UNIVERSITE LUMIERE LYON 2 Institut d’Etudes Politiques de Lyon

Shintarô Ishihara et le nationalisme japonais

Olivier LASSALLE e Dipôme IEP 4 année Spécialité AFAS Séminaire Actualité de la recherche en Asie Sous la direction de Guy Faure Soutenance : 18 juin 2009

Jury : Stéphane Corcuff

Table des matières

Remerciements . . 4 Introduction . . 5 I/ Le nationalisme japonais contemporain . . 16 1- La naissance d’un nationalisme japonais . . 16 2- Genèse d’un nationalisme romantique . . 26 3- L’influence de la défaite : le nouveau malaise identitaire japonais . . 33 4- Le nationalisme dans l’après-guerre . . 38 II/ Shintarô Ishihara et le Japon contemporain . . 54 1- La guerre et la défaite dans les yeux d’un adolescent . . 54 2- Shintarô Ishihara et Yukio Mishima : le pragmatique et le romantique . . 59 3- Une vision catastrophiste de la société . . 65 III/ L’héritage de la « Grande guerre de l’Asie orientale » . . 90 1- L’apologie nationaliste de la guerre . . 91 2- La Seconde guerre mondiale réinventée . . 103 3- L’héritage de la défaite : la Constitution . . 123 4- Réarmer le Japon . . 130 IV/ Le Japon et le monde . . 137 1- Une nation unique ? . . 137 2- Le Japon face à la Chine . . 143 3- La Corée : un tumultueux voisin . . 152 4- L’Asie sans complexe . . 157 5- Dire ‘no’ aux Etats-Unis . . 164 Conclusion . . 185 Bibliographie . . 190 Articles et ouvrages en japonais . . 190 Articles et ouvrages en anglais . . 192 Articles et ouvrages en français . . 196 Annexes . . 199 Shintarô Ishihara et le nationalisme japonais

Remerciements Je remercie tout particulièrement Satoru Yamamoto, Thierry Guthmann et Hanae Tsuji, dont l’aide à la traduction du japonais m’a été plus que précieuse. Note sur les noms japonais Tous les noms propres japonais seront donnés ici dans l’ordre français : prénom puis patronyme. Exemple : Shintarô Ishihara. La transcription en alphabet latin utilisée est celle du système Hepburn, à l’exception de quelques noms géographiques devenus usuels en français : Tokyo, Kyoto, Osaka, Kobe, Kyushu, Hokkaido, etc.

4 LASSALLE Olivier _2008 Introduction

Introduction

Shintarô Ishihara est un sujet étonnamment boudé par les spécialistes du Japon et même du nationalisme japonais, aussi bien américains ou français que japonais. Pourtant, on en trouve régulièrement trace dans la production journalistique française ou américaine, en particulier lors de la publication du très controversé Japon sans complexe(1989) et depuis son élection au poste de gouverneur de Tokyo en 1999. Et au Japon, il est une star d’envergure nationale depuis plus de cinquante ans, se retrouvant sous les projecteurs à l’occasion de la sortie d’un ouvrage, d’un film, ou en tant que gouverneur de Tokyo. De très nombreux ouvrages lui ont été consacrés et continuent d’être écrits sur lui, relevant généralement de l’apologie sans complexe ou de la critique sans détour. Les études objectives, sur sa carrière politique en particulier, sont rares. C’est que l’homme semble se plaire au centre des polémiques, à en juger par le côté hautement provocateur de certains de ses ouvrages et surtout de certaines « petites phrases ». Mais au-delà de cet aspect médiatique, qui est assurément l’une des causes de l’exceptionnelle durée de sa popularité – 53 ans depuis la publication de son roman La saison du soleil, dans un pays où, selon la formule de Noboru Takeshita, un chanteur est « utilisé » en trois ans, un Premier ministre en deux –, Shintarô Ishihara constitue un objet d’étude aussi large qu’important. D’une part parce que, à la tête du gouvernement de Tokyo – un budget annuel de 95 milliards de dollars, deux fois celui de New York, plus important que celui du Canada – il est, selon les mots de John Nathan, « le nationaliste le plus puissant du Japon » (Nathan, 2004, p.159), et qu’il a plus d’influence sur la politique nationale de son pays que n’importe quel autre maire ou gouverneur dans le monde. D’autre part, parce qu’il a choisi, depuis son retrait provisoire de la vie politique en 1995, d’utiliser sa notoriété puis ce poste, comme une tribune contre la domination qu’il estime corrompue et stérile du Parti libéral démocrate (PLD) sur la politique japonaise. Il se trouve ainsi de facto à la tête d’un important mouvement de retour vers la politique locale – au niveau de la préfecture – qui secoue la politique japonaise depuis plusieurs années. On se concentrera ici sur le premier de ces thèmes, c’est-à-dire sur la question du nationalisme. C’est là, la principale raison des critiques qu’on lui adresse, et c’est sur ce registre qu’on l’évoque le plus souvent dans la presse étrangère. Il est vrai que l’analyse semble être vite faite : ami de très longue date de l’ancien Premier ministre Yasuhiro Nakasone et de l’écrivain Yukio Mishima, pourfendeur des professeurs gauchistes à Tokyo, critique infatigable du communisme, de la Chine populaire et de la Corée du Nord, visiteur régulier du sanctuaire Yasukuni, partisan déterminé du réarmement du Japon, conservateur résolu sur les questions sociales, on l’a souvent vite classé dans les rangs du nationalisme le plus extrême. On n’hésite d’ailleurs pas à le faire, le qualifiant allègrement de « nationaliste sans état d’âme » (AFP, 2006), d’« ultranationaliste romantique » (Nathan, 2004, p.203), de néo-nationaliste, ou estimant qu’il « se mêle indistinctement avec les éléments les plus zélés de l’extrême droite. » (Nathan, 2004, p.171). Son adversaire politique Yasuo Tanaka, gouverneur de la préfecture montagneuse de Nagano jusqu’en 2006, va jusqu’à le comparer avec Hitler et Staline et le qualifier sérieusement de fasciste. Pourtant il semble qu’à le classer ainsi sans distinction ni réflexion préalable dans la catégorie du nationalisme, voire dans certaines sous-catégories, on évacue une partie

LASSALLE Olivier _2008 5 Shintarô Ishihara et le nationalisme japonais

importante du problème. Car Shintarô Ishihara, lui, refuse ce terme, et se qualifie plutôt de « patriot », utilisant même le terme anglais pour éviter toute confusion. C’est une réponse habituelle des nationalistes que de se retrancher derrière un patriotisme supposé plus « sain », mais cela n’empêche pas qu’une réflexion sérieuse est nécessaire avant d’affubler Shintarô Ishihara de l’étiquette « nationaliste ». Une telle discussion permettrait d’aborder d’importants aspects du nationalisme japonais depuis son origine, et de donner une certaine rigueur à des arguments souvent teintés d’arrières pensées politiques. Le terme de « nationaliste », comme celui de « fasciste », est devenu, on le sait, plus une insulte fourre-tout qu’un qualificatif aux implications clairement définies. Il n’est pas inutile de donner à ces termes une définition rigoureuse, ne serait-ce que pour clarifier le débat. Il est donc légitime de poser la question directement : Shintarô Ishihara est-il nationaliste ? Et si oui, puisque tel semble être le cas, à quel courant du nationalisme japonais se rattache-t-il ? Est-il un néo-nationaliste, comme on l’écrit parfois sans préciser le sens de cette distinction ? Un simple coup d’œil à ses relations – Nakasone et Mishima en particulier, dont les conceptions nationalistes étaient tout sauf similaires – suffit à démontrer que ce n’est pas si simple qu’il y paraît. On n’évoquera même pas la question de son prétendu fascisme : un simple coup d’œil au moindre ouvrage sérieux sur le sujet suffit à discréditer cette thèse absurde. Pour répondre à ces interrogations, il importe en premier lieu de définir ce qu’on entend par « nationalisme ». Shintarô Ishihara étant japonais, les principales sources sur le nationalisme japonais américaines, et ce travail en français, il faudra le faire dans ces trois langues, et l’on verra que la tâche n’est pas aisée. Il conviendra ensuite de présenter l’autre terme de ces questions : Shintarô Ishihara lui-même. Son parcours est certainement familier à la plupart des Japonais, mais il reste en grande partie inconnu du public étranger, même éclairé. Une fois ces précisions préalables faites, on étudiera la proximité ou non de Shintarô Ishihara avec le nationalisme japonais sous l’angle tout d’abord de la genèse de ce dernier, de ses différentes formes historiques, et de sa vision de la société japonaise actuelle. Puis on abordera dans cette optique deux thèmes privilégiés du discours nationaliste au Japon : la Seconde guerre mondiale, et la place du Japon dans le monde, ses relations avec ses voisins. Dans cette perspective, on privilégiera, à défaut d’études sur la question, la lecture dans le texte des nombreux écrits de Ishihara, puisque la plupart n’ont jamais été traduits ni en anglais ni a fortiori en français. Sa production, au fil de cinquante années de carrière, étant pléthorique, on se concentrera sur les textes politiques plutôt que sur les ouvrages de fiction, qui mériteraient une étude à part entière. En particulier, on utilisera beaucoup les chroniques 1 mensuelles tenues par Shintarô Ishihara dans le très droitier Sankei Shinbun sous le titre général Japon ! (Nihon yo) depuis son élection au poste de gouverneur de Tokyo et publiées en recueil en 2002 et 2006. On évitera à dessein de se concentrer sur ses trop fameuses « petites phrases », dont on considère qu’elles ne reflètent pas réellement ses idées. Elles sont trop faites pour être remarquées, reprises par les médias et donner lieu à polémique, dans le seul but de conforter son image d’homme politique tenant à son franc-parler quitte à choquer – en opposition, bien sûr, avec les déclarations aseptisées des hiérarques du PLD. Qui peut prendre au sérieux, par exemple, sa solution pour débarrasser Tokyo des corbeaux qui l’infestent : les tuer, les cuisiner en « tartes au corbeau » qu’on donnerait ensuite aux pauvres (Nathan, 2004, p.185). De même, sa déclaration ultra-controversée sur les femmes âgées (« Les femmes âgées qui vivent après qu’elles ont perdu leur fonction reproductive

1 Huitième plus grand quotidien japonais en termes de ventes, avec deux millions d’exemplaires écoulés chaque jour. 6 LASSALLE Olivier _2008 Introduction

sont inutiles et commettent un pêché ») est trop en contradiction avec ses autres positions sur le respect dû aux ancêtres pour être prise pour argent comptant. Patriotisme, nationalisme, nationalism et nashonarizumu Quelle que soit la langue, faire une distinction précise entre patriotisme et nationalisme n’est pas chose facile. Le problème est encore compliqué par l’utilisation courante de ces termes : pour certains, « patriote » est presque une insulte, quand pour d’autres c’est une qualité ; ceux qui se disent « patriotes » sont bien souvent catalogués comme « nationalistes » ; et rares ceux qui se revendiquent du nationalisme, comme ont pu le faire Adolf Hitler ou, en France, les membres de l’Action française. Il en va de même en japonais, la distinction étant difficile entre aikoku (patriotisme, ou littéralement « amour du pays ») et nashonarizumu (transcription phonétique du terme anglais nationalism). Et pour ne rien simplifier, si dans ces trois langues le patriotisme est assez clairement défini, le nationalisme est au contraire une notion hautement polysémique. En japonais la distinction existe entre minzoku shugi, kokka shugi, kokumin shugi, kokusui shugi, ces quatre termes étant regroupés dans le terme générique de nashonarizumu. Mais en français et en anglais, toutes ces notions pourtant différentes sont regroupées sous le même terme. Dans le langage courant, la frontière entre patriotisme et nationalisme est certes poreuse et fluctuante, mais elle est relativement facile à cerner. Le patriote, comme l’exprime très bien le terme japonais aikoku, est une personne qui aime son pays, quelle que soit la définition qu’il donne à celui-ci. Il s’agit donc d’un attachement sentimental au pays, qui n’est pas forcément le pays des ancêtres, contrairement à ce que laisse penser l’étymologie latine du terme français. La traduction anglaise de « patrie », homeland, est ici à privilégier. La distinction avec le nationalisme, dans le cadre trompeur du langage courant, est donnée par l’historien de l’Action française Jacques Bainville, qui considère que « le nationalisme est une attitude de défense » (Journal) et que « le nationalisme est un patriotisme en éveil ». Si l’on prend en compte l’inévitable biais de Bainville en tant que membre d’un mouvement authentiquement et ouvertement nationaliste, ces définitions permettent de réduire la différence entre patriotisme et nationalisme à une question de degré. Comme le dit finalement Bainville, le nationalisme est un patriotisme exalté. Mais plutôt qu’exalté, terme à la connotation positive ne convenant pas à la connotation négative de « nationalisme » dans le langage courant, on préférera avec François Mitterrand (« Le nationalisme, c’est la guerre. ») considérer le nationalisme comme un patriotisme agressif. Si le patriotisme est un sentiment tourné ver le « soi », le « nous », le nationalisme fait au contraire face à un « autre » – ostracisé en « eux » – quel qu’il soit : pays voisin, immigrés, adversaires politiques, etc. Le nationalisme est donc agressif, mais aussi exclusif. Suivant Masao Murayama, « la production d’un ennemi national ou au moins d’une menace nationale est la pré-condition pour le passage d’une conscience nationale apolitique à des formes plus exclusives et agressives de nationalisme » (Sakamoto, 2008), ce qui confirme cette distinction. Cette définition générique vaut aussi bien en français, qu’en anglais pour distinguer patriotism et nationalism, et qu’en japonais pour aikoku et nashonarizumu. Cependant, elle se situait volontairement dans le registre du langage courant, et a donc laissé de côté une partie du problème. Car si le terme de « nationalisme » est en effet connoté négativement dans ces trois langues, il n’en recouvre pas moins certaines notions qui ne sont certainement pas agressives et donc ne méritent pas cette connotation. En anglais notamment, le terme nationalism recouvre ce qu’on traduirait en français par « sentiment national », c’est-à-dire le sentiment d’appartenance à la nation. Il s’agit là d’un sentiment hautement individuel, que Bruce Stronach appelle « nationalisme socioculturel » (Stronach, LASSALLE Olivier _2008 7 Shintarô Ishihara et le nationalisme japonais

1995, p.xviii), Rumi Sakamoto un « nationalisme populaire » et Rika Kayama un « petit 2 nationalisme » (Sakamoto, 2008). Bruce Stronach le définit comme un « phénomène psychologique par lequel des individus se définissent comme membres d’un groupe » et cite la définition de Max Skidmore : « Le nationalisme implique la perception d’un groupe de lui- même comme distinct des autres, et la conscience de ses membres d’êtres des composants du groupe. » (Stronach, 1995, p.xviii). Stronach distingue trois autres types contenus dans le terme nationalism, qui ne sont pas exclusifs les uns des autres : 1°) Le nationalisme « auto-déterminé » : c’est le nationalisme au sens historique du terme, un sentiment ou mouvement qui revendique pour un groupe national, généralement une minorité, le droit de former une nation. Ce nationalisme a été le moteur de e e l’unification allemande au 19 siècle, celui de la décolonisation au 20 siècle, et dans le cadre japonais s’est manifesté à l’époque Meiji (1868-1912) : « Même si les éléments de nationalisme existaient à l’époque Tokugawa, l’élite oligarchique de l’ère Meiji a 3 consciemment forgé une nation unifiée comme moyen de renforcer l’Etat vis-à-vis des pouvoirs étrangers. » (Stronach, 1995, p.xx) 2°) Le nationalisme « état-orienté (state-oriented) » : il se manifeste à la conjonction des loyautés envers la nation et envers l’Etat. « L’unité de la nation et ses besoins et intérêts par rapport à d’autres états-nations forment l’idéologie de l’Etat. Le bien-être de la nation est intégralement lié à celui de l’Etat. […] Cette forme de nationalisme fait souvent de l’Etat sur lequel elle est basée un Etat égocentrique, agressif et expansif. » (Stronach, 1995, p.xxi). Ce nationalisme est donc à la base du principe de l’Etat-nation, et s’il peut se traduire par de l’agressivité, ce n’est pas un glissement inévitable. 3°) Le nationalisme « état-centré (state-centric) » : c’est la manifestation du nationalisme sur la scène internationale. Il s’agit d’une conception des relations internationales basée sur des Etats autonomes et indépendants. « Le sentiment que l’ordre ‘naturel’ des relations internationales est le système état-centré (state-centric), dans lequel des Etats indépendants forment l’unité économique et politique de base est central dans cette forme de nationalisme. […] Le souci principal de chaque Etat en agissant dans le système des relations internationales est de protéger l’intérêt national, quelle que soit sa définition. » (Stronach, 1995, p.xxi) Cette typologie produite par Bruce Stronach couvre tout l’éventail des possibilités de nationalisme, mais seul son « nationalisme socioculturel » se manifeste au niveau individuel. Les trois autres types sont une vision globale du nationalisme. Ils restent néanmoins applicables en l’état ou presque à l’analyse d’un individu comme Shintarô Ishihara. La transposition est immédiate : on considèrera comme nationalistes « auto-déterminés », « état-orientés » et « état-centrés » les individus se prononçant en faveur, respectivement, de ces trois types de nationalisme. Il reste cependant une question que Stronach n’évoque pas, ou seulement à demi- mots : celle de l’exacerbation de ces sentiments. Car s’il utilise le terme de nationalism, ce qu’il détaille ici sont finalement des sentiments et attitudes plus proches du « sentiment national », qui en tout cas n’ont pas de connotation négative. Mais chacun de ces types, y compris le nationalisme « socioculturel », peut donner lieu à des excès agressifs et exclusifs, qui les feraient passer – pour reprendre le lexique français – du sentiment national au nationalisme proprement dit, avec ses connotations négatives. Le problème 2 En français dans le texte. 3 En français dans le texte. 8 LASSALLE Olivier _2008 Introduction

est que la langue anglaise n’a pas de terme consacré pour ces formes exacerbées du sentiment national, hormis le néologisme ultranationalism, qui a le mérite d’être clair et que d’ailleurs Stronach utilise quelques fois. Le nationalism recouvre donc ces deux notions fondamentalement différentes – sentiment national et ultranationalism –, et s’y retrouve naturellement associée la connotation négative de la deuxième. On voit bien le problème qui va se poser à travailler à cheval entre l’anglais et le français : le nationalisme français correspond à l’ultranationalism anglais, et le nationalism anglais au sentiment national français. La confusion est facile, mais l’on utilisera ici « nationalisme » dans le sens de « sentiment national exacerbé, agressif, exclusif », et « sentiment national » dans le sens de « sentiment d’appartenance à la nation », c’est-à-dire comme traduction de nationalism. En japonais, la question du passage du sentiment national au nationalisme est réglée de la même manière, par l’agressivité, l’exclusivité, la constitution d’un ennemi national. Mais le problème est compliqué par la très forte connotation négative de tous les termes touchant au patriotisme ou au nationalisme (aikoku, minzoku shugi, kokumin shugi, kokka shugi, kokusui shugi), irrémédiablement liés à la Seconde guerre mondiale, connotation perçue non seulement à l’intérieur du Japon, mais aussi à l’extérieur : « De telles manifestations [révérence envers et omniprésence du drapeau national aux Etats-Unis, y compris dans les écoles] ne sont pas acceptées au Japon. Si le ministre de l’éducation donne une instruction administrative aux écoles leur donnant instruction de monter le drapeau et de jouer l’hymne aux cérémonies de remise des diplômes et d’entrée, le monde extérieur le voit comme du nationalisme. Les politiciens japonais qui soutiennent que le Japon devrait réduire sa dépendance envers les Etats-Unis et créer une politique plus indépendante sont vus comme de dangereux réactionnaires. En fait, les Américains ne croient pas les Japonais capables de gérer le nationalisme à cause du passé du Japon en tant qu’Etat agressif et militariste. Tout à fait comme on ne peut pas faire confiance à un alcoolique pour ne prendre qu’un seul verre, de même on ne peut pas faire confiance au Japon pour manifester le plus petit sentiment national. » (Stronach, 1995, p.xvi) Shintarô Ishihara lui-même est bien conscient de ce problème, particulièrement prégnant en japonais. Aussi choisit-il d’utiliser un terme anglais : « Je suis un patriote. Mais le mot japonais, aikokusha, a des sous-entendus fascistes. Quand je rencontre la presse étrangère ils me demandent toujours si je suis un nationaliste, et je disais, ‘Oui, bien sûr !’. Comme de Gaulle, ou Kennedy ou tout autre chef de gouvernement. Puis un ami anglais m’a averti que nationalist en anglais a la même déplaisante résonance que aikokusha en japonais. Maintenant j’utilise le mot anglais patriot même quand je parle japonais. Le fait est que la politique et l’écriture sont toutes deux une question de mots. » (Nathan, 2004, p.191) Le terme aikoku (￿￿4), qui signifie « patriotisme », peut-être même mieux que le terme français puisqu’il exprime littéralement « l’amour du pays », est chargé d’une connotation très négative du fait de son utilisation à outrance par l’Etat militariste avant et pendant la Seconde guerre mondiale. Il a servi à imposer au peuple japonais une obéissance absolue au gouvernement, le koku (pays) étant assimilé à l’Empereur et au gouvernement militaire sensé le servir. Après la guerre, il a naturellement été rejeté par toute la gauche en 4 Ou, dans la forme classique qui était utilisée pendant la guerre : ￿￿. LASSALLE Olivier _2008 9 Shintarô Ishihara et le nationalisme japonais

particulier, et reste assez peu utilisé. Ceux qui s’en revendiquent sans honte ni mise au point à la manière de Shintarô Ishihara, sont généralement les plus extrêmes des membres de la droite japonaise, à l’image par exemple du Dai nippon aikoku tô (Parti patriotique du Grand Japon), l’un de ces nombreux partis aux effectifs souvent faméliques qui défilent dans les rues au volant de cars noirs hurlant des slogans nationalistes ou l’hymne national. Ce terme est donc extrêmement mal vu au Japon, et il reste au japonais à inventer un terme neutre pour exprimer ce sentiment légitime qu’est l’amour du pays. En revanche, le japonais est considérablement plus fourni en ce qui concerne la traduction de « nationalisme ». Là où le français et l’anglais doivent faire une laborieuse distinction entre nationalismes « socioculturel » « auto-déterminé », « état-centré », « état- orienté », le japonais dispose d’une panoplie de termes qui ne recouvrent pas tout à fait ces distinctions de Stronach. Avec l’introduction du terme nationalism en japonais (nashonarizumu), on y trouve même un terme générique aussi polysémique qu’en anglais, dont l’utilité, puisque des termes plus précis existent, n’est pas très claire. Benedict Anderson distingue deux types de nationalisme au Japon : un « officiel » (kokka shugi : ￿￿￿￿) et un « populaire » ou « ethnique » (minzoku shugi : ￿ 5 ￿￿￿ ) (Doak, 1994, p.xvii). En 2007, Kevin M. Doak corrige Benedict Anderson : pour lui kokka shugi n’est pas traduisible, comme on le fait souvent par erreur, en nationalism, 6 car kokka ne signifie pas « nation » mais « Etat ». Il s’agit donc d’un « étatisme » qui « est en réalité question de placer l’Etat (kokka) par-dessus tout le reste, potentiellement même au-dessus de la nation ». Kokka shugi est donc, dans ce cas extrême, à l’antithèse du nationalisme, que Kevin M. Doak définit comme « un principe qui impose le peuple comme le principe privilégié de la vie politique » (Doak, 2007, p.3). Par ailleurs, il distingue à côté de minzoku shugi, un nationalisme kokumin shugi (￿￿￿￿). Dans ces deux termes, minzoku et kokumin signifient nation, dans une conception différente sur laquelle on reviendra. Et donc ils signifient tous deux « nationalisme », mais minzoku shugi « prend racine dans un concept de minzoku, de peuple comme groupe ethnique (certains diront ‘racial’) ». C’est donc la traduction idéale du « nationalisme auto-déterminé » de Stronach, mais cela va plus loin que cette acception avant tout historique. Au contraire, kokumin shugi serait « basé sur le principe de kokumin, le peuple en tant que constitué en une unité politique (qui peut être, mais n’est pas nécessairement, ethnique) » (Doak, 2007, p.3), et est donc plus proche du nationalisme « état-orienté » de Stronach. Un dernier terme, que Kevin M. Doak n’évoque pas, est kokusui shugi (￿￿￿￿). Traduit en « national-purisme » par Philippe Pelletier (Bouissou, 2007, p.381), il est défini comme une « manière de penser consistant à protéger et élargir de manière exclusive la culture, le peuple, la tradition du pays en tant que plus excellents que les autres pays »7 ou « exaltation du sentiment national, attachement passionné à la nation à laquelle on appartient, accompagné parfois de xénophobie et d’une volonté d’isolement »8. Kokusui shugi est donc le nationalisme au sens le plus exalté, le plus extrême du terme ; il correspond sans hésitation à l’ultranationalism de Stronach. Mais c’est un terme assez peu utilisé aujourd’hui.

5 Certains préfèrent écrire ￿￿￿￿, lui donnant une nuance plus culturelle (folklorique) qu’ethnique. 6 En français dans le texte. 7 e Dictionnaire de la langue japonaise Daijisen, 2 édition. 8 Dictionnaire de la langue japonaise Iwanami. 10 LASSALLE Olivier _2008 Introduction

Le japonais étant, on le voit, singulièrement plus précis que le français et surtout que l’anglais, c’est ce vocabulaire que l’on utilisera de préférence pour essayer de catégoriser Shintarô Ishihara pour autant que cela soit possible. Shintarô Ishihara entre littérature, show-business et politique Shintarô Ishihara naît le 30 septembre 1932 à Kobe (préfecture de Hyôgo). Son père est employé d’une compagnie maritime. A la suite d’une mutation du père, la famille déménage à Kotaru (Hokkaido), où Shintarô et son jeune frère Yûjirô passent les années de guerre protégés de tout danger dans une école privée très sélective. En 1944, le père étant muté à la maison-mère à Tokyo, la famille se déplace à Zushi (préfecture de Kanagawa), non loin de Kamakura et de Hayama, où la famille impériale possède une propriété en bord de mer. Là, Shintarô est inscrit au collège puis au lycée d’élite Shônan que fréquentent de nombreux enfants d’officiers de haut rang de la marine, corps d’armée à la pointe de l’impérialisme japonais. Ce collège étant une « école d’entraînement d’élite » (biographie de Shintarô Ishihara), où l’objectif donné aux élèves par les professeurs était de devenir officier de la marine, les élèves continuent à aller en cours pendant presque toute la durée du conflit, contrairement aux enfants normaux qui doivent travailler pour remplacer leurs pères partis à l’armée. Ils reçoivent même des cours d’anglais, ce qui dans le Japon en guerre où la langue de l’ennemi est bannie jusque sur les terrains de base-ball, est une faveur exceptionnelle qui dit bien le rôle de cette école. Après la défaite et son entrée au lycée, Shintarô Ishihara abandonne l’école. Prétextant une maladie gastrique, il cesse d’aller en cours pendant une année entière. Grâce à tout ce temps libre, il découvre et tombe amoureux des poèmes symbolistes et des peintures surréalistes français, une passion qui ne l’a toujours pas quitté. Par amour pour la littérature française, il se lance dans l’apprentissage du français. Il lit André Gide et Stéphane Mallarmé dans le texte, remplit des cahiers entiers de dessins « qu’il appelle esquisses » (Nathan, 2004, p.173), parmi lesquels de nombreux autoportraits dont un intitulé, en français, Le portrait de M. Ishihara qui est un dadaist (sic). A 17 ans, quand il retourne enfin au lycée, son père décède à l’âge de 51 ans à peine. Cette disparition précoce du seul soutien de la famille la plonge dans des difficultés financières, importantes selon la biographie de Shintarô Ishihara sur son site internet mais que John Nathan ne mentionne pas, les seules en tout cas que Shintarô Ishihara connaîtra dans sa vie, difficultés qui sont aggravées par la vie de débauche que Yûjirô Ishihara mène avec les riches adolescents de Zushi. En 1952, encouragé par un ami à viser une carrière d’expert comptable, métier nouvellement apparu et grassement rémunéré, Shintarô Ishihara entre à l’université de Hitotsubashi à Tokyo, réputée meilleure formatrice de cette spécialité. Il s’y sentira néanmoins déplacé, à l’en croire dès le premier jour, et cessera d’aller en cours au bout de six mois, menant à son tour une vie de débauche comme son jeune frère. Il sortira néanmoins diplômé de droit public en 1956. Entre-temps, en 1954, il a écrit pour le journal littéraire de l’université Hitotsubashi Arts sa première œuvre de fiction : La classe grise, portrait de son frère et récit de ses équipées délinquantes avec ses amis fortunés. Encouragé par l’accueil réservé à cette nouvelle par ses pairs, il écrit en deux jours et deux nuits une autre nouvelle, La saison du soleil , qui remporte le premier prix du concours littéraire organisé par le magazine Bungakkai. En février 1956, La saison du soleil obtient le prestigieux prix Akutagawa, l’équivalent japonais du prix Goncourt, faisant de Shintarô Ishihara, à 23 ans, son plus jeune lauréat. Le succès est immédiat : en un an, 275.000 exemplaires en sont écoulés, et Shintarô Ishihara devient du jour au lendemain l’étoile montante de la littérature japonaise d’après-guerre. Selon Marcel Giuglaris, son traducteur français en 1957,

LASSALLE Olivier _2008 11 Shintarô Ishihara et le nationalisme japonais

« La saison du soleil et les autres nouvelles de Ishihara […] ont créé un genre. Elles ont marqué la littérature du Japon ‘année 0+10’, la littérature de la révolte contre les générations passées qui ont poussé le Japon dans la guerre et dans la catastrophe ; elle est inconsciemment nihiliste et pour s’affirmer contre les ‘hommes mûrs’ n’a découvert que le (sic) libido, l’alcool et la violence. » (Ishihara, 1958, p.9) Cette entrée en scène du jeune Ishihara vient rompre la domination sans partage qu’exerçait jusqu’alors sur la littérature japonaise d’après-guerre Yukio Mishima. Akiyuki Nosaka, autre écrivain de la génération de la guerre, auteur notamment du Tombeau des lucioles, décrit ainsi cette période : er « J’ai écrit quelque part qu’en descendant l’escalier du 1 étage d’un restaurant où il venait de prendre part à une table ronde, en 1956, Mishima avait déclaré avec son rire homérique : ‘Il semble qu’un jeune talent est enfin apparu pour me 9 défier.’ C’est de vous qu’il parlait, Shintarô Ishihara. Mishima, le wunderkind bien-aimé du monde littéraire de l’après-guerre, voyait sa suprématie contestée. Pendant toute une période, ce fut comme s’il y avait deux étoiles jumelles au firmament. » (Ishihara & Nosaka, 1996, p.62) Dans les mois et les années qui suivent, Shintarô Ishihara et surtout son frère Yûjirô deviennent de véritables stars pour la jeune génération japonaise. En mai 1956, le film adapté de La saison du soleilsort sur les écrans, avec les deux frères dans des rôles mineurs. Puis, trois mois plus tard, la sortie de la suite Fruits fous (Kurotta kajitsu), sorti en France sous le titre Passions juvéniles, avec Yûjirô Ishihara dans le rôle titre sur un script de Shintarô, fera du cadet une superstar. Par la suite, les deux frères collaboreront sur plus d’une dizaine de films, Shintarô adaptant ses romans pour l’écran et Yûjirô en incarnant le personnage principal, devenant ainsi rapidement le James Dean japonais. Ils seront à l’origine d’un véritable phénomène culturel, appelé « tribus du soleil » (taiyô zoku) par les médias : des groupes de jeunes les vénérant pour leur attitude rebelle et copiant leur style vestimentaire. A tel point qu’une « coupe Shintarô » verra le jour. Shintarô Ishihara, qualifié de « roi soleil » par John Nathan, lui relate ainsi cette période : « En dehors de Tokyo, le Japon était incroyablement provincial à cette époque. La plupart des jeunes n’avaient jamais vu de yachts ou de ski nautique ou de motos, et ils ne s’étaient certainement jamais comportés avec les filles comme nous faisions. Nous avons acheté du tissu pour des robes de filles de couleurs lumineuses et des motifs, et une des petites amies de Yûjirô en a fait des chemises qui ont mis tout le monde K.O. Yûjirô est revenu de Honolulu avec un bracelet, et cela a créé une autre mode. J’étais stupéfait que les jeunes gens puissent être aussi aveugles. » (Nathan, 2004, p.177) Entre-temps, à la fin de 1955, Shintarô Ishihara épouse Noriko Ishida, fille d’un officier de l’armée mort en Chine pendant la guerre. En 1960, il se fait construire une maison à Zushi – après avoir fait purifier le terrain par des prêtres – dont la taille est extravagante même pour les standards actuels. Le couple Ishihara aura quatre fils : deux se lanceront en politique et feront carrière au sein du PLD (l’un d’eux, Nobuteru, s’est présenté à l’élection présidentielle du parti en 2008), un troisième est acteur de théâtre et de cinéma, le dernier artiste et professeur d’art à Tokyo.

9 En allemand dans le texte. 12 LASSALLE Olivier _2008 Introduction

Dans les années 1960, Shintarô Ishihara poursuit sa carrière littéraire tout en profitant de sa fortune : il écrit de nombreux ouvrages, y compris des pièces de théâtre, s’essaye à la réalisation de films (« Si j’avais continué, j’aurais pu être meilleur que [Akira] Kurosawa. » [Nathan, 2004, p.177]), traverse l’Amérique du sud en moto, atteint le Pôle nord, fait la régate Hongkong – Manille et la TransPac de Californie à Honolulu avec son yacht. Il s’adonne beaucoup à la plongée sous-marine. Dans le même temps, on y reviendra, naît sa longue amitié avec l’écrivain Yukio Mishima qui fait de Shintarô Ishihara – de sept ans son cadet – son protégé. A la fin de 1967, il part en reportage pour le Yomiuri Shinbun couvrir la trêve de Noël au Viêt-nam en guerre. Il en revient début 1968 malade d’une hépatite et profondément remué. Alité un long moment, il se lance dans une importante introspection : « Jusqu’ici j’ai écrit des romans assez futiles (tsumaranu), mais […] il doit y avoir en dehors de cela beaucoup de travaux (shigoto) que j’ai envie de faire. » (Shimura, 2001, p.66). Cloué au lit, il reçoit une « lettre chaleureuse » de Yukio Mishima qui le pousse à « réfléchir aux choses d’ici- bas ». Persuadé que le Viêt-nam tombera un jour ou l’autre aux mains des communistes, il constate de son lit que le Japon est dans une situation similaire et se résout à agir et ne plus simplement « réfléchir » sur « le sentiment de crise de la patrie qu’est le Japon (nihon to iu sokoku) » (Shimura, 2001, p.66) : « J’ai passé du temps avec des écrivains et des intellectuels à Saigon, et j’ai été sidéré par leur indifférence à la guerre ; j’ai été certain que le pays tomberait aux mains des Communistes. Quand je suis rentré à la maison, j’ai été démoli par l’hépatite. Mishima-san savait combien c’était grave. Il avait été infecté quand il écrivait Le tumulte des flots sur une île de pêcheurs. Il m’a écrit une lettre pleine de compassion et m’a conseillé d’arrêter de travailler pour un temps et de juste réfléchir. Je le voyais comme un grand frère, donc j’ai suivi son conseil. Je suis resté au lit un mois, réfléchissant au Japon, et il est devenu clair pour moi que nous nous dirigions vers le Communisme, nous aussi… » (Nathan, 2004, p.179) Réfléchissant une trentaine d’années plus tard sur ce passage de sa vie, il est sans détour sur son importance : « Si je n’étais pas allé au Viêt-nam à cette époque, je ne serais certainement pas homme politique. » (Ishihara, 2006, p.133). En 1968, une fois guéri, il se présente donc aux élections générales sous les couleurs du PLD et se fait élire à la Chambre des Conseillers. Apparaissant alors dans la chronique « Cet homme » du Yomiuri shinbun, il justifie ainsi son entrée en politique et son choix du PLD : « Les contemporains sont domestiqués dans un ordre civilisationnel. Ils vivent de manière léthargique. Dans mes relations avec les autres, j’enlève moi-même les choses déplaisantes (mezawarina koto). Je ne peux pas supporter les choses déplaisantes. C’est pourquoi, je pense que le dégoût est un sentiment particulièrement contemporain. Le dégoût envers quelque chose, fait naître une action pour la surmonter. Le sentiment de dégoût est productif. Moi, la politique me dégoûte. La décadence du PLD me dégoûte. C’est pourquoi j’ai choisi la politique, je suis entré au PLD. » (Shimura, 2001, p.37) Quatre ans plus tard, il est élu à la plus puissante Chambre des Représentants dans l’opulent deuxième district de Tokyo. Il sera réélu sept fois consécutives et occupera quelques postes ministériels, en particulier Ministre des transports puis de l’environnement.

LASSALLE Olivier _2008 13 Shintarô Ishihara et le nationalisme japonais

En 1972, il se présente pour la première fois à l’élection gouvernatoriale de Tokyo, mais il essuie une « défaite ignominieuse » (Hein, 2005). En 1973, il fonde avec vingt-six députés et cinq sénateurs le club politique Seirankai (Société du vent de printemps), groupe de faucons farouchement anticommuniste, très critique envers la Chine – il s’opposera à la signature du Traité sino-japonais de paix et d’amitié en 1978 – qui se donne pour objectif de faire souffler un vent frais de droiture et de moralité sur la politique japonaise. Sur l’insistance de Shintarô Ishihara, les membres de la Seirankai signent un serment de fidélité de leur propre sang, comme l’ont fait avant eux les membres de la Tate no kai (Société du bouclier), l’armée privée fondée par Mishima. En 1987, Yûjirô Ishihara décède d’un cancer du foie. Plus de 30.000 personnes assistent à ses funérailles. Shintarô, lui, sera très marqué par la longue agonie de son frère, à laquelle il a assisté. En 1989, il se présente à l’élection présidentielle du PLD, mais est battu par Toshiki Kaifu. La même année, il se rend célèbre dans le monde entier en publiant le pamphlet Le Japon sans complexe , dont le titre original est Le Japon qui peut dire « No » (‘No’ to ieru nihon), dans lequel, avec Akio Morita (président et fondateur du géant de l’électronique Sony), il critique vivement ce qu’il voit comme la soumission du Japon aux Etats-Unis. Ce livre connaît un succès fulgurant au Japon – plus d’un million d’exemplaires de la première édition sont écoulés – et une énorme publicité à l’étranger, en particulier aux Etats-Unis, où une traduction élaborée par un bureau du Pentagone circule. Considéré comme du America- bashing de premier ordre, cet ouvrage sera à l’origine de nombreuses attaques contre Morita en particulier, bien que ses parties soient relativement mesurées et en aucun cas assimilable à de l’America-bashing. Menant une campagne d’opinion pour se dissocier de l’ouvrage et des remarques incendiaires de Ishihara, Morita fera retirer ses parties de la deuxième édition japonaise et de l’édition en langue anglaise publiée en 1991. En 1995, après trente-sept ans de présence à la Diète, Shintarô Ishihara démissionne brusquement, prétextant son dégoût de la corruption au sein du PLD et de la domination de la bureaucratie. Il se murmure à l’époque qu’un de ses proches était associé à la secte Aum, responsable de l’attentat au gaz sarin dans le métro de Tokyo en mars 1995, mais cette rumeur ne sera jamais confirmée. De 1996 à 1998, il publie dans le mensuel de droite Shokun ! une série de tribunes, qui seront regroupées sous le titre L’illusion de la nation (Kokka naru gen’ei), dans lesquelles il explique sa décision d’arrêter la politique. Cet éloignement est cependant de courte durée : dès 1998, il sort de sa retraite pour se lancer dans la course au poste de gouverneur de Tokyo, n’hésitant pas à se présenter contre le candidat soutenu par le PLD. Le 25 mai 1999, il s’impose avec 1,7 millions de voix d’avance sur le candidat du PLD, réunissant un nombre record de voix. Il sera réélu en 2003 puis 2007 et bénéficie depuis d’une popularité solide, à Tokyo et dans tout le Japon, entretenue par des décisions qui ne manquent pas de panache et soulignent le manque d’envergure des autres hommes politiques de premier plan : dès son élection, il refuse d’emménager dans la résidence du gouverneur et la fait louer pour 24.000 dollars par mois pour renflouer les caisses de la ville ; en 2000, il se rend immédiatement à Miyakejima, île volcanique de l’archipel d’Izu – qui dépend, administrativement, de la préfecture de Tokyo – quand l’évacuation en est ordonnée suite à un risque d’explosion du volcan, ce que l’opinion publique et les médias opposent à l’attitude désinvolte du Premier ministre Mori qui n’a pas 10 interrompu sa partie de golf lors de l’incident du Ehime-maru . 10 Le 9 février 2001, ce bateau-école de pêche a été violemment percuté au large de Oahu (Hawaï) par le sous-marin américain USS Greeneville, qui faisait une remontée en surface d’urgence pour une démonstration à des visiteurs civils. Le Ehime-maru a coulé 14 LASSALLE Olivier _2008 Introduction

Shintarô Ishihara, homme politique résolument différent, compte ou a compté parmi ses amis, outre Yukio Mishima, l’ancien Premier ministre Yasuhiro Nakasone ; les présidents américain Ronald Reagan et taiwanais Chen Shui-Bian ; le criminel de guerre de classe A et collaborateur de la CIA Okinori Kaya – dont il dit qu’il a une intelligence exceptionnelle, qu’il n’a rencontré que chez Mishima ou Raymond Aron ; ou encore Benigno Servillano « Ninoy » Aquino, le leader philippin de l’opposition à Ferdinand Marcos, assassiné à son retour d’exil en 1983 – à qui il avait, sur une prédiction astrologique de sa femme, déconseillé la veille au soir de rentrer aux Philippines. Selon Kunihiro Shimura, c’est « un homme étrange » (Shimura, 2001, p.2), qui a de particulier par rapport aux nombreux écrivains entrés en politique d’avoir continué sa carrière littéraire parallèlement à sa carrière politique. Atsushi Izumi le décrit comme un homme au « fort sentiment de patriotisme » (aikoku no kimochi), un « homme intransigeant, rigoriste (kôha) […] [qui] s’en tient fermement à sa propre opinion » (Shimura, 2001, p.62). Toshiki Takeoka note que la religion a pour lui une grande importance, ce que confirme la lecture de ses mémoires Undercurrents : Episodes from a life on the edge. Il souscrirait au Sutra du Lotus (hokekyô), qui met en avant l’individu, le soi, sur la soumission au divin : « Et donc, il ne croit pas au christianisme qui rejète l’ego (jiga) pour le subordonner à Dieu, mais au bouddhisme ‘construit sur ce principe essentiel enhardi (chikara dzuyoi) qu’on ne peut fuir ni se cacher de sa propre vie’ et que ‘il n’y a pour se sauver soi, que soi-même (jibun jishin). » (Shimura, 2001, p.71).

en quelques minutes et neuf membres d’équipage – parmi lesquels quatre étudiants – sont morts. L’équipage américain n’a pas porté assistance aux naufragés japonais, qui ont dû attendre les gardes-côtes. LASSALLE Olivier _2008 15 Shintarô Ishihara et le nationalisme japonais

I/ Le nationalisme japonais contemporain

Le nationalisme est au Japon un courant idéologique relativement jeune. Si l’on considère généralement qu’il est né en Occident de la Révolution française, certains allant plus loin – jusqu’à la chute de l’Empire romain –, il est clairement établi que le nationalisme japonais n’est né, au mieux, qu’à l’époque Meiji. Certains éléments en étaient présents dès l’époque Tokugawa (1600-1867), mais il ne touchera un public vraiment élargi qu’avec la modernisation et la mobilisation du pays qui ont suivi la restauration impériale de 1868. Il apparaît, somme toute, parallèlement au sentiment national. Comme tout mouvement idéologique, le nationalisme japonais est naturellement pluriel et évolutif. Il est donc trompeur, voire faux, de parler du nationalisme japonais : il est plus correct d’évoquer les nationalismes japonais. Il serait long et inutile d’en décrire ici toutes les branches de toutes les périodes. On se contentera, en se concentrant à chaque étape sur ceux des nationalistes qui peuvent être considérés comme la généalogie intellectuelle de Shintarô Ishihara, d’une perspective historique sur les trois époques du nationalisme japonais : l’époque moderne, correspondant à la genèse du nationalisme et du sentiment national au Japon, c’est-à-dire de l’époque Meiji jusqu’à la Seconde guerre mondiale ; l’époque contemporaine, embrassant le nationalisme tel qu’il s’est reconstitué après le conflit et surtout le double traumatisme de la défaite et de l’occupation américaine ; et enfin l’époque actuelle – on serait tenté d’écrire « post-contemporaine » – correspondant aux formes actuelles de nationalisme, nées en particulier avec la fin de la Guerre froide. Chaque période est l’héritière de son aînée, mais a ses thèmes, et surtout ses représentants propres. Le nationalisme étant intrinsèquement lié à la nation, on verra que la définition même de celle-ci a largement évolué depuis son apparition à l’époque Meiji, au moins dans l’esprit de ceux qui disent la défendre.

1- La naissance d’un nationalisme japonais

Au niveau individuel aussi bien que national, la prise de conscience de soi ne peut se faire que par le contact avec un « autre ». Dans le Japon presque hermétiquement fermé de l’époque Tokugawa, ce contact ne pouvait pratiquement pas se faire. Il aura donc fallu attendre l’ouverture forcée à l’Occident avec les « vaisseaux noirs » de l’amiral Perry en 1853, puis la restauration impériale en 1868, pour qu’apparaisse – et que soit cultivée par le pouvoir – une conscience nationale japonaise. Kevin M. Doak le résume dans une formule laconique : « Avant 1853, il n’y avait pas de Japon. » (Doak, 2007, p.36). Sur un plan sémantique, il serait plus correct de dire que le Japon réapparaît en 1853, après avoir été éclipsé pendant des siècles. Car le vocable même de « Japon » (nihon ou nippon, ￿￿) est bien plus ancien :

16 LASSALLE Olivier _2008 I/ Le nationalisme japonais contemporain

« La plus ancienne apparition écrite d’une référence au ‘Japon’ apparaît dans un échange diplomatique entre le Prince Shôtoku et l’Empereur Tang en 645 après J.-C.. Ecrivant au nom de l’Empereur, le Prince Shôtoku a fait référence à la cour japonaise comme ‘l’endroit où le soleil se lève’ en juxtaposition avec la cour Tang, où ‘le soleil se couche’. » (Doak, 2007, p.37) Il est évident que, pour les Japonais, le soleil ne se lève pas au Japon mais plus à l’est. Se nommer ainsi, et choisir de le faire, est donc une identification vis-à-vis de l’extérieur, en l’occurrence de la puissance régionale voisine, la Chine des Tang. C’est aussi un moyen pour le Prince Shôtoku, de mettre la cour Yamato à égalité d’importance avec celle des Tang, mais avant tout, et dans sa signification historique, « l’apparition et l’affirmation du vocable ‘origine du soleil’ sont liées à l’émergence du système impérial et au positionnement de celui-ci dans le monde sino-centré. » (Bouissou, 2007, p.376). Le « Japon » ne naît donc et n’est utilisé dans un premier temps que pour désigner le pays – c’est-à-dire, pour une longue période, la maison impériale – par rapport à l’extérieur : l’Empire chinois dans un premier temps, puis le monde et particulièrement l’Occident après 1853. Pour lui-même, e jusqu’à la fin du 19 siècle, le Japon reste le Yamato (￿￿). Ce qui permet à ce terme somme toute presque étranger au Japon de survivre, c’est son association dès sa naissance avec la maison impériale : créé par un Prince pour la qualifier, lui donner un nom et une place dans la sphère d’influence chinoise, il ne se réfère qu’à l’Empire. On n’est pas encore, en effet, à l’ère de la domination coloniale directe ; la domination impériale chinoise est bien plus lâche, à travers un système d’états tributaires ou simplement sous influence. Chacun conserve son système politique propre, et le reste n’intéresse pas la Chine. Pour les Tang, puis les dynasties qui suivront, puis par conséquent pour les Occidentaux, le Yamato est et restera donc le Japon, terme dérivé de la lecture chinoise des deux caractères signifiant ‘origine du soleil’11, qui ont une lecture entièrement différente en japonais (nihon ou nippon). Et donc, le Japon, c’est sa lignée impériale. Une identification à laquelle le shogunat, qui détient la réalité du pouvoir politique pendant des siècles, ne peut prétendre : « La désignation ‘origine du soleil’, en ce qu’elle ne se réfère ni au nom ni au lieu de naissance de la dynastie, établit une sorte d’anonymat, de fonctionnarisation naturaliste de l’Etat (ou plutôt de l’Eglise shintô, comparable à la papauté), à la différence du système shogunal ultérieur, qui repose sur les noms de famille (Minamoto, Ashikaga, Tokugawa). Faut-il y voir un trait de prémodernité ? Les prémices de la future Inc. ? L’Angkar des temps anciens ? Quoi qu’il en soit, alors que le shogunat disparaît, la monarchie japonaise survit à toutes les vicissitudes, y compris la défaite de 1945. Cette dichotomie entre un positionnement sémantique interne (Yamato) et externe (Nihon) s’est maintenue de façon remarquable jusqu’à nos jours. » (Bouissou, 2007, p.377) En 1853, le relatif isolement imposé par les shoguns Tokugawa depuis plusieurs siècles prend fin sous la contrainte. Dès lors, comme l’écrit Kevin M. Doak, le Japon (re)devient brutalement le Japon. Significativement, en réponse à la faiblesse du shogunat face aux Occidentaux, les appels à une restauration du pouvoir impérial sont de plus en plus nombreux : ayant retrouvé sa dénomination, tout se passe comme si le Japon voulait retrouver la dynastie impériale à qui ce nom était intrinsèquement associé. Il ne s’agit pas ici de prétendre expliquer la restauration Meiji de 1868 par un simple positionnement sémantique et l’association du nom « Japon » avec la maison impériale. D’autres facteurs – parmi lesquels l’essoufflement du shogunat des Tokugawa, vieux de presque quatre siècles, 11 Riben en pinyin, ce qui se prononce approximativement djeupen, une sonorité proche du nom anglais Japan. LASSALLE Olivier _2008 17 Shintarô Ishihara et le nationalisme japonais

et sa raideur – ont bien évidemment joué un rôle majeur. Il n’en reste pas moins que la quasi-simultanéité des ces deux retours – du « Japon » et de l’Empereur – est révélatrice de leur association. A partir de 1853, l’archipel devient donc le Japon, pour l’étranger – l’Occident – comme pour lui-même. Une évolution consacrée dans la Constitution Meiji (1889), intitulée « Constitution du Grand Empire du Japon » (Dai nihon teikoku kenpô). Un pays est né. Mais cela ne se fait pas sans difficultés. En particulier, il manque au Japon nouveau- né une conscience nationale unifiée. Elle était déjà présente à l’époque Tokugawa dans l’élite éduquée, via notamment des mythes communs de la création qui affirmaient l’origine divine des Japonais12 et donc, par conséquent, leur supériorité. Mais pour la masse des Japonais, les allégeances étaient locales et sociales plutôt que nationales. La population dépendait d’un seigneur local, qui lui seul relevait directement du shogun à Edo (Tokyo) et donc pouvait avoir conscience de son appartenance à une unité politique ou ethnique d’envergure nationale. La population était en outre répartie dans un système social fait de quatre « castes » séparées de manière relativement stricte : les commerçants (shô), les artisans (kô), les paysans (nô) et les guerriers (bushi) – le système shinôkôshô (￿￿ ￿￿) – auxquelles il faudrait ajouter les parias (eta ou à présent burakumin, et hinin). Les populations itinérantes, craintes par le pouvoir, étaient rejetées aux marges de la société. Pour la majorité de la population, la communauté d’appartenance était donc géographico- politique à l’échelon local (fief) et sociale (« caste ») non pas nationale (une nation japonaise). L’élite éduquée était d’ailleurs parfaitement consciente de ce problème, à l’instar de Joun Kurimoto, écrivant dans les années 1870 : « Dans le Japon depuis les temps anciens un grand nombre de personnes sont mortes pour leur propre salut, pour celui de leur famille ou leur village ou leur district ; ou pour un employeur ou un seigneur. Mais jusqu’ici nous n’avons entendu parler de personne qui serait mort pour le pays (kuni). Même s’il y en a qui sont morts directement pour leur pays, leur mort résultait de l’idée de mourir pour un seigneur (kimi), et donc l’idée du mot ‘kuni’ n’existe pas encore dans le cœur de notre peuple. » (Wilson, 2002, p.4) e Pour échapper au sort que les Occidentaux ont réservé à la Chine moribonde au 19 siècle, le Japon du bakumatsu (fin du shogunat) doit se renforcer, et donc inévitablement se moderniser. Ce développement économique, social et militaire ne peut se faire sans un puissant élan national, ce qui suppose que la conscience nationale japonaise dépasse les rangs de l’élite éduquée et ouverte au monde extérieur dès avant 1853. Il faut associer la masse des Japonais aux changements indispensables qui requièrent leur participation. A la e manière de la 3 République en France, le gouvernement de Meiji, après 1868, va mettre en place un ambitieux corpus de politiques visant à instiller dans les esprits japonais cette conscience nationale qui fait défaut au Japon : « En fait, l’invention ou la reproduction ‘d’un ensemble innombrable de symboles, rites, pratiques et idées nationaux, un système de sens entier à travers lequel le peuple pourrait imaginer la nation’, le plus important desquels étant la monarchie elle-même. » (Wilson, 2002, p.6).

12 Selon ces légendes, l’archipel même du Japon aurait été créé par la déesse du soleil Amaterasu, grand-mère de l’Empereur Jimmu, premier empereur légendaire de la dynastie impériale japonaise, il y a près de 3000 ans. Amaterasu, dont le nom complet est Amaterasu Ômikami (￿￿￿￿￿)– terme révélant l’importance de cette déesse dans le panthéon shinto – est vénérée au sanctuaire d’Ise (préfecture de Mie), le sanctuaire le plus sacré du Japon. 18 LASSALLE Olivier _2008 I/ Le nationalisme japonais contemporain

Ce sera notamment le rôle de l’éducation, sous l’impulsion de Yukichi Fukuzawa. En 1890, le gouvernement fait paraître le Rescrit impérial sur l’éducation (Kyôiku ni kansuru chokugo), un texte de 315 caractères qui fixe les objectifs donnés aux « sujets » et donc à l’éducation. L’accent y est particulièrement mis sur le respect aux ancêtres, à l’Empereur, à l’Etat et à ses lois, au premier rang desquelles la récente Constitution. Constitution qui d’ailleurs, avec la production d’un important corpus législatif, permet l’affirmation du pouvoir central aux dépens des fiefs locaux, étape importante dans la définition d’une conscience nationale. Autre mesure significative : l’abolition du système shinôkôshô, par décret le 28 août 1871. Par cette mesure énergique – qui dans les fait n’a pas mis fin aux 13 discriminations contre les anciens eta – le gouvernement impérial entend transférer l’ancienne allégeance sociale vers l’Etat, et faire comprendre à tous les Japonais qu’ils ne sont plus guerriers ou commerçants, mais tous sujets de l’Empereur et membres égaux devant la loi de cette communauté nationale naissante qu’est le Japon. Le gouvernement met également en place un système de conscription, qui a le double avantage de renforcer l’armée et de provoquer un important brassage géographique et social de la population, et lance de grands chantiers pour améliorer les moyens de transports (train) et de communication (télégraphe). Enfin, décision lourde de conséquences inattendues jusqu’à aujourd’hui, dès 1869 est établi à proximité du palais impérial à Tokyo un sanctuaire shinto où sont sanctuarisés les mânes de tous les soldats morts pour le Japon : le sanctuaire Yasukuni (Yasukuni jinja, ￿￿￿￿), dont le nom signifie littéralement « sanctuaire du pays en paix ». Significativement, les morts concernés sont tous ceux tombés au combat depuis 1853. La volonté est manifeste, par cette mesure hautement symbolique, de créer dans les cœurs japonais la conscience des ancêtres communs, des sacrifiés pour le sort commun, et donc, in fine, une conscience nationale. En somme, les moyens employés par le gouvernement impérial pour faire naître ou accélérer le développement d’une conscience nationale japonaise sont grandement similaires à ceux qui ont pu être employés par d’autres gouvernements, dans d’autres pays et à d’autres époques. Par exemple, le Rescrit impérial sur l’éducation, souvent critiqué comme base du futur totalitarisme14 dans les années 1930, est finalement assez proche dans son idée du Pledge of allegiance que doivent réciter les enfants des écoles américaines15. Malgré l’importance des moyens mis en œuvre, le succès n’est pas immédiat. La mise en place de l’école obligatoire, en particulier, suscite de nombreuses réticences de la part des familles rurales qui ne veulent pas se séparer de la force de travail que représente leur progéniture. La conscription, elle aussi, ne se fait pas sans heurts. On assiste un peu partout dans l’archipel à des soulèvements relativement nombreux, et parfois très violents contre les symboles locaux du pouvoir, voire directement les écoles. Mais les guerres remportées contre la Chine (1894-1895) puis la Russie (1904-1905), accélèreront le développement de la conscience nationale. Le prestige et la reconnaissance internationale qu’acquiert le Japon, parallèlement à la définition d’un « autre » avec ces deux ennemis – conjugués au ressentiment contre les Occidentaux qui « volent la victoire » du traité de Shimonoseki de

13 Ces discriminations perdurent jusqu’à nos jours (Pons, 1999, p.127-131). 14 Un totalitarisme dont l’existence mérite d’être questionnée. Voir Milza, 1985. 15 Les paroles en sont : « I pledge allegiance to the flag of the United States of America, and to the Republic for which it stands : one Nation under God, indivisible, with Liberty and Justice for all. » (« Je fais serment d’allégeance au drapeau des Etats- Unis d’Amérique, et à la République qu’il représente : une Nation devant Dieu, indivisible, avec Liberté et Justice pour tous. ») LASSALLE Olivier _2008 19 Shintarô Ishihara et le nationalisme japonais

1895 et refusent de réviser les « traités inégaux » –, permettent au « soi » japonais de s’enraciner. Parallèlement, le sentiment national qui naît, exacerbé par les guerres et l’opposition avec l’Occident, donne naissance au premier nationalisme japonais. D’une conscience neutre d’un « soi » différent des « autres », on assiste à l’éclosion d’une véritable opposition entre « eux » et « nous », un sentiment exclusif qui verse, on l’a vu, dans le nationalisme. Il faut noter cependant que l’attitude des Occidentaux face au Japon n’est pas étrangère à ce sentiment qui se développe et qui sera lourd de conséquences. Il est en effet puissamment nourri par le refus des Occidentaux d’annuler ou de réviser les traités inégaux qui ont été imposés par les diverses puissances occidentales avant la modernisation, et le gouvernement l’entretient passablement. Il fera ensuite son miel de l’intervention occidentale pour modifier les termes du traité de Shimonoseki (1895) qui avait mis fin à la guerre contre la Chine, jugé trop favorable au Japon par les Anglais notamment. Après la retentissante victoire contre la Russie également, le Japon devra rendre certains territoires occupés aux termes du traité de paix. Il en ira de même lors de la Conférence de Versailles en 1919. A cela viendront s’ajouter plus tard la limitation des forces navales japonaises imposée par les Etats-Unis, puis un fort sentiment que les Japonais sont victimes du racisme des Occidentaux et en particulier des Américains – suite, notamment, à des lois d’immigration stigmatisant les Japonais dans certains Etats de la côte ouest américaine. L’introduction d’une certaine dose de démocratie et de libéralisme dans les années 1920 (la « démocratie de Taishô » ) provoquera à son tour une réaction contre la corruption et la licence qui l’accompagnent, qui viendra grossir les rangs du nationalisme conservateur, voire franchement réactionnaire. Le nationalisme naissant est également nourri de manière très durable par un sentiment qui se développe dans la société japonaise de l’époque Meiji parallèlement à la naissance d’une conscience nationale et, surtout, de la modernisation : un sentiment de perte, à l’origine d’une crise identitaire et culturelle d’une importance fondamentale pour le Japon, devenue un véritable paradigme de la société japonaise refaisant surface à intervalles réguliers. Ce sentiment vient de l’émergence du Japon sur la scène internationale, c’est-à- dire face à des « autres » nouveaux : « Le Japon pouvait être sûr de son identité quand il était isolé du monde, mais en devenant un membre de la communauté mondiale et du système des relations internationales, il a dû redéfinir son sentiment de ce qu’il est, et ce qu’il n’est pas, par rapport aux autres nations du monde. » (Stronach, 1995, p.32) Sa cause principale est cependant endogène. La modernisation rapide que met en place le gouvernement Meiji permet en effet une expansion économique et militaire impressionnante, mais elle s’accompagne aussi d’une imitation forcenée de l’Occident. Une association entre modernisation et occidentalisation qui aura, on le verra, des conséquences importantes. Dans un premier temps, elle génère surtout un profond malaise chez un grand nombre de Japonais, qui voient leur pays passer si rapidement d’une société presque féodale à une puissance mondiale en rattrapage économique rapide, et certaines couches de la société mises en retrait par le shogunat s’enrichir quand les cadres du passé – en particulier les samurai ou bushi, l’ancienne classe guerrière – voient leur rôle diminuer. On ressent encore clairement ce malaise sous la plume de Shintarô Ishihara, écrivant pourtant en 1995 : « Pendant plus d’un siècle les Japonais ont assidûment absorbé les fruits de la civilisation occidentale, si résolument, en réalité, que nous avons oublié que nous étions des Asiatiques. Nous étions des étudiants avides et avons 20 LASSALLE Olivier _2008 I/ Le nationalisme japonais contemporain

bien réussi dans beaucoup de domaines, réussissant spectaculairement dans certains, mais au fond nous sommes restés très asiatiques. Etant donné la courte période en question, ce n’est pas surprenant. Shoichi Watanabe, qui enseigne la linguistique à l’université de Sophia [à Tokyo], a écrit dans Confused Japan, que les gens en veulent à ceux qui s’en tirent un peu mieux qu’eux, mais quand la disparité est écrasante, l’envie laisse place à l’admiration. C’était certainement vrai de l’attitude japonaise envers l’Occident. Inspirés par sa modernité et son affluence matérielle, nous avons mis fin au féodalisme Tokugawa et créé un Etat- nation centralisé, nous sommes passés des tenues traditionnelles aux costumes et aux robes, et avons commencé à manger du bœuf. Nous avons essayé d’être comme les Occidentaux. » (Ishihara & Mahathir, 1995, p.89) L’opinion de Shintarô Ishihara sur cette période est bien évidemment biaisée, puisqu’il en connaît l’évolution future. Mais des témoignages de l’époque montrent sans laisser de place au doute que ce malaise n’est pas une invention a posteriori. En particulier, on l’observe très clairement chez l’écrivain Sôseki Natsume. On sait qu’il sera, lors de ses longs séjours en Angleterre, très affecté par ce mal-être, au point d’en devenir neurasthénique. Un de ses étudiants ira jusqu’à rapporter au gouvernement japonais que « Sôseki est devenu assez fou » (Nathan, 2004, p.11). Le malaise de Sôseki Natsume et de la société japonaise transparaît également dans ses œuvres, notamment dans Je suis un chat, dont le ton humoristique cache en réalité une critique acerbe de l’évolution de la société japonaise e du début du 20 siècle. Ce chat qui observe un Japon moderne avec les yeux du passé n’hésite pas à en décrire toutes les absurdités, jusque dans la personne de son maître, un professeur d’anglais ressemblant étrangement à Natsume lui-même, et insiste lourdement sur le fait qu’il n’y a pas sa place. L’auteur a d’ailleurs choisi pour narrateur un chat, et non un humain, ce qui révèle l’ampleur dramatique du fossé qui se creuse. Mais il s’exprime aussi ouvertement, sans le couvert de la métaphore, notamment dans une conférence en 1911 à Tokyo intitulée « La civilisation du Japon moderne » : « La civilisation japonaise est motivée extérieurement. […] Une chose est ‘motivée extérieurement’ quand elle est forcée de prendre une certaine forme en résultat d’une pression appliquée depuis l’extérieur. […] Une nation, un peuple qui subit une telle civilisation, ne peut que ressentir un sentiment de vide, de désenchantement et d’anxiété. » (Nathan, 2004, p.11) « Vide », « désenchantement », « anxiété » : les mots sont très forts, ce qui traduit l’importance du malaise de Sôseki Natsume et, par extension, d’une partie au moins de la société japonaise de l’époque Meiji. Si Sôseki Natsume a bien perçu la profondeur de ce mal-être ainsi que ses conséquences potentielles, il est moins clair sur son origine. Il ne la situe que dans la pression appliquée par l’Occident sur le Japon, et l’acceptation tacite de cette pression par la société japonaise. Shintarô Ishihara, lui, quand il écrit que « nous avons oublié que nous étions des Asiatiques », a clairement cerné le problème : l’occidentalisation – volontaire – de la société a plongé le Japon dans une grave crise d’identité. On peut en voir un signe dans le fait que le narrateur de Je suis un chat n’est pas humain, mais cela reste de l’ordre de l’hypothèse. Ishihara lui est très clair : le malaise des Japonais vient de cette crise identitaire, qui est elle-même la conséquence du tiraillement historique du Japon entre Orient et Occident, tradition et modernité, ce qu’il appelle un « étrange chevauchement » ou « une curieuse position » (Ishihara & Mahathir, 1995, p.35). Kenzaburô Ôe, Prix Nobel de littérature, n’est pas moins clair. Pour lui également, la conséquence de « l’orientation LASSALLE Olivier _2008 21 Shintarô Ishihara et le nationalisme japonais

ambiguë du Japon », entre « deux pôles opposés d’ambiguïté » (Nathan, 2004, p.12), est une profonde crise identitaire : « Notre identité en tant que Japonais s’est fanée. Depuis la position européenne et américaine, nous semblons être japonais. Mais en nous-mêmes, qui sommes- nous ? Quelle base avons-nous pour construire notre identité ? Dans le passé, nous avions le respect et la révérence pour nos pères et nos ancêtres. Ceci est toujours puissant en Chine et en Corée. Mais au Japon la famille s’en est allée en morceaux, et notre sens de la communication a aussi disparu. A présent nous n’avons plus rien que le reflet de nous-mêmes que nous voyons dans les yeux de l’Occident. Nous sommes troublés et perdus. La réponse à cet égarement (lostness) est le nationalisme. » (Nathan, 2004, p.250) Kenzaburô Ôe s’exprime ici en 2002 dans un entretien avec John Nathan (qui a traduit certains de ses ouvrages en anglais), et évoque donc la société japonaise du début e de 21 siècle. Le parallèle n’en est pas moins immédiat avec l’époque Meiji, où des causes différentes mais somme toute assez proches ont produit les mêmes effets. Les transformations économiques rapides et profondes que subit le Japon d’alors, conjuguées aux questionnements sur son identité, devaient aboutir à la naissance d’un premier nationalisme, qui va naturellement se pencher sur le passé traditionnel japonais. Au même moment ou presque, des bouillonnements intellectuels similaires ont lieu en Europe, en particulier dans les pays qui ont moins vite ou avec moins de succès que l’Angleterre ou la France pris le train de la modernité : l’Italie et surtout l’Allemagne. Pierre Milza, dans Les fascismes, analyse en profondeur les mécanismes qui ont conduit certains intellectuels italiens et allemands d’un malaise identitaire, du sentiment d’être perdus dans une nouvelle époque, jusqu’au nationalisme, puis pour certains au fascisme ou au nazisme. Il ne s’agit pas ici de dire que le fascisme serait la conséquence inévitable des transformations subies e par ces pays au tournant du 19 siècle, et encore moins d’assimiler le futur régime militariste japonais aux dictatures fascistes européennes. Les aboutissements de l’évolution entamée à cette époque seront différents au Japon et en Europe, mais il n’en reste pas moins que les points de départ sont très proches. Les analyses que Pierre Milza livre pour les premiers nationalistes du Deuxième Reich ou de l’Italie nouvellement unie, frappent par leur similarité avec la situation japonaise, en même temps qu’elles préfigurent les caractéristiques fondamentales du nationalisme japonais. Dans le cas de l’Allemagne, il évoque tout particulièrement le rôle de Wagner, dont la musique est « une réponse au désenchantement de l’homme, à une vision pessimiste du monde que l’auteur de la Tétralogie a héritée de Schopenhauer. Cette réponse, Wagner la recherche, comme Nietzsche qui fut un moment son disciple et son ami, dans le chant obscur de l’instinct et de la passion, dans le goût violent de la douleur, du sang et de la mort et dans le retour volontaire au néant. En mêlant ainsi l’exaltation des forces instinctives et le culte du passé allemand (légendes germaniques et aussi vision idéalisée de l’Allemagne médiévale), Wagner traduit ainsi en langage musical les aspirations d’une génération qui cherche à la fois à justifier ses ambitions et à se dépasser elle-même à travers le mythe grandiose de la Nation et de la Race. » (Milza, 1985, p.22) Bien qu’aucune figure de proue de la notoriété de Wagner ne s’y détache, la situation est la même en Italie, où « La volonté de se rattacher aux traditions nationales les plus lointaines, 22 LASSALLE Olivier _2008 I/ Le nationalisme japonais contemporain

d’affirmer la pérennité du génie latin traduit chez beaucoup la nostalgie d’un ordre stable au moment où s’accélère le cours de l’histoire. » (Milza, 1985, p.29). Réhabilitation et glorification d’une hypothétique société antérieure, retour vers le passé, vers une identité stable et glorieuse « au moment où s’accélère le cours de l’histoire » : ces analyses s’appliquent parfaitement au nationalisme japonais de l’époque Meiji. Seulement, le Japon a ceci de particulier qu’il s’est modernisé sous la menace de l’Occident, et donc que cette modernisation a vite été vue comme une occidentalisation, et d’ailleurs a été mise en place comme telle. Mais là encore, le parallèle est fait avec l’Allemagne, chez qui un véritable sentiment national n’est né, comme au Japon, qu’après un contact violent avec l’extérieur – ici la France napoléonienne. L’analyse de Milza sur la perception de la France par les nationalistes allemands frappe elle aussi par la proximité avec la relation entre Japon et Occident : « Très vite, il fallut se rendre à l’évidence que la France ne se contentait pas d’exporter ses idées et qu’après une phase défensive, en fait de libération des peuples soumis à la tyrannie des princes, elle ne faisait que substituer sa domination à celle des monarques d’ancien régime. Dès lors c’est contre elle que se cristallisa le sentiment national des Allemands, unanimes, surtout après le traumatisme causé par le désastre de 1806, non seulement à vomir l’impérialisme napoléonien mais aussi à rejeter en bloc l’héritage des Lumières et de la Révolution : le libéralisme, la démocratie, le rationalisme, l’idée de progrès, considérés comme les produits d’une philosophie étrangère. A la modernité française furent opposés le passé et les valeurs idéalisées du Reich traditionnel, au culte de la Raison celui de ‘l’âme’ et de ‘l’esprit du peuple’ (Volkgeist), à la ‘civilisation’ incarnée par la France la ‘culture allemande’, émanation quasi biologique du génie national. On voit que dès cette époque l’opposition, qui va devenir classique, entre la conception française de la nation – vécue comme une adhésion raisonnée aux valeurs qu’elle incarne, un choix de l’intelligence et du cœur – et la conception allemande, fondée sur l’appartenance de fait à la collectivité raciale, se trouve formulée. De cette vision romantique, nourrie de rêves compensateurs, d’évasion passéiste, de références empruntées au légendaire, aux folklores germaniques, à une tradition médiévale sacralisée et en fait sélectivement reconstruite, les nationalistes ultras feront leur miel à la fin du siècle. » (Milza, 1985, p.174) « Culture » contre « civilisation », « esprit » contre « raison », « valeurs » contre « modernité » : autant d’oppositions majeures qu’on retrouvera à l’identique dans le cas du Japon. Il reste cependant une différence majeure avec l’Allemagne, qui tient au fait que ces idées sont inégalement répandues dans les deux pays : si les Allemands, à en croire Pierre Milza, sont « unanimes », on ne peut en aucun cas en dire de même des Japonais, qui ne se reconnaissent certainement pas tous dans ce nationalisme. Même au sein des nationalistes, l’unanimité est une chimère : tous ne rejètent pas la modernité et l’Occident, ou pas avec les mêmes raisons ou la même virulence. Pour répondre à la crise identitaire et culturelle du Japon de Meiji, le nationalisme naissant doit, comme ses prédécesseurs en Allemagne et en Italie, donner aux Japonais qui ressentent ce malaise des certitudes sur leur identité et sa grandeur. On se tourne alors naturellement vers le passé, d’où l’on ressort – quitte à les inventer de toutes pièces – des épisodes ou des mythes glorieux et unificateurs. Parallèlement à cette affirmation d’une

LASSALLE Olivier _2008 23 Shintarô Ishihara et le nationalisme japonais

identité nationale, on construit une identité face à l’autre – l’Occident – en mettant en avant tout ce qui fonde la particularité du Japon, ce qui fait qu’il est unique dans sa culture et son identité. Il n’y a qu’un pas de l’unicité à la supériorité, qui sera allègrement franchi. On crée ainsi le mythe d’un Japon éternel, unique et distinct depuis et de par ses origines divines, véritable bouée sur laquelle les Japonais en mal d’identité peuvent se raccrocher. Car en assurant ainsi que « le Japon est le Japon et le sera toujours » (Ishihara & Mahathir, 1995, p.101), on affirme l’identité du Japon, et donc par extension celle des Japonais. Tentative vouée à l’échec, on le sait, que la définition de l’identité nationale, ce « construit toujours en cours » (Stéphane Corcuff). Ce sera pourtant un thème récurrent du discours intellectuel japonais depuis l’époque Meiji jusqu’à nos jours, qu’on ne retrouvera pas que sous la plume des nationalistes : « Des politiciens et intellectuels majeurs comme Yukichi Fukuzawa (1835-1901), Tomomi Iwakura (1825-1883) et Sôseki Natsume (1867-1916) ont discuté beaucoup des mêmes préoccupations que l’Ecole romantique japonaise a exprimées plus tard concernant la possibilité de préserver une différence culturelle distinctive au sein du monde moderne. » (Doak, 1994, p.xiii) Certains, plus distinctement nationalistes, regrettent que le débat intellectuel de l’époque Meiji ne porte que sur le but de l’occidentalisation, et pas sur ce mouvement lui-même, qui « manque d’une base dans la tradition japonaise indigène » (Kevin M. Doak, 1994, p.xiv). Pour ces intellectuels, comme Katsunan Kuga, la « native identity » ne doit pas être sacrifiée à la modernisation du Japon : « Leur tentative de restaurer un sentiment d’identité traditionnelle avec le concept de ‘essence de l’Etat’ (kokusui) peut avoir été la première expression du sentiment de crise culturelle qui a accompagné l’utilisation de la modernisation occidentale de l’Etat de Meiji dans le but de l’industrialisation. » (Doak, 1994, p.xiv) Les thèmes qui sont produits à cette époque pour justifier l’unicité du Japon et de sa culture vont avoir une durée de vie largement supérieure à celle de leurs « auteurs », puisqu’ils sont toujours en vogue plus d’un siècle plus tard. Ils sont trois principaux : la « sensibilité », l’Empereur, et l’intraduisible kokutai. L’insistance sur la sensibilité (kansei,￿￿, ou kankaku , ￿￿) est un fil rouge du discours intellectuel sur le Japon, puisqu’on la retrouvera largement, on le verra, sous la e plume d’auteurs du 20 siècle comme Yukio Mishima ou Shintarô Ishihara. L’opposition entre sensibilité japonaise et savoir, raison, matérialisme occidental est contemporaine de l’ouverture du Japon. On la retrouve tout particulièrement chez Yukichi Fukuzawa, qui crée la formule « sensibilité japonaise, savoir occidental » (wakon yôsai, ￿￿￿￿) 16 en forme de proverbe en quatre caractères (yoji jukugo). Dans son idée, il s’agit de promouvoir l’association entre ces deux particularités, de combiner le savoir occidental avec l’esprit japonais pour permettre un rattrapage économique rapide et faire du Japon une puissance mondiale au même niveau que les pays occidentaux. Mais quel que soit le but, l’opposition est créée et même gravée dans le marbre d’une formule en forme de dicton, avec toute l’autorité que lui procure le fait d’avoir été écrite par un grand homme comme Yukichi Fukuzawa, considéré comme le père de l’éducation japonaise et dont le portrait orne aujourd’hui encore les billets de 10.000 yens, les plus grosses coupures de la

16 Une traduction plus littérale de ce terme serait « âme » ou « esprit » japonais. Cette expression a été forgée à partir de wakon kansai (« esprit japonais, savoir chinois »), qui existait depuis longtemps. 24 LASSALLE Olivier _2008 I/ Le nationalisme japonais contemporain

monnaie japonaise. Pourtant, ce que Fukuzawa et les autres tenants de la « sensibilité » entendent par ce terme n’est jamais clairement explicité. A la lumière des textes de Shintarô Ishihara et de Yukio Mishima en particulier, il est clair qu’elle comprend la beauté classique (utsukushisa, ￿￿￿), qui imprègnerait tout ce qui est vraiment japonais et donc ferait la distinction entre les éléments modernes importés de l’Occident et la véritable tradition japonaise. Ishihara y insère aussi très nettement l’attention portée à autrui (sacrifice de soi, intérêt porté au groupe, etc.), et surtout à la nature, ce qu’il relie à la religion shinto – que d’ailleurs, on y reviendra, il ne considère pas comme une religion. L’Empereur – non pas la personne vivante mais la dynastie et l’institution qu’il représente – est le deuxième pilier de l’unicité japonaise. On comprend aisément cette association, tant il est vrai qu’il s’agit bien là d’une particularité japonaise : l’Empereur est e 17 e dans la fin du 20 siècle et au 21 siècle le seul Empereur de la planète. Ce n’est pas le cas, bien sûr, à l’époque Meiji, où son monopole est encore contesté notamment par le Tsar de Russie et le Kaiser allemand. Mais l’Empereur japonais a pour lui d’être d’ascendance divine, ce à quoi les autres souverains ne peuvent prétendre, et surtout – puisqu’on laisse là la légende pour l’histoire – il est le représentant de la plus longue lignée régnante au monde. Alors que la plus vieille dynastie régnante en Europe est celle des Grimaldi, vieille de presque un millénaire, la lignée impériale japonaise a régné sans interruption plus de deux mille ans ! Selon les mythes fondateurs du Japon, il faudrait même rajouter encore un millénaire à cette durée déjà exceptionnelle. Bien sûr, on pourra objecter que les Empereurs japonais n’ont pas toujours détenu, loin s’en faut, le pouvoir politique. Selon les standards européens qui privilégient les liens du sang, la lignée n’est pas non plus ininterrompue. Mais le système japonais accorde moins d’importance au sang qu’à la continuité, et quel que soit le détenteur de la réalité du pouvoir les Empereurs ont toujours régné sur le Japon. A tout le moins, c’est ainsi qu’on présente la maison impériale à la restauration Meiji. Selon John Nathan, détenteur du pouvoir ou non, l’Empereur avait un rôle important : « L’Empereur était au centre du Japon, le définissant et le contenant, alors que le pouvoir véritable était aux mains des […] shoguns. » (Nathan, 2002, p.120). Selon ce credo, la maison impériale est donc une constante remarquable dans la tumultueuse histoire japonaise, de surcroît directement liée à l’origine divine du Japon. Aujourd’hui encore, le calendrier le plus utilisé au Japon compte les années selon le règne de l’Empereur : l’année 2009 est ainsi l’année 21 du règne de l’Empereur Heisei, dite Heisei 21. Quoi de plus naturel, dès lors, que l’institution impériale vienne supporter la construction de l’identité nationale japonaise ? Car si dans ce but on se tourne vers le passé national, l’Empereur s’y distingue par sa continuité. Quel meilleur représentant d’un « ordre stable au moment où s’accélère le cours de l’histoire » ? Cette idée est parfaitement exprimée par Yukio Mishima en 1966 dans La voix des esprits héros : l’Empereur est « le seul et unique fil nous connectant à l’histoire » (Nathan, 2002, p.122). Mishima relaie ici les lamentations des esprits de kamikazes déçus d’avoir vu l’Empereur (re)devenir un être humain en 1946, mais il est clair que ces mots traduisent ses propres sentiments. On retrouve également cet attachement à l’Empereur comme symbole de la continuité de l’histoire et donc de l’identité japonaise dans les paroles de l’hymne national japonais, le Kimi ga yo (￿￿￿), qu’on pourrait traduire par La vie de Votre Majesté ou Le règne de Votre Majesté, texte qui apparaît pour la première fois dans un recueil de 905 après J.-C. environ, le Kokin wakashû ou Kokinshû. Les paroles en sont les suivantes :

17 er A l’exception du grotesque Bokassa 1 . LASSALLE Olivier _2008 25 Shintarô Ishihara et le nationalisme japonais

« #### ####### ##### ##### ###### » « Que la vie de Votre Majesté S’étende à travers les âges Grand rocher venu de petites pierres Couvert de la mousse du temps » (traduction de John Nathan : Nathan, 2004, p.159) On pourrait également proposer la traduction suivante, plus littérale : « Puisse Votre règne Durer mille ans, pour huit mille générations, Jusqu’à ce que les pierres Deviennent roches Et que la mousse pousse » Reste que, si l’attachement à l’Empereur était le dénominateur commun du nationalisme japonais, d’importantes différences de conceptions persistaient sur son rôle. Il était entendu qu’il s’agissait d’un demi-Dieu à vénérer, mais fallait-il pour autant en faire un monarque absolu à la manière du Roi soleil de France, ou simplement un symbole national d’ordre presque religieux ? Ou même lui accorder – mais avec quelle légitimité ? – quelque pouvoir politique, comme le Kaiser du Reich allemand à la même époque ? Sur cette question comme sur d’autres – les soldats japonais mouraient-ils pour le pays ou pour l’Empereur ? – le débat fait rage, et interdit de considérer le sentiment national et le nationalisme japonais comme des blocs homogènes. Ces divisions n’épargnent pas les hommes au pouvoir, ce qui explique que des mises au point définitives n’aient pas été faites. Le troisième pilier de l’unicité japonaise telle qu’elle est définie à l’époque Meiji est la notion fourre-tout de kokutai (￿￿ ou ￿￿ en caractères traditionnels). Traduire et expliciter ce terme est une aventure ardue. Littéralement, kokutai signifie « corps du pays », ce qui résume somme toute assez bien ce qu’on entend par là. John Nathan le traduit par « essence nationale » ou « corps mystique du Japon » (Nathan, 2002, p.120) ; Pierre Milzapropose « archétype national » (Milza, 1985, p.407). Yukichi Fukuzawa estimera que le kokutai n’est pas un signe de l’unicité japonaise et que chaque pays possède son propre kokutai, ce qui correspondrait à la traduction de Milza ou la première de Nathan. Le terme même de kokutai, né en Chine au tout début de notre ère, est popularisé au Japon pendant l’époque d’Edo par les partisans d’une restauration impériale et notamment Seishisai Aizawa et son Ecole Mito (Mitogaku), qui introduit également la formule « respecter l’Empereur, expulser les barbares (sonnô jôi) ». Dès son origine moderne, le kokutai est donc étroitement lié à l’Empereur. Le gouvernement Meiji l’utilisera d’ailleurs allègrement, avec aikoku, pour asseoir sa domination et obtenir l’obéissance de la population. Mais ce que les nationalistes et le gouvernement entendent par kokutai n’est là encore jamais vraiment précisé, sinon pour dire que le kokutai comprend les traditions japonaises, l’Empereur, les légendes... c’est-à-dire, finalement, tout ce qui rend le Japon unique. Il s’agit donc d’un terme fourre-tout servant à définir l’identité nationale en évitant les ratiocinations intellectuelles.

2- Genèse d’un nationalisme romantique

Les années 1920 et 1930 sont dans le monde entier une période très propice au développement de nouvelles formes de nationalisme. En Europe, particulièrement en France, en Italie et en Allemagne, une nouvelle vague nationaliste naît du double rejet de la société matérialiste et du marxisme, nourrie par le souvenir des combats de la Première guerre mondiale : la première, après avoir en apparence triomphé pendant les « années folles », montre ses limites avec la grande crise des années 1930 ; le second a été, aux yeux de beaucoup, discrédité par la guerre. Le volontarisme inattendu avec lequel les masses – notamment ouvrières – se sont jetées les unes sur les autres dans cette longue boucherie

26 LASSALLE Olivier _2008 I/ Le nationalisme japonais contemporain

a prouvé que le sentiment national des peuples, négligé par la théorie marxiste, était, bien avant la solidarité ouvrière internationale, un facteur fondamental qu’il fallait prendre en compte. Ces réflexions conduiront de nombreux marxistes, parfois de hauts responsables du Parti communiste (PC) ou des partis socialistes (la Section française de l’internationale ouvrière, SFIO, dans le cadre de la France), jusque dans les rangs de diverses formations d’extrême droite, parfois même jusqu’au fascisme. Les parcours de Marcel Déat, de la SFIO jusqu’au collaborationnisme extrême, ou de Jacques Doriot, d’une mairie communiste (Saint Denis) jusqu’à la mort sous l’uniforme de la Waffen SS sur le front russe, disent bien l’ampleur que peut atteindre cette double désillusion. Il n’est pas utile d’approfondir ici ces trajectoires, aussi se contentera-t-on de renvoyer à l’étude magistrale de Zeev Sternhell, Ni droite ni gauche : L’idéologie fasciste en France (Sternhell, 1987). Dans le cadre particulier du Japon en rattrapage économique, cette désillusion jouera de la même manière et aura des effets comparables, malgré des évolutions intellectuelles propres. Avant même la décennie de crise des années 1930 – qui aura d’ailleurs une ampleur moindre au Japon que dans la plupart des pays européens – le semblant de démocratie instauré sous Taishô introduit au Japon ce qui sera vu comme la licence et la corruption, provocant une inévitable réaction traditionaliste. Elle sera à l’ordre du jour, sous Shôwa, des gouvernements militaristes des années 1930, qui opposent le confucianisme au libéralisme, la colonisation japonaise à l’impérialisme occidental. En ce qui concerne la modernisation, la désillusion naîtra elle aussi dès les années 1920, avant la crise économique. Dans la lignée d’intellectuels comme Katsunan Kuga qui critiquaient le manque de base dans la tradition japonaise de cette modernité qu’implantait le gouvernement Meiji, un grand nombre d’intellectuels expriment un certain mal-être sans fondement bien clair, le sentiment qu’il manque « quelque chose de plus » à cette modernité. On peut relier à ce sentiment diffus la littérature sur l’anxiété (fuan) qui fera florès dans les décennies 1920 et 1930, où elle est vue comme un symptôme de la crise intellectuelle et morale que traverse le Japon. Il est également visible par exemple dans l’œuvre de Sakutarô Hagiwara, notamment dans le poème The Blue Cat (sous-titre donné en anglais par l’auteur), description de Tokyo où la figure du chat rappelle immanquablement Sôseki Natsume : « Ah ! Le seul capable de dormir dans les nuits de cette grande ville Est l’ombre d’un chat bleu L’ombre d’un chat bleu qui dit l’histoire d’une pathétique humanité L’ombre bleue du bonheur que nous cherchons constamment. » (Doak, 1994, p.37) A cette désillusion envers la modernité – qui n’a pas apporté le « bonheur » qu’on avait espéré – vient se greffer au Japon et ailleurs un sentiment de perte des cadres culturels traditionnels. « La perte d’un accès immédiat à la tradition dans la société moderne, et à une culture sans intermédiaire (unmediated) libre de l’intervention de l’Etat, pourrait bien définir une partie de ce que signifie être moderne. » (Doak, 1994, p.xix) Ces désillusions font qu’en Europe comme au Japon, « la période d’après-guerre [est], par beaucoup d’aspects, un temps de nouvelle réflexion radicale sur les valeurs universelles si volontiers acceptées avant la guerre. » Au Japon, cette remise en question se traduit par une « insistance renouvelée […] sur l’identité et la spécificité au prix des valeurs universelles » (ibid., p.xx) et une critique de la modernité dont on est insatisfait, sans pour autant, la plupart du temps, qu’on aboutisse à la rejeter en bloc. C’est le cas en particulier des membres de la future Ecole romantique japonaise (Nihon rôman ha), créée en 1935 sous le leadership de Yojurô Yasuda, et dont la signification historique s’insère dans la dialectique entre « universalité de l’expérience humaine telle que promise dans le

LASSALLE Olivier _2008 27 Shintarô Ishihara et le nationalisme japonais

discours sur la modernité et la particularité de l’expérience spécifique représentée à travers la culture » (ibid., p.xii) : « Les adhérents du ‘quitter l’Europe’ partageaient avec les modernistes l’hypothèse que le Japon avait déjà été modernisé, complètement et peut- être trop. C’était précisément la position des membres de l’Ecole romantique japonaise, qui ont commencé leurs investigations dans les conditions de la modernité japonaise avec l’idée que les contributions européennes, en particulier allemandes, à la critique de la modernité étaient au moins aussi pertinentes et précieuses que la modernité américaine. Leur point d’origine, l’idée qu’une critique de la modernité impliquait une critique du soi, a mené les membres de l’Ecole romantique japonaise à concentrer leur énergie sur le problème de l’imagination de nouvelles identités. » (ibid., p.132) Significativement, certains des membres les plus prééminents de la future Ecole romantique japonaise sont d’anciens marxistes ex-membres ou proches du PC : c’est le cas de Katsuichirô Kamei, emprisonné en 1928 pour ses liens avec le PC et qui figure parmi les six membres fondateurs de l’école, ou de Fusao Hayashi, qui la rejoindra en 1936 et qui après la guerre, à partir de 1966, jouera un grand rôle dans la conversion au nationalisme d’un certain Yukio Mishima. Hayashi, écrivain profondément romantique, se convertit lui en 1932, mais dès 1930 sa rupture avec le communisme est consommée. Il ne supporte pas la décision des leaders de la Fédération japonaise des arts prolétaires (NAPF) qui estiment en 1929 que les arts – et donc la littérature – doivent être subordonnés à la politique. Si la littérature devient politique il n’y a plus de place pour la créativité littéraire, ce qui est insupportable pour Hayashi. Il estime d’autre part que le but de cette décision est de mettre le mouvement prolétaire japonais aux ordres du Komintern et de l’URSS, ce qu’il ne peut accepter. C’est le point de départ de son tournant vers la culture japonaise : « Levant le problème de la culture dans le contexte de l’internationalisation du mouvement prolétaire, [Hayashi] laisse entendre non seulement que les leaders du mouvement étaient moins que patriotes, mais aussi qu’un programme de changement plus radical pouvait mieux être trouvé ailleurs. Cela l’a mené à conclure qu’un changement significatif pouvait seulement être mené à bien par une renaissance culturelle qui finalement restaurerait l’ancienne culture japonaise. » (Doak, 1994, p.108) Avec sa « renaissance culturelle » (bungei fukkô), Hayashi répond aux préoccupations de nombreux auteurs, parmi lesquels par exemple Tetsurô Watsuji, qui ne sera jamais membre de l’Ecole romantique japonaise même si ses idées sont très proches : il « voyait le Japon dans un état de déclin culturel et cherchait la solution dans un retour à une culture immaculée (pristine) antérieure, située dans l’antique cour Yamato » (ibid., p.xxix). Retour vers la culture japonaise pour échapper à la modernité (occidentale), opposition faite par Watsuji entre spiritualité orientale et matérialisme occidental : on retrouve encore une fois le besoin de définir la spécificité du Japon par rapport à l’Occident. Dans la lignée de Yukichi Fukuzawa et des penseurs de l’ère Meiji, les romantiques des années 1930 revendiquent la différence culturelle du Japon, et c’est là « une des plus puissantes et durables contributions de l’Ecole romantique japonaise » (ibid., p.1), qu’on retrouve notamment chez Yojurô Yasuda. Si, on le voit, les réflexions des romantiques les menaient tout droit à se rapprocher dans une même école, l’Ecole romantique japonaise naîtra finalement en 1935 d’un intérêt commun pour le romantisme allemand, vu comme une résistance contre la domination culturelle française comparable à celle qu’ils veulent mettre en place au Japon face à 28 LASSALLE Olivier _2008 I/ Le nationalisme japonais contemporain

l’Occident. Tous ces intellectuels ont étudié l’Occident et ses auteurs en profondeur, souvent dans le texte, avant de se tourner vers la culture japonaise : la plupart lisent les romantiques allemands (notamment Goethe) ; Shizuo Itô (membre dès 1935) lit Baudelaire ; Katsuichirô Kamei étudie Dostoïevski, Gorki, Tolstoï. A l’instar de Kamei, qui fait sa conversion après avoir lu Lev Shestov, ils ont tous compris à un moment ou un autre que la lecture d’auteurs étrangers ne peut leur fournir des clés pour résoudre les problèmes propres au Japon : « La solution à ces problèmes doit venir de la pratique de la culture japonaise. » (Doak, 1994., p.95). Tous les représentants de ce culturalisme des années 1920 et 1930 ne seront pourtant pas membres de l’Ecole romantique Japonaise. Kitarô Nishida par exemple, pourtant indéniablement romantique et représentant de ce mouvement vers la culture japonaise, lui préfèrera l’Ecole de Kyoto. Kevin M. Doak situe l’Ecole romantique japonaise à mi-chemin entre cette dernière – pour qui la solution pour surmonter la modernité était l’Etat et dont le nationalisme était étatique, jusqu’au soutien à l’impérialisme – et les terroristes politiques comme Seikai Gondô ou Nisshô Inoue, responsables d’attaques violentes contre l’Etat18 pour replacer l’Empereur au pouvoir et mettre fin à la politique représentative au profit d’une union directe entre l’Empereur et le peuple. L’Ecole romantique, en effet, ne se prive pas de critiquer la bureaucratie et l’Etat – en particulier le nationalisme officiel (kokka shugi) qui lie l’identité individuelle et donc nationale à l’état, quand ils en ont une conception ethnique (minzoku shugi) – mais ces critiques restent exprimées dans la littérature, et les romantiques n’ont pas recours à l’action politique directe. Les membres de l’Ecole romantique japonaise, et plus largement tous les romantiques des deux décennies 1920 et 1930, s’accordent sur la critique de la modernité. Plus encore, ils sont unis dans une critique modérée qui s’oppose au nationalisme extrême né à l’époque Meiji qui revendiquait un retour pur et simple au Japon d’avant 1853 : « aucun d’eux ne rejetait complètement la culture occidentale et les concepts de progrès » (ibid., 1994, p.xiv). Il est d’ailleurs révélateur de voir qu’ils ont tous étudié des auteurs étrangers, et parfois même les ont traduits en japonais. Ils partagent également l’idée d’un retour vers la culture japonaise traditionnelle, tout en étant conscients, à la différence de terroristes comme Inoue, que celle-ci n’est qu’une chimère et qu’il va falloir la construire : « Les romantiques japonais disaient clairement […] la nature artificielle de ‘l’ethnicité’ ou de la ‘culture’ dans le Japon moderne et, par conséquent, le besoin de produire consciemment dans le contexte du monde moderne ce qui apparaîtrait comme indigène (native), traditionnel et pur. » (ibid., p.xviii) John Nathan situe ici l’origine de leur romantisme : en se nommant Ecole romantique japonaise, « consciemment ou non, ils reconnaissaient que le passé traditionnel qu’ils avaient conjuré dans leur imagination collective était une chimère richement embellie et fascinée par la mort (death-ridden) pleinement dans la tradition romantique. » (Nathan, 2004, p.121). Cette invention d’un passé imaginaire, si elle peut surprendre, s’insère pourtant tout à fait dans la logique nationaliste romantique. Car puisque les romantiques acceptent au moins partiellement la modernité, ils ont bien compris qu’elle était irréversible, et qu’en ce sens un retour total à la tradition japonaise est absolument impossible. Il faut donc trouver comment concilier tradition et modernité : « Le choix n’était pas entre modernité ou culture, mais les deux : car si le romantisme était un rejeton de la modernité, il avait avec elle un fantasme oedipien. » (Doak, 1994., p.xviii). C’est bien le discours de Fusao

18 Ils assassinent notamment le Premier ministre Inukai en 1932. LASSALLE Olivier _2008 29 Shintarô Ishihara et le nationalisme japonais

Hayashi par exemple, qui veut défendre la « culture japonaise […] souillée par l’influence de l’Occident » (ibid., p.139), et dans son roman fleuve Jeunesse (Seinen) « raconter l’histoire de ceux qui ont été exclus de l’histoire, les victimes de la modernisation. Mais pour Hayashi l’ultime victime est la culture japonaise. » (ibid., p.117). Pour autant, la critique de la modernité faite par les romantiques, si elle est unanime, est loin d’être unie : « ‘L’esprit Meiji’ était le résultat de la conscience que tout était encore possible dans la modernisation du Japon, mais dans les années 1930 la modernisation était assez complète pour présenter la ‘modernité’ comme un objet de critique. […] Le problème de comment représenter au mieux le passé était intimement lié à la façon dont le Japon post-Meiji ressentait la modernité. Il n’y avait pas de compréhension unique, définitive, parmi les membres de l’Ecole romantique japonaise de ce que ‘modernité’ signifiait. […] Des fois elle représentait une influence étrangère – l’Occident ; d’autres fois elle était transférée sur l’Etat Meiji et son idéologie de ‘civilisation et instruction (enlightenment)’ ; et d’autres fois encore elle se référait à la réalité de la culture japonaise dans sa seule forme existante (et décadente). » (ibid., p.xv) Fusao Hayashi, par exemple, identifie la modernité à l’influence étrangère, où l’étranger équivaut à l’Occident, et va jusqu’à ramener l’Occident aux Etats-Unis. Quelle que soit la définition donnée à la modernité, la plupart des romantiques soutiendront allègrement la guerre japonaise en Asie puis dans le Pacifique. On reviendra plus longuement sur cette apologie de la Seconde guerre mondiale et ses causes, mais il faut noter ici que certains romantiques – pas les moindres, puisque Katsuichirô Kamei est à leur tête – iront jusqu’à soutenir activement l’effort de guerre japonais : Kamei participe ainsi à, et occupe un poste important dans la Société patriotique littéraire japonaise (Nihon bunka hôkoku kai) qui est un vecteur de la propagande gouvernementale. Hideki Tôjô viendra en personne prononcer un discours lors de la cérémonie d’ouverture de cette société. Le soutien et l’enthousiasme de Kamei et des romantiques pour cette guerre découlent de l’identification entre modernité et Occident : le Japon se battant contre les membres prééminents et les plus modernes de l’Occident, il n’y a qu’un pas à franchir jusqu’à estimer comme Kamei que « la guerre contre les forces anglo-américaines était aussi une guerre contre les effets insidieux de la civilisation moderne sur l’esprit japonais. » (Doak, 1994, p.105). Ainsi, si le Japon triomphait des Etats-Unis, il triompherait de l’Occident, et donc de la modernité. C’est la raison pour laquelle Kamei espère une « renaissance japonaise » par la guerre. Allant plus loin, il estime qu’ainsi le Japon pourrait transcender Orient et Occident, tradition et modernité, et jouer enfin le rôle mondial qui lui revient de par sa position géographique et son origine divine : « Le Japon, dit [Kamei], est à la fois béni et maudit par sa position géographique. […] Rappelant le Climat de Tetsurô Watsuji, Kamei cherche à dépeindre le Japon dans une position géographique précaire, entre le ‘plus grand continent du monde’ et le ‘plus grand océan du monde’. C’est le rôle historique du Japon que de servir comme un nœud (musubime) liant le monde ensemble qui a fait naître l’identification du Japon avec le Dieu-créateur (musubi-no-kami). Comme le Dieu-créateur, le Japon représente la seule puissance mondiale capable de transcender les limites de l’Ouest et de l’Est via un éclectisme inspiré. Kamei voit cet éclectisme au centre de la Guerre du Pacifique, une guerre faite comme

30 LASSALLE Olivier _2008 I/ Le nationalisme japonais contemporain

aucune autre auparavant avec une technologie et un armement modernes. Ainsi, sa déclaration que ‘la guerre reproduit nos classiques’ peut seulement signifier la nécessité perçue de se servir d’à la fois les maux de la modernité et de l’énergie morale des traditions japonaises pour préserver l’ethnicité japonaise dans le présent. Mais puisque Kamei pense que cet éclectisme va finalement exclure toute forme de modernité, il entonne de plus en plus l’appel à ‘triompher de la modernité’. » (Doak, 1994, p.104) Quant à Shintarô Ishihara, John Nathan le situe sans ambages comme l’héritier privilégié du romantisme de Fusao Hayashi et Kitarô Nishida, mais en quoi est-il réellement proche des romantiques japonais des années 1930 ? On étudiera la question du romantisme plus en détail, mais quelques points méritent d’être soulignés ici. Tout d’abord, l’étude du champ lexical de Shintarô Ishihara montre que certaines de ses préoccupations majeures coïncident avec celles des romantiques. Il évoque en effet régulièrement l’« anxiété » (fuan) dont les romantiques ont fait leur miel dans les années 1920 et 1930. Il fait plus souvent encore référence à la « sensibilité » des Japonais et à leurs valeurs traditionnelles : on retrouve ces thèmes dans 19 des 100 chroniques tenues dans le Sankei Shinbun étudiées ici, soit dans presque un texte sur cinq. En 1995, il s’associe avec le Premier ministre de Malaisie Mohamad Mahathir pour écrire Voice of Asia, dans lequel Mahathir reprend très clairement la formulation de Yukichi Fukuzawa pour titre d’un de ses chapitres : « Le modernisme occidental contre la pensée orientale ». A l’instar des romantiques qui avaient étudié des auteurs étrangers, généralement allemands ou russes, on remarque également que Shintarô Ishihara a lui aussi étudié des auteurs occidentaux dans le texte : il s’agit dans son cas de Gide, Mallarmé, Raymond Aron ou encore Jean-Paul Sartre. Cela ne suffit pas, bien entendu, à faire de lui un romantique, mais c’est indéniablement une similitude de plus. Plus significativement, on le verra, Shintarô Ishihara ne se prive pas, comme les romantiques, de critiquer fortement la modernité. A l’époque où il écrit, attaquer la modernisation ou le bien fondé de la modernité en elle-même serait un anachronisme aberrant dans lequel il ne verse pas, mais il n’en reste pas moins qu’il n’hésite pas à pointer du doigt les conséquences néfastes de la modernité sur le Japon contemporain, et à prescrire comme remède un certain retour à la tradition japonaise. Comme les romantiques encore une fois, il n’est pas très clair sur ce qu’il entend par « modernité ». S’il critique aussi très violemment et très souvent la bureaucratie et l’Etat japonais actuels, ainsi que la culture japonaise dans sa forme contemporaine décadente, il associe généralement le concept de modernité à l’influence extérieure, c’est-à-dire, comme la plupart des romantiques, à l’Occident en général. Cependant, on trouve dans divers textes des affirmations plus précises, mais contradictoires : il évoque ainsi dans Voice of Asia le « modernisme européen » (Ishihara & Mahathir, 1995, p.25 et 136), semblant lier la modernité à l’Europe. Mais plus loin dans le même ouvrage, il évoque le « modernisme occidental » (ibid., p.55), puis il critique les Occidentaux qui à ses yeux « ont utilisé le pouvoir militaire et politique pour imposer leur culture, déguisée en ‘modernisation’, sur des régions et des pays qui la rejetaient » (ibid., p.93) : il fait ainsi de la modernité la culture occidentale. Ailleurs encore, il évoque une identification entre modernité et Etats-Unis : observant la situation en Irak en septembre 2003, il en tire la leçon que « la force la plus colossale ne peut pas détruire l’essence de la civilisation », ce qui l’amène à conclure que « Cette uniformisation qu’on 19 appelle globalism ne peut pas braver la culture, chose la plus originelle (kongenteki) de 19 En anglais dans le texte. LASSALLE Olivier _2008 31 Shintarô Ishihara et le nationalisme japonais

l’homme. » (Ishihara, 2006, p.61). Une association avec les Etats-Unis qu’il avait déjà faite sans équivoque dans Voice of Asia : « Pour le dire de manière provocante, nous aurons peut-être à former un front asiatique uni contre l’américanisation. » (Ishihara & Mahathir, 1995, p.60). Sa vision de la Seconde guerre mondiale est elle aussi révélatrice de sa proximité avec les romantiques de l’époque : dans le dernier chapitre de Voice of Asia, intitulé « La co- e prospérité au 21 siècle », il analyse longuement la genèse de ce conflit, ce qui éclaire sa conception de la modernité. Le point de départ de son raisonnement est la réaction du e Japon contre les menaces de colonisation occidentale à la fin du 19 siècle : e « Déterminé à éviter la colonisation, le Japon s’est rapidement modernisé au 19 siècle et est devenu une nation militairement puissante. Les victoires dans la guerre sino-japonaise (1894-1895) et la guerre russo-japonaise (1904-1905) ont amené l’adhésion au club impérialiste et un désir pour ses propres colonies. Et comme par miracle (lo and behold), les guerres justes ont pénétré la conscience japonaise. » (ibid., p.135) On devine déjà son idée, qu’il n’exprimera pas plus clairement : le Japon a bien mené une guerre d’agression en Asie et dans le Pacifique, sous le prétexte de mener une guerre juste, et de cela il est indéniablement coupable ; mais la faute originelle est selon lui l’invention même de ce concept de guerre juste, qui a été introduit au Japon par la modernisation. Et cette faute n’est pas celle du Japon. Il s’applique ensuite discrètement à renforcer cette idée, quand il affirme que « Le fait que nous ayons respecté l’article 9 jusqu’à ce jour montre que les Japonais n’ont jamais vraiment embrassé l’équation européenne de la guerre avec la qualité de nation (nationhood). » (ibid., p.135), puis que « La diffusion du e modernisme européen a mené à deux guerres mondiales, faisant du 20 siècle le plus sanglant de l’histoire. » (ibid., p.136). Il étend même son raisonnement à la période de l’après-guerre : « Un modernisme qui incorpore le droit de belligérance dans la souveraineté nationale est déjà en faillite. ‘La puissance fait le droit’ ne fonctionne plus dans les relations internationales. » (ibid., p.138). La relation qu’il conçoit entre la modernité et la Seconde guerre mondiale est claire, quand bien même elle n’est pas explicite : pour lui, la modernité est européenne et donc, par extension, occidentale. Or cette modernité est (aussi) le droit de belligérance, l’idée de guerre juste, qui est entièrement étrangère à la « civilisation asiatique » (ibid., p.134) dont il affirme l’existence dans ce manifeste d’asiatisme qu’est Voice of Asia. La conclusion de ce raisonnement est limpide : le responsable ultime de la guerre qu’a menée le Japon n’est pas le Japon, mais la modernité, cette modernité qu’il faut aujourd’hui surmonter. Assimilant ici la modernité (européenne) à l’idée de guerre juste, donc à une idée, il se place résolument sur le plan de la culture et suggère encore une fois une identification entre modernité et culture européenne. On retrouve cette idée dans ses mémoires, quand il raconte un épisode de sa jeunesse, à la fin de la guerre : alors qu’il marchait dans un champ avec un ami, un avion américain se rue vers eux en rase-mottes. Ils se jètent à terre, laissent passer l’avion qui tire une rafale mais les manque, puis se relèvent, et le jeune Shintarô aperçoit sur la carlingue de l’appareil un personnage de cartoon : « Je me souviens encore de l’impression puissante que ce personnage de cartoon tape-à-l’œil m’a faite. A quelqu’un dont le pays avait combattu isolé du reste du monde si longtemps, il symbolisait le caractère entièrement

32 LASSALLE Olivier _2008 I/ Le nationalisme japonais contemporain

étranger (sheer foreignness) de la culture qui se ruait sur nous si implacablement. » (Ishihara, 2005, p.167) Plus encore qu’une guerre de la modernité, il tend ici à faire de la Seconde guerre mondiale une attaque de la culture occidentale contre un Japon nécessairement innocent si l’on poursuit le raisonnement. Mais cela reste du domaine de l’hypothèse, et cette idée n’est reprise dans aucun autre texte. Il s’agit certainement de la retranscription de la conception qu’avait le jeune Ishihara à l’époque, mais qui ne tient plus aujourd’hui devant sa connaissance de l’histoire. Si l’on oublie cette hypothèse, le parallèle avec la conception de l’Ecole romantique japonaise, en particulier de Kamei, est évident : les romantiques, comme Ishihara, appellent à « surmonter » la modernité sans la refuser entièrement – ce qui était déjà impossible dans les années 1930 et est devenu franchement utopique à l’époque de Ishihara ; quant à la Seconde guerre mondiale, Kamei la voit comme une guerre contre la modernité, Ishihara y voit une guerre de la modernité. Mais l’idée ultime reste la même : il faut vaincre la modernité occidentale pour et par un retour à la culture et donc à l’identité nationale, c’est-à-dire en construisant une modernité japonaise – ou, dans Voice of Asia, asiatique.

3- L’influence de la défaite : le nouveau malaise identitaire japonais

On sait et on imagine assez facilement l’influence que les années de guerre ont pu avoir sur les Japonais de l’époque, en particulier sur les jeunes gens éduqués dans cette ferveur nationaliste d’unité, feinte ou réelle, derrière la personne de l’Empereur et l’armée censée œuvrer pour sa grandeur et celle du Japon qu’il incarnait. N’eussent été la défaite et les conditions atroces qui l’accompagnèrent, l’éducation embrigadée, l’identification encouragée avec les héros patriotiques tombés avec gloire sur le champ de bataille – jusqu’à l’exemple extrême des kamikazes –, la fierté devant les réalisations grandioses de l’armée impériale et la grandeur retrouvée de l’Empire, auraient pu façonner une génération hautement nationaliste. Les mémoires de ceux qui étaient enfants à l’époque donnent une impression très claire sur ce point. Seulement, la guerre n’a pas tourné à l’avantage du Japon. Et l’on peine à cerner, à l’inverse, l’influence sur ces générations du traumatisme de la défaite, du choc d’avoir vu du jour au lendemain passer le Japon du statut de grande puissance mondiale à celui de pays occupé pour la première fois de son histoire bimillénaire par celui qui hier encore était l’ennemi, d’avoir vu l’Empereur – ce Dieu invisible et inaccessible – devenir un beau jour un être humain doté d’une voix et d’une image, d’ailleurs peu glorieuse aux côtés de la figure imposante d’un grand général américain comme Douglas MacArthur. On tentera ici de cerner cette influence à travers l’exemple de trois écrivains issus de ces générations : Yukio Mishima (20 ans en 1945), Kenzaburô Ôe (10 ans), et Shintarô Ishihara (13 ans) qui fait le lien entre les deux premiers puisqu’il est proche des deux et d’un âge – ainsi que d’une évolution – intermédiaire. On connaît le parcours du premier, étoile montante de la littérature d’après-guerre très tôt après la fin du conflit, qui tournera au nationalisme extrême au milieu des années 1960 jusqu’à se suicider rituellement dans une tentative désespérée de restaurer le pouvoir impérial le 25 novembre 1970. Ishihara puis Ôe viendront lui contester la suprématie sur la littérature japonaise à la fin des années 1950, le futur gouverneur de Tokyo

LASSALLE Olivier _2008 33 Shintarô Ishihara et le nationalisme japonais

obtenant le prix Akutagawa en 1956 et le futur prix Nobel de littérature l’année suivante – ravissant au passage à Ishihara le titre de plus jeune lauréat puisqu’il n’a que 22 ans, contre 23 pour son prédécesseur. Leur parcours ultérieur est sensiblement différent : l’un, sous l’influence de Mishima, se lance dans la politique dans le camp le plus conservateur et nationaliste ; l’autre fait une carrière exceptionnelle dans la littérature, couronnée par la récompense suprême en 1994, et rejoint le camp politique opposé puisqu’il milite en particulier contre l’arme nucléaire. Shintarô Ishihara a cependant écrit ses mémoires sur recommandation de son « vieil ami » Kenzaburô Ôe (Ishihara, 2005, p.7), et ils restent plus ou moins amis jusqu’à ce jour : « Ôe… Je le considère comme un ami, mais je sais qu’il ne pense pas la même chose de moi. Cet homme n’a pas d’amis. Il est trop contrariant – il n’y a que lui qui compte. » (Nathan, 2004, p.252). La défaite, l’occupation américaine, la reconstruction, puis le nouveau décollage économique, font de l’après-guerre une nouvelle période de modernisation du Japon pour rattraper l’Occident. En ce sens, cette époque est éminemment comparable avec le début de l’ère Meiji : une nouvelle fois, le Japon se retrouve seul face au monde. Il doit à nouveau redéfinir son statut et son rôle dans l’arène internationale. La réponse qu’il avait trouvée avec l’impérialisme l’a mené dans une impasse ; il doit donc trouver un nouveau modèle, mais lequel ? La réponse viendra d’un autre parallèle majeur avec l’époque Meiji : après que la victoire américaine a prouvé l’écrasante supériorité de la puissance industrielle américaine, les combats et les bombardements de 1945 ont fait du Japon un immense champ de ruines. Son industrie est entièrement à reconstruire. Les cadres sociaux imposés par les gouvernements successifs depuis Meiji – le shinto religion d’état, dévotion totale au groupe, service militaire, etc. – étant rapidement mis à bas par l’occupant, la société elle-même doit se reconstruire. De la même manière qu’à l’époque Meiji le gouvernement japonais a imité ce qui se faisait de mieux en Occident – l’armée prussienne, le droit français, la science anglo-saxonne, etc. – le Japon d’après-guerre va naturellement s’inspirer des Etats-Unis, seule super-puissance née du conflit mondial, dans le but tout d’abord de reconstruire le Japon puis, à plus long terme, de voir l’élève dépasser le maître. Cette politique aura les résultats impressionnants que l’on sait. Certains diront « miraculeux », mais l’on sait que le miracle du « miracle japonais » est précisément que ce n’est pas un miracle, qu’il résulte au contraire d’un élan national et de politiques entièrement planifiées et contrôlées – de la même manière qu’à l’époque Meiji, d’ailleurs. Mais ce que l’on voit moins, c’est que cette modernisation forcenée, qui s’apparente à nouveau et peut-être plus que jamais à une occidentalisation sans complexe, aura pour conséquence – selon les mêmes mécanismes qu’à l’époque Meiji – une profonde crise identitaire, intellectuelle et morale. Ce thème est récurrent dans la littérature japonaise d’après-guerre. On le retrouve tout particulièrement dans un des premiers succès du jeune Yukio Mishima, l’autobiographique Confessions d’un masque (1949), où selon Anne Bayard- Sakai « le rapport au présent transparaît derrière l’incapacité du héros à être en harmonie avec le monde qui l’entoure. » (Bouissou, 2007, p.420). En 1949 également, Kôrô Abe, contemporain de Mishima, se rend célèbre avec Les Murs, dans lequel on retrouve déjà « les thèmes qui reviendront tout au long de son œuvre : la perte de l’identité – le héros de la nouvelle Le crime de Monsieur S. Karuma perd son nom – et l’aliénation des individus dans un monde qui ne leur appartient pas et qu’ils ne contrôlent pas. » (ibid., p.420). Les premières œuvres du jeune Kenzaburô Ôe, à partir de 1954, résonnent elles aussi des mêmes malaises, accentués par le fait que l’auteur, originaire de l’île rurale de Shikoku, ne se sent pas à sa place à Tokyo, où il est venu pour ses études (de littérature française). Selon son traducteur John Nathan (préface au recueil Dites-nous comment survivre à notre folie) :

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« Les premiers héros de Ôe ont été arrachés aux certitudes de l’enfance pour être précipités dans un monde qui n’a rien de commun avec leur passé. Les valeurs qui réglaient leur existence au fil de leur croissance ont été pulvérisées par Hiroshima et Nagasaki. Ce qu’ils ont devant eux, à présent, le monde d’après- guerre, n’est que vide béant, existence débilitante, silence aussi terrifiant que l’éternité qui suit la mort. » (Ôe, 1982, p.10) Ce sont là des thèmes que l’on retrouve significativement dans La saison du soleil (1956) , qui montre des jeunes gens « en quête d’eux-mêmes dans un égoïsme forcené » (Bouissou, 2007, p.425), en révolte ouverte contre l’autorité et les autorités, les générations précédentes et la société dans son ensemble, où ils ne trouvent pas leur place. Œuvre nihiliste, à l’instar de Yukio Mishima, sans aucun programme positif mais pleine de critiques et de révolte. Ultime symbole de la perte d’identité du Japon d’après-guerre, le héros de la nouvelle Le yacht et le jeune homme (publiée avec La saison du soleil) n’a pas de véritable nom : il n’est appelé que « le jeune homme ». Pire encore, s’il finit bien par être appelé par son nom (Makio), cela se fait d’un seul coup, d’une manière si brutale que ce Makio semble, aux yeux du lecteur surpris par le changement, être un autre personnage (Ishihara, 1958, p.187). D’ailleurs, il ne retrouve son nom que pour aller se sacrifier pour un ami et mourir en mer. Chez Mishima comme chez Ôe et Ishihara, ce malaise chronique, ce sentiment de ne pas avoir de place dans la société, se traduit par une fascination pour la violence. On le discerne dans les œuvres de Mishima, mais plus encore dans sa fascination pour la mort, son intérêt pour la boxe et le kendô ; on le discerne très clairement dans la violence parfois extrême des héros de La saison du soleil , particulièrement de La chambre de tortures (autre nouvelle du recueil), qui s’affirment dans leur existence et dans la société par leur comportement violent entre eux, avec les autres, et dans leur vie amoureuse et sexuelle ; on le discerne également chez Ôe, dont les premiers héros « sont conscients de ce qu’entraîne comme conséquences l’acceptation de vivre dans un pareil monde ; l’énigme qu’ils ont à résoudre pour survivre, pour se découvrir une liberté est la suivante : comment maintenir leur hostilité face au désarroi et, en fin de compte, au renoncement ? Le terrorisme ouvre de lumineuses perspectives : les protagonistes de Ôe rêvent de lancer des grenades sur la limousine de l’Empereur, de se battre aux côtés de Nasser, de rejoindre la légion étrangère. Mais traduire en actes de semblables idées dépasse leurs possibilités réelles. Il est un terrain d’attaque plus accessible : la violence sexuelle, la sexualité sauvage – ce que l’un des personnages de Ôe appelle du ‘baisage avec de l’ignominie à revendre’. Tôt ou tard, les héros de Ôe découvrent que le seul territoire auquel ils peuvent accéder par-delà le vide de la vie quotidienne est, pour la société qui est la leur, ‘la perversion sexuelle.’ Que l’on considère le J. de Homo sexualis – récit datant de 1963. J. est un playboy […] [qui] devient ce que les Japonais appellent ‘un pervers du métro’, éjaculant contre les imperméables des jeunes filles dans les trains bondés des heures de pointe. A ses yeux, le danger qu’il cherche est une sorte d’expiation. En fait, comme tous les premiers héros de Ôe, c’est la recherche de son identité qui l’amène à s’affirmer contre la sécurité de son univers. » (Ôe, 1982, p.10-11) « Pour survivre », les héros de Ôe se lancent dans la violence : l’expression utilisée par John Nathan est très forte, mais elle traduit parfaitement la puissance du sentiment de malaise

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qu’expriment ces auteurs pour la génération d’après-guerre. Mishima en particulier le fera sous le couvert de la fiction, évoquant un personnage qui « ne pourrait jamais se sentir vivant et réel dans la réalité post-bellum » (Nathan, 1974, p.161), puis sans ce couvert en 1962 : « Je me rappelle regarder un film pendant la guerre qui avait été fait en temps de paix et soupirer à la vue de Ginza20 illuminé de néons. Mais quand plus tard je me suis trouvé dans un âge avec plus de néons que tout ce qu’on avait rêvé, tout ce à quoi je pouvais penser était combien il avait été facile de vivre dans un monde déchiré par la guerre et combien il était douloureusement difficile de vivre dans un monde de paix. » (Nathan, 1974, p.189) Cependant, après ce point de départ commun, les trajectoires futures de ces trois auteurs vont se séparer. C’est le sujet de ce travail que de voir celle de Shintarô Ishihara. Kenzaburô Ôe, lui, sera très influencé par la naissance de son fils handicapé mental en 1964, et il évoluera vers le militantisme de gauche, pacifiste et anti-nucléaire : il met « en écriture ce que [la violence] cache de mortifère et ce qu’elle porte de danger pour la liberté ou la tolérance. » (Bouissou, 2007, p.426). Des germes de nationalisme, ou à tout le moins un fort sentiment national, sont pourtant incontestablement présents dans ses œuvres, où il évoque le passé avec un mélange de colère et de nostalgie. Plus encore, il fait allusion, notamment dans Le jour où Il daignera Lui-même essuyer mes larmes, à « une version mythique du passé » où résiderait le « salut » (Ôe, 1982, p.17) : « Il ne fait aucun doute que la nostalgie d’une patrie mythique était constamment présente chez Ôe ; il est plus que probable qu’elle a pris naissance, parallèlement à sa colère, précisément en écoutant l’Empereur s’exprimer avec la voix d’un mortel. » (ibid., p.14). Seizaburô Satô voit un signe de ce nationalisme latent dans le discours d’acceptation du Prix Nobel de littérature de Ôe en 1994 : « Ôe a également déclaré : ‘Le fait que j’aie reçu le prix [Nobel] signifie que le haut niveau de la littérature japonaise est désormais reconnu mondialement.’ Mais dans la mesure où cette distinction est décernée à un individu, son affirmation est non seulement erronée mais d’un nationalisme extrême. […] Les gens comme Ôe éprouvent un vague mais fort sentiment d’identification à l’entité Japon, même s’ils détestent l’Etat japonais. Tout en rejetant l’Etat ou le gouvernement, ils nourrissent un nationalisme inconscient. » (Satô & Itô, 1995, p.59) Chez Yukio Mishima, le malaise existentiel et la fascination pour la violence nés de la guerre et de la défaite se conjuguent à une fascination absolue pour la beauté et un passé mythique, qui le mènera naturellement dans les rangs du romantisme né dans les années 1920 et 1930, puis au nationalisme, avec l’aide, on l’a vu, de Fusao Hayashi. Selon son biographe John Nathan, cet intérêt pour la beauté lui viendrait non pas de la guerre, mais de l’influence décisive de sa grand-mère, très protectrice et qui a littéralement enlevé le jeune Kimitake à sa mère : « En murmurant à l’oreille de Kimitake pendant toutes ces années sa profonde insatisfaction avec elle-même et sa nostalgie largement poétique pour un passé distant, un passé élégant, un passé de beauté, on peut dire qu’elle l’a fait souffrir de ‘l’agonie romantique.’ Il était certainement entre ses mains dès l’époque de ses douze ans, nostalgique comme un vrai romantique de la pureté et de la beauté et possédé par un désir féroce et impossible d’être un autre que lui- même. » (Nathan, 1974, p.27)

20 Quartier commerçant huppé de Tokyo. 36 LASSALLE Olivier _2008 I/ Le nationalisme japonais contemporain

Il est ensuite exposé à l’influence d’écrivains et poètes proches de l’Ecole romantique japonaise, qui le considèrent comme « l’un des nôtres », « une version plus jeune de nous » (Nathan, 1974, p.47), et trouve dans la guerre la réalisation de son rêve d’un monde de beauté et de mort. En 1945, la défaite ruine ce monde rêvé ; mais selon la formule de John Nathan, Mishima « continue à rêver » (Nathan, 1974, p.62), continue à vivre dans son monde de beauté, même s’il est parfaitement conscient que le monde réel n’est plus celui qu’il rêve : « La guerre a pris fin. Tout ce à quoi je pensais, comme j’écoutais le Rescrit Impérial annonçant la reddition, était le Pavillon d’or. Le lien entre le temple et moi avait été rompu. Je pensais, à présent je vais retourner […] à un état où j’existe d’un côté et la beauté de l’autre. Un état qui ne s’améliorerait jamais tant que le monde perdurerait. » (Nathan, 1974, p.59) « Soudainement nous fûmes conduits d’une vie où la mort était une réalité dans un monde où la mort n’est rien de plus qu’une idée : le sens de la réalité que nous apprécions dans une vie proche de la mort a maintenant été transformé en une idée. » (ibid., p.161) De la même manière que les pionniers du nationalisme de l’époque Meiji, puis leurs héritiers romantiques, se sont tournés vers un passé idéalisé et la sensibilité – c’est-à-dire, également, la beauté – comme particularités du Japon définissant son identité, Mishima va identifier ces éléments qui le fascinaient déjà avec le Japon, et tourner ainsi au nationalisme. 21 Identifiant beauté et beauté traditionnelle, puis avec le miyabi (￿), il se rattache à la culture japonaise ; via le miyabi, qui se réfère à la cour impériale, il fait de l’Empereur la source ultime de la culture japonaise dans son ensemble. Ce qui le mène, naturellement, à la glorification de l’Empereur et donc de la Seconde guerre mondiale, à appeler à son retour au pouvoir politique ; en un mot, au nationalisme. Trouvant dans le Japon la source de son identité individuelle, et dans l’engagement politique un moyen de se sentir vivant – sujet ô combien capital pour « l’homme qui avait toujours voulu exister mais n’avait jamais pu » selon les mots de son frère (Nathan, 1974, p.281) – il fait sien tous les thèmes du nationalisme romantique. Il évoque à de nombreuses reprises la « sensibilité » des Japonais (« La droite n’est pas la théorie mais la sensibilité. », ibid., p.263), notamment dans Le soleil et l’acier, le manifeste qui s’apparente à un testament, écrit peu avant son suicide (Mishima, 1973). Il insiste sur le lien à maintenir avec le passé japonais, jusqu’à choisir « la mort la plus japonaise imaginable » (Nathan, 1974, p.ix). Il le fait notamment dans le Manifeste contre-révolutionnaire, le manifeste de la Société du bouclier (Tate no kai) qu’il fonde à la fin des années 1960 : « Nous nous considérons comme les derniers sauveurs, les ultimes représentants et l’essence de la culture, de l’histoire et des traditions japonaises à défendre. », « Nous sommes la personnification de la beauté japonaise. » (ibid., p.241-242). Il évoque également ces thèmes dans son dernier discours, prononcé sous les sifflets devant les Forces d’autodéfense (FAD) depuis le balcon du bureau du commandant Masuda à Ichigaya (Tokyo) : « Nous allons restaurer le Japon dans sa véritable forme, et dans cette restauration, mourir. Allez-vous supporter un monde dans lequel l’esprit est mort et il y a seulement une vénération pour la vie ? Dans quelques minutes nous allons vous montrer ou trouver une plus grande valeur. Ce n’est pas le libéralisme ou la démocratie. C’est le Japon. Le pays de l’histoire de la tradition que nous aimons, le Japon. » (ibid., p.270) 21 « Une valeur ou qualité dans l’esthétique japonaise classique qui est généralement définie comme ‘l’élégance de cour’. » (Nathan, 1974, p.232) LASSALLE Olivier _2008 37 Shintarô Ishihara et le nationalisme japonais

Il faut cependant nuancer la conversion au nationalisme de Yukio Mishima. Elle était certainement réelle et convaincue, mais il reste qu’elle s’insère si parfaitement dans sa fascination pour la mort, que le doute est permis sur l’origine réelle de sa conversion. Pour John Nathan, il est clair qu’il ne s’agit pas, ou plutôt pas seulement, d’un intérêt pour le destin du Japon : « Il apparaît que Mishima a passionnément voulu mourir toute sa vie, et qu’il a choisi le ‘patriotisme’ assez consciemment comme un moyen de parvenir à la mort ‘héroïque’ douloureuse que son rêve de toute une vie imposait. » (ibid., p.x)

4- Le nationalisme dans l’après-guerre

Malgré la défaite, l’occupation américaine, le nationalisme japonais ne disparaît donc pas – ce qui est sans doute impossible tant qu’existe un sentiment national. Au contraire, il est nourri par le sentiment de malaise qui s’empare des jeunes générations et d’une partie de la société japonaise, comme en témoigne le succès des ouvrages de Ôe, Ishihara ou Mishima qui l’expriment clairement. Les purges américaines manquent peut-être d’ampleur ; elles manquent certainement de durée, puisque dès les années 1950 la plupart des nationalistes enfermés pour crimes de guerre sont libérés. Certains sont mêmes employés par la CIA, de la même manière qu’elle utilise certains ex-nazis en Europe. Ce retour des anciens cadres va donner un coup de fouet au nationalisme japonais moribond dans l’immédiat après- guerre – ainsi qu’au monde de l’économie souterraine, les fameux yakuza. Cependant, la guerre a eu des conséquences trop lourdes sur le peuple japonais, le traumatisme a été trop fort et l’effort américain de mise à bas du système par l’éducation notamment trop réussi, pour que le nationalisme étatique et impérialiste d’avant-guerre puisse se réimplanter tel quel dans le Japon des années 1950. Il est d’ailleurs plus que douteux qu’il en soit capable même aujourd’hui, et que ces groupuscules dont les cars hurlent des slogans nationalistes dans les rues ne soient pas limités à une audience dérisoire : « Dans le Japon d’après-guerre […], le nationalisme est devenu un mot sale (dirty word). » (Sakamoto & Allen, 2007). En conséquence, le sentiment national des Japonais, qui lui n’a pas disparu du jour au lendemain, s’exprime prioritairement dans le pacifisme. La Constitution et son article 9 ont beau avoir été plus ou moins imposés par l’occupant américain, la population japonaise s’y identifie rapidement et durablement. Ce discours ne va cependant pas conserver longtemps son monopole sur l’identité nationale : il est attaqué, on l’a vu, par ces jeunes générations qui cherchent une réponse à leur malaise ; il est encore mis à mal, dès les années 1950 et le début du décollage économique avec la guerre de Corée, par de nouveaux discours sur le sentiment national et l’identité : « Quand l’économie japonaise ruinée par la guerre est repartie, l’identité japonaise et un sentiment de supériorité nationale ont souvent été exprimés en termes de nationalisme culturel et économique, qui ont typiquement cherché la source du ‘miracle économique’ japonais dans ses caractéristiques et sa culture nationale ‘uniques’. La xénophobie militariste et l’expansionnisme raciste qui caractérisaient le nationalisme de guerre semblaient avoir disparus. » (ibid.) Sandra Wilson distingue dans l’après-guerre trois discours différents dans le sentiment national japonais : « Un centré sur le comportement économique ; un se concentre sur des réinterprétations successives de la Seconde guerre mondiale ; et un s’occupant des idées sur l’appartenance ethnique (ethnicity) ou la distinction culturelle des Japonais. » Mais elle

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précise que « les différents éléments n’existent pas de manière indépendante. Au contraire, ‘ils s’interconnectent, se chevauchent, résonnent aussi bien que se heurtent, s’affrontent et sont en compétition les uns avec les autres’ » (Wilson, 2002, p.15) : « En pratique, les différents discours de sentiment national d’après-guerre au Japon sont rarement distincts, et les mêmes personnes peuvent facilement être imaginées participant à tous. Le nationalisme économique, par exemple, a quelques fois rejoint le nationalisme culturel, de sorte que dans la nihonjinron, l’esprit d’économie (thrift) devient une partie du caractère national supposé des Japonais. Le héros du nationalisme économique – le ‘salaryman’ d’après-guerre – est à son tour devenu un des principaux stéréotypes du caractère national japonais, avec son prétendu dévouement désintéressé à l’entreprise, sa capacité sans limite au travail difficile, etc. » (ibid., p.19-20) On laissera de côté le « nationalisme économique », puisqu’il n’en est pas réellement un étant donné que les éléments agressifs et exclusifs n’y sont pas présents, quand bien même il s’agirait d’une survivance de l’idée de force déjà présente avant-guerre. Vouloir un pays fort – économiquement ou militairement – ne s’apparente pas à du nationalisme tant que cela ne se fait pas contre ou aux dépens des autres. On verra plus bas ce qui concerne la Seconde guerre mondiale et sa réinterprétation. Le « nationalisme ethnique » (minzoku shugi), qui là encore est en réalité un sentiment national basé sur une conception ethnique de la nation, est le plus important. Il survit à la guerre et réapparaît très vite dans l’après- guerre, en réaction à l’occupation américaine qui met dans la réalité journalière l’existence d’un « eux » (les Américains) différents de « nous » (les Japonais). Ce sentiment national profite du discrédit du nationalisme lié à l’Etat (kokka shugi), qui a encouragé l’impérialisme et la guerre. Il se base sur l’idée d’un Japon formé d’une seule ethnie, les Japonais, dont on ira souvent jusqu’à dire qu’elle est particulière et donc « unique » : c’est la fameuse et fumeuse nihonjinron, ou « littérature de la japonitude » selon la traduction de Jean-Marie Bouissou (Bouissou, 2007, p.315), qui aura au Japon un succès durable. Il n’y a qu’un pas, on l’imagine aisément, de là à la supériorité ethnique et culturelle des Japonais, pas qui sera allègrement franchi par les nationalistes minzoku shugi. Mais ce n’est pas une évolution inévitable, comme le rappelle Ian Buruma, malgré le ton résolument agressif contre le sentiment national japonais de son article, publié au plus fort des différents commerciaux entre le Japon et les Etats-Unis : « Les avocats de l’âme nationale sont appelés la Minzokuha, l’Ecole de l’âme nationale22. Minzoku, à la différence de minshû (les masses), ou kokumin (le peuple national23), ressemble quelque peu à l’usage nazi du mot Volk. Il implique la pureté du sang et l’unité spirituelle. […] Un dramaturge japonais a comparé son pays à un dôme de verre, transparent mais impénétrable aux étrangers. Le mur de verre est la mystique qui enveloppe le Volk japonais ou, comme la Minzokuha préfère l’appeler, le Yamato minzoku. […] Le culte de l’âme nationale, ou Yamatoisme, n’est pas la même chose que le militarisme, même si la connexion s’est faite dans le passé. A vrai dire, même le pacifisme peut faire partie du culte. » (Buruma, 1987) 22 Il y a là une lourde (mais peut-être volontaire) erreur de traduction : minzoku peut en effet signifier « nation », « peuple », voire « tribu » ou « race », mais certainement pas « âme nationale », qui serait plus proche de kokusui. Eric Prideaux traduit (Prideaux, 2006a) minzokuha par « faction de l’ethnicité » (ethnicity faction). 23 Ici encore, la traduction est problématique. Kevin M. Doak traduit kokumin par « nation ». LASSALLE Olivier _2008 39 Shintarô Ishihara et le nationalisme japonais

La comparaison qui est faite ici avec le nazisme relève bien sûr d’un véritable Japan bashing, dans une période où les relations entre le Japon et les Etats-Unis sont des plus tendues, et chaque signe de sentiment national japonais ou de protectionnisme, assimilé à du nationalisme, est immédiatement condamné. Cependant, une fois mise de côté la connotation très négative associée à tout ce qui touche le nazisme, la comparaison entre minzoku et Volk est pertinente, comme on l’a vu avec Pierre Milza. Les Japonais ont bien le sentiment d’appartenir à un peuple, une ethnie – une minzoku – distincte des autres et homogène (ce que Ian Buruma appelle « la pureté du sang et l’unité spirituelle »), mais généralement ce sentiment ne dépasse pas la limite de l’agressivité et de l’exclusivité, et donc n’est pas un nationalisme. Ian Buruma estime cependant qu’il est raciste, même si tous les Japonais ne s’en rendent pas compte, et que le racisme n’est pris en compte au Japon que quand les Japonais en sont victimes. Il est certain que les Japonais ont une vision très ethnique (et donc, par extension, raciale) des peuples du monde ; quant à savoir s’ils sont réellement racistes, c’est-à-dire s’ils considèrent leur ethnie comme supérieure aux autres ou à certaines autres, c’est un débat sans fin dans lequel on n’entrera pas ici. On étudiera cependant cette question en ce qui concerne Shintarô Ishihara. La distinction, pour la période de l’après-guerre, entre « nationalisme » ethnique et économique particulièrement, mérite d’être retenue. Kevin M. Doak note que l’après-guerre est également une période de « redéfinition de la relation entre Japon et modernité » (Doak, 1994, p.132), ce qui conduit certains intellectuels à étudier avec un regard nouveau le travail des romantiques des années 1930 et leur critique de la modernité. Tous ces auteurs n’ayant pas été purgés par les autorités d’occupation, ou ceux qui l’ont été étant rapidement libérés, la réhabilitation de l’Ecole romantique japonaise se fait nettement dans la continuité des réflexions d’avant-guerre. Il n’y a pas de véritable rupture dans le discours sur la modernité. En réalité, on va même plus loin que ce qui avait été fait avant et pendant la guerre. Après-guerre en effet, il n’est plus possible de douter que le Japon est appelé à se moderniser. Ce mouvement est inévitable. Mais de manière tout aussi inévitable, la modernité et la modernisation sont cette fois intrinsèquement associées à l’Occident, et plus précisément aux Etats-Unis qui les mettent en place dans le Japon occupé. Se trouve ainsi réalisée de facto une association que certains auteurs romantiques avaient avancée avant guerre, que le gouvernement militariste lui-même avait vainement tenté d’implanter. Assez vite, on retrouvera également le même discours qu’avant la guerre sur le discrédit de la modernité : le malaise des jeunes générations, les contradictions fondamentales de l’occupation – ne pas avoir poursuivi l’Empereur alors qu’on considérait les individus comme responsables, avoir jugé des individus alors que la responsabilité ultime revenait, selon MacArthur, à une structure sociale archaïque –, puis la guerre de Corée qui ressemble fortement à un impérialisme blanc en Asie puisque les Etats-Unis y défendent avant tout leurs intérêts propres, font renaître l’idée d’un discrédit de la modernité occidentale. Le discours romantique retrouve ainsi une légitimité certaine. Kevin M. Doak date la réhabilitation des romantiques de la fin des années 1950, avec les travaux de Bunzô Hashikawa et Yoshimi Takeuchi. Ce dernier notamment, s’il estime que « la rhétorique anti-moderne » – ce qui, on l’a vu, n’est pas tout à fait exact – de l’Ecole romantique japonaise a servi de justification à la Seconde guerre mondiale, considère qu’elle est surtout « l’articulation profonde de la nostalgie d’un peuple colonisé pour l’indépendance et l’autonomie. » (Doak, 1994, p.148). Un tel discours, dans le Japon des années 1950 qui vient à peine de retrouver son indépendance et reste partiellement occupé – Okinawa ne sera rétrocédé qu’en 1972 –, qui voit briller au firmament de sa littérature une étoile du nom de Yukio Mishima, ne pouvait être perçu que comme une réhabilitation en bonne et due forme des romantiques.

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Pendant les quarante années d’après-guerre, jusqu’au tournant des décennies 1980-1990 qui est un point fondamental dans l’histoire récente du Japon, le malaise né dans les années d’occupation et de modernisation du pays, ainsi que l’éternel besoin d’identité individuelle et nationale sont occultés par la croissance économique. L’impression euphorique de participer à une modernisation qui tient du « miracle », l’idée qu’un jour ou l’autre les efforts consentis par les individus seront récompensés par la prospérité individuelle et nationale, suffisent à faire oublier ces sentiments anxiogènes, qui ne renaîtront qu’à la fin du siècle. En réalité, il semble qu’ils n’aient jamais réellement disparu, et qu’ils soient simplement restés masqués par et pendant la croissance rapide. Pour John Nathan, dès la fin des années 1960 les Japonais réalisent que malgré le fait qu’ils se tuent – parfois littéralement – au travail, ils sont encore loin du rêve américain qu’on leur avait promis. John Nathan en voit un symbole frappant dans l’année 1970, marquée au Japon par deux évènements majeurs : en mars, l’exposition universelle d’Osaka ouvre ses portes, qui après les Jeux olympiques de Tokyo de 1964 scelle l’entrée du Japon dans le groupe des grandes économies mondiales ; puis le 25 novembre, Yukio Mishima se suicide dans les circonstances que l’on sait. A la fin des années 1980, avec la fin de cette période d’euphorie économique – accentuée encore à l’époque de la bulle – ce fragile équilibre est rompu : « Pendant les années 1970 et 1980, quand l’économie japonaise était florissante, l’identité n’était pas un problème. Les gens étaient en sécurité dans leur travail ; le dur labeur menait à l’affluence. En général, les Japonais étaient capable de ressentir qu’ils participaient à et bénéficiaient des profits d’un effort national pour atteindre le bien-être matériel que, pour eux, l’American way of life incarnait. Depuis 1990, quand l’économie s’est arrêtée, la confiance et la fierté et même le sens de but ont été érodés alors que la récession s’approfondit, que la sécurité est menacée, et que le leadership politique continue à faire preuve d’une incapacité à répondre efficacement à la crise et, ce qui est pire, à la banqueroute morale. L’illusion de coopération, d’appartenance, a été brisée. Ce qui reste est un vide profondément troublant qui a produit, encore une fois, un besoin urgent de se sentir identifié. Le nouveau nationalisme japonais est une manifestation de et une réponse à ce besoin. » (Nathan, 2004, p.119) John Nathan voit un signe de ce malaise identitaire dans le récent « boom » du japonais. De par sa difficulté particulière et son originalité, cette langue serait une grande fierté des Japonais, « une assertion de leur unicité […] et une preuve de qui ils sont et, de manière plus importante, de ce qui les rend particuliers. » (Nathan, 2004, p.5). Le récent renouveau de l’intérêt pour le Japonais et ses origines – d’où un autre « boom » récent, celui du chinois – est révélateur du fait que les Japonais ressentent à nouveau le besoin de se prouver leur caractère spécial, c’est-à-dire d’affirmer leur identité individuelle et collective. Autre signe, le fait que Yukio Mishima, marginalisé dans les années 1970 après son spectaculaire suicide, effectue depuis la fin des années 1990 un retour en force. Ses œuvres complètes ont été publiées, et connaissent un succès qui n’est pas négligeable. Presque trente ans après Mishima, le public japonais semble ressentir le même vide identitaire, ou plutôt en prendre tardivement conscience. Et cela ne concerne pas que les nationalistes plus ou moins assumés ; on en trouve trace ailleurs, comme en témoigne cette chronique anonyme apparue en une du journal de gauche Asahi Shinbun, bête noire de tous les nationalistes japonais, à l’époque de la Coupe du monde de football de 2002 organisée conjointement par le Japon et la Corée du Sud :

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« Quelque chose manque. Ce sentiment vague se répand dans le pays. Pour un bref instant, notre équipe de football a rempli ce vide. Le jeune homme qui m’a dit ‘La Coupe du monde nous a donné un sentiment d’unité’ s’exprimait honnêtement. J’ai entendu une jeune personne aux Etats-Unis exprimer le même genre de sentiment. Il répondait à un discours de l’ancien Président Bill Clinton. C’était juste après qu’un bateau américain avait été attaqué par des terroristes au Moyen Orient. Le Président a exprimé de la tristesse et a appelé au courage et à l’unité. Le Président américain n’est pas simplement le chef du gouvernement. Certaines fois il apparaît devant le peuple dans le rôle d’un prophète. Il émeut les gens avec ce qu’il a à dire et consolide le sentiment d’unité américain. C’est l’un des rôles du gouvernement américain. Dans de tels instants, les gens se confirment les uns les autres qu’ils sont américains. Les Etats-Unis comprennent une variété de nationalités et de races et de langues. Dans notre société relativement homogène, beaucoup de gens pourraient penser qu’être japonais va de soi et est sans ambiguïté. Et pourtant quelque chose manque à notre plein sentiment d’être japonais. Il semble que nous transportons une sorte de vide. Qu’est le boom récent du japonais sinon une impulsion visant à combler ce vide ? Le japonais est notre langue maternelle mais nous savons si peu de choses sur le beau japonais. Le sentiment de crise qui apparaît est approprié. Je me rappelle une strophe du poète Shuji Terayama : Dans le bref instant où l’allumette flamboie La mer est dans le brouillard Y a-t-il une terre maternelle (sokoku) pour laquelle Je puisse me jeter ? Ces lignes sont émouvantes pour beaucoup de lecteurs : ce qui apparaît dans l’instant de lumière n’est pas seulement la perte d’une terre maternelle, mais aussi la nostalgie d’une telle terre. Ce ‘paysage d’après-guerre’ est encore ce vers quoi nous retournons. Quand l’excitation sera passée, quel sera le paysage du Japon ? » (ibid., p.20) La crise économique n’est pourtant pas la seule cause du retour de ce sentiment durable de malaise. L’évolution même de la société y aurait aussi un rôle loin d’être négligeable : « La diversification des styles de vie et l’émergence de nouvelles formes d’individualisme, en obligeant les individus à faire des choix auxquels leur éducation ne les avait pas préparés, ont engendré des incertitudes parfois douloureuses. Il en a résulté une crise identitaire, à la fois personnelle et collective, qui a conduit les Japonais à s’interroger sur leur culture, en cherchant à se repérer entre leurs racines et les apports occidentaux. » (Bouissou, 2007, p.475) e Les causes immédiates sont différentes, mais on retrouve au 21 siècle exactement le même sentiment qui avait déjà causé le malaise de certains Japonais à l’époque Meiji, puis dans les années 1920 et 1930, puis à nouveau après la guerre : l’idée qu’ils ne sont pas à leur place dans le monde qui est le leur, qu’il change trop vite pour eux. Et à chaque fois, la porte de sortie est la même : on se tourne vers ce qui semble sûr et stable, c’est-à-dire le passé. Qui plus est, de la même manière que lors des précédentes crises identitaires, le Japon des années 1990 se retrouve face à la nécessité de redéfinir son statut international. Après la Seconde guerre mondiale, la guerre froide avait joué un rôle important dans la détermination de ce statut et des rapports du Japon avec l’Occident. Mais avec l’effondrement de cet ordre bipolaire où la place du Japon était clairement définie, « il est devenu nécessaire pour le

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Japon de s’adapter aux changements dans l’ordre mondial et de se redéfinir vis-à-vis 24 du reste du monde, particulièrement les autres pays développés. » (Stronach, 1995, p.46). Le résultat, comme à l’époque Meiji, comme après la guerre, est que le Japon ne trouve pas sa place dans le monde, de la même manière que les Japonais se sentent perdus face aux évolutions de leur société : « Les plus importantes périodes de l’histoire moderne du Japon ont été marquées par ses tentatives de s’occidentaliser, pourtant il n’est toujours pas convaincu de son succès et de la validité de l’Occident en tant que modèle. Il regarde l’Asie comme la région de son héritage culturel et de son leadership contemporain, mais ses efforts pour s’occidentaliser l’ont indéniablement séparé de l’Asie. C’est aussi banal que vrai : le Japon est un pays pris entre l’Est et l’Ouest. La clé de la compréhension par le Japon de sa place dans le monde est dans l’examen de sa propre identité. » (ibid., p.58) Selon le même mécanisme qu’aux précédentes périodes d’occidentalisation – Stronach le qualifie de « contrecoup » (ibid., p.54) – et comme Kenzaburô Ôe l’a clairement expliqué à John Nathan, ce malaise identitaire débouche sur le nationalisme. Se replongeant sur leur identité, donc leur passé, les Japonais s’en approchent et certains se laissent prendre. Les changements économiques et sociaux, ainsi que la crise, poussent dans le même sens, celui d’un renouveau du nationalisme japonais. Rumi Sakamoto qualifie ce nouveau nationalisme de « soin » contre l’incertitude et le sentiment de perte, et de « pop », parce qu’au contraire d’anciennes formes de nationalisme qui s’identifiaient à l’Etat (kokka shugi), « il implique une acceptation naïve, presque inconsciente […] de la proposition ‘J’aime le Japon parce que je suis japonais.’ » (Sakamoto, 2008). De plus, « à moins que la sécurité de la vie individuelle soit (perçue comme) menacée par un ennemi extérieur, cette sorte de ‘pop’ et ‘petit’ nationalisme restera largement déconnectée des formes plus politiques de nationalisme. » (ibid.). On voit ici que le « nationalisme » qu’évoque Rumi Sakamoto est plus sûrement un « sentiment national », qui ne franchira pas, selon elle, la limite du nationalisme. Certains l’ont fait, cependant, et sont à l’origine d’un « nouveau nationalisme » dont Rumi Sakamoto liste les idées : « i) Il est naturel et sain d’aimer son pays, et les Japonais devraient être fiers du Japon ; ii) le discours public japonais d’après-guerre a été dominé par la gauche, qui a présenté une histoire ‘déformée’ et ‘masochiste’ au public et en particulier aux enfants ; iii) le Japon n’a pas à s’excuser (ou s’est assez excusé) pour ses actions en temps de guerre ; iv) les sentiments et actions anti-Japonais de la Corée et de la Chine sont irraisonnables et irrationnels ; et v) la Chine et la Corée utilisent l’histoire comme une carte diplomatique. » (ibid.) Mark Selden ajoute à cette liste le « mépris pour le tribunal de Tokyo et autres évaluations internationales des crimes de guerre japonais » (Selden, 2008) et relève que ce nationalisme réitère les mêmes fascinations romantiques que ses prédécesseurs depuis l’ère Meiji, c’est-à-dire en particulier l’intérêt porté à la sensibilité, à l’esprit et à la beauté : « Les expositions [du musée Yasukuni] […] élèvent la guerre japonaise à des hauteurs esthétiques et spirituelles. » (ibid.). Rumi Sakamoto mélange allègrement sentiment national et nationalisme, mais donne dans son étude deux caractéristiques qui fondent la nouveauté de ce nationalisme et le séparent des formes plus anciennes. La première est « la construction d’ennemis explicites, en particulier la Chine et la Corée du Sud » (Sakamoto & Allen, 2007). La construction d’un ennemi n’est pas nouvelle dans le nationalisme, qu’il soit japonais ou 24 En français dans le texte. LASSALLE Olivier _2008 43 Shintarô Ishihara et le nationalisme japonais

étranger, puisqu’on a vu que c’est une condition sine qua non du passage d’un sentiment national naturel à un nationalisme exclusif. La nouveauté réside dans le choix de la Chine et de la Corée du Sud : ces deux pays en effet n’étaient pas vus avant la guerre comme de véritables ennemis. C’étaient simplement des territoires que le Japon pouvait et devait contrôler pour échapper à la colonisation occidentale, des régions d’où venait l’héritage culturel japonais, mais à présent vues comme nettement inférieures au Japon modernisé. Après la guerre, le passage de la Chine dans le camp communiste – où elle s’obstine à rester malgré la chute de l’URSS – et surtout les vives critiques lancées par la Chine et la Corée du Sud à l’encontre du Japon et de son comportement pendant la guerre, ont cristallisé contre ces deux pays un sentiment national en quête d’un « autre » à qui s’opposer. Rumi Sakamoto ne mentionne pas la Corée du Nord, pourtant vue comme un ennemi car elle aussi communiste et très agressive face au Japon. La deuxième caractéristique nouvelle de ce nationalisme « est son insidiosité (pervasiveness) et son audience, plutôt que son contenu per se. » (ibid.). Il aurait ainsi vu son audience croître brutalement, en particulier 25 chez les jeunes, grâce à l’influence de médias comme les manga . Entre kokumin et minzoku : à la recherche d’une nation japonaise On l’a déjà évoqué plusieurs fois dans cette perspective historique sur le nationalisme japonais : nombre de divergences conceptuelles entre les nationalistes peuvent être expliquées par une vision différente des fondements de la nation. Or, on s’en doute, ce concept est intrinsèquement lié au nationalisme, et de la définition de la nation qu’on adopte dépend grandement le type de nationalisme vers lequel on se dirige. Les mêmes débats ont lieu ailleurs, en Europe notamment, où le débat est compliqué par la polysémie du terme « nation », qui est le même quels que soient les fondements qu’on lui donne. On doit donc faire une laborieuse distinction entre nation ethnique et nation élective, nation culturelle ou nation-état. Le terme « nation » venant du latin, il n’existe pas en japonais, ce qui a posé de gros problèmes de traduction à l’époque où il a été introduit au Japon, c’est-à-dire sous Meiji. Mais une fois ces problèmes réglés, on trouve en japonais plusieurs termes – deux, voire trois – qui permettent d’exprimer les différentes acceptions possibles du « nation » occidental : il s’agit de minzoku, de kokumin et éventuellement de kokka, qui signifie en réalité « Etat », mais que certains occidentaux et mêmes certains japonais utilisent dans le sens de « nation ». Reste que disposer de termes relativement précis ne clarifie pas réellement le problème, et que le débat subsiste sur quelle doit être la définition de la nation et, de manière plus décisive, quels sont les fondements de la nation japonaise. Le problème de la définition de la nation est relativement vite réglé. Certains en donnent une très restrictive, comme Anthony D. Smith, pour qui une nation est une « population humaine nommée partageant un territoire historique, des mythes et mémoires historiques communs, une culture publique et de masse, une économie commune et des droits et devoirs légaux et communs pour tous les membres. » (Wilson, 2002, p.1). Cette définition, en plus de n’être adaptée qu’aux nations contemporaines (puisqu’il faut une culture « de masse »), est très limitative en ce sens qu’elle conditionne la qualité de nation à l’existence d’un Etat capable d’organiser les « droits et devoirs légaux ». Dans cette vision, la nation ne peut donc exister que dans le cadre de l’Etat-nation, ce qui est à notre sens bien trop restrictif. Suivant cette définition, les Kurdes par exemple ne formeraient pas une nation. Il faut donc nuancer cette acception :

25 Par exemple les œuvres hautement nationalistes de Yoshinori Kobayashi, ou le manga violemment anti-coréen qu’étudient Rumi Sakamoto et Matt Allen (Kenkanryû), qui ont réalisé des ventes très importantes. 44 LASSALLE Olivier _2008 I/ Le nationalisme japonais contemporain

« D’autres mettent moins d’emphase sur les critères substantiels et plus sur les sentiments et les croyances. Ainsi, c’est le sentiment de connexion entre les membres d’une nation qui ne connaîtront ou ne rencontreront jamais la plupart de leurs compatriotes qui est important ; ou, plus spécifiquement, des sentiments partagés de ‘fraternité, distinction (distinctiveness) et d’exclusivité, aussi bien que des croyances en des ancêtres communs et une généalogie continue’. » (ibid., p.1) On se rapproche ici de la définition de Benedict Anderson, pour qui la nation est une « imagined community », une « communauté imaginée », chaque individu se sentant membre d’une communauté qui n’a pas d’existence autre que dans l’esprit de ses individus. La nation est bien une communauté basée sur les sentiments individuels, puisqu’elle implique un sentiment d’appartenance commune de la part d’individus qui selon toute probabilité ne se verront jamais. C’est en réalité une fois cette définition posée qu’on touche au véritable problème. Car s’il est entendu que la nation est un groupe d’individus se sentant membres d’une même communauté, il reste à savoir pourquoi ils se sentent ainsi proches, c’est-à-dire ce qui fonde leur appartenance commune à la nation, et donc les fondements de la nation. Celle-ci étant une communauté d’individus, chacun peut avoir sa propre opinion, d’où la complexité du débat. Très tôt pourtant, en Europe du moins, il est relativement tranché entre deux positions, deux visions de la nation dont l’opposition est « classique » selon Pierre Milza, qui la résume, on l’a vu, à l’opposition « entre la conception française de la nation – vécue comme une adhésion raisonnée aux valeurs qu’elle incarne, un choix de l’intelligence et du cœur – et la conception allemande, fondée sur l’appartenance de fait à la collectivité raciale. » (Milza, 1985, p.174). La conception ethnique de la nation est aisément compréhensible. La vision française, en revanche, mérite qu’on s’y arrête un moment. On se tournera naturellement vers Ernest Renan, dont la conférence « Qu’est- ce qu’une nation ? », prononcée à la Sorbonne le 11 mars 1882, fait encore largement autorité quant à la conception française de la nation. Dans cette conférence, il commence par examiner la formation historique des nations, puis énumère leurs fondements possibles en les rejetant un à un. Il balaye ainsi la conception ethnique de la nation : « La vérité est qu’il n’y a pas de race pure et que faire reposer la politique sur l’analyse ethnographique, c’est la faire porter sur une chimère. Les plus nobles pays, l’Angleterre, la France, l’Italie, sont ceux où le sang est le plus mêlé. » (Renan, 1997, p.21). Prenant l’exemple de la Suisse, et a contrario des Etats-Unis et du Royaume-Uni, il rejète également la langue : « La langue invite à se réunir ; elle n’y force pas. […] Il y a dans l’homme quelque chose de supérieur à la langue : c’est la volonté. » (ibid., p.24-25). La religion ne le satisfait pas non plus, car elle « est devenue chose individuelle ; elle regarde la conscience de chacun. » (ibid., p.28) ; la communauté d’intérêts n’est à ses yeux pas suffisante : elle « fait les traités de commerce. Il y a dans la nation un côté de sentiment ; elle est âme et corps à la fois ; un Zollverein n’est pas une patrie. » (ibid., p.28). Il est moins catégorique enfin sur la géographie, qui n’est pas non plus ni nécessaire ni suffisante, mais rentre en ligne de compte : « La géographie, ce qu’on appelle les frontières naturelles, a certainement une part considérable dans la division des nations. La géographie est un des facteurs essentiels de l’histoire. » (ibid., p.28). Après cette étude négative, sa définition positive de la nation, qui clôt la conférence, mérite d’être longuement citée : « Une nation est une âme, un principe spirituel. Deux choses, qui, à vrai dire, n’en font qu’une, constituent cette âme, ce principe spirituel. L’une est dans le passé, l’autre dans le présent. L’une est la possession en commun d’un riche

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legs de souvenirs ; l’autre est le consentement actuel, le désir de vivre ensemble, la volonté de faire valoir l’héritage qu’on a reçu indivis. L’homme, messieurs, ne s’improvise pas. La nation, comme l’individu, est l’aboutissant d’un long passé d’efforts, de sacrifices et de dévouements. Le culte des ancêtres est de tous le plus légitime ; les ancêtres nous ont fait ce que nous sommes. Un passé héroïque, des grands hommes, de la gloire (j’entends de la véritable), voilà le capital social sur lequel on assied une idée nationale. Avoir des gloires communes dans le passé, une volonté commune dans le présent ; avoir fait de grandes choses ensemble, vouloir en faire encore, voilà les conditions essentielles pour être un peuple. […] Le chant spartiate : ‘Nous sommes ce que vous fûtes ; nous serons ce que vous êtes’ est dans sa simplicité l’hymne abrégé de toute patrie. Dans le passé, un héritage de gloire et de regrets à partager, dans l’avenir un même programme à réaliser ; avoir souffert, joui, espéré ensemble, voilà ce qui vaut mieux que des douanes communes et des frontières conformes aux idées stratégiques ; voilà ce que l’on comprend malgré les différences de race et de langue. Je disais tout à l’heure : ‘avoir souffert ensemble’ ; oui, la souffrance en commun unit plus que la joie. En fait de souvenirs nationaux, les deuils valent mieux que les triomphes, car ils imposent des devoirs, ils commandent l’effort en commun. Une nation est donc une grande solidarité, constituée par le sentiment des sacrifices qu’on a faits et de ceux qu’on est disposé à faire encore. Elle suppose un passé ; elle se résume pourtant dans le présent par un fait tangible : le consentement, le désir clairement exprimé de continuer la vie commune. L’existence d’une nation est (pardonnez-moi cette métaphore), un plébiscite de tous les jours, comme l’existence de l’individu est une affirmation perpétuelle de vie. » (ibid., p.31-32) Cette définition de la nation, le « plébiscite de tous les jours » a fait date. C’est la définition de la vision française, celle d’une nation élective. Elle n’est pas cependant entièrement exempte de défauts. En particulier, on remarque que Ernest Renan utilise indistinctement, tout au long de sa conférence, « patrie » et « nation ». Il n’évoque pas non plus l’Etat. La question de la patrie est problématique. De par son étymologie latine – pays du père – ce terme se rapproche du japonais sokoku (￿￿), littéralement « pays des ancêtres » et semblerait se rapprocher d’une conception ethnique de la nation. Mais en réalité, la patrie est une « communauté politique », quel que soit le dictionnaire de la langue française que l’on utilise, ce qui se rapproche plutôt du terme anglais homeland. La patrie, si elle est politique, se refère nécessairement à l’Etat. Et donc, elle est distincte de la nation, ou plus exactement elle peut être distincte d’elle. Car si l’on n’est pas dans le cadre d’un Etat-nation, c’est-à-dire un Etat dont les citoyens seraient membres d’une même nation, il y a alors une différence entre patrie et nation ; et la loyauté à la patrie (le patriotisme) est distincte de celle à la nation (le sentiment national). Cette distinction abstraite est particulièrement valable dans le cas d’une conception ethnique de la nation : dans une telle vision, d’autres nationalités sont probablement représentées parmi les citoyens de l’Etat ; chacun aura alors sa propre nation, mais tous auront une patrie commune. On peut penser par exemple à la Chine, divisée entre de nombreuses nationalités auxquelles les individus sont très attachés, mais soumise à l’autorité centrale de Pékin – la patrie chinoise. Ce serait aussi le cas de tout autre état multiethnique ou multinational, comme par exemple le Royaume-Uni.

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Ces distinctions peuvent paraître d’excessives subtilités, mais elles font sens dans le cadre d’une étude portant sur le Japon. A première vue, ce pays semble l’exemple parfait de l’Etat-nation : d’une unité ethnique pas aussi entière qu’on le dit, mais tout de même relativement homogène, doté d’un Etat central dont la légitimité n’est pas contestée au niveau local, il bénéfice d’une longue histoire propre. Que l’on considère l’Etat japonais actuel comme l’émanation de la nation japonaise, ou que la nation a été créée par l’Etat à l’époque Meiji, il est indiscutable qu’il lui est intrinsèquement lié, et ce au moins depuis la naissance de la nation japonaise à l’époque Meiji. Pourtant, le débat subsiste depuis plus d’un siècle entre les partisans d’une nation héritée similaire à la conception allemande – la nation minzoku – et une conception élective de la nation, similaire à celle de Ernest Renan et de la France – la nation kokumin. Ce à quoi il faut ajouter les tentatives de certains d’identifier totalement Etat et nation par l’utilisation du terme kokka, ainsi que des facteurs historiques liés au militarisme et à la guerre qui viennent compliquer encore le problème. Il n’est pas utile de revenir ici en détail sur les évolutions parallèles des concepts de minzoku et de kokumin, voire de kokka ; on se réfèrera pour cela à l’étude extensive de Kevin M. Doak, A History of Nationalism in Modern Japan : Placing the People (Doak, 2007). On notera cependant que le terme de nation n’existe pas en japonais puisqu’il vient du latin, et qu’il a donc fallu en créer à l’époque Meiji un équivalent en japonais, comme pour d’autres termes nouveaux importés à cette époque. La « nation », ainsi que la distinction e entre conceptions française et allemande, est importée au début du 20 siècle par Chogyû Takayama qui traduit les réflexions de l’auteur allemand Friedrich Meinecke. Celui-ci faisait la distinction entre Kulturnation, la « nation en tant que corps culturel » (ibid., p.12), c’est-à- dire plus ou moins la conception allemande, et Staatsnation, la « nation investie dans l’Etat politique » (ibid., p.12), estimant qu’il n’y avait pas d’évolution inévitable de la première vers la seconde. Takayama traduit la Kulturnation en jinbun minzoku (￿￿￿￿), et Staatsnation en kokumin. C’est là un moment capital : « Takayama n’a pas seulement fourni la fondation pour le concept japonais moderne d’une nation ethnique, mais il l’a fait en contraste explicite avec le concept de la nation politique, ou étatique. » (ibid., p.13). Car si Meinecke avait bien utilisé dans ses deux termes la base sémantique de « nation », Takayama l’abandonne pour créer la dichotomie minzoku – kokumin, qui va s’imposer en japonais jusqu’à nos jours. La plupart des nationalistes de l’époque Meiji et jusqu’à la Seconde guerre mondiale, on l’a vu, vont privilégier la nation minzoku sur la conception élective de la nation. L’Etat n’entre pas en ligne de compte, car il serait de très loin postérieur à la nation japonaise dont, avec cette conception ethnique, on fait remonter les origines très loin dans l’histoire, quand on n’affirme pas simplement qu’elle est unique et homogène depuis toujours. Mais l’Etat, e et particulièrement les gouvernements du 20 siècle qui cherchent à justifier l’impérialisme japonais sur le continent asiatique, cherche lui à encourager la nation kokumin. Avec une telle vision de la nation en effet, l’impérialisme – la soumission d’autres ethnies à l’autorité de l’Etat japonais – se justifie, puisque l’Etat n’est plus l’émanation d’une nation ethnique, mais le représentant et le ciment d’une nation élective, où les Coréens, les Chinois et les Taiwanais notamment peuvent avoir leur place. C’est le sens de l’accent qui est également mis sur kokka, assimilé à la nation alors que ce terme signifie en réalité « Etat ». Dans cette dernière conception, la nation – qu’elle soit minzoku ou kokumin – est entièrement liée à l’Etat, ce qui est utilisé pour obtenir le soutien total de la population. Reste que si le gouvernement obtiendra bien le soutien des Japonais – mais l’effet réel de l’idée de kokka reste à prouver – la distinction entre minzoku et kokumin, donc entre nation et Etat, nation et patrie, subsistera.

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Au-delà de cette séparation intellectuelle, de manière très pratique « la plupart des Japonais basent leur identité et l’identité des autres membres de la nation sur des critères assez simples – des caractéristiques raciales et ethniques. » (Stronach, 1995, p.61). Le Japon a beau être un Etat-nation quasi-parfait, les Japonais sont fiers de leur appartenance à la nation (ethnique) mais ne ressentent ni loyauté ni surtout de fierté pour l’Etat et donc la patrie. On a vu l’exemple de Kenzaburô Ôe, tout à fait dans ce cas. La conjonction possible entre les loyautés envers l’Etat et la nation, qui a été réalisée avant-guerre, est au Japon un mélange détonant : « Dans un tel cas, la critique de l’Etat est considérée comme un acte de déloyauté envers la nation. En outre, [cela] peut créer une perception eux / nous des relations de l’Etat-nation avec le reste du monde. Le Japon a été un bon exemple de cet aspect Dr. Jekyll / Mr. Hyde du sentiment national. Son fort sentiment d’unité nationale a largement contribué à sa modernité et au développement économique phénoménal de l’après-guerre. Mais il a aussi largement contribué au développement de gouvernements autoritaires, à la colonisation de l’Asie […]. Le Japon a traversé la transformation Dr. Jekyll / Mr. Hyde dans les années d’avant-guerre, et maintenant des observateurs se demandent s’il ne va pas la traverser une fois encore. Ils se demandent si le sentiment national japonais va rester la force constructive qui a construit le miracle économique d’après-guerre. […] Si la forte solidarité de groupe des Japonais, leur capacité au sacrifice, leur volonté de suivre le leadership politique, et leur croyance en la supériorité de leur race et de leur culture étaient liées à une identification avec les buts politiques et économiques de l’Etat et du gouvernement, la quête de pouvoir du Japon deviendrait une menace pour le monde. » (Stronach, 1995, p.91-92) Mais Bruce Stronach nuance immédiatement ce constat alarmant, notant qu’il s’agit là d’« images de perception superficielle et [qui] ont peu de bases dans la réalité. Le nationalisme state-oriented est la forme la plus faible de sentiment national dans le Japon contemporain et va le rester pour un certain temps. » (ibid., p.92). Il est vrai que la société japonaise actuelle, vue de l’intérieur, montre peu de signes de loyauté envers l’Etat, et encore moins de fierté. Les Japonais, particulièrement les jeunes – qui sont pourtant réceptifs, on l’a vu, au renouveau du nationalisme – ne s’identifient absolument pas avec leur Etat ou leur gouvernement. Il semble que l’instabilité ministérielle chronique et la domination bureaucratique qui y répond y soient pour beaucoup. Beaucoup de Japonais ne connaissent pas le nom de leur Premier ministre, tout particulièrement depuis la chute de Jun’ichirô Koizumi. « Pour retourner la formule fameuse de John Kennedy […], le public japonais se demande ce que leur pays peut faire pour eux, et pas ce qu’ils peuvent faire pour leur pays. » (ibid., p.117). Cette déconnexion entre l’Etat et la nation est bien visible dans les sondages d’opinion que conduit le Bureau du gouvernement japonais à intervalles réguliers. En 2008, 57% des personnes interrogées estiment que leur « sentiment d’aimer le pays » (kuni wo ai suru) est « plus fort » que celui des autres en général, un score qui se répartit entre 19,4% de réponses « extrêmement fort » et 37,6% de « plus fort », contre 7% à peine qui répondent « plus faible » (0,9% ne ressentent « aucun » tel sentiment). La réponse blanche « aucun des deux (ne sait pas) » représente cependant 36,1% des réponses (voir annexe 1). Mais quand on demande aux mêmes personnes ce qui les rend fières de leur pays, 48,1% évoquent l’histoire et les traditions, 46,6% la nature, 44,9% l’art et la culture, mais personne l’Etat (Bureau du gouvernement, 2008a ; voire annexe 2). De même, 53,3% des personnes interrogées estiment en 2007 que leur pays est « beau », mais si on leur demande d’expliquer ce sentiment 80% évoquent la nature, et 52,8% les 48 LASSALLE Olivier _2008 I/ Le nationalisme japonais contemporain

« paysages » (Bureau du gouvernement, 2007 ; annexes 3 et 4). En somme, « les Japonais aiment leur pays, la beauté de leur terre, et l’art de leur culture, mais ils ne sont pas patriotes dans leur dévouement à l’Etat. » (Stronach, 1995, p.118). Cette domination sans partage de la vision ethnique de la nation peut être vue dans un exemple frappant : l’activiste de droite Kunio Suzuki a entretenu une longue correspondance amicale avec les membres de l’Armée rouge japonaise en exil en Corée du Nord après le détournement d’un avion dans les années 1970. « Suzuki et les anciens terroristes de gauche exprimaient une sympathie considérable pour leurs positions politiques respectives, trouvant leur terrain d’entente dans un dévouement partagé à la nation sous la forme de ‘minzoku shugi’, ou nationalisme basé sur l’identité ethnique. Il semble que les autres différences étaient secondaires. » (Wilson, 2002, p.19) Même si la conception minzoku de la nation est largement dominante au Japon, y compris depuis la Seconde guerre mondiale, les autres conceptions n’ont pas disparu et le débat est toujours très animé. « Le nationalisme d’après-guerre, loin d’une entité monolithique, est un lieu de lutte dans lequel différentes définitions de la nation rivalisent pour la domination. » (ibid., p.18). Dans l’immédiat après-guerre, la conception kokumin semble pourtant l’emporter. Dans la Constitution adoptée en 1946 et entrée en vigueur en 1947, la nation est évoquée en utilisant le terme « kokumin » (art. 10), fondant ainsi « un peuple dont l’identité commune est déterminée par les lois, pas par la race ou la croyance. » (Doak, 2007, p.205). Cette Constitution ayant été plus ou moins imposée par les autorités d’occupation, la kokumin est rapidement critiquée par les tenants de la minzoku, notamment Tetsurô Watsuji, comme une « aberration américaine » (ibid., p.205), et tous ceux qui s’opposent aux Etats- Unis, qu’ils soient de gauche ou de droite, se retrouvent sur cette conception ethnique de la nation. Ironiquement, le retour de la minzoku est toléré par les Américains, à l’inverse du nationalisme kokumin, car il ne vient pas de l’extrême droite, auquel cas il est interdit, mais de la gauche, qui l’utilise pour critiquer l’Etat capitaliste et les Etats-Unis : « Le nationalisme ethnique semble ainsi être passé du support à l’Etat dans certaines de ses actions les plus extrêmes – la guerre et les conquêtes outre-mer – à une méthode pour distancier la société de ce même Etat. Spécifiquement, l’emphase mise sur la nation en tant que communauté ethnique contraste avec l’idéal de nation particulier promu par l’occupation américaine, qui […] encourageait un sentiment national libéral, démocratique qui était essentiellement politique plutôt qu’ethnique, comme on le voit dans la Constitution d’après-guerre et ailleurs. » (Wilson, 2002, p.18) Après la fin de l’occupation américaine, le débat se fait avec moins de contraintes. La conception minzoku reste largement et durablement dominante, mais « au tournant du siècle, le soutien au nationalisme ethnique du peuple japonais, aussi bien que parmi les intellectuels, s’affaiblissait. » (Doak, 2007, p.262). Shinzô Abe, Premier ministre de septembre 2006 à septembre 2007, est par exemple un pur soutien de la conception kokumin de la nation : « Son nationalisme se fonde sur les valeurs civiques et les sensibilités patriotiques qui placent la nation dans un contexte sans ethnie (ethnic-free) qui met l’emphase sur la liberté individuelle. » (ibid., p.271). Il ne s’agit pas d’une connexion entre l’Etat et la nation telle que Stronach la redoute, mais bien d’une conception élective, et non plus héritée, de la nation. La preuve en est que Abe se félicite de la présence de joueurs d’origine brésilienne dans l’équipe de football du Japon, des joueurs qui pleurent avec les autres à la défaite dans les qualifications pour la Coupe du Monde 1994 et, victorieux,

LASSALLE Olivier _2008 49 Shintarô Ishihara et le nationalisme japonais

sont fêtés comme les autres par le public : « Nous devons vraiment voir que ce sentiment d’appartenance à la communauté se trouve dans cette conscience que quiconque se bat sous le drapeau Hi no maru, quel que soit son pays d’origine, est l’un d’entre nous. » (ibid., p.271). Des déclarations qu’il faudrait opposer notamment à celles d’un Jean-Marie Le Pen sur l’équipe de football française, quand il déplorait une trop grande proportion de joueurs de couleur. Abe, lui, « invoque un sentiment national qui situe le peuple comme ceux qui font allégeance au drapeau et à l’hymne de leur pays, pas ceux qui partagent le même sang ou la même origine. » (ibid., p.271). Limiter l’étude à l’opposition entre minzoku et kokumin serait pourtant laisser de côté une partie non négligeable du problème. Au sein même des partisans de kokumin se déroule en effet un vif débat, qui porte sur les fondements de la nation, quand bien même il est entendu qu’il s’agit d’une nation élective. Ce débat trouve son origine dans la guerre et la défaite, qui « a fait trembler les fondations mêmes de la nation japonaise, littéralement et figurativement. » (Wilson, 2002, p.119). Il oppose aujourd’hui encore les partisans d’une nation préexistante à la défaite, basée sur les traditions passées, aux tenants d’une nation basée sur l’identité japonaise d’après-guerre – le pacifisme –, une nation née à la défaite et donc différente de celle qui a envahi l’Asie et fait la guerre aux Etats-Unis. Pour reprendre la définition de Renan, chaque camp établit sa vision de la nation sur un héritage commun, mais quand les partisans d’une nation antérieure à la guerre accordent plus d’importance aux « triomphes » et à la gloire passée, ceux d’une nation née en 1945 mettent l’emphase sur le « deuil » national qu’est la défaite. On retrouve ce débat tout particulièrement sur la question du sanctuaire Yasukuni et dans la polémique récurrente sur la manière dont la nation doit ou ne doit pas commémorer ses morts au combat, sur lesquelles on reviendra. Quant au terme kokka, il pâtit après-guerre d’une connotation très négative liée à son utilisation par l’Etat militariste pour embrigader la population japonaise et réaliser cette conjonction des loyautés entre Etat et nation qui présente de hauts risques de nationalisme agressif. Il est pourtant récemment de nouveau utilisé. On le retrouve tout au long des manga nationalistes de Yoshinori Kobayashi, sans qu’il soit jamais clairement précisé s’il entend par là « nation » ou bien « Etat ». On remarque cependant une certaine association avec la patrie, qui tendrait à pousser dans le sens d’une utilisation correcte de kokka dans son sens normal d’Etat. Evoquant notamment la paix et l’individualisme, Kobayashi déplore dans le premier chapitre de son best-seller Sensôron : « Dans le Japon d’aujourd’hui il n’y a personne capable de mourir pour la patrie. / Seule sa propre vie est importante. / Le ‘public’ (ooyake) qu’est le pays est ennuyeux (wazurawashii). Des droits on en réclame beaucoup, mais des devoirs, on n’endosse que le paiement des impôts. / Cela, au Japon, s’appelle ‘l’individualisme’. […] / Les individualistes du Japon détestent la kokka, détestent aussi l’autorité. » (Kobayashi, 1998, p.18) Kokka, « patrie » et « autorité » sont rapprochés, ce qui tend à prouver que Kobayashi se concentre sur l’Etat et préfère donc la nation kokumin. Cependant, il utilise également minzoku, dans un sens toujours proche de kokka. Et s’il utilise bien kokumin, c’est seulement pour désigner le peuple (ou la nation) qui s’engage dans des activités politiques – que généralement il critique. Autre indice frappant, la couverture de Sensôron est, selon Rumi Sakamoto26 , ornée de la formule « Iras-tu à la guerre, ou ne seras-tu plus Japonais ? ».

26 Il n’y aucune phrase, quelle qu’elle soit, sur la couverture de l’édition que nous avons utilisée, qui est la même que celle de Rumi Sakamoto (une photographie de la couverture illustre son article). D’où elle a pu tirer cette phrase, ce n’est pas clair. Mais on l’imagine mal l’inventant de toutes pièces. 50 LASSALLE Olivier _2008 I/ Le nationalisme japonais contemporain

Ce que Kobayashi entend par kokka n’est donc pas tout à fait clair, même si l’on peut supposer, qu’il l’utilise pour « nation » ou pour « état », que dans son esprit la connexion entre Etat et nation est faite. Yasuhiro Nakasone, Premier ministre de 1982 à 1987, est un autre personnage qui réalise cette connexion : « Nakasone essayait d’associer l’attrait que les Japonais ressentaient pour une théorie culturelle de l’appartenance ethnique [minzoku] avec l’Etat pour que l’Etat japonais puisse agir plus résolument, avec un soutien populaire plus large, dans l’arène internationale. » (Doak, 2007, p.262). Shintarô Ishihara, qui est proche de Nakasone, utilise lui aussi le terme kokka. Mais, à la différence de Yoshinori Kobayashi, ce qu’il entend par là est tout à fait clair. Dans sa chronique intitulée « Ces choses que nous devons récupérer » (Torimodosu beki mono), publiée le 6 janvier 2003 et consacrée à la question des otages japonais en Corée du Nord, il évoque en effet l’étymologie latine du terme « nation », et commence ainsi son explication : 27 « L’origine du mot kokka (nation )… » (Ishihara, 2006, p.17). Mais Shintarô Ishihara utilise aussi à de nombreuses reprises un autre terme : kokka minzoku. Ce mot composé n’est dans aucun dictionnaire de la langue japonaise, et on n’en trouve trace nulle part sur internet ailleurs que dans ses textes. Ce n’est pourtant pas une pure invention de Shintarô Ishihara. Pour en éclairer la genèse, il faut revenir à Chogyû Takayama, qui avait introduit au Japon la distinction entre Kulturnation et Staatsnation avec les termes jinbun minzoku et kokumin. En 1917 en effet, Takakimi Sakaguchi, professeur à l’université impériale de Kyoto, reprend cette distinction et la fait évoluer en éliminant l’élément ethnique (minzoku) : Kulturnation devient donc bunka kokumin (￿￿￿￿) et Staatsnation, kokka kokumin. En 1934, Jishô Usui reprend ces termes, mais il est isolé dans son acception kokumin de la nation. On lui préfère alors la nation minzoku. C’est le cas notamment de Seiichi Nakano, qui reprend Usui mais préfère garder les termes allemands à cause de la « polysémie » de « nation » en japonais. Mais Nakano se trompe sur les traductions données par Usui et les dénature en bunka minzoku et kokka minzoku, montrant ainsi son « engouement […] pour l’ethnicité en tant que principe sous-jacent basique de l’identité nationale. » (Doak, 2007, p.14). C’est là la seule trace que nous ayons trouvée du terme employé par Shintarô Ishihara, mais il est fort peu probable qu’il le fasse en référence à l’erreur de Seiichi Nakano. Quelle que soit l’origine de ce vocable, il est possible d’en éclairer le sens à la lumière des autres écrits de Ishihara, et ce faisant d’éclairer sa conception des relations de la nation avec l’Etat. Mais il faut avant tout se pencher sur sa vision des fondements de la nation. On a déjà évoqué l’épisode qu’il rapporte dans ses mémoires quand, enfant, il a été attaqué par un avion américain. Après le passage de l’avion, le jeune Shintarô Ishihara et son camarade se relèvent, pour entendre un deuxième approcher. Ils se jètent à nouveau au sol, l’avion passe, mais cette fois-ci il n’y a pas de tirs. Se relevant, ils découvrent qu’il s’agissait en réalité d’un avion japonais, un Zéro. Shintarô Ishihara décrit alors une joie triomphante, et conclut ainsi : « J’ai aussi compris que j’étais lié de manière inaliénable à la nation de ma naissance. » (Ishihara, 2005, p.168). On ne saurait être plus clair : l’appartenance à la nation se fait par la naissance ; il s’agit donc une nation minzoku héritée à la naissance et non pas consciemment choisie. La naissance – donc l’origine ethnique – est très importante dans sa conception, mais n’est pas la seule composante de l’identité nationale : « Les deux mots ‘nation’ et ‘national’ sont dérivés du latin natio, qui signifie naissance, race ou peuple. A l’âge d’or de l’Empire romain les fils des élites locales étaient éduqués à l’université de Bologne. Le fait de parler couramment

27 En anglais dans le texte. LASSALLE Olivier _2008 51 Shintarô Ishihara et le nationalisme japonais

28 latin, la lingua franca permettait aux étudiants de parler des sujets 29 académiques. […] Sans surprise, dans d’autres domaines d’activités hors des salles de classe il y avait beaucoup moins de compréhension mutuelle. Les étudiants à l’université de Bologne organisaient des associations, appelées natio, de gens des mêmes villes ou régions. C’était comme les associations préfecturales formées à Tokyo pour offrir aux gens des provinces une maison loin de la maison, un endroit où ils pouvaient se relaxer et fraterniser avec des gens du même monde (kind). Dans les natio à Bologne, les étudiants pouvaient parler leur langue maternelle avec des amis. […] Les jeunes des domaines éloignés aimaient faire partie de ce grand empire, pourtant l’affinité transcendante du lieu de naissance et des conceptions partagées sur la vie les amenaient ensemble dans les natio. » (Ishihara & Mahathir, 1995, p.23) Si l’on laisse de côté le parallèle entre l’Empire romain et le Japon, qui n’a de fondement que pour flatter les lecteurs de Ishihara, il faut noter l’importance égale qu’il donne à l’affinité « du lieu de naissance » et des « conceptions partagées sur la vie », c’est-à-dire, somme toute, la culture. Cette conception est explicitement démontrée par l’exemple qu’il prend ensuite pour illustrer son propos, qui est que l’indépendance nationale ne doit pas être bafouée : « Partons du principe qu’une communauté prototypique consiste d’un groupe ethnique avec une culture commune et une religion. » (ibid., p.23). On ne peut être plus clair : pour Shintarô Ishihara, les trois composantes d’une nation sont une ethnie, une culture, et une religion commune. Qui plus est, dans le cadre particulier du Japon, cette dernière – le shinto – est considérée par lui comme relevant plus de la culture que du domaine de la religion ; d’où l’on peut déduire qu’une nation serait pour lui une ethnie dotée d’une culture commune. Il évoque également cette conception dans « Ces choses que nous devons récupérer » où, reprenant la question des étudiants à Bologne, il estime que ce qui les poussait à se regrouper était le sentiment d’appartenir au même groupe, et qu’à l’origine de ce sentiment était ce qui fonde une nation : des « sentiments communs nés d’une culture commune et ancienne. » (Ishihara, 2006, p.18). Cette conception qu’a Ishihara de la nation japonaise est loin d’être isolée. Elle est partagée par la plupart des Japonais, y compris, on l’a vu, par certains qui s’opposent avec virulence au nationalisme : « La fierté que les Japonais ont à être japonais, la supériorité qu’ils ressentent par rapport aux autres nations, les liens culturels et psychologiques qu’ils ressentent envers les autres Japonais, et leur sentiment d’identité avec la nation sont tous liés à des traditions culturelles et à des normes de comportement sociétales. » (Stronach, 1995, p.61) L’éclaircissement de la conception de la nation de Shintarô Ishihara – appartenance ethnique et culturelle – permet d’expliquer le terme kokka minzoku qu’il utilise. Kokka, on l’a vu, signifie pour lui « nation ». Traduire également minzoku en « nation », comme le préconise Kevin M. Doak, serait redondant. La conception de la nation de Ishihara étant clairement ethnique, on peut supposer que minzoku, dans son esprit, signifie « peuple »,

28 En latin dans le texte. 29 Shintarô Ishihara commet ici un énorme anachronisme : l’université de Bologne n’a été fondée qu’en 1088 ! Il a vraisemblablement été induit en erreur par le fait que Bologne est en Italie, et surtout que les étudiants de l’époque utilisaient encore le latin, langue associée à l’Empire romain. 52 LASSALLE Olivier _2008 I/ Le nationalisme japonais contemporain

voire « ethnie », ou plus sûrement « nation » au sens ethnique du terme. La juxtaposition des termes kokka (nation politique) et minzoku (nation ethnique), montre la dualité de sa conception de la nation : une nation ethnique qui s’est organisée en Etat (kokka). Mais son insistance sur la culture n’est-elle pas contradictoire avec une conception aussi ethnique de la nation ? Pas nécessairement, puisque selon Anthony D. Smith une culture commune est un des six éléments fondateurs d’une ethnie : « (1) un nom collectif propre ; (2) un mythe des ancêtres communs ; (3) une mémoire historique partagée ; (4) un ou plusieurs éléments différenciants de culture commune ; (5) une association avec une ‘patrie’ (homeland) spécifique ; (6) un sentiment de solidarité pour des secteurs significatifs de la population. » (Kevin M. Doak, 2007, p.7) Pour Shintarô Ishihara donc, l’ethnie japonaise – il utilise même régulièrement le terme de « race » (jinshu) – s’est formée, on le verra, de nombreuses ethnies différentes venues sur l’archipel japonais, et leur unification a produit une culture commune, donc à terme une nation fondée sur une appartenance ethnique (ethnicity) et une culture communes. Plus tard, cette nation minzoku s’est organisée dans un Etat, et est donc devenue une nation kokka. Mais si les membres de la nation minzoku appartiennent nécessairement à la nation kokka, la réciproque n’est pas automatiquement vraie : on peut – difficilement – obtenir la nationalité (c’est-à-dire l’appartenance à la nation kokka) sans être né japonais, c’est-à-dire sans appartenir à la nation minzoku. La nation japonaise s’est identifiée à l’Etat japonais, mais l’appartenance fondamentale, originelle, est à la nation ethnique japonaise. 30 Le Japon n’est donc pas un Etat-nation (minzoku kokka ), mais une nation-Etat : une kokka minzoku.

30 La traduction habituelle de Etat-nation est kokumin kokka. Mais la définition de la nation étant ici ethnique, le terme minzoku kokka est plus approprié. LASSALLE Olivier _2008 53 Shintarô Ishihara et le nationalisme japonais

II/ Shintarô Ishihara et le Japon contemporain

Le nationalisme se bâtit sur un intérêt privilégié pour un passé souvent reconstruit, vu néanmoins comme le passé, mais il est généralement un courant de pensée orienté vers l’avenir. A l’exception des purs réactionnaires, on ne se tourne vers le passé que pour en tirer des enseignements pour le futur, ou à tout le moins des leçons à l’usage du présent. L’intérêt pour le passé prend sa source dans une certaine désillusion envers les temps que l’on vit, la société où l’on est né. Si l’étude de la vision nationaliste du passé est donc indispensable, celle de la vision du présent est tout aussi importante. On verra que ceci est particulièrement vrai dans le cadre du Japon, les nationalistes actuels partageant un e profond dégoût de la société japonaise de la fin du 20 siècle, comme leurs prédécesseurs pour celle de leur époque. Shintarô Ishihara partage les grandes lignes de cette vision, mais il est trop conscient de l’inévitabilité – voire de la nécessité – de la modernité et des changements intervenus depuis 1945 pour prôner un retour pur et simple au Japon d’avant- guerre comme le font ouvertement ou à demi-mots certains nationalistes. Mais avant tout, il est indispensable, pour éclairer les critiques qu’il porte à la société japonaise contemporaine et les remèdes qu’il préconise, de tenter de cerner l’influence qu’ont pu avoir sur le Shintarô Ishihara adolescent la guerre et la défaite puis, une fois adulte, sa relation avec Yukio Mishima, que ces mêmes traumatismes avaient poussé à un nationalisme extrême.

1- La guerre et la défaite dans les yeux d’un adolescent

Shintarô Ishihara a assez peu écrit sur son expérience de la guerre et de la défaite japonaise. Il ne l’évoque que dans un chapitre de ses mémoires et quelques-unes de ses chroniques mensuelles dans le Sankei shinbun. Un si faible intérêt pour une période pourtant fondamentale peut s’expliquer par le fait qu’à cinq ans quand la guerre commence en Asie, il est bien trop jeune pour s’en soucier ; en 1941, au début de la guerre du Pacifique contre les Etats-Unis, il n’a encore que neuf ans ; dans les dernières années de la guerre, quand celle-ci touche le sol japonais – le hondo – il n’a pas treize ans. Qui plus est, il habite une bonne partie de cette période sur l’île reculée d’Hokkaido, où il est protégé des dangers de la guerre. La bonne position de son père lui assure une affluence matérielle qui lui épargne les difficultés de ravitaillement que connaissent la plupart des Japonais, et une place dans une école d’élite où il est, jusque dans les tous derniers mois du conflit, exempté de travail dans les usines, les champs ou les bases militaires. Somme toute, l’expérience de la guerre du jeune Shintarô Ishihara est loin d’être aussi traumatisante que celle que connaissent la plupart des enfants de son âge. Qu’on lise, pour s’en convaincre, le très dur récit en partie autobiographique de Akiyuki Nosaka, Le tombeau des lucioles. Le plus décisif, cependant, n’est peut-être pas le fait qu’il ait été protégé des ravages de la

54 LASSALLE Olivier _2008 II/ Shintarô Ishihara et le Japon contemporain

guerre, mais plutôt qu’il était très jeune. Ses souvenirs sont donc nécessairement partiels, et l’influence que cette époque a sans nul doute eue sur lui est certainement en grande partie inconsciente, à la manière d’un Kenzaburô Ôe. Une étude littéraire complète de ses nombreuses œuvres de fiction permettrait assurément de la cerner. A défaut, le peu qu’il a écrit sur cette période n’en mérite pas moins notre attention, et reste révélateur de la manière dont il l’a vécue, ou plus exactement, dont il se rappelle aujourd’hui ses sentiments de l’époque. Il importe de garder à l’esprit que ces textes sont écrits a posteriori par un individu qui est difficilement objectif, en ce sens qu’il est son propre sujet. A défaut d’être d’une précision chirurgicale sur le contenu de l’influence que la guerre aura eue sur lui, on pourra néanmoins en discerner assez sûrement l’importance. Le seul véritable récit écrit par Shintarô Ishihara de son expérience de la guerre est à rechercher dans ses mémoires, intitulées Undercurrents : Episodes from a life on the edgedans la traduction anglaise, Episodes de ma vie (Waga jinsei no toki no toki) dans son titre original. Plus que de mémoires, il s’agit en réalité comme le titre l’indique, de courts récits d’évènements ou d’expériences particulièrement marquantes dans sa vie : la mort de son père, celle de son frère, son accident aux Mariannes31, le jour où sous ses yeux un pêcheur se fait dévorer vivant par un requin, sa rencontre par hasard avec un ex-pilote ayant participé à l’attaque surprise sur Pearl Harbor, diverses plongées remarquables, sa régate à travers le Pacifique, son premier voyage à Paris, sa traversée de l’Amérique du Sud en moto… 41 récits au total, parmi lesquels un seul consacré à un souvenir lié directement à la guerre. Ce simple constat dit bien combien cette époque est pour lui lointaine, et à quel point si influence il y a, elle doit être inconsciente. Reste que ce récit montre bien de quelle manière la guerre s’est imprimée dans son esprit d’enfant, et quel souvenir elle lui a laissé. Dans ce chapitre intitulé « Les enfants à qui aller à la guerre manquait » (Sensô ni ikisoko natta kodomo tachi), il relate son expérience de l’année 1945. Il ne se reconstruit aucun engouement patriotique exacerbé, se contentant au contraire d’une relation sobre des faits. Il n’évite pas la question des privations ou des morts. Il n’hésite pas à avouer avoir été content quand retentissaient les sirènes prévenant d’une attaque aérienne imminente, synonymes d’interruption immédiate des cours, comme tout écolier en temps de paix est heureux d’entendre la sirène d’un exercice d’évacuation. A la différence que ces sirènes mettaient réellement sa vie et celle de ses compatriotes en danger. Il relate ensuite l’épisode déjà évoqué avec l’avion américain qui l’attaque, puis le Zéro qui le suit, dont la vue lui a fait forte impression : « Je ne peux pas oublier – ni décrire de manière suffisante – l’émotion triomphante de ce moment. C’était une irrésistible explosion d’amour qui m’a donné envie de pleurer et de jeter mes bras autour de quelqu’un, n’importe qui, de pure joie. A ce moment, j’ai pour la première fois vraiment compris le combat à la vie à la mort qui était mené, chaque camp entièrement dédié à protéger le sien. Et j’ai aussi compris que j’étais lié de manière inaliénable à la nation de ma naissance. » (Ishihara, 2005, p.168) Une telle vision de la guerre contre les Etats-Unis (chaque camp protégeant le sien) équivaut à une négation implicite de la responsabilité du Japon dans le déclenchement de la guerre, comme s’il avait cherché par l’attaque sur Pearl Harbor à se protéger des Etats-Unis. Mais Shintarô Ishihara évoquant ici l’impression ressentie à l’époque, dans le cadre bien particulier d’une attaque directe par un ennemi, on évitera d’en tirer des conclusions hâtives 31 Lors du tournage d’un film sur les fonds marins de ces îles, il fait une mauvaise chute sur le genou d’un ami en descendant du bateau, et se fracture plusieurs vertèbres et plusieurs côtes. Amené en urgence à l’hôpital militaire américain de Guam en bateau puis en avion biplace, puis à Tokyo pour une opération, il souffre atrocement durant tous ces transports. LASSALLE Olivier _2008 55 Shintarô Ishihara et le nationalisme japonais

sur sa vision de la guerre dans son ensemble. Ce qu’il faut retenir de ce passage, c’est la « pure joie », « l’émotion triomphante » qu’il dit avoir ressenties : son expérience de la guerre, à tout le moins cet épisode, est faite de moments intenses, et l’on verra plus bas que cette intensité a une importance considérable dans l’apologie que les nationalistes font de la guerre japonaise en Asie et dans le Pacifique. La fin de ce récit est consacrée à un autre épisode, plus tardif, quand ses camarades et lui ont finalement quitté les bancs du collège pour aller travailler, en l’occurrence sur une base aérienne. Un jour qu’ils étaient en plein labeur, tous les pilotes décollent brusquement pour aller à la rencontre d’une flotte de forteresses volantes américaines B-29 se dirigeant vers Tokyo. Les enfants, avec les militaires restés au sol, attendent avec anxiété le retour des avions. Quand enfin ils arrivent, tous sont en mauvais état, de nombreux pilotes sont blessés, et les enfants viennent prêter main forte au personnel de la base. La relation que Shintarô Ishihara fait de l’événement, ne cachant pas la tristesse ni n’essayant de la minimiser sous une fascination pour la mort à la Mishima, est loin de la reconstruction glorieuse qu’on attendrait d’un nationaliste sans complexe : « Pour la première fois, j’ai connu l’odeur épaisse de sang, de transpiration et d’huile de moteur qui est l’odeur même de la guerre – lourde, oppressive, suffocante – et la tristesse déchirante qui va avec. » (ibid., p.168). Au tumulte du retour des pilotes succède un silence pesant, pendant lequel les équipages au sol et les enfants anxieux attendent interminablement – en vain – le retour d’une bonne partie des avions, jusque longtemps après le moment où tout le carburant qu’ils avaient emporté se serait épuisé. Le fait d’avoir vu, d’avoir partagé cette attente désespérée semble avoir marqué Shintarô Ishihara plus que tout autre expérience vécue pendant la guerre : « Aujourd’hui encore – ou peut-être devrais-je dire aujourd’hui plus que jamais – on entend certaines personnes chanter la vieille chanson de l’armée de l’air qui inclut les lignes : Comme le soleil se couche à l’ouest, Je scrute le ciel du sud, Cherchant encore un signe Du retour de l’avion de tête. En de telles occasions, je me retrouve parfois à combattre la forte envie de crier, ‘En fait, je sais de quoi parlent ces lignes, vous savez. J’ai vécu cette même scène moi-même. Que pouvez-vous savoir de cela ?’ Je veux crier cela non seulement pour l’amour des hommes qui ne sont pas revenus ce soir-là, mais aussi pour ceux qui ont continué d’espérer au-delà de l’espoir jusqu’à Dieu sait quelle heure, debout dans la lumière du coucher de soleil cramoisi, debout dans les dernières lueurs persistantes, debout dans la pénombre qui s’amassait, et ensuite quand ils ont remarqué les étoiles qui commençaient à clignoter, s’asseyant pour attendre toujours plus longtemps le retour de leurs camarades. » (ibid., p.170) Le jeune Shintarô Ishihara a donc vécu pendant la guerre des moments empreints d’une forte émotion, qui lui ont laissé de vifs souvenirs. Mais il n’en a pas fait, et surtout n’en reconstruit pas a posteriori, une quelconque exaltation patriotique ni aucune glorification de la guerre en général ou des soldats japonais en particulier. Ces pilotes qui ne sont jamais revenus, il ne les évoque pas comme des héros nationaux morts pour le Japon ou pour un quelconque idéal : ce ne sont que « des hommes ». Il a durablement été marqué par ce qu’il a vécu pendant la guerre, mais cela ne l’a pas poussé vers la glorification sans discernement de cette époque et de ses protagonistes, comme celle d’un Yoshinori Kobayashi. Cela se traduit plutôt, on le verra, par un profond respect pour les morts, sentiment hautement personnel et loin de tout nationalisme.

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Dans ses chroniques mensuelles tenues dans le Sankei shinbun, il évoque à de nombreuses reprises la Seconde guerre mondiale – 15 fois sur 100 chroniques –, mais deux seulement (« Majesté, je vous en prie » et « Le lion qui se redresse ») sont éclairantes sur l’influence que cette époque a eue sur lui. Dans une troisième, « La présentation des choses concernant l’histoire » (Rekishi ni kansuru, koto no merihari), il évoque un événement légèrement postérieur à la défaite mais qui lui est intrinsèquement lié : le procès de Tokyo. Dans « Majesté, je vous en prie » (Heika, onegai itashimasu) chronique datée du 2 août er 2004, et également dans « Le lion qui se redresse » (Oki agaru shishi), datée du 1 août 2005, l’anniversaire de la défaite – le 15 août – qui approche lui inspire des réflexions sur la guerre et la défaite. Il en fait à chaque fois un rapide résumé pour débuter sa chronique, dont le style contraste fortement avec celui du reste de ses textes. Les longues phrases aux multiples incises, à la construction particulièrement complexe et au cheminement intellectuel plutôt ardu, laissent place ici à de courtes phrases sans véritable verbe (en japonais), des subordonnées rendues indépendantes par des points32 : « Quand j’étais garçon, la guerre du Pacifique accueillie en retenant mon souffle. Les premières victoires en série comme des miracles. Puis les défaites de Midway, Guadalcanal, les redditions d’Iwo Jima, Saipan, les bombardements quotidiens, les commandos spéciaux puis les bombes atomiques, la défaite. Le lendemain de la capitulation, la déclaration unilatérale de MacArthur de capitulation sans condition du Japon qui altère la réalité. Le manque de protestation et de résistance d’un gouvernement effrayé. […] La Constitution malhonnête (ibitsuna) allouée par les vainqueurs. […] Puis, au nom de la reconstruction économique sous dépendance forcée, le rejet des choses du guerrier (bushi taru koto), la formation d’une nation de marchands. » (Ishihara, 2006, p.112). « Jusqu’au début de la guerre du Pacifique, le sentiment de tension goûté encore enfant. Puis finalement l’ouverture des hostilités, les victoires inespérées. Puis la situation qui se renverse en un clin d’œil. […] Les énormes effets de la nouvelle bombe de l’ennemi jetée sur Hiroshima, entendus en frissonnant. […] Le retour à l’humanité de l’Empereur qu’on croyait un Dieu. » (ibid., p.172-173) Quant au jour même de la défaite, celui où les Japonais médusés ont entendu la voix humaine de l’Empereur annoncer la reddition du Japon, jour qui a eu une influence décisive sur Kenzaburô Ôe par exemple, il ne semble pas avoir marqué Shintarô Ishihara outre mesure, qui l’évoque sobrement : « Le 15 août où nous avons entendu sous un soleil aveuglant le rescrit impérial de la défaite revient encore. » (ibid., p.172). Ces brusques changements de style prouvent que la guerre est dans la mémoire de Ishihara une période à part – mais comment pourrait-il en être autrement ? Le fait que ce style particulier ne se retrouve nulle part ailleurs dans ses écrits, le fait qu’il est à chaque fois utilisé pour résumer la guerre, montrent que cette époque l’a durablement marqué, et que l’évoquer aujourd’hui le laisse à tout le moins pensif. Peut-être peut-on percevoir dans ces quelques lignes une touche de nostalgie, somme toute compréhensible pour un septuagénaire évoquant ses jeunes années. Quoiqu’il en soit, nostalgiques ou non, ces

32 Les chroniques de Shintarô Ishihara sont écrites dans un japonais très littéraire et particulièrement difficile d’accès, y compris pour les Japonais, reflet peut-être d’un certain élitisme. En conséquence, la traduction en français en a été difficile. On s’est efforcé de rester le plus proche possible de la structure du texte original, aussi certaines formulations sont-elles sans doute un peu étranges en français. LASSALLE Olivier _2008 57 Shintarô Ishihara et le nationalisme japonais

comptes-rendus frappent eux aussi par leur sobriété. Leur importance est plus négative que positive : ne compte pas tant ce qu’on y lit, que ce qu’on n’y trouve pas. Ici en effet, aucun élan de lyrisme pour glorifier l’héroïsme du Japon en guerre ou de l’époque, comme c’est le cas sous le crayon de Yoshinori Kobayashi par exemple, ou la plume de Yukio Mishima. Le jeune Shintarô Ishihara a également gardé un très vif souvenir de « l’humiliation » subie après la défaite, en 1948, alors qu’il vient assister au procès, dit de Tokyo, des crimes de guerre japonais en Asie : « A l’époque je ne pouvais pas comprendre les détails du procès, mais je me souviens de l’humiliation d’avoir dû marcher pieds nus sur l’escalier froid et 34 33 mouillé de pluie après qu’un PM m’a fait enlever les geta que je portais au milieu de l’escalier parce qu’elles étaient bruyantes. Ce n’est pas une conséquence, mais je pense que ce tribunal, historiquement et juridiquement, manque de légitimité. » (Ishihara, 2006, p.179) Il serait bien sûr absurde de relier à cette « humiliation » le ressentiment supposé de Shintarô Ishihara envers les Etats-Unis et la position de vassal du Japon dans les relations bilatérales. Mais le fait même qu’un homme politique pragmatique mette ainsi au même niveau, dans une chronique sérieuse d’un journal national non moins sérieux, son opinion raisonnée et argumentée sur le tribunal de Tokyo et ce souvenir désagréable, montre à quel point celui- ci est brûlant presque soixante ans plus tard. Enfin, la « biographie »35 de Shintarô Ishihara sur son site internet officiel évoque sa réaction aux brusques changements idéologiques que traverse le Japon après la défaite. Ces textes, dont le style très différent de celui de ses autres écrits prouve qu’ils ne sont pas de lui, sont à prendre avec précaution : il s’agit de sa présentation officielle, destinée tout particulièrement à ses électeurs. On peut raisonnablement penser que sa vie est présentée sous son meilleur jour, ou plus probablement sous un éclairage susceptible de toucher les habitants de Tokyo. Ainsi, l’accent qui est longuement mis sur la période où il abandonne le lycée puis l’université, peut être vu comme une tentative pour séduire les – nombreux – parents désemparés face à leur enfant qui refuse d’aller à l’école. Quoiqu’il en soit, cette biographie explique l’année entière que le jeune Ishihara passera loin de son collège par un vif dégoût (« pensant ‘quelle école ridicule’ ») pour le brusque revirement idéologique de son école, qui était auparavant un établissement d’élite où l’on poussait les meilleurs à faire carrière dans la marine : « Sans bien en comprendre le sens, les professeurs ont commencé à expliquer 36 la démocratie, à exiger que les élèves aillent à Tôdai et deviennent des ‘fonctionnaires du pays’. A cette occasion, le directeur a rassemblé les élèves et leur a présenté fièrement le chef du bureau économique du Ministère des finances de l’époque en disant ‘C’est celui d’entre nous qui a le mieux réussi (shussegashira)’. » (Biographie de Shintarô Ishihara)

33 L’auteur utilise l’acronyme anglais MP, pour military police. 34 Sandales japonaises traditionnelles en bois, donc particulièrement bruyantes. 35 Il s’agit en réalité trois textes indépendants intitulés « Comment est-il venu au monde ? », « Pourquoi est-il devenu membre du Parlement ? » et « Pourquoi est-il devenu gouverneur de Tokyo ? ». 36 Surnom donné à l’université de Tokyo, l’une des plus réputées du pays : Tôkyô daigaku devient Tôdai. 58 LASSALLE Olivier _2008 II/ Shintarô Ishihara et le Japon contemporain

Il convient là encore de ne pas surestimer la portée réelle de cet événement. Mais il ne faudrait pas pour autant le passer sous silence : si ce n’est certainement pas la seule cause, le brusque tournant idéologique de son école – et, par extension, du Japon de l’immédiat après-guerre – a joué un rôle qui n’est peut-être pas négligeable dans l’abandon temporaire de l’école par Ishihara, révélateur du malaise des jeunes générations qu’on a déjà évoqué, ce que Kenzaburô Ôe appelle pudiquement « les répercussions du chaos d’après-guerre sur la société des jeunes. » (Ôe, 1982, p.256).

2- Shintarô Ishihara et Yukio Mishima : le pragmatique et le romantique

C’est précisément dans ce chaos que naîtra la longue amitié entre le jeune écrivain Shintarô Ishihara et son aîné de sept ans, Yukio Mishima. Ils seront proches pendant une dizaine d’années, de la fin des années 1950, quand Mishima prend sous son aile celui qu’on voit déjà comme son successeur, jusqu’à la fin des années 1960 quand leur amitié se distend avant le suicide de Mishima. Une proximité si durable avec un personnage tel que Mishima – tous ceux qui l’ont connu s’accordent pour dire que c’était un homme exceptionnel, hors normes – a nécessairement influencé durablement le jeune Shintarô Ishihara. Il est bien sûr difficile, voire impossible, de séparer ce qui relève de l’influence de Mishima, et ce qui était déjà présent chez Ishihara avant leur rencontre ; mais on verra que leur proximité n’est pas seulement à trouver dans leur amitié : on retrouve chez Ishihara certains traits du romantisme de Mishima. Les deux jeunes écrivains – Ishihara a 23 ans, Mishima 30 – se rencontrent pour la première fois après la sortie et le succès foudroyant du premier roman de Ishihara, La saison du soleil. Mishima est très impressionné par ces nouvelles, dans lesquelles il décèle les préoccupations qui sont les siennes : fascination pour la violence, la beauté, dans une moindre mesure la mort, et surtout nihilisme. « Celui qui a affirmé la naissance de l’écrivain Ishihara en écrivant que ‘M. Ishihara a ouvert l’époque du mépris envers toutes les choses intellectuelles’, c’est Yukio Mishima. » (Shimura, 2001, p.27). Durant toute cette époque où, selon le mot de Akiyuki Nosaka, Mishima et Ishihara étaient les « deux étoiles jumelles au firmament » (Ishihara & Nosaka, 1996, p.62) de la littérature japonaise, Mishima introduit son protégé dans les hauts cercles de la littérature. Il lui présente ses amis écrivains, ses relations dans l’édition et parmi les critiques, l’invite à ses fameuses soirées – où il croisera un certain John Nathan. Inversement, Shintarô Ishihara fait découvrir le monde de la nuit à Yukio Mishima, issu d’une famille de bureaucrates et d’une éducation très sage. Il l’introduit dans des bars, l’amène à son premier match de boxe, lui présente les amis de son frère Yûjirô. Si ce qui attire Mishima chez Ishihara n’est pas clair37, ce dernier s’est au contraire régulièrement exprimé sur son intérêt pour Mishima. Il est d’abord fasciné par sa personnalité, comme tous ses proches : « Il était à la fois lucide et drôle, c’était un excentrique. » ; « C’était un homme d’une très grande intelligence. De tous les gens que j’ai rencontrés, lui et Raymond Aron sont ceux qui m’ont le plus impressionné par leur

37 La biographie de Yukio Mishima par John Nathan a été écrite en 1974, bien avant que Shintarô Ishihara devienne assez important, politiquement parlant, pour que l’auteur le distingue des autres relations littéraires de Mishima. Shintarô Ishihara n’est évoqué qu’une seule fois dans cet ouvrage, et son nom est écorché une faute d’orthographe : « Ishiwara (sic) Shintaro » (Nathan, 1974, p.192). LASSALLE Olivier _2008 59 Shintarô Ishihara et le nationalisme japonais

intelligence. » (ibid., p.64) ; « C’était un homme fascinant. » (ibid., p.69). Sa relation avec Mishima, et l’importance qu’elle a eue pour lui, est sans doute résumée dans cette formule lapidaire, qu’il a répétée à de nombreuses reprises : « On peut dire que le Japon est devenu ennuyeux après sa mort. Je le pense sincèrement. Et il le sera encore plus après votre mort38 et aussi après la mienne. Finalement il ne restera plus personne d’intéressant. […] Le Japon est vraiment devenu ennuyeux depuis qu’il est mort. » (ibid., p.63-69). Leur amitié flanchera à la fin des années 1960, selon Ishihara après son entrée – réussie – en politique. Mais on le voit, le souvenir de Mishima est encore vif dans l’esprit de Shintarô Ishihara. Même si leurs conceptions politiques étaient antinomiques (pour Ishihara, « sa politique était une blague » : Nathan, 2004, p.179), il est frappant de noter que lors de la prestation de serment du groupe anticommuniste Seirankai que Ishihara et des parlementaires fondent en 1973 – trois ans après la mort de Mishima –, Ishihara insiste pour que ses membres signent le serment de leur propre sang… comme l’avait fait Yukio Mishima avec sa Société du bouclier. Au-delà de cette amitié, chacun est fasciné par la littérature de l’autre. C’est par là que Mishima s’intéressera à son cadet. Ishihara lui aussi, découvre avec intérêt les œuvres de son aîné : « Mishima m’a révélé tout ce qu’il pouvait y avoir de passionnant dans la littérature japonaise contemporaine. J’ai trouvé ses nouvelles fabuleusement intéressantes. C’est comme cela que j’ai commencé à me laisser entraîner dans son monde. » (ibid., p.62). Il dit avoir particulièrement aimé ses nouvelles L’encolure de la chèvre (Yagi no kubi, 1948), Haruko (1947), Couleurs interdites (Kinkiji, 1953), et les nouvelles « de sa dernière période. » (ibid., p.62). John Nathan estime d’ailleurs que les œuvres de fiction de Shintarô Ishihara sont très comparables aux œuvres de l’immédiat après-guerre du jeune Mishima. Ishihara n’est pourtant pas un fan absolu de la littérature de Yukio Mishima. Tout comme il n’hésite pas à se moquer ouvertement de sa politique, il n’a pas peur de critiquer très durement certaines de ses œuvres. Ainsi, son testament intellectuel Le soleil et l’acier « n’est à [son] avis qu’un laborieux tissu de contre-vérités. » (ibid., p.64). Quant à son œuvre majeure La mer de la fertilité (Hôjô no umi), tétralogie39 achevée peu avant son suicide en 1970, pourtant acclamée par la critique et ayant connu un grand succès dans le monde entier, Ishihara avoue n’avoir même pas réussi à la lire quand elle paraissait en feuilleton, car cela ne l’intéressait absolument pas. Il ne l’a lue qu’après la mort de Mishima, quand l’ouvrage est sorti dans son intégralité, profitant de surcroît d’une semaine d’hospitalisation ; avant cela, il n’avait pu parvenir au terme du premier tome ! Il en livre des impressions dures : « A la dernière page de L’ange en décomposition, j’avais les larmes aux yeux. J’étais si désolé pour [Mishima]. Il me paraissait tellement pitoyable. […] Par égard pour l’auteur, tout le monde s’est retenu de critiquer La mer de la fertilité ; mais l’ouvrage ne vaut strictement rien. Pour commencer, il est ennuyeux. On peut aussi lui reprocher d’être un plagiat des premiers écrits. […] J’aimais Mishima, j’avais même de la considération pour lui, et tout cela m’a rendu si triste que je n’ai pas pu m’empêcher de pleurer. Mishima a réellement sombré. Je pense que c’est à cause de son obsession pour le corps. » (ibid., p.66) Malgré cette critique sans concession de l’œuvre de Yukio Mishima, certains thèmes majeurs de cette tétralogie et de ses autres ouvrages– en particulier la beauté – touchent aussi Shintarô Ishihara. L’exemple du Pavillon d’or (Kinkakuji) est extrêmement révélateur. Le Pavillon d’or : 38 C’est un dialogue avec Akiyuki Nosaka. 39 Les quatre tomes sont dans l’ordre : Neige de printemps (Haru no yuki), Chevaux échappés (Honba), Le temple de l’aube (Akatsuki no tera), et L’ange en décomposition (Tennin gosui). 60 LASSALLE Olivier _2008 II/ Shintarô Ishihara et le Japon contemporain

(Photo de l’auteur) Ce temple de Kyoto, pavillon à deux étages aux murs recouverts d’or, construit au bord d’un étang, une des principales attractions touristiques de Kyoto et même du Japon, est le sujet et le titre d’un des romans majeurs de Yukio Mishima. Cet ouvrage retrace le parcours du jeune moine qui a réduit le bâtiment original du Kinkakuji en cendres en 195040, et « se prête à de nombreuses lectures. On peut ainsi voir dans le pavillon le symbole de la beauté du Japon traditionnel, que la défaite et les réformes de l’Occupation ont fait disparaître. » (Bouissou, 2007, p.421) On a vu l’importance que la beauté traditionnelle avait pour Mishima et les nationalistes japonais. On la retrouve chez Shintarô Ishihara, qui fait la même association entre Kinkakuji et Japon que Mishima : « Quand on lui a demandé de prescrire une cure pour la dépendance irraisonnée du Japon sur les Etats-Unis, [Shintarô Ishihara] a récemment déclaré : ‘Puisque nous répondons uniquement à la pression extérieure, que les nord-Coréens lancent un missile sur Kyoto et incinèrent le Pavillon d’or à nouveau. Cela ouvrirait nos yeux sur le fait que les Etats-Unis ne peuvent pas vraiment nous protéger, et nous pourrions cesser de vouer un culte à cet autel.’ C’est plus qu’une simple hyperbole : c’est un trait d’esprit littéraire qui fait allusion au Pavillon d’or qui réside dans un roman de Mishima comme le symbole de la beauté japonaise traditionnelle et n’a rien à faire avec la realpolitik. » (Nathan, 2004, p.200) Si cet intérêt pour la beauté comme partie de l’identité japonaise est compréhensible, l’association de ce concept quelque peu abstrait avec le monde concret de la politique, et plus encore de la politique internationale, peut surprendre. On a vu que Fusao Hayashi par exemple, n’avait pas voulu faire passer la politique avant la littérature. De nombreux 40 Il a été reconstruit à l’identique en 1955. LASSALLE Olivier _2008 61 Shintarô Ishihara et le nationalisme japonais

écrivains entrés en politique après la guerre ont abandonné leur carrière littéraire. Mais Shintarô Ishihara, lui, continue à mener de front carrières politique et littéraire, tout en étant conscient de la contradiction apparente entre l’insistance spirituelle sur la beauté, la sensibilité, et le pragmatisme indispensable à la politique : « Mishima-san m’a déconseillé de mélanger art et politique. Il disait que si je conduisais le long de la côte en revenant d’un rassemblement politique et qu’il y avait un beau coucher de soleil, et que je faisais arrêter mon chauffeur et sortais pour l’admirer, je ne serais jamais un vrai politicien. Je n’étais pas d’accord. Je lui ai dit que j’avais l’intention de continuer à apprécier les couchers de soleil même si je devenais Premier ministre. » (ibid., p.197) Ce que Ishihara affirme ici, via l’adéquation entre l’intérêt pour la beauté, la sensibilité, et la politique, c’est la compatibilité d’une vision romantique du monde et de la pratique de la politique. Cette affirmation rappelle le romantique Katsuichirô Kamei, qui avait répondu à la critique de Tomoji Abe (« la politique réelle n’est pas du tout un sujet romantique ») que « Le romantisme fournit une politique bien plus réaliste que la ‘politique réelle’ de Abe parce qu’il est bien plus conscient de la nature complexe de la ‘réalité’. Les romantiques, écrit [Kamei], sont différents des réalistes myopes en ce que ‘bien qu’entourés par la réalité, ils ne regardent pas seulement la réalité mais aussi ses possibilités et son futur’. » (Doak, 1994, p.88) De par l’importance qu’il accorde à la beauté, à la sensibilité, et de par sa volonté affichée et réalisée de ne pas les sacrifier à la politique, Shintarô Ishihara émarge donc incontestablement dans les rangs du romantisme. En ce sens, il est très proche des idées de Yukio Mishima, dont la fascination pour la beauté était absolue. Les rapproche encore le fait que cet intérêt est entièrement tourné vers le passé. Ils ne voient pas de beauté dans leur monde – mise à part la beauté naturelle –, sinon dans celle venue de l’histoire : pour Mishima, on l’a vu, la beauté traditionnelle japonaise était symbolisée par le miyabi. Shintarô Ishihara, dans sa chronique « Deux photographies » (Ni mai no shashin) datée du 2 février 2004, dévoile une conception similaire. Les deux photographies du titre sont celles qui ornent son bureau au gouvernement de Tokyo, dans le quartier d’affaires de Shinjuku. Elles représentent toutes deux Tokyo : l’une, en noir et blanc, date de 1865, l’autre est en couleurs, un panorama à 360 degrés récent pris depuis le sommet des tours du gouvernement de la capitale. Significativement, Ishihara dit aimer beaucoup la première, et il en fait une longue description. Au contraire, la seconde provoque chez lui un « énorme vomissement » (Ishihara, 2006, p.84), car la nature qu’il admirait dans la première ayant entièrement disparu, on n’y voit plus que du béton et des néons. La critique des panneaux publicitaires lumineux qui pullulent dans les rues de Tokyo – et font le bonheur des touristes étrangers – est un thème récurrent de ses chroniques. On la retrouve notamment dans « Tokyo dans dix ans » (Jûnen go no tôkyô), le 5 janvier 2007, où il dit vouloir interdire purement et simplement les néons et les grands panneaux publicitaires. A chaque fois, il invoque l’exemple de Paris, que l’action d’André Malraux et de Charles de Gaulle aurait permis de conserver intacte, pour critiquer l’impossibilité d’en faire autant à Tokyo, où l’on se réfugie derrière la Constitution – qui protège la liberté d’expression – pour autoriser ces atteintes à la ville. S’appuyant également sur la rivière Sumida, sur laquelle on peut naviguer mais qu’on ne peut pas utiliser pour accoster puisque tous les immeubles construits sur ses bancs lui tournent le dos, il oppose Tokyo à Londres, qui a su rénover et mettre en valeur les bords de la Tamise avec d’agréables promenades piétonnes. Mais à chaque fois, de

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manière plus significative, il critique Tokyo en se référant à Edo41, qui n’avait pas oublié sa rivière, il oppose la « laideur de Tokyo » à « l’élégante Edo (miyabi na edo) » (ibid., p.84). La référence à Edo, celle au miyabi, ne peuvent laisser de place au doute quant à l’association que fait Shintarô Ishihara entre beauté et tradition, à l’importance que revêt pour lui le passé traditionnel du Japon. On retrouve là le raisonnement déjà évoqué, fait par les nationalistes depuis l’époque Meiji, et particulièrement les romantiques. Par ailleurs, le fait de se tourner aussi naturellement vers Edo est le signe d’une désillusion certaine envers la modernité, qui, on l’a vu, conduit aux mêmes conceptions romantiques sur le passé. Au-delà de la fascination pour la beauté, Shintarô Ishihara est indubitablement poussé dans les rangs du romantisme par l’importance qu’il accorde à la passion. Ainsi, à John Nathan qui lui demande pour quoi il a si peur du communisme, il répond : « Il emporte l’individualité et la passion et les remplace par l’uniformité. Je me considère comme un existentialiste. La liberté et la passion sont les choses les plus importantes pour moi. J’ai été horriblement déçu quand j’ai appris que Sartre était un communiste ! » (Nathan, 2004, p.180). Shintarô Ishihara n’est donc pas une copie conforme de Mishima. En particulier, il s’est lancé en politique et cela lui a plutôt réussi, ce qui prouve, comme l’écrivait Kamei, qu’il est capable d’être conscient de la nature complexe de la réalité, et d’inscrire sa politique dans ce cadre. Mais sous ces dehors, la fascination pour la beauté, pour le passé, pour la passion, font qu’il est assurément un romantique convaincu. « Au contraire de Mishima, Ishihara est un pragmatique. Mais au fond il était, et reste, un romantique aussi solidement en proie à ses propres rêves sur le passé et sa destinée d’héritier des legs de ce passé imaginé, que Mishima l’a jamais été. » (ibid., p.198). Comme Mishima, le jeune Ishihara – c’est moins vrai à présent – est aussi un nihiliste. Pour Marcel Giuglaris, on l’a vu, la jeunesse que décrit Ishihara dans La saison du soleil est « inconsciemment nihiliste » (Ishihara, 1958, p.9), alors que Mishima était lui parfaitement conscient de son nihilisme. Reste que la lecture de La saison du soleil laisse peu de place au doute quant au nihilisme de son auteur et des jeunes qu’il décrit (inspirés de son frère), et qu’on y retrouve l’insistance déjà évoquée sur la passion et la liberté : « Avec les adolescents de son âge, Tatsuya luttait contre la morale des hommes mûrs. Le monde […] n’était pour eux qu’un cercle étriqué qui leur donnait la nausée et qu’ils voulaient détruire pour plus de liberté, plus de pensée, plus de vie aussi. » (Ishihara, 1958, p.60). Shintarô Ishihara est donc très proche de Yukio Mishima par son romantisme, par son nihilisme, mais il s’en distingue sur un point majeur du système de Mishima : la fascination pour le corps et la mort. Anne Bayard-Sakai, analysant La saison du soleil, note qu’« il ne faut pas sous-estimer […] le message véhiculé par le livre : apologie de l’action, du corps, de la virilité – on sait dans quelle filiation intellectuelle et politique cela s’inscrit. » (Bouissou, 2007, p.426). Il s’agit manifestement là d’une relecture a posteriori de l’œuvre de Shintarô Ishihara, qui néglige entièrement ses autres écrits. S’il est vrai que ces nouvelles peuvent être lues comme une apologie de l’action et de la violence – qui rappelle d’ailleurs Mishima (le héros est un boxeur), même si l’apologie est ici moins présente – et que cette fascination essentiellement vitaliste rappelle celle des fascistes européens, associer ainsi Shintarô Ishihara à cette « filiation intellectuelle » au mépris de tous ses autres écrits – politiques et de fiction – relève de la tromperie. La seule autre trace que l’on trouve de cette idée chez Ishihara est postérieure de quarante ans, et désespérément isolée. Déplorant le faible

41 L’ancien nom de Tokyo pendant la période Tokugawa, avant que l’Empereur Meiji ne quitte Kyoto pour Edo, qui deviendra ainsi Tokyo – littéralement, la « capitale de l’est ». LASSALLE Olivier _2008 63 Shintarô Ishihara et le nationalisme japonais

nombre de médailles d’or ramenées par les athlètes japonais des Jeux Olympiques de Séoul de 198842, il remarque dans Le Japon sans complexe que : « Alors que cela peut être un signe qu’un nouveau peuple s’est levé pour apporter sa contribution dans d’autres domaines, il me semble plus naturel que nos descendants soient capables de continuer à transpirer et travailler pour garder le pays fort. » (Ishihara & Morita, 1989, p.2) La philosophie vitaliste du fascisme européen trouvait son aboutissement dans la volonté affichée de créer un « homme nouveau » fasciste, que les organisations de jeunesse particulièrement, en Italie et en Allemagne, étaient chargées d’éduquer : Ishihara n’évoque jamais une telle orientation vers le futur. Sa référence principale reste perpétuellement le passé, ce qui est une différence fondamentale le séparant du fascisme européen, influencé par ses origines futuristes. Plutôt qu’aux fascistes européens, à qui aucune « filiation intellectuelle » ne le relie, son apologie du corps mérite d’être comparée à celle de Yukio Mishima, avec qui la filiation est prouvée. Mishima, dans sa quête éperdue d’un sentiment concret d’exister, se tournera lui aussi vers le corps, trouvant dans ses muscles une preuve palpable d’existence. C’est en ce sens qu’il faut interpréter son investissement intense (plusieurs heures chaque jour) dans la musculation, puis la boxe et le kendô. Dans Le soleil et l’acier , il revient longuement sur cette fascination pour le corps et la force, qui s’inscrit dans la dualité qui l’affecte entre corps et esprit : « Le soleil incitait mes pensées, presque en les arrachant, à se détacher de leur nuit de sensations viscérales, pour suivre le gonflement des muscles sertis sous le hâle de l’épiderme. Le voici qui m’ordonnait d’édifier une demeure nouvelle et robuste où mon esprit, à mesure qu’il s’élèverait peu à peu vers la surface, pourrait vivre en sûreté. Cette demeure, c’était une peau bronzée et luisante, des muscles puissants, délicatement ondulés. » (Mishima, 1973, p.27-28) Mais, contrairement à Shintarô Ishihara chez qui l’apologie du corps est essentiellement vitaliste, contrairement aux fascistes européens, en particulier à Pierre Drieu la Rochelle, le représentant français du plus pur vitalisme fasciste, la fascination corporelle de Mishima dévie vers une fascination absolue pour « l’esthétique de la mort » (Doak, 1994, p.xli). Quand Drieu la Rochelle « développe une idéologie vitaliste qui fait de la vie en commun, du sport, du culte de la force et de la virilité les éléments rédempteurs d’une société corrompue par la civilisation moderne et l’ultime chance de porter remède au destin français », quand il souhaite une « restauration du corps – santé, dignité, plénitude, héroïsme » (Milza, 1985, p.356), Mishima, lui, ne se cherche un corps puissant que pour faire face à la mort héroïque dont il rêve : « L’élan romantique, à partir de l’adolescence, avait toujours été en moi une veine cachée […]. En l’espèce, je chérissais un élan romantique vers la mort, tout en exigeant en même temps comme véhicule un corps strictement classique ; un sentiment particulier de la destinée me faisait croire que la raison pour laquelle mon impulsion romantique vers la mort demeurait inaccomplie dans la réalité, c’était le fait immensément simple que me manquaient les nécessaires qualifications physiques. Une charpente puissante et tragique, une musculature sculpturale étaient indispensables à une mort noblement romantique. Toute

42 4 médailles d’or pour un total de 14 médailles, contre 12 et 33 pour la Corée du Sud, 94 et 36 pour les Etats-Unis, 132 et 55 pour l’URSS, par exemple. 64 LASSALLE Olivier _2008 II/ Shintarô Ishihara et le Japon contemporain

confrontation entre une chair faible et flasque et la mort me semblait inadéquate jusqu’à l’absurde. A dix-huit ans, impatient d’un trépas prochain, je m’y sentais inapte. Me manquaient, en bref, les muscles qui convenaient à une mort tragique. Et ma fierté romantique se trouvait profondément blessée du fait que c’était cette incapacité qui m’avait permis de survivre à la guerre.43 » (Mishima, 1973, p.32-33) Shintarô Ishihara ne partage pas ces conceptions extrêmes de Mishima. Si l’apologie du corps est indéniablement présente dans La saison du soleil , elle reste mesurée par rapport à celle de Mishima. On l’a vu, il est même très critique sur son « obsession pour le corps », à cause de laquelle il « a réellement sombré » (Ishihara & Nosaka, 1996, p.66). Par ailleurs, quand celle de Mishima est essentiellement morbide, celle de Ishihara est avant tout vitaliste : on l’a vu, Tatsuya, le héros de La saison du soleil, rêve de « plus de vie » (Ishihara, 1958, p.60). Quant à la mort, Ishihara ne partage absolument pas la fascination qu’éprouve Mishima à son égard. Aucun héros de La saison du soleil, aucune des chroniques mensuelles du Sankei shinbun, aucun des souvenirs de ses mémoires n’évoque une quelconque envie de mourir. En réalité, la vision qu’a Ishihara de la mort est plus proche de celle de Yojurô Yasuda, le chef de file de l’Ecole romantique japonaise, pour qui « le moment de plus grande valeur de la vie est exprimé dans la mort. La valeur de la vie de l’individu est exprimée par la mort. » (Doak, 1994, p.21). Shintarô Ishihara n’évoque jamais explicitement une telle conception, pas plus qu’il ne nie que la vie d’un homme est la principale source de sa valeur. Mais les descriptions contradictoires qu’il fait de la mort de Hideki Tôjô et de Takijirô Ônishi – on y reviendra – montrent clairement que pour lui la mort exprime une partie au moins de la valeur d’un individu. La proximité de Shintarô Ishihara avec Yukio Mishima sur un plan intellectuel est donc relative. Son romantisme également, s’il est incontestable, n’est pas pour autant extrême. « Une revendication centrale de presque tous les romantiques est qu’eux-mêmes sont au- dessus du monde mauvais des luttes et intrigues politiques. » (Doak, 1994, p.xi) : c’est bien là l’image qu’il s’applique à montrer, en opposition aux politiciens corrompus et à la politique obscure du PLD. Mais d’un autre côté, il est plus éloigné d’un autre « parti pris commun aux romantiques : la littérature est vue pas simplement […] comme un genre parmi de nombreux ; plutôt, elle est vue comme le site de production privilégié en général. » (ibid., p.115). Ishihara, s’il continue effectivement à utiliser la littérature, n’en est pas moins venu à la politique : cela démontre que la littérature est bien importante pour lui, mais peut- être pas autant que pour les romantiques absolus comme Fusao Hayashi (que Kevin M. Doak évoquait ici). Enfin, il ne souscrit absolument pas à cet autre « argument romantique classique » qu’est la volonté de retrouver une « réalité perdue » (ibid., p.85) : il déplore l’évolution de la société japonaise depuis notamment la défaite, mais n’en appelle pas pour autant au retour à cette « réalité perdue ». Il est bien trop pragmatique pour cela. Tout comme son apologie du corps est vitaliste et non morbide, son intérêt pour le passé est exclusivement tourné vers la société présente et le futur.

3- Une vision catastrophiste de la société

43 Il fait ici référence au fait qu’à 20 ans, il a échappé à la conscription obligatoire – donc à une mort quasi-certaine sur le champ de bataille – pour raisons médicales. LASSALLE Olivier _2008 65 Shintarô Ishihara et le nationalisme japonais

Depuis son apparition sur la scène publique en 1956, et tout particulièrement depuis son entrée en politique en 1968, Shintarô Ishihara est un critique infatigable de la société japonaise et de son évolution. Cela ne se traduit pas, on l’a vu, par un rejet absolu de la modernité, ni de la modernité telle qu’elle est pratiquée au Japon ; plutôt, il met inlassablement en lumière les aspects de cette société qu’il déplore, dans l’espoir de la voir un jour réagir d’elle-même. Dans ses textes et par son action à Tokyo notamment, il tente d’encourager cette « renaissance » japonaise qu’il appelle de ses vœux. Pour lui le constat est en effet sans appel : le Japon est entré dans une spirale négative, dont il va falloir tant bien que mal se tirer. La faiblesse, le déclin du Japon est son thème favori : il l’évoque dans 32 des 100 chroniques du Sankei Shinbun étudiées ici, loin devant le deuxième thème (la Chine, avec 26 chroniques). Mais cette « déformation (yugami) du pays » (Ishihara, 2002, p.172), dont il identifie précisément les causes, n’est pas sans espoir : il donne clairement quelques solutions relativement simples pour tirer le Japon de cette situation dramatique, sur lesquelles il revient régulièrement. Selon Shintarô Ishihara, la décadence de la société japonaise fait ressentir ses effets jusque dans l’attitude internationale du Japon, qu’il critique âprement, on y reviendra. Pour illustrer ce constat qu’il faisait déjà en 1989 dans Le Japon sans complexe , et qu’il fait encore aujourd’hui, il ne mâche pas ses mots : « Norman Cousins44 a autrefois appelé le Japon un géant sans colonne vertébrale, mais le Japon d’aujourd’hui n’est qu’une grande limace recouverte de sel qui a fondu. » (Ishihara, 2006, p.209). Toutefois, l’origine en est bien dans la société, pas dans la position du Japon sur la scène internationale. Allant plus loin, il évoque même à plusieurs reprises le fait que cette décadence est même visible d’un point de vue physique, et là non plus il n’hésite pas à lancer un pavé dans la mare. Arguant que les Japonais seraient devenus « top-heavy » (Ishihara & Morita, 1989, p.1), c’est-à-dire qu’ils auraient tendance à trop observer et discuter – donc utiliser des fonctions intellectuelles – plutôt que d’agir – fonctions physiques –, il compare ses compatriotes à E.T., l’extra-terrestre pataud du film éponyme de Steven Spielberg (sorti en 1982) : « Je pense qu’il est possible que le peuple japonais évolue vers quelque chose comme E.T. avec des yeux et un nez prononcés et une grosse tête les rendant top-heavy, sur un corps anormalement maigre et des bras et des jambes anormalement fins. » (ibid., p.2) Shintarô Ishihara ne la pousse pas plus loin, mais cette comparaison est intéressante en ce sens que l’extra-terrestre de Spielberg a été conçu pataud de manière à suggérer qu’il viendrait d’un environnement entièrement différent, dans lequel il serait capable de se mouvoir avec facilité45. Or l’idée revient à plusieurs reprises dans Le Japon sans complexe que les Japonais ne sont pas tout à fait à leur place dans le monde actuel, qu’ils sont (ou ont le sentiment d’être) différents, voire extérieurs. Shintarô Ishihara et Akio Morita en tirent ici la conclusion que les Japonais doivent s’adapter à leur monde ou risquer la disparition, mais cette idée rappelle immanquablement la thèse de l’unicité du peuple japonais qui sous-tend le nationalisme japonais. La comparaison avec E.T. est plutôt extrême, et Shintarô Ishihara en est bien conscient – il ne l’évoque d’ailleurs que dans le cadre d’un futur indéterminé – mais il perçoit des signes de cette évolution en 1989 déjà, dans le faible nombre de médailles ramenées par les athlètes japonais des Jeux Olympiques de Séoul de 1988. Et on retrouve cette idée dans « Ce qu’apporte le débordement d’informations » (Jôhô hanran no motarasu mono), chronique publiée le 4 décembre 2006. Selon lui, les ondes que les téléphones

44 Ishihara cite ￿￿￿￿￿￿￿￿, alors que la transcription correcte de Norman Cousins en japonais est ￿￿￿￿￿￿￿￿￿. Il s’agit sans doute d’une erreur. Je n’ai trouvé aucune trace de ce ￿￿￿￿￿￿￿￿. 45 Cette idée est développée dans la version longue sortie en 2002, à l’occasion du vingtième anniversaire du film. 66 LASSALLE Olivier _2008 II/ Shintarô Ishihara et le Japon contemporain

portables – énormément utilisés par les Japonais – reçoivent et envoient provoqueraient une hypertrophie dramatique du haut du cerveau par rapport au bas : « J’ai l’impression que, comme un pommier ne pouvant supporter le poids du haut facilement brisé si une tempête vient, […] nous sommes en train de perdre notre essence d’êtres humains. » (Ishihara, 2006j). Au-delà de cette idée assez rocambolesque d’une décadence physique des Japonais, les critiques de Ishihara se portent sur l’état actuel de la société japonaise, qu’il juge, à en croire les descriptions qu’il en fait, absolument catastrophique. Il se rapproche en ceci immanquablement de Yoshinori Kobayashi, qui en deux cases de manga donne sa vision de la société actuelle : sur la gauche de la première, on aperçoit un meurtre ; au centre, un homme d’âge mur discute de manière louche avec une jeune fille ; à droite, un couple se sépare (Kobayashi, 1998, p.8). Dans le dessin de foule de la deuxième, on remarque un clochard assis par terre, et à droite un jeune homme qui avec un regard en coin achète un petit sachet suspect à un grand homme à la peau sombre dont les traits ne sont pas japonais. (ibid., p.9) La description est éloquente : « Famille mise en pièces (barabara). Taux de divorce qui augmente. Prostitution des femmes au foyer. Prostitution des jeunes filles cachée sous le nom de relations subventionnées46 (enjokôsai). […] Ces jours où les jeunes se rasent les sourcils, se maquillent, se consacrent avec ardeur aux soins du visage… » (ibid., p.8) A l’exception d’un certain racisme qu’évoque le dealer noir du dessin de Kobayashi – Ishihara, on le verra, ne le partage pas, ou du moins ne l’affiche pas – c’est là tout à fait la vision que Shintarô Ishihara a de l’état de la société japonaise. Il déplore tout particulièrement l’effondrement de la famille japonaise, dont « On peut voir une preuve dans le fait suivant : je ne suis pas le type qui en guise de hobby préfère les animaux de compagnie, mais quand on regarde ces temps- ci les gens du boom des animaux de compagnie qui marchent avec leur chien, plutôt que de tirer le chien, ils donnent vraiment l’impression de personnes qui confient au chien quelque chose d’important et se faisant tirer par lui. On peut dire que c’est un remplacement pitoyable. Dans une société où la famille a été détruite, quelle solidarité peut-il bien y avoir ? » (Ishihara, 2006e) La destruction de la famille, et de la solidarité qu’elle générait, est la cause selon lui de nombre des problèmes actuels du Japon : « Aujourd’hui, les évènements abominables qui témoignent de la désintégration de la famille sont fréquents. » (Ishihara, 2008e). Ce terme très fort qu’est « évènements abominables » (imawashii jiken) ou des synonymes reviennent régulièrement sous sa plume, démontrant bien son indignation. Conséquence de cette rupture des liens familiaux essentiels, « les évènements scandaleux concernant les enfants sont divers et nombreux » (Ishihara, 2006b), et les enfants japonais sont malheureux. Dans une chronique consacrée à ce problème (« Pour les enfants que nous sommes en train de perdre », Ushinawareyô to shiteiru kodomotachi no tame ni) datée du 3 avril 2006, il se rappelle une photographie du quartier de Shibuya (Tokyo) parue dans un magazine étranger avec la légende : « Les enfants les plus riches et les plus tristes du monde » (ibid.). Malheureux et perdus, sans encadrement ni autorité, les enfants japonais s’adonnent au vol, au sexe, ce que Shintarô Ishihara déplore. Dans sa chronique « Comment transmettre les valeurs ? » (Kachi wo ikani shite dentatsu suru ka) du 3 janvier 2005, il se dit surpris par « le manque de valeurs élémentaires des jeunes filles et jeunes garçons à l’âge de 46 Selon la traduction d’Anne Garrigue (Japonaises, la révolution douce, Philippe Picquier, Paris, 2000, p.76). LASSALLE Olivier _2008 67 Shintarô Ishihara et le nationalisme japonais

l’éducation obligatoire ». Il en prend pour exemple les vols qui se multiplient, et « l’excès de sexe sans l’éducation minimale ni les connaissances basiques, qui permet au Japon le seul progrès du SIDA dans les pays développés », et ce d’autant plus que grâce aux techniques d’avortement sûres les jeunes japonaises vivent dans une « société où la peur de la grossesse a été détruite » (Ishihara, 2006, p.138-139). Sont révélateurs selon lui d’un profond changement, notamment dans la vision du sexe, l’échangisme, les orgies sexuelles, ou plus simplement « l’amour sexuel » (seiai) (Ishihara, 2006j). On peut sans doute ajouter à cette liste l’homosexualité, bien qu’il ne l’évoque pas directement comme symptôme de la décadence de la société : « J’ai une sorte d’allergie concernant les hommes gay. Non seulement je n’ai aucun intérêt pour ce style de vie, mais franchement je ne peux réussir à ressentir beaucoup de solidarité pour ceux qui en ont. Je trouve troublant d’apprendre que quelqu’un que j’avais toujours pensé straight est en fait gay. » (Ishihara, 2005, p.179) S’il critique la sexualité déviante des Japonais – pas uniquement les jeunes –, démontrant ainsi un conservatisme attendu, il reste plus modéré que la plupart des nationalistes actuels, puisqu’il ne critique pas – du moins pas ouvertement – l’égalité entre hommes et femmes. Or, « dans le champ des relations entre genres, la gauche et la droite se sont battus sur le terme ‘gender free’, impliquant une société sans discrimination sexuelle. Pour les droitistes des deux sexes, ces concepts représentent un déni radical des différences naturelles entre les sexes, et un rejet des valeurs familiales au cœur de la société japonaise. » (Prideaux, 2006) Il est probable qu’il n’approuve pas entièrement ce combat, et que sa vision du foyer modèle est aussi conservatrice que sa vision de l’éducation, et donc que celle des nationalistes ; mais ce thème n’étant pas évoqué, conclure dessus relèverait du procès d’intention. Shintarô Ishihara déplore également la criminalité qui selon lui progresse au Japon, conséquence de la désintégration de la famille d’une part, mais aussi de l’immigration clandestine – on y reviendra –, et surtout symbole de la décadence de la société japonaise. C’est ce à quoi font référence les « évènements scandaleux », ou « abominables », « les fréquents infanticides, parricides, infanticides sur de jeunes enfants (yôji goroshi), suicides collectifs, crimes extraordinaires sans précédent » (Ishihara, 2006, p.138). Ishihara ne les met pas au même niveau que les vols commis par les jeunes gens, car il s’agit bien là d’une forme de criminalité particulièrement violente et relativement récente, similaire aux tueries dans les écoles aux Etats-Unis, en Allemagne ou en Finlande – à l’exception du suicide final, rare au Japon. Née au début des années 1990, elle concerne souvent des enfants, parfois très jeunes, mais pas uniquement. Le point commun de toutes ces agressions est leur haut degré de violence, mais surtout leur caractère purement désespéré. Il n’y a jamais aucun vol à la clé, seulement des meurtres : meurtres aveugles dans une gare, prise d’otages dans un bus avec un couteau de cuisine, attaque au couteau dans un supermarché, massacre au hasard dans la foule au volant d’une camionnette, décapitation ou meurtre à coups de marteau de camarades de collège, assassinat à la masse de toute une famille – jusqu’au petit-enfant encore bébé – par un grand-père47… Il s’agit d’une réponse dramatique au malaise d’une partie de la société japonaise, perdue dans la masse et qui, par une mort48 médiatique trouve un semblant d’existence et de gloire ; une sorte de vengeance d’individus 47 Tous les évènements cités dans cette liste ont effectivement eu lieu ; tous en 2007 ou 2008, à l’exception des meurtres dans un collège, qui ont eu lieu en 1997 à Kobe. 48 Ils sont assurés d’être condamnés à mort, la peine de mort étant pratiquement automatique à partir de deux meurtres. 68 LASSALLE Olivier _2008 II/ Shintarô Ishihara et le Japon contemporain

(se sentant) souvent rejetés par la société, et qui par de tels passages à l’acte se rappellent à son bon vouloir. Jusqu’au dernier moment, les tueurs espèrent que quelqu’un s’intéressera à leur sort et les arrêtera, comme l’a montré la tuerie du 8 juin 2008 à Akihabara (Tokyo)49. Il est intéressant de noter ici que toutes ces critiques que fait Shintarô Ishihara de la jeunesse japonaise, correspondent exactement à ce qu’il décrivait déjà dans La saison du soleil, en 1956. La violence, le sexe, la désintégration de la famille, l’alcool, le vol : c’est précisément ce à quoi s’adonnent sans discontinuer les héros de ses nouvelles. Voilà qui doit faire réfléchir quant à la prétendue nouveauté de ces phénomènes que Shintarô Ishihara dénonce aujourd’hui. Le ciment qui lie entre elles toutes ces critiques de la société japonaise – destruction de la famille, criminalité, décadence – à la fois cause et symptôme, est pour Shintarô Ishihara l’individualisme, « la glorification des droits de l’individu » (Ishihara & Mahathir, 1995, p.100) et ses dérivés : le « fait de se reposer sur les autres pour ses propres besoins » (tariki hongan, ￿￿￿￿), « l’irresponsabilité (musekinin) », le « matérialisme » (2006e), la « protection de ses intérêts » (hoshin) (Ishihara, 2006, p.201). C’est cela, précisément, qui conduirait le Japon dans le gouffre : « Dire qu’un adulte puéril (yôchi na otona) est une personne qui ne sait pas ce qui est essentiel, qui ne réfléchit pas aux choses essentielles, c’est le mot de Kazuya Fukuda ; ce Japon devient progressivement une nation puérile. L’égocentrisme, l’individualisme sont les plus faciles à appliquer, mais après tout, ce qu’on pourra préserver parfaitement par cela, ce n’est sans doute que soi-même seulement. » (ibid., p.199) On retrouve dans cette critique sans équivoque de l’individualisme et du matérialisme un thème récurrent de la droite japonaise en général, et des nationalistes en particulier. « Quand Nakasone est devenu Premier ministre en 1987, il a amené avec lui les vieilles aspirations de l’aile démocrate du PLD à renverser le nationalisme ‘anormal’ de Shigeru Yoshida et l’emphase de la faction libérale sur le mercantilisme comme un but national pour le Japon d’après-guerre. » (Doak, 2007, p.262). Nakasone n’ayant manifestement pas réussi, les nationalistes actuels continuent à déplorer l’individualisme japonais. Yoshinori Kobayashi, notamment, en fait une des cibles privilégiées de ses manga, jusqu’à lui consacrer plusieurs des vingt-deux chapitres de Sensôron : pour lui, dans le Japon d’aujourd’hui, « c’est seulement l’individu, l’individu est le plus important. » (Kobayashi, 1998, p.52). Dessinant le Japon séparé de sa population qui flotte au-dessus en formant la même carte, puis des jeunes gens parlant fort au téléphone dans un métro bondé, mangeant assis devant un convenience store, crachant par terre, il écrit : « Aujourd’hui si l’on observe ce Japon, c’est une société où l’individuel et le public (ko to ôyake) sont séparés. / Depuis les bureaucrates et les politiciens sans sens de la communauté… / Les adultes sans sens de la communauté… / Les jeunes et les enfants sans sens de la communauté… / […] En somme, on n’a d’intérêt que pour soi (jibun no koto). […] Les individualistes du Japon sont de purs égoïstes ! » (ibid., p.54-55) 49 Le tueur, un jeune intérimaire totalement exclu de la société et même de sa famille, a laissé des messages décrivant son objectif et sa préparation sur un forum internet public, jusqu’à son départ de chez lui au volant de la camionnette qu’il a précipitée sur la foule. Il en est ensuite sorti pour poignarder au hasard les passants venus au secours des personnes qu’il avait renversées, faisant sept morts et près de 20 blessés. Dans l’un de ses messages, il appelait explicitement à ce que quelqu’un vienne l’arrêter – pas la police, mais quelqu’un qui s’intéresserait enfin à lui. Cette tuerie a eu lieu sept ans jour pour jour après la tuerie dans une école primaire d’Ikeda (Osaka). LASSALLE Olivier _2008 69 Shintarô Ishihara et le nationalisme japonais

Illustrant cette vision d’un Japon peuplé d’individualistes, il estime qu’aujourd’hui le Japon n’a plus un « peuple » ou une « nation » – il utilise le terme polysémique kokumin – mais des « citoyens » (shimin, ￿￿). Mais comme ceux-ci sont égoïstes, ils sont selon lui un « peuple- moi »50, c’est-à-dire un peuple d’individus qui ne pensent qu’à eux. Il illustre également son opinion par la relation d’une rencontre qu’il aurait faite un soir : ayant pris un taxi, il aurait discuté avec son jeune chauffeur. La discussion ayant tourné sur la Corée du Nord et ses missiles, Kobayashi 51 est surpris de l’entendre dire qu’il veut rejoindre les FAD aériennes comme pilote en cas de guerre… pour pouvoir fuir en premier ! Renversé de surprise sur son siège, Kobayashi pense puis dit au lecteur : « Il voulait rentrer aux FAD pour, si la guerre commençait, jeter le premier la patrie et ne sauver que lui… ! C’est précisément la conscience moyenne des jeunes d’aujourd’hui. / Dans le Japon d’aujourd’hui il n’y a personne capable de mourir pour la patrie. / Seule sa propre vie est importante. / Le ‘public’ (ôyake) qu’est le pays est ennuyeux. Des droits on en réclame beaucoup, mais des devoirs, on n’endosse que le paiement des impôts. / Cela, au Japon, s’appelle ‘l’individualisme’. » (ibid., p.17-18) Kobayashi évoque également le matérialisme (« L’individu japonais est seulement un consommateur !! », ibid. , p.18), mais préfère se concentrer sur l’individualisme et plus particulièrement encore, sur le fait que les Japonais ne veulent pas mourir pour la patrie, ce qu’il considère comme le comble de l’individualisme – association révélatrice d’un nationalisme pur et dur. Mais au-delà de différences somme toute légères sur le thème privilégié – le matérialisme pour Ishihara, l’individualisme pour Kobayashi – et surtout dans le ton utilisé – posé et argumenté chez l’un, violent, humoristique voire satyrique chez l’autre – la proximité entre Shintarô Ishihara et Yoshinori Kobayashi est frappante. Elle est résumée de manière particulièrement synthétique par l’utilisation fréquente, presque systématique, qu’ils font tous deux du terme « ce Japon » (kono nihon) ou « ce Japon d’aujourd’hui » (Ishihara, 2006, p.173). Il semblent ainsi l’opposer au Japon, c’est-à-dire au Japon véritable, qui ne subirait pas la décadence actuelle ; mais ce qu’ils entendent réellement par ce terme – le Japon d’avant-guerre ? de l’époque d’Edo ? – n’est jamais ni clair, ni explicité. Les critiques que font Ishihara et Kobayashi de la société japonaise sont donc très virulentes, mais qu’en est-il vraiment en réalité ? La crise de la famille est un fait avéré – qu’on se reporte par exemple au chapitre « La crise de la famille » de John Nathan (Nathan, 2004, p.45-70). En ce qui concerne la sexualité, il est difficile de juger efficacement ; mais il est incontestable que le nombre d’avortements et de grossesses non-désirées au Japon est anormalement élevé – 40% des grossesses ne sont pas désirées (et dans 60% des cas elles sont interrompues), contre 12% en France. La criminalité bien spéciale qu’évoque Shintarô Ishihara est effectivement très fréquente, de plus son apparition récente et sa violence extrême font qu’elle est très médiatisée. Quant à l’individualisme, on se reportera pour vérifier les critiques de Ishihara aux sondages effectués par le Bureau du gouvernement. Bruce Stronach note ainsi qu’en 1991, 42% des personnes interrogées veulent recevoir des aides de l’Etat, contre 15% qui veulent donner de l’aide à l’Etat, et 34% qui veulent les deux, ce qui semble pencher dans le sens de Ishihara. Mais la même année, 31% estiment qu’on « doit attacher plus d’importance aux intérêts nationaux même au risque de

50 Jeu de mots intraduisible sur l’homonymie entre ￿￿ (shimin), qui signifie « citoyen », et ￿￿ (shimin), mot inventé pour l’occasion. Le premier caractère shi, « ville » dans le premier terme, laisse la place à « je » ou « moi » dans le deuxième. 51 Il se met en scène lui-même dans ses manga. 70 LASSALLE Olivier _2008 II/ Shintarô Ishihara et le Japon contemporain

sacrifier le bénéfice personnel », contre 30% qui disent « préférer leur bénéfice personnel sur celui de la nation entière » (34% ne savent pas) : le constat est ici pour le moins nuancé. (Stronach, 1995, p.118) Dix-sept ans plus tard, les questions posées et les réponses ont évolué, mais pas dans le sens des critiques de Ishihara et Kobayashi. 52,7% des personnes interrogées pensent en 2008 qu’il « faut plus se tourner vers la société ou le pays », contre 37% qui estiment qu’il « faut accorder plus d’importance à l’enrichissement de la vie individuelle » (voir annexe 5) ; la tendance est en forte hausse depuis le début des années 1990 pour les deux réponses, les indécis diminuant fortement (voir annexe 6). A la question « Faut-il rendre le bénéfice individuel plus important que le bénéfice de la nation entière » ou inversement, 51,7% répondent que le bénéfice national est plus important, contre 31,6% pour l’individu (voir annexe 7). Et la tendance montre que les partisans du bénéfice national sont en augmentation constante depuis 2000 (32,1%), et surtout depuis 2005 (37,1%) (voir annexe 8). De même, l’analyse en termes de classes d’âges montre une répartition surprenante : 54,1% des 20-29 ans favorisent le bénéfice national, contre 52,2% des plus de 70 ans. Enfin, dans ce qui fait que les personnes interrogées ont une image négative de la société, trois des quatre réponses les plus citées sont liées à l’individualisme : « Le courant de l’irresponsabilité (musekinin no fûchô) est fort » (55,6%), « elle est individualiste » (47,5%) et « le sentiment de solidarité est faible » (32,6%) (Bureau du gouvernement, 2008a ; voir annexe 9). Ces chiffres étant issus d’un sondage d’opinion, il convient de les prendre avec circonspection : il n’est pas exclu que certaines des personnes interrogées aient répondu non pas ce qu’elles pensaient réellement, mais ce qu’elles estimaient qu’il était mieux (ou mieux vu) de penser. Mais quoiqu’il en soit, ils vont nettement à l’encontre des critiques de Shintarô Ishihara sur la société japonaise. Cependant, chose surprenante, on note que les personnes interrogées partagent son opinion sur un individualisme qui serait trop répandu. Il semble donc qu’une minorité de la société japonaise – un tiers environ – soit résolument individualiste, et qu’elle ait une forte influence sur la société dans son ensemble, ou à tout le moins que la majorité le ressente ainsi. Parallèlement à ce constat sans appel sur l’état de la société japonaise, Shintarô Ishihara explique largement son opinion sur les causes qui ont conduit à une telle décadence. Il en identifie deux principales, dont les effets se sont conjugués pour aboutir au résultat qu’il déplore, et une troisième plus anecdotique. La première, de loin la plus importante pour lui, est la perte des valeurs traditionnelles qui soutenaient la société japonaise. Et l’on a vu à quel point ces valeurs étaient importantes pour lui et pour le nationalisme japonais en général. Au niveau national, la désastreuse situation du Japon serait la conséquence du manque de valeurs des hommes politiques japonais – du PLD –, idée qu’il exprime particulièrement dans les chroniques de Japon ! Il semble tenir en haute estime le métier de politicien, qui aurait de grandes exigences notamment de vertu, et regrette que ceux qui l’exercent au Japon n’en aient aucune idée. En particulier, dans « Les politiciens avec une morale droite aux commandes » (Suichoku rinri wo motsu seijika wo shidôsha ni), colonne datée du 2 avril 2001, il déplore le fait que les hommes politiques actuels refusent d’admettre leur responsabilité évidente dans la crise japonaise – économique et morale –, et en situe l’origine dans le fait qu’ils « n’ont pas conscience que ce qui leur a été confié est le Japon, la patrie » (Ishihara, 2002, p.93). Ils auraient même perdu « le sentiment de responsabilité » et « la passion d’êtres humains (ningen to shite no kanjô) » qui doivent aller avec leur position (Ishihara, 2006e). Le constat est le même au niveau de la société japonaise. Les valeurs et leur disparition sont un thème récurrent de ses chroniques, qu’il évoque dix-neuf fois sur cent colonnes.

LASSALLE Olivier _2008 71 Shintarô Ishihara et le nationalisme japonais

Mais, fait surprenant, il est déjà présent dans La saison du soleil. A 23 ans, Shintarô Ishihara avait déjà compris – et comprenait déjà de la même manière – l’origine de la crise que traversait et traverserait encore la société japonaise : « L’amitié que se témoignaient ces jeunes gens était très différente de celle qui liait ceux des générations précédentes. L’idée de sacrifice, d’altruisme ne les effleurait même pas. » (Ishihara, 1958, p.60). Seule différence, attribuable sans aucun doute à son jeune âge à l’époque, il rend dans La saison du soleil les jeunes générations coupables d’avoir perdu ces valeurs, certes, mais il en en fait aussi et surtout des victimes des générations précédentes, contre lesquelles elles se révoltent légitimement : « Elevés dans des familles où l’argent constituait l’essentiel des conversations, ils trouvaient dans le vol une jouissance, un assouvissement, une victoire aussi éclatante que la conquête d’une fille ou d’un trophée. C’était aussi un cri de révolte. […] Comment ces jeunes gens d’après-guerre en étaient-ils arrivés à perdre toute ligne de conduite ? Qui avait forgé en eux cet état d’esprit ? Après tout, c’était peut-être leur morale, une loi de la nature, primitive mais vivante et spontanée. C’était aussi le mode d’expression d’une humanité nouvelle, plus directe que la précédente. Au lieu de s’abandonner à leurs instincts, la plupart des adolescents s’efforcent de singer les aînés. Ces jeunes affranchis considéraient que l’imitation des adultes ne pouvait qu’étouffer une vie sociale déjà étriquée. Vivre dans la routine, c’était les faire vieillir avant l’âge et pousser leur jeunesse au désespoir. » (ibid., p.21-22) Analyse étrangement prophétique, qui sonnerait tout aussi juste pour la jeunesse actuelle. Allant plus loin, preuve là encore de sa jeunesse et donc d’une certaine empathie avec ces jeunes qu’il décrit – n’oublions pas qu’il s’agit de son frère cadet Yûjirô, dont il sera toute sa vie très proche – il tourne même leur action vers le futur : « Les adultes […] s’en souciaient autant que des communistes… Cependant, ces jeunes immoralistes construisaient, peut- être, un monde neuf où s’épanouiraient, tels des cactus dans le désert, de nouvelles valeurs morales… » (ibid., p.60). L’analyse, cinquante ans plus tard, est presque identique. Ishihara considère toujours que les véritables responsables des problèmes de la jeunesse sont « nous-mêmes adultes qui les avons éduqués ainsi » (Ishihara, 2002, p.51) ; mais, on le voit, la responsabilité est plus directe : les jeunes ne se révoltent plus contre les valeurs des adultes, ce sont au contraire ces derniers qui les ont faits ainsi en ne leur inculquant pas les valeurs traditionnelles. La cause de cette éducation déficiente est évidente : la société des adultes elle-même a perdu ces valeurs, qu’elle ne peut donc plus enseigner à ses enfants. C’est la conclusion qu’il tire dans la postface de Japon ! encore une fois : « Quand on regarde en arrière les évènements qui ont eu lieu dans l’espace de ces quelques années au Japon, on doit remarquer un changement non pas en rapport avec les évolutions économiques, mais un changement fondamental, décisif. Et cela, plutôt qu’un changement, il est sans doute plus correct de l’appeler une perte. » (Ishihara, 2006, p.208) Sur un plan très concret, il déplore le fait que « de nos jours, les mères japonaises ont perdu jusqu’à cette destinée sublime ou plutôt cette destinée en tant qu’être vivant » (Ishihara, 2008e) qui est d’aider leur enfant. Sur un plan plus intellectuel, son analyse rappelle celle de Yukio Mishima, dans Le soleil et l’acier : « L’aliénation du corps et de l’esprit dans la société moderne est un phénomène quasi universel et il n’est personne, à ce que peut penser le lecteur, qui le déplore. » (Mishima, 1974, p.22). Ces analyses sont assez vagues, en particulier chez Mishima, mais Ishihara va plus loin et explique précisément ce qu’il

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entend par ces « valeurs traditionnelles », ces « sentiments droits qui avant maintenaient les valeurs que nous devons suivre directement, comme l’aiguille d’un compas. » (Ishihara, 2006, p.114). Dans « Au croisement des routes du destin national » (Kokka sonbô no bunkiten), chronique datée du 4 juillet 2005, il explique que ces « choses irremplaçables, les plus importantes, qui sont au cœur de la nation » que le Japon a perdues sont « l’honneur (kokoroiki) de peuple, de nation » (ibid., p.170) transmis éternellement. Il consacre même une colonne entière (« Retrouver l’honneur à tout prix », Ikani shite, kokoroiki wo torimodosu ka), le 9 janvier 2006, à cette question de « l’honneur », où il évoque « la perte de ‘l’honneur’ (kokoroiki), de ‘l’intention’ (kokorozashi), de la dévotion venue de la maîtrise de soi, de l’accomplissement tacite de la responsabilité qu’est le sacrifice de soi, et de la confiance envers cela, que portaient autrefois la plupart des Japonais. » (ibid., p.197) Il faut s’arrêter un instant sur ce kokoroiki (￿￿￿) qu’il utilise et qui est si important pour lui – au point qu’il figure sur la couverture de Japon ! encore une fois, dans le texte d’accroche : « Tout a commencé avec la perte de kokoroiki ». La traduction habituelle de « honneur » en japonais est meiyo, ou encore shin’yô ; aucun dictionnaire ne mentionne kokoroiki. Les dictionnaires japonais – anglais ou japonais – français le traduisent plutôt par « ferveur d’esprit », « esprit ». Le dictionnaire de la langue japonaise Daijirin (deuxième édition) donne quant à lui six définitions différentes. Celle qui correspond à l’usage que fait Shintarô Ishihara est la cinquième, et la suivante est un terme de Kabuki, ce qui montre bien qu’il s’agit d’un usage assez peu fréquent de ce terme ; elle dit : « Sentiments sincères (shinjô). Nature (kokorone). ». Mais cette explication reste assez vague. Satoru Yamamoto, professeur à l’université de Mie, fournit une définition plus détaillée : « ‘Kokoroiki’, je pense, ce serait une manière d’être morale et psychologique – durable ou occasionnelle, héroïque ou modeste – qui consiste à être fidèle à ce qu’on considère juste, à ce qu’on aime, à ce qu’on a promis, à son devoir etc., en attachant peu d’importance à ses propres intérêts et à ce que les autres disent, et sans regret s’il en résulte que l’on subit des désavantages ou des pertes. Il peut être ardent, même fougueux, comme suggèrent les traductions des dictionnaires, et visible à tout le monde, mais il peut aussi être calme et caché. En tout cas, il a quelque chose de résolu et de ferme. Je pense que le sentiment de l’honneur n’est pas étranger à ‘kokoroiki’. Mais il s’agirait de l’honneur de quelqu’un à ses propres yeux, non pas aux yeux des autres, car on pourrait sacrifier son propre honneur mondain, social ou militaire pour l’objet de son ‘kokoroiki’. […] Si on utilise le mot ‘honneur’, celui-ci doit être pris au sens large. Cas de figure : les habitants d’un village dévasté il y a un mois par un grand tremblement de terre organisent malgré et contre toute difficulté qu’ils éprouvent, la fête annuelle traditionnelle du village ; un cuisinier, malgré la hausse des prix des denrées alimentaires, ne change pas les prix des plats pour que les habitués de son restaurant les moins fortunés puissent continuer de venir comme avant ; une fille qui refuse la proposition de mariage d’un homme richissime pour répondre à l’amour vrai que lui voue un homme pauvre… » (correspondance avec l’auteur) La traduction « honneur » est donc adaptée, mais ce terme, du fait des différentes acceptions possibles, est trompeur ; en conséquence, on préfèrera kokoroiki tel quel, de manière à restituer les textes de Shintarô Ishihara aussi fidèlement que possible.

LASSALLE Olivier _2008 73 Shintarô Ishihara et le nationalisme japonais

A côté de kokoroiki, il énumère un certain nombre d’autres valeurs, qui semblent cependant moins capitales à ses yeux – car étant sans doute comprises dans cette conception large de l’honneur qu’est kokoroiki. Dans « Majesté, je vous en prie » (2 août 2004), il cite « l’attachement à cette culture traditionnelle forgée par le climat […], le sentiment de solidarité et l’amitié qui y prennent leur source, le sentiment de responsabilité qui se fonde sur l’abnégation et le contrôle de soi, rien d’autre que des sentiments proches de l’instinct, indispensables à la persistance de ce grand groupe qu’est la société nationale (kokka shakai). » (Ishihara, 2006, p.114) Dans « Les politiciens avec une morale droite aux commandes » (2 avril 2001), il relie expressément ces vertus au « bushidô », la « voie du guerrier » que suivaient les samurai du Japon féodal, et en détaille les composantes : « modération, modestie, courage, sacrifice de soi, sens des responsabilités, ou encore vraie bravoure » (Ishihara, 2002, p.92). Ailleurs encore, il décrit ces « valeurs basiques de l’homme » (Ishihara, 2006, p.140) comme « la persévérance » (ibid., p.198), « la beauté du sacrifice de soi », « l’importance de la dévotion », le respect de la parole donnée, « etc. etc. » (ibid., p.137). Une si longue énumération des valeurs de la société japonaise d’antan peut sembler une reconstruction sans complexe du passé à la lumière de l’état dramatique de la société actuelle, par un nationaliste naturellement enclin à ce genre d’artifices. Mais Anne Garrigue- Testard et Sylvie Chevallier, si elles préfèrent à kokoroiki le terme générique de « gaman » (￿ ￿), « l’un des maîtres mots de la culture japonaise » (Pons, 1999, p.223) – que Shintarô Ishihara utilise également, mais avec moins d’insistance que kokoroiki –, en donnent des composantes assez proches, et en relient elles aussi la perte à l’individualisme : « Cette affirmation du ‘moi’ dans une société qui privilégiait le groupe s’est manifestée à travers différents comportements qui rompaient avec la vertu traditionnelle de gaman – la volonté, considérée comme essentielle pour la cohésion sociale, de ‘prendre sur soi’ par la patience, la résignation et la maîtrise de soi. » (Bouissou, 2007, p.473) Tout cela, « au-delà de l’époque ou des mœurs du temps, ce sont des valeurs droites qui doivent exister. Mais si l’on observe les facettes de la société japonaise actuelle, on en ressent la perte de manière prononcée. » (Ishihara, 2006, p.138). Et « à la place, ce qui tend à se répandre universellement c’est le ‘cette place-isme’ (sonoba shugi), lié à la protection de ses intérêts (hoshin), ce qui n’est absolument pas relié à la solution essentielle du problème et ne fait qu’approfondir la contradiction et la blessure. ». Ainsi, la cause de l’individualisme japonais que Ishihara critique fortement, est bien la disparition des valeurs traditionnelles de gaman et kokoroiki. La persévérance, le courage, le sens des responsabilités ayant été rejetés, les Japonais cèdent à présent sans résister au moindre de leurs désirs, en particulier économiques. Shintarô Ishihara consacre à ce sujet une chronique entière (« L’émancipation des désirs économiques », Keizaisei naru yokubô kara no kaihô), datée du 5 janvier 2009. Il y estime de manière réaliste que « ce qui a élevé et fait progresser la civilisation qui existe sur cette Terre, ce sont les désirs multiples et insatiables de l’homme. » (Ishihara, 2009a). Il reconnaît ainsi qu’il est naturel et même bénéfique pour l’humanité – donc la société – que l’homme ait des désirs. Ce qu’il vise dans cette critique est plutôt l’hypertrophie de ces désirs et la faiblesse de l’homme qui n’arrive e pas à leur résister, qui vont conduire l’humanité au désastre. Pour lui, l’homme du 21 siècle est semblable au mythique Tantale, fils de Zeus condamné par les Dieux au supplice d’une faim et d’une soif éternelles : l’eau du fleuve et les branches des arbres s’éloignaient à

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chaque tentative d’autant qu’il approchait. De même l’homme, à trop vouloir remplir des désirs instantanés sans prêter attention aux conséquences de ses actes, va finir par « se manger lui-même » (ibid.). Shintarô Ishihara évoque ici des problèmes environnementaux globaux (le réchauffement climatique, la crise du H5N1) et son propos ne vise donc pas seulement le Japon, mais l’humanité entière ; il est cependant applicable également à la société japonaise. Car au Japon au moins, les individus ne sont pas capables de résister à leurs désirs. L’affaiblissement de l’homme – et donc des Japonais – est un sujet qu’il évoque régulièrement ; il le considère comme une conséquence directe de la deuxième cause principale de la décadence japonaise : la paix. Ou plus exactement, puisqu’il ne regrette pas l’époque de la guerre – du moins pas explicitement, comme Yukio Mishima par exemple –, les conditions de la paix, à commencer par l’opulence de la société japonaise : « Quand on regarde les évènements abominables qui dernièrement ont lieu fréquemment dans la société japonaise, on ne peut que ressentir des choses communes. Ce ne sont autres qu’un nombre de choses qui dans les soixante années d’après-guerre ont dominé ce pays, des choses que les conditions de base (kihon jôken) pour l’existence de la nation ont eu pour résultat. C’est la paix qui s’étend sur une longueur inouïe pour le monde d’après-guerre, le fait essentiel de se reposer sur les autres pour ses propres besoins (tariki hongan) tributaire de la relation nippo-américaine liée au problème de la défense – le moyen le plus important pour la sécurité de la nation –, et l’irresponsabilité (musekinin) due à l’individualisme déduit de tout cela, le matérialisme nourri à la douce oisiveté de la paix. Tout cela […] empêche les relations humaines essentielles, et tend à ruiner, à détruire jusqu’à cette relation fondamentale qu’est la famille. […] Ces divers changements fondamentaux qui n’existaient pas jusqu’ici dans la société japonaise ont eu pour résultat de rendre beaucoup d’hommes, si l’on compare avec les époques d’autrefois, faibles et inférieurs (kyojaku de retsuaku) en tant qu’êtres humains. Bien sûr, personne ne souhaite pas la paix, mais pourtant il faut bien garder à l’esprit aussi le fait qu’en tant que paix oisive, la paix que sans y veiller nous prenons à la légère crée un poison. » (Ishihara, 2006e) La paix, puis l’opulence, contre lesquelles il ne mâche pas ses mots (il les qualifie toutes deux de « poison »), ont également participé de l’affaiblissement du Japon sur la scène internationale, de la perte des valeurs traditionnelles, et de l’essor des désirs, du matérialisme qui en ont résultés : « Ce changement [la perte des valeurs], la paix de notre pays qui s’étend sur soixante ans – chose rare même dans le monde – l’a permis et même encouragé. L’élimination des incidents vitaux pour la nation, en guise de résultat a entretenu un optimisme sans fondement, laissé faire des mesures idiotes envers des choses malfaisantes pour la nation, et au milieu même du changement agressif des pays qui entourent ce pays, en a aliéné la conscience, et a autorisé des outrages et même des pillages réels. Ce qui soutient cette inaction en tant que nation, en vérité ce n’est autre que ce changement répugnant en nous-mêmes. Personne ne nie la paix, mais pourtant, j’ai l’impression que nous avons été bien trop peu sensibles au sujet du poison que crée la paix. L’opulence qu’a apportée

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la paix, finalement, a pour résultat d’avoir hypertrophié les désirs matériels de l’homme, d’avoir propagé le fétichisme52, a uniformisé les êtres humains ; et ‘l’apersonnalité’ (mukosei) a répandu partout le recours aux expédients faciles, l’irresponsabilité, et le fait de se reposer sur les autres pour atteindre ses propres objectifs (tarikihongan). » (Ishihara, 2006, p.208-209) D’un point de vue individuel, l’affaiblissement de l’homme et la perte des valeurs ont des conséquences dramatiques : « Ce criminel, qui ne voyait aucun moyen de faire évoluer sa vie et qui, voulant être tué par quelqu’un d’autre, s’est introduit dans une école primaire et a tué aveuglément beaucoup d’élèves53 – ce à quoi, fait rare, le pouvoir judiciaire a répondu en faisant rapidement exécuter la condamnation à mort –, et ces jeunes qui, incapables de se suicider seuls, se trouvent sur internet et se rassemblent au dernier moment sans même échanger des présentations pour mourir par empoisonnement, en réalité ce ne sont tous que des personnes faibles, détériorées en tant qu’être humains. » (Ishihara, 2006e) Sans même aller jusqu’à ces actes dramatiques, tout cela fait que les Japonais sont malheureux : « Le comportementaliste animalier Konrad Lorenz a écrit que les enfants qui n’ont jamais été forcés à la patience pendant l’enfance, en grandissant, deviennent des êtres malheureux ; on peut dire que la décadence, la ruine intérieure du Japon qui devrait être une nation admirable (rippana) sont les fruits de la recherche obstinée de la tranquillité apportée par la nonchalance née de la paix (heiwa boke). » (Ishihara, 2006, p.199) On retrouve là encore l’idée que les parents sont responsables de l’état de la société actuelle, car ils n’ont pas éduqué leurs enfants à la patience, à gaman. De plus, ce qu’écrit Konrad Lorenz, « sans se limiter à l’individu, c’est peut-être identique pour la société entière, la nation (minzoku) entière. » (Ishihara, 2006e). L’affaiblissement de l’homme du fait de la paix et de l’opulence ont donc pour conséquence l’incapacité à résister aux désirs économiques, donc un accroissement de l’individualisme que Shintarô Ishihara déplore, et fait des Japonais des individus malheureux, ce qui a des conséquences importantes pour la société dans son ensemble : « Il existe rarement des hommes qui ne sont pas bien dans le luxe et la paresse. Pourtant, on peut penser que la question de savoir comment retenir le pullulement de ces hommes qui – sachant pourtant qu’il existe des règles et contraintes (kiyaku seiyaku) de la solidarité humaine qui ne l’autorisent pas – s’écartent de ces règles pour la satisfaction d’un soi faible, cette question met en jeu le sort du pays. » (ibid.)

52 Le terme que Ishihara utilise ici est busshinsei (￿￿￿), qu’on peut traduire en français par « fétichisme ». Il signifie plus exactement « fascination pour les choses », c’est-à-dire, finalement, un matérialisme exacerbé. 53 Ishihara fait vraisemblablement référence au « massacre d’Osaka » qui a marqué l’opinion japonaise : le 8 juin 2001, un homme de 37 ans pénètre dans une école primaire d’Ikeda (dans la banlieue nord d’Osaka) armé d’un couteau de cuisine. Il tue huit enfants âgés de 7 à 8 ans, et blesse sérieusement 13 enfants et deux professeurs. Arrêté par la police, il est condamné à mort par pendaison le 28 août 2003 et exécuté le 14 septembre 2004 – un délai extrêmement court. 76 LASSALLE Olivier _2008 II/ Shintarô Ishihara et le Japon contemporain

A côté de ces deux causes principales que sont la paix et la perte des valeurs, Shintarô Ishihara évoque quelques fois une cause plus anecdotique, qui traduit sa désillusion envers la modernité que l’on a déjà évoquée : « Réfléchir à ce qu’a apporté à la société japonaise la commodité liée à l’universalité du téléphone portable, c’est une prise importante pour éclairer la déformation (yugami), la distorsion (hizumi) de la société japonaise d’aujourd’hui. On peut dire que les fruits de la civilisation contemporaine que sont le téléphone portable et l’ordinateur, après la commodité d’échange d’informations de la conversation, ont apporté un débordement (hanran) d’informations. […] Alors qu’il n’y a pas de contrôle sur les téléphones portables que possèdent les enfants, sont créés jusqu’à des guides pour la prostitution ou pour se procurer de fortes sommes d’argent facilement pour répondre au goût d’un maniaque (henshitsusha). Ces informations, au-delà d’un dérèglement des mœurs, risquent de détraquer l’essence d’êtres humains des gens des jeunes générations. […] Cela ne touche pas seulement les jeunes, mais plus généralement affaiblit fondamentalement les êtres humains entraînés dans ce débordement d’informations. » (Ishihara, 2006j) Pour appuyer son propos, il cite Shinji Miyadai, un professeur de l’université métropolitaine de Tokyo : « Selon lui, la révolution de l’information (jôhôka) a rendu imprécis les contours de la norme. Autrefois, la limite entre le bien et le mal était précise, mais à présent du fait d’informations impossibles autrefois, par exemple en ce qui concerne l’amour sexuel (seiai), des tabous sur des mœurs comme l’échangisme ou les orgies sexuelles disparaissent. » (ibid.) Ici encore, si ses propos peuvent apparaître comme une critique directe de la modernité – à travers la critique des téléphones portables et des ordinateurs –, en réalité ce que Shintarô Ishihara conteste n’est pas l’existence même de ces appareils modernes, mais l’utilisation qui en est faite au Japon. Si les « informations » qu’il évoque n’étaient pas disponibles sur internet – auquel les Japonais ont tous accès par leur téléphone portable –, si l’utilisation de ces appareils n’était pas aussi intensive, si les Japonais apprenaient à gérer ce « débordement d’informations », les technologies de communication modernes ne seraient pas un problème. On le voit, les analyses de Shintarô Ishihara quant aux causes de la décadence japonaise, tout comme sa vision de cette même décadence, démontrent un conservatisme certain et pleinement assumé. Dans l’opposition systématique avec un passé idéalisé, dans la vision de la paix comme l’origine de ces dérèglements, dans la désillusion envers la modernité, on trouve même des germes de nationalisme. Mais on est loin d’un nationalisme extrême, très loin par exemple des élucubrations paranoïaques de Yoshinori Kobayashi, qui partant du même constat sur la décadence japonaise, livre une analyse entièrement différente de son origine. S’il déplore lui aussi « la paix écœurante et ses effets nuisibles sur la moralité du peuple » (Sakamoto, 2008), il décrit ainsi « l’atmosphère » (Kobayashi, 1998, p.22) de repentance, de masochisme, de manque de conscience qui enveloppe le Japon, et en désigne clairement les responsables : « Aujourd’hui dans ce Japon la vraie gauche marxiste anti-autorité a des effectifs extrêmement faibles. Pourtant cette ‘gauche survivante’ (zanson sayoku) en petit nombre continue obstinément ses activités obsessionnelles. / […] Ils sont dans

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la plupart des journaux. Ils sont dans la télé, les magazines, les mass-media. Ils sont de façon sensible dans le monde de l’éducation. Ils sont dans la justice. Ils manœuvrent en coulisse jusqu’en dehors du pays. » (ibid., p.22) Cette ‘gauche survivante’ est en trop petit nombre pour agir directement, mais influence les citoyens japonais, en particulier les « groupes indulgents de citoyens de gauche » (usu amai sayoku no shimin gurupu), qui sont de bonne foi et ne se rendent pas compte qu’ils participent à un véritable complot contre le Japon : « Ils n’ont pas des idées de gauche bien définies, ce sont des idées comme les droits de l’homme, l’égalité, la liberté, le féminisme, le pacifisme (hansen heiwa) qui les agitent. / Les droits de l’homme, l’égalité, le féminisme, etc., sont des idées démocratiques qui sont venues d’Amérique après la guerre. Le pacifisme est une idée que les Etats-Unis ont imposée au Japon. Puis les Japonais d’après- guerre ont tous été élevés dans cette éducation, comprenant l’individualisme. » (ibid., p.23) Le résultat de cette association de facto entre la gauche marxiste et les Etats-Unis54, est qu’autour des groupes de gauche de bonne foi s’est développée une « nation démocrate indulgente d’après-guerre » (usu amai sengo minshushugi no kokumin). Le dessin qu’il fait pour illustrer cette idée est on ne peut plus clair : ces groupes sont une émanation directe de la gauche, dont le symbole est isolé dans un coin de la case, et le peuple se masse autour d’eux : « En résumé, en hissant les valeurs comme les ‘droits de l’homme’, la ‘liberté’, ‘l’individu’, le ‘pacifisme’, une coalition s’est formée de la ‘gauche survivante’ et des ‘groupes indulgents de citoyens de gauche’ jusqu’aux ‘démocrates d’après- guerre’. En clair, la démocratie d’après-guerre c’est la ‘gauche’ ! C’est cela la vraie nature de ‘l’atmosphère’. » (ibid., p.24) Très convaincu par son analyse de l’après-guerre, et à vrai dire s’exprimant de manière plutôt convaincante, Kobayashi s’applique à donner à sa vision une apparence quasi scientifique en expliquant la distinction qu’il fait entre « gauche » (￿￿￿) – les gens de bonne foi influencés inconsciemment par la gauche marxiste – et la « gauche » (￿￿), les vrais marxistes qui ont l’influence et l’utilisent consciemment. S’il concentre ses attaques sur cette « gauche survivante », il n’épargne pas non plus les Etats-Unis, coupables à ses yeux d’avoir apporté aux marxistes l’opportunité de lancer leur e complot pour mettre à bas la nation japonaise (car « ils pensent qu’au 21 siècle la nation (kokka) devrait disparaître » : ibid., p.343). Plus directement même, les Etats-Unis, quand ils occupaient le Japon après la guerre, ont mis en place un profond et durable « lavage de cerveau » (sennô), qu’il évoque à de nombreuses reprises dans Sensôron ou dans son entrevue avec John Nathan (Nathan, 2004, p.134). Organisé par le General Headquarters (GHQ) de MacArthur, cette entreprise a mobilisé avant tout l’éducation, mais aussi la justice – le tribunal de Tokyo est explicitement visé. Aujourd’hui, les Etats-Unis ne sont plus là pour perpétuer ce « lavage de cerveau », mais les « enfants du lavage de cerveau » (sennô sarreko) (Kobayashi, 1998, p.52) sont là pour prendre le relais : il s’agit notamment des médias de gauche, comme le Asahi shinbun ou le Mainichi shinbun, et de l’éducation qui n’a pas évolué depuis l’occupation américaine.

54 Kobayashi résume ainsi cette association : « Du fait des valeurs ‘droits de l’homme’ données par les Etats-Unis, la nation a tourné à gauche et une opportunité d’action pour la gauche survivante est apparue ! » (Kobayashi, 1998, p.25). 78 LASSALLE Olivier _2008 II/ Shintarô Ishihara et le Japon contemporain

Par la construction explicite non pas d’un, mais de deux ennemis de la nation – la gauche et les Etats-Unis –, et par son apologie a contrario de la société d’avant-guerre, Yoshinori Kobayashi émarge donc incontestablement dans les rangs du nationalisme le plus extrême. Ce constat permet de nuancer l’analyse de Shintarô Ishihara, une telle paranoïa nationaliste prouvant qu’il n’est pas si extrême que ses adversaires politiques voudraient le faire croire. Dans ses écrits récents, Shintarô Ishihara évoque tout particulièrement la question de la décadence japonaise et ses causes, laissant un peu de côté le problème des solutions pour sortir le Japon de cet état lamentable. Mais il n’en a pas toujours été ainsi, et ses écrits – depuis le fameux Japon sans complexe– permettent de se faire une idée assez précise des différentes solutions qu’il envisage. Naturellement, la solution la plus évidente serait simplement de retrouver les valeurs traditionnelles que la société japonaise a perdues. Il le dit rarement de manière explicite, mais c’est implicite dans toutes ses critiques prenant appui sur la perte desdites valeurs. Pour échapper à la décadence, pour échapper aussi à la crise identitaire et morale, il faut retrouver ces valeurs, et tout particulièrement le kokoroiki : « Ce qui est nécessaire pour la vraie régénération […] ce n’est autre chose que l’acquisition de ce stoïcisme qu’est le fait de refouler le soi et d’endurer les difficultés. Si nous parvenons à retrouver ce kokoroiki semblable aux guerriers que portaient autrefois nos ancêtres, pas de doute que ce pays parviendra à regagner un sentiment d’existence en tant que nation. » (Ishihara, 2006, p.201) L’association du kokoroiki avec les guerriers, les ancêtres, donne la clé d’une des solutions envisagées par Shintarô Ishihara – une certaine reconnection avec le passé – qui correspond au réflexe nationaliste déjà étudié. Là est en effet la clé, pour Ishihara, de la sortie de la crise identitaire japonaise : « Le fait de ne pas savoir ce qu’ont fait, ce qu’ont pensé nos ancêtres proches, n’est-ce pas finalement la même chose que de ne pas se connaître soi-même ? » (Ishihara, 2002, p.154). Le passé qu’il recherche n’est pas, on le voit, nécessairement le passé lointain du Yamato vers lequel se tournent habituellement les nationalistes japonais ; ces « ancêtres proches » qu’il évoque le prouvent clairement. L’idée qui sous-tend cet intérêt pour le passé n’est pas, en effet, d’y retrouver une quelconque vérité enfouie, de retrouver la « réalité perdue » du Yamato, seul véritable Japon aux yeux de certains ; c’est, plus simplement, de fournir des repères. C’est précisément là, selon Kiichi Fujiwara – qui est fort éloigné de tout nationalisme –, le rôle de l’histoire : « L’histoire est destinée à des gens en quête de sens dans une vie brève et apparemment absurde, des gens qui cherchent, dans la durée historique, quelque chose qui puisse donner un sens à leur vie en raccordant leur bref passage sur terre avec les époques passées et à venir. Or c’est un besoin que l’histoire positiviste ne peut satisfaire. L’histoire de la nation, qui plonge loin en arrière et se projette dans l’avenir, offre aux lecteurs un lien entre d’une part leur passé et leur avenir personnel et de l’autre ceux de la communauté qu’est la nation, ainsi que la possibilité d’affirmer leur propre existence en s’assurant une place dans l’histoire. » (Fujiwara, 2001, p.43) Cette vision de Shintarô Ishihara – la reconnection avec le passé via les ancêtres – s’inscrit dans un cadre très influencé par la religion – bouddhisme et shinto – et le confucianisme, celui de la prise en compte des liens qui existent entre chaque génération, ainsi que le trahissent ses réflexions sur le sens de la vie :

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« Le sens de l’existence en ce monde des êtres humains, simplement, ce n’est pas uniquement pour réaliser des souhaits basés sur les ego particuliers, mais pour réaliser les attentes des ancêtres qui nous ont fait naître, et aussi pour nos descendants qui attendent de nous qu’on les fasse bientôt naître en ce monde. » (Ishihara, 2002, p.21) Yoshinori Kobayashi, pour une fois loin de tout extrémisme, partage ce point de vue de Shintarô Ishihara – qui est, on l’a vu, un point commun à tous les nationalistes – : pour lui, « les solutions pour la société d’aujourd’hui chaotique et amorale […] résident dans le passé. » (Sakamoto, 2008). Il déclare ainsi à John Nathan : « Nous avons la responsabilité d’être reconnaissants pour notre héritage culturel, et au-delà de le passer aux futures générations de Japonais. Si nous rejetons notre héritage nous créons le vide dans lequel nous vivons maintenant. » (Nathan, 2004, p.134). Shintarô Ishihara, on l’a vu, ne ménage pas ses critiques sur l’individualisme et les individualistes japonais. Mais en réalité, ces attaques sont semblables à celles contre la modernité : il ne nie pas l’individualisme en lui-même, mais plutôt tel qu’il est pratiqué au Japon. Ainsi, une autre des solutions aux problèmes du Japon serait de (re)venir à une conception saine de l’individualisme, une conception où le bien-être des individus ne serait pas en contradiction avec celui de la société dans son ensemble, où la protection légitime de ses intérêts propres ne serait pas incompatible avec l’intérêt pour autrui. C’est pour Shintarô Ishihara une condition nécessaire pour le renouveau japonais : « Tant qu’on ne se voue pas à la ré-acquisition de ce stoïcisme élémentaire qu’est le fait de se contraindre pour penser aux autres, aussi somptueuse et grande que soit l’apparence, une telle société finit inévitablement par s’effondrer. » (Ishihara, 2006, p.199). Il applique ainsi au Japon ses propres conceptions religieuses, tirées du Sutra du Lotus qui, on l’a vu, met en avant l’individu, l’ego (jiga, ￿￿). Cette insistance sur l’ego, à première vue surprenante chez un critique infatigable de l’individualisme, est en réalité similaire à la conception du nationaliste romantique Katsuichirô Kamei, pour qui « l’ego moderne » a dévié du vrai ego, qui est lui une vertu fondamentale. Citant Faust de Goethe – pour qui la plus grande vertu de l’homme est la peur –, Kamei décrit ainsi sa vision de l’ego et de l’égoïsme : « Qu’est-ce que l’égoïsme ? C’est la foi extraordinaire qui, rejetant ‘tout ce qui est assez ferme pour offrir du repos à son corps’, rejetant toutes les lois, la bonté, et les idéaux, ose marcher dans ‘le chemin impraticable (unwalkable) où personne n’a jamais marché auparavant’. […] L’égoïsme n’est aucunement la défense de ceux qui s’en tiendraient aux limites du soi ; au contraire, c’est ‘la plus grande vertu de la vie’, qui développe le soi et l’amène à l’existence au moment de la plus grande crise, que tant cherchent à ignorer et à éviter : ce n’est rien d’autre qu’une volonté combative ! » (Doak, 1994, p.93) Cette vision de l’égoïsme comme une forme de courage, est très proche de celle de Ishihara, qui utilise d’ailleurs le même terme (jiga) et lui donne lui aussi une grande importance : « En regrettant la première défaite d’une longue histoire, pour ainsi dire son dépucelage (shojotaiken), ce pays a perdu cette colonne vertébrale qu’est l’ego (jiga). » (Ishihara, 2006, p.173). Dans sa tentative de renouveler et réhabiliter l’individu, donc l’individualisme, Shintarô Ishihara s’efforce de montrer à ses lecteurs qu’il n’y a pas d’incompatibilité entre individu et communauté, qu’on peut accéder au bonheur individuel, sans pour autant sacrifier le bien- être de la société :

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« Une dichotomie entre est et ouest, ou au moins ce qui distingue nettement l’Asie orientale de l’Europe et l’Amérique, est la priorité accordée à l’harmonie de groupe sur l’accomplissement individuel. ‘L’harmonie’, ou wa [#] en japonais, est parfois comprise à tort comme favorisant la collectivité plutôt que ses membres. L’essence de wa est la paix de l’esprit individuelle ; cela ne signifie pas sacrifier le soi pour l’organisation. […] Si les sociétés occidentales sont comme un édifice fait de briques, chaque composant séparé et distinguable, les sociétés asiatiques sont comme des structures de béton presque continues. Nous nous voyons comme des parties indivisibles de la totalité. » (Ishihara & Mahathir, 1995, p.109) Yoshinori Kobayashi partage cette conception, qui s’efforce tout au long de Sensôron de démontrer que l’individuel et le commun ne sont pas en contradiction : « Le moi qui est ici aujourd’hui, forme un ‘individu’ suivant les contraintes du point où se croisent l’axe vertical de l’histoire liée à mes grands-pères et l’axe horizontal des diverses communautés de la société auxquelles j’appartiens. / […] Le soi ne peut pas vivre tout seul. Dans la conscience qu’il ne peut vivre que dans la société, on voit une amorce du ‘commun’. » (Kobayashi, 1998, p.206) Sa conclusion est claire, et rappelle immanquablement celle de Shintarô Ishihara : « L’individuel et le commun ne sont pas en opposition. Le commun soutient l’individuel. » (ibid., p.349). Une contradiction persiste cependant : si pour Kobayashi « le commun soutient l’individuel », pour Ishihara c’est l’inverse , comme le montre la métaphore du mur de béton. Mais malgré l’inversion, l’idée reste la même, d’autant plus que la lecture de Sensôron montre très clairement que dans l’esprit de Kobayashi le plus important n’est pas l’individuel mais le commun, c’est-à-dire le pays. Cette formule inversée n’est pas représentative de l’intégralité de l’ouvrage. A côté de cette reconception de l’individualisme, c’est-à-dire de la place de l’individu dans la société, Shintarô Ishihara propose une solution à la décadence japonaise qui réside dans l’esprit même des individus. Cette idée donne déjà son titre à la première partie du Japon sans complexe : « La nécessité pour les Japonais d’aujourd’hui de réformer leur conscience » (Ishihara & Morita, 1989, p.1). Cette « révolution dans nos consciences » (ibid. p.6), cette introspection, cette « rénovation drastique » (Ishihara, 2002, p.51) qu’il entend bien aider à mettre en place, consiste avant tout à prendre conscience de l’état dramatique de la société japonaise, et à essayer d’appliquer les solutions qu’il préconise. Il faut donc tout particulièrement comprendre les mauvais côtés de l’opulence qu’a apportée la paix, et s’efforcer de retrouver les vertus traditionnelles de la société japonaise, en particulier via l’éducation : « Aujourd’hui les évènements scandaleux concernant les enfants sont divers et nombreux mais qu’ils soient victimes ou coupables, il est certain que la responsabilité en revient à notre fétichisme (busshinsei) d’adultes ne leur ayant pas inculqué la patience, la persévérance (koraesei). J’avance depuis longtemps l’idée qu’en ce moment particulièrement, un nouveau stoïcisme est indispensable, mais aucun écho ne m’a répondu. Dans cette époque d’opulence, c’est peut-être simplement de la nostalgie facile que d’expliquer l’attrait de la pauvreté, de vanter l’aspiration (akogare) à la pauvreté, mais […] il faut transmettre avec attention aux enfants au moins les vertus de la persévérance (gaman) dans la vie. » (Ishihara, 2006b)

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De même, il faut rétablir – ou créer – « l’appréciation pour la sensibilité » (Ishihara, 2006, p.149), à nouveau prioritairement par l’éducation. Et il faut vaincre l’affaiblissement de l’homme qu’ont amené la paix et l’opulence. Dans ce but, Shintarô Ishihara évoque dans sa chronique « La vraie force de l’homme » (Ningen no ma no tsuyosa), datée du 6 octobre 2008, l’histoire de Satoshi Fukushima, par laquelle il se dit très impressionné. Cet homme né en bonne santé, est devenu aveugle à trois ans, puis sourd à dix-huit… et est aujourd’hui marié avec une femme sans handicap, et professeur à la très réputée université de Tokyo (Tôdai) ! Cet homme très fort, ainsi que sa mère qui l’a beaucoup aidé à surmonter ses handicaps, sont des exemples que Shintarô Ishihara voudrait montrer aux « jeunes d’aujourd’hui ». C’est un « exemple sans pareil que l’homme peut devenir fort s’il le veut », que les jeunes qui « poussent des cris ridicules en disant qu’ils sont refoulés par la société » (Ishihara, 2008e) devraient méditer. En 1989, dans Le Japon sans complexe, Shintarô Ishihara se disait optimiste : « Je sens que, quand bien même avec hésitations, la révolution dans nos consciences a déjà commencé. » (Ishihara & Morita, 1989, p.6). A le lire vingt ans plus tard appeler à la même révolution, il est permis d’en douter. Mais le succès de ses ouvrages, aussi bien Le Japon sans complexe(un million d’exemplaires de la première édition écoulés), que les plus récents Japon ! et Japon ! encore une fois, montre, que cette (r)évolution ait commencé ou non, que son discours touche une corde sensible chez de nombreux Japonais. Que son action soit efficace ou pas, il faut en tout cas lui reconnaître une constance certaine : depuis 1989 – voire 1968 – son discours n’a pas changé. On pourrait y voir un signe que lui n’a pas perdu ces valeurs traditionnelles – gaman – dont il fait l’apologie ; mais lui, mettant en œuvre toutes ces solutions pour atteindre enfin la régénération, la véritable renaissance (saisei, ￿￿) qu’il appelle de tous ses vœux, se justifie par patriotisme. Là encore, l’influence de Yukio Mishima est présente, même s’il le critique. D’ailleurs plus qu’une simple critique, il semble que ce soit une véritable nostalgie qu’exprime ici Shintarô Ishihara pour son ami et mentor. Il semble à le lire – en 2000 – que l’influence de Mishima ait réellement été décisive, que la vision de Mishima sur le Japon, la profondeur de son malaise, l’intensité de son engagement, l’aient fortement marqué : « Ecrivant ‘Je ne peux pas avoir beaucoup d’espoir pour le Japon du futur. Le sentiment que si ça continue ainsi le ‘Japon’ disparaîtra s’approfondit de jour en jour. Le Japon disparaîtra, et à sa place restera dans un coin de l’Extrême Orient un géant économique rusé, opulent, d’une teinte terne, creux, inorganique. Je ne parviens plus à m’habituer à parler avec les gens qui pensent que tout ira bien malgré tout.’, [Mishima] se hâta vers la mort, mais cette prédiction est entièrement atteinte, et on est même arrivés au jour d’aujourd’hui où la crise essentielle de ce pays s’approfondit. Pourtant, aujourd’hui, moi qui l’estimais, je ne peux pas ne pas blâmer la mort de Mishima et le fait qu’il ne soit plus là. Sans aucun doute on en est venus à un Japon tel qu’il l’avait décrit, mais il y a encore beaucoup de gens comme moi qui ne cessent pas d’aimer ce Japon, qui souhaitent la résurrection de la sagesse du peuple japonais, et je veux le clamer haut et fort. Et pendant que j’ai encore la chance de vivre, même sans aller jusqu’à la régénération complète (kanzen saisei), je voudrais montrer à Mishima ce pays sur la voie de l’indépendance. » (Shimura, 2001, p.60) Retrouver la fierté d’être Japonais D’un point de vue plus pratique que l’idée de retrouver les valeurs traditionnelles, de combattre l’affaiblissement de l’homme, de reconsidérer l’individualisme, le principal

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moyen pour atteindre cette « régénération complète », ou à tout le moins celui sur lequel Shintarô Ishihara a le plus tôt et le plus écrit, serait de retrouver la fierté d’être Japonais, d’être capable d’être à nouveau fiers du Japon. Cela permettrait de combattre les effets négatifs du « courant de pensée libéral qui a fait son apparition au lendemain de la Seconde guerre mondiale : excessivement critiques vis-à-vis du Japon, ils sont en revanche trop indulgents envers les autres pays. » (Satô & Itô, 1995, p.59). D’autre part, retrouver la fierté en leur pays, donc leurs origines, permettrait aux Japonais de trouver une base ferme pour l’établissement d’une identité solide, c’est-à-dire de sortir de la crise identitaire et morale dans laquelle le Japon est plongé. Enfin, si le Japon, au niveau national comme individuel, était enfin conscient et fier de ses propres forces, il pourrait avoir confiance en elles – donc en lui-même – et tenir tête à ses partenaires sur la scène internationale – apprendre enfin à leur dire « no », comme le souhaitait Shintarô Ishihara en 1989 – et donc améliorer sa situation sur ce plan également. Un tel redressement enclencherait alors un cercle vertueux qui sortirait le Japon du marasme moral où il se languit, puisque s’il occupait la position qui lui revient dans les relations internationales, les Japonais seraient plus facilement fiers de leur pays, et ainsi de suite. Ce sont là les thèmes majeurs du Japon sans complexe , comme l’indique le titre français, mais on les retrouve aussi dans ses chroniques du Sankei shinbun. Retrouver l’indispensable confiance en soi, au niveau individuel comme au niveau national – chaque niveau soutenant l’autre –, pour sortir le pays du marasme économique, politique et moral, est l’idée qui sous-tend tous ces textes. Le ton est clairement donné dès la première chronique publiée par Shintarô Ishihara après son élection au poste de gouverneur de Tokyo, intitulée « Le pays qui ne sait pas décider seul » (Jibun de kimeru koto ga dekinu kuni) et datée du 8 novembre 1999, soit six mois après son élection, et dans la suivante « Balayer l’ADN national » (Minzoku teki DNA no fusshoku), le 6 décembre 1999. Evoquant le « déclin » du Japon, il affirme en citant Arnold Toynbee – qui dit que toute civilisation décline, mais que les causes du déclin ne sont pas irréversibles – qu’il est possible de l’enrayer. Et précisément, « la plus fatale des causes est l’incapacité de la nation à prendre les décisions qui la concernent. » (Ishihara, 2002, p.8). Pour cela, une certaine confiance en soi, une « forte et précise affirmation de soi » (ibid., p.14), sont indispensables. Mais comment avoir confiance en soi, si l’on n’a pas confiance en son pays ? Parfaitement conscient de ce problème, Shintarô Ishihara s’applique longuement à démontrer à ses lecteurs que le Japon est en réalité un pays puissant, et que, malgré le constat très sévère qu’il fait sur son état, ils ont encore des raisons d’en être fiers. Les Japonais en effet, ne sont pas spécialement fiers de leur pays. Ils sont (très) fiers de leur origine ethnique et de leur culture – en 1990, 90% des Japonais estimaient que les Japonais étaient « par nature mieux que la plupart des autres peuples », contre 47% des Américains (Stronach, 1995, p.88) –, mais ils se glorifient moins de la puissance économique du Japon et du Japon en lui-même. En 2008, à la question « De quoi êtes-vous fiers à propos du Japon et de la nation (kokumin) ? », les trois réponses les plus citées étaient « les longues histoire et traditions » (48,1%), « la belle nature » (46,6%), « l’excellence des arts et de la culture » (44,9%). Suivaient plus loin derrière (à moins de 30%) : la liberté et la paix, la mobilisation du peuple, le niveau de l’éducation, la prospérité économique, etc. (Bureau du gouvernement, 2008a ; voir annexe 2). Shintarô Ishihara partage bien sûr ces sentiments. Mais pour lui, ils ne sont certainement pas suffisants : « Nous ne devons pas nous contenir à ce que nous avons fait jusqu’à aujourd’hui. Les entraves de l’après- guerre sont trop importantes dans la conscience des Japonais. » (Ishihara & Morita, 1989, p.6). Et donc, « les Japonais doivent développer fierté et confiance en notre culture et notre technologie » (ibid., p.14) ; « Il est temps que les Japonais soient fiers de leur propre créativité spontanée et aillent de l’avant. » (ibid., p.24). Shintarô Ishihara développe ce

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sujet tout au long du Japon sans complexe. Il est néanmoins conscient du risque de voir cette fierté du Japon et d’être Japonais glisser vers l’arrogance. Mais c’est un risque à prendre : « Nous ne pouvons pas devenir autoritaires (overbearing), ce qui ne serait pas toléré dans la nouvelle ère, mais de la même manière, un complexe d’infériorité est tout autant nuisible. » (ibid., p.14). Une telle déclaration ferait immanquablement de son auteur un patriote, et non un nationaliste ; mais l’on verra qu’elle n’est pas tout à fait en accord avec tout ce qui est écrit dans Le Japon sans complexe et ailleurs, et encore moins avec certaines attitudes et déclarations de Shintarô Ishihara. On peut tout de même lui accorder le bénéfice de vouloir se donner une apparence de modération. Yoshinori Kobayashi, lui, n’hésite pas à prôner ouvertement l’arrogance. Chacun des nombreux épisodes de sa série très populaire Gômanizumu sengen, de même que les chapitres de Sensôron, le prouvent sans le moindre doute, ne serait-ce que dans le ton qui y est employé. Le titre même est un jeu de mots révélateur : Kobayashi part du mot japonais pour « arrogance » (gôman, ￿￿), auquel il rajoute le suffixe « isme », ce qui donne en japonais « gômanizumu » (￿￿ ￿￿￿￿), c’est-à-dire « arrogant-isme ». Ce barbarisme donne le titre général de tous ces manga : Proclamation d’arrogant-isme (Gômanizumu sengen). Chaque épisode se termine par ailleurs sur une sorte de morale, introduite par une interpellation directe à l’intention du lecteur : « Goman kamashite yoka desu ka ? » (￿￿￿￿￿￿￿￿￿￿￿￿￿￿), ce qui signifie « Puis-je être arrogant ? » en dialecte de Hakata, sa ville d’origine sur l’île méridionale de Kyushu (Nathan, 2004, p.123). Shintarô Ishihara, dans ses chroniques du Sankei shinbun, mais surtout dans Le Japon sans complexe, s’applique longuement à démontrer à ses lecteurs que le Japon est un pays dont ils peuvent être fiers. Comme eux, il s’appuie sur la nature, la culture, les traditions et l’histoire japonaises. En réponse à ce qu’il perçoit comme un mépris américain pour la culture japonaise, il s’attache ainsi à démontrer que le Japon n’était en réalité pas si en retard sur l’Occident qu’ils le pensent : « Aucune autre nation n’avait un système scolaire si étendu si tôt dans leur histoire55 » (Ishihara & Morita, 1989, p.13), grâce auquel les paysans de l’époque d’Edo (1603-1868) pouvaient lire et écrire au moins 1000 ou 2000 caractères56, et « le Japon avait déjà, à cette époque, un réseau postal complet. » (ibid., p.13). De même, il glorifie le développement économique fulgurant du Japon après la restauration Meiji, et surtout après la Seconde guerre mondiale : « Dans ce demi-siècle, on peut dire que nous avons joui d’une évolution qui au Moyen-Âge aurait pris deux ou trois cents ans. » (Ishihara, 2006, p.173). Il évoque également la culture japonaise, une culture unique de par la position géographique du pays : « Dans le long voyage de l’Occident à l’Orient, le Japon est situé dans un cul- de-sac ; il n’y a plus rien au-delà excepté l’Océan Pacifique. Le Japon n’est pas en position de passer à d’autres nations ce qu’il a reçu : il doit vivre avec ce qu’il reçoit pour le reste de l’histoire. Tout s’arrête au Japon ; le peuple japonais améliore ce qui est venu vers lui ; le Japon est le dernier arrêt dans la transition culturelle. » (Ishihara & Morita, 1989., p.57) En somme, la culture se développe petit à petit, puis est raffinée par le peuple japonais, et atteint là son apogée. De là à dire que la culture japonaise est par essence supérieure aux autres, en particulier aux asiatiques, il n’y a qu’un pas – très court. Ce qui contraste de

55 Il évoque ici les terakoya, système de classes tenues par les prêtres dans les temples, à l’époque Azuchi-Momoyama (1573-1603). 56 A la fin de cette époque, environ 45% des hommes et 15% des femmes savaient lire et écrire, des chiffres bien supérieurs aux autres pays asiatiques et comparables aux pays européens (Reischauer, 1973, p.123). 84 LASSALLE Olivier _2008 II/ Shintarô Ishihara et le Japon contemporain

manière frappante avec le vœu pieu fait au début de ce même ouvrage de ne pas verser dans l’arrogance. Pour illustrer son propos, Shintarô Ishihara prend l’exemple des épées japonaises et cite , un « homme d’état japonais » qu’il dit respecter, qui fut aussi – mais il ne l’évoque pas – un marin pendant et avant la Seconde guerre mondiale, et même le stratège de l’attaque japonaise sur Pearl Harbor : « Il a dit une fois que les épées occidentales, au fond, étaient des instruments pour tuer, même s’il y a des variations, comme celles utilisées en escrime. Mais ces épées sont juste des outils et nous ne pouvons pas être impressionnés en regardant des épées occidentales. Les épées japonaises font sentir aux observateurs qu’ils regardent des artefacts et qu’ils sont invités dans le monde de l’art et du mystère. Il a continué en disant que les Japonais ont converti ces outils affreux, faits à l’origine pour massacrer d’autres personnes, en des objets d’art. » (ibid., p.58) Shintarô Ishihara utilise également un discours prononcé par André Malraux lors d’une visite au Japon en tant que Ministre de la culture, dans lequel il opposait les symboles religieux occidentaux et japonais : « [Malraux] a dit à son auditoire que l’expression occidentale d’un Christ crucifié est sanglante et même grotesque et pourrait bien décourager l’attachement religieux au Christ. A l’inverse, dit-il, le Bouddha Miroku du Hôryûji [à Nara] émet une beauté si sublime, au-delà des barrières de race et de religion, qu’il est élevé au niveau d’un objet à révérer éternel ou ultime. Ce qu’il voulait dire était que le type de beauté et l’impression donnée par un artefact tel que le Bouddha Miroku du Hôryûji attire l’intérêt et le respect de partout dans le monde, au-delà des frontières nationales, raciales et culturelles. Ce sont des produits du raffinement par le peuple japonais. L’image originelle de Bouddha est venue d’Inde, via la Chine et la péninsule coréenne. L’image de Bouddha au Japon est le produit du raffinement de l’art japonais. Le processus a été constamment raffiné et cela devient un produit des processus intellectuels japonais, comme le Ministre l’a expliqué, c’est clairement japonais. » (ibid., p.57) Shintarô Ishihara apprécie manifestement beaucoup André Malraux57 , qu’il cite régulièrement. Il ne refuse pas les apologies venues de l’étranger, mais les préfèrerait venant des Japonais eux-mêmes : « André Malraux a dit autrefois que les Japonais sont le seul peuple capable de figer l’éternité dans un instant, mais il est sûr que même sans se le faire dire par les autres, nous devrions avoir un peu plus confiance dans le niveau de notre sensibilité. » (Ishihara, 2006, p.151). L’apologie de la culture et de l’histoire japonaises est un point commun à tous les nationalistes japonais, pour qui elle est nécessaire au renouveau japonais. C’est la justification que Yasuhiro Nakasone donna à sa visite au sanctuaire Yasukuni en 1985 : « La confiance en soi doit commencer avec la reconnaissance et le respect pour le passé. » (Nathan, 2004, p.153). Ce discours est sensiblement le même que celui de Shintarô Ishihara. Yoshinori Kobayashi, lui, interpelle à nouveau par sa véhémence. Partageant naturellement cette idée, il la formule d’une manière plus arrogante, donc plus nationaliste : « Puis-je être arrogant ? Le Japon est un pays des dieux. Et un pays des morts. Nous ne

57 Qui a lui-même été très marqué par son voyage au Japon, notamment au sanctuaire d’Ise où est vénérée la déesse Amaterasu. LASSALLE Olivier _2008 85 Shintarô Ishihara et le nationalisme japonais

devons jamais oublier cet héritage, d’où nous venons et qui nous sommes. » (ibid., p.131). Quant à la fierté envers l’histoire, là où Ishihara se porte sur le développement précoce puis « miraculeux » du Japon, et Nakasone – à demi-mots – sur la Seconde guerre mondiale, Kobayashi n’hésite pas une seconde à se tourner vers cette guerre, à laquelle il consacre un manga entier : pour lui, il faut être fiers « d’avoir des ancêtres qui ont combattu les Blancs discriminateurs ! » (Kobayashi, 1998, p.150), et plus généralement de toute cette guerre. Mais Shintarô Ishihara ne s’arrête pas au passé et à la culture japonaise. Dans sa quête de fierté, il utilise également très largement la puissance économique du Japon, tout particulièrement dans Le Japon sans complexe. C’est grâce à elle que « le Japon n’est pas le pays minuscule que la plupart des Japonais pensent qu’il est » (Ishihara & Morita, 1989, p.60), que « le Japon est devenu un pays très important » (ibid., p.5), que « la réalité est que le pouvoir dans le monde, y compris le pouvoir économique, se déplace graduellement de l’Occident à l’Orient. » (ibid., p.14). Akio Morita fait de même, bien que moins lourdement, estimant que les Américains « pourraient bien ne jamais être capables de rivaliser avec nous. » (ibid., p.8). De manière plus argumentée, Shintarô Ishihara affirme la grandeur du Japon en prenant appui sur son avance technologique, en particulier en matière de semi-conducteurs. Selon lui, ces puces de haute technologie qu’à l’époque seul le Japon est capable de produire sont essentielles pour les Etats-Unis en pleine guerre froide : « la technologie des semi-conducteurs est absolument vitale pour maintenir la supériorité militaire » (ibid., p.5), en particulier car elles sont la clé de la précision des missiles nucléaires. De là, Shintarô Ishihara déduit sa proposition d’un rapprochement avec la Russie – avant même la fin de la guerre froide ! –, qui a fait énormément de bruit à l’époque de la sortie de cet ouvrage : « Au moment présent, la technologie soviétique permet à ses missiles de frapper avec une précision de 60 mètres, alors que pour les Etats-Unis c’est 15 mètres, et on s’inquiète du fait que ces 15 mètres doivent être ramenés à zéro. Ce type de précision appelle une orbite plus compliquée, plus l’attaque est éloignée, et seule l’intelligence artificielle peut garantir la précision. Il est possible que e l’Amérique ait été le leader de la 4 génération et que les produits de 1 mégabit e et plusieurs mégabits qui vont supporter la suivante, la 5 génération, puissent être développés par le savoir-faire américain. Cependant, utiliser ce savoir- faire pour diverses applications, y compris les armes, requiert un pays avec un management de la production remarquablement avancé ; seul le Japon peut le faire. En somme, si les semi-conducteurs japonais ne sont pas utilisés, la précision ne peut être garantie. C’en est venu au point où aussi loin qu’ils poursuivent l’expansion militaire, si le Japon cessait de leur vendre les puces, il n’y aurait plus rien qu’ils puissent faire. Si, par exemple, le Japon vendait des puces à l’Union soviétique et arrêtait de les vendre aux Etats-Unis, cela renverserait tout l’équilibre militaire. Certains Américains disent que si le Japon pensait à faire cela, il serait occupé. Certainement, c’est un âge où les choses en viendraient à cela. Plus la technologie avance, plus les Etats-Unis et l’Union soviétique seront dépendants de l’initiative du peuple japonais. » (ibid., p.3-4) Dans un monde dominé depuis une cinquantaine d’années par les deux grands, deux pays absolument immenses comparés au Japon par leur taille et leur puissance militaire, dire qu’en réalité celui qui détient le vrai pouvoir, celui qui peut faire pencher la balance selon son bon vouloir, est ce petit Japon coincé entre les deux blocs, était pour le moins osé.

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Mais ce n’est pas entièrement dépourvu de fondements, et quoiqu’il en soit cela s’insère parfaitement dans le discours de Shintarô Ishihara. Concernant l’avance technologique japonaise, Shintarô Ishihara développe également l’exemple du FSX, l’avion de chasse de nouvelle génération développé par Mitsubishi Heavy Industries, sur lequel on reviendra. Il explique longuement et avec force détails la supériorité du FSX, « un merveilleux et formidable chasseur » (ibid., p.39), sur les F-15 et F-16 américains, supériorité que la technologie japonaise a permise : « Le FSX a été une surprise pour les Américains, comme l’avaient été les chasseurs Zéro au début de la Seconde guerre mondiale. Ils ne s’étaient pas attendus à voir un chasseur aussi avancé que le Zéro, qui contrôlait virtuellement l’air au début de la guerre. Qu’une arme si formidable que le FSX soit en production aujourd’hui hors des Etats-Unis, a été un choc pour les Américains. Le FSX japonais est équipé de quatre ailerons verticaux, semblables à ceux d’un requin. Chacun d’eux agit comme un mécanisme de direction, comme le volant d’un 4x4 (sic) qui peut faire un tour complet dans un petit espace sans aller en avant ou en arrière. Une idée aussi merveilleuse n’est probablement pas le monopole du Japon, mais c’est un fabriquant japonais qui a développé l’idée en réalité, grâce à la haute technologie avancée japonaise. » (ibid., p.40) Mais le Japon, selon Shintarô Ishihara, n’est pas seulement doué de la créativité nécessaire au développement de telles technologies, il possède également les « excellents ouvriers » et « excellents techniciens généraux » (ibid., p.25) nécessaires à la production de ces technologies de pointe si « merveilleuses ». Ishihara oppose ainsi l’excellence des ouvriers japonais à la médiocrité de leurs homologues américains. Pour montrer le faible niveau des ouvriers américains, il prend l’exemple du crash d’un Boeing au Japon – selon toute probabilité celui du vol 123 de la Japan Airlines (JAL), qui s’écrasa dans les montagnes à une centaine de kilomètres de Tokyo le 12 août 1985. Les 15 membres d’équipage et 505 des 509 passagers sont morts dans ce crash, le deuxième plus grave de toute l’histoire de l’aviation58. Douze minutes après le décollage de l’aéroport Haneda (Tokyo) en direction de Osaka, une explosion au niveau de l’empennage arracha la dérive verticale de l’appareil et quatre vérins hydrauliques, le rendant incontrôlable. Les pilotes réussirent à le maintenir en vol pendant trente minutes, survolant l’océan, puis la péninsule d’Izu avant que l’avion ne percute une montagne dans la préfecture de Gunma, fasse un tonneau au-dessus d’une vallée et s’écrase sur le dos sur la montagne opposée. La cause de ce crash a été détectée dans un précédent incident en 1978 à l’aéroport d’Itami (Osaka) lors duquel la queue avait été endommagée ; les réparations ensuite effectuées par Boeing furent incomplètes, comme l’évoque Shintarô Ishihara. Il déplore également le fait que personne de chez Boeing n’ait été jugé pour la responsabilité de ce drame : « L’accident du Boeing n’était rien de plus que l’erreur d’un travailleur – c’est arrivé bien avant le crash. Il n’y a eu aucune suite après le crash, sauf pour dire que les opérations de maintenance avaient été faites de manière négligée. Alors que les spécifications demandaient que trois épais murs de séparation soient bien verrouillés, cela n’a simplement pas été fait. Des verrous avaient été placés sur la gauche et la droite, mais ils ne passaient pas à travers les

58 La catastrophe de Ténériffe, le 27 mars 1977, avec 583 morts, est le seul accident plus grave. Mais cette collision sur une piste de décollage a impliqué deux avions. Le crash de 1985 est donc, plus exactement, le pire crash incluant un seul appareil de l’histoire de l’aviation. LASSALLE Olivier _2008 87 Shintarô Ishihara et le nationalisme japonais

trois couches, juste à deuxième59. Cela a causé un affaiblissement sérieux de la force de l’appareil. Cela dit bien le faible niveau des gens qui s’occupent de la maintenance. Malgré le fait qu’ils sont employés de Boeing Corporation, un fabriquant d’avions de taille mondiale, cela va tout de même prendre sept ans pour les rééduquer. C’est une histoire qui ne serait pas comprise dans les cercles industriels japonais. Les Etats-Unis veulent que tout le monde achète des semi- conducteurs made in America, et ils sont utilisés même au Japon, mais le nombre de défectueux est extraordinairement élevé. Quand nous nous plaignons, la réponse est : le Japon est le seul pays qui se plaint, personne d’autre n’a de récrimination. Cela m’amène à penser qu’il n’y a pas d’espoir pour les Etats- Unis. Le taux de défaut manufacturier aux Etats-Unis s’est amélioré quelque peu récemment, mais il est toujours cinq à six fois supérieur à celui du Japon – il était dix fois supérieur. » (ibid., p.25-26) En filigrane derrière la critique sans équivoque des travailleurs américains, se trouve bien sûr une glorification des Japonais et de leur haut niveau, tout à fait à sa place dans le discours général du Japon sans complexe. Mais ce qui fait la grandeur du Japon, ce dont les Japonais doivent être fiers, n’est pas uniquement la haute technologie de leur pays ; c’est également sa richesse, et notamment ses avoirs en dollars, ses bons du Trésor américains. Selon Shintarô Ishihara, le Japon en possède « plus de 200.000 milliards de yen » (environ 2.000 milliards d’euros), ce qui est une source de puissance dont il est parfaitement conscient et qu’il s’applique à démontrer à ses lecteurs : « Depuis que, quand dans le passé le Premier ministre Hashimoto a annoncé vouloir vendre une petite partie [des bons du Trésor que le Japon possède] les actions américaines se sont effondrées, y toucher est vu comme un tabou ; mais il y a certainement beaucoup d’autres emplois, même en dehors de la vente. » (Ishihara, 2006, p.118) Plutôt que de thésauriser ses immenses avoirs financiers, le Japon devrait donc les investir, ce qui aurait un effet bénéfique sur son économie d’une part, mais également sur les esprits japonais : de telles ressources seraient plus impressionnantes utilisées que gardées en réserve. Shintarô Ishihara suggère donc de les utiliser pour des grands projets, par exemple « l’exploitation des richesses sibériennes » (ibid., p.119). Akio Morita, dans ses parties du Japon sans complexes’applique lui aussi à démontrer à ses lecteurs qu’il y a en réalité bien des raisons d’être fiers de leur pays. Il prend ainsi l’exemple des transistors, dont Sony a acquis la licence aux Laboratoires Bell en 1953 : il rapporte qu’une entreprise américaine avait dû abandonner le marché car personne ne voulait acheter ses petites radios puisque les grosses produisaient un son de meilleure qualité. Arrivant aux Etats-Unis pour vendre le même produit, Sony prit le slogan « one radio for one person », proposant à chacun d’écouter le programme qui lui plaisait : « le résultat a été que les transistors Sony sont devenus célèbres dans le monde entier. » (Ishihara & Morita, 1989, p.48). La conclusion que Morita tire de cette histoire est digne de la plume de Ishihara :

59 Après l’accident, Boeing a confirmé cette version des choses. Selon leurs estimations, une telle réparation défectueuse pouvait supporter 10.000 dépressurisations ; c’est après plus de 12.000 décollages et atterrissages que le crash a eu lieu. 88 LASSALLE Olivier _2008 II/ Shintarô Ishihara et le Japon contemporain

« La force de l’industrie japonaise est de trouver de nombreuses manières de faire des produits à partir de technologie de base, et d’utiliser la technologie de base. Dans la technologie de base, il est vrai que le Japon s’est reposé sur de nombreuses sources étrangères. Faire des produits de la technologie est ce en quoi le Japon est numéro 1 dans le monde. » (ibid., p.48) Toutes ces raisons, tous ces facteurs de grandeur du Japon, font que pour Shintarô Ishihara, la situation est claire : « Aujourd’hui si l’économie mondiale s’effondrait, le pays qui possède la capacité de se lever et de se tenir au premier rang, ce n’est pas les Etats-Unis mais ce Japon. » (Ishihara, 2002, p.135). Depuis plus de vingt ans, avant même la crise qui a éclaté au début des années 1990, Shintarô Ishihara rabâche les mêmes thèmes et s’efforce de montrer à ses compatriotes la grandeur actuelle de leur pays, et celle possible dans le futur – s’ils voulaient bien croire à l’actuelle et prendre en mains leur destin. Pour John Nathan, c’est une des causes de son succès qui ne se dément pas depuis son élection à Tokyo en 1999 : « A un moment où la confusion est générale et la confiance nationale bien basse, l’insistance d’Ishihara sur le patriotisme comme la clé pour retrouver la fierté et découvrir un rôle viable dans le monde d’aujourd’hui est une musique rassurante pour beaucoup d’oreilles. Il rappelle à ses compatriotes que la leur est la seule société non caucasienne à avoir créé un super-pouvoir moderne, et a déclaré à maintes reprises que c’est le moment pour le Japon de faire jouer le pouvoir de sa technologie supérieure et sa richesse, encore grande malgré treize ans de récession de plus en plus profonde, pour défendre ses intérêts propres. » (Nathan, 2004, p.170)

LASSALLE Olivier _2008 89 Shintarô Ishihara et le nationalisme japonais

III/ L’héritage de la « Grande guerre de l’Asie orientale »

La Seconde guerre mondiale est une période fondamentale dans l’histoire japonaise. Ce nom n’est pas tout à fait approprié, puisqu’il se réfère – dans la vision française à tout le moins – au conflit ayant éclaté en Europe en septembre 1939. La guerre japonaise dans le Pacifique ne commence elle qu’avec l’attaque surprise sur la base américaine de Pearl Harbor, le 7 décembre 1941 ; auparavant, la guerre avait commencé en Asie dès l’incident du pont Marco Polo le 7 juillet 1937, que l’armée japonaise a pris comme prétexte pour envahir la Chine. Mais en ce sens que le Japon était déjà présent jusqu’en Mandchourie en 1937, on peut dire que la guerre – non pas la Seconde guerre mondiale, mais la guerre pertinente dans le cadre japonais – a commencé bien avant, sans doute avec la guerre sino-japonaise et l’annexion de facto de Taiwan et de la Corée en 189560. Ces cinquante années ne sont pas une période de guerre ininterrompue, ce qui permet de dater le début de la Seconde guerre mondiale en 1937 ; mais les évènements de 1937 ne peuvent se comprendre sans revenir sur la période commençant en 1894 avec la guerre sino-japonaise, qui marque le début de l’impérialisme japonais sur le continent. Au Japon comme ailleurs, la période 1937-1945 focalise naturellement les débats comme apogée d’un demi-siècle d’impérialisme, et époque de guerre totale ; mais le discours japonais sur la guerre ne met pas pour autant de côté la période antérieure, qui lui est donc intrinsèquement liée. Les nationalistes en particulier, dans leur apologie de la guerre japonaise en Asie, ne distinguent pas entre ces deux périodes. Quoiqu’il en soit, dans son acception la plus courte (1941-1945) ou la plus longue (1894-1945) cette guerre est une période clé de l’histoire japonaise. C’est l’époque de la première incursion réussie du Japon sur le continent – en Corée – après plusieurs tentatives avortées. C’est l’époque où ce pays à peine sorti de la féodalité, atteint le rang de puissance industrielle et militaire mondiale. C’est l’époque du Grand Japon (Dai nippon), couvrant une large partie de la carte de l’Asie. Mais c’est aussi l’époque de la première véritable défaite de son histoire multi-millénaire, des bombes atomiques larguées sur Hiroshima puis Nagasaki, de sa première expérience réellement démocratique, et surtout de la première occupation de son histoire. C’est l’origine de la société japonaise actuelle, très largement issue du profond remodelage économique, politique, militaire, social, que les autorités d’occupation ont organisé entre 1945 et 1952. Enfin, et peut-être surtout, le Japon étant responsable de cette guerre, cette époque est incontestablement la plus controversée du passé japonais, critiquée notamment par la gauche. Inversement, le Japon ayant été vaincu et les conséquences de la guerre étant liées aux Etats-Unis puissance occupante, son héritage n’en est pas moins sujet à controverse, et rejeté par la droite notamment, tout particulièrement les nationalistes. La Seconde guerre mondiale, la « Grande guerre de l’Asie orientale » selon les mots de Yoshinori Kobayashi, a pour le nationalisme japonais contemporain, qui n’hésite pas à en faire une apologie explicite, une importance extrême. Cette apologie conduit naturellement au révisionnisme historique, notamment en ce qui concerne les crimes de guerre japonais. Elle mène également au rejet de l’héritage de la

60 La Corée deviendra un protectorat japonais en 1905, puis une colonie en 1910. 90 LASSALLE Olivier _2008 III/ L’héritage de la « Grande guerre de l’Asie orientale »

défaite, donc à attitude équivoque sur le sanctuaire Yasukuni, à de vives critiques sur la Constitution, et à des appels au réarmement japonais. Shintarô Ishihara n’est pas étranger à tous ces discours, mais on verra qu’il s’en distingue nettement sur certains points.

1- L’apologie nationaliste de la guerre

D’un point de vue occidental, la glorification de la guerre est peut-être le point le plus étrange du nationalisme japonais, ne serait-ce que parce que c’était finalement une défaite japonaise. Mais en réalité, elle s’insère parfaitement dans le raisonnement nationaliste, ce qui en fait un point commun certain entre tous ses représentants, et permet même de distinguer avec une grande précision les simples patriotes des véritables nationalistes. L’apologie de la guerre se comprend tout d’abord comme la suite naturelle de la critique de la paix déjà évoquée. L’état du Japon après soixante années de paix est si catastrophique aux yeux des nationalistes, que la glorification de la guerre, reconstruite a posteriori comme idyllique, se présente comme une solution évidente. Kiichi Fujiwara note que ainsi que « La volonté de valoriser le rôle du Japon dans la Seconde guerre mondiale doit être appréhendée dans un contexte d’amertume et de résignation face à la réalité, comme une volonté inconsciente de penser de façon positive à un présent qui ne montre pas le moindre signe de changement et à un passé auquel personne ne pourra jamais rien changer. » (Fujiwara, 2001, p.47) Pour Fujiwara, qui n’est pourtant pas nationaliste, elle serait même un symptôme de « la décadence fondamentale d’une société qui semble irrémédiablement divisée entre ceux qui ont des principes mais pas de pouvoir et ceux qui ont du pouvoir mais pas de principes. » (ibid., p.47). Ainsi, quand Shintarô Ishihara déplore et met en garde ses lecteurs contre « le poison que crée la paix » (Ishihara, 2006e), on peut y lire a contrario une certaine glorification de la guerre. Mais il ne cesse de s’en défendre (« Personne ne souhaite pas la paix »), et cette apologie reste au mieux sous-entendue, ce qui plaide, là encore, pour une certaine modération. Yoshinori Kobayashi, lui, s’il se dit « heureux d’être en paix » (Kobayashi, 1998, p.372), fait des sous-entendus bien moins équivoques. Se lançant dans des distinctions pour le moins complexes, il explique ainsi que « La paix… Le contraire de la paix… la guerre ? Non / Le contraire de (l’état de) ‘paix’…. c’est le (état de) ‘désordre’ (konran). […] / Le contraire de la ‘guerre’ (moyen)… c’est la ‘négociation’ (moyen). / […] Oui. La ‘paix’, ce n’est autre que l’ordre (chitsujo). » (ibid., p.11-13). L’autre terme du raisonnement est que l’état actuel du Japon, gangrené par la criminalité – il fait très régulièrement référence à l’attentat dans le métro de Tokyo en 199561 –, n’est certainement pas l’ordre ; donc ce n’est pas la paix. Affirmant que le Japon n’est pas en paix, Kobayashicherche à faire sentir à ses lecteurs que la guerre n’est finalement pas si différente de leur société actuelle. Ainsi, il en fait un « moyen » implicitement acceptable pour sortir le Japon de son « état » actuel de « désordre », c’est-à-dire le ramener à la paix. De même, racontant un tournoi de sumô dans son enfance où il est allé sachant pertinemment qu’il n’avait aucune chance de gagner – il était et est encore de faible constitution –, il estime

61 Le 20 mars 1995, dans cinq attaques coordonnées, des membres de la secte Aum Shinrikyô libèrent dans le métro de Tokyo du gaz sarin, 500 fois plus toxique que le cyanure. Douze personnes sont tuées, cinquante gravement blessées, un millier ont des problèmes de vision temporaires. Quatorze membres de la secte ont été condamnés à mort pour cet attentat. LASSALLE Olivier _2008 91 Shintarô Ishihara et le nationalisme japonais

avoir tiré de cette persévérance « bravoure62 » et un « bourgeon de morale (rinri) », et affirme dans la « morale » de ce chapitre : « Un individu avec une morale qui n’est pas l’égoïsme ne peut naître que dans la bravoure. » (ibid., p.74). Là encore, l’apologie de la guerre – quelle meilleure occasion de faire preuve de « bravoure » ? – est sous-entendue, et ne porte pas particulièrement sur la Seconde guerre mondiale. Mais la correspondance est évidente avec le conflit qui occupe Kobayashi dans tout Sensôron. L’apologie de la Seconde guerre mondiale est également compréhensible comme une réponse au constat fait par Shintarô Ishihara et les nationalistes d’un besoin de fierté nationale. Car malgré le fait qu’elle ait finalement été perdue, cette guerre reste, du moins à leurs yeux, l’époque de la grandeur du Japon. Shintarô Ishihara, là encore assez discret, évoque régulièrement le Zéro, le fameux chasseur japonais qui dans les premières années du conflit surclassait tous ses opposants : « Au début de la Seconde guerre mondiale, les chasseurs japonais Zéro arrachèrent contre toute attente la suprématie aérienne aux Américains. » (Ishihara, 1989, p.57) ; « Le Zéro dans les premiers combats de la Seconde guerre mondiale était invincible. » (Ishihara, 2006, p.149). Comme le prouve son intérêt pour le FSX, lui aussi supérieur à ses homologues américains F-15 ou F-16, Ishihara glorifie clairement cette époque où son pays pouvait tenir tête aux plus grandes puissances mondiales. Cette idée, bien que moins extrême – ou moins explicite – rappelle immanquablement l’enthousiasme effréné d’un Katsuichirô Kamei au moment même du conflit : « Plutôt que la paix des esclaves, donnez-nous la guerre des rois ! » (Doak, 1994, p.138). Yoshinori Kobayashi, lui aussi, partage cette fascination pour la guerre comme symbole de la grandeur japonaise. Se dessinant encore enfant63, avec un sourire ému par le fait que « Ils ont fait pour nous (yatte kureta) une guerre d’une échelle énorme », il dit avoir un « sentiment de fierté conservé précieusement dans [sa] poitrine. » (Kobayashi, 1998, p.38). Cette idée de l’auteur enfant impressionné par l’échelle immense d’une guerre menée par un si petit pays revient à plusieurs reprises dans Sensôron. Ainsi, sur un dessin du globe qui accentue à la fois la petitesse du Japon et la grandeur de son armée (des tanks, un cuirassé, un avion énorme dominent l’image), il s’en émeut : « En tout cas, qu’un si petit pays insulaire […] ait pu mener une guerre à une aussi grande échelle est surprenant, palpitant. Dit naïvement, dans la sensibilité (kankaku) d’un garçon, c’est great 64. » (ibid., p.28). La grandeur de cette guerre vient donc de son échelle, mais aussi des combats en eux-mêmes : il évoque ainsi fièrement la bataille de Singapour, quand 130.000 soldats anglais n’ont pas pu arrêter 40.000 Japonais, ou encore de Bandung, où 50.000 soldats anglais et hollandais se seraient rendus à 750 Japonais. La fascination qu’a Yoshinori Kobayashi pour la guerre est étrange, presque enfantine. A le lire, on croirait un enfant qui joue à la guerre avec ses petits bonhommes – la couverture est d’ailleurs ornée de tels personnages, dont l’un porte le nom de Kobayashi – alors qu’il a plus de 50 ans. On pourrait objecter que cette attitude est imposée par le média qu’il utilise, le manga, et le public auquel il s’adresse. Mais le style général de l’ouvrage diffère tellement des canons du manga, en particulier avec des textes omniprésents et très longs, qu’elle reste troublante. Le signe le plus révélateur est le vocabulaire qu’il utilise : alors que dans tout le manga le japonais utilisé est très correct, le style travaillé, dès qu’il évoque la grandeur de la guerre, le vocabulaire devient très peu académique. Il décrit ainsi la guerre comme « great », « d’une échelle énorme

62 Le terme que l’auteur utilise, yasegaman, a un sens légèrement péjoratif : plutôt que « bravoure », c’est un « courage prétendu pour sauver la fierté ». Le dictionnaire de la langue japonaise Daijirin donne la définition suivante : « Fait d’endurer la difficulté (kurushii), de montrer un visage calme. » 63 Bien qu’il soit né en 1953. 64 En anglais dans le texte. 92 LASSALLE Olivier _2008 III/ L’héritage de la « Grande guerre de l’Asie orientale »

65 (dekai) » (titre du chapitre 3), et estime que « une guerre qu’on gagne est vraiment kakkoii ! » (Kobayashi, 1998, p.210). Dekai, great, kakkoii : autant de termes utilisés principalement par les jeunes, voire les enfants, étranges sous le crayon d’un auteur de son âge, et qui traduisent le côté enfantin, irrationnel, de sa fascination pour la guerre – ou, à tout le moins, un talent certain pour s’adresser à un public très jeune, dont on peut penser pourtant que le style de cette œuvre, avec ses très longs textes, pourrait le rebuter. De même, aux « braves gens [qui] diront qu’il y a eu beaucoup de morts » (Kobayashi, 1998, p.28), il répond que leur argument équivaut à faire remarquer à un enfant qui regarde un dessin animé d’Ultraman qu’il y a beaucoup de morts dans l’immeuble qui s’effondre pendant le grandiose combat final contre le monstre géant ! Mais l’apologie nationaliste de la Seconde guerre mondiale ne se limite pas au rejet de la paix et l’admiration d’une époque glorieuse pour le Japon : elle relève également de la vision nationaliste de l’histoire japonaise. On a vu que le nationalisme japonais partait d’une reconnection avec le passé, symbolisé par l’Empereur qui, héritier d’une lignée impériale vieille de plus de deux millénaires, en vient à représenter l’histoire japonaise dans son ensemble. Dès lors, il est impossible de couper le fil de l’institution impériale, sous peine de perdre cette connexion avec l’histoire. Or, l’Empereur étant d’ascendance divine (quoi qu’ait pu en dire l’Empereur Shôwa en 1946), toute l’histoire japonaise prend un caractère sacré, et on ne peut plus rien en rejeter. Comme la Révolution française de Clemenceau, le passé des nationalistes est un « bloc ». Ce raisonnement n’exclut pas, et ne peut pas exclure la Seconde guerre mondiale, partie intégrante de l’histoire japonaise. En Allemagne, les Nazis sont apparus et ont disparu en une vingtaine d’années ; en Italie, les fascistes ont duré plus longtemps mais ont fait de même ; en France, la période vichyste est le fait d’une clique dirigeante apparue dans la tourmente de la défaite et disparue dans l’euphorie de la victoire : dans ces trois pays, la période noire de la guerre peut être mise à part. Mais au Japon, si le militarisme est effectivement, comme en Europe, le fait d’une armée momentanément influente et d’un gouvernement militaire temporaire, l’impérialisme ne s’en est pas moins étiré sur le règne de trois Empereurs (Meiji, Taishô et Shôwa), et surtout a été conduit par des dirigeants agissant officiellement au nom de l’Empereur : ainsi, la guerre est étroitement liée à l’institution impériale, de la même manière qu’en Italie avec la famille royale. Mais la lignée impériale japonaise a une implantation historique bien plus importante que la lignée royale en Italie, ce qui fait que le Japon n’a pas abandonné cette institution après la défaite. La Seconde guerre mondiale est donc étroitement liée à l’institution impériale, toujours existante et elle-même intrinsèquement liée au passé japonais dans son ensemble : ainsi, la guerre fait bien partie, elle aussi, de ce « bloc » qu’est le passé aux yeux des nationalistes. Si l’importance de la guerre dans la vision nationaliste découle donc également de son appartenance au passé japonais, Kiichi Fujiwara estime qu’elle vient simplement de ce statut même de guerre : « Dans la guerre, toutes les personnes – dirigeants ou subalternes – qui vivent sur le territoire d’un Etat sont liées en une seule et unique 66 Schicksalsgemeinschaft , ou communauté partageant un même destin.

65 Terme surtout utilisé par les jeunes, dont l’équivalent chez les jeunes français serait « cool », « beau », « énorme ». Le dictionnaire de la langue japonaise Daijisen donne la définition suivante : « Terme que principalement les enfants et les jeunes utilisent pour montrer le sentiment que l’apparence, le comportement d’une personne ou d’une chose correspond exactement à leur goût. Superbe, splendide (subarashii). » 66 En allemand dans le texte. LASSALLE Olivier _2008 93 Shintarô Ishihara et le nationalisme japonais

Parce que la société et l’Etat sont liées par le même destin – celui de la nation –, la guerre reste dans les mémoires comme une expérience d’exaltation du sentiment de solidarité nationale. Elle se range, à égalité avec la résistance à la domination coloniale, parmi les phénomènes les plus porteurs pour le discours nationaliste. » (Fujiwara, 2001, p.44) Dans le cadre japonais, cet effet est renforcé par le fait que la guerre japonaise est vue précisément comme une résistance à la domination coloniale occidentale. De plus, si le contrecoup d’une défaite est pour Fujiwara la ruine de la conscience nationale, la glorification actuelle de la guerre japonaise est une réponse nationaliste à cette ruine : on se retourne vers la guerre, « expérience d’exaltation du sentiment de solidarité nationale » pour reconstruire cette même conscience que la défaite a brisée. La sacralisation nationaliste du passé japonais, et donc de la Seconde guerre mondiale, est visible dans le vocabulaire employé pour réagir aux critiques contre le Japon impérialiste. Ainsi, dans le manifeste qu’il lira avant son suicide, Mishima écrit : « Serrant les dents, nous avons dû regarder des Japonais profaner l’histoire et les traditions du Japon. » (Nathan, 1974, p.270). Shintarô Ishihara également, quand il critique les excuses exprimées au nom du Japon par le Premier ministre socialiste Tomiichi Murayama en 1995, utilise ce même terme de « profanation » (Nathan, 2004, p.170), ce qui dit bien le caractère sacré, à leurs yeux, de tout le passé japonais. Leur glorification de la Seconde guerre mondiale s’inscrit ainsi dans le cadre d’une réaction nationaliste face aux nombreuses critiques faites contre le Japon militariste depuis la guerre, face à la vision « masochiste » de l’histoire très répandue au Japon. Yoshinori Kobayashi, lui, évoque très peu une guerre qui serait sacrée. Mais il la qualifie plusieurs fois « monogatari » (￿￿) qu’il faudrait protéger et restaurer. L’utilisation de ce terme qui signifie « récit », « dit », « conte », « histoire », ou plus sûrement « légende », suggère d’une part un rapprochement immanquable avec le Genji monogatari (Le dit de e Genji), roman du 11 siècle écrit par Shikibu Murasaki, que tous les Japonais connaissent. Kobayashi suggère ainsi que la guerre appartient à l’histoire japonaise, à l’identité et à la fierté du Japon au même titre que Shikibu Murasaki et son antique chef-d’œuvre. D’autre part, en donnant à la guerre le statut de monogatari, il lui enlève une partie de sa véracité historique. Elle n’est plus de l’histoire, mais une histoire, quasiment une légende. Le résultat est qu’elle devient un récit mystique où la vérité n’est plus importante – ce qui conduit, on le verra, à un révisionnisme certain. Ce qui compte réellement, c’est simplement la morale qu’on en tire, ce qu’on en retient ; et selon Kobayashi, c’est que cette guerre était juste, était belle : il faut donc en être fier, la réhabiliter, l’utiliser pour la reconstruction de l’identité japonaise. Partie inamovible de l’histoire japonaise, la Seconde guerre mondiale est glorifiée comme telle, mais aussi comme symbole des valeurs, de la beauté qui sont, on l’a vu, au cœur de l’identité japonaise telle que la voient les nationalistes. Shintarô Ishihara n’évoque pas ce point, et l’on peut légitimement penser que, pour lui, la guerre n’était pas particulièrement belle, et que, si elle encourageait bien ces valeurs qu’il prône – gaman, sacrifice de soi – cela ne le pousse pas pour autant jusqu’à la glorifier. C’est là un nouveau point particulier de Ishihara, face par exemple à Fusao Hayashi qui estimait que « les batailles du Japon sont belles » (Doak, 1994, p.127), ou encore Yoshinori Kobayashi, pour qui la guerre révèle la « grandeur du sacrifice de soi » (Kobayashi, 1998, p.318) : « La guerre, à la fin, est formée d’innombrables morts de soldats qu’on peut voir comme quasiment inutiles (muimi). Et donc, expédier des soldats à une mort sans effet stratégique, c’est un crime des dirigeants de guerre. / Pourtant

94 LASSALLE Olivier _2008 III/ L’héritage de la « Grande guerre de l’Asie orientale »

les innombrables soldats morts dans des opérations ordinaires… les soldats et le peuple morts comme s’ils avaient été tués par des stratégies imprudentes (mubô)… je veux les remercier et […] leur adresser mes condoléances. / Ce ne sont pas des ‘morts inutiles’. Au moins, je n’oublie pas ces morts. Je ne laisserai pas la prochaine génération oublier. / Je suis opposé aux Instructions pour le champ de bataille (Senjinkun)67 de Hideki Tôjô, mais il y a des choses plus précieuses que la vie qu’il faut protéger au risque de mourir. / Dire simplement ‘morts inutiles’ […] finalement c’est arriver à détruire la noblesse du sacrifice de soi, en disant que ‘Mourir pour les autres c’est du gâchis’.68 / […] On peut dire que les soldats et tout le peuple qui sont morts dans cette guerre, ont offert leur vie pour l’histoire et le climat de la patrie, et sont morts pour protéger l’avenir du Japon et de leur famille. » (ibid., p.280) Le sacrifice de soi, « la beauté poignante des combats dans la défaite… Cela c’était la guerre du Japon ! » (ibid., p.366). Ainsi, étant belle, étant glorieuse, étant surtout sacrée car appartenant au passé national, la Seconde guerre mondiale doit être glorifiée. Yoshinori Kobayashi s’y emploie sans complexe : « Un jour viendra où cette guerre sera réestimée comme le combat le plus beau, le plus impitoyable, et le plus noble jamais mené par l’humanité. » (ibid., p.369). Enfin, l’intérêt des nationalistes pour la guerre s’inscrit dans un cadre individuel. Elle résulte du besoin naturel de vivre des moments intenses, de trouver un sens à la vie, de voir sa vie, son existence devenir fugitivement palpable, en un mot de se sentir vivant. La guerre, avec ses émotions, la proximité quotidienne de la mort, les puissants liens de camaraderie qui s’y nouent, permet tout cela. C’est ce qui poussera nombre d’anciens combattants européens de la Première guerre mondiale dans les rangs du fascisme, seule formation politique à leur offrir un engagement aussi intense. Ce même mécanisme, conjugué à sa fascination pour la mort, a participé de l’intérêt de Yukio Mishima pour la guerre – au point de s’engager dans les FAD et de donner à sa Société du bouclier un entraînement militaire dans une base militaire au pied du Mont Fuji : « Je compris que c’était seulement dans l’équipe – en partageant la souffrance de l’équipe – que le corps pouvait s’élever à cette hauteur d’existence auquel l’individu seul ne pouvait jamais atteindre. Et pour que le corps atteignît ce niveau d’où l’on pouvait apercevoir le divin, il était nécessaire de dissoudre l’individuel. Etait également nécessaire l’aptitude tragique de l’équipe – cette aptitude qui, sans cesse, élève l’équipe au-dessus de la langueur et de la torpeur où elle tend à se laisser retomber, pour la conduire vers les escalades sans fin de la souffrance partagée et vers la mort qui est la souffrance ultime. L’équipe doit s’ouvrir à l’idée de la mort – ce qui signifie, naturellement, qu’il faut qu’elle soit une communauté de guerriers. » (Mishima, 1973, p.99-100) L’exemple de Mishima, du fait de sa fascination pour la mort préexistante à son nationalisme, est extrême. Mais il n’est pas seul dans cette apologie de la guerre comme moyen d’élever l’existence individuelle. Yoshinori Kobayashi, qui ne partage pas son intérêt morbide, décrit

67 Document publié sous l’autorité de Hideki Tôjô contenant ses instructions pour les soldats japonais : en autres, se battre jusqu’à la mort et mourir plutôt que d’être fait prisonnier. 68 Le texte de cette case est accompagné du dessin d’un homme se jetant à l’eau pour sauver un enfant en train de se noyer. LASSALLE Olivier _2008 95 Shintarô Ishihara et le nationalisme japonais

lui aussi la guerre comme une époque d’émotions intenses, une période passionnée. Il relate ainsi longuement l’histoire de son grand-père, soldat et acteur, qui en Nouvelle- Guinée pendant la guerre, dans un théâtre de brousse, faisait tomber de la fausse neige faite de journaux sur la scène. Il faisait ainsi éclater en larmes toute l’assistance de soldats endurcis, à qui la neige rappelait le Japon, et n’osait plus lancer la représentation, laissant les soldats regarder la neige en pleurant. De même, il rapporte très longuement – 60 pages – l’expérience de la guerre du jeune Takehito Takamura, en Asie du sud-est puis en Birmanie, expérience qu’il juge « palpitante ». Ainsi, pour Kobayashi, « avec sa manière de vivre, sa manière de mourir, oser rentrer dans la légende (monogatari) est le chemin pour gagner un sentiment d’enrichissement de sa propre vie. » (Kobayashi, 1998, p.292). Allant plus loin, il cite les pensées de Takehito Takamura à la fin de la guerre69 : « Je suis reconnaissant à Dieu car c’étaient des jours où dans, dans le fait de vivre comme dans le fait de mourir (ikirukoto ni mo shinukoto ni mo), j’ai pu trouver une raison de vivre. » (ibid., p.268). La conclusion qu’il tire dans la morale de ce chapitre dévoile dans son intérêt pour la guerre une volonté de trouver une réponse à « l’égarement » des Japonais contemporains : « Les gens d’aujourd’hui ne comprennent absolument pas une chose telle que ‘trouver dans le fait de mourir une raison de vivre’. / Mais vous ne trouvez pas de raison de vivre même dans le fait de vivre non plus, n’est-ce pas ? » (ibid., p.272). Shintarô Ishihara partage peu voire pas cette forme de fascination pour la guerre. Peut- être est-ce parce que, à la différence de Yoshinori Kobayashi, il l’a vécue directement. Il a connu, on l’a vu, ces émotions intenses que Kobayashi idéalise. La préface de ses mémoires donne une autre réponse, certainement plus proche de la réalité. Il rapporte en effet qu’il les a écrites sur la recommandation de Kenzaburô Ôe, après qu’ils ont discuté de ces mêmes épisodes de sa vie lors d’une rencontre fortuite en Allemagne. Ôe lui aurait dit : « Des histoires comme ça sont plus importantes pour toi que tu ne réalises toi-même. Tu devrais les écrire quand tu auras le temps. » (Ishihara, 2005, p.7). Suivant ce conseil, Ishihara se lance : « Une fois que j’ai commencé, mon intérêt a augmenté ; j’ai réalisé que c’étaient les moments précis où ma vie s’était vraiment élevée (soared). » (ibid., p.7). A la lecture de ces 41 épisodes qu’il relate, il est clair que Shintarô Ishihara a vécu d’intenses émotions en-dehors de la guerre. Tout le monde n’a pas la chance de vivre une vie aussi intense, ce qui explique la fascination pour la guerre de Kobayashi notamment ; Ishihara, lui, a eu tous ces moments exceptionnels : il a côtoyé la mort à plusieurs reprises, il a vécu une forte camaraderie avec ses amis de plongée, il a voyagé et vécu des épisodes hors du commun un peu partout dans le monde. Ainsi, son intérêt pour la guerre est minoré ; à l’inverse de Yoshinori Kobayashi, il n’en a pas besoin pour trouver une « raison de vivre », ni comme Mishima pour se sentir pleinement vivant. Au-delà de ces aspects généraux, l’apologie nationaliste de la Seconde guerre mondiale se porte principalement sur deux thèmes plus précis : les kamikazes de la dernière période, et la « libération de l’Asie » par les forces japonaises. L’apologie des fameux « commandos spéciaux » découle de l’idée qu’ils seraient la personnification des valeurs traditionnelles – dévotion, gaman, etc. – aussi bien que le symbole de la beauté japonaise, à travers ici la beauté idéalisée d’une mort glorieuse (sange, ￿￿). En même temps, leur mort étant vue comme un sacrifice au service de l’Empereur, leur acte prend un caractère sacré symbolisé par le nom qu’on leur a donné,

69 Il était rentré au Japon pour une formation. 96 LASSALLE Olivier _2008 III/ L’héritage de la « Grande guerre de l’Asie orientale »

qui signifie littéralement « vent divin »70. C’est tout particulièrement la vision de Yukio Mishima, pour qui « la dévotion fanatique à l’Empereur qui menait au martyre pour la cause impériale n’était donc pas simplement héroïque ; Mishima percevait à présent un tel martyre comme l’essence de la ‘japonitude’ (Japaneseness). » (Nathan, 1974, p.214). Yoshinori Kobayashi partage cette vision, qui s’étend très longuement sur les kamikazes dans son Sensôron. Il insiste lourdement sur la gloire de mourir pour la patrie, la « gloire de mourir pour quelque chose de plus grand », sur le fait que c’était un acte désintéressé, un « sacrifice pur » (Sakamoto, 2008). Bien qu’il s’en défende, il idéalise clairement leur dévotion et leur volonté de mourir, poursuivant son argumentation fil rouge sur la distinction entre commun (ôyake) et individuel (ko) : « Je ne veux pas uniquement idéaliser les kamikazes. Il y a peut-être des gens qui ne voulaient pas aller à la mort et qui y ont été expédiés. Ce n’étaient peut-être pas seulement des hommes résolus sans l’ombre d’un doute (meikyoshisui). Ils tremblaient peut-être de peur. / Et donc la nation avait-elle privé les kamikazes de leur individualité ? Comme les disciples de Aum ou l’exécutant de la Corée du Nord Kim Hyun-Hui71… avaient-ils perdu leur individualité ? / … Non ! les kamikazes n’avaient absolument pas perdu leur individualité. / Dit-on que les personnes ne sachant pas nager qui se jètent à l’eau pour sauver un enfant qui se noie ont perdu leur individualité ? / Et les personnes qui se jètent dans un feu violent pour sauver une femme qui n’a pas pu s’enfuir ? / […] Si après la détérioration de la situation de la guerre on avait laissé l’armée américaine 72 débarquer sur le Hondo , le Japon aurait disparu. Leur pays natal aurait été réduit en cendres. Les personnes qu’ils aimaient auraient été tuées, violées, réduites en esclavage. Et les personnes qui, après avoir réfléchi à tout cela, ont été volontaires pour tout ce qui restait pour un retournement de la situation qui sauverait la patrie ? / Ils n’avaient pas perdu leur individualité. Ils ont eu l’audace de la sacrifier pour le commun ! Ils sont morts pour le futur du pays, c’est-à-dire pour nous ! » (Kobayashi, 1998, p.91-96) Kobayashi considère que les résultats obtenus par les kamikazes ont été importants, notamment sur un plan psychologique, et que les interprétations négatives de ces sacrifices sont le fait de la gauche marxiste anti-japonaise. Pour lui pas de doute, les kamikazes étaient volontaires, « ils étaient sains d’esprit et avaient jusqu’à un sentiment de plénitude » (ibid., p.87), ils sont morts pour la patrie, leur pays natal, leur famille, l’Empereur. Il cite ainsi des dernières lettres écrites par des kamikazes – tirées d’un recueil publié par le sanctuaire Yasukuni –, dont une où le pilote dit croire qu’il « marche sur la plus belle voie qu’un homme puisse fouler », et se dit heureux de mourir avec « l’esprit Yamato » pour sa « belle patrie » (ibid., p.84). Très souvent, montrant qu’il partage la vision de Mishima des kamikazes comme personnification de la « japonitude », il les dessine devant un fond représentant le Mont Fuji, ou encore un soleil levant. La dernière page du corps de

70 Ce nom fait allusion à une tentative d’invasion du Japon par les Mongols venus de la péninsule Coréenne, en 1281, et dont la flotte, bien trop puissante pour être repoussée par les forces japonaises, a été réduite à néant par un ouragan providentiel : le premier « vent divin ». 71 Un des responsables de l’attentat du vol Korean Air 858, le 29 novembre 1987, qui a fait 115 morts. 72 Littéralement, « terre d’origine », c’est-à-dire les quatre grandes îles de l’archipel japonais (Hokkaido, Honshu, Shikoku et Kyushu) et leurs voisines immédiates. LASSALLE Olivier _2008 97 Shintarô Ishihara et le nationalisme japonais

Sensôron, morale du chapitre intitulé « La fierté et le courage de dépasser l’individu » (Ko wo koeru yûki to hokori), est ainsi un dessin grandiose d’une escadrille de Zéros et de bateaux de guerre se dirigeant vers un grand soleil situé au point de fuite de la perspective. Au centre de l’image, apparaît verticalement le poème d’un kamikaze mort (Yuzuro Ogata) , intitulé Fleur de cerisier (Ôka)73 (Kobayashi, 1998, p.369) : Il s’agit d’un poème en bungo (japonais littéraire classique), difficilement compréhensible même pour les Japonais d’aujourd’hui mais dont le sens n’est pas explicité, qui signifie : « Même si je meurs et meurs encore, que mon âme reste pour toujours défendre la Patrie » Tout au long de Sensôron, Yoshinori Kobayashi fait tout son possible pour donner à ses lecteurs un sentiment de proximité avec les kamikazes. Il cherche constamment à les identifier, à les rapprocher, en les comparant aux lycéens d’aujourd’hui qui défendent leurs couleurs dans les championnats nationaux de base-ball, en affirmant qu’ils ne sont pas morts pour le « système national » (kokka shisutemu) (Kobayashi, 1998, p.287) par lequel ses lecteurs ne se sentent pas concernés, mais pour leur pays d’origine74, ou encore en filant sa comparaison entre le tournoi de sumô de son enfance (où il était allé en sachant qu’il allait perdre) et les kamikazes. Si les kamikazes sont des héros, il fait donc tout pour les rapprocher de ses lecteurs, pour donner un sentiment d’identité entre eux héros, et nous – lui – personnes normales, banales. Cela dans le but d’opposer leur héroïsme, leur sacrifice de soi, à l’individualisme contemporain qu’il dénonce vivement ; donc en espérant une réaction de ses lecteurs. Mais tous les nationalistes, et à plus forte raison toute la droite japonaise, ne souscrivent pas à une apologie aussi extrême et négligeant à tel point la réalité : un grand nombre de kamikazes ont été contraints, voire drogués, et surtout cette stratégie désespérée n’a eu aucun effet sur le cours de la guerre – sinon à pousser les Américains à utiliser la bombe atomique. Le « vent divin » espéré n’a pas soufflé. Shintarô Ishihara, notamment, n’évoque que rarement les kamikazes, sans jamais tomber dans une telle apologie. Selon lui, ce « sacrifice tragique » de jeunes hommes dans une « situation extrême » comme la guerre, n’est pas due à un quelconque « fanatisme pour Sa Majesté l’Empereur » comme on le dit souvent ; ils se sont simplement sacrifiés « pour protéger les êtres aimés, comme la famille » (Ishihara, 2006g). C’est pourquoi il rejète absolument toute comparaison avec les kamikazes contemporains, en Irak ou ailleurs : « C’est un sacrifice de soi extrêmement humain et donc, les commandos spéciaux d’autrefois et le terrorisme kamikaze indistinct (musabetsu jibaku tero) d’aujourd’hui sont tout à fait, entièrement différents. » (ibid.). Il semble ici souscrire à l’idée que les pilotes auraient été volontaires pour ces missions suicides, ou à tout le moins les auraient acceptées de leur plein gré. Mais cette idée est démentie ailleurs. Dans ses mémoires notamment, il rapporte que lors d’un voyage avec deux de ses fils à Palau, ils ont vu la carcasse à moitié émergée d’un Zéro. Il en fait une

73 C’était le nom donné aux avions conçus dans la dernière partie de la guerre exclusivement pour les kamikazes. 74 Plus exactement pour : « ￿￿￿￿￿￿￿… ￿￿￿￿￿￿￿￿￿￿ », ce qui est un nouveau jeu de mots. En donnant une lecture inhabituelle au terme ￿￿ (kyôdo), qui signifie « région d’origine », l’auteur joue sur ce qui serait en français les deux sens du mot « pays », qui sont deux mots différents en japonais : pays / ￿ (kuni), et pays (sous-entendu : d’origine, donc région, terroir) / ￿￿ (kyôdo). En faisant lire le deuxième de la même manière que le premier, il confond région d’origine et pays, ce qui signifie que si, formellement, les kamikazes sont morts pour le pays (le Japon) puisqu’ils étaient dans l’armée et dans une guerre nationale, en réalité, dans leur esprit, ils mouraient pour leur pays, c’est-à-dire leur région d’origine. C’est pour défendre leur pays (d’origine) qu’ils sont morts pour le pays. Kobayashi joue ici sur le fait que les jeunes Japonais contemporains ressentent plus de liens avec et sont plus fiers de leur région que du Japon. 98 LASSALLE Olivier _2008 III/ L’héritage de la « Grande guerre de l’Asie orientale »

description très critique, insistant sur sa très petite taille, le manque absolu de confort, et le fait qu’il fallait tout faire soi-même : « ‘Je ne voudrais aller nulle part dans un truc pareil’, dit Nobuteru75. Bien sûr, en temps de guerre, ‘vouloir’ n’était pas pris en compte. » (Ishihara, 2005, p.214) Shintarô Ishihara rejoint ainsi, bien que moins explicitement, la position de Tsuneo Watanabe, le tout-puissant patron de l’empire de presse du journal de droite Yomiuri shinbun 76 , dont le nationalisme et l’opposition aux critiques contre le Japon étaient forts, jusqu’à une évolution récente : « C’est un mensonge de dire que [les kamikazes] sont partis pleins de bravoure et de joie, criant ‘Longue vie à l’Empereur !’. Ils étaient des moutons dans un abattoir. Tout le monde baissait les yeux et chancelait. Certains n’arrivaient pas à tenir debout et étaient portés et poussés dans l’avion par des soldats de maintenance. » (Onishi, 2006) Pour Watanabe, qui ne mâche pas ses mots, les kamikazes sont mêmes « de toutes les abominations auxquelles a donné lieu la guerre entre le Japon et les Etats-Unis, la plus effroyable » (Watanabe, 2007, p.44), une « stratégie inhumaine et répugnante », « un épisode honteux de notre histoire » (ibid., p.45) et même un « crime contre l’humanité. » (ibid., p.46) Dans cette intransigeance, Tsuneo Watanabe écorche jusqu’à la réputation du vice-amiral Takijirô Ônishi, qui a pris devant l’histoire la responsabilité de l’envoi des kamikazes en se suicidant : « L’histoire voudrait que ce soit le vice-amiral Takijirô Ônishi qui ait le premier donné l’ordre d’organiser des Forces offensives spéciales de grande envergure. Quoi qu’il en soit, le 16 août 1945, le lendemain de la capitulation du Japon, cet homme mit fin à ses jours en se suicidant de manière rituelle (seppuku), après avoir refusé l’aide d’un assistant77. Il agonisa ainsi dans des souffrances atroces pendant quinze heures avant de mourir. Cependant, il semble que dans un premier temps Takijirô Ônishi ait envisagé avec réticence le recours à une stratégie aussi inhumaine. Quand d’autres officiers de l’état-major lui proposèrent de la mettre en pratique, il hésita plus d’un an avant d’accepter et, quand il donna l’ordre de le faire, ce fut en déclarant : ‘C’est un ordre insensé.’ Il dit aussi : ‘Ces offensives spéciales ne doivent pas devenir une habitude’, ce qui tend à prouver qu’au fond de lui-même il était opposé à une telle folie. Mais quelles qu’aient pu être ses réticences, Takijirô Ônishi n’en est pas moins resté de marbre lorsqu’il s’est trouvé devant des jeunes gens qu’il envoyait à la mort et

75 Nobuteru est le fils aîné de Shintarô Ishihara ; membre PLD du Parlement, il a été battu à l’élection présidentielle du PLD en septembre 2008. 76 Fondé en 1874, le Yomiuri shinbun est l’un des quatre journaux nationaux du Japon. C’est le quotidien le plus vendu de la planète, avec régulièrement 13 millions d’exemplaires écoulés chaque jour, pour un lectorat de 26 millions de personnes. Le groupe Yomiuri possède de nombreuses autres publications, une télévision, un parc d’attraction et même une équipe de base-ball professionnelle, les Yomiuri Giants, l’équipe la plus titrée du base-ball japonais. 77 Traditionnellement, le seppuku se fait avec l’aide d’un assistant qui, après que le suicidé s’est ouvert le ventre, lui tranche la tête d’un coup de sabre pour abréger ses souffrances. Ônishi a refusé cette aide, et refusé que son aide de camp appelle un médecin. LASSALLE Olivier _2008 99 Shintarô Ishihara et le nationalisme japonais

il s’est contenté de leur ordonner de se dévouer à la cause de l’empereur. » (ibid., p.45) Shintarô Ishihara, notamment dans « Les politiciens avec une morale droite aux commandes », évoque lui aussi le suicide de Takijirô Ônishi (Ishihara, 2002, p.95). Mais il est bien plus indulgent que Tsuneo Watanabe, en ce sens qu’il oppose cet acte empreint d’une grande droiture, d’un grand sens des responsabilités, aux politiciens japonais actuels qui en seraient totalement dépourvus. On le verra, il oppose également ce suicide à la tentative manquée de Hideki Tôjô. Mais, dans la chronique « La présentation des choses concernant l’histoire » du 5 septembre 2005, il présente ce seppuku sous un autre jour, reconnaît que malgré cette prise de responsabilité, les jeunes kamikazes sont morts, et conclut de manière presque moqueuse sur le suicide de Ônishi : « Les morts pour la patrie considèreront que son acte est sincère et l’excuseront certainement avec un sourire. » (Ishihara, 2006, p.178). On le voit, là encore Shintarô Ishihara se distingue par une modération certaine. L’autre pilier de l’apologie nationaliste de Seconde guerre mondiale est la prétendue « libération de l’Asie » effectuée par les troupes japonaises. Tsuneo Watanabe, sur ce point également, se distingue par une position iconoclaste : « Certains n’hésitent pas à affirmer que le Japon a mené une guerre légitime pour libérer les peuples d’Asie du joug des colonisateurs occidentaux. Mais comment expliquer dans ce cas que ce pays ait annexé Taiwan en 1895, la Corée en 1910 et qu’il se soit apprêté à en faire autant avec la Mandchourie ? Je ne pense vraiment pas qu’on puisse parler d’une guerre de libération à propos du rôle joué par l’Archipel entre l’Incident de Mandchourie et la fin de la guerre du Pacifique. » (Watanabe, 2007, p.47) Shintarô Ishihara fait partie de ces « certains » qui estiment que la guerre japonaise en Asie a libéré les peuples indigènes colonisés par les Occidentaux. Il estime ainsi qu’elle a mis e e fin au « colonialisme », qui était « le principe (genri) de l’histoire du monde du 19 au 20 siècle » (Ishihara, 2009b) et que cela est largement reconnu en dehors du Japon : « De la même manière que la grande cause morale (taigi) de ce grand combat, le renversement de la domination coloniale du monde par les Blancs, a été reconnue par d’éminents leaders comme le père de l’indépendance turque Kemal, Nasser, Soekarno et Mahathir, il est certain que nous devons prendre conscience du fait que cela n’a été possible que grâce à ces sacrifices offerts par le Japon. » (Ishihara, 2006, p.115) Dans Le Japon sans complexedéjà, il faisait remarquer que « ces nations asiatiques où l’économie a été une success story, comme la Corée, Taiwan et Singapour, ont toutes été, à un moment ou un autre, sous administration japonaise. » (Ishihara & Morita, 1989, p.59). Force est de reconnaître que d’un point de vue factuel, Shintarô Ishihara n’a pas tort : la Seconde guerre mondiale a bien mis fin au colonialisme, et les trois pays qu’il cite ont bien été dominés par le Japon. Mais puisqu’ils sont les seuls à s’être développés si vite dans son sillage, alors qu’il a dominé toute la région, son argument est bancal. De même, en assurant que libérer l’Asie était la « grande cause morale » qui supportait l’impérialisme japonais, il s’éloigne résolument de la position modérée de Tsuneo Watanabe. Il s’agit là d’une justification sous-entendue de la Grande sphère de co-prospérité asiatique, qui rapproche immanquablement Shintarô Ishihara des nationalistes. Il reste cependant bien moins direct que Yoshinori Kobayashi, qui estime (sur un dessin de champignon nucléaire) que « dans cette guerre, il n’y a pas de raison que l’Amérique ait la justice. / Le Japon a la

100 LASSALLE Olivier _2008 III/ L’héritage de la « Grande guerre de l’Asie orientale »

‘justice’ de l’autodéfense et de surcroît d’avoir protégé l’Asie de la colonisation complète par les puissances occidentales ! » (ibid., p.283-284). Il affirme même que le Japon a combattu pour la justice, contre le racisme institutionnalisé des puissances occidentales. Ainsi, au nom du principe hakkô ichiu (￿￿￿￿)78, le Japon aurait refusé de persécuter les Juifs comme le demandait l’Allemagne, et les aurait même protégés. Et donc : « Même en Asie orientale le Japon ne s’est pas battu conte les Asiatiques : il s’est battu contre les Occidentaux discriminateurs qui colonisaient l’Asie. / Se basant sur la doctrine politique ‘hakkô ichiu’, le Japon s’est battu contre la discrimination raciale chez ses ennemis comme chez ses alliés ! » (ibid., p.36) Il s’agit là d’une pure contre-vérité, puisque ne serait-ce qu’en Corée, en Mandchourie et en Chine, le Japon ne s’est certainement pas battu contre les Occidentaux. Mais cela n’effraie pas Kobayashi, pour qui les Asiatiques « étaient émasculés au point de ne même pas rêver de résister aux Blancs et de gagner. / Celui qui a repeint ce monde de discrimination absolue, c’est le Japon ! C’est l’ex-armée japonaise !! » (ibid., p.145). Il n’hésite pas à affirmer que le Japon a fait cette guerre pour l’Asie. Et aux critiques qui répondraient que pour le noble résultat de la libération de l’Asie le Japon a utilisé un prétexte totalement faux, que sa domination coloniale n’a pas été meilleure que celles des Occidentaux, que le véritable motif de l’expansion japonaise était simplement l’impérialisme, il répond : « Le motif peut être très immoral, tant que le résultat est bon. C’est le résultat-isme (kekka shugi) ! » (ibid., p.147). En somme, la raison de la guerre et même tout ce que le Japon a pu faire pendant la guerre n’est pas important : la seule chose qui compte à ses yeux est le résultat, c’est-à-dire la libération de l’Asie. Ces idées extrêmes sont partagées par la plupart des nationalistes japonais. Shintarô Ishihara lui-même y souscrit peut-être ; mais il ne l’écrit jamais clairement. Tout au plus fait-il remarquer que le résultat de la guerre a été la libération de l’Asie ; Kobayashi, lui, insiste sur le fait que c’était le but du Japon. Naturellement, l’apologie de la Seconde guerre mondiale conduit les nationalistes à rejeter les critiques contre le comportement du Japon pendant cette période. Ils rejètent donc absolument les excuses officielles présentées par divers Premiers ministres dans les années 1990. La première moitié de la décennie a été une période d’excuses à la Chine et à la Corée, encouragée par l’interruption temporaire de la domination du PLD sur la politique japonaise, et la visite du Président sud-coréen Roh Tae Woo au Japon en 1990. En 1992, l’Empereur Heisei, en visite en Chine, a reconnu le fait que « notre pays a infligé des souffrances énormes au peuple de Chine ». L’apogée de cette série de pas vers la réconciliation est la déclaration du Premier ministre Tomiichi Murayama en 1995, adoptée par décision du gouvernement : « Durant une certaine période dans un passé pas si éloigné, le Japon, suivant une politique nationale erronée, a avancé sur la route de la guerre, seulement pour prendre le peuple japonais au piège d’une crise désastreuse et, à travers son joug colonial et l’agression, a causé des dommages et des souffrances énormes aux peuples de nombreux pays, particulièrement ceux des nations asiatiques. Dans l’espoir qu’une telle erreur ne sera plus faite dans le futur, je regarde, avec un esprit d’humilité, ces faits d’histoire irréfutables, et exprime ici encore une fois mes sentiments de profond remords et déclare mes excuses sincères. Permettez- moi aussi d’exprimer mes sentiments de deuil profond pour toutes les victimes, ici et à l’étranger, de cette histoire. » (Togo, 2008) 78 Slogan martelé par la propagande du Japon militariste, signifiant littéralement « les huit coins du monde sous un même toit ». Le monde étant interprété comme l’Asie, et le toit comme l’Empereur, ce slogan était utilisé pour justifier l’impérialisme japonais. LASSALLE Olivier _2008 101 Shintarô Ishihara et le nationalisme japonais

En 2005, le Premier ministre Jun’ichirô Koizumi, pourtant membre du PLD et vu comme un faucon nationaliste, a confirmé « la déclaration Murayama pratiquement mot pour mot à la rencontre des leaders d’Asie et d’Afrique à Bandung en 2005, avec une emphase supplémentaire sur le passé de pacifisme d’après-guerre du Japon. La déclaration reste la position officielle du gouvernement japonais. » (ibid.). La déclaration de Murayama a été critiquée par la gauche, qui jugeait sa rédaction trop bureaucratique, et celle de Koizumi a vite été éclipsée par ses visites annuelles au sanctuaire Yasukuni ; les nationalistes, eux, ont vivement critiqué tous ces discours. « Les excuses, supposées résoudre la question de la responsabilité du colonialisme et de la guerre une fois pour toutes, ont au contraire provoqué un féroce outrage conservateur au Japon », et des critiques s’appuyant sur le fait que « le Japon n’a rien pour quoi s’excuser et devrait plutôt insister sur la ‘fierté’ et la ‘pureté’ de son histoire. » (McCormack, 2008). Shinzô Abe notamment a répondu que le Japon était un « beau pays ». Le général Toshio Tamogami, chef des Forces aériennes d’auto-défense, a demandé la « révision explicite de la Constitution et des excuses de Murayama en 1995 » (ibid.), une position soutenue par le Sankei shinbun dans lequel Shintarô Ishihara publie ses chroniques mensuelles. Ce dernier, dans le manifeste d’asiatisme Voice of Asia, critique les excuses de Murayama et Takako Doi 79, tout en restant relativement modéré : « Peut-être essayaient-ils d’apaiser les médias anti-japonais, mais des mots vagues, simplistes, déshonorent nos soldats tués par les guérilleros. Même si un chagrin sincère et une réflexion honnête sont appropriés, des déclarations convenues de remords servent seulement à faire que les Japonais se sentent plus coupables et les Asiatiques du sud-est plus blessés. La diplomatie par les excuses ouvre de vieilles blessures et est loin de la courtoisie. Au lieu de s’attarder sur le passé, nous avons besoin d’approches regardant en avant, constructives. » (Ishihara & Mahathir, 1995, p.140) En 2001 cependant, s’exprimant le 15 août depuis le sanctuaire Yasukuni – donc pour un public japonais – après que le Premier ministre Koizumi, cédant devant la pression internationale, a déplacé sa visite prévue le 15 août au 14, Ishihara est bien plus virulent : « Hosokawa80 était un horrible Premier ministre qui a eu de la chance et qui n’a duré qu’un an. Mais ce que je ne peux pardonner est l’ignorance de notre histoire qui l’a autorisé à déclarer que notre guerre dans le Pacifique était une guerre d’agression. Comme si l’impérialisme qui a amené l’Europe et les Etats-Unis à coloniser le reste du monde était acceptable et seulement notre guerre était mauvaise. Je crois que le pire crime qu’un gouvernement puisse commettre est de trahir (sell down the river) son propre pays. Les remarques de Hosokawa, et le sentimentalisme de Murayama sur la ‘repentance douloureuse et les excuses du fond du cœur’ revenaient à une profanation de l’histoire de notre nation. Je ne peux pardonner cela. » (Nathan, 2004, p.170) Yoshinori Kobayashi partage naturellement l’opinion de Shintarô Ishihara, mais comme à son habitude va plus loin. Ainsi, critiquant les excuses du Premier ministre Hashimoto,

79 Président de la chambre basse, qui lors d’un voyage en Asie du sud-est, a présenté avec le Premier ministre Murayama les excuses du Japon. Voice of Asia a été écrit avant la déclaration Murayama de 1995. 80 Premier ministre (New Japan Party) de août 1993 à avril 1994, il s’est excusé au nom du Japon lors d’une visite en Corée du Sud. Il a été le premier à reconnaître que la guerre japonaise était une guerre d’agression. 102 LASSALLE Olivier _2008 III/ L’héritage de la « Grande guerre de l’Asie orientale »

il préfère l’appeler « Ashimoto81 » (Kobayashi, 1998, p.144) pour se moquer de sa propension à se jeter aux pieds des étrangers pour s’excuser. Estimant que « l’expiation est terminée » (ibid., p.35), il déplore également la tendance à critiquer l’attitude du Japon pendant la guerre, qui est pour lui hypocrite, et dévoile ainsi une apologie à demi-mots de la guerre japonaise et de ses motivations : « Si l’on gagne, si tout va bien, si on réussit… on dira ‘J’ai toujours cru !’… Si on perd, si cela ne va pas bien, si c’est l’échec… on commence à dire ‘On m’a dupé’. C’est tout. / […] La gloire d’une guerre gagnée est naturelle (muron). Il y a aussi de la gloire dans une guerre perdue. / Parce qu’il y avait la Mandchourie, nous avons sauvé 20.000 Juifs ! / Parce qu’il y avait un idéal, c’est un sacrifice pour l’indépendance de l’Inde ! / Parce qu’il y avait de la justice, cela a propagé en Asie, en Afrique, le courage de combattre les Blancs ! / Nous n’avons pas été dupés. Nous croyions. Même aujourd’hui, nous pouvons croire. » (ibid., p.310-312)

2- La Seconde guerre mondiale réinventée

S’ils font l’apologie de la Seconde guerre mondiale et refusent les attaques contre le Japon, les nationalistes restent conscients que certains comportements de l’armée japonaise pendant la guerre ne peuvent qu’être critiqués, et ne peuvent donner lieu à une apologie. Ils n’essayent d’ailleurs pas de glorifier le massacre de Nankin, ou plus généralement la violence de l’occupation japonaise en Asie. Ne pouvant en faire l’apologie ni les critiquer, ils se sortent de ce mauvais pas en les niant purement et simplement, ou en en minimisant l’importance – de la même façon que l’extrême droite européenne conteste l’ampleur de la Shoah. C’est là une manière, pour les nationalistes, de s’opposer à la vision masochiste de l’histoire qui prévaut parmi les intellectuels japonais. Ils sont conscients que leur combat est perdu d’avance en ce qui concerne les adultes ; aussi se placent-ils dans le temps long, et préfèrent-ils implanter leurs idées révisionnistes dans les jeunes générations. Cela s’inscrit dans le cadre de ce projet qu’on a expliqué, qui cherche à inculquer aux Japonais la fierté en leur pays. Les crimes de guerre que le Japon a commis pendant la guerre sont un obstacle de taille à la construction d’une telle fierté ; les nier la faciliterait, et participerait, à terme, de la renaissance du Japon. Selon eux, selon Yoshinori Kobayashi notamment, la honte envers le passé japonais n’est pas innée – puisqu’elle n’est pas légitime – mais a au contraire été enseignée aux Japonais, à travers l’éducation. C’est pour contrer cette éducation qui « fabrique des Japonais anti-japonais » (Kobayashi, 1998, p.139), faite par des « livres scolaires marxistes anti-japonais » (ibid., p.342), que Kobayashi s’adresse à ceux qui ont appris de leurs parents et de leurs professeurs que « le Japon d’autrefois était l’Empire du mal (aku no teikoku) et l’armée japonaise une masse de barbares » (ibid., p.27), et entreprend de leur expliquer la vraie histoire de la guerre. L’éducation, quel que soit le contexte, est un puissant levier et un enjeu majeur. Le gouvernement de l’époque Meiji l’avait bien compris, qui pour implanter ses changements l’avait généralisée et rendue obligatoire, en orientant directement le contenu. Après la défaite, les autorités d’occupation en sont tout aussi conscientes, qui promulguent en

81 Jeu de mots intraduisible sur la quasi homophonie des quatre caractères utilisés : Hashimoto (￿￿) laisse place à Ashimoto (￿ ￿), qui signifie « aux pieds de ». LASSALLE Olivier _2008 103 Shintarô Ishihara et le nationalisme japonais

1947 la Loi fondamentale sur l’éducation. Celle-ci, qui va façonner toute l’éducation japonaise pendant une soixantaine d’années, donne pour but à l’enseignement de prévenir l’émergence du nationalisme et d’une éducation embrigadée par l’Etat. Elle met en avant le « respect pour l’individualité, le développement de la personnalité, et l’éducation à l’amour de la vérité, de la paix et de la justice. » (Junkerman, 2006). Conjuguée à une large domination de la gauche sur les milieux enseignants, cette loi fondamentale, pour les nationalistes et même les conservateurs, « insiste trop sur l’individualité et forme la base pour l’éducation ‘masochiste’ de l’histoire des agressions japonaises en temps de guerre. » (ibid.). Les enfants japonais apprendront ainsi l’histoire de leur pays avec des livres d’histoire qui soulignent avec force détails la cruauté de l’armée japonaise en Asie. Pour les nationalistes, cet endoctrinement masochiste des jeunes générations est inacceptable. En détruisant toute fierté dans le passé japonais, elle crée des adultes coupés de leur passé, de leurs racines et des traditions japonaises, donc la crise identitaire et morale e qu’ils déplorent. Au tournant du 21 siècle, ils contre-attaquent sur le terrain même des livres d’histoire : en 1996, un groupe de professeurs d’université créent la Société pour la création d’une nouvelle histoire (Atarashii rekishi kyokasho wo tsukuru kai), se donnant pour mission d’écrire un livre d’histoire destiné aux collégiens qui contrebalancerait dans un sens plus glorieux pour le Japon l’enseignement de l’histoire. Leur déclaration fondatrice révèle qu’ils s’inscrivent explicitement dans l’idée de résoudre par la fierté, l’appartenance historique, la crise identitaire japonaise : « Les manuels d’histoire en usage actuellement non seulement ne font absolument aucune contribution à la formation d’une identité nationale, mais servent aussi à entraver la formation de cette identité. » (Nathan, 2004, p.139). C’est le début d’une longue polémique. Leur ouvrage, Nouveau manuel d’histoire, soumis au Ministère de l’éducation fin 2001, prend en effet un point de vue sur la guerre très différent des manuels antérieurs. Un simple fait suffit pour s’en convaincre : l’auteur du chapitre consacré à la Seconde guerre mondiale n’est autre que Yoshinori Kobayashi ! Le Ministère de l’éducation a approuvé ce manuel82, ce qui a suscité d’immenses protestations à l’étranger mais surtout au Japon. Il est violemment attaqué par les milieux de gauche et les médias sympathisants, comme le Asahi shinbun ou le réseau de télévision NHK (Nihon Hôsô Kyôkai), et bruyamment supporté par l’aile droite du PLD, les groupes ultra-nationalistes et le groupe de médias Sankei, propriétaire du Sankei shinbun. Que l’immense polémique y soit pour quelque chose ou non, le Nouveau manuel d’histoire n’est choisi que par trois des 543 commissions d’éducation, et utilisé dans dix des 10.000 collèges du Japon. L’influence directe de ce manuel sur les collèges japonais est donc plus que modérée. Mais elle ne peut être mesurée uniquement de cette manière. Ses auteurs n’ont en effet pas abandonné le combat : après ce semi-échec, une version commerciale disponible pour le grand public est lancée. En un an, 720.000 exemplaires sont écoulés, « un chiffre qui ne peut pas être expliqué comme le résultat d’une simple curiosité enflammée par la controverse. » (Nathan, 2004, p.150). Son influence se fait également sentir de manière plus détournée mais certainement plus efficace, dans l’évolution, les années suivantes, des autres manuels d’histoire. Dès la session suivante des commissions d’éducation, les autres éditeurs adoucissent en effet leur compte-rendu du problème des femmes de réconfort – sur lequel on reviendra –, suppriment les références à certaines atrocités (par exemple la fameuse Unité 731, connue pour avoir mené des expérimentations biologiques sur des milliers de prisonniers en Mandchourie), et dans six des sept manuels le nombre de victimes du massacre de Nankin n’est plus évoqué. Selon John Nathan, cette évolution est aussi la

82 Le Ministère n’a toutefois pas le pouvoir d’imposer un manuel aux écoles. Il en valide une sélection, puis le choix est fait au niveau local, par les commissions d’éducation. 104 LASSALLE Olivier _2008 III/ L’héritage de la « Grande guerre de l’Asie orientale »

conséquence de pressions subies par les maisons d’édition, exercées par le gouvernement – y compris, d’après certains éditeurs, par le bureau du Premier ministre Mori –, l’aile droite du PLD, le groupe Sankei, et les groupes ultra-nationalistes qui « ont garé leurs camions de propagande devant les maisons d’édition et les ont haranguées jour et nuit avec des haut- parleurs hurlants. » (Nathan, 2004, p.151). Et quand les commissions d’éducation font leur choix, les manuels ayant adouci leur version voient leurs ventes augmenter, alors que le seul laissé en l’état est tombé à la dernière place avec à peine 2,3% des ventes. Fujioka Nobukatsu, l’un des membres de la Société pour la création d’une nouvelle histoire, ne s’y trompe pas : « Ces chiffres sont rassurants. Ils sont la preuve que de plus en plus de gens partagent notre opposition au fait d’instiller la haine de soi en nos enfants. Je suis confiant : bientôt la Nouvelle histoire va être la norme. » (ibid., p.152). L’évolution récente semble d’ailleurs lui donner raison : en 2006, le gouvernement Abe a fait voter une révision de la Loi fondamentale sur l’éducation, qui appelle à cultiver « l’esprit civique » et « une attitude qui respecte la tradition et la culture et l’amour de la nation qui les a entretenues. » (Junkerman, 2006). Encore cette version définitive a-t-elle été épurée du « but explicite d’enseigner le ‘patriotisme’ » (ibid.) qui figurait dans les premiers brouillons. Plus encore, cette initiative du gouvernement Abe, resté à peine un an au pouvoir, n’est pas en contradiction avec la volonté de la population. En 2008, 80% des personnes interrogées estimaient qu’il fallait « former plus le sentiment ‘d’aimer son pays’ au sein de la nation » (Bureau du gouvernement, 2008a ; voir annexe 10). Shintarô Ishihara s’exprime relativement peu sur la question des crimes commis par le Japon en Asie. On peut néanmoins penser qu’il partage la vision de la Société pour la création d’une nouvelle histoire, ce que tend à prouver le fait que la commission d’éducation métropolitaine de Tokyo a choisi le Nouveau manuel d’histoire pour les quatre écoles spéciales pour enfants handicapés physiques ou à problèmes – mais pas d’handicapés mentaux – qu’elle gère. Car cette commission est composée de cinq citoyens privés, désignés directement par le gouverneur de Tokyo : Shintarô Ishihara. La réécriture de l’histoire de la Seconde guerre mondiale par les nationalistes se focalise sur deux points précis : la question des femmes de réconfort, et le massacre de Nankin. Les femmes de réconfort sont ces 70.000 à 200.000 femmes utilisées par l’armée japonaise en Asie pour « réconforter » les soldats japonais dans des maisons de prostitution aux conditions terribles tenues par l’armée. Des accusations portant sur ce programme sont apparues immédiatement après la guerre, mais le gouvernement japonais en niait obstinément l’existence. Il ne la reconnaît qu’en 1992, mais nie toute implication et surtout, nie que la prostitution – démontrée et reconnue – de ces femmes ait été forcée. Le gouvernement japonais a finalement reconnu l’usage de la contrainte en 1993, et des compensations ont été versées aux survivantes. La position des nationalistes sur ce point est simple : pour certains – rares – le problème des femmes de réconfort est une pure invention, cela n’a jamais existé. Ainsi, le Nouveau manuel d’histoire ne mentionne pas cette question – mais cet oubli volontaire est également motivé par l’idée qu’un tel problème n’est pas à mettre sous les yeux de jeunes enfants. Plus généralement, les nationalistes ne nient pas l’existence des femmes de réconfort, qui a été largement prouvée. Mais ils nient fermement qu’elles aient pu être forcées à se prostituer pour l’armée japonaise, et que leurs conditions de vie aient pu être « à peine meilleures que [dans] les camps de concentration » (Nathan, 2004, p.144). C’est la position de l’ex-général Toshio Tamogami, pour qui leur prostitution était légitime, rémunérée, et certainement pas forcée ; c’est celle de Mitsuhiro Kimura, le patron de l’organisation d’extrême droite Issuikai, qui estime qu’il

LASSALLE Olivier _2008 105 Shintarô Ishihara et le nationalisme japonais

n’y a pas de preuves de la contrainte ; c’est également celle de Yoshinori Kobayashi, qu’il développe dans Sensôron. Photographies à l’appui, il démontre à ses lecteurs que les viols organisés des femmes de réconfort sont « une rumeur entièrement fausse. Il n’y a aucune preuve que de tels faits ont eu lieu. » (Kobayashi, 1998, p.179). Ainsi, si une photo célèbre de femmes de réconfort est utilisée comme preuve dans ce « système de lavage de cerveau nommé Musée de la Paix » (ibid., p.155), en réalité la légende est faussée, et le halo sur les premières femmes qui fait qu’on ne voit pas leur visage n’est pas dû à la mauvaise qualité de la photographie, mais à une manipulation pour cacher leurs visages car elles rient ! « Il n’y a pas de preuve de conduite forcée. Ce que je dis, c’est seulement cela. » (ibid., p.179). Kobayashi touche également à la provocation, quand il dit vouloir « remercier » entre autres 83 « les femmes de réconfort (ianfu ) qui ont réconforté les soldats japonais… » (ibid., p.37) Shintarô Ishihara n’évoque pas la question des femmes de réconfort, pourtant l’un des thèmes majeurs du nationalisme japonais. Il n’évite pas, en revanche, la question du massacre de Nankin, lors duquel, entre décembre 1937 et février 1938 les forces japonaises massacrèrent entre 100.000 et 300.000 Chinois selon les sources. Shintarô Ishihara ne nie pas l’existence de ce massacre, qui a elle aussi été indiscutablement prouvée. Selon une tactique éprouvée, il se contente d’en discuter les chiffres : « J’ai dit que les Chinois ont exagéré les chiffres. On ne peut pas tuer 300.000 personnes en six semaines. De plus, la population entière de Nankin à cette époque était de 200.000 personnes. Dans l’hystérie de la guerre, notre armée a fait des choses terribles. Mais les Etats-Unis ont détruit 350.000 personnes à Hiroshima en un seul jour. » (Nathan, 2004, p.190) Le Nouveau manuel d’histoire va donc plus loin que Ishihara, puisqu’il est très peu précis sur les faits, ne donne aucune estimation du nombre de victimes, et même sous-entend que la Chine pourrait avoir fabriqué cet incident de toutes pièces84. Dans ses manga, Kobayashi – l’auteur de ce chapitre du manuel – va encore plus loin, puisqu’il met clairement en doute l’existence même de ce massacre. Longuement et doctement exposés, ses arguments sont : « i) puisque la population de Nankin était seulement de 200.000 personnes, il est impossible que 300.000 Chinois aient été tués (300.000 étant le chiffre chinois ‘officiel’) ; ii) aucun journaliste à Nankin n’a été témoin du massacre ; iii) seulement 49 meurtres ont été rapportés par le Comité international de la zone de sécurité à Nankin ; iv) les guérillas KMT à l’intérieur de la Zone de sécurité ont perpétré des vols et des viols en se déguisant en soldats japonais ; et v) la plupart des photographies du massacre de Nankin sont fausses. » (Sakamoto, 2008) Il étudie ainsi en détail plusieurs photographies attribuées au massacre de Nankin exposées dans le Musée de la Paix d’Osaka : l’une, qui montre de nombreux cadavres, serait en 83 Il fait la distinction entre ianfu (￿￿￿), terme pour lui neutre voire positif, et jûgun ianfu (￿￿￿￿￿), littéralement « femmes de réconfort attachées à l’armée », terme qui sous-entend l’usage de la contrainte, utilisé pour critiquer l’armée japonaise dans ce scandale. 84 Le texte du manuel est le suivant : « Au Tribunal de Tokyo, il a été officiellement conclu que l’armée japonaise a tué un grand nombre de civils chinois durant l’occupation de Nankin. Cependant, des questions ont été posées sur la fiabilité des sources se rapportant aux faits véritables à l’époque, et il y a un large panel d’opinions discordantes. La controverse continue aujourd’hui encore. » (Nathan, 2004, p.143-144). 106 LASSALLE Olivier _2008 III/ L’héritage de la « Grande guerre de l’Asie orientale »

fait la photographie de victimes d’une panique à l’annonce d’un bombardement aérien ; la photographie très célèbre d’un prisonnier décapité par un soldat japonais qu’on attribue à Nankin est également fausse, puisque les protagonistes portent des vêtements d’été, alors que le massacre a eu lieu en hiver et que les hivers de Nankin sont froids ; celle d’un soldat japonais sur une montagne de cadavres est également truquée, car l’uniforme du soldat n’est pas correct : son casque est américain, sa ceinture chinoise, il est donc sans doute un soldat du Kuomintang (KMT). Et il est vrai que cette argumentation détaillée est convaincante ; il est même probable qu’il ait raison, et que ces photographies ne proviennent pas de Nankin. Mais la conclusion qu’il en tire – le prétendu massacre n’a pas eu lieu – est par trop hâtive, et néglige un ensemble de preuves et de témoignages qu’il ne cite pas. Reste que « Des lecteurs mal informés peuvent facilement être persuadés de l’autorité de Kobayashi comme, page après page, ils voient Kobayashi le protagoniste lisant des travaux publiés sur le Massacre de Nankin, les commentant, réfutant leurs arguments avec ses ‘preuves’ et les exhortant à : ‘Apprenez les faits qui ont été cachés aux Japonais ! Nous ne pouvons pas parler d’histoire en détournant nos yeux des faits !’ Kobayashi crée le sentiment qu’il y a une sorte de conspiration en cours contre le Japon, et que lui, le héros-protagoniste, dévoile la ‘vérité’ devant les yeux du lecteur, montrant les mensonges des milieux universitaires et du journalisme dominants. » (Sakamoto, 2008) Yoshinori Kobayashi utilise un autre argument, que Rumi Sakamoto ne relève pas : n’hésitant pas à s’appuyer sur le droit international, il fait remarquer que celui-ci ne protège pas les « guérilleros », car « la guérilla en vêtements ordinaires (ben’i) entraîne les civils dans le danger. » (Kobayashi, 1998, p.118). Or l’ennemi que les forces japonaises affrontaient en Chine était précisément des « soldats en vêtements ordinaires » (ben’i hei), donc une guérilla. Et, interprétant à sa manière le droit de la guerre, il affirme que « dans le droit international, on peut tuer les guérilleros. » (ibid., p.118). Shintarô Ishihara brode également sur cet argument juridique, sans aller comme Kobayashi jusqu’à nier l’existence du massacre de Nankin : « Les forces militaires irrégulières n’ont pas droit au statut de prisonnier de guerre selon les lois de la guerre terrestre. Les Chinois exécutés par l’Armée impériale étaient soit des guérilleros, soit des personnes identifiées par erreur comme tels. Les guérilleros cachent leurs armes, se mêlent aux civils, et prennent l’ennemi par surprise. Quand des soldats réguliers voient une personne locale agissant de façon suspecte, ils tirent souvent d’abord et posent des questions ensuite, de crainte qu’ils ne soient tués eux-mêmes. Puisque beaucoup d’innocents meurent dans ces situations, les partisans ne sont pas protégés par les règles de la guerre. Certaines des victimes chinoises dans le soi-disant (so-called) massacre de Nankin étaient probablement des forces irrégulières. Des Etats-Unis vengeurs, cela doit aussi être noté, en représailles pour l’attaque sur Pearl Harbor ont fourni des armes aux guérilleros philippins, pour tuer des troupes japonaises, une violation claire des lois internationales. » (Ishihara & Mahathir, 1995, p.139) Si Shintarô Ishihara ne pense pas – ou ne dit pas – comme Toshio Tamogami que le massacre de Nankin est une « simple fabrication » (Hongo, 2009), il n’en reste pas moins que sa tactique, si elle est moins directe, est peut-être plus pernicieuse. En mettant en doute

LASSALLE Olivier _2008 107 Shintarô Ishihara et le nationalisme japonais

des points de moindre importance comme le nombre exact de morts, il sous-entend que la vérité historique n’est pas entièrement celle que l’on croit, et donc que le massacre lui-même n’est peut-être pas si certain qu’il y paraît. C’est la technique éprouvée de l’extrême droite européenne, qui conteste « seulement » le chiffre des six millions de victimes de la Shoah. Mais Shintarô Ishihara y ajoute tout son prestige d’écrivain reconnu, d’homme politique d’envergure nationale, et de gouverneur de Tokyo trois fois élu : il est donc susceptible de toucher un public bien plus large que les extrémistes de droite purs et durs. A l’instar de Yoshinori Kobayashi, il s’efforce également en soulignant les crimes des Américains de montrer que le Japon est aussi une victime, de relativiser l’importance des méfaits japonais – puisqu’il n’était pas le seul à en commettre et que d’autres ont même fait pire. C’est dans ce but qu’il souligne l’horreur de Hiroshima – plus de morts qu’à Nankin en un seul jour – et le fait que les Américains ont fourni des armes à la guérilla philippine. Kobayashi, toujours plus explicite, utilise dans la même idée les atrocités commises par les troupes du KMT à Nankin et ailleurs – tuer des civils pour voler leurs vêtements, tuer les soldats qui veulent fuir –, la justice expéditive et inhumaine du PC chinois envers les traîtres, les meurtres, viols et diverses atrocités commises par des Chinois qui les ont ensuite fait passer pour des actes de l’armée japonaise. Citant un ouvrage de Masaaki Tanaka, il prévient même : « Gardons à l’esprit que parmi le peuple Han il y avait du cannibalisme. »85 (Kobayashi, 1998, p.134). Il critique aussi violemment les bombardements américains sur Tokyo, dont il fait des dessins atroces où l’on voit notamment des bébés mourant brûlés par le napalm : « C’était un crime de guerre sans précédent dans l’histoire de l’humanité, un génocide (daigyakusatsu). » (ibid., p.325). Plus généralement, le révisionnisme historique s’attaque également à la guerre dans son ensemble : l’impérialisme japonais sur le continent qui l’a précédée, l’entrée en guerre, la teneur de l’occupation japonaise, le but de l’expansionnisme japonais. Shintarô Ishihara, s’il reconnaît que la Chine ou la Corée « ont été colonisées par le Japon qui s’était joint aux puissances dans ce principe de l’histoire moderne qu’est l’avancée impérialiste » (Ishihara, 2002, p.113), minimise aussi l’agressivité japonaise : « L’annexion de la péninsule coréenne aussi a eu lieu dans ce contexte historique, mais c’est une vérité historique qu’elle a eu lieu selon leur choix indépendant, d’eux qui étaient dans un climat politique extrême, traqués par un choix entre la Chine mandchoue voisine, la Russie impériale et le Japon. » (Ishihara, 2006, p.74) Selon Edwin Reischauer, la vérité est plus nuancée : en 1876, la Corée a bien signé un traité avec le Japon et lui a ouvert ses portes. Mais elle avait agi forcée par son puissant voisin, de la même manière que Perry avait fait signer des traités inégaux au Japon. Ce traité s’était traduit par une domination japonaise sur la Corée. Puis, après le traité de Shimonoseki de 1895 qui met fin à la guerre sino-japonaise en Corée et en Mandchourie, l’indépendance de la Corée (par rapport à la Chine) est reconnue. En 1904, c’est entre autres raisons pour empêcher l’expansionnisme russe en Corée que le Japon déclare la guerre à la Russie impériale ; la même année, la Corée devient un protectorat, puis est annexée formellement en 1910. La domination coloniale japonaise est ensuite très dure : « Coréens et Formosans furent soumis à la double autorité d’une administration coloniale inaccessible à la pitié et d’une police omniprésente réputée pour sa brutalité. En Corée […], le pouvoir colonial se montra plus oppressif qu’ailleurs ; il s’attira la haine inexpiable des indigènes. » (Reischauer, 1973, p.174). Shintarô Ishihara ne partage pas tout à fait cette analyse : 85 En réalité, le passage qu’il cite commence par « Autrefois en Chine… » : mais Kobayashi assimile la description qui suit (le cannibalisme) avec l’époque de la guerre. 108 LASSALLE Olivier _2008 III/ L’héritage de la « Grande guerre de l’Asie orientale »

« Quant à la politique coloniale menée ensuite par le Japon dans la péninsule coréenne, si l’on compare aux plus de 200.000 personnes massacrées par les Hollandais en Indonésie, aux 400.000 indépendantistes philippins abandonnés à mourir de faim sur la péninsule de Batan par les Etats-Unis, aux massacres et outrages énormes du Royaume-Uni pendant la guerre de l’opium, on peut dire qu’elle fut relativement calme. » (Ishihara, 2006, p.74) On retrouve ici cette tactique où tout repose sur le « relativement » : le Japon a commis des crimes, certes, mais il n’est pas le seul ni le pire. Dans Le Japon sans complexe également, il relativisait ces atrocités par l’héritage positif de la colonisation japonaise en Corée, à Taiwan et à Singapour : « Nous savons que des choses négatives (some negative things) ont eu lieu sous l’administration japonaise, mais il ne peut être nié que beaucoup de changements positifs ont été laissés derrière. » (Ishihara & Morita, 1989, p.59). Cette expression très floue (« some negative things ») doit être opposée aux nombres de victimes de l’occupation japonaise en Corée, à Taiwan et à Singapour : respectivement 200.000, 30.000 et 80.000, selon les chiffres reconnus par le gouvernement japonais, peu enclin à les surévaluer. La révision, d’une telle ampleur qu’elle approche la réinvention pure et simple, s’attaque aussi au déroulement même de la guerre. Ainsi, pour Yoshinori Kobayashi, « Si l’armée japonaise est allée en Chine, c’est qu’elle était en garnison dans les concessions pour protéger les entreprises japonaises. » (Kobayashi, 1998, p.121), et l’incident du pont Marco Polo qui marque le début de l’invasion japonaise en Chine a été « manigancé par l’armée communiste chinoise pour que l’armée japonaise et l’armée du Kuomintang se battent. » (ibid., p.122). Quant à la guerre du Pacifique, le Japon en serait en réalité une victime innocente : après les lois d’immigration anti-Japonais, l’embargo sur le pétrole, l’encerclement ABCD86, les Etats-Unis « ont continué à provoquer le Japon et ont engagé les hostilités en prenant habilement le Japon au piège. » (ibid., p.283). Kobayashi va ici très loin, en osant affirmer contre toute vérité historique que ce seraient les Etats-Unis qui ont « engagé les hostilités » ; Shintarô Ishihara, s’il partage dans l’ensemble son opinion sur la montée à la guerre, reste réaliste néanmoins en ce qui concerne la responsabilité du Japon : « La coalition hostile des Etats-Unis, de la Grande Bretagne, de la Chine et des Pays-Bas a peut-être provoqué le Japon en coupant notre accès aux ressources naturelles, en particulier le pétrole. Pourtant, longtemps avant le 7 décembre 1941, l’Armée impériale avait projeté son pouvoir sur le continent. Etant donné la pénurie de ressources naturelles de la Chine, particulièrement comparée avec l’Asie du sud-est, la stratégie de l’armée était une gaffe très surprenante. » (Ishihara & Mahathir, 1995, p.135) Pour affirmer sa vision particulière de la guerre et notamment de ses causes, Yoshinori Kobayashi va jusqu’à utiliser non pas le terme usuel de « Guerre du Pacifique » (Taiheiyô sensô, ￿￿￿￿￿), que Shintarô Ishihara utilise toujours, mais celui qui était utilisé à l’époque de « Grande guerre de l’Asie orientale » (Dai tôa sensô, ￿￿￿￿￿), qui souligne le noble but de cette guerre : « Juste après l’ouverture des hostilités le Japon a décidé de nommer cette guerre ‘Grande guerre de l’Asie orientale’, les Japonais ont fait la ‘Grande guerre de l’Asie orientale’. Après la guerre, pour nier l’idée, l’idéal de la ‘Grande sphère de co-prospérité asiatique’, le GHQ a construit le nom de ‘Guerre du Pacifique’

86 Cet acronyme fait référence aux Etats-Unis (America), au Royaume-Uni (Britain), à la Chine et aux Pays-Bas (Dutch), quatre puissances qui encerclaient le Japon en Asie et menaçaient son indépendance. LASSALLE Olivier _2008 109 Shintarô Ishihara et le nationalisme japonais

et a interdit l’utilisation du nom ‘Grande guerre de l’Asie orientale’. Et même aujourd’hui, le nom ‘Guerre du Pacifique’ qui n’existait pas à l’époque mais convient aux Etats-Unis, est utilisé. » (Kobayashi, 1998, p.28) La relation qu’il fait du conflit dans le Nouveau manuel d’histoire est un parfait exemple d’ellipses volontaires, de sous-entendus, et de glorification de « l’idéal » porté par la guerre japonaise : « Dans les cent premiers jours d’engagement, le Japon a atteint une victoire majeure sur les forces américaines, hollandaises et britanniques. C’était une victoire rendue possible par la coopération des populations locales qui avaient été oppressées pendant plusieurs centaines d’années par les Caucasiens qui les avaient colonisées. Les victoires du Japon dans les premières campagnes ont inspiré à de nombreuses personnes en Asie du sud-est et en Inde le courage et le rêve de l’indépendance. Dans la première partie de la guerre, la victoire du Japon sur les forces alliées a amené espoir et courage aux peuples d’Asie qui avaient longtemps été sujets à la domination en tant que colonies de l’Europe et des Etats-Unis. L’armée républicaine indienne a été formée à partir de soldats indiens qui avaient été capturés par les Japonais alors qu’ils combattaient dans l’armée britannique ; en coopération avec l’armée japonaise, ils se sont tournés contre le gouvernement indien. L’Indonésie et la Birmanie ont aussi construit leur armée avec l’aide du Japon. […] Comme le sens de la guerre s’est retourné contre le Japon, il y a eu de nombreux cas où les populations locales ont été forcées à travailler dans des conditions rigoureuses et cruelles. Aux Philippines, en Malaisie, et ailleurs, des guérillas liées aux forces alliées ont combattu contre l’armée japonaise. Des mesures sévères ont été prises pour écraser cette activité et un nombre croissant de personnes sont mortes de la main de l’armée japonaise. En conséquence après la défaite, le Japon a versé des réparations à ces pays. La notion de sphère de co-prospérité a été critiquée comme une excuse pour justifier la guerre et l’occupation japonaise de l’Asie. » (Nathan, 2004, p.141-142) A nouveau, Yoshinori Kobayashi semble aller plus loin que Shintarô Ishihara, notamment dans l’apologie de la sphère de co-prospérité. Il convient toutefois de ne pas oublier que Ishihara a de facto cautionné le manuel auquel Kobayashi a participé, et donc par extension sa vision de la guerre. S’il n’exprime pas une telle vision, s’il ne la partage même sans doute pas, il ne s’y oppose pas non plus. L’attitude de Shintarô Ishihara sur la Seconde guerre mondiale trahit somme toute une certaine schizophrénie : fasciné par cette époque de la grandeur du Japon, il reste conscient que le conflit a amené des souffrances énormes à la nation japonaise, que le Japon n’est pas entièrement innocent, et donc ne peut en faire une apologie sans complexe. Gérer la mémoire et la responsabilité de la guerre : le problème du sanctuaire Yasukuni Depuis l’après-guerre, le Japon se trouve dans une position difficile : il ne peut pas officiellement glorifier la Seconde guerre mondiale, mais celle-ci étant intrinsèquement liée à certaines traditions japonaises fondamentales – l’Empereur, le shinto –, il ne peut non plus s’en dégager entièrement. Avec le maintien de l’Empereur, les compensations versées par le gouvernement japonais aux pays d’Asie, les excuses, la question a été réglée au niveau gouvernemental. Le Japon a reconnu sa responsabilité et s’est officiellement excusé. Quand bien même cette solution ne met pas tout le monde d’accord, on l’a vu – la gauche 110 LASSALLE Olivier _2008 III/ L’héritage de la « Grande guerre de l’Asie orientale »

la trouvant trop timide, la droite trop exagérée – la position du Japon est fixée et ne variera probablement pas. Mais le problème est encore vivace au niveau national. Son règlement achoppe tout particulièrement sur la question de la commémoration des morts japonais, et de la responsabilité de la guerre à l’intérieur même du Japon : « Le tribunal de Tokyo a examiné les comportements et politiques envers l’extérieur des dirigeants de guerre comme Hideki Tôjô, mais n’a pas examiné leurs responsabilités envers le peuple japonais. » (Takashi, 2006). Le sanctuaire Yasukuni se trouve à l’intersection de ces deux questions majeures. Il est vivement critiqué, à l’étranger comme au Japon, parce qu’il rend hommage à l’impérialisme japonais. Pourtant, ce sanctuaire shinto est à l’origine le lieu principal de la commémoration légitime des morts de la nation : « C’est certainement une part intrinsèque du processus de guerre moderne que, quand la guerre est finie, que ce soit en victoire ou en défaite, la nation reconnaisse symboliquement le sacrifice fait par ceux qui ont répondu à ces demandes [la défendre]. La nation construit des mémoriaux, élève régulièrement les drapeaux […] à la mémoire de ceux qui sont morts en défendant la communauté de leur imagination. La reconnaissance publique et la célébration des soldats tombés au front devient ainsi […] une partie intégrante du maintien de l’idée de l’imagined community. En d’autres termes, nation et commémoration de la guerre sont inextricablement liées. » (Wilson, 2002, p.114) C’est dans ce but – créer et maintenir le sentiment d’appartenance nationale – que le sanctuaire Yasukuni a été construit en 1869 pour abriter et vénérer les âmes des morts pour la nation depuis 1853, date hautement symbolique. Le nom « Yasukuni » (« pays en paix ») lui sera donné en 1879. Les morts qui y sont vénérés sont associés à l’identité nationale, « censés personnifier l’essence de l’identité et de la fierté japonaises, et ceux qui sont morts au service de la nation étaient morts soi-disant pour protéger ce qui était vrai et bon et représenté par la nation – un discours universel sur les morts de guerre dans tout pays. » (ibid., p.118). La seule particularité du sanctuaire Yasukuni par rapport aux monuments aux morts que l’on peut trouver dans tous les autres pays, en particulier en Occident, réside dans son côté religieux. Mais cela s’inscrit dans le cadre du syncrétisme de bouddhisme, de confucianisme et d’animisme shinto propre au Japon, où la vénération des ancêtres est vue comme un devoir important. Traditionnellement, dans un coin de la maison familiale se trouve un autel bouddhiste où sont vénérés les ancêtres de la famille, dont les noms funéraires sont inscrits sur des plaques. Ainsi, le caractère religieux de la commémoration mise en place au sanctuaire Yasukuni, s’il s’inscrit bien dans le cadre d’une manipulation du shinto par l’Etat dans le but de soutenir le militarisme, reste tout à fait naturel dans le contexte japonais. Après la guerre, les autorités d’occupation, dans leur volonté de saper durablement les bases du militarisme japonais, s’intéressent inévitablement à la question de la mémoire et de la célébration des morts pour la nation. C’est le rôle de la Civil Information & Education Section (CIE) : « Le CIE considérait la commémoration des soldats tombés au front ou des morts de guerre comme des rituels légitimes de l’Etat, mais la commémoration devait néanmoins être contrôlée et lentement remodelée en quelque chose qui serait sans danger. La connexion avec la religion avait rendu la commémoration des guerres dangereuse, particulièrement puisque la religion elle-même avait été contrôlée par l’Etat. Et donc, une double approche était nécessaire – la connexion LASSALLE Olivier _2008 111 Shintarô Ishihara et le nationalisme japonais

entre religion et Etat devait être rompue une fois pour toutes, et jusqu’à ce que cela soit fait, toute connexion entre la commémoration des soldats tombés au front et le gouvernement devait être découragée. Deux côtés du triangle qui liait nation (dans sa représentation formelle de l’Etat), religion et soldats tombés au front furent éliminés, laissant seulement le lien entre religion et soldats tombés au front. » (ibid., p.119) Les autorités d’occupation interdisent donc à l’Etat ou à ses représentants toute présence, participation ou soutien à la commémoration des morts de guerre. Parallèlement, la séparation de la religion et de l’Etat inscrite dans la nouvelle Constitution privatise les sanctuaires shinto, y compris Yasukuni, qui ne peuvent plus recevoir de subventions publiques. En 1951, l’interdiction de commémoration publique des morts pour la nation est levée, selon le CIE, « eu égard à la nouvelle situation intérieure grâce à l’établissement d’institutions démocratiques et aussi aux sentiments de beaucoup de familles en deuil. » (ibid., p.119). Une contradiction d’importance subsiste néanmoins : du fait de la séparation de la religion et de l’Etat, les responsables de l’Etat – donc le Premier ministre – ne peuvent se rendre dans des mémoriaux religieux. De facto, les morts pour la nation ne peuvent donc pas être commémorés par les représentants officiels de cette même nation. En réalité, on touche là au cœur du problème : s’agit-il bien de la même nation ? Les nationalistes répondront naturellement que oui ; mais les partisans d’une nation kokumin basée sur le pacifisme d’après-guerre, considèreront eux que leur nation, née à la défaite, est différente de celle pour laquelle les soldats japonais sont morts, et qu’elle n’a donc pas à les commémorer officiellement. Quoiqu’il en soit, en 1959 un mémorial séculaire est construit à Chidorigafuchi (Tokyo) : sur le modèle des pays occidentaux, c’est une tombe du soldat inconnu, servant également à commémorer collectivement tous les restes non-identifiés, qui ne peuvent être vénérés à Yasukuni. Mais ce nouveau mémorial est un échec87, car il est moins personnel – tous les morts sont vénérés via un seul inconnu – que Yasukuni où tous les noms sont inscrits. Certains le jugent même complémentaire à la vénération individualisée de Yasukuni, et des demandes sont faites pour le transférer sur le terrain du sanctuaire ! Le résultat de cet échec est que « la bonne manière de commémorer les soldats tombés au front reste un problème non résolu à ce jour. » (Wilson, 2002, p.123) : « En conséquence du symbolisme ambigu de Chidorigafuchi et de son échec à remplacer Yasukuni comme lieu de commémoration pour les soldats tombés au front largement accepté et qui ne prête pas à controverse, il apparaît à beaucoup de gens que la nation ne peut pas reconnaître ceux qui sont morts à son service pendant la Deuxième guerre mondiale. […] L’incapacité de la nation à porter le deuil de ses soldats tombés au front a manifestement des répercussions sur la négociation de l’identité nationale. Norihiro Katô voit la nation comme ayant une ‘psyché fracturée’ […] parce qu’elle peut seulement commémorer les victimes ‘pures’ de la guerre, ceux qui sont morts en victimes des bombes atomiques ou des bombardements, mais pas les morts ‘impures’ de ceux associés à l’agression japonaise qui ne comprennent pas seulement des criminels de guerre, mais aussi des soldats ordinaires. » (ibid., p.124-125) La question de la mémoire du conflit et des morts pour la nation étant essentiellement liée à la question de l’identité et de la fierté nationales, elle a une importance considérable pour toute la droite japonaise, et bien sûr les nationalistes. Ainsi, « l’incapacité à commémorer les soldats tombés au front est une partie de cette incapacité à se rappeler la guerre 87 Il est bien moins connu que le sanctuaire Yasukuni, même parmi les Japonais. 112 LASSALLE Olivier _2008 III/ L’héritage de la « Grande guerre de l’Asie orientale »

‘correctement’ et, pour les participants au mouvement de réforme des livres d’histoire, elle a la capacité de dissoudre le peu d’identité nationale et de fierté que le Japon conserve. » (ibid., p.125). Bien conscient de ces questions, le PLD voulait ramener le sanctuaire Yasukuni dans le giron de l’Etat, et a déposé en 1968 puis de 1970 à 1973 un « projet de loi pour le patronage étatique du sanctuaire Yasukuni » (Takahashi, 2007). Devant l’échec de cette tactique, il a déposé des propositions permettant de rendre possibles des visites officielles au sanctuaire. Du fait de la séparation de la religion et de l’Etat, le seul personnage officiel habilité à s’y rendre en sa qualité de personne publique, était l’Empereur. Shôwa l’avait fait en 1952, 1969 et 1975. Le Premier ministre Kijûrô Shidehara s’y était rendu en 1951, mais en tant que citoyen privé, imité en 1975 par Takeo Miki, le premier à s’y rendre le 15 août, date de la fête des morts mais surtout anniversaire de la fin de la guerre. Dix ans plus tard, en 1985, nonobstant la Constitution, le Premier ministre Yasuhiro Nakasone est le premier à se rendre à Yasukuni en sa qualité officielle. La controverse s’enflamme encore en 1995, puis en 2001, lorsque Jun’ichirô Koizumi annonce qu’il a l’intention de se rendre en pèlerinage au sanctuaire le 15 août ; on sait que devant les immenses protestations internationales soulevées par son annonce, il s’y rendra le 14 août. Il le fera ensuite tous les ans, pas toujours le 15 août, jusqu’à sa dernière visite le 15 août 2006. Depuis sa chute, même le Premier ministre Shinzô Abe ne s’est pas rendu à Yasukuni. Mais entre l’échec du mémorial de Chidorigafuchi et la controverse sur les visites de Nakasone, un nouvel élément est venu enflammer la controverse : en 1978, Tagayoshi Matsudaira, le prêtre dirigeant le sanctuaire Yasukuni, décide d’y faire sanctuariser les âmes de quatorze criminels de guerre de classe A, dont huit exécutés après le procès de Tokyo, y compris Hideki Tôjô. Depuis cette date, au fait que les visites officielles à Yasukuni violent la Constitution est venu s’ajouter le fait qu’elles sont fortement teintées de révisionnisme historique. Et ce, d’autant plus que c’est dans ce cadre que s’inscrit explicitement Matsudaira, qui justifie ainsi sa décision : « Si on ne réfute pas la conception de l’histoire du tribunal de Tokyo qui veut que ‘le Japon est mauvais pour tout’ (subete nihon ga warui), on ne pourra pas relever l’âme du Japon » et « le tribunal de Tokyo étant un tribunal militaire […] les morts sur le champ de bataille et les personnes exécutées sont semblables » (Takashi, 2006). A en croire Tomohiko Tomita, le grand chambellan de la maison impériale, ce serait à cause de la sanctuarisation des criminels de guerre que l’Empereur Shôwa – pourtant le même qui régnait pendant et avant la guerre – n’est plus retourné à Yasukuni après sa dernière visite en 1975 (Takahashi, 2007). Cela n’a pas empêché Yasuhiro Nakasone, Jun’ichirô Koizumi, ni Shinzô Abe de le faire, encore moins Shintarô Ishihara, qui s’y rend avec une régularité d’horloge tous les 15 août, et même à l’en croire « plusieurs fois chaque année » (Ishihara, 2006, p.177). Si Nakasone justifiait sa décision par le besoin de reconnection avec le passé, Koizumi et Abe mettent eux en avant le fait que leur pèlerinage n’est pas un acte religieux, qu’il s’agit simplement d’une manifestation d’un respect légitime pour les morts. D’ailleurs, l’écrivaine catholique Ayako Sono approuve leurs visites à Yasukuni, et elle-même s’y rend régulièrement. Certains nationalistes s’appuient pour critiquer cette idée sur la vision du shinto comme une « religion ethnique requise pour tous les Japonais » (Doak, 2007, p.273), ce qui est incohérent puisque des âmes de morts d’origines ethniques88 et de religions différentes sont vénérées à Yasukuni. Cette conception du shinto rappelle néanmoins Katsuichirô Kamei, pour qui les kami (dieux) du

88 50.000 Chinois, Taiwanais et Coréens ayant combattu dans les armées japonaises sont sanctuarisés à Yasukuni (Selden, 2008, p.15 & p.19). LASSALLE Olivier _2008 113 Shintarô Ishihara et le nationalisme japonais

shinto « sont spécifiques aux traditions culturelles et sociales du Japon » et donc « tous doivent se soumettre à eux » (Doak, 1994, p.97). Shintarô Ishihara, bien qu’il aille régulièrement à Yasukuni, s’exprime relativement peu sur ce sujet. Parmi les 100 chroniques étudiées ici, il l’évoque dans six, c’est-à-dire autant que Stephen Hawking et moins que la Constitution. Pourtant, au fil de ces colonnes écrites généralement aux alentours du 15 août, sa position s’est considérablement transformée. Retracer cette évolution donne un bon aperçu du spectre des points de vue sur cette question. Il expose le sien dans la chronique « Penser ‘Yasukuni’ », datée du 6 août 2001, c’est- à-dire en plein cœur de la controverse lancée par l’annonce de Jun’ichirô Koizumi de sa visite prévue pour le 15 août, mais avant son recul partiel. Visant dès le début la conclusion que le Premier ministre doit aller au sanctuaire Yasukuni, Ishihara affirme en particulier que Yasukuni est un problème interne au Japon, donc que les pays voisins n’ont pas voix au chapitre. Il utilise également l’argument de Koizumi niant le caractère religieux de cette visite, qui ne serait qu’une révérence légitime et hautement individuelle pour les ancêtres, et fait preuve d’une incroyable mauvaise foi en passant presque entièrement sous silence la question pourtant centrale des criminels de guerre : « J’ai l’impression que le cœur de ce problème a été déformé. Il n’est pas normal que le bien ou le mal de l’annonce du Premier ministre Koizumiqu’il se rendra en sa qualité officielle à Yasukuni soit débattue dans et à l’extérieur du pays. Les points principaux de ce sujet seraient la question de savoir si les criminels de guerre de classe A sont dignes d’être célébrés à Yasukuni, d’où la question de la légitimité de ce procès de Tokyo, et de la conformité avec la Constitution qui proclame la séparation de la religion et de l’Etat et la liberté religieuse ; mais vu, avant tout, que les pays occidentaux victorieux eux-mêmes, qui ont imposé unilatéralement ce procès […] restent aujourd’hui indifférents et gardent le silence sur le fait que le Premier ministre du Japon, pays vaincu d’alors, se rend à Yasukuni, c’est un truisme de répondre sur ces points principaux si on a la moindre clairvoyance (suisoku jimei no koto de aru). Même si sentimentalement on peut comprendre que les descendants de la Chine ou de la Corée – qui ont été colonisées par le Japon qui s’était joint aux puissances dans ce principe de l’histoire moderne qu’est l’avancée impérialiste – s’opposent au […] sanctuaire Yasukuni qui célèbre aussi les responsables de l’impérialisme, cela n’est qu’une opposition qui va à l’encontre du cours de l’histoire, une opinion qui néglige la pluralité (shûsôsei) de l’histoire, et le comportement du Premier ministre n’est absolument pas une négation de l’introspection envers les fautes historiques commises par le Japon dans le passé. Le pèlerinage ‘Yasukuni’ est pour le Japon un problème intérieur, et n’est autre qu’un moyen pour l’affirmation de soi (jiko kakunin) dans une dimension nationale. Dans le processus de formation de cette nation qu’est le Japon d’aujourd’hui, il y a divers évènements, y compris la guerre, et divers sacrifices ont été consentis. Une saine connaissance de soi (jiko ninshiki) ne peut naître que par la connaissance profonde et précise de tout cela, et personne ne nie que le comportement de remercier et de pleurer les ancêtres qui ont donné leur vie pour cet événement national majeur qu’est la guerre est une commémoration fondamentale pour la gestion des affaires nationales (kokka keiei). Une telle relation entre les vivants et les morts dépasse 114 LASSALLE Olivier _2008 III/ L’héritage de la « Grande guerre de l’Asie orientale »

la réalité, et puisque c’est pour ainsi dire quelque chose qui relève de l’idée (kannen), elle porte même l’aspect d’une religion nécessaire (hitsuzen shûkyô). Pourtant, l’intention d’effacer l’aspect religieux lui donnant l’universalité d’un comportement national peut aussi exister. Pourtant, dire que la nature de Yasukuni n’est que religieuse, n’est qu’une opinion qui ne comprend pas le sens du shinto japonais. L’animisme universel au Japon étant l’essence du shinto, ce panthéisme symbolise le sentiment de vénération des hommes envers de nombreuses choses, et ensemble avec ce territoire ils ont créé les valeurs qui s’adaptent à tout (yûzûmuge) propres au Japon. Cela a beaucoup contribué au développement de la civilisation et de la culture de ce pays. Dans cette mesure, l’animisme shinto est pour ainsi dire l’ADN de la nation-Etat (kokkaminzoku DNA), qui définit de façon décisive le fondement de la vie et des sentiments de chaque individu, quelle que soit la religion qu’il embrasse actuellement. C’est la liberté de chacun que de nier cela d’emblée, mais il est évidemment impossible qu’on arrive à nier entièrement, en se fondant sur cette liberté, l’essence de la nation-Etat à laquelle on appartient soi-même. Donc ceux qui s’opposent n’ont qu’à continuer d’ignorer ceux qui vont rendre le culte [à Yasukuni]. Vouloir désapprouver cet acte en allant jusqu’à tenir compte des points de vue de pays étrangers, c’est en vérité comme cracher sur soi-même. Si l’on cherche, en réalité jusqu’au Premier ministre Nakasone de nombreux Premiers ministres japonais ont visité Yasukuni en leur qualité officielle89, mais cela n’a aucunement posé problème. A l’époque Nakasone, comme la Chine et la Corée, en tant que nations, commençaient à se développer et que leur conscience nationale devenait de plus en plus forte, on a fini par commencer à ajouter intentionnellement et explicitement les excuses pour l’implication dans ce qui s’est passé dans les conditions préalables pour les négociations internationales bilatérales, et le camp masochiste, en résonance avec ce fait, a commencé aussi à gagner en force et en nombre dans notre pays. […] La visite du Premier ministre à Yasukuni n’est autre qu’un retour sincère de descendants envers l’exploit historique de la construction de la nation moderne qu’est le Japon, que Toynbee a même qualifié de miracle. La connaissance autonome de l’histoire propre qui en découle, avec ses mérites et ses fautes, aucun autre pays, aucun autre peuple n’a le droit de le détruire. Ensuite, ce n’est qu’une question de comment le peuple japonais va accueillir le comportement du Premier ministre, qui représente le Japon actuel. Il faudrait que le Premier ministre fasse son pèlerinage dignement, en silence, sans faire de déclaration. Et les mânes de ceux qui sont morts en souhaitant que le pays soit en paix (kuniyasukare) le regarderont silencieusement et l’approuveront d’un profond signe de tête. » (Ishihara, 2002, p.112-116) Cette conception essentiellement individuelle, faisant du pèlerinage à Yasukuni un acte de gratitude envers les ancêtres, est proche de celle de Yoshinori Kobayashi, qui lui aussi évite la question des criminels de guerre :

89 Ceci, on l’a vu, est faux. Nakasone est le premier à visiter Yasukuni en sa qualité officielle, qui plus est après la sanctuarisation des criminels de guerre. LASSALLE Olivier _2008 115 Shintarô Ishihara et le nationalisme japonais

« Les grands-pères (sofu) morts après avoir enduré, enduré une guerre éprouvante / Les grands-pères qui ont remporté la victoire dans des batailles intrépides / Les grands-pères qui après la guerre ont voulu critiquer l’armée japonaise parce que c’était trop éprouvant… / Les grands-pères qui avaient du ressentiment pour les punitions (shibari) absurdes au sein de l’armée… / […] Les femmes de réconfort (ianfu) qui ont réconforté les soldats japonais… / Je vais raconter la guerre en les remerciant tous. » (Kobayashi, 1998, p.38) Etant donné la mauvaise foi elliptique qui préside à l’analyse de Shintarô Ishihara sur les criminels de guerre et les critiques qui sont adressées au Premier ministre depuis Nakasone, on serait tenté de mettre en doute le reste de son argumentation, en particulier sa prétendue révérence pour les ancêtres, cette relation « qui dépasse la réalité ». Mais à la lecture de ses mémoires, force est de constater que l’irréel, la spiritualité ont une grande importance pour lui. On y lit en effet de très nombreuses histoires de fantômes (« Le même homme », « Feu follet », « Le briquet », etc.), ou de miracles surnaturels (« Miracle », « Croyez-le ou pas », etc.). Il affirme même que sa femme pratique l’astrologie traditionnelle, qu’il y croit depuis qu’elle a prévu son accident aux Mariannes (« Péril en été »), et qu’après avoir fait purifier le site de sa maison à Zushi et décidé les prénoms de ses fils selon les conseils d’un oracle, il ne part plus en voyage si sa femme le lui déconseille. En ce qui concerne le lien avec les ancêtres, le chapitre « Le jour où mon père est mort » révèle l’importance qu’il lui accorde. Son père, surmené, est mort d’une attaque cardiaque au travail ; arrivé trop tard, le jeune Ishihara le trouve mort, et ne peut que toucher sa joue déjà froide : « Tout d’un coup, venu de nulle part, cela m’a frappé : la relation que j’avais avec mon père, les liens qui nous unissaient, ne finissaient pas juste parce qu’il était mort. Ce que cela signifiait pour nous d’être une partie de la vie de l’autre, le fait même d’être une partie de la vie de l’autre, ne changerait jamais. La prise de conscience m’est venue, non pas comme un sentiment, mais comme une conviction puissante que même moi ne puis expliquer. C’est alors que mes larmes ont commencé à couler. […] Puis, après avoir atteint l’âge adulte, m’être marié et que mon premier enfant est né, j’ai réalisé à nouveau que la connexion que j’ai ressentie avec mon père quand il est mort n’était qu’un lien dans la chaîne plus grande qui connectait de manière invisible mon père à moi, et moi à mon fils nouveau-né. » (Ishihara, 2005, p.230) En 2004, dans la chronique « Majesté, je vous en prie » (datée du 2 août), l’opinion de Shintarô Ishihara sur Yasukuni a déjà légèrement évolué. Aidé sans doute par le contexte – la nouvelle visite de Koizumi qui s’annonce est moins critiquée à l’extérieur du Japon – il n’évoque plus ce sujet que dans le cadre national. Oubliant le Premier ministre, il implore l’Empereur lui-même de se rendre à Yasukuni. Ce serait selon lui le seul moyen de retrouver les valeurs traditionnelles perdues, le kokoroiki, via la ré-appropriation du passé japonais – donc de la guerre – et de la fierté : « La plus grande occasion de retrouver enfin [ces valeurs], n’est autre que le jour de la première défaite dont le Japon en tant que nation moderne ait fait l’expérience. Ce jour-là, nous pouvons assurément comprendre l’importance et la noblesse du sacrifice pour la paix imposé à nos compatriotes. Et puis, de la même manière que la grande cause morale de ce grand combat, le renversement de la domination coloniale du monde par les Blancs, a été reconnue par d’éminents leaders comme le père de l’indépendance turque Kemal, Nasser,

116 LASSALLE Olivier _2008 III/ L’héritage de la « Grande guerre de l’Asie orientale »

Soekarno et Mahathir, il est certain que nous devons prendre conscience du fait que cela n’a été possible que grâce à ces sacrifices offerts par le Japon. Il est sûr que cette constatation se raccroche à la vraie renaissance du Japon. Et donc pour ce grand travail intérieur, en cette année 2004 soixantième anniversaire de la défaite (sic), je souhaite ardemment que le 15 août Sa Majesté l’Empereur se rende en pèlerinage au sanctuaire Yasukuni. » (Ishihara, 2006, p.115) La visite de l’Empereur – symbole du Japon traditionnel et de ses valeurs – au sanctuaire Yasukuni permettrait selon Ishihara d’allumer une lumière à laquelle pourraient se raccrocher les Japonais : « Si l’Empereur en personne, par son pèlerinage, se montrait comme l’incarnation des valeurs droites conformes aux sentiments droits des Japonais, en nous, avec émotion, quelque chose d’important ressusciterait certainement. Voyant cela, il est sûr que les médias malhonnêtes, les critiques étrangères se tairaient et seraient tous éliminés. » (ibid., p.116) Cette fois, l’ellipse est encore plus remarquable : il n’y a pas un mot sur les criminels de guerre, et même Shintarô Ishihara se permet une apologie claire de la Seconde guerre mondiale, ce qui, on l’a vu, est plutôt rare sous sa plume. En 2005, l’évolution est rapide et bien plus importante. Le 4 juillet, dans « Au croisement des routes du destin national », il revient à nouveau sur la dimension individuelle du pèlerinage à Yasukuni, en insistant sur le fait qu’il est la solution à la perte des valeurs traditionnelles. Evoquant des lettres du père de sa femme écrite de Chine où il était soldat – et où il mourra sans avoir vu sa fille – à sa femme enceinte à Hiroshima, il explique que : « La tombe de [son beau-père] est au temple familial de parents à Yokosuka90, mais quand ma femme et ses frères et sœurs veulent songer à leur père mort pendant cet évènement national qu’est cette guerre, ils vont au sanctuaire Yasukuni. Pas de doute qu’il en va de même pour la plupart des familles de morts au combat. » (Ishihara, 2006, p.168) Jouant sur le registre émotif, il relate que la mère de sa femme a cousu les tickets de train de sa première visite à Yasukuni dans ses habits de deuil : « Cela, qui, qu’est-ce qui peut le nier ? » (ibid., p.169). Cet attachement à Yasukuni « n’est absolument pas un sentiment qui a pour toile de fond la guerre. Yasukuni existe en tant que témoignage unique du principe – qui doit être maintenu à jamais en transcendant toute époque et toute prise de position – de ces personnes qui, face à la nation suspendue entre l’existence et la disparition, et dans le dessein de protéger leur famille plus franchement, ont eu le courage de mourir précisément pour la continuation et la prospérité de celle-là. Cela, aucune personne extérieure (tanin), aucun pays étranger ne peut le nier. Yasukuni est, pour ceux qui pensent à leur façon de vivre en prenant pour cadre la nation-Etat (kokkaminzoku), une valeur transcendantale : c’est, pour ceux qui en ont besoin, en quelque sorte la représentation des valeurs essentielles ; ce n’est sûrement pas quelque chose qui peut être influencé par une échelle des valeurs qui se situe au même niveau que, par exemple, les ratiocinations sur l’interprétation de l’histoire. » (ibid., p.168)

90 Banlieue de Tokyo. LASSALLE Olivier _2008 117 Shintarô Ishihara et le nationalisme japonais

Ceux qui ne comprennent pas cela, qui ne pensent pas que les morts pour la nation ont combattu pour ceux qui restent en vie, ceux-là « n’ont qu’à pas aller à Yasukuni, et comme il s’agit des affaires des autres, devraient se taire. » (ibid., p.169). De plus, au niveau international, le Japon ne gagnerait rien à ce que le Premier ministre refuse de se rendre à Yasukuni : « Et ce que nous pouvons gagner de la perte [des valeurs], de la Chine et de tous les autres, ce n’est que du mépris. De quelque manière qu’on y réfléchisse, si le Premier ministre met un terme à ses pèlerinages à Yasukuni, la Chine ne va pas exprimer de forts remerciements, ni brusquement virer à la fraternité. En revanche, il est évident que cela serait une ingérence brutale s’enfonçant jusque dans nos cœurs. » (ibid., p.170) Sa conclusion est évidente : Jun’ichirô Koizumi, en 2005 encore, doit se rendre au sanctuaire Yasukuni. Le véritable changement de position de Shintarô Ishihara arrive dans la chronique « La présentation des choses concernant l’histoire », datée du 5 septembre 2005. En deux mois, de juillet à septembre, son opinion sur le problème Yasukuni évolue considérablement, sans qu’on puisse discerner la cause de cette évolution brutale. Seule une question directe permettrait peut-être de l’expliquer, mais la préfecture de Tokyo rejète toute demande d’interview privée. Quoiqu’il en soit, le changement est net. Il est d’ailleurs frappant de constater que d’autres intellectuels de droite (Tsuneo Watanabe, Fuyuko Kamisaka, Yasuo Ôhara, Shichihei Yamamoto) ont parcouru le même chemin que lui, au point que le journal er de gauche Asahi shinbun a consacré une page entière de son édition du 1 mai 2006 à cette question (Takashi, 2006). La question des criminels de guerre, jusque-là habilement évitée par Ishihara, est évoquée de front dans cette chronique. Il déplore également le manque de légitimité du tribunal de Tokyo, on y reviendra, mais insiste sur le fait que, que le procès ait été correct ou pas, ces hommes ont une responsabilité envers le peuple japonais qui doit être examinée : « Quand le mois d’août passe, il semble qu’en une dizaine de jours le problème Yasukuni se calme, mais il y a un point que j’ai sincèrement du mal à comprendre à propos de la sanctuarisation des criminels de guerre de classe A, à cause de laquelle Yasukuni se répète en tant que problème international. Ou plutôt, j’ai une objection (igi) à la sanctuarisation des criminels de guerre de classe A. Quand le bien ou le mal de leur sanctuarisation est discuté, la légitimité du tribunal qui les a jugés est inévitablement mise en question, mais occupés par cela n’avons-nous pas caché le problème le plus important ? Au-delà de ce tribunal international, il s’agit de se demander qui est responsable de l’accomplissement de cette guerre qui a apporté tant de sacrifices à ce pays ; mais cela a été laissé en suspens. Je vais à Yasukuni plusieurs fois chaque année, mais à ce moment combien de gens, comme moi, prient en excluant les responsables évidents de cette guerre ? Si Yasukuni est un lieu dédié à la vénération des âmes des courageux sacrifiés morts en combattant bravement, qui se sont sacrifiés pour le sort du Japon, c’est une histoire étrange que les hommes qui doivent supporter la responsabilité de les avoir expédiés à la mort soient faits les objets de la vénération. Même si l’on considère que la vénération polie (teineina) des morts est dans les mœurs de la nation, la vénération des personnes dont les crimes doivent être examinés est le

118 LASSALLE Olivier _2008 III/ L’héritage de la « Grande guerre de l’Asie orientale »

travail de la famille et n’est pas une chose qui doit être faite publiquement. Si l’on se limite à la guerre du Pacifique, plus de la moitié des sacrifiés de cette guerre sont morts de faim. Qui va juger les responsables qui ont lancé des batailles en ignorant ce rudiment de la guerre qu’est le ravitaillement ? Ce n’est autre que le peuple lui-même. » (Ishihara, 2006, p.177-178) Sa conclusion, en septembre 2005, montre qu’il n’est pas encore allé tout à fait au bout de son raisonnement, mais prouve également que l’évolution a été importante par rapport aux textes précédents : « Il est évident que [le tribunal de Tokyo] était une attraction (moyooshi mono) comprenant la vengeance du vainqueur à l’égard du vaincu, mais pourtant, en ce qui concerne l’existence des responsables de cette guerre, pouvons- nous nous arrêter à la critique de la légitimité de ce tribunal ? […] Si, absorbés par l’illégitimité de ce tribunal, nous continuons sans étudier les véritables responsabilités de cette guerre, nul besoin de se le faire dire par les autres pays, nous ne pouvons pas mettre à profit pour l’avenir cette grande expérience que fut cette guerre. Ici en particulier, les pays voisins ne vont-ils pas venir avec autorité en tirer parti ? […] Si nous ne faisons pas cela, ce pays, quoiqu’il arrive, sera entraîné dans la tendance générale d’irresponsabilité négligente, il en sera tiré profit depuis les alentours, et il risque de suivre le chemin du déclin. » (ibid., p.180-181) La dernière étape de l’évolution de Shintarô Ishihara est visible dans la chronique « Nouvelle réflexion sur Yasukuni » (Yasukuni saikô), datée du 8 septembre 2008, dont le titre résume l’importance. Revenant à son argument originel qui était que Yasukuni est avant tout une question individuelle, il affirme ici que le souvenir des morts « de la famille ou de l’entourage [..] n’est pas lié au sens de la guerre ou à sa valeur historique, il est enveloppé dans un sentiment fort dans la vie de chacun, on ne peut l’effacer. Le sanctuaire Yasukuni existe en tant que symbole, qu’éloge public de ce sentiment. » (Ishihara, 2008d) et en ce sens, il est différent d’un simple mémorial. Ainsi, Yasukuni serait le dernier lieu de la solidarité et de l’amitié nées sur le champ de bataille, et un lieu réel pour les contacts avec la famille. C’est là une « idée partagée même par les personnes dont la croyance n’a aucun rapport avec le shinto » (ibid.), et particulièrement par les familles des morts. La sanctuarisation des criminels de guerre, puisqu’elle détourne l’attention des Japonais et des étrangers du fait que Yasukuni est un lieu important, fondamental et légitime, était donc un « acte insensé » (ibid.) ! Et ce, d’autant plus que ces hommes exécutés après la guerre « ne sont pas des morts de guerre » (ibid.) donc n’ont pas leur place à Yasukuni. Certes le tribunal de Tokyo qui les a condamnés « était d’une illégalité extrême, mais on ne peut absolument pas dire que parmi tous les condamnés de ce procès il n’y avait pas de responsabilité dans la guerre. » (ibid.). Sa conclusion – où, grande nouveauté, il prend en compte l’opinion des pays étrangers – est sans appel : « Ces négligences, aujourd’hui, font s’effriter le sens de l’existence de Yasukuni, nient l’histoire du cœur beau et tragique des morts impuissants, à l’extérieur mènent à un malentendu sur l’image des Japonais, et tendent à faire nier jusqu’à un sentiment ancré au plus profond des Japonais. Pour que toutes les familles des morts à la guerre, tous les parents, y compris Sa Majesté l’Empereur,

LASSALLE Olivier _2008 119 Shintarô Ishihara et le nationalisme japonais

puissent venir se recueillir sereinement, il faut réaliser vite et résolument ce que Makoto Koga 91, en tant que représentant des familles, a suggéré. » Cette nouvelle position de Shintarô Ishihara est proche de celle de Tsuneo Watanabe, le patron du Yomiuri shinbun, qui a connu une évolution semblable et pour qui « il semble absurde que les victimes et les coupables soient vénérés au même endroit et que l’on célèbre les mêmes rituels en leur honneur. » (Watanabe, 2007, p.47). Elle est encore trop modérée aux yeux de certains intellectuels de gauche, comme Tetsuya Takahashi pour qui le débat sur les criminels de guerre de classe A laisse de côté la responsabilité d’une bonne partie l’impérialisme japonais – avant 1928. Mais pour la droite, et particulièrement les nationalistes, c’est une prise de position iconoclaste. Yoshinori Kobayashi, par exemple, laisse de côté la question des criminels de guerre, et s’il veut lui aussi utiliser Yasukuni pour la renaissance de la société japonaise, cela tourne au retour pur et simple vers le passé, et même à la glorification de la guerre : selon lui, avant la guerre Yasukuni faisait partie de la « légende » (monogatari), et les soldats « tombaient en croyant à une telle légende » (Kobayashi, 1998, p.295). Alors qu’à présent, « On envoie des hommes qui mourront peut-être pour le pays, mais aujourd’hui dans ce pays il n’y a pas de monogatari pour laquelle ils puissent risquer la mort. / […] Si c’est ainsi, est-ce que ce n’était pas mieux autrefois ? L’attitude envers ceux qui risquaient la mort… / Autrefois pour ceux qui risquaient la mort en pensant au pays, les gens… le pays… préparaient la légende. / Il y avait assurément… des soldats qui ont combattu en croyant à la légende de l’émancipation de l’Asie, de la Grande sphère de co-prospérité asiatique. / Ils sont des mânes, ils sont devenus des dieux. / Après-guerre, toute la légende a été relativisée, et c’est devenu un pays où le fait que les jeunes filles se prostituent, le fait que les jeunes hommes commettent des meurtres sont à la mode. Vraiment, ce pays n’a pas besoin de légende ? » (ibid., p.295-297) Dans l’épilogue du volume deux de Sensôron, se dessinant en pèlerinage à Yasukuni, il donne à sa visite un sens plus guerrier que le simple respect des ancêtres que prône Ishihara : « ‘Je promets de défendre le Japon’, murmuré-je dans mon cœur. ‘Reposez en paix.’ […] Je me vois comme quelqu’un qui a du pouvoir. Après tout, je suis un arrogantiste. Mais que puis-je faire pour nos morts ? Je dois faire tout ce qui est en mon pouvoir pour répondre (requite) à leur sacrifice. Puis-je être arrogant ? Le Japon est un pays des dieux. Et un pays des morts. Nous ne devons jamais oublier cet héritage, d’où nous venons et qui nous sommes. » (Nathan, 2004, p.131) Dans cette idée de l’origine divine des Japonais, on retrouve celle de leur supériorité, que Ishihara n’évoque que très peu. Incontestablement, sa position actuelle sur le problème du sanctuaire Yasukuni l’éloigne des rangs du nationalisme japonais, de même que sa volonté de voir le Japon chercher enfin les véritables responsables de la guerre qui lui a apporté tant de souffrances. Cependant, sur la question du tribunal de Tokyo, justement censé avoir identifié et condamné ces responsables, et de sa légitimité, les vives critiques que Shintarô Ishihara maintient depuis longtemps semblent le rapprocher des nationalistes 91 Membre du Parlement (PLD), président de l’Association des familles de soldats morts à la guerre (Nihon izoku kai ou Japan Bereaved Families Association – JBFA). Il a demandé au nom de son association que les criminels de guerre de classe A soient retirés du sanctuaire Yasukuni. 120 LASSALLE Olivier _2008 III/ L’héritage de la « Grande guerre de l’Asie orientale »

intransigeants comme Kobayashi. On l’a vu, il nie toute légitimité historique ou juridique à ce procès, dont il estime qu’il s’agit d’un exemple frappant de justice du vainqueur, ressemblant étrangement à de la vengeance. Il n’est d’ailleurs pas le seul à partager cette opinion. Radhabinod Pal, le juge indien du tribunal de Tokyo, a lui aussi déploré dans son plaidoyer la justice du vainqueur et l’absence des bombes atomiques de la liste des crimes. Et hors de ce magistrat qui fut le plus sévère, « sur les onze juges, cinq, dont le président du tribunal, formulèrent des opinions critiques sur la conduite du procès ou ses conclusions. » (Takahashi, 2007). Pour Tsuneo Watanabe, le procès de Tokyo « a été déficient et injuste à plusieurs égards » (Watanabe, 2004, p.42), et notamment dans le choix des juges, le faible nombre d’avocats à la disposition des accusés, le « manque dramatique d’interprètes qualifiés » (ibid., p.42), le choix discutable des accusés, les « tractations en coulisse à l’américaine » avec la CIA notamment, la présence de l’URSS au sein des juges alors que ce pays a agressé le Japon. Pour Kevin M. Doak, cela ne fait aucun doute : « Les jugements des crimes de guerre ont représenté l’exemple le plus évident du fait que l’Occupant s’est arrogé le droit de décider des questions de justice, y compris de vie et de mort, pour le peuple japonais. Présentant de graves défauts d’un point de vue légal, les procès ont sérieusement sapé la revendication américaine que la justice pouvait être déterminée impartialement par sa compréhension de la jurisprudence occidentale. » (Doak, 1994, p.142) Il note ainsi de graves incohérences dans la position du procureur en chef Joseph B. Keenan – si l’on doit juger et même exécuter des individus pour leur responsabilité individuelle dans la guerre, pourquoi ne pas juger l’Empereur ? – et dans celle de MacArthur lui-même : si le principal responsable est comme il l’affirme une structure semi-féodale qu’il faut mettre à bas d’urgence, il est « cruel et injuste » (ibid., p.142) de considérer certains individus comme responsables. En conséquence, « beaucoup de japonais ordinaires » voient dans ce procès la « justice du vainqueur » (ibid., p.142). La position de Shintarô Ishihara, si elle peut paraître frappante et extrême à des yeux occidentaux, est donc somme toute relativement modérée, ou à tout le moins largement partagée. Il est toutefois surprenant de constater que l’argument principal qu’il utilise pour critiquer la légitimité du tribunal de Tokyo – et on a vu qu’ils ne manquaient pas – est un plaidoyer fait par deux avocats qu’il qualifie tantôt d’australien et de britannique, tantôt d’américain et de canadien, dont nous n’avons trouvé aucune trace et dont il semble être le seul à se souvenir. De plus, le fait qu’il évoque les conventions Genève, qui ne seront signées qu’en 1949 alors que le procès en question se termine en 1948, accentue fortement les doutes légitimes sur la véracité de cet épisode que Shintarô Ishihara relate : « Quant à l’exposé fait au début du procès par des officiers avocats de nationalité australienne et britannique92 – si ce tribunal entend juger les responsables de comportements inhumains commis en temps de guerre définis par les conventions de Genève, est-ce que nous n’avons pas aucune légitimité pour maintenir ce tribunal ? –, étant donné le fait que le président Webb, perdant contenance, après avoir interrompu la traduction, l’a effacé du compte-rendu d’audience, on peut penser qu’il était extrêmement pertinent. » (Ishihara, 2006, p.179) En particulier, la position de Shintarô Ishihara se distingue de celle des nationalistes intransigeants par les critiques qu’il n’hésite pas à formuler à l’égard des responsables de la guerre, et particulièrement de Hideki Tôjô. L’estimant responsable de nombreux sacrifices 92 Dans « Penser ‘Yasukuni’ », il s’agissait des « avocats américain et canadien » (Ishihara, 2002, p.112). LASSALLE Olivier _2008 121 Shintarô Ishihara et le nationalisme japonais

inutiles du fait de consignes telles que « ne pas subir l’humiliation de la défaite » (Ishihara, 2008d) – il prend l’exemple de la fameuse « Banzaï Cliff » à Saipan –, il le considère comme le « symbole des criminels de guerre de classe A » (Ishihara, 2006, p.179). Il se moque de sa tentative manquée de suicide après la fin de la guerre, notant que le soldat américain venu l’arrêter « a pouffé de rire en voyant qu’il avait tiré avec un pistolet de petit calibre non dans la tête mais dans la poitrine93. » (ibid., p.179). Shintarô Ishihara oppose cette tentative ridicule au suicide réussi, traditionnel et empreint d’un grand sens des responsabilités de Takijirô Ônishi : « Avec une telle comparaison, je ne comprends pas pourquoi le général (sic) Takijirô Ônishi […] n’est pas sanctuarisé. » (ibid., p.179). Tsuneo Watanabe critique lui aussi violemment Tôjô et ses Instructions pour le champ de bataille, qui « témoignent du degré de barbarie de l’armée et de la marine impériales, qui ont contraint d’innombrables jeunes à des actions et des comportements sans issue. » (Watanabe, 2004, p.47). A l’opposé, Yoshinori Kobayashi, s’il reconnaît que Tôjô et plus généralement « l’état-major [ont] une responsabilité envers les soldats de [leur] propre pays », que « le crime d’avoir joué avec les vies des soldats dans l’échec de leur stratégie est lourd » (Kobayashi, 1998, p.205), n’en minimise par moins les crimes de Tôjô, en contrebalançant toujours ses crimes par un « pourtant » ou un « mais » bien placé suivi d’une excuse. Il glorifie même son suicide et sa résistance aux Américains, en le dessinant en contre-plongée, majestueux, la lumière centrée derrière la tête à la manière des rois de France : « Quand après la fin de la guerre tous les Japonais se sont dirigés vers la reprise rapide d’une vie agréable, en rejetant leur responsabilité personnelle… / Tôjô faisait une marque sur l’endroit de son cœur et tirait avec un pistolet, mais étant gaucher il a échoué de peu. / Et ensuite, dominant le tribunal de Tokyo, il s’est résolu à combattre les Alliés. / Pour protéger la gloire du Japon sans détruire le profit national, dans des conditions un tant soit peu favorables à son pays, pour transmettre au futur la raison du combat de son pays, Tôjô n’a pas reculé d’un pas dans la riposte face au camp du procureur de l’ennemi. / Puis, jugé unilatéralement par l’ennemi, il a été exécuté. » (ibid., p.307-308) Il fait également dire au juge indien Radhabinod Pal que « les accusés sont tous innocents » (ibid., p.283 & p.308), ce qu’il n’a absolument pas dit94. Et sur le procès dans son ensemble, il donne sa version dans une métaphore utilisant son atelier, qu’il met régulièrement en scène dans ses manga : un employé malade étant resté trop longtemps aux toilettes, il l’en déloge à coups de spray insecticide. Les autres employés protestent car ils jugent l’utilisation de l’insecticide « inhumaine ». Réalisant qu’ils ont raison, Kobayashi détourne le problème en accusant le malade d’un crime plus horrible encore : il n’a pas tiré la chasse et en a même mis par terre ! Bien sûr, c’est faux et Kobayashi le sait pertinemment. Mais les collègues du malade ne le savent pas, et se retournent contre lui. Kobayashi en profite pour imposer : « A partir de maintenant, démocratiquement, les toilettes c’est dix minutes par personne ! ». Il est alors acclamé par ses employés, aux cris de « Longue vie (banzai) aux toilettes démocratiques ! » (ibid., p.43), alors que le malade, vaincu, est au sol. La métaphore est claire : Kobayashi représente les Etats-Unis, l’employé malade le Japon. L’insecticide, acte inhumain fait pour remporter la victoire, est le symbole des attaques nucléaires sur Hiroshima et Nagasaki. Le fait de ne pas avoir tiré la chasse, invention des Etats-Unis pour faire oublier leurs propres crimes (Hiroshima et Nagasaki),

93 Tôjô visait en réalité le cœur, dont il avait fait marquer l’emplacement à la suie par son médecin. Mais étant gaucher, il a mal visé et s’est transpercé l’estomac, ce qui ne l’a pas tué. 94 Il faut noter ici que Kobayashi, pourtant bien documenté, ne fait aucune référence aux avocats que cite Ishihara. 122 LASSALLE Olivier _2008 III/ L’héritage de la « Grande guerre de l’Asie orientale »

représente les crimes de guerre japonais – que Kobayashi nie donc en bloc. Enfin, les toilettes démocratiques, imposées par les Etats-Unis, sont la démocratie d’après-guerre. Le fait qu’il assimile ainsi la démocratie aux toilettes, lieu considéré comme particulièrement sale, impur et tabou pour les Japonais, montre qu’il en a assurément une haute image. Rejetant la démocratie, niant les crimes japonais, justifiant l’impérialisme japonais, Yoshinori Kobayashi se range donc dans les rangs du nationalisme le plus extrême. A contrario, ses positions intransigeantes permettent de nuancer celles de Shintarô Ishihara, qui sur la guerre comme sur sa mémoire, est bien plus modéré.

3- L’héritage de la défaite : la Constitution

La Seconde guerre mondiale est une période difficile de l’histoire japonaise ; son interprétation est controversée ; sa mémoire, on l’a vu, est hautement sujet à polémique ; il est dès lors naturel que son principal héritage – le changement de régime du Japon, symbolisé par la Constitution – soit lui aussi contesté. Il l’est d’autant plus, et d’autant plus facilement, que la « Constitution du Japon » (Nihon koku kenpô) a été rédigée par les autorités d’occupation américaines. Bien qu’elle ait été votée par le Parlement japonais le 3 novembre 1946, avant d’entrer en vigueur le 3 mai 1947, on imagine de quel degré d’indépendance ce Parlement disposait 18 mois à peine après la défaite ; aussi l’opinion est-elle largement répandue dans les rangs conservateurs et nationalistes japonais, que cette Constitution a été ni plus ni moins imposée par les Etats-Unis. Symbolisant donc le manque de souveraineté, la faiblesse voire la soumission du Japon sur l’arène internationale, ainsi que l’influence durable des Etats-Unis sur le Japon en tant que nation, cette Constitution cristallise les critiques. Et ce, d’autant plus que du fait d’un processus de révision volontairement dissuasif95, elle n’a jamais été modifiée depuis son entrée en vigueur en 1947, malgré les efforts en ce sens du PLD pendant la guerre de Corée et après la guerre du Golfe notamment. Soixante ans après sa promulgation, alors que le Japon est devenu une puissance économique majeure et aimerait normaliser sa puissance militaire, cette Constitution écrite pour un pays occupé et vassal est un symbole gênant pour une grande partie de la droite japonaise. Ouvrir le chemin pour une révision est à l’agenda de tous les gouvernements depuis le milieu des années 1990, sans que cela ait pour l’instant débouché sur des propositions concrètes. En dehors du gouvernement, les nationalistes sont unanimes sur le besoin de réviser la Constitution – voire de la réécrire entièrement. Yoshinori Kobayashi par exemple, n’entre pas dans les détails sur ce point, mais on a vu qu’il comparait la démocratie aux toilettes de son atelier. De même, il ridiculise régulièrement la Constitution en dessinant un grand soldat américain qui lance des chocolats à la foule en disant : « Je vous donne la liberté. Je vous donne la démocratie. Je vous donne du chocolat. » (Kobayashi, 1998, p.193). 96 Ailleurs, c’est la foule des Japonais qui crie : « Give me chocolate », « Give me la Constitution du Japon. » (ibid., p.49). Shintarô Ishihara, lui, a des arguments plus sérieux, mais l’idée reste la même. Il vilipende régulièrement la « Constitution malhonnête allouée par les vainqueurs » (Ishihara, 2006, p.112), la « Constitution de 1947, qui nous a été 95 Tout amendement à la Constitution doit réunir les deux tiers des suffrages de chaque chambre du Parlement, puis la majorité absolue lors d’un référendum national (art. 96). 96 En anglais dans le texte. LASSALLE Olivier _2008 123 Shintarô Ishihara et le nationalisme japonais

imposée […] par l’Occupation américaine » (Ishihara & Mahathir, 1995, p.61). L’idée de la réviser ne semble même pas l’effleurer : « Près de 90% de nos juristes diraient que la Constitution n’a aucune légitimité historique. Dans ce cas, la Constitution ne devrait pas être amendée, mais plutôt déchirée et réécrite depuis le début. » (Brinsley & Yamamura, 2007). Ce rejet total de la Constitution imposée par les Etats-Unis est indispensable pour que le Japon retrouve l’autonomie à laquelle il a droit : « La question de savoir si [le fait que le Japon a totalement accepté d’être gouverné par les Américains] – comparé au désordre, qu’on qualifierait de choc des civilisations, dans l’Irak d’aujourd’hui – est justifiable ou non, varie sans aucun doute selon que, en recrachant dans son ensemble enfin maintenant après un demi siècle l’étrange et irréaliste norme de l’Etat qu’on appelle ‘Constitution pacifique’, reçue avec révérence du gouvernant absolu d’alors, le Japon pourra trouver ou non une vraie autonomie qui soit conforme à ses culture et civilisation propres. » (Ishihara, 2006, p.60) Cette position est très proche de celle de Yukio Mishima sur la Constitution – mais ils restent fondamentalement opposés sur leur programme positif – qui estimait que « prendre l’initiative d’une révision de la Constitution, c’est tomber dans le piège des Etats- Unis » (Oguma, 2006, p.140) : se contenter de la réviser, en suivant les formes prévues par cette même Constitution, reviendrait de facto à la légitimer, donc il faut la rejeter en bloc et réécrire en partant de zéro une Constitution qui serait vraiment japonaise – ou même, dans l’idée de Mishima, s’en passer au profit d’un Empereur légitime de lui-même. Au-delà du fait qu’elle est le symbole de la soumission japonaise aux Etats-Unis qu’il déplore, Shintarô Ishihara, on le verra, critique la Constitution en particulier sur la base du fameux article 9, qui rejète le droit de belligérance et interdit au Japon de posséder une armée. Dans la chronique « Pour un grand mouvement des jeunes générations » (Wakai sedai kara no ôkina ugoki wo) datée du 5 août 2002, il lance cependant une critique originale, que l’on ne retrouve nulle part ailleurs sous sa plume : affirmant que le bicamérisme japonais est absurde, que seule la routine le maintient en place, il préconise le monocamérisme et la réduction de moitié au moins du nombre d’élus (Ishihara, 2002, p.189). Son objectif par cette mesure n’est pas clair ni explicité, mais qu’il la souhaite réellement ou non – ce dont on peut douter puisqu’il semble l’avoir oubliée – il est évident que cela s’inscrit dans son souhait de rejeter la Constitution dans son ensemble. Une telle révision de détail ne peut être, dans son esprit, qu’un premier pas vers une réécriture complète. De même, dans « La stupidité de l’obsession pour les mots » (Kotoba he no môshû no orokasa), chronique du 5 janvier 2004, il utilise un thème d’actualité pour critiquer la Constitution : elle serait selon lui une entrave dans la lutte contre le terrorisme, à cause des « droits humains basiques célébrés dans la Constitution, la liberté, la vie privée »97 (Ishihara, 2006, p.78). Il se fait même menaçant : « Il n’y a pas d’excuse pour une augmentation inutile du nombre des victimes dans le but de se conformer obstinément à la Constitution. » (ibid., p.78). Selon lui, pour la sécurité de la population, « passer outre la Constitution et agir ‘ultra-légalement’, c’est la responsabilité les personnes chargées de l’exécutif. » (ibid., p.78). Cette idée, qui s’inscrit à n’en pas douter dans le même cadre d’une volonté avouée de réécrire la Constitution, est proche du projet constitutionnel du PLD qui « restaurerait la condition de la Constitution Meiji aux clauses de droits de l’homme : ‘tant que cela n’interfère pas avec l’ordre public’ » (McCormack, 2008, p.3). Mais là encore, il est permis de douter de la sincérité de Shintarô Ishihara, qui

97 Les articles 10 à 40 de la Constitution (sur un total de 103 articles) sont consacrés aux droits individuels, ce qui représente une bonne partie du texte total, relativement court. 124 LASSALLE Olivier _2008 III/ L’héritage de la « Grande guerre de l’Asie orientale »

ici critique l’obsession pour les droits de l’homme, mais ailleurs les utilise comme argument pour critiquer le régime de Pékin. Cependant, la cible principale des critiques nationalistes contre la Constitution est incontestablement l’article 9, qui constitue à lui seul le chapitre 2 intitulé « Renonciation à la guerre ». Le texte de l’article est le suivant : « Aspirant sincèrement à une paix internationale fondée sur la justice et l’ordre, le peuple japonais renonce à jamais à la guerre en tant que droit souverain de la nation, ainsi qu’à la menace ou à l’usage de la force comme moyen de règlement des conflits internationaux. Pour atteindre le but fixé au paragraphe précédent, il ne sera jamais maintenu de forces terrestres, navales et aériennes, ou autre potentiel de guerre. Le droit de belligérance de l’État ne sera pas reconnu. » Cet article a toujours été la bête noire des nationalistes et d’une bonne partie de la droite japonaise. Mais d’un autre côté, il était la fierté de toute la gauche, et la base de l’identité japonaise pacifiste construite dans l’après-guerre ; aussi le soutien populaire massif à l’article 9 a-t-il interdit au PLD, malgré sa domination écrasante sur la politique depuis le début des années 1950, de ne serait-ce que tenter de le réviser. Pourtant, aujourd’hui, le soutien à cet article dans l’opinion publique s’effrite, à tel point que si sa révision n’est pas encore à l’ordre du jour, l’évoquer n’est plus un tabou. Cette évolution découle de la fin de la guerre froide, qui a brutalement mis le Japon face à de nouvelles menaces – Chine, Corée du Nord – tout en lui ôtant la certitude d’être défendu par les Etats-Unis. John Nathan estime qu’elle a également été précipitée par la guerre du Golfe de 1991. A l’époque, le gouvernement japonais a refusé de participer à la coalition internationale en invoquant la Constitution qui interdit aux FAD – dont la constitutionnalité même est sujet à controverse – de participer à une opération militaire hors du Japon, mais a offert dix- sept milliards de dollars pour contribuer à l’effort de guerre contre Saddam Hussein. « Le résultat a été une tempête d’opprobre internationale ; les Etats-Unis et d’autres nations qui n’étaient pas impliquées dans la coalition ont accusé le Japon de se cacher derrière la Constitution comme une justification pour acheter le droit de se soustraire (buying its way out) à un engagement international. » (Nathan, 2004, p.163-164). Ces attaques ont été très mal perçues au Japon : « beaucoup de Japonais ont été choqués, énervés, et profondément humiliés par la condamnation qui a accueilli une décision de défendre le pacifisme et la Constitution qu’ils avaient approuvée. » (ibid., p.164). Ce choc fut à l’origine d’un profond changement dans l’opinion publique japonaise, qui n’a peut-être pas encore donné tous ses effets. Nombre de Japonais ont réalisé que cet article 9 qu’ils approuvaient, dont ils étaient parfois fiers, avait en réalité été imposé par les Etats-Unis en 1947 pour maintenir le Japon dans l’impossibilité de se réarmer, sans lui laisser la possibilité de choisir de ne pas le faire, comme une énorme limitation de la souveraineté du pays inscrite dans le marbre de sa loi fondamentale. C’est précisément là la vision de Shintarô Ishihara, pour qui le but des Etats-Unis avec l’article 9 (« émasculer » le Japon) a été atteint : « dans la pensée géopolitique occidentale […] le Japon est maintenant comme un de ces célèbres eunuques à la cour chinoise – inoffensif et impuissant. » (Ishihara & Mahathir, 1995, p.135). De manière plus argumentée, Ishihara dénonce chez les défenseurs de la Constitution la confusion entre la fin et les moyens : selon lui, respecter la Constitution est devenu une fin en soi. Or pour atteindre la véritable fin – maintenir la paix – il faut peut-être plus qu’une « Constitution pacifique » (Ishihara, 2006, p.60). Il cite ainsi à plusieurs reprises la remarque de Michitarô Tanaka, professeur à l’université de Kyoto : « Si en célébrant la paix dans la Constitution on peut apporter la paix, alors peut-être peut-on se protéger des typhons en inscrivant

LASSALLE Olivier _2008 125 Shintarô Ishihara et le nationalisme japonais

seulement dans la Constitution qu’ils ne peuvent pas venir au Japon ? » (ibid., p.79). Le maintien de la paix internationale requerrant parfois l’utilisation de la force, comme en Irak en 1991, il faut au minimum amender la Constitution pour permettre aux FAD de participer aux combats. C’est pour Ishihara une question d’éthique humaine, et c’est la responsabilité des hommes politiques : « Par exemple dans le cas où à côté de l’armée japonaise temporairement en garnison en Irak une armée étrangère amie aidant aussi à la reconstruction de l’Irak serait attaquée, si notre armée n’attaquait pas pour l’aider, il n’est pas difficile d’imaginer quel blâme nous subirions, à quelle risée nous nous exposerions, comme Etat (kokka) et comme nation (minzoku). » (ibid., p.80) Un autre chapitre de la Constitution sujet à controverse, et critiqué en particulier par les nationalistes, est le premier (art. 1 à 8), consacré à l’Empereur. Contrairement à la Constitution Meiji qui faisait du monarque le chef de l’Etat et lui accordait de larges pouvoirs, la Constitution de 1947 dispose que « l’Empereur est le symbole de l’Etat et de l’unité du peuple ; il doit ses fonctions à la volonté du peuple, en qui réside le pouvoir souverain. » (article premier). Il n’a aucun pouvoir de gouvernement (art. 4), et doit se contenter de signer les nominations décidées par le Parlement et les lois (art. 6 & 7). A ces textes doivent être ajoutés la déclaration de l’Empereur Shôwa de janvier 1946, dans laquelle il reconnaissait être un être humain et non un dieu, la « déclaration d’humanité » (ningen sengen). Ces deux éléments, pour les nationalistes, sont hautement contestables, car ils s’opposent à la conception classique de l’Empereur, telle qu’exprimée par Yukichi Fukuzawa, qui « a fait du monarque le pivot du nationalisme ethnique en le transformant d’une monarchie constitutionnelle conçue pour l’unité politique à une figure de proue culturelle qui personnifiait les croyances shintô comme le cœur d’une sensibilité spirituelle japonaise indigène. » (Doak, 2007, p.108) Dans l’après-guerre, cette vision est reprise notamment par Yukio Mishima, qui idéalise un « Empereur culturel ». On l’a vu, le symbole de la sensibilité, de la beauté japonaise était le miyabi. Or, de la même manière que la poésie de cour était à l’origine de toute la littérature japonaise, le miyabi était pour lui à l’origine de toute la culture japonaise. Et comme l’Empereur était au centre du miyabi, il suit naturellement qu’il est à l’origine de la culture japonaise. Mais « selon Mishima, la Constitution [Meiji] transforma l’Empereur culturel en un simple empereur politique en imposant sur lui le ‘système pseudo-politique appelé monarchie constitutionnelle occidentale’. La Constitution d’après guerre avait plus encore violé la totalité de Sa Majesté en le déclarant ‘le symbole de l’Etat et de l’unité du peuple’. » (Nathan, 1974, p.233-235). La solution au « lugubre état de paix où le Japon est tombé » (ibid., p.211) découle de ce raisonnement : il faut (re)donner à l’Empereur le pouvoir politique et militaire, et le restaurer en tant qu’Empereur culturel. Force est pourtant de constater que lorsque l’Empereur était encore un monarque culturel – avant 1868 –, il n’avait aucun pouvoir politique, et qu’inversement une fois devenu Empereur politique, il a perdu son importance culturelle : pouvoir politique et symbolisme culturel sont incompatibles, ou à tout le moins n’ont pas réellement été entre les mêmes mains depuis plusieurs siècles, mais Mishima ne semble pas le voir. Il en va de même de tous les groupes d’extrême droite qui se créent dans son sillage dans les années 1970 et 1980, qui veulent ni plus ni moins restaurer un « gouvernement impérial » (Doak, 2007, p.121). L’un d’eux toutefois, l’Issuikai, formé précisément dans les années 1970 par des admirateurs de Mishima, a évolué. Mitsuhiro Kimura, son leader depuis 2000, a tiré la conclusion de cette contradiction et abandonné l’idée d’un Empereur politique : « Je pense que l’Empereur devrait retourner

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à Kyoto98 et devenir le symbole culturel du Japon. A Tokyo, il est trop un symbole politique. A Kyoto, il pourrait prendre un rôle plus actif dans la promotion de la culture japonaise traditionnelle dans le monde. » (Johnston, 2003). Les autres groupes espéraient après la mort de l’Empereur Shôwa le 7 janvier 1989, « que le nouveau monarque saisirait l’occasion de balayer l’ordre politique d’après-guerre (le ‘système YP’99), d’appeler à une révision de la Constitution et d’établir un règne direct, monarchique. » (Doak, 2007, p.122). Mais ils ont été déçus dès la première déclaration publique du nouvel Empereur Heisei, résolument constitutionnaliste : « Je ne cesserai de travailler avec vous pour protéger la Constitution du Japon et je jure de remplir mes devoirs constitutionnels, ne cessant jamais d’espérer la prospérité de la nation et l’amélioration de la paix mondiale et du bien-être de l’humanité. » (ibid., p.122) Les groupes extrémistes étaient pris au piège : continuer à supporter une monarchie directe aurait été contredire les vœux de l’Empereur. La solution qu’ils choisirent fut de considérer cette déclaration comme imposée par le gouvernement, d’estimer l’Empereur pris en otage par une élite politique comme dans l’avant-guerre. Dès le 5 mars 1989, ils marquent leur désapprobation par un attentat hautement symbolique100 : un camion plein d’essence est précipité contre la résidence du Premier ministre à Tokyo. Quant à la prétendue humanité de l’Empereur, communément admise depuis la déclaration de Shôwa en janvier 1946, elle contredit frontalement la vision nationaliste qui fait de l’Empereur le descendant direct de la déesse Amaterasu, grand-mère du premier Empereur. Avant-guerre, l’Empereur est considéré comme un arahitogami (￿￿￿), ou « dieu incarné » à qui la nation doit allégeance ; c’est la conception notamment du romantique Fusao Hayashi, pour qui « le Nationalvolk japonais ne sert personne d’autre que l’Empereur divin incarné (arahitogami). » (Doak, 1994, p.127). Yukio Mishima, en bon disciple de Hayashi, reprend cette idée après-guerre et, faisant s’exprimer les âmes de pilotes kamikazes, il critique la « déclaration d’humanité » de Shôwa : « De braves soldats sont morts parce qu’un dieu leur a ordonné d’aller à la guerre, et moins de six mois après qu’une si féroce bataille a été arrêtée instantanément parce qu’un dieu a déclaré le combat terminé, Sa Majesté a annoncé, ‘En vérité, nous sommes un homme mortel.’ A peine un an après que nous nous sommes tirés nous-mêmes comme des balles sur un navire ennemi pour notre Empereur qui était un dieu. Pourquoi l’Empereur est-il devenu un homme ? » (Nathan, 2004, p.122) L’idée de la divinité de l’Empereur pourrait paraître absurde à des yeux occidentaux, et surtout terriblement anachronique, mais elle est encore partagée par nombre de nationalistes. Il faut d’ailleurs la replacer dans le cadre du shinto, pratiqué par l’immense majorité des Japonais. Le Premier ministre Yoshirô Mori en personne, le 15 mai 2000, n’a- t-il pas affirmé que le Japon est une « nation divine centrée sur l’Empereur » (McNeill, date inconnue) ? Le terme même d’empereur, tennô (￿￿), qui ne s’applique qu’au souverain japonais, signifie d’ailleurs « roi du ciel » ; pour les autres empereurs, le japonais utilise le terme kôtei (￿￿), duquel l’idée de divinité est absente.

98 Kyoto était la capitale impériale jusqu’à 1868 ; l’Empereur Meiji, prenant le pouvoir politique, s’est ensuite installé à Edo, la capitale politique des Tokugawa, qui est ainsi devenue Tokyo. 99 YP sont les initiales de Yalta et Postdam. 100 Le 5 mars 1932, un attentat similaire avait lieu pour les mêmes raisons – libérer l’Empereur du gouvernement. LASSALLE Olivier _2008 127 Shintarô Ishihara et le nationalisme japonais

De ce caractère divin de l’Empereur découle une caractéristique particulière de l’extrême droite japonaise : sa violence immodérée. La moindre critique contre l’Empereur suscite de vives réactions, et peut valoir à son auteur de violentes représailles. Yukio Mishima lui-même, lorsqu’il a critiqué l’Empereur pour son soutien à la démocratie aux dépens du Japon, s’est attiré les foudres des ultra-nationalistes. En 1960, la publication de la nouvelle Furyu mutan, de Shichirô Fukuzawa, a également provoqué un grave incident. Dans la nouvelle, le narrateur rêve qu’une révolution de gauche est en cours, et que le prince Akihito – l’actuel Empereur Heisei – et sa femme Michiko sont décapités devant une foule en liesse. Les groupes d’extrême droite – de même que l’Agence de la famille impériale – er sont furieux, et le 1 janvier 1961, une jeune fille de 17 ans pénètre chez Shimanaka Hoji, le directeur de la revue Chuôkôron qui a publié la nouvelle objet du scandale, tue une bonne avec une épée et blesse gravement la femme de Hoji. Depuis cette date et jusqu’à sa mort en 1987, Fukuzawa apparaîtra très peu en public. Le 7 juin 2000 encore, deux hommes ont violemment frappé avec un cendrier en verre et poignardé le rédacteur d’un journal pour avoir oublié le hi de déférence devant le nom de la princesse Masako dans un article… avant d’attendre la police à ses côtés dans son bureau. Sur ces questions de divinité et de statut de l’Empereur, Shintarô Ishihara se distingue à nouveau des nationalistes intransigeants par une relative modération. Ainsi, il n’a pas d’illusion sur sa divinité, et affirme sans équivoque que l’Empereur « est un être humain » (Ishihara, 2006, p.115). Mais il évoque également, au même endroit, l’Empereur comme le « chef de l’Etat japonais » (ibid., p.115), ce qui est en contradiction avec son statut constitutionnel qui prévoit simplement qu’il est le « symbole de l’Etat », mais pas explicitement son chef. En réalité, ce lapsus ne révèle pas un souhait de voir revivre un Empereur politique. Le 6 février 2006 en effet, en pleine controverse sur la succession de l’Empereur101, il donne dans la chronique « L’Empereur prêtre » (Saishi taru tennô) sa vision du rôle et du statut de l’Empereur. S’insurgeant contre l’article premier de la Constitution (« Il n’est pas clair à quel point le rédacteur [de cet article] s’est basé sur l’histoire et la culture japonaises pour composer cette phrase. »), il explique que faire de l’Empereur le symbole de l’état est une contradiction avec la Constitution même : « Dans la Constitution, les libertés de croyance et d’opinion sont garanties, mais si au sein du peuple il y a des personnes, comme le parti communiste et ceux qui partagent ses opinions, qui nient le système impérial et si on le laisse faire, puisque la liberté de croyance – très liée aux principes individuels – est protégée, 102 il est certain que du point de vue du tatemae de la Constitution l’existence de l’Empereur est en contradiction avec les différences de croyances des individus de la nation (kokumin). » (Ishihara, 2006, p.203) Révélant une conception très proche de celle de Mishima – à l’exception de sa volonté de donner le pouvoir politique à l’Empereur –, Ishihara explique que l’Empereur, plus que le symbole de l’Etat, est un « priest king »103, chose « rare dans le monde d’aujourd’hui » :

101 L’Empereur n’avait à l’époque aucun petit-fils, ce qui posait la question de l’accession au trône d’une femme, que rejetaient en bloc les nationalistes. Depuis, un descendant mâle est né et la question ne se pose plus. 102 Le tatemae (￿￿￿) est en quelque sorte la façade, l’apparence d’une personne ou d’une chose, par opposition au honne (￿￿), ce que pense ou est réellement cette personne ou chose. Ici, le tatemae de la Constitution est la protection des droits individuels. 103 En anglais dans le texte. 128 LASSALLE Olivier _2008 III/ L’héritage de la « Grande guerre de l’Asie orientale »

« Si l’on cherche une chose semblable dans l’histoire de l’humanité, on voit un exemple dans le Pharaon de l’Egypte antique, mais dans le monde actuel il n’y a pas d’autre exemple. En outre, l’Empereur n’est autre que le plus haut prêtre du shinto. Si tel est le cas, il y a bien des contradicteurs qui veulent que le shinto soit une religion, mais pour moi on peut penser que plutôt qu’une religion le shinto est une manière (sube) emblématique propre au Japon qui symbolise la sensibilité, le cœur des Japonais. » (ibid., p.203) Il s’applique ainsi à démontrer que le shinto n’est pas une religion, mais « l’expression des valeurs des Japonais, et un moyen efficace de représentation personnelle en tant que nation » (ibid., p.205), c’est-à-dire une part inséparable de l’identité nationale japonaise. Il invoque ici l’exemple de Ayako Sono, l’écrivaine catholique : elle a visité le sanctuaire d’Ise, qui lui a fait une forte impression, et « elle a écrit que là, elle a senti qu’Ise est la source de la sensibilité, de l’âme des Japonais. » (ibid., p.204). N’ayant pas, à l’inverse de Mishima, d’illusion sur un prétendu pouvoir politique détenu par l’Empereur dans le passé104, il appelle l’Empereur Heisei à retrouver son rôle d’Empereur culturel, de symbole du shinto et donc de l’identité nationale japonaise : « Ce que j’attends de l’Empereur, de la famille impériale en cette époque contemporaine, c’est, je vous en prie, de se retirer en tant que prêtre de la sensibilité des Japonais. Depuis l’après-guerre, je ne sais pas si c’est l’intention de l’Agence de la famille impériale ou autre chose, mais j’ai le sentiment que ce qu’est (arikata) l’existence de la famille impériale s’écarte un peu de cette essence. Par exemple, quand une catastrophe arrive, si l’Empereur, plutôt que de se rendre dans la région sinistrée en portant l’uniforme des secours, se retirait en costume blanc dans le temple du palais impérial et priait pour le peuple, est- ce que ça ne toucherait pas bien plus le cœur du peuple ? C’est pourquoi pour moi, que l’Empereur soit une femme ou pas ne me touche pas. » (Ishihara, 2006, p.205-206) Ainsi, pour aider à sortir le Japon de la crise identitaire où il se morfond, pour donner des repères aux Japonais, mais aussi pour clarifier le débat sur la scène internationale, Shintarô Ishihara dit souhaiter que l’Empereur se rende au sanctuaire Yasukuni : « Ce serait un moyen décisif pour montrer à l’extérieur et à l’intérieur que ‘Yasukuni’ n’est absolument pas un problème politique mais la quintessence de la culture japonaise. » (ibid., p.206). Il est pourtant un thème lié à la Constitution sur lequel Shintarô Ishihara quitte la modération pour une virulence qui le classe immanquablement dans les rangs du nationalisme : c’est celui de l’hymne et du drapeau dans les cérémonies scolaires. Ces deux symboles de l’Etat japonais ne sont pas mentionnés dans la Constitution. Pendant tout l’après-guerre, le Kimi ga yo et le drapeau soleil levant seront donc utilisés de manière coutumière, sans aucune existence légale. Ce n’est qu’en 1999 que le Premier ministre Keizo Obuchi (PLD) réussit à les restaurer officiellement en faisant voter une loi en ce sens, soutenue bien au-delà des milieux nationalistes : « Pour faire passer la loi, Obuchi et sa coalition tripartite se sont reposés sur le support des électeurs locaux de tout le pays qui exprimaient du remords pour la cruauté du Japon pendant la guerre, mais dans le même temps étaient irrités de

104 « Dans l’histoire, l’Empereur a été intégré à la politique dans diverses formes, et a même été utilisé. […] A l’époque de la domination par des clans militaires, il a été fait en tant que généralissime le commandant suprême des affaires militaires, et au moment de la guerre du Pacifique, bien qu’être humain, a même été fait arahitogami. » (Ishihara, 2006, p.205) LASSALLE Olivier _2008 129 Shintarô Ishihara et le nationalisme japonais

vivre dans la seule société du monde moderne, cinquante ans après la reddition, à qui on dénie encore le droit à ses propres drapeau et hymne nationaux. Beaucoup de Japonais qui ne se considéraient pas des ultra-nationalistes étaient néanmoins mécontents du fait que la seule chance pour leurs enfants de voir le drapeau ou d’entendre l’hymne était quand des athlètes gagnaient des médailles aux Jeux Olympiques. » (Nathan, 2004, p.159-160) Le rétablissement du drapeau et de l’hymne a donc certainement été voulu dans une optique nationaliste de reconnection avec le passé japonais, mais il a été accepté comme symbole de la souveraineté retrouvée du Japon, presque cinquante ans après la fin de l’occupation américaine. Dès lors, il est devenu habituel de jouer l’hymne national et de montrer le drapeau soleil levant lors des cérémonies scolaires. Mais certains professeurs – et, plus rarement, certains élèves – ne cautionnent pas ce qu’ils voient comme un retour au nationalisme d’Etat d’avant-guerre, donc refusent de se lever et de chanter. Ces comportements sont très rarement punis, ou quand c’est le cas, les punitions sont faibles et non cumulatives. Mais à Tokyo, « les enseignants des écoles publiques […] sont officiellement punis pour avoir refusé de se lever quand le Kimi ga yo est joué aux cérémonies scolaires comme lors de la remise des diplômes. » (Spiri, 2008). Qui plus est, les sanctions deviennent cumulativement plus graves : suspensions de salaire, changements d’affectation dans des écoles de plus en plus éloignées du domicile, diminutions de salaire, « sessions de rééducation (saihatsu bôshi kenshu) visant à les ‘aider’ à voir leurs erreurs » (ibid.). Ces sanctions, qui ont commencé en 2004, sont infligées par la commission d’éducation de Tokyo, celle-là même qui avait approuvé le Nouveau manuel d’histoire, dont les membres sont nommés directement et discrétionnairement par le gouverneur Shintarô Ishihara. Celui-ci ne se cache d’ailleurs pas de sa guerre contre les enseignants récalcitrants, même s’il ne l’évoque pas dans ses textes, qui s’inscrit tout à fait dans son agressivité contre les « traîtres » qui salissent le passé du Japon ou refusent son réarmement.

4- Réarmer le Japon

Le rejet de l’article 9 de la Constitution aboutit naturellement à la revendication de voir le Japon se remilitariser au mépris de la Constitution pacifiste imposée par les Etats-Unis. Rares sont ceux, cependant, qui par « remilitarisation » entendent un état similaire à l’avant- guerre, avec une armée puissante, capable de se projeter sur des champs de bataille étrangers et d’influencer la politique nationale. On se contente généralement de souhaiter une armée nationale relativement puissante, capable en premier lieu d’assurer la défense du Japon, et pourquoi pas de participer aux opérations militaires internationales. C’est l’idée de Yoshinori Kobayashi par exemple, pour qui « il est temps que nous arrêtions de nous excuser et que nous nous préparions plutôt à nous défendre ! » (Nathan, 2004, p.136). Depuis la défaite, la défense du Japon a en effet été prise en charge par les Etats-Unis : ils ont mis l’archipel, voisin immédiat de l’URSS et de la Chine communiste, sous la protection de leur parapluie nucléaire, et maintiennent encore sur son sol d’importantes bases militaires. Cependant, dès le début de la guerre froide et plus particulièrement avec la guerre de Corée, les Etats-Unis ont réalisé qu’ils tireraient bien plus de bénéfices d’un Japon fort, que d’un Japon soumis et duquel ils devraient assurer la défense. Depuis cette date, ils comptent donc parmi les soutiens les plus fervents d’une remilitarisation du Japon, eux-mêmes qui

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avaient imposé l’article 9 dans la Constitution de 1947. Le gouvernement japonais ne s’étant pas fait prier, dès 1954 une véritable armée japonaise voit le jour. Mais le public japonais étant attaché au pacifisme symbolisé par l’article 9, cette armée se voit donner un rôle exclusivement défensif et est appelée « Forces d’autodéfense » (FAD), ou en japonais jieitai (￿￿￿). Le Japon limite d’ailleurs ses dépenses militaires à 1% de son produit intérieur brut. Cela n’empêche pas toutefois les FAD de disposer du quatrième budget militaire mondial, d’être divisées en trois armes105, et d’être une des armées les plus technologiquement avancées au monde. Il serait aisé de croire qu’une telle puissance militaire satisferait le camp des opposants à l’article 9. Au contraire, elle est pour eux un argument de plus pour la révision de la Constitution, notamment parce que le pacifisme qui y est inscrit limite intolérablement les capacités effectives des FAD, les empêche de participer réellement aux opérations internationales (en Irak ou en Afghanistan par exemple), impose une loi adéquate à chaque envoi de troupes, souligne le manque de souveraineté du Japon, et laisse planer le doute sur leur véritable capacité à défendre le Japon. L’idée que la coexistence entre les FAD et l’article 9 est révélatrice de l’hypocrisie de la société japonaise d’après-guerre, du rejet forcé de son héritage, est également très répandue, comme chez Yukio Mishima : « Pour Mishima, la clause de renonciation [à la guerre] signifiait que les FAD […] ne pourraient jamais se développer en une force de combat efficace. La Constitution doit donc être révisée pour permettre aux FAD d’assumer leur juste place ‘d’armée nationale’. Il était aussi intéressé par les FAD comme une métaphore, et même une victime et un exemple vivant de l’hypocrisie de la société d’après-guerre : voilà une armée vouée à défendre une Constitution qui interdisait son existence, une armée obligée d’évoquer les tanks comme des ‘véhicules spéciaux’ parce que le Japon avait renoncé à son ‘potentiel de guerre’. » (Nathan, 1974, p.222) La fin de la guerre froide, qui a fait émerger de nouvelles menaces tout en voyant la puissance militaire américaine décliner, a renforcé au Japon le camp favorable à une remilitarisation conséquente. Et ce, d’autant plus que la défense américaine reste tournée vers la Russie, alors qu’on estime au Japon que le principal danger vient de la Chine et surtout de la Corée du Nord. Ainsi, Yôichi Masuzoe estime dès 1995 que « le déclin relatif des Etats-Unis sur la scène internationale exige aujourd’hui du Japon qu’il assume une plus grande part du fardeau de sa défense. » (Masuzoe, 1995). Mais là encore il ne s’agit pas, dans la plupart des cas, de construire une puissance militaire capable de soutenir un projet politique panasiatique ; il ne s’agit que de la défense du Japon, bien que celle-ci puisse comprendre, selon les points de vue, jusqu’à des frappes préventives sur la Corée du Nord et donc une capacité de projection sur le continent. Enfin, l’idée est fortement présente que depuis l’écriture de l’article 9, le statut du Japon dans le monde a changé. Il ne représente plus une menace pour l’Asie, dont il est au contraire l’un des piliers économiques et dont il contribue à tirer le développement ; aussi est-il temps pour lui d’assurer lui-même sa propre défense. C’est précisément là la conception de Shintarô Ishihara, qui insiste sur l’autonomie que doit prendre le Japon, dans les questions de défense comme ailleurs. Sa réaction au projet du FSX en est révélatrice. D’une part, il fait l’éloge de cet « avion exclusivement défensif », « conçu pour répondre aux exigences de la Constitution ‘pacifiste’ du Japon » ; le FSX est pour lui un « avion merveilleusement adapté aux besoins de la défense du Japon. […] Il

105 Les Forces maritimes d’autodéfense (kaijô jieitai), les Forces aériennes d’autodéfense (kôkû jieitai) et les Forces terrestres d’autodéfense (rikujô jieitai). LASSALLE Olivier _2008 131 Shintarô Ishihara et le nationalisme japonais

aurait eu un effet puissamment dissuasif, sans constituer pour autant une menace pour les autres nations. » (Ishihara, 1989, p.54). Et d’autre part, il estime que le développement de ce projet japonais – il vient de Mitsubishi – au Japon, « nous aurait permis de procéder à un réexamen historique et complet des besoins de défense de notre pays. » (ibid., p.57). Le FSX, et par extension une autonomisation de la défense japonaise, permettrait selon Shintarô Ishihara de se débarrasser d’une part des bases américaines sur le sol japonais – dont le Japon assure, aux termes du Traité de sécurité américano-japonais, 70% du financement – et d’autre part de la stratégie de défense absurde imposée au Japon par les stratèges américains, cette « stratégie intrinsèquement vicieuse [qui] entraîne un gaspillage massif » (ibid., p.57). Dans Le Japon sans complexedéjà, il déplorait cette stratégie calquée sur la défense américaine se basant sur l’utilisation de tanks. Selon lui – et, il faut le reconnaître, assez logiquement –, la défense du Japon devrait se faire en mer, de manière à empêcher tout débarquement, et non pas sur le sol japonais, après un tel débarquement. Le développement au Japon du FSX aurait également eu des implications importantes hors du strict cadre des politiques de défense : « Quand je plaide pour la fabrication d’armes spécialement conçues pour les besoins du Japon, même si cela revient plus cher et prend plus de temps que d’importer le matériel requis, je ne cède pas à une sentimentalité nationaliste étroite. Un tel programme nous donnerait l’occasion de reconsidérer toutes les questions touchant la défense japonaise et nous aiderait aussi à repenser d’autres attitudes et institutions héritées de l’après-guerre. » (ibid., p.57) Shintarô Ishihara n’explicite pas ce qu’il entend par « attitudes et institutions héritées de l’après-guerre », mais on peut raisonnablement penser que les attitudes sont notamment le fait de se reposer sur les Etats-Unis pour la défense du Japon, peut-être même le pacifisme. Quant aux institutions, il paraît assez clair qu’il s’agit de l’article 9, et sans doute par extension de la Constitution dans son ensemble. Plus récemment, Shintarô Ishihara met l’accent sur le rôle régional que doit prendre la puissance militaire japonaise. Il approuve ainsi la participation de son pays au RIMPAC (Rim of the Pacific Exercise), les exercices militaires conjoints des pays bordant le Pacifique, et la coopération avec l’Asie du sud-est : « L’assurance des couloirs maritimes des routes du pétrole est pour le Japon et Taiwan, mais aussi pour les autres pays d’Asie du sud-est et d’Océanie un élément vital, donc dans ce but le Japon doit s’acquitter de bien plus de responsabilités, avec leur coopération. » (Ishihara, 2006h). Mais le principal argument de Shintarô Ishihara pour que le Japon prenne un rôle plus actif dans sa défense, est la situation de crise nouvelle issue de la fin de la guerre froide et provoquée par le déclin des Etats-Unis – sur lequel, on y reviendra, il s’appesantit – et la montée en puissance simultanée de la Chine, parallèlement à la croissance de la menace nord-coréenne : « L’important, c’est qu’aujourd’hui que l’organisation de guerre froide qui avait été adoptée face à l’URSS – qui dans le chaos de la défaite avait subtilisé les Territoires du nord – est dépassée, le Japon, face à la Chine et la Corée du Nord nouveaux agresseurs, doit protéger efficacement son territoire et ses eaux territoriales […] et préparer un renouvellement du système de défense. Il n’y a pas de doute qu’il faut mettre fin à la mission de recherche des sous-marins nucléaires soviétiques des Forces maritimes d’autodéfense en tant que partie e de la 7 flotte américaine, qu’il faut se prémunir contre les agressions contre les

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territoires et eaux territoriales situés principalement en mer du Japon et de Chine, et qu’il faut une flotte rapide équipée de missiles surface-surface et surface-air […] capable selon les cas d’anéantir l’adversaire qui aura osé commettre cette agression. » (Ishihara, 2006, p.96) Convaincu de la réalité de la menace mortelle que font peser sur le Japon la Chine et la Corée du Nord, Shintarô Ishihara se fait même menaçant, utilisant à plusieurs reprises le proverbe « ￿￿￿￿￿￿￿￿￿￿￿￿￿ » (ten wa mizukara tasukuru mono wo nomi tasuku), l’équivalent de « Aide-toi et le ciel t’aidera ». Mais ce proverbe a en japonais une notion plus catastrophiste, puisqu’il signifie littéralement : « Le ciel n’aide que ceux qui s’aident. ». Ishihara l’assène régulièrement : « Qui d’autre va apporter son aide à ceux qui ne défendent pas eux-mêmes leur propre territoire ? Je me répète, mais n’est-ce pas le bon moment pour comprendre pour de bon ce principe de l’histoire qui veut que le ciel n’aide que ceux qui s’aident ? » (Ishihara, 2006, p.96) « Même si l’Europe ne nous enseigne pas à nouveau ce principe de ce monde qui veut que ‘le ciel n’aide que ceux qui s’aident’, nous devons prendre la résolution de dégager nous-mêmes notre propre destinée. » (ibid., p.156) On le voit, la position de Shintarô Ishihara sur la défense et la remilitarisation japonaises est somme toute modérée. Conjuguée à sa vision de la Seconde guerre mondiale et de l’impérialisme japonais sur le continent, qu’on a vue, elle montre bien qu’il n’appartient pas à ces rangs du nationalisme le plus extrême qui invoque toujours l’Empire du Grand Japon et un panasiatisme agressif, naturellement sous leadership japonais. L’attitude de Ishihara lors du gigantesque exercice militaire d’intervention après un tremblement de terre organisé dans les rues de Tokyo le 3 septembre 2000, appelé « Big Rescue 2000 », laisse il est vrai place au doute : « Il était clair que Ishihara a savouré le rôle de commandant en chef ; la couverture télévisée l’a montré émergeant de son hélicoptère au ralenti, ce qui insistait sur son caractère décisif. Les observateurs dans les rues ont eu l’impression troublante que le spectacle était moins un exercice de tremblement de terre qu’un jeu de guerre. » (Nathan, 2004, p.193). Mais la lecture de ses différents textes montre qu’il ne s’agit sans doute là encore que d’un exercice médiatique, et qu’il n’a aucun souhait de voir le Japon revenir au militarisme d’avant-guerre, comme certains l’en accusent cependant. Ces critiques sans réel fondement correspondent à ce travers d’exagération que décrit Bruce Stronach chez les observateurs du Japon : « Puisque les autres pensent que les Japonais se lanceront de tout cœur dans tout effort, ils croient que si le Japon commence à remilitariser, ils vont l’approcher avec le même enthousiasme et le même dévouement continuel qu’ils ont appliqués à leur développement économique. Dans cette perception il n’y a pas de place pour la modération ; c’est tout ou rien. Ainsi, quand des étrangers […] apprennent que le Japon accroît sa force militaire, ils peuvent seulement projeter une combinaison de fanatisme des années 1930 avec la technologie et l’efficacité des années 1990. » (Stronach, 1995, p.112) Le débat sur l’article 9 et la remilitarisation touche inévitablement à la question de l’armement nucléaire. Ce point n’est pas évoqué dans la Constitution de 1947, mais il est formellement interdit par les Trois principes non-nucléaires (Hikaku san gensoku) formulés en 1967 par le Premier ministre Eisaku Satô, qui guident la politique nucléaire japonaise. Ces principes, adoptés par résolution parlementaire – mais jamais par une loi – interdisent au Japon de fabriquer, détenir, ou permettre l’introduction d’armes nucléaires sur son LASSALLE Olivier _2008 133 Shintarô Ishihara et le nationalisme japonais

territoire. Théoriquement, l’interdiction s’applique également aux navires américains qui mouillent dans les bases de l’archipel japonais, mais il est clair que cela n’est pas toujours observé par les forces américaines : « C’est tout à fait naturel, mais jusqu’à présent je n’ai pas entendu parler d’un important navire américain qui ferait escale au Japon et, avant l’escale, déposerait quelque part les armes nucléaires dont il est armé, et ce n’est pas possible. » (Ishihara, 2006i). Le débat sur l’armement nucléaire est plus difficile à cerner que celui sur le réarmement. Les bombardements de Hiroshima puis Nagasaki ont laissé au Japon des traumatismes durables et profonds, qui expliquent d’ailleurs ces trois principes et leur influence continue. Aussi le débat n’est-il pas aussi clairement divisé qu’entre les partisans – généralement de droite – du réarmement et ses opposants – le plus souvent de gauche. Yoshinori Kobayashi, par exemple, s’il est très clair dans sa volonté de voir le Japon réarmer, n’évoque jamais la question du nucléaire, si ce n’est pour critiquer l’utilisation de la bombe par les Américains. A l’inverse, Toshio Tamogami est en faveur de l’armement nucléaire, estimant que « finalement, les pays qui n’ont pas d’armes nucléaires n’ont d’autre choix que de suivre ceux qui en ont. » (Penney, 2009). Shintarô Ishihara, dans sa chronique « Le bien et le mal du développement nucléaire » (Kaku kaihatsu no zehi) datée du 6 novembre 2006, critique le fait que l’on ne peut même pas, selon lui, débattre d’un éventuel développement de l’arme nucléaire. Comme pour la Constitution, il insiste sur le fait qu’il ne faut pas s’accrocher à tel ou tel concept – ici, les trois principes – mais plutôt regarder la réalité de la situation internationale actuelle : « Le fait que l’intervention du responsable du PLD Shôichi Nakagawa, disant qu’il est naturel de débattre du développement nucléaire du Japon – protection contre ce pays voisin relevant du banditisme qui enlève de nombreux compatriotes, introduit de grandes quantités de drogues, fait circuler de grandes quantités de faux dollars, qui de surcroît développe un arsenal nucléaire et nous menace en le brandissant de faire du Japon une mer de feu en un clin d’œil –, le fait qu’elle soit critiquée en brandissant les principes non nucléaires, […] on ne peut que dire que c’est drôle et même stupide. Est-ce qu’on prétend que, vis-à- vis d’une certaine idée, il faille interdire même la discussion libre et réaliste ? En présupposition de telles critiques, on aperçoit la confiance aveugle dans la force de dissuasion nucléaire américaine. Les techniques de la stratégie nucléaire évoluent à chaque instant, mais le mécanisme de dissuasion de la stratégie nucléaire américaine sur lequel se basaient les trois principes non nucléaires proposés pour la première fois à l’époque du gouvernement Satô – qui symbolisaient une certaine idée des Japonais concernant l’arme nucléaire 106 –, vu de l’organisation du NORAD (North American Air Defense ) et du SAC 107 (Strategic Air Command), ne s’étendait pas du tout au Japon de l’époque. En ce qui concerne les trois principes non nucléaires, proposés à l’occasion de la rétrocession d’Okinawa, comme me l’a déclaré le commandant du NORAD quand – chose surprenante – j’ai été le premier homme politique japonais à 106 C’est la transcription que Ishihara donne, en phonétique (katakana). En réalité, NORAD signifie : North American Aerospace Defense Command. 107 Ici encore Ishihara commet une erreur de transcription : il écrit ￿￿￿￿￿ (sutorajji), un terme qui n’existe pas en japonais ni en anglais. 134 LASSALLE Olivier _2008 III/ L’héritage de la « Grande guerre de l’Asie orientale »

faire une inspection sur place, le système de veille de la stratégie nucléaire américaine – comme l’indique son nom – n’avait pour objet que le continent nord- américain et ne pouvait pas du tout servir à la détection d’une attaque sur le Japon. » (Ishihara, 2006i) Rappelant la situation dans laquelle se trouve le Japon – affaiblissement américain, montée en puissance de la Chine, menace nord-coréenne – Shintarô Ishihara se fait même agressif : « Dans une telle situation, il semble qu’on puisse même qualifier de traîtresse (baikokuteki) la mentalité de ceux qui accusent le fait même qu’on discute sur l’étendue et les modalités des mesures que le Japon devrait prendre de ses propres forces face à la réalité qui est que même la Corée du Nord, cet état bandit, a déclaré et commencé la mise au point de l’arme nucléaire. […] Dans la situation actuelle où l’on ne peut connaître l’état réel de l’expansion de l’armement nucléaire de la Chine dont on ne peut absolument pas dire qu’elle est bienveillante envers le Japon, et avec le développement nucléaire de la Corée du Nord qui montre108 sa malveillance, on peut penser que discuter du bien et du mal de la détention d’armes nucléaires – ce qui peut être accompli rapidement si on le souhaite – est une attitude normale pour la garantie de la paix et de la sécurité du Japon. » (ibid.) Une telle ardeur à vouloir simplement débattre de l’armement nucléaire du Japon cache naturellement un réquisitoire pour cet armement, et Shintarô Ishihara ne s’en cache pas. Pourtant, il n’a pas toujours été de cet avis. A l’époque où le Premier ministre Satô a énoncé les trois principes non nucléaires, il proposait déjà que le Japon se limitât à deux : il approuvait le fait de ne pas construire ni posséder d’armes nucléaires, mais dans son esprit ces deux interdictions rendaient indispensable l’introduction d’armes nucléaires américaines au Japon. Et si dans Le Japon sans complexe il estime que le Japon devrait développer une « capacité de dissuasion bien plus grande » (Ishihara & Morita, 1989, p.55), sous- entendu derrière lequel il est difficile de ne pas voir un appel à la nucléarisation du Japon, en 1995 dans Voice of Asia il déplore la « pure stupidité » des arsenaux nucléaires (Ishihara & Mahathir, 1995, p.136). Aujourd’hui, sa position a évolué. Le 4 avril 2005, dans « La ruse des Européens » (Seiôjin no zurusa), il estimait que face à la menace chinoise « le Japon doit sérieusement penser au développement propre d’armes puissantes » (Ishihara, 2006, p.155). Cela reste encore une fois de l’ordre du sous-entendu, mais le terme « puissantes » laisse peu de place au doute quant à ce qu’il entend par là. Dans « Comment se préparer ? » (Ikani soaneru ka), le 7 août 2006, il est beaucoup plus clair. Estimant que dans l’analyse des relations avec la Corée du Nord, on oublie généralement le fait que le Japon a le droit et les capacités de mettre en œuvre des représailles, il affirme que « c’est certainement dû à un a priori sur le choix du Japon que la contrainte à la pensée apportée aux Japonais par la Constitution de paix – cette norme nationale déformée (hibitsu) – a déterminé chez les pays intéressés. Cela concerne la possibilité du choix de la remilitarisation nationale (gunjikokkaka) puissante du Japon, comprenant des armes nucléaires. » (Ishihara, 2006f) Il invoque ainsi l’exemple de Henry Kissinger, qui selon lui n’hésitait pas à évoquer une nucléarisation du Japon : « Il disait que c’était un choix pour l’instant où, la puissance américaine déclinant, le Japon dans ses relations avec un autre pays que les Etats-Unis, 108 Le verbe qu’il utilise (mukidasu) est généralement utilisé dans l’expression ha wo mukidasu, qui signifie « montrer les dents » ou « montrer les crocs. » LASSALLE Olivier _2008 135 Shintarô Ishihara et le nationalisme japonais

serait acculé. » (ibid.). Or à la lecture de ses autres chroniques et de son analyse de la situation actuelle, il est clair que pour lui cet instant est arrivé. Mais il n’écrit jamais explicitement que le Japon doit se doter d’une capacité de dissuasion nucléaire. Il préfère que tout soit mis en œuvre pour qu’un armement nucléaire puisse être très rapidement créé en cas d’urgence, et que cela se sache. Pas un armement nucléaire, donc, mais un armement virtuel, qui dans la forme respecterait les trois principes non nucléaires, et dans les faits permettrait de montrer à la Chine et à la Corée du Nord que le Japon n’est pas sans défense et que toute agression serait suivie de représailles rapides et massives. Il en va, selon Shintarô Ishihara, de la survie du Japon : « Si dans le futur, des outrages explicites, des dégâts envers le territoire japonais étaient commis par la Chine ou la Corée du Nord, les pays concernés doivent savoir que cela toucherait une gâchette (hikigane) forte tournée vers eux. Et non seulement les Etats-Unis et la Chine qui le savent déjà bien, mais aussi les Japonais qui tardent, doivent savoir que le Japon possède une capacité latente comprenant les techniques pour réaliser cela dans un temps extrêmement court. On ne peut dire mieux que Hisahiko Okazaki autrefois : ‘Le Japon est un lion endormi’. Dans la situation actuelle de déclin de la puissance américaine, l’Asie orientale – devenue la scène des tensions nouvelles avec la Chine qui a succédé à l’URSS du passé – est pour les Etats-Unis moins importante que l’Europe, principal champ de bataille de la guerre froide. Dans une telle structure stratégique, nous n’avons pas l’intention, le jour où les Etats-Unis renonceront à leur responsabilité envers le Japon, de crever comme des chiens (notareji ni shite) en étant intégrés à l’hégémonie chinoise. » (ibid.)

136 LASSALLE Olivier _2008 IV/ Le Japon et le monde

IV/ Le Japon et le monde

Le troisième thème majeur à travers lequel s’exprime le nationalisme japonais est la place du Japon dans le monde, et plus particulièrement ses relations avec les autres pays du monde, notamment ses voisins immédiats. Les discours sur le passé ou la vision de la société actuelle ont sans doute plus d’importance, mais c’est souvent dans l’attitude face à un autre – donc, souvent, l’étranger – que le nationalisme se distingue de formes moins agressives de sentiment national. Cet autre est généralement symbolisé par l’immigration, que les nationalistes rejètent unanimement. Dans le cadre japonais, au-delà de cette question générale les nationalistes se dévoilent dans leur attitude face aux Etats-Unis, et surtout face à l’Asie, notamment avec la Chine et les deux Corée, avec qui le Japon entretient une relation oedipienne. La question de la Russie, cible privilégiée du nationalisme japonais depuis l’agression soviétique à la fin de la Seconde guerre mondiale et l’annexion des Kouriles, mérite également d’être étudiée. Il importe donc d’étudier les positions de Shintarô Ishihara sur chacun de ces points. Et l’on verra que ses prises de position, là encore, ne sont pas uniformément proches de celles des nationalistes. On laissera volontairement de côté la question de l’Europe, sujet peu abordé par les nationalistes, que Ishihara n’évoque que conjointement aux Etats-Unis. Mais en premier lieu, il est indispensable de se pencher sur les origines ethniques du Japon, point fondamental de l’idéologie nationaliste et clé indispensable à la compréhension de l’attitude japonaise envers l’immigration, le monde dans son ensemble, et particulièrement envers les différents pays d’Asie orientale.

1- Une nation unique ?

La théorie de l’unicité de la nation japonaise, qui serait une « nation unique », une tan’itsu minzoku (￿￿￿￿), découle d’une part de l’isolement géographique de l’archipel japonais, de sa relative homogénéité ethnique, et d’autre part de l’idée de l’origine divine des Japonais. D’une ethnie géographiquement concentrée sur un territoire assez restreint, qui plus est venant directement des dieux, il était presque naturel de faire une ethnie unique, qui aurait toujours existé en tant que telle, séparée des autres. Admettre qu’elle se serait formée via l’intégration progressive, même dans les temps reculés, de populations diverses venues d’Asie ou d’ailleurs, contredirait cette vision de l’origine des Japonais. Et ce, même si « La vérité est qu’il n’y a pas de race pure et que faire reposer la politique sur l’analyse ethnographique, c’est la faire porter sur une chimère. » (Renan, 1997, p.21) ; au contraire, « L’essence d’une nation est que tous les individus aient beaucoup de choses en commun, et aussi que tous aient oublié bien des choses. » (ibid., p.11). Parmi ces choses à oublier est, pour Renan, l’origine ethnique : la France par exemple tire son nom d’une peuplade qui l’a envahie, mais nul ne le conteste, et plus personne ne se dit franc ou visigoth. Au Japon pourtant, l’idée d’une nation pure d’un point de vue ethnique a été très répandue et n’a pas disparu. Elle était naturellement partagée par les nationalistes, notamment avant la Seconde guerre mondiale, période dont le nationalisme était

LASSALLE Olivier _2008 137 Shintarô Ishihara et le nationalisme japonais

« exclusif, centré sur un ensemble d’idées clé sur ce qui constituait la nation japonaise et l’essence de l’identité japonaise, y compris l’assertion que les Japonais ont toujours existé comme un peuple distinct, que la maison impériale s’est poursuivie directement pendant plus de deux mille ans, que les Japonais possédaient des attributs uniques et un sang pur, et avaient une mission unique de diriger l’Asie. » (Wilson, 2002, p.2) Il est naturel que le nationalisme, dont on a vu qu’il accorde une importance primordiale à la définition de l’identité nationale, s’attache à en trouver les sources dans l’appartenance ethnique, et par là qu’il aboutisse à glorifier l’idée d’une unicité ethnique japonaise, permise par l’isolement géographique de l’archipel. Mais cette idée n’est pas l’apanage des nationalistes, elle a été et est encore plus largement répandue. Ainsi, « les Japonais évoquent souvent le caractère insulaire de leur milieu pour expliquer leur spécificité culturelle. » (Bouissou, 2007, p.369) : c’est la « théorie du pays insulaire (shimaguni- ron) » (ibid., p.369). Cette vision ne fait pas et n’a pas pour autant toujours fait l’unanimité. Avant la Seconde guerre mondiale, une autre tendance existait notamment, qui soutenait que « le Japon est déjà quasiment cosmopolite et donc apte à construire un ensemble asiatique. Ils proclament que le Japon est peuplé à l’origine de plusieurs ethnies, qu’il les a fusionnées et que cela lui donne la légitimité et le savoir-faire socioculturel pour étendre ce processus à toute l’Asie orientale. » (ibid., p.382). C’est dans le sens de cette vision que le militarisme tranchera, pour donner à son impérialisme sur le continent une justification scientifico-historique. Face à cela, « L’un des plus célèbres propagateurs du shimaguni-ron dans sa version national-puriste est le philosophe Kitarô Nishida (1870-1945). Celui-ci affirme que le Japon fut pendant longtemps ‘une île isolée dans la mer orientale’ mais que ‘ainsi, et avant [l’influence chinoise et indienne], la nation japonaise s’est formée et a acquis son propre caractère national’. Son insistance sur ‘l’isolement insulaire’ se place dans une perspective visant à promouvoir le Japon comme le ‘re-créateur de la culture orientale’, face à une Chine ou une Inde ‘ossifiées’. » (ibid., p.385) D’autres, comme le géographe Michitoshi Odauchi, mettent plus d’accent sur l’influence de la géographie, estimant que « si beaucoup de peuples se sont joints à eux, les Japonais forment finalement une ‘ethnie unique’ (tan’itsu minzoku) grâce à l’isolement insulaire. » (ibid., p.386). C’est également la vision de Tetsurô Watsuji, écrivain proche de l’Ecole romantique japonaise, qui en 1935 (année de la fondation de l’école), publie Climat (Fûdo), dans lequel il « relie les origines de traits culturels déterminés à des causes géographiques » (Doak, 1994, p.xxviii). Après la Seconde guerre mondiale, « Ce n’est pas le moindre des paradoxes que de voir […] la théorie de l’unicité ethnique chère aux nationalistes du kokutai être perpétuée, souvent escortée de la ‘théorie du pays insulaire’, alors que celle de la mixité ethnique des Japonais, avec ses connotations cosmopolites et libérales, tombe dans les oubliettes intellectuelles. Car, avec la perte des colonies, avec la redéfinition de frontières surinsulaires strictes, l’afflux des rapatriés et l’effort de reconstruction, l’époque impose un nouveau repli du pays sur lui-même. Et quand vient, avec la Haute Croissance, le temps du redéveloppement extraverti, l’analyse est reconfigurée dans un cadre d’où le colonialisme et l’impérialisme politique sont bannis ; les

138 LASSALLE Olivier _2008 IV/ Le Japon et le monde

Japonais doivent désormais, comme les Chinois de Mao, ‘compter sur leurs propres forces’. L’unicité de l’ethnie japonaise, l’originalité de son peuple et son isolement insulaire figurent alors en bonne place dans l’explication du ‘miracle japonais’. Afin de le rendre plus ‘miraculeux’ encore et, partant, de valoriser les qualités supposées spécifiques de la nation japonaise elle-même, l’insularité est à nouveau présentée sous l’angle négatif de la petitesse du territoire et du manque de ressources naturelles. » (Bouissou, 2007, p.387) Aujourd’hui, « Ne serait-ce que par le lien qu’elle établit avec la monarchie japonaise, la théorie de l’unicité ethnique s’alimente principalement aux courants nationalistes, représentés notamment par l’économiste Shinzô Koizumi (1888-1966), instructeur du prince Akihito (actuel empereur), l’écrivain Yukio Mishima (1925-1970) ou Shintarô Ishihara 109, le jeune romancier en colère des années 1950 devenu un demi-siècle plus tard gouverneur de Tokyo et chantre d’un néonationalisme xénophobe. Certains des plus hauts responsables politiques n’hésitent pas à enfoncer officiellement le clou, à l’exemple du Premier ministre Nakasone (1982-1987) déclarant en 1986 que les Japonais constituent une ‘ethnie unique’ (tan’itsu minzoku), issue d’un antique brassage de peuples provenant du nord et du sud – ce qui provoqua de vives réactions de la part de ceux qui jugent que les Japonais sont plus composites que cela, et que certains d’entre eux sont discriminés (Ainu, habitants d’Okinawa, communauté coréenne) … » (ibid., p.391) Cependant, selon Philippe Dallais, « on assiste à l’émergence d’une nouvelle perception des peuplades de la période Jômon110, y compris les Ainus, comme faisant partie de la nation. » (ibid., p.360). Où se situe Shintarô Ishihara dans ce vieux débat sur l’identité ethnique des Japonais ? Contrairement à ce qu’affirme Philippe Pelletier et à ce qu’on pourrait penser venant du « chantre d’un néonationalisme xénophobe », il n’est pas du tout un partisan de la théorie de l’unicité ethnique, et à la différence de son opinion sur le sanctuaire Yasukuni par exemple, il fait preuve sur ce point d’une remarquable constance. Ainsi, le 6 novembre 2000 dans sa chronique « A qui confions-nous ce pays ? » (Kono kuni wo dare no te ni yudanerunoka), il affirme une conception résolument hétérodoxe : « Le Japon n’est absolument pas une nation formée par une ethnie unique (tan’itsu minzoku), et en réalité il faudrait réussir à penser qu’il s’agit d’une nation multi-ethnique (taminzoku kokka) créée par des hommes venus depuis un passé lointain de terres étrangères diverses et porteurs de racines nombreuses. » (Ishihara, 2002, p.71) Le 4 août 2003, dans « Autrefois les ambassades, aujourd’hui les immigrants illégaux » (Mukashi kentôshi, ima fuhô nyûkoku sha), il précise sa vision des racines ethniques des Japonais, et compare son pays aux Etats-Unis :

109 On verra que Philippe Pelletier, ici, se trompe assez lourdement sur Shintarô Ishihara. 110 e La période Jômon (jômon jidai) est l’antiquité japonaise, depuis environ 10.000 ans avant notre ère jusqu’au 3 siècle avant J.- C., début de la période Yayoi. LASSALLE Olivier _2008 139 Shintarô Ishihara et le nationalisme japonais

« Si on y réfléchit, en réalité les racines des Japonais s’étendent sur tout le petit archipel japonais, la Chine, la Corée, la Mongolie, en un mot l’Asie orientale, mais aussi jusqu’à la Mélanésie du Pacifique. La race (jinshu) japonaise ne vient en aucune façon d’une lignée unique ; en réalité, c’est plus un ‘état uni’ que l’Amérique d’aujourd’hui (kyô no amerika ijô no gasshûkoku). Le peuple originel de ce territoire qu’on appelle Japon n’est autre que les Ainu d’Hokkaido qui aujourd’hui ont disparu111, et les habitants essentiellement semblables d’Okinawa. » (Ishihara, 2006, p.55-56) Ces opinions sont très hétérodoxes pour un Japonais, plus encore pour un nationaliste. Affirmer que les Ainu, durablement discriminés dans la société japonaise, sont les premiers japonais, a de quoi faire pâlir nombre de nationalistes orthodoxes et même de Japonais. Et que dire de l’affirmation que les racines ethniques japonaises vont jusqu’à la Mélanésie ! Les Japonais ont généralement une vision assez raciste du monde : affirmer ainsi que leurs racines les ramènent à des peuples noirs est particulièrement iconoclaste. Le 20 mars 2008, dans « Pour une nouvelle loi sur l’immigration » (Atarashii iminhô wo), il élargit encore ces origines ethniques des Japonais, et va jusqu’à évoquer les racines étrangères de la famille impériale, sujet tabou pour les nationalistes car contredisant la théorie de son origine divine : « Dire que la nation (kokumin) du Japon vient d’une ethnie unique est une compréhension de l’histoire fondamentalement fausse ; en réalité nos racines ethniques (minzokuteki rûtsu) sont partout au nord comme au sud, à l’est comme à l’ouest. Ce sont les Ainu et les habitants d’Okinawa qui vivent depuis longtemps sur le territoire japonais, et ce sont deux ethnies quasiment identiques, mais la plupart des autres Japonais sont venus du continent chinois ou de la péninsule coréenne. Il en va de même d’une partie ancienne de la famille impériale. Cela, le style des Trois trésors sacrés du Japon112 le prouve. Les autres racines vont jusqu’en Asie occidentale, en Inde ou en Mongolie, ou au sud jusqu’à la Polynésie, et même à la Mélanésie. » (Ishihara, 2008a) Et en 1995 déjà, dans Voice of Asia, il évoquait cette question par une remarque sur les traits des Japonais et de ses propres parents très surprenante chez un supposé nationaliste : « Nous sommes un peuple asiatique, ethniquement et culturellement. Le Japon n’est pas un pays unique, homogène, comme certains le disent. C’est évident d’un regard sur les visages d’une pièce remplie. Les traits de mon père, par exemple, étaient typiques d’Asie du sud-est. De l’autre côté de la famille, ma mère avait le genre de beauté associée avec une beauté chinoise classique. Je suppose que mon propre visage est un mélange de traits indiens et chinois. Les Japonais sont un peuple hétérogène, façonné il y a des millénaires par des immigrants de Mongolie, de la péninsule coréenne, d’Asie du sud-est, et

111 Selon Philippe Dallais, qui se base sur un recensement officiel, ils étaient encore 24.000 en 1999 (Bouissou, 2007, p.360). 112 Ces trois trésors sont une épée, un miroir et un magatama (ornement ancien) qui auraient été donnés par la déesse Amaterasu à son petit-fils, le père de l’Empereur Jimmu, premier Empereur légendaire du Japon. Ces objets, conservés aujourd’hui à Nagoya, Ise et Tokyo, sont au cœur du rituel de succession impériale et sont la représentation symbolique du caractère divin de la lignée impériale japonaise. 140 LASSALLE Olivier _2008 IV/ Le Japon et le monde

du Pacifique sud. Les premiers Japonais étaient les Ainu, qui survivent encore comme un groupe ethnique distinct. Je prends souvent par erreur des Malais pour des Japonais, jusqu’à ce qu’ils parlent en anglais. » (Ishihara & Mahathir, 1995, p.158) Shintarô Ishihara est donc on ne peut plus clair sur ce point : le Japon n’est pas une « nation unique », une tan’itsu minzoku. Mais cette conception peut paraître contradictoire avec sa vision, déjà étudiée, de la nation japonaise comme une nation minzoku basée sur l’appartenance ethnique. Si les Japonais sont issus de plusieurs ethnies, comment peuvent- ils en former une seule qui soit la nation ? La réponse à cette interrogation est donnée dans « Balayer l’ADN national » : dans cette chronique, Ishihara analyse l’influence de l’environnement immédiat du Japon sur les mentalités japonaises. En particulier, en bon marin, il estime que la dangerosité des mers entourant le Japon a au fil des siècles conduit à une grande isolation de l’archipel et de sa population. Cet isolement serait à l’origine du fait que malgré leur curiosité naturelle, les Japonais ne prennent pas l’initiative de partir en mer, comme ont pu le faire par exemple les navigateurs anglais. C’est ce qu’il appelle « l’ADN national » (minzokuteki DNA). Ainsi, sa conception serait très proche de celle de Tetsurô Watsuji et son Climat ; et d’ailleurs, Shintarô Ishihara utilise régulièrement ce terme de fûdo (climat). Parallèlement, on l’a vu, il insiste lourdement sur l’importance de la culture japonaise comme partie de l’identité nationale. En somme, selon lui, la nation-Etat (kokka minzoku) japonaise se serait formée historiquement d’ethnies (minzoku) très diverses ayant immigré au Japon. Ces peuplades, sous l’effet du temps et du climat – qui a produit la culture japonaise – seraient devenues des « Japonais », voire la « race » japonaise, et donc, à plus long terme, la nation ethnique (minzoku) japonaise, elle-même devenue à plus long terme encore, une nation-Etat (kokka minzoku). Ces débats sur l’identité ethnique des Japonais pourraient paraître un peu abstraits, mais en réalité « ce qui se profile derrière ces débats, c’est la question de l’attitude du Japon face à l’internationalisation du monde, celle de l’insertion ou de l’assimilation des nouveaux immigrés asiatiques, de l’adaptation de ses propres cadres émigrés dans d’autres pays, et du sentiment identitaire qui l’accompagne. » (Bouissou, 2007, p.391). Ainsi, l’idée d’une nation unique est à la base des critiques xénophobes envers les immigrés – notamment asiatiques – au Japon et du refus par les nationalistes – et, bien souvent, le gouvernement également – d’une telle immigration. Shintarô Ishihara s’inscrivant en faux contre cette conception, les opinions qu’il présente sur l’immigration sont elles aussi iconoclastes. Comme on pourrait s’y attendre, il ne se prive pas de critiquer l’immigration illégale, en particulier les Chinois, ce qui dénote sans doute, on y reviendra, un certain racisme. Dans « Autrefois les ambassades, aujourd’hui les immigrants illégaux », il fait ainsi une description édifiante du quartier d’Ikebukuro (Tokyo), « ravagé par les étrangers entrés ou séjournant illégalement » (Ishihara, 2006, p.52), dont il évoque quelques unes des activités illégales : « Récemment, il arrive même qu’ils enlèvent les enfants de ces mêmes Chinois entrés ou séjournant illégalement sur le territoire en voulant récupérer une rançon. Puisqu’il s’agit, comme les criminels, de résidents illégaux, ils ne le signalent pas à la police japonaise. » Mais si, « par amour pour l’enfant les parents de la victime vont porter plainte à la police, ça fait un beau coup de filet (ichimôdajin). » (ibid., p.52). Et cela ne s’arrête pas à de simples enlèvements : « Les méthodes aussi sont violentes : pour une entrée par effraction visant une orfèvrerie ou le coffre d’une boutique ayant des revenus en espèce, ils abattent brusquement le mur du magasin avec un engin de chantier volé du genre d’un bulldozer, ne tiennent pas compte de l’alarme qui sonne, repoussent même des LASSALLE Olivier _2008 141 Shintarô Ishihara et le nationalisme japonais

hommes d’une entreprise de sécurité en les menaçant avec des armes comme des épées seiryû (##, ?), et quand la police arrive ils ont déjà disparu. » (ibid, p.53) Et les marchandises ainsi volées sont ensuite « facilement vendues » en Chine via Hongkong ou Shanghaï. On pourrait penser là encore que le compte-rendu que fait Shintarô Ishihara de la criminalité des immigrés clandestins chinois est largement exagéré. Mais les chiffres confirment ses affirmations : les Chinois représentent 40% des arrestations pour délit de droit commun, tant en nombre de crimes qu’en nombre de criminels (Iwao, 1998, p.40). Mo Bangfu, auteur chinois résidant au Japon, va dans le même sens : « Aujourd’hui, la communauté chinoise [du Japon] est en proie à trois grands fléaux : l’immigration clandestine, le travail au noir et la montée en force de la mafia. Cette dernière, en particulier, pose un problème que l’on ne peut plus négliger, car les vols, les extorsions de fonds, les enlèvements et les meurtres commis par des membres des syndicats du crime sont de plus en plus fréquents dans la communauté chinoise. » (Bangfu, 1998, p.43) S’il estime que la cause de cette criminalité vient de « l’incapacité du Japon à adopter une politique sensée et cohérente vis-à-vis des étudiants étrangers [qui] a fini par engendrer un climat où beaucoup d’immigrés, notamment parmi les étudiants en japonais, se sont sentis autorisés à utiliser n’importe quel moyen pour gagner leur vie » (ibid., p.45), il évoque lui aussi les filières de revente à Shanghaï via un receleur chinois au Japon, les extorsions de fonds aux immigrés illégaux, les « enlèvements commis par des bandes étrangères à l’encontre de compatriotes ayant fait fortune au Japon. » (ibid., p.45). La position de Shintarô Ishihara sur les immigrés illégaux n’est donc pas spécialement surprenante, et elle n’est pas non plus dénuée de fondements dans la réalité. A l’inverse, les opinions qu’il professe sur l’immigration légale sont très étonnantes et particulièrement iconoclastes pour un nationaliste, notamment dans le cadre japonais, très réfractaire à l’immigration. Ainsi, dans « Autrefois les ambassades, aujourd’hui les immigrants illégaux », Ishihara conclut sur la nécessité de prendre en main l’immigration au Japon, mais pas pour la réduire : « Pas seulement pour la demande actuelle de cheap labor, mais aussi pour le problème de la population nationale, pour la rectification du déséquilibre des groupes d’âge, pour régler le problème de ces trop nombreux étrangers entrés illégalement ou en situation irrégulière qui d’heure en heure ravagent la sécurité publique de cette société, […] pour une nouvelle prospérité de la société nationale, on peut penser que nous arrivons à un moment où il va falloir sauter le pas de l’application d’une politique d’immigration entreprenante. » (Ishihara, 2006, p.56) Son appel n’ayant pas été entendu, il le réitère et le précise dans « Pour une nouvelle loi sur l’immigration », exposant des vues résolument différentes du refus nationaliste de l’immigration : « Il est étrange que, alors que la baisse de la population japonaise est connue depuis assez longtemps, même dans la situation actuelle on n’observe pas de débat de fond sur la politique d’immigration, et plutôt qu’étrange, c’est le défaut de conscience de l’époque (jidai ninshiki), le défaut de sens du danger des

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hommes politiques. Je répète depuis l’époque où j’étais parlementaire qu’il faut agencer jusque dans la loi un système pour recevoir une importante immigration, mais l’écho parmi mes collègues a été extrêmement faible, et j’ai même été regardé avec mépris. Le fondement du discours contraire, est l’idée que le Japon est une nation formée d’une nation unique – les Japonais – et que recevoir ici des ethnies différentes (iminzoku) en grand nombre détruirait l’identité de la société nationale (kokka shakai). […] A présent que la baisse de la population laisse pressentir le déclin du destin du pays, il est certain que nous devons accueillir en grand nombre une main d’œuvre de nouveaux Japonais venant des pays de nos racines ethniques d’autrefois, de la périphérie proche – pas seulement pour s’assurer une force de travail ou pour combler le manque de main d’œuvre pour le bien-être, mais aussi si nous visons (kokorozasu) une nouvelle prospérité dans ce monde contemporain devenu plus petit physiquement et en termes de temps. […] Pour la société nationale japonaise qui du fait de la baisse sensible de la population fait face à de multiples problèmes, nous ne perdrons rien à accueillir de nouveaux compatriotes venant des pays de nos racines ethniques d’autrefois. Pour comparer, il serait bon de réfléchir à ce que nous perdons réellement en maintenant ce fermeture-isme (heisa shugi) entêté. […] Est-ce que nous, nous seuls, pouvons maintenir et développer ce pays, c’est le moment d’y réfléchir sérieusement. Pour cela, d’abord, il faut retrouver une connaissance ethnologique correcte sur la formation lointaine de ce pays. » (Ishihara, 2008a) Au cours de cette argumentation, il invoque l’exemple de l’Europe, qui fait déjà avec succès ce qu’il préconise avec les immigrés d’Europe de l’est, et prend un contre-exemple révélateur : l’échec de l’Allemagne avec les immigrés Turcs, « manifestement ethniquement différents » (ibid.). Cette remarque, de même que l’insistance de Shintarô Ishihara sur le fait de choisir des immigrés « des pays de nos racines ethniques » démontre que cette vision positive de l’immigration s’appuie sur sa conception du Japon comme une nation multiethnique dont l’unité a été faite par le climat et la culture. Ainsi, si aujourd’hui ou dans le futur proche le Japon accueille des immigrants d’une ethnie proche de celles qui ont formé la nation japonaise, ces personnes, sous l’effet du temps et du « climat », deviendront elles aussi des Japonais. C’est ce qui explique les termes forts de « nouveaux compatriotes », « nouveaux Japonais » qu’emploie Shintarô Ishihara, et son opinion surprenante sur la nécessité même d’une importante immigration légale.

2- Le Japon face à la Chine

La Chine, ne serait-ce que par sa taille énorme, s’impose pour toute l’Asie comme un partenaire inévitable. Dans le cas du Japon, jouent dans ce même sens la proximité géographique – la Chine et le Japon partagent des frontières maritimes –, le fait que le marché chinois est un débouché fondamental pour l’industrie japonaise, et inversement. En un mot le fait que ces deux pays sont le premier partenaire commercial l’un de l’autre. Sur un plan culturel et historique, la proximité du Japon avec la Chine est indéniable. Par l’intermédiaire de la Corée, c’est de Chine qu’est venu le bouddhisme japonais, de même que le confucianisme, tous deux prégnants aujourd’hui encore. C’est la Chine qui a donné

LASSALLE Olivier _2008 143 Shintarô Ishihara et le nationalisme japonais

une écriture au japonais. A l’époque Meiji, Nakae Chômin ne s’y trompait pas, qui avec une remarquable clairvoyance faisait dire au maître Nankai, la voix de la raison dans les Dialogues politiques entre trois ivrognes, que le Japon devait à tout prix maintenir de bonnes relations avec son grand voisin : « A cause de ses coutumes, de sa culture, de son caractère national et de sa géographie, notre petite nation devrait toujours maintenir une amitié solide avec [la Chine], sans chercher les hostilités. Si nous augmentons notre production, alors la Chine, avec son vaste territoire et sa nombreuse population, pourrait devenir notre principal marché et la promesse de bénéfices colossaux. Si l’on ne prend pas ce point en considération, et que temporairement obsédé par le désir de montrer la superbe de l’essence nationale [kokutai] on provoque une querelle pour un vulgaire malentendu d’ordre linguistique, ce serait complètement absurde. » (Chômin, 2008, p.139) e Malheureusement, le conseil de Nakae Chômin n’a pas été suivi, et depuis la fin du 19 siècle plusieurs conflits ont opposé les deux pays. La mémoire de l’agression japonaise et des horreurs qui ont accompagné l’occupation de la Chine – régulièrement entretenue par le pouvoir chinois – d’un côté, l’antipathie envers un régime communiste parfois inhumain et le contre-coup des critiques contre le Japon de l’autre, font qu’aujourd’hui les relations entre Chine et Japon ne sont pas au beau fixe. Sur le continent tout prétexte est bon – visites à Yasukuni, réception du Président taiwanais – pour critiquer l’arrogance japonaise, et sur l’archipel les scandales touchant la Chine – raviolis empoisonnés, immigration clandestine – sont courants. Les sondages du gouvernement japonais sur les relations internationales sont révélateurs de l’état dégradé de ces relations : 31,8% des personnes interrogées affirment en 2008 éprouver de la sympathie pour la Chine mais 66,6% disent le contraire, un chiffre sans appel qui se répartit entre 34,2% de « aucune sympathie » et 32,4% de « plutôt pas de sympathie » (voir annexe 11). En guise de comparaison, plus de 70% des mêmes personnes disent éprouver de la sympathie pour les Etats-Unis (voir annexe 15), 57% pour la Corée du Sud (voir annexe 13) ou l’Europe. Et l’évolution des réponses depuis le début de ces enquêtes annuelles en 1978 est nette : sur toute la période, la sympathie diminue et l’antipathie augmente. En 1978, 62,1% des personnes interrogées disaient éprouver de la sympathie pour la Chine, contre 25,6% de réponses contraires. De même, en 2008 71,9% des personnes interrogées se disent insatisfaits des relations actuelles de leur pays avec la Chine (pas du tout 29,9%, plutôt pas satisfaits 42%), contre 23,7% de satisfaits (Bureau du gouvernement, 2008b ; voir annexe 12). Si les Japonais ont donc en majorité une image négative de la Chine, c’est naturellement aussi le cas des nationalistes. Et ce, d’autant plus que s’ajoute aux faits historiques déjà évoqués une certaine xénophobie – voire du racisme – frappant les Chinois, vus comme inférieurs aux Japonais par essence supérieurs puisque d’origine divine. On semble également très mal à l’aise face au fait que la Chine, historiquement, était la puissance dominante et est à l’origine d’une bonne partie de la culture japonaise ; ainsi, on pourrait qualifier d’oedipienne la relation des nationalistes avec la Chine. Shintarô Ishihara n’échappe pas à cette tendance. La Chine est le thème privilégié de ses chroniques, à égalité avec les Etats-Unis (26 mentions dans les 100 chroniques étudiées ici), mais pour l’évoquer il utilise à treize reprises le terme de shina (historiquement ￿￿, mais ici ￿￿), plutôt que le nom usuel de chûgoku (￿￿). Employé couramment à l’époque de l’impérialisme, ce terme est chargé d’un mépris certain envers ce pays. Il reprend en effet le nom donné par les Occidentaux à la Chine et récuse le nom chinois (pays du milieu) qui fait de la Chine

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le centre du monde. On retrouve plusieurs fois ce sentiment oedipien sous la plume de Shintarô Ishihara, qui oppose régulièrement la Chine qu’il critique à l’essence d’un Japon nécessairement meilleur. Ainsi, il cite Le chrysanthème et le sabre de Ruth Benedict, selon lequel « la quintessence de l’image noble des Japonais était un courage et un stoïcisme ne répugnant pas au sacrifice de soi. C’est particulièrement à l’opposé du ‘mammonisme’ (haikin shugi) et des particularités nationales de la Chine voisine qui a tendance aujourd’hui à gagner de l’influence et pour qui l’accomplissement de ce développement justifie les moyens. […] Ils fabriquent l’histoire à leur guise, se célèbrent comme vainqueurs sans même avoir gagné à la guerre, nous secouent sous le prétexte d’un procès international sans aucune légitimité, et tentent d’extorquer tout ce qui peut l’être. » (Ishihara, 2006, p.169) Sur ce point, Shintarô Ishihara est loin d’être isolé. En témoigne la réaction d’un « officiel japonais anonyme » rapportée dans la presse à l’occasion de la visite de Jiang Zeming au Japon en avril 1992, qui se plaignait que « le Japon était malchanceux de ne pas pouvoir choisir ses voisins, et que toute ouverture à la Chine augmenterait le nombre de boat people chinois indésirables envahissant le Japon. » (Stronach, 1995, p.152). Les vives critiques exprimées par les nationalistes envers l’Empereur lors de sa visite en Chine du 23 au 28 octobre 1992 sont également révélatrices, de même que les attaques pleines de mauvaise foi de Yoshinori Kobayashi, pour qui « réunir le peuple en construisant un ennemi, c’est un nationalisme puéril, mais dans ce pays trop grand il n’y a pas d’autre moyen (shikata ga nai). » (Kobayashi, 1998, p.123). Shintarô Ishihara, au contraire de ses habituelles argumentations rationnelles, cède même dans « Deux photographies » à une paranoïa anti- chinoise pour le moins grotesque. Alors que des habitants ont fait un procès et du vacarme quand à Kokutachi, ville universitaire dans la banlieue de Tokyo, un immeuble d’appartement jugé trop haut a été construit sur une rue plantée d’arbres, « je n’entends pas que quelqu’un ait écrit de protestation sur le mur insensiblement peinturluré du grand magasin d’une chaîne de restauration chinoise quand il a ouvert sur la même rue peu après, je n’entends pas la voix de personnes qui protestent ou se plaignent quand le quartier de bureaux typique qui s’étend sous la résidence officielle [du gouverneur] d’Akasaka-Mitsuke à 114 113 Shinbashi est ouverte une boutique de râmen au coloriage d’un mauvais goût grotesque. » (Ishihara, 2006, p.85) Il s’attaque également à la Chine et à son gouvernement sous l’angle de la contrefaçon : « En outre, en ce qui concerne la distance technique (gijustu kakusa) à l’échelle nationale, leur nation (kokka), méprisant complètement la propriété intellectuelle et autres, continue à voler ouvertement. Les entreprises étrangères attirées par 115 le cheap labor […], y compris les japonaises, se font duper et voler leurs technologies. » (ibid., p.54) Mais Shintarô Ishihara fait porter l’essentiel de ses attaques sur des points plus argumentés, peut-être moins visibles, qu’il s’applique à faire découvrir à ses lecteurs : la réalité inhumaine

113 Akasaka-Mitsuke et Shinbashi sont deux quartiers d’affaires de Tokyo. 114 Les râmen (￿￿) sont des pâtes chinoises, servies dans une soupe, dont les Japonais sont friands. 115 En anglais (katakana) dans le texte. LASSALLE Olivier _2008 145 Shintarô Ishihara et le nationalisme japonais

de la dictature communiste chinoise et la faiblesse essentielle de ce pays qu’ils pourraient voir comme porté par une inépuisable croissance. Il évoque la cruauté de la dictature du Parti communiste, son mépris pour la vie humaine, dans huit chroniques, soit près du tiers (31%) de celles où il évoque la Chine. Il raille ainsi le PC, théoriquement dédié à la protection du prolétariat ouvrier, mais dont la dictature a rendu inopérant et dangereux l’instrument de protestation légitime qu’est la grève, ce qui a pour conséquence des conditions de travail très difficiles : « Tout ce que [la 116 Chine] a, ce n’est qu’un système de fabrication en série avec du cheap labor soumis à des conditions inhumaines où même les syndicats ouvriers ne sont pas autorisés. » (ibid., p.153). Plus encore que ces préoccupations sociales, il s’inquiète de la menace que fait peser sur l’Asie entière « l’indifférence à la perte de vies humaines » qui est pour lui la « tradition depuis Mao Zedong » (Ishihara, 2006f). Il cite ainsi à plusieurs reprises une conversation entre Mao et le Président Georges Pompidou, en visite en Chine, qu’il tire du journal de Pompidou : à la question « Réfléchissez-vous vraiment à une guerre totale contre les Etats-Unis ? », Mao aurait répondu « selon les cas, c’est possible. » Et Pompidou de protester : « Si vous faites une chose pareille, il y aura un nombre effroyable de morts ! ». Ce à quoi Mao aurait répondu froidement : « Dans ce pays, la population est trop importante, donc même si vingt ou trente millions de personnes meurent, on ne s’en soucie pas du tout. » (Ishihara, 2006, p.183). Notant que « celui qui dans l’histoire du monde a le plus tué de sang froid parmi son propre peuple est un Chinois » (ibid., p.183), Mao, Shintarô Ishihara estime que cette discussion est révélatrice des « valeurs barbares liées à la vie humaine de la tradition chinoise qui n’a jamais fait l’expérience de la société civile, à 180 degrés l’opposé de nous. » (ibid., p.193). Que ce soit cause ou conséquence, Shintarô Ishihara oppose à ce mépris pour la Chine une grande admiration pour Taiwan, dont il vante régulièrement la démocratie et le patriotisme, Taiwan « qui en sait beaucoup plus sur l’humanité et l’inhumanité de ces conditions élémentaires de la vie des travailleurs que sont les conditions de travail » que la Chine « qui ne connaît pas encore cela » (ibid., p.90). Il était d’ailleurs un ami du Président Lee Teng-Hui, le père de la démocratie taiwanaise dans les années 1990. Ishihara rejoint sur ce point la position de Yoshinori Kobayashi, qui considère lui aussi Lee Teng-hui comme l’homme « qui a construit les fondations d’une nation totalement démocratique qui est l’opposé de la Chine » (Nathan, 2004, p.132), et a visité l’île sur son invitation. Sur un plan économique, Shintarô s’applique à démontrer à ses lecteurs que la Chine, qui peut paraître sur la voie d’une formidable croissance et à même de rattraper le Japon, est en réalité minée par des faiblesses fondamentales. Il évoque ainsi régulièrement « la Chine, qui bien que possédant un territoire immense a extrêmement peu de ressources souterraines » (Ishihara, 2006, p.143) et la dépendance de la Chine envers le marché japonais – et non l’inverse, comme on pourrait pourtant le croire : « Si l’on regarde avec la lentille du bon sens, il est évident que dans la situation actuelle c’est la Chine qui ne peut pas perdre le Japon. Même si nous perdions le marché qu’est la Chine, avec la force économique du Japon, y compris la technologie, il y aurait des plans de rechange, comme l’Inde, la Sibérie, etc. » (ibid., p.170) La croissance chinoise, à long terme, serait également minée par d’immenses inégalités, entre, pour reprendre les mots de Mineo Nakajima, des « villes étincelantes remplies de

116 En anglais (katakana) dans le texte. 146 LASSALLE Olivier _2008 IV/ Le Japon et le monde

gratte-ciel » et des « villages de paysans pauvres » dans les « communautés éloignées et minorités ethniques » (Nakajima, 2005, p.38). Du fait de ces faiblesses qui sapent les bases de la croissance chinoise et, partant, de sa stabilité politique, Shintarô Ishihara pronostique l’effondrement prochain de la Chine. Dès 1995, il prévoit que les disparités économiques tôt ou tard « vont libérer des forces sociales centripètes qu’on ne pourra pas arrêter. » (Ishihara & Mahathir, 1995, p.142). Ainsi, les nombreuses nationalités tenues ensemble par la dictature du PC vont se lancer dans une grave concurrence économique, qui aboutira à des appels à l’autonomie culturelle et religieuse, puis l’indépendance économique régionale. Pour le moment, « le système fonctionne encore, mais pas pour longtemps, je pense. Le dernier des grands Etats impériaux est déjà déchiré par des lignes de faute économiques. » A terme, Ishihara estime e qu’on évitera le morcellement du 19 siècle, mais pour cela « évitant sagement une guerre (ou des guerres) civile(s), les Chinois vont bientôt passer à une fédération. » (ibid., p.142). Plus précisément, il affirme que l’éclatement de la Chine risque d’intervenir au moment du départ de Deng Xiaoping du pouvoir. Cette prédiction a été réfutée par les faits, mais Ishihara ne se démonte pas et continue à prédire l’effondrement de la dictature du PC et conséquemment de la Chine. Pour lui, « l’histoire montre clairement que la dictature du Parti communiste basée sur le pouvoir militaire ne pourra en aucune façon durer longtemps. » (Ishihara, 2006, p.89). Il voit des signes avant-coureurs de la crise économique et politique profonde qui s’annonce dans la bulle financière qui sévirait actuellement en Chine, la « destruction de l’environnement », et surtout l’agitation sociale : en un an, il affirme qu’il y aurait eu 37.000 émeutes, et un chiffre supérieur à 70.000 si l’on compte les divers « mouvements de protestation ». « Chaque jour plus de cent émeutes éclatent et sont réprimées unilatéralement », ce qui est pour lui une « situation incroyable » (Ishihara, 2006h) absolument pas viable, et même « des chiffres fous » (Ishihara, 2006c). La Chine, si elle prenait conscience de ces problèmes, pourrait-elle les régler ? Pour Ishihara, la réponse est clairement négative : « La croissance économique, qui donne lieu à des inégalités surprenantes entre pauvres et riches, n’est pas une chose qu’on peut arrêter si facilement. » (ibid.). Et le 4 août 2006, il n’hésite pas à faire une prédiction osée : la bulle chinoise éclatera après les Jeux Olympiques de Pékin (d’août 2008), et alors, la Chine risque bien l’effondrement total, ce contre quoi le gouvernement chinois semble impuissant : « Les campagnes anti-Japon manigancées par le gouvernement communiste chinois, pouvoir dictatorial, pour protéger ses intérêts propres, en détournant vers l’extérieur l’insatisfaction populaire, source d’instabilité intérieure, ne peuvent pas devenir des mesures de sauvetage déterminantes ; et au milieu de cette instabilité fondamentale, le fait que l’armée également, pour protéger elle aussi ses intérêts, néglige la politique et prépare sa propre hypertrophie (hidaika), n’est autre que la cause première d’un écroulement qui s’inscrira dans l’histoire du monde. » (Ishihara, 2006, p.185) A côté de ces critiques, le discours de Shintarô Ishihara sur la Chine se double de mises en garde contre les dangers que ce grand voisin fait peser sur le Japon. Le principal serait à en croire Ishihara la montée en puissance de la Chine sur un plan militaire, qu’il évoque dix fois, soit près de quatre fois sur dix (38%). Car pour lui, le fait qu’un pays dont l’économie risque de s’effondrer à moyen terme dispose d’une telle puissance militaire est une source majeure d’instabilité, voire de danger. Il dit craindre que le pouvoir communiste, pour se sauver une fois que la crise économique sera arrivée, ne cherche à orienter la colère populaire contre un ennemi extérieur… et le Japon serait tout approprié :

LASSALLE Olivier _2008 147 Shintarô Ishihara et le nationalisme japonais

« La déformation instable de l’économie chinoise ne pouvant être rétablie facilement, il est évident – comme le montrent les chiffres des fréquentes émeutes – que les politiques économiques impossibles appellent l’échec que sera l’éclatement de la bulle. […] Il est certain qu’il est nécessaire de prévoir ce que fera le gouvernement communiste médiocre en politique économique quand cette panique économique arrivera. La possibilité que la dictature se lance dans l’aventurisme militaire (gunjiteki bôken shugi) pour détourner l’anxiété et l’insatisfaction du peuple – leur procédé habituel si l’on regarde les exemples du passé – est amplement possible. La réalisation en sera peut-être l’invasion de leur voisin Taiwan, ou bien une action militaire en vue de la domination effective des îles Senkaku sur lesquelles ils réclament un droit territorial depuis quelque temps. » (Ishihara, 2006h) Il met ainsi très régulièrement en garde contre la Chine qui vise « la suprématie sur le Pacifique » (ibid.), contre le « dangereux hégémonisme militaire chinois » qui risque de déstabiliser l’Asie orientale et même le monde entier (Ishihara, 2006, p.152), contre « l’expansion militaire proche de la folie » de la Chine qui « a tendance à faire des tentatives vers une domination effective » sur les territoires du Japon, du Viêt-nam et des Philippines (ibid., p.153). Car pour lui, « le danger d’une armée émancipée du contrôle de la politique, c’est de voir facilement encouragée la tension pour la tension, osées des batailles pour les batailles » (ibid, p.185). Ainsi, le 3 octobre 2005, il s’inquiète dans « L’arrivée d’une nouvelle situation de crise » (Atarashii kiki kôzô no tôrai) de la réussite de la Chine dans le lancement d’un nouveau missile nucléaire avec « 6000 miles » de portée : « Si cette information est correcte, la situation est extrêmement grave, et dans le futur la situation politique mondiale et surtout asiatique risque d’être fortement secouée par la Chine. » (ibid., p.182). Reprenant la discussion de Mao Zedong avec Georges Pompidou, il déplore la mise au point de ce nouveau missile sur la forme et le ton d’un dicton comme « c’est de la confiture aux cochons », en écrivant que « c’est une arme au fou » (ibid., p.184). Il met en garde contre le fait que si les Chinois, ces « fous », décident d’utiliser en réalité leur nouvel engin, leur première cible sera certainement les bases militaires américaines au Japon. Par cette phobie de la puissance militaire chinoise, qui aurait l’ambition à tout le moins de combattre la puissance japonaise, sinon même d’envahir l’archipel, Shintarô Ishihara se rapproche immanquablement de Yoshinori Kobayashi, qui fait la même analyse de l’attitude chinoise et déplore lui aussi le manque de réaction japonais : « Nous avons versé de l’argent en Chine pendant plus de vingt ans. L’idée voulait que cela mènerait à la paix et à plus d’affaires entre nos deux pays. C’est un exemple parfait de combien notre idéalisme gauchiste peut être dangereux. Parce que la réalité est que les Chinois utilisent tout cet argent pour construire des usines de traitement de plutonium. Nous avons créé un monstre militaire qui a ses vues sur nous. » (Nathan, 2004, p.135-136) Cependant, là où Kobayashi touche à la paranoïa en estimant que la Chine et les Etats- Unis sont alliés pour « endiguer la puissance nationale du Japon » – il les dessine tenant chacun une extrémité de la chaîne qui enserre le Japon – (Kobayashi, 1998, p.361), Ishihara n’évoque pas une telle alliance de fait. Il se contente de mettre en garde, de manière très alarmante, contre la montée en puissance de la Chine. Estimant que dans un « futur proche » le Japon sera exposé à une « crise militaire » contre la Chine, il se rappelle une

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couverture de Newsweek « il y a deux ou trois ans » qui représentait un drapeau américain e avec une 51 étoile qui était en réalité le soleil levant du drapeau japonais. Or quand il se e remémore ce dessin, il dit ne pas pouvoir s’empêcher de voir le Hi no maru comme la 6 étoile… du drapeau chinois (Ishihara, 2006, p.174). Le menace chinoise sur le Japon ne vient cependant pas que de la montée en puissance de l’armée chinoise. Shintarô Ishihara évoque également les conséquences néfastes des disparités énormes qui subsistent entre un Japon développé et riche, et une Chine encore inégalement développée : « Aujourd’hui la différence (kakusa) sans pareille entre ce Japon et la Chine étant l’économie, autrement dit la différence de niveau de vie, cet ADN extrêmement réaliste de Chinois ne croyant en aucun gouvernement, formé par leur histoire, est presque entièrement tourné vers le rattrapage de notre situation économique donc, se fondant sur cette distance, ils déferlent en masse sur le Japon et pour exaucer ce souhait volent ouvertement. » (Ishihara, 2006, p.54) Sans le dire ouvertement, il vise ainsi les immigrés chinois au Japon, les clandestins mais pas uniquement. Dans la même chronique, il affirme en effet que puisque les clandestins ne peuvent pas travailler légalement, à Ikebukuro (Tokyo) « les compatriotes d’origine chinoise de ces immigrés illégaux […] vendent même des jeux d’outils de crochetage pour forcer les serrures et voler en pénétrant par effraction dans les maisons. » (ibid., p.52). Il fait ainsi sans équivoque des immigrés légaux les complices des clandestins, tous unis dans le but commun d’appauvrir le Japon pour enrichir la Chine. De même, poursuivant sa description du quartier d’Ikebukuro, il évoque une librairie très fournie en « livres, journaux, magazines, vidéos » en chinois ; et « au milieu, ce qui surprend, c’est une offre d’emploi pour une agence de détectives privés. Même s’ils étaient entrés sur le territoire légalement, qu’espionnent-ils donc dans ce Japon, eux étrangers ? (karera gaikokujin) » (ibid., p.52). Les accusations qu’il porte de collusion entre les immigrés et les clandestins sont invérifiables, mais celle qui pourrait sembler exagérée – le fait qu’ils viennent voler au Japon pour enrichir la Chine – est confirmée, en des termes moins virulents, par Mo Bangfu. Il souligne que la justification de la criminalité donnée par les criminels chinois au Japon est « que l’argent qu’ils envoient en Chine a contribué à améliorer le niveau de vie des membres de leur famille. » (Bangfu, 1998, p.45). De l’éditorial écrit par un passeur du quotidien en chinois publié au Japon Liuxuesheng Xinwen (Nouvelles des étudiants de l’étranger), il tire une phrase révélatrice : « Nos actions ont pour but d’améliorer les conditions de vie dans notre pays natal. » (ibid., p.45). Mais Shintarô Ishihara va au-delà de la complicité entre les immigrés légaux et clandestins : il affirme clairement que le gouvernement chinois lui-même les encourage à partir au Japon pour faire profiter la Chine de la richesse japonaise. Plus que les encourager, Ishihara sous-entend même que le gouvernement les enverrait au Japon avec pour mission d’y commettre des crimes : « Récemment, un criminel chinois que la police acculait a réussi à s’enfuir en gravissant à mains nues et très facilement un mur vertical haut de plusieurs mètres. Dans le rapport d’un policier témoin, on lit que ce n’est pas une technique que l’on a en dehors des pros comme les forces spéciales (tokushu butai) qui ont subi un entraînement spécial. Un tel homme, dans quel but et par qui a-t-il été envoyé ? » (Ishihara, 2002, p.121)

LASSALLE Olivier _2008 149 Shintarô Ishihara et le nationalisme japonais

Enfin, et de manière plus concrète, les mises en garde de Shintarô Ishihara contre le danger que représenterait la Chine se basent sur les conflits territoriaux entre les deux pays. La Chine a de nombreux conflits frontaliers avec ses divers voisins, notamment du fait de ses revendications surprenantes en mer de Chine méridionale – elle réclame une souveraineté maritime jusqu’au côtes de Bornéo ! En ce qui concerne le Japon, le conflit porte plus raisonnablement sur les îles Senkaku – ou en chinois Diaoyutai – archipel inhabitable situé au nord-est de Taiwan, dont la Chine revendique la souveraineté, et sur les îles Okinotori, situées à 1700 kilomètres au sud de Nagoya, donc fort éloignées des côtes chinoises. Pékin ne revendique pas ces quelques cailloux inaccessibles, mais nie la souveraineté de Tokyo, qui apporte au Japon une importante zone économique exclusive (ZEE). Shintarô Ishihara évoque ces conflits territoriaux dans dix chroniques, soit dans près de quatre références à la Chine sur dix (38%). Dans « Un phare qui n’est pas sur les cartes marines » (Kaizu ni noranai tôdai), chronique datée du 3 février 2003, il conteste les revendications chinoises sur les îles Senkaku, réapparues selon lui après le règlement du différend en faveur du Japon et surtout après la découverte de pétrole dans les sous-sols environnants. Il fait de même le 5 avril 2004 dans « Mémo personnel sur les îles Senkaku » (Senkaku shotô ni kansuru shiteki memo). Dans chacun de ces textes, il critique violemment l’attitude du gouvernement japonais, et plus particulièrement du Ministère des affaires étrangères, qui refuse de reconnaître les phares que de jeunes japonais envoyés par « nous la Seirankai » et « l’association politique de droite Nihon seinen sha » ont construit en 1978 puis en 1996 sur une autre île. Pour le Ministère, « il est trop tôt », malgré le danger que représente un phare opérationnel qui n’est pas sur les cartes marines. Pour Shintarô Ishihara, navigateur dans l’âme, « ce n’est rien d’autre qu’une omission traîtresse (haishin teki fusakui), similaire à l’indifférence portée au sauvetage des nombreux compatriotes détenus en Corée du Nord. » (Ishihara, 2006, p.94). D’autant plus que ce phare, dont il avoue pourtant qu’il a été construit par des jeunes nationalistes, a pour lui été « cotisé et construit sur le territoire national par la nation (kokumin) » (ibid., p.94). Dans son texte de 2003, il s’attaque également en des termes très virulents au renouvellement de la location par le gouvernement japonais des îles Senkaku en janvier 2003117. Pour lui, il devrait suivre la volonté du peuple et les revendiquer officiellement : « Si le Ministère des affaires étrangères ne reconnaît pas ce bien commun à tous qui a été érigé par la volonté de la nation (kokumin) sur ce territoire [les phares], alors ce serait un abus de confiance envers la nation-Etat (kokka kokumin), l’approbation tacite de l’abandon de l’intérêt national, c’est-à-dire rien d’autre qu’une trahison. » (ibid., p.25) En 2004, s’exprimant quelques jours après un débarquement d’activistes chinois sur les îles Senkaku118, il évoque le cas des îles Spratley et Paracel, que la Chine réclame respectivement au Viêt-nam et aux Philippines, et accuse la Chine d’avoir « semé en pleine mer des pièces anciennes et des débris de poterie chinoise » pour appuyer ses revendications territoriales d’une justification historique selon laquelle ces îles étaient « sous domination chinoise depuis les temps anciens » (ibid., p.93). Ce qui l’amène à élargir son propos aux îles Senkaku : « Nul doute que la bande qui a violé cette fois les îles Senkaku

117 Depuis 1972 – date du retour de la souveraineté japonaise sur Okinawa, archipel et préfecture dont relèvent ces îles – l’archipel des Senkaku est loué par le gouvernement japonais à des familles japonaises qui le possèdent. 118 Un comportement relativement fréquent, encouragé ou à tout le moins soutenu par le gouvernement chinois, ce en quoi Ishihara considère que la Chine « dépasse les limites de la tolérance dans son impolitesse envers le Japon. » (Ishihara, 2006, p.199). 150 LASSALLE Olivier _2008 IV/ Le Japon et le monde

aussi, en plus d’avoir détruit les installations existantes, a semé des objets quelconques en pleine mer en guise de preuve historique pour le futur. » (ibid., p.94). Dans « Tokyo protège le territoire de ses propres mains » (Tôkyô wa mizukara no te de kokudo wo mamoru), chronique du 7 février 2005, il revient à nouveau sur la question des îles Senkaku, et expose son plan pour asseoir la souveraineté japonaise : il veut y envoyer les FAD. Cette position sans concession sur les îles Senkaku est naturellement partagée par tous les nationalistes japonais, comme Yoshinori Kobayashi qui en dessinant une carte du Japon insiste sur le fait que le territoire national s’étend bien jusqu’à ces îles. Mais elle n’est pas le fait uniquement des nationalistes. Mineo Nakajima, par exemple, déplore le fait que « depuis qu’il a renoué des relations diplomatiques avec la Chine, il y a de cela trois décennies, le Japon se contente sans plus réfléchir d’afficher sa bonne entente avec son voisin », et aimerait que le Japon ose plus s’affirmer, notamment sur la question des Senkaku (Nakajima, 2005, p.40). Quant aux îles Okinotori, Shintarô Ishihara les évoque tout particulièrement dans la chronique « Le sens stratégique des îles Okinotori » (Okinotori shima no senryakuteki imi), datée du 6 juin 2005. Dans cette colonne, écrite au retour d’un voyage sur ces îles, il reconnaît qu’elles ne sont pas vraiment une « île » selon les critères de l’Organisation des Nations Unies (ONU)119, ce qui est contraire à la position officielle du gouvernement japonais, qui se base sur la qualité d’île de cet archipel pour revendiquer une ZEE. Mais pour Shintarô Ishihara, ces arguties juridiques ne sont pas pertinentes. Ce qui compte réellement est le fait que « nos ancêtres ont déjà, à partir de l’an 14 de Shôwa [1940], lancé des fonds dans cet atoll des mers lointaines, et pris des mesures pour les possibilités du futur ». Plus récemment, des digues en béton ont été construites pour le protéger de l’engloutissement, et « même une habitation de trois étages » (Ishihara, 2006, p.162), ce qui représente un investissement total de 55 milliards de yen, dont 11 à la charge de Tokyo120 (environ 550 millions et 110 millions d’euros). Et donc, « Cette vérité historique ne peut être niée par un traité postérieur et approximatif des Nations Unies. Un pays a une histoire, et cela la tardive ONU ne peut le nier. Le problème réside dans le manque de sensibilité (donkansa) et le défaut de continuité de la politique qui tout en construisant ces équipements a négligé leur conservation et leur exploitation. » (ibid., p.163) Shintarô Ishihara est conscient, cependant, que cet attachement viscéral à quelques rochers inhabitables perdus au milieu de l’océan est difficilement compréhensible, comme pour ce journaliste de Newsweek qui « a écrit de mon dernier voyage à Okinotori en tant que gouverneur de Tokyo que c’était un numéro politique ayant pour dessein une provocation envers la Chine, mais celle qui continue à provoquer le Japon avec diverses conduites illégales, n’est-ce pas la Chine ? » (ibid., p.163). A ceux-là, il explique le sens stratégique de ces îles : situées à mi-chemin entre la « base stratégique américaine » de Guam et Okinawa, « base importante qui supporte Guam » – et aussi, mais il ne l’évoque pas, entre Guam et Taiwan – elles sont importantes non seulement pour le Japon et les Etats-Unis, mais également pour la Chine dans sa quête de « suprématie sur le Pacifique occidental » (ibid.,

119 La Convention des Nations Unies sur le droit de la mer de 1973 stipule qu’une île est « une zone de terre formée naturellement, entourée d’eau, qui est au-dessus de la mer à marée haute », et que les « rochers qui ne peuvent soutenir une habitation humaine ou une vie économique propre n’ont aucune zone économique exclusive. » Les « îles » Okinotori sont très proches de cette seconde description. 120 Cet archipel, situé à l’extrême sud du Japon, à la latitude du nord des Philippines, relève administrativement de la préfecture de Tokyo. LASSALLE Olivier _2008 151 Shintarô Ishihara et le nationalisme japonais

p.164). Ainsi, en réalité les missions scientifiques chinoises qui font régulièrement des incursions dans les eaux japonaises autour des îles Okinotori ne sont pas des études sous- marines mais « ne sont autres que pour le déploiement stratégique basé sur les sous-marins de la Chine, qui pour la suprématie sur le Pacifique occidental ne reculera pas devant un conflit avec les Etats-Unis. » (ibid., p.164). Au rythme actuel de développement de la flotte sous-marine chinoise, Shintarô Ishihara prévoit que les Etats-Unis seront dépassés « dans dix ans », ce qui représentera une « épineuse nouvelle situation pour le Japon » (ibid., p.164). En conséquence, il faut réaffirmer la souveraineté japonaise sur les îles Okinotori, et montrer qu’elle est effectivement exercée en les mettant en valeur. Shintarô Ishihara annonce donc dans « Le sens stratégique des îles Okinotori » et « Tokyo protège le territoire de ses propres mains » un plan du gouvernement de Tokyo pour y développer la pêche, les eaux entourant ces îles étant riches, et pour produire de l’énergie sur place grâce à une nouvelle méthode utilisant les différences de température dans l’eau de mer. Ces activités économiques permettraient d’appuyer décisivement les revendications japonaises d’une ZEE autour des îles, et donc « je pense que dans un premier temps cette opération de pêche doit être mise en place sans tenir compte de sa rentabilité économique. » (ibid., p.145). Et si le gouvernement ne soutient pas ce projet, « pour le prestige de la nation (kokka) et la protection du territoire », lui le fera depuis Tokyo via une collecte populaire. Sa conclusion, la même dans chacun de ces textes, est alarmiste : « Nous devons mettre en pratique pour la protection de ce territoire qui est notre patrimoine cet axiome du monde (yo no kôri) qui veut que ‘le ciel n’aide que ceux qui s’aident’. » (ibid., p.146). Les critiques que Shintarô Ishihara adresse à la Chine, les mises en garde qu’il fait contre son « aventurisme militaire » et le danger qu’elle représente pour le Japon, s’apparentent immanquablement à la construction d’un ennemi national, contre lequel il voudrait mobiliser l’énergie de la nation, via le gouvernement qui la représente – une attitude qui le rapproche du nationalisme.

3- La Corée : un tumultueux voisin

L’attitude du Japon face à la Corée est, de la même manière que face à la Chine, plutôt surprenante. Dans l’après-guerre, la Corée du Sud a été un partenaire économique important – c’est la guerre de Corée qui a permis le décollage économique japonais dans les années 1950 –, et avant cela, sur un plan historique, c’est de Corée, intermédiaire avec la Chine, que vient une bonne partie de la culture et de la civilisation japonaises. Peut-être peut-on donc qualifier également la relation nippo-coréenne d’œdipienne. Quoiqu’il en soit, là encore les mêmes causes ont produit les mêmes effets : voisin immédiat de l’archipel sur le continent, la Corée a longtemps attiré les convoitises japonaises, jusqu’à ce que ces e espoirs soient réalisés à l’extrême fin du 19 siècle. Les cinquante années d’occupation japonaise ayant été violentes et mal vécues par la population, les immigrés coréens au Japon discriminés et souvent mal traités121, dans l’après-guerre c’est le ressentiment envers le Japon qui domine en Corée. Inversement, et de la même manière qu’avec la Chine, les Japonais n’apprécient pas les critiques et les revendications coréennes, et au Japon également l’hostilité envers la Corée est prégnante. Ce à quoi vient rapidement s’ajouter

121 Sur les mauvais traitements réservés aux immigrés coréens au Japon avant la Seconde guerre mondiale, voir Pons, 1999, p.172-174. 152 LASSALLE Olivier _2008 IV/ Le Japon et le monde

l’antipathie pour le régime communiste qui s’installe en Corée du Nord. Aujourd’hui encore, 40,9% des personnes interrogées disent ne pas ressentir de sympathie (16% aucune sympathie) envers la Corée du Sud, contre 57,1% qui disent en ressentir (voir annexe 13). Ces chiffres sont nettement moins défavorables que pour le cas de la Chine, mais restent assez mauvais. Il faut noter cependant que la sympathie pour la Corée du sud est en augmentation constante depuis 2000, et que la partie la plus jeune de la population – les moins de 50 ans, c’est-à-dire la génération d’après-guerre – a une bien meilleure image de la Corée du Sud (62,7% de sympathie contre 36,6% en moyenne) que les autres, et particulièrement les plus de 70 ans, qui se distinguent avec seulement 46% de sympathie (Bureau du gouvernement, 2008b). Les nationalistes ne sont pas en reste sur la question de la Corée, que ce soit le régime capitaliste et démocratique du sud ou la dictature stalinienne du nord. Une certaine xénophobie – voire du racisme – joue son rôle de la même manière que pour la Chine. Mais « au contraire du cas de la Chine, dont l’économie et la capacité militaire en croissance rapide sont perçus comme une menace, ou de la Corée du Nord qui est associée au kidnapping de citoyens japonais, aux missiles et au développement d’armes nucléaires dans les médias japonais, la construction de la Corée du Sud comme la menace / l’ennemi du Japon n’est pas facile à saisir. » (Sakamoto & Allen, 2007). Pourtant, l’existence même et surtout le succès important (plus de 650.000 ventes) du manga Kenkanryû (Haïr la vague coréenne)122, démontrent que l’anti-coréanisme est bien présent dans la société japonaise. Selon Rumi Sakamoto et Matt Allen qui l’étudient, le succès de cet ouvrage est aussi lié au « contrecoup du matraquage médiatique de la ‘vague coréenne’ (hanryû) que le Japon traversait, et en fait traverse toujours »123 (ibid.), au climat général de révisionnisme historique – qui ici utiliserait la question des femmes de réconfort –, et à une réaction des internautes japonais contre les médias dominants qui ont refusé de publier cet ouvrage. Par ailleurs, « il est utile de préciser aussi que la consommation ne devrait pas nécessairement être assimilée avec l’acceptation du contenu d’un produit. » (ibid.). Quoiqu’il en soit, il est indéniable que ce courant, s’il n’est sans doute pas très important, reste présent. A l’instar de Yoshinori Kobayashi, il s’exprime tout particulièrement dans la crispation japonaise sur les îles Takeshima (Dokto en coréen) sur lesquelles la Corée du Sud réclame la souveraineté. Shintarô Ishihara, lui, n’évoque quasiment pas la Corée du Sud. La seule mention directe que l’on peut trouver est dans Voice of Asia, où il estime qu’il faut prendre en compte la position de la Corée du Sud dans l’élaboration de toute politique envers Pyongyang (Ishihara & Mahathir, 1995, p.144). On pourrait soutenir que l’absence de toute référence témoigne précisément du mépris que Ishihara porterait aux sud-Coréens, mais cela relèverait du procès d’intention. Le seul véritable argument qui pousserait du côté d’une certaine xénophobie de Shintarô Ishihara à l’encontre des sud- 124 Coréens, est sa fameuse « petite phrase » sur les sangokujin . Le scandale remonte au 9 avril 2000, quand dans un discours aux FAD de Tokyo, Ishihara les appelle, en cas de tremblement de terre majeur, à prêter attention à d’éventuels troubles provoqués par les sangokujin. Cette déclaration a provoqué un retentissant tapage, tant l’utilisation de ce

122 Il s’agit bien là de la Corée du Sud, et non pas de la Corée du Nord ou de la péninsule dans son ensemble. Le caractère kan (￿) est utilisé pour se référer à ce pays uniquement. 123 Cette vague est née en 2003 après le succès foudroyant de la série télévisée coréenne Winter Sonata, et ne s’est toujours pas apaisée. La série Winter Sonata a été déclinée dans tous les formats possibles, du film aux séries limitées de pachinko. 124 Sangokujin (￿￿￿), littéralement « gens des trois pays », est un terme méprisant utilisé à l’époque de la guerre et dans l’immédiat après-guerre pour désigner les immigrés de Corée du Sud, Taiwan et de Chine. LASSALLE Olivier _2008 153 Shintarô Ishihara et le nationalisme japonais

terme très connoté et cette mise en garde rappelaient de mauvais souvenirs, en particulier les sanglantes émeutes anti-coréennes après le tremblement de terre du Kantô (région de Tokyo) de 1923125. Shintarô Ishihara a toujours refusé de s’excuser, estimant que ses propos auraient été mal retranscrits par les médias, ce que confirme Hiromi Nishizu. En rapportant la phrase « En cas de désastre majeur, on peut supposer aussi des troubles liés aux nombreux sangokujin clandestins »126 (Shimura, 2001, p.56), les médias auraient oblitéré le mot « clandestins », ce qui change quelque peu le sens de la phrase. L’idée reste globalement la même cependant, et surtout Shintarô Ishihara ne nie aucunement son utilisation ; simplement, il affirme que dans son esprit il signifie simplement « étranger », et n’est aucunement méprisant. Mais on peut légitimement en douter. Qui plus est, sa mise en garde aux relents racistes, si elle a été relativement oubliée par rapport au scandale provoqué par le terme sangokujin, subsiste. Le discours nationaliste, et celui de Shintarô Ishihara en particulier, se porte en réalité plus sur la Corée du Nord que sur son voisin démocratique du sud. Les relations entre le Japon et ce pays, inexistantes au niveau étatique, sont très mauvaises depuis longtemps. Il est bien sûr difficile d’avoir une idée correcte de l’opinion sur le Japon de la population nord- coréenne mais l’Etat nord-coréen est lui très agressif envers le Japon, basant son attitude sur le souvenir de la guerre. Du côté japonais, au racisme qui touche également la Corée du Sud ou la Chine, au contrecoup des critiques contre le comportement du Japon pendant la guerre, viennent s’ajouter l’aversion pour la dictature communiste de Pyongyang et la réaction aux menaces et agressions diverses perpétrées par cet Etat. Significativement, les sondages annuels du Bureau du gouvernement japonais sur les relations internationales, très bien formatés, prennent une forme différente pour la Corée du Nord : les questions posées ne sont pas le degré de sympathie et de satisfaction dans les relations avec ce pays, comme c’est pourtant le cas – avec des questions exactement identiques – pour les Etats- Unis, la Corée du Sud, la Chine, l’Inde, l’Europe, la Russie, l’Afrique, et même l’Amérique centrale et du sud et les Caraïbes ! En ce qui concerne la Corée du Nord, l’hostilité et l’insatisfaction de la population semblent acquises, aussi l’enquête ne porte-t-elle que sur les causes de cette attitude. Ainsi, la question posée est : « Etes-vous intéressé (kanshin wo motsu) par ces questions concernant la Corée du Nord ? », et différents problèmes sont proposés. Les trois réponses les plus citées sont dans l’ordre le « problème des otages japonais » (88,1%), le « problème nucléaire » (69,9%), le « problème des missiles » (51,5%). Ensuite viennent entre autres le système politique (41,2%), les « comportements illégaux comme l’importation secrète de drogues » (44,1%), les relations nord-sud (20,7%)… et enfin le tourisme, à 4% (Bureau du gouvernement, 2008b ; voir annexe 14). L’hostilité envers la Corée du Nord est donc générale dans la société japonaise, et les nationalistes, en particulier Shintarô Ishihara – dont on connaît l’anticommunisme –, n’échappent pas à la règle. C’est le troisième thème le plus évoqué dans ses chroniques, derrière la Chine et les Etats-Unis, avec 17 mentions. Dans ces nombreux textes, il attaque la Corée du Nord dans des termes très forts, souvent répétitifs et peu argumentés. Ce qui souligne encore une fois que l’hostilité envers ce régime est acquise, qu’il n’est pas nécessaire de convaincre les lecteurs. Shintarô Ishihara évoque ainsi « le gouvernement diabolique de Corée du Nord », cette « dictature grotesque », ce « pays voisin de la

125 Après ce tremblement de terre d’une magnitude de 8 sur l’échelle de Richter, qui a fait plus de 100.000 morts, des rumeurs disant que les Coréens profitaient du chaos pour piller et empoisonner les puits se sont répandues. Les émeutes qui ont suivi ont fait environ 300 morts (dont 231 Coréens) selon les chiffres officiels du gouvernement japonais, 6.600 selon le quotidien coréen Dong A Ilbo (Pons, 1999, p.173). 126 « ￿￿￿￿￿￿￿￿￿￿￿￿￿￿￿￿￿￿￿￿￿￿￿￿￿￿￿￿￿￿￿￿ » 154 LASSALLE Olivier _2008 IV/ Le Japon et le monde

folie » (Ishihara, 2006, p.7), ce « pays voisin malfaisant et grotesque » (ibid., p.16), « la passéiste et grotesque dictature nord-coréenne, semblable à l’Irak » (ibid., p.29), la « dictature terroriste nord-coréenne » (ibid., p.32), le « pays dont la malveillance est révélée dans des formes variées » (ibid., p.37), « ce pouvoir grotesque [qui] va crever dans la misère » (ibid., p.37), ou encore « ce pays voisin relevant du banditisme », « cet état bandit » (Ishihara, 2006f). Pour lui la chose est claire : avoir dans son voisinage immédiat un tel régime, « n’est-ce pas une réalité proche du cauchemar ? » (Ishihara, 2006h). Plus sérieusement, Shintarô Ishihara évoque également les différents thèmes qui le préoccupent. Ses deux thèmes favoris sont, à l’instar de la population japonaise dans son ensemble, la question des otages japonais (évoquée deux fois sur trois environ) et celle du nucléaire (une fois sur trois). Vient ensuite, loin derrière, la question des drogues que la Corée du Nord ferait entrer au Japon. Le principal texte consacré à la question des otages japonais en Corée du Nord127 est « Les larmes d’une jeune fille » (Shojo no namida), chronique datée du 4 novembre 2002. Partant d’une interview diffusée par le gouvernement nord-coréen de la fille de Megumi Yokota 128, Shintarô Ishihara joue sur la corde de l’émotion provoquée par cette vidéo, insistant sur le fait qu’il s’agissait bien de « vraies larmes » (Ishihara, 2006, p.8), et citant les contes pour enfants évoquant des enlèvements : cela arrive vraiment à présent. Et donc, pour lui, il est impossible de ne pas haïr les responsables de telles horreurs. Sur un plan plus large, il critique violemment l’attitude du gouvernement japonais, qui selon lui ne fait pas assez, voire rien, pour sauver ses citoyens enlevés. Affirmant lui que le chiffre des otages se monte à « plus de cent » (ibid., p.29), il déplore « l’attitude proche de l’inaction » du gouvernement japonais, malgré le fait que cette question met en jeu selon lui « l’honneur de la nation » (ibid., p.19-20). Ainsi, il oppose l’attentisme du gouvernement japonais – qui fait raccompagner à la frontière par un fonctionnaire le fils de Kim Jong-Il après qu’il est entré illégalement au Japon, plutôt que de s’en servir comme d’un moyen de pression pour régler la question des otages (Ishihara, 2002, p.201) – à la détermination impressionnante de son homologue américain confronté à un cas semblable : « Autrefois, pour récupérer une Américaine qu’un chef de tribu arabe avait enlevée et enfermée dans son harem, Théodore Roosevelt a envoyé un vaisseau de guerre, commencé une guerre, et l’avait récupérée. C’est peut-être une hyperbole, mais ça, c’est une nation (kokka). » (Ishihara, 2002, p.160) Quant à la question de l’armement nucléaire de la Corée du Nord, suivie avec une attention toute particulière au Japon, pour Shintarô Ishihara elle est réglée : la Corée du Nord possède déjà l’arme nucléaire. Il insiste donc régulièrement sur le danger que cela fait peser sur le Japon en particulier, et l’Asie orientale en général : « La guerre froide, qui avait pour scène principale l’Europe, s’est terminée, mais en Asie orientale l’existence de la Corée du Nord, nation terroriste (tero kokka) qui possède déjà jusqu’à l’arme nucléaire, et de la Chine qui la soutient, nous apporte en vérité une tension plus importante qu’à l’époque de

127 Entre 1977 et 1983, les services secrets nord-coréens ont enlevé, au Japon, 16 citoyens Japonais (huit hommes et huit femmes) selon le gouvernement japonais, 13 selon le gouvernement nord-coréen, et peut-être en réalité jusqu’à 70 ou 80 personnes. Il semble qu’ils aient été enlevés pour enseigner le japonais dans des écoles des services secrets nord-coréens, pour subtiliser leur identité, ou simplement parce qu’ils avaient surpris des agents nord-coréens en action au Japon. 128 Megumi Yokota est la plus jeune des otages japonais en Corée du Nord : elle a disparu en novembre 1977 à 13 ans seulement. D’après le gouvernement nord-coréen, elle se serait suicidée en Corée du Nord en mars 1994, thèse qui reste contestée par ses parents notamment. Avant cela, en captivité, elle avait épousé un sud-coréen lui aussi otage ; son mari et leur fille, née en Corée en 1987, y sont toujours retenus. LASSALLE Olivier _2008 155 Shintarô Ishihara et le nationalisme japonais

la guerre froide. » (Ishihara, 2006, p.153). Evoquant à plusieurs reprises les menaces nord- coréennes contre le Japon, il se fait rassurant sur la capacité japonaise à répondre à une éventuelle attaque : « Si les missiles de la Corée du Nord étaient utilisés contre le Japon, notre pays a le droit en tant que nation de mettre en œuvre une défense et des représailles, et en a aussi largement les capacités. Les dignitaires de Corée du Nord font des déclarations selon lesquelles si le Japon, se basant sur le problème des rapts, mettait en place des sanctions économiques, en un instant ils feraient du Japon une mer de feu, mais il est douteux qu’ils aient de telles capacités militaires et même si l’on suppose que c’est le cas, ils ne sont pas stupides au point de véritablement faire cela ; et même s’ils le faisaient les Etats-Unis, suivant le traité de sécurité nippo-américain, devraient mettre en œuvre des représailles. » (Ishihara, 2006f) Mais, plus souvent, Shintarô Ishihara se fait alarmant et met en doute la volonté des Etats- Unis de venir aider le Japon : « Les Japonais devraient savoir que si le conflit avec la Corée du Nord éclatait, la garantie que les Etats-Unis prendraient leurs responsabilités et iraient défendre le Japon n’est écrite clairement nulle part dans le traité de sécurité. Si comme elle l’annonce depuis quelque temps la Corée du Nord allait faire du Japon une mer de feu […], en vérité il n’y aurait aucun pays aux alentours pour compatir à l’anéantissement du Japon par une invasion extérieure. » (Ishihara, 2006, p.30) Enfin, Shintarô Ishihara accuse régulièrement la Corée du Nord de faire entrer au Japon de grandes quantités de drogues, et même du bacille du charbon, ce qu’il appelle du « terrorisme chimique », dans le but de corrompre « le corps et l’esprit des jeunes japonais » (Ishihara, 2002, p.159). « Cette nation terroriste qu’est la Corée du Nord » (ibid., p.162) utiliserait ainsi la même technique envers le Japon que les Occidentaux envers la Chine pendant la guerre de l’opium et que le Japon en Mandchourie : s’enrichir tout en affaiblissant la résistance ennemie par la diffusion la plus large possible de l’usage des drogues. D’ailleurs, « puisque cela est fait selon la volonté et sous le commandement de la nation adverse (aite kokka), si ce n’est pas une guerre qui est en cours, qu’est-ce donc ? » (ibid., p.159). S’il ne se prive donc pas de critiquer la Corée du Nord, Shintarô Ishihara évoque également quelques fois ses solutions pour régler cette situation dramatique. En premier lieu, il est évident pour lui qu’une politique de rapprochement avec ce régime communiste dictatorial n’est absolument pas la solution. Il l’a exprimé de manière choquante en septembre 2003, quand le groupe nationaliste terroriste de Ichirô Murakami, l’Armée des volontaires pour punir les traîtres (Kenkoku giyûgun kokuzoku seibatsukai) a déposé une bombe à retardement dans la maison de Hitoshi Tanaka, à l’époque vice-ministre des affaires étrangères chargé des relations diplomatiques avec la Corée du Nord et initiateur d’une politique de rapprochement. Interrogé sur cet attentat manqué, Shintarô Ishihara a répondu aux journalistes que Tanaka « le méritait » (Takahashi, 2003). A l’opposé de la négociation, Ishihara prend position pour une politique déterminée, et se fait même menaçant envers Pyongyang. Ainsi, interrogé sur la question des otages, il déclare à la télévision en 2002 : « Nous devrions arrêter de tergiverser et sortir tout le monde de là, même si cela signifie entrer en guerre avec la Corée du Nord. C’est ce que je ferais si j’étais Premier ministre. » (Nathan, 2004, p.196-197).

156 LASSALLE Olivier _2008 IV/ Le Japon et le monde

Le 3 mars 2003, dans « Comment aborder la guerre en Irak » (Iraku sensô wo dô toraeru ka), il s’applique à faire un parallèle entre la Corée du Nord et l’Irak de Saddam Hussein sur le point d’être attaqué par les Etats-Unis129. Critiquant longuement l’inhumanité de la dictature irakienne, en des termes qui rappellent ses attaques contre la Corée du Nord, il finit par affirmer que « ce sont deux nations (kokka) qui appartiennent précisément au même axe » (Ishihara, 2006, p.29). Dans sa conclusion, le sous-entendu est le même : « Nous avons façonné [le Japon] ainsi avec notre facile décharge de responsabilité d’après-guerre. C’est le moment de comprendre que la question de savoir comment aborder l’attaque américaine en Irak, est en réalité intimement liée à notre sécurité. Le ciel n’aide que ceux qui s’aident. » (ibid., p.30) Dans ce texte, tout reste de l’ordre du sous-entendu. Mais Shintarô Ishihara soutient clairement la guerre en Irak – même s’il ne dit pas explicitement souhaiter que le Japon y participe –, puis il s’applique à comparer l’Irak avec la Corée du Nord : manifestement, cette guerre américaine est pour lui un précédent utile pour une intervention militaire future en Corée du Nord. Dans « Les larmes d’une jeune fille », il était encore plus clair, presque menaçant : « A cet instant il faut savoir si nous laissons durer ainsi une aide et une coopération inutiles, et si nous laissons subsister ce pays barbare et grotesque. » (Ishihara, 2006, p.10). Shintarô Ishihara, sur la Corée du Nord comme sur la Chine, s’exprime donc de manière très violente, sa position est loin de toute modération. La construisant en véritable ennemi de la nation, il émarge incontestablement dans les rangs du nationalisme. Pour autant, il ne faudrait pas oublier que cette attitude, si elle est extrême dans l’absolu, ne l’est pas tant relativement au cadre japonais, et que nombre de Japonais bien éloignés du nationalisme sur d’autres sujets, se sont pas en désaccord avec ses idées sur la Corée du Nord.

4- L’Asie sans complexe

L’attitude japonaise envers l’Asie est surprenante au regard de l’hostilité qui domine face à la Chine et la Corée du Nord, et qui reste prégnante envers la Corée du Sud. Depuis la fin des années 1980 en effet, c’est-à-dire depuis le début de la crise économique et la fin de la guerre froide, la crise identitaire qui s’étend au Japon a eu pour résultat une volonté certaine de retour vers l’Asie qui se traduit par un asiatisme certain. « Après un demi-siècle d’efforts en vue de rattraper l’Occident, [les Japonais] n’étaient plus sûrs de ce qu’ils avaient gagné à l’imiter et s’interrogeaient, en voyant émerger la Chine, sur l’opportunité de retourner vers une Asie avec laquelle ils avaient pris leurs distances depuis l’ère Meiji. » (Bouissou, 2007, p.475). D’après John Nathan, ce retour de l’Asie dans les consciences japonaises se traduit depuis la décennie 1990 par un important « boom » du chinois, qui a tendance à rattraper l’anglais. Les écoles de chinois, un peu partout au Japon, se multiplient, signe que des Japonais de plus en plus nombreux se tournent non plus vers les Etats-Unis, mais vers la e Chine et, par extension, l’Asie. L’asiatisme de la fin du 20 siècle se traduit également en politique : à l’été 1993 notamment, le Premier ministre Hosokawa dit « non » aux Etats-Unis dans des négociations commerciales, fait assez rare pour être mentionné. Parallèlement, il présente ses excuses à l’Asie pour la « guerre d’agression » japonaise, qu’il est le premier à reconnaître officiellement comme telle. Selon Nobuo Noda, cette double nouveauté est le 129 L’invasion américaine commencera le 19 mars. LASSALLE Olivier _2008 157 Shintarô Ishihara et le nationalisme japonais

symbole de l’asiatisme naissant au Japon, que les médias et la population ont largement approuvé (Noda, 1995). Shintarô Ishihara ne s’est pas tenu à l’écart de ce mouvement. Il l’a même devancé, s’étant fait le héraut de l’asiatisme, économique et politique, dès les années 1980. On en trouve trace dans Le Japon sans complexe : la volonté qui y est affichée de s’éloigner des Etats-Unis ne peut se traduire, concrètement, que par un rapprochement avec l’Asie. C’est surtout dans Voice of Asia que l’asiatisme de Shintarô Ishihara s’exprime. Deux faits sont révélateurs : le titre original, en japonais, de cet ouvrage est "NO"￿￿￿￿￿ ￿￿ (« No » to ieru ajia), c’est-à-dire « L’Asie qui peut dire ‘non’ », transposition exacte du titre original du Japon sans complexe ; par ailleurs, Voice of Asia est coécrit avec le Premier ministre de Malaisie Mohamad Mahathir, « chantre des ‘valeurs asiatiques’ à forte tonalité anti-occidentale » (Bouissou, 2007, p.528). Celui-ci, dans la première partie de Voice of Asia, résume sa conception de l’asiatisme : « Nous ne deviendrons peut-être pas le centre du monde, mais nous devrions au moins être le centre de notre partie de celui-ci. Nous devons nous engager à faire en sorte que l’histoire de l’Asie orientale soit faite en Asie orientale, pour l’Asie orientale, et par des Asiatiques orientaux. » (Ishihara & Mahathir, 1995, p.16) Shintarô Ishihara ne l’exprime pas aussi clairement, mais partage cette idée. Il affirme ainsi que « le siècle de l’Asie est à portée de mains » (ibid., p.21), puisque suite au déclin économique de l’Occident, l’Asie va être désormais la base de la prospérité mondiale. Et donc, naturellement, « le Japon devrait vivre en harmonie avec l’Asie » (Ishihara & Morita, 1989, p.52). Cependant, au vu de tous les autres écrits de Ishihara, on peut douter de la sincérité de son sentiment de proximité envers l’Asie. Il est plus que probable qu’il ne voie l’asiatisme que comme une solution pour sortir le Japon de la soumission aux Etats-Unis qu’il déplore, et que s’il choisit l’Asie, c’est un choix rationnel fait pour le bien du Japon. Il l’exprime d’ailleurs clairement dans Le Japon sans complexe : « Le Japon ne peut pas rester prospère sans le reste de l’Asie. Nous avons besoin de l’Asie plus que nous avons besoin des Etats-Unis. » (Ishihara & Morita, 1989, p.60). Reste que, quelles que soient ses véritables motivations, Shintarô Ishihara affiche un asiatisme certain, qui s’exprime tant sur le plan économique, que sur un plan culturel et politique. En ce qui concerne l’économie, Shintarô Ishihara plaide dans « Les capacités du Viêt- nam » (Betonamu no kanôsei), chronique du 6 décembre 2004, pour une plus grande coopération économique du Japon avec le Viêt-nam, et fait l’éloge des Vietnamiens. Plus généralement, il affirme dans Voice of Asia qu’à présent que la guerre froide est terminée, le Japon doit « se désengager » de l’Occident et regagner l’Asie130, car « nos intérêts sont plus avec l’Asie qu’avec l’Amérique. » (Ishihara & Mahathir, 1995, p.32). Il note ainsi que les liens économiques entre le Japon et l’Asie sont de plus en plus importants, dans les deux sens, et que les exportations japonaises en Asie ont permis au Japon de résister à la crise américaine de 1993. Il cite également le rachat de Laox, fabricant japonais d’équipements audio, par le géant coréen Samsung131. Pour lui, « la nouvelle poussée est claire. » (ibid., p.32) : « La Grande sphère de co-prospérité asiatique de la Seconde guerre mondiale, soutenue comme elle l’était par l’armée et la marine impériales, ne pouvait être

130 Une idée qui rappelle le datsu-ô, nyû-a (« Quitter l’Occident, rejoindre l’Asie ») des panasiatiques des années 1930, qui avaient renversé la formule en vogue à l’époque Meiji datsu-a, nyû-ô (« Quitter l’Asie, rejoindre l’Occident ») (Doak, 1994, p.xxv). 131 Une posture pour le moins surprenante au regard des critiques qu’il formule dans « Retrouver le kokoroiki à tout prix » (9 janvier 2006) contre l’absence de « patriotisme » chez les techniciens de pointe de Toshiba débauchés par Samsung (Ishihara, 2006, p.200). 158 LASSALLE Olivier _2008 IV/ Le Japon et le monde

bienvenue. Mais maintenant, même si c’est imperceptible pour l’observateur inexercé, le Japon construit des liens positifs forts avec l’Asie orientale. » (ibid., p.35) « En versant autant d’investissements et de technologie que possible dans la région, les Japonais peuvent expier pour la guerre du Pacifique et donner de la substance à l’idéalisme pan-asiatique des années 1930. Nous ne serons pas le conseil d’administration de Asia, Inc., mais nous ferons notre part en solidarité avec nos collègues asiatiques. » (ibid., p.141) Concrètement, cette volonté de voir l’économie japonaise se tourner vers l’Asie se traduit par une apologie du East Asia Economic Caucus (EAEC), stratégie d’union pour résister à « la stratégie de Washington [qui] est manifestement de diviser pour régner. » (ibid., p.29). Shintarô Ishihara prend ainsi une position contraire à celle du gouvernement japonais, qui a officiellement refusé de participer à l’EAEC, cette zone de libre échange regroupant les pays de l’Association des Nations d’Asie du sud-est (ASEAN), la Chine, la Corée du Sud et donc éventuellement le Japon, proposée par le Premier ministre Mahathir mais qui ne s’est jamais concrétisée. Le 2 décembre 2002, dans la chronique « Pour des avions de transport de voyageurs asiatiques » (Ajia sei ryokakki wo), il fait le constat que les avions Boeing sont en partie japonais puisque certaines pièces sont produites au Japon, mais que le Japon ne produit pas d’avions 100% made in Japan, malgré le fait qu’il y aurait de grands débouchés en Asie ou pour les vols intérieurs. Il propose donc une coopération avec l’Inde, la Malaisie, l’Indonésie et Taiwan – mais pas la Chine, affublée de deux méprisants shina, ni la Corée du Sud qui n’est pas mentionnée – sur le modèle d’Airbus en Europe : « Des avions asiatiques volant dans le monde entier seraient le symbole de la collaboration et de la solidarité de l’Asie et permettraient aux asiatiques de retrouver fierté et confiance en eux. » (Ishihara, 2006, p.15). Mais, tout au long de Voice of Asia, Shintarô Ishihara et Mohamad Mahathir mettent clairement en garde leurs lecteurs : « L’Amérique et l’Europe ne vont pas rester inactifs alors que l’Asie monte vers la prééminence économique. » (Ishihara & Mahathir, 1995, p.50) ; « Les Européens et les Américains rêvent encore d’une gloire passée. Certains Asiatiques disent que l’Occident va bientôt se réveiller et que nous devons être discrets et patients. Je pense que nous devons nous préparer à l’avance, de crainte que leur rêve devienne notre cauchemar. » (ibid., p.29). Ainsi, ils opposent toujours l’Asie à l’Occident, jouant en particulier du registre culturel, à travers notamment l’utilisation systématique des pronoms personnels « nous » (Asiatiques) et « eux » (Occidentaux). Tous les thèmes sont bons pour renforcer cette opposition, que ce soit le travail en groupe, c’est-à-dire penser aussi à la société et pas seulement à l’individu, une « seconde nature pour nous » (ibid., p.111) Asiatiques, et naturellement pas pour « eux » Occidentaux, ou encore la relation avec la mort : « nous » respectons les ancêtres, là où « eux » n’entretiennent plus de liens avec une personne après sa mort (ibid., p.113-115). Naturellement, cette opposition entre « eux » et « nous », puisque le Japon appartient au camp du « nous », conduit Shintarô Ishihara a expliquer à de nombreuses reprises que le Japon appartient bien à l’Asie et non pas à l’Occident, ou à un hypothétique camp intermédiaire. Il l’affirme sans équivoque : « Nous sommes partie de l’Asie et nous devons nous identifier à cette région. » (ibid., p.65) ; « Pendant la guerre froide le Japon était membre du camp occidental, une position anormale entièrement attribuable à la confrontation Est – Ouest polarisée sur le communisme. Géographiquement et spirituellement le Japon appartient à l’Asie. » (ibid., p.31). Il le réitère même en conclusion de sa dernière partie et de l’ouvrage entier : LASSALLE Olivier _2008 159 Shintarô Ishihara et le nationalisme japonais

« Des temples de Kyoto à la vénération confucéenne de la famille et de l’apprentissage, le Japon appartient à l’Asie. La plupart du temps cette identité n’est pas remarquée ; nous réagissons instinctivement comme les autres Asiatiques. Soucieux de nos ancêtres, nous devrions approfondir nos liens avec cette région. Nous pouvons accomplir beaucoup plus avec les autres Asiatiques que dans un ‘partenariat’ avec les Américains. Il y a une marée dans les affaires des hommes, disait Shakespeare, et c’est le moment du retour à la maison pour le Japon : les empires se sont effacés, remplacés par l’autodétermination politique et culturelle. L’Asie reprend sa place centrale sur la scène de l’histoire. A moins que le Japon ne comprenne ça, nous n’aurons aucun rôle dans le drame qui s’ouvre. » (ibid., p.159) La définition de l’Asie comme une entité culturelle unie, partageant une identité commune, est une mystification, mais cela ne semble pas arrêter Shintarô Ishihara. D’après Shin’ichi Kitaoka, cette tentative traduit un rejet de l’Occident : « Il n’est certes pas mauvais que le Japon réexamine ses liens avec l’Asie et entreprenne de les renforcer. Mais le danger serait qu’il leur accorde une importance excessive. Le mot Asie lui-même […] est une création européenne. L’Europe a hérité d’une civilisation assez homogène, fondée sur les traditions grecque et chrétienne. Mais il n’existe rien de tel en Asie, où les sphères culturelles sont multiples et issues de sources très diverses, entre autres la Chine, l’Inde et la Perse, qui ont développé des traditions religieuses et philosophiques aussi disparates que le bouddhisme, le confucianisme et l’islam. De sorte que, quand le Japon se dit asiatique, il ne fait que constater qu’il n’est ni européen ni américain. Il n’y a là rien qui puisse servir de fondement à la définition d’une identité nationale ou d’une ligne de conduite en politique étrangère. Et, plus encore qu’un intérêt soudain pour l’Asie, c’est à mon avis un rejet de l’Europe et des Etats-Unis qui transparaît dans la nouvelle popularité de cette idée fumeuse qui veut faire du Japon une nation asiatique. Un survol de l’histoire de l’Archipel depuis la fin de la période de fermeture, au XIXe siècle, montre que, chaque fois que le pays s’est tourné vers l’Asie, il l’a fait en réaction à une détérioration de ses rapports avec l’Occident. » (Kitaoka, 1993, p.2-3) Ce thème est très nettement présent dans Voice of Asia, aussi bien dans les parties de Mohamad Mahathir, dont la tonalité anti-occidentale est connue, que dans celles de Shintarô Ishihara. Ce dernier formule de vives critiques à l’encontre des sociétés occidentales, et prend acte de leur déclin. Il affirme ainsi que si la révolution industrielle a renversé la hiérarchie du passé où l’Asie était plus avancée que l’Europe, cela va bientôt changer : « La marée haute de l’histoire revient en Asie. Eclipsée pour deux siècles, la région a dépassé l’Ouest économiquement et est sur le point de le surpasser en tant que civilisation. Tout à fait comme les Asiatiques ont été inspirés par le modernisme occidental, l’Europe et l’Amérique du Nord vont à nouveau regarder vers l’est pour la sagesse. Il n’y a rien de honteux à embrasser une culture plus haute ; en fait, ce désir lui-même libère une énergie nouvelle pour le progrès. » (Ishihara & Mahathir, 1995, p.92) Ishihara attaque également l’Occident sous l’angle de la sécurité, notant que la criminalité est bien plus élevée en Europe et aux Etats-Unis qu’en Asie, « à l’exception de la

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Chine » (ibid., p.104), ou encore de la perversion morale qui s’y répand. Relatant une rencontre avec deux femmes hauts fonctionnaires de Thaïlande et des Philippines qui se plaignaient du tourisme sexuel, il emploie ainsi des termes très forts : « Même si elles déploraient […] les groupes d’hommes japonais qui viennent à Bangkok ou Manille pour le sexe, elles ont dit qu’au moins ils voulaient du sexe normal. Des milliers de dégénérés européens et américains achètent des enfants pubères à des familles pauvres d’Asie du sud-est […], en abusent cruellement et les abandonnent. […] Chaque pays a ses dégénérés, bien sûr. La question, c’est comment s’en occuper. » (ibid., p.100) Il cite alors l’exemple de l’Arabie Saoudite, où les exécutions sont publiques et les sentences très dissuasives : « La permissivité contre la sévérité. Ca vous fait réfléchir » (ibid., p.100), et suggère ainsi que l’Occident laisse faire ses « dégénérés » et ne s’en préoccupe pas. Shintarô Ishihara oppose donc clairement un Occident plein de défauts et de faiblesse à une Asie au potentiel énorme : « Tout bien considéré, les problèmes de l’Asie sont les douleurs et les souffrances mineures d’un Olympien puissant prêt à courir pour la médaille d’or, alors que les problèmes de l’Occident sont ceux d’un has-been pas en forme chancelant sur la touche. » (ibid., p.145). Enfin, Ishihara et Mahathir attaquent longuement l’Occident en se basant sur la religion, et opposent la tolérance religieuse asiatique à l’agressivité et au prosélytisme du christianisme : « Je suis convaincu que l’ère asiatique sera un temps de coexistence pacifique. Nous ne sommes pas une menace pour l’Europe ou l’Amérique du Nord. Nous ne ferons pas ce que l’Occident nous a fait. Contrairement aux suzerains coloniaux qui ont essayé de convertir les peuples indigènes au christianisme, quelle que soit la puissance qu’atteindra l’Asie, nous n’imposerons pas nos croyances aux autres. Ce n’est pas notre manière de faire. » (ibid., p.94) A l’inverse de Mahathir, Ishihara considère même que le christianisme est à l’origine du racisme des Occidentaux, qu’il « a encouragé la discrimination. » (ibid., p.94). Cependant, cela pouvant paraître contradictoire avec la tolérance religieuse qu’il prône, il prend soin de préciser qu’il ne critique pas la religion chrétienne dans son ensemble, mais plutôt le christianisme à ses yeux perverti qui est pratiqué en Occident : « Le christianisme n’a pas toujours été exclusif et critique. » A l’origine, il part de l’idée de l’amour ; la perversion du christianisme réside selon lui dans le passage de cette idée noble, à celle du « bien », beaucoup plus subjectif (ibid., p.96) : « Le christianisme tel que nous le connaissons aujourd’hui a été codifié par des Européens qui voyaient initialement les races de couleur comme des objets de pitié, mais la pitié a laissé place au mépris, à l’assujettissement et au massacre. Le doux Jésus de Galilée ne reconnaîtrait pas la foi qui dit le vénérer. A la racine du racisme européen et américain, j’en suis convaincu, est leur vénération d’un Dieu créateur monothéiste qui rabaisse les autres divinités et regarde les gens qui n’ont pas été ‘sauvés’ comme damnés. La religion est une construction humaine, une sorte d’idéologie. C’est peut-être à cause de changements doctrinaires au cours du temps, mais quelle que soit la cause, les Caucasiens qui croient que sous la bannière du christianisme on peut faire n’importe quoi – forcer les gens à renoncer à leur culture ou les tuer – souscrivent à une théologie pleine de défauts (flawed). » (ibid., p.97)

LASSALLE Olivier _2008 161 Shintarô Ishihara et le nationalisme japonais

Prévenant d’éventuelles critiques, il reconnaît qu’au Japon les shoguns ont bien persécuté les Chrétiens, mais pour lui ce n’était pas une question raciale : c’était une confrontation culturelle, déclenchée par la peur que l’autorité religieuse des Chrétiens surpasse l’autorité séculaire des shoguns. Et donc, « personne ne devrait suggérer de cet épisode que le Japon était moins civilisé que l’Europe. » (ibid., p.98). L’idée d’une identité, d’une unité de l’Asie face à l’Occident, se traduit chez Shintarô Ishihara et Mohamad Mahathir – comme chez le Singapourien Lee Kwan-Yew – par l’apologie des « valeurs asiatiques » censées remplacer pour l’Asie un modèle occidental qui ne lui serait pas adapté. Ce projet, lancé dans les années 1980 et aussitôt repris par les deux auteurs de Voice of Asia notamment, est une reconnaissance implicite de la remarque de Shin’ichi Kitaoka sur le manque d’unité de l’Asie : ces valeurs communes à l’Asie que l’on propose ainsi, seraient le ciment d’une identité asiatique en opposition à ce qui est perçu comme une identité occidentale unie. Pour Shintarô Ishihara, qui réfute tout anti- occidentalisme, elles sont la preuve et la conséquence du fait que l’Asie et l’Occident sont culturellement différents : « Nous ne haranguons pas l’Europe et l’Amérique à propos de la supériorité de la civilisation orientale, ni ne soutenons qu’elle seule explique notre surprenante croissance économique. Le Japon a grandement bénéficié de la science, de la jurisprudence occidentale, et ainsi de suite, et personne ne minimiserait cela. […] Nous portons peut-être des chemises Brooks Brothers et nous mangeons 132 peut-être du foie gras , mais nous restons des Asiatiques et cela ne changera jamais. De la même manière, aussi enchantés par l’Orient que puissent devenir les Européens et les Américains, il y a une limite à ce qu’ils peuvent absorber. C’est ainsi que cela doit être. Ils peuvent copier les techniques de management japonaises, mais diriger une entreprise requiert plus que la livraison juste à temps des composants. Les Asiatiques savent que nous pouvons avoir le bébé de l’affluence sans l’eau du bain des valeurs occidentales. La convergence culturelle sonne bien, mais essayer de l’imposer provoquera un contre-coup et un conflit inutile. » (ibid., p.107) Cependant, ni Shintarô Ishihara ni Mohamad Mahathir ne sont vraiment clairs sur ce que sont concrètement ces valeurs asiatiques, au-delà d’un rejet des valeurs occidentales. Mahathir, sans les préciser, insiste sur la nécessité de simplement maintenir ces valeurs, quelles qu’elles soient, au contraire de l’Occident qui les perd. Et dans sa comparaison, il apparaît qu’elles sont pour lui liées aux valeurs morales traditionnelles (autorité, famille) – ce qui dénote un conservatisme certain et pleinement assumé : « Aucun pays n’est réellement développé, par exemple, s’il a de l’argent mais pas de technologie. L’Arabie Saoudite en est un exemple. Le pétrole l’a rendue riche mais elle ne peut pas être appelée une nation développée sur cette base seulement. Un pays n’est pas non plus développé, dans notre sens du terme, s’il a de l’argent et de la technologie mais manque de valeurs morales fermes. Beaucoup de sociétés occidentales, par exemple, sont moralement décadentes. Il y a un respect décroissant pour les institutions de la famille et du mariage, et certaines permettent même des mariages entre le même genre. Pour nous, ce

132 En français dans le texte. 162 LASSALLE Olivier _2008 IV/ Le Japon et le monde

n’est pas le développement. On doit maintenir des valeurs culturelles et morales. Nous ne voulons pas être juste un pays riche. » (ibid., p.20) Shintarô Ishihara ne va jamais aussi loin dans la définition des valeurs asiatiques qu’il prône. Une fois seulement, il évoque leur opposition au « modernisme européen », et en particulier à l’individualisme démocratique : « La fin du modernisme européen va relancer d’autres systèmes de valeurs éclipsés, lançant une rivalité intense entre les vieilles certitudes de l’Occident et les normes résurgentes. La dispute sur la démocratie en est un bon exemple. Est-ce qu’un système politique qui garantit aux individus la liberté de s’engager dans toutes sortes d’activités est vraiment le meilleur ? Cela me frappe qu’il n’est plus axiomatique que la démocratie anglo-saxonne soit la forme ultime de gouvernance. Notre monde avec des rapports de plus en plus étroits a besoin de nouveaux paradigmes de ‘liberté’ et ‘démocratie’. » (ibid., p.25) Mais là encore, aucune définition positive ne suit cette explication a contrario. Tout naturellement, pour une Asie unie, puissante sur un plan économique, Shintarô Ishihara et Mohamad Mahathir réclament en cœur une puissance politique. Ils estiment clairement que celle-ci sera le résultat inévitable de la montée en puissance économique de leur continent, mais cela ne leur suffit pas et ils veulent l’organiser rapidement. Le but étant, pour l’Asie comme pour le Japon, de tenir tête enfin aux Etats-Unis : « L’Asie doit dire ‘Non’ à l’unilatéralisme américain. Nous pouvons le faire. Cette région est déjà suffisamment forte économiquement, sans mentionner notre potentiel futur, pour tenir tête à l’Oncle Sam. » (ibid., p.58). Pour cela, Mahathir en particulier, mais également Ishihara, réclame que l’Asie et le monde oublient le passé – c’est-à-dire l’impérialisme japonais et la Seconde guerre mondiale – pour ne plus se tourner que vers le futur. Ainsi, Mahathir réclame que l’Allemagne et surtout le Japon obtiennent un siège permanent au Conseil de sécurité de l’ONU ; mais pour lui, l’idéal serait d’abandonner le système anti-démocratique du Conseil de sécurité, de le supprimer purement et simplement, pour rendre tous les pouvoirs de l’ONU à l’Assemblée générale des Nations Unies. De même, le Japon doit pouvoir être capable d’envoyer lui aussi des troupes à l’étranger, car le militarisme relève du passé, et le Japon n’est plus une menace pour l’Asie. Ainsi, à la tribune de l’ONU, le Japon pourrait faire entendre la voix de l’Asie à laquelle il appartient. Mahathir ne le mentionne pas, mais il est clair que « le leadership et le sentiment national du Japon ne seront considérés légitimes que quand il arrivera à accepter son passé et sa responsabilité » (Stronach, 1995, p.131). Shintarô Ishihara l’a bien compris, qui appelle, on l’a vu, les Japonais à étudier les véritables responsabilités de la guerre. Quant aux modalités concrètes de ce leadership, Ishihara partage naturellement la position de Mahathir sur l’accession du Japon au rang de membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU : « Le Japon devrait avoir un siège permanent au Conseil de sécurité de l’ONU, avec le veto, pour relayer les vues de l’Asie et du Tiers- Monde sur les problèmes globaux. » (ibid., p.149). Cette simple phrase est toutefois très révélatrice de l’ambivalence fondamentale de l’asiatisme que professe Shintarô Ishihara, entièrement tourné vers l’intérêt du Japon. Lui ne réclame pas en effet la suppression du Conseil de Sécurité, et surtout il fait preuve d’une incroyable mauvaise foi en affirmant que le Japon pourrait relayer les opinions du « Tiers-Monde » : en quoi le Japon, deuxième pays le plus riche du globe, serait-il plus proche du « Tiers-Monde » que les autres membres du Conseil de sécurité – en particulier la Chine ?

LASSALLE Olivier _2008 163 Shintarô Ishihara et le nationalisme japonais

5- Dire ‘no’ aux Etats-Unis

Les Etats-Unis, avec vingt-six mentions dans les cent chroniques étudiées ici, sont à égalité avec la Chine le thème le plus évoqué par Shintarô Ishihara. L’importance que Ishihara accorde à ce pays découle naturellement de l’influence décisive que ce dernier a et a eu sur le Japon. Inutile de revenir ici sur les origines et les signes de l’importance que les Etats-Unis ont prise pour le Japon depuis 1945 : occupants, réformateurs, alliés, protecteurs, à l’origine de la croissance économique, grand-frère en politique internationale, objet de la fascination pour l’American way of life… les domaines où la special relationship américano-japonaise s’exprime et d’où elle découle sont légion. Cette relation remontant originellement à la guerre du Pacifique qui a principalement opposé ces deux pays, et surtout à la défaite de 1945 puis à la longue occupation américaine, on pourrait s’attendre à ce que l’hostilité domine les rapports japonais, à tout le moins au niveau populaire, avec le grand voisin d’outre- Pacifique. C’est pourtant exactement le contraire. Les Etats-Unis ont longtemps été l’image de la réussite pour les Japonais, la panacée vers laquelle ils voulaient faire avancer leur société. En témoigne par exemple l’utilisation de termes anglais pour désigner certains des objectifs fondamentaux et signes de réussite individuels de la période de haute croissance : 133 my home, my car , etc. Aujourd’hui encore, une large majorité des Japonais disent ressentir de la sympathie envers les Etats-Unis (73,3%, dont un pourcentage étonnamment élevé de « tout à fait » : 29% ; voir annexe 15), et être satisfaits de la relation actuelle entre les deux pays (68,9% ; voir annexe 17) (Bureau du gouvernement, 2008b). Pourtant, si Ishihara mentionne très régulièrement les Etats-Unis dans ses chroniques, ce n’est pas pour en faire l’apologie. Au contraire, c’est souvent pour les critiquer, parfois de manière très virulente. Il s’attaque notamment au gouvernement américain, en particulier sous l’angle des bases américaines sur le sol japonais, contre lesquelles il vitupère. Ainsi, il profite d’une collision évitée de justesse entre deux gros porteurs de JAL au sud-ouest de Tokyo pour attaquer la base américaine de Yokota, proche de Tokyo : « Si la zone de contrôle de trafic au-dessus de Yokota n’était pas comme un mur géant, les pilotes commerciaux n’auraient pas à zigzaguer autour et l’accident évité de justesse (near miss) n’aurait pas eu lieu. » (Nathan, 2004, p.171). Il appelle également de manière régulière à récupérer cette base pour en faire le troisième aéroport international de Tokyo qu’il souhaite faire construire. Plus significativement, il critique l’attitude américaine en Irak, révélatrice pour lui du mépris américain pour la culture et l’histoire irakiennes, malgré leur grandeur et leur histoire multi- millénaire, qu’il oppose à Hollywood – et il fait le parallèle avec l’occupation du Japon après 1945 (Ishihara, 2006, p.59). De même, invité au Forum économique de Davos en 2001 – où il a largement volé la vedette au Premier ministre Mori – il profite de la tribune qu’on lui offre pour accuser les Etats-Unis d’avoir consciemment et volontairement précipité la crise asiatique de 1997 (Nathan, 2004, p.171). Selon John Nathan, depuis 2003 il ferait même référence aux Etats-Unis en utilisant le terme de « deuxième empire Mongol »134 (ibid., p.243). Par ailleurs, sur un plan historique, il ne se prive pas, on l’a vu, de critiquer les atrocités commises par les Américains à Hiroshima et Nagasaki, ainsi que leurs violations des lois de la guerre pendant la guerre du Pacifique.

133 My car (￿￿￿￿) est même devenu un terme japonais usuel, toujours largement utilisé, signifiant « voiture individuelle ». 134 Mais cette affirmation de John Nathan est surprenante : nous n’avons trouvé aucune trace, dans aucune des cent chroniques étudiées, dont plus de la moitié sont postérieures à 2003, de ce qualificatif. Peut-être ne l’utilise-t-il seulement à l’oral. Etant apparu selon John Nathan en janvier 2003, il semblerait lié à l’invasion de l’Irak ; pourtant, on a vu que Ishihara l’a soutenue ! 164 LASSALLE Olivier _2008 IV/ Le Japon et le monde

Mais les attaques de Shintarô Ishihara ne se limitent pas au gouvernement américain : il évoque aussi la société américaine dans son ensemble. On a vu qu’il raillait le faible niveau des ouvriers américains, l’importance du taux de défaut manufacturier, notamment après le crash du Boeing du vol JAL 123 en 1985. Dans Voice of Asia, il veut ouvrir les yeux de ses lecteurs et dresse un portrait décrépi de l’état de la société américaine, minée par la drogue et la violence : « Certains intellectuels japonais en détresse (hand-wringing) se font l’écho des Américains et disent la démocratie japonaise ‘immature’. L’acceptation peu critique des standards étrangers et le fait de dénigrer nos manières de faire sont un vestige de la copie systématique de l’Occident tôt dans la période Meiji. Ces self-haters pathétiques semblent avoir oublié que le Japon est le Japon et le sera toujours. Pourquoi devrait-il être comme les Etats-Unis ou la France ? Ces idiots éduqués ont le droit de croire que l’Amérique est la cité sur la colline pour l’Asie, mais ils devraient être un peu plus objectifs. Pour la plupart des Asiatiques, les Etats-Unis sont une grotesquerie (sic)135 de fusillades en voiture et d’overdoses de drogue. Chaque mois à New York seulement, 150 à 200 personnes sont tuées par armes à feu. A l’échelle nationale, une femme est violée toutes les trente ou quarante secondes et la consommation de crack atteint des proportions épidémiques. Il y a 250.000 malades du SIDA, des homosexuels par dizaines de milliers manifestent dans les rues, et les homophobes errent dans les villes. Est- ce vraiment la société idéale ? » (Ishihara & Mahathir, 1995, p.101) Revenant sur ce même thème quelques pages plus loin, il affirme : « Le pays le plus riche du monde est revenu au non-droit de l’Ouest sauvage, où les colons devaient se protéger. Une prérogative civique basique – la sécurité contre l’agression et le meurtre – a été perdue. » (ibid., p.104). Assimilant le Royaume-Uni aux Etats-Unis, il conclut sur le ton de l’humour : « Les Malais plaisantent en disant que le soleil ne se couche jamais sur l’Empire britannique parce que les rues d’Angleterre sont si dangereuses que même Dieu a peur de sortir la nuit. » (ibid., p.104). Ces critiques virulentes contre la société américaine rappellent Yoshinori Kobayashi, qui – brossant un portrait sensiblement similaire de la société japonaise – considère la société américaine comme la « plus débauchée du monde », avec « des enfants terrorisant leur école en tirant des coups de feu, enlevés ou abusés par leurs parents, la ploutocratie et le matérialisme, la pornographie, la discrimination raciale. » (Nathan, 2004, p.242). Kobayashi qui critique également avec virulence les crimes américains pendant la guerre, qu’il n’hésite pas à qualifier de « crimes contre l’humanité », et les comportements « atroces » des Etats-Unis pendant la guerre du Viêt-nam, qui n’ont jamais été jugés (Kobayashi, 1998, p.117). Shintarô Ishihara s’attaque ensuite à l’attitude des Américains envers le Japon, dont il affirme qu’elle est teintée de racisme. On en trouve trace sous sa plume dès Le Japon sans complexe, où il affirme que le racisme est à la source du Japan bashing très en vogue aux Etats-Unis dans les années 1980. On a vu qu’il reprend ce thème dans Voice of Asia, où il affirme que son origine remonte à une perversion du christianisme. En 1989 pourtant, il estimait que le sentiment de supériorité des Américains vient du fait que les Occidentaux seraient convaincus que « l’ère moderne est une création de la race blanche » (Ishihara &

135 Ce terme n’existant pas en anglais, il s’agit sans doute d’une erreur de français de la part de Shintarô Ishihara, qui utilise régulièrement, en japonais, le terme français « grotesque ». LASSALLE Olivier _2008 165 Shintarô Ishihara et le nationalisme japonais

Morita, 1989, p.12), ce qu’il ne nie d’ailleurs pas entièrement. A ce sentiment de supériorité se serait ajoutée une certaine peur de l’autre, ici des Asiatiques, le fameux « péril jaune » qui remonterait d’après Ishihara aux atrocités commises par Gengis Khan et ses hommes lors des grandes invasions en Europe. Pour prouver ses affirmations – mais pas son analyse sur les causes de ce racisme – il prend l’exemple du Amber System mis en place par les Etats-Unis. Il s’agissait d’équiper les navires commerciaux de sonars qui repèreraient les sous-marins passant à proximité. Croisées aux informations détenues par le Pentagone sur la position des sous-marins américains, ces données permettraient une surveillance approfondie des mers du globe : « J’ai suggéré que la Navy équipe tous les navires commerciaux japonais de ce système. Les marins japonais sont fiables et la marine marchande japonaise navigue sur toutes les mers et tous les océans. Les navires japonais, y compris nos tankers, pourraient rassembler des informations le long des routes de fret vitales et les Etats-Unis pourraient analyser les informations reçues des bateaux japonais. A ma surprise, les Américains ont dit que ce n’était pas le problème du Japon. J’ai demandé comment, vu le nombre très limité de bateaux américains, comment pouvez-vous nier le besoin d’une telle assistance. Leur réponse : ‘Nous ne pouvons pas laisser un sujet aussi critique au Japon.’ J’ai demandé s’il était approprié d’inclure les Britanniques et les Allemands, et ils ont dit que ça le serait. Le fait est que les Américains ne font pas confiance au Japon. Le Japon n’aurait aucune base avec laquelle analyser les informations collectées par le Amber System, pourtant ils étaient inquiets de la fiabilité japonaise simplement pour collecter l’information. Il semble que dans leur esprit, même les Soviétiques sont plus dignes de confiance que les Japonais. Les préjugés raciaux américains envers le Japon sont très fondamentaux et nous devrions toujours les garder à l’esprit quand nous négocions avec les Américains. » (ibid., p.12-13) Après cette longue démonstration, Shintarô Ishihara apporte même une preuve à ses yeux irréfutable du racisme américain envers les Japonais : « Pendant la Seconde guerre mondiale, les Américains ont bombardé des cibles civiles en Allemagne, mais seulement sur le Japon ont-ils utilisé la bombe atomique. Alors qu’ils refusent de l’admettre, la seule raison pour laquelle ils ont pu utiliser la bombe atomique sur le Japon était à cause de leur attitude raciale envers le Japon. Le fait qu’ils ont finalement largué la bombe atomique sur le Japon est une indication suffisante que les préjugés raciaux ont été un facteur. » (ibid., p.13) Nulle part il ne mentionne le simple fait, historique et avéré, que la bombe atomique utilisée pour la première fois sur le Japon n’a été opérationnelle qu’en juillet 1945, c’est-à-dire bien après la capitulation de l’Allemagne nazie en mai, fait qui est pourtant la première raison pour laquelle cette arme nouvelle n’a pas été utilisée en Allemagne. Le racisme des Etats-Unis, pour Shintarô Ishihara, ne s’exprime d’ailleurs pas que face au Japon. Selon lui, on en trouve trace dans le « double standard » des Etats-Unis sur les droits de l’Homme. Par exemple, alors qu’ils ont « fait sauter » Alberto Fujimori – d’origine japonaise – au Pérou en 1992, ils ne font rien contre Boris Elstine : « La réaction dépend de si le leader est caucasien ou non. » (Ishihara & Mahathir, 1995, p.105-106). Ne visant plus seulement les Etats-Unis, c’est encore le thème vers lequel il revient quand il livre son analyse de la réaction occidentale au refus japonais de participer militairement à la

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guerre du Golfe de 1991 – qui, on l’a vu, a choqué de nombreux Japonais –, dont il estime avec Mohamad Mahathir que le véritable prétexte n’était pas la justice mais le pétrole (ibid., p.134) : « Quand le conflit Iran-Irak s’est terminé en août 1988, l’administration Reagan a cajolé le Japon pour qu’il donne une énorme somme d’aide publique au développement (APD) à Bagdad. Puis l’Irak a envahi le Koweït en août 1990, et la force multinationale menée par les Etats-Unis a vaincu l’armée de Hussein en février 1991. Ne pouvant du fait de la loi envoyer des troupes dans des situations de combat à l’étranger, le Japon n’a fourni aucun soldat à l’opération. Certains Américains ont dénoncé ce pays, disant que nous n’étions pas un vrai allié. Pourtant nous avons payé la moitié du coût de la guerre ! Et presque toutes les technologies et composants des armes sophistiquées utilisées dans le conflit ont été développées au Japon, à en croire un rapport du Pentagone. Si les Etats-Unis peuvent se faire pardonner (get away with) cela – faire du trafic d’armes dans tout le Moyen-Orient, intervenir militairement pour protéger leurs approvisionnements en pétrole, et forcer la main au Japon pour payer la facture – alors la race blanche dirige toujours le monde. » (ibid., p.52) On retrouve ces critiques du racisme américain – et plus généralement occidental – chez Yoshinori Kobayashi. Pour lui également, le bombardement atomique de Hiroshima n’a été possible que parce qu’il s’agissait de « Jaunes » (Kobayashi, 1998, p.140), il aurait été impossible sur des Blancs. Il cite ainsi et reproduit la photographie célèbre d’une jeune femme devant le crane d’un Japonais envoyé par son ami soldat parue en couverture de Life : les seuls à avoir fait ce genre d’horreurs sont pour Kobayashi l’Allemagne nazie et les Etats-Unis. C’est également le racisme occidental envers les Asiatiques qui a permis la colonisation, puisque les indigènes étaient vus comme des « animaux domestiques » (ibid., p.145). Pour Kobayashi, qui sait s’adresser à un public jeune, l’expression parfaite des sentiments et attitudes des Américains envers les Japonais est le film Gremlins de Steven Spielberg : les Japonais seraient, comme les Gremlins, une petite bête mignonne et sympathique seule, mais causant des dommages considérables une fois qu’elle s’est multipliée ; et la seule solution pour les calmer serait alors de tous les exterminer. De manière plus argumentée, Shintarô Ishihara s’attaque donc aux décisions et aux attitudes du gouvernement américain face au Japon, qui après avoir « abandonné les voitures » refuserait notamment que le Japon se lance dans l’aviation de transport (Ishihara, 2006, p.11). Le principal vecteur de ces critiques est la présence des bases américaines au Japon, que le Japon doit largement financer, et qui ne répond plus selon Ishihara à aucun impératif stratégique du point de vue du Japon : « Depuis des années, à la demande des Etats-Unis, nous affectons des fonds considérables à l’entretien des forces américaines au Japon. N’avons-nous pas d’autre moyen d’assurer notre défense que d’accepter cette obligation unilatérale ? Alors que les Etats-Unis poursuivent leur stratégie mondiale traditionnelle, le statut du Japon dans le monde a changé. Une technologie avancée, telle que celle du projet FSX, augmente sa capacité de se défendre par ses propres moyens. De ce fait, la présence de nombreuses bases américaines sur notre territoire se justifie de moins en moins par la seule défense du pays. S’il s’agit uniquement de nous défendre, il suffirait qu’en cas de guerre, les Etats- Unis nous envoient de l’aide. Le maintien en permanence de troupes américaines

LASSALLE Olivier _2008 167 Shintarô Ishihara et le nationalisme japonais

– et le sentiment d’obligation qui en résulte pour nous – ne répondent plus qu’à une nécessité très relative. Cela étant, ne serions-nous pas en droit d’attendre des Etats-Unis qu’ils nous manifestent quelque considération pour les bases que nous leur fournissons ? » (Ishihara, 1989, p.58) Les Américains doivent donc comprendre « que les Japonais sont devenus des acteurs majeurs sur la scène de la civilisation mondiale » (ibid., p.59) et manifester à leur égard un comportement plus digne et plus respectueux. Evoquant le scandale Toshiba136, qui motiverait l’attitude américaine sur la question du FSX, Ishihara accuse : « Quand quelqu’un a été injustement accusé d’un crime, sur la base de preuves fabriquées de toutes pièces, il a droit à des excuses. Refuser de lui en faire, et en plus exiger de lui qu’il promette de ne jamais commettre ce crime me semble le comble de la grossièreté. » (ibid., p.59) Dans Voice of Asia, Shintarô Ishihara évoque également le retentissant scandale Lockheed137, qui a mis fin à la carrière de l’ex-Premier ministre Kakuei Tanaka à la fin des années 1970 : cette affaire serait en réalité un « complot du gouvernement américain pour empêcher Tanaka, un génie politique, de monter un come-back. » (Ishihara & Mahathir, 1995, p.62). En effet, les informations de la Securities & Exchange Commission (SEC)138 lui auraient été fournies de manière plutôt louche : « La version officielle de l’implication initiale de la SEC est à peu près aussi crédible que le compte-rendu de l’assassinat du Président John F. Kennedy par la Commission Warren. Des documents adressés à une autre agence ailleurs à Washington ont été soi-disant livrés par erreur à la puissante SEC. Si ça avait été Tokyo et un paquet pour la chambre 1000 du Old Marunouchi Building qui était arrivé dans la chambre 1000 du New Marunouchi Building de l’autre côté de la rue, on pourrait dire, eh bien on peut se tromper. Mais une partie complètement différente du gouvernement ? Beaucoup de choses inconcevables dans les autres capitales arrivent à Washington. » (ibid., p.63) Pourtant, s’il attaque avec virulence l’attitude américaine envers le Japon, Shintarô Ishihara est bien conscient que la cause de l’état déplorable de la relation américano-japonaise ne réside pas que d’un seul côté de l’océan Pacifique : « Certains Japonais disent que maintenir la confiance des Etats-Unis est plus important que des liens privilégiés avec l’Asie et que dénigrer l’économie et la monnaie américaines – le genre de choses que je dis – nuit aux relations. Beaucoup de Japonais pensent que s’en remettre à Washington en politique étrangère, ce qu’on appelle avec euphémisme un partenariat, est dans notre intérêt national. Pourtant plusieurs Américains influents ont murmuré une douce spéciosité dans l’oreille du Premier ministre Mahathir. ‘On ne peut pas faire

136 Cette entreprise japonaise avait été accusée de fournir à l’URSS des machines permettant de construire des hélices de sous- marins silencieuses. Mais ces accusations étaient fausses, et basées sur des preuves fabriquées de toutes pièces par les Etats-Unis. 137 Entre 1957 et 1976, la CIA a utilisé et grassement rémunéré (plus de 10 millions de dollars) les services de Yoshio Kodama, le plus grand parrain de la pègre japonaise, pour faire pression sur le gouvernement japonais afin qu’il achète des avions de chasse puis de transport Lockheed plutôt que ceux de concurrents. Près de 300 appareils seront ainsi vendus. Kodama s’est appuyé dans toute cette affaire sur le Premier ministre Kishi Nobosuke– grand-père d’un certain Shinzô Abe– et sur des proches de Kakuei Tanaka. 138 La SEC est l’équivalent américain de l’Autorité des marchés financiers (AMF) en France. 168 LASSALLE Olivier _2008 IV/ Le Japon et le monde

confiance au Japon’, disent-ils. […] Cette duplicité montre le mépris des Etats- Unis pour un Japon qui ne sait pas dire non. » (ibid., p.157-158) « Un Japon qui ne sait pas dire non » : on touche là au cœur du problème, que Shintarô Ishihara dénonçait déjà en 1989 dans Le Japon sans complexe – dont le titre original était, rappelons-le, Le Japon qui peut dire ‘No’. Car il le dit, l’écrit et le répète : « Le pays que j’aime le moins en termes de liens Japon - Etats-Unis est le Japon, car c’est un pays qui ne peut s’affirmer. » (Ishihara, 2000). Dans sa vision des choses, le Japon est en effet un véritable vassal des Etats-Unis, un allié mais surtout un pays soumis, qui n’ose pas leur tenir tête et leur dire « no ». Suivant le raisonnement qu’il développe dans Le Japon sans complexe notamment, cette incapacité du Japon à faire face, serait à la fois cause et conséquence du manque de fierté des Japonais en leur propre pays. Si le gouvernement japonais apprenait à dire ‘non’, cela serait un moyen décisif pour que les Japonais retrouvent la fierté dans leur pays, et donc pour mettre fin à la crise identitaire que travers le Japon, c’est-à-dire, à terme, le tirer de la situation désastreuse dans laquelle Shintarô Ishihara estime qu’il se trouve. Il s’emploie longuement, depuis 1989 mais même auparavant, à critiquer cette attitude de soumission du gouvernement et des officiels japonais face aux Etats-Unis. Le cas déjà évoqué du FSX en est pour lui l’exemple parfait : ce chasseur de nouvelle génération devait initialement être construit et produit au Japon par Mitsubishi, mais suite à des pressions de Washington il a été décidé que le développement serait conjoint. Cependant, malgré cet accord de nouvelles voix se sont élevées aux Etats- Unis même pour le critiquer, et notamment le fait que l’on « offre » la technologie du réacteur du F-16 au Japon139. Les négociations ont donc été réouvertes, « et après de nombreuses concessions japonaises sur les échanges de technologie, un nouvel accord a été signé le 28 avril [1989]. » (Masuzoe, 1989, p.52). Pour Shintarô Ishihara, cette affaire est dramatique autant que symptomatique. En premier lieu, l’abandon d’un développement au Japon « parfaitement réalisable » selon lui, est « le plus incompréhensible » (Ishihara, 1989, p.54). Il ne se prive donc pas de critiquer avec virulence l’attitude du gouvernement japonais dans cette affaire, gouvernement pourtant dirigé à l’époque par Yasuhiro Nakasone, faucon nationaliste ami de Ishihara : « L’attitude du Ministère des affaires étrangères donne à penser que le gouvernement japonais ne s’est pas encore affranchi de sa ligne de conduite d’après-guerre : pour lui le Japon ne peut avoir la paix qu’au prix d’une certaine obséquiosité vis-à-vis des Etats-Unis. Quant au gouvernement américain, qui parle sans cesse du Japon comme d’un ‘partenaire égal’, il reste en fait décidé à le tenir sous sa coupe dans ce domaine vital qu’est la sécurité nationale. La décision finale de l’ancien Premier ministre Yasuhiro Nakasone sur le FSX représentait un revirement complet par rapport à ses positions antérieures. » (ibid., p.55) Dans une conversation privée avec Ishihara, Nakasone aurait donné la justification suivante à sa décision : « Il m’est apparu que, dans l’intérêt de nos relations bilatérales, mieux valait éviter d’indisposer les Américains. C’est pour cela que j’ai accepté un compromis sur le FSX. » (ibid., p.55). Mais cela n’apaise pas la réprobation de Ishihara, loin de là : « En réalité, dans le domaine militaire, Nakasone a fait d’autres concessions aux Américains. Les Premiers ministres précédents s’étaient fait une règle

139 Le Japon ne disposait pas de la technologie suffisante pour construire un réacteur adapté au FSX. Il était donc nécessaire d’acheter des moteurs de F-16 ; Shintarô Ishihara suggère quant à lui d’acheter des moteurs français, voire soviétiques, même s’il reconnaît que ces derniers ne sont pas de bonne qualité. LASSALLE Olivier _2008 169 Shintarô Ishihara et le nationalisme japonais

d’interdire les exportations de technologies militaires de pointe. Nakasone, lui, ne se fit pas prier pour décréter que l’on pouvait faire une exception en faveur du Pentagone. Qui plus est, il abandonna cet atout capital pratiquement sans contrepartie. Cette concession contribua probablement à cimenter l’amitié de Nakasone avec le Président Reagan, mais c’était un prix excessif à payer pour ces bonnes relations. […] Ce revirement brutal, ce passage d’un projet japonais à un développement commun nippo-américain fut une capitulation devant les exigences de Washington. C’était un geste aberrant pour un homme qui s’était promis de libérer son pays de toutes les structures obsolètes de l’après- guerre. Le Japon restait ainsi un Etat dépendant, entièrement sous la coupe des Etats-Unis, qui avaient sur lui droit de vie ou de mort. […] Ces décisions n’ont été prises que pour apaiser les appréhensions américaines. Si tel est le cas, la manière dont Tokyo a négocié avec Washington ne mérite pas le nom de diplomatie. » (ibid., p.55-56) Dans Le Japon sans complexe, revenant sur la question du FSX et critiquant à nouveau Yasuhiro Nakasone, Shintarô Ishihara le qualifie même de « yes-man modeste de Reagan » (Ishihara & Morita, 1989, p.39). Quant au nouvel accord qui a été signé avec les Etats-Unis après la réouverture des négociations, Ishihara ne se prive pas de le railler : « L’accord qui a vu le jour après la réouverture des négociations est encore pire que le premier. C’est en partie la faute du gouvernement américain […] mais c’est aussi en partie la faute des négociateurs et des politiciens japonais, qui ont battu tous les records dans leur empressement à s’incliner devant les exigences les plus extravagantes. » (Ishihara, 1989, p.59) Ce nouvel accord est unilatéral, « inique », fait de « conditions stupéfiantes » (ibid., p.60), notamment parce que les transferts de technologie du Japon vers les Etats-Unis sont obligatoires et que les Etats-Unis peuvent transférer ces connaissances aux membres de l’OTAN, alors que les échanges sont très limités dans l’autre sens. Mais là encore, il s’attaque plus au gouvernement japonais qu’à son homologue américain : « Sous sa forme actuelle, l’accord FSX peut se résumer de la façon suivante : premièrement, le Japon accepte de fournir gratuitement aux Etats-Unis toute la technologie aérienne pertinente mais doit payer des redevances pour utiliser la technologie américaine ; deuxièmement, les Etats-Unis consentent un certain apport technologique pour le projet mais se réservent le droit de refuser un grand nombre d’articles demandés par le Japon ; troisièmement, les Etats-Unis pourront utiliser la technologie japonaise à toutes les fins qu’il leur plaira mais le Japon ne pourra faire usage de la technologie américaine que dans le cadre du projet. On ne saurait imaginer traité plus inégal. La soumission des négociateurs japonais est le résultat d’une combinaison de facteurs : un scandale politique, l’ignorance des politiciens japonais, la pusillanimité habituelle des fonctionnaires japonais. » (ibid., p.60) Shintarô Ishihara ne reproche pas, en effet, au gouvernement américain de profiter de la faiblesse de son homologue japonais ; au contraire, il reconnaît qu’il s’agit là d’un comportement légitime et naturel : « En ce qui concerne l’économie dans les pays du monde libre, la base de l’existence est la lutte économique, ou, si c’est un mot trop cru, la concurrence

170 LASSALLE Olivier _2008 IV/ Le Japon et le monde

économique. Il est donc probablement naturel que des groupes variés de supporteurs (cheerleading groups) de l’autre partie nous attaquent en nous disant injustes, mais nous ne pouvons pas rester figés et être battus juste parce que notre adversaire fait beaucoup de bruit. C’est exactement la position dans laquelle est le Japon aujourd’hui. » (Ishihara & Morita, 1989, p.27) Le FSX n’est pas le seul sujet sur lequel le gouvernement japonais s’agenouille devant les demandes américaines et que Shintarô Ishihara critique, même s’il est bien le plus important. Dans la chronique « Repousser les ingérences en politique intérieure » (Naisei he no kanshô wo haise), datée du 7 novembre 2005, il évoque un « livre annuel de demandes de réformes » (nenji kaikaku yôbô sho) envoyé chaque année par les Etats-Unis et que « le Japon exécute extrêmement fidèlement » (Ishihara, 2006, p.189). Ce livre serait responsable par exemple des autoroutes inutiles construites en pleine campagne « que seuls les biches ou les ours traversent », ou des grosses importations de bois américain au Japon. « A l’opposé, […] il n’arrive quasiment jamais que du côté japonais des demandes soient faites. » (ibid., p.189). Là encore, il ne fait aucun reproche aux Etats-Unis, mais il s’indigne en des termes très forts de l’inaction du gouvernement japonais et de son attitude soumise : « Face à ces demandes du côté américain, je n’ai jamais entendu dire qu’un parlementaire, membre d’un parti japonais, ait argumenté contre, ni que des demandes du côté japonais aient été formulées en plan rival. Cela, ce n’est que la servilité du Parlement, la négligence imbécile des hommes politiques. […] Depuis l’époque où j’étais parlementaire, le Ministère américain des finances n’hésite pas à dire du Ministère japonais des finances, et le département de la défense des Etats-Unis de l’Agence de défense140, qu’ils sont leur bureau régional au Japon ; l’exécution de ce ‘livre annuel de demandes de réformes’ envoyé unilatéralement une fois par an ne vient que le corroborer fidèlement. » (ibid., p.189-190) Cette position de Shintarô Ishihara sur la relation américano-japonaise est pour le moins surprenante. En effet, si « beaucoup de conservateurs sont mécontents de la longue subordination du Japon aux Etats-Unis » (Prideaux, 2005), la norme au Japon, y compris parmi les conservateurs et même certains nationalistes, reste l’acceptation tacite de cette situation de soumission. Yasuhiro Nakasone, on l’a vu, s’il s’était fait le héraut du retour du nationalisme japonais, a finalement cédé devant les exigences américaines et fait de son mieux pour répondre « aux pressions américaines pour ouvrir les marchés japonais. » (Buruma, 1987). Jun’ichirô Koizumi, appartenant au même camp politique, en a fait autant après 2001, en embrassant « ce qui ressemble à une grande stratégie d’alignement sécuritaire inconditionnel sur les Etats-Unis. » (Katzenstein, 2008, p.7). Et si les Premiers ministres qui se succèdent depuis Koizumi profitent de cette soumission volontaire aux Etats-Unis pour augmenter le budget de la défense, les capacités militaires japonaises, créer un Ministère de la défense, ou envoyer les troupes japonaises sur des terrains d’opération étrangers (Irak, Afghanistan, golfe d’Aden), aucune remise en question des bases américaines au Japon n’est faite, et le Japon reste très étroitement lié aux Etats- Unis. Tarô Aso, l’actuel Premier ministre, explique son point de vue sur la relation américano- japonaise par une analogie avec une école :

140 A l’époque de cette chronique, en raison du pacifisme affiché dans l’article 9 de la Constitution, le Japon n’avait pas de Ministère de la défense, mais simplement une Agence de défense. En décembre 2006, celle-ci a été renommée et a pris le rang de véritable ministère. LASSALLE Olivier _2008 171 Shintarô Ishihara et le nationalisme japonais

« Le plus fort et le chef de la classe est les Etats-Unis. […] Le Japon est le gamin riche qui a de l’individualité et de la sophistication, mais les gens ne pensent pas vraiment qu’il est sympa. […] Si on ne peut pas se protéger par son propre pouvoir, même les petits enfants savent qu’il vaut mieux être ami avec le plus fort […] particulièrement quand notre manière de penser basique (un système de valeurs basé sur la démocratie et le marché libre) est le même. » (Penney, 2009) La réponse du Premier ministre Koizumi aux critiques concernant la participation japonaise à l’intervention militaire américaine en Irak en 2003 est révélatrice de l’incapacité du gouvernement japonais à s’éloigner des Etats-Unis : « Pendant plus de cinquante ans depuis la guerre, nos prédécesseurs ont fait le jugement que causer des dégâts à la confiance entre le Japon et les Etats-Unis serait contraire à l’intérêt national du Japon. » (Nathan, 2004, p.233). Ainsi, « l’alignement est une réponse qui a été conditionnée tout au long des cinquante années de ré-émergence du Japon en tant que puissance mondiale » (ibid., p.233), à tel point que pour le gouvernement japonais, c’est-à-dire le PLD, s’aligner sur les Etats-Unis est devenu un véritable réflexe. Il est frappant de constater que cet automatisme concerne également, et peut-être surtout, les nationalistes, dont on pourrait pourtant penser qu’ils seraient les premiers à critiquer les Etats-Unis – pays vainqueur du Japon et ancienne puissance occupante. Mais ce n’est pas le cas : « Faire des critiques frontales aux Etats-Unis, ils n’y arrivent vraiment pas », selon Eiji Oguma (Oguma, 2006, p.179). C’est le paradoxe du nationalisme japonais, que Gavan McCormack qualifie de « confusion digne d’Alice au Pays des Merveilles ! » (McCormack, 2008a, p.1) : « Le Japon a construit un modèle élaboré mais fragile de nationalisme dépendant (ou zokkoku) […]. Plus les leaders du Japon se débattent pour répondre aux demandes américaines, plus ils connaissent un sentiment de grief et une conscience de victime. […] D’un côté les politiciens et bureaucrates japonais approfondissent leur dépendance envers les Etats-Unis, de l’autre, ils se lamentent sur leur âme perdue. » (McCormack, 2008b) Il s’agirait donc d’un véritable cercle vicieux, qui pousserait les nationalistes soumis aux Etats-Unis vers plus de nationalisme, puisque « l’indépendance qui est niée en substance doit être affirmée et célébrée en rituel et en rhétorique. » (Selden, 2008, p.14). Cette analyse ne nous éclaire cependant pas sur l’origine de ce paradoxe fondamental du nationalisme japonais : qu’est-ce qui l’a fait entrer dans ce cercle vicieux ? Pour Pierre Milza, cette spirale remonte jusque dans l’immédiat après-guerre et plus précisément l’occupation américaine, période pendant laquelle « le nationalisme japonais prend donc un caractère clandestin et terroriste. A noter cependant qu’il dirige ses coups bien davantage contre les forces d’extrême gauche (attentats contre le syndicaliste Katsumi en 1947, contre le secrétaire général du PC, Tokuda, en juillet 1948) que contre les Américains et leurs alliés ‘démocrates’. » (Milza, 1985, p.489) Eric Prideaux reprend cette idée d’un nationalisme forgé plus dans la lutte contre le communisme que contre les Etats-Unis, en lui ajoutant le fait qu’un certain nombre de nationalistes ont été emprisonnés par l’occupant avant d’être libérés relativement rapidement, pour lutter précisément contre le communisme, souvent avec des accords très lucratifs. C’est le cas notamment de Kishi Nobosuke, de Ryôichi Sasakawa, ou surtout de Yoshio Kodama, le chef yakuza parrain de la pègre, faiseur de Premiers ministres jusqu’à la fin des années 1970 et sa chute après le scandale Lockheed. Eric Prideaux appelle cette

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génération de nationalistes des « riken uyoku (droitistes motivés par le profit) » (Prideaux, 2006). Pour Bruce Stronach au contraire, ce paradoxe est somme toute naturel, conséquence inévitable de la différence objective de puissance entre les deux pays : « Les alliés d’un Etat leader [les Etats-Unis] aiment détester un leader fort et détestent aimer un leader faible. C’est-à-dire qu’il y aura toujours une tension au sein d’Etats alliés entre l’antipathie pour la dépendance envers un Etat plus fort et les récompenses et la sécurité qu’une telle dépendance apporte. » (Stronach, 1995, p.137) Eiji Oguma reprend l’idée d’un cercle vicieux, qu’il appelle « spirale du nationalisme » (Oguma, 2006, p.180). Selon lui, tout part des mauvaises relations qu’a le Japon avec ses voisins, du fait de la guerre et du manque de repentir officiel japonais, qui ont pour conséquence l’isolement du Japon en Asie. Face à cette hostilité, le Japon doit se reposer sur les Etats-Unis pour sa protection et pour pouvoir s’affirmer sur la scène internationale. Il fait ainsi référence en particulier à la situation qui prévalait pendant la guerre froide, quand la plupart des pays asiatiques non communistes (notamment la Corée du Sud et Taïwan) étaient des dictatures pro-américaines et donc, étant dans le même camp, devaient ménager le Japon. Le problème vient ensuite des Etats-Unis, qui en échange de leur protection et de leur soutien attendent du Japon différents services, en particulier le financement à hauteur de 70% du coût du maintien sur le sol japonais de bases américaines. Ces demandes et les crimes des soldats américains, qui ne peuvent être jugés au Japon141, exaspèrent les nationalistes japonais. Mais ils n’osent pas se plaindre et critiquer plus fort qu’eux. Et donc, ils « passent leur colère » (ibid., p.180) sur plus faible qu’eux, c’est-à- dire les pays d’Asie, en visitant le sanctuaire Yasukuni, en écrivant des livres d’histoire révisionnistes ou en demandant une modification de la Constitution. Provocations qui en retour entretiennent le mécontentement asiatique à l’égard du Japon, donc n’améliorent pas les relations déjà mauvaises : la boucle est bouclée. Shintarô Ishihara, lui, estime que la soumission continuelle du Japon aux Etats-Unis vient en premier lieu de « la défaite dans la Seconde guerre mondiale, une humiliation sans précédent qui a marqué la psyché nationale », mais également du fait que « nos leaders sont encore sous le charme de la Constitution de 1947, qui nous a été imposée […] par l’Occupation américaine », et de l’effet durable de la chute de Kakuei Tanaka après le scandale Lockheed, qui aurait fait réaliser aux hommes politiques japonais que Washington a toujours une influence politique importante à Tokyo. Ils auraient donc peur de subir le même sort (Ishihara & Mahathir, 1995, p.61-62). Quelle que soit la véritable cause du paradoxe nationaliste japonais – certainement un peu de toutes celles déjà évoquées – certains estiment qu’il n’est pas si prégnant qu’on pourrait le penser, et qu’en réalité le Japon n’est pas si soumis qu’il en a l’air. En particulier, leur position se concentre sur la dualité entre les plans politique – sur lequel le Japon était indéniablement soumis – et économique, où la situation serait plus contrastée. C’est l’idée notamment de Bruce Stronach : « La politique étrangère [du Japon] a été de séparer le commerce de la politique et de maintenir un profil politique bas (dans les paramètres fixés par la loyauté aux Etats-Unis et les politiques les plus fondamentales du bloc de l’Ouest) tout en se concentrant sur le commerce. Le succès économique de cette politique a

141 C’est une des clauses du traité de sécurité américano-japonais. LASSALLE Olivier _2008 173 Shintarô Ishihara et le nationalisme japonais

cependant amené des pressions sur le Japon pour qu’il accepte ce leadership politique qu’il a fui parce qu’il peut être perturbateur des relations commerciales universelles. Cela fait des décennies que le Japon n’a pas défini des positions fortes en politique internationale, autres que celles nécessaires pour maintenir sa relation d’alliance avec les Etats-Unis, parce qu’il craignait que de telles actions aient un impact sur le commerce. Il a même été prêt à encourir la colère des Etats-Unis, s’il croyait que protéger l’intérêt économique du Japon nécessitait de dévier de la ligne politique américaine. » (Stronach, 1995, p.130) Stronach en prend comme exemple les relations tendues entre le Japon et Israël, notamment du fait de l’attitude japonaise pendant la guerre du Kippour : préférant la sécurisation de ses approvisionnements en pétrole à l’amitié avec Israël prônée par les Etats-Unis, le Japon maintient en effet des liens étroits avec les pays arabes ou producteurs de pétrole, notamment l’Iran, au risque de froisser Israël. Nobuo Noda va dans le même sens, qui confirme que « tout le monde sait que la guerre froide fut une période où le Japon, invité à se placer sous le parapluie nucléaire américain, n’avait pratiquement pas voix au chapitre sur le plan diplomatique et militaire », mais fait remarquer que « les dirigeants [japonais] affirmaient comprendre les revendications économiques des Américains et multipliaient les déclarations apaisantes à leur intention. Mais […] dès que les solutions à mettre en œuvre leur paraissaient contraignantes, ils ne se faisaient pas faute de traîner les pieds. » (Noda, 1995). Si l’attitude du gouvernement japonais ne change pas, au niveau de la société la situation évolue. L’American way of life tant célébré pendant la période de haute croissance ne fait plus rêver les Japonais. Un désenchantement croissant envers l’ancien modèle américain se répand dans la population. Si, on l’a vu, la sympathie pour les Etats-Unis est encore largement majoritaire dans la population japonaise, il est frappant et révélateur de constater que les jeunes partagent bien moins ce sentiment que leurs aînés. 24,8% des personnes interrogées disent ne pas ressentir de sympathie pour ce pays (15,8% plutôt pas, et 9% pas du tout), et une proportion à peu près identique des plus de 70 ans (25,5%), mais les 20-29 ans se distinguent avec 31,8%, répartis entre 20,8% de « pas du tout » et 10,4% de « plutôt pas » (voir annexe 15). Plus généralement, 68,9% des personnes interrogées se disent satisfaites de la relation actuelle entre le Japon et les Etats-Unis, et 28,1% insatisfaites, des résultats de bon augure (voir annexe 17). Mais la tendance est fort peu rayonnante. A des chiffres globalement stables depuis la première enquête en 1998, succèdent depuis 2006 un fort mécontentement et une baisse très nette de la satisfaction (voir annexes 16 et 18) : en 2006, 82,7% des personnes interrogées se disaient satisfaites, contre 11,6% à peine d’insatisfaites, un pourcentage qui a plus que doublé en deux ans à peine (Bureau du gouvernement, 2008b). De même, un sondage conduit par Gallup et le Yomiuri Shinbun en novembre 2008 a montré que 32% seulement des répondants disaient « faire confiance » aux Etats-Unis, un chiffre historiquement bas à opposer aux 67% des répondants américains qui faisaient confiance au Japon (Penney, 2009). Selon Matthew Penney, qui étudie l’anti-américanisme dans la culture populaire et particulièrement dans les manga, « Les images négatives de l’Amérique dans la culture populaire sont devenues plus largement répandues durant les années Bush. La vaste majorité des œuvres qui prennent une position anti-américaine n’appellent pas à la rupture de l’alliance ou à l’armement nucléaire ; elles évoquent simplement une

174 LASSALLE Olivier _2008 IV/ Le Japon et le monde

insatisfaction et un sentiment d’insulte profonds, dus tout autant au manque d’initiative du gouvernement japonais qu’à une action des Etats-Unis. » (ibid.) Pour autant, la population japonaise dans son ensemble, ni même en vérité les auteurs et les lecteurs de ces œuvres que Penney étudie, n’est pas subitement devenue anti-américaine. Il s’agit plutôt d’une réaction envers l’Amérique politique telle qu’elle est perçue dans ses relations avec le Japon : « L’Amérique a un soft power considérable au Japon. Beaucoup de Japonais sont fans de la culture populaire américaine, de Hollywood et la télévision et à la musique pop, le base-ball et le jazz. L’Amérique reste la destination étrangère privilégiée des touristes japonais. C’est aussi le choix privilégié des Japonais qui étudient à l’étranger. Des connexions personnelles entre des Japonais et des Américains sont nombreuses et certaines sont profondes. Mais beaucoup voient ‘l’Amérique’ comme un espace personnel et culturel très différent de ‘l’Amérique’ de l’alliance américano-japonaise. Les images présentées ici évoquent un sentiment d’insulte, de traitement inégal dans la relation bilatérale, et un sentiment d’impuissance face à un manque d’alternatives à des situations comme le crime autour des bases américaines qui sont communément vues comme intolérables. » (ibid.) Pour John Nathan, ce désenchantement à l’égard des Etats-Unis serait la conséquence des diatribes anti-américaines de Shintarô Ishihara et Yoshinori Kobayashi, auxquels il ajoute le cinéaste animateur de télévision Takeshi Kitano, qu’il qualifie de « xénophobe » (Nathan, 2004, p.241). Il est possible qu’en effet ces messages largement médiatisés soient en partie responsables ; mais plus que cause, ils sont aussi conséquence : Ishihara, Kobayashi et Kitano osent dire tout haut ce que leurs compatriotes pensent maintenant tout bas, et cela participe de leur popularité actuelle. La véritable cause du changement d’attitude du public japonais vient plutôt d’une évolution dans la perception des Etats-Unis, notamment après les attentats du 11 septembre 2001 et la réponse américaine. Les Japonais ont en effet « été gravement offensés […] par la comparaison largement promulguée et endossée avec empressement entre le 11 septembre et le bombardement japonais de Pearl Harbor en 1941, une action militaire visant la Flotte Pacifique américaine et en aucun cas un assaut terroriste contre des civils sans défense. » (ibid., p.242). Par la suite, la vision américaine de la guerre contre Al Qaeda comme une guerre entre le bien et le mal a été vue par beaucoup au Japon comme « intolérablement self-righteous, pour ne pas dire hypocrite. » (ibid., p.242). Yasuo Tanaka notamment, le gouverneur de Nagano élu contre le PLD, critique féroce de Shintarô Ishihara, partage cette vision critique : « Certainement [le 11 septembre] a été un terrible incident, mais je ne pouvais pas m’empêcher de me demander si ces Américains qui prenaient cela comme la nouvelle la plus cruelle et la plus tragique qu’ils aient jamais entendue avaient la moindre idée de ce qui se passait, et ce qui s’était passé, souvent en résultat d’une interférence américaine dans les affaires des autres, dans le reste du monde. » (ibid., p.243) D’autres, comme Shin’ichi Kitaoka, ou même John Nathan dans ce même ouvrage, font remonter le désenchantement envers les Etats-Unis une décennie plus tôt, jusqu’à la guerre du Golfe et aux critiques contre le Japon qui ont suivi son refus de participer militairement aux opérations.

LASSALLE Olivier _2008 175 Shintarô Ishihara et le nationalisme japonais

Quoiqu’il en soit, le fait est que la population japonaise se détourne graduellement des Etats-Unis, ce qui se traduit par un récent regain d’intérêt pour le chinois, mais également par la popularité d’anti-américains notoires comme Yoshinori Kobayashi ou Shintarô Ishihara. Cela profite aussi aux groupes plus radicaux de la « nouvelle droite », nés dans le sillage de Yukio Mishima mais qui survivent aujourd’hui encore142 et se distinguent des groupes ultra- nationalistes traditionnels par leurs critiques contre l’hégémonie américaine, la soumission du Japon aux Etats-Unis, et plus particulièrement le traité de sécurité américano-japonais (Anpo), sans pour autant rejeter complètement l’alliance entre les deux pays. C’est le cas notamment de l’Issuikai, l’organisation radicale dirigée par Mitsuhiro Kimura. La position du gouvernement japonais ne change donc pas, mais la perception qu’en a la population japonaise, elle, évolue, bien que Shintarô Ishihara ne l’évoque pas. Il insiste lourdement, au contraire, sur l’évolution du troisième terme de l’équation : les Etats-Unis eux-mêmes. En effet, on l’a vu, la soumission japonaise au grand frère américain était principalement motivée par la protection qu’il pouvait offrir au Japon, protection qui lui permettait de ne pas avoir à trop se soucier de sa défense et donc de se consacrer à la croissance économique. C’était le sens du traité de sécurité (Anpo). Mais aujourd’hui, et particulièrement depuis une vingtaine d’années, la situation internationale a évolué : la fin de la guerre froide et de l’antagonisme est – ouest a remis en question l’utilité même de ce traité ; la montée de nouvelles menaces pour le Japon – Chine et Corée du Nord notamment – parallèlement au « déclin relatif des Etats-Unis sur la scène internationale » (Masuzoe, 1995) posent la question de la capacité même des Etats-Unis à venir au secours du Japon en cas de conflit. Dans le but clairement avoué de convaincre ses lecteurs de la futilité de la soumission japonaise aux Etats-Unis, Shintarô Ishihara évoque régulièrement l’affaiblissement des Etats-Unis, qui pour lui n’est pas seulement relatif. Ce thème est abordé dans huit chroniques sur les 26 dans lesquelles il évoque les Etats-Unis, soit près d’une sur trois. Il rappelle ainsi « le déclin de la puissance des Etats-Unis, pays allié » (Ishihara, 2006h), « l’affaiblissement de la puissance nationale américaine » (Ishihara, 2006i) : « Même si l’Amérique est un colosse militaire incontesté, des décennies d’énormes budgets du Pentagone ont sapé sa vitalité économique et sa confiance. Il est douteux que ce pays puisse encore être le policier du monde, intervenant dans les points de tension éloignés. » (Ishihara & Mahathir, 1995, p.24). Il en voit une preuve dans le fait que « Les Etats-Unis ne peuvent pas gagner dans la lutte contre le terrorisme kamikaze lié au fanatisme religieux qui a lieu en Irak. » (Ishihara, 2006, p.186) et que « Si on y réfléchit, depuis la guerre du Pacifique les Etats-Unis n’ont jamais gagné une guerre importante. » (ibid., p.194). Mettant en parallèle ce déclin américain avec la montée en puissance militaire de la Chine, dont on a vu qu’il estimait qu’elle représentait une grave menace pour le Japon, Shintarô Ishihara tire une conclusion alarmiste : « Le nœud du problème, c’est le fait que si les Etats-Unis venaient à entrer en guerre contre la Chine, ils ne peuvent absolument pas gagner. […] [Dire cela] est peut-être grave pour les orgueilleux Américains, mais pour les Japonais qui croient aveuglément au traité de sécurité américano-japonais […] c’est un problème important, ou plutôt un problème vital pour l’existence de la nation. » (ibid., p.192)

142 Il existerait « deux douzaines » de tels groupes environ, selon la police japonaise, « chiffre à opposer aux centaines de groupes de droite traditionnels » (Johnston, 2003). 176 LASSALLE Olivier _2008 IV/ Le Japon et le monde

Poussant plus loin son raisonnement, Shintarô Ishihara affirme que les Etats-Unis non seulement n’auraient pas la capacité de défendre le Japon contre une agression chinoise, mais surtout, conscients de leur propre faiblesse, ils n’en auraient pas non plus la volonté. Ne reculant pas devant ce flagrant procès d’intention, il les accuse explicitement et à l’avance de violer leurs obligations internationales, notamment le traité de sécurité. Et il réitère cette mise en garde à plusieurs reprises, en particulier dans « Les Etats-Unis ne peuvent pas gagner » (Amerika wa katemai), chronique datée du 5 décembre 2005 : « Il est sans doute impossible que la Chine, dans son antagonisme avec les Etats-Unis, fasse la bêtise de lancer sans crier gare les ICBM143 qu’elle possède, mais pour la Chine qui tente de consolider sa suprématie militaire sur l’Asie orientale et l’Océan Pacifique occidental, le comportement qu’ils peuvent avoir de plus efficace et de plus direct, dans le but de détruire le système du traité de sécurité américano-japonais – qui pour l’accomplissement de cette suprématie est la pire abomination – est d’abattre d’un seul trait, avec des armes nucléaires, les bases stratégiques d’Okinawa indispensables à l’hégémonie américaine en Asie. Après avoir subi cela, le fait que les Etats-Unis se lancent dans des représailles de grande envergure, y compris avec l’arme nucléaire, pour la défense du Japon et la suprématie américaine, est extrêmement douteux. » (ibid., p.192-193) La conclusion de cette chronique est plus affirmative encore : « Je me répète, mais si les Etats-Unis entrent en guerre frontale avec la Chine, ils ne peuvent absolument pas gagner. Et il est impossible qu’ils déploient un tel combat pour le Japon. » (ibid., p.196). Shintarô Ishihara en trouve une preuve dans le fait qu’après une incursion d’activistes chinois sur les îles Senkaku, l’ambassadeur américain à Tokyo a affirmé que l’obligation de venir au secours du Japon contenue dans le traité de sécurité ne jouerait pas en cas de conflit sur l’archipel des Senkaku. Ishihara reconnaît pourtant de lui-même que cet ambassadeur a été révoqué et que le gouvernement américain a réaffirmé que le traité jouerait – selon Ishihara grâce à la protestation qu’il a faite à l’époque : « Si les Etats-Unis n’ont pas la volonté d’aider le Japon quand il essaye de défendre contre une agression un territoire que les Etats-Unis eux-mêmes ont officiellement rétrocédé, le traité de sécurité américano-japonais n’a plus aucun sens et doit naturellement disparaître. » (ibid., p.95). Face à cette situation dramatique, quelles sont les solutions que propose Shintarô Ishihara pour assurer la défense du Japon et son autonomie ? Naturellement, on l’a vu, il insiste longuement sur le besoin de fierté des Japonais en leur propre pays, condition nécessaire pour que celui-ci puisse mieux s’affirmer sur la scène internationale. Certains Japonais ayant déjà réussi à s’affranchir des cadres de pensée du passé et donc à retrouver la fierté nationale, c’est ceux-là qu’il faut mettre aux affaires pour diriger le pays vers toujours plus de fierté et donc d’affirmation. Ishihara vise tout particulièrement son ami Yasuhiro Nakasone, dont il affirme très sérieusement qu’il est le seul et le dernier homme capable de redresser le Japon (Ishihara, 2002, p.95) – malgré les virulentes critiques qu’il lui adresse sur sa soumission aux Etats-Unis quand il était Premier ministre. Quant aux solutions concrètes que Nakasone ou tout autre Premier ministre décidé devrait mettre en place, Shintarô Ishihara évoque dans Voice of Asia la création en Asie d’une zone yen, où le commerce serait fait en yen et non plus en dollars, ainsi que l’idée de faire toutes les exportations du Japon en yen. De manière plus décisive, il s’étend longuement dans Le Japon sans complexe notamment, mais pas uniquement, sur l’idée que le Japon doit véritablement

143 Intercontinental Balistic Missile, missile balistique intercontinental. LASSALLE Olivier _2008 177 Shintarô Ishihara et le nationalisme japonais

apprendre à s’affirmer sur la scène internationale. Le premier pas serait de savoir enfin répondre « non » aux Etats-Unis quand c’est nécessaire : « Il va sans dire qu’un partenariat égal doit être mené sans pression humiliante ou compromis en résultat de telles pressions. C’est la raison pour laquelle j’appelle à ce que le Japon dise ‘Non’. ‘Non’ est un instrument important dans le processus de négociations. » (Ishihara & Morita, 1989, p.41). Akio Morita, coauteur du Japon sans complexe, partage clairement cette opinion. Mais il insiste sur le fait, et Shintarô Ishihara le sous-entend clairement, que le « non » que le Japon doit apprendre à dire « quand sa position est clairement négative » (ibid., p.35) n’est pas un refus agressif. Il s’agit simplement de rétablir la balance dans des relations que le silence approbateur du Japon a jusqu’à présent déséquilibrées : « ‘Non’ n’est pas le début d’un désaccord ou d’une querelle sérieuse. Au contraire, ‘non’ est le début d’une nouvelle collaboration. Si le Japon dit réellement ‘non’ quand il pense ‘non’, cela servira comme un moyen d’améliorer la relation américano-japonaise. » (ibid., p.36). Shintarô Ishihara va cependant plus loin, qui fait à plusieurs reprises la comparaison entre la scène internationale et le poker : comme au poker, pour espérer l’emporter, le Japon doit bluffer sur ses intentions réelles. Ainsi, « si les Etats-Unis se comportaient déraisonnablement avec le Japon, le Japon doit ouvrir des canaux pour négocier avec le reste du monde sur un point de vue différent de la base des relations américano-japonaises et il doit montrer qu’il fait ceci aux Américains. » (ibid., p.53). Il tire également de son invitation au sommet de Davos l’idée que le Japon devrait coopérer avec l’Union européenne pour s’émanciper de la tutelle américaine, car cela « rendrait certainement fort le sentiment de l’existence du Japon chez les Américains. » (Ishihara, 2002, p84). Le Japon doit entrer dans le jeu, bluffer sur ses véritables intentions, et notamment faire croire qu’il pense à annuler le traité de sécurité américano-japonais, ce qui est « une carte puissante » (Ishihara & Morita, 1989, p.56). Shintarô Ishihara pousse même très loin cette idée, puisqu’il suggère dans Le Japon sans complexe que pour répondre à la manœuvre des Etats-Unis qui a commencé avec la normalisation des relations avec la Chine communiste en 1971, le Japon doit bluffer et faire croire aux Etats-Unis qu’il va se rapprocher de l’URSS, ce qui menacerait gravement la supériorité militaire américaine. Il va même jusqu’à suggérer un partenariat économique russo-japonais pour le développement économique de la Sibérie ! Il était cependant nécessairement conscient de l’énormité de cette proposition et des conséquences démesurées qu’un tel accord aurait pu avoir en période de guerre froide. Il est donc peu douteux qu’il ne l’aurait pas défendue en réalité, et qu’il ne s’agissait dans son esprit que d’un simple bluff, qui a d’ailleurs relativement bien marché puisque la simple parution de ce livre a suffi à déclencher d’énormes protestations à Washington. Ishihara reconnaît lui-même qu’il ne s’agit que d’une exagération de ce que le Japon devrait faire selon lui pour s’affirmer face aux Etats-Unis, quand il conclut : « Nous avons besoin de plus de joueurs compétents dans le jeu pour contrer les formidables challenges américains dans l’arène internationale. » (ibid., p.54). Il reprend cette idée le 7 octobre 2002 dans « La nécessité d’un sentiment de jeu » (Gêmu kankaku no yô) et le 4 mai 2003 dans « Le jeu dangereux de la diplomatie nucléaire » (Kaku gaikô to iu kiwadoi gêmu), chronique dans laquelle il reconnaît aimer le poker pour sa dimension psychologique (dissimuler son jeu, bluffer, deviner les cartes de l’adversaire), qui « se rattache plus que tout à l’essence de la diplomatie » (Ishihara, 2006, p.37). Il compare donc les négociations avec la Corée du Nord à une partie de poker à quatre joueurs : la Corée du Nord, les Etats- Unis, la Chine, et le Japon. Ce dernier doit donc jouer lui aussi, à l’instar des Américains notamment, au lieu de « s’effrayer inutilement » et d’être « un partenaire qui essaye de se glisser dans l’ombre de la jupe américaine » (ibid., p.38). Se faisant professeur de poker pour les diplomates japonais, il prévient clairement : « Dans le jeu de la diplomatie, […] il n’y a qu’un seul principe absolu : la seule personne que l’on peut croire, c’est soi-même. » (ibid., p.40). Comme Winston Churchill pendant la Seconde guerre mondiale, il faut et le Japon 178 LASSALLE Olivier _2008 IV/ Le Japon et le monde

doit raisonner en considérant tous les autres pays comme des « ennemis hypothétiques (kasô tekikoku) » (ibid, p.40). Comme cette insistance sur le bluff le laisse penser, Shintarô Ishihara, s’il est en faveur d’un rééquilibrage de la relation américano-japonaise dans le sens d’une plus grande égalité, donc d’une plus grande autonomie du Japon sur la scène internationale, ne se fait pas l’avocat d’une rupture pure et simple de l’alliance avec les Etats-Unis. Même si dans sa forme actuelle – celle du traité de sécurité – elle ne le satisfait pas. Cette position similaire à celle de Charles de Gaulle dans les années 1960 transparaît dans la réaction de Shintarô Ishihara à l’invasion américaine en Irak en 2003. Malgré ses fréquentes critiques contre les Etats-Unis, dans son article « Comment aborder la guerre en Irak ? » il se fait le soutien de la politique américaine dans le Golfe. Déplorant le fait que le débat sur la guerre n’est pas rationnel mais un « jugement émotionnel » entre pro et anti-américains, il remarque : « Pour le monde, c’est un signe dangereux ; il est possible, sentimentalement parlant, d’éprouver de l’antipathie pour cette Amérique géante, mais à s’écarter du fond du problème on risque de précipiter des résultats dont on pourrait se mordre les doigts. Le fond du problème, c’est d’arrêter la prolifération des armes de destruction massive. […] L’Irak ayant déjà des antécédents d’utilisation des armes de destruction massive contre les Kurdes, et en dépit des sanctions et contraintes qui lui ont été infligées pour sa responsabilité dans la guerre du Golfe, ne faisant rien pour s’acquitter des décisions du Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations Unies, l’élimination du danger que son existence fait courir au monde n’est-elle pas le but essentiel ? » (Ishihara, 2006, p.26-27) Allant jusqu’à comparer la situation de 2003 à la conférence de Munich en 1938, et qualifier l’Irak de « cancer du monde », il se montre néanmoins plus modéré et consensuel que George W. Bush : « Si les Etats-Unis, cédant à l’opinion mondiale, renonçaient à une attaque rapide de l’Irak (je pense que c’est plus souhaitable même pour les Etats-Unis, même si les frais s’accumulent), alors les pays qui l’ont demandé avec force comme la France, l’Allemagne et la Russie doivent comme condition à la poursuite des inspections, dire clairement que si la déloyauté de l’Irak est démontrée ils participeront aux sanctions. » (ibid., p.28) Cependant, comme on l’a vu, le soutien qu’il apporte à l’invasion américaine en Irak n’est pas désintéressé : il semble qu’il s’agit surtout, dans son esprit, d’un précédent utile pour l’intervention en Corée du Nord qu’il appelle de ses vœux. Ce n’est pas tant l’Amérique qu’il soutient ici, mais la politique qu’elle suit, et qu’il aimerait voir le Japon utiliser à son tour. Quoiqu’il en soit, il est clair que la plupart des critiques qu’il adresse aux Etats-Unis ne sont pas sans discernement et qu’il est bien conscient de la nécessité absolue de bonnes relations entre les Etats-Unis et le Japon, dans l’intérêt des deux pays et du monde : « le Japon se prépare à chevaucher avec les Etats-Unis la vague de l’avenir. » (Ishihara, 1989, p.59). La Russie : Shintarô Ishihara à contre-courant La Russie, qu’elle soit soviétique ou non, est un cas à part parmi les voisins et les partenaires du Japon, ainsi que dans le discours de Shintarô Ishihara. A la rivalité historique entre les deux puissances du nord-est asiatique, qui a culminé avec la guerre russo-japonaise de 1904-1905, est venue s’ajouter après 1917 l’opposition au modèle communiste, et surtout avec la Seconde guerre mondiale un profond ressentiment à

LASSALLE Olivier _2008 179 Shintarô Ishihara et le nationalisme japonais

l’encontre de la Russie soviétique qui a brisé le pacte de non-agression signé avec le Japon pour l’agresser dans les tous derniers mois du conflit, puis déporté dans des conditions atroces plusieurs dizaines de milliers de prisonniers japonais. Parallèlement, la Russie a occupé les îles Kouriles, ces « Territoires du Nord » dont le Japon, soixante ans après, réclame toujours la rétrocession. Tous ces facteurs font que l’hostilité est à l’égard de la Russie le sentiment dominant dans la population japonaise. Les sondages du Bureau du gouvernement japonais sont très clairs sur ce point : 83,4% des personnes interrogées disent ne pas ressentir de sympathie pour ce pays (voir annexe 19), dont un énorme 38,7% de « pas du tout », contre à peine 13% de sympathie (dont 2% de « tout à fait » à peine). De même, plus de 70% des personnes interrogées se disent insatisfaites de la relation actuelle du Japon avec la Russie, contre 20,5% de satisfaits – et toujours 1% de « tout à fait » (voir annexe 21). L’analyse de l’évolution de ces réponses dans le passé montre qu’elles sont globalement stables (voir annexes 20 et 22). Un pic de sympathie et de satisfaction s’est fait ressentir en 1990-1991, vraisemblablement en conséquence de la chute de l’URSS, mais les espoirs nés dans cette courte période ont rapidement été déçus puisque l’insatisfaction atteint un plus haut historique en 1995 avec 86,4% (Bureau du gouvernement, 2008b). Il est clair que cette hostilité générale envers la Russie vient tout particulièrement du problème des Territoires du Nord. Un sondage spécial de 2008 révèle ainsi que les Japonais se sentent bien informés sur cette question (39,2% disent en connaître les détails, 40% les connaître un peu, 18,8% connaître le problème mais pas les détails, et 1,4% seulement n’en ont pas entendu parler ; voir annexe 23), et près de 90% d’entre eux en ont entendu parler à la télévision ou la radio, 67% dans les journaux et presque 30% à l’école (voir annexe 24), ce qui prouve que ce sujet est largement évoqué dans les médias et la société japonaise. De même, 87,5% des personnes interrogées disent connaître le mouvement réclamant la rétrocession des Kouriles (ils n’étaient que 50% en 1969 ! ; voir annexe 25), et si 34,5% disent vouloir y participer, 2% à peine veulent y participer activement (voir annexe 26). Les raisons du refus de participer sont révélatrices : les trois les plus citées sont le manque de temps (40,2%), l’ignorance des détails du mouvement (36,2%) et l’idée qu’il n’y aura pas de résultat (18,8%) ; 16,5% seulement des interrogés disent ne pas avoir d’intérêt pour ce mouvement (Bureau du gouvernement, 2008c ; voir annexe 27). Mais il n’est en réalité nul besoin de se reporter à ces sondages pour se convaincre de l’importance de la question des Kouriles dans la société japonaise. Dans ses promenades à travers les villes japonaises, le touriste averti apercevra à plusieurs reprises de grands panneaux réclamant la rétrocession des Territoires du Nord en des termes virulents : « Le jour où les Territoires du Nord reviendront : le jour de la paix. »

180 LASSALLE Olivier _2008 IV/ Le Japon et le monde

(Photographie de l’auteur) 144 Les cartes du Japon vendues dans les hyaku-en shop sont également révélatrices, qui font figurer l’ensemble de l’archipel des Kouriles, jusqu’à la dernière île avant la péninsule du Kamchatka, ainsi que la moitié sud de l’île de Sakhaline, comme une zone intermédiaire, prise entre les limites du Japon et celles de la Russie, et d’une couleur différente de celles des territoires des deux pays. Le gouvernement japonais, répondant à cette pression populaire, maintient depuis la fin de la Seconde guerre mondiale une position très ferme sur ce sujet, qui empêche toujours la signature d’un traité de paix entre la Russie et le Japon, et n’entend pas changer de position : « Le gouvernement japonais a constamment maintenu une politique de réclamation des Territoires du Nord (les îles Kouriles consistant de Etorofu, Kunashiri, Shikotan, et les îles Habomai). Au rassemblement du jour des Territoires du Nord (le 7 février, jour de 1855 où le Japon et la Russie ont signé un accord reconnaissant qu’ils étaient un territoire japonais) de 1993 à Tokyo, le Premier ministre Miyazawa […] a dit à un public de 2000 personnes que le gouvernement japonais n’abandonnerait jamais le combat pour ces îles. Même si certains des membres libéraux du PLD pensent un compromis sur ce problème nécessaire, l’aile droite a été capable de prendre le reste du parti en otage sur ce problème. » (Stronach, 1995, p.150) En 1994 cependant, cédant à la pression internationale, venant notamment des membres du G7, le Japon a abandonné le lien qu’il imposait auparavant entre l’aide économique à la Russie et des avancées sur la question des Territoires du Nord, et a augmenté son aide. Mais c’est le seul progrès qui a été fait. Et si ce problème « qui semble d’une suprême

144 Supermarchés très prisés des jeunes notamment où tous les produits sont vendus 100 yen (environ 1 euro). LASSALLE Olivier _2008 181 Shintarô Ishihara et le nationalisme japonais

importance pour les Japonais reste dérisoire d’un point de vue planétaire » (Hasegawa, 1993, p.16), le soutien populaire à la position inflexible du gouvernement reste fort : « Il est indéniable que, dans l’ensemble, les Japonais désirent vivement la restitution des îles occupées par les Russes. La politique du gouvernement – attendre le règlement du conflit avant de reconstruire les relations bilatérales – a reçu l’approbation de presque tous les commentateurs qui ont abordé la question dans les médias, et elle semble refléter fidèlement la volonté de la nation. En fait, cette position s’est si profondément enracinée que personne n’ose la remettre en question. » (ibid., p.18) Il existe cependant des voix discordantes, comme Shin’ichi Kitaoka qui estime que « le Japon n’a pas réellement besoin de ces îles. Sans doute ont-elles une certaine importance stratégique pour la Russie, mais elles n’en ont aucune pour lui, et leur valeur économique est quasiment nulle. » (Kitaoka, 1993, p.4). Mais c’est clairement la conception opposée qui domine. Ainsi, Tsuneo Watanabe, dont on a vu qu’il avait pourtant récemment dévié de son nationalisme intransigeant, appelle à la rétrocession des Territoires du Nord : « Aujourd’hui, la Russie de Vladimir Poutine est-elle prête à se pencher sur le passé et à reconnaître les horreurs perpétrées par Staline ? Je crois que ce pays est bien différent de ce qu’il était du temps du dictateur soviétique, mais s’il veut vraiment faire table rase de la conception du monde de Staline et de ses ambitions impérialistes, ne devrait-il pas commencer par restituer au Japon les territoires qu’il occupe encore ? » (Watanabe, 2007, p.47) C’est également la vision des choses de Yoshinori Kobayashi, qui lorsqu’il dessine une carte du Japon dans Sensôron insiste sur le fait que les frontières japonaises englobent bien les Territoires du Nord (Kobayashi, 1998, p.346), ou encore de Mitsuhiro Kimura, le leader de l’Issuikai, qui se dit en faveur d’un dialogue avec la droite russe pour récupérer ces territoires conflictuels (Johnston, 2003), et de tous les groupes extrémistes qui font défiler leurs cars noirs dans les rues. Un car du groupe ultranationaliste Dainippon kôshin juku, à Kyoto : (Le texte appelle appelle à « Reprendre les Territoires du Nord, Takeshima » et « Défendre jusqu’à la mort les îles Senkaku !! »)

182 LASSALLE Olivier _2008 IV/ Le Japon et le monde

(Photographie de l’auteur) Pourtant, aussi surprenant que cela puisse paraître, ce n’est pas la vision de Shintarô Ishihara. Dans Le Japon sans complexe, il évoque bien un hypothétique accord avec l’URSS selon lequel en échange de la rétrocession des Territoires du Nord le Japon révoquerait le traité de sécurité américano-japonais et aiderait à développer les immenses ressources sibériennes, mais on a vu que cette proposition était avant tout un immense coup de bluff. Surtout, elle est entièrement opposée à la nouvelle suggestion qu’il fait dans « Un plan saugrenu » (Aru, tondemonai teian), chronique du 3 mai 2004. Evoquant le conflit israélo-palestinien, « 70% de la cause de l’instabilité actuelle du monde » (Ishihara, 2006, p.97), il avance « une idée saugrenue » (ibid., p.99) : céder les Territoires du Nord aux Palestiniens, puis les aider à y émigrer pour y construire un nouvel Etat indépendant !145 Shintarô Ishihara reconnaît que « ce n’est peut-être qu’un rêve fou », mais suggère de le présenter à l’ONU : « Je me demande si le meilleur moyen de mettre cette terre fertile à profit pour l’humanité, en tant que patrimoine de l’humanité, n’est pas d’y construire une nouvelle Palestine. » (ibid., p.101). Au niveau national, il est également conscient de l’accueil qui serait vraisemblablement réservé à un tel plan, mais appelle ses compatriotes à ouvrir les yeux : « Des protestations s’élèveront peut-être de ceux (dont je fais partie) qui ne peuvent oublier la cruauté subie autrefois de l’URSS, mais en regardant la situation actuelle des relations russo-japonaises […] on ne peut pas penser que ces îles reviendront toutes. » (ibid., p.101).

145 Cette idée rappelle sensiblement le « plan Fugu » imaginé par le gouvernement japonais dans les années 1930, qui consistait à faire venir en Mandchourie ou en Chine occupée (notamment à Shanghaï) plusieurs centaines de milliers de Juifs persécutés en Europe, avec le soutien économique de la communauté juive américaine, dans le but de dynamiser l’économie des zones occupées, au bénéfice bien sûr du Japon. Shintarô Ishihara n’évoque pas le plan Fugu, mais il est probable qu’au moins inconsciemment ce dernier l’ait influencé dans la rédaction de cette chronique. LASSALLE Olivier _2008 183 Shintarô Ishihara et le nationalisme japonais

Cette chronique est le seul endroit où Shintarô Ishihara évoque une telle idée, mais c’est aussi le seul où il évoque les Territoires du Nord. Ailleurs, il n’hésite pas à prôner une grande coopération économique du Japon avec la Russie pour le développement de la Sibérie (ibid., p.120), ce qui prouve qu’il ne partage pas l’hostilité générale au Japon contre la Russie, et que son manque d’intérêt pour les Territoires du Nord est certainement réel.

184 LASSALLE Olivier _2008 Conclusion

Conclusion

Au terme de cette étude, il faut répondre à la question que nous nous sommes posée : Shintarô Ishihara est-il nationaliste ? On a vu qu’il partageait le romantisme de son mentor et ami Yukio Mishima, ce qui fait de lui un descendant indiscutable de l’Ecole romantique japonaise des années 1930 et des écrivains qui en étaient proches comme Tetsurô Watsuji. Il exprime dans plusieurs de ses œuvres un certain rejet de la modernité qui rappelle les attaques de l’Ecole romantique, mais se distingue par une modération certaine, imposée peut-être par l’époque et l’inéluctabilité difficilement contestable de la modernisation du Japon. Mais cette proximité intellectuelle, si elle rend Shintarô Ishihara très proche des nationalistes démontrés de l’Ecole romantique japonaise (Kamei, Hayashi), ne fait pas automatiquement de lui un nationaliste. L’importance qu’il accorde à la culture, aux traditions et au passé japonais, son insistance sur la nation et ses origines, prouvent qu’il ressent un fort sentiment national, qui s’apparente au « nationalisme socio-culturel » défini par Bruce Stronach mais qui, on l’a vu, n’est pas nécessairement un nationalisme. Cependant, la vision qu’a Shintarô Ishihara de l’évolution de la culture, son insistance lourde sur le raffinement de la culture japonaise et la supériorité de ses produits, les sous-entendus très clairs qu’il fait sur la supériorité des Japonais même, conduisent à classer son sentiment national précisément au-delà de la limite de l’arrogance, donc dans le nationalisme. Parallèlement, sa vision de la société japonaise actuelle le classe, elle, dans les rangs du conservatisme. Conservatisme résolu et pleinement assumé comme tel, il est vrai, mais relativement modéré sur certains points, les relations homme-femme notamment. Dans sa vision de l’individualisme, sa description des valeurs que la société japonaise a perdues et devrait chercher à retrouver, le portrait qu’il brosse des effets de la paix sur le Japon, son conservatisme montre bien des germes de nationalisme. Mais précisément, il ne s’agit que de germes, à l’inverse d’un Yoshinori Kobayashi qui, sur les mêmes thèmes, construit deux ennemis mortels au Japon – la gauche et les Etats-Unis – et s’inscrit donc clairement dans le nationalisme. Dans sa vision de la Seconde guerre mondiale également, Shintarô Ishihara se distingue par un conservatisme certain, mais qui ne verse pas dans le nationalisme. De même, ses positions hautement iconoclastes sur les origines ethniques du Japon, l’immigration et les relations avec la Russie, la sympathie qu’il exprime pour l’Asie – et son intérêt pour le Japon avant tout –, le sens de ses critiques sur la relation du Japon avec les Etats-Unis – vers le Japon et non pas vers les Américains – abondent dans le sens d’un patriotisme modéré, similaire à celui d’un Charles de Gaulle ou de tout Président américain. Inversement, ses attaques violentes contre les Premiers ministres qui se sont excusés officiellement pour le comportement du Japon pendant la Seconde guerre mondiale, en particulier Tomiichi Murayama, et contre ceux qui refusent le réarmement du Japon ou les visites officielles au sanctuaire Yasukuni – mais sa position sur ce point a évolué – ; la guerre qu’il mène ouvertement contre les enseignants de gauche de Tokyo ; ses violentes critiques contre la Chine populaire et la Corée du Nord : tout cela s’apparente clairement à la construction d’ennemis nationaux, à la réalisation d’un « soi » en opposition frontale à « l’autre », donc au nationalisme.

LASSALLE Olivier _2008 185 Shintarô Ishihara et le nationalisme japonais

Selon notre typologie, Shintarô Ishihara est donc clairement nationaliste. Si l’on reprend celle produite par Bruce Stronach, le constat est le même : Ishihara souscrit clairement au « nationalisme socioculturel »146, et son arrogance le classe indubitablement dans les rangs du nationalisme. Le nationalisme auto-déterminé n’est bien sûr pas applicable à cette étude. Ishihara relève également du nationalisme « state-oriented », puisqu’il identifie la nation à l’Etat par l’idée de nation-Etat (kokka minzoku), et son agressivité contre les immigrés chinois clandestins ou légaux lui fait franchir la limite entre patriotisme et nationalisme. Enfin, sa vision des relations du Japon avec le monde, et plus particulièrement ses voisins, montre sans laisser de place au doute qu’il partage le nationalisme « state-centric » ; l’agressivité dont il fait preuve contre la Chine et la Corée du Nord, là encore, le classe immanquablement dans les rangs du nationalisme. Si Shintarô Ishihara est donc bien nationaliste il faut noter que ce qui lui fait passer la limite de l’agressivité, de l’exclusivité, que nous avons établie avec le patriotisme, est son attitude envers la Chine et la Corée et son insistance sur la supériorité du Japon et des Japonais. Se pose donc ici la question de la xénophobie, voire du racisme. Etant donnée l’attitude très modérée, empreinte de sympathie et d’une volonté sincère – quand bien même orientée vers le seul bénéfice du Japon – de coopération qu’il a et professe face aux autres pays d’Asie, ses positions favorables à l’immigration, et le fait que ses critiques dans la relation avec les Etats-Unis se portent presque exclusivement sur le Japon, il est difficile d’affirmer que Shintarô Ishihara est xénophobe. Et ce, d’autant plus qu’il voyage beaucoup à l’étranger et parle plusieurs langues étrangères (français et anglais). S’il n’est donc pas xénophobe, serait-il donc raciste ? Là encore, force est de constater que ses positions sur l’immigration seraient particulièrement étonnantes sous la plume d’un raciste. Son insistance sur l’excellence des vietnamiens et sur le besoin de coopération du Japon avec le Viêt-nam plaident dans le même sens, ainsi que l’amitié qu’il professe pour Taiwan et ce qu’il écrit sur l’origine ethnique des Japonais et surtout de sa propre famille. Quel raciste écrirait qu’il possède certainement des traits étrangers ? Mais si Shintarô Ishihara n’est pas raciste, comment expliquer que son agressivité ne soit dirigée qu’envers la Chine et la Corée du Nord ? Le seul facteur explicatif plausible, très cohérent au regard du parcours intellectuel et politique de Ishihara, est le communisme. Comme il l’a déclaré à John Nathan, comme le prouvent son investissement dans le groupe Seirankai, farouchement anticommuniste, et ses craintes au retour du Viêt-nam en guerre en 1968, Shintarô Ishihara éprouve une véritable allergie pour le communisme, signe sans doute de son conservatisme résolu. Cela explique à n’en pas douter une grande partie de son attitude envers la Chine – c’est d’ailleurs un sujet qu’il évoque régulièrement – et la Corée du Nord, bien qu’il l’évoque moins dans ce deuxième cas. Mais une contradiction subsiste à nouveau : si l’anticommunisme dicte sa vision du monde, comment se fait-il qu’il ait une aussi bonne image du Viêt-nam ? La réponse réside certainement au croisement de ces deux critères que sont le racisme et l’anticommunisme : l’attitude agressive de Shintarô Ishihara envers la Chine populaire et la Corée du Nord semble motivée à la fois par un certain racisme envers la Chine et la Corée, victimes historiques du racisme japonais, et un anticommunisme virulent. Eclaircir l’opinion de Ishihara sur la Corée du Sud permettrait à coup sûr de vérifier ou d’infirmer cette supposition, mais c’est un sujet qu’il n’évoque jamais – ce qui plaide d’ailleurs dans le sens d’une validation de notre hypothèse, son silence sur ce thème et le fait qu’il n’associe jamais la Corée du Sud à ses projets internationaux en

146 Rappelons que Bruce Stronach écrit en anglais, et que donc le « nationalism » qu’il utilise et que nous reprenons en « nationalisme » pour rendre sa typologie, correspond en réalité au « sentiment national » que nous avons défini. 186 LASSALLE Olivier _2008 Conclusion

Asie (construction d’avions de voyageurs, développement de la Sibérie) pouvant être vus comme un certain mépris pour ce pays. Si Shintarô Ishihara est donc indéniablement nationaliste, il faut lui reconnaître une modération certaine sur nombre de sujets où le nationalisme japonais se distingue à l’ordinaire par son extrémisme. Ainsi, les critiques qu’il adresse à la société japonaise, et particulièrement à l’individualisme et aux effets insidieux de la paix, frappent par leur modération face aux écrits de Yoshinori Kobayashi notamment, pour qui rejeter l’individualisme équivaut à accepter de mourir pour son pays. Sur la Seconde guerre mondiale également, Ishihara se distingue par sa modération : la glorification qu’il en fait est très mesurée, se rattachant uniquement à la fierté envers son pays ; il n’en fait pas l’apologie comme symbole des valeurs japonaises traditionnelles ; il ne glorifie pas les kamikazes, et n’a pas d’illusions sur leur prétendu volontarisme ; il n’hésite pas à critiquer les responsables de la guerre, au premier rang desquels Hideki Tôjô et à demander leur désanctuarisation ; sa conception du rôle de l’Empereur enfin, plaide également dans ce sens. On pourra objecter qu’il souscrit bien à la vision largement partagée par les nationalistes que la guerre japonaise a libéré l’Asie ; mais il faut lui accorder que c’est un fait. Et s’il sous-entend que c’était le but de l’invasion japonaise, il faut là encore reconnaître que c’est une position bien moins dure que celle d’autres nationalistes, qui n’hésitent pas à le clamer haut et fort. A l’inverse, il se rapproche indéniablement des représentants les plus extrêmes du nationalisme japonais sur la question du révisionnisme historique : il ne se berce pas d’illusions quant à la montée à la guerre, contrairement à Kobayashi notamment qui voit le Japon comme une victime, mais ses positions sur le massacre de Nankin ne laissent pas de place au doute. L’opinion de Shintarô Ishihara sur la guerre démontrent en somme une certaine schizophrénie qui le tiraille entre d’un côté la fierté pour cette période symbole de la grandeur japonaise, l’aversion pour la Chine et la Corée, et de l’autre une vision réaliste de l’histoire selon laquelle le Japon ne peut être que coupable d’une guerre qui a apporté à lui et à d’autres d’immenses souffrances. Shintarô Ishihara est encore proche du nationalisme japonais par son opinion sans détours sur la Constitution, son attitude face à la Corée du Nord et la Chine et face à l’Asie – encore qu’il s’éloigne de certains extrémistes qui rêvent encore d’un panasiatisme agressif sous leadership japonais. Mais il s’en éloigne très largement par une certaine modération sur la question du réarmement japonais, et surtout concernant l’origine ethnique des Japonais, l’immigration, les relations avec la Russie. En somme, comme tout nationaliste, Shintarô Ishihara se tourne vers le passé pour y chercher un modèle ; mais à la différence des ultra-nationalistes, ce passé reste seulement un modèle à suivre : il ne milite pas pour un retour pur et simple aux structures du passé – Empereur politique ou expansionnisme militaire en Asie par exemple. Ce qui le distingue des groupes extrémistes est également la question de la violence : si, on l’a vu, il a semblé justifier l’attaque à la bombe contre le ministre Hitoshi Tanaka, il s’agit là encore très certainement d’une de ses fameuses « petites phrases », et sans doute pas d’une justification de l’utilisation de la violence. Nulle part dans ses textes une telle idée n’est présente. Cela pourrait sembler un truisme dans un cadre occidental, mais la scène politique japonaise est encore marquée par une violence importante, du fait tout particulièrement des nationalistes extrémistes : en 2005, on a dénombré pas moins de cinq actes de terrorisme politique au Japon, y compris « une attaque à la bombe contre une banque chinoise à Yokohama ». 2.100 extrémistes de droite ont été arrêtés pour « d’autres délits, tels que agression, extorsion et escroquerie » et intimidation de gauchistes et de libéraux (Prideaux, 2006a). Cette violence découle de la grande proximité entre les milieux extrémistes de droite

LASSALLE Olivier _2008 187 Shintarô Ishihara et le nationalisme japonais

et ceux de la pègre – les yakuza –, ce qui fait que nombre d’arrestations sont liées à de « simples » affaires mafieuses. Mais le nombre d’actions violentes à visées politiques est encore extrêmement élevé par rapport aux autres pays développés. Enfin, la vision qu’a Shintarô Ishihara des relations entre le Japon et les Etats-Unis, les attaques virulentes qu’il porte aux responsables japonais, le séparent immanquablement du nationalisme japonais contemporain et notamment des hiérarques du PLD. Une attitude paradoxale face aux Etats-Unis est, on l’a vu, un point commun à la plupart des nationalistes japonais contemporains. Mais Shintarô Ishihara, lui, comme d’autres (Mitsuhiro Kimura, Yoshinori Kobayashi, Toshio Tamogami), a résolu le paradoxe du nationalisme japonais : il a pris face aux Etats-Unis une attitude cohérente et nouvelle. Cette nouveauté importante sépare indéniablement Shintarô Ishihara et ceux qui partagent sa vision du nationalisme contemporain. En ce sens, cette évolution relativement récente peut être qualifiée de néo- nationalisme. Ce phénomène n’est pas tout à fait nouveau, puisqu’il remonte aux années 1970 et même à Yukio Mishima, mais il a obtenu dans les années 1990 et 2000 une audience importante qui l’impose sur le champ politique japonais. La popularité durable de Shintarô Ishihara, le succès non moins durable des manga anti-américains de Yoshinori Kobayashi, la médiatisation importante des prises de position de Toshio Tamogami et la notoriété qu’il a retirée de son renvoi brutal après leur publication, montrent que ce néo-nationalisme, héritier de la nouvelle droite née dans les années 1970, touche de nombreux Japonais. A l’époque de Mishima, il était vraisemblablement encore trop tôt pour que le Japon et les Japonais acceptassent de s’éloigner des Etats-Unis et de revendiquer une certaine autonomie ; mais avec l’effondrement de la structure de guerre froide – et la désillusion envers le PLD –, l’heure de gloire des nationalistes qui militent pour un tel changement semble arrivée. Pour autant, il ne faudrait pas voir le néo-nationalisme récent, pas plus que son prédécesseur, comme un bloc homogène. Il existe inévitablement en son sein des divergences conceptuelles et de degré. Yoshinori Kobayashi, avec le très virulent Sensôron – que le Premier ministre Tarô Aso a qualifié de « chef-d’œuvre » ! –, représente indéniablement les plus extrêmes des néo-nationalistes. Toshio Tamogami est dans le même camp. Shintarô Ishihara, lui, s’il est peut-être le plus visible des néo-nationalistes, est sans doute aussi le plus modéré. Ses positions sur l’immigration, la Russie ou encore sur le sanctuaire Yasukuni ne laissent pas le moindre doute sur ce point. Shintarô Ishihara, finalement, fait preuve d’une vision plus réaliste du passé et plus crédible des possibilités du futur. Il crée ainsi une forme nouvelle de nationalisme qui ne semble pas cantonnée à s’exprimer dans la rue ou dans le discours politique seulement : un véritable nationalisme de gouvernement. Une analyse complète de sa littérature, de ses positions en politique intérieure, et la lecture intégrale de tous ses écrits politiques, permettraient bien sûr d’affiner le jugement, mais dans l’ensemble il serait sans doute fort peu différent. ♦ Au-delà du nationalisme, du néo-nationalisme, ou du racisme de Shintarô Ishihara, ce qui frappe à la lecture de ses écrits récents et plus anciens, qu’on peut déceler notamment dans l’évolution de sa vision du problème du sanctuaire Yasukuni, c’est une indéniable inflexion récente vers une certaine modération. Cela semble lié à un fort pessimisme quant à l’avenir du Japon et de l’humanité dans son ensemble, qu’il exprime dans plusieurs chroniques, pessimisme peut-être nourri par son âge – 77 ans en 2009. Quelle que soit la cause, dans « L’émancipation des désirs économiques », le 5 janvier 2009, il liste les trois problèmes majeurs du monde en cette nouvelle année – le réchauffement climatique, la crise économique globale, l’épidémie de H5N1 – et livre une vision très négative des scénarii 188 LASSALLE Olivier _2008 Conclusion

d’évolution future. Le climat, notamment, lui paraît un problème insoluble car les pays en développement ne veulent pas limiter leur croissance pour régler un problème venant des pays développés, ex-colonisateurs, alors qu’une coopération globale est indispensable. L’économie n’offre pas non plus de reluisantes perspectives : « Autrefois, à l’époque de Roosevelt, qu’est-ce qui a mis fin à la crise économique centrée sur l’Amérique ? Finalement ce n’est que l’éclatement de la Seconde guerre mondiale. » (Ishihara, 2009a). Or, pour sortir de cette situation difficile, il n’y a que l’homme lui-même : « Avant la nature que nous sommes en train de perdre, il semble que les dieux sont morts. » (ibid.). Et on a vu la haute image que Shintarô Ishihara a de l’homme, qui dit bien l’espoir qu’il peut avoir. Il cite ainsi à plusieurs reprises une conférence de Stephen Hawking à laquelle il a assisté à Tokyo qui semble l’avoir particulièrement marqué et lui inspire des réflexions extrêmement pessimistes sur l’avenir de l’humanité. En particulier, la réponse de Hawking à la question d’un auditeur lui a fait forte impression. Ce dernier lui ayant demandé s’il existait d’autres planètes peuplées et civilisées, Hawking a répondu qu’il en existait plusieurs millions. L’auditeur lui a ensuite demandé pourquoi l’homme n’avait jamais rencontré ni vu d’extra-terrestres. Et Hawking de répondre : « Parce que les étoiles où la civilisation a plus avancé que sur Terre deviennent instables et finissent par s’autodétruire de manière accélérée. » (Ishihara, 2002, p.18). Le très fort pessimisme dont Shintarô Ishihara fait preuve concernant l’avenir de l’humanité et donc du Japon, participe certainement de son évolution récente vers une certaine modération, et son âge semble jouer dans le même sens. Parallèlement, ce pessimisme qui s’exprime notamment dans une grande crainte de la Chine et la Corée du Nord, le conduit vers des positions de plus en plus belliqueuses sur certains autres thèmes. On peut ainsi penser que dans un avenir proche, Shintarô Ishihara va conserver ses opinions de faucon (néo-)nationaliste sur la Chine et la Corée du Nord, tout en évoluant graduellement vers une vision plus réaliste encore du passé japonais et donc une plus grande modération sur d’autres thèmes. Quant à sa vision de la société japonaise actuelle, résultante de son pessimisme grandissant et de sa vision du passé, elle semble appelée à rester également conservatrice et pessimiste. L’avenir de sa popularité, lui, dépendra grandement de l’évolution des relations du Japon avec la Corée du Nord et plus particulièrement la Chine : si la sympathie l’emporte, on peut penser que Ishihara sera progressivement marginalisé ; mais si l’hostilité actuelle continue, si ses prédictions alarmistes se réalisent, il bénéficiera à n’en pas douter, comme cela a joué pour les Etats- Unis, de sa position incontestable de critique de la Chine.

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Bibliographie

Articles et ouvrages en japonais

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198 LASSALLE Olivier _2008 Annexes

Annexes

Tous ces graphes sont les résultats des sondages conduits par le Bureau du gouvernement japonais en 2007 et 2008 sur différents thèmes : Ces annexes sont à consulter sur place au Centre de Documentation Contemporaine de l'Institut d'Etudes Politiques de Lyon

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