200 Motels, grand œuvre seventies

Antoine Gindt metteur en scène

musica 2018 66 les cahiers de musica Dans The Real Book 1, Zappa est le vibrionnant visionnaire brosse un portrait de autobiographie débridée et moustachue, de ces effets dévastateurs et, comme la société américaine pulvérisée par le compositeur américain livre quelques l’illustrent ses concerts avec les Mothers l’irruption de la rock/freak attitude. informations sur la genèse de 200 Motels. of Invention, son art tient autant Un portrait caustique, cynique, féroce Du « deux cents » (« par allusion au de la performance dada que du meeting et faisant la part belle à l’autodérision. nombre approximatif de concerts donnés politique. Les treize personnages (gnome déguisé par les Mothers of Invention durant en Frank Zappa, groupies, animateur leurs cinq premières années »), à l’ennui À un demi-siècle de distance, passées télé militaire, musiciens, cowboy qui suinte des motels lors des tournées les extravagances du temps, la partition réactionnaire, journaliste nymphomane dans la deep America. « Dès que de 200 Motels – dûment éditée depuis et soprano exaltée…) sont explicitement j’avais cinq minutes, je griffonnais 2013 – révèle un ouvrage imposant, inspirés par les compagnons de route de la musique. » explique Zappa, sophistiqué, délirant. Dans son ambition truculents et grotesques des Mothers « De tous ces gribouillages est née cumulative, on peut lui trouver (notamment et Howard la matière de la partition de 200 Motels ». une parenté avec quelques références Kaylan 5 qui traversent 200 motels Les premiers extraits sont joués par phare de notre modernité européenne : de leur extravagance psychédélique). le Los Angeles Philharmonic, sous Sinfonia de Berio, Requiem pour un jeune Alors qu’ils atteignent Centerville (« a real la direction de Zubin Mehta 2. On est poète de Zimmermann… l’humour nice place to raise your kids up 6»), en 1970 et le malentendu est complet : et la dérision en plus. Désormais divisé la folie les gagne. Invités d’un show télé, « L’orchestre ne désirait pas vraiment en une ouverture et douze scènes, les personnages défilent au fur et jouer ma musique. Ils voulaient surtout convoquant orchestre philharmonique, à mesure d’une succession de tableaux un événement, quelque chose d’unique, percussions, chœur, rockband et solistes, sans grande logique mais construits comment dire, euh…, tiens une rencontre il prend les dimensions insoupçonnées avec un réel goût du non-sens et entre un groupe de rock et euh… un vrai d’une fresque lyrique, qui aurait des situations surréalistes ou absurdes. orchestre symphonique, quoi – tu vois, du rock l’environnement déjanté Ubu n’est pas loin, le grand guignol pour “faire du rock ensemble”. La musique des protagonistes. Zappa penche avec lui. De cet enchaînement se dégage en elle-même, ils s’en foutaient » 3. vers le sérieux européen (sans toutefois une dramaturgie possible : drôle, le laisser indemne !) et recourt tragi-comique parfois où les trajectoires La musique est enregistrée un an plus à un arsenal musical alors inédit. des personnages se dévoilent. Elle ouvre tard par le Royal Philharmonic Orchestra, Le pop bien sûr, le musical américain ou les pistes d’une mise en scène qui prendra sous la direction de Elgar Howarth, la musique de film, et toute la panoplie à bras le corps cette micro société et sert de bande originale au film 4 savante symphonique et chorale pour en rendre la continuité décousue, réalisé simultanément, avec qui balaie le xxe siècle d’un grand le désordre assumé, avec pour principal dans le rôle de Frank et geste transatlantique : on y entend enjeu de retrouver, au travers des dans celui de la nonne-harpiste (doit-on les réminiscences de Varèse (Ionisation personnages et grâce à une distribution y voir un hommage indirect à Harpo ou Arcana), celles du Concerto originale, une part de la folie de ceux Marx ?). Ces enregistrements sont à la mémoire d’un Ange de Berg, qui les ont inspirés ! publiés, avec un montage différent, les angoissantes cordes de Hermann dans le fameux double album de 1971. ou les saillies dodécaphoniques des 1. The Real Frank Zappa Book, Touchstone Book On y trouve tous les ingrédients années cinquante, l’aléatoire à la Cage © Frank Zappa, 1989 (traduction française Zappa par Zappa, © L’Archipel) zappaïens : humour décapant, ou la superposition à la Charles Ives. 2. chef d’orchestre indien (né en 1936) à l’immense exigence musicale, éclectisme radical, Le chant juxtapose voix lyrique, carrière, directeur musical du Los Angeles excentricités sonores et sens capharnaüm bavard et chansons Philharmonic de 1962 à 1978. de la rupture, du show, du collage, music-hall avec cette couleur si étrange 3. Zappa par Zappa 4. 200 Motels, film de Frank Zappa et Tony Palmer de l’outrance verbale. Les énergies de la pop américaine qui fait passer 5. Fondateurs des « Turtles », ils rejoignent musicales et les situations ouvertement sans cesse le chant du timbre au les Mothers à la fin des années 60 scabreuses renseignent sur les mutations falsetto, de la note au cri. Car Zappa 6. « un endroit vraiment charmant pour élever de la société d’alors : elles ont déterminé est américain et il manie comme vos enfants » les contours de celle d’aujourd’hui. personne le concept des images → Emergence du système médiatique, sonores qui s’impose outre atlantique. pornographie sous-jacente ou explicite, Il ne conserve sa grammaire musicale Rencontres Musica n°01 glissements des fondements culturels que pour s’intéresser au « comment érudits vers une culture de l’événement ça sonne » : classique, jazz, moderne, Référence aux manifestations et du divertissement. contemporain, rock, pop, etc. n°02, n°06 et n°07

Son art tient autant de la performance dada que du meeting politique.

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