LES MAISONS FORTES DE LA

PAR

M. LE BARON DE LA CHAISE Membre titulaire

La Lorraine est pauvre en châteaux. Pourtant c'est un pays , dont les plaines fertiles ont suscité bien des convoitises et dont, par conséquent, ses habitants ont de tout temps organisé la défense. Mais sa situation entre la Gaule et la Germanie, toujours exposée aux marées humaines déferlant de l'une dans l'autre de ces contrées, n'a laissé ni à ses habitants de loisir de construire avec magnificence, ni aux monuments de style, élevés malgré tout, celui de parvenir intacts jusqu'à nous. Il y a donc peu de beaux châteaux en Lorraine. En revanche, quand on parcourt les villages lorrains, particulièrement ceux de la , on rencontre, au centre de presque chacun d'eux, une construction mi-château, mi-ferme ; château par ses tours, sa grosse maison carrée plus soignée que ses voisines, et l'aspect rébarbatif général de sa masse ; ferme par sa destination agricole évi­ dente qui semble avoir toujours été la sienne. Ce sont, d'ailleurs, des construc­ tions fort modestes, d'autant qu'avec les années de quiétude la ferme a souvent brisé la cuirasse du château, s'ouvrant au dehors, humanisant ses abords et lais­ sant tomber ses tourelles inutiles. C'est là ce que — faute de mieux — nous appellerons la maison forte lorraine. Le terme, à première vue, prête à équivoque, car il remonte haut et il a été appliqué à des édifices qui ne répondaient pas tous au même besoin. La maison forte, ou « forte maison », apparaît en effet, dans nos chroniques dès le milieu du moyen âge. Déjà, dans un partage de 1315, il est fait allusion aux trois bans divisant la terre de Louvigny et comportant chacun une maison- forte, et dans un autre de 1309, à la maison forte de Chérisey. Mais il faut arriver au XVe siècle pour voir ce terme cité fréquemment dans nos archives, et il y est courant au XVIe, pour s'éteindre à l'aurore du XVIIe. Peu de formes de châteaux peuvent se flatter d'une pareille durée. Et cette durée même, qui en fait un type 566 LES MAISONS FORTES DE LA MOSELLE bien défini, s'explique par le rôle constant que la maison forte a joué durant toute cette période et les besoins permanents auxquels elle répondait.

Nos ancêtres, en effet, durant les époques troublées, ne construisaient pas pour le décor, mais dans un but strictement utilitaire. C'est pourquoi, dans une ruine, il ne faut pas chercher avant tout le côté pittoresque, mais le but auquel répondait sa construction. C'est pourquoi aussi les châteaux forts décoratifs, issus du romantisme et du théâtre, ne concordent nullement avec la réalité. Et par exemple, ces castels merveilleux de Victor Hugo, tout hérissés de tourelles, de poivrières, de flèches et d'aigrettes, plantés au mieux de l'effet à produire en plein ciel, ne sont échappés que des rêves du poète et ne sont nullement sortis des calculs des ingénieurs de l'époque, lesquels étudiaient la défense d'une place avec le même soin que ceux d'aujourd'hui. Un château fort était une œuvre d'art, non parce qu'il était élégant, mais parce qu'il était parfaitement et visiblement adapté à son but. C'est suivant ce principe que se sont succédés les différents types de châ­ teaux, sans cesse refaits et transformés suivant les besoins et les ressources du moment, et dont l'étude raisonnée, comme l'a fait Viollet-le-Duc, éclaire d'un jour particulier non seulement leur système de défense, mais encore les mœurs, les besoins et le rôle historique et politique joué par leurs constructeurs. Ce rôle et ces besoins ont changé au cours des âges et avec eux la disposition des forteresses qu'ils ont fait naître. En Lorraine d'ailleurs, la violence des événe­ ments a détruit la plupart des grands châteaux et nous en rend l'étude difficile. Mais à l'écart dans les terres, loin de ces objectifs ambitieux, les campagnes continuaient à être habitées malgré tous les orages ; et elles le seront, en effet, toujours, parce qu'il fallait nourrir, quel que fût leur parti, le cultivateur comme le soldat, et qu'il faut la destruction totale — la Grande Guerre l'a bien montré — pour arracher à sa terre le paysan lorrain. Et parce qu'elles furent toujours habitées il fallait qu'elles fussent toujours défendues. C'est donc dans les campagnes, et sous sa forme la plus modeste et la moins exposée à l'avidité du soldat, qu'est représenté en Lorraine le seul château usuel qu'elle connaisse, et le but de son propriétaire, en le construisant, aura été modestement de mettre son exploitation agricole à l'abri d'un coup de main. Il ne détonne pas moins nettement, en effet, dans la série architecturale des grands châteaux, ses aînés. Ceux-ci remontaient au lendemain des invasions qui avaient brisé la grande paix romaine, alors que les campagnes, instruites par une cruelle expérience, se hérissaient de châteaux forts. Aux grandes métar ries fortifiées des leudes carolingiens, s'étaient succédés la « motte» du XIE siècle, donjon en bois, encore barbare, juché sur un talus artificiel et dont il ne reste rien ; puis le château féodal du XIIIE siècle, fils des croisades, haut perché, LES .MAISONS FORTES DE LA MOSELLE 567

de puissant relief et de tracé compliqué, qui a disparu à son tour ; puis la forteresse du XIVe aux tours élevées destinées à porter des machines comme le Mousson, Prény, Mensberg et Louvigny, enfin les châteaux forts du XVe, puissants massifs carrés, aux murs épais couronnés de créneaux et de mâchi­ coulis, dont il reste plusieurs exemplaires. Mais à partir de ce dernier modèle, la série des grandes constructions se clôt brusquement en Lorraine, et à sa place, apparaît une toute autre forme. Au lieu de types toujours imposants adaptés à la puissance des armes d'attaque et à la science de l'époque, nous voyons se dessiner un modèle beaucoup plus modeste, et de défense moins soignée.

On dirait que le château fort a abdiqué et est devenu une ferme. Et c'est bienf en effet, ce que la pression des événements a réalisé en obligeant son maître à des visées plus modestes. Sans qualifier cette nouvelle construction de ferme — mot inconnu d'ailleurs à cette époque — ses contemporains l'ont appelée du nom un peu plus relevé de « maison forte ».

Les raisons de cette transformation sont de plusieurs sortes. Tout d'abord, les constructions des époques précédentes étaient l'apanage des grands seigneurs. D'une part les guerres fréquentes de la féodalité avaient provoqué le rassemblement des biens et des ressources en quelques grandes forteresses susceptibles de résister à de véritables armées ; d'autre part, et quoi qu'on ait dit des avantages de la corvée et du bon marché de la main-d'œuvre au moyen âge, la construction d'une forteresse puissante exigeait de gros capitaux et la stabilité nécessaire pour le bon achèvement des travaux. De là vient que la féodalité n'a pas connu les petits manoirs de campagne. Sans dépasser les environs de , il est facile de constater que ses ruines les plus imposantes, Prény et Amance, ont été construites par les ducs de Lorraine, le Mousson par les comtes de Bar, Nomeny, par le puissant évêque de Metz, Conrad Bayer de Boppart, et Fenestrange par les grands seigneurs de ce nom. Toute cette puissance de murs élevés et de tours crénelées tomba d'un jour à l'autre à l'apparition du canon, lequel était par le fait une arme royale. S'il était difficile, en effet, à un grand seigneur, si riche fût-il, d'élever des forteresses, il lui était pratiquement interdit d'entretenir des équipages de siège qui, par les difficultés de recrutement et la dépense d'entretien, pesaient aussi lourd dans un budget qu'une forte garnison. Les effets du canon ainsi monopolisé, ne tardèrent pas à se faire sentir. Pour ne parler que de la

Lorraine, deux de ses plus puissants seigneurs, Gérard de Rodemack en 1473f et Robert de la Marck en 1521, perdirent en quelques semaines les nombreuses et puissantes forteresses qu'ils possédaient dans le pays. A dater de ce jour, le rôle est clos du grand château fort armé de toutes les ressources de l'époque et bravant au besoin une armée. La forteresse se meut en ville fortifiée et, quant 568 LES MAISONS FORTES DÈ LA MOSELLE aux campagnes, elles n'abriteront plus que des demeures modestes — appelées ailleurs les «manoirs» — qu'élèveront les seigneurs sur leurs domaines. De là, le besoin d'un type d'habitation nouveau correspondant à une existence nouvelle. Les seigneurs, du reste, se prêtèrent volontiers à cette transformation. Leur condition changée les y aurait acheminés à elle seule. Les grandes guerres du moyen âge — et en première ligne la Guerre de Cent Ans, en — ébranlant les pays limitrophes et faisant surgir en Lor­ raine, par exemple, la Guerre des quatre Seigneurs en 1324, la Guerre des Rois en 1444, la lourde défaite de Bulgnéville en 1431, les campagnes du Téméraire ; puis les Guerres d'Italie, pour la noblesse française, comme aussi la Guerre des Deux Roses en Angleterre avaient fortement atteint la puissance de la noblesse. En Lorraine particulièrement, chacune de ces guerres lui avait coûté de gros frais de levée de troupes et d'équipements, voire de lourdes rançons en cas de défaite, sans jamais lui rapporter d'avantages équivalents. Elle en sortait affaiblie en face des grands pouvoirs nouvellement créés, la France de Louis XI et le Duché de Lorraine de René II. Elle devait nécessairement changer son mode d'existence. L'examen des reprises de fiefs, des successions et des pieds terriers ferait sans doute apparaître, dès le début du XVIe siècle, une classe nou­ velle parmi les propriétaires ruraux de nos pays. Par un phénomène naturel et consécutif à toutes les guerres, la noblesse appauvrie s'écarta des Cours ; elle se replia sur elle-même et revint se fixer à la campagne. Le XVIe siècle vit naître nombreuse la noblesse campagnarde, les hobereaux, qui n'avaient pas encore d'hôtel en ville, et encore moins de place à la Cour, mais qui avaient un éta­ blissement aux champs et un pigeonnier sur leur basse-cour. Mais ces hobereaux n'étaient pas riches : de plus, ils étaient isolés, et enfin le Roi leur interdisait d'entretenir du canon et des troupes. Il leur fallut donc adopter, pour cultiver leurs terres, le système de défense à la fois le plus économique et le plus efficace. Notons aussi qu'après chaque grande convulsion politique, il se produisit à la paix un besoin de restauration des campagnes dévastées et de remise au point de leurs modes de défense. A bien des points de vue, quoiqu'avec moins d'ampleur, les seigneurs de ces époques troublées furent alors amenés à reprendre le mode d'existence des grands domaines carolingiens subvenant aux besoins de toute une famille, et munis d'un système embryonnaire de défense tout juste propre à les mettre à l'abri d'un coup de main. Lors de chacune de ces accalmies, le même besoin de mettre à l'abri le domaine agricole faisait alors apparaître des types de défense nouveaux adaptés aux ressources de l'époque. De là une distinction à faire — si vagues que soient en pareille matière les ques­ tions de styles — entre les maisons fortes successives de la région mosellane. *

Les premières semblent avoir été construites en vue de servir de poste de garde et de réduit pour les domaines qui en étaient dotés. Elles se présentent LES MAISONS FORTES DE LA MOSELLE 569 sous la forme d'un quadrilatère massif d'une quinzaine de mètres de côté, quel­ quefois flanqué de tours carrées, plus souvent de simples poivrières garnies de mâchicoulis, ceux-ci protégeant également la poterne, le tout entouré d'un profond fossé et garni de chicanes à l'intérieur. C'était en somme un blockhaus en pierre, renfermant toutes les ressources dans ses trois étages, mais qui ne défendait que lui-même. Il n'en reste guère en Moselle que le château de Grignan à Moulins, bâti vers 1350, mais très remanié depuis, et surtout le château de , qui date de 1324, robuste cube de pierre, autrefois crénelé, placé au milieu d'une cour carrée dont les murs, qui avaient six mètres de haut, sont flanqués de tourelles rondes armées de meurtrières. Des restes de ce type se retrouvent encore dans le donjon des châteaux des Étangs et de Port-sur-Seille (1340), dans le réduit intérieur è! Ancer- ville (1363), et dans les noyaux primitifs des châteaux d'Arry et de Coin-sur- Seille, fort remaniés depuis. Mais les modèles les mieux conservés se rencontrent hors de Moselle, dans ses environs proches. Ce sont le château de Boucq (1356), résidence du voué de l'abbaye de Rangeval au pied des côtes de Meuse, le château de Saint- Baussant près de Thiaucourt, qui vient malheureusement d'être détruit par la guerre, et celui de Mantevilk, près Longuyon, bâti vers 1350, et qui est flanqué à un angle d'une forte tour carrée. La maison-forte du XIVe siècle est donc, dans nos pays, une forteresse en réduction, construite solidement avec toutes les ressources et les raffinements de l'architecture militaire du temps ; elle est la résidence fortifiée du seigneur, mais elle ne sert pas à proprement parler d'abri à sa propriété. Les guerres de l'âge suivant — le XVe siècle — en refoulant les seigneurs dans leurs terres, les obligèrent promptement à chercher un type qui les pro­ tégeât mieux et qui leur permît de continuer la culture malgré les aléas de la guerre. Il ne s'agissait plus d'organiser un poste en état de résister à une armée

avec son canon. Ces sortes d'armées étaient rarement rassemblées à cette époquef et seulement dans le cas d'une guerre de grande envergure, comme c'était le cas par exemple entre la Ville de Metz et l'un de ses puissants voisins. Mais ces guerres étaient rares parce que très coûteuses et elles ravageaient généralement les seules campagnes voisines de la Cité, dont l'agresseur avait dessein de faire le siège. Les campagnes plus éloignées n'avaient guère à en souffrir : plus pressant pour elles était le danger des bandes.

Nous nous faisons difficilement une idée, malgré l'exotisme des uniformes de la Grande Guerre, des races extraordinaires dont se composaient les armées 570 LES MAISONS FORTES DE LA MOSELLE avant l'institution d'un recrutement national : reîtres d'Allemagne, lansquenets de Suisse, stradiots d'Albanie, bandes milanaises, écorcheurs d'Angleterre, archers picards et wallons, et plus tard pillards de la Valette et de Gallas, rou­ tiers du duc Charles de Lorraine, régiments suédois, croates et tartares — tous ces mercenaires ont passé en Lorraine, tantôt alliés, tantôt se ruant à la rencontre l'un de l'autre, toujours. dévastant le pays sur leur passage. Encore avaient-ils pour excuse l'état de guerre. Mais la situation ne s'améliorait pas sensiblement pour les campagnes à la cessation des hostilités. Durant tout le .noyen âge et jusqu'à l'apparition des milices, la fin de toute guerre était marquée, en effet, pour le pays où elle s'était déroulée, par le licenciement sur place de l'armée qui y avait opéré. Les vieux soldats régu­ liers habitués à leur chef et aux aventures de la guerre n'aspiraient pas à rentrer chez eux. Ils venaient d'ailleurs souvent de fort loin. Les mercenaires mêmesf Suisses, Italiens, lansquenets, ne regagnaient pas volontiers leur patrie et tenaient la campagne en cherchant un nouvel enrôlement. Ajoutez-y les traînards, les déserteurs, les rôdeurs et même les prisonniers qui passaient facilement d'un drapeau à l'autre. Tous ces éléments composaient des bandes bien armées, souvent bien montées, de vétérans qui étaient bien près d'être des brigands. Elles n'avaient pas de canon, il est vrai, mais le canon de campagne était rare à cette époque, et ne se hasardait guère d'ailleurs sur nos routes défoncées et sur nos chemins de terre. Les bandes, du recte, ne s'en souciaient pas, car il aurait alourdi leur marche. Incapables de tenir devant une troupe de gendarmerie régulière, elles se ravitaillaient sur place à l'écart des grandes voies, pliant les fermes, rançonnant les châteaux et insultant quelquefois 'usqu'aux villes. Le type de ces troupes de pillards, hérité des grandes Compagnies et des bandes de la Ligue, est peint au vif dans un roman historique, à peu près oublié, de Georges Sand Les Beaux Messieurs de Bois Doré, où sont relatés avec saveur, pour le Berry, des faits identiques à ceux qui se sont passés si longtemps en Lorraine. Pour se défendre de ces bandes volantes, que nos pères avaient accoutumé de considérer comme un héritage fatal des guerres, le village lorrain se hérissa et se mit en défense. Dans une lumineuse communication qu'il a faite à l'Académie de Metz, M. le Général de Vaulgrenant, a fait admirablement ressortir l'influence indé­ niable que ce besoin de défense a exercé sur la topographie de nos villages. Le village lorrain s'est tassé pour se défendre. Il a tourné le dos aux jardins et à la campagne, n'y montrant que de rares fenêtres grillées et des portes basses. Il a supprimé toute entrée latérale, reculant ses maisons loin de la route, installant sur l'emplacement ainsi obtenu ses fumiers et ses instruments agricoles, et dans cette ligne ininterrompue de murs aveugles, réservant seulement à la grand'route une entrée et une sortie faciles à défendre. C'était là le moyen le plus économique, puisque autour de l'église formant réduit, il fermait le front LES MAISONS FORTES DE LA MOSELLE S7I de défense sans exiger aucune construction spéciale ; et c'était aussi le moyen de ne pas interrompre ni gêner les cultures aux époques troublées et d'assurer la remise en état du sol avec le minimum de dérangement et de risques. C'est encore suivant ce schéma que sont disposées les maisons les plus anciennes de nos villages, celles dont les fenêtres se réclament d'une tardive Renaissance. Ce type de village pourrait être appelé «type de série». Nos pères, quand ils étaient plus riches, le renforçaient de diverses manières.Tantôt ils entouraient tout le système d'un profond fossé continu, comme à Servigny~les~Sainte~Barbe, à Ham~sous~, à Magny, à Mahoy, à Ennery ou à Port~sur~Seille. Tantôt ils se donnaient le luxe d'une enceinte en murs flanquée de tours rondes et n'ayant qu'une seule et solide porte d'entrée. Ainsi au château de Novéant et aux villages de Fossiœx ou de Jallancourt. Souvent ces enceintes avaient pour réduit l'église et il y aurait une monographie intéressante à écrire des églises lorraines de type défensif. Fortement bâties, toujours munies d'un clocher, elles réalisaient deux des desiderata principaux d'une forteresse rurale : la solidité et le logement d'un guetteur. Nos pères ne défiguraient pas du reste la maison du Seigneur pour l'adapter à son rôle. Le plus souvent ils ména­ geaient dans le grenier, au-dessus des voûtes, une galerie munie de meurtrières ou de fenêtres à volets. Le clocher garni de ces mêmes meurtrières servait de flanque ment ; quelquefois il était muni de mâchicoulis défendant la porte, ou même, — mais rarement — de créneaux. Beaucoup d'églises gothiques du pays de la Seille — Magny, Lorry, , Ars, Ancy, Arry — sont de ce type et il faut avouer que, malgré la douceur du présent et les transformations des maisons de culture qui les entourent, elles ont gardé fière allure. Mais le noyau du village défensif, noyau qui se reliait d'ailleurs souvent à l'église fortifiée, était par droit naturel, la maison du gros propirétaire, de celui que nous avons vu revenir, après la paix, organiser sa vie à la campagne. Ses défenses s'apparentaient à celles du village et de l'église, mais en suivant un type plus uniforme, plus arrêté et plus complet : ainsi, dans nos contrées, est né le second type de maison forte.

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Le propriétaire courageux revenu dans ses terres après la guerre, avait pour premier souci de construire ou de relever sa maison des champs dans un sys­ tème qui mît à l'abri sa personne, ses bestiaux et ses instruments agricoles. Il ne visa donc point au luxe, mais à la sécurité. Trop pauvre et trop incertain du lendemain pour édifier un château fort, (où les ordonnances royales ne lui permettaient pas d'entretenir une garnison, ni du canon), comme le village il chercha seulement à réaliser un système capable de tenir en échec la bande armée rôdant dans le pays. 572 LES MAISONS FORTES DE LA MOSELLE

La première mesure que prit ce gentilhomme fut d'éviter l'isolement et d'imiter les paysans en adhérant au groupement défensif constitué par le village avec son église. Il se sentait fortifié par la solidarité avec ses voisins dont beau­ coup étaient ses vassaux. D'autre part, le Roi lui interdisant d'entretenir des troupes, en cas d'alerte il pourrait compter pour défendre sa maison, réduit naturel du village, sur toute la population mâle de la localité. C'est pourquoi rares sont les maisons fortes isolées, alors qu'on en voit surgir dans chaque domaine, dans chaque ban, comme l'on disait à l'époque : de sorte qu'il pouvait y en avoir plusieurs pour un village : ainsi à Louvigny où il y en avait trois, à Lesse où il y en avait deux ; deux aussi à Moulins et à Sorbey.

Les exemples dont pouvait d'ailleurs s'inspirer notre homme pour défendre son exploitation, n'étaient pas très variés. Aujourd'hui la construction d'une ferme fortifiée ou d'un poste au Maroc, s'appuie sur une longue expérience du pays, conjuguée avec les exemples nombreux fournis par l'histoire coloniale. Notre ancêtre du XVIE siècle n'avait pas ce choix. Les types des châteaux à son époque, s'y réduisaient h deux formes courantes: le poste du XIVE siècle, blockhaus de pierre dont il vient d'être parlé, et le château du XVE siècle, plus répandu et encore bien conservé au siècle suivant. C'était une grosse construction carrée flan­ quée à chaque angle de tours rondes. Les courtines étaient épaisses et hautes de dix à quinze mètres : les tours, très fortes, aux murs épais, n'étaient éloignées que d'une fois et demie à deux fois leur hauteur. Les unes et les autres, dans un siècle où naissait à peine l'arbalète, n'avaient vue au dehois que par des fentes étroites, correspondant à une logette pour le tireur, ménagées dans l'épais­ seur du mur. Deux étages de ces meurtrières garnissaient les tours en se répar- tissant le tour d'horizon, alors qu'un étage, au rez-de-chaussée des courtines, battait le fond des fossés. Ceux-ci étaient franchis par un pont-levis devant la porte d'entrée, défendue elle-même soit par un pavillon carré comme à Ancre- ville, ou au Château Fabert à Moulins, soit comme à Chat zan-Voui, par deux tours jumelles. Un côté du quadrilatère intérieur était occupé par l'habita­ tion seigneuriale et par la chapelle : les autres se répartissaient les écuries, les granges et les communs. Sur les quatre côtés régnait un chemin de ronde passant derrière les créneaux. L'économie d'espace ne laissant pas de place à un donjon, l'une des quatre tours, plus forte et mieux défendue, attenant à l'habitation, en tenait lieu, Ces châteaux — construits probablement après les grandes guerres du XVE siècle, Guerres avec le Duc de Lorraine (1427, 1473, 1489), Guerre des Rois (1444), Guerre des Hussites (1432), ravages de Charles le Téméraire (1473), c'est-à-dire à une époque de richesse relative, où la main d'œuvre était à bon marché — ont un plan harmonieux et très étudié, un appa­ reil de murs tellement soigné qu'il est venu jusqu'à nous presque intact, et une LES MAISONS FORTES DE LA MOSELLE assiette choisie dans un site marécageux ou facile à entourer d'eau. Je citerai au hasard, Mardigny, Chàteau-Vouê, , , Énnery, Blettange, Hau- concouru Mensberg et le Château Fabert à Moulins. Ce ne sont plus les forteresses de l'ère précédente, Rodemack, Sierck, Prény, Nomeny, Dieulouard, conçues près qu'avec luxe, au moins avec une grande largeur de vues et de moyens ; ce sont des châteaux appartenant à de moins grands seigneurs, construits avec soin mais avec économie, et qui, somme toute, au dire des annales, ont parfaitement rempli leur rôle. Ces deux types — blockhaus en pierre du XIVe siècle, quadrilatère massif à quatre tours du XVe siècle — se sont d'abord partagé la faveur des proprié­ taires campagnards du XVIe siècle. Ils en ont tiré une série de variantes qui ré­ pondent toutes au même but : maintenir et défendre contre les bandes armées une grande exploitation agricole.

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Les premiers et les plus pressés parmi ces gentilshommes campagnards se sont servis des châteaux de l'époque antérieure solidement organisés et cons­ truits, et les ont fait précéder, en avant du pont-levis, d'une basse-cour fermée par une courtine garnie de tours basses et plus éloignées l'une de l'autre que dans le château déjà existant. Ce château forme le réduit de l'ensemble et resta la demeure du propriétaire. Dans l'avant-cour, vaste mais peu défendue, seront dressés les bâtiments de. l'exploitation agricole, qui était du reste assez proche de la nôtre : écuries, marcaireries, granges et pressoir, dépendances qui s'ap­ puient directement aux courtines et ne laissent ainsi plus de place au chemin de ronde, tant apprécié dans le château fort du style précédent. L'entrée enfin, se fera comme dans l'ancien château, par un double porche contenant la grande porte et le portillon, mais percé librement dans la muraille, sans défense de tours ni de mâchicoulis. Elle franchira un fossé peu profond enveloppant l'ensemble et se reliant au fossé plus important de l'ancien château. Ce type se retrouve nettement entre autres, aux châteaux de Port-sur-Seille, de Louvigny, d'An- cerville, de Blettange, des Étangs, de Hayes et dans les substructions de celui de . D'autres esprits plus pratiques transformèrent le vieux carré massif du château du XVe siècle en l'étirant en tous sens et en y logeant directement les dépendances. Les courtines et les tours furent réduites d'épaisseur et de hau­ teur et perdirent — comme à Woippy — leurs créneaux. La distance entre les tours, de vin^t à trente mètres à la belle époque, fut augmentée jusqu'à qua­ rante et cinquante mètres, ce qui eut pour premier effet de diminuer l'efficacité de leur flanquement. Et, comme dans le type précédent, les bâtiments d'exploi- tion s'adossant aux murs en firent disparaître le chemin de ronde et donnèrent 574 LES MAISONS FORTES DE LA MOSELLE

à l'ensemble cet aspect aveugle, sourd et bien clos qui reste attaché encore à tant de fermes lorraines. Tels sont entre autres — abstraction faite des perce­ ments de fenêtres au siècle suivant — les châteaux de Luttange, Blettangc, Bionville, Armaucouri, Hauconcoiirt, et même Grosycux qui ne fut bâti par Regnaud de Goz qu'en 1594, sur des plans anciens. (1).

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Ce n'étaient là encore, au début du XVIe siècle que des transformations ou des modifications d'un type ancien. Le modèle propre de la maison-forte, créé spécialement dans ce but sans utiliser de constructions antérieures, ne semble être apparu qu'au milieu du XVIe siècle et avoir connu aussitôt, surtout dans la vallée de la Seille, une grande popularité, Le château fort du haut moyen âge destiné à résister au besoin à une armée, était caractérisé par un donjon for­ mant réduit et une enceinte continue flanquée de tours. Le propriétaire du XVIe siècle qui n'aura plus affaire qu'aux petites armées des « bandes » irrégulières va reprendre ce principe en l'adaptant à ses besoins. Au milieu d'une vaste cour contenant les dépendances, généralement carrée, flanquée à chaque angle de tours rondes de faible valeur et destinées uniquement à fournir des flanque- ments, l'architecte élève une massive maison haute et carrée comportant tou­ jours deux étages. C'est l'habitation du maître du logis. Elle ne fait pas exacte­ ment office de donjon, car elle s'ouvre à l'extérieur par de larges baies Renais­ sance à meneaux, et la tourelle octogone qui la flanque parfois n'est là que pour contenir l'escalier. Seulement au dernier étage, ce massif rectangulaire se termine presque toujours par un grenier garni de fenêtres à volets et couvert par un toit de tuiles à faible pente. La fenêtre à volet (lequel se rabattait autour d'une charnière horizontale portée par deux corbeaux de pierre), a dû être usitée depuis le temps immémorial où le soldat a porté un casque. Le tireur, en effet — d'arc ou d'arbalète ou d'arquebuse — préparait son arme derrière le volet

(i) Cet anachronisme n'était pas rare du reste. Le style en province suivait très lentement la mode de l'époque, et l'on a cons­ truit dans le système ogival du xve siècle jusqu'aux dernières années du xvie. Dans la maison-forte d'Aulnois, commencée en 1450 et continuée en 1510, la chapelle castrale est du gothique flamboyant, quoiqu'elle ait été construite au plus tôt à cette dernière date. De même dans les « Heures de Notre-Dame », imprimées par Abraham Fabert en 1599, et dont un exemplaire est conservé à la Bibliothèque de Metz, les paysages illustrant les mois d'avril, mai, juin, septembre et décembre, comprennent chaque fois un château isolé dans la campagne, dans lequel, malgré la fantaisie du décor, il est facile de reconnaître le style du xve siècle. Celui de juin est même précédé d'une ferme dans une avant-cour fortifiée, suivant le premier système des maisons-fortes, et un autre possède la même basse-cour extérieure en palissades avec accès par un porche en pierre muni d'un pont-levis. Il était d'évi­ dence même de faire servir les châteaux anciens aux besoins de l'exploitation nouvelle. LES MAISONS FORTES DE LA MOSELLE 575

rabattu et percé à son centre d'un œilleton, et dès qu'il apercevait un but à portée de tir, il repoussait le volet d'un coup de tête, lâchait le coup de son arme, et» se reculant brusquement, laissait le volet se rabattre sur la fenêtre et le masquer. La fenêtre à volet semble avoir cédé au créneau et au merlon durant le moyen âge, mais elle a reparu avec une nouvelle faveur au milieu du XVe siècle avec l'apparition de l'arbalète et du mousquet qui se prêtaient mieux à son usage. Cette demeure centrale, n'était nullement dépourvue de confort, suivant le goût du temps ; en fait, elle était installée avec autant de luxe que les grands châteaux de la période précédente. Si le rez-de-chaussée était dallé, il contenait toujours dans la grande salle, une cheminée à hotte sculptée, quelquefois à colon- nettes gothiques, plus souvent dans ce large style Renaissance rustique, dont les modèles se retrouvent fréquents dans nos campagnes. La cheminée du rez-de- chaussée se répétait au premier étage, lequel était carrelé en briques. Dans les maisons fortes les plus anciennes, le rez-de-chaussée était voûté, tandis que les plafonds du premier étaient garnis de solives de chêne apparentes. Des portes de chêne à gros ferrements s'ouvraient dans toutes les pièces, et le3 fe­ nêtres étaient garnies de volets et de bancs dans leur embrasure. A l'extérieur, la maison du maître donnait sur la cour par un perron à plusieurs marches. Les fenêtres à meneaux du rez-de-chaussée étaient garnies de grilles en fer et pourvues de volets intérieurs. La porte d'entrée, que ne défend plus aucun mâchicoulis, est massive et renforcée de ferrures. Souvent elle s'ouvre sur une tourelle ronde ou octogone accolée à la maison et destinée, par un artifice assez primitif, à contenir l'escalier. Au début du XVIIe siècle, l'architecte d'une demeure des champs, même soignée, ne savait pas encore y inclure une cage d'escalier. De là la nécessité d'une tourelle spéciale. Mais pas plus que la maison avec laquelle elle faisait corps, elle n'était destinée à la défense. Tout au plus, comme à , était-elle percée au dernier étage par des fenêtres à volets. Quant à la cour, c'était déjà exactement la basse-cour d'une ferme d'au­ jourd'hui : écuries, marcaireries, granges, pressoir s'appuyaient directement aux murs, mais sans avoir jour à l'extérieur que par d'étroites ouvertures grillées* et il y avait certainement comme aujourd'hui un immense tas de fumier au milieu. Dans un coin, à côté du puits, s'élevait toujours le pigeonnier, symbole bénin et inoffensif de la puissance seigneuriale, que le propriétaire, si insigni­ fiant fût-il, gardait en raison de cela avec une fierté jalouse. Quelquefois, le pigeonnier servait à la défense : il était alors carré et planté dans l'un des angles, comme à Âjotxot.rt et à . Mais la protection classique de la maison forte rurale était le quadrilatère formé par les murs de ses dépendances, dominé par la haute maison d i maître, entouré d'un fossé rempli d'eau et flanqué de quatre tours pareilles, rondes et basses, percées de meurtrières ovales et coiffées d'un toit-éteignoir en tuiles, comme le sont encore celles du château de Woippy. Une seule entrée donnait accès dans cette enceinte 576 LES MAISONS FORTES DE LA MOSELLE en franchissant un fossé sur un pont dormant qui avait presque partout remplacé le pont-levis. Elle se composait, par une réminiscence de l'époque précédente, d'un grand portail auquel était accolé un portillon pour les piétons. Quelquefois, comme à Fleury, cette entrée se faisait par un pavillon, lequel pouvait loger alors un pont-levis et une herse. Le plus souvent, l'entrée donnait directement accès dans la cour, par un porche orné de bossages vermiculés. Ainsi à Pouilly, à Pagny~les~Goin, à et à Graincourt, dont le portail porte cepen­ dant la date de 1726. A l'extérieur de la cour s'étendaient les vergers et jardins nécessaires à la vie agricole. Mais, alors que les fermes actuelles cherchent à prendre jour par plusieurs issues, ici toutes les dépendances, sans exception, étaient rassemblées dans l'enceinte carrée qui fermait la cour et ne prenaient jour au dehors, quand il le fallait, que par d'étroites ouvertures grillées. Le seul accès à cette cour était l'unique portail d'entrée, peu flanqué mais facile à surveiller, et par où passait, en toute circonstance, le courant de la circulation. En cas d'alerte, on y faisait rentrer gens et troupeaux — voire ceux du village si l'alerte était grave — puis la grande porte massive était fermée et assujettie par des barres dont les encoches se voient encore dans les chambranles de pierre, et la maison forte, close et muette, attendait l'ennemi.

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Elle se présentait à lui sous la forme d'un quadrilatère aveugle, flanqué de tours basses et percé d'une seule porte. L'ennemi, c'était la bande d'aven­ turiers ou de déserteurs pillards, sans canon, sans moyens de siège, mais avec l'expérience des vieux soldats. Contre un tel obstacle, difficile à aborder mais de peu de résistance, cet ennemi ne pouvait agir que par attaque brusquée. Occu­ pant donc l'attention de l'assiégé par des démonstrations sur les quatre faces de l'enceinte, il ramassait à la hâte les échelles, les chariots, les matelas et les bottes de foin du village abandonné, afin de donner l'assaut. Le seigneur de son côté, une fois le village abandonné ou forcé, et ses habi­ tants réfugiés dans la maison forte avec leurs ressources, se trouvait à la tête d'une troupe nombreuse mais peu expérimentée, où ne figuraient, comme unités de valeur, que de rares vieux soldats retraités ou des chasseurs rustiques. Il les plaçait avec des mousquets ou des arquebuses aux meurtrières, c'est-à-dire dans les tourelles et dans le grenier de sa maison, voire sur certaines toitures basses effleurant les murs. Le reste de la population mâle, armée vaille que vaille de piques et de fourches, était chargée de garnir les murs, soit en grimpant sur les toits, soit en se haussant à leur niveau par des chariots ou de simples échelles. Le but de l'attaque étant de forcer la porte, ou à défaut l'un des côtés de l'enceinte en produisant un effet d'intimidation ou de surprise, l'assaillant lançait LES MAISONS FORTES DE LA MOSELLE 577

en même temps toutes ses troupes en les abritant derrière des chariots, des matelas, des bottes de foin et des fagots, avec mission de combler le fossé le moins profond et de pousser ensuite un chariot par dessus ce pont improvisé jusqu'au pied du mur dont il faciliterait l'escalade. En même temps des échelles devaient être appliquées de part et d'autre de ce point, pendant que le portail d'entrée était ébranlé à coups de madrier, assénés par des hommes abrités der­ rière des chariots. Mais la troupe d'assaut, une fois démasquée et ébranlée, avant même de rencontrer le fossé d'enceinte, était exposée au feu d'ensemble de la maison forte» Prise d'enfilade par la mousqueterie des tours d'angle, elle l'était de face par les tireurs des toits et surtout par ceux du grenier de l'habitation embusqués derrière les fenêtres à volets et tirant à l'abri par dessus les murs d'enceinte. Si celle-ci était assez haute, si le fossé était bien rempli d'eau, si la garnison du village était décidée à vendre chèrement sa vie et si elle était commandée par un homme de cœur, l'agresseur arrivait difficilement à la crête du mur où il était reçu à coups de pique par une troupe nombreuse, qui remplissait facile­ ment ses vides. Alors l'assaillant ayant perdu du monde, rebuté devant cet obstacle imprévu, se retirait aussi vite qu'il était venu, pour chercher plus loin une proie plus facile, car il avait besoin de se ravitailler rapidement et il n'entrait pas dans ses plans de s'éterniser à un siège. Si au contraire, les paysans de la garnison étaient démoralisés ou mal dirigés» un assaillant énergique pouvait forcer un point de l'enceinte, chasser les défen­ seurs de cette courtine et se répandre alors dans la cour en torrent irrésistible, avec toutes les conséquences de massacre et de pillage que nous ont transmis les planches immortelles de Callot. La maison forte en effet, ne se défendait que par et pour son enceinte. C'est pourquoi elle y concentrait tous ses moyens de résistance. L'habitation du seigneur elle-même concourait à interdire les abords de l'enceinte par la fusillade de son grenier. Mais, à l'inverse des types précédents, elle ne constituait qu'un dérisoire réduit. Une fois l'enceinte forcée et la cour envahie, ni son perron, ni ses grandes fenêtres à meneaux ne pouvaient longtemps résister à un ennemi occupant la cour avec toutes ses ressources et déjà plus qu'à moitié victorieux. L'enceinte extérieure devait donc rester invio­ lable et toute la défense visait à en battre les abords. Etant donné le genre des assaillants à craindre — bandes volantes organisées pour piller des maisons rurales, plutôt que pour faire un siège — il est certain que la maison forte ainsi conçue était le moyen le plus économique de réaliser ce programme. Et l'ennemi, une fois disparu, elle reprenait, sans nouveaux frais, son rôle de ferme.

Les maisons fortes de ce type sont très fréquentes dans la vallée de la Seille, probablement par suite de la fertilité de son sol qui y a fait naître de très 578 LES MAISONS FORTES DE LA MOSELLE nombreuses exploitations agricoles, et par le fait que cette dépression encadrée de collines de faible relief, offrait aux armées allant du Sud au Nord, de la région de Nancy vers Metz, , et Trêves, un passage de parcours plus facile et mieux ravitaillé que la route coupée de défilés qui longeait la Moselle. Cette même contrée voyait d'ailleurs passer sur les voies romaines de Metz à par Delme, et du Hiéraple à Scarpone par et Louvigny, les cou­ rants commerciaux les plus importants du pays. Quoi qu'il en soit, il n'est pas un village de la vallée de la Seille qui ne soit groupé autour de sa maison forte, comme de son église et celle-ci est souvent moins ancienne que celle-là. Citons ici, pour le type le plus ancien : celle de Port-sur-Seille où une véritable forteresse avec une enceinte de six tours groupées autour d'un massif donjon carré datant de 1340, s'est muée — vers 1550 — en maison forte ; celle d'Aulnois, dont la grosse tour ronde est le reste d'un château commencé en 1450, continué en 1510, par une maison forte à cinq étages dont le dernier était garni de fenêtres à volets, et qui s'élevait au milieu d'une enceinte dont il reste trois tours rondes ; puis parmi celles du dernier type qui nous occupe spécialement ici : la maison forte d'Ajoncourt, dont l'habitation carrée à deux étages voûtés, percés de belles fenêtres à meneaux du début de XVIe siècle, est accolée d'une tourelle d'escalier octogone et se dresse dans une cour carrée flanquée de deux tours rondes et d'un pigeonnier carré. A cet ensemble s'annexait, pour le village, une vaste enceinte dont il reste deux tours d'un type très tardif. Voici Coin-les- et Pommérieux, voisines, et dont le type plus modeste se borne à la grande habitation carrée s'élevant dans une cour flanquée de tourelles rondes. Ce même type survit dans la maison forte de Delme, qui possède un porche d'entrée et un beau perron, et dans celle de Saint-Martin, près Thézey, dont l'habitation est très soignée. De même à Chesny, où, comme à Delme, le pigeonnier constitue une tour de défense : et plus loin à Villers-Laqaenexy dont l'habitation est accolée à l'enceinte et dont le portail d'entrée est surmonté d'une couronne de mâchi­ coulis. Voici encore, dans un style moins marqué par suite des ravages du temps, les maisons fortes d'Orly près Metz, dont l'habitation défendait l'en­ trée, de Prayelle sa voisine, aux belles salles voûtées et garnies de larges chemi­ nées, de Sivry près Nomeny, où ont survécu principalement les tours d'enceinte, de Hayes près Boulay, dont l'enceinte était vaste et les tours de flanquement très hautes, et même de Borny près Metz, où seule la maison d'habitation carrée reste reconnaissable. Deux autres maisons fortes enfin doivent être retenues pour la clarté de leur plan et le soin de leur exécution. Ce sont la maison forte de Romécourt près de , construite en 1509, habitation carrée s'élevant dans une vaste enceinte flanquée de tours, carrées également, et interrompue à l'Est et à l'Ouest par deux belles portes ornées de bossages, et la maison forte de Montigny-la- Grange^ près d', conçue en 1574 dans un style analogue, mais LES MAISONS FORTES DE LA MOSELLE 579

dont le constructeur, faute d'argent peut être, s'est borné à achever la façade d'entrée, composée d'une porterie et de deux gros pavillons carrés, le reste du quadrilatère étant entouré d'un important fossé de douze mètres de largeur.

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Ce plan d'enceinte à grand enveloppement, flanquée de gros pavillons carrés, semble avoir répondu plutôt au désir de se bien loger qu'à celui de bien se défendre, les tourelles rondes de l'âge précédent étant manifestement les plus économiques. Dans ce dernier type, voici Ponge, dont l'ancienne maison forte, ferme aujourd'hui, obéit à un plan rigide de flanquement par quatre forts pavillons carrés. De même Jallancourt, dont les pavillons d'angle de la vaste enceinte sont très dégradés, mais qui a gardé un pavillon carré d'entrée muni d'un somptueux portail. Voici enfin Cherisey, très ancienne forteresse complètement remaniée vers 1511, et dont la maison d'habitation faisant tran­ sition vers un type repris beaucoup plus tard, occupe tout un côté de l'enceinte et se trouve ainsi flanquée, comme certains châteaux modernes, par ses deux pavillons carrés. Observons ici que pareille disposition est appliquée à la maison forte d'Hannoneelles dans la Woëvre et à celle de Saulxures-les-Bulgnéville dans les Vosges.

Quelquefois, le constructeur voulant rester fidèle au type du blockhaus en pierre du XIVe siècle, tout en maintenant l'enceinte carrée, donnait plus de force à la maison d'habitation en la flanquant directement de tours carrées. Pareille disposition se voit encore nettement à , à , à Lesse, à Vernéville, à la Malmaison près de Jarny, à Moyeuvre, et dans l'ancienne portion du château d'Arry. La maison forte de la Grande Thury% près Woippy, construite en 1586, dans le même type, n'a conservé qu'une de ses tours, et quant à celle d'Urville, datant de 1568, elle a reçu, même avant les lourdes marques de la faveur impériale, des embellissements qui la rendent à peine reconnaissable. Il y eu enfin des constructeurs visant à l'économie qui, dans ce type, ont laissé tomber la moitié des défenses en ne gardant au réduit carré que deux tours en diagonale, juste suffisantes pour battre les quatre faces. Voici dans ce style, assez grossièrement conçues, Jouy sur la Moselle et Pétange près Boulay, puis, dans un style plus soigné, la maison forte de Dastroff, celle de , et enfin, sur un plan plus étendu, celle de La Haute-Bévoye, près . Beaucoup de propriétaires enfin, soit qu'ils n'habitassent pas eux-mêmes leur exploitation agricole, soit qu'ils jugeassent inutile d'y faire les frais d'une 58o LES MAISONS FORTES DE LA MOSELLE

défense soignée, y supprimèrent les tours, en ne gardant que l'enceinte entourée d'un fossé plus ou moins rempli d'eau, et réduisirent la maison forte à sa plus simple expression. Les types très nombreux de cette classe, déjà presqu'exclusi- vement fermes à l'origine, le sont devenus complètement depuis et ne tranchent plus que faiblement sur d'autres fermes plus récentes. Ainsi à Béoncourt, à Manhoué, à Lesse et à Sorbey, où il y en avait deux, à Domangeville, à -sur~la~Nied, et autour de Metz : à Hauterive, Marly, Blory, La Grange-Mercier, La Horgne-au-Sablon, Bradin, Tournebride, La Grange—aux Dames et même Les Bordes. Ainsi a disparu peu à peu la maison forte lorraine, fondue pour son immense majorité dans la classe agricole à laquelle elle appartenait dès l'origine par sa destination fondamentale, et se haussant péniblement pour le reste vers une uti­ lisation plus relevée de «maison des champs.»

Il resterait à définir encore la maison forte dans l'espace et dans le temps. L'espace que les maisons fortes occupent sur la carte monumentale de la France ne se borne nécessairement pas à la Moselle. Nous avons vu, en effet, dans quelles vicissitudes politiques et économiques elle a pris naissance et il est tout naturel de la retrouver dans toutes les contrées où s'est manifesté ce même désir du gentilhomme campagnard de résider dans ses terres et de les cultiver malgré le flot des invasions et le passage des bandes armées. Une pareille conjonction de circonstances s'est produite souvent ailleurs qu'en Lorraine dans le cours des âges; mais elle a été particulièrement fréquente, et l'on pour­ rait dire permanente, dans toute la France de l'Est. Nous trouverons donc des maisons fortes dans toute la Lorraine à commen­ cer par la vallée de la Seille hors de notre département, par exemple à Arman- court déjà cité, à , à Thézey, à Phlin et à Mailly, où elles se sont installées dans de fortes constructions du XIVe siècle, à Sivry déjà cité, à Villers-

e les-Prudhomme, à Ville~au~Val9 transformé au XVIII siècle, et à Clémery res­ tauré au XIXe, pour le type de l'enceinte carrée à quatre tours. Nous trouvons un peu partout le type économique sans tours, à Abaucourt, à Jeandelaincourt ou à Brin. Manoncourt, Lixières et Morey enfin possèdent la maison forte carrée flanquée de quatre tourelles et Bézaumont le type économique réduit au flanquement de deux tours en diagonale. Mais il y en a tout au long des campagnes lorraines, des Faucilles aux Ardennes ou aux Vosges. Au fond du Bassigny, par exemple, la maison forte de Saint-Baslemont nous montre le vaste type du XVe siècle à grosses tours rondes, celle de Saulxures, près Bul- gnéville, le type à grand enveloppement, celle de Houécourt, près Châtenois, le type de l'habitation carrée, accolée de quatre tours carrées et celle de Ger- mainvilliers, près Lamarche, ce même bâtiment où il n'en reste plus que deux. LES MAISONS FORTES DE LA MOSELLE 58i

Voici encore, tout au nord de la Lorraine, la maison forte du Charmois près Mouzay, dans la Meuse, ou celle de Landreville qui relèvent de la même conception. La Haute-Marne, l'Aube et la Champagne, marches de l'Est ouvertes au passage des armées, en montrent également des spécimens indifféremment répandus vers l'ouest. Mais celui de la maison forte propre­ ment lorraine se reconnaît d'abord à sa fréquence, car elle apparaît au milieu de chaque village ancien, et à sa simplicité qui n'en fait souvent plus qu'un groupe de bâtiments placés en carré, accessibles par une seule entrée et gardant cet aspect sobre, rigide, quasi-mathématique, qui convenait aux constructions d'une vieille province militaire. *

Il est donc d'autant plus curieux de constater que ce domaine de la maison forte, si flottant et si étendu à l'Ouest, s'arrête brusquement à l'Est sur une ligne jalonnée par les châteaux de Roussy, Hombourg, , Dalem, , Fenetrange, Saareck, ligne qui se trouve par une coïncidence intéressante être sensiblement en Lorraine la ligne frontière des langues. En réalité ce n'est pas là une coïncidence bornée aux châteaux, car le touriste qui suit les routes menant vers l'Est, une fois passé le Kern, la Nied française et la région des Etangs, s'aperçoit sans peine, en traversant les villages, et en même temps qu'il saisit les intonations du patois lorrain allemand, de la différence de disposition des maisons en regard de celles de la Lorraine de langue française. Il y règne des couleurs plus vives, un ordre plus rigide et un air général de robustesse, de rudesse et de propreté, en somme une mentalité différente. Mais plus grande encore est l'opposition entre le style des quelques châteaux de cette zone avec celui des innombrables maisons fortes des vallées de la Moselle et de la Seille. Là, plus de maisons villageoises se groupant autour d'une maison-forte ou d'une église fortifiée. Plus de villages à la rue unique, simple de disposition et facile à défendre. Il est vraisemblable que la région de langue allemande découpée en terres et possessions très vastes et appartenant souvent à des biens d'Eglise ou a de puissants vassaux de l'Empire, voire au Duché de Lorraine, a dû à cette circonstance d'arriver ainsi organisée jusqu'au XVIIIe siècle avant de voir se former sur son territoire la moyenne propriété et les nombreux villages que nous y voyons aujourd'hui. De fait le style de ses maisons, aisé et soigné, ne les fait pas remonter au delà de la fin du XVIIe siècle, époque où dans la Lorraine rendue au calme, le propriétaire campagnard n'avait plus guère de raisons de se défendre. De là vient que les rares châteaux, dont les six cités plus haut, sont importants et construits avec soin, qu'ils sont restés isolés dans la campagne et qu'ils trahissent tous la résidence de seigneurs puissants. Leurs dispositions et leur style les appa­ rentent d'ailleurs aux forteresses féodales que nous avons trouvées en Lorraine 582 LES MAISONS FORTES DE LA MOSELLE au XIVe siècle. Mais avec une différence. Au rebours de la forteresse de la Lor­ raine occidentale, celle de la région orientale est une construction massive, du genre polygonal, sans donjon, sans courtines étendues, sans tours de flanque- irient. Ses murs, très élevés, abritent des locaux d'habitation qui s'y appuient de toutes parts, enclosant une étroite cour centrale. L'un des exemples les mieux conservés de ce type est la château de Freistroff, énorme masse polygonale de bâtiments élevés, aux murs épais, enserrant une cour où la Renaissance a laissé deux charmantes tourelles d'escalier. En réalité, tout cet ensemble, masse des bâtiments robuste mais sans harmonie, fenêtres percées au hasard, étroite cour intérieure, voire toits immenses et raides, tout, jusqu'à la touche Renais­ sance essayant d'ajouter quelque grâce à l'ensemble, tout rappelle d'une façon saisissante l'aspect et les caractères du burg allemand, non pas du burg pit­ toresque des bords du Rhin, mais du vieux château vaste, rude et informe, que l'on rencontre dans toutes les campagnes de la terre allemande. Ce sont bien, en effet, des plans allemands qui ont servi à leur construction. Si les comtes de Saint-Pol, constructeurs de Roussy, vivaient surtout, en effet, dans les Pays-Bas wallons, les seigneurs de Rodemach, les Créhange qui ont bâti la vieille partie de Hombourg, les sires de Varsberg pour Freistroff, les sires de Bérus pour Dalem, comme les seigneurs de Fénétrange, avaient apporté d'Allemagne leur système de fortification. Or, ce système procédait de nécessités différentes. Elevé par de grands féodaux dans un site fortifié naturellement, généralement sur un rocher, le château-fort allemand n'avait ni la place de s'étendre rationnellement, ni le besoin de se créer des flanque- ments. Un système polygonal de murs élevés, construits au ras de l'escarpe­ ment et groupés autour d'un donjon, suffisait largement à le mettre à l'abri de l'escalade ou même des machines qui ont précédé le canon. De là la disparition des tours de flanquement inutiles, même pour défendre le portail d'entrée, le château entier, du fait de l'escarpement naturel et de la hauteur de ses murs, se présentant comme un bloc abrupt et inaccessible. Il est aisé de se représenter qu'en effet, les châteaux construits sur les gigantesques tables de rochers de , de Hoh-Barr ou de Dabo étaient pratiquement imprenables. Ces prin­ cipes venus de l'Est semblent avoir présidé par extension à la construction de grands châteaux comme Freistroff et Dalem, où le site, du reste, a donné tort à l'architecte, car ces masses de grand développement, mal flanquées et posées sur une prairie plate, n'auraient pas résisté longtemps même à l'escalade. Quoi qu'il en soit, la ligne des langues représente la limite au delà de la­ quelle ¡1 ne faut plus chercher vers l'Est la maison forte lorraine.

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Qu'est devenue, d'autre part, la maison forte au cours du temps, au long des années plus paisibles du XVIIIe siècle ? LES MAISONS FORTES DE LA MOSELLE 583

Il semble que pendant longtemps la hantise de la demeure aveugle, bien défendue et tournant le dos à l'extérieur, ait habité l'esprit de nos pères, même aux époques où ce luxe de précautions était devenu inutile. L'ancien donjon, le réduit carré où se concentrait l'habitation a inspiré encore bien des imitations. Nous en voyons une bien typique à Gouy, près d'Antilly, où une maison carrée encore massive a remplacé l'ancien réduit du XVIe siècle, et une autre à Ponti~

9 gnyt où s'élève au milieu du village un véritable donjon construit au XVIII siècle et percé de trois étages d'élégantes fenêtres. Gouy et Pontigny sont des fermes d'un style plus relevé, mais encore de destination agricole. On y a gardé le vieux réduit carré en se contentant de l'aérer par de grandes fenêtres à petits carreaux. Plus intéressantes sont les transformations atteignant l'ensemble de la maison. Celle-ci devient alors un simple corps de logis carré où l'ardoise du toit, seule, met une note de recherche, flanqué des quatre tourelles carrées aussi, qui sont une réminiscence des tourelles de défense, mais qui n'ont plus qu'un rôle décoratif. Ce type fait l'office, non plus de réduit d'habitation comme dans l'ancienne ferme fortifiée, mais de simple maison des champs que son propriétaire a bâtie sur les plans de ses pères. Bientôt ce dernier caractère s'af­ firmera par l'évolution des tourelles qui, percées comme le corps de logis de grandes fenêtres, prennent figure de pavillons décoratifs. Quelques années encore de paix, et le corps de logis s'allonge, laisse tomber deux de ces pavillons pour former avec les autres une véritable façade de style, et donne naissance à la « maison des champs » du XVIIIe siècle, Ainsi à Vany et à Antilly, où le corps de logis est encore carré, à Oberfing, à Hellering et à Puttelange en plein pays de patois allemand, à Chelaincourt près , à Sillegny près Boulay, où il s'est allongé pour former une façade quasi classique.

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Les autres accessoires de défense de la maison forte, moins importants pour cette existence nouvelle de la paix, se sont peu à peu atrophiés. Si, pour des raisons évidentes, la grande porte du mur d'enceinte est géné­ ralement arrivée jusqu'à nous, ses tourelles d'angle ont moins résisté à l'atmos­ phère de la paix, puisqu'elles ne servaient qu'à la défense. Leurs filles sont cependant nombreuses encore — bien que moins robustes d'aspect — dans les fermes de construction postérieure, et souvent elles ont conservé de naïves et touchantes répliques de leurs meurtrières d'antan. La maison forte de Gony montre ainsi aux angles de l'enceinte qui enclôt la cour et le jardin, quatre tou­ relles carrées, très effilées, très distantes l'une de l'autre, et qui «voyaient» la courtine par de mignonnes meurtrières, plutôt qu'elles ne la flanquaient. La ferme de Silvange entre et en possède encore deux, carrées aussi — c'est la caractéristique de l'époque — très hautes et coif- 584 LES MAISONS FORTES DE LA MOSELLE

fées d'un toit plat. Et il n'est pas jusqu'à l'ancien château de Picard, près Sarrelouis, que l'on dit bâti par Vauban pour s'y loger pendant qu'il construi­ sait la forteresse, qui ne présente une tourelle en réduction à chaque angle de son mur d'enceinte. Notons la même disposition en diminutif dans le charmant presbytère de Hayes bâti tout entier au XVIIIe siècle. Ailleurs, elles ont suivi la mode. A Coin-sur-Seille, l'architecte, en rénovant la vieille maison forte des Gournay, a coiffé les quatre tourelles de l'enceinte d'un ravissant toit rococo. Alors qu'à Mardigny, un original les a décollées du mur et rempla­ cées par de singulières chandelles minces qui datent peut-être du XIXe siècle. Mais le type le plus naïf est certainement celui des deux tourelles de la ferme de La Horgne, près de Peltre, petits joujoux ronds et bas, couverts d'un toit presque plat, ayant perdu toute apparence guerrière, et ne répondant plus qu'à la tradition qui voulait qu'avant tout la porte d'entrée fût flanquée, pour qu'elle fût défendue. Il n'est pas jusqu'aux fenêtres à volets de la défense qui n'aient trouvé des successeurs pacifiques dans les petites fenêtres de style Renaissance ou XVIIIe du dernier étage, si communes dans les habitations de cette époque, même en ville : elles éclairent des greniers, ce que les mansardes ont fait ensuite en donnant plus d'allure au toit, et finalement, elles ont souvent cédé le pas à l*œil-de-bœuf rond, beaucoup mieux adapté à sa fonction, et qui se retrouve dans nombre de maisons de paysans. D'autres maisons fortes bénéficièrent de la fortune qui sourit à leurs pro­ priétaires, et se muèrent en véritables châteaux dans le goût de l'époque. Ainsi à Grosyeux, à Gain et à Sailly, où l'on ne garda du vieux bâtiment carré que trois corps de logis flanqués des deux grosses tours du XVe siècle, en abattant le quatrième côté du carré et en crééant dans la cour ainsi aérée une façade Louis XIV ; ou à Ladonchamps, où le XVIIIe siècle après avoir aéré le corps de logis à l'aide des grandes fenêtres de l'époque, s'est amusé à en couronner le toit avec un pastiche d'échauguettes et de créneaux. Voici Coin-sur-Seille et Arry qui ont été traitées à peu près de même. Coin, aux fondations romaines, dit-on, garde une charmante tourelle d'escalier Renaissance accolée à la vieille maison forte carrée que le XVIIIe siècle avait percée de hautes baies à petits carreaux. Non content d'y faire ainsi entrer le jour, il la prolongea de deux ailes à deux étages, puis de deux ailes basses à un seul, toutes mansardées comme le centre, créant ainsi une façade classique sur de belles terrasses des­ cendant sur la Seille qui ont remplacé le vieux mur d'enceinte. A Arry, la maison forte centrale a même gardé ses quatre tourelles carrées, les ailes laté­ rales ont reçu des terrasses avec balustres, et c'est un perron à rampe de fer élégante qui accède à l'ancien rez-de-chaussée, très surélevé sur les fossés ; et comme à Coin, le mur d'enceinte a fait place à des terrasses. Ailleurs enfinf le XVIIIe siècle a été plus radical. A Aulnois l'ancienne maison forte a été vidée de haut en bas de ses cinq étages pour loger une vaste cage d'escalier à LES MAISONS FORTES DE LA MOSELLE 5Ô5 hautes fenêtres desservant un grand château de style que Boffrand lui a accolé de toutes pièces en 1726. A Hombourg, l'ancienne forteresse des Créhange a vu tomber en 1719 un de ses côtés pour faire place à une majestueuse façade flanquée de deux tours rondes, et qui ne laisse rien à désirer pour la pureté du style. Mais ces dispositifs nouveaux ne sont déjà plus des transformations : ils équivalent à accoler à l'ancienne maison-forte une grande construction de style qui relègue l'ancêtre dans l'ombre. Et, de fait, les autres demeures construites à la même époque sans la préoccupation d'utiliser d'anciens bâtiments, le somp­ tueux château de La Grange près Thionville, ou les délicieuses maisons des champs de Bazoncoart près Rémilly et surtout de Brieux près Maizières, n'ont plus gardé aucun des caractères de la maison forte. Ce sont d'élégantes maisons de plaisance qui auraient pu être construites par quelqu'homme de goût de l'époque actuelle.

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Mais ce sont là dans la masse des exceptions faciles à énumérer. Dans son immense majorité au contraire, évoluant en sens opposé de ces constructions de luxe, la ferme lorraine, fille de la maison forte, se consacrait à son rôle agri­ cole en se donnant de l'air et de l'espace. Le réduit central, là où il survit, devient exclusivement pacifique ; ou bien il est remplacé par une quelconque maison d'habitation sans caractère. Les dépendances débordent sur l'enceinte qu'elles font craquer, souvent en en renversant les tours. Les fossés, peu profonds, sont facilement comblés pour donner accès aux ouvertures nombreuses percées dans les nouveaux bâtiments. Tout au plus reste-t-il à l'ensemble l'ancien dispositif carré. Cette tradition survit encore dans la construction des grandes fermes créées au milieu des défrichements faits dans nos contrées vers 1840, mais alors avec cette caractéristique tout à fait nouvelle que de ce fait même ces fermes sont toujours isolées dans la campagne, alors que la vieille maison forte s'accolait d'office à un village. Notre époque enfin, toute pacifique, a laissé tomber les derniers emblèmes de l'angoisse de jadis. Les fermes de nos con­ trées, reconstruites sur plans nouveaux depuis la guerre, par leurs écuries et leurs vastes hangars ouverts et accessibles de toutes parts, encadrant une jolie habitation, ont abandonné toute arrière-pensée de défense, ne cherchant que les commodités dues à une grande exploitation agricole. Cette fois et définitive­ ment, la maison forte lorraine a vécu.

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Telles sont brièvement résumées, la naissance, les vicissitudes et le déclin de la maison forte en Moselle. Dans l'imposante galerie des monuments français, 586 LES MAISONS FORTES DE LA MOSELLE elle ne tient qu'une place modeste et insignifiante. Mais elle nous paraît mériter d'échapper à l'oubli, d'abord parce qu'elle forme un type caractéristique de la construction de notre contrée par ailleurs si pauvre en monuments ; ensuite» parce qu'elle est représentative d'une façon de vivre de nos pères et de la solu­ tion qu'ils ont ainsi donnée au, dur problème de leur existence ; enfin parce qu'elle nous paraît pétrie des qualités de l'âme lorraine, probe, patiente, fidèle et ennemie du luxe et de l'ostentation. Ces qualités modestes ne trouveraient pas à s'épanouir il est vrai, dans les manoirs ouverts et charmants de la Touraine ou de la Normandie ; à côté d'eux, notre maison forte lorraine ne paie pas de mine : elle ressemble aux gentilshommes campagnards ses maîtres, qui se trouvaient dépaysés lorsqu'ils se hasardaient à Versailles. Mais aux jours d'épreuve — la guerre l'a bien montré — le plus beau monument d'un pays n'est pas fait de pierres et de mortier, que balaie le souffle de la guerre ou celui du temps. Il est fait de la force et de l'union des cœurs qui battent sur ses frontières. A ce point de vue, avec les traditions de bravoure et de fidélité qu'elle représente, notre modeste maison forte lorraine n'est pas l'une des moins précieuses parmi les pierres qui composent l'har­ monieux monument de la France.