2,00 € Première édition. No 12075 Jeudi 2 Avril 2020 www.liberation.fr De Bangkok à Propagation Kigali, le calvaire du virus : des travailleurs les maths à au noir la rescousse pages 6-9 pages 18-20 Photo Julie BALAGUE. SIGNATURES A Aubervilliers (Seine-Saint-Denis), dimanche. Confinement Comment tenir sur la denrée Difficultés de production, transport compliqué, achats compulsifs des consommateurs : pour nourrir les Français en temps de pandémie, toute la chaîne alimentaire a dû s’adapter. pages 2-5

IMPRIMÉ EN FRANCE / PRINTED IN FRANCE Allemagne 2,50 €, Andorre 2,50 €, Autriche 3,00 €, Belgique 2,00 €, Canada 5,00 $, Danemark 29 Kr, DOM 2,80 €, Espagne 2,50 €, Etats-Unis 5,00 $, Finlande 2,90 €, Grande-Bretagne 2,20 £, Grèce 2,90 €, Irlande 2,60 €, Israël 23 ILS, Italie 2,50 €, Luxembourg 2,00 €, Maroc 22 Dh, Norvège 30 Kr, Pays-Bas 2,50 €, Portugal (cont.) 2,90 €, Slovénie 2,90 €, Suède 27 Kr, Suisse 3,40 FS, TOM 450 CFP, Tunisie 5,00 DT, Zone CFA 2 500 CFA. 2 u Événement Libération Jeudi 2 Avril 2020

peine de perdre quelques mondiale. Mercredi, deux neurones au passage. Man- grandes agences de l’ONU, éditorial ger, voilà qui occupe du la FAO et l’OMS, ont ainsi matin jusqu’au soir, surtout alerté sur le risque de pénu- Par en ces temps de catastro- rie alimentaire du fait de Alexandra phe planétaire car manger, l’arrêt brutal de certaines Schwartzbrod c’est une façon de rester en lignes d’approvisionne- vie. Et aussi de partager, ment. C’est tout notre nombre de couples, de fa- mode d’alimentation qui milles ou d’amis le (re)dé- risque d’en être perturbé. A bout couvrent depuis le 16 mars. D’ores et déjà, comme le Et l’on ne parle même pas prônent les écologistes de- de bras de tous ces anonymes qui, puis longtemps, il est peut- chaque jour, cuisinent pour être temps de privilégier les Dans la vie de confinés un voisin âgé ou pour des circuits courts et les pro- qui est la nôtre (et celle soignants incapables de duits de saison qui n’ont de quelque 3 milliards de trouver le temps de se besoin ni de bateaux ni personnes sur la planète), nourrir. Mais pour cuisiner, d’avions pour arriver dans que reste-t-il pour tromper il faut pouvoir s’approvi- nos assiettes, juste d’hom- le lent décompte des minu- sionner. C’est ainsi qu’on a mes et de femmes pour la tes et des heures ? Lire, bien vu revenir dans les super- récolte. Même si l’on en sûr, mais beaucoup recon- marchés, durant les pre- parle moins que des soi- naissent qu’il est difficile miers jours du confine- gnants, nombreux sont de se concentrer longtemps ment, des scènes d’hystérie ceux qui, en seconde ligne, dans le contexte anxiogène dignes des périodes de tiennent aujourd’hui le actuel. S’informer, évidem- guerre ou de famine. La pays à bout de bras, en ré- ment, la soif d’informa- peur de manquer est tri- coltant, en approvision- tions ne se dément pas pale, aussi vieille que l’hu- nant ou en vendant des ­depuis le début de la crise manité. En France, la produits alimentaires. Ces tant les interrogations et les chaîne alimentaire, pour petites mains de l’ombre craintes restent nombreu- l’heure, résiste. Mais qu’en occupent un autre front, ses. Regarder des films ou sera-t-il si le confinement ­elles méritent d’autant plus des vidéos, forcément, doit durer ? Après tout, on d’être mises en lumière mais impossible de s’y n’a pas vécu pareille crise qu’elles satisfont un besoin, adonner en continu sous depuis la Seconde Guerre mais aussi un plaisir. • ALIMENTATION Changement Par mais le particulier. Des supermarchés qui Pierre Carrey, Kim Hullot- vendent en priorité les produits de l’agri­- Guiot et Aude Massiot culture française. Des paniers de fruits et lé- Photos Emmanuel Pierrot. VU gumes livrés à domicile ou distribués sur des points de vente censés remplacer les mar- ungis, le «ventre de », premier chés qui ont été frappés d’interdiction marché de produits frais au monde, le 24 mars… et implicitement autorisés à R a relancé sa digestion. Après une rouvrir trois jours plus tard grâce à un pro­- de régime chute de 30 % à 40 % du chiffre d’affaires ces tocole signé entre l’Etat et les syndicats agri- derniers jours, «des allées fantomatiques» coles. Plusieurs ostréiculteurs, cavistes ou ­selon un témoin, l’hyper-hyper-hypermar- chocolatiers se mettent eux aussi à la livrai- ché d’Ile-de-France s’est remis en route lundi son à domicile. A l’arrivée, certains aliments en proposant pour la première fois des pa- semblent promis à une mort provisoire, Fermeture des marchés, absence des niers alimentaires aux particuliers. «C’est un comme le poulet en batterie d’importation, peu les taxis de la Marne de la guerre contre plébiscité par la restauration hors domicile, saisonniers, augmentation ou baisse des le coronavirus, détaille sur France Info le pré- cantines et sandwicheries. D’autres de- sident de Rungis, Stéphane Layani. On est la vraient au contraire «profiter de la crise», en prix… toute la chaîne de l’alimentation deuxième ligne. La deuxième ligne va essayer particulier le vin – le doute subsiste sur la d’apporter à ceux qui sont souffrants, aux progression de l’alimentation bio par rapport française est obligée de se réinventer gens qui peuvent difficilement se déplacer, aux produits industriels en boîte. En moins les produits frais qu’ils avaient l’habitude de de deux semaines, le confinement boule- pour continuer d’exister et trouver sur leur marché ouvert ou couvert.» verse notre manière de produire, transfor- Depuis l’accélération de la crise du Covid-19, mer, distribuer et consommer la nourriture. d’approvisionner les consommateurs. la chaîne alimentaire en France s’est tendue mais n’a pas craqué. En toute urgence, elle Y a-t-il risque de pénurie ? s’est adaptée. Des grossistes spécialisés dans Non, sauf si… «C’est quand même la première Décryptage les restaurants et qui visent eux aussi désor- fois qu’on se pose la question Suite page 4 Libération Jeudi 2 Avril 2020 www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe u 3

d’accéder aux denrées. A partir de là, concerne des produits «élémentai- la nourriture cesse de représenter res» (pâtes, riz, farine, sucre, etc.), une source d’agréments, notam- et non sur les gadgets alimentaires ment gastronomiques, pour n’être qui dopent la surconsommation ha- plus que ce qui sert à l’homme au bituellement. Deuxièmement, on même titre que n’importe quel être néglige à tort que la myriade et le vivant cherchant à se prémunir morcellement des productions ali- ­contre la mort. Je crois que, plus lar- mentaires «alternatives» préservent gement, des populations entières plus durablement des risques de découvrent leur degré de dépen- rupture généralisée à l’échelle des dance vitale par rapport au risque nations et d’une faillite systémique. d’une défaillance générale des sys- Le coronavirus va-t-il modifier tèmes alimentaires. La pandémie à long terme, après cette pandé- généralise la mort et fait redoubler mie, nos habitudes alimentaires, l’incertitude qui accompagne l’effroi les modes de production, de de mourir aussi d’inanition. ­distribution ? Est-ce que cette pandémie creuse Il est toujours hasardeux de se encore un peu plus les ­inégalités ­risquer à des prédictions. J’ai ten- alimentaires entre les riches et dance à penser qu’on se leurre en les pauvres ? ayant une vision messianique de De fait, les réseaux de production et la catastrophe et en imaginant une de distribution de denrées – que ce transformation des modèles qui soit avec le maillage territorial des dominaient. En revanche, il fau- supermarchés ou dans la planifica- drait rapprocher ce qui se passe à la tion de la distribution de denrées au crise écologique, en soulignant que cœur de la mégalopole si la pandémie peut chinoise de Wuhan – être, avec prudence, sont une condition considérée comme un ­nécessaire au déploie- effet collatéral de la ment systématique du mondialisation et du confinement de mil- néolibéralisme, elle lions d’individus. Or nous apprend que les dans les pays, majori- réponses apportées tairement en Afrique, par les Etats sont où de telles infrastruc- DR d’une radicalité in- tures manquent, la Interview édite et, ceci étant, ­réalité du confinement il sera difficile d’affir- va se heurter de plein fouet à l’im- mer par la suite qu’ils n’ont pas les possibilité de pourvoir aux besoins moyens d’agir. En ce sens, c’est la des individus et à sa nécessaire soudaine latitude d’action qui est ­logistique. patente et spectaculaire. La grande distribution, long- On peut voir sur les réseaux so- temps décriée, fait partie des ciaux des internautes se réjouir nouveaux héros de cette crise. de la cuisine qu’ils préparent. Comment l’analysez-vous ? Est-ce que le plaisir revendi- Oui, la grande distribution bénéficie qué en temps d’épidémie est le économiquement et qui plus est même que d’habitude ? moralement de ce qui arrive. Elle Aujourd’hui, la cuisine, au-delà des a l’avantage d’être de l’ordre d’un facéties de la «grande cuisine», de- vaste système administratif doté meure un moyen de faire, de mani- d’un puissant maillage territorial. puler, d’agir, puisque c’est quasi- Les circonstances actuelles mettent ment la seule possibilité permise de entre parenthèses les critiques cou- transformation de la matière à l’in- rantes : pression sur les producteurs, térieur de l’espace privé. Par delà standardisation massive, situation la jouissance égoïste, la cuisine est de monopole, destruction des cen- fondamentalement une manière de tres-villes, occupation ­tentaculaire prendre soin des autres et elle re- du territoire, etc. Ces ­mêmes instru- présente le quotidien au sens ordi- ments garantissent à la population naire et souhaitable. Il faut rappeler de pourvoir efficacement à ses be- que dans les pires conditions, in- soins. Cependant, tout ceci n’est vrai comparables avec ce qu’on connaît «On découvre le degré que jusqu’à un certain point. là, dans les camps d’extermination En effet, la dépendance à l’égard nazis, des femmes et des hommes de ces enseignes est problématique parlaient de cuisine, rédigeaient de dépendance vitale lorsqu’on songe qu’une poignée parfois clandestinement des carnets d’acteurs économiques sont en posi- de recettes, parce que ce sont les tion de facto de diligenter les be- derniers actes d’une culture qui rat- soins de millions d’hommes. L’enjeu tachent l’homme à son humanité. aux systèmes alimentaires» actuellement n’est plus la prédation C’est par la cuisine que les besoins économique et le rapport concur- animaux de l’espèce humaine de- Le professeur çais ont-ils peur de la faim, de la ment par des tiers, à travers l’his- rentiel au cœur de l’agroalimentaire viennent humains. D’un autre côté, de philosophie Olivier pénurie ? toire. En outre, la pénurie n’étant mais la question sociale majeure du les hommes cèdent à leur animalité Assouly décrypte notre D’abord, je doute de l’existence pas la même chose que la faim, elle contrôle économique exercée sur les lorsqu’ils se ruent aux dépens des d’une spécificité française dans la laisse redouter de manquer de cer- ressources alimentaires. Dans cette règles de la culture sur des produits rapport à l’assiette au mesure où les comportements ali- tains aliments accessoires, secon- affaire, les producteurs «minori­- alimentaires et de «première né­- temps du coronavirus. mentaires semblent être sensible- daires, sans souffrir pour autant de taires» sont négligés tout autant que cessité» comme s’il ne s’agissait pas « ment les mêmes dans de nombreux la faim. Il n’en reste pas moins que les réseaux plus locaux. Notre situa- cette fois de privilégier l’humanité rofesseur de philosophie, Oli- pays. Cela nous oblige à réfléchir en le stockage compulsif des denrées tion témoigne d’une transformation de la cuisine et la destinée culturelle vier Assouly (1) concentre ses termes de bio-politique, sur la base est une réaction de panique accrue majeure qui a vu dès le XIXe siècle de l’espèce mais d’épouser la condi- P travaux autour des normes re- de politiques sanitaires et conjointe- par la limitation des déplacements la disparition des économies de sub- tion des ­bêtes, dont l’existence obéit ligieuses, idéologiques, politiques et ment alimentaires opérant sur des et la peur de la contagion dans les sistance, familiales ou locales, au entièrement à la satisfaction des marchandes liées aux nourritures, populations entières et en marge de commerces. Indiscutablement, la profit d’une économie de marché. Le ­besoins. au goût et aux gestes alimentaires. particularismes nationaux. Ensuite, question du confinement, qui est retour en grâce de la grande distri- Recueilli par Jacky Durand Comment analysez-vous les com- le fait est que les populations occi- une forme d’emprisonnement qui bution ne doit pas faire oublier au portements alimentaires en ces dentales n’ont d’autre expérience ne dit pas son nom, fait redouter une moins deux choses : premièrement, (1) Dernier ouvrage : Philosophie du goût. temps de pandémie ? Les Fran- de la faim que celle rapportée, rare- confiscation des simples moyens l’effet de repli de la consommation Manger, digérer et jouir, Agora, 2019. 4 u Événement Libération Jeudi 2 Avril 2020

Suite de la page 2 d’une pénurie alimen- «C’est compliqué taire en France depuis la Seconde Guerre mon- diale ! observe Vincent Chatellier, ingénieur d’embaucher car il faut de recherche à l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environ- donner un salaire. On nement (Inrae). Mais il ne faut pas confondre sera en pic de récolte tout pénurie et rupture de stock due à une surcon- sommation momentanée.» L’affaire est enten- le mois, or les prix sont due : le client aux douze ­boîtes de raviolis au ras des pâquerettes.» achetées en une fois dans les premiers jours du confinement (vu par Libération dans un Philippe Blouin président hypermarché d’Achères, dans les Yvelines) de- de l’Association interprofessionnelle vrait mettre un temps certain à écouler son des fruits et légumes du Lot-et-Garonne propre stock, pendant que les grandes ensei- gnes renouvellent le leur auprès des centrales d’approvisionnement. Retour progressif à la l’asperge commence tout juste, explique Astrid normale depuis une petite ­semaine dans la Etèvenaux, mais dans les Landes, c’est vrai- plupart des magasins. Si la France n’est pas en ment la crise. On a demandé aux producteurs danger imminent, c’est qu’elle fabrique de la de ne pas récolter certaines parcelles, de ralen- nourriture à profusion. Le pays est même ex- tir.» Afin de gagner du temps, les producteurs cédentaire en boissons (mais pas en poisson, peuvent broyer les asperges (vertes) pour qui a connu une ­contraction de l’offre avant qu’elles repoussent deux à trois semaines plus de repartir peu ou prou), en produits laitiers tard ou les laisser «partir de végétation», pour et en céréales. Ainsi, la farine des denrées ac- les asperges blanches. tuellement proposées à la vente est puisée dans les 40 millions de tonnes de blé récoltées Les prix ont-ils augmenté ? l’été 2019 et qui couvre huit fois les besoins de Nielsen, le cabinet spécialisé dans le traite- la fabrication du pain. Dans le pire des cas ment des données, est formel : il ne constate (confinement très long, impossibilité de prati- pas d’inflation sur les denrées alimentaires par quer une partie des récoltes l’été prochain), la rapport à la même époque l’an passé, sur farine destinée à l’export ou à l’alimentation 20 000 supermarchés et hypermarchés en animale pourrait être réorientée vers la con- France. Sur les fruits et légumes, «les en­seignes sommation domestique. La France a de quoi sont obligées de réduire leurs marges à un taux tenir «jusqu’au mois de juillet au moins», certi- moyen pratiqué sur les cinq der­nières années fie le gouvernement. Sauf si le transport, «le en fruits et légumes», explique Astrid Etève- maillon faible de la chaîne», d’après Vincent naux : «Le prix des fraises et des asperges n’a ja- Chatellier, commence à rompre, par exemple mais été aussi bas en grandes et moyennes sur- à cause d’un arrêt brutal des raffineries de pé- faces. Si vous aimez ça, c’est le moment.» Si trole. Risque encore minime. certains consommateurs ­observent une hausse de leurs dépenses, c’est peut-être parce Peut-on craindre du gâchis ? qu’ils compensent certains produits man- A l’annonce de la fermeture des restaurants, quants par des références qui coûtent plus le 15 mars, les bistrots ont organisé l’écoule- cher. En revanche, des hausses tarifaires au- ment de leurs provisions, soit en les vendant raient été constatées dans ­certains départe- à prix cassé soit en en faisant don à des asso- ments d’outre-mer, notamment en Martini- ciations. Même chose dans la restauration col- que, selon l’Association FO consommateurs lective : Sodexo, qui fait notamment tourner (Afoc). En cas d’abus, le gouvernement assure cantines d’entreprises, scolaires et d’hô­pitaux, qu’il pourra plafonner les prix, rappelant a offert la semaine dernière près de 50 tonnes l’avoir déjà fait le 4 mars pour contrer la flam- de denrées périssables à diverses associations bée des masques et du gel hydroalcoolique. «Si et aux hôpitaux. Si dans un premier temps, ce un consommateur remarque un prix multiplié sont les établissements accueillant du public par deux, trois ou quatre, il faut appeler la pré- qui ont dû se débarrasser de leurs invendus, fecture ou la sous-préfecture pour regarder à moyen terme, la question concerne surtout cela», préconise Didier Guillaume, le ministre les producteurs. Les hypermarchés, Carrefour, de l’Agriculture. Mais ce serait en dernier re- Leclerc et Intermarché en tête, se sont engagés cours. «L’Etat y est traditionnellement réticent à faire travailler les agriculteurs et éleveurs selon la théorie du XVIIIe siècle qui veut que blo- français en priorité, suivant (voire anticipant) quer les prix décourage la production, explique l’appel lancé le 24 mars par le ministre de Fabrice Etilé, de l’Inrae et de l’Ecole économi- l’économie, Bruno Le Maire, en faveur d’un que de Paris. Le blocage pourrait se justifier en «patriotisme économique». Encore faut-il que cas de tentative spéculative ou de sentiment Hugo Desnoyer, dans sa boucherie du XVIe arrondissement de Paris, le 27 mars. la demande suive chez le consommateur d’injustice sociale du consommateur.» L’écono- et qu’à l’autre bout de la chaîne, les récoltes miste doute cependant que la grande distribu- (fraises, asperges, endives, etc.) puissent être tion fasse exploser le ticket de caisse : «Ce serait du Travail, de l’Economie et de l’Agriculture. du 16 au 21 mars, dans les halles à marée fran- assurées, alors que la main-d’œuvre des sai- catastrophique pour elle alors qu’elle est en L’opération intervient dans un contexte fi- çaises, les prix moyens ont perdu 30 % par rap- sonniers, espagnole, portugaise, maghrébine, train de se construire une image au plus près nancier tendu, juge Philippe Blouin, dans le port à la même semaine en 2019. Vendredi, est bloquée aux frontières. du consommateur et des producteurs.» Lot-et-Garonne : «C’est compliqué d’embau- l’UE a autorisé les Etats à débourser jusqu’à «On a eu beaucoup d’invendus qui sont partis cher car il faut donner un salaire. On sera en 120 000 euros d’aides par entreprise au moyen à l’industrie [des fraises transformées en coulis L’agriculture peut-elle pic de récolte tout le mois d’avril, or les prix de subventions directes, d’avances rembour- par exemple, ndlr]. L’ambiance est morose, or encore fonctionner ? sont au ras des pâquerettes : on a eu des prix sables ou d’avantages fiscaux, via le Fonds eu- la fraise c’est un produit de plaisir, explique En quarante-huit heures, la plateforme du producteurs à 1,50 euro le kilo au lieu de ropéen pour les affaires maritimes et la pêche. Philippe Blouin, président de l’Association in- gouvernement pour créer une main-d’œuvre 4,50 euros.» L’afflux de main-d’œuvre orga- Un pansement un peu léger face aux pertes terprofessionnelle des fruits et légumes du Lot- agricole a frôlé la saturation : 100 000 étu- nisé par le gouvernement ne devrait pas suf- déjà colossales endurées par la filière. • et-Garonne. Les consommateurs mangent des diants, chômeurs (techniques, partiels, de lon- fire pour sauver certaines filières déjà mal en pommes de terre plutôt que de se faire plaisir gue durée) se sont inscrits pour «rejoindre la point. «Beaucoup [de producteurs] se deman- avec la fraise, qui a une durée de vie très courte.» grande armée de l’agriculture française», selon dent s’ils vont pouvoir repartir l’an prochain», Décryptage sur le La directrice de Carottes et Asperges de France, l’exhortation du ministre de l’Agriculture. s’inquiète encore Philippe Blouin. LIBÉ.FR boom des circuits Astrid Etèvenaux, se montre plus optimiste : Lundi soir, ils étaient 182 000. Le nombre de Lors du Conseil européen organisé mercredi courts Les produc- «Dans les Landes, où la saison a commencé, il «volontaires» se rapproche des 200 000 néces- entre les ministres de l’Agriculture et de la teurs regroupés pour vendre en direct n’y avait pas de demande des ­consommateurs. saires d’après les calculs de la FNSEA. Des ré- ­Pêche de l’UE, «la possibilité d’activer, si be- voient la demande monter en flèche. Mais depuis la semaine dernière, en Italie, on fugiés, sollicités notamment par la préfecture soin, de nouveaux mécanismes d’aide finan- Moteur de recherche «Tu mitonnes» observe des modifications de comportements de Seine-et-Marne, pourraient aussi venir prê- cière a été évoquée», assure-t-on au ministère Toutes nos pages culinaires parues d’achats. Ils commencent à recuisiner frais, à ter main-forte. Les candidats seront rémunérés de l’Agriculture : «Avec peut-être un système de ­depuis 2009 ont été rassemblées dans se faire à nouveau plaisir…» via Pôle Emploi, suivant le statut de saisonnier. compensation pour les pertes de chiffre d’affai- ce moteur de recherche. Jacky Durand Pour les plantations fragiles, la météo est en Une plateforme a été mise en place pour facili- res.» La filière pêche est une des plus dure- aux textes et aux fourneaux, Emmanuel outre déterminante. «Dans le Val de Loire, ter les démarches sur les sites des ministères ment touchée (lire ci-contre). Sur la semaine Pierrot aux gifs et aux photos. Libération Jeudi 2 Avril 2020 www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe u 5 En Bretagne, les mareyeurs au ralenti Sans restaurants l’infini. Donc si les bateaux ou marchés à sortent en n’ayant plus cette fournir, l’activité garantie du prix minimum, d’Antoine Le Corre ça ne vaut pas le coup.» est forcée de Lotte. La semaine dernière, réduire la voilure. illustre le mareyeur, «tout est parti au prix barrage. La se- ans la famille d’An- maine précédente, le turbot toine Le Corre, 31 ans, par exemple était à 30-35 eu- D on est mareyeur ros le kilo, c’est tombé à 12 ­depuis trois générations. la semaine dernière et cette Le trentenaire travaille chez semaine, s’ils sortent en mer, Laurent Daniel au Guilvinec c’est plus 12 c’est 0, parce (Finistère) depuis quatre ans. qu’aucun mareyeur ne va leur «Il reste quelques bateaux en acheter». Même cas de figure mer, peut-être 5 ou 6 sur 37 en pour la lotte : «A cette pé- temps normal, rappor­te-t-il, riode, elle est à 6 euros le kilo, joint par téléphone. Ça ali- là elle est à 4 euros, son prix mente juste les poissonneries minimum. Or, vu les volumes du coin. Comme tout ce qui est de lotte qu’on fait ici, 2 euros restaurants, poissonneries d’écart c’est beaucoup. Sur sur les marchés, can­tines, a 10 tonnes de poisson, ça paie fermé, il ne reste plus beau- le gasoil.» coup de clients. La semaine Dans son entreprise, qui a à dernière, il y a eu beaucoup la fois une activité de pois- d’invendus, plus de 100 tonnes sonnerie et une activité de rien qu’au ­Guilvinec.» mareyage, seul le poissonnier travaille encore : il faut bien Prix barrage. La plupart que les gens du coin man- des bateaux, selon lui, crai- gent. Les autres salariés, une gnent de naviguer : «Si un douzaine environ, ont été mec tombe malade, il peut se renvoyés chez eux : «Beau- retourner contre son patron. coup ont plus de 55 ans, on ne [Sur le ­Covid-19], les médias veut pas les exposer [au virus], font peur…» Outre l’inquié- explique Antoine Le Corre. Si tude sanitaire, le risque on était restés à tourner au écono­mique d’une sortie en ralenti, on aurait aussi perdu mer est important. Habituel- trop d’argent. On espère qu’il lement, explique Antoine y aura une aide. Déjà que le Le Corre, les pêcheurs sont secteur ne va pas très bien… assurés, via l’organisation On a demandé un chômage les Pêcheurs de Bre­tagne partiel : de toute façon, on n’a (LPDB), d’écouler leur pêche pas de matière pour approvi- à un prix minimum – qu’on sionner nos ­clients.» appelle prix retrait ou prix Kim Hullot-Guiot barrage. «Mais LPDB a fermé, Photo Vincent ils ne peuvent pas dépenser à Gouriou Antoine Le Corre, 31 ans, mareyeur au Guilvinec, dans le Finistère. A Paris, la boucherie tire son onglet du jeu

Hugo Desnoyer, c’est démesuré par rapport à une se- moges ou à Confolens, en Charente, 60 mètres» – avec les tabourets de n’hésite pas non plus à «pousser à la boucher dans les maine moyenne», explique le bou- où j’ai mes propres chambres froides sa table d’hôtes comme jalons de sé- vente» les volailles des producteurs quartiers huppés, voit cher, qui enregistre un chiffre d’af- dans les abattoirs et j’y laisse la curité. «On sert les clients avec des pris à la gorge par les conséquences faires quotidien supérieur de 30 % viande maturer avant de l’ache­- gants et des masques que j’avais ré- économiques de la pandémie. Cer- son chiffre d’affaires à 40 % à l’ordinaire. miner à Paris. J’ai en permanence cupérés il y a quelque temps dans les tes, ses affaires florissantes en plein bondir depuis le début Il faut mieux avoir le portefeuille 25 carcasses en affinage.» abattoirs. Pour les livraisons à domi- confinement sont liées à sa clientèle du confinement. bien garni pour faire ses courses Hugo Desnoyer n’a pas attendu le cile, il n’y a pas de contact. On dépose à fort pouvoir d’achat, mais sa dé- chez Desnoyer, qui a fondé sa répu- confinement pour remplir ses fri- le colis sur le pas de la porte fermée marche historique en circuits courts e n’est pas le genre d’endroit tation sur la qualité de ses viandes gos. «J’ai senti le vent tourner bien où le client laisse son chèque.» avec les éleveurs rassure le consom- où l’on mégote sur l’addition et une démarche qui n’était pas si avant. J’ai rappelé un éleveur il y a Hugo Desnoyer a toujours été réputé mateur en pleine crise sanitaire. C et l’épaisseur du steak. Mais courante quand il a ouvert sa pre- trois semaines et j’ai blindé mes pour payer au-dessus de la moyenne Mais ce fort en gueule la joue plutôt Hugo Desnoyer, boucher star ins- mière boucherie à Paris, en 1998 : al- chambres froides, même si à ce mo- ses bouchers, «un métier qu’il faut modeste : il faut lui tirer les vers du tallé dans le XVIe, n’en revient tou- ler au cul des vaches pour sélection- ment-là, je ne savais pas ce qui allait quinze ans pour maîtriser», ce qui nez pour apprendre qu’il offre des jours pas : «En ce moment, les gens ner l’entrecôte qu’il allait débiter sur se passer.» De 9 heures à 18 heures, ne lui a pas fait que des amis dans la plats cuisinés à la Croix-Rouge pour passent des commandes hallucinan- son billot. Il travaille en direct avec sa boutique ne désemplit pas. «Mais profession. Il loue le boulot énorme nourrir les plus démunis. tes.» Ça mitonne grave dans les 24 éleveurs, surtout de la race li- jamais plus de deux, trois personnes abattu par son équipe. «Mes gars se Jacky Durand beaux quartiers : «Des rôtis de bœuf, mousine. «Ils m’appellent quand une dans le magasin.» Du coup, il a orga- sentent concernés par la nécessité de Photo Cyril de veau, des sautés, de la blanquette, bête est prête. Elle est abattue à Li- nisé la queue à l’extérieur – «jusqu’à nourrir les gens en ce moment.» Il Zannettacci. Vu 6 u événement monde Libération Jeudi 2 Avril 2020 Confinement, la double peine des travailleurs invisibles Analyse Dans les pays où l’économie informelle joue un rôle crucial, difficile de prendre des mesures sanitaires contre le Covid-19. Perte de revenus, logements insalubres, absence d’aide de l’Etat… le confinement est brutal et inapplicable pour la population. Avec le confinement, des travailleurs indiens et leurs familles fuient

Par lots qui durent souvent toute une émérite à l’Institut de recherche sur les prix des biens de première mille, à la communauté, aux rela- Nelly Didelot vie, sans contrat, sans protection du pour le développement (IRD). Les nécessité. En réalité, l’anarchique tions sociales. Quand l’un est af- et Célian Macé droit, sans cotisations sociales. Et donneurs d’ordre ont cessé de passer mégalopole de plus de 13 millions fecté, l’autre l’est tout autant. bien sûr sans assurance santé. «Il commande. Dans le secteur du tex- d’habitants est bien trop pauvre et homme est le remède de s’agit notamment des recycleurs de tile, les ateliers familiaux sont la bouillonnante pour respecter ce «prévenir le chaos» l’homme», dit-on chez déchets, des vendeurs ambulants, des première variable d’ajustement des «chacun chez soi». Les travailleurs Le président du Bénin, Patrice Ta- «L’ les Wolofs du Sénégal. travailleurs du transport, des salons entreprises.» informels «vivent dans des condi- lon, l’a avoué dimanche : «Pour ac- Confiner, n’est-ce pas couper ces de coiffure, de beauté, des ouvriers Dans ces conditions, un confine- tions de confinement impossibles : lo- compagner les réductions de mobi- liens humains dont dépendent, journaliers du bâtiment, des tra- ment strict est-il seulement appli- gements insalubres et exigus, absence lité ou les confinements, les pays dans certaines sociétés, l’individu vailleurs domestiques, énumère Flo- cable ? «La définition d’un être hu- d’accès à l’eau ou l’électricité. L’éloi- riches débloquent des sommes fara- comme la communauté ? Ces der- rence Bonnet, chercheuse à l’OIT. main, en Afrique de l’Ouest, c’est gnement social dans les bidonvilles mineuses pour prévenir le chaos niers jours, deux chiffres planétaires Et bien d’autres encore, y compris les d’être en contact avec les autres. Le comme Dharavi à Mumbai par ­socio-économique inévitable autre- sont entrés en collision : près de la petits paysans des zones rurales corps individuel est indissociable du exemple semble être un défi insur- ment, a-t-il déclaré dans une allocu- moitié de l’humanité est sommée de ou périurbaines qui produisaient corps social, y compris dans le rap- montable, étant donné la densité de tion télévisée. Le Bénin ne dispose rester chez elle, quand 60 % de la pour le marché urbain et sont au- port à la maladie, explique le socio- population et les ressources limitées», pas de ces moyens. Si nous prenons population active mondiale vit de jourd’hui dans l’incapacité d’écouler logue Mahamadou Lamine Sagna explique Florence Bonnet. des mesures qui affament tout le l’économie informelle. Sous cette leur production.» de l’Université américaine du Nige- «Le confinement tel que nous l’en- monde, elles finiront très vite par catégorie, les économistes regrou- ria. [Le modèle du confinement] est tendons, c’est une décision d’Etat de être bravées et bafouées.» pent tous ceux qui travaillent sans Schéma inadapté révélateur de la paresse de notre droit, régalienne. Cela ne peut pas être enregistrés au niveau national, Les travailleurs de la rue dépendent élite politique à réfléchir sur les tenir dans des sociétés, comme au «Le confinement le plus souvent depuis la rue ou leur de leur gain au jour le jour pour vi- questions sociales. On ne fait que re- Sahel par exemple, où l’Etat de droit domicile. Le secteur regroupe 85,8 % vre, et «la réduction des heures de produire un schéma qui n’est pas est largement absent. C’est une idée est une décision des emplois en Afrique (71,9 % en ex- travail en raison de la pandémie adapté à nos sociétés.» du Nord, ça ne peut pas être une idée d’Etat de droit. cluant l’agriculture), 68,2 % en Asie correspond à une perte de revenu, Le gouvernement congolais en a fait du Sud, complète Yvon Pesqueux, et 53,1 % en Amérique latine. sans possibilité de toucher des in- l’amère expérience la semaine der- théoricien des systèmes d’organisa- Cela ne peut pas Des personnes qui «en majorité demnités chômage», note l’OIT. nière. Après avoir annoncé le «confi- tion au Conservatoire national des n’entrent pas dans l’économie infor- Même s’ils bravent le confinement, nement total intermittent» de la ca- arts et métiers. Il faut bien compren- tenir dans des melle par choix, mais du fait du leurs recettes s’écroulent, puisque pitale, Kinshasa – avec des pauses de dre que souvent, ce n’est pas l’écono- sociétés, comme au manque d’opportunités dans l’écono- le modèle marchand des vendeurs deux jours tous les quatre jours pour mie qui est informelle, mais la so- mie formelle et faute d’avoir d’autres de rue, par exemple, repose sur le permettre aux habitants de s’appro- ciété elle-même. C’est l’une de ses Sahel, où l’Etat de moyens de subsistance», rappelle passage. «En Asie, on observe déjà visionner –, le président Félix Tshi- caractéristiques : on ne peut pas dis- droit est absent.» l’Organisation internationale du que même les travailleurs à domicile sekedi a dû rétropédaler. Officielle- socier l’économie de la société.» A la travail (OIT) dans son dernier rap- sont touchés, remarque Jacques ment, l’annulation a été décidée en différence de l’Occident, travail, Yvon Pesqueux théoricien port sur la question. Des petits bou- Charmes, directeur de recherche raison de la spéculation constatée emploi et revenu sont liés à la fa- des systèmes d’organisation Libération Jeudi 2 Avril 2020 www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe u 7 «Contre la faim, aucune amende n’empêchera les gens de sortir»

Afrique du Sud, les townships, évoque les heures Colombie, Cameroun, les plus sombres de la ségrégation Rwanda et Thaïlande : raciale. Géant aux pieds d’argile, dans ces pays du Sud, le l’Afrique du Sud a beau être l’une respect du confinement des principales puissances écono- paraît bien illusoire, pour miques du continent, c’est aussi des raisons différentes. l’un des pays les plus inégalitaires du monde. Et plus d’un quart de siècle après la fin de l’apartheid, la lus de 3,7 milliards de per- pauvreté frappe toujours en prio- sonnes sont appelées par rité les populations noires, les plus P leurs autorités à rester chez dépendantes d’un secteur infor- elles, dans un mouvement de mel aujourd’hui déstabilisé par le claustration planétaire sans pré­- confinement. cédent. Si certains appliquent les Depuis le début de la semaine, les consignes sans ciller, une grande rues de Johannesburg sont large- partie des habitants des pays du ment désertes. Mais à Alexandra, Sud n’a pas d’autre choix que de comme dans d’autres quar- braver l’interdit pour faire manger tiers surpeuplés aux habitations leur famille. Tour du monde d’un ­minuscules, beaucoup peinent à confinement impossible. ne pas sortir prendre l’air. Des queues, parfois immenses, se sont formées devant les supermarchés des quartiers populaires. C’est le début du mois, de nombreuses familles viennent de toucher les maigres aides sociales dont elles dépendent. Des attroupements ont été disper- Afrique du Sud, tensions sés à coups de gaz lacrymogènes, dans les townships des balles en caoutchouc ont été n 1 353 cas de Covid-19 ­tirées en signe d’avertissement à recensés ceux qui osaient s’aventurer dehors n New Delhi pour rentrer dans leur village, où ils espèrent trouver du travail. Photo Bhuvan BAGGA. AFP 5 morts ou ne maintenaient pas la «dis- n 35 % de travailleurs informels tance sociale». Des dizaines de per- «Rentrez chez vous ! A l’intérieur !» sonnes ont été arrêtées. Selon la Même quand ils existent, les plans pour les pays en développement.» C’est le paradoxe de cette crise. hurle un policier, fouet en main, à Direction indépendante d’enquête d’aide sont bien en peine de toucher Les pays dits développés sont eux- L’amortisseur pourrait être cassé par deux hommes assis dans une pe- sur la police, trois personnes ont celles et ceux qui vivent de l’écono- mêmes loin d’être épargnés. Le tra- le confinement. «D’habitude, ce sont tite cour commune à plusieurs été tuées depuis le début du confi- mie informelle. En Inde, l’annonce vail informel y concerne 68,8 % des les solidarités familiales, commu- maisons. Au coin de la rue, un nement, vraisemblablement par du confinement général a été ac- personnes qui travaillent à leur nautaires, qui prennent le relais en ­autre agent contraint un adoles- les forces de l’ordre, et on compte compagnée d’un plan de 1 700 mil- compte, selon l’OIT. En Espagne, le temps de crise. Si on les attaque, on cent à faire des pompes en guise plusieurs incidents impliquant un liards de roupies (20,3 milliards secteur compte pour 27 % de la po- déchire le filet de protection, prévient de punition. Il n’a pas pu justifier usage excessif de la force. d’euros) pour garantir l’approvision- pulation active, et même en France Jacques Charmes. La crise finan- sa présence dehors. Masqués, «La police nous a embarqués dans nement en nourriture des 800 mil- ou en Allemagne, les chiffres appro- cière de 2008 avait fait grimper l’éco- gants en plastique aux mains, un bus et nous a emmenés dans un lions de personnes les plus pauvres. chent les 10 %. Dans le sud de l’Ita- nomie informelle : on parle de phéno- ­policiers et militaires pa- centre», dit Patrick, un sans-abri. Parmi elles, beaucoup de tra- lie, les travailleurs au noir commen- mène contracyclique. Cette fois, cela trouillent dans les rues du town- Il s’est enfui dès le lendemain pour vailleurs du secteur informel, qui re- cent à arriver à court de liquidités pourrait ne pas marcher car les me- ship d’Alexandra, à Johannesburg. retourner dans la rue. «On dit qu’il présente 20 % du PIB et 88 % de la après trois semaines de confine- sures sanitaires grippent les ressorts «Nous devons nous assurer que per- ne faut pas se retrouver avec plein population active. Mais pour tou- ment. Le gouvernement a mis en de l’économie informelle.» sonne ne fait des choses stupides de gens dans la même pièce. Là- cher cette aide, distribuée sous la place dans l’urgence un fonds de En réaction, le chercheur s’attend à qui vont transmettre ce virus, dit bas, il y en a qui toussent. Si quel- forme de 5 kilos de riz ou de blé et 400 millions d’euros pour distri- voir apparaître des «mouvements so- l’agent de police. On ne veut voir qu’un est malade, il va tous nous d’un kilo de lentilles par mois, il faut buer des bons alimentaires. ciaux» de grande ampleur. «En Afri- personne dans les rues.» Les forces contaminer… Que la police vienne être enregistré dans l’Etat où l’on que, c’est pour l’instant l’élite écono- de sécurité stoppent des passants, me frapper, je n’y retourne pas.» travaille. Le serpent se mord la «Soupape économique» mique, culturelle et politique, inspectent quelques véhicules. queue. D’autant que faute d’activité, En temps normal, selon les écono- voyageuse, qui est principalement Deux hommes sont arrêtés, me- des millions de migrants intérieurs mistes, le secteur informel joue un touchée par le coronavirus. Cela nottés : ils transportaient des ont quitté les grandes villes pour re- rôle d’amortisseur social. «La carac- peut conduire à une colère populaire ­bières dans leur voiture, alors que tourner à pied dans leur village. téristique de nos sociétés, c’est que dirigée contre cette élite, en particu- la vente et le transport d’alcool ont «La seule solution pour aider le sec- l’argent circule beaucoup, très vite. lier le personnel politique», ajoute été proscrits. teur informel, c’est la mise en place Pour la vie quotidienne, on est obli- Yvon Pesqueux. Il imagine cepen- Depuis vendredi, l’Afrique du Sud d’un système de revenu universel, en gés de faire circuler du cash, en par- dant d’autres scénarios : «Les socié- est en confinement strict, pour cash ou en nature, défend Jacques ticulier pour les cérémonies, les tés informelles ont des atouts. Elles trois semaines. Les visites aux voi- En Colombie, les Charmes. De même que la crise épi- prêts, les tontines… remarque Ma- sont dotées d’une capacité d’appren- sins et aux proches sont interdites. travailleurs dans la rue démique a provoqué une prise de hamadou Lamine Sagna. Cela crée tissage très rapide et d’une grande Seules les sorties rapides au maga- n 906 cas de Covid-19 conscience, en Europe, sur l’impor- une soupape économique, qui per- créativité. Ces ressources peuvent sin d’alimentation ou à la phar­- recensés tance des services publics et de la met à chaque foyer de vivre au-des- être mobilisées pour s’adapter aux macie sont tolérées. Une situation n 16 morts n protection sociale, peut-être que le sus de ses faibles moyens. Sans cette règles, pour les contourner… ou pour mal vécue dans les quartiers popu- 61 % de travailleurs informels coronavirus servira d’électrochoc circulation, on risque de créer une rebondir, parfois plus agilement que laires dont le confinement forcé, «On a faim, on a faim», criaient, in- sur la nécessité du revenu universel crise monétaire.» le secteur formel.» • avec le retour des militaires dans quiets et en colère, Suite page 8 8 u événement monde Libération Jeudi 2 Avril 2020

protection et risquent tous les jours de faire entrer le virus. Ils ne peuvent pas s’arrêter sinon ils per- dront leur emploi», craint Hillarius, le chef de famille. La promiscuité complique la situation. «Comment garder quinze gamins dans une maison aussi petite ? Après une ­semaine sans école, j’ai dû les autori- ser à sortir jouer avec leurs copains du quartier pour avoir la paix», re- connaît-il, alors que la moitié des enfants manquent à l’appel pour le repas. Dans la chambre des filles où les matelas défraîchis se chevauchent pour recouvrir le parquet, Reine, 12 ans, plie des vêtements à la lu- mière d’un téléphone. «Depuis que l’école s’est arrêtée, je n’ai aucune nouvelle de mes professeurs. Les fa- milles ne paient plus, donc les ensei- gnants n’ont pas touché leurs sa­- laires et ont laissé tomber le suivi à distance», se plaint-elle. Sur les douze enfants scolarisés dans la maison, seul le plus grand continue à étudier pour présenter le bac à la fin de l’année. L’apparition de la pandémie a aussi conduit au report des nombreux événements sociaux et familiaux prévus de longue date. Avec un im- pact social évident. «Ma fille devait se marier le mois prochain», ex­- Un policier menaçant des gens en possession d’alcool (interdit pendant le confinement), vendredi à Johannesburg. Luca Sola. AFP plique Diana, devenue elle-même seconde épouse à sa majorité, il y a vingt et un ans. «Mais comme la Suite de la page 7 quelques cen- cale. Le même jour, à Suba, dans le l’aide pour éviter les rassemble- et ses deux enfants. Pour cette fa- mairie n’autorise que quatre invités taines de vendeurs ambulants, jour- nord de la ville, près de 500 ouvriers ments. «La solidarité, la philan- mille de la classe moyenne, où se pour la cérémonie, nous avons dû naliers, petits commerçants, recy- du bâtiment ont bloqué les rues, thropie, c’est bien, mais si l’Etat ne croisent plusieurs générations, les tout reporter, même si nous avions cleurs et migrants vénézuéliens, dès exigeant d’être pris en compte dans prend pas le problème à bras-le- mesures prises par le gouvernement cruellement besoin de l’argent de le 25 mars sur la place Bolívar de Bo- les programmes d’allocations. corps, il n’y aura pas de solution. pour lutter contre l’épidémie sont la dot», déplore-t-elle, alors que la gotá, après quatre jours de confine- Qu’il s’agisse de vendeurs am­- Et contre la faim, aucune amende un casse-tête. grossesse de la future mariée com- ment «préventif» décrété par la nou- bulants, d’employés domestiques, n’empêchera les gens de sortir», ex- Le ministre de la Santé a fermé les mence à se voir. velle maire de la capitale, Claudia d’ouvriers, de chauffeurs de taxi, plique l’analyste économique Mau- écoles et appelé la population ca- A l’arrivée de l’oncle – masque López. Ce jour-là, le confinement d’artistes de rue, de petits commer- ricio Cabrera. merounaise à rester confinée autant ajusté sous le menton, entouré de national obligatoire instauré par le çants indépendants, de travailleurs D’autant qu’après les populations que possible. Sans être entendu, et ses deux fils –, les embrassades sont président Iván Duque venait tout du sexe, la plupart gagnent littérale- les plus vulnérables et les tra- pour cause : le confinement menace généreuses et prolongées. Aucun juste d’entrer en vigueur. Depuis, de ment leur pain quotidien. L’art de vailleurs informels, ce sont les la survie de l’immense majorité des ­lavage de mains, pas même pour les petites manifestations explosent survivre au jour le jour a même un ­classes moyennes qui risquent de se Camerounais. «Je vais à la mairie voisins qui passent saluer cet an- presque chaque jour, spontanément, nom en Colombie : le rebusque. Il retrouver sans ressources dans un chaque matin avec un masque. Mais cien résident du quartier. Dans la dans divers quartiers. s’agit de trouver chaque jour sa pi- pays où il n’existe aucune assurance mes quatre aînés travaillent sans cour, les plus jeunes partagent leur Rester chez soi signifie, pour la ma- tance pour soi et sa famille, sans sa- chômage en cas de licenciement. jorité des travailleurs, ne pas pou- laire fixe ni prestation sociale, mais A Soacha, une ville d’un million voir se nourrir. En temps normal, souvent avec beaucoup d’imagina- d’habitants en banlieue de Bogotá, rares sont les Colombiens à avoir tion et de volonté. Comme Carlos où vit un grand nombre de victimes accès à une quelconque aide so- Arturo, recycleur de 61 ans, qui, en du conflit colombien, le maire ciale. Pour répondre à la crise, la triant les poubelles et en reven- ­désespéré a demandé à ses admi- mairie a annoncé des subsides pour dant ses trouvailles, pouvait gagner nistrés nécessiteux d’accrocher un près de 500 000 familles tandis que ­entre 10 et 15 euros par jour, de quoi chiffon rouge à leur fenêtre. Les le gouvernement a promis des allo- payer son loyer journalier (5 euros bouts de tissus ont fleuri dans les cations supplémentaires pour les pour une pièce nue) et nourrir sa fa- rues et, en trois jours, la mairie a foyers les plus pauvres. Mais beau- mille. «Si ce n’est pas le virus qui distribué 4 000 kits d’alimentation coup ne sont pas répertoriés par les nous tue, ce sera la faim», soupire- pour dix jours. Une goutte d’eau autorités, lancées dans une course t-il. «Si on reste chez soi, on ne mange dans un océan de besoins. contre la montre pour enregistrer pas», renchérissent Ricardo, 53 ans, les besoins. et John, 56 ans, ouvriers payés à la Mardi, une petite centaine de mi- journée sur les chantiers. grants vénézuéliens expulsés de John Rivera, vendeur de ceintures leurs hôtels du quartier Los Márti- dans la rue et président de la section res, dans le centre de la capitale, ont de Bogotá du Syndicat national des une nouvelle fois manifesté pour travailleurs indépendants, n’est pas demander de l’aide. Officiellement, allé manifester «car c’est irresponsa- les expulsions sont interdites pen- ble de rassembler les gens», dit-il au Le Cameroun, la vie dant le confinement et à chaque téléphone. Mais «si les aides n’arri- sociale bouleversée fois, les services de la mairie accou- vent pas, la révolution sociale n’est n 233 cas de Covid-19 recensés rent pour tenter de trouver une so- pas loin», prédit le syndicaliste : n 6 morts lution. Depuis le début de la qua- «Cela fait dix jours que nous ne sor- n 87 % de travailleurs informels rantaine, dans la ville quasi déserte, tons pas et n’achetons rien. Il nous Dans ce foyer polygame de Douala, les patrouilles de police enjoignent reste une livre de riz. C’est ­notre der- la capitale économique du pays, par micro «de rester chez soi pour se nier jour de nourriture.» 21 personnes, dont deux épouses, se protéger». Dans tout le pays, il est Les autorités multiplient les annon- partagent un logement de 150 m2. Et interdit de sortir, excepté pour aller ces et les appels à la solidarité, tan- même 25 personnes, si l’on compte faire des courses d’alimentation, à dis que les ONG tentent de réinven- le fils aîné du patriarche qui occupe la banque ou pour une raison médi- ter les modalités de distribution de la bâtisse adjacente avec sa femme Une famille confinée chez elle à Bangkok, mercredi. Photo Mladen Libération Jeudi 2 Avril 2020 www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe u 9

repas dans la même gamelle, sous Les faits l’œil dépité de leur grande sœur, étudiante infirmière : «Nous n’arri- du jour verons jamais à respecter les consi- n En France, on comptait gnes, s’alarme-t-elle. Nous vivons mercredi soir 509 nouveaux depuis toujours en groupe. Comment morts (contre 499 la veille) pourrait-on soudain s’organiser en 24 heures, portant ­autrement ?» le nombre total de décès à l’hôpital à 4 032. n Le monde risque une «pénurie alimentaire» du fait des perturbations des exportations liées au Covid- 19, ont déclaré dans un rare communiqué commun les présidents de l’OMS (santé), Au Rwanda, les plus de la FAO (alimentation) vulnérables recensés et de l’OMC (commerce). n 75 cas de Covid-19 recensés n L’Europe compte plus de n 0 mort 30 000 morts du coronavirus, n 94 % de travailleurs informels soit plus des deux tiers du Depuis quelques jours au Rwanda, nombre de victimes de la des flots d’images ont envahi les ré- pandémie dans le monde. seaux sociaux montrant des opéra- n Le Royaume-Uni tions de distribution de nourriture a annoncé 563 décès dans des quartiers populaires de Ki- supplémentaires mercredi. gali, la capitale, seule zone du pays Un vendeur de rue près d’une gare routière, à Bogotá en Colombie, le 24 mars. Photo XINHUA-REA Un nouveau record pour l’instant concernée par la pan- quotidien qui marque une démie. Sur les clichés, des volon­- nette accélération de taires apportent des sacs de riz, de mille en famille. Un voisin qui par- «La solidarité, ­semaine pour des courses, raconte l’épidémie et porte le bilan la farine de maïs et des haricots à tage ses kilos de riz, un autre qui Amy Samittawa, directrice de la à plus de 2 000 décès. Par des familles démunies. Une femme transfère par téléphone portable de la philanthropie, communication dans une grande ailleurs, les organisateurs âgée pose fièrement dans l’entre- l’argent à un proche dans une autre entreprise et mère de deux enfants. du tournoi de Wimbledon bâillement de sa porte, un grand province. Mais rapidement, le gou- c’est bien, mais La plupart de mes amis font pareil.» ont annoncé l’annulation ­panier rempli de vivres à ses pieds. vernement a pris le relais, grâce à si l’Etat ne prend Ceux-là ont souvent des parents en pure et simple de l’édition Dès l’apparition des premiers cas un maillage administratif bien plus Europe ou aux Etats-Unis, regar- prévue début juillet. de coronavirus, le gouvernement dense que dans d’autres pays afri- pas le problème dent en boucle les nouvelles venues n En Equateur, les corps rwandais a réagi très vite, avec la cains. Le nerf de la guerre est l’umu- à bras-le-corps, de ces pays et souhaitent que le de victimes du coronavirus mise en place, le 22 mars, d’un dugudu, littéralement «le village» gouvernement impose un confine- sont jetés dans les rues ­confinement très strict, mais aussi en kinyarwanda, la langue natio- il n’y aura pas ment strict «pour au moins deux ou de Guayaquil, la ville la plus d’une aide pour les plus pauvres, nale. Dans la pratique, la plus petite trois semaines». peuplée du pays, provoquant touchés de plein fouet par la perte entité administrative, celle de la de solution. » A quelques mètres des tours, les la consternation des de leur emploi dans le secteur infor- proximité, habituellement dédiée Mauricio Cabrera ­résidents des quartiers pauvres ne habitants qui ont posté des mel. Des milliers de motos-taxis ont à la sécurité, aux réunions et aux économiste tiennent pas le même discours. vidéos des cadavres. Faute alors cessé d’arpenter les collines, travaux communautaires, à l’entre- Lung Noi vit sous un toit en alu­- de moyens, le ramassage les ouvriers journaliers des nom- tien des parcelles. Depuis une se- liste des bénéficiaires la semaine minium, entre quelques planches des morts par les services breux chantiers d’immeubles neufs maine, dans tous les umudugudus dernière, avec le numéro de sa carte de bois mal assemblées qui laissent municipaux peut prendre sont rentrés chez eux, les petits sa- du pays, des équipes s’activent pour d’identité. Son mari, chauffeur de passer la lumière de la rue. La jusqu’à quatre jours. lons de coiffure colorés et d’habi- recenser les familles les plus vulné- moto-taxi, poumon de l’économie ­frontière dedans-dehors n’est de n L’Arabie Saoudite tude si animés ont clos leurs portes. rables. Par des opérations de porte- informelle, ne travaille plus. «Lundi toute façon pas très bien établie. a appelé les pèlerins La ville s’est tue. à-porte, foyer par foyer. «Nous leur soir, ils ont distribué la nourriture Quand on lui pose la question du musulmans à retarder leurs Depuis, la solidarité s’organise. demandons qui a perdu son travail dans des familles en secret, personne confinement, il n’a pas l’air de bien réservations pour le Hajj du D’abord dans les quartiers, de fa- depuis le confinement puis on les n’a été prévenu», déplore-t-elle. ­comprendre. «J’ai plus peur de fait des incertitudes liées au inscrit sur la liste», explique un res- Le lendemain matin, le chef de son mourir de faim que du Covid», coronavirus. Le pèlerinage ponsable à Kabasanza, à 12 kilomè- umudugudu lui a promis que des ­résume-t-il. à la Mecque, prévu fin juillet- tres de Kigali. équipes passeraient de nouveau. Lung Noi gagne une poignée d’eu- début août, attire tous les ans Comment distinguer les nécessi- «Cette fois-ci j’espère vraiment ros par jour en ramassant des bou- 2 millions de fidèles. teux, parmi les plus pauvres ? De- qu’ils toqueront à ma porte car ma teilles en plastique qu’il revend à la n La Russie a envoyé puis le début des années 2000, le cuisine est déjà vide», s’inquiète centrale de tri. Tous les jours, il doit aux Etats-Unis un avion de Rwanda a mis place l’ubudehe, un cette femme de ménage, désormais sortir de chez lui pour trouver un l’armée chargé de matériel système unique en Afrique qui a recluse chez elle. peu d’argent ou de la nourriture. médical. «Trump a accepté permis de recenser, selon quatre ca- Quand il n’a pas de quoi, il mange cette aide humanitaire avec tégories, tous les habitants du pays au temple à côté, en échange de me- gratitude», selon le porte- en fonction de leurs ressources. Dé- nus services. Même s’il touchait une parole du Kremlin. Le sormais, les catégories 1 et 2, les aide financière du gouvernement, président américain s’en plus vulnérables, s’ajoutent auto- cela ne résoudrait pas le problème : est félicité, malgré matiquement à la liste des bénéfi- Lung Noi ne possède ni réfrigéra- les réserves exprimées par ciaires de nourriture gratuite. A Ka- teur ni cuisine, et en cette saison, la certains de ses détracteurs, basanza, 22 familles sur 35 sont chaleur à l’intérieur de sa cahute qui soupçonnent son concernées. Plus de la moitié des La Thaïlande fait n’est pas tenable l’après-midi. En homologue russe habitants. Mais ici, il faudra encore le grand écart général, il dort dans la rue aux de chercher à exploiter attendre plusieurs jours avant la n 1 771 cas de Covid-19 recensés ­heures chaudes. «Le problème avec la situation sanitaire. distribution de denrées alimen­- n 12 morts les pauvres, lance-t-il dans un mali- n La Turquie a fourni taires. La première phase, la plus n 79 % de travailleurs informels cieux sourire édenté, c’est qu’on n’a mercredi du matériel médical urgente, concerne la capitale, loin La Thaïlande, classée au premier pas grand-chose à perdre. On a déjà à l’Espagne et l’Italie. Selon des champs agricoles qui peuvent rang mondial des inégalités de échappé à toutes sortes de morts. le président turc, 69 pays ont encore nourrir les familles. ­revenus, ne pouvait connaître Avec un peu de chance, dans ma sollicité l’aide d’Ankara face à Dans le quartier de Remera, à Ki- qu’un confinement à deux vitesses. prochaine vie, je serai riche.» l’épidémie. Alors que celle-ci gali, les premiers sacs de riz gratuits A Bangkok, les familles de la classe Patricia Huon progresse dans le pays (plus ont déjà été acheminés. Des stocks moyenne supérieure qui vivent (à Johannesburg), de 13 500 cas et 214 morts en provenance de la réserve stra­- dans les hautes tours climatisées du Anne Proenza (à Bogotá), mardi soir), le président tégique de grain pour les cas de fa- centre-ville se sont déjà autoconfi- Nacim Chikh (à Douala), Recep Tayyip Erdogan mine, rapporte la presse rwandaise. nées depuis deux semaines, alors Margot Chevance (à Kigali) a affirmé que la Turquie était Pourtant, Eugénie Rwakunda (1), que l’isolement, recommandé par et Carol Isoux (à Bangkok) «l’un des pays au monde les mère de quatre enfants, n’a rien les autorités, n’est pas obligatoire. plus près de surmonter cette Antonov. AFP reçu. Elle avait été inscrite sur la «Je ne sors qu’une à deux fois par (1) Le nom a été modifié. maladie». 10 u événement Politique Libération Jeudi 2 Avril 2020 GESTION DE LA CRISE Mélenchon ne prend plus de gants

Fini l’union nationale. Depuis quelques jours, le leader de La France insoumise, qui dit avoir anticipé une telle situation sanitaire en 2017, ne retient plus ses coups contre le Président et prépare l’après. Il fait de la sortie du confinement l’un de ses angles d’attaque.

Par l’extrait tourne en boucle sur tous ses réseaux. nement et de Jupiter. Quelques jours avant le Pourquoi ne pas nationaliser des entreprises Rachid Laïreche Un député de gauche applaudit, puis se confinement du pays, une secrétaire d’Etat ex- pour en faire par millions ? Pourquoi avoir marre : «C’est bien beau tout ça, mais politi- pliquait presque surprise : «L’opposition joue maintenu les municipales si Agnès Buzyn, l’ex- histoire se répète : le pays va mal et quement ils pèsent quoi tout seuls, les insou- le jeu, à part Marine Le Pen, aucun parti ne ministre de la Santé, a réellement prévenu dès Jean-Luc Mélenchon grimpe sur son mis ?» Une question en l’air pour le moment, cherche la polémique. Même Mélenchon em- janvier que la crise serait grave ? L’ cheval blanc pour sauver la patrie. L’in- mais qui devra se poser rapidement. ploie un ton très juste et pose des questions légi- Il ne compte pas lâcher. L’insoumis promet soumis avait déjà fait le coup lors de l’affaire times, il n’est pas dans la surenchère.» Une atti- que le combat sera long. Et joue sur tous les Benalla, la crise des gilets jaunes ou plus ré- Le rebelle reprend le dessus tude qui a également surpris de nombreux tableaux. Le député du Nord, Adrien Quaten- cemment lors du mouvement de grèves contre Jean-Luc Mélenchon n’est pas fan du mot militants insoumis. Mais le rebelle qui som- nens, décrypte : «On tente de répondre aux la réforme des retraites. Le député des Bou- «guerre» employé à l’envi par le président de meillait a très vite repris le dessus. L’ancien questions actuelles pour faire face à la crise ches-du-Rhône n’est plus porté par son der- la République. Mais il prépare la bataille. Les candidat à la présidentielle a fait le forcing mais on voit aussi plus loin. L’Europe est ab- nier score à la présidentielle. Il compte très députés français et européens insoumis se ré- pour que les débats reprennent au Palais-Bour- sente du tableau et ce n’est pas une surprise peu de victoires dans sa besace. Pas simple unissent en vidéoconférence tous les jours. bon. Pas question de tomber dans l’union na- pour nous, mais tout le monde s’aperçoit que de lutter contre le rouleau compresseur de Chacun a une «tâche», notamment d’avoir des tionale. Le député veut des réponses. Les ques- la politique libérale est un échec. On souhaite ­La République en marche au Palais-Bourbon. échanges avec des acteurs de leur circons- tions sont nombreuses : où sont les ­masques ? construire une alternative.» Mais il tente. A chaque fois, il se dit que c’est cription (médecins, policiers, infirmiers…) la bonne. Aujourd’hui, c’est «différent», souf- pour faire un point sur la crise. Ils appellent «Planification des moyens» flent les siens dès qu’une partie débute. ça une «commission d’enquête de suivi «On tente de répondre En attendant, Jean-Luc Mélenchon a ciblé Afin de convaincre, Jean-Luc Mélenchon dé- du Covid-19». La semaine dernière, le chef son prochain combat : le confinement. Plutôt roule ses arguments : il a déterré un discours s’est entretenu avec Didier ­Raoult après avoir aux questions pour faire avare en prises de parole médiatiques en qu’il a prononcé en avril 2017 lors de la der- fait le plein de questions avec ses équipes. face à la crise mais temps normal, ces derniers jours il multiplie nière campagne présidentielle. On l’entend Dans la foulée, il a publié un «billet d’en- les sorties afin de se faire entendre sur le su- dire : «Nous sommes menacés d’un véritable quête» sur son blog pour raconter les cou­- on voit aussi plus loin. jet. «Le confinement sans horizon de sortie est krach sanitaire. Il résulterait de trois facteurs : lisses de sa discussion avec le professeur basé insupportable. Alors quand en sortirons- le premier, ce sont des défis sanitaires totale- à Marseille. Jean-Luc Mélenchon écrit entre L’Europe est absente, […] nous ? Quelles conditions devront être réunies ment nouveaux, le second c’est un appareil de autres que Didier Raoult «est trop mal aimé tout le monde s’aperçoit pour cela ? Nous avons le droit de le savoir. soins, un ensemble de moyens de soins, qui est par les belles personnes pour ne pas éveiller Ceux qui ont été incapables de prévoir l’entrée en voie de dislocation, et le troisième, le plus l’intérêt». Sa façon à lui de faire le lien avec que la politique dans la crise seront-ils capables d’en organiser grave, c’est ce qu’il y a dans la tête des déci- sa personne. Sa conclusion sur le défenseur libérale est un échec. la sortie ? C’est une anticipation vitale. Le pou- deurs. […] Cette vision de la santé nous rend de la chloroquine : «J’ai été frappé par le voir doit s’y préparer tout de suite», écrit-il incapable de répondre à ce que nous voyons se calme, la courtoisie et le ton souriant de mon On souhaite construire avec ses copains insoumis dans une tribune lever devant nous. D’abord, le déchaînement interlocuteur.» parue dans le Journal du dimanche. de nouvelles épidémies.» Un devin. Et il veut Au tout début de la crise, le tribun retenait ses une alternative.» «Le monde de demain» débute aujourd’hui, que la planète entière le sache : la vidéo de coups. Il observait les faits et gestes du gouver- Adrien Quatennens député du Nord aime à répéter l’ancien socialiste, qui réclame Libération Jeudi 2 Avril 2020 www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe u 11 Julien Dray : «La puissance publique doit redevenir le maître des horloges»

Le socialiste, qui refuse de mettre ­faudra pas les laisser tomber. Je pense à tous les sala- la démocratie entre parenthèses, riés du privé qui sont au chômage, à tous les précaires, appelle la gauche à initier après la aux professions indépendantes, aux PME. La soli­- crise un grand pacte de reconstruction darité devra être de réfléchir à un dispositif pour qu’ils et de refondation démocratique. ne perdent aucun revenu. La règle des 3 % de déficit budgétaire n’a plus aucun sens, et il faudra que les gouvernants allemands l’acceptent. S’il n’y a pas une epuis le début de la crise sanitaire, de nom- solidarité européenne immédiate, alors disons le breux politiques marchent sur un fil. Ils ne ­franchement, cette Europe-là sera balayée. L’état d’ur- D ­tapent pas trop fort sur le gouvernement. La gence sociale, ça ne peut pas être la grande distribu- peur de passer pour un méchant alors que la situation tion qui fait des bénéfices records tandis que les cais- est difficile. Julien Dray, lui, ne compte pas ses coups. sières n’ont rien. Tous les soirs, à l’heure de dormir, il demande des Dans ce contexte, quel doit être le rôle de l’oppo- comptes sur les réseaux sociaux. Le baron noir rêve sition de gauche ? également d’une solution commune à gauche dans Préparer l’après, c’est déjà refonder une vraie poli­- un futur proche pour «tout changer». tique de demande qu’il va falloir soutenir. Il faudra Quels reproches faites-vous au gouvernement ? maintenir les revenus des Français. C’est la seule Dans cette crise, notre devoir à tous, c’est d’être mo- ­façon d’éviter une Grande Dépression. C’est la puis- destes. Je ne doute pas une seule seconde de la diffi- sance publique qui doit redevenir le maître des hor­- culté de la tâche pour les gouvernants. Maintenant, loges, notamment dans la maîtrise des filières indus- mon sentiment, c’est que le gouverne- trielles, et la démocratie citoyenne la ment a eu ­confiance dans ses experts règle. La gauche doit être au cœur d’un scientifiques, davantage que dans la po- grand front ­républicain arc-en-ciel, litique. La politique, c’est l’anticipation sans aucun sectarisme et dans une vo- des crises. Nous voyons bien qu’il y a des lonté d’unir le pays pour un nouveau problèmes logistiques inconcevables mode de production et de consomma- pour un pays aussi développé que la tion, où la mesure n’est plus l’argent France. L’heure est encore à trouver des mais le bonheur de l’humanité. C’est un solutions pour les masques, pour fabri- grand pacte de reconstruction et de re- quer des tests et trouver des respirateurs. AFP fondation démocratique. Dès la sortie J’ai quelques questions : pourquoi n’arri- Interview de la crise doit se tenir une grande con- vons-nous pas à produire nous-mêmes férence nationale ouverte à tous ceux des masques, des tests, des blouses étanches, de façon qui se sentent parties prenantes d’une telle démarche. volontaire et efficace ? L’objectif ce n’est pas 51 %, mais l’hégémonie cultu- Emmanuel Macron n’est pas à la hauteur ? relle. Il ne s’agit pas d’un rêve, il s’agit de la survie de La compétence et la valeur des hommes ne sont pas en l’humanité. Attention de ne pas raisonner comme cause. La Ve République et son Etat sont rongés par les avant en pensant qu’il s’agit d’une mauvaise passe. procédures bureaucratiques et par le néolibéralisme. La gauche doit être celle qui dit haut et fort que cette Le politique s’est mis dans les mains des techno­- alerte est sérieuse et refuser l’euphorie du retour aux structures. On a rendu l’Etat impuissant en multipliant erreurs… C’est une alerte grave pour l’humanité, alors aussi une «planification des moyens» pour Jean-Luc des règles comptables ubuesques, en rationnant et di- il faut tout changer. Nous devons être ceux qui, dans mettre un terme à la crise sanitaire. Et le chef Mélenchon à l’hôtel minuant les moyens. De tout cela il faudra reparler car le rapport aux autres, défendent l’idée du tous en­- fait attention au moindre détail. Avec les dé- de Matignon c’est le juin 1940 sanitaire d’un Etat qui se croyait fort. semble, de l’esprit collectif, du respect de tous ces hé- putés insoumis, par exemple : tous ceux qui le 12 mars, pour une L’unité nationale, ça ne vous parle pas ? ros qu’on applaudit au balcon pendant la crise mais ont des enfants en bas âge ou qui ne vivent réunion de crise Ce qui me parle, c’est la solidarité nationale. La solida- qu’on oublie après. J’espère que toutes ces personna­- pas à Paris sont priés de travailler à distance. sur le coronavirus. rité nationale a joué à plein en 2015 [pendant la vague lités et tous ceux qui applaudissent seront là dans la Mathilde Panot, Danièle Obono, Alexis Cor- Photo Éric d’attentats, ndlr]. Elle joue davantage encore au- rue aux côtés de tous ces personnels pour obtenir non bière et Jean-Luc Mélenchon se relaient à Tschaen. RÉA jourd’hui. Les Français sont au rendez-vous. Je trouve pas des bons sentiments ou des Légions d’honneur, l’Assemblée nationale. Le confiné Eric Coque- que le pays, les Françaises et les Français sont formi- mais des moyens et pas seulement des promesses. rel devrait rapidement rejoindre la bande. On dables. On peut être fiers de nos concitoyens. N’en Des élus prennent des positions ­d’ordre médical, ne sait pas si c’est une blague faite en vidéo­- doutons pas, cette crise sera surmontée. Maintenant, notamment au sujet du Pr Raoult, le promoteur conférence ou si les insoumis ont tous le je le dis, la démocratie ne doit pas être mise entre de la chloroquine. Est-ce le rôle d’un politique ? même humour, mais lorsqu’on prend des ­parenthèses. Churchill, en 1940, se rendait chaque J’ai toujours eu une tendresse pour le druide Panora- nouvelles du chef qui court entre le QG de ­semaine aux Communes [l’équivalent de notre Assem- mix. Je ne sais pas s’il a inventé la potion magique mais La France insoumise, son appartement et blée nationale]. Les gouvernants doivent accepter le ce que je sais, c’est que le Pr Raoult est compétent et a le Palais-Bourbon, ils répondent tous après débat démocratique. ouvert une piste avec quelques résultats. Le sentiment un petit rire : «Jean-Luc et le coronavirus ? Olivier Faure, le premier secrétaire du Parti so- d’un certain nombre d’entre nous, c’est qu’on ne l’a pas C’est le plus fort d’entre nous, bien sûr qu’il n’a cialiste, réclame un «état d’urgence social»… pris au sérieux suffisamment tôt. C’est un scientifique, pas peur. Je pense même que c’est l’inverse, C’est la moindre des choses, déjà à l’égard de toutes pas un mage. Il ne doit pas être l’objet d’une polémique le coronavirus, dès qu’il voit Jean-Luc se rap- ­celles et ceux qui prennent tous les risques. Il y a un inutile. Souhaitons seulement qu’il réussisse. procher… il se sauve.» • effort colossal de la part de nos concitoyens. Il ne Recueilli par R.La.

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Par sur vingt-quatre à deux intervenan- ­Dominique, enseignante à la retraite d’hygiène : «Il faut être dans une Nathalie Gabbai tes, explique Victor, qui vit à Paris. installée dans la Drôme ­atteinte veille constante. Au début de l’épidé- J’ai la chance d’avoir à mes côtés des d’une maladie neuro­musculaire, vit mie, une d’elles faisait semblant de se haque jour, Victor (1) se lève personnes très ­concernées et enga- grâce à l’aide de six auxiliaires de vie laver les mains en faisant juste couler à 7 heures. Alexia, son auxi- gées, et elles se sont portées volon­- par semaine. Pour se procurer des l’eau du robinet !» C liaire de vie (2), fait glisser le taires [contre prime, ndlr] pour se re- masques, elle a fait appel au sys- Car voilà : l’inaptitude à prendre harnais du lève-personne sous lui, layer et ne rentrer chez elles que deux tème D et se félicite d’avoir anticipé : conscience de l’importance des l’accroche à la potence et actionne fois par semaine, afin d’éviter au «Dès le début de l’épidémie en Chine, «mesures barrières» s’observe aussi la machine pour qu’il soit hissé jus- maximum d’autres contacts.» Cette je me suis dit que ça pouvait nous at- chez des personnels en charge de qu’à la salle de bains, où il prendra or­ganisation est prévue pour durer teindre. J’ai obtenu des masques via personnes vulnérables. L’informa- sa douche. Elle va lui faire sa toilette, quinze jours : «La suite ? Je ne veux les dons d’une société d’agroalimen- tion et le discours pédagogique qui lui laver les dents, l’habiller, lui don- pas y penser. J’essaie de vivre au jour taire.» En fauteuil électrique, elle ne auraient dû être mis en place par les ner à manger. A 46 ans, Victor est at- le jour.» peut faire aucun transfert seule et ne sociétés d’aide à la personne se sont teint d’une myopathie de Duchenne peut utiliser un lève-personne : le ainsi parfois résumés à un simple très invalidante et présente, du fait «Angoissant» mètre de distance est impossible à mail. Victor : «Il aurait fallu sensi­- de sa maladie, une faiblesse respira- Alexia porte un masque et des respecter et chaque «manipulation» biliser nos aides dès les premiers cas toire. Il fait partie d’une population gants. «Nous avons pu trouver des porte en elle la crainte d’une conta- et leur faire prendre conscience de particulièrement à risque, très vul- masques au tout début de l’épidé- mination au point de susciter le l’impact du virus sur nos pathologies nérable au-delà du coronavirus, et mie, et j’avais une boîte en réserve, soupçon : «Les auxiliaires ne me di- et notre santé déjà fragile. Il faut contrainte, pour vivre, de côtoyer raconte Victor. Mais ça devient de sent pas for­cément si elles ont des leur rappeler l’importance de leur plusieurs auxiliaires de vie. Des ai- plus en plus difficile de s’en procurer. symptômes, parce qu’elles ne veulent rôle dans cette crise.» «C’est très per- des indispensables qui s’effectuent Les pharmacies ne nous en donnent pas perdre leur activité. C’est très dif- turbant, physiquement et mentale- souvent sans masque et dans un pas parce qu’elles ont déjà tout ficile de saisir où elles en sont.» Cer- ment, s’émeut Dominique. On doit «corps-à-corps» qui rend impossible donné à des médecins, des kinés ou taines multiplient aussi les interven- penser à tout, tout anticiper, pour la distanciation sociale désormais des dentistes.» Depuis l’arrêté du tions pour augmenter leurs revenus, soi, mais aussi pour les auxiliaires. imposée à tous pour lutter contre la 16 mars relatif à la lutte contre la surtout en cette période de crise. Et la parole des personnes handi­- propagation du virus. «Pour dimi- propagation du Covid-19, les auxi- «Mais je ne veux pas trop savoir où ni capées est toujours moins crédible nuer cette aide qui est en fait autant liaires et les aides à domicile ont avec qui elles travaillent, poursuit que celle des valides. On est très vite de risques pour moi d’attraper le Co- droit à neuf masques par semaine Dominique. C’est assez angoissant considérées comme “trop exigean- vid-19, je suis passé d’une équipe de et par personne (lire ci-contre). comme ça et, de toute façon, elles me tes”, ou même “chiantes”.» quatre personnes par semaine qui ­Autant dire rien, lorsque l’on sait diront ce qu’elles veulent.» Une ap- Pour les auxiliaires de vie, cette pé- interviennent habituellement sept que l’on doit en changer toutes les préhension à laquelle s’ajoute par- riode signifie un engagement et une jours sur sept et vingt-quatre heures ­quatre heures. fois le refus de se plier aux règles fatigue inhabituelle. Alexia, qui ­intervient chez Victor en continu depuis maintenant quinze jours : «Ça fait plusieurs jours que je ne suis pas rentrée chez moi. Mais Victor a besoin de nous, et même si c’est une étape très difficile et que je dépasse là le cadre de ma profession, je me dis qu’il s’agit d’humanité.» Auxi- liaire de vie depuis cinq ans, elle es- Handicapés et time que la crise du coronavirus exacerbe le manque de considéra- tion autour de sa profession : «Nous faisons un métier qui n’est pas va­- lorisé et qui est mal payé [envi- ron 900 euros brut par mois, ndlr] alors qu’on est à la fois soignants, psychologues, aidants. Là, ils ont pensé à tout le monde sauf à nous.» Dans cette cohabitation contrainte aides à domicile à trois – une deuxième auxiliaire de vie prend le relais d’Alexia en fin d’après-midi, le confinement se passe pour l’instant, et dans ce cas précis plutôt bien : «On a la chance de bien s’entendre, on joue à “cache- cache” pour éviter de se retrouver tous les trois dans la même pièce au Une dépendance même moment.» Paranoïa Mais certaines personnes dé­- pendantes ont dû renoncer à rester chez elles. C’est le cas d’Eléonore. A 35 ans, cette enseignante, atteinte d’une pathologie dégénérative très invalidante qui nécessite une aide pour tous les gestes de la vie, a dû décuplée quitter son appartement de Saint- Germain-en-Laye (Yvelines) pour al- ler s’installer chez ses parents à Combloux (Haute-Savoie). «Dès le Pour ceux qui ont besoin d’être accompagnés dans 8 mars, je me suis dit que je voulais Une auxiliaire de vie assiste une éviter que les auxiliaires défilent tous les gestes de la vie quotidienne, la distanciation chez moi trois fois par jour. Ce sont quatre personnes différentes qui tout le temps. Je ne me sentais ni ras- sociale imposée n’est pas envisageable, alors ­interviennent, et autant de risques surée ni en sécurité.» Une anxiété qui pour moi d’attraper le virus.» Elle frise parfois la paranoïa, calmée par même qu’ils font partie des plus vulnérables pointe, elle aussi, la difficulté de une bonne dose d’autodérision : faire respecter les règles d’hygiène : «Je flippe même dès que Pelote [son face au coronavirus. Le manque de protections «Elles se vexaient, avaient l’im­- chien] lèche quelque chose !» et d’informations renforcent le sentiment d’abandon. pression que je ne les trouvais pa pro- La décision de se passer de tout pres… Et puis, le lendemain, c’était auxiliaire a été d’autant plus com- oublié, il fallait que je le leur rappelle pliquée à prendre que son presta- Libération Jeudi 2 Avril 2020 www.liberation.fr facebook.com/liberation @libe u f t 13 Carnet

NAISSANCE «On espère juste que la digue

GIANNI : 17 Mars ne lâchera pas» 2020, enfin le déconfinement Guillaume Quercy, toilette, repas), il est impossible de maintenir la distanciation de- Lauren et Paul président de l’Union VANDERHAEGEN-DIARD ont mandée. Il n’y a pas à tourner l’immense joie de vous nationale de l’aide, ­autour du pot : il faut plus de annoncer qu’ils sont entrés «des soins et des ­masques [depuis le 27 mars, les dans une nouvelle phase : la vie avec GIANNI, Xavier, services aux aides à domicile employées par Christophe, Albert, Henri. Né domiciles, déplore le un prestataire doivent désormais le 1er jour de confinement se procurer les masques via les pour profiter pleinement de statut des auxiliaires ses parents. de vie et préconise Agences régionales de santé ou les une revalorisation. groupements hospitaliers de ter- ritoire et non plus dans les phar- macies, ndlr]. lors que vient d’être Cela est aussi dû au fait que c’est ­annoncé le lancement un métier mal connu et mal re- A d’une plateforme en connu. Pour beaucoup, l’aide à ­ligne (1) pour faciliter l’accom­- domicile, c’est quelqu’un qui fait pagnement des personnes han- le ménage. Pourquoi quelqu’un dicapées durant la crise du coro- qui fait le ménage aurait besoin navirus, Guillaume Quercy, de masque ? Il y a un véritable La famille Sitbon a la joie de président de l’Union nationale enjeu autour de leur statut. Il est vous annoncer la naissance de l’aide, des soins et des services plus que nécessaire de recons- de

aux domiciles, déplore le man- truire et de revaloriser ces mé- que de protections mis à disposi- tiers. Ils sont parmi les plus mal Myriam

tion des services d’auxiliaires de payés de France et avec le plus née le 24 mars 2020 vie qui accompagnent plusieurs d’accidents du travail et de à Nogent-sur-Marne (94). dizaines de milliers ­maladies profes- de personnes han- sionnelles… jus- DÉCÈS dicapées et âgées qu’à deux fois en France, mais plus que dans le Antoine et Vanessa Bénichou, aussi, plus globale- bâtiment. son fils et sa belle-fille, ment, un manque Depuis le début Clara, Mathias et Raphaël, de considération de de l’épidémie, ses petits-enfants,

cette profession. l’absentéisme Vincent et Sylvain Lindon, La semaine der- est important : ses beaux-fils, nière, vous aler- DR les salariés exi- Interview Christiane Lambert, tiez sur les ris- gent leur droit sa compagne, ques de voir le de retrait ou ne secteur de l’aide à domicile trouvent pas de garde pour ont la douleur d’annoncer le totalement dépassé par la leurs enfants. Des personnes décès de

crise du coronavirus… dépendantes se retrouvent Les pouvoirs publics doivent sans aide au quotidien… Pierre BENICHOU, prendre conscience que nous On a un système de protection journaliste

jouons un rôle de digue. On fait sociale qui ne considère pas le survenu le mardi 31 mars tout pour maintenir les gens domicile, au point que ça en est 2020, à son domicile, 109 rue chez eux et que l’hôpital soit le absurde. Pour les gardes d’en- de l’université 75007 Paris.

moins submergé possible. On fants, ça a aussi été une bataille En raison des circonstances nous sollicite aussi pour assurer parce que, dans les écoles, l’en- actuelles, la crémation aura les sorties d’hospitalisation de fant d’un aide à domicile n’est lieu dans la plus stricte intimité. malades, atteints par d’autres pas perçu de la même manière pathologies que le Covid-19, que que celui d’un médecin. C’est à l’on renvoie à domicile pour chaque fois un combat. Il faut se Marie-Laure GODEFROY, ­libérer des lits. On le fait avec battre pour des choses qui pa- sa compagne, des effectifs réduits, sans pro- raissent pourtant des évidences Florence CORNILLOT, tections… La situation est très au regard des personnes qui veu- sa fille, Emmanuel et Véronique tendue, on espère juste que la lent vivre chez elles pleinement CORNILLOT, ­digue ne lâchera pas. leur vie, quelles que soient les son fils et sa belle-fille, Les auxiliaires de vie ont difficultés qu’elles rencontrent. Antoine, Astrid et Raphaëlle, droit à neuf masques par se- Recueilli par N.G. ses petits-enfants

maine, alors qu’un masque (1) Solidaires-handicaps.fr répertorie ont la grande tristesse de est valable environ quatre liens utiles, numéros de téléphone, et vous faire part du décès du heures… devrait prochainement accueillir les philosophe

Dans les gestes quotidiens de initiatives privées, publiques ou asso- femme tétraplégique. Photo Voisin. Phanie l’aide à domicile (lever, habillage, ciatives qui voient le jour. Michel TIBON- CORNILLOT taire d’alors ne lui facilite pas la risques liés aux contacts avec les et j’ai l’habitude : ma maladie ça dure et qu’ils sont trop fatigués, je survenu le 28 mars 2020 à manœuvre en la faisant «culpabi­- auxiliaires. L’ennemi, pour moi, c’est ­m’empêche d’écrire, alors mes cours devrai rentrer chez moi. Je n’aurai PARIS. liser» : «Il m’a dit que je pouvais les la dépendance à trop de gens : la étaient de toute façon déjà en ligne. pas le choix.» • mettre en difficulté en leur suppri- protection, je peux me l’appliquer à Ça ne me perturbe pas trop.» Ses [email protected]

mant des heures.» S’éloigner de l’hô- moi-même, mais je ne peux pas la ­parents, qui l’ont accueillie, ont 70 (1) Tous les prénoms ont été modifiés. La reproduction pital qui la suit habituellement maîtriser chez ceux qui s’occupent et 75 ans : «Je sais qu’ils ne sont pas (2) Le terme «auxiliaire de vie» correspond 01 87 39 84 00 à Paris l’a également fait hésiter : de moi.» Elle continue d’enseigner tout jeunes, c’est une charge pour à un diplôme dont sont titulaires certaines [email protected] aides à domicile. Ce sont celles qui assu- La reproduction de nos petites «C’est une des choses qui me rete- à distance à ses élèves de troisième eux et c’est dur de les voir se donner annonces est interdite naient, mais j’ai préféré diminuer les et de première : «Ça m’occupe l’esprit tout ce mal pour moi. Alors si jamais rent le plus souvent les actes essentiels. 14 u Expresso Libération Jeudi 2 Avril 2020

Reportage «Dans LIBÉ.FR notre squat, à 25 par chambre, si un clus- ter se développe…» Près de 350 hom- mes, demandeurs d’asile, sont confinés dans un ancien collège désaffecté, sur le plateau de la Croix-Rousse, à Lyon. Le squat Maurice-Scève a dû s’organiser dans l’urgence. Photo Bruno Amsellem

était engorgé. Notre importa- teur a tout mis dans un ca- mion, direction Shanghai, mais c’est pire : le camion est coincé sur la route derrière tous ceux qui attendent leur tour. On l’a dérouté vers Zhengzhou, où l’on pense que la situation est meilleure. J’appelle notre importateur deux fois par jour pour sécu- riser les choses, mais on se de- mande si on ne ferait pas mieux d’utiliser le train ou le bateau…»

«Tuyaux». Parfois critiques sur la gestion du dossier par le gouvernement, de nom- breuses collectivités ont pro- cédé à leurs propres com- mandes de masques, le plus souvent en Chine. Au total, environ 60 millions d’unités auraient été commandées par les régions – le gouverne- ment ayant ramené à 5 mil- lions d’unités par trimestre et par personne morale le seuil au-delà duquel il peut réqui- sitionner tout ou partie de la livraison. «Les présidents de région se sont tous échangés des tuyaux, rapporte un proche de l’un d’eux. Chacun y va de Livraison de masques en provenance de Chine, à l’aéroport Paris-Vatry, dans l’est de la France, le 30 mars. Photo FRANCOIS NASCIMBENI. AFP son ami producteur de mas- ques.» Sénateur LR et ancien président des Pays-de-la- Loire, Bruno Retailleau s’em- portait récemment dans Livraison de masques : ­Libération : «Je reçois tous les jours des adresses d’entrepri- ses prêtes à fournir. Ça me rend fou ! J’encourage donc arnaques et micmacs sur le tarmac ma région, mon département à passer commande en leur nom, sans passer par le ­préfet.» Devant l’ampleur a été rapporté mardi soir, sur par les Américains cash, et sous couvert d’anonymat, rapporte une source. Les Mais cette frénésie de com- des commandes la chaîne RT, par le président l’avion qui devait venir en dans l’une des régions victi- Américains commandent 2 ou mande est aussi riche de piè- de la région Paca et de l’Asso- France est parti directement mes du procédé. Ils payent le 3 milliards de masques : avec ges et de mauvaises surpri- passées en Chine ciation des régions de aux Etats-Unis. Devant ces double et comptant, avant nos 5 petits millions, on passe ses. «On a souvent affaire à par les grandes France, Renaud Muselier. problèmes, je suis en train de même d’avoir vu la marchan- toujours après. La livraison des boîtes de petite taille, avec puissances, Comme d’autres présidents sécuriser la marchandise de dise. Nous, on ne peut pas se devait arriver il y a dix jours, un siège aux îles Caïmans et les collectivités de collectivités, façon à ce […] le permettre, on n’avance rien mais l’aéroport de Shenzhen des banques au nom bizarre, françaises celui-ci a passé L'histoire qu’elle ne soit pas et on paye à la réception. Evi- raconte-t-on en Nouvelle- ont toutes commande à un du jour saisie ou achetée demment, on a des engage- «C’est une Aquitaine. On partage les in- fournisseur chi- par d’autres.» ments signés avec les produc- fos entre nous, on demande les difficultés nois de plusieurs millions de Au prix d’un retard de plu- teurs, mais on n’est pas dans course contre aux services fiscaux si elles à acheminer masques hygiéniques, censés sieurs jours dans la livraison. une situation normale… Par la montre ont fait l’objet d’une enquête, la marchandise. alimenter les établissements ailleurs, ces derniers jours, la mais à la fin on doit prendre de santé et les Ehpad de sa «Chaos». Contacté, Renaud Chine a elle-même bloqué un pour trouver notre risque.» Une autre région. Muselier n’a pas souhaité certain nombre de livraisons. source régionale confirme : Par «La commande avec le paie- commenter davantage cet C’est une course contre la un producteur «Il y a beaucoup de margou- Dominique ment a été réalisée, c’est-à- épisode. Mais celui-ci a été montre pour trouver un pro- fiable, puis lins dans l’histoire. Un soi-di- Albertini dire que les masques sont fa- confirmé à Libération par les ducteur qui soit fiable, puis sant producteur de masques briqués et en attente en Chine, entourages d’autres prési- un moyen d’expédier la com- un moyen nous faisait miroiter une car- épisode en dit long assurait l’élu. La difficulté dents de région. «Effective- mande chez nous.» d’expédier gaison de millions de masques sur la ruée vers les que nous rencontrons c’est ment, les masques deviennent Du côté de la région Nouvel- à la frontière belge, qu’il se L’ masques qui occupe l’acheminement. […] Ce ma- des denrées rares, et les Amé- le-Aquitaine, c’est un autre la commande.» faisait fort de livrer en quel- ces jours-ci les grandes puis- tin sur le tarmac [de l’aéro- ricains les achètent partout aspect de la concurrence ques heures. Il a approché sances. Et sur les pratiques port], en Chine, une com- où ils en trouvent, peu im- américaine qui joue : «C’est le Un proche de tout le monde mais s’est révélé agressives de ces dernières. Il mande française a été achetée porte le prix, confirme-t-on, chaos logistique en Chine, président de région très peu fiable.» • Libération Jeudi 2 Avril 2020 www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe u 15

Auditions à l’Assemblée. LIBÉ.FR Le déconfinement ne se fera probablement pas «en une seule fois, partout et pour tout le monde» et «nous ne savons pas tout» : Edouard Philippe a ouvert prudemment mercredi la mission d’information à l’As- semblée qui vise à contrôler l’action du gouvernement dans la crise du coronavirus. Libé vous raconte les auditions du Pre- mier ministre et de son ministre de la Santé, Olivier Véran, qui ont eu lieu par visioconférence. Photo AFP

«Peut-être que le dernier visage qu’il verra sera le mien»

Jean-Paul Mari suit au week-end. Le magasin de respiratoire aiguë. Elle se Elle le quitte les larmes aux 114 jour le jour le combat l’hôpital est fermé à double penche sur son patient, l’en- yeux. Le matin, pas le temps d’une équipe médicale tour : «J’ai appelé le serrurier. dort : «Ça me fait de la peine. de réfléchir. C’est le soir qui C’est le numéro auquel les femmes victimes dans un hôpital d’Ile-de- On a forcé la porte du maga- Peut-être que le dernier visage est dur : «Au retour, je roule, de violences peuvent envoyer un SMS. Une France. sin. Mon chef m’a dit : “S’il le qu’il verra sera le mien avant absente, en apesanteur.» Tout piste supplémentaire pour donner l’alerte en pé- Sa-tu-ré. L’hôpital est saturé. faut, défonce-la !”» Les armes de l’intuber. Et qu’il ne se ré- revient. Ces quatre heures La réanimation, les urgences, fatiguent, on manque de mu- veillera plus.» perdues à remplacer un res- riode de confinement, mise en place mercredi. In- les lits disponibles. On an- nitions, l’ennemi est en sur- Dans les Ehpad, les plus an- pirateur en panne, les deux terpellé la veille sur le sujet lors des questions au nonçait «en pic» un besoin nombre, mais… les hommes ciens n’iront pas en réa et infirmiers-anesthésistes con- gouvernement, le ministre de l’Intérieur, Christo- maximum de 2 000 lits de réa en blanc tiennent. Et c’est vont mourir dans leur cham- taminés à force de se faire phe Castaner, a souligné que «le confinement ne en Ile-de-France. Seuil déjà stupéfiant. Ils ont bre, seuls, sans cracher au visage lors de l’in- dépassé. Il en faudra 2 800. les yeux cernés, le Vu de famille. Sarah tubation. Et son vieux fu- doit pas être un terreau à la violence intrafami- Dans la cour du Samu, le car- teint blême, gro- l’hôpital a craqué de- meur de l’Ehpad, son rire et liale». Concrètement, une femme ou un témoin qui rousel des «camions» numé- gnent, aboient, vant «ce petit ses yeux bleus. Célibataire, ne pourrait appeler la police ou la gendarmerie rotés, les véhicules d’urgence s’engueulent, pleurent par- vieux, 86 ans, ses yeux bleus, Sarah n’a pas à s’isoler en peut désormais envoyer un texto au 114 pour signa- médicalisés, devient infernal. fois, mais ils font face. Et sa voix de père Noël». Ses rentrant chez elle, comme Un, deux, trois… neuf ca- grâce à eux, le système en- joues trop roses disaient qu’il ses collègues qui ont une fa- ler des faits de violences. A l’autre bout de la mions au total tournent par caisse tout. avait profité de la vie. L’intu- mille à protéger. Et elle a chaîne, des agents de régulation formés à l’urgence tranches de vingt-qua- En première ligne, Sarah, ber à son âge ? Pas raisonna- ­confiné ses parents bien recueillent des informations et les transmettent tre heures. Douze heures d’af- 28 ans, jolie blonde, infirmiè- ble. D’ailleurs, il refuse l’hos- avant la date officielle. «La aux services d’urgence adaptés (police, gendarme- filée pour le personnel, jour et re-anesthésiste. C’est elle qui, pitalisation. «Je veux fumer.» nuit, tard, je m’endors d’un nuit, jusqu’à la relève. dans le «camion», intube le «Quoi ! Avec votre bouteille bloc. Ou je psychote…» Dans rie, pompiers ou Samu) via des numéros coupe-file Tout craque. D’abord, le ma- malade, art brutal et délicat. d’oxygène, vous allez faire ses cauchemars, elle est atta- prioritaires. Les associations alertent depuis le tériel. Pousse-seringue, com- Là, tout est inhabituel. Trop sauter la chambre !» Il rigole : quée par un gros tigre noir, ­début du confinement sur le risque d’une hausse binaisons, respirateurs, tout d’urgences vitales. Des «jeu- «Allez ! Une dernière ciga- raconte-t-elle. Soudain, la si- des violences, qui semble se confirmer puisque le manque. «On déshabille Jac- nes» de moins de 50 ans, et rette.» Sarah coupe l’oxy- rène. Appel au haut-parleur. ministère fait état d’une augmentation de 32 % des ques pour habiller Paul», dit parfois des très jeunes d’à gène. Il fume : «Elle est «J’y vais.» Elle s’échappe. Antoine (1), le logisticien, qui peine 20 ans. Ils allaient bien, bonne !» Elle lui tient la main : Jean-Paul Mari faits rapportés en zone gendarmerie et de 36 % à la joue les acrobates. Pénurie de et puis à J + 7, en deux, trois «Là, j’avais l’impression d’être préfecture de police de Paris en une semaine. kits de protection en plein heures, les voilà en détresse utile, de faire mon travail.» (1) Les prénoms ont été modifiés. A Londres, un hôpital de campagne de 4 000 lits Les

La vue à la sortie du centre traordinaire. En une se- lisé 200 soldats pour assem- travailler pour le National bonnes de conférences ExCel, dans maine, les deux immenses bler et monter ces rangs et Health Service (NHS, ser- les Docklands de l’est de halls ont été transformés en ces rangs de lits, séparés par vice de santé publique) : ces Londres, est surprenante. un hôpital de campagne qui, des rideaux. Le projet a été médecins et infirmiers sont choses Un téléphérique traverse la à terme, devrait avoir la ca- approuvé le 21 mars. Divisé soit malades, soit confinés Tamise pour rejoindre, au pacité d’accueillir 4 000 pa- en 80 salles de 42 lits cha- parce qu’un de leurs proches sud, le quartier de Green- tients infectés par le Co- cune, cet hôpital pourrait est malade et qu’ils n’ont pas à la wich. Ses cabines se balan- vid-19. L’hôpital, baptisé le bien devenir à terme «l’un été testés pour savoir s’ils cent dans le vide, vides. Par Nightingale London Hospi- des plus grands hôpitaux de étaient immunisés. Quelque maison. temps de coronavirus tal – la Britannique Florence campagne du monde», a pré- 20 000 infirmières et méde- comme le reste du temps. Ce Nightingale (1820-1910) est cisé Natalie Forrest, sa di- cins retraités ont répondu à projet, lancé en fanfare par considérée comme une rectrice générale. Les hôtels l’appel du NHS pour repren- Une chronique de Caroline Brou Boris Johnson lorsqu’il était pionnière de l’infirmerie alentour accueilleront le dre du service. é maire de Londres, et ouvert moderne et de l’utilisation personnel de santé qui le D’autres hôpitaux de cam- juste avant les Jeux de 2012, des statistiques dans le do- souhaite. Le tout, proche de pagne dans des centres de CHAQUE VENDREDI SUR offre une vue magnifique sur maine de la santé – devrait London City Airport, fermé conférences, à Birmingham, FRANCECULTURE.FR la Tamise. Destiné aux Lon- ouvrir ses portes à la fin de la au trafic depuis une se- Manchester et Glasgow, sont doniens travaillant et vivant semaine avec 500 lits prêts maine, pourrait servir de en cours d’aménagement. ET EN BONUS, UNE RECETTE entre le nord et le sud de la pour commencer, pour pro- base pour le transfert des L’idée est de pouvoir faire DE JACKY DURAND ! capitale, le téléphérique n’a bablement 42 patients. Si malades depuis tout le face à un éventuel pic des pourtant jamais attiré grand nécessaire, l’hôpital pourrait Royaume-Uni. admissions alors que le En monde, si ce n’est quelques en moins de deux semaines Reste la question du person- Royaume-Uni ne dispose en partenariat touristes qui s’offrent la tra- étendre sa capacité d’accueil nel. S’il devait fonctionner à temps normal que d’un avec L’esprit versée pour environ 10 euros à 4 000 lits. Les premiers pa- plein, l’hôpital nécessiterait nombre limité de lits en d’ouver- l’aller-retour. tients devraient être les 16 000 professionnels de soins intensifs. ture. La vue à l’intérieur du centre «moins atteints». santé. Or, à l’heure actuelle, Sonia Delesalle- Abramowitz © Radio France/Ch. de conférences ExCel est ex- L’armée britannique a mobi- environ un quart ne peut Stolper (à Londres) 16 u Expresso Libération Jeudi 2 Avril 2020

Dix scénarios plus LIBÉ.FR ou moins loufoques pour terminer les saisons sportives Jouer au foot jusqu’en juillet ou au basket aux Bahamas. Terminer la saison sur console ou réaménager les compétitions. Partout dans le monde, l’imagination est au pouvoir dans les fédérations et les ligues. Pape Diouf, la stature de la Commanderie

Agent de joueurs tout premier – et le seul, à ce pas : “Est-ce que je vais faire puissant puis jour – président noir d’un une affaire à 200 000 ou président de club de football, un milieu à 300 000 ?” Même si à un où, à dire vrai, les blancs diri- moment de la chaîne, oui, la l’Olympique de gent (présidents, directeurs question va se poser.» «Drôle Marseille, lettré et sportifs, entraîneurs) et tout de type, nous racontait mardi rigolard, concerné le monde court. Une vision soir l’une de ses connais­- et détaché, il a politique qui était celle de sances de l’époque. Cultivé, marqué le foot ­Joseph-Antoine Bell, l’un des avec un vocabulaire châtié français. Il est mort plus grands gardiens de but [Diouf a été éduqué dans les mardi à Dakar, des années 80 et 90, interna- insti­tutions catholiques de tional camerounais passé par Dakar, ndlr] et souvent un pe- à 68 ans, terrassé les plus grands clubs français tit truc rigolo à aller chercher par le Covid-19. (Marseille, Bordeaux, Saint- dans la manière dont il ra- Etienne) à la vision tiers- contait les choses. Surtout, il Par mondiste acérée et qui, le s’adossait toujours à un côté Grégory premier, confia ses intérêts à moral. Sauf que dans le foot, Schneider Pape Diouf qui faisait alors il n’est nulle part, et tu ne profession de journaliste à la voyais pas non plus Diouf uel qu’ait été le son Marseillaise et au Sport. l’inventer.» Diouf, dans Libé de cloche entourant en 2002 : «Ou bien on écrit Q Pape Diouf ou l’acri- Spleen. Dans l’Equipe, tout, ou bien on n’écrit rien.» monie de celui qui parlait de Hervé Penot, qui le connais- Manière de dire que le foot cet homme aux mille vies, on sait dans les coins à cette pé- est le monde du ­silence. a toujours entendu celle-ci : riode, raconte que Diouf s’est En 2004, le propriétaire c’était un type solide. Très, immédiatement distingué du club et homme d’affaires très solide. L’un des rares dans le milieu des agents en suisse Robert Louis-Dreyfus, présidents à avoir quitté ne signant jamais de contrat à la fois séduit par sa per­- l’ écrit : une poignée de main sonnalité et son réseau, le sans se retourner dans la rue suffisait. «L’important, c’est nomme manager général de toutes les vingt secondes, ce qui se dit entre nous, expli- l’OM. Diouf devient président échappant à ce mélange quait-il à Libération en 2002. du directoire puis président d’angoisse et de paranoïa qui Il faut créer avec le joueur un de l’Olympique de Marseille, rattrapait ceux dont l’OM besoin de travail commun. autant dire roi du monde ne voulait plus. Ça concerne Faire en sorte que si l’un quitte pour ce Sénégalais né au aussi quelques entraîneurs l’autre, il y ait un spleen.» Tchad, que son père a envoyé locaux, à commencer par le Les règlements internatio- en France dans l’espoir qu’il plus costaud de tous, l’actuel naux l’obligeront assez vite à fasse une carrière militaire. Il Pape Diouf, alors président de l’OM, fin 2008. Photo Patrick Gherdoussi. Divergence sélectionneur des Bleus, Di- ­contractualiser en bonne et fait copain avec José Anigo, dier Deschamps. Diouf maî- due forme, mais l’idée est ancien joueur, entraîneur et sent pas ; une affaire de fierté, croire que ce type-là était bassade de France de Dakar. trisait son affaire. Ou bien il passée d’un homme dont la directeur sportif d’un club où de communion et d’élan dif- ailleurs. Dans Libération, en 2002 : n’avait peur de rien. parole pèse lourd. il fait un peu tout selon les cir- ficile à mettre en mots et que Diouf sera débarqué par Ro- «Ne pas être concerné par le Il avait aussi ses secrets. Diouf n’en a jamais fait constances : ça lui donnera le club a retrouvés depuis à bert Louis-Dreyfus en 2009 Sénégal, c’est nier une partie Parmi lesquels sa vie séné­- ­mystère : «J’ai commencé en une tranquillité d’esprit que intervalles irréguliers. sans en faire une histoire. De- de nous-mêmes. L’intégration galaise, étanche vue d’ici : ce- ­créant quelque chose autour ceux qui se sont opposés au puis, en France, Pape Diouf en France est un problème lui qui fut président de l’OM de la connivence ethnique.» même Anigo n’avaient au- Recul. Pour notre part, on spéculait a minima mais sans mal posé. J’ai beau m’inté- ­entre 2005 et 2009 s’est Marcel Desailly, Abedi Pelé, cune chance de connaître. avait croisé Diouf à l’issue mal sur son aura, s’exprimant grer, épouser les tics locaux, il éteint à 68 ans, mardi à Da- les frères Boli, Didier Drog­- Sportivement, en pleine hé- d’une partie arrachée (2-3) avec recul (ce qu’il faisait déjà y aura toujours des gens pour kar, terrassé par le corona­- ba… puis Grégory Coupet, gémonie lyonnaise, l’OM à Caen en décembre 2004 quand il était en poste) qui je serai le Noir débarqué virus. Ses proches, dont cer- Jean-Michel Ferri de Nantes, ­parvient à (re)faire son trou : alors que la direction venait et laissant entendre qu’il ne d’Afrique. Pourtant, je suis tains avec qui il fut en affaire, à l’OM… «D’au- trois podiums entre 2006 de donner le poste d’entraî- lui en faudrait pas beaucoup de Marseille, je parle comme comme le directeur sportif de tres sont venus. La com­- et 2009 et deux finales, certes neur à Philippe Troussier, pour repiquer au truc. Pour eux. Pareil pour mes enfants l’OGC Nice, Julien Fournier, pétence n’a pas de couleur.» perdues, de Coupe de France. ­ex-coach du Japon : on avait qui veut vraiment savoir qui [il en a eu quatre]. Ils gran­- ou l’agent Etienne Mendy, Si, celle de l’argent, quand A Marseille, il faut cependant été sidéré par le recul du était Pape Diouf et ce qu’il dissent avec leurs copains avaient affrété un avion mé- même. «Agent, tu bosses seize toujours regarder au-delà des ­dirigeant au sortir des ves- faisait, toutes les clés se trou- blancs et puis, à 18 ans, ils dicalisé qui devait le ramener heures par jour. On appose résultats secs : le passage du tiaires, blaguant au ving- vent sans doute depuis long- font un voyage et se rendent dans un hôpital de la Côte au mot “agent” les termes “af- Belge sur le banc tième degré avec Raymond temps de l’autre côté de la compte qu’on regarde deux d’Azur. Trop tard. Dans le mi- faires”, “bizness”, “argent”. des entraîneurs entre 2007 Domenech et semblant pla- Méditerranée, du côté d’un fois leur passeport et pas celui lieu, la stature de Diouf est Quand je me réveille à 4 heu- et 2009 aura fait exister le ner à 10 000 lieues au-dessus père ancien combattant du copain.» Ainsi, Diouf aura bien plus grande que ne le fut res du matin parce que j’ai un club avec une intensité que des contingences d’un soir de de la Libération et qui tra- professé par l’exemple. Tout sa vie elle-même : Diouf fut le problème à régler, je ne me dis les lignes de palmarès ne di- match de L1. On persiste à vailla comme huissier à l’am­- le reste lui appartient. • Libération Jeudi 2 Avril 2020 www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe u 17

Répertoire [email protected] 01 87 39 80 20 www.liberation.fr 2, rue du Général Alain ANTIQUITÉS/ de Boissieu, 75015 Paris BROCANTES tél. : 01 87 25 95 00 Par GAëTAN ACHÈTE Edité par la SARL Libération on s’en grille Une ? GORON tous types voitures SARL au capital de 15 560 250 € Achète 2, rue du Général Alain de Boissieu CS 41717 75741 Paris Cedex 15 1 2 3 4 5 6 7 8 9 motos, camions, camping cars et caravanes, RCS Paris : 382.028.199 tableaux même accidentés ou HS pour EXPORT I Principal actionnaire SFR Presse anciens Paiement immédiat II Cogérants XIXe et Moderne Laurent Joffrin, Déplacement gratuit Clément Delpirou III avant 1960 300636873 N° Siret Directeur de la publication Tous sujets, école de Barbizon, et de la rédaction Laurent Joffrin IV orientaliste, vue de Venise, 06 43 38 61 06 Directeur délégué marine, chasse, peintures de de la rédaction V genre, peintres français & Paul Quinio étrangers (russe, grec, Directeurs adjoints de la rédaction VI américains...), ancien atelier Stéphanie Aubert, de peintre décédé, bronzes... Christophe Israël, Alexandra Schwartzbrod VII Estimation gratuite Rédacteurs en chef EXPERT MEMBRE DE LA CECOA Michel Becquembois (édition), Christophe VIII [email protected] Boulard (technique), Sabrina Champenois 06 07 03 23 16 (société), Guillaume Launay (web) IX

Directeur artistique Nicolas Valoteau X La reproduction de Rédacteurs en chef adjoints Jonathan Bouchet- nos petites annonces Petersen (France), XI Lionel Charrier (photo), est interdite Cécile Daumas (idées), Vittorio De Filippis Grille n° 1486 (monde), Gilles Dhers (web), Fabrice Drouzy HORIZONTALEMENT (spéciaux), Matthieu I. Quand ça vole bien bas II. S’éprît (s’) III. Lieux sûrs # Cité de Ecoiffier (web), Christian géants (et pied de l’un d’entre eux) IV. Siècle du roi Louis X # Je suis Losson (enquêtes), non pas dans la philosophie cartésienne mais indienne V. Ville Catherine Mallaval JEUDI 2 VENDREDI 3 (société), Didier Péron au sud de Louxor, jadis Latopolis # Nickel chrome sans le second (culture), Sibylle VI. Ni sabre ni fleuret # Son slogan : «la vie à défendre» VII. Il af- Le ciel est dégagé sur les trois quarts du Le temps est toujours nuageux au nord de la Vincendon (société) fiche trois et demi de moyenne # Il est au théâtre ce que le mouve- pays malgré quelques brouillards et gelées. Loire. Quelques averses résiduelles traînent ment est à la musique VIII. C’est la fin # Objet d’étude scientifique IX. La boîte qui gère le Tour de France # 43-31 X. En train d’arriver Les nuages sont nombreux près des toujours sur les Pyrénées. Abonnements Pyrénées avec des averses. L’APRÈS-MIDI Le vent orienté au nord-ouest abonnements.liberation.fr XI. Elles n’ont pas encore présenté leur fastidieux travail L’APRÈS-MIDI Un front progresse de la apporte de nombreux nuages au nord de la [email protected] VERTICALEMENT tarif abonnement 1 an 1. Retournant à l’envoyeur 2. Dans l’opposition # Fête religieuse Bretagne aux Hauts-de-France avec un ciel Loire. Le soleil résiste davantage au sud, France métropolitaine : 384€ 3. Encore parmi nous ! # Fibre de vers 4. Ex-géant du disque # nuageux. Des pluies se produisent près des avec la fin des pluies sur les Pyrénées. tél. : 01 55 56 71 40 Moyen de transport # Salauds jusqu’aux bouts 5. Tel un pays entre Pyrénées orientales et entre les deux le Pays-Bas et Belgique # Suspendit 6. Aiguillage sur le chemin des soleil domine. Publicité possibles # Délesté du con, il gagne en finesse # Moyen de trans- Altice Media Publicité - port 7. Moyen de transport # Créateur 8. Mettant la main au panier Libération de fruits # Chaîne de culture 9. Selon tribus attribuées 0,6 m/10º Lille 0,6 m/10º Lille 2, rue du Général Alain de Boissieu, 75015 Paris Solutions de la grille précédente tél. : 01 87 25 85 00 Hz. I. CAVE CANEM. II. ARAL. REPU. III. MALICE. IL. IV. JEÛNENT. 0,6 m/10º 0,3 m/11º V. LEE. LAÇAI. VI. ÉNASA. HLM. VII. ORNAISE. VIII. PO. GSTAAD. Caen Caen Paris Paris IX. ALÉA. ANTI. X. RENCONTRA. XI. DÉMERDÉES. Strasbourg Strasbourg Brest Brest Petites annonces Vt. 1. CAMÉLÉOPARD. 2. ARA. ENRÔLÉE. 3. VALJEAN. ENM. Carnet Orléans Orléans Team Media 4. ÉLIE. SAGACE. 5. CULAIS. OR. 6. ARENA. STAND. 7. NÉ. ÉCHÉANTE. 8. ÉPINAL. ÂTRE. 9. MULTIMÉDIAS. [email protected] Nantes Dijon Nantes Dijon 10, bd de Grenelle CS 10817 75738 Paris Cedex 15 tél. : 01 87 39 84 00 [email protected] 0,3 m/12º Lyon 0,3 m/12º Lyon ◗ SUDOKU 4237 MOYEN ◗ SUDOKU 4237 DIFFICILE

Bordeaux Bordeaux Impression 1 3 5 8 5 7 8 2 Midi Print (Gallargues), POP (La Courneuve), 0,6 m/13º Montpellier Nice 1m/14º Montpellier Nice 3 4 1 3 1 4 8 Toulouse Marseille Toulouse Marseille Nancy Print (Jarville), ◗ SUDOKU 4237 MOYEN ◗ SUDOKU 4237 DIFFICILE CILA (Nantes) Imprimé en France 1 5 7 3 1 5 8 8 3 4 5 7 8 21 2 6 5 7 04 01 16 91 27 Membre de OJD-Diffusion 1m/14º 0,6 m/15º Contrôle. CPPAP : 1120 C 3 4 1 3 1 4 8 IP

IP 8 1 4 6 2 7 6 1 80064. ISSN 0335-1793. 5 7 1 8 3 4 1 2 6 5 7 Origine du papier : France 7 9 9 6 4 7 3 5 -10/0° 1/5° 6/10° 11/15° 16/20° 21/25° 26/30° 31/35° 36/40° 8 1 4 6 2 7 6 1 5 76 39 2 4 9 69 4 1 7 38 5 5 36 35 82 4 1 9 7 61 8 9 4 1 2 Soleil ÉclairciesNuageuxPluieCouvert Orage Pluie/neige Neige 3 5 8 1 7 6 9 4 1 2 Taux de fibres recyclées : 4 42 2 8 8 5 7 5 9 7 9 100 % Papier détenteur de Agitée Peu agitée Calme Fort Modéré Faible l’Eco-label européen 7 1 4 9 5 6 1 5 2 7 N° FI/37/01 7 1 4 9 5 6 1 5 2 7 15 Indicateur SUDOKU 4236 MOYEN SUDOKU 4236 DIFFICILE d’eutrophisation : PTot 0.009 kg/t de papier SUDOKU4 7 5 6 3 942368 1 2MOYEN2 3 6 4 9 7 5 8 SUDOKU1 4236 DIFFICILE FRANCE MIN MAX FRANCE MIN MAX MONDE MIN MAX 3 8 6 1 2 5 4 7 9 1 4 8 3 2 5 9 6 7 Lille 3 11 Lyon 4 14 Alger 13 17 9 1 2 7 4 8 6 3 5 5 7 9 8 1 6 2 3 4 549 73 851 62 73 496 8 1 2 6 5 2 7 8 4 1 9 32 3 6 4 9 7 5 8 1 Caen 2 10 Bordeaux 7 16 Berlin 2 9 134 87 966 13 52 258 4 7 9 4 8 7 9 3 1 6 2 51 4 8 3 2 5 9 6 7 La responsabilité du 296 18 425 77 14 983 6 3 5 3 9 1 5 6 2 4 7 85 7 9 8 1 6 2 3 4 Brest 7 10 Toulouse 5 15 Bruxelles 2 10 6 2 4 3 8 1 9 5 7 Solutions des 7 1 3 2 4 9 8 5 6 journal ne saurait être 753 91 539 86 21 824 7 4 6 9 6 5 1 7 8 3 4 26 5 2 7 8 4 1 9 3 Nantes 2 12 Montpellier 7 14 Jérusalem 9 19 engagée en cas de non- 815 49 277 94 36 631 5grilles2 8 d’hier 8 2 4 6 5 3 7 1 94 8 7 9 3 1 6 2 5 Paris 3 10 Marseille 10 12 Londres 3 14 restitution de documents. 2 6 8 4 5 7 1 9 3 3 9 1 5 6 2 4 7 8 6 2 4 3 8 1 9 5 7 7 1 3 2 4 9 8 5 6 Strasbourg 0 12 Nice 7 12 Madrid 3 13 Pour joindre un journaliste Solutions des par mail : initiale du 7 3 1 5 9 6 2 8 4 9 6 5 1 7 8 3 4 2 Dijon 1 12 Ajaccio 7 12 New York 4 12 pré[email protected] 8 5 9 2 7 4 3 6 1 grilles d’hier 8 2 4 6 5 3 7 1 9 18 u www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe Libération Jeudi 2 Avril 2020 Idées/ Covid-19 : «C’est un cas d’école statistique, mais un peu

vicieux…» Getty Images

sus, jusqu’à ce que la missive attei- téristiques, comme la distance «Liens», «hubs», «réseaux»… Pour le gne son but. Seules 64 cartes y arri- moyenne entre deux «nœuds» et le vèrent, mais le chiffre marquant fut nombre de liens connectés à chaque chercheur Marc Barthelemy, l’analyse 5,2, le nombre moyen d’intermé- nœud et découvert qu’il s’agissait diaires dans le trajet du courrier. Si aussi de «petits mondes». Ce sont mathématique permet de comprendre cette expérience dite du «Petit ces réseaux qui servent aujourd’hui, Monde» confirma l’hypothèse des en épidémiologie, à comprendre

DR le processus de propagation du virus. célèbres «six degrés de séparation», comment un virus se propage. En- elle inspira aussi, à la fin des an- tretien avec Marc Barthelemy, di- ans les années 60, le célèbre de 300 personnes habitant au Kansas nées 90, les travaux fondateurs de recteur de recherches à l’Institut de psychologue Stanley Mil- et au Nebraska d’envoyer une carte Duncan J. Watts et Steven Strogatz physique théorique (CEA) et mem- D gram conduisit une expé- à une personne habitant à Boston, sur l’étude des réseaux (ou graphes) bre associé au Centre d’analyse et de rience singulière pour tenter d’esti- mais seulement en passant par une mathématiques. Ces derniers ont mathématique sociales à l’EHESS. mer le nombre d’étapes nécessaires personne de leur connaissance, la étudié différents réseaux, comme De quoi parle-t-on quand on pour relier deux individus pris au plus susceptible de connaître le des- celui des lignes électriques en Cali- parle d’un «réseau» ? Recueilli par hasard dans la population améri- tinataire. La personne qui recevait fornie, ou le réseau des acteurs en C’est un objet mathématique très erwan Cario caine. Il demanda donc à près la carte devait reprendre le proces- analysant certaines de leurs carac- simple, qui correspond à un ensem- Libération Jeudi 2 Avril 2020 u 19

Un «agent de l’intérieur» dans les réseaux de la mondialisation

Depuis le microscope partout où des liens sont tendus, et les effets lement, la carte de son implantation coïn- jusqu’au «système Monde», peuvent être sans commune mesure avec cide avec celle des agglomérations urbaines l’impulsion initiale. – et notamment des grandes, là où les agré- le Covid-19 a su tirer parti En 1972, le météorologue Edward Lorenz pro- gations de population sont les plus impor- de l’urbanisation posait une conférence célèbre intitulée : «Le tantes. Au sein même des zones touchées, généralisée de la planète, battement d’ailes d’un papillon au Brésil l’épidémie a trouvé des foyers particulière- qui met en interdépendance peut-il provoquer une tornade au Texas ?». ment virulents dans des lieux de rassemble- l’ensemble des entités Ici, plus fort encore, l’accroche des spicules ment : temples, églises, stades, marchés cou- humaines ou du virus à la muqueuse du patient «0» va verts, malls. Notre virus prospère là où la non humaines qu’elle relie. ­aller jusqu’à provoquer une panique globale. coprésence est marquée et l’interaction Edward Lorenz théorisait «l’effet papillon», ­sociale intense. nous éprouvons la puissance de «l’effet vi- La géographie du virus suit donc celle de Par rus». l’urbanisation planétaire car il emprunte les Michel Lussault Toutefois, il n’existe pas une chaîne causale réseaux de liens que celle-ci installe. Il est directe entre le Sars-Cov-2 et la crise mon- parfaitement adapté à la mobilisation géné- diale, qui expliquerait «mécaniquement» rale, fondamentale dans notre système l’arrêt du fonctionnement du Monde. Mais, Monde, où tout et tous circulent tout le en devenant vecteur d’épidémie, il a enclen- temps et partout. Ainsi, le virus est devenu ché des boucles de rétroactions puissantes un voyageur planétaire, incorporé par ses qui ont complexifié et étendu sa géographie. hôtes et les accompagnant dans tous les De ce fait même, des sous-ensembles du sys- ­modes de circulations possibles et assurant G. Garitan tème global ont rapidement passé des seuils ainsi sa diffusion de pathogène. En ce sens, critiques (ici par exemple, celui des capacités il est normal que le tourisme ait été un Géographe, professeur à l’Ecole normale d’accueil en réanimation des établissements ­médium idéal tant il s’est mondialisé et mas- supérieure de Lyon, directeur de l’Ecole hospitaliers) qui, une fois franchis, ont em- sifié – c’est une activité du grand nombre et urbaine de Lyon ballé encore les rétroactions spatiales et ont de la proximité. engagé le Monde dans une situation ou plus Le Sars-Cov-2 a bénéficié de ce que j’appelle l faut attribuer par anticipation au Sars- rien ne paraît aisément contrôlable et encore «l’hyperspatialité» : tout opérateur spatial au Cov-2 le titre de personnage de l’année moins rapidement réversible. Le succès du sein de ce système du Monde est, en raison I 2020, tant sa «performance» est aussi virus a provoqué une émergence systémique même de ce que la vie urbanisée suppose, ­remarquable qu’inattendue : il a réussi à inédite, qui change (momentanément ?) potentiellement connecté et au contact d’un gripper, c’est le cas de le dire, le «système l’état instable du Monde. nombre indéfini d’autres. Cette hyperspatia- Monde» en moins de temps qu’il a fallu pour De même qu’un pathogène provoque une lité a assuré l’empan mondial de la pandé- le comprendre vraiment, tant nous fûmes et ­réaction immunitaire dans un organisme en mie. Elle permet aussi de comprendre «l’hy- demeurons incrédules face à ce qui nous ar- brouillant l’information et sa transmission, perscalarité» de Sars-Cov-2 : il est présent et rive. Comment ce micro-organisme a-t-il l’épidémie de Covid-19 a rapidement provo- agissant à la fois et dans le même temps à son ­réussi à s’imposer comme opérateur géopo- qué une sorte de réaction immunitaire géo- échelle de micro-organisme, à l’échelle de litique global et à agir bien au-delà de son graphique du système Monde en brouillant chaque corps qu’il infecte, à celle des ­aires ­ordre de grandeur qui est celle des corps ici aussi l’information disponible. Celle-ci urbaines où l’épidémie se diffuse, à celle de qu’il contamine et bien au-delà aussi de sa s’emballe, d’autant plus que nous vivons dé- l’Etat qui organise le confinement en parade sphère d’action qui est celle des organismes sormais sous l’empire de l’immédiateté com- à cette expansion accélérée et ­généralisée, à infectés, pas celle des marchés mondiaux et municationnelle et des réseaux numériques. celle du Monde sous stress ­devant l’avancée des Banques centrales ? Je ferai l’hypothèse Le Sars-Cov-2 s’est mué en personnage prin- inexorable et fulgurante de la Covid-19. La que sa puissance est d’origine géographique, cipal d’une autre histoire que celle qu’on a géographie du Sars-Cov-2, c’est donc bien cet car il tire parti des caractéristiques du l’habitude d’écouter, il a affolé le récit officiel arrangement dynamique et instable de tous «Monde» contemporain et s’affirme comme de la mondialisation. L’épidémie est aussi ces espaces de grandeurs et de logiques diffé- un «opérateur spatial» redoutable, c’est-à- une crise sémiologique. rentes qui se trouvent ajustés et synchronisés ble de nœuds reliés par des liens. dire une entité qui réalise des opérations Le virus doit sans doute en partie son effica- par l’opération virale. La puissance géopoli­- C’est un objet très général, et c’est ce spatiales (ici une diffusion épidémique) do- cité à son déploiement initial en Chine, dont tique de l’épidémie procède de cette configu- qui en fait tout son intérêt. Il peut tées d’effets spectaculaires sur toutes les au- le développement urbain et économique a ration hyperscalaire. décrire plein de choses. Pour un ré- tres entités auxquelles il se lie. orienté la mondialisation. Mais, plus généra- Sars-Cov-2 chamboule tout sur son passage. seau social, les nœuds sont les indi- Pour le comprendre, on doit rappeler ce On peine à penser l’actualité, plus encore à vidus, et le lien est à définir. Il n’y a qu’est «le Monde» : un système géogra­phique se projeter dans une sortie de crise standard. bien sûr pas de lien physique et il d’échelle terrestre qui procède de l’urbanisa- Le Sars-Cov-2 s’est mué Même si la rhétorique de la guerre est utili- faut donc une convention qui va éta- tion généralisée de la planète, ­enclenchée sée à l’envi, ce virus n’est pourtant pas un blir si deux personnes sont liées en- dans sa phase la plus active après 1950. Un en personnage principal ­ennemi extérieur mais un «agent» de l’inté- tre elles. L’exemple le plus évident système, donc, qui englobe tous ses compo- rieur, un de ces non-humains avec qui nous aujourd’hui, c’est quand deux per- sants (des entités humaines et des entités […], il a affolé le récit partageons la planète et qui se rappellent à sonnes sont «amies» sur Facebook. non humaines) et où tout est interrelié : le officiel de notre bon souvenir. Combattre le virus par En épidémiologie, les nœuds sont Monde contemporain est un buissonnement une réaction spatiale à l’ancienne – confiner, les individus, et le lien, c’est la possi- d’interdépendances, qui mettent en relations la mondialisation. limiter drastiquement les mobilités – c’est bilité pour le virus de se propager spatiales des phéno­mènes et objets très hété- L’épidémie est aussi montrer que sa force vient de sa capacité à se entre les deux. Ce «réseau de con- rogènes. Dès que quelque chose advient couler dans nos fonctionnements géogra- tact» n’est donc Suite page 20 quelque part, cela ­déclenche des réactions une crise sémiologique. phiques ordinaires. • 20 u www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe Libération Jeudi 2 Avril 2020 Idées/

Suite de la page 19 pas forcément le début des années 2000, on s’est «A chaque tion continue d’assurer les ser­- ner ces paramètres, on est déjà équivalent à notre réseau social. aperçu que c’est plutôt la règle que vices essentiels… ­dépassé. Et ce réseau est donc très com- l’exception. épidémie D’un point de vue strictement théo- Maintenant, à la question : «Est-ce plexe ? Quand on regarde ce qui s’est rique, dans un réseau sans échelle, qu’une saloperie dangereuse va Oui, et c’est bien la raison de tous passé ces dernières semaines, on émergente, il y a un confinement partiel risque nous tomber dessus un jour ?» la ré- nos problèmes. Tout d’abord, il ne a l’impression qu’on est dans un une surprise quant d’avoir un impact insuffisant. Si on ponse a toujours été «oui» pour tous s’agit pas forcément d’un réseau cas d’école de propagation d’épi- conserve l’existence de hubs, l’épi- les épidémiologistes. On savait que deux à deux car on peut imaginer démie, en plein dans un modèle à ses paramètres. démie continue de se propager et on ça allait arriver. On a cru à l’époque que lorsque trois personnes se ren- mathématique implacable… On ne sait jamais conserve des chaînes de transmis- que c’était la grippe aviaire… C’est contrent, elles peuvent se commu- C’est un cas d’école, effectivement, sion. Il faut arriver à un niveau de un peu comme le «Big One» en Cali- niquer le virus. Mais même si on mais il est un peu vicieux, avec cette à l’avance, confinement très élevé pour arrêter fornie. Donc «non», pour les ex- reste au niveau des interactions per- période asymptomatique infec- l’épidémie, ce qui est appliqué en ce perts, le fait d’assister à une pandé- sonne à personne, c’est une agréga- tieuse. Quand on prend une maladie si elle va être moment. mie n’est pas une surprise, mais son tion de tout un tas d’autres réseaux : horrible, comme une fièvre hémor- très contagieuse, Pour illustrer ça, on peut prendre un ampleur et son intensité sont diffi- le réseau social, le réseau de trans- ragique type Ebola, quand on est autre réseau sans échelle qui existe : ciles à prévoir. ports, le réseau professionnel, etc. malade, on a tout de suite des symp- très mortelle.» Internet. Eh bien, il peut parfaite- Finalement, le virus se comporte Donc finalement, le réseau de con- tômes atroces. Mais ici, il y a une pé- ment continuer de fonctionner si on comme la théorie veut qu’il se tact est une espèce de réunion de riode plus ou moins longue où c’est enlève des serveurs et des routeurs. comporte ? parties de différents réseaux. Ce qui invisible, et ça rajoute une com- C’est exactement ça. On n’est plus C’est sa force, de pouvoir continuer Oui, et c’est un cas vache. Une mala- le rend très difficile à modéliser. plexité. capable à ce stade d’avoir une stra- à fonctionner. Il est très résilient die qui aurait beaucoup de symp­- Pour se faire une image, on peut On reconnaît ici des phases qui sont tégie un peu ciblée. Par exemple, face à des attaques aléatoires. Mais tômes dès le début, elle ne pourrait dessiner un réseau avec des bien comprises du point de vue pour une maladie qui s’est aussi dé- si on applique ce même type de mo- pas se propager ainsi. Finalement, ronds pour représenter les ­mathématique. Dans la première veloppée de manière un peu invisi- dèle pour une épidémie qui se pro- la vraie surprise ici, c’était le nom- nœuds, et un trait entre deux phase, «stochastique», où on est ble au début, le VIH, on a au départ page, elle continue de le faire même bre énorme de cas asymptoma­- nœuds représente un lien. dans le bruit, dans le signal faible, ciblé les hubs, qu’on appelait à si on enlève beaucoup de liens. tiques. En épidémiologie, on sait Qu’est-ce qu’on peut découvrir à avec des cas qui apparaissent de l’époque les «groupes à risque», et La théorie étant bien comprise que ce qu’on voit, ce n’est pas toute partir de cette représentation ? temps en temps. Puis on entre dans on a appliqué ensuite une méthode, et étudiée depuis deux décen- la réalité, qu’il y a toujours une pro- La première chose à noter, c’est que une seconde phase avec «l’explo- le préservatif, qui coupe le lien de nies, le Covid-19 a-t-il été une pagation invisible. Et on s’est les réseaux qui nous intéressent sion», qui est en général exponen- propagation entre les individus. En surprise ? aperçu, d’abord que ça existait, ce sont généralement très grands. On tielle. En ce qui nous concerne, on y ce qui concerne le Covid-19, on ne A chaque fois qu’il y a une maladie qui n’était pas évident, et ensuite va donc traiter un grand ensemble est. C’est là où la maladie va profiter peut plus identifier ces groupes à émergente, il y a une surprise quant que c’était sans doute très impor- de données et on ne peut pas dessi- de toutes les structures du réseau risque. L’effet concret du confine- à ses paramètres. On ne sait jamais tant. Ce qui fait qu’au moment où ner ce graphe, car il est trop grand. pour s’étendre. Chaque individu va ment, s’il est respecté, est de décon- à l’avance si elle va être très conta- on repère un individu qui fait des Si on imagine un réseau de contacts contaminer, en moyenne, un certain necter complètement le réseau. gieuse et si elle va être très mortelle. complications, il y a déjà tout un en France, c’est un réseau constitué nombre de ses voisins dans le ré- C’est un peu comme si on prenait Et ce sont les deux paramètres les ensemble du réseau qui est infecté. de 67 millions d’individus. On étu- seau, et ça suffit pour déclencher un une paire de ciseaux et, hub ou pas, plus difficiles à mesurer. La probabi- Rétrospectivement, tous ces con- die donc la statistique de ces ré- mécanisme exponentiel. D’où l’inté- on coupe tout ce qui relie les nœuds lité de transmission d’un individu à trôles basés sur la température des seaux. La mesure la plus simple, rêt du confinement, qui est de briser entre eux et on les isole. Ce qui reste un autre, c’est loin d’être évident à individus étaient inutiles. c’est d’observer combien de liens cette phase exponentielle, en tout à faire, c’est de soigner les nœuds calculer, mais c’est ça qui va piloter Que faut-il changer à notre mo- sont reliés à un nœud. C’est ce qu’on cas de la ralentir. malades au moment où on coupe. les stratégies de contrôle. Et jus- dèle pour pouvoir prévenir la appelle le «degré d’un nœud». La Si on veut modéliser le confi­- Mais avec le confinement tel qu’ici, on a toujours un temps de re- prochaine épidémie ? grande surprise, c’est qu’on a ob- nement dans un réseau, il suffit qu’il est appliqué aujourd’hui, tard. Toujours. Quand les études Ce qu’il faut intégrer, c’est la prise servé que pour beaucoup de ré- donc juste de couper des liens ? une certaine partie de la popula- statistiques réussissent à détermi- en compte plus rapide des signaux seaux, cette statistique du degré faibles. Tout le monde a cru que ça montrait une très forte hétérogé­- allait rester un problème chinois néité. La plupart des gens raison- qu’on pourrait contrôler. Il fallait naient jusqu’alors sur des fluctua- ­aller beaucoup plus loin et beau- tions assez faibles d’un nœud à coup plus vite que ça. Quand on a l’autre. La personne «A» a 10 amis, vu la Chine tout fermer, pratiquer le la personne «B» en a 12, la personne confinement et fabriquer des hôpi- «C» en a 9, etc. Ce dont on s’est taux en dix jours, on aurait sans aperçu, c’est que pour beaucoup de doute déjà pu se poser la question réseaux, cette image était qualitati- du confinement. Malheureusement vement très fausse. du fait de nombreux porteurs Il y a en effet des fluctuations énor- asymptomatiques, avec 100 cas sur mes qui ne peuvent pas être décri- le territoire, il était sans doute trop tes dans un modèle simple. Il y a des tard et contenir la propagation était nœuds très très fortement connec- dans ce cas trop difficile. En géné- tés. Un peu comme si la plupart des ral, ça ne sert à rien de fermer les gens avaient autour de 10 amis, et frontières. Contrôler les cas qui tout à coup, on voit quelqu’un qui viennent de la région d’origine et en a 300. On appelle ces nœuds essayer de les mettre en quaran- ­ultraconnectés des «hubs», qui sont taine, ça ne marche uniquement rares, mais qui existent. Ils ont un que si on est capable de détecter rôle fondamental. On parle alors de tous les individus infectés. Il faut «réseau sans échelle», car la apprendre de nos expériences telles moyenne du nombre de contacts que le Sras que l’on a surestimé et le n’a plus de sens. Cette observation Covid-19 que l’on a tout d’abord a révolutionné toute notre analyse sous-estimé. Seul le développement de réseaux car tous les processus, y de la recherche peut nous aider à compris la propagation d’épidé- comprendre les signaux faibles et à mies, va dépendre très fortement de placer correctement le curseur en-

la présence de ces hubs. Et, depuis Getty Images tre excès et insuffisance. • Libération Jeudi 2 Avril 2020 u 21

fait : leur singularité n’est pas seu- lement niée, c’est l’humanité de la mort qui est effacée par l’absence de tout cérémonial. Peut-on en rester à une telle so- ciété des comptes en temps d’épi- démie ? Evidemment non. La pro- fonde humanité des vies réapparaît dans les récits des mala- des et des soignants. Les narra- tions sont légion qui nous repla- cent dans le drame et la vulnérabilité de vies au singulier. Le soin comme antidote aux chif- fres ? Oui assurément. Le risque ­cependant est que le monde tech- nico-médical se constitue à ses dé- pens en écran face à l’émergence d’une société du «care», requise par la variété des détresses qui ­posent la nécessité de tous types de soutiens, relationnels, institu- tionnels, psychosociaux et médi-

Getty Images caux. La médecine d’urgence ne peut pas être, pour autant, le seul récit de l’humanité au bord du gouffre. La détresse est vitale mais elle est aussi psychique en raison du confinement, de la maladie, de Vies que l’on compte, la peur et de l’incertitude socio- économique face à l’avenir. Notre société est malade d’un virus ; le «prendre soin» réclamé en urgence par l’épidémie est enfin l’occasion vies qui comptent d’imaginer une politique du care. Que l’on pense à ce que pourrait être aujourd’hui un grand service Dénombrer les malades, les morts, lement dans une humanisation du situation. Ce n’est même pas de la de mobilisation des psychologues, les masques, les jours de confinement… monde, dans la possibilité de l’ex- biopolitique au sens que Foucault des psychiatres, des travailleurs pliquer et ainsi de tenir à distance donnait à ce terme : un ensemble sociaux ! Que l’on pense aussi à nous sommes emportés par une la violence de l’événement, et sur- de mécanismes par lesquels les toutes ces pratiques de care qui frénésie de chiffres. S’ils sont d’abord tout la peur. La restitution des traits biologiques de l’espèce rendent la survie possible : cais- une manière de conjurer le trauma et la chiffres nous place dans la fonc- ­humaine deviennent objet de pré- siers, caissières, éboueurs, aides à peur, ces calculs ne finiront-ils pas tion névrotique de la répétition de occupation de la politique. La bio- domicile, etc. et qui peuvent se par estomper l’importance la mort et dans son acceptation. politique implique un autre mode sentir abandonnés. qu’on accorde à la vie ? Nous sommes toutes et tous pris de chiffrage que l’actuel : elle dé- Si les chiffres quotidiennement dans la frénésie des chiffres. Cha- termine par des calculs statisti- égrenés nous rappellent notre que jour de confinement n’est-il ques le risque normal de maladies commune mortalité, ils nous rap- ous sommes à l’ère des pas rajouté mentalement au nom- par groupe d’âge, le taux moyen de pellent aussi qu’à eux seuls ils ne comptes. Parfois, il semble bre de jours que l’on a passé déjà natalité, de mortalité, etc. Nos peuvent pas former une réponse à N que c’est tout ce qu’il reste confiné ? Et les sorties pour courir comptes n’ont pas cette robus- notre vulnérabilité. Comment, de la politique : compter le nombre ne sont-elles pas soumises à l’im- tesse. Ils traduisent le désarroi des dans la langue du chiffre, pour- de malades, de morts dans le pératif de ne pas s’éloigner de plus gouvernants. La panique d’Etat rions-nous avoir encore le senti- monde, en Europe, en France, d’un kilomètre et de ne pas durer plutôt que la raison d’Etat. ment de compter ? • comparer les chiffres, commenter plus d’une heure ? Et que se passe- Dans la langue française, comme les commandes à venir des mas- t-il si nous sortons deux fois au lieu d’ailleurs dans la langue anglaise, ques, dire combien de TGV sanitai- d’une ? Aujourd’hui, être confiné compter a deux sens. Le verbe Par res sont affrétés, le nombre des signifie être gouverné par le nom- ­signifie calculer mais aussi avoir Fabienne ­infectés, des guéris. C’est comme si bre. Tenir les comptes est tout ce de l’importance. Le paradoxe des la politique et les médias, en temps qui reste d’une vie au singulier comptes de la vie, c’est que nul ne Brugère de confinement, se résumaient à mais aussi du gouvernement des peut calculer la valeur de la vie, par et Guillaume tenir des comptes. Chaque soir, le vies. définition inestimable. En ne ces- le Blanc directeur général de la santé, De quoi l’obsession des chiffres sant de compter jour après jour, la ­Jérôme Salomon, fait un point de est-elle le signe ? En temps de pan- question se pose de savoir si les presse qui tient dans un bilan démie, la politique n’est plus l’art chiffres ne finissent pas par estom- comptable de l’épidémie. Les chif- de vivre ensemble mais bien l’art per l’importance que l’on accorde à fres ont une fonction thaumatur­- de survivre ensemble. Elle n’est la vie. D’abord, le calcul des victi- gique : ils conjurent le trauma sin- plus aimantée par la raison d’Etat mes du coronavirus ne donne lieu

gulier, le mettent à distance par qui circonscrit un ensemble de cal- à aucune remémoration collective DR DR l’établissement d’une liste qui ren- culs pour atteindre des fins légiti- puisque les célébrations de deuils voie encore à l’organisation d’un mes, le bien vivre, mais par la pani- sont rendues impossibles. Les vies Philosophes, auteurs de : la Fin de monde humain. L’empire des que d’Etat qui réagit à l’ampleur disparaissent alors une seconde l’hospitalité, «Champs Essais», nombres nous réinscrit paradoxa- des pertes et à l’incertitude de la fois dans le comptage qu’on en Flammarion, 2018 22 u www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe Libération Jeudi 2 Avril 2020 Idées/

est dans les crises que les du monde. Son aveuglement et son En Hongrie, Viktor Politiques caractères se révèlent, inaptitude ont éclaté aussitôt au C’ dans l’épreuve que l’on grand jour. Il a commencé par nier Orbán se saisit juge les gouvernants. Cela vaut l’existence même de la pandémie, pour les dirigeants démocra­tiques puis par la sous-estimer à tel point de l’épidémie pour qui font en permanence l’objet de qu’il y a quelques jours, il procla- imposer le recours débats serrés et sévères. Cela vaut, mait encore que les églises et les Par a fortiori, pour les dirigeants popu- temples pourraient être pleins sans aux ordonnances Alain Duhamel listes qu’une forte houle a portés risques pour Pâques. On le savait récemment au pouvoir. Pour eux, climatosceptique, on le découvre sans limitation il s’agit du premier grand test de coronasceptique. On connaissait sa de temps, en leur aptitude, du premier grand forfanterie, on vérifie son impéri- examen concret de leur perfor- tie. Selon l’OMS, les Etats-Unis vont contradiction avec Les gouvernements mance. Le résultat est accablant. devenir le prochain foyer de la pan- les règles de l’UE. On se doutait bien que la démago- démie. La faute de Donald Trump populistes et la crise gie et le nationalisme qui leur ont est gigantesque. Comme toujours valu la victoire ne les préparaient devant les obstacles, il a cherché à nalisme les aveugle. Les deux gou- Les exécutifs des démocraties ne sont pas pas à l’exercice des responsabilités. se défausser en désignant un bouc vernements de l’Union europé- infaillibles, mais contrairement à leurs On n’imaginait pas que leur faillite émissaire à l’étranger, d’abord la enne dirigés par les populistes l’il- serait aussi immédiate et spectacu- Chine, puis l’Europe. Comme tou- lustrent une fois de plus. En homologues populistes, ils écoutent les experts, laire. jours, au nom d’«America First», il Hongrie, Viktor Orbán se saisit de entendent les oppositions. Et comprennent Donald Trump a donné le ton, a renié ses alliances, décrétant sans l’épidémie pour imposer le recours qu’ils ne réussiront qu’en coordonnant comme il se doit pour le populiste préavis la fermeture de ses frontiè- aux ordonnances sans limitation leurs efforts. le plus puissant et le plus célèbre res aux Européens, puis tentant cy- de temps, ce qui en somme équi- niquement de s’assurer l’exclusi- vaut à un article 16 permanent et vité de certains équipements presque à un consulat, le tout en sanitaires fabriqués sur le Vieux contradiction flagrante avec les rè- Continent. Son bilan face au coro- gles européennes. Quant à la Polo- navirus sera terrible : peut-être gne, elle a préféré se claquemurer L'œil de Willem 100 000 morts, si l’on en croit les et s’opposer le plus possible aux estimations, ainsi qu’un fléchis­- mesures de solidarités européen- sement notable du poids des Etats- nes en débat. Egoïsme national Unis face à la Chine. Humainement d’abord. De son côté, Vladimir dévastateur, politiquement cons- Poutine, occupé à organiser sa réé- ternant : un fiasco. lection pour deux mandats de Son ami Bolsonaro n’a pas fait plus, a ignoré la pandémie malgré mieux. Lui aussi a nié contre toute l’angoisse croissante des médecins évidence les risques du corona­- et experts russes. virus. Lui aussi a perdu des semai- Faute de libre ­débat, faute de res- nes, invoquant des arguments pect des oppositions, les gouver- ­infantiles comme la jeunesse ou la nements popu­listes s’enferrent. virilité de sa population. Pour la Les exécutifs des démocraties ne première fois, sa popularité vacille. se montrent, certes, pas infaillibles Si celle de Donald Trump résiste ou précurseurs – quel gouverne- bien jusqu’ici – «effet drapeau», se- ment le serait ? – mais contraire- lon les spécialistes de l’opinion –, le ment à leurs homologues populis- choc humain, puis la lourde crise tes, ils écoutent les experts, ils économique qui s’annonce, enfin entendent les oppositions, ils ren- la vulnérabilité de dizaines de mil- dent des comptes à leurs citoyens lions d’Américains privés de pro- et ils corrigent progressivement tection sociale vont fortement leurs erreurs face à cette crise sans compliquer sa campagne présiden- précédent depuis la Première tielle. Son inaptitude et son incon- Guerre mondiale. séquence pourront difficilement De plus, ils comprennent, pas tous être masquées. Son ami Boris au même rythme, certes, que pour Johnson, certes plus subtil, plus sortir de la crise économique qui cultivé et plus cohérent, a lui aussi est en train de naître de la crise refusé l’évidence plus longtemps ­sanitaire, ils ne peuvent réussir que de raison, puis a imaginé que qu’en coordonnant leurs efforts, le Royaume-Uni, dans sa singulière en balayant leurs totems, en osant grandeur, pouvait s’exempter du ce qu’ils s’interdisaient et en confinement quand toute l’Europe voyant grand. D’autant plus que (sauf les Pays-Bas et la Suède) se face à eux aussi le populisme me- l’imposait, pour finalement avouer nace. L’angoisse née du corona­- que six mois de désastre étaient virus, le spectre de la crise écono- ­inévitables. mique implacable à venir A force de tricher perpétuellement constituent un terrain redoutable- avec les faits, les gouvernants po- ment fertile pour l’univers de pulistes finissent apparemment mensonges, de fantasmes, de par croire à leurs propres menson- ­calomnies, de rejets et d’orages ir- ges. La tentation de l’autoritarisme rationnels dont chez nous Marine voire de l’autocratie les saisit de Le Pen est l’éternelle bénéficiaire nouveau dans la crise et leur natio- et l’inquiétant visage. • Libération Jeudi 2 Avril 2020 u 23

banques) et ses dettes (contractées Sur Twitter pour renflouer les arsouilles qui Historiques avaient fait n’importe quoi avec l’ar- Monopoly pour enfants sages gent des épargnants). Il faudra parler sérieusement de sou- Signe des temps, Twitter regorge d’analyses sur le Covid-19 veraineté économique, rappeler que et la vie confinée. Parmi les plus originales, celle de la jeune les «nationalisations» ne valent pas chercheuse Marion Clerc, qui a découvert sur Twitter l’initia- Par qu’en temps de catastrophe, que les tive d’une maman. Pour assagir ses enfants enfermés, elle dis- Johann Chapoutot Historien, professeur hauts revenus doivent payer l’ISF pour tribue des billets de Monopoly contre une participation aux d’histoire contemporaine à Paris-Sorbonne nos écoles, nos hôpitaux et nos routes, tâches domestiques. Inversement, la désobéissance fait fon- et que les relocalisations doivent être dre le pactole qui donne accès à des bonbons. Pour les inter- planifiées et encouragées par l’Etat, nautes, la mesure fait débat : Pourquoi les enfermer si jeunes pour éviter que 60 % des principes ac- dans une morale capitaliste ? Est-ce au contraire un moyen tifs de nos médicaments, par exemple, de leur apprendre la «valeur des choses» ? Cela ne révèle-t-il Après cette histoire-là ne soient produits en Chine ou en pas que l’éducation et le ménage reposent majoritairement Inde. Il faudra redire que l’Etat ne se sur les mamans ? Sans compter les valeurs familiales, bientôt Il faudra tout réévaluer les salaires de ceux qui servent réduit pas à la répression des mouve- corrompues par l’argent… La doctorante a classé les réactions, le plus afin qu’ils ne soient plus ceux qui gagnent ments sociaux qui, il y a quelques se- et en profite pour partager quelques clés de lecture théoriques maines encore, demandaient de la jus- en accès libre. L’occasion de (re)découvrir, entre autres, les le moins, revoir le rôle de l’Etat… et se rappeler que tice et des moyens pour ces services sociologues Viviana Zelizer et Bernard Lahire. cette catastrophe épidémique est avant tout publics que les «managers» de «l’en- Retrouvez les tweets de @marion_clerc sur Twitter à la date du 27 mars. une catastrophe écologique. treprise France» détruisaient en fer- mant des hôpitaux et en forçant des femmes à accoucher sur l’autoroute. étude uelles sont les leçons, non pas moins pour servir plus – soigner, en- Il faudra dire, haut et clair, qu’une na- de l’Histoire, mais de cette seigner, protéger… Elle porte une pa- tion, un pays, une société n’est pas une La nature sur écoute Q histoire-là ? role sincère, celle des médiocres et des entreprise, et que le citoyen et l’être On peut déjà en tirer, non seulement voyous qui suppriment l’ISF, baissent humain n’est pas ce robot unidimen- Pendant que l’homme se cloître pour limiter la propagation parce que le confinement suscite la les APL, rayent 120 000 emplois aidés sionnel qui vise à maximiser son profit du Covid-19, les métropoles sont silencieuses. Une équipe de réflexion, mais aussi parce que ces le- dans les mairies, ferment des hôpitaux – cet Homo œconomicus qui, de simple scientifiques en a profité pour monter un projet de recherches çons étaient déjà largement connues. et réduisent l’Etat, exsangue, au seul hypothèse des économistes néoclas­- afin d’évaluer la modification des paysages sonores urbains 1) Le salaire que l’on perçoit est indé- LBD des flics qui gazent et frappent les siques, est devenu le seul horizon sous l’influence du confinement des humains. Et comme l’en- pendant de l’utilité sociale de l’acti- enseignants, les soignants et les pom- ­anthropologique des médiocres qui fermement d’un grand nombre d’entre nous limite l’emplace- vité, voire inversement proportionnel piers en manifs. célèbrent «ceux qui ont réussi» et ment des enregistreurs, tout le monde peut y participer. Ap- à celle-ci. L’exemple le plus évident est 2) Deuxième leçon : toute entité (indi- ­stigmatisent «ceux qui ne sont rien» – pelé Silent Cities et lancé à l’initiative de Samuel Challéat, celui du trader (parasitaire et, au vidu incompétent, pouvoir aux alors que personne n’est «rien». Amandine Gasc, Jérémy Froidevaux et Nicolas Farrugia, le mieux, inutile mais, le plus souvent, abois, etc.) qui perd pied se réfugie Il faudra enfin marteler que cette programme propose à qui veut d’enregistrer les sons depuis néfaste) qui roule sur l’or pour spécu- dans la grandiloquence, de préférence ­catastrophe épidémique est (déjà) une son balcon et de leur transmettre les données. Le but : étudier ler sur la dette des Etats et la destruc- belliqueuse. Le pouvoir revêt ainsi les catastrophe écologique, que le Covid la «diversité éco-acoustique» souvent masquée par l’activité tion de la planète pendant qu’un prati- frusques de Clemenceau, demande le est le troisième Sras en vingt ans, humaine et sa relation avec les bruits non naturels dès lors cien hospitalier (médecin) touche silence dans les rangs et «l’union» qu’il y en aura d’autres, nombreux et que ceux-ci réapparaîtront. L’occasion de s’interroger sur la 3 000 euros net et une infirmière ou après avoir semé la désunion comme violents, si l’on continue à détruire les place que l’homme laisse au monde sauvage en temps normal. un infirmier 1 400 euros net en début jamais. Rappelons que si les stocks de habitats naturels d’animaux porteurs https://renoir.hypotheses.org/files/2020/03/Silent%C2%B7Cities-Pro- de carrière. Mais il y en a d’autres ! Pre- masques sont inexistants pour les soi- sains de nombreux virus qui les trans- ject.pdf nez la porte-parole du gouvernement. gnants, ceux de la police regorgent de mettront aux hommes. Il ne faudra Elle ne sert rigoureusement à rien, car grenades lacrymogènes et de balles de pas oublier que le réchauffement cli- d’autres parlent tout le temps pour LBD. La seule guerre que pratique ce matique, en faisant fondre le pergé­- Blog porter la parole de l’Etat. En outre, elle gouvernement est une guerre de lisol, libère des bactéries congelées se trompe, reconnaît mentir pour pro- classe. Pour le reste, allez dire aux ha- ­depuis des millénaires, mais aussi du Covid-19 en Afrique ou les leçons téger le Président, et insulte les ensei- bitants d’Idlib et de Mossoul que méthane, qui aggrave le réchauf­- d’Ebola gnants. Pour cela, elle perçoit «nous sommes en guerre» : ils trouve- fement, et du mercure qui massacre 9 600 euros brut par mois, sans quali- ront votre humour un brin douteux. les poumons. Il faudra rappeler que la L’Afrique a passé le 30 mars la barre des 5 000 cas de coronavi- fication particulière. Les professeures Ce qui est vrai, c’est que notre méde- pollution de l’air et des eaux tue des rus selon l’OMS. Le Pnud redoute les effets désastreux de la des écoles qui enseignent à mes filles, cine hospitalière devient, par manque dizaines de millions de personnes par pandémie sur un continent déjà démuni en équipements sani- recrutées sur concours après des étu- de moyens, semblable à une médecine an. taires. Mais l’Afrique possède aussi quelques atouts, une po- des exigeantes, perçoivent 1 800 euros de guerre – une médecine du tri entre Il faudra le dire, car on entend déjà les pulation bien plus jeune que la celle du continent européen, brut en début de carrière. Outre l’ex- ceux qui peuvent survivre et ceux qui arguments des start-uppers de la poli- et l’expérience récente de l’épidémie d’Ebola. L’historien Vin- cellence de leur formation et de leur en sont moins susceptibles. Bravo aux tique : l’heure n’est plus à l’urgence cent Hiribarren, en profite pour traduire sur le blog Africa4 recrutement, elles exercent un vrai tableaux Excel sur pattes (on appelait écologique, mais à l’urgence écono- (sur Libe.fr), un texte de l’anthropologue Paul Richards, auteur métier, elles : tous les parents qui doi- ça le «nouveau monde») qui prônaient mique, etc. Il faudra expliquer aux entre autres de : Ebola. How a People’s Science Helped End an vent faire la classe à leurs enfants un «hôpital de flux» qui fût «géré» par adeptes autoproclamés de la «pensée Epidemic (Zed Books, 2016). En effet le Covid-19 et Ebola sont ­découvrent que la pédagogie est un art des «bed managers» et qui préten- complexe» que tout est lié et que si on deux maladies qui se transmettent par la proximité. «L’une difficile et épuisant. Nombreux sont daient soumettre à une «logique» de a su écouter les scientifiques pendant des grandes leçons d’Ebola a été ce qu’elle a enseigné sur l’im- ceux qui réclament le départ de l’affli- «rentabilité» ce qui ne pouvait radica- l’épidémie, il faudra enfin écouter les portance d’aider les populations locales à adapter leur compor- geante Sibeth Ndiaye. Je ne suis pas lement pas y être arraisonné. climatologues, géologues, biologistes, tement grâce à une bonne compréhension de la dynamique des d’accord : elle dit la vérité d’un pouvoir 3) Car c’est bien de cela qu’il s’agit. physiciens… qui s’époumonent à nous infections.» Il faut «aider les communautés à penser comme qui méprise les fonction­naires (infir- Penser et vivre l’après, après la survie. prévenir de la catastrophe qui vient et des épidémiologistes», à condition, ajoute Paul Richards, «que mières, médecins, professeur·e·s) L’après-2008 a ressemblé à l’avant, dont, pour le coup, on ne se remettra les épidémiologistes apprennent également à penser comme parce qu’il ignore absolument l’excel- mais en pire : les prêtres du néolibéra- pas. • des communautés». Ce texte est publié dans sa version origi- lence de leur formation, la difficulté lisme se sont cachés pendant un nale anglaise sur le site d’African Arguments. Africa4 et Afri- de leur métier, et parce qu’il ne peut temps avant de monopoliser à nou- Cette chronique est assurée en alternance par can Arguments s’associent pour dépasser les barrières linguis- pas comprendre que des êtres hu- veau les plateaux télé pour fustiger Manon Pignot, Guillaume Lachenal, Clyde tiques entre communautés scientifiques. mains aient fait le choix de gagner l’Etat (qui avait volé au secours des Marlo-Plumauzille et Johann Chapoutot. 24 u www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe Libération Jeudi 2 Avril 2020 Livres/ «Réfléchir aux blessures du monde avec le langage »

Le discours sur la traduction est-il plus beaucoup de domaines, on est amené à pen- La traductrice Tiphaine Samoyault positif aujourd’hui qu’il ne l’a jamais été ? ser l’antagonisme, face au racisme, face aux Il y a eu un tournant éthique de la réflexion inégalités sociales. Les minimiser est souvent délivre une réflexion sur l’aspect tantôt sur la traduction – qui ­coïncide plus ou une façon de s’aveugler. C’est pourquoi je pro- moins, dans les sociétés occidentales, avec la pose l’idée de «traduction agonique» pour réparateur et tantôt destructeur fin de la guerre froide – où on a voulu en faire dire que la traduction, comme objet de pen- un lieu de pacification, de compréhension de ser, nous invite à réfléchir aux blessures du de la traduction d’une œuvre. Celle-ci l’altérité qui a accompagné, me semble-t-il, monde avec le langage. un discours général allant dans ce sens (par- La destruction ou la déformation de l’ori- peut devenir appropriation ou venir à une société pacifiée, sans conflits, vi- ginal, est-ce la première violence ? vre dans un monde sans ennemis…). En tant Oui. Plutôt que de reprendre le vocabulaire récupération d’une culture, induisant la qu’exercice de la différence, la traduction se- courant et excessivement moral de la trahison domination politique de l’autre. rait exemplaire d’une relation respectueuse et de l’infidélité à propos de la traduction, de l’étranger, d’un rejet de l’ethnocentrisme. j’évoque la question de l’appropriation traduc- Ce discours positif et généreux n’est évidem- tive en termes de destruction – dans les cas où, ment pas faux, la traduction peut être aussi comme Rome avec la Grèce, il y a récupération cela, mais elle ne peut pas être entièrement totale de la culture de l’autre – ou de déforma- Recueilli par vent le dominer en l’amenant de force vers mise au service du consensus. tion – dans ceux, beaucoup plus courants, où Frédérique Roussel soi, vers ses ordres sociaux, ­culturels et idéo- En quoi la traduction est-elle un lieu de le transport d’une langue à une autre, d’un es- logiques. conflit ? pace-temps à un autre, change la forme par a traduction n’est pas seulement al- En quoi la traduction automatique omet- Elle l’est d’abord dans la pratique, et tout tra- l’interprétation. Comme la traduction est une truiste, elle suscite des conflits collectifs elle la part négative ? ducteur a vécu ces moments où la langue à lecture avant d’être une écriture, elle ménage L et in­times. Loin de la vision consen- La traduction assistée par ordinateur (TAO) traduire violente la langue maternelle, où il un espace à l’interprétation qui peut parfois suelle de sa mission et de l’avènement d’outils peut apparaître comme l’outil positif d’une est placé devant l’impossibilité à bien tra- être un lieu d’émancipation, mais qui est sou- algorithmiques performants, elle ­recèle un communication facilitée, démocra­tique et duire ou au dilemme du choix. Parce que vent aussi celui d’une imposition idéologique. potentiel de négativité ­occulté. Professeure en démultiplicatrice de contacts. Mais il ne faut l’équivalence n’existe pas, toute traduction La traduction peut parfois dépasser littérature comparée à l’université Paris-III, pas oublier qu’elle accentue la est imparfaite et cette imperfec- l’œuvre originale, autre forme de vio- romancière, traductrice notamment de par- hiérarchie entre les langues. tion est un lieu de conflit. Elle lence ? ties de la nouvelle édition d’Ulysse de James L’algorithme est efficace à partir l’est ensuite dans l’histoire, C’est une illusion. L’illusion vient de l’idée Joyce, Tiphaine Samoyault analyse dans cet de corpus de traductions exis- parce que la traduction a ac- qu’une bonne traduction serait identique, essai la force des violences qui sous-tendent tantes. Donc il favorise les lan- compagné des processus de vio- voire surpasserait l’original et donc pourrait l’opération de traduire d’une langue à l’autre gues qui sont beaucoup tradui- lence extrême, en particulier la le remplacer. On l’a dit à propos des traduc- et la nécessité de la penser. tes et entraîne à terme la colonisation, mais aussi des tions de Poe par Baudelaire, par exemple, Qu’entendez-vous par «violence de la tra- disparition des langues fragiles guerres ou tout ce qui se joue mais parce qu’on attribue à ses traductions duction» ? au profit des langues dominan- aux frontières, lieu de dramati- l’autorité que l’on prête en France à Baude- Il me semble que cette violence est largement tes. De toute façon, si tant d’ar- Bénédicte Roscot sation des conflits. Rappelons laire. Or les traductions ne sont pas des corps occultée. Or, dans tout passage, dans toute gent est investi dans ce do- Interview que dans beaucoup de langues, identiques aux œuvres, ni dans leur principe circulation, dans toute transmission (et on maine, on sait bien que c’est la figure du traducteur est assi- ni dans leur fonctionnement. Elles sont voit comment ce vocabulaire résonne avec les surtout pour accompagner le dé­veloppement milée à celle du collaborateur. adressées à un ­public précis, dans un moment problèmes qui nous occupent aujourd’hui), des échanges marchands. De plus, la traduc- La violence inhérente à la traduction du temps et de la langue, et c’est pourquoi el- il y a une part de déformation, d’appropria- tion généralisée repose sur une croyance en vous paraît-elle nécessaire ? les doivent régulièrement être refaites. tion, de déception, de blessure. La traduction l’équivalence qui postule une altérité transpa- Il me paraît surtout nécessaire de la penser. Doit-on penser la traduction en termes n’est pas une opération anodine. Elle a été un rente, ce qui est aussi problématique. Elle S’interroger sur ce qu’on doit faire d’un conflit politiques ? des instruments décisifs de toutes les entre- prive de désir de comprendre l’autre, de faire et comment apprendre à faire avec lui me pa- Mon livre propose précisément cela : de pren- prises coloniales. Traduire l’autre, c’est sou- avec les différences. raît être un enjeu politique majeur. Dans dre en compte le potentiel politique inhérent Libération Jeudi 2 Avril 2020 u 25

duite. L’exigence de survie rapproche témoi- gnage et traduction dans l’effort d’une trans- mission, même si la question est plus drama- tisée dans le cas du témoignage de la violence extrême. Il y aurait une éthique de la traduction qui serait une éthique de la non-traduc- tion… Que voulez-vous dire ? Dans certains cas, quand la violence appro- priative et la négation de ­l’autre ont été très fortes, on peut vouloir, affectivement et stra- tégiquement, ne plus être traduit. Si la répara- tion peut venir de la traduction elle-même, elle doit se faire parfois par un effort inverse : celui d’apprendre la langue de l’autre pour l’habiter, non pour la déplacer. Le Manifeste indien de Vine Deloria l’exprimait déjà en 1969 : les sociétés occidentales, si elles veu- lent réparer d’une manière ou d’une autre les crimes du génocide, doivent mettre un frein à leur curiosité face aux textes des sociétés natives. Assiste-t-on également à une valorisation inédite du traducteur ? avec le langage » Le traducteur reste une figure socialement et symboliquement secondaire. On peut avoir l’impression qu’elle a un peu gagné en visibilité aujourd’hui, mais il y a eu des épo- ques de plus grande valorisation de sa figure (de la Renaissance au XVIIIe siècle, où l’abbé Prévost pouvait encore dire qu’il était plus difficile de traduire un roman de Richardson que d’en écrire un soi-même !). Mais ce ca- ractère secondaire du traducteur et de la tra- duction est aussi leur chance : il peut les ren- dre sensibles aux problématiques des subalternes ou du mineur. Voilà encore un cas où la traduction peut être un espace de la réparation. Pourquoi relier la traduction à la notion de genre ? Pour la même raison. Parce qu’elle était consi- dérée comme une activité secondaire par rap- port à la création, elle a souvent été placée, métaphoriquement, du côté du féminin. Pour renverser les valeurs qui ont présidé à cette as- similation, on peut dire qu’avoir été culturelle- ment dominé peut devenir une force qui per- met de repenser notre vie en commun. La traduction peut ainsi être le lieu d’une critique de l’autorité. De quel ordre est ce «tournant sensible» dont vous parlez ? Change-t-il l’enjeu de la violence ? Une attention à la lettre et à l’expressivité par le biais de la traduction, particulièrement à l’œuvre dans la défense de la traduction litté- rale, peut nous rendre attentifs à d’autres or- dres du langage. Elle n’impose pas un primat du sens, comme le fait la rationalité, mais des

plainpicture. Reilika Landen sens, voire du hors-sens. Si elle peut être aussi un outil d’expérimentation critique, c’est pour créer des liens avec des manières de dire diffé- au «traduire». Parce que le deux, dans la tra- l’exclusion d’autres possibilités. C’est aussi ce la survie dépend de la traduction (comprendre rentes. Je termine mon livre sur l’idée d’une duction, ne se ramène jamais pleinement au qui se passe dans la traduction. Il y a toujours, les ordres, comprendre les autres…). Ensuite forme d’écologie de la traduction, qui peut al- un, elle permet de penser les manières de ré- d’une langue à l’autre, différentes options parce qu’il faut traduire, donner une langue ler dans deux sens : la survie des langues (que guler la confrontation (pour détruire le moins parmi lesquelles il faut choisir et affirmer une à l’expérience inédite du réel. Le témoin menacent la mondialisation et la généralisa- possible, il importe de ne pas négliger que l’on position. place ainsi au cœur de son récit une allégorie tion de la TAO) et la sensibilité aux langages détruit quand même). Je reprends à Chantal Comment la traduction peut-elle être ré- des rapports entre traduction et témoignage, de la nature. • Mouffe sa pensée de la confrontation (dans paratrice ? entre violence et traduction, cette dernière Agonistique. Penser politiquement le monde, Tout le texte de Primo Levi Si c’est un homme étant aussi un espace possible de la répara- Tiphaine Samoyault 2014 et dans l’Illusion du consensus, 2016). relie la question du témoignage et celle de la tion. Pour que l’expérience inédite du réel Traduction et Violence Elle rappelle que tout ordre est instauré par traduction. D’abord parce que dans le camp, soit crue, elle doit ­inévitablement être tra- Le Seuil, 208 pp., 18 € (ebook : 12,99 €). 26 u www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe Libération Jeudi 2 Avril 2020

Libé week-end Chaque samedi, retrouvez huit pages spéciales consacrées à l’actualité littéraire. Cette se- maine, on découvre une Anaïs Nin inédite (photo) avec l’Intemporalité perdue et autres nouvelles (Nil), un recueil de textes de jeunesse datés de 1930, pleins de charme, traduits par Agnès Desarthe. photo Granger collection. Livres/ Bridgeman images

dénonciation, c’est pour faire place à une A la fin du XVIIe siècle, nouvelle philosophie issue de l’expérience qui serait sans référence aux manières anciennes l’érudit latiniste de penser. Cette dénonciation de la surabondance des est régulièrement livres est donc «une rengaine partout dans la moqué au théâtre République des Lettres». Une réponse à cette explosion livresque a été la publication de pour sa pédanterie, compilations et de livres de référence afin et pas seulement d’aider le nouveau public de lecteurs à s’y re- trouver dans la masse d’informations dispo- par Molière. C’est nibles. Ann Blair a constitué un corpus de ces livres écrits en latin et imprimés entre 1500 désormais la figure et 1700, ouvrages rarement cités par les con- moins savante et plus temporains mais qui sont vite devenus incontour­nables si l’on en juge par le grand accessible de l’«honnête nombre d’exemplaires édités. Le plus célèbre, homme» qui l’emporte le Dictionarium d’Ambrogio Calepino (1502), qui donnait des informations de nature ency- dans les salons. clopédique ainsi que des exemples littéraires de la culture antique, connaît 165 éditions pour le seul XVIe siècle ! lecteur de faire son propre chemin au sein de Copier-coller. Etablir des compilations ou la littérature païenne antique aussi bien que des indexations de textes n’était pas une pra- moderne. tique inconnue, comme le suggèrent l’His- toire naturelle de Pline ou les nombreuses en- Angoisse. Malgré leur coût et le fait qu’ils cyclopédies du monde médiéval musulman. étaient rédigés en latin, les livres de référence La différence avec la Renaissance tient au ca- se vendaient bien à travers toute l’Europe et ractère massif, totalement inédit, du nombre même au-delà, traversant les frontières reli- d’ouvrages qu’il s’agit de traiter. Pour produire gieuses, politiques et linguistiques. La clien- ces livres de référence, la technique utilisée tèle était très variée, des avocats aux étudiants est la prise de notes, dont l’apparition est étu- et professeurs des facultés des arts, en passant diée en détail par Ann Blair, dans la perspec- par les séminaires. Ces ouvrages conféraient tive d’une historiographie très actuelle qui à leurs propriétaires un certain statut, preuve s’intéresse à la matérialité du travail intellec- d’un bon niveau de savoir mais aussi de reve- tuel. La prise de notes apparaît au XIIIe siècle nus. Leur succès a cependant provoqué des pour devenir à la Renaissance une pratique critiques. Qu’ils permettent à tous de se don- courante pour les lecteurs, mais aussi une ner des airs de savant a en effet suscité une cer- obligation scolaire : les pédagogues jésuites taine angoisse chez les érudits, d’autant plus n’accordaient aucune valeur à une lecture forte que leur propre statut social se trouvait sans crayon à la main ! alors menacé. A la fin du XVIIe siècle, l’érudit Si Michel Foucault voyait dans cette techni- latiniste est régulièrement moqué au théâtre que le signe d’une morale orientée vers le pour sa pédanterie, et pas seulement par Mo- Portrait du collectionneur, marchand d’art et peintre Jacques André Joseph Aved, «souci de soi», Ann Blair y perçoit l’émergence lière. C’est désormais la figure moins savante dit «le Camelot» ou «Avet le Batave» par Chardin. Photo Josse. Leemage d’une pratique de lecture qui est à l’origine et plus accessible de l’«honnête homme» qui des ouvrages de référence. Ces derniers l’emporte dans les salons. Son livre de chevet étaient en effet pour l’essentiel faits d’em- sera bientôt une encyclopédie tournée vers le prunts et de compilations écrits par d’autres, contemporain et écrite en langue vernaculaire, une sorte de copier-coller généralisé où la celle de Diderot et d’Alembert. mention des auteurs est rare. Le respect pour Bien des questions évoquées par Ann Blair Quand le savoir la création littéraire et l’idée d’un droit d’au- sont très contemporaines, ce qui explique teur ne commencent à se préciser qu’après la sans doute le formidable succès que son livre Renaissance. Encore au XVIIIe siècle, copier a rencontré aux Etats-Unis. La surabondance des pages entières sans citer leur auteur n’est d’informations accessibles grâce à Internet, se met à la page pas rare. Cette pratique avait pour consé- de Google Books à Wikipédia, soumet en effet quence la faible reconnaissance financière du l’internaute à une même sensation d’angoisse travail littéraire. «Etre auteur à la Renaissance et d’impuissance. Roger Chartier souligne Compilation et annotations en fait dès l’Antiquité, mais la révolution de ne procurait la plupart du temps que des gains dans sa préface combien le monde numé­- d’ouvrages de référence : l’imprimerie après 1450 accentue fortement minimes et incertains», précise Ann Blair. La rique d’aujourd’hui porte à son paroxysme les l’historienne américaine Ann ce sentiment. En 1600, on estime que compilation était en revanche une source de tensions évoquées par Ann Blair. «Il promet Blair montre que l’abondance 350 000 titres ont déjà été imprimés. Cette an- revenus plus sûre car ce travail ingrat et sou- l’archive absolue, la conservation sans xiété humaniste face à l’essor de l’imprimerie vent pénible était en général commandité par ­manque, une mémoire sans limites, et, dans de livres avec l’avènement est très largement partagée. Erasme s’in- les imprimeurs eux-mêmes. Comme beau- le même temps, de ce fait même, il produit le de l’imprimerie a également quiète de la multiplication des nouveaux coup d’autres ouvrages, ces livres de référence désarroi.» suscité tensions et critiques. ­livres car ils sont souvent médiocres, estime- avaient souvent un objectif d’édification mo- Jean-Yves Grenier t-il, et détournent les lecteurs des textes an- rale, les compilateurs n’hésitant pas à opérer vec la Renaissance se manifeste de ciens, seule source d’une véritable érudition. de discrètes modifications dans les textes Ann Blair manière forte le sentiment que l’infor- «Y a-t-il un seul endroit sur Terre à l’abri de ces ­cités d’auteurs païens, changeant par exem- Tant de choses à savoir. A mation disponible est devenue trop essaims de nouveaux livres ?» écrit-il. Leibniz ple les «dieux» des anciens en un «Dieu» plus Comment maîtriser l’information abondante, observe Ann Blair, historienne dénonce quant à lui «cette horrible masse de conforme au christianisme. Mais certains à l’époque moderne américaine très reconnue de la culture. L’in- livres» que personne ne peut ou ne devrait compilateurs, à l’inverse, se voulaient des Seuil, préface de Roger Chartier, quiétude face à l’abondance de livres apparaît lire. Quant à Descartes, s’il participe à cette «rapporteurs neutres», laissant la liberté au 496 pp., 25 € (ebook : 17,99 €). Libération Jeudi 2 Avril 2020 u 27

Philo L’université de Californie à Berkeley permet d’entendre Libre L’espace intérieur peut se révéler aussi intéressant que la voix de Michel Foucault (photo) et de suivre en audio des l’extérieur. Dans Chez soi, une odyssée de l'espace domesti- cours qu’il a donnés au Collège de France : «Il faut défendre la que, Mona Chollet (photo) convoque la philosophie et l’archi- société» (1975-1976), «Sécurité, territoire, population» (1977- tecture, le féminisme et la politique, Instagram et le ­travail du 1978), «Naissance de la biopolitique» (1978-1979), «Gouverne- dimanche, pour montrer que rester chez soi est loin d’être ment de soi et des autres» (1982-1983) et «Courage de la vé- sclérosant. Elle cite Bachelard, Perec, Raoul Vaneigem, Virgi- rité» (1983-1984). Elle propose aussi ses conférences en nia Woolf et Betty Friedan. Paru en 2015, l’essai se trouve en anglais à Berkeley en 1983. Photo Bethmann archives accès libre sur le site des éditions Zone. Photo CC-BY-SA Rens. : guides.lib.berkeley.edu/mfaa Rens. : www.editions-zones.fr/livres/chez-soi/

«Terra incognita», apprendre de l’ignorance

L’historien Alain Corbin explore les XVIIIe et XIXe siècles à l’aune de ce qui était inconnu ou incompris des hommes.

e livre en livre, et désastre» qui nourrit autant ­depuis près de qua- les gazettes et les almanachs D rante ans, Alain Cor- que les réflexions de Diderot bin ne cesse de le répéter : ou Voltaire. Ce que l’on savait «Comprendre les hommes alors de la planète se résu- du temps jadis suppose de mait à peu de choses et pei- prendre en compte ce qu’ils nait à s’extirper du récit bi­- ne savaient pas.» L’objectif blique. Pourtant, même si la ne vise évidemment pas à ou- Genèse restait une référence blier ce que nous savons, en- «historique», certains s’atta- treprise illusoire, mais plutôt chaient à en dater les épiso- à repérer les manques, à son- des. Bossuet, par exemple, der les ignorances, et s’appro- ­situe le Déluge vers 2348 cher ainsi au plus près des avant J.-C., et Buffon évoque ­représentations du monde une séquence de 110 000 ans d’hier. Ce programme, l’his- depuis la Création. Peu à peu torien l’a appliqué dans ce s’imposait ainsi l’idée neuve ­livre aux savoirs de la Terre et de la longue durée géologi- de ses mystères : comment que. On commença à discuter Le tremblement de terre de Lisbonne en 1755, dont le retentissement fut inédit. Bettmann Archive. Getty les hommes et les femmes les formes et la structure de la du passé appréhendaient-ils Terre. Beaucoup, suivant Cu- mesures réalisées avec des Tour en Suisse ou en Italie nement du télégraphe et la de terreur ou d’émerveille- leur environnement ? Que vier, pensaient que son his- cordes à plomb les évaluent à découvraient les montagnes pose des premiers câbles ment» que l’ignorance susci- ­savaient-ils de la nature ou de toire était le produit d’une 1 250 mètres), ils autorisaient ou les glaciers. Des peintres sous-marins (entre l’An­- tait. L’imaginaire, conclut l’âge de la planète, de la pro- ­série de catastrophes quand toutes les frayeurs ou toutes comme Turner, Caspar Wolf gleterre et les Etats-Unis Alain Corbin, en sortit ap- fondeur des mers, de l’origine d’autres, comme l’Anglais les féeries. L’ignorance res- ou Caspar Friedrich fixaient en 1858) modifièrent égale- pauvri, les rêveries égale- des tempêtes ou de celle des Charles Lyell, défendaient le tait donc la règle et lorsque des paysages inédits. Les as- ment les perceptions. Mais le ment, et avec eux des formes volcans qui les fascinaient principe du «continuisme» : l’éruption du volcan islandais censions en aérostat furent «feuilletage des ignorances» de partage et de sociabilités. depuis l’Antiquité ? l’observation des formes ac- Laki en 1783 et plus encore surtout décisives : elles auto- demeurait socialement très Le ­sublime ou le terrifiant tuelles permet de compren- celle du Tambora en 1815 risaient une véritable révolu- clivé. Il fallut l’essor de la que le romantisme avait Féeries. Il a choisi pour cela dre l’évolution du globe. Sa bouleversèrent le climat de la tion du regard, un nouvel or- culture et de la vulgarisation exaltés s’affaissaient en une séquence spécifique, structure interne voyait les Terre entière, suscitant obs- dre spectatorial qui faisaient de masse à la fin du XIXe siè- même temps qu’une cer- celle qui, du milieu du XVIIIe «neptunistes», adeptes de curité, inondations, famines de l’observateur un égal cle pour que ces savoirs com- taine puissance émotion- à la fin du XIXe siècle, est la planète liquide, affronter et épidémies, personne ne de Dieu. De nombreux «blocs mencent à se diffuser. Du- nelle du savoir. Un nouveau marquée par une très nette les «plutonistes», qui imagi- perçut leur responsabilité. d’ignorance» s’effondrèrent rant l’Exposition universelle moi ­émergeait. accélération du désir de sa- naient plutôt une pâte dense aussi sous l’action de savants de 1900, un sidérostat, un Dominique Kalifa voir. Le tremblement de terre ou en fusion. Les pôles intri- «Effritement». Pourtant, comme Louis Agassiz, qui cosmorama et quelques au- de Lisbonne en 1755 sert de guaient particulièrement car des avancées majeures posa l’hypothèse de la gla- tres attractions permettaient Alain Corbin point de départ. Le retentis- on croyait à l’existence d’une avaient lieu. Toutes n’étaient ciation, comme Luke Ho- aux visiteurs de plonger au Terra incognita. sement de l’événement fut en mer libre entourée par les pas liées à des observa- ward qui inventa la nomen- cœur de la Terre et du Sys- Une histoire effet inédit. Aussi destructeur glaces. Quant aux abysses tions scientifiques. Les «ex- clature des nuages, ou tème solaire. de l’ignorance qu’inexpliqué, le séisme fut marins, totalement mécon- cursionnistes» britanniques Francis Beaufort qui fit de Ces progrès eurent pour ef- Albin Michel, 288 pp., aux sources d’une «culture du nus (en 1773, des premières qui réalisaient leur Grand même avec les vents. L’avè- fet «l’effritement des modes 21,90 € (ebook : 14,99 €). «Les Violences en famille», coups durs en huis-clos

Une étude foisonnante les portes closes. Celle-ci atteint le long terme l’historicité des largement autobiographiques, elle invite à enrichir ses connais- analyse le contexte prioritairement les enfants, soit, mentalités : elles font accepter d’Edouard Louis. Sans faire l’im- sances et sa réflexion sur ce dou- historique des aujourd’hui, 75 % des 2 à 4 ans, sous la République romaine le passe sur les violences féminines, loureux sujet qui traverse ­selon l’Unicef, et les femmes, droit de mise à mort de leur fils responsables de la majorité des ­les époques et les sociétés, brutalités exercées comme le dénonce tragiquement par des magistrats, rendent le infanticides, cette étude solide et par une constante adaptation au sein de la cellule le nombre de féminicides, malgré voisinage complice par son si- foisonnante démontre l’existence aux lois et aux mœurs. familiale par les les mesures prises contre eux. lence de la séquestration à de- d’une inversion des représenta- Yannick Ripa hommes et les femmes. Cette résistance justifie à elle meure des aliéné(e) s, autorisent tions sexuées dans les heurts seule cet ouvrage, fruit de nom- à sourire aux vaudevilles et aux conjugaux : le physique hom- Lydie Bodiou, Frédéric onçue par les sociétés breuses années de recherche. dessins des caricaturistes du masse des compagnes les mascu- Chauvaud et Marie-José pour protéger ses mem- Trente-quatre spécialistes de la XIXe siècle qui pourtant, souvent, linise face à des compagnons Grihom (sous la direction de) C bres, la famille est pour- famille – majoritairement des ne cautionnent pas ces drames, ­dépourvus de virilité, des fem- Les Violences en famille. tant le lieu par excellence du dé- historiens – croisent leurs grilles et articulent violence et virilité, melettes donc. Si l’ampleur de ce Histoire et actualités ploiement de la violence, derrière de lecture pour comprendre sur comme le prouvent les romans, travail interdit toute synthèse, Hermann Editeurs, 408 pp., 25 €. Libération Jeudi 2 Avril 2020 www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe

Il faut remonter la Moselotte, la petite rivière, partir un peu vers les hauteurs, en amont. Depuis 1901, l’imposant bâtiment Maire au front blanc surplombe la commune. L’hôpital a été géré un temps par des sœurs de la congrégation du Saint-Esprit. Après Marie-Josèphe Clément Ex-aide-soignante, l’élue guerre, une maternité avait été ouverte. Depuis, elle a fermé. Ces dernières années, ce sont plutôt les bâtiments pour les de Cornimont a vu l’Ehpad de son village des Vosges retraités qui ont la cote, c’est comme ça. La mère de Marie-Jo- sèphe Clément y a vécu les quatre dernières années de sa vie, devenir le symbole du drame des maisons de retraite. avant de décéder, en 2019. «Elle y était bien», dit sa fille. Avant, ses parents étaient producteurs de lait, à Saulxures, le village en aval. «Ce n’était pas une vie facile, se souvient la Coune- hette. On n’était pas riches. Ils tiraient le diable par la queue.» Son frère a repris la ferme, avant de la revendre. Désormais elle appartient à un jeune qui fait du mouton. A 18 ans, Marie-Josèphe Clément prend le chemin de l’usine. Elle est embauchée dans un atelier de couture du cuir. Les ate- liers textiles font la gloire des vallées vosgiennes depuis le XIXe siècle. La crise passe par là. Une bonne partie du village découvre le chômage. Licenciée en 1978, la future conseillère municipale rentre à l’hôpital et se forme à son métier d’aide- soignante. Son mari est responsable de ventes chez Lohmann et Rauscher, un producteur de dispositifs médicaux. L’un de ses fils est magasinier dans le Juillet 1957 Naissance. village voisin, l’autre ingénieur 1978 Entre à l’hôpital. au Qatar. 1995 Elue au conseil Attentive, Marie-Josèphe Clé- municipal de ment parle d’une voix calme. Cornimont (Vosges). Dans cette tempête, avec son 2014 Elue maire équipe, elle tient la baraque et de Cornimont. organise la vie pendant l’épidé- 15 mars 2020 Réélue mie. Toutes les personnes de maire et épidémie plus de 70 ans ont été contac- du coronavirus. tées. Ça en fait 600, presque 20 % des 3 200 habitants. Des livraisons de produits de pre- mière nécessité sont mises en place pour ceux qui ne peuvent pas sortir de chez eux. Des personnels soignants de l’Ehpad de la commune voisine se sont proposés en renfort. Et les en- fants se sont lancés dans une grande opération de dessins et de poèmes pour la maison de retraite. Elle dit : «C’est des ­petites choses comme ça.» On sent que, dans ce coin des Vos- ges, la solidarité se réorganise à un niveau plus restreint, plus local, malgré les rues vides. Marie-Josèphe Clément a souvent les services de la préfecture au téléphone, mais «c’est une ma- chine difficile à mettre en marche». Alors, on s’appelle entre maires, on écoute la directrice de la maison de retraite ou le médecin généraliste. C’est lui qui a indiqué qu’il y avait un problème, que ce n’était pas qu’une mauvaise grippe. La maire a pris vite la décision d’annuler le carnaval du 8 mars, à une époque, antédiluvienne, où le plus haut niveau de l’Etat nous encourageait encore à aller au théâtre. «Elle est très humaine, loue le député divers droite de la circo, Christophe Naegelen. Proche des gens, elle met l’intérêt collectif avant l’individuel.» «Tout n’est pas négatif, dit Marie-Josèphe Clément. On re- trouve un peu le même genre de solidarité qu’après la tempête de 1999.» Elle ajoute : «J’espère qu’on tirera les leçons de tout ça. Il faut revoir le monde effréné dans lequel on vit. Le change- ment climatique, les sécheresses, les canicules, le scolyte sur les épicéas, les coups de vents fréquents et maintenant le corona­- virus… Dame Nature nous montre que c’est elle qui a le dernier mot.» La maire sans étiquette, le cœur à gauche, n’a jamais été ordinaire, il fait bon vivre à Cornimont. Le petit la directrice, «qui fait un travail formidable», ou la plupart des membre des écolos. Mais Cornimont a arrêté les produits phy- bourg discret des Vosges, aux grosses maisons colo- salariés, ses anciens et anciennes collègues. Elle râle contre tosanitaires en 2007, la gestion de l’eau a été remunicipa­lisée D’ rées, est lové dans la montagne, caressé par les forêts, les médias qui ont raconté que les repas étaient ­posés devant et le village pousse au développement des écoquartiers dans à trente minutes de route à peine du lac de Gérardmer ou des les portes des résidents, comme pour des prisonniers, ou que les friches industrielles. pistes de ski. Las, en début de semaine dernière, le nom de des corbillards seraient allés directement de l’Ehpad au cime- Si à l’Ehpad voisin du Thillot, la situation est toujours inquié- Cornimont s’est retrouvé à la une du 20 heures. A l’Ehpad tière, escortés par la gendarmerie. «C’est complètement faux. tante, à Couarôge, on meurt moins. Ouf. Le pic serait passé. ­local, sur plus de 150 résidents répartis en deux sites, 20 sont Jamais on ne travaille comme ça. Il y a des choses abominables Quatre personnes de plus sont décédées depuis les gros titres. morts d’une suspicion de coronavirus, qui ont été dites.» Marie-Josèphe Clément a toujours un oncle là-bas, ancien peut-être diffusé par une personne qui Dans son bureau de la mairie, d’où elle paysan et une tante, ouvrière textile. Ils vont bien. En tant que était au rassemblement évangélique de Le Portrait nous répond tandis qu’on est confiné à Pa- maire, elle préfère penser déjà à l’après, à une action collective Mulhouse. D’autres sont malades. Un tiers ris, la femme aux cheveux courts et aux lu- pour rendre hommage aux disparus : «On ne pourra pas répa- des soignants sont aussi touchés. Une hécatombe, à l’image nettes triangulaires se souvient avec émotion de certaines des rer ce qui s’est passé mais on pourra au moins essayer de com- des malheurs de la région Grand-Est. La France prend soudain victimes. Ce sont des petits riens, des détails qui font tout. Il penser ce manque de cérémonial. Le temps du deuil, c’est im- conscience qu’un drame est en train de se dérouler dans ses y a la dame qui aimait bien aider en préparant et pliant les tor- portant. Il va y avoir des souffrances, de la culpabilité, des maisons de retraite. chons et les serviettes avant les repas. Il y a celle qui organisait sentiments difficiles pour ceux qui sont touchés. Il faudra met- «Je suis bouleversée par ce qui arrive : personne de ma toujours les chants et les animations. Celui qui était l’expert tre des mots sur les maux.» Et puis le roc solide lâche, à la fin, ­génération n’a connu ça», raconte Marie-Josèphe Clément. bricolage de l’étage. Ou celui encore qui lisait à voix haute aux juste avant de raccrocher, quand même : «C’est un peu dur.»• A 62 ans, elle est la maire de Cornimont, réélue triomphale- autres pensionnaires le journal local, Vosges Matin. «Des décès, ment pour un deuxième mandat le 15 mars. Personne ne se dans un Ehpad, ont en a toujours, mais l’accumulation… Nor- Par Quentin Girard présentait face à elle. Avant, pendant près de trente-cinq ans, malement, tout un travail a lieu avec les familles, et là, ce n’est Photo JÉRÔME SESSINI. MAGNUM PHOTOS elle a travaillé comme aide-soignante au Couarôge, l’Ehpad pas possible.» En raison du confinement, les portraits de dernière page martyr. Depuis sept ans, elle est retraitée. Elle connaît très bien Le centre de soins est situé un peu à l’extérieur de Cornimont. peuvent être réalisés par Skype, mail ou téléphone.