3 LES GRANDS MAGASINS

Eaton ou le rêve inachevé finalement aboutir à une consécration de l'Art déco. À cette dernière étape, la Le magasin représente l'ultime chaînon compagnie Eaton a engagé des décora- de la production industrielle, soit la teurs d'intérieur français — en particu- consommation des biens. Ross et lier Jacques Carlu — reconnus pour leur MacFarlane ont contribué à l'histoire de maîtrise de ce style. Ainsi, sans être les cette typologie avec la rénovation du seuls, Ross et Macdonald demeurent les magasin Murphy, puis Ross et Macdonald acteurs principaux de l'évolution des avec Ogilvy, Holt Renfrew et surtout magasins Eaton au cours des années Eaton, dont ils ont conçu les magasins de 1920. , Saskatoon, Montréal et Avec le recul, il apparaît aujourd'hui avec différents collaborateurs, notam- inévitable qu'au xixe siècle, les com- ment Sproatt et Rolph de Toronto. En merces de vente au détail aient évolué dépit de sa récente faillite, l'entreprise vers ce nouveau type architectural, mais fondée par Timothy Eaton est certaine- également administratif, qu'est le grand ment l'un des meilleurs exemples de magasin. Au début, la stratégie sur réussite et de longévité dans le domaine laquelle ils reposaient était la vente de la vente au détail au Canada. Il s'agit rapide d'un choix très varié de mar- aussi du client de Ross et Macdonald le chandises disponibles en grande quan- mieux documenté. Du moins en ce qui tité, mais jamais au point de devoir les concerne l'édifice torontois, les dessins stocker ailleurs que dans le magasin. On de Ross et Macdonald s'inscrivent dans faisait payer au grossiste les frais d'en- une succession importante de projets treposage au lieu de les assumer. initiée par des esquisses de Burnham et Recherchant le profit dans la quantité, Cie, le même Burnham qui est à l'origine la variété et la rapidité des échanges, le du City Beautiful Movement, dont l'agence grand magasin a intégré des thèmes a gardé le nom après son décès en 1912. chers à la société industrielle. Cette série permet de saisir comment le Dans l'histoire canadienne, le cas de phénomène des grands magasins est né la compagnie Eaton et de son fondateur et comment cette architecture a évolué Timothy a déjà été écrit'. Il apparaît vers une conception monumentale, à néanmoins utile de revenir sur quelques l'image du bon citoyen corporatif, pour éléments essentiels. C'est en 1869 que

Jacques Carlu (Ross et Macdonald). Restaurant, magasin Eaton, LES GRANDS MAGASINS 61 Montréal, 1950-1951. Salle à manger. Photographie : J.L, 1999. Timothy Eaton, un immigrant irlandais, a période coloniale ne répondaient plus pu enfin ouvrir une première boutique à aux besoins en superficie des nouvelles Toronto. Faute de capital, elle était règles commerciales. Ainsi en 1883, située à l'extérieur du quartier à la lorsqu'il doit déménager faute de place, mode que fréquentait la clientèle riche. Timothy Eaton doit acheter trois lots Mais Eaton a su profiter de cette situa- contigus. Les grands magasins exigeaient tion excentrique, près des ouvriers également la meilleure protection contre salariés, pour tirer parti de principes de les incendies, ce qui rejoignait une marketing novateurs. Alors que le com- préoccupation grandissante chez les merce au détail était largement dominé architectes et les promoteurs immo- par le troc, le marchandage et le crédit, biliers au cours de la période victo- Eaton favorisa exclusivement la vente au rienne. Enfin, l'aménagement et l'éclai- comptant et à prix fixe. Ces politiques rage devaient mettre en valeur la mar- éclaircissaient les règles. Plus tard, chandise. Le bazar devait faire place aux Timothy Eaton proposa une politique de étalages biens ordonnés. L'efficacité était « satisfaction garantie ou argent remis » de mise et tout risque de congestion qui contrecarrait les pratiques habi- exclu. Comme on l'indique dans les tuelles selon lesquelles le client prenait journaux, lorsque Ross et MacFarlane l'entière responsabilité de ses achats2. La rénovent le magasin John Murphy à publicité persuasive et les catalogues ont Montréal, les allées doivent être larges, élargi le rayonnement de la compagnie car elles « permettront de circuler à jusque dans les campagnes. Avec le l'aise et confortablement au milieu d'un temps, en plus d'acquérir ses marchan- excellent déploiement de marchan- dises à l'étranger, Eaton a fondé ses dises4». L'une des stratégies communes propres manufactures. Il est donc des grands magasins est précisément le devenu grossiste, assurant une intégra- système des rayons (department store). Il tion financière verticale à ses activités. s'agissait de réunir les marchandises de Tout au long de sa carrière, Timothy même type dans un même secteur du Eaton a cherché à se donner une image magasin et, du point de vue de l'admi- de respectabilité, tout en renouvelant nistration, chaque rayon était sous la sans cesse ses méthodes de gestion en gouverne d'une direction indépendante. fonction d'un nombre grandissant d'em- Les revenus de chacun pouvaient ainsi ployés (déjà 150 en 1881). Il a par exem- être comparés à ceux des autres afin de ple raccourci l'horaire de travail, en par- stimuler l'esprit de compétition chez les ticulier l'été, en réduisant de moitié les employés. Mais le magasin à rayons heures d'ouverture le samedi. Cette n'est pas un collage de boutiques, il attitude n'était pas sans bénéfices. Les répond à un organigramme bien tracé. bons rapports avec ses employés lui ont Hors de la vue de la clientèle, les permis d'éviter leur syndicalisation. En services de comptabilité, de vérification, fait, l'approche d'Eaton est typique du de manutention et même de caisse dans paternalisme de l'entrepreneur victorien le cas d'Eaton centralisaient ce que les réformiste, en particulier dans les grands rayons semblaient diviser. magasins3. Dans les grands magasins, le luxe Pour ce qui est de l'architecture, les n'était pas toujours désirable, car il lots étroits du parcellaire hérité de la pouvait intimider une partie de la

62 LE FANTASME METROPOLITAIN clientèle ou encore l'amener à se ques- réaliser un palais commercial. Des tionner sur les frais qu'elle devait payer matériaux luxueux, comme le travertin, pour le bâtiment. Pourtant, avec le ont été employés. Les formes ont été temps, plusieurs de ces commerces, remises au goût du jour, comme si dont Eaton, ont cherché à rejoindre la l'intérieur d'un grand magasin était clientèle des classes moyennes et supé- appelé à changer au rythme des modes. rieures. On en est donc venu à dépasser La salle à manger existante a été redé- l'idée du simple échange commercial à la corée. De plus, une salle de concert, la sauvette pour développer une mise en salle Tudor, a été ajoutée au cinquième marché liée au service et au dépayse- niveau. On y présentait des récitals ment5. Dès lors, on a tout particulière- d'orgue. Faisant sortir les femmes de ment ciblé les femmes, dont le rôle leurs maisons, le grand magasin devenait d'épouse et de mère les destinait à un lieu de divertissement où l'on sou- prendre en charge le budget familial. haitait que celles-ci passent des heures Alors qu'elles étaient souvent peu édu- dans la griserie captive d'un univers de quées et n'avaient encore que des consommation. Avec les stratégies de droits restreints dans la société victo- marketing, on a pris en charge, pour ne rienne nettement dominée par les pas dire forgé, l'idéal de la beauté hommes, on leur offrait dorénavant, féminine. La mode, érigée en dogme, a comme consommatrices, une place de certainement été le principal moyen mis choix au centre-ville6. Avec le temps, on en oeuvre pour établir puis modifier les a multiplié les services qui leur étaient critères de beauté. À cet égard, lors des spécifiquement adressés. Le magasin rénovations du magasin Ogilvy, une permettait de briser l'isolement du foyer scène pour des défilés de mode a été familial. Au magasin Eaton par exemple, aménagée à l'étage de la lingerie fémi- des employés veillaient à aider les nine, et des salons de beauté occupaient clientes avec leurs paquets. Timothy dorénavant la moitié du troisième Eaton allait jusqu'à leur fournir des niveau. chambres où elles pouvaient se reposer, Les grands magasins sont ainsi deve- laisser les enfants à une gardienne, nus l'une des expressions les plus fortes écrire et même prendre un bain. Il a de la nouvelle urbanité du monde indus- également accru le confort des salles triel et capitaliste, celle où les intérieurs d'essayage et les a munies de grands de bâtiments étaient suffisamment miroirs7. vastes pour offrir une multitude de Les autres grands magasins suivaient services et devenir en soi des lieux le même courant. Ainsi, au magasin autonomes. Tout un quartier commer- Murphy, pour reprendre cet exemple, cial pouvait ainsi être concentré dans un Ross et MacFarlane ont agrandi la salle à seul immeuble. Ces magasins sont en manger et y ont ajouté des « salons de fait un des éléments les plus caractéris- repos et de lecture pour les dames8». tiques du quartier central des métro- Lorsque Ross et Macdonald sont inter- poles. Non seulement avaient-ils besoin venus au magasin Ogilvy, l'agrandisse- des populations du centre, mais ils pro- ment et la rénovation de ce bel fitaient de la proximité et de l'efficacité immeuble victorien aux allures d'entre- des moyens de transport pour rejoindre pôt sont devenus un prétexte pour la population périphérique et même

LES GRANDS MAGASINS 63 Ross et Macdonald; Sproatt et Rolph, associés. Magasin Eaton, Montréal, 1925-1927. Intérieur, ancienne «arcade». Photographie tirée de Construction, décembre 1928.

Ross et Macdonald; Sproatt et Rolph, associés. Magasin Eaton, Montréal, rue Sainte-Catherine Ouest, au coin de la rue University, 1925-1927; ajout de trois étages en 1950-1931. Photographie: J.L, 1999.

régionale. Ils sont l'expression d'une Les projets de Ross domination des villes, du changement de et Macdonald pour Eaton vocation du centre-ville et de la création d'empires commerciaux. Lorsque Ross et Macdonald sont appe- lés à intervenir, la compagnie est sous la gouverne de son troisième président, le neveu de Timothy, Robert Young Eaton. Ce dernier entendait poursuivre le capi-

64 LE FANTASME MÉTROPOLITAIN Ross et Macdonald; Frank P. Martin, associé. Magasin Eaton, Saskatoon, 7928-1929. Perspective reproduite de Construction, décembre 1928. talisme éclairé instauré par Timothy et L'immeuble montréalais est le pre- son fils John Craig, qui avait assuré mier projet de Ross et Macdonald pour jusqu'alors les succès de l'entreprise et Eaton. Il s'agit en fait d'une rénovation ciselé son image de respectabilité. radicale des magasins Goodwin's au Néanmoins, Robert Young a procédé à coin des rues Sainte-Catherine et Uni- un vaste programme d'expansion grâce versity. Les architectes ont d'abord auquel les magasins se sont multipliés. uniformisé la volumétrie de l'ensemble L'avènement de l'automobile, qui faci- et régularisé le traitement des façades litait les courtes visites des fermiers en dans une alternance rythmique de tra- ville, favorisait cette évolution. Le vées. Cette campagne initiale d'agran- catalogue n'était plus le seul moyen de dissement, terminée en 1927, a été rejoindre les populations rurales. En suivie en 1930 d'un exhaussement de tout, à la fin de la décennie, la compa- trois étages, portant l'édifice à neuf gnie avait inauguré une cinquantaine de niveaux hors sol. Une fois terminé, cet magasins parmi lesquels se distinguaient édifice situé en tête d'îlot et bordé par par leur importance ceux de Regina, trois rues était devenu, de l'extérieur, un Saskatoon, Calgary, et édifice bloc typique de la période. La Montréal, sans compter la construction même approche de l'édifice bloc a été au coin des rues Yonge et Collège à appliquée pour les magasins de Saska- Toronto. À cette liste se sont ajoutés toon et Calgary, car leurs hauteurs des comptoirs de commandes dans les respectives de trois et quatre niveaux petites villes, une centaine environ. À ne devaient être que temporaires. La cette période, les stratégies de mise en structure de celui de Calgary a été marché de la compagnie rendaient pos- prévue pour un édifice de dix niveaux sible l'achat en personne aux magasins et celle de Saskatoon pour un immeuble et à des comptoirs, ou l'achat par com- de huit. Même incomplets, ces projets mande téléphonique et postale. Enfin, étaient d'une architecture aboutie et des centres de distribution ont été plaisante. À Saskatoon, encore aujour- Ross et Macdonald; Fordyce et Stevenson, associes. Magasin édifiés à Moncton et Hamilton, Ross et d'hui, l'immeuble est un des plus Eaton, Calgary, 1927-1928. Macdonald étant responsables de ce remarquables du «vieux» quartier des Perspective reproduite de dernier. affaires que l'on avait ordonné le long Construction, décembre 1928.

LES GRANDS MAGASINS 65 de l'avenue qui reliait la gare et l'hôtel che d'une image corporative pour Bessborough9. l'empire commercial qu'est devenue la Dans tous les cas, l'ornementation et compagnie Eaton. le traitement simple de ces magasins Dans ces trois magasins, l'extérieur correspondaient à l'approche typique de n'était qu'une enveloppe à un vaste Ross et Macdonald. Dans un article du intérieur dégagé mais puissamment magazine Construction, on a suggéré que rythmé par des piliers. Les allées entre le bâtiment montréalais « dérive forte- les comptoirs étaient larges et de multi- ment et purement du nord de l'Italie, ples ascenseurs facilitaient la circulation cette première et ultime manière d'ori- verticale. Il y avait aussi des escaliers gine classique, enrichie par l'inventivité mécaniques entre les deux premiers lombarde10». Les arcades et les fines niveaux. Les escalators étaient devenus colonnes à cannelures torses justifiaient un élément standard dans les grands sans doute cette appellation. Ces motifs magasins mais, au Canada, ils étaient étaient appréciés des architectes qui les encore une innovation. Ceux du ont repris dans des œuvres importantes magasin de Calgary auraient été les comme le Dominion Square et l'hôtel premiers en Alberta12. L'édifice mont- Royal York, sans toutefois que la cri- réalais, comme celui de Calgary, tique étiquette ces édifices de la même comportait une autre particularité de dénomination stylistique. Il ne faut pas plus en plus répandue dans les grands s'en étonner. Lorsque son emploi est magasins: l'«arcade», appellation que ornemental plutôt qu'archéologique, le l'on a également appliquée au passage style laisse place à l'interprétation tant du Dominion Square Building. Dans le chez les créateurs que chez les com- cas d'Eaton, il s'agissait d'une galerie qui mentateurs. courait sur toute la largeur du bâtiment À Saskatoon, mais surtout à Calgary, juste derrière la façade principale. En le rythme des ouvertures et leur traite- somme, elle doublait de l'intérieur le ment sont inspirés du magasin montréa- trottoir et regroupait une série de lais. Leur fenêtrage a fait l'objet d'une vitrines. Ce type d'«arcade» n'a pas courte explication dans un article. On y été unique à Eaton : E. I. Barott, par précisait que, contrairement à une exemple, en a réalisé une au magasin de pratique courante où les fenêtres du la compagnie Morgan à Montréal13. Si second registre étaient traitées comme l'on ajoute à ces deux commerces le des vitrines, les architectes les auraient Dominion Square Building, les germes délibérément dessinées en ouvertures du réseau de circulation intérieure qui de «dimensions normales» afin de caractérise Montréal aujourd'hui étaient préserver la «force architecturale» des en train de se disséminer au centre de la façades et respecter les «valeurs archi- ville. tectoniques» plus traditionnelles". L'«arcade» d'Eaton — comme celle Cette argumentation témoigne de la de Morgan (La Baie) — est aujourd'hui persistance du conservatisme acadé- disparue, mais elle montrait l'impor- mique. Par ailleurs, l'imitation des motifs tance que l'entreprise a toujours accor- d'un magasin à l'autre montre un souci dée aux vitrines. On en comptait une de cohérence dans la production des cinquantaine répartie sur les trois architectes. Elle indique aussi la recher- façades14. Un peu comme des pages de

66 LE FANTASME METROPOLITAIN Graham et Burnham. Magasin Eaton, Toronto, projet 1912. Étude perspective. APO, négatif 1720.

catalogue en trois dimensions, elles fermée tel que Burnham et Cie l'avaient étaient différentes les unes des autres et prévu et les deux îlots voisins ont été changeaient au fil des saisons, engen- fusionnés. Très étalé, l'édifice devait drant un univers morcelé et éphémère, également procéder d'une vigoureuse alors que l'enveloppe de l'immeuble organisation pyramidale des volumes affirmait la pérennité et la santé culminant dans une tour centrale d'une financière de l'entreprise. hauteur de 670 pieds. En fait, ce n'était En 1927, Ross et Macdonald ont pas un seul édifice, mais quatre bâti- repris en main le projet d'un grand ments d'angle et un gratte-ciel qui se magasin à Toronto qui avait donné lieu, voyaient ainsi réunis. Comme dans le entre 1912 et 1917, à des esquisses Dominion Square, Ross et Macdonald préliminaires signées par l'agence avaient envisagé de regrouper des e Burnham et C de Chicago, qui restaient commerces et des bureaux de manière fidèles à l'esprit du City Beautiful à former, encore une fois, un lieu Movement. Malheureusement, pour ce d'affaires pratiquement autosuffisant par qui est de l'œuvre de Ross et Macdo- rapport au centre-ville environnant. nald en association avec Sproatt et Compte tenu de l'ampleur du projet, Rolph, après une première version qui Eaton aurait été un sérieux concurrent consistait en un édifice bloc à l'image de dans la compétition à laquelle se l'édifice montréalais, le projet final est livraient les grandes entreprises cana- resté inachevé. Le fragment réalisé, qui diennes afin de posséder le plus vaste et occupe le quart de la superficie prévue, le plus haut édifice du pays. Ce gigan- ne permet d'apprécier que partielle- tisme trahit à quel point le krach de ment l'originalité de leur recherche et 1929 était inattendu, bien qu'il faille 15 son exceptionnelle ambition . En effet, donner le mérite à la compagnie et aux pour ce projet, la rue Buchanan a été architectes d'avoir décidé au départ,

LES GRANDS MAGASINS 67 soit bien avant cette année fatidique, que la construction devait se faire par étapes. La partie réalisée correspond à la toute première phase de travaux telle que Ross et Macdonald la prévoyaient dès les esquisses initiales. Quoi qu'il en soit, malgré sa volumétrie convention- nelle d'édifice bloc, l'immeuble construit à l'angle des rues Yonge et Collège introduit plusieurs innovations dans la production de ces architectes. Pour les façades, ces derniers ont repris une forme de composition que l'on a vue et qui consistait à ériger un ordre de pilas- tres aux étageslé. Ayant expérimenté cet exercice avec le Willis, ils connaissaient la difficulté d'ajuster les proportions. À Toronto, ils ont évité cette aporie en modernisant l'ordre ionique et en se moquant des proportions convention- nelles: le fût est large et le chapiteau démesurément aminci. Libéré des conventions, le classicisme devenait donc une référence stylisée. L'expres- sion tectonique et la plasticité des élé- vations sont elles aussi plus musclées que dans les immeubles à bureaux montréalais des années 1920, de sorte que la partie construite est unique dans la production de Ross et Macdonald. L'imposant édifice devait être bien servi par un réseau de circulation inté- rieure. Les grandes entrées au centre des principales façades correspondaient chacune aux extrémités d'un tracé de circulation en croix. À ce réseau s'ajoute l'« arcade des ascenseurs » qui longe de l'intérieur la façade sur Yonge. C'est D. H. Burnham et C'e, Chicago, Illinois, société active de 180.1 à 1972 ; magasin à rayons probablement pour compléter cet Eaton. Étude perspective d'un projet de colonnade, crayon sur papier à tracer, 10.12, espace que l'on a tenu à construire 122 x 83 cm. Don restrictif du « Benefactors of Architecture Endowment Fund», 1986.4. l'étonnante amorce de façade sur toute Photographie ©1998 The Art Institute of Chicago. Tous droits réservés. la longueur de la rue Yonge qui donne, de l'extérieur, l'impression d'être la ruine d'un rêve inachevé'7. La compa- raison de ce plan de circulation avec

68 LE FANTASME MÉTROPOLITAIN Ross et Macdonald; Sproatt et Rolph, associés. Projet du magasin Eaton, Toronto, rue Yonge, vers 1928. Perspective de la version finale tirée de Construction, décembre 1928.

ie ceux proposés par Burnham et C est lence. Il est clair que d'un point de vue révélatrice du changement d'approche idéologique, la compagnie Eaton, sous la opéré par les architectes canadiens. direction de John Craig, avait l'ambition Dans leurs esquisses, les Américains de prouver que l'entreprise privée pou- entretenaient une double allégeance, vait agir comme un bon citoyen corpo- soit aux grands immeubles traités ratif et contribuer à l'amélioration de comme des édifices blocs et à l'urba- l'environnement urbain. nisme City Beautiful. L'esprit baroque Le projet de Ross et Macdonald des façades concaves ou des portiques révèle une tout autre vision du rapport majestueux traduit, de manière triom- entre le grand immeuble et le centre- phaliste, l'importance qu'ils accordaient ville. Il était l'aboutissement d'une à l'espace extérieur. Les rues et les approche qui autonomisait et intério- places étaient des lieux de représenta- risait l'espace public. Bien sûr, on tion mais aussi des espaces qu'il fallait respectait les gabarits imposés par le embellir et monumentaliser car, pour zonage et la réglementation municipale eux, ce sont les lieux publics par excel- qui veillaient à assurer une certaine

LES GRANDS MAGASINS 69 harmonie dans l'environnement. Mais Square Building concrétisait clairement les rues et les trottoirs n'étaient plus les ce parti architectural tout en attirant la lieux que l'on souhaitait animer. L'accent clientèle potentielle de la rue Sainte- était plutôt mis, comme à Montréal, sur Catherine. L'échelle toujours plus une galerie intérieure parallèle au trot- grande des projets permettrait simple- toir mais à l'abri des intempéries et du ment une commercialisation plus impor- chaos urbain. La stratégie commerciale tante. Le magasin Eaton et le Dominion est évidente: au lieu d'embellir la rue, Square illustrent le fait que les gratte-ciel cette « arcade » devait inciter le passant, ne représentent pas qu'une densification qui est un client potentiel, à entrer, du centre-ville: ils séparent les circula- l'accueillir, puis soutenir son intérêt. tions piétonnière et automobile. Suivant Il faut rappeler que l'évolution de cette logique, les grandes artères assu- Ross et Macdonald dans cette direction rent la circulation automobile ; mais s'est fait sentir dans plusieurs projets. pour ce qui est des piétons, il devenait Dans le Transportation, Carrère et avantageux de leur offrir un espace Hastings avaient indiqué la voie avec intérieur, peu importe que les trottoirs leur grand corridor intérieur qui traver- risquent ainsi de devenir un jour exsan- sait tout le bâtiment. La commercialisa- gues. L'architecture commerciale, depuis tion du sous-sol, malgré sa modestie, les années 1960 et 1970 procède de la montrait aussi que les grands édifices même façon. pouvaient profiter des travailleurs qui s'y Pour ce qui est de la partie réalisée trouvaient pour rentabiliser des services. du magasin Eaton, les grandes dimen- Avec son «arcade», le Dominion sions intérieures et les longs alignements

Ross et Macdonald; Sproatt et Rolph, associés. Magasin Eaton, Toronto, 1928-1930. Photographie tirée de Construction, novembre 1930.

7° LE FANTASME METROPOLITAIN Ross et Macdonald; Sproatt et Ralph associés. Magasin Eaton, Toronto, 1928-1950. Galerie des ascenseurs. Photographie tirée de Construction, novembre 1950. de colonnes étaient qualifiés d'impres- chers de travertin résultent de ce goût sionnants. Dans un article, on l'a com- caractéristique pour les matériaux pré- paré à ce «chef-d'œuvre du grec cieux et brillants. Exercice de décoration moderne» qu'était l'immeuble de la intérieure réussi, cette « arcade » se Telegraph and Téléphone à New York révèle inusitée dans l'œuvre de Ross et par William Welles Bosworth, l'ancien Macdonald, car ils l'ont décloisonnée en 18 patron de Macdonald . Pourtant, à l'ouvrant sur le magasin. Une différence l'intérieur du magasin, les références de niveaux sépare ce passage du maga- explicites aux ordres classiques sont sin. Des vitrines s'alignent à la frontière éliminées. En effet, contrairement aux des deux espaces. Elles maintiennent la façades, le décor est modernisé par des transparence entre ceux-ci et, disposées ornements géométriques, c'est-à-dire en alternance avec les piliers, elles qu'il procède de l'Art déco. À cet égard, créent un rythme simple mais saisissant. Ross et Macdonald; Sproatt et Rolph, associés. Magasin Eaton, l'«arcade» le long de la rue Yonge est Cette mise en continuité de l'espace, Toronto, 1928-7930. Galerie d'art. exemplaire. Outre les motifs propres à rendu ainsi plus fluide, est probablement Photographie tirée de Construc- ce style, les murs en marbre et les plan- le trait le plus moderne du lieu. Il n'a tion, novembre 1950.

LES GRANDS MAGASINS 71 tendances actuelles, que ce soit par l'architecture elle-même ou par les éta- lages. Lors de l'inauguration, la plupart des rayons avaient un décor spécifique, de telle sorte que l'ambiance variait au fil du parcours. Plusieurs de ces espaces se démarquaient par leurs formes épu- rées et géométriques, mais aussi fonc- tionnalistes, compte tenu de la qualité des rangements et des comptoirs. De manière générale, leur simplicité servait de faire-valoir à la beauté des marchan- dises au lieu de rivaliser avec elle. Un grand soin a été apporté à l'éclai- rage artificiel qui mettait en évidence les espaces et les surfaces tout en offrant le dosage de lumière approprié. Les adeptes de l'Art déco cherchaient à en Ross et Macdonald; Sproatt et d'équivalent que dans quelques-uns tirer un parti maximal, car ils voulaient Rolph, associés. Magasin Eaton, des halls d'hôtel de Ross et Macdonald. intégrer de manière harmonieuse tous Toronto, 1928-1950. Rayon des En plus de marquer par la monu- les aspects de l'environnement bâti, y luminaires. Photographie tirée de mentalité et le luxe les succès d'Eaton, compris les innovations techniques20. Le Construction, novembre 1930. ce design constituait une démonstration rayon des lampes du magasin Eaton esthétique auprès de la clientèle. En était d'ailleurs aménagé au rez-de- effet, le magasin de la rue Collège était chaussée. Ross et Macdonald y ont une annexe du magasin principal et on y dessiné des luminaires en forme de a réuni tous les rayons qui touchaient de cloche inversée typiques de l'Art déco. près ou de loin au domaine résidentiel. Dans le salon de coiffure, le plafond L'Art déco étant devenu la nouvelle suspendu était en verre opalescent et tendance en cette matière, la compagnie pouvait ainsi être entièrement éclairé. Eaton voulait non seulement suivre Les matériaux souvent brillants, parfois cette mode internationale en faveur mats, avaient des propriétés de d'une plus grande modernité, mais réflexion qui étaient exploitées en devenir le chef de file de sa promotion accord avec la luminosité voulue. La au Canada. Comme l'affirmait le prési- couleur était également mise à contri- dent d'Eaton dans une conférence aux bution. À l'extérieur, le bâtiment avait employés, le défi des grands magasins des éclairages de nuit dont un jet de n'était plus de vendre des marchandises lumière dans le ciel qui pouvait être vu de qualité, mais de vendre la beauté et des kilomètres à la ronde. Réfléchie, le sens artistique, en somme le style, directe, filtrée, ponctuelle, longiligne ou selon ses propres termes, ou le design, diffuse, la lumière artificielle était captée comme on dirait plus communément et exploitée sous toutes ses formes. Elle aujourd'hui'9. Il fallait donc, à l'intérieur était une composante essentielle à la du magasin, convaincre la clientèle de définition de l'espace architectural, mais l'attrait des arts décoratifs, surtout les aussi à l'expression d'une modernité

72 LE FANTASME METROPOLITAIN étroitement liée à la technologie. modèles qui visaient à indiquer au public Mais pour jouer encore mieux ce rôle les innovations récentes en matière de de leader en termes de design, la com- design résidentiel. L'autre maison, pagnie Eaton a voulu créer un rayon acceptée à la suite d'un concours, était spécifiquement dédié aux arts décoratifs l'œuvre de l'architecte Harold Savage. modernes. Elle suivait en ce domaine Cette architecture dans l'architecture l'exemple de magasins parisiens comme était une démonstration de plus des les Galeries Lafayette, le Printemps, le possibilités du gigantisme du magasin. Bon Marché, etc. À , le succès Néanmoins, la contribution la plus commercial de l'Art déco était en importante du magasin Eaton de grande partie dû à des initiatives de ces Toronto à l'Art déco est probablement grands magasins. C'est donc vers cette celle de Carlu au sixième étage (seventh ville que la direction d'Eaton s'est floof). À l'intérieur d'un plan généré par tournée pour engager deux collabo- Ross et Macdonald, Carlu a conçu un rateurs qui devaient l'aider à emprunter restaurant, un auditorium et leur hall cette voie : René Céra comme décora- commun. Avant d'être architecte-conseil teur ensemblier et Jacques Carlu pour Eaton, Carlu, Grand Prix de Rome comme architecte-conseil21. de l'École des beaux-arts en 1919, avait Né à Nice en 1895, Céra était un déjà eu, à différents titres, des liens ancien étudiant de l'École des beaux- étroits avec l'Amérique30. Alors qu'il arts de Paris22. En , il a été direc- était encore étudiant, il travailla à Pitts- Jacques Carlu (Ross et teur adjoint du département d'archi- burgh3'. En 1913 et 1914, il collabora en Macdonald). Restaurant, magasin Eaton, Toronto, 1928- tecture et de décoration intérieure de Angleterre avec l'urbaniste Thomas 1950. Ces aménagements de l'atelier Martine créé par le couturier Hayton Mawson aux plans de Calgary et Carlu ne sont plus accessibles. 23 32 Paul Poiret (1879-1944) . C'est à ce Ottawa . De 1923 à 1937, il fut directeur Photographie tirée c/eJRAlC, titre qu'il aurait participé, en 1925, à d'architecture à l'École des beaux-arts juin 1931. l'Exposition des arts décoratifs de Paris24. Après l'avoir rencontré, Carlu donna un avis favorable à son enga- gement25. Céra, qui arrive au Canada au mois d'octobre 1928, devait prendre en charge le rayon de l'art moderne26. Dans une évaluation qu'on lui com- mande sur la marchandise vendue au magasin Eaton à Toronto, il reproche la mauvaise qualité des meubles et des objets d'art27. Il voulait dessiner lui- même une partie du mobilier de luxe qui serait mis en vente dans le maga- sin28. Malheureusement, inauguré le 4 septembre 1929, le rayon d'art moderne connut un succès mitigé qui amena la compagnie à le fermer dès l'été igjo29. À l'inauguration, Céra avait aussi construit une des deux maisons

LES GRANDS MAGASINS 73 Fontainebleau, où l'on dispensait un suivent cette coupole formée de cou- enseignement estival aux artistes ronnes de lumière. La source de lumière américains33. En 1924, il fut engagé étant cachée, ce traitement constituait comme critique d'atelier au MIT. un bel exemple d'application des idées «Désenchanté», il quitta cette institu- les plus récentes en matière d'éclairage. tion en 193334. Au moment où il colla- Le hall consistait pour sa part en un borait avec Ross et Macdonald, il espace allongé dont les lignes horizon- jouissait déjà d'une certaine notoriété, tales sur les murs et longitudinales au entre autres pour ses intérieurs, dont la plafond accentuaient sa géométrie redécoration du Ritz à Boston35. Par particulière. Carlu a montré sa sensi- ailleurs, le fait qu'il séjournait neuf mois bilité à ce développement de l'Art déco aux États-Unis et trois à Paris le rendait très populaire aux États-Unis qu'était le plus disponible pour entreprendre des streamlined, c'est-à-dire la recherche de travaux au Canada36. lignes aérodynamiques qui, plus souvent Le design de Carlu reposait sur un qu'autrement en architecture, s'est traitement épuré des surfaces dans une réduite à privilégier l'horizontalité et les organisation spatiale fondée sur des coins arrondis. Enfin, l'auditorium était formes géométriques simples. L'espace d'une grande simplicité, une nudité qui principal de la salle à manger, par se démarquait nettement de toute exemple, adopte un plan circulaire. stylisation historique. C'est Céra qui aurait eu au départ l'idée Bien que ce programme de Toronto d'inscrire une voûte circulaire au pla- soit plus élaboré, c'est à Montréal que fond, alors que l'espace lui-même était Carlu a réalisé son œuvre la plus remar- carré37. Carlu, qui a repris seul le projet, quable pour Eaton : le restaurant au der- a préféré créer des cloisons courbes qui nier étage (ninth floor). Cette salle peut

Jacques Carlu (Ross et Macdonald). Restaurant, magasin Eaton, Montréal, 1930-1951. Salle à manger. Photographie :J.L, 1999.

74 LE FANTASME METROPOLITAIN être considérée comme le plus bel ce que l'on veut réunir ou l'on contre- espace commercial de style Art déco carre une géométrie par une autre, qui soit conservé à Montréal. Elle illustre comme les meneaux des fenêtres, admirablement les allégeances de cette horizontaux et verticaux, en alternance. esthétique. Le plan en soi est typique- Par les différents procédés mis en ment académique. Il s'agit d'un plan œuvre, il se dégage de ce lieu une qua- basilical dont Carlu a, à la fois, nié et lité d'espace surprenante où les com- renforcé l'axe de la «nef». Il l'a nié en posantes sont intégrées les unes aux plaçant l'entrée dans l'axe transversal, ce autres tout en étant juxtaposées. L'es- qui contrecarre l'éventuelle connotation pace devient à la fois fluide et circons- sacrée de l'espace. Par contre, il le crit. Il y a aussi un effet de dématéria- renchérit en plaçant aux deux extré- lisation. Ainsi, les piliers sont fortement mités de la salle, précisément sur la ligne exprimés mais semblent affranchis de de symétrie, deux œuvres peintes par leur fonction porteuse. Sans base ni son épouse, l'artiste Natacha Carlu. Il chapiteau, ils ne sont plus qu'un simple accentue l'effet de ces toiles en créant motif géométrique répétitif. Au-dessus, au plafond un caisson longiligne qui les Carlu a même pris soin de continuer les relie l'une à l'autre. Les fenêtres contri- meneaux des fenêtres, de sorte que les buent elles aussi à focaliser l'attention piliers paraissent discontinus puisqu'ils sur cet axe, puisque les deux larges ne se rendent pas, en apparence, jus- bandes de lumière qu'elles forment qu'au plafond. Comme pour ajouter à s'infléchissent aux extrémités de la nef cette impression de légèreté, au lieu de pour pointer vers le centre. poutres, le plafond se creuse et s'évide. Au restaurant Eaton, le plan basilical Tout effort structural est tu, ce qui respectait la tradition académique, mais participe au caractère aérien de l'espace l'ornementation évitait tout emprunt malgré sa rigoureuse géométrie. La aux motifs du passé. La stylisation, par structure n'est plus un corset. L'œil est l'emploi de formes géométriques guidé, mais la matière n'a plus de poids, simples, remplace l'historicisme. Avec elle offre un jeu de plans, de lignes, de cette esthétique, les encadrements qui couleurs et de motifs. viennent fermer les compositions sont On a souvent dit, avec raison, que le estompés, parfois éliminés, pour laisser restaurant Eaton était inspiré de l'archi- place à des lignes qui donnent des tecture des grands transatlantiques, accents, dirigent l'œil ou tracent des comme l'Île-de-France ou le Normandie. Il motifs élégants. Ainsi, cette manière de n'était d'ailleurs pas le seul éta- souligner la ligne axiale par une dépres- blissement à éveiller cette analogie, car sion au plafond qui relie les toiles de les paquebots représentaient la consé- Natacha Carlu est typique de l'Art déco. cration du luxe. Les arts décoratifs y Ces jeux de lignes sont en fait omni- avaient trouvé un lieu de prédilection présents. Même les détails les repren- pour l'expression de la nouvelle esthé- nent, comme ces filets verticaux sur la tique. Dans le cas d'Eaton, la métaphore Jacques Carlu (Ross et Macdonald). Restaurant, magasin base des lampes en forme d'urne et qui fait de ce restaurant la grande salle Eaton, Montréal, 1930-1931. ceux horizontaux sur les globes. On d'un navire perché au sommet d'un Couloir d'accès au restaurant. utilise ainsi des oppositions pour mieux édifice, arrimé en quelque sorte au- Photographie tirée deJRAIC. faire ressortir la géométrie : l'on disjoint dessus de la ville, est plutôt séduisante. mai 1951.

LES GRANDS MAGASINS 75 Jacques Carlu (Ross et Macdonald). Restaurant, magasin Eaton, Montréal, 7950-7931. Vestibule du restaurant. Photographie : J.L, 7999.

Elle explique aussi les singularités du à ses privilèges et à une vision récon- parti. En effet, la position surélevée des fortante du beau. L'Art déco n'a pas su fenêtres de la salle à manger est fidèle à se dégager du classicisme académique, cette analogie, mais il en résulte un il répond plutôt à une volonté de le espace replié sur lui-même alors qu'il moderniser avec élégance. pourrait profiter des vues sur le centre- Avec le magasin Holt Renfrew (1936- ville. Comme s'il s'agissait des ponts du 1937), Ross et Macdonald ont eu l'occa- navire, c'est dans le corridor, c'est-à- sion de poursuivre cette modernisation. dire le long du parcours vers la salle à Les idées de l'Art déco ont alors évolué manger, que ces vues sont offertes. vers un nouvel éclectisme. Au premier Par ailleurs, la comparaison avec les abord en effet, l'extérieur de Holt transatlantiques est intéressante dans la Renfrew ne présente pas une intégra- mesure où ce décor se voit ainsi associé tion des parties aussi forte que dans les à l'une des plus grandes réalisations œuvres antérieures. Autrement dit, technologiques du monde industriel. l'unité de composition est légèrement On sait par exemple que Le Corbusier défaite. Les volumes sont accidentés et voyait dans les paquebots des villes les fenêtres, de grandeurs et de formes flottantes où, comme une machine, tout variées. Ross et Macdonald ont entre est mesuré et planifié en raison de autres réutilisé la fenêtre horizontale l'espace devenu précieux parce que que Carlu avait retenue au restaurant limité. Mais l'Art déco a une approche Eaton et qu'eux-mêmes avaient reprise sémantique différente : le navire est dans l'Architects' Building. Il s'agit en fait avant tout interprété comme le luxe de l'influence la plus directe de Carlu d'une élite; une élite qui reste attachée sur leur production. Comme dans

76 LE FANTASME METROPOLITAIN l'Architects' Building, cette fenêtre brise Holt Renfrew a le mérite d'être un le rythme des travées et contredit leur bon exemple d'un «malaise» général effet de verticalité. La grande vitrine sur dans l'architecture canadienne qui la façade principale opère un effet évolue peu à peu vers une approche semblable. moderniste. Une certaine perplexité Bien que significatif dans le contexte devant un classicisme sans cesse menacé canadien, le modernisme de cette par les mouvements avant-gardistes architecture aux surfaces lisses et aux mais aussi, pourquoi pas, devant un rythmes accidentés demeure limité. Il ordre du monde menacé, ressort de s'agit, au pire, d'égratignures anticlas- son esthétique de compromis. Avant siques. Prise isolément, chacune des même de songer à faire moderne, il façades d'origine est symétrique bien était probablement inévitable, pour des que l'axe ne soit pas affirmé. Les ver- architectes formés dans l'esprit Beaux- sions préliminaires du projet révèlent Arts, de se défaire des règles. Il fallait que les architectes ont tenté de les s'affranchir des préceptes classiques. En ornementer de pilastres classiques. Sauf pleine crise économique, de nombreux pour les vitrines au rez-de-chaussée, les architectes canadiens erraient ainsi dans Ross et Macdonald. Holt Renfrew, fenêtres ne répondent pas à un tracé le doute. Aussi, malgré toute leur Montréal, rue Sherbrooke Ouest, au fonctionnaliste, mais à un habile manié- beauté, ce n'est pas dans le traitement coin de la rue de la Montagne, 1957. risme. L'incapacité d'abandonner les hésitant des façades de ce magasin qu'il La travée à droite est un agran- référents académiques, même dans une faut voir les changements les plus dissement de 1946 par James Kennedy. composition qui cherche à s'éloigner fondamentaux dans l'évolution de l'ar- Photographie : j.L, 1999. des canons traditionnels, est patente. chitecture de Ross et Macdonald, mais D'ailleurs, l'utilisation même de la pierre bien dans l'exploitation de la taille des de taille la trahit. édifices qui leur permettait de repenser le rapport à la ville.