plan général d’urbanisme que Speer élabora présente plusieurs ressemblances avec le « plan pour une ville de trois millions d’habitants » mis au point par Le Corbusier323 (Berlin comptait alors 3, 4 millions d’habitants). Ce plan prévoit la répartition des bâtiments autour d’un axe principal aux voies larges, pour faciliter la circulation, et place au centre de la ville les bâtiments les plus élevés : le plan de Speer pour Berlin organise la ville selon la même logique (la Grande Avenue doit faire 120 mètres de largeur, et le Grand Dôme, qui surplombe la ville, est placé au centre de Germania). A travers ce chapitre consacré à l’Arc de Triomphe et au Mémorial du Soldat, nous avons vu que le projet Germania prévoit l’inscription, dans l’espace urbain, de représentations de la culture guerrière du régime nazi. Articulant des notions politiques et historiques, l’Arc de Triomphe et le Mémorial du Soldat tendent à légitimer, à la fois par leurs dimensions et par leur localisation (prévue au cœur de Germania), le militarisme du régime hitlérien : ces deux monuments, qui sont fondamentalement politiques, viennent rappeler au citoyen la nature du pouvoir sous lequel il est placé et dans l’espace duquel il évolue. Mais il est un autre édifice de Germania, qui devait quant à lui devenir la représentation suprême du nazisme : il s’agit du Grand Dôme, qui constitue l’objet de notre prochain chapitre.

321 Michel Roux-Spitz (1888-1957) réalisa la poste de la place Bellecour entre 1935 et 1938, soient des dates qui correspondent parfaitement à la chronologie des réalisation architecturales nazies. 322 Cf. chapitre II, p. 28, et annexe numéro 14, p. 173. 323 LARSSON, 1982, p. 236. FOUQUERAY Victor_2009 77 De Berlin à Germania : une mutation urbaine et politique

Chapitre V / Le Grand Dôme et le Palais du Führer

324 « Vous êtes devenus complètement fous ! » Le Grand Dôme (die Große Halle) et le Palais du Führer (der Führer-Palast), parmi l’ensemble des édifices prévus dans le cadre du projet de Germania, sont ceux qui présentent les caractéristiques les plus intéressantes à étudier : la date même à laquelle ils devaient être terminés, l’année 1950, démontre l’empressement de Hitler à ériger ces deux représentations gigantesques du pouvoir nazi. Le Grand Dôme et le Palais du Führer, de par leur commune localisation au cœur même de Germania, sont étroitement liés dans l’espace ; cependant, leurs architectures bien distinctes les différencient l’un de l’autre et en permettent aussi une analyse approfondie. Dans ce chapitre nous nous intéresserons principalement au Grand Dôme et nous évoquerons le Palais du Führer seulement pour mettre en lumière les significations politiques de ce qui devait être la représentation suprême du nazisme. Nous commencerons notre analyse par une description générale du Grand Dôme et du Palais du Führer ; nous appréhenderons ensuite leurs significations politiques en tant que lieux de théâtralisation du pouvoir. Enfin, à travers l’étude de ces édifices, nous examinerons dans quelle mesure le projet Germania figure une articulation entre d’un côté le pouvoir des acteurs politiques qui décident du destin de la ville, et de l’autre les besoins des citoyens appelés à y habiter.

I. Le Grand Dôme, édifice gigantesque au cœur du pouvoir.

Le Grand Dôme présente des dimensions considérables ainsi qu’une localisation bien spécifique qui en font, sur les plans de Speer, le repère architectural fondamental de la ville de Germania : toutes ces caractéristiques permettent une première analyse de cet édifice.

A. Des dimensions démesurées et une localisation symbolique. Le Grand Dôme présente des dimensions qui dépassent largement l’échelle humaine que tout architecte doit s’efforcer de respecter lorsqu’il place l’homme, en tant que principal destinataire de son œuvre, au cœur de son travail. Par ailleurs, nous verrons que la localisation du Grand Dôme est, à plusieurs égards, tout autant signifiante que sa démesure.

1. Le Grand Dôme : un défi architectural.

324 Expression du père de Speer lorsqu’il regarda la maquette de Germania (in : SPEER, 1972, p. 181). 78 FOUQUERAY Victor_2009 Chapitre V / Le Grand Dôme et le Palais du Führer

Le Grand Dôme se présente sous la forme d’un bâtiment carré qui est surmonté d’une coupole. La base de l’édifice est constituée par un socle de granit clair de 315 mètres de côté et de 74 mètres de haut. Les quatre angles de ce bloc sont renforcés par des piliers cannelés, et une frise légèrement sculptée dans la partie supérieure doit en souligner la taille (la frise étant alors conçue comme un ornement architectural qui procure un point d’accroche au regard de l’observateur325). La coupole qui surmonte le Grand Dôme fait 250 mètres d’envergure326 : elle prend naissance à 98 mètres du sol et s’élève à 220 mètres de hauteur. Une rangée continue de piliers de 20 mètres de haut doit entourer la base de la coupole (en son extérieur), ce qui selon Speer était destiné à introduire « des proportions encore sensibles à l’œil humain »327 : il semble ici que l’architecte remette en question le caractère inhumain de son oeuvre. Au sommet de la coupole du Grand Dôme se trouve une ouverture circulaire de 46 mètres de diamètre qui doit permettre d’éclairer l’intérieur du bâtiment : aucun système d’éclairage artificiel n’était prévu. En outre, au-dessus de cette ouverture, une lanterne doit être installée, elle-même surmontée d’une statue représentant l’aigle impérial allemand : au total, le Grand Dôme doit mesurer 290 mètres de haut328, pour un volume extérieur de 21 millions de mètres cubes329. La façade de ce gigantesque édifice est composée de deux éléments principaux. Tout d’abord, un portique à colonnes doit marquer l’entrée du bâtiment après un très large escalier : les tambours de chacune des colonnes de granit rouge mesurent trois mètres de diamètre330. Par ailleurs, deux statues, d’une hauteur de 15 mètres chacune (sculptées par J. Thorak331), doivent être installées de part et d’autre du portique d’entrée. L’une de ces deux sculptures représente Tellus soulevant le globe terrestre, tandis que la seconde représente Atlas soutenant la voûte céleste. Ces deux colosses, qui renforcent la solennité et l’intemporalité du Grand Dôme, voué à l’éternité, peuvent être considérés comme des symboles du projet nazi : parvenir à contrôler le monde, à la force d’une idéologie politique et de conquêtes militaires et, paradoxalement, ériger l’Allemagne nazie au statut de nation phare, salvatrice de l’humanité. L’intérieur du Grand Dôme présente, quant à lui, une architecture beaucoup moins élaborée que son extérieur : le plus imposant des éléments de Germania ne comporte qu’une unique salle, dont l’aspect devait être très simple332. Autour d’un plan circulaire de 140 mètres de diamètre, trois rangs de tribunes s’élèvent sur une hauteur totale de 30 mètres : au total, on estime la capacité d’accueil du Grand Dôme entre 150 000 et 180 000 personnes. Les tribunes sont couronnées d’une colonnade circulaire composée de 100 piliers rectangulaires en marbre, de 24 mètres de hauteur, dont seul un élément interrompt la succession : une niche, en retrait dans la paroi de l’édifice, qui est réservée à Hitler. Cette niche présente des dimensions qui ne correspondent pas à l’accueil en son sein d’un

325 SPEER, 1972, p. 208. Cf. annexe numéro 18, p. 177. 326 SPEER, 1972, p. 103. 327 Citation de Speer (in : SPEER, 1972, p. 208). 328 Ce qui équivaut presque à la hauteur de la tour Eiffel (324 mètres avec son antenne). 329 SPEER, 1972, p. 208. 330 SPEER, 1972, p. 694. Cf. annexe numéro 18, p. 177. 331 Josef Thorak (1889-1952) fut, avec Arno Breker (1900-1991), l’un des deux sculpteurs dits « officiels » sous le Troisième Reich. 332 SPEER, 1972, p. 206. Cf. annexe numéro 17, p. 176. FOUQUERAY Victor_2009 79 De Berlin à Germania : une mutation urbaine et politique

seul individu : elle mesure 50 mètres de haut, 28 mètres de large, et ses parois doivent être recouvertes d’une mosaïque d’or (seul accent de couleur à l’intérieur du Grand Dôme, le reste étant monochrome). Devant cette niche doit se trouver une sculpture dorée d’un aigle impérial allemand, perché sur un socle de 14 mètres de haut, tenant entre ses serres une croix gammée couronné de feuilles de chêne (l’arbre symbole de la victoire333). Seule la fonction de la niche, destinée au Führer, permet de comprendre ses dimensions : elle est d’ailleurs située à l’opposé de l’entrée du Grand Dôme, de façon à ce que Hitler soit la première vision que l’on ait en y pénétrant. D’un point de vue chronologique, Hitler mentionna dès 1934 l’idée de construire le Grand Dôme (il était alors Chancelier depuis seulement un an) et à l’été 1936, alors même que Speer n’avait pas encore été nommé premier architecte du Reich, Hitler lui demanda d’établir les premiers plans pour cet édifice334, d’après une esquisse qu’il avait réalisée dans les années 1920335. Les premières maquettes furent terminées en 1937336, et le plan définitif établi en 1939 : tout fut conçu en secret par Speer, dans son agence personnelle, et non dans les locaux du GBI avec ses propres collaborateurs337. Plusieurs modifications furent apportées aux plans initiaux du Grand Dôme : elles permettent de mesurer la « soif démesurée de représentativité »338 que Hitler manifeste par la volonté de construire un tel édifice, et qui au cours du temps semble être allée toujours grandissante. Les premiers plans, qui datent de 1936, prévoient un bâtiment rectangulaire qui ne comporte pas de coupole : celle-ci est rajoutée très rapidement, ainsi que divers éléments qui enrichissent considérablement l’aspect extérieur du Grand Dôme. Ensuite, de 1937 à 1939, les aspects dépouillé et sobre des premiers plans du Grand Dôme laissèrent progressivement la place à un édifice de plus en plus élaboré : s’ajoutèrent, au cours du temps, des décorations telles que des sculptures sur de nombreux murs du bâtiment (triglyphes par exemple), ou encore des réceptacles en bronze339, posés sur la corniche au-dessus du portique d’entrée, et vraisemblablement destinés à éclairer l’édifice par de gigantesques flambeaux. D’après ce qu’en écrit Speer, « ce dôme n’était nullement une chimère n’ayant aucune chance de devenir jamais réalité »340 : en effet, la réalisation prévue du Grand Dôme donna lieu, dès 1934, à la destruction de bâtiments qui gênaient les travaux préparatifs à sa construction. Par ailleurs, de nombreux sondages du terrain furent effectués, des maquettes grandeur nature furent fabriquées, et des millions de Reich marks furent dépensés, avant même le début des travaux, pour acheter le granit (en Allemagne, mais aussi en Suède et en Finlande) nécessaire à la réalisation de la façade extérieure du Grand Dôme341. A travers les travaux préparatoires à l’édification du Grand Dôme, il est possible de se rendre compte à quel point la démesure ce dernier aurait bouleversé le paysage urbain berlinois :

333 Cf. chapitre III, p. 64. 334 SPEER, 1972, p. 206. 335 Tout comme les esquisses de l’Arc de Triomphe (cf. chapitre IV, p. 74). 336 Lorsqu’il vit ces maquettes, Hitler déclara : « Qui me croyait quand je disais que ce serait un jour construit ! » (in : SPEER, 1972, p. 206). A travers ces propos, nous pouvons retrouver l’idée d’une revanche politique par l’architecture (cf. chapitre IV, p. 74). 337 Cf. chapitre II, p. 36. 338 LARSSON, 1982, p. 77. 339 LARSSON, 1982, p. 81. 340 SPEER, 1972, p. 209. 341 SPEER, 1972, p. 209. 80 FOUQUERAY Victor_2009 Chapitre V / Le Grand Dôme et le Palais du Führer

d’après Speer, il était prévu, pour tester la résistance du sol, de couler, à l’endroit prévu pour le Grand Dôme, un gigantesque bloc de béton de trois millions de mètres cubes (soit l’équivalent d’une dalle carrée de 320 mètres de côté et 30 mètres de profondeur)342. Selon Larsson, ce ne sont pas moins de 176 blocs de béton, d’une profondeur de 30 mètres et d’un volume de 20 000 mètres cubes chacun, qui devaient être enterrés pour densifier le sol et donc fournir la portance nécessaire au support du poids de l’édifice343. Le problème de la résistance du sol provient principalement du fait que le Grand Dôme devait en partie être bâti sur la Spree, le fleuve de Berlin : deux tunnels, incorporés à la base de l’édifice, devaient d’ailleurs permettre le trafic fluvial. La réalisation de la coupole, quant à elle, ne semblait pas poser de problèmes techniques à Speer : il comptait utiliser de l’acier, bien que cela remette en cause la « théorie des ruines » qu’il avait développé344. Mais l’emploi de l’acier n’est pas seulement une simple réponse à une contrainte technique : Speer prend aussi en compte le risque qu’une bombe puisse détruire la coupole du Grand Dôme, ce qui, si elle était construite en pierre, représenterait de colossaux dommages à la fois en termes de coûts et de délais de reconstruction345. La question de la main-d’œuvre se posait aussi pour le Grand Dôme étant donné l’ampleur des travaux à effectuer ainsi que le fait que le chantier ne devait durer que dix ans : la première pierre devait être posée en 1940 et le Grand Dôme être terminé en 1950346. La réponse apportée par Speer à ce problème fut la mise en place d’une Arbeiterstadt (« ville des travailleurs »), qui fut rapidement construite dans l’arrondissement de Spandau (au nord-ouest de Berlin) afin d’héberger la moitié des quelques 8000 maçons et autres artisans qui auraient travaillé sur le chantier du Grand Dôme347. Tous ces éléments concernant les travaux préparatoires à la réalisation du Grand Dôme tendent à montrer que la planification de cet édifice participait d’une « volonté de construire sans égale dans l’histoire contemporaine »348 : parmi les nombreux projets que contient le plan de Germania, cet édifice présente la localisation la plus intéressante à étudier.

2. Le Grand Dôme ou le centre du pouvoir.

349 Le Grand Dôme doit se situer sur la Königsplatz (« la place royale »), qui mesure 500 mètres de longueur sur 450 mètres de largeur, et dont il définit à lui seul le côté nord. Tous

342 SPEER, 1972, p. 209 et 694. 343 LARSSON (in : SPEER, 1985, p. 77). 344 Cf. chapitre I, p. 13. 345 SPEER, 1972, p. 209. 346 SPEER, 1972, p. 209. 347 Cette ville était composée de baraques préfabriquées, et elle était gérée comme une caserne militaire avec à sa tête un commandant (in : REICHHARDT et SCHÄCHE, 1984, p. 70). Se basant sur les conclusions du procès de Nuremberg, au terme duquel Speer fut condamné à 20 de prison pour avoir utilisé de la main-d’œuvre forcée en vue de la construction de Germania, nous pouvons concevoir que les travailleurs logés dans cette Arbeiterstadt connaissaient des conditions de vie très précaires et étaient soumis à un rythme de travail épuisant, qu’ils ne pouvaient par ailleurs pas contester. 348 Cf. introduction, p. 2. 349 La Königsplatz de Germania est directement inspirée de la Königsplatz de Munich à laquelle elle doit son nom, et que Hitler admirait pour son organisation spatiale (dont le modèle est reproduit dans le projet Germania). Par ailleurs, l’emplacement du Grand Dôme de Germania correspond à l’emplacement actuel de la Chancellerie Fédérale. Cf. annexe numéro 16, p. 175. FOUQUERAY Victor_2009 81 De Berlin à Germania : une mutation urbaine et politique

les autres bâtiments encadrant cette place sont destinés à être les lieux de l’exercice du pouvoir : le Palais du Führer (ouest) ; la Nouvelle Chancellerie350 (sud-ouest) ; le Haut- Commandement de la Wehrmacht (sud-est ; doit rassembler à la fois la direction des armées de Terre, de Mer et de l’Air) ; enfin le Reichstag, ainsi que l’extension qui en est prévue (est). La Königsplatz rassemble donc tous les pouvoir les plus importants du régime nazi : ce n’est sûrement pas un hasard si la Grande Avenue, que certains auteurs ont à juste titre 351 renommée la Prachtstrasse , « avenue somptueuse », prend naissance, sur le plan, au niveau de cette place (inversement, le Grand Dôme, situé au nord de la Königsplatz, marque aussi l’aboutissement de cette Grande Avenue352). Par ailleurs, des plans d’eau doivent border le Grand Dôme sur trois de ses côtés (le Grand Bassin353 au nord, et la Spree à l’ouest et à l’est) : ainsi, cet édifice peut se refléter sur de larges surfaces qui agissent comme des miroirs et renforcent sa splendeur. Avant d’aborder la Nouvelle Chancellerie qui comme le Grand Dôme devait se trouver sur la Königsplatz, il convient de replacer cet édifice de Berlin et Germania dans son contexte historique sachant que la Chancellerie représente, dans la tradition politique allemande, le lieu du plus haut pouvoir. Après avoir accédé au pouvoir, Hitler s’installa dans la Chancellerie qui avait servie pendant le Deuxième Reich ; mais très rapidement, il demanda à Speer de lui bâtir une nouvelle Chancellerie. Hitler convoqua ainsi Speer à la fin du mois de janvier 1938 et lui annonça qu’il avait jusqu’au 10 janvier 1939 pour construire une nouvelle Chancellerie, dont l’emplacement couvrirait entièrement la longueur de la Vossstrasse (située au sud de la Porte de Brandebourg) : en moins d’un an, Speer devait à la fois réaliser les plans et la construction de ce nouvel édifice354. Hitler se justifia de ces délais en déclarant à son architecte : « Je dois bientôt engager des pourparlers d’une extrême importance. Pour cela, j’ai besoin de grands salons et de grandes salles pour pouvoir en imposer aux potentats étrangers, surtout aux plus petits »355. Speer fut donc responsable de bâtir le premier édifice officiel du pouvoir nazi, avec comme principale consigne celle de l’utilisation de l’architecture dans le but d’impressionner les visiteurs, et par là de mettre en lumière l’importance du régime nazi : au total, ce bâtiment comptait 420 pièces et couvrait une superficie de 16 hectares356. Le travail de Speer mêle déjà l’esthétique et le politique : la réalisation la nouvelle Chancellerie de la Vossstrasse fait figure de prémice au projet de la Nouvelle Chancellerie de Germania, qui, quant à elle, devait être la Chancellerie « définitive »357.

350 Cette Nouvelle Chancellerie rassemble en son sein la Chancellerie du Parti dirigée par Martin Bormann (1900- serait officiellement décédé en 1945), la Chancellerie pour le Protocole sous la direction de Otto Meissner (1880-1953), ainsi que la Chancellerie pour les Affaires Privées avec à sa tête Boulher (1899-1945) (in : SPEER, 1972, p. 205). 351 REICHHARDT et SCHÄCHE, 1984, p. 24. 352 Cf. le parcours imposé par l’Arc de Triomphe et le Mémorial du Soldat (chapitre IV, p. 80). 353 Cf. chapitre III, p. 59. 354 Speer releva le défi que Hitler lui avait imposé, en réussissant à livrer la nouvelle Chancellerie le 10 janvier 1939 : pour tenir les délais, il avait mis en place des équipes de travail, rassemblant au total 4500 ouvriers, qui se relayaient jour et nuit sur le chantier (in : SPEER, 1972, p. 154). 355 SPEER, 1972, p. 139. 356 Soit 2, 5 fois la surface de la place Bellecour à Lyon. Le volume de la Chancellerie de la Vossstrasse est quant à lui de 360 000 mètres cubes (in : SPEER, 1985, p. 125). Cf. annexe numéro 19, p. 178. 357 SPEER, 1972, p. 50. 82 FOUQUERAY Victor_2009 Chapitre V / Le Grand Dôme et le Palais du Führer

Les plans de Speer présentent la particularité d’incorporer le Palais du Führer au sein de la Nouvelle Chancellerie du « Reich de 1000 ans » : aussi, le lieu d’exercice du pouvoir de Hitler et ses appartements privés n’auraient pas donné lieu à deux espaces distincts et, de fait, cette Chancellerie et le Palais du Führer forment un seul et même élément architectural sur le plan de Germania. Le Palais du Führer, que Speer lui-même ne semble pas distinguer de cette Chancellerie à laquelle il est intégré, couvre une surface de deux millions de mètres carrés : il aurait ainsi pu tenir la comparaison avec le légendaire palais de Néron (appelé Dorus Aurea, la « Maison Dorée »), dont la superficie atteignait un million de mètres carrés358. La hauteur du Palais du Führer atteint 40 mètres, et ses différents façades mesurent entre 240 et 280 mètres de long ; la façade est donne sur les jardins du Palais du Führer, qui doivent notamment être composés de plusieurs fontaines ainsi que d’une palmeraie359 (l’accent exotique apporté par cet ornement est unique dans les plans de Germania). Deux éléments principaux composent l’intérieur du Palais du Führer. Tout d’abord, il comporte un nombre considérable de salons et de salles de réception aux dimensions diverses, dont huit salles de gala : ces pièces vouées à la mise en scène du prestige de Hitler couvrent une superficie totale de 15 000 mètres carrés360. Le second élément de ce Palais est l’espace de travail de Hitler, qui occupe entièrement l’aile nord de l’édifice, dont le volume atteint au total 1 200 000 mètres cubes. Cette aile se décompose en une salle de réunion de 960 mètres carrés et un cabinet de travail particulier d’environ 60 mètres carrés361,qui représentent 21 000 mètres cubes362 à eux deux. Les premiers plans du Palais du Führer datent de 1938363 : ainsi, avant même la fin du chantier de la Chancellerie de la Vossstrasse , Hitler songeait déjà à faire édifier un nouvel édifice destiné à l’exercice de son pouvoir. Cependant, bien qu’elle reprenne plusieurs éléments de la Chancellerie construite en 1939, la Chancellerie dite « définitive », de par ses dimensions prévues, d’une toute autre mesure, ainsi que la richesse de ses ornements, dénote l’augmentation de la mégalomanie de Hitler au cours du temps364. D’un point de vue historique, la comparaison entre les dimensions du Palais du Führer et celles des appartements qu’occupa Bismarck (lorsqu’il fut à la tête du Deuxième Reich) est révélatrice de l’importance attachée par Hitler à la représentation architecturale du pouvoir. Ainsi, le Palais du Führer aurait été 150 fois plus grand que les appartements de Bismarck, qui quant à eux couvraient une surface totale de 1200 mètres carrés. D’ailleurs, la grande salle à manger prévue dans l’enceinte de la Nouvelle Chancellerie du Reich aurait pu, à elle seule, contenir jusqu’à plus de deux fois ces appartements : elle devait en effet mesurer 92 mètres de longueur sur 32 mètres de largeur, et permettre d’accueillir environ 2000 invités365. Les caractéristiques du Grand Dôme et des bâtiments qui l’entourent démontrent déjà la puissance politique que doit revêtir leur architecture : ces divers édifices tendent à définir, 358 SPEER, 1972, p. 211. Cf. annexe numéro 19, p. 178. 359 LARSSON, 1982, p. 81. 360 SPEER, 1972, p. 695. 361 SPEER, 1972, p. 50 et 695. 362 Speer compare ce volume à celui de la salle de réception de la Maison Blanche, qui est de 1500 mètres cubes, soit 14 fois inférieur. 363 SPEER, 1972, p. 211. 364 LARSSON, 1982, p. 81. 365 SPEER, 1972, p. 211 et 694. FOUQUERAY Victor_2009 83 De Berlin à Germania : une mutation urbaine et politique

symboliquement, à la fois la place du pouvoir dans la ville ainsi que la position de domination mondiale à laquelle devait accéder le Troisième Reich.

B. Le Grand Dôme : une position dominante. Les dimensions du Grand Dôme, ainsi que certains de ses détails ornementaux, posent le rapport de cet édifice à la fois à l’ensemble du projet Germania, mais aussi, à une échelle bien plus large, au monde entier.

1. Redessiner la ville pour mieux la dominer. Il se révèle intéressant d’analyser dans quelle proportion le plan d’aménagement de la Königsplatz ainsi que celui du Grand Dôme redessinent le centre historique de la ville : les cas de la Siegessäule (« Colonne de la Victoire ») et du Reichstag sont à cet égard représentatifs des modifications que Germania aurait pu apporté au paysage urbain berlinois. La Colonne de la Victoire est un monument d’apparat qui fut conçu en 1864 pour symboliser la victoire de l’Allemagne contre le Danemark. Cette signification s’enrichit nettement lorsqu’en 1873, date à laquelle sa construction prit fin, l’Allemagne prussienne remporta une victoire décisive sur la France : la Colonne de la Victoire devint alors le symbole de la naissance du Second Reich. Seulement, elle était initialement située sur la Königsplatz et représentait donc un obstacle à la réalisation de Germania : en 1937, à l’occasion des travaux d’aménagement de l’axe est-ouest, les nazis déplacèrent donc la Siegessäule. La Colonne de la Victoire fut déplacée de plusieurs centaines de mètres, à l’ouest de son emplacement d’origine, et réinstallée sur un rond point, dont Speer fit élargir le diamètre de 80 à 200 mètres ; la Siegessäule fut par ailleurs rehaussée de sept mètres366. Bien que ce monument ait donc été mis en valeur par le premier architecte du Reich, son déplacement, dans l’espace urbain, revêt néanmoins une signification politique : Hitler relègue à la périphérie du nouveau centre politique de la ville un élément architectural symbolisant le régime politique auquel il succède. Ainsi, l’organisation spatiale de Germania permet à Hitler d’évacuer des symboles pour mieux faire représenter son propre régime dans l’espace de la ville. En contrepoint du sort réservé à la Colonne de la Victoire nous pouvons aborder le cas du Reichstag : dans le système institutionnel allemand, ce lieu est traditionnellement destiné à abriter les débats sur les enjeux politiques nationaux. L’histoire du Reichstag fut marquée par l’incendie de la nuit du 27 au 28 février 1933, qui le détruisit partiellement : la responsabilité en fut, à l’époque, attribuée à un militant communiste367, cependant que de nombreux historiens pensent qu’il fut l’objet d’une manipulation de la part des nazis. Historiquement, cet incendie permit à Hitler de répandre une vague de peur parmi la population, face à un prétendu danger communiste : à peine un mois plus tard, le 23 mars 1933, Hitler se fit voter les pleins pouvoirs par ce même Reichstag. L’incendie du Reichstag tend à prouver que Hitler cherchait à faire disparaître de l’espace public l’édifice qui symbolisait le débat politique en Allemagne, pour mieux y imposer son régime autoritaire : le Reichstag, pourtant, est présent sur les plans de Germania. De fait, s’opposant à Speer qui souhaitait le détruire, Hitler choisit de conserver le Reichstag, pour la simple raison

366 REICHHARDT et SCHÄCHE, 1984, p. 49 (cf. chapitre II, p. 23). 367 Marinus van der Lubbe (1909-1934), qui mourut guillotiné pour avoir officiellement incendié le Reichstag. 84 FOUQUERAY Victor_2009 Chapitre V / Le Grand Dôme et le Palais du Führer

qu’il en appréciait le style architectural368 : mais bien que le projet Germania n’en prévit pas la disparition définitive, le Reichstag devait voir sa fonction être radicalement redéfinie. En effet, Hitler voulait transformer ce lieu politique historique en un ensemble de salles de lecture et de salons de repos réservés aux députés : selon lui, la salle des séances du Reichstag, avec ses 580 places, était « trop petite » pour le bon fonctionnement des institutions nazies, et il demanda à Speer d’en prévoir une nouvelle pouvant elle accueillir 1200 députés369. Speer, se basant sur la relation établie entre le nombre de députés et le nombre d’individus représentés, estime ainsi qu’un nouveau Reichstag de 1200 députés correspondait à un peuple d’environ 140 millions de personnes : « Hitler montrait par là dans quel ordre de grandeur il se situait »370, et le projet d’extension du Reichstag correspond de fait à l’extension du territoire et du pouvoir politique de l’Allemagne nazie recherchés par Hitler. Par rapport au Reichstag, le Grand Dôme aurait été 50 plus volumineux : la comparaison des dimensions de ces deux édifices démontre la disproportion entre d’un côté les représentations du peuple et de l’autre celle de l’exécutif ; dans l’espace public, l’architecture de Germania consacre la sous-représentativité des individus face à Hitler371. Le Grand Dôme devait dominer toute la ville de Germania : en plus de ses dimensions colossales, il était prévu qu’il soit édifié sur un promontoire, à l’instar de l’Arc de Triomphe372. Ainsi, le monument le plus important de Germania, dont il est devenu le symbole, aurait été la 373 Stadtkrone , « la couronne de la ville » : avec les plaques de cuivre recouvrant sa coupole, le Grand Dôme aurait eu l’apparence d’une « montagne verte »374 située en plein cœur de la ville. Ce monument a fondamentalement pour vocation d’être la représentation suprême du pouvoir nazi : aucun autre élément architectural ne doit venir nuire à sa visibilité dans l’espace public. Ainsi, l’architecture de la Grande Avenue, dont le Grand Dôme représente l’extrémité nord, est destinée à le mettre en valeur : les différents gratte-ciels qui y sont prévus sont cependant rejetés derrière l’alignement de la rue, et ce afin que leur verticalité

368 SPEER, 1972, p. 205. 369 SPEER, 1972, p. 205. 370 SPEER, 1972, p. 693. La nouvelle salle des séances doit faire 2100 mètres carrés. 371 Le déplacement et la reconversion fonctionnelle de certains bâtiments, auxquels procède Hitler, revêtent une signification symbolique et politique très marquée. Il est intéressant de voir que c’est exactement selon le même procédé que les Berlinois cherchèrent à effacer, après la Seconde Guerre mondiale, les traces des quelques réalisations architecturales découlant des plans de Germania. Le meilleur exemple que l’on puisse donner est celui du Teuffelsberg, « la Montagne du Diable » : cette colline, constituée de tous les débris amoncelés pendant la reconstruction de Berlin, correspond exactement à l’endroit où, en 1937, fut commencé à être construit l’Institut technique de l’Armement (cf. chapitre III, p. 68). Les Alliés ne parvinrent pas à détruire, même en utilisant de la dynamite, les quelques pans de murs de cet institut qui avaient été érigés : il fut décidé de les enterrer, et ils gisent aujourd’hui encore sous des millions de mètres cubes de gravats. Le nom de cette colline, qui renvoie à la personne de Hitler et aux conséquences de la politique qu’il a mené durant 12 années, est directement lié à sa localisation, qui quant à elle procède d’une volonté d’évacuer de la ville les symboles architecturaux de la période nazie. 372 LARSSON, 1982, p. 69. Seuls ces deux bâtiments devaient bénéficier d’un promontoire : cette caractéristique tend à démontrer qu’ils sont les deux édifices les plus importants du projet Germania, en tant qu’ils doivent, au niveau spatial comme symbolique, dominer la ville. 373 LARSSON, 1982, p. 77. 374 SPEER, 1972, p. 208. Cf. annexe numéro 15, p. 174. FOUQUERAY Victor_2009 85 De Berlin à Germania : une mutation urbaine et politique

ne soient pas un obstacle à la vue sur la coupole375. Cependant, les dimensions de ce monument elle-mêmes, qui en font le repère architectural de Germania par excellence, semblaient par ailleurs représenter un danger potentiel pour la ville : par exemple, le spécialiste de la sécurité aérienne au Ministère de l’Air s’inquiétait de ce que le Grand Dôme, en cas de bombardement sur Berlin, puisse devenir un véritable poteau indicateur pour les avions ennemis, en marquant exactement l’emplacement du centre de la ville376. De fait, l’évolution de la guerre fut, dans une certaine mesure, prise en compte au cours de l’élaboration du projet Germania, et semblait même devoir conditionner la réalisation de cette ville devant symboliser la domination de l’Allemagne nazie sur le monde377.

2. Symboliser la domination nazie sur le monde. Le Grand Dôme n’exerce pas uniquement sa domination symbolique sur l’ensemble de la ville : il tend à représenter la domination du monde par l’Allemagne nazie. La présence d’un élément architectural met particulièrement bien en lumière cette signification politique du Grand Dôme : la sculpture qui doit se trouver au sommet de sa coupole, et qui représente l’aigle impérial allemand. Présent à l’extérieur et à l’intérieur de l’édifice378, le motif de l’aigle impérial est donc répété, mais la puissance de sa signification varie. La sculpture placée dans le Grand Dôme tend à symboliser la politique intérieure de Hitler : rassembler les Allemands devant le symbole national traditionnel pour créer une véritable « communauté nationale » prête à servir le national-socialisme. L’aigle perché sur la coupole du Grand Dôme tend pour sa part à représenter la politique extérieure de l’Allemagne nazie : conquérir le monde et le dominer. A cet égard, l’évolution dans le temps des détails de cette sculpture est révélatrice : initialement, il devait s’agir d’un aigle tenant entre ses serres une croix gammée, mais Hitler y apporta rapidement une modification significative lorsqu’en 1939, il déclara à Speer : « Il faut changer cela. Ce n’est plus la croix gammée que l’aigle doit tenir, mais le globe terrestre. Pour couronner le plus grand édifice du monde, il ne peut y avoir que l’aigle dominant le globe »379. Par ailleurs, cette sculpture représentant l’idéal politique nazi devait surmonter une lanterne vitrée de 40 mètres de hauteur, et faite du métal le plus léger possible380 : cette lanterne figure l’idée selon laquelle l’Allemagne doit devenir « la lumière du monde ». Ainsi, l’architecture du Grand Dôme symbolise la fondation d’une nouvelle civilisation : le peuple allemand qui s’y rassemble est appelé à incarner la nation phare de l’humanité381.

375 SPEER, 1972, p. 182. L’influence architecturale des Etats-Unis, où se développent pendant les années 1930 les premiers gratte-ciels, est donc adaptée au projet Germania : les gratte-ciels y sont présents, mais leur localisation relève d’une logique d’organisation de l’espace fondée sur la prédominance du Grand Dôme. 376 SPEER, 1972, p. 210. 377 Cf. chapitre IV, p. 79. 378 Cf. p. 95. 379 SPEER, 1972, p. 217. Cf. annexe numéro 17, p. 176. 380 SPEER, 1972, p. 208. Le mot « lanterne » employé par Speer ne correspond pas aux dimensions de son objet : à la démesure de l’architecture semble correspondre la disproportion des termes mêmes employés par le régime pour la désigner. 381 Les significations de la lanterne ainsi que de l’aigle impérial surmontant la coupole du Grand Dôme renvoient directement aux significations des deux statues qui encadrent le portique à l’entrée de l’édifice (cf. p. 95). Ironiquement, il semble que l’idéal politique nazi, celui d’une domination mondiale, soit aussi inaccessible que l’aigle impérial le représentant (perché à presque 300 mètres au- dessus du sol). 86 FOUQUERAY Victor_2009 Chapitre V / Le Grand Dôme et le Palais du Führer

Relativement à la domination du monde par les nazis, symbolisée par le Grand Dôme, nous pouvons en outre analyser la localisation de certaines des ambassades étrangères dont le projet Germania prévoyait la construction, en tant que ces édifices étaient destinés à abriter les représentants d’autres nations : les ambassades, symboliquement, permettent la représentation d’identités politiques étrangères au sein même de Germania, la ville concentrant l’ensemble des pouvoirs nazis. Les ambassades de quelques pays seulement figurent sur le plan de Speer382 et parmi elles, seules les ambassades de la France, de l’Italie, et du Japon, sont intégrées au Kernstück de Germania, son noyau spatial et politique. Sur les plans de Speer, l’ambassade de France doit être bordée par l’ambassade du Japon à l’ouest et par l’ambassade d’Italie à l’est : cet aménagement spécifique du « quartier des ambassades » peut donner lieu à une lecture en termes de signification politique. A travers la disposition de ces trois édifices, il semble que soit mise en place ce que nous pourrions appeler une « surveillance symbolique » : la France, ennemi historique de l’Allemagne, se trouve encadrée par les deux pays qui furent les alliés, politiquement et surtout militairement, de l’Allemagne nazie. Relativement à l’abondance des projets architecturaux qui le composent, le plan de Germania n’aboutit qu’en de très rares cas à une réalisation effective : or parmi eux figure la construction des ambassades d’Italie et du Japon383. Enfin, la localisation du « quartier des ambassades » dans le plan général de Germania révèle qu’aucun de ces édifices n’aurait pu devenir le lieu d’agissements politiques tournés contre le Troisième Reich : ces trois ambassades (et particulièrement l’ambassade de France) devaient se situer à proximité du bâtiment abritant les services de renseignement du régime nazi, lui-même jouxté, à l’est, par le Haut-Commandement de l’Armée de Terre384. Le Palais du Führer le Grand Dôme sont deux représentations gigantesques du pouvoir nazi : leurs dimensions colossales devaient transformer le paysage urbain de Berlin et la faire accéder au statut de Welthaupstadt, « capitale du monde ». En redessinant ainsi le visage de la ville, ces deux édifices définissent en outre le lieu du pouvoir : ils font correspondre au centre spatial de Germania le cœur politique du Troisième Reich. La Königsplatz, le symbole d’une organisation fondamentalement politique de l’espace urbain, rassemble ainsi l’ensemble des bâtiments destinés à l’exercice du pouvoir nazi :

382 Les pays devant disposer d’une ambassade à Germania sont l’Argentine, la Finlande, la France, l’Italie, le Japon, la Norvège, la Slovaquie et la Yougoslavie. 383 L’ambassade du Japon fut dessinée par Ludwig Moshamer (1885-1946) et sa construction terminée en 1942 : partiellement détruite pendant la guerre, elle fut depuis rénovée et se situe au même emplacement que celui prévu par Speer. Seul le nom de la rue qui la borde a changé : elle s’appelle aujourd’hui la Hiroshimastrasse, en référence à l’événement militaire qui mis définitivement fin à la Seconde Guerre mondiale déclenchée par Hitler. L’ambassade d’Italie, quant à elle, fut dessinée par Friedrich Hetzelt (1903-1986) en 1942 ; par ailleurs, celui-ci dessina, toujours pour le « quartier des ambassades », un bâtiment nommé Fascio sur les plans de Speer. Aucune autre information n’existe sur ce projet, mais nous pouvons faire l’hypothèse qu’il s’agisse d’une « maison du fascisme », inspirée de la Casa del Fascio construite entre 1933 et 1936 à Côme (en Italie, sous Mussolini) et dessinée par Giuseppe Terragni (1904-1943). Si tel était le cas, ce Fascio représenterait le second hommage rendu par Hitler, et à travers l’architecture, au dictateur italien (après le projet de renommer la Adolf-Hilter Platz « Mussolini Platz ». Cf. chapitre IV, p. 91). L’ambassade de France ne fut elle jamais construite. 384 Les bureaux des services de renseignement du Reich ainsi que ceux du Haut-Commandement de l’Armée de Terre furent dessinés par W. Kreis. FOUQUERAY Victor_2009 87 De Berlin à Germania : une mutation urbaine et politique

« Au centre se trouvait le maître absolu du Reich ; comme symbole suprême de sa puissance devait se dresser, tout près de lui, le Grand Dôme, l’édifice qui devait dominer le Berlin de l’avenir »385. L’aura spatiale du Grand Dôme dépasse cependant la seule Königsplatz : symboliquement, la ville toute entière est plongée dans l’ombre du monument qui représente au mieux les projets politiques de Hitler à la fois pour l’Allemagne et pour le monde entier. Nous venons ainsi de réaliser dans quelle mesure l’architecture du Grand Dôme, ainsi que sa localisation spécifique dans le plan de Germania, permettent une lecture politique des plans d’urbanisme de Speer : il convient à présent d’analyser ce qui se joue à l’intérieur de cet édifice.

II. Le Grand Dôme ou la théâtralisation du politique.

Le Grand Dôme a pour vocation d’être le lieu de rassemblement des Allemands venus assister aux discours de Hitler : cet édifice figure la nature du régime nazi, qui est fondé sur le contrôle des masses. Or, les dimensions du Grand Dôme386 ainsi que sa signification politique conduisent à une théâtralisation du politique : plus précisément, la mise en scène du pouvoir qui se joue au sein du Grand Dôme semble correspondre à la sacralisation de la personne du Führer. Nous analyserons donc le caractère religieux du Grand Dôme avant de voir en quoi il fonde le rapport de Hitler aux masses.

A. Religiosité du Grand Dôme et opacité du pouvoir. Nous pouvons qualifier le Grand Dôme d’édifice religieux dans la mesure où il tend à sacraliser la personnalité politique qu’est Hitler ; cependant, cette religiosité du Grand Dôme s’oppose symboliquement à l’opacité du pouvoir qui doit régner au sein du Palais du Führer.

1. Hitler, figure salvatrice de l’Allemagne. Pour comprendre la démesure du projet Germania, il convient de prendre en compte le contexte historique : lorsqu’il accéda au poste de Chancelier du Reich, Hitler se trouva à la tête d’un pays souffrant cruellement des conséquences de la crise économique qui débuta en 1929. Or, aux yeux de nombreux Allemands, Hitler représentait le sauveur de l’Allemagne : il ne fut bientôt plus nommé « Chancelier » de l’Allemagne, mais son Führer, son « guide »387. Or, cette évolution dans l’appellation du statut de Hitler revêt une signification fondamentale : tout comme le Grand Dôme représente l’Allemagne nazie comme la « lumière du monde », Hitler incarne le guide de la nation allemande : celui qui indique la direction à suivre388. Le titre de Führer ne relève d’aucune tradition politique allemande : seul Hitler l’utilisa officiellement sous son régime. De fait, le titre de Führer revêt une valeur sacrée qui dépasse le simple statut politique : il évacue totalement la notion de « mandat » inhérente à toute fonction politique. Le mandat désigne le fait que toute 385 SPEER, 1972, p. 187. 386 Et tout particulièrement sa capacité d’accueil : de 150 000 jusqu’à 180 000 personnes. 387 Le verbe führen signifie « mener, guider » et der Führer signifie « le guide ». 388 Cf. le portrait de Hitler en porte-étendard de l’Allemagne (annexe numéro 24, p. 183). 88 FOUQUERAY Victor_2009 Chapitre V / Le Grand Dôme et le Palais du Führer

fonction politique puisse être exercée par n’importe quel citoyen, à condition qu’il se justifie des pouvoirs qui lui sont conférés par des compétences spécifiques. Or, dans le cas de Hitler, l’exercice politique est fondamentalement rattaché à une personne particulière : il y a disparition de la frontière entre d’un côté l’activité politique, qui relève de la vie publique, et de l’autre côté la personnalité singulière, qui elle renvoie à la vie privée. On ne peut pas dire « le président » comme l’on dit « le Führer » : alors que dans le premier cas il peut s’agir de personnes différentes, le second cas renvoie uniquement à Hitler en particulier. En outre, de nombreux témoignages émanant de l’entourage de Hitler affirment que ce dernier ne se laissait tutoyer par personne, ni être désigné par ses nom ou prénom : il semble que le Führer ne souhaite en aucune façon être réduit à sa seule identité personnelle. Hitler cherche au contraire à entretenir l’image d’un homme supérieur par la manière même dont on doit l’appeler : jusque dans l’espace privé, il est nommé d’après son statut politique389. Cette collusion entre l’espace public et l’espace privé est visible sur les plans de Germania : le Palais du Führer (que constituent les appartements privés de Hitler) est totalement intégré à la Nouvelle Chancellerie prévue dans le projet Germania, de même que le Palais du Führer et le Grand Dôme sont reliés entre eux par une extension architecturale390. Aussi, bien qu’ils soient destinés à des pratiques de natures différentes (publiques et privées), le Palais du Führer, la Nouvelle Chancellerie du Reich, ainsi que le Grand Dôme, se situent tous sur la Königsplatz : ces trois édifices forment ainsi le cœur politique du Troisième Reich391, symbole d’un régime politique qui repose uniquement sur la personnalité d’un seul homme. La sacralisation de la personne de Hitler, à laquelle vise le Grand Dôme, constitue un fait historique : certains Allemands avaient érigé leur Führer au rang de Dieu. Ainsi, le concile de l’Eglise évangélique allemande, dans un mémorandum adressé à Hitler, s’inquiétait de ce que certaines pratiques s’assimilaient à un culte religieux : « Nous nous devons d’informer le Führer de notre embarras devant le fait que les formes dans lesquelles il est adoré sont souvent identiques aux formes d’adoration réservées à Dieu seul. Il y a seulement quelques années, le Führer n’avait pas accepté qu’il y ait des portraits de lui sur les autels des églises…Aujourd’hui, il est représenté comme un grand prêtre de la nation et même comme un intermédiaire entre Dieu et le peuple »392. De nombreuses photographies, réalisées chez des particulier allemands sous le régime national-socialiste, révèlent la présence dans certaines maisons d’autels voués à l’adoration de Hitler : jusqu’au cœur de l’espace privé, la pratique de la politique est assimilée à une pratique religieuse, en tant qu’elle correspond à l’adoration d’un figure politique. Hitler considérait la religion comme un facteur de cohésion sociale fondamental pour le peuple393, cependant qu’il plaçait le politique au cœur de la religion. Ainsi, il déclara : « Nous avons

389 Relativement à cette « supériorité symbolique », il est intéressant de voir que les appartements privés de Hitler correspondent à un « palais » (terme qui désigne une fonction politique) : même s’il est possible de dire « le palais de l’Elysée » pour désigner la résidence du président français, le mot « palais » est autrement plus connoté dans le cas de Hitler. De par ses dimensions, le Palais du Führer s’assimile véritablement à une demeure royale ; en outre, ce n’est pas le palais de n’importe qui, mais celui du Führer (a contrario, le mot « Elysée » désigne une fonction et non une personne en particulier, ce qui nous renvoie à la nature même du titre de Führer). 390 L’extension architecturale qui relie les appartements privés de Hitler au Grand Dôme présente la même signification politique que le chemin aménagé entre la Chancellerie de la Vossstrasse et les bureaux du GBI (cf. chapitre II, p. 34). 391 En tant que Germania doit avant tout devenir la capitale du nouvel empire fondé par Hitler. 392 GOLOMSTOCK, 1991, p. 315. 393 « C’est certain, le peuple a besoin de l’Eglise. C’est un puissant élément de cohésion » (citation de Hitler in : SPEER, 1972, p. 130). FOUQUERAY Victor_2009 89 De Berlin à Germania : une mutation urbaine et politique

la malchance de ne pas posséder la bonne religion. Pourquoi n’avons-nous pas la religion des Japonais, pour qui se sacrifier à sa patrie est le bien suprême ? »394. A travers ces propos, Hitler lie de façon étroite les notions de religion et de patrie : oubliant le caractère universel que revêt toute religion395, il pose l’idée d’une « religion patriotique » ; or, la religion représente normalement une pratique culturelle à la fois personnelle et indépendante de toute considération politique396. S’il ne fallait prendre qu’un seul exemple pour faire apparaître la sacralisation de Hitler, ce serait celui de la devise politique officielle : alors que celle du Deuxième Reich était « Ein Volk, ein Reich, ein Gott » (« Un peuple, un empire, un Dieu), la devise du Troisième Reich était « Ein Volk, ein Reich, ein Führer » (« Un peuple, un empire, un Führer »). Symboliquement, Hitler prend ici la place de « Dieu » dans la devise officielle du régime nazi : or, c’est le Führer lui-même qui décida de cette modification, ce qui tend à prouver qu’au-delà de l’adoration populaire dont il fut l’objet, Hitler procéda à une auto-glorification de sa personne. Le Grand Dôme est précisément destiné à permettre l’élévation symbolique de Hitler au statut de divinité397 : grâce à son architecture, il représente le lieu idéal pour mettre en place un processus de divinisation, dont le caractère religieux n’est que secondaire par rapport à sa signification politique. Speer atteste de la religiosité du Grand Dôme : « Hitler n’en faisait pas moins construire là un édifice culturel qui devait, au cours des siècles, acquérir, grâce à la tradition et au respect dont il serait entouré, une importance analogue à celle que Saint-Pierre de Rome a prise pour la chrétienté catholique »398. Au-delà d’un édifice uniquement culturel, le Grand Dôme doit être un édifice cultuel, voué à l’adoration de Hitler par le peuple allemand.

2. Le Grand Dôme et le Palais du Führer : la cathédrale et le labyrinthe. Le Grand Dôme et le Palais du Führer, bien qu’ils se côtoient sur le plan de Germania, représentent pourtant une confrontation au niveau symbolique : la clarté du Grand Dôme, dont l’architecture s’apparente à celle d’une cathédrale, est opposée à l’opacité du Palais du Führer, qui quant à lui est un véritable labyrinthe. L’architecture du Grand Dôme est comparable, en plusieurs points, au modèle d’une cathédrale. Son intérieur est constitué par une unique salle gigantesque : tel une cathédrale, il doit pouvoir accueillir de très nombreux fidèles (à l’idéologie nazie mais surtout à Hitler en particulier) en un seul et unique lieu qui ne comporte en son sein aucun élément de séparation. Mais seul Hitler a le droit, en qualité de « grand prêtre de la nation », de rejoindre la niche du Grand Dôme : il y délivre ses discours, surplombant l’assemblée venue l’écouter. Cette niche s’apparente donc à la chaire que l’on trouve dans chaque cathédrale, qui représente l’endroit d’où le prêtre fait son sermon : le sermon de Hitler n’aurait cependant pas été uniquement une parole moralisante ou spirituellement édifiante, mais une véritable harangue politique. Par son aspect extérieur, le Grand Dôme ressemble aussi à un édifice religieux, en tant que sa coupole est directement inspirée de celle de la basilique Saint-Pierre

394 SPEER, 1972, p. 132. 395 La racine grecque du mot « catholique » signifie « général, universel ». 396 Cf. la loi de séparation de l’Eglise et de l’Etat de 1905 en France. 397 De même que les représentations de Hitler (portraits, photographies, voire autels, etc.) deviennent des idoles : des représentations d’une divinité que l’on adore et qui font l’objet d’un culte au même titre que la divinité elle-même. 398 SPEER, 1972, p. 206. Sur la même page, l’auteur ajoute : « Sans cet arrière plan culturel, toutes les dépenses engagées pour cette construction, dont Hitler voulait faire le centre de Berlin, auraient été absurdes et incompréhensibles ». 90 FOUQUERAY Victor_2009 Chapitre V / Le Grand Dôme et le Palais du Führer

de Rome : celle-ci constituait le modèle du Grand Dôme, mais un modèle qui devait être dépassé par le projet de Speer. Ainsi, la comparaison des dimensions de ces deux coupoles est révélatrice d’une architecture visant à une domination totale : le diamètre de la coupole du Grand Dôme (250 mètres) est plus de cinq fois supérieur à celui de la coupole de Saint- Pierre de Rome399 (44 mètres), et le volume intérieur de l’édifice de Germania représente quant à lui 46 fois celui de la basilique. La forme de coupole revêtait une importance particulière pour Hitler, qui estimait que seule une telle architecture convenait à la fonction noble de l’édifice : le rassemblement du peuple allemand400. Erigée sur un socle massif et carré, la coupole n’est déjà plus au contact du sol : la pureté de sa forme et ses dimensions doivent représenter, pour chaque individu pénétrant dans le Grand Dôme, une élévation symbolique401. Le Grand Dôme représente le lieu de communion entre les Allemands : en son cœur doit être édifiée une communauté nationale dont le Führer, grâce à ses discours, entretient la conscience politique402. Sur les plans de Speer, le Grand Dôme se situe exactement au nord du croisement entre les deux axes structurants Germania : ainsi, comparé au plan classique d’une cathédrale, il correspond à la nef403 de l’édifice. Or, la nef représente le lieu où les fidèles vont communier à un moment du culte : le Grand Dôme semble lui aussi devoir devenir une source spirituelle où les Allemands peuvent venir écouter la parole de leur « guide »404. Le Bon affirme ainsi que toutes les convictions des foules correspondent à des « sentiments religieux » : « Les croyances politiques, divines et sociales ne s’établissent chez elles [les foules] qu’à la condition de revêtir toujours la forme religieuse, qui les met à l’abri de la discussion »405. Hitler pensait que l’Eglise ne devait pas être remplacée par une idéologie du parti nazi sous peine de retomber dans un mysticisme moyenâgeux406 : malgré

399 Le diamètre de l’ouverture prévue au sommet de la coupole du Grand Dôme (46 mètres), pour son éclairage intérieur naturel, est à lui seul supérieur au diamètre de la coupole de Saint-Pierre de Rome (in : SPEER, 1972, p. 206). 400 LARSSON, 1982, p. 77. 401 La coupole du Grand Dôme était la fierté de Hitler : lorsqu’il prit connaissance du projet de Staline d’ériger un « Palais des Soviets » surclassant le Grand Dôme par ses dimensions autrement plus gigantesques, il déclara : « Quelle importance, qu’un gratte-ciel soit un peu plus haut ou un peu plus bas ? L’important, dans notre bâtiment, ce sera le dôme ! » (in : GOLOMSTOCK, 1991, p. 288). En dehors du Grand Dôme, la forme de la coupole ne doit être utilisée qu’à une seule autre reprise dans Germania : le Ministère de la Justice doit aussi être couronné d’une coupole (aux dimensions bien moins importantes que celle du Grand Dôme). Ironiquement, l’édifice représentant la notion de justice doit répéter, dans le paysage urbain de Germania, le motif architectural du Grand Dôme, qui quant à lui est fondamentalement destiné au contrôle des masses. 402 D’où l’importance de donner au Grand Dôme des dimensions gigantesques, de façon à ce qu’il puisse accueillir le plus de personnes possible. Fixées par Speer, les dimensions définitives doivent permettrent au bâtiment d’être réalisable, mais elles ne correspondent pas aux vœux de Hitler, qui souhaitait des dimensions encore plus importantes (in : SPEER, 1972, p. 103). 403 La nef est la partie d'une église comprise entre le portail et le transept, que délimitent les deux rangées de piliers soutenant la voûte. 404 Cependant, nous pouvons penser que les étrangers venus visiter Germania, surtout les invités officiels et plus généralement les représentants d’autres pays que l’Allemagne, auraient eux aussi pu assister aux discours du Führer, étant donné la puissance de la représentation politique et la théâtralisation du pouvoir qui se jouent au sein du Grand Dôme (la force de la démonstration politique à laquelle tend Germania semble en effet devoir culminer dans cet édifice). 405 Les « sentiments religieux » des foules se fondent notamment sur l’adoration d’un être supposé supérieur, et sur la crainte de la puissance qui lui est attribuée (in : LE BON, 1995, p. 39 et 41). 406 SPEER, 1972, p. 131. « La nation s’auto mystifie sous le national-socialisme » (MOOSE, 2008, p. 50). FOUQUERAY Victor_2009 91 De Berlin à Germania : une mutation urbaine et politique

cela, le Grand Dôme semble uniquement correspondre à l’édification d’un lieu de culte du Führer, où toute critique pouvant concerner les discours qu’il y énonce devient impossible. Le Palais du Führer, quant à lui, s’oppose radicalement au Grand Dôme : à elle seule, son architecture labyrinthique symbolise l’opacité réelle du pouvoir, bien loin de l’imaginaire politique dont étaient saturés les discours de Hitler. Nous pouvons analyser cet édifice grâce à la notion de parcours, et plus précisément à travers l’exemple de ce qui fut appelé « le chemin des diplomates » par Hitler et Speer407. Le chemin des diplomates désigne le parcours que les invités officiels de Hitler devaient emprunter dans la Chancellerie : celle de la Vossstrasse, qui fut construite, mais aussi la Nouvelle Chancellerie du Reich (que Speer ne distingue pas du Palais du Führer) prévue dans le cadre de Germania et dont nous connaissons les plans. La Chancellerie de la Vossstrasse, construite toute en longueur, impose aux visiteurs de parcourir au total 220 mètres avant d’arriver au salon de réception officiel de Hitler. Parmi l’ensemble des éléments constituant ce « chemin des diplomates », le plus remarquable est un couloir de 145 mètres de long, soit presque deux fois la longueur de la Galerie des Glaces du château de Versailles408 (73 mètres). Des fenêtres encastrées dans de profondes niches éclairent ce couloir dans toute sa longueur, sauf en ses deux extrémités, qui sont elles plongées dans l’obscurité. L’éclairage ainsi atténué donne l’impression d’un couloir à la longueur infinie : ce procédé est révélateur de l’importance de la perspective dans tous les travaux de Speer409. Le « chemin des diplomates » qui apparaît dans les plans de Speer pour la Nouvelle Chancellerie du Reich est autrement plus important : débutant dans l’aile sud par un portail majestueux, il traverse par la suite l’intégralité de l’édifice et mesure au total 504 mètres de long410. La notion de parcours mise en lumière par ces deux exemples nous montre que Hitler n’est pas seulement le Führer de l’Allemagne : il se fait aussi le guide de ses invités officiels, en tant que lui seul connaît le véritable labyrinthe que représente sa Chancellerie. A la fois sur le plan symbolique et politique, Hitler joue donc le rôle de meneur : celui qui sait où aller, et qui en conséquence à le pouvoir d’indiquer la direction à suivre. Le parcours imposé à chaque diplomate relève ainsi d’une mise à l’épreuve411 : il est obligé de marcher derrière Hitler, sur une distance qui aurait été doublée dans la Nouvelle Chancellerie du Reich. L’aménagement intérieur de la Chancellerie de la Vossstrasse comporte un détail qui symbolise parfaitement l’épreuve à laquelle étaient soumis les visiteurs du Führer : le revêtement du sol. Proposant à Hitler de recouvrir d’un immense tapis le sol de marbre poli, Speer se voit répondre : « C’est très bien ainsi, les diplomates doivent savoir se mouvoir sur un sol glissant »412. Le « chemin des diplomates » est donc un véritable

407 Pour la définition de la notion de parcours, cf. chapitre II, p. 41. 408 Voici en détail la succession des éléments architecturaux qui constituent le « chemin des diplomates » de la Chancellerie : un portail ; une cour d’honneur ; un perron ; une première salle de réception ; une porte double aux battants d’environ cinq mètres de haut ; un hall recouvert de mosaïque ; une pièce ronde à coupole ; enfin un couloir de 145 mètres de long (in : SPEER, 1972, p. 139). 409 SPEER, 1972, p. 140. Sur l’emploi de la perspective par Speer, cf. chapitre II, p 47. 410 Voici le détail des éléments dont ce parcours est constitué : un portail ; une cour d’honneur de 110 mètres de long (s’ouvrant elle-même sur deux autres cours entourées de colonnades) ; une série de pièces en enfilade longue de 250 mètres (dans l’ordre : un salon, deux salles, une galerie, et un vestibule) ; une salle à manger (cf. p. 100) ; enfin, les appartements privés de Hitler où se trouve son salon de réception (in : SPEER, 1972, p. 694 et 695). 411 Le parcours que représente le « chemin des diplomates » est donc bien différent du parcours représenté par les autoroutes (cf. chapitre II, p. 44). 412 SPEER, 1972, p. 154. 92 FOUQUERAY Victor_2009 Chapitre V / Le Grand Dôme et le Palais du Führer

« parcours d’obstacles » : cette épreuve physique figure l’épreuve politique à laquelle Hitler veut soumettre ses invités officiels. Les hôtes du Führer sont accueillis au cœur de sa Chancellerie : ils sont poussés à établir un rapport, de façon plus ou moins consciente, entre d’une part l’architecture imposante de ce symbole du pouvoir et de l’autre l’importance politique de son résident. L’architecture se révèle donc fondamentale : sa valeur esthétique est transformée en capital politique.

B. Le Grand Dôme, lieu de la rencontre entre Hitler et les masses. Le Grand Dôme représente fondamentalement le lieu de la rencontre entre Hitler et les masses, sur le contrôle desquelles repose le fonctionnement du régime : au total, cet édifice aurait pu rassembler plus d’un cinquième des habitants de la ville413. Au sein du Grand Dôme, Hitler procède à une théâtralisation de son pouvoir personnel : grâce à ses discours, il exprime son imaginaire et tend par là à prendre prise sur le psychisme des individus.

1. Une théâtralisation du pouvoir fondée sur le jeu des regards. Nous pouvons parler d’une « théâtralisation » du pouvoir pour désigner ce qui se joue dans le Grand Dôme : il présente une configuration spatiale et symbolique qui est comparable à celle d’un théâtre. La notion de regard414 permet d’appréhender le fonctionnement symbolique de cet édifice. Le jeu des regards se déroule entre les deux identités fondatrices au cœur de la pratique du théâtre : d’un côté l’identité singulière de l’acteur, ici celle de Hitler, et de l’autre l’identité collective des spectateurs, celle de la foule rassemblée pour assister à ses discours. Ces deux porteurs d’identité sont à l’origine de plusieurs regards : celui de Hitler qui s’abaisse sur la foule, celui de la foule qui au contraire s’élève vers le Führer, mais aussi les regards que Hitler et la foule exercent sur eux-mêmes. Perché dans sa niche, tout comme l’aigle impérial doit l’être au sommet de la coupole, Hitler doit faire l’objet de tous les regards. Cette niche est opportunément placée en face de l’entrée du Grand Dôme, qui ne compte qu’une seule pièce : cette configuration intérieure doit directement conduire le regard des individus vers Hitler lorsqu’ils pénètrent dans l’édifice. De plus toutes les parois de la niche doivent être recouvertes d’une mosaïque dorée : cette couleur destinée à la mise en lumière de Hitler aurait par ailleurs ébloui les masses. Après avoir pris la place de Dieu dans la devise nationale415, Hitler prend donc, symboliquement, celle du soleil : il apparaît inaccessible et éblouissant dans l’enceinte du Grand Dôme, du reste monochrome. Ainsi, cette niche correspond parfaitement au rôle de « guide » que s’attribua Hitler : par ses discours, il tend à éclairer les foules. D’un point de vue spatial, le regard de Hitler descend vers la masse qu’il surplombe, et le regard des individus rassemblés doit au contraire s’élever pour apercevoir le Führer : la configuration du Grand Dôme revêt là un aspect symbolique, en tant qu’elle place l’orateur

413 Ce chiffre découle de plusieurs calculs, qui prennent en compte la capacité d’accueil de la Königsplatz située devant le Grand Dôme, et qui en constitue l’extension architecturale logique. Cette place mesure 500 mètres de longueur sur 450 mètres de largeur : elle couvre une superficie totale de 225 000 mètres carrés. Or, Speer utilise dans ces travaux une mesure standard égale à 0, 4 mètre carré, correspondant à la surface prévue pour chaque spectateur placé debout (in : SPEER, 1972, p. 211). Selon cette norme, la Königsplatz aurait donc pu accueillir 562 500 personnes : couplé à la capacité du Grand Dôme (jusqu’à 180 000 places), on atteint au total le chiffre de 742 500 personnes. Sachant que le nombre d’habitants à Berlin est de 3, 4 millions à l’époque, le Grand Dôme et la Königsplatz auraient pu rassembler jusqu’à 21, 9 % de la population. 414 Pour la définition de la notion de regard, cf. chapitre II, p. 43. 415 Cf. p. 108. FOUQUERAY Victor_2009 93 De Berlin à Germania : une mutation urbaine et politique

dans une position dominante. Cette domination de l’espace procure au seul orateur une vision d’ensemble sur la masse (dont chaque membre singulier est privé), ce qui l’amène à se sentir personnellement gratifié de la présence de la foule : nous pouvons alors penser que le regard que Hitler se serait lui-même porté, au sein du Grand Dôme, aurait été celui d’un homme satisfait de contenter sa mégalomanie sans limites en se nourrissant des acclamations du peuple. Pour enrichir notre analyse, il convient d’évoquer la présence, au cœur du Palais du Führer, d’un théâtre de 400 places, avec un parterre de 320 mètres carrés416. Mais contrairement au Grand Dôme, qui permet à Hitler de s’adresser au peuple allemand, ce théâtre aurait permis de faire jouer des pièces devant des invités, eux, officiels, et plus particulièrement devant des personnalités politiques étrangères. Hitler fait donc accéder la théâtralisation du pouvoir, dont l’ensemble du Palais du Führer est représentatif, à un niveau international. Ainsi, la mise en scène du régime hitlérien concerne aussi bien le Grand Dôme, le lieu du pouvoir symbolique (expression de l’imaginaire nazi), que le Palais du Führer, le lieu du pouvoir réel, où doivent être prises les décisions politiques qui scellent l’avenir du pays.

2. L’imaginaire ou l’emprise du politique sur le psychisme. Le Grand Dôme représente la pièce, au sens spatial, où se joue une pièce théâtrale : celle qui met en scène l’imaginaire politique nazi. Cet édifice est le lieu où Hitler peut utiliser ses dons d’orateur pour manipuler les individus : sa virtuosité permet au politique de prendre prise sur le psychisme de chaque spectateur. La virtuosité peut être définie comme la capacité d’un individu à exprimer dans le temps court, et grâce à une représentation spécifique, l’idée d’un temps long : autrement dit, il s’agirait de la faculté à exprimer la notion d’infini par une représentation finie. Nous trouvons chez Proust une illustration de la notion de virtuosité avec la « sonate de Vinteuil »417 : ce morceau de piano contient une « petite phrase » évoquant chez le narrateur l’idée d’un temps long, celui de la vie, bien qu’il s’agisse d’une courte mélodie. La virtuosité de Hitler n’est quant à elle pas musicale, mais rhétorique : à travers ses discours, le Führer tend à exprimer l’idée d’un temps infini sous la forme d’un imaginaire politique418. Or l’adhésion à un imaginaire relève d’une croyance religieuse dans la mesure où l’imaginaire est fondé sur un rapport immédiat à l’individu : les idées contenues dans un imaginaire politique peuvent devenir, pour qui y adhère, autant de vérités établies. Pour Hitler, le projet du Grand Dôme représente donc un enjeu primordial : parvenir à créer

416 SPEER, 1972, p. 211. La construction du Palais du Führer auquel ce théâtre est intégré devait symboliquement entraîner la destruction d’un lieu de culture : l’opéra Kroll. Cet opéra abrita les séances du Reichstag après que celui-ci ait été incendié en 1933 : la dernière séance eut lieu le 26 avril 1943 pour voter un décret autorisant Hitler à passer outre la justice et l’administration dans tous les domaines. L’opéra Kroll fut ensuite détruit par le bombardement allié du 22 novembre 1943, et ses ruines disparurent définitivement en 1951. 417 « Et avant que Swann eût le temps de comprendre, et de se dire : "C’est la petite phrase de la sonate de Vinteuil, n’écoutons pas !" tous ses souvenirs du temps où Odette était éprise de lui, et qu’il avait réussi jusqu’à ce jour à maintenir invisibles dans les profondeurs de son être, trompés par ce brusque rayon du temps d’amour qu’ils crurent revenu, s’étaient réveillés et, à tire-d’aile, étaient remontés lui chanter éperdument, sans pitié pour son infortune présente, les refrains oubliés du bonheur. Au lieu des expressions abstraites "temps où j’étais heureux", "temps où j’étais aimé", qu’il avait souvent prononcées jusque-là et sans trop souffrir, car son intelligence n’y avait enfermé du passé que de prétendus extraits qui n’en conservaient rien, il retrouva tout ce qui de ce bonheur perdu avait fixé à jamais la spécifique et volatile essence ; il revit tout […] » (PROUST, 1974, p. 208). 418 Un imaginaire politique s’exprime toujours au futur : il représente un horizon idéal que l’orateur dépeint à son public pour l’entraîner, à sa suite, vers sa réalisation. 94 FOUQUERAY Victor_2009 Chapitre V / Le Grand Dôme et le Palais du Führer

un cadre propice pour amener les foules à adhérer à son imaginaire politique, celui du pouvoir nazi. Cet édifice correspond ainsi une idée de Le Bon d’après laquelle « connaître l’art d’impressionner l’imagination des foules c’est connaître l’art de les gouverner »419 : à cet égard, les dimensions du Grand Dôme sont en effet exemplaires. Plus généralement, l’intégralité du plan de Germania tend à la politisation des esprits en appelant l’espace de la ville à jouer un rôle analogue à celui des divers organes politiques du régime. En effet, le plan de Germania structure l’imaginaire grâce à la définition de différents espaces : le mien, celui de l’autre, celui de notre rencontre et enfin celui qui nous entoure. Or, tous ces espaces renvoient, notamment, aux idées d’idéal de soi et de danger, qui fondent en partie le psychisme de chaque individu : l’espace où je vis, correspondant à mon idéal de vie, s’oppose ainsi, symboliquement, à l’espace de l’autre, qui représente quant à lui un lieu inconnu inspirant donc la peur420. L’analyse du Palais du Führer, et surtout celle du Grand Dôme, fournissent différents éléments qui permettent d’introduire le concept de dispositif politico-symbolique autonome : applicable au projet Germania dans son ensemble, ce concept en révèle la structure et le mode de fonctionnement. Le terme « dispositif » désigne l’organisation de plusieurs éléments en un système signifiant : le mode de fonctionnement du système correspond à l’articulation même des éléments qui le constituent. L’articulation entre eux des éléments du système est permise par leur objet commun : cet objet définit, à un niveau supérieur, l’objectif du système. Le projet Germania correspond à une ville qui s’apparente à un « dispositif » : mais le système qu’elle instaure est à la fois politique, symbolique, et autonome. La ville de Germania se compose d’éléments architecturaux, dont l’organisation se fait donc sur un plan spatial : la disposition des éléments constitutifs de Germania, dans l’espace urbain, répond à une logique de dissémination signifiante, qui fonde l’analyse du plan de Germania en termes de système421. En outre, les édifices de Germania relèvent d’une esthétique architecturale qui vise à la représentation du pouvoir : ils sont donc des symboles politiques. Les éléments de Germania, ayant tous comme objet le pouvoir, forment un système dont l’objectif est la représentation de ce pouvoir : ainsi, la ville de Germania correspond à un « dispositif politico- symbolique ». Par exemple, l’aménagement de l’espace public de Berlin que planifie le projet Germania vise à pouvoir y organiser des défilés militaires, symboles du militarisme inhérent au régime nazi. A cet égard, Speer rapporte que Hitler, n’ayant pas même encore fini d’élaborer les plans de sa campagne militaire en Russie, réfléchissait déjà aux détails de l’organisation et de la mise en scène des parades de la Victoire qui devaient avoir lieu

419 LE BON, 1995, p. 37. 420 Les campagnes de propagande du régime nazi ont beaucoup utilisé l’image du « Juif envahisseur » pour propager l’antisémitisme parmi la population. Cette image correspond exactement à l’idée d’une mise en danger du peuple allemand par la restriction progressive d’un espace spécifique : le territoire national. Par ailleurs, le terme Lebensraum, « espace vital », est un terme spatial qui désigne le fondement idéologique de la politique expansionniste du Troisième Reich : l’expansion du territoire national est nécessaire à la survie et à la croissance du peuple allemand. Nous pouvons enfin évoquer la conquête de la Lune par les Américains en 1969 : la première chose que fit Armstrong lorsqu’il foula le sol lunaire, ce fut d’y planter un drapeau américain. Ainsi, il conféra à son exploit un caractère politique, en définissant l’espace lunaire comme faisant partie du territoire américain. L’expression « conquête de l’espace » sous-tend à elle seule des enjeux politiques considérables, comme le prouvent les recherches actuelles visant à aller marcher sur Mars… 421 Cf. chapitre I, p 9. FOUQUERAY Victor_2009 95 De Berlin à Germania : une mutation urbaine et politique

en 1950, date à laquelle aurait dû être terminée la réalisation de la Grande Avenue et de l’Arc de Triomphe422. Enfin, ce dispositif peut être qualifié d’« autonome » en ce que Germania était destinée à représenter le pouvoir nazi au-delà même de la disparition de Hitler, utilisant ainsi la faculté de l’architecture à opérer une coupure, qui est à la fois spatiale et temporelle, par rapport à ses acteurs423. Symboliquement, Germania devait entretenir le discours du Führer fondateur tout au long du « Reich de 1000 ans » que celui-ci voulait fonder. Mais cette continuité discursive ne s’opère cependant pas sur le même registre : par opposition aux discours tonitruants de Hitler, le projet Germania correspond à une « parole de pierre »424, dont l’énonciateur est composé de l’ensemble des édifices du projet Germania. Le terme « dispositif » qui est utilisé pour définir Germania indique que ce projet représente l’expression d’un message. Or ce message, qui est fondamentalement politique dans le cas de Germania, ne doit pouvoir donner lieu à aucune erreur de réception de la part du destinataire. Le citoyen de la ville de Germania, tout comme son visiteur, doivent pouvoir comprendre la signification de Germania sur-le-champ : placé dans l’espace devant des représentations du pouvoir, l’individu ne doit pas avoir le temps d’y donner une autre signification. Ainsi, il est impératif que Germania « se présente sous forme d’une image saisissante et nette dégagée d’interprétation accessoire »425. De fait, en cherchant à sceller définitivement la signification de leurs projets architecturaux, Hitler et Speer tendent à rendre « autonome » le dispositif politico-symbolique que représente Germania : les édifices doivent parler d’eux-mêmes426. L’autonomie symbolique de l’architecture de Germania est un enjeu fondamental, car elle vise à pérenniser l’idéologie nazie. Evoquant avec Speer le projet de son Palais, Hitler met parfaitement en lumière le fait que Germania représente la sur-vie du régime après la disparition de son Führer originel : « On ne saurait croire le pouvoir qu’acquiert sur ses contemporains un petit esprit quand il peut profiter d’un telle mise en scène. De tels lieux, quand ils sont empreints d’un passé historique, élèvent même un successeur sans envergure à un rang historique. Voyez-vous, c’est la raison pour laquelle nous devons construire tout cela de mon vivant : afin que j’ai

422 SPEER, 1972, p. 237. « Le Führer avait déjà prévu de passer les troupes en revue dans la partie médiane de la Grande Avenue, à la hauteur des ministères. Après les campagnes militaires, les troupes devaient défiler du sud vers le nord en rentrant par l’Arc de Triomphe » (SPEER, 1972, p. 697). Le fait que les troupes doivent défiler en direction du nord, donc en un sens vers le Grand Dôme ainsi que le Palais du Führer, souligne le caractère symbolique et politique de ces deux édifices représentatifs du pouvoir nazi : « Ce terme "sens" par une sorte de jeu de mots riche d’enseignements, ne désigne-t-il pas à la fois les significations, le mouvement et l’orientation du mouvement vers le sensible ? » (LEFEBVRE, 1966, p. 238). Par ailleurs, l’aménagement de la partie ouest de l’axe est-ouest prévoit que la séparation entre les deux voies de circulation ne doit pas être trop marquée (avec un rehaussement de la chaussée, voire la plantation d’arbres), et ce, afin de pouvoir y organiser de larges défilés militaires (LARSSON, 1982, p. 115). Enfin, la photographie correspondant à l’annexe numéro 23 (p. 182) montre à quel point la planification de Germania est sous-tendue par un enjeu politique : l’architecture doit permettre, dans l’espace public, l’inscription de représentations militaires du pouvoir. 423 Cf. chapitre I, p 12. 424 « Das Wort aus Stein » : cette expression fut employée à de nombreuses reprises par Hitler durant ses discours portant sur la culture (in : SPEER, 1985, p. 26). 425 Cf. chapitre IV, p. 86. 426 Speer, lors de l’inauguration de la partie ouest de l’axe est-ouest, déclara : « Mon Führer, je vous annonce que l’axe est- ouest est achevé. Puisse l’ouvrage parler de lui-même ! » (in : SPEER, 1972, p. 200). D’après l’analyse de Germania en tant que « dispositif politico-symbolique autonome », cette phrase est lourde de sens. 96 FOUQUERAY Victor_2009 Chapitre V / Le Grand Dôme et le Palais du Führer

vécu là et que mon esprit confère une tradition à cet édifice. Même si je n’y vis que quelques années, cela suffira »427. La ville planifiée par le projet Germania peut être définie comme un dispositif politico- symbolique autonome, dont le Grand Dôme représente le cœur : placé au centre de Berlin, ce gigantesque édifice doit radicalement et définitivement transformer le paysage de la ville. A travers l’exemple du Grand Dôme se pose alors la question de la médiation à l’œuvre dans le projet Germania.

III. Germania, le lieu d’une médiation singulier- collectif ?

Parmi l’ensemble des édifices de Germania, le Grand Dôme semble représenter le lieu privilégié de la médiation entre Hitler et les masses, c’est-à-dire la rencontre entre le principal acteur politique du régime nazi et le peuple allemand. Mais au-delà de cette seule médiation, il convient de s’interroger sur une autre médiation : celle représentée par l’équilibre, établi au sein du processus de développement de la ville, entre d’une part Speer et Hitler, qui sont les décideurs du destin de la ville, et d’autre part les citoyens appelés à y habiter.

A. Hitler, incarnation personnelle du collectif. L’analyse du projet Germania tend à montrer que Hitler, en tant qu’acteur politique, se voulait une incarnation du peuple : l’extrême personnalisation du régime nazi correspond à la seule figure de Hitler. Or, cette caractéristique politique sous-tend une coupure entre le Führer et le peuple, qui apparaît symboliquement dans les plans de Germania.

1. « Une architecture du désir » : la folie de Germania.

Le projet Germania répond à l’appellation d’« architecture du désir »428 en tant qu’elle est l’expression d’un pouvoir extrême : avec l’aide de Speer, Hitler planifie la construction d’une ville qui relève de son imaginaire personnel. Il faut bien distinguer l’idéologie formulée par Hitler du projet Germania : alors que l’idéologie nazie a su à l’époque trouver un soutien massif parmi la population, le projet Germania, quant à lui, ne repose pas sur l’adhésion des Allemands. L’étude des symboles opère normalement une distinction nette entre l’imaginaire social et l’imagination individuelle : « Le symbole, semble-t-il, sous- tend l’imaginaire social, distinct de l’imagination individuelle »429. Or, une telle différence n’apparaît a aucun moment dans le projet Germania, qui, au contraire, procède d’une fusion entre l’imagination singulière de Hitler et l’imaginaire collectif du nazisme. Hitler prévoit l’édification de monuments qui relèvent uniquement de son propre désir, mais auxquels il attribue une valeur collective, en tant qu’ils sont des symboles du pouvoir (l’exercice du politique est une pratique collective). Le projet Germania met ainsi en lumière la « soif

427 SPEER, 1972, p. 212. 428 KRIER (in : SPEER, 1985, p. 13). 429 LEFEBVRE, 1966, p. 258. FOUQUERAY Victor_2009 97 De Berlin à Germania : une mutation urbaine et politique

démesurée de représentativité »430 qui anime Hitler : pour le Führer, le rassemblement des masses constitue un but en soi, d’où il tire une satisfaction considérée comme une légitimité politique. Ainsi, le Grand Dôme doit être le lieu d’une « jouissance »431 pour Hitler, qui excite les foules grâce à ses discours et à leur mise en scène théâtrale, et se nourrit, en retour, de leur acclamations. Le rapport aux foules entretenu par Hitler semble fonder un processus qui est primordial pour l’étude du régime nazi, et plus particulièrement pour l’analyse du projet Germania : celui de l’identification totale du Führer à la population allemande. Autrement dit, Hitler assimila son identité personnelle à l’identité collective du peuple : sur le plan politique, ce processus sous-tend déjà la nature totalitaire, du moins dictatoriale, du régime nazi432. S’adressant aux ouvriers qui construisirent la Chancellerie de la Vossstrasse, Hitler lui-même illustre l’idée de cette fusion identitaire : « Je suis ici le représentant du peuple allemand ! Et quand je reçois quelqu’un à la Chancellerie, ce n’est pas Adolf Hitler qui reçoit ce quelqu’un, mais le Führer de la nation allemande. Et ainsi ce n’est pas moi qui le reçois, mais c’est la nation allemande qui le reçoit à travers moi »433. Le besoin de représentativité auquel répond Germania ne concerne pas uniquement Hitler : la seconde personnalité la plus importante du régime nazi, Göring, semblait lui aussi considérer Germania comme un moyen de se mettre en scène. Le projet Germania prévoyait l’édification d’un gigantesque Reichsmarschallamt , « Bureau du Maréchal du Reich », destiné à Göring : cet édifice consiste principalement en de « vastes suites d’escaliers, de halls et de salles qui occupaient plus d’espace que les pièces de travail proprement dites ». Les dimensions de cet édifice, dessiné par Speer, sont colossales : le Reichsmarschallamt équivaut au total à 580 000 mètres cubes, et sa façade mesure 240 mètres de longueur (ainsi, la partie de l’édifice visible depuis la rue, autrement dit l’espace public, devait déjà représenter l’importance politique que se donnait Göring)434. Ce bâtiment a donc une fonction fondamentalement représentative : le Bureau du Maréchal du Reich est à Göring ce que le Palais du Führer et le Grand Dôme sont à Hitler, c’est-à-dire le lieu d’une théâtralisation du pouvoir. Dans ses Mémoires, Speer rapporte le fait que Göring songeait déjà aux détails des fêtes qu’il pourrait organiser dans son

430 Cf. p. 96. 431 « L’ivresse que lui [Hitler] procuraient ses discours satisfaisait en premier lieu son besoin de contacts et d’excitation, et celui d’une jouissance qu’il ne pouvait concevoir que comme le résultat d’un viol » (FEST, 2006, p. 59). 432 Un homme politique qui se déclare non plus le représentant du peuple, mais le peuple lui-même, sous-entend qu’il est capable de diriger le pays selon la volonté de tous ses habitants : par conséquent, cet homme ne peut théoriquement faire l’objet d’aucune critique quant à son action politique. Or, si cet homme-là bénéficie du soutien d’une milice armée (telle que le fut la S.A et bientôt la S.S.) pour faire taire d’éventuelles critiques, le régime politique qui en résulte peut être caractérisé de dictatorial. 433 SPEER, 1972, p. 155. 434 Deux détails montrent que le Reichsmarschallamt est uniquement destiné à être une représentation du pouvoir politique de Göring. Son hall d’entrée est composé d’un escalier de quatre étages, que personne, selon Speer, n’aurait emprunté, lui préférant l’ascenseur : ce hall n’est donc qu’un décor de la mise en scène dont Göring est le principal acteur (« Göring imaginait déjà que c’est dans ce hall principal qu’il annoncerait le mot d’ordre de l’année aux officiers de la »). Speer indique par ailleurs que les chambres à coucher doivent se situer au dernier étage : la fonction d’habitat du Reichsmarschallamt se révèle donc accessoire pour Göring, qui lui préfère la fonction politique. En reprenant le vocabulaire du théâtre, nous pourrions dire que les chambres à coucher du Reichsmarschallamt sont reléguées au « poulailler » du théâtre que représente cet édifice : l’endroit qui est le plus reculé de la scène, donc symboliquement le moins important (SPEER, 1972, p. 185). 98 FOUQUERAY Victor_2009 Chapitre V / Le Grand Dôme et le Palais du Führer

édifice435 : évoquant le toit aménagé qui devait couronner son Bureau, Göring déclara qu’« [il] y ferai[t] tirer un grand feu d’artifice pour [s]es invités »436. Au-delà des seuls Hitler et Göring, l’ensemble des acteurs politiques nazis doivent exercer leurs fonctions dans des bâtiments grandioses, à l’exemple des divers Ministères prévus tout le long de la Grande Avenue. A l’instar du Palais du Führer et du Bureau du Maréchal du Reich, ces Ministères ne visent pas principalement à améliorer le fonctionnement de la machine administrative du régime (en concentrant dans un unique lieu divers services jusque-là éparpillés dans tout Berlin), étant donné que « Hitler décida que les nouveaux Ministères serviraient surtout à des fins de représentations »437. Les édifices contenus dans le projet Germania sont des représentations d’un imaginaire spécifique : l’imaginaire politique du pouvoir nazi. Or, la construction de la ville de Germania correspond à donner à cet imaginaire un statut de réel : la réalisation de l’imaginaire nazi, par l’architecture, donne lieu aux projets les plus démesurés, dont le Grand Dôme est le meilleur exemple. Il apparaît donc un paradoxe entre d’une part le projet Germania, correspondant à la planification d’une ville qui se veut réelle, et d’autre part les éléments architecturaux de cette ville, qui présentent tous des dimensions qui relèvent de l’irréel, au sens où ces dimensions sont tellement démesurées que l’imagination même peine à se les représenter. Speer livre un témoignage unique quant au milieu politique au sein duquel il élabora le projet Germania : « J’ai toujours pensé que l’une des qualités les plus enviables consiste à regarder la réalité en face et à ne pas se repaître de chimères […] Mais alors que dans des circonstances normales, il se trouve différents facteurs susceptibles de porter remède à ce refus du réel, le milieu qui nous entoure, les railleries, les critiques, l’incrédulité auxquelles on se trouve exposé, aucun de ces antidotes n’existait sous le Troisième Reich, surtout quand on appartenait à la sphère dirigeante. Bien au contraire, on était, comme dans un cabinet des miroirs, entouré par l’image cent fois réfléchie de ses propres illusions, par la vision cent fois confirmé d’un monde imaginaire et fantasmagorique qui n’avait plus rien de commun avec la sombre réalité du monde extérieur »438. Cette citation met bien en lumière l’existence d’un monde imaginaire clos, commun à tous les acteurs politiques nazis, et qui est fondamentalement coupé du monde réel : 435 Au sein du régime nazi, des tensions pouvaient parfois apparaître entre ses deux acteurs principaux, Hitler et Göring, qui trouvent une illustration avec le projet du Reichsmarschallamt (devant abriter les quartiers généraux des diverses institutions politiques, économiques et militaires dont le numéro deux du régime à réussi à prendre le contrôle) : Speer mentionne le fait que Hitler, grâce au projet de son Palais, voulait remettre Göring à sa place (SPEER, 1972, p. 694). A l’époque où le projet Germania est élaboré, Hitler habite en effet dans la Chancellerie de la Vossstrasse, dont le volume de 400 000 mètres cubes représente moins que celui du futur Bureau du Maréchal du Reich(580 000 mètres cubes) : or, le projet du Palais du Führer correspond quant à lui à un volume de 3 100 000 mètres cubes, soit près de cinq fois et demi celui de l’édifice destiné à Göring. En outre, le Reichsmarschallamt représente une exception dans le travail que Speer fit pour les nazis, en ce que ce bâtiment prévoit l’emploi de couleurs : du granit rose, rouge et vert doit être utilisé pour sa façade (SPEER, 1985, p. 99). Enfin, nous pouvons à travers cet exemple voir la relation directe établie par les dirigeants du Troisième Reich entre d’un côté les dimensions architecturales des bâtiments officiels, et de l’autre l’importance du pouvoir politique qu’ils représentent. Cf. annexe numéro 20, p. 179. 436 SPEER, 1972, p. 185. Le toit du Reichsmarschallamt, situé à 40 mètres au-dessus du sol et couvrant une superficie totale de 11 800 mètres carrés, devait être totalement aménagé en un gigantesque jardin. Parmi les projets que Speer élabora avec Göring pour l’aménagement de ce jardin, on peut citer : de nombreux jets d’eaux et bassins, des pergolas, des espaces réservés aux buffets, une piscine, un court de tennis, et même un théâtre d’été pouvant accueillir jusqu’à 250 personnes (in : SPEER, 1972, p. 185). 437 SPEER, 1972, p. 183. Pour le détail des Ministères prévus dans la Grande Avenue, cf. chapitre II, p. 22. 438 SPEER, 1972, p. 388. FOUQUERAY Victor_2009 99 De Berlin à Germania : une mutation urbaine et politique

il convient de se poser la question de la folie du projet Germania. La folie désigne le fait qu’un individu, par son comportement, s’oppose symboliquement à l’ensemble de la société. Par conséquent, la censure peut être définie comme l’opposé de la folie, en ce qu’elle correspond au fait que la société s’impose à l’individu en émettant des normes qui bannissent certains comportements. Il semble que le cas du projet Germania représente, quant à lui, une fusion des notions de folie et de censure : la folie y est présente à travers la figure de Hitler, le protagoniste fondamental de Germania ; la censure correspond à l’ensemble des contraintes qu’aurait représenté la ville planifiée par Speer. En se considérant comme l’incarnation de la société, l’individu singulier qu’est Hitler tend à instituer, à l’encontre de cette même société, une censure non seulement spatiale439 mais bien politique. En effet le projet Germania ne correspond pas uniquement à une mutation urbaine qui prive les citoyens d’une partie de l’espace public : les bâtiments mêmes s’imposent dans la ville comme autant de représentations politiques, illustrant parfaitement l’expression d’« édifice imposant ». Germania représente donc bien une fusion entre la folie et la censure : ce n’est pas la société qui enferme le fou en prison, mais c’est le fou qui enferme la société dans une prison symbolique où, au-delà de la liberté de circulation, c’est la liberté de pensée qui est censurée. Lorsqu’il se trouva placé devant les maquettes de la ville planifiée par son fils, le père de Speer s’exclama : « vous êtes devenus complètement fous ! »440. Cette expression représente un témoignage unique sur la folie à l’œuvre dans le projet Germania, et ce pour deux raisons : le père de Speer était lui aussi architecte mais, contrairement à son fils, il ne faisait pas partie de la classe dirigeante nazie. Le père du premier architecte du Reich semble apte à exercer sur le projet Germania un jugement qui relève à la fois d’une connaissance de l’architecture, mais aussi d’une distanciation symbolique d’avec ses protagonistes. Le père de Speer porte ainsi un regard extérieur sur le projet Germania, qui semble rationnel : par opposition, le regard porté par Hitler et Speer sur leur propre projet est intérieur, donc irrationnel, au sens où il provient d’un milieu plongé dans un imaginaire coupé du monde réel. Paradoxalement, il semble que Hitler ait pourtant réalisé que son projet de réaménagement de Berlin puisse entraîner chez ses habitants des réactions violentes : le Führer de la nation allemande sent bien que Germania, en redessinant totalement le visage de la ville, représente un danger. Evoquant ses projets, Hitler dit : « Je dois les réaliser moi-même. De tous mes successeurs, pas un n’a l’énergie suffisante pour surmonter les crises qu’ils vont sûrement provoquer »441. Le Grand Dôme peut à cet égard être pris en exemple, car il aurait totalement bouleversé le paysage urbain berlinois : mais son architecture bouleversante, découlant directement de l’imaginaire politique de Hitler, ne fait que symboliser un autre bouleversement, qui lui doit avoir lieu sur le plan politique.

2. Le Grand Dôme : la perte de l’individu et le règne de la masse. Le Grand Dôme est le lieu destiné à l’expression, par Hitler lui-même, de l’imaginaire nazi : il représente au mieux le processus de dépersonnalisation de l’individu entrepris par le régime nazi. L’enjeu de cet édifice est la fondation de la communauté nationale allemande, si chère à Hitler : mais la formation d’une communauté sous-tend, pour les individus, la perte de leur identité personnelle au profit d’une identité uniquement collective. De façon plus précise, chaque individu est amené, au sein du Grand Dôme, à se fondre dans la masse :

439 Cf. chapitre I, p. 14 ; chapitre II, p. 42 ; et enfin chapitre IV, p. 80. 440 Cf. p. 93. Le père de Speer était Albert Friedrich Speer (1863-1947). 441 SPEER, 1972, p. 144. Pour la notion de crise, cf. chapitre VI, p. 145. 100 FOUQUERAY Victor_2009 Chapitre V / Le Grand Dôme et le Palais du Führer

ce monument devient par là le symbole suprême de l’idéologie nazie, d’après laquelle « Du bist nichts, dein Volk ist alles », « Tu n’es rien, ton peuple est tout »442. La foule rassemblée dans l’édifice doit « préparer la destinée de la nation »443 et par conséquent, chacun de ses membres est appelé à se rallier à la nation, à titre individuel. Le rapport aux masses entretenu par Hitler semble être comparable à celui de l’artiste avec son matériau de création : « L’homme d’Etat est aussi un artiste. Pour lui, le peuple n’est rien d’autre que ce qu’est la pierre pour le sculpteur. Le Führer et la masse, cela ne pose pas plus de problème que le peintre et la couleur »444. Cette citation tend à faire apparaître l’absence de réciprocité dans la relation politique entre le Führer et son peuple : si la foule apporte bien quelque chose à Hitler, il s’agit seulement du sentiment d’une supériorité absolue (le contrôle de la population, poussé à son extrême avec le projet du Grand Dôme, correspond à un aspect fondamental du régime totalitaire nazi). L’ensemble du projet Germania, et le Grand Dôme en particulier, sont les exemples d’une « architecture de la compensation ; elle offre des pierres grandiloquentes à un peuple à qui l’on a soustrait le pain, le soleil, et tout ce qui est digne de l’homme »445. De fait, le régime national- socialiste, que certains soutinrent en pensant qu’il leur apporterait à la fois « un réconfort et un sentiment d’appartenance que la société ne pourrait jamais fournir »446, ne tenait compte de la population que dans la mesure où son contrôle total était nécessaire à Hitler pour atteindre ses objectifs politiques. L’organisation spatiale interne du Grand Dôme sous-tend l’idée selon laquelle le fait de rassembler une foule entraîne lui-même la dépersonnalisation de l’individu : le peuple doit être bouleversé par « le spectacle de sa propre masse »447. Ainsi, il semble qu’un processus de dés-identification / ré-identification immédiate doit être mis en place au sein de ce bâtiment : en entrant dans l’unique salle du Grand Dôme, l’individu, immédiatement, se perd parmi ses semblables qui, comme lui, sont venus écouter leur Führer. Symboliquement, l’individu perd alors son identité singulière, au profit d’une identité collective, en se reconnaissant spectateur de Hitler, au même titre que les milliers d’autres personnes réunies sous la coupole du Grand Dôme. De fait, l’âme de la foule que réunie Hitler transforme les individus : « Cette âme les fait sentir, penser et agir d’une façon tout à fait différente de celle dont sentirait, penserait et agirait chacun d’eux isolément »448. La dépersonnalisation de l’individu est certainement le but recherché par Hitler avec le projet du Große Halle : le Führer aurait pu y inculquer des idées à des individus étant symboliquement dépossédés de leur identité singulière, et notamment de la faculté critique dont chacun se sert pour 442 Texte d’une affiche réalisée par Anton Lenhardt en 1934 et exposée en tant qu’œuvre d’art à partir de 1935. 443 « Ce n’est plus dans les conseils des princes, mais dans l’âme des foules que se préparent les destinées des nations » (LE BON, 1995, p. 2). 444 Citation de Goebbels (in : MICHAUD, 1996, p. 15. L’auteur donne une autre citation de Goebbels qui attribue à Hitler le rôle d’un génie qui « consomme les hommes » et qui, grâce à sa vision, peut créer la communauté nationale allemande : « La masse n’est pour nous qu’un matériau informe. Ce n’est que par la main de l’artiste que de la masse naît un peuple et du peuple une nation »). Par ailleurs, nous retrouvons ici l’idée d’un « dictateur artiste » (cf. chapitre IV, p. 75, et annexe numéro 24, p. 183). 445 Citation de Lewis Mumford (1895-1990) in : RAGON, 1991, p. 151. 446 « Le national-socialisme […] s’apparentait à une religion, et le mouvement agissait comme si la croyance en une foi apporterait aux désabusés un réconfort et un sentiment d’appartenance que la société ne pourrait jamais fournir » (MOOSE, 2008, p. 502). 447 SPEER, 1985, p. 10. 448 LE BON, 1995, p. 11. FOUQUERAY Victor_2009 101 De Berlin à Germania : une mutation urbaine et politique

prendre des décisions qui relèvent de sa conception personnelle de la vie449. Or, le Grand Dôme doit être le lieu idéal où Hitler tend à annihiler cette faculté de jugement des individus en utilisant la puissance des mots, « si grande qu’il suffit de termes bien choisis pour faire accepter les choses les plus odieuses »450. Ainsi, le Grand Dôme représente le lieu d’une domination, celle exercée par le Führer sur la foule et, par conséquent, sur chaque individu : symboliquement, la niche d’où il délivre ses discours surplombe la fosse où est concentrée la masse. Chaque individu présent dans la foule devient le sujet politique de Hitler : il est placé directement sous le regard du Führer. Finalement, le projet du Grand Dôme correspond à définir, dans la ville, un espace où les citoyens « ne puissent même pas agir mal tant ils se sentiraient plongés, immergés dans un champs de visibilité totale »451 : à cet égard, le jeu des regards dans le Grand Dôme fonctionne exactement selon le modèle du Panoptique de Bentham452. Ainsi, le projet Germania démontre à quel point le contrôle de l’espace de la ville, en tant que lieu de la médiation entre le pouvoir et les citoyens, représente un enjeu politique : « En tant que médiation, un tel espace instrumental permet soit d’imposer par la violence une certaine cohésion, soit de dissimuler sous une apparente cohérence rationnelle et objective les contradictions de la réalité »453. Le Grand Dôme illustre cette citation : il est destiné à rassembler les citoyens dans le but de former une communauté nationale allemande synonyme de « cohésion », mais une cohésion dont l’analyse de l’édifice indique qu’elle doit uniquement bénéficier à Hitler. En outre, Speer souligne que « l’architecture fut la face policée, la façade civilisée et respectable d’un empire de mensonges »454, reléguant à l’arrière-plan les atrocités du régime nazi : le projet Germania ne fut qu’une « décoration de la violence »455.

B. Germania ou l’annihilation de la médiation singulier-collectif. Le projet Germania ne semble pas représenter une médiation singulier-collectif, et ce à deux niveaux différents : d’une part les édifices prévus, à l’exemple du Grand Dôme, ne sont pas destinés à un échange politique entre Hitler et les citoyens ; d’autre part, le processus du développement de la ville, qui correspond au travail de planification urbaine réalisé par Speer, relève d’une logique où une minorité au pouvoir décide seule du destin de la ville. 449 Hitler, dans le Grand Dôme, aurait donc procédé à l’exercice d’une fascination sur les individus, tout comme il a pu le faire au long des 12 années que durèrent le Troisième Reich : cette fascination « paralyse toutes nos facultés critiques et remplit notre âme d’étonnement et de respect » (LE BON, 1995, p. 76). L’auteur souligne : « Dans l’âme collective, les aptitudes intellectuelles des hommes, et par conséquent leur individualité, s’effacent. Cette mise en commun de qualités ordinaires nous explique pourquoi les foules ne sauraient accomplir d’actes exigeant une intelligence élevée » (p. 12). 450 LE BON, 1995, p. 62. L’auteur écrit aussi : « Lorsque, par des procédés divers, une idée à fini par s’incruster dans l’âme des foules, elle acquiert une puissance irrésistible et déroule toute une série de conséquence » (p. 33). A l’exemple du Grand Dôme, l’architecture s’apparente à l’un de ces « procédés » : nous retrouvons donc l’idée que Germania correspond à un « dispositif » permettant l’expression d’un message politique (cf. p. 116). 451 FOUCAULT (in : BENTHAM, 1977, p. 16). 452 Cf. chapitre II, p. 40. 453 LEFEBVRE, 1972, p. 36. 454 SPEER, 1985, p. 19. 455 SCHÄCHE (in : REICHHARDT et SCHÄCHE, 1984, p. 30). 102 FOUQUERAY Victor_2009 Chapitre V / Le Grand Dôme et le Palais du Führer

1. L’architecture comme dépassement de la parole. Avec le projet Germania, Hitler tend à dépasser la parole, selon l’idée d’après laquelle « les frontières de mon langage sont les frontières de mon monde »456 : pour Hitler, les mots ne sont plus assez puissants pour exprimer son imaginaire, et l’architecture représente le moyen de les dépasser. De fait, les dimensions des édifices de Germania, à l’exemple du projet de la Nouvelle Chancellerie intégrée au Palais du Führer, dénotent une évolution des proportions vers toujours plus de démesure457. Apparaît donc ici la grandissante mégalomanie de Hitler tout au long des années passées à la tête du Troisième Reich, qui, en s’exprimant dans l’espace de la ville, va à l’encontre de la considération des citoyens. A cet égard, la comparaison entre le Palais du Führer et le Grand Dôme est révélatrice : le Palais du Führer couvre une superficie de deux millions de mètres carrés, alors qu’il est réservé à un seul homme ; le Grand Dôme, qui se veut pourtant être le lieu de rassemblement du plus grand nombre possible de citoyens, couvre moins de 100 000 mètres carrés458. Paradoxalement, le projet Germania est donc un plan général d’urbanisme qui n’est que secondairement destiné aux citoyens, ceux-là mêmes qui sont appelés à vivre dans la ville planifiée par Speer. La façade dessinée par Speer pour le Palais du Führer figure la coupure que représente Germania entre d’un côté Hitler, en sa qualité d’acteur politique, et de l’autre les citoyens. De façon plus précise, il s’agit de la façade est du bâtiment : celle qui donne sur la Königsplatz où devait se rassembler une foule de plus de 560 000 personnes459, prise entre le Grand Dôme et le Palais du Führer. Or, le projet de Speer pour cette façade frappe par son aspect austère, froid et opaque : elle ne doit comporter que deux ouvertures, l’une étant la porte d’entrée officielle de l’édifice, l’autre étant un balcon d’où Hitler aurait pu s’adresser à la masse humaine qu’il aurait surplombé. Dans ses Mémoires, Speer considère le Palais du Führer comme « l’édifice le plus important et le plus intéressant du point de vue psychologique »460, et analyse lui-même la signification politique de ses travaux : « La façade que j’avais dessinée pour le palais de Hitler […] reflétait, sans que je m’en sois rendu compte, le divorce survenu entre le Führer et son peuple. Elle ne comportait aucune autre ouverture que le grand portail d’entrée en fer et une porte ouvrant sur un balcon d’où Hitler pourrait se montrer à la foule ; mais ce balcon était maintenant à 14 mètres au-dessus de la place, au niveau d’un cinquième étage. Cette façade singulièrement peu engageante me semble, aujourd’hui encore, symboliser l’attitude de ce Führer qui s’était retiré du monde pour s’installer dans les sphères du narcissisme »461. Même si elle peut dissimuler les « contradictions de la réalité »462, l’architecture du Palais du Führer laisse pourtant entrevoir la nature du régime nazi : symboliquement, Hitler ne cherche plus à s’adresser à l’individu, ni aux foules. Ainsi, le projet Germania présente ici l’une de ses limites en termes de médiation : il semble que le pouvoir ne maîtrise pas 456 WITTGENSTEIN, 1986, p. 111. 457 Cf. les dimensions de la Chancellerie de la Vossstrasse et les dimension de la Nouvelle Chancellerie du Reich située sur la Königsplatz (p. 99). 458 Le socle carré qui constitue la base du Grand Dôme mesure 315 mètres de côté (315m x 315m = 99 225 mètres carrés). 459 Cf. p. 112. 460 SPEER, 1972, p. 211. 461 SPEER, 1972, p. 215. 462 Cf. p. 123. FOUQUERAY Victor_2009 103 De Berlin à Germania : une mutation urbaine et politique

le lien entre d’une part l’imaginaire, qui doit rester un idéal à atteindre, et d’autre part le réel, qui dans le cas de Germania correspond à l’imposition de contraintes politiques par l’organisation de l’espace urbain463. La non-maîtrise du lien entre l’imaginaire et le réel apparaît logiquement dans leur médium : le symbolique. Le projet Germania correspond à l’emploi de symboles qui sont des représentations de l’imaginaire politique nazi ; mais la planification de leur passage à l’état de réel, par leur inscription dans la ville, fait apparaître une contradiction entre d’une part le fait d’utiliser l’espace urbain à des fins uniquement politiques, et de l’autre côté le rôle social et socialisant de la ville, en ce qu’elle doit être un espace où chaque individu puisse représenter son identité singulière, et puisse aussi, par la confrontation avec d’autres identités différentes, développer sa conscience politique et son appartenance culturelle. A travers l’analyse de ses édifices, il semble que la ville de Germania doive annihiler la médiation singulier-collectif ; et le processus même de planification urbaine, inhérent à l’élaboration de ce projet, met l’accent sur l’absence de médiation entre les acteurs politiques et les citoyens.

2. Le projet Germania : une politique urbaine coupée du citoyen. Le projet Germania est un exemple de politique urbaine, en ce qu’il est l’élaboration d’un plan général d’urbanisme qui doit transformer l’espace de la ville ; et planifier un projet urbain correspond à un processus de décision politique : « L’urbanisme pense la ville comme objet politique : il fonde la ville non plus seulement comme espace géographique […] mais aussi comme enjeu de l’exercice des pouvoirs »464. Or, au cœur du processus de développement de la ville se trouve la notion de décision : « C’est la décision qui fait pleinement de la ville un enjeu politique : c’est parce qu’elle est un objet de décision que la ville devient un espace de délibération et un espace de diffusion de l’information »465. Appliqué au projet Germania, ce cadre d’analyse de la politique urbaine (en termes de processus politique), démontre que la décision d’opérer la transformation de Berlin en Germania relève uniquement de Speer et de Hitler : le citoyen est totalement exclu du débat quant à l’avenir de sa propre ville. Speer, bien qu’il travaillait à la planification d’une nouvelle ville, donc à la définition de l’espace public, ne considérait pas son travail comme relevant d’un « service public »466 : par ailleurs, c’est dans son bureau privé, situé à l’extrémité ouest de Berlin, qu’il mit au point les projets les plus importants, tels que le Grand Dôme, l’Arc de Triomphe, ou encore le Bureau du Maréchal du Reich. Symboliquement, le premier architecte du Reich travaillait au projet Germania, planifiant l’édification d’une ville entière, comme s’il s’agissait d’une commande privée467. En outre, parallèlement au décret par lequel Speer fut nommé Generalbauinspektor 468, Hitler fit paraître un autre décret notifiant que Speer était expressément déchargé d’informer la ville et le parti de l’état de son projet469. Ainsi,

463 « La planification urbaine n’est jamais, en fin de compte, que la médiation entre l’expérience politique des réalités de la ville et la représentation utopique de la ville idéale » (LAMIZET, 2002, p. 209). 464 LAMIZET, 2002, p. 107. 465 LAMIZET, 2002, p. 108. 466 SPEER, 1972, p. 106. 467 Inversement, l’adjectif « privé » souligne une nouvelle fois le fait que Hitler comptait faire un usage personnel des édifices les plus imposants de Germania. 468 « Inspecteur Général de la Construction chargé de la transformation de la capitale du Reich » (Cf. chapitre II, p. 34). 469 SPEER, 1972, p. 105. 104 FOUQUERAY Victor_2009 Chapitre V / Le Grand Dôme et le Palais du Führer

Speer n’avait pas le droit de communiquer sur ses travaux : pourtant, « c’est dans la communication que les projets d’urbanisme préfigurent les formes de l’espace urbain de demain en préparant les usages sociaux à venir »470. Le projet urbain de Germania, dont la loi défend à Speer de révéler les détails, préfigure effectivement les usages sociaux que Hitler veut faire de la ville : un usage de propagande politique. La mise au point du projet Germania relève du secret : ses protagonistes, Speer en premier, avançaient masqués, car ils ne voulaient en aucun cas confronter directement leur vision de l’avenir de la ville avec celle qu’en avaient les citoyens. Le projet Germania ne correspond absolument pas à une co-construction symbolique de l’espace urbain qui rassemblerait, au sein du processus de développement de la ville, les acteurs politiques et les citoyens : au contraire, la politique urbaine que mènent Speer et Hitler relève même d’une opposition, indirecte, aux habitants de Berlin, à l’exemple des méthodes employées par le GBI : « Nous faisions preuve de prudence même pour des questions futiles : ayant un moment envisagé de démolir la tour de l’hôtel de ville de Berlin, nous fîmes paraître, dans le "courrier des lecteurs" d’un journal berlinois, une lettre écrite par le secrétaire d’Etat Karl Hanke, afin de connaître la réaction des Berlinois. Les protestations furieuses de la population me firent ajourner la réalisation de ce projet »471. Mais si l’on peut dire que le projet Germania est un secret, ce dernier n’est pas total : certains plans furent rendus public, à la seule fin d’organiser des campagnes de propagande spécifiques472. L’autre forme sous laquelle le projet Germania connu une certaine publicité est celle de la critique : certaines personnes émirent des réserves quant au projet de Hitler, mais celles-ci, rapidement, furent forcées au silence. Le cas de W. Finck peut être pris en exemple : dans l’une de ses chansons, ce comique eut le malheur de tourner en dérision les projets du Führer ; il fut envoyé en camp de concentration473. Au contraire, seul les membres du bureaux de Speer, directement liés au projet Germania, semblaient autorisés à se moquer de l’ampleur des travaux et du faste des divers édifices prévus : H. Stephan ne fut ainsi pas inquiété pour sa caricature qui montre un char détruisant tout un quartier de Berlin pour tracer une nouvelle avenue, symbolisant la manière dont Germania devait être construite474. La critique ne fut donc pas un obstacle au déroulement des travaux de Speer : seul J. Lippert475, alors maire de Berlin, s’opposait encore à la réalisation des projets de Speer, à l’exemple de la Grande Avenue. En 1936, lorsque Hitler émit le projet d’un axe nord- sud large de 120 mètres, le maire de Berlin n’en accepta que 90 mètres, ce qui lui valut d’être accusé par Hitler de ne pas comprendre « le rôle historique qui incombait à cette métropole

470 LAMIZET, 2002, p. 90. 471 SPEER, 1972, p. 188. 472 « Aussi faisions-nous connaître certaines parties du projet qui semblaient sans conséquences et la conception fondamentale qui était à la base de notre projet fut même portée à la connaissance du public grâce à un article que j’écrivis avec l’accord de Hitler » (SPEER, 1972, p. 188) : cette citation montre que la communication du projet Germania aux citoyens relevait d’un contrôle du Führer lui-même. Cf. annexe numéro 23, p. 182. 473 SPEER, 1972, p. 188. Werner Finck (1902-1978) fonda en 1929 le cabaret Die Katakombe , où il joua des spectacles que les nazis jugèrent « offensants ». 474 Hans Stephan était à la tête de l’Agence de Planification du GBI (cf. chapitre II, p. 36). Il réalisa cette caricature en 1942 : l’utilisation du char pour réaliser Germania renvoie directement à la nomination de Speer au poste de Ministre de l’Armement. 475 Julius Lippert (1895-1956) fut un haut dignitaire nazi. Mais l’antipathie qu’il inspira à Speer, sachant que ce dernier était en étroit rapport avec Hitler, signa la fin de sa carrière politique à la tête de la mairie de Berlin, où il fut remplacé par Ludwig Steeg (1894-1945). FOUQUERAY Victor_2009 105 De Berlin à Germania : une mutation urbaine et politique

»476. Quatre ans plus tard, Speer obtint de Hitler que J. Lippert soit démis de ses fonctions, ce qui conférait au premier architecte du Reich les pleins pouvoirs concernant la politique urbaine de Berlin : symboliquement, une coupure est établie entre l’administration officielle de Berlin pour l’urbanisme, et les bureaux de Speer qui deviennent alors tout-puissants477. Au-delà du fait que le projet Germania était secret, et que des mesures étaient prises pour faire taire d’éventuelles critiques à son encontre, il est un élément du contexte historique qui montre à quel ce projet était mené au détriment de la population : les travaux préparatifs à l’édification de Germania furent poursuivis au cours de la Seconde Guerre mondiale. En plein cœur du conflit militaire international qu’il a déclenché, Hitler continue de rêver à son projet d’une Welthauptstadt : seul semble compter l’idéal du Führer, par opposition aux conditions de vie toujours plus précaires de sa population, bientôt prise sous les bombardements alliés. Ainsi, en 1941, alors que l’Allemagne éprouvait des difficultés dans sa campagne de Russie, Hitler ordonna la reprise du « Programme urgent du Führer » découlant du décret rédigé après sa victoire en France478, et qui correspondait à poursuivre l’élaboration de Germania : mais ce programme fut rebaptisé « Programme de guerre concernant les voies fluviales et les Chemins de fer de Berlin » de façon à « abuser l’opinion publique »479. Par ailleurs, le GBI vit son champ d’action élargi à 27 villes allemandes480, ce qui entraîna une allocation de crédits colossaux qui auraient pu être mis à disposition d’autorités publiques soutenant les populations touchées par la guerre. De plus, d’énormes sommes d’argent furent utilisées pour assurer les livraisons du granit devant notamment permettre l’édification du Grand Dôme et de l’Arc de Triomphe481. Enfin, c’est pendant la guerre qu’un consortium d’entreprises fut crée pour la réalisation de l’Arc de Triomphe, et que furent engagées les négociations avec les entreprises chargées de la construction du Mémorial du Soldat482. Au moment où la guerre ruine le pays et que la population est amenée à vivre dans des conditions de plus en plus difficiles, toutes les mesures visant à mener le projet Germania à son terme montrent le déni politique du pouvoir envers son propre peuple. Cependant, Hitler se justifiait en affirmant par exemple que « c’est justement parce qu’il faut entretenir le moral de la population qu’il doit y avoir des représentations théâtrales »483. Mais le Führer

476 SPEER, 1972, p. 102. 477 Il faut bien réaliser ce que cette coupure signifie : concernant l’urbanisme, les pouvoirs administratifs de la ville de Berlin passent aux mains de Speer, qui travaille lui à un plan d’urbanisme se voulant être une représentation du pouvoir national. Ainsi, la démesure du projet Germania tend à être expliquée par le fait que le développement de la ville n’est plus l’affaire de la mairie, mais de l’Etat : il y a là un changement d’échelle considérable. Voir aussi le cas de l’aménagement de l’Île des Musées (chapitre III, p. 57). 478 Cf. chapitre IV, p. 88. 479 SPEER, 1972, p. 241. 480 SPEER, 1972, p. 240. 481 Des contrats furent signés avec la Finlande, la Norvège, et la Suède : à elles seules, les livraisons en provenance de la Suède représentaient un million d’euros par an (deux millions de marks) sur une période de dix ans. La valeur totale de ces contrats est estimée à 60 millions d’euros (30 millions de Reich marks). Pour transporter tout ce granit, une flotte navale spécifique fut même créée le 4 juin 1941, qui comptait 1000 péniches de 500 tonnes de charge utile chacune (SPEER, 1972, p. 245 et 698). Par ailleurs, en juin 1941, le Ministère de l’Economie du Reich accorda à Speer le droit de contrôler toutes les commandes passées auprès des carrières allemandes, afin de réserver l’essentiel du granit à l’achèvement du projet Germania (LARSSON, 1982, p. 216). 482 LARSSON, 1982, p. 110. 483 SPEER, 1972, p. 401. 106 FOUQUERAY Victor_2009 Chapitre V / Le Grand Dôme et le Palais du Führer

lui-même se contredit lorsqu’il affirme, alors que la ville de Berlin, qu’il voulait transformer en capitale du monde, ne peut plus être défendue par ses soldats : « Si la guerre est perdue, le peuple allemand est perdu lui aussi. Il est inutile de se préoccuper des conditions qui sont nécessaires à la survie la plus élémentaire du peuple. Au contraire, il est préférable de détruire même ces choses-là »484. Cette citation présente des paroles extrêmes, prononcées par un dictateur totalitaire qui de plus sent venir la fin, l’extrémité de son régime, et par conséquent la fin de son pouvoir : elle met en lumière le véritable rapport entretenu par le Führer avec son peuple, qualifié de « chose ». Par ailleurs, cette citation tend à accréditer l’idée selon laquelle le Führer, fondamentalement, s’était identifié aux masses sur lesquelles il exerçait un contrôle total : il apparaît ici logique à Hitler que, s’il venait personnellement à disparaître, le peuple tout entier devrait alors lui aussi disparaître. La planification de l’avenir de Berlin correspond à une politique urbaine menée par un régime totalitaire, qui met à jour des enjeux politiques fondamentaux : le contrôle de l’espace urbain est primordial pour Hitler, car la ville, au-delà de sa matérialité, représente un espace public où le Führer peut inscrire des représentations de son pouvoir politique. Or, Hitler ne maîtrise pas le lien entre l’imaginaire et le réel : la démesure de Germania est à l’échelle de la folie de l’imaginaire politique nazi. La planification de Germania revient alors à représenter, dans l’espace, un imaginaire qui pourtant doit rester une utopie, « un lieu qui n’existe pas », et les édifices mêmes de Germania remettent alors en cause son fonctionnement symbolique : ainsi, les dimensions du Grand Dôme, sublimation esthétique du nazisme, auraient conduit à ce que du haut de sa niche, Hitler « disparaiss[e] au point de devenir parfaitement invisible »485. Au sens propre comme au sens figuré, le Führer semble donc se perdre dans son architecture : « Les plans que j’avais conçu pour Hitler annonçaient la fin du régime et […] mes projets laissaient présager la chute de Hitler »486. Avec le projet Germania, le destin de Berlin est scellé par le pouvoir nazi : le citoyen n’est pas impliqué dans le processus de développement de la ville, symbole de l’absence de l’individu dans tous les processus de décision d’un régime totalitaire. Pour Hitler, construire une ville saturée de symboles politiques semble le meilleur moyen de pérenniser son idéologie nazie, mais le projet Germania présente cependant une échelle qui est proprement inhumaine : l’esthétique urbaine définie par le pouvoir correspond à l’exercice d’une violence symbolique sur les citoyens. La manipulation politique que le Troisième Reich fit de l’architecture illustre une citation de Goethe que Speer conservait toujours dans l’un de ces dossiers : « Le beau fut crée sans soucis de son utilité et même du dommage qu’il pouvait causer »487. L’étude du projet Germania fait apparaître une coupure symbolique et fondamentale entre Hitler et son peuple, entre le politique et le citoyen : l’architecture de Germania n’est plus destinée à l’individu, et les plans de Speer ne préfigurent pas d’usages sociaux de la ville qui puissent répondre aux besoins du citoyen. A cet égard, le projet de Südstadt est révélateur de la place que le pouvoir attribue aux habitants de la ville : intégré au projet Germania, le projet de Südstadt correspond à la planification des habitations dans la ville de Germania.

484 SPEER, 1972, p. 578. 485 SPEER, 1972, p. 208. 486 SPEER, 1972, p. 216. 487 SPEER, 1985, p. 22. FOUQUERAY Victor_2009 107 De Berlin à Germania : une mutation urbaine et politique

Chapitre VI / Südstadt

Südstadt est le nom du secteur de Germania destiné à l’habitat : il s’agit donc ici d’un projet qui correspond à une fonction primordiale de la ville, mais Südstadt représente surtout, parmi l’ensemble des projets de Speer, celui qui est le plus directement pensé pour l’habitant. L’analyse du plan de Südstadt constitue le dernier chapitre de notre étude de Germania : après avoir montré que de nombreux édifices de ce projet ne sont destinés qu’au seul exercice du pouvoir, il convient maintenant, en contrepoint, de voir quelle place est attribuée à l’individu dans l’espace de la ville. Or, un premier élément important doit être donné : les informations sur le projet de Südstadt sont peu nombreuses, ce qui révèle d’ores et déjà la faible importance qu’y accordèrent Speer et Hitler, par opposition aux édifices situés au cœur de Germania (son Kernstück)488. Pour procéder à l’étude de Südstadt, nous verrons dans un premier temps l’évolution des plans de cette ville, qui aurait été érigée de toutes pièces par le pouvoir ; il conviendra par la suite d’appréhender les significations, notamment politiques, que revêt l’habitat à Südstadt ; enfin, à l’exemple de cette ville, nous démontrerons que le projet Germania correspond à une remise en cause de la citoyenneté.

I. Südstadt, une ville créée par le pouvoir.

Le projet de Südstadt constitue une exception dans les travaux de Speer : il correspond à la planification d’une ville que le pouvoir voulait créer de toutes pièces, contrairement au projet Germania qui dans l’ensemble redéfinissait et restructurait le centre de Berlin mais sans pour autant viser à la construction d’une toute nouvelle ville. Nous pouvons parler d’un projet de « ville » dans le cas de Südstadt, car ce secteur de Germania devait pouvoir abriter 210 000 habitants489 ; le mot allemand die Stadt signifie lui-même « ville ». Dans cette première partie, il convient de voir l’évolution des plans de cette ville, jusqu’aux plans définitifs élaborés par le GBI.

A. Les premiers plans de Südstadt. Avant la planification définitive de Südstadt, la ville de Berlin et le GBI ont tous deux élaboré un projet en vue de la réalisation d’un gigantesque quartier d’habitation.

1. Le projet de la ville de Berlin. En novembre 1937, le service municipal d’urbanisme de la ville de Berlin établit un premier plan pour Südstadt. Dans ce projet, les habitations sont toutes dessinées d’après un même modèle : chaque bâtiment est composé de quatre ailes qui sont disposées autour d’une cour

488 Speer n’évoque même pas le projet de Südstadt dans ses Mémoires. 489 LARSSON, 1982, p. 185. 108 FOUQUERAY Victor_2009 Chapitre VI / Südstadt

intérieure. Toutes les constructions sont groupées en de gigantesques îlots d’environ 500 mètres de longueur sur 200 mètres de largeur : alignés le long d’un axe nord-sud linéaire, ces îlots d’habitation constituent un front de façades continu donnant sur la rue490. En outre, ils auraient permis de rationaliser le processus de construction : en effet, le fait que les habitations présentent toutes les même dimensions et les mêmes caractéristiques esthétiques aurait permis l’utilisation de procédés mécaniques de construction. Par opposition, les édifices du Kernstück de Germania sont, d’un point de vue esthétique, tous différents les uns des autres et, sur le plan, ils ne sont pas rassemblés dans un même secteur urbain : chacun répond à des contraintes spécifiques pour sa réalisation et il semble donc qu’aucun procédé de construction ne soit applicable à leur ensemble.

2. Le premier projet du GBI. En 1938, un an après le projet mis au point par le service d’urbanisme de Berlin, Speer y apporte les premières modifications. Tout d’abord, l’axe linéaire de Südstadt est légèrement incurvé en forme de S, et la ville est divisée en plusieurs secteurs distincts : ces modifications permettent ainsi de rompre avec la monotonie des axes initialement planifiés par la ville de Berlin. Contrairement à ces mesures qui tendent à atténuer l’aspect rectiligne de l’organisation spatiale de Südstadt, tous les îlots d’habitation doivent quant à eux conserver leurs dimensions gigantesques : le GBI prévoit même de les augmenter afin d’accroître la densité d’habitation. Par ailleurs, chaque secteur doit s’ouvrir sur une grande place qui doit compter un ou plusieurs bâtiments administratifs, c’est-à-dire un édifice public, un symbole de l’Etat. Autres éléments de la présence symbolique du régime à Südstadt, un grand stade et une place doivent être réalisés : la possibilité que ces deux derniers lieux soient utilisés à des fins de propagande politique n’est plus à démontrer491.

B. Le plan définitif de Südstadt. Mis au point en 1941 par les services du GBI, le plan définitif de Südstadt, qui reprend l’idée d’un axe nord-sud tout à fait linéaire, fournit des indications relativement précises sur ce que devait être le quartier d’habitation majeur de la ville de Germania.

1. Les logements et les édifices publics. Sur le plan définitif de Südstadt, l’ensemble des logements correspondent toujours au même modèle architectural : quatre ailes formant une cour intérieure fermée. Cependant, la dimension des îlots d’habitation qu’ils forment est réduite : elle doit osciller entre 100 mètres et 200 mètres de longueur. Mais le détail le plus intéressant à observer dans l’évolution des plans de Südstadt concerne les maisons individuelles : alors que le plan réalisé par la ville de Berlin ainsi que le premier plan élaboré par le GBI prévoyaient la construction de nombreuses maisons individuelles, le plan définitif de Südstadt n’en compte que quelques unes seulement, qui de plus sont nettement situées à l’écart des îlots d’habitation492. Il

490 LARSSON, 1982, p. 185 et 187. 491 Pour le stade, cf. chapitre II, p. 61 ; pour la place, cf. chapitre IV, p 78. Cf. annexe numéro 22, p. 181. 492 LARSSON, 1982, p. 189. FOUQUERAY Victor_2009 109 De Berlin à Germania : une mutation urbaine et politique

semble donc que le GBI ait voulu mettre l’accent sur le logement collectif plutôt que promouvoir l’habitat individuel. Südstadt doit comporter deux édifices publics principaux : un stade493 et une place. Ces derniers sont respectivement situés à l’est et à l’ouest d’un axe transversal monumental qui doit venir couper l’axe nord-sud de 16 kilomètres de long494 structurant Südstadt : la présence de ces deux axes correspond à la reproduction, à échelle réduite, du plan même de Germania495. En outre, d’autres bâtiments représentatifs de l’Etat nazi doivent se trouver dans Südstadt : par exemple, une caserne militaire, la Reichzollschule (« Ecole des Douanes du Reich »), ou bien l’Académie technique de Police496. Ces deux derniers bâtiments sont de véritables complexes architecturaux, et chacun aurait dû couvrir une superficie égale à celle d’un îlot d’habitation : encore une fois, nous pouvons remarquer que l’Etat veut inscrire des représentations de son pouvoir dont les dimensions sont révélatrices, par comparaison à celles des logements. Ainsi, dans la ville de Südstadt, l’Etat prend autant voire plus de place que les citoyens eux-mêmes, ce qui entraîne une sur-représentation du politique497 : le fait que la ville de Südstadt représente le principal secteur de Germania qui soit destiné à la fonction d’habitation ne la dispense pas pour autant d’être un lieu de l’exercice du pouvoir.

2. Des habitations standardisées. A Südstadt, tous les logements se ressemblent ; cette standardisation des habitations vise principalement à pouvoir rationaliser le processus de construction de logements, comme Hitler lui-même le souligne : « Construire une maison ne devrait consister en rien d’autre qu’en un montage de ce qui n’entraînerait pas forcément une uniformisation des logements. On peut faire varier la disposition et le nombre des éléments, mais ils doivent être standardisés… Pour mon auto, je trouve partout des pièces de rechange, mais je n’en trouve pas pour mon appartement »498. Cette standardisation des habitations semble être en relation avec un impératif d’hygiène et de salubrité qui répond à un critère de la ville moderne : ainsi, les îlots d’habitation devaient être orientés selon un axe nord-sud afin d’en assurer un ensoleillement optimal499. Néanmoins, cette considération hygiéniste trouve ses limites dans des considérations esthétiques : Speer voulait construire une ville qui soit belle, notamment vue de haut, en arrivant à Germania par avion500. Ainsi, le premier architecte du Reich n’hésite pas à diminuer la qualité des logements qu’il planifie au profit de l’esthétique de son projet : Südstadt démontre encore une fois que le pouvoir ne cherche pas, avec Germania, à satisfaire en priorité les besoins des citoyens. 493 Dessiné par W. March, l’architecte de l’Olympia Stadion (cf. chapitre III, p. 62). 494 LARSSON, 1982, p. 185. 495 Germania est structurée par deux axes majeurs : l’un orienté nord-sud, l’autre orienté est-ouest (cf. chapitre II, p. 22). 496 LARSSON, 1982, p. 191 et 193. 497 Cf. la comparaison entre le Palais du Führer et le Grand Dôme (chapitre V, p. 124). 498 Citation de Hitler (in : RAGON, 1991, p. 151). 499 LARSSON, 1982, p. 207. 500 LARSSON, 1982, p. 208. 110 FOUQUERAY Victor_2009 Chapitre VI / Südstadt

Il est important de se rendre compte que le Kernstück de Germania (la Grande Avenue) représente à elle seule la superficie d’une ville de 400 000 habitants, soit presque deux fois la population que Südstadt aurait pu accueillir : mais cet espace est réservé à l’édification des symboles du pouvoir, et non pas à la construction de nouveaux logements pour les Berlinois. D’ailleurs, Speer avait prévu la création d’une autre ville, appelée Schöneberg Südgelände, et qui quant à elle fut réalisée entre 1938 et 1939 : elle était uniquement destinée à héberger les personnes ayant perdu leur logement dans le centre de Berlin, suite aux destructions massives relatives aux travaux préparatoires pour le développement des nouveaux réseaux de chemins de fer501. Il ne s’agit donc plus de bâtir de nouveaux logements : il s’agit, par la construction mécanisée d’habitations standardisées, de pallier aux conséquences de la planification de Germania, qui entraîne la disparition de logements existants. Pour appréhender les significations politiques du projet de la ville de Südstadt, en tant que sa planification fait partie du projet Germania, il convient à présent, au-delà d’une simple description, de comprendre ce que signifie « habiter une ville ».

II. Habiter à Südstadt : quelles significations politiques ?

Pour poursuivre l’étude de Südstadt, il faut interroger la signification de l’expression « habiter une ville » ; il conviendra par la suite d’analyser les diverses significations politiques que peut revêtir l’habitat à Südstadt.

A. Qu’est-ce qu’habiter une ville ? Habiter une ville sous-tend fondamentalement une relation entre d’une part le citoyen, celui qui habite, et d’autre part son cadre de vie urbain, ce qui est habité : dans l’analyse des significations de l’habitat, ce lien revêt une importance primordiale, et nous l’illustrerons avec un exemple bien particulier, celui des Hausprojekte.

1. Une relation entre la ville et l’habitant. Le terme « habiter » revêt deux significations, conformément à l’usage que l’on peut faire de ce mot. Tout d’abord, « habiter » désigne le fait d’occuper une place dans la ville, au sens où l’on « habite quelque part » : il s’agit là d’une simple indication spatiale. Mais au-delà de cette première définition, le terme « habiter » renvoie par ailleurs à un aspect subjectif, au sens où l’on peut être « habité par un sentiment » : le fait d’habiter une ville relève donc d’un sentiment personnel, celui de l’appartenance à un quartier en particulier. Nous pouvons alors dire que le citoyen habite la ville et que la ville habite le citoyen : dans le premier cas, il s’agit du choix d’un lieu de vie qui correspond à un secteur spécifique de l’espace urbain ; et dans le second cas, il s’agit du fait que ce sont les habitants qui donnent son identité à la ville, car la ville représente une part de l’identité de chaque individu502. Apparaît ici une

501 LARSSON, 1982, p. 183. Sur les nouveaux réseaux de chemin de fer, cf. chapitre II, p. 25. 502 Il possible de réaliser à quel point la ville, et plus particulièrement l’habitat, représentent une part de l’identité d’un individu, à l’occasion de la destruction de « barres HLM » par exemple : les témoignages des habitants émus voire bouleversés par la vision de leur ancien logement détruit tend à démontrer la valeur symbolique qu’il représentait à leurs yeux. FOUQUERAY Victor_2009 111 De Berlin à Germania : une mutation urbaine et politique

dialectique entre le citoyen et la ville : ils interagissent l’un sur l’autre dans un processus d’identification. La relation entre la ville et l’habitant est structurée par une appropriation de l’espace urbain : à travers la façon dont il vit sa ville, l’habitant investit symboliquement l’espace dans lequel il évolue. Grâce à des parcours spécifiques, le citoyen développe sa propre vision de la ville, et l’espace urbain devient le lieu où il met en place des pratiques culturelles qui relèvent à la fois de son idéal urbain et de sa vie sociale rêvée : la ville comporte un aspect utopique fondamental, en ce qu’elle représente un cadre à l’expression des identités, ce que l’on peut illustrer à travers l’exemple des Hausprojekte.

2. Les Hausprojekte : la ville comme lieu d’expression des identités. Le terme « Hausprojekte » peut être traduit par « projet d’habitat » : il désigne un type de logements spécifiques qui se sont développés à Berlin, principalement à partir des années qui ont suivi la chute du Mur en 1989. Les Hausprojekte sont des logements occupés de façon plus ou moins illégale503 par des personnes qui y promeuvent une identité politique alternative, définie par opposition aux forces politiques traditionnelles : or, cette identité politique qui est particulière s’exprime fondamentalement à travers l’habitat. Les maisons ou appartements qui constituent des Hausprojekte sont un support à l’expression de l’identité de leurs habitants : l’intérieur comme l’extérieur des bâtiments en portent les marques symboliques. Par exemple, les façades des Hausprojekte sont souvent peintes ou couvertes d’affiches qui correspondent à des slogans politiques : aussi, tous les passants sont appelés à reconnaître l’identité projetée sur l’espace public par un Hausprojekt. Au-delà des différentes identités qu’ils représentent dans le paysage urbain, tous les « projets d’habitat » illustrent la relation qu’établit un citoyen avec sa ville : les Hausprojekte correspondent en effet à un lieu de vie marqué par un ensemble de représentations idéales du fait urbain. Aux fondements des Hausprojekte est la redéfinition des quartiers, par la mise en place d’un nouveau découpage de la carte urbaine : cette redéfinition se fait précisément grâce à une lecture sociale de la ville qui s’oppose au découpage administratif des arrondissements, établi par la municipalité. Il convient, pour les habitants de ces projets d’habitats, d’insérer un critère humain dans leur grille de lecture du fait urbain, qui permet de redonner à la ville une dimension sociale représentative d’un certain idéal de vie504. Il s’agit donc de réinvestir la ville, à commencer par la rue, qui, dans le cas des Hausprojekte, n’est plus uniquement considérée comme le moyen de passer d’un magasin à l’autre : il ne s’agit plus d’être un passant, au sens propre du terme, mais bien un citoyen qui prend le temps de s’arrêter et de vivre sa ville.

503 Les Hausprojekte ne sont pas des squats, même si plusieurs aspects pourraient le faire croire. Les squats se définissent avant tout par leur illégalité, et sont donc pour la plupart des habitats voués à disparaître à court ou à moyen terme. Il ne sont pas non plus tous le lieu d’une expression politique très marquée, et ne sont parfois que le résultat d’un manque de logement pour raisons financières. Certains Hausprojekte sont d’ailleurs installés depuis plusieurs dizaines d’années, et entrent donc en contradiction avec la logique d’illégalité-précarité. 504 Cette redéfinition sociale des quartiers de la ville se traduit, dans le cas des Hausprojekte, par la mise en place d’un réseau social complexe, comprenant notamment des commerces de troc (par contraste avec la monnaie normative, l’euro) ou d’occasion (comme il est possible de trouver sur les pentes de la Croix-Rousse, à Lyon, ce qui traduit d’ailleurs l’identité de ce quartier par opposition au Vieux- Lyon), ainsi que des bars dont la vocation est la mise en place d’un dialogue avec ses voisins, et non plus la perspective d’un profit purement commercial. 112 FOUQUERAY Victor_2009 Chapitre VI / Südstadt

L’exemple des Hausprojekte montre que l’habitat est un élément urbain essentiel dans la construction des identités sociales et culturelles : or, le projet de Südstadt semble quant à lui remettre en cause cette fonction fondamental de l’habitat.

B. Le sens de l’habitat à Südstadt. Le projet de Südstadt préfigure un usage social de la ville, l’habitat, qui peut donner lieu à une lecture en termes de significations politiques, à travers la localisation de la ville de Südstadt, ainsi que grâce à une analyse précise des logements qui la constituent.

1. Une localisation synonyme d’exclusion symbolique du citoyen. Comme son nom l’indique, Südstadt, sur les plans de Speer, se situe à l’extrémité sud de Germania : symboliquement, les habitants de cette ville sont donc relégués à la périphérie de la capitale du Reich505. De cette organisation spatiale des fonctions de la ville découle alors un parcours spécifique : celui qui relie Südstadt, quartier d’habitation, au centre de Germania, son cœur politique, situé plus au nord. Ce parcours doit être jalonné d’édifices représentatifs du pouvoir : ainsi, il comporte notamment une Académie Militaire, un immeuble abritant les services du Ministère de l’Air (dirigé par Göring), ainsi qu’un complexe de bâtiments destiné au Haut-Commandement de la S.S.506. Les plans de Germania donnent à penser que ce parcours est véritablement imposé aux habitants de Südstadt : si, au lieu de se diriger vers le Kernstück de Germania, au nord, l’habitant de Südstadt choisit au contraire de prendre la direction sud, il sort totalement de la ville, et n’est dès lors plus citoyen de Germania ; symboliquement, il lui faut se diriger vers le Grand Dôme pour conserver sa citoyenneté. Il apparaît donc que la ville de Südstadt, sur le plan, n’a pas d’identité propre : elle est indissolublement liée au centre de Germania. D’ailleurs, le nom même de « Südstadt » met ce rapport en lumière : le terme « Süd » désigne une direction, et le mot « Stadt » correspond à la fonction de ce projet de Speer. Ainsi, contrairement à Germania, la ville de Südstadt n’a pas de nom propre : elle ne se définit que par rapport à Germania et ne semble pas posséder une identité qui lui soit propre 507. Pour Speer, dans le cas de Südstadt, « il ne s’agit pas de localiser dans l’espace pré- existant un besoin ou une fonction, mais au contraire de spatialiser une activité sociale, 508 liée à une pratique dans son ensemble, en produisant un espace approprié » . Afin de comprendre l’importance des enjeux sous-tendus dans cette citation, il convient ici de préciser l’une des caractéristiques fondamentales de l’habitat : le fait qu’il soit un espace privé. La nature privée de l’habitat permet véritablement à tous les citoyens d’y développer

505 La localisation spécifique de Südstadt relève d’une sectorisation des fonctions de la ville qui fut envisagée très tôt par Hitler lui-même, affirmant en 1933 que « Berlin est une ville chaotique où se dressent pêle-mêle des immeubles d’habitation et des commerces » (in : LARSSON, 1982, p. 211). Effectivement, il semble que le plan de Germania attribue deux espaces distincts à ces deux fonctions : la Grande Avenue correspond à un quartier commercial (cf. chapitre IV, p. 80), et Südstadt représente le quartier d’habitation. 506 LARSSON, 1982, p. 193. Outre les édifices cités, le Bureau des Assurances du Reich ainsi que les Archives du Reich doivent aussi jalonner le parcours entre Südstadt et le centre de Germania. 507 Située au sud de Germania, la ville de Südstadt est donc, sur le plan, « sous » le centre politique, le lieu de l’exercice du pouvoir : symboliquement, elle est le « sujet » du cœur décisionnel de Germania. 508 LEFEBVRE, 1972, p. 12. FOUQUERAY Victor_2009 113 De Berlin à Germania : une mutation urbaine et politique

des pratiques culturelles spécifiques et distinctes des pratiques culturelles à l’œuvre dans l’espace public : par exemple, il existe des pratiques que l’on exerce uniquement chez soi, dans son espace privé, et qui, si elles venaient à être exercées dans l’espace public (la rue par exemple), pourraient donner lieu à une infraction en regard de la loi. L’habitat apparaît ici comme un espace privé où l’individu peut, dans certaines limites, s’émanciper des règles, formelles ou informelles, qui régissent le comportement social dans l’espace public destiné au collectif. Or, le secteur géographique où Südstadt doit être construite jouxte directement un secteur composé uniquement d’usines de production diverses et variées : Südstadt devait notamment servir à loger les quelques 100 000 employés travaillant dans la zone industrielle qui devait être implantée à proximité509. Il semble donc que l’existence cette ville, loin d’être destinée à des pratiques culturelles individuelles, relève plutôt d’une organisation fonctionnaliste de l’espace, et non plus politique et esthétique comme dans le centre de Germania. Ainsi, la logique d’aménagement urbain de Südstadt associe l’habitant à un travailleur, et non plus à un individu porteur d’une identité politique et culturelle : si l’on considère le fait d’habiter comme entraînant l’émergence de rites sociaux510, il semble que le seul rite social que préfigure la planification de Südstadt soit lié à l’exercice d’une activité professionnelle (par le parcours effectué tous les jours entre le lieu où l’on habite et le lieu où l’on travaille), et non plus à l’exercice d’une quelconque activité culturelle (et encore moins une activité politique allant à l’encontre du régime nazi). Par ailleurs, le fonctionnalisme à l’œuvre dans le projet de la ville de Südstadt semble revêtir un caractère dépersonnalisant, à l’instar d’autres bâtiments prévus dans le cadre de Germania511.

2. Südstadt : un cadre urbain à la perte d’identité de l’individu. Le projet de Südstadt semble devoir conduire à une perte d’identité, et ce pour chacun de ses habitants : la construction de cette ville préfigure une dépersonnalisation à différents niveaux. Cette dépersonnalisation est fondamentalement locative : les habitants de Südstadt auraient été forcés à devoir se loger à la périphérie de la ville, loin du centre qui devait quant à lui devenir le théâtre de chantiers pharaoniques. De plus, le projet de Südstadt représente une dépersonnalisation que l’on pourrait qualifier d’« historique », et qui est très étroitement liée à la redéfinition du secteur destiné à l’habitat : ce dernier correspond à une fonction historique remplie par le centre ville de Berlin, mais qui, dans le cadre du projet Germania, est appelé à faire place uniquement au politique. Enfin, Südstadt figure, pour l’ensemble de ses habitants, une dépersonnalisation sociale : ceux-ci ne semblent plus devoir être considérés comme des citoyens ayant une conscience politique et culturelle, mais seulement comme des individus dont le pouvoir exige qu’ils exercent une fonction de production dans les usines couplées à la ville de Südstadt, comme le révèle le plan de Speer. La perte de l’identité sociale de l’individu relève d’un projet élaboré par le pouvoir, et certains propos de Hitler lui-même permettent de réaliser le peu d’importance que le Führer accordait à son peuple, contrairement à la passion qu’il vouait aux édifices de Germania destinés à l’éternité : « Les menus besoin de la vie quotidienne ont changé au cours des millénaires, et ils continueront éternellement à changer. Mais les grands témoignages de granit et de marbre

509 LARSSON, 1982, p. 185. 510 LAMIZET, 2002, p. 185. 511 Cf. chapitre V, p 121. 114 FOUQUERAY Victor_2009 Chapitre VI / Südstadt

de la civilisation résistent aux millénaires et eux seuls constituent un axe stable dans le flux des autres phénomènes »512. Cette citation donne à penser que Hitler, qui n’accordait d’attention particulière qu’aux seuls édifices de marbre et de granit, classait la construction des logements préfabriqués de la ville de Südstadt dans une catégorie accessoire : d’ailleurs, sur le plan, la ville de Südstadt, située nettement à l’écart du centre de Germania, et donc des sublimations esthétiques du pouvoir, représente un « à-côté » par rapport au centre politique de la ville513. Le projet de Südstadt amène à se demander si la ville dont il prévoit la construction peut véritablement être qualifiée de « ville ». En effet, « la ville n’existe que pour autant que ses habitants se reconnaissent porteurs de l’identité que leur confère leur appartenance urbaine »514 : or, Südstadt représente un habitat urbain inédit, au sens où cette ville devait être créée de toutes pièces. Il devient alors difficilement concevable que les habitants de Südstadt puissent immédiatement reconnaître à leur « ville » une valeur symbolique : par conséquent, les citoyens de Südstadt apparaissent plus comme des résidents, incapables d’éprouver tout sentiment d’« appartenance urbaine ». De plus, ce secteur d’habitation est un projet élaboré uniquement par Hitler et Speer : ces derniers font de l’organisation de la ville (et des quartiers d’habitation) un symbole idéologique de l’organisation de la société (cette dernière tendant elle-même à représenter la structure de l’Etat nazi515) ; mais tout ceci sans l’avis du principal concerné, le citoyen. De fait, la planification de Südstadt n’émane d’aucune co-construction symbolique entre les acteurs politiques et les citoyens et, par conséquent, la ville de Südstadt ne correspondrait plus à une « ville », mais à une « agglomération » : en effet, « la Ville a une dimension symbolique, sans laquelle elle se réduit à une agglomération »516. Cette analyse prend un sens autrement plus intéressant lorsqu’on l’applique au centre de Germania : le cœur de la ville planifiée par Hitler et Speer ne comporte aucun logement, qu’il soit collectif ou individuel ; seules deux exceptions notables peuvent être apportées à ce constat. Tout d’abord, les appartements privés de Hitler et de Göring doivent être au cœur de Germania : seuls les acteurs politiques principaux du régime semblent avoir le droit d’habiter au cœur de la ville. Par ailleurs, le Kernstück de Germania prévoit des logements collectifs, mais sous la forme d’hôtels : ces habitations sont temporaires et destinées aux visiteurs venus admirer la capitale du Reich. Ces détails de l’organisation de Germania montrent que seul le politique à sa place au cœur de la ville : les Berlinois doivent quant à eux rester à la périphérie de la ville et n’investir le centre de Germania qu’à l’occasion de grandes parades militaires ou bien lors des discours de Hitler sous la coupole du Grand Dôme.

512 GOLOMSTOCK, 1991, p. 298. 513 Dans ses Mémoires, Speer rapporte aussi que Hitler était tout à fait désintéressé par le sort des citoyens : « la dimension sociale [du projet Germania] lui était totalement indifférente » (in : SPEER, 1972, p. 109). Un autre exemple peut être donné à l’indifférence manifestée par Hitler vis-à-vis des individus : le cas de la Volkswagen, la « voiture du peuple » (cf. chapitre II, p. 43). Cette voiture fut érigée comme le symbole des mesures sociales prises par le régime nazi, et représentait une possibilité de loisir pour tous les Allemands. Or, aucun exemplaire de la Volkswagen ne sortit de l’usine initialement destinée à sa production : cette usine abrita, dès 1939, une chaîne de montage pour la fabrication de véhicules militaires (BENZ, 2000, p. 104). Ainsi, les véhicules qui en sortirent n’étaient plus destinés au peuple, mais à l’armée : une nouvelle fois, il semble donc que les enjeux politico-militaires définis par Hitler priment sur un enjeu social, celui du bien-être des individus. 514 LAMIZET, 2002, p. 192. 515 LARSSON, 1982, p. 201. 516 LEFEBVRE, 1966, p. 263. FOUQUERAY Victor_2009 115 De Berlin à Germania : une mutation urbaine et politique

Or, s’il n’est « pas de ville qui n’assure […] à la fois la construction d’un paysage urbain et le logement de ceux qui l’habitent »517, comment alors définir l’espace dont le projet Germania planifie la création ? C’est la question à laquelle il convient maintenant d’apporter des éléments de réponse, en considérant le projet de Hitler et de Speer comme une remise en cause de la notion même de citoyenneté.

III. Germania ou une remise en cause de la citoyenneté.

Il semble que le projet Germania, à l’exemple de la planification de Südstadt, remette en cause la citoyenneté des Berlinois. La citoyenneté renvoie à un ensemble des droits dont peut disposer un individu, mais ces droits varient selon le lieu où vit l’individu, donc selon le pouvoir dans l’espace duquel il évolue ; or, l’espace urbain dont l’aménagement est planifié par le projet Germania est un espace régi par le pouvoir nazi. En vue d’examiner dans quelle mesure nous pouvons affirmer que ce projet remet en cause la citoyenneté, nous verrons tout d’abord que l’espace prévu par Germania correspond à la mise en place d’un cadre urbain qui est étranger aux habitants eux-mêmes. Par la suite, il conviendra de montrer comment un tel cadre urbain préfigure une crise de la sociabilité.

A. Un espace urbain étranger aux habitants. Parmi l’ensemble des constructions qu’il prévoit, le projet Germania met en évidence une distinction entre d’une part le fonctionnalisme et d’autre part l’esthétique : l’analyse de cette distinction fait apparaître la véritable place que le pouvoir attribue aux citoyens. De plus, ce rapport semble devoir entraîner la mise en place d’un cadre urbain auquel les habitants ne puissent plus reconnaître aucune charge symbolique.

1. Temps court et temps long : le fonctionnalisme et l’esthétique. Le projet Germania correspond à la planification d’une ville où une distinction très nette est faite entre d’un côté des constructions destinées au temps court de l’histoire (celui de l’événement), et de l’autre des édifices voués au temps long, voire à l’éternité pour certains monuments de Germania tels le Grand Dôme ou l’Arc de Triomphe. Cette distinction entraîne des conséquences à la fois sur l’architecture et sur la fonction des bâtiments. A cet égard, nous pouvons évoquer le cas des camps de concentration : dans une certaine mesure, il est possible de dire que ces camps sont, au même titre que devait l’être le Grand Dôme, des réalisations architecturales nazies. Mais il faut aussi impérativement souligner leur fonction : les camps de concentration et les camps de la mort implantés par le régime nazi visaient à l’enfermement et à l’extermination d’individus considérés comme les ennemis du Troisième Reich. Ces divers camps revêtaient donc un caractère purement fonctionnel : celui de « purifier » l’Allemagne à court-terme, pour que celle-ci puisse prospérer, à long terme, dans un espace où plus personne ne pourrait alors critiquer l’idéologie nazie et le régime qui la promouvait.

517 LAMIZET, 2002, p. 211. 116 FOUQUERAY Victor_2009 Chapitre VI / Südstadt

De même que Hitler n’aurait jamais pensé à construire d’usine dans un style d’apparat, les camps de concentration n’avaient à ses yeux aucune valeur historique518 : ils devaient être des lieux destinés à une fonction dont la durée dans le temps était limitée, d’où, peut-être, le fait que leur architecture s’apparentait à celle d’une usine. Or, c’est à ce niveau qu’apparaît, semble-t-il, la véritable valeur symbolique de Südstadt : cette ville devait, elle aussi, être bâtie selon des procédés mécaniques, et devait donc résulter en un vaste secteur d’habitation dénué de toute historicité. Ce projet semble effectivement relever d’un processus s’apparentant à un « court-circuit temporel »519 qui fait complètement l’impasse sur le caractère évolutif de la ville. Une ville, considérée comme un objet social, se développe et se transforme au cours du temps ainsi que selon les volontés de ses citoyens, qui forment le peuple urbain : or, « Un peuple est un organisme crée par le passé. Comme tout organisme, il ne peut se modifier que par de lentes accumulations héréditaires »520. Il apparaît ici la nature du cadre urbain représenté par le projet Germania et celui de la ville de Südstadt en particulier : un cadre urbain qui est étranger aux habitants eux-mêmes, et qui semble devoir amener à une psychose identitaire.

2. Germania ou le lieu d’une psychose identitaire. Le terme « psychose » désigne une maladie mentale caractérisée par l’altération de la personnalité d’un individu : cette maladie tend à bouleverser le rapport entretenu par le sujet avec la réalité qui l’entoure. L’apposition de l’adjectif « identitaire » désigne le fait le sujet ne parvient plus à articuler son identité réelle avec une identité étrangère, voire imaginaire : or, il semble que le cadre urbain que préfigure le projet de Südstadt, et celui de Germania dans son ensemble, tend à provoquer cette « psychose identitaire » chez le citoyen. En effet, selon les plans de Speer, ce dernier est appelé à habiter et à vivre dans un environnement urbain qui lui est tout à fait étranger : il se voit relégué à la périphérie de la ville, et il n’a plus la possibilité d’habiter dans le centre de Berlin. Bien que Hitler vise à construire des édifices étant destinés à rester debout durant un millénaire, son projet constitue explicitement un déni d’historicité de la ville qu’il veut réaménager : ce réaménagement de l’espace urbain conduit, avec Südstadt, à l’exclusion symbolique du citoyen dans un lieu dénué de toute valeur symbolique. Hitler semble lui-même se contredire, car alors que les réalisations architecturales et l’aménagement urbain qu’il planifie sont autant de signes de sa mégalomanie ainsi que de la personnalisation de son régime, il avait pourtant écrit dans Mein Kampf : « Ainsi il manque à nos villes du présent l’emblème dominant de la communauté nationale, et, on ne doit donc pas s’étonner, que celle-ci ne voie dans ses villes un emblème de soi-même »521. Le Grand Dôme semble devoir correspondre à « l’emblème dominant de la communauté nationale » évoqué par Hitler ; mais outre cet édifice qui n’est qu’une représentation gigantesque de la non moins gigantesque « soif de représentativité » du Führer, aucun des autres projets prévus par Speer ne constitue un symbole de cette communauté nationale, et sûrement pas la ville de Südstadt. L’architecture du Troisième Reich correspond uniquement aux préférences artistiques de Hitler, et ne découle pas d’une consultation des citoyens quant au visage qu’ils voulaient

518 SPEER, 1972, p. 192. 519 Cf. chapitre II, p. 46. 520 LE BON, 1995, p. 47. 521 Citation de Hitler (in : LARSSON, 1982, p. 212). FOUQUERAY Victor_2009 117 De Berlin à Germania : une mutation urbaine et politique

donner à leur propre ville. Or, cette architecture est la base d’un dispositif politico-symbolique autonome522 qui semble condamner le citoyen à être submergé de symboles auxquels il ne peut, personnellement, rattacher aucune signification : « Submergé, c’est-à-dire intégré malgré ses réticences, pris dans des systèmes que cet individu ne saisit pas du dedans, et ne peut saisir »523. Par conséquent, l’architecture instaure un nouveau code de lecture du fait urbain qui échappe au citoyen lui-même524 : ce dernier n’apparaît plus être en mesure de raccrocher aux signifiants collectifs (les édifices de Germania situés dans l’espace public) un signifié singulier (un sens ayant une valeur symbolique et personnelle). Ce décalage entre signifiants et signifiés relève d’une « situation morbide », d’une « maladie sociale spécifique » qui annonce « la fin de la culture, de la civilisation. Il s’ensuivrait une décomposition rapide de la pratique sociale elle-même »525. C’est bien à cette « situation morbide » qu’aurait mené, semble-t-il, la réalisation du projet Germania, et plus particulièrement à la mise en place d’un « monde inhospitalier » : « […] on pourrait dire que presque tout ce qui mérite d’être appelé une "pathologie sociale" - ainsi, l’ascendant d’une culture étroite, dégradante ou instrumentalisée ou l’existence de rapports sociaux marqués par des dominations massives - rend le monde inhospitalier, en tant qu’il multiplie les chances qu’ont certains individus de ne pas se reconnaître dans leur monde social et d’en pâtir »526. Par-delà une psychose identitaire individuelle, le cadre urbain inhospitalier représenté par Germania semble devoir entraîner, à l’échelle collective, une crise de la sociabilité.

B. La ville de Germania, lieu d’une crise de la sociabilité. Une « crise de la sociabilité » peut être définie comme une crise de la « représentation de la citoyenneté, qui est le moment où les habitants de la ville ne se reconnaissent plus […] La dénégation de la citoyenneté urbaine par ceux mêmes qui en sont porteurs constitue la limite du fait urbain comme fait culturel : la limite de la signifiance du fait urbain »527. Les caractéristiques mêmes de l’espace urbain dont l’aménagement est planifié par Speer révèlent la crise de la sociabilité à laquelle semble devoir conduire le projet Germania.

1. Un espace urbain sans carrefour : un espace public ? Les plans de Speer montrent que la ville de Germania ne devait comporter que très peu de carrefours, du moins dans son centre spatial : au cœur du secteur urbain destiné à l’exercice du politique, il semble donc que les citoyens ne doivent pas être amenés à se croiser. Or, la notion de carrefour symbolise la rencontre avec l’autre : dans un parcours urbain, le carrefour constitue une étape, une halte qui se veut enrichissante pour l’individu, amené, par la forme même de la ville, à entrer en contact avec ses concitoyens. Dans le 522 Cf. chapitre V, p. 114. 523 LEFEBVRE, 1966, p. 163. 524 « On ne peut penser la ville que dans les codes et les systèmes symboliques qui en sont en même temps les médiations » (LAMIZET, 2002, p. 25). 525 LEFEBVRE, 1966, p. 155. 526 HABER, 2007, p. 313. 527 LAMIZET, 2002, p. 27. 118 FOUQUERAY Victor_2009 Chapitre VI / Südstadt

Kernstück de Germania, le carrefour le plus important correspond au croisement de l’axe nord-sud et de l’axe est-ouest : or sur le plan, ces deux axes se coupent exactement sous la Königsplatz, là où sont rassemblés les édifices destinés à l’exercice des plus hauts pouvoirs du régime nazi. Aussi, ce carrefour, loin d’être le lieu d’un échange verbal libre entre deux ou plusieurs individus, est au contraire directement placé dans l’ombre du Grand Dôme, et donc, symboliquement, sous le regard du pouvoir qu’il représente. Par conséquent, l’organisation spatiale de la ville amène ses citoyens à se déplacer, à se rencontrer, et à se reconnaître mutuellement la même citoyenneté dans un cadre urbain dominé par des représentations d’un pouvoir politique scrutateur. La Grande Avenue illustre l’idée selon laquelle les dimensions mêmes de Germania auraient pu représenter un obstacle à l’expérience collective, par les habitants de la capitale du Reich, d’une commune citoyenneté. La Grande Avenue devait mesurer 120 mètres de large : ce chiffre laisse à penser que deux individus, évoluant sur les deux trottoirs de part et d’autre de l’avenue, n’auraient sûrement pas pu se reconnaître : symboliquement, la partie centrale de Germania n’est pas destinée à l’individu venu se promener, mais aux foules venues applaudir les défilés que Hitler voulait y organiser528. L’idée selon laquelle l’espace public représente le lieu d’une reconnaissance mutuelle des identités sociales, par les citoyens, semble donc être mise à mal par l’analyse des plans de Germania ; et il convient de se demander si l’espace de Germania s’apparente véritablement à un espace public. « L’urbanité, comme système culturel et politique, repose sur l’indistinction de ceux qui en font partie »529 : or, le projet Germania figure une ville où aucun Juif ne doit plus être présent, conformément à l’antisémitisme prôné par l’idéologie nazie. Cette absence d’une partie de la population (la communauté juive de Berlin) dégrade considérablement le degré d’altérité qui caractérise tout espace public, au sens où ce dernier se définit, contrairement à l’espace privé, comme un lieu où chaque sujet est susceptible de rencontrer l’autre dans toute sa diversité. Dans le Berlin de l’époque à laquelle Germania commençait à être couchée sur le papier, les Juifs étaient déjà obligés de porter une étoile jaune discriminatoire : le pouvoir nazi procédait ainsi au marquage de certains individus, qui, dès lors, devenaient distincts des autres citoyens. Pour Lefebvre, « Exclure de " l’urbain " des groupes, des classes, des individus, c’est aussi les exclure de la civilisation, sinon de la société. Le droit à la ville légitime le refus de se laisser écarter de la réalité urbaine par une organisation discriminatoire, ségrégative. Ce droit du citoyen […] annonce l’inévitable crise des centres établis sur la ségrégation et l’établissant : centres de décision, de richesse, de puissance, d’information, de connaissance, qui rejettent vers les espaces périphériques tous ceux qui ne participent pas aux privilèges politiques »530. Ces propos s’appliquent en premier lieu aux Juifs, mais ils peuvent aussi être appliqués aux habitants de Südstadt, exclus du centre de Germania, qui, quant à lui, réunit tous les pouvoirs décrits par l’auteur. D’après cette analyse, il ne semble donc pas possible de dire que le noyau de Germania est un espace public investi par l’ensemble des citoyens : il correspondrait plutôt à un espace uniquement politique, au sens où l’esthétique des bâtiments qui le constituent et les fonctions auxquelles il est voué sont seulement politiques. Cet espace exclut toute pratique sociale et culturelle qui ne soit en conformité avec l’idéologie du pouvoir qui y règne de façon absolue : sans les individus dont il a décrété

528 Cf. chapitre V, p. 115. 529 LAMIZET, 2002, p. 33. 530 LEFEBVRE, 1972, p. 22. FOUQUERAY Victor_2009 119 De Berlin à Germania : une mutation urbaine et politique

l’exclusion, et sans même les citoyens qu’il a lui-même relégué à la périphérie du centre urbain. Les plans de Speer mettent donc en lumière l’absence de carrefours à Germania, ce qui remet symboliquement en cause la publicité de l’espace urbain. Mais l’absence de véritables places est plus frappante encore : Germania n’a pas d’agora.

2. Germania, une ville où le citoyen n’a pas sa place. La place est un élément fondamental de l’espace de la ville qui constitue, au cœur du paysage urbain, le lieu où chaque citoyen peut exprimer son identité singulière sous le regard des autres citoyens, et le fonctionnement même de la place fonde l’expérience collective de la citoyenneté : « C’est la place qui demeure le lieu majeur de l’urbanité, en fonction de tous les aménagements et de toutes les transformations dont elle peut être le siège, puisque c’est la place qui représente la mise en œuvre effective de la fonction culturelle et sociale de la ville et de l’urbanité : la rencontre et le lien social entre ceux qui habitent la ville »531. La place semble remplir, dans la ville moderne, la même fonction que celle qu’avait l’agora antique où, « dans l’Athènes de la démocratie antique, se confrontaient et s’échangeaient les opinions et les choix des citoyens concernant l’avenir de l’Etat »532 ; or, le plan de Germania ne comporte aucune place qui ne semble digne d’une agora . L’unique place prévue par Speer, et destinée à la rencontre des citoyens, est la Königsplatz, mais cette dernière ne partage aucune caractéristique avec l’agora antique, si ce n’est le fait de rassembler les citoyens au cœur de la polis 533. En effet, les citoyens qui se rencontrent sur la Königsplatz doivent littéralement être enfermés par des édifices qui sont les lieux de l’exercice du pouvoir, parmi lesquels le Grand Dôme ou la Nouvelle Chancellerie du Reich : placés sous le regard du Hitler, qui surplombe la place du haut du balcon de son Palais, les citoyens doivent se taire pour écouter leur Führer. Le fonctionnement symbolique de la Königsplatz se distingue donc de celui de l’agora antique en opérant un échange des rôles entre le politique et le citoyen : alors que dans l’agora ce sont les citoyens qui définissent la place du politique (au sens propre comme au sens figuré : à un lieu précis de la ville correspond la fonction de l’exercice du politique), c’est le politique qui définit la place du citoyen dans la Königsplatz (Hitler seul tend à faire exister politiquement le citoyen en s’y adressant par ses discours). L’exemple de la Königsplatz montre que l’urbanité de Germania n’est pas destinée à la rencontre des citoyens et encore moins à l’approfondissement du lien social qui les unit : nous pouvons même penser qu’à Germania, les citoyens soient amenés à perdre tout sentiment de solidarité urbaine en ce que le fonctionnement même du régime nationale- socialiste les pousse à devenir chacun le surveillant de l’autre. Le principe selon lequel « Chaque camarade devient un surveillant » correspond au fonctionnement du Panoptique

531 LAMIZET, 2002, p. 158. « La ville, essentiellement et sémantiquement, est le lieu de rencontre avec l’autre, et c’est pour cette raison que le centre est le point de rassemblement de toute ville » (BARTHES, 2002, p. 1284). 532 LAMIZET, 2002, p. 197. 533 Il est intéressant d’évoquer ici le projet extravagant que Hugo Häring (1882-1958) élabora pour l’aménagement de la Königsplatz, dans le cadre d’un concours organisé en 1929. En effet, ce dernier avait planifié l’édification d’une gigantesque tribune, située devant le Reichstag, afin de transformer la place en un vaste théâtre politique s’apparentant, lui, à une véritable agora (in : LARSSON, 1982, p. 75). 120 FOUQUERAY Victor_2009 Chapitre VI / Südstadt

de Bentham534, mais il peut aussi désigner, semble-t-il, le fonctionnement des relations sociales à Germania. La ville planifiée par Hitler et Speer correspond en effet à un espace public et urbain où « la visibilité organisée entièrement autour d’un regard dominateur et surveillant »535, celui exercé symboliquement par le Grand Dôme, amène chaque citoyen à contrôler ses concitoyens : or, ce regard renvoie à une atmosphère de suspicion généralisée qui remet en cause la qualité du lien social. Mais ce regard exercé par le Grand Dôme semble même devoir être intériorisé par chaque citoyen pris dans sa singularité : « Un regard qui surveille et que chacun, en le sentant peser sur lui, finira par intérioriser au point de s’observer lui-même ; chacun ainsi exercera cette surveillance sur et contre lui-même »536. La planification de Germania représenterait alors un cadre urbain qui, au-delà de préfigurer des usages sociaux de la ville qui sont synonymes d’une dégradation du lien social unissant les citoyens, participerait par ailleurs d’un isolement de chaque individu. A travers son projet Germania, il semble donc que Hitler n’ai pas visé à l’instauration d’une urbanité susceptible d’unir tous les habitants de la ville en une communauté citoyenne, sur le modèle de la communauté nationale allemande qui constituait pourtant l’un de ses principaux leitmotivs politiques ; Speer en témoigne de la façon suivante : « Ce qui me stupéfiait le plus, c’était la contradiction entre cette réalité et la " communauté du peuple allemand " proclamée en 1933 ; car si l’on souhaitait l’intégration de tous dans la communauté, le système s’opposait à la réalisation de ce vœu, ou du moins l’entravait […] En fin de compte, cette communauté ne se composait que d’individus isolés »537. L’étude du projet de Südstadt révèle qu’il n’est plus permis aux habitants de Germania d’exercer les droits conférés par leur appartenance à la ville : les plans de Speer préfigurent une ville où les individus ne sont pas pleinement des citoyens. Devant être à la fois relégués à la périphérie de la ville et logés dans des habitations standardisées, ces derniers sont « laissés de côté » par le pouvoir afin d’être mieux contrôlés : en excluant ainsi les citoyens du cœur de Germania, Hitler semble vouloir s’assurer que le centre urbain de la Welthauptstadt ne puisse en aucun cas devenir le lieu de l’expression symbolique des identités, mais soit au contraire un espace politique d’où la culture et le débat citoyen sont bannis538. L’urbanité planifiée par le projet Germania représente une coupure avec toute réalité sociale, et préfigure la destruction du lien unissant les citoyens de la ville : privés de leur droit de cité, les citoyens de Germania apparaissent condamnés à devoir évoluer sous le regard et dans l’espace du pouvoir national-socialiste. Mais la « prison symbolique » que représente Germania539 aurait aussi bien pu mener ses habitants à la révolte, ce dont, semble-t-il, Hitler était conscient540. Placé devant la

534 Cf. chapitre II, p. 40. 535 FOUCAULT (in : BENTHAM, 1977, p. 16). 536 FOUCAULT (in : BENTHAM, 1977, p. 19). 537 SPEER, 1972, p. 49. 538 « […] il existe un conflit entre le fonctionnalisme d’une partie de la cité, disons d’un quartier, et ce que j’appellerai son contenu sémantique (sa puissance sémantique) […] ce conflit entre la signification et la fonction fait le désespoir des urbanistes » (BARTHES, 2002, p. 1279-1280). 539 Cf. chapitre V, p. 120. FOUQUERAY Victor_2009 121 De Berlin à Germania : une mutation urbaine et politique

maquette de la Grande Avenue, large de 120 mètres, ce dernier déclara : « Pensez donc, si un jour il y avait des manifestations de rue ! »541 : les dimensions mêmes de la ville dont le Führer rêvait l’édification auraient pu transformer l’espace de la ville en un vaste espace de confrontation entre les citoyens et le pouvoir nazi, celui-là même qui devait, dans l’urbanité, imposer aux Berlinois des représentations de son imaginaire. De telles hypothèses semblent pouvoir être émises à la vue des plans du réaménagement de Berlin et en considérant leurs significations politiques : cette planification urbaine montre et démontre que dans la ville de Germania, le citoyen n’aurait pas eu la place (au sens propre comme au sens figuré) qui lui revient de droit.

540 Cf. chapitre V, p. 121 : « Je dois les [les projets qui constituent le plan de Germania] réaliser moi-même. De tous mes successeurs, pas un n’a l’énergie suffisante pour surmonter les crises qu’ils vont sûrement provoquer » (Citation de Hitler in : SPEER, 1972, p. 144). 541 SPEER, 1972, p. 214. 122 FOUQUERAY Victor_2009 Conclusion

Conclusion

Le concept de métonymie urbaine 542 « Lire la ville, c’est constituer l’espace urbain en espace sémiotique » . Au terme de l’étude du projet Germania, un nouveau concept peut être introduit, celui de « métonymie urbaine » : il permet de synthétiser l’ensemble des idées qui ont été dégagées des analyses effectuées sur les plans de la Welthauptstadt. Définition du concept de métonymie urbaine. Il convient de donner la signification des termes du concept de « métonymie urbaine », afin de faire apparaître la spécificité du projet Germania. Tout d’abord, le terme « métonymie » désigne une figure de style propre à l’art de la littérature, qui consiste « dans la désignation d’un objet par le nom d’un autre objet qui fait comme lui un tout absolument à part, mais qui lui doit ou à qui il doit lui-même, ou pour son existence, ou pour sa manière d’être » ; ces deux objets forment « un ensemble, un tout, ou physique ou métaphysique, l’existence ou l’idée de l’un se trouvant comprise dans l’existence ou dans l’idée de l’autre »543. Ainsi, la métonymie présente le mode de fonctionnement suivant : elle met en relation deux objets, sous la forme d’un rapport « contenant - contenu », au moyen d’un symbole544. La métonymie que représente le projet Germania fonctionne selon le modèle énoncé pour la figure de style littéraire : mais l’apposition de l’adjectif « urbaine » indique la nature spécifique des éléments qui la fondent. Dans la littérature, ce sont les mots qui constituent les symboles permettant de mettre deux objets en relation : dans le cas de la ville de Germania, ce sont les édifices qui deviennent ce médium. Les deux entités ainsi mises en rapport sont d’une part une idée, l’imaginaire politique nazi dont cette ville doit être la représentation, et d’autre part un objet, le corps social formé par les citoyens. Le concept de métonymie urbaine pose donc l’espace urbain comme le cadre d’un report symbolique : ce report est celui des qualités du contenant, la ville, sur le contenu, les citoyens. En d’autre termes, les caractéristiques de la ville - sa forme globale (en ce qu’elle est le résultat d’un plan général d’urbanisme), ainsi que l’architecture même des édifices qui la composent, doivent correspondre aux caractéristiques des citoyens qui l’habitent : la métonymie urbaine que représente Germania ne se distingue donc de la métonymie littéraire que par les éléments qui sont articulés. Ainsi, le concept de métonymie urbaine pose fondamentalement l’architecture comme un langage, et la ville comme l’énonciateur d’un discours sur l’identité de ses habitants545 : 542 LAMIZET, 2002, p. 79. 543 FONTANIER, Les figures du discours (in : HERSCHBERG PIERROT, 2003, p. 43 et p. 165). 544 Ce mode de fonctionnement est mis en application dans le projet Germania : au même titre que la ville doit devenir un chef-d’œuvre, chaque citoyen doit devenir une œuvre d’art, la race aryenne prônée par Hitler étant définie comme une esthétique corporelle spécifique. 545 Le style néo-classique utilisé par Speer à la particularité d’être « clair » : il correspond à une architecture dont les formes et les détails ornementaux sont relativement épurés. Or, lors de l’inauguration de la Maison de l’Art allemand à Munich en 1937, Hitler FOUQUERAY Victor_2009 123 De Berlin à Germania : une mutation urbaine et politique

« La cité est un discours, et ce discours est véritablement un langage : la ville parle à ses habitants, nous parlons notre ville, la ville où nous nous trouvons, simplement en l’habitant, en la parcourant, en la regardant »546. Or, ce discours implique des enjeux qui sont à la fois esthétiques, idéologiques, et politiques, ce dont le projet Germania constitue une illustration parfaite. Les implications esthétiques, idéologiques et politiques de ce concept. Afin de réaliser la somme des enjeux que sous-tend le concept de métonymie urbaine, il convient d’analyser la signification même des termes qui le composent. La métonymie est une figure de style et renvoie à un travail sur l’esthétique : il s’agit d’opérer le passage d’un imaginaire à l’état de réel, par le symbolique. Appliquée à l’urbanité, la notion de figure de style désigne le fait que l’aménagement de l’espace urbain correspond à une logique de création artistique, dont l’objet final est la ville. Or, il semble qu’une pratique artistique découle d’un imaginaire singulier, celui de l’artiste qui procède à la mise en forme de son objet, alors que l’espace de la ville représente le lieu du collectif citoyen. Ainsi, le projet Germania se définit comme la représentation d’un imaginaire singulier dans un espace collectif, et la ville planifiée par Hitler et Speer s’apparente dès lors à la mise en place d’une idéologie personnelle qui néanmoins se veut collective : en effet, lorsqu’il est fixé dans l’espace public, un imaginaire, même singulier, tend symboliquement à être reconnu par les citoyens qui évoluent dans l’espace de la ville et qui par conséquent exercent un regard sur les représentations qui y sont inscrites547. Dans le cas de Germania, la ville est uniquement constituée de représentations qui sont des symboles du pouvoir politique548 : ainsi, la véritable saturation de l’espace urbain par le politique, rendue possible par les pouvoirs quasi-illimités attribués par Hitler à Speer, constitue une illustration extrême du sens de la polis antique. L’histoire de la ville de Berlin fournit un exemple au rapport existant entre l’esthétique de la ville et l’idéologie politique qu’elle représente : le Mur de Berlin. Le mur est un élément fondamental de l’architecture : il permet l’élévation d’édifices, et se fait donc le symbole d’un pouvoir créateur dont les limites sont toujours plus repoussées grâce au progrès technique. Mais le mur peut aussi représenter un obstacle ou une frontière : le Mur de Berlin, entre 1961 et 1989, divisa effectivement la ville en deux. Or cette séparation de l’espace urbain correspond dans l’histoire à un clivage politique : Berlin- Ouest et Berlin-Est représentèrent une confrontation symbolique, au cœur de la ville et par la ville, entre deux idéologies, prônées respectivement par les Etats-Unis et l’URRS. Mais en prenant l’urbanité comme le lieu d’une confrontation, ce combat politique entraîna des conséquences sur tous les citoyens : le Mur de Berlin fut un élément architectural qui marqua, dans l’espace de la ville, le temps d’une schizophrénie identitaire pour ses déclara dans son discours qu’« être allemand signifie être clair » : le Führer associe directement des caractéristiques architecturales à des déterminants identitaires (in : LARSSON, 1982, p. 221). Par ailleurs, le cadre de vie urbain représenté par Germania doit correspondre à la conception de la vie que Hitler avait : le projet Germania est un élément urbain qui participe de la représentation et à la mise en œuvre de l’idéologie nazie au sens où « quand le règne du National-Socialisme sera établi depuis suffisamment longtemps, il sera impossible même de concevoir un autre genre de vie que le nôtre [celui des Nazis] » (citation de Hitler in : HARRIS, 1996, p. 143). 546 BARTHES, 2002, p. 1280. 547 Dans le cas de Germania, l’architecture est considérée comme le pendant matériel du corps social, qui doit y reconnaître « l’incarnation de l’autorité du système fasciste » (in REICHHARDT et SCHÄCHE, 1984, p. 28). 548 Speer écrit dans ses Mémoires : « Tous ces bâtiments [ceux qui constituent le projet Germania], je les voyais à travers les prétentions politiques de Hitler » (SPEER, 1972, p. 187). 124 FOUQUERAY Victor_2009 Conclusion

habitants. Alors que la partie ouest de Berlin était la vitrine de l’Occident, la partie est de la ville devait devenir l’un des symboles forts de l’idéologie communiste : le Mur de Berlin représente à lui seul le danger et les répercussions que l’utilisation de l’architecture à des fins politiques peut avoir sur le corps social. Mais le projet Germania, contrairement au Mur de Berlin et conformément à l’aspect artistique que revêt la métonymie urbaine, se veut avant tout une œuvre d’art. La prétention artistique des projets de Speer et de Hitler sous-tend un enjeu fondamental de la construction de Germania, qui est peut être le plus important : elle renvoie au caractère éternel d’un chef-d’œuvre. Dans le cas de Germania, la pratique de l’architecture reflète l’aspiration de Hitler à fonder un Reich, sinon éternel, d’une durée de 1000 ans : « La seule réalisation impérissable du travail et de l’énergie humaine, c’est l’art »549. Or, lorsqu’une pratique artistique est mise au service du pouvoir, le caractère éternel des représentations qui en résultent tend à pérenniser l’imaginaire dont elles découlent. Ainsi, le concept de métonymie urbaine fait ici apparaître la dialectique essentielle constituant le cœur même du projet Germania : le rapport entre l’art et le pouvoir, entre l’esthétique et le politique550. Applicabilité de ce concept : des conditions particulières. Le concept de métonymie urbaine se veut être un outil sémiologique visant à permettre une lecture de la ville en termes de significations : s’il semble pouvoir être appliqué à d’autres cas que celui de Germania, son utilisation implique cependant des conditions particulières. Il convient ici d’expliciter la nature extrême du projet Germania, qui renvoie à deux de ses aspects : à la fois l’idéologie politique totalitaire dont il se veut la représentation, ainsi que l’étendue et la puissance du pouvoir conféré au premier architecte du Reich, qui lui permettent de concevoir une planification urbaine recouvrant toute la superficie de la ville de Berlin ainsi que l’ensemble des fonctions articulées par la ville : or, le dénominateur commun de ces deux extrémités (l’idée de départ et le résultat final auquel elle doit conduire) correspond à la figure politique de Hitler. Ainsi, l’opposé du projet Germania serait à la planification urbaine ce que le libéralisme est à l’économie : un processus notamment caractérisé par un retrait des acteurs politiques, qui exercent habituellement un rôle de régulation. Or, connaître les deux extrêmes d’un objet (ici, la planification urbaine) permet aussi d’en situer le centre : appliqué au projet de la ville de Germania, le concept de métonymie urbaine révèle une politisation extrême du processus de développement urbain, qui s’exerce aux dépends du citoyen et correspond à un type de planification urbaine spécifique. Il apparaît ici la nécessité, quant à l’application de ce concept à d’autres cas de villes, de devoir élargir la lecture de la ville à des lectures de la ville, et ce afin d’en mettre en lumière toutes les significations, et non pas seulement la signification qu’y attribuent les acteurs politiques551. 549 HITLER, 1938, p. 309. 550 A cet égard, L. Krier établit une comparaison entre les projets du premier architecte du Reich et les éléments qui composent le paysage rural : selon l’auteur, le Grand Dôme représente ainsi la voûte céleste, l’axe nord-sud figure quant à lui un canyon, et le Bureau du Maréchal du Reich correspond à une falaise (in : SPEER, 1985, p. 21). La production architecturale de Speer consisterait alors en une reproduction des beautés de la nature : Speer aspirait ce que son architecture urbaine en revêtisse non seulement l’aspect grandiose, mais surtout le caractère immuable, au sens où la ville de Germania représente un cadre urbain auquel aucune modification ne devait être apportée au cours des siècles à venir. De fait, c’est l’Etat même qui, à travers ses représentations, semble devoir devenir une œuvre d’art : son caractère éternel apparaît à Hitler comme le meilleur moyen d’assurer la pérennité historique de son idéologie. 551 « Nous devons être nombreux à essayer de déchiffrer la ville où nous nous trouvons, en partant, si c’est nécessaire, d’un rapport personnel. Dominant toutes ces lectures de diverses catégories de lecteurs (car nous avons une gamme complète de lecteurs, du sédentaire à l’étranger), on élaborerait ainsi la langue de la ville » (BARTHES, 2002, p. 1285-1286). FOUQUERAY Victor_2009 125 De Berlin à Germania : une mutation urbaine et politique

Ce besoin de distanciation, par rapport à l’objet d’étude que peut être la ville, semble être un élément méthodologique primordial pour qui vise à faire une lecture sémiologique de la ville : il s’agit de prendre en compte les différents regards qu’y portent à la fois les citoyens (qui vivent dans la ville)552, les acteurs politiques (qui décident du destin de la ville), mais aussi les étrangers (qui ne sont pas citoyens de la ville). Seule une réelle prise en compte de tous ces regards semble pouvoir rendre pertinente une application du concept de métonymie urbaine à d’autres villes que celle de Germania : pour évaluer dans quelle mesure la ville peut constituer un cadre spatial et architectural en adéquation avec les identités qu’il encadre, il semble être indispensable d’avoir connaissance des idéaux qui sont investis dans la ville par chacun de ses acteurs. Le concept de métonymie urbaine est conçu comme un instrument méthodologique pour une sémiologie urbaine, qui pense la ville comme un lieu où s’articulent des dialectiques diverses553. Finalement, ce concept pose l’espace urbain comme un espace de significations, et vient rappeler que la ville doit rester un objet social : elle doit être ce cadre urbain permettant à tous et à chacun d’exprimer symboliquement son identité.

552 Le nom Germania est lui-même porteur de l’altérité qu’aurait pu représenter le projet de Speer et de Hitler pour les habitants de Berlin : c’est un terme étranger (semblant donc échapper à toute médiation) qui figure le passage d’un avant connu, Berlin, à un après inconnu, Germania. D’où l’intérêt d’étudier ce projet d’un point de vue sociologique pour tenter d’appréhender les significations sociales et citoyennes de la ville. 553 On peut ici donner quelques exemples de ces rapports : esthétique et politique ; esthétique et fonctionnalisme ; imaginaire et politique ; espace public et censure spatiale ; acteur politique singulier et collectif citoyen ; etc. 126 FOUQUERAY Victor_2009 Bibliographie

Bibliographie

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Annexes

Ces annexes sont à consulter sur place au Centre de Documentation Contemporaine de l'Institut d'Etudes Politiques de Lyon

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