Cahiers de la recherche sur les droits fondamentaux

15 | 2017 Le corps humain saisi par le droit : entre liberté et propriété

Aurore Catherine, Amandine Cayol et Jean-Manuel Larralde (dir.)

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/crdf/535 DOI : 10.4000/crdf.535 ISSN : 2264-1246

Éditeur Presses universitaires de Caen

Édition imprimée Date de publication : 1 novembre 2017 ISBN : 978-2-84133-858-0 ISSN : 1634-8842

Référence électronique Aurore Catherine, Amandine Cayol et Jean-Manuel Larralde (dir.), Cahiers de la recherche sur les droits fondamentaux, 15 | 2017, « Le corps humain saisi par le droit : entre liberté et propriété » [En ligne], mis en ligne le 01 octobre 2019, consulté le 23 septembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/ crdf/535 ; DOI : https://doi.org/10.4000/crdf.535

Cahiers de la recherche sur les droits fondamentaux Comité de rédaction Éditorial par Aurore CATHERINE, Amandine CAYOL et Jean-Manuel LARRALDE ...... 7 L’objectif scientifique des Cahiers, présentés par le Dominique Custos Centre de recherche sur les droits fondamentaux et les évolutions Le corps humain saisi par le droit : entre liberté et propriété Jean-Manuel Larralde du droit, est de rendre compte de la variété des champs d’étude Xavier BIOY : Le corps humain et la dignité ...... 11 15 Cahiers relevant des droits fondamentaux, en s’ouvrant à des problé- matiques multiples et à des contributeurs provenant d’horizons Samuel ETOA : Corps humain et liberté ...... 19 Comité scientifique différents. Les Cahiers paraissent à raison d’un numéro par an, ...... de la Laurence Burgorgue-Larsen Bertrand LEMENNICIER : Éthique biomédicale et droit de propriété sur le corps humain 27 Recherche organisé autour d’un thème principal. Jean-Paul Costa Antoine TADROS : Le statut du donneur ...... 45 Lauréline Fontaine sur les Marie-Xavière CATTO : Des éléments du corps humain disponibles pour l’industrie pharmaceutique ? ...... 55 Constance Grewe Droits Étienne Picard Aloïse QUESNE : Le contrat de : entre ombre et lumière ...... 65 Hélène Ruiz Fabri

Armelle GOSSELIN-GORAND et Laurence MAUGER-VIELPEAU : Le corps mis à disposition : la gestation pour ondamentaux Frédéric Sudre autrui ...... 77 F ondamentaux Prochain numéro Paul Tavernier F Catherine Teitgen-Colly Gilles RAOUL-CORMEIL : Les utilités du corps d’autrui : le contrôle des autorités parentales et tutélaires . . . . 87 Les partis politiques roits no 15 Jean-Manuel LARRALDE : Le corps des personnes détenues : de l’objet de punition au respect de la personne . 97 D 17 Numéros précédents Comité de lecture Françoise CHASTANG : Contraintes du corps en psychiatrie ...... 107 Le corps humain saisi par le droit : Gilles Armand Corinne CHAPUT-LE BARS, Thierry CHARTRIN et Gilles RAOUL-CORMEIL : Naissances blanches – le deuil 1. La garantie juridictionnelle des droits fondamentaux François Julien-Laferrière périnatal entre propriété du corps de l’enfant et liberté du sujet ...... 115 entre liberté et propriété 2. Les titulaires particuliers des droits fondamentaux Jean-Manuel Larralde Gérard MÉMETEAU : Rapport de synthèse ...... 123 3. Surveiller et punir / Surveiller ou punir ? Jean-Christophe Le Coustumer 4. Quel avenir pour la laïcité cent ans après la loi de 1905 ? Marie-Joëlle Redor-Fichot Variétés echerche sur les sur echerche 5. L’enfant R Mamoud ZANI : Le Protocole additionnel à la Convention du Conseil de l’Europe pour la prévention du terrorisme 127 6. Pouvoirs exceptionnels et droits fondamentaux Carlos RUIZ MIGUEL : Concept, genèse et évolution de l’amparo : le modèle espagnol ...... 133 7. L’universalisme des droits en question(s). La Déclaration universelle des Droits de l'homme, Chroniques 60 ans après 8. La liberté d’expression Chronique de jurisprudence constitutionnelle française 2016 par Aurore CATHERINE, Anne-Sophie DENOLLE ahiers de laahiers 9. Conseil constitutionnel et droits fondamentaux et Eugénie DUVAL ...... 155 C 10. Esclavage et travail forcé Chronique de jurisprudence du droit des étrangers 2016 par Sarah BENHAMOUDA, Guillaume DUJARDIN et Grace GNOKAM ...... 177 11. Le droit de la famille en (r)évolutions Chronique de jurisprudence des droits numériques 2016-2017 par Quentin BUTAVAND, Léa DUVAL et 12. Droit et psychiatrie Yann PAQUIER ...... 189 13. Le droit d’asile 14. Urbanisme et droits fondamentaux Résumés ...... 201

Notes sur les auteurs ...... 209 Adresse de la rédaction

Centre de recherche Responsables de la publication : Jean-Manuel Larralde et Dominique Custos sur les droits fondamentaux et les évolutions du droit

Faculté de droit Université de Caen Normandie Esplanade de la paix CS 14032 14032 Caen CEDEX 5 Presses Tél. : 02 31 56 54 78 universitaires Fax : 02 31 56 54 79 ISSN : 1634-8842 Courriel : [email protected] ISBN : 978-2-84133-858-0 18 € de Caen Site Internet : http://www.unicaen.fr/recherche/mrsh/crdfed

Cahiers de la Recherche sur les Droits Fondamentaux Maquette de couverture : Cédric Lacherez

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ISSN : 1634-8842 ISBN : 978-2-84133-858-0

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Le corps humain saisi par le droit : entre liberté et propriété

2017 | no 15

Centre de recherche sur les droits fondamentaux et les évolutions du droit Université de Caen Normandie

Éditorial

Le colloque « Le corps humain saisi par le droit : entre liberté et propriété » qui s’est tenu à la faculté de droit de l’université Caen Normandie le 14 octobre 2016 a eu pour objet l’étude de la relation de la personne à son corps. Après une analyse théorique, plusieurs conflits d’intérêts suscitant aujourd’hui des difficultés particulières ont été spécialement étudiés. On présente traditionnellement le corps humain comme un aspect de la personne juridique, le principe de dignité constituant le mécanisme permettant à la fois la protection de l’intégrité physique et la limitation des droits sur son propre corps (Xavier Bioy). Il est aussi possible de considérer que la personne jouit d’une liberté sur son corps (Samuel Etoa), ce que suggère le concept d’autonomie personnelle développé par la Cour européenne des droits de l’homme. Le fait que le corps soit confondu avec la personne juridique dont il est le support est toutefois remis en cause depuis l’identification juridique des éléments et produits du corps humain. Détachables et exploitables, ces derniers questionnent quant à leur titulaire et quant à la possibilité de les faire entrer dans le marché. C’est ce qu’illustrent tant le statut du donneur (Antoine Tadros) que l’utilisation d’éléments issus du corps humain par l’industrie pharmaceutique (Marie-Xavière Catto). Les revendications relatives à l’existence d’un droit de propriété de la personne sur les éléments et produits de son corps, mais aussi sur celui-ci en son entier, se multiplient1. Cela ne laisse-t-il pas alors entrevoir la possibilité pour la personne d’exploiter son corps comme bon lui semble, avec les dangers que cela recouvre ? La gestation pour autrui (Laurence Mauger-Vielpeau et Armelle Gosselin-Gorand) et le contrat de prostitution (Aloïse Quesne) sont au cœur de ce questionnement. On voit poindre ici la logique de marché, laquelle fait craindre l’émergence d’un capitalisme corporel (Bertrand Lemennicier). De plus en plus fréquemment mis à la disposition d’autrui, le corps humain est aussi parfois contraint par les tiers. Tandis que l’étude du contrôle des autorités parentales et tutélaires sur les utilités du corps d’autrui (Gilles Raoul-Cormeil) pose la question de la légitimité de la décision prise par une personne sur le corps d’une autre, l’analyse des règles applicables au corps des personnes détenues (Jean-Manuel Larralde) ou atteintes de troubles psychiatriques (Françoise Chastang) rend compte de la difficulté à concilier dignité et liberté. Ce colloque a été clôturé par un rapport de synthèse (Gérard Mémeteau)2.

Reprenant sa structuration habituelle, ce quinzième numéro des Cahiers de la recherche sur les droits fondamentaux, au-delà du dossier thématique, est enrichi par les deux rubriques « Variétés » et « Chroniques ». La rubrique « Variétés » a cette année encore l’honneur d’accueillir notre collègue tunisien Mamoud Zani qui poursuit l’étude des instruments juridiques élaborés par le Conseil de l’Europe. Il s’agit ici d’évoquer un sujet particulièrement actuel, à savoir la question des combattants terroristes étrangers, objet du Protocole additionnel à la Convention du Conseil de l’Europe pour la prévention du terrorisme du 19 mai 2015. Cet instrument original, et très ambitieux, laisse toutefois planer des doutes sur les modalités concrètes de mise en œuvre des dispositifs envisagés. Notre collègue Carlos Ruiz Miguel

1. T. Revet, « Le corps humain est-il une chose appropriée ? », Revue trimestrielle de droit civil, 2017, p. 587 sq. 2. Cette manifestation scientifique avait été précédée d’une conférence sur les naissances blanches (Corinne Chaput-Le Bars, Thierry Chartrin et Gilles Raoul-Cormeil) organisée par l’Institut régional du travail social (IRTS) Normandie-Caen et reproduite dans ce volume avant le rapport de synthèse. 8

évoque pour sa part, avec une double perspective tant historique que comparatiste, le mécanisme espagnol de l’amparo, consistant en une procédure judiciaire particulière des droits fondamentaux. Les jeunes chercheuses et chercheurs de l’école doctorale Droit-Normandie (qui réunit les universités de Caen, du Havre et de Rouen) ont, par ailleurs, rédigé plusieurs chroniques. Les doctorantes et jeunes membres du Centre de recherche sur les droits fondamentaux et les évolutions du droit de l’université de Caen Normandie (Aurore Catherine, Anne-Sophie Denolle et Eugénie Duval) sont pour cette année les auteures de la chronique de jurisprudence du Conseil constitutionnel, qui présente plusieurs éléments saillants du contentieux constitutionnel français de l’année 2016, en se concentrant sur plusieurs thématiques relevant tant des droits civils et politiques (état d’urgence, protection des personnes dans le cadre de la procédure pénale…) que des droits économiques et sociaux (droits des travailleurs, droit du logement et de la santé…). Cette chronique est cette année encore complétée par celle consacrée aux droits des étrangers (Sarah Benhamouda, Guillaume Dujardin, Grace Gnokam), qui retrace les évolutions récentes du droit de l’asile (prise en compte des « faits nouveaux » dans l’examen des demandes d’asile, mise en œuvre de l’unité de famille), des libertés des étrangers (versement des prestations familiales, droit au logement), ainsi que des points plus procéduraux relatifs au respect des délais tant dans les procédures de renvoi des étrangers en situation irrégulière que pour la délivrance des titres. À compter de ce numéro, cette partie s’enrichit d’une « Chronique de jurisprudence des droits numériques » (Quentin Butavand, Léa Duval, Yann Paquier), qui sera éditée dans les Cahiers à un rythme bisannuel. La chronique de l’année 2017 est consacrée à l’évolution de la protection des données à caractère personnel, ainsi qu’à la mise en place d’un véritable droit des outils numériques.

Le prochain numéro des Cahiers de la recherche sur les droits fondamentaux, à paraître au deuxième semestre 2018, sera consacré aux partis politiques. Si ces structures « concourent à l’expression du suffrage » selon la formule retenue par l’article 4 de la Constitution française du 4 octobre 1958, elles constituent également, pour la Cour européenne des droits de l’homme, des « forme[s] d’association[s] essentielle[s] au bon fonctionnement de la démocratie », en permettant de garantir le caractère pluraliste de celle-ci (arrêt Parti communiste unifié de Turquie et autres c. Turquie, 30 janvier 1998, § 25). Les partis ne sauraient donc être réduits à des « machines électorales », car leur rôle, plus vaste, est intrinsèquement lié à l’exercice de nombreux droits fondamentaux dans les États démo- cratiques. Le numéro 16 des Cahiers sera ainsi l’occasion d’évoquer, avec une approche française éclairée par plusieurs analyses étrangères, la question des partis politiques envisagée tant au regard de leurs statuts, de leurs modes de financement, que de leurs possibilités d’action lors des campagnes électorales… Face à la montée en puissance de nouveaux mécanismes auxquels se trouvent aujourd’hui confrontés les partis (on peut ici notamment penser aux Primaires, qui ont assez largement bouleversé la préparation de l’élection présidentielle française de 2017), ces réflexions seront aussi l’occasion de s’interroger sur le devenir de ces institutions, désormais contestées par des formes d’action politique moins institutionnelles et parfois plus radicales…

Aurore CATHERINE Maître de conférences en droit public à l’université de Caen Normandie Centre de recherche sur les droits fondamentaux et les évolutions du droit (CRDFED, EA 2132)

Amandine CAYOL Maître de conférences en droit privé à l’université de Caen Normandie Institut Demolombe (EA 967)

Jean-Manuel LARRALDE Professeur de droit public à l’université de Caen Normandie Directeur des Cahiers de la recherche sur les droits fondamentaux Centre de recherche sur les droits fondamentaux et les évolutions du droit (CRDFED, EA 2132) Le corps humain saisi par le droit : entre liberté et propriété

Le corps humain et la dignité

Xavier BIOY Professeur de droit public à l’université Toulouse 1 Capitole Institut Maurice Hauriou

I. La dignité protectrice de l’intégrité du corps A. La dignité de la personne humaine est corporelle (unité du corps et de la personnalité juridique) B. Le consentement de la personne à toute rupture de l’intégrité physique

II. La dignité protectrice du lien entre la personne et les éléments et produits du corps A. L’humanité des éléments du corps (objectivisation) 1. L’embryon : un corps humain ? 2. Les éléments génétiques et épigénétiques

B. Le détachement progressif (désubjectivisation) 1. Le don des éléments pour le soin ou la recherche 2. Les éléments stockés et la biosolidarité

Cette contribution a été volontairement limitée par les a déjà été écrit dont on ne peut ici prétendre rendre concepteurs du programme à la seule question de la compte 1. dignité dans son rapport au corps humain, sans, pour L’usage du principe de dignité entend ainsi réprimer l’heure, la confronter à la propriété ou à la liberté. Le des comportements dégradants de la personne qui passent champ n’en est pas moins immense et on ne peut pro- par une atteinte au corps ou un certain usage du corps. poser qu’une « lecture » sans entrer dans les dispositifs D’une certaine façon, c’est aussi que le corps a davantage juridiques. Il est vrai que la dignité a fort à voir avec le intégré le concept de personne, se trouvant lié intimement corps depuis quelques décennies juridiques et beaucoup à sa dignité.

1. On se permettra de renvoyer, parmi tant d’autres travaux, à : La dignité de la personne humaine : recherche sur un processus de juridicisation, C. Girard, S. Hennette-Vauchez (dir.), , PUF (Droit et justice), 2005, p. 191 sq. ; L. Perrouin, La dignité de la personne humaine et le droit, thèse de doctorat en droit privé, université Toulouse 1 Capitole, 2000 ; V. Gimeno Cabrera, Le traitement jurisprudentiel du principe de dignité de la personne humaine dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel français et du Tribunal constitutionnel espagnol, Paris, LGDJ (Bibliothèque constitutionnelle et de science politique), 2004 ; N. Bourgeois, La sauvegarde de la dignité de la personne humaine en droit public français, thèse de doctorat en droit public, université de Reims Champagne-Ardenne, 2001 ; N. Marret, La dignité humaine en droit, thèse de doctorat en droit, université de Poitiers, 2000 ; X. Bioy, Le concept de personne humaine en droit public. Recherche sur le sujet des droits fondamentaux, Paris, Dalloz (Nouvelle bibliothèque de thèses ; 22), 2003 ; B. Mathieu, « La dignité de la personne humaine : du bon (et du mauvais ?) usage en droit positif français d’un principe universel », in Le droit, la médecine et l’être humain. Propos hétérodoxes sur quelques enjeux vitaux du XXIe siècle, A. Sériaux et al. (dir.), Aix-en-Provence, Presses universitaires d’Aix-Marseille, 1996, p. 213 sq. ; C. Neirinck, « La dignité humaine ou le mauvais usage juridique d’une notion philosophique », in Éthique, droit et dignité de la personne humaine. Mélanges Christian Bolze, P. Pedrot (dir.), Paris, Economica, 1999, p. 39 sq. ; M. Fabre-Magnan, « Le domaine de l’autonomie personnelle. Indisponibilité du corps humain et justice sociale », Recueil Dalloz, 2008, p. 31 sq. ; J.-F. Poisson, La dignité humaine, Bordeaux, Les études hospitalières (Essentiel), 2004 ; C. Lecomte, « Des dignités à la dignité », in Fondations et naissances des droits de l’homme, J. Ferrand, H. Petit (dir.), Paris – Budapest – Turin, L’Harmattan, 2003,

CRDF, nº 15, 2017, p. 11 -17 12 Xavier Bioy

Sans doute faut-il commencer par revenir au concept la fois individuelle et sociale ou à la fois corps et âme ; en de dignité 2. Il ne faut pas perdre de vue que le concept linguistique pour unir la fonction grammaticale de sujet de dignité se comprend comme la valorisation d’un objet et son référent… En droit, la personne juridique sert de ou d’une fonction, la signification d’une valeur, d’une support aux droits et aux obligations que le sujet va action- considération prioritaire accordée à quelque chose ou à ner dans sa relation à d’autres. Et la personne humaine quelqu’un. À l’origine, le mot vient du latin dignitas, c’est- sert, depuis peu il est vrai, à unir corps et personnalité à-dire la dignité des fonctions publiques, qu’on retrouve juridique. Car, en effet, la personne juridique, comme dans les dignitaires. Ce sens n’a pas disparu de notre droit ensemble de droits, n’a pas de corps, mais des droits sur qui fait toujours référence à la dignité des fonctions de lui. Et le droit, jusqu’à la seconde moitié du XXe siècle magistrat, de fonctionnaire, des débats, etc., mais il a et la découverte des expérimentations nazies, n’a pas eu été dépassé par l’irruption de la dignité de la personne besoin d’intégrer le corps au sujet de droit. Par la suite, il humaine à partir de la seconde moitié du XXe siècle en lui fallait dire que le sujet est bien un corps, une unité de droit international et dans les droits constitutionnels et, volonté et de corporéité, en bref, une personne humaine. plus encore, avec l’essor du biodroit dans les années 1990. Cette personne humaine, nouvelle et distincte du vieux Le « digne » ne prend son sens que par rapport à concept romain de persona, le droit international, puis les l’indigne. D’où la nécessité de ne penser la dignité qu’avec droits constitutionnels d’après-guerre, bien avant que les un « titulaire », la chose ou la personne à laquelle est droits civil, pénal et administratif ne s’en inquiètent, l’ont conférée la dignité. L’écueil de la plupart des juristes, jugée « digne ». Ainsi se trouve valorisée l’union du corps et et parfois des philosophes, a été d’essayer de cerner la de la personnalité. La dignité peut se penser ainsi comme dignité sans savoir à quoi elle se rapporte : la personne, unité du corps et de la personne juridique. Le concept de l’humanité, l’individu, le corps… ? Or, justement, les personne guide l’interprétation et les qualifications pour titulaires ont varié sur le temps long et se bousculent que toujours le corps de chacun soit traité avec le respect aujourd’hui. Plusieurs auteurs ont tenté, d’ailleurs, d’y dû à la personne ; mais aussi selon la volonté de celle-ci. voir clair, par la déconstruction de la notion de « personne Le corps a donc longtemps juridiquement vécu dans humaine » 3. Cela aboutit à séparer la personne juridique l’ombre de la personnalité juridique au point qu’un auteur de la personne humaine, de la distinguer de l’être humain aussi clairvoyant que Carbonnier les confondait 4. D’autres et in fine de distinguer la dignité humaine de la dignité évoquaient le corps comme substratum de la personne. de la personne. Selon une lecture phénoménologique, l’« être au droit » La dignité humaine, celle qui valorise l’individu en commence à intégrer l’idée que l’« être au monde » est raison de son appartenance à l’humanité, est celle qui vient corporel. Avec les lois de bioéthique des années 1990, le du fond des âges du monothéisme. Mais, passée au second corps devient un objet direct du droit en tant qu’il inté- plan quand les Lumières ont associé l’idée de dignité à resse la biomédecine sans la personne. Certes, le Code l’idée de personne et de liberté, la dignité humaine n’a civil d’alors s’est enrichi de beaux articles de principe ressurgi philosophiquement et juridiquement qu’après- qui entendent maintenir les liens de la personne et du guerre à la faveur d’une philosophie de l’Holocauste. La corps ; mais le Code de la santé publique raconte une autre dignité de la personne, quant à elle, hautement chrétienne histoire, celle du corps mis à disposition, démantelé, un et kantienne, s’appuie sur le concept de personne. corps thérapeute et objet de recherches. Le concept de « personne », quel que soit le type de Ce corps-là, assez nouveau pour la société et pour le discours qui s’y réfère, est en effet utilisé en vue de rassem- droit, n’a pas été défini, ni par les textes ni par le juge. Le bler des éléments au sein d’une unité qui doit jouer le rôle corps est reconnu par tous, il résulte de qualifications dont de sujet d’une action. En théologie par exemple elle était on ne doute pas mais sans que l’on sache ce que le corps utilisée pour associer les deux natures, humaine et divine, est juridiquement : ses frontières, son appartenance à une du Christ ; en philosophie pour signifier la dimension à catégorie civile… Le corps est-il un ensemble de fonctions,

p. 159 sq. ; F. Borella, « Le concept de dignité de la personne humaine », in Éthique, droit et dignité de la personne humaine…, p. 29 sq. ; P. Martens, « Encore la dignité humaine : réflexions d’un juge sur la promotion par les juges d’une norme suspecte », in Les droits de l’homme au seuil du troisième millénaire. Mélanges en hommage à Pierre Lambert, Bruxelles, Bruylant, 2000, p. 561 sq. ; M. Canedo, « La dignité humaine en tant que composante de l’ordre public : l’inattendu retour en droit administratif français d’un concept controversé », Revue française de droit administratif, nº 5, 2008, p. 979 sq. ; M. Fabre-Magnan, « Le statut juridique du principe de dignité », Droits, nº 58, 2013, p. 167-196 ; O. Bonnefoy, « Dignité de la personne humaine et police administrative », L’actualité juridique. Droit administratif, 2016, p. 418 sq. ; L. Harang, « La reconnaissance de la dignité : paradoxe et interrogation », Revue de la recherche juridique. Droit prospectif, nº 2, 2008, p. 841-851 ; M. Douchy-Oudot, « La dignité de la personne en tant qu’être humain », Revue Lamy droit civil, nº 72, 2012, p. 36-42 ; E. Dreyer, « La dignité opposée à la personne », Recueil Dalloz, 2008, p. 2730-2737 ; D. Truchet, « La dignité et les autres domaines du droit », Revue française de droit administratif, nº 6, 2015, p. 1094-1099. 2. X. Bioy, « Les sources européennes de la dignité de la personne humaine », in La dignité au regard du droit, J.-B. d’Onorio (dir.), Paris, P. Tequi, 2015, p. 66 sq. ; X. Bioy, « Le concept de dignité », in La dignité saisie par les juges en Europe, L. Burgorgue-Larsen (dir.), Bruxelles, Nemesis – Bruylant (Droit et justice ; 95), 2010, p. 13 sq. ; X. Bioy, « La dignité : questions de principes », in Justice, éthique et dignité (Cinquièmes entretiens D’Aguesseau), S. Gaboriau, H. Pauliat (dir.), Limoges, Presses de l’université de Limoges, 2006, p. 47-86 ; X. Bioy, « Dignité et responsabilité », in La dignité de la personne humaine…, C. Girard, S. Hennette-Vauchez (dir.), p. 191-212. 3. C. Lévy, La personne humaine en droit, thèse de doctorat en droit privé, université Paris 1 – Panthéon-Sorbonne, 2000, p. 26. 4. J. Carbonnier, Droit civil, vol. I, Les personnes : personnalité, incapacités, personnes morales, 19e éd., Paris, PUF (Thémis. Droit privé), 1994. Le corps humain et la dignité 13 un amas complexe de cellules, de l’eau ? Simple fait ou en droit. Néanmoins, le principe d’action est la liberté phénomène, le corps pour le droit n’est pourtant pas un corporelle. Si la dignité fonde la liberté corporelle en objet évident ou transparent. Si le corps « entier » se perçoit ce qu’elle fait du corps un élément de la personne et sa bien, que penser des éléments et produits, dont la grande façon d’être au monde, elle en est aussi la limite objective diversité étonne ? Des éléments microscopiques, cellules dans notre droit français. La liberté trouve sa limite dans ou gamètes, ou plus grands, des solides et des liquides, de l’intégrité du corps humain, moins que dans ses usages l’information sous forme de gènes ou d’images en trois non délétères. La dignité de la personne encadre l’intégrité dimensions, des éléments vivants ou cryoconservés, en du corps individuel, la dignité humaine régit en outre vue du soin ou de la recherche, conservés pour soi ou celle des ressources génétiques communes (I). Cependant, pour d’autres, prélevés sur un donneur vivant ou mort ; tel une fois l’élément détaché du corps, les exigences de la pourrait être l’inventaire à la Prévert du corps. Il reste que dignité s’estompent, surtout si le corps peut servir aux les limites du corps demeurent inconnues. Les prothèses et soins d’autrui et à sa propre dignité (II). les éléments séparés, voire vraiment détachés de l’individu par plusieurs usages successifs, relèvent-ils encore de la réglementation juridique du « corps » ? I. La dignité protectrice La réponse fluctue pour les juges et pour la doctrine. de l’intégrité du corps Rien d’objectif dans la réponse : le corps est ce que la norme juridique veut ou non pour objet des relations Certainement, le premier usage de la notion de dignité vise sociales : que peut-on utiliser pour quelle finalité ? La la protection de l’intégrité corporelle. La dignité humaine, législation cherche principalement à protéger la personne selon le fameux « paradigme de Morsang-sur-Orge », peut d’éventuels démembrements. Une fois ceux-ci effectués conduire la puissance publique à prohiber le traitement pour des finalités légitimes, le corps « en miettes » circule du corps humain comme un objet (à condition sans doute ou se stocke pour soigner ou rechercher. Comme dans que la discrimination soit liée à la « petite taille » ou à bien d’autres domaines, notre droit n’aborde plus le corps une différence qui attire la curiosité malsaine). Toute de manière objective, par son « essence », mais en fonction velléité d’exclure un individu du groupe en raison de son des usages sociaux. apparence corporelle concernerait la dignité humaine (A). Certains de ces usages du corps « entier » paraissent Quant à la dignité de la personne, elle s’oppose à ce que socialement conformes ou admissibles (comme le contrat l’unité du corps et de la personne ne soit rompue ; elle de travail), d’autres ne trouvent grâce aux yeux de la société fonde le consentement biomédical (B). qu’avec l’appui de la liberté corporelle (comme la prosti- tution 5), d’autres enfin ne franchissent pas encore ce seuil (comme la gestation pour autrui ou le « lancer de nain »). A. La dignité de la personne humaine Il arrive alors que l’argument de la dignité soit soulevé. est corporelle (unité du corps Il en va de même du corps « en morceaux » et des usages et de la personnalité juridique) des éléments du corps. Le service qu’ils peuvent rendre, pour soi ou pour autrui, justifient une lésion de l’intégrité Les liens entre la dignité et le corps sont juridiquement corporelle qui n’apparaît plus « indigne ». évidents. Le Code civil, à travers ses premiers articles Généralement, la dignité interdit la mise en cause relatifs à la dignité, l’extrapatrimonialité du corps, la pri- de l’intégrité physique. Sans entrer dans les détails, cha- mauté de la personne et le respect de l’être humain, opère cun sait que le Code civil, le Code pénal et le Code de la un tel lien. La dignité semble, pour beaucoup, exclure une santé publique placent les interdits sous les auspices de la quelconque propriété sur le corps 6. En font de même le dignité. La Cour européenne des droits de l’homme fait de Code de la santé publique, en dressant la liste des droits même en acceptant de se placer sur le terrain de l’article 3 des malades et de la fin de vie, le Code pénal, en associant de la Convention européenne des droits de l’homme pour dignité et nombre de crimes qui s’exercent par ou sur le toute mise à mal de l’intégrité physique non consentie. La corps, y compris le cadavre, le Code du travail, en rejetant dignité de la personne liée au corps recule avec la liberté toute discrimination relative à l’aspect physique… Les corporelle. jurisprudences civile et administrative ont étendu ces La dignité est attachée autant à la notion d’huma- occurrences aux cas de l’expérimentation post-mortem, nité qu’à la notion de personne qui sont des formes de au lancer de nain, aux cadavres plastinés… la titularité de la dignité. Regroupant ces deux aspects, Cela ne doit pas étonner. La dignité, comme unité du la dignité se trouve être le cadre ontologique du corps corps et de la personne, implique de ne pas désocialiser,

5. Voir A. Quesne, « La prostitution depuis la loi nº 2016-444 du 13 avril 2016, sous l’angle du droit des contrats », Petites affiches, nº 34, 16 février 2017, p. 7-14. 6. Dans les compilations justiniennes (528-534), le corps est hors du droit – « Personne n’est propriétaire de ses propres membres. […] Le corps d’un homme libre ne peut faire l’objet d’une estimation » (cité par S. Rameix, Fondements philosophiques de l’éthique médicale, Paris, Ellipses (Sciences humaines en médecine), 1996, p. 97) –, relevant de la religion ou de l’hygiène publique (voir J.-P. Baud, L’affaire de la main volée. Une histoire juridique du corps, Paris, Seuil (Des travaux), 1993). 14 Xavier Bioy exclure, discriminer, maltraiter par le corps. C’est aussi reproductif, il refuse la sélection des personnes autant pourquoi un minimum de droits sociaux, vitaux ou au nom de l’interdit de la discrimination sous-jacente permettant d’être en bonne santé sont aussi associés à que des risques collectifs de sa généralisation. Il s’agit la dignité. Le corps est devenu, pour la société et pour le de deux pratiques qui n’atteignent principalement que droit, un moyen d’« être au monde ». Nous sommes loin la représentation que l’on a d’une humanité indisponible désormais de l’homme abstrait et désincarné de 1789 que et qui ne supporterait pas de devenir l’objet d’un projet dénonçait Marx. « L’homme situé » de 1946 (Georges de manipulation génétique. Burdeau 7) n’a plus seulement des droits sociaux, il a un Le lecteur s’étonnera peut-être de ne pas trouver ici corps. une confrontation de la dignité avec quelques usages fort C’est ici qu’on peut introduire le concept de « mien- contraignants du corps, comme la prostitution (et la porno- neté » du corps, amené au débat par la philosophie phé- graphie) ou la gestation pour autrui (a fortiori la maternité noménologique de Paul Ricœur 8. Inutile de trancher entre pour autrui). Deux lectures en sont en effet possibles qui se « avoir » ou « être » un corps ? Le concept de personne partagent la scène juridique. Une première lecture, assez humaine, qui mérite la dignité car il est l’unification du traditionnelle, y voit une exploitation du corps d’autrui, sujet des droits fondamentaux, transcende cette distinc- en général consentie par défaut par l’individu démuni et tion. Le lien entre personnalité juridique et corps est à sous la pression d’autrui. Elle convoque la dignité comme la fois subjectif, par des droits corporels sur les usages principe de promotion de l’abolition de ces pratiques et et les éléments du corps, forme de propriété renouvelée d’un ordre public de protection. Une seconde lecture y si l’on veut 9, et objectif en ce que le corps, au regard du voit l’effet de la consécration de la liberté corporelle et principe de dignité, fait partie de la personne humaine. considère comme certain le consentement à l’usage du La « mienneté » du corps signifie « ce qui est propre » et corps. Seule l’exploitation par des tiers de cette ressource non « ce qui appartient » au sens d’un bien susceptible de venant du corps sera punie par l’infraction de proxénétisme disposition, ce qui impliquerait de pouvoir s’en séparer ou la traite des êtres humains. Il semble que cette seconde sans porter atteinte à la personne. La dignité indique que conception soit désormais dominante. La dignité n’aurait le corps ne peut être esclavagisé, traité comme une chose, donc plus de rôle à jouer pour protéger chacun contre ses mais qu’on en dispose comme on le veut dans cette limite. propres démons mais seulement lorsqu’un tiers en profite. Cela veut dire aussi que les éléments séparés qui ne mettent L’aboutissement de cette logique conduit à la pénalisation pas en cause la personne peuvent être cédés. du client de la personne prostituée 11, pas encore du public La dignité, comme unité corps-personne, convoque des films pornographiques. aussi la non-exclusion en raison du corps (apparence, Dans le cas de l’exploitation des usages du corps gènes, origines…). La dignité se confond alors avec l’éga- d’autrui, comme l’esclavage, la traite des êtres humains, la lité première, celle de tous les humains. Dignité et non- servitude et le travail forcé, la Cour européenne et, depuis discrimination sont liées aux éléments du corps : ainsi le 2013, le Code pénal, invoquent la dignité de la personne montrent particulièrement le Code pénal et la Convention humaine. Ce n’est donc pas l’usage du corps qui est puni européenne des droits de l’homme qui refusent des diffé- mais le profit qui en est fait par les tiers bénéficiaires. rences de traitement fondées soit sur des éléments indispo- L’indignité se déplace ainsi du corps de la personne au nibles soit sur des éléments intrinsèques car corporels (sexe, tiers qui en profite. Elle prend donc le visage d’une autre âge, couleur de peau, taille, genre, apparence…). Certes le notion en pleine expansion qui est la vulnérabilité. Les corps n’apparaît que comme le moyen de la discrimination situations de vulnérabilité qui conduisent à exploiter le qui tend à exclure, à séparer du groupe supposé dominant, corps tombent ainsi sous le coup de la dignité 12. mais la dignité couvre bien cet aspect. Suivant la classification du Code pénal, c’est encore la dignité que l’on retrouve au fondement des crimes B. Le consentement de la personne contre l’espèce humaine, c’est-à-dire l’incrimination à toute rupture de l’intégrité physique de l’eugénisme et du clonage 10. Dans le même esprit, le législateur a, en 1994 et en 2004, créé et nourri l’idée que la L’autre dignité, celle de la personne, fonde une autre dignité s’oppose à ce que l’aléa génétique ne soit remis en indisponibilité, celle du corps 13. La dignité est en effet cause. En punissant les pratiques eugéniques et le clonage au fondement de l’interdiction des atteintes au corps,

7. G. Burdeau, Traité de science politique, t. VII, La démocratie gouvernante, son assise sociale et sa philosophie politique, 2e éd., Paris, LGDJ, 1973. 8. P. Ricœur, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil (L’ordre philosophique), 1990. 9. Voir T. Revet, « Le corps humain est-il une chose appropriée ? », Revue trimestrielle de droit civil, 2017, p. 587 sq. 10. Voir X. Bioy, « Les crimes contre l’espèce humaine », in Bioéthique, biodroit et biopolitique, S. Hennette-Vauchez (dir.), Paris, LGDJ (Droit et société), 2006, p. 101-119. 11. Loi 2016-444 du 13 avril 2016, art. 611-1 du Code pénal. 12. Voir G. Lichardos, La vulnérabilité en droit public : pour l’abandon de la catégorisation, thèse de doctorat en droit, université Toulouse 1 Capitole, 2015. 13. Voir S. Hennette-Vauchez, Disposer de soi ? : une analyse du discours juridique sur les droits de la personne sur son corps, Paris, L’Harmattan, 2004 ; M.-X. Catto, Le principe d’indisponibilité du corps humain : limite de l’usage économique du corps, thèse de doctorat en droit public, université Paris Nanterre, 2014. Le corps humain et la dignité 15 de la part de la personne elle-même, comme des tiers. produits de son corps, il est encadré en donnant prio- L’article 16-3 du Code civil pose toujours le principe de rité aux prélèvements sur des cadavres ou en quantités l’interdiction de porter atteinte à l’intégrité du corps limitées et de manière extrapatrimoniale (non cessibles « entier » sauf motif médical (autrefois « thérapeutique »). à titre onéreux donc non évaluables en argent, donc non Certes les exceptions sont nombreuses lorsqu’il s’agit de patrimonialisables en principe). faire sa part à la liberté corporelle qui multiplie désormais Ces derniers éléments attestent d’un net recul de les modifications de convenance comme la stérilisation l’interdiction de porter atteinte à l’intégrité du corps volontaire (depuis la loi du 4 août 2001). D’une certaine lorsque le risque d’exploitation par un tiers est nul. La manière, le cas du transsexualisme confirme paradoxa- même logique est à l’œuvre concernant les éléments lement cette domination de la dignité. Alors que c’est et produits, éventuellement issus de cette rupture de au nom du droit à l’autonomie personnelle que les juges l’intégrité. européens et français ont entendu permettre le change- ment d’état civil, s’est posée la question de l’obligation subséquente du recours à une chirurgie qui mette en II. La dignité protectrice du lien conformité le sexe apparent avec le sexe vécu. Les juges entre la personne français avaient tendance à l’exiger pour la cohérence et la solidité de la démarche, tandis que le juge européen et les éléments et produits du corps y voit plutôt un risque physique inutile pour l’individu. Dans son célèbre ouvrage, fondateur d’une analyse La loi du 18 novembre 2016 (« de modernisation de la « archéologique » et critique du droit de la bioéthique, justice du XXIe siècle ») a introduit au sein du Code L’affaire de la main volée, Jean-Pierre Baud 16 a montré le civil une nouvelle section consacrée à « la modification caractère paradigmatique de l’interdiction de la propriété de la mention du sexe à l’état civil » (art. 61-5 à 61-8 du sur le corps et ses éléments mais aussi les limites d’un tel Code civil). Elle octroie, par le truchement du juge, le choix. La dignité de la personne entraîne l’interdiction changement de sexe à toute personne de prélever un élément du corps à d’autres fins que […] majeure ou mineure émancipée qui démontre par thérapeutiques ou généralement médicales. Le respect une réunion suffisante de faits que la mention relative à de l’intégrité physique et l’extrapatrimonialité des élé- son sexe […] ne correspond pas à celui dans lequel elle ments et produits du corps ont pour but de conjurer le se présente et dans lequel elle est connue peut en obtenir risque de tentation pour l’individu de consentir, pour la modification. des raisons financières, à une telle atteinte. Mais il existe Le demandeur n’a ainsi plus à modifier son corps. d’autres formes de pressions, familiales, amicales… qui L’indisponibilité ne renvoie plus nécessairement à conduisent à ce que la loi encadre objectivement les des interdictions de se porter à soi-même des lésions motifs de prélèvement. corporelles. Body art, circoncision, sadomasochisme, Ce sont ainsi les finalités médicales qui viennent faire stérilisation volontaire… ne semblent plus avoir à faire contrepoids au principe de dignité attaché à l’intégrité avec la dignité. Nous sommes très loin désormais de corporelle. Le législateur a développé en ce sens nombre l’affaire des « stérilisés de Bordeaux » 14 qui a tant servi de dérogations. La loi ouvre la catégorie (« finalités médi- de phare à la doctrine jusqu’à ces dernières années. Bien cales »). La vraie question, politiquement, aujourd’hui, est sûr, il en va encore plus ainsi de l’intérêt de la personne. donc celle des finalités légitimes. Ce sont les limites de Pour motif thérapeutique pour la personne elle-même, l’utilisation des éléments qui feront les limites du corps : c’est encore plus clair puisqu’aujourd’hui les hypothèses ses limites et sa protection. d’autogreffe se multiplient. Une clé de lecture réside dans la notion d’objec- La dignité se trouve donc davantage au fondement de tivisation. En effet, la limite du pouvoir subjectif de l’interdiction des atteintes au corps dans l’intérêt des tiers. l’individu de renoncer à sa dignité pour faire circuler Le consentement biomédical en est l’expression même ses éléments corporels (on se détache du simple « don » depuis le « code de Nuremberg ». Le Pacte international qui impliquerait la gratuité) connaît deux tendances. relatif aux droits civils et politiques et, plus récemment, la D’une part, un certain nombre de limites à l’exploitation Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne d’éléments du corps relèvent de la dignité de l’humanité s’en font l’écho. La règle cardinale est que l’individu doit en ce qu’il s’agit d’éléments utilisés pour leurs intérêts pouvoir refuser que son corps fasse l’objet d’un soin, d’un en génétique ou en thérapie cellulaire (A). D’autre part, don, d’une expérimentation, même d’une observation et à l’inverse, d’autres limites disparaissent au fur et à non interventionnelle 15. Certes, le motif thérapeutique mesure que la dignité de la personne ne s’impose plus, pour autrui est accepté mais, pour éviter qu’il ne soit fait c’est-à-dire à l’occasion du détachement du corps par pression sur l’individu pour qu’il cède des éléments ou rapport à la personne (B).

14. Cass. crim., 1er juillet 1937. 15. Loi nº 2012-300 du 5 mars 2012 relative aux recherches impliquant la personne humaine. 16. J.-P. Baud, L’affaire de la main volée… 16 Xavier Bioy

A. L’humanité des éléments du corps in vitro avant ou après son transfert à des fins de gestation, (objectivisation) si chaque membre du couple y consent. Il est revenu au droit de l’Union européenne de poser une autre limite, Le Code de la santé publique, appuyé sur le principe de celle de la non-brevetabilité des inventions issues d’une primauté de la personne lui-même composante de la recherche ayant détruit des embryons au nom de l’ordre dignité de la personne humaine, a érigé une forme de public européen 18. protection objective contre l’usage d’éléments et produits En droit interne, les quelques limites citées plus haut corporels qui présentent des risques collectifs de manipu- ne s’expliquent que par la préoccupation de voir l’embryon lation ou dont la représentation touche à l’humanité. Par le servir de porte d’entrée à des manipulations génétiques ou concept d’humanité, il est des « choses humaines », comme à une sélection des humains. C’est bien la dignité humaine le disent certains civilistes, des choses « sans personne », qui les détermine, mais elles peuvent être appuyées aussi qui méritent pourtant dignité. À ce titre, dans ce mouve- sur la dignité de la personne. ment d’« objectivation », le statut de l’embryon in vitro se rapproche du champ de l’encadrement de la génétique. 2. Les éléments génétiques et épigénétiques La dignité de la personne humaine s’oppose, sur ce ter- 1. L’embryon : un corps humain ? rain, à une double tendance : à une discrimination des Le lecteur pourra penser que la question de l’embryon ne personnes sur le fondement génétique ou épigénétique concerne pas le sujet de la dignité relative au corps humain. et à une appropriation des éléments génétiques. Au contraire, l’embryon, pour le droit, est justement l’objet D’abord, contre le réductionnisme génétique, le droit idéal d’une analyse de la dignité du corps humain, car il français semble considérer que la personne n’est pas n’est « que » cela. Les embryons in vitro, ceux qui n’ont été son génome. Contre les doctrines racistes qui ont tenté créés qu’en vue d’une assistance médicale à la procréation d’asseoir biologiquement les discriminations, le droit mais qui peuvent être utilisés à des fins de recherche, n’ont contemporain trouve au contraire dans la génétique à aucune personnalité, juridique ou humaine, et ne sont la fois des racines communes et la preuve de l’unicité de pas qualifiés d’« êtres humains » comme le sont ceux qui, chacun. Les rédacteurs de la Déclaration universelle sur implantés in utero, entrent dans le champ du principe le génome humain et les droits de l’homme de l’Organi- de dignité de la personne (personne future, potentielle). sation des Nations unis pour l’éducation, la science et la Ces embryons-là, ainsi que le Conseil constitutionnel l’a culture (UNESCO) ont établi à l’article 2 (b) que « [c]ette relevé à trois reprises 17, ne bénéficient pas non plus de la dignité impose de ne pas réduire les individus à leurs protection du principe d’égalité. Ils sont donc bien un caractéristiques génétiques et de respecter le caractère « amas de cellules humaines », une chose humaine. unique de chacun et leur diversité ». Et pourtant, ce même Conseil et le législateur font Le droit de la génétique encadre strictement les risques mine de vouloir le protéger par des « principes éthiques » liés à l’exploitation de ces données particulièrement sen- liés au corps humain. On ne protège pas chaque embryon, sibles. Les données issues de l’épigénétique, les éléments individuellement, mais on régule l’usage qui peut être fait conditionnant l’expression des gènes et l’information sur « des » embryons. Si chaque embryon créé, et qui ne fait les risques génétiques ne sont pas de même nature mais plus l’objet d’un projet parental, sera détruit, soit par la peuvent donner lieu à des risques connexes. La dignité recherche (il ne sera pas implanté après recherche), soit s’oppose ici à un usage discriminatoire mais aussi à l’objec- directement par la poubelle, « les » embryons ne peuvent tivation des comportements dans le « tout génétique » 19. être produits à des fins industrielles ou commerciales, ne « Nul ne peut faire l’objet de discriminations en raison de peuvent être clonés ou hybridés, ne peuvent être librement ses caractéristiques génétiques », proclame l’article 16-13 exportés ou importés, etc. Le législateur de 2013, lors de la du Code civil. La loi du 4 mars 2002 sanctionne ces dis- légalisation de la recherche, a tenté de faire croire que les criminations dans le chapitre du Code pénal consacré principes du Code civil s’appliquent, mais on ne voit pas aux atteintes à la dignité de la personne (art. L. 225-1 sq. lesquels peuvent être adaptés à l’embryon in vitro. Chacun du Code pénal). N’oublions pas non plus que ce même comprendra l’extrême faiblesse de cette protection de chapitre prohibe l’eugénisme et le clonage au titre des l’embryon in vitro. La loi Touraine (de modernisation crimes contre l’espèce humaine. Enfin, contre l’appropria- de notre système de santé) du 26 janvier 2016 a même tion génétique, les normes nationales et internationales légalisé les recherches biomédicales menées dans le cadre s’opposent à la brevetabilité des gènes ou séquences de de l’assistance médicale à la procréation sur des gamètes gènes dans la mesure où le génome n’est pas l’individu destinées à constituer un embryon ou sur l’embryon mais concerne en outre le collectif qu’est l’humanité 20.

17. CC, déc. nº 94-343-344 DC du 27 juillet 1994 ; CC, déc. nº 2001-449 DC du 4 juillet 2001 ; CC, déc. nº 2013-674 DC du 1er août 2013. 18. CJUE, 18 octobre 2011, Oliver Brüstle c. Greenpeace eV, C-34/10 ; CJUE, GC, 18 décembre 2014, International Stem Cell Corporation, C-364/13. 19. Voir V. Anastasova, E. Rial-Sebbag, A. Soulier, « L’information épigénétique : un nouvel objet du droit ? », Revue générale de droit médical, nº 54, 2015, p. 79-92. 20. Voir I. Vacarie, « Du bon et du mauvais usage des caractéristiques génétiques », Revue de droit sanitaire et social, nº 2, 2005, p. 195 sq. Le corps humain et la dignité 17

B. Le détachement progressif mais aussi à la dignité par une éventuelle discrimination. (désubjectivisation) Mais en recherche la nécessité du lien avec le vécu demeure souvent nécessaire. Les chercheurs peuvent donc, généra- Pour les éléments qui ne se trouvent pas objectivement lement, revenir vers le donneur (lequel peut aussi avoir un protégés par la dignité humaine, la dignité de la personne, droit à être informé des découvertes qui le concernent), liée à l’intégrité du corps, trouve sa limite, en dégradé, à moins que la clé du codage ne soit confiée à un tiers, au fur et à mesure du détachement de la personne des souvent un « biobanqueur ». éléments une fois ceux-ci légalement prélevés. Ce détache- ment ne peut être mesuré et on aura grand peine à fixer 2. Les éléments stockés et la biosolidarité un seuil mais il se trouve exactement au point d’équilibre entre les intérêts de la personne prélevée et ceux d’autrui Ces dernières années, les activités de conservation et de ou de la santé publique. mise à disposition des éléments et produits a connu une croissance remarquable. Partout, pour toutes sortes de 1. Le don des éléments finalités, on stocke des éléments du corps humain. Mais, pour le soin ou la recherche 21 une fois « en banque », le « corps en miettes » (Sylviane Agacinski 22) est disponible et pourra être cédé, éven- La logique des prélèvements d’organes et éléments revient tuellement à titre onéreux. Car le principe d’extrapatri- sur la question de l’intégrité. Il n’est pas possible ici de monialité s’efface lorsqu’il est question du paiement du dresser un panel complet des différents régimes de pré- savoir-faire du biobanqueur, de l’existence d’une collec- lèvements des éléments (organes, cellules…) et produits tion, de l’intérêt scientifique d’un échantillon associé à un (gamètes, sang…), chacun ayant sa finalité propre. Rete- « dossier patient », etc. Le corps devenu chose peut perdre nons que notre droit ne s’oppose pas à l’atteinte à l’intégrité ainsi tout lien avec la dignité de la personne. Il ne s’agit physique dans l’intérêt thérapeutique d’autrui, ni à l’égard pas ici d’examiner la finalité, l’usage de l’échantillon mais d’un vivant, pourvu qu’il y consente pour un cercle délimité du fait de « mettre en banque » l’humain. Car l’offre crée (mais non restreint) de personnes, ni à l’égard du cadavre, la demande. Si la dignité est une réification de l’humain, lui-même protégé au titre de la dignité de la personne alors les biobanques qui créent des catalogues et des humaine par le Code pénal. La dignité des uns justifie la réseaux de circulation, principalement pour la recherche, limitation de la dignité des autres. L’intérêt thérapeutique réifient l’humain et cèdent à titre onéreux des éléments d’un tiers peut donc être la justification du prélèvement. du corps qui sont transformés 23. Ces collections peuvent Une fois le prélèvement opéré, l’échantillon qui en ainsi former des patrimoines, pour certains publics, au résulte (et, le plus souvent, les données personnelles qui sens d’ensembles de biens affectés à une finalité d’intérêt y sont associées) pourra être utilisé en recherche, sauf général. Certaines ressources peuvent être affectées au opposition du donneur. La « chose corporelle », la partie, soin (comme le sang de cordon ombilical ou le sang perd alors la dignité de la personne, le tout. Si l’individu placentaire), d’autres, ou les mêmes à défaut de soin, à doit toujours pouvoir refuser la réaffectation de « son » la recherche (tumeurs cancéreuses). échantillon par une sorte de « droit de suite », le consen- Ces éléments du corps peuvent enfin s’ouvrir à un tement peut être formulé de telle façon que tous usages en autre usage, potentiellement au service de l’humain, soient permis (sous réserve des éléments génétiquement celui d’un partage de cette ressource pour des usages identifiés). Certes, seule l’anonymisation complète (et non scientifiques pertinents. Une forme de biosolidarité par seulement le cryptage), qui ne permet pas de retrouver le la circulation des éléments utiles à tous à défaut de l’être donneur, assure de ne pas porter atteinte à la vie privée, à quelqu’un… forme de dignité nouvelle.

21. Voir É. Bayer, Les choses humaines, thèse de doctorat en droit privé, université Toulouse 1 Capitole, 2003. 22. S. Agacinski, Corps en miettes, Paris, Flammarion, 2010. 23. Voir G. Chassang, A. Cambon Thomsen, E. Rial-Sebbag,Éthique et réglementation des biobanques de recherche, Paris, INSERM, 2016 ; X. Bioy, « Vers une politique publique des “biobanques” », Revue de droit sanitaire et social, nº 5, 2010, p. 885 sq. ; F. Bellivier, C. Noiville, Les biobanques, Paris, PUF (Que sais-je ?), 2009, p. 6 ; D. Thouvenin, « Les banques de tissus et d’organes : les mots pour les dire, les règles pour les organiser », Petites affiches, nº 35, 18 février 2005, p. 35 sq.

Corps humain et liberté

Samuel ETOA Maître de conférences en droit public à l’université de Caen Normandie Centre de recherche sur les droits fondamentaux et les évolutions du droit (CRDFED, EA 2132)

I. L’autonomie révélée A. Autonomie et vie privée B. Autonomie et expérimentations (bio)médicales

II. La libre disposition consacrée ? A. La libre disposition ou l’autonomie dépassée B. L’attitude du jurislateur

L’être humain a-t-il le droit de disposer de son corps ? des organes, qui constituent un être matériel doué de la Autrement dit, le lien qui unit l’homme à son corps est-il vie animale ou humaine, ou qui en a été doué » 1. Jean celui de la liberté ? Telles sont les questions qu’Aurore Penneau nous rappelle quant à lui que : Catherine et Amandine Cayol, les deux instigatrices de À une perception immédiate, le corps humain est un assem- cette manifestation, semblent nous poser, à en juger par ce blage de cellules, de tissus et d’organes dont la permanence court extrait de la plaquette de présentation du colloque : et l’harmonie des fonctions caractérisent la vie 2. Le corps humain est traditionnellement présenté comme un aspect de la personne juridique, et le principe de dignité Et s’il est vrai que ces définitions, qui insistent sur comme le mécanisme permettant à la fois de protéger l’aspect biologique du corps, ne permettent pas de rendre l’intégrité physique de la personne et de limiter les droits compte parfaitement de ce qu’est le corps, on ne peut de cette dernière sur son propre corps. N’est-il pas, plus nier cependant qu’elles circonscrivent, au moins de façon avant, possible de considérer que la personne jouit d’une minimale, la problématique corporelle. On peut toutefois liberté sur son corps, ayant ainsi la libre disposition d’elle- nourrir plus de doutes quant à l’ambition d’appréhender même ? Le concept d’autonomie personnelle, développé le concept de liberté. Nous souscrivons ici volontiers aux par la Cour européenne des droits de l’homme, conforte propos d’Hannah Arendt pour qui répondre à la question cette analyse. « qu’est-ce que la liberté ? » s’avère aussi impossible que Répondre à ces interrogations pose d’emblée un cer- « de former la notion d’un cercle carré » 3. Il est vrai que tain nombre de problèmes dont le principal n’est pas tant la liberté, concept philosophique, place l’analyste face à celui d’une définition du corps humain, que l’approche d’insolubles dilemmes. Et le croisement du corps humain, à retenir de la liberté. En effet, le corps peut être défini objet a priori concret, avec l’idée abstraite de la liberté, sommairement comme « l’ensemble des parties physiques, n’a guère de quoi nous rassurer. Si en effet l’être humain

1. X. Labbée, « Corps humain », in Dictionnaire de la culture juridique, D. Alland, S. Rials (dir.), Paris, PUF (Quadrige), 2003, p. 288 ; É. Landros- Fournalès, La libre disposition du corps humain en droit médical, thèse de doctorat en droit public, université Paris 13, 2009, p. 1. 2. J. Penneau, « Corps humain – Bioéthique », Répertoire de droit civil, 2012 (actualisation avril 2017), § 1. 3. H. Arendt, « Qu’est-ce que la liberté ? », in La crise de la culture, Paris, Gallimard (Folio. Essais), 2005, p. 186.

CRDF, nº 15, 2017, p. 19 - 26 20 Samuel Etoa n’est autre que la personne en son corps, est-il possible variés. Le corps porte notre personne, sa chair nous donne de formuler le principe d’une liberté de la personne sur un visage, nous identifie : nous sommes un homme, une ce corps ? La proximité des deux objets (corps / personne), femme, petit, grand, laid, beau, gros ou maigre 5. C’est aussi et la confusion (objet / sujet) qu’elle implique, ne nous ce corps qui nous expose socialement, nous fait passer de interdit-elle pas ne serait-ce que de tenter de formuler l’identification à l’identité, individuelle certes, mais aussi un tel statut ? N’y a-t-il pas là comme une contradiction ? collective. Il est le réceptacle de l’esprit voire de l’âme dans Reste que la liberté des juristes ne se confond en rien une vision spiritualiste 6. Qu’il soit vivant ou mort, entier ou avec l’objet philosophique. La question de la causalité ou démembré, malade ou en bonne santé, végétatif ou perfor- du déterminisme n’intéresse pas le droit, ni ses praticiens mant, le « corps n’est sans doute pas un sujet / objet comme (universitaires ou autres). Et, en dépit des approches qui les autres » 7. Signe ultime de son caractère « encombrant » 8, sont susceptibles d’être apportées à la notion de liberté, un le droit français s’est longtemps désintéressé de la probléma- accord semble se dessiner dans la doctrine majoritaire pour tique corporelle. S’agissant du droit privé, Jean-Pierre Baud ramener la liberté à une faculté d’agir (ou de ne pas agir), a bien montré comment les légistes romains ont occulté la autrement dit à un pouvoir d’autodétermination reconnu question du corps et comment, surtout, cette occultation a par le jurislateur. Perçue de cette façon, la liberté, objet perduré au cours des siècles 9. Jusqu’à récemment, seul le philosophique, cède sa place aux libertés, objets juridiques. droit pénal évoquait le corps humain ; le droit civil, quant La problématique se déplace d’autant puisqu’il n’est plus à lui, demeurait muet. Chose curieuse, la situation n’était question de se demander si l’homme est libre dans l’absolu, pas meilleure chez les publicistes. On aurait pu penser mais dans quelle mesure les normes juridiques offrent à pourtant que l’idéologie des droits de l’homme, de plus en l’individu la possibilité de se déterminer, autrement dit plus prégnante, ait créé un terrain favorable à la réflexion. dans quelle mesure le droit permet à ses sujets d’opérer La prohibition de la torture, l’interdiction de l’esclavage, leurs propres choix. On voit mal dans cette perspective des détentions arbitraires mais aussi l’avènement des droits ce qui empêcherait de penser la liberté des personnes sur des travailleurs, des droits des femmes ou des droits de leur propre corps. Outre le fait que la maîtrise de son l’enfant : autant de rendez-vous manqués à une entrée du corps par la personne constitue une donnée naturelle 4, corps humain sur la scène juridique. il nous semble qu’un tel statut est implicitement postulé Les choses changent cependant. Ce colloque en est à travers la notion de pouvoir d’autodétermination : mes la preuve. Les juristes tentent de rattraper leur retard. choix n’impliquent-ils pas mon corps ? Ce dernier n’est-il Des discussions s’amorcent, les propos s’entrecroisent, pas le principal vecteur de mise en œuvre de mes libertés ? s’enrichissent ; on s’interroge. Peu à peu un statut juri- La réponse ici est évidemment oui. dique du corps humain se profile à l’horizon, des principes En outre, un second argument vient à l’appui de émergent ; ils ont pour noms : dignité, indisponibilité et la thèse d’une liberté corporelle des individus : celui de inviolabilité. Quid alors de la liberté ? La personne n’aurait- l’article 4 de la Déclaration des droits de l’homme et du elle donc aucun droit sur son propre corps ? L’enveloppe citoyen de 1789. En effet, cette disposition souligne dans qui est la nôtre serait-elle pensée comme une entité intou- un premier temps que la liberté est le droit de faire tout chable, inaccessible à la volonté individuelle ? Certains le ce qui ne nuit pas à autrui, avant de reconnaître, dans un pensent : si liberté il y a, elle ne peut se révéler que d’une second temps que : « […] l’exercice des droits naturels de façon accessoire, exceptionnelle : le « temple de Dieu » chaque homme n’a de bornes que celles qui assurent aux n’étant pas fait pour l’inconduite. Certes, mais quitte à autres membres de la société la jouissance de ces mêmes demeurer sur le terrain du religieux aurions-nous oublié droits ». On voit alors mal ce qui permettrait de douter le rite d’Eucharistie : « Prenez, car ceci est mon corps… de l’existence de la libre disposition ; sauf peut-être à faire buvez, car ceci est mon sang » ? La sacralité qui s’attache au de ce corps un Autre que nous-même, autrement dit un corps serait-elle à géométrie variable ? D’abord l’Interdit… sujet de droit. La chose serait donc entendue, nul besoin On observe cependant, depuis quelques années, une ici de faire de longs discours : tout semble pour le mieux. curieuse inversion des perspectives, preuve s’il en fallait Mais, le sujet est plus compliqué qu’il y paraît et la une que la construction du corps par le droit n’est pas réalité juridique plus contrastée que ne le laisse supposer totalement achevée et que le concept de liberté est encore cette première analyse, par ailleurs très intuitive. D’abord loin d’avoir dit son dernier mot. Des zones d’autonomie parce qu’il est difficile de réduire le corps à un ensemble apparaissent ainsi çà et là qui ne cessent d’accroître les de membres, d’organes, de viscères ou de fluides, divers et potentialités individuelles (I) mais qui peinent cependant

4. D’où sans doute le succès de l’assertion « c’est mon corps ! ». Sur cette question, voir C. Crignon-De Oliveira, M. Gaille-Nikodimov, « C’est mon corps », in À qui appartient le corps humain ? Médecine, politique et droit, Paris, Les belles lettres (Médecine & sciences humaines), 2004, p. 11-36. 5. Voir D. Le Breton, « Corps et personne : quelle(s) anthropologie(s) pour le droit ? », in Principes de protection du corps et biomédecine, B. Feuillet- Liger, G. Schamps (dir.), Bruxelles, Bruylant (Droit, éthique et société ; 13), 2015, p. 11. 6. Voir A. Mirkovic, L’essentiel de la bioéthique, Paris, Gualino (Les carrés), 2013, p. 41. 7. L. Fontaine, « Préface », in La libre disposition de son corps, J.-M. Larralde (dir.), Bruxelles, Nemesis – Bruylant (Droit et justice ; 88), 2009, p. 11. 8. J.-P. Baud, L’affaire de la main volée. Une histoire juridique du corps, Paris, Seuil (Des travaux), 1993, p. 17. Le corps y est qualifié par l’auteur de « chose encombrante ». 9. Ibid., p. 27-29. Corps humain et liberté 21

à dessiner les contours d’un principe de libre disposition temps intéressé à la sexualité, y compris lorsque celle-ci en droit français (II). était librement consentie par les partenaires et exercée de manière privée. Il faut se rappeler par exemple que le délit d’homosexualité n’a été aboli en France qu’au début I. L’autonomie révélée des années 1980, cela sous l’influence notable de la Cour européenne des droits de l’homme 15. La reconnaissance de la liberté des individus sur leur Les juges de Strasbourg ont été extrêmement actifs corps se heurte en tout premier lieu à un principe : celui en cette matière, n’hésitant pas à placer sous l’égide du de l’indisponibilité. Globalement envisagé, le principe droit au respect de la vie privée l’identité sexuelle des d’indisponibilité a pour but de « faire échapper le corps au individus. L’article 8 de la Convention européenne des 10 libre pouvoir de la volonté » . C’est dire, par conséquent, droits de l’homme (Convention EDH) est donc mobilisé que la personne ne peut pas tout faire, tout entreprendre, afin de reconnaître aux personnes atteintes de dysphorie sur son corps. Le principe d’indisponibilité du corps sexuelle non seulement un droit à la conversion sexuelle humain demeure toujours vivace dans l’esprit d’un cer- mais également une modification des registres de l’état tain nombre d’auteurs. La chose n’est rien de moins que civil. Dans l’affaireGoodwin , la Cour va même très loin frappante. On constate en effet, en droit positif, une remise dans la reconnaissance du transsexualisme puisqu’elle en cause importante de ce principe. Celle-ci prend essen- souligne l’existence d’une obligation positive des États tiellement la forme d’une multiplication d’espaces au sein qui doivent tirer les effets d’une conversion sexuelle. Il est desquels l’autonomie individuelle se trouve affirmée. Sans ainsi surprenant aux yeux de la Cour que, tout en auto- prétendre à l’exhaustivité, cette autonomie est reconnue risant d’un côté les opérations de changement de sexe, le dans deux domaines fondamentaux que sont : d’une part, Royaume-Uni puisse refuser, de l’autre, de s’engager sur la la vie privée (A) et d’autre part, la science biomédicale (B). voie d’une modification de l’état civil ; attitude qui « place la personne transsexuelle dans une situation anormale lui A. Autonomie et vie privée inspirant des sentiments de vulnérabilité, d’humiliation et d’anxiété » 16. Dans ce cadre, le juge européen n’omet L’idée selon laquelle l’homme peut entreprendre sur son pas de mentionner la notion d’autonomie personnelle. corps « dans le huis clos de son intimité » 11 est tradition- Consacrée pour la première fois en 2002, dans la nelle dans une démocratie libérale. Dans De la liberté jurisprudence Pretty, l’autonomie personnelle, compo- des Anciens comparée à celle des Modernes, Benjamin sante du droit au respect de la vie privée, est présentée Constant a en effet bien montré ce que notre acception par Jean-Pierre Marguénaud comme une « innovation contemporaine de la liberté devait à la notion de vie privée. capitale » 17. La Cour européenne des droits de l’homme Pour ce dernier, en effet, la liberté des Modernes n’est autre définit celle-ci comme « la faculté pour chacun de mener sa que « la jouissance paisible de l’indépendance privée » 12. vie comme il l’entend », ce qui implique la possibilité pour Libérale, la notion de vie privée l’est donc assurément. Elle les individus « de s’adonner à des activités perçues comme implique que chacun puisse bénéficier d’un espace protégé étant d’une nature physiquement ou moralement domma- des contraintes extérieures, qu’elles soient étatiques ou geable ou dangereuse pour sa personne » 18. Ainsi entendue, émanant de particuliers. Axée traditionnellement sur la l’autonomie personnelle constitue un vecteur important protection du domicile et des correspondances, la notion dans la reconnaissance d’une liberté des individus sur de vie privée tend toutefois à dépasser ce domaine pour leur corps. Elle permet dans l’affaire Goodwin de mar- aborder les rivages de l’identité et de l’intimité. Le domaine quer l’obligation des États parties à la Convention EDH de la sexualité en est l’exemple paradigmatique. S’il est vrai, d’accéder aux demandes de transformation de l’état civil comme le souligne Diane Roman, que la notion de vie des personnes transsexuelles et dès lors « d’exporter la privée est désormais mobilisée par les juges occidentaux question transsexuelle de la sphère intime à la sphère de manière récurrente 13, on ne doit toutefois pas oublier sociale » 19, favorisant ainsi la reconnaissance d’un droit à que ce domaine a longtemps été un espace privilégié de l’auto-institution, entendu comme le « droit pour chacun « contrainte normative » 14. Le droit pénal s’est ainsi long- d’établir les détails de son identité d’être humain » 20.

10. D. Roman, « À corps défendant. La protection de l’individu contre lui-même », Recueil Dalloz, 2007, p. 1284 sq. 11. M.-J. Redor-Fichot, « Rapport de synthèse », in La libre disposition de son corps, p. 343. 12. B. Constant, De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes, in Écrits politiques, Paris, Gallimard (Folio. Essais), 1997, p. 589-619, spéc. p. 602. 13. D. Roman, « Le corps a-t-il des droits que le droit ne connaît pas ? La liberté sexuelle et ses juges : étude de droit français et comparé », Recueil Dalloz, 2005, p. 1508 sq. 14. T. Machefert, « Peut-on fonder une éthique sur la liberté ? Les apories de l’individualisme dans la philosophie morale contemporaine », in La libre disposition de son corps, p. 38. 15. Voir ainsi Cour EDH, 22 octobre 1981, Dudgeon c. Royaume-Uni, série A, nº 45. 16. Cour EDH, 11 juillet 2002, Goodwin c. Royaume-Uni, nº 28957/95, § 77. 17. J.-P. Marguénaud, « Hymne à la vie et à l’autonomie personnelle », Revue trimestrielle de droit civil, 2002, p. 858 sq. 18. Cour EDH, 29 avril 2002, Pretty c. Royaume-Uni, nº 2346/02, § 62. 19. H. Hurpy, « L’identité et le corps », La revue des droits de l’homme, nº 8, 2005, en ligne : https://revdh.revues.org/1601. 20. Ibid. 22 Samuel Etoa

Allant toujours plus loin en matière d’autonomie per- privée et d’admettre ainsi exceptionnellement, et pour des sonnelle, la Cour va, quelques années plus tard, faire pour « raisons particulièrement graves », l’ingérence des pouvoirs la première fois mention du droit à la libre disposition publics. Contrairement donc au flou de l’affaire Laskey, corporelle. Sous couvert d’autonomie personnelle, elle la décision K. A. et A. D. a au moins le mérite de fixer note dans son arrêt K. A. et A. D. que le « droit de disposer très précisément, ou plus précisément, les raisons d’une de son corps [fait] partie intégrante de la notion d’auto- action légitime des pouvoirs publics 25. Mais, la référence aux nomie personnelle » 21. Plusieurs choses doivent alors être « raisons particulièrement graves » interroge. Elle permet soulignées. Tout d’abord, ce n’est pas la première fois que ce faisant de souligner un second aspect de l’affaire K. A. la Cour européenne des droits de l’homme a à s’interroger et A. D. En effet, les faits qui constituaient la base de la sur des pratiques sadomasochistes. Ces pratiques étaient décision étaient d’une telle gravité que certains ont pu parler déjà au cœur de l’affaireLaskey, Jaggard et Brown jugée en de « torture ». Ce qui en l’espèce retient surtout l’attention 1997 et dans laquelle la Cour avait conclu à une absence dans cette décision, c’est l’importance qu’attache la Cour de violation de l’article 8 de la Convention EDH 22. On se au consentement de la « victime ». souvient que, dans la décision Laskey, le juge européen […] il faut bien comprendre [écrit Emmanuelle Lagarde] avait fait part de sa réticence à faire entrer les pratiques que le juge européen cautionne la condamnation pénale incriminées dans le champ du droit au respect de la vie des requérants en raison, non pas de la violence de leurs privée, estimant que « toute pratique sexuelle menée à huis pratiques sexuelles, assimilables à des actes de torture et clos ne relève pas nécessairement [de la vie privée] » 23. Si de barbarie, mais de l’absence de consentement de leur la Cour n’avait pas donné suite à ce raisonnement, elle partenaire 26. avait néanmoins pris le soin d’affirmer la pertinence d’une Cette approche qui prend acte de la toute-puissance du législation pénale des États en la matière. Or, l’arrêt K. A. consentement a certainement de quoi étonner puisqu’elle et A. D., qui traite pourtant lui aussi du sadomasochisme, semble se déployer aux antipodes de ce qu’affirme le droit prend un soin méticuleux à passer sous silence l’affaire pénal, du moins le droit pénal français, qui refuse de faire Laskey. De sorte qu’une rupture s’opère ainsi entre Laskey du consentement de la victime un fait justificatif. Elle et K. A. et A. D. permet toutefois de donner corps, si on ose dire, à une De plus, comme l’explique le professeur Michel Levinet, extension considérable du pouvoir de l’individu sur son les faits de l’affaireLaskey étaient moins graves que ceux enveloppe charnelle ; pouvoir qui, de façon plus mesurée, de K. A. et A. D., ce qui n’avait pas empêché la Cour euro- tend également à s’affirmer dans la matière médicale et péenne de reconnaître aux États un droit d’incrimination biomédicale. du sadomasochisme lorsque les pratiques concernées sont susceptibles d’entraîner des dommages corporels 24. Moins « audacieuse » que dans la décision de 2005, l’attitude de la B. Autonomie et expérimentations Cour n’avait cependant pas eu que des défenseurs. Il faut (bio)médicales dire que les critiques qui avaient suivi la décision de 1997 avaient quelque chose de rédhibitoire, notamment en ce Le second domaine d’affirmation de l’autonomie des qui concerne le départ à opérer entre celles des pratiques individus en matière corporelle est celui de la science sexuelles qui relèveraient de l’article 8 et qui seraient pro- (bio)médicale. Bien que le phénomène soit plus mesuré tégées comme telles des ingérences de l’État, et celles des et moins spectaculaire que celui décrit plus haut, ce der- pratiques qui n’en relèveraient pas et sur lesquelles pourrait nier n’en demeure pas moins notable. En effet, la relation s’exercer le jus puniendi des autorités publiques. De fait, si médecin-patient a longtemps été axée sur le principe de l’on doit chercher une parenté à K. A. et A. D., c’est plutôt bienfaisance. Ce principe, doublement fondé sur la compé- du côté de la jurisprudence Pretty qu’il convient de regarder, tence médicale du praticien d’une part, et la responsabilité ne serait-ce que par l’utilisation qui est faite du concept éthique du médecin d’autre part, responsabilité qui lui d’autonomie personnelle. Ainsi mobilisée, l’autonomie impose avant tout de ne pas nuire (primum non nocere), a personnelle permet à la Cour de ramener les pratiques longtemps été le lit du paternalisme qui veut que le méde- sadomasochistes dans le giron du droit au respect de la vie cin agisse dans l’intérêt exclusif du malade, ce qui le pousse

21. Cour EDH, 17 février 2005, K. A. et A. D. c. Belgique, nº 42758/98, 45558/99, § 83. 22. Cour EDH, 19 février 1997, Laskey, Jaggard et Brown c. Royaume-Uni, nº 21627/93, 21628/93, 21974/93. Voir J.-M. Larralde, « Vie privée et pratiques sadomasochistes », Recueil Dalloz, 1998, p. 97-101. 23. Ibid., § 36. Et la Cour de souligner au sein du même paragraphe que c’est le cas lorsqu’« un nombre considérable de personnes ont pris part à ces actes, qui comportaient notamment le recrutement de nouveaux “membres”, la mise à disposition de plusieurs “chambres” équipées spécialement et l’enregistrement de nombreuses vidéocassettes distribuées parmi les “membres” en question ». Dans ces conditions, poursuit le juge de Strasbourg, « [i]l est donc permis de se demander, vu les circonstances particulières de l’espèce, si les pratiques sexuelles des requérants relèvent entièrement de la notion de “vie privée” ». 24. M. Levinet, in M. Fabre-Magnan, M. Levinet, J.-P. Marguénaud, F. Tulkens, « Controverse sur l’autonomie personnelle et la liberté du consen- tement », Droits, nº 48, 2009, p. 9. 25. J.-P. Marguénaud, ibid., p. 13. 26. E. Lagarde, Le principe d’autonomie personnelle. Étude sur la disposition corporelle en droit européen, thèse de doctorat en droit privé, université de Pau et des Pays de l’Adour, 2012, p. 89. Corps humain et liberté 23 parfois à aller « à l’encontre de la volonté exprimée par ce Toutefois, le consentement médical n’est pas assimilable dernier » 27. Si l’on ajoute à cela le fait que le principe de au consentement contractuel, pour deux raisons. D’abord l’indisponibilité du corps humain a longtemps été central parce que l’émergence de ce second type de consentement en matière médicale, au point de devenir selon certain l’un est plus tardive ; il n’apparaît en effet qu’en 1947 à la suite des principes cardinaux du droit de la bioéthique, l’on ou dans le cadre du procès de Nuremberg. Et bien que la comprend que l’affirmation de l’autonomie des individus règle ait connu quelques développements en droit français, en matière corporelle est étonnante. Une partie de cette il faudra tout de même attendre le début des années 1990 évolution incombe à l’évolution scientifique. En effet, les pour que celle-ci bénéficie d’un ancrage législatif. Ensuite, progrès exponentiels de la science au cours des dernières le but du consentement en matière médicale n’est pas le décennies ont puissamment modifié nos représentations même que celui du consentement contractuel. En effet, du corps humain et les potentialités que recèle celui-ci. le rôle du consentement médical est de sauvegarder le Désormais, le corps humain n’est plus pensé comme un principe d’inviolabilité du corps humain. Ce principe, tout insécable. Comme l’écrit Jean-Pierre Baud, avec la assimilé à un droit de caractère défensif, est reconnu à tout transformation du savoir médical : individu ; son objet réside dans la protection de l’intégrité physique reconnue à chacun. C’est donc bien d’autonomie On découvr[e] soudainement qu’on p[eut] conserver vivant quelque chose d’humain hors du corps de l’homme et et de préservation de celle-ci dont il est question avec la qu’on p[eut] soit le remettre dans le corps de cet homme, règle du consentement médical, point que confirment par soit l’injecter dans celui d’un autre homme 28. ailleurs les textes internationaux et nationaux. Il n’est ainsi que de survoler les textes internationaux pour constater que Consciente des risques de réification et de marchan- le consentement est une garantie dans la mise en œuvre de disation d’un corps qui n’en n’était plus vraiment un, la l’autonomie du patient. La relation est la même en droit doctrine a donc forgé le principe d’indisponibilité. Hors du national. Initialement inscrit dans le Code de déontologie commerce juridique, le corps ne peut faire l’objet d’aucune médicale, le consentement prenait, selon Élisabeth Landros- convention, même lorsque celle-ci est à titre gratuit. Au Fournalès, la forme d’une simple obligation de moyen mise début des années 1990, la Cour de cassation a pris l’attache à la charge du médecin 34. Les lois de bioéthique de 1994, de l’opinio juris en déclarant prohibée sur le fondement de modifiées en 1999, vont donner au consentement un tour l’indisponibilité de l’état des personnes et du corps humain, beaucoup plus concret : désormais en effet le « consente- dérivé de l’article 1128 du Code civil, une convention de ment de l’intéressé doit être recueilli ». Mais c’est surtout mère porteuse. Il ne nous appartient pas de faire le procès la loi Kouchner du 4 mars 2002 qui renforcera de manière de cette décision. Retenons simplement que ni le législateur, nette cette exigence en inscrivant dans le Code de la santé ni le constituant n’ont pris la peine de consacrer explicite- publique un article 1111-4 ainsi rédigé : ment le principe d’indisponibilité. Pas plus d’ailleurs qu’ils n’ont pris la peine de consacrer le principe inverse, celui Toute personne prend, avec le professionnel de santé et de la libre disposition. Toutefois, on doit reconnaître avec compte tenu des informations et des préconisations qu’il Éric Martinez que « les textes multiplient dans la pratique lui fournit, les décisions concernant sa santé. les atteintes au principe d’indisponibilité » 29, à tel point Le médecin doit respecter la volonté de la personne d’ailleurs que l’on est en droit de se demander si les excep- après l’avoir informée des conséquences de ses choix. Si tions ne se substituent pas au principe 30, voire si le droit la volonté de la personne de refuser ou d’interrompre français en la matière ne procède pas à un renversement tout traitement met sa vie en danger, le médecin doit tout des paradigmes 31. L’irruption du consentement dans la mettre en œuvre pour la convaincre d’accepter les soins indispensables. Il peut faire appel à un autre membre du relation (bio)médicale constitue une pierre angulaire dans corps médical. […] Le médecin sauvegarde la dignité du l’affirmation d’une autonomie du patient face au pouvoir mourant et assure la qualité de sa fin de vie en dispensant 32 du médecin . Certes, la référence au consentement n’est les soins visés à l’article L. 1110-10. pas nouvelle en la matière. On sait en effet que la notion Aucun acte médical ni aucun traitement ne peut innervait déjà la relation médicale depuis l’arrêt Mercier. être pratiqué sans le consentement libre et éclairé de Dans cet arrêt, le lien qui unit praticien et patient est la personne et ce consentement peut être retiré à tout ainsi analysé comme étant d’une nature contractuelle 33. moment.

27. Sur la relation médecin-patient et le paternalisme médical, voir A. Catherine, Pouvoir du médecin et droits du patient. L’évolution de la relation médicale, thèse de doctorat en droit public, université de Caen Normandie, 2011, p. 4. 28. J.-P. Baud, L’affaire de la main volée…, p. 18. 29. É. Martinez, « Droit au respect de la dignité de la personne humaine et droits associés », in Protection des libertés et droits fondamentaux, T. S. Renoux (dir.), Paris, La documentation française (Les notices), 2007, p. 91. 30. Voir, en ce sens, D. Roman, « À corps défendant… », où l’auteure écrit que la multiplication des textes en droit français « rend pour le moins fantomatique le principe d’indisponibilité du corps humain, censé faire échapper le corps au libre pouvoir de la volonté individuelle ». 31. Voir M.-J. Redor-Fichot, « Rapport de synthèse », p. 344-348. 32. Voir A. Batteur, « Le consentement sur le corps en matière médicale », in La libre disposition de son corps, p. 45 sq. 33. Cass. civ., 20 mai 1936, Mercier : Recueil Dalloz, 1936, I, p. 88 sq., note E. P., rapport L. Josserand, concl. P. Matter. Sur tous les aspects de cette relation contractuelle, voir A. Catherine, Pouvoir du médecin et droits du patient…, p. 49 sq. 34. É. Landros-Fournalès, La libre disposition du corps humain…, p. 177. 24 Samuel Etoa

Selon Nicole Gallus, l’exigence du consentement n’est expression, d’une souveraineté de la personne sur son rien de moins que « l’un des droits les plus fondamentaux » enveloppe charnelle. On peut sans doute s’étonner de ce du patient 35. Exit, par conséquent, l’obligation de moyen : que la sémantique de la libre disposition du corps humain le patient est depuis lors « coauteur des décisions médicales ait si rapidement gagné les discours de la doctrine et du relatives à son propre corps » 36. Symptomatique est d’ail- droit français. Pensé comme le substratum de la personne, leurs la jurisprudence du Conseil d’État qui estime depuis autrement dit comme un attribut essentiel de celle-ci, 2002 que le droit pour le patient majeur de donner son voire comme la personne elle-même, le corps humain consentement à un traitement médical, quand il est en état est nécessairement dissocié de la chose, de l’objet ou du de l’exprimer, revêt le caractère d’une liberté fondamentale bien et ne peut conséquemment faire l’objet d’un droit de protégée sur le fondement de l’article L. 521-2 du Code de propriété. La théorie du corps-substrat, justement forgée justice administrative 37. en réaction à la crainte d’un corps-objet, a donc pour fonction ou pour effet de réduire la volonté individuelle et, dès lors, de protéger le corps des errements de la per- II. La libre disposition consacrée ? sonne qui l’habite 39. Un lien très net s’établit ainsi avec le principe d’indisponibilité, dont nous avons dit qu’il était Le droit reconnaît et multiplie des zones d’autonomie au en perte de vitesse 40. Cette approche du corps-personne profit des individus, zones au sein desquelles ces derniers implique donc une vision très particulière de la relation seraient libres d’agir sur leur corps. Mais la reconnaissance de la personne à son corps ; vision qui se construit dans le de ces espaces signifie-t-elle nécessairement reconnais- prolongement de la philosophie kantienne. Postulant en sance d’un principe de libre disposition corporelle ? La effet l’indissociabilité de la personne et de son corps, mais réponse à cette question nous semble négative. Il faut dire aussi la nature éminemment raisonnable des individus, que la libre disposition dépasse de beaucoup la notion Kant développe un concept d’autonomie teinté de morale. d’autonomie et draine avec elle un certain nombre de Selon le philosophe de Königsberg, la personne n’étant pas craintes et d’interrogations (A) ; le jurislateur français indépendante de son corps, l’autonomie dont bénéficient quant à lui semble relativement indécis sur ces ques- les individus sur ce dernier ne peut s’analyser en une tions (B). toute-puissance de la volonté. Car le corps, autant que l’humanité du sujet qui s’y incarne, impose des devoirs 41, lesquels sont contenus dans l’impératif catégorique de A. La libre disposition ou l’autonomie dépassée dignité :

La notion de libre disposition renvoie à celle d’une maîtrise Agis de telle sorte que tu traites l’humanité aussi bien dans de l’individu : c’est mon corps et à ce titre j’en fais ce que ta personne que dans la personne de tout autre toujours je veux ! Davantage donc qu’un problème d’autonomie, en même temps comme une fin, et jamais simplement comme un moyen 42. c’est à la notion d’appropriation voire de propriété que la libre disposition fait appel car « [a]u nom de la liberté Dans cette perspective, on peut estimer, avec Pierre d’un individu de disposer de son corps, ce dernier devrait Le Coz, qu’il n’appartient pas à l’homme « d’exercer un pouvoir l’aliéner, le vendre, le louer » 38. Du reste, il n’est droit de disposition sur son corps, car en disposant de pas inintéressant de noter que les expressions de « libre son corps, il disposerait aussi de sa personne » 43. Le fossé disposition » ou de « droit à la libre disposition » sont est donc grand qui sépare l’autonomie de la libre dispo- fortement marquées du vocabulaire du droit des biens, sition. D’autant plus que c’est bien sur cette approche de ce qui ne fait qu’accroître l’hypothèse d’une propriété l’autonomie que semble se construire une partie du droit ou, dans la mesure où certains auteurs emploient cette français, comme en atteste, par exemple, la jurisprudence

35. N. Gallus, Bioéthique et droit, Bruxelles, Anthemis (Précis de la faculté de droit et de criminologie de l’ULB), 2013, p. 191. 36. E. Landros-Fournalès, La libre disposition du corps humain…, p. 177. 37. CE., ord., 16 août 2002, Feuillatey : A. Dorsner-Dolivet, « Le consentement au traitement médical : une liberté fondamentale en demi-teinte », Revue française de droit administratif, 2003, p. 528 sq. 38. L. Robert, « Réification et marchandisation du corps humain dans la jurisrudence de la Cour EDH. Retour critique sur quelques idées reçues », La revue des droits de l’homme, nº 8, 2015, en ligne : http://revdh.revues.org/1602. 39. « Le corps humain doit être protégé comme la personne elle-même et l’atteinte au corps humain constitue corrélativement une atteinte à la personne » (M. Harichaux, « Libertés et droits corporels », in D. Amson et al., Le grand oral. Protection des libertés et droits fondamentaux, Paris, Montchrestien, 2003, p. 437). 40. Voir supra. 41. « Toute chose dans la nature agit d’après des lois. Il n’y a qu’un être raisonnable qui ait la faculté d’agir d’après la représentation des lois, c’est- à-dire d’après les principes, en d’autres termes, qui ait une volonté. Puisque, pour dériver les actions des lois, la raison est requise, la volonté n’est rien d’autre qu’une raison pratique. Si la raison chez un être détermine infailliblement la volonté, les actions de cet être qui sont reconnues nécessaires objectivement sont aussi celles reconnues telles subjectivement, c’est-à-dire qu’alors la volonté est une faculté de choisir cela seulement que la raison, indépendamment de l’inclination, reconnaît comme pratiquement nécessaire, c’est-à-dire comme bon » (E. Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, V. Delbos (trad.), Paris, Delagrave, 1969, p. 122). 42. E. Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, p. 150. 43. P. Le Coz, « La libre disposition de son corps par la personne : approche philosophique et éthique », in Principes de protection du corps et biomédecine, p. 31. Corps humain et liberté 25 bien connue sur le lancer de nain ou, moins spectaculaire idéologie destructrice du lien social, voire, comme on sans doute, celle sur le refus de soins puisque, dans ce le lit parfois, de la démocratie ? Nous ne le pensons pas. dernier cas, le juge administratif restreint la liberté fon- D’abord parce que la Cour n’a jamais manifesté l’ambition damentale du patient aux hypothèses où le pronostic vital de consacrer la toute-puissance de la volonté individuelle de ce dernier ne se trouve pas engagé. Les conclusions du en matière corporelle. Le silence qui se fait ainsi sur la rapporteur public dans l’affaire en question sont pour le jurisprudence Pretty dans les écrits des contempteurs moins éclairantes. Rappelant en effet l’importance de la de l’autonomie personnelle a ici de quoi surprendre. pensée rousseauiste et kantienne en la matière, Mireille Car, si tel avait été le cas, si la Cour se rangeait à une Heers explique ce à quoi renvoie la représentation française telle analyse, n’aurait-il pas été logique qu’elle consacre, de l’autonomie. Selon elle, cette représentation doit être en dépit de l’absence de consensus des États et de la recherchée dans la légitime marge d’appréciation de ces derniers, un droit au suicide assisté ? D’autant que ce qui est en jeu dans le […] capacité de poser et de respecter des devoirs uni- domaine de la fin de vie, telle qu’il se donne à voir dans versels, des lois, envers les autres et envers soi-même comme membre de l’humanité. Un être autonome ne la décision Pretty ou dans la décision Haas, n’est pas le peut vouloir rationnellement un comportement qui n’est consentement du mourant mais sa volonté de mourir et, pas universalisable 44. si possible, de mourir dignement ; sauf à dire alors que la Cour dissocie deux formes d’expressions de la volonté : Autant dire que la libre disposition du corps humain celle qui, s’exerçant sous couvert de vie privée, pourrait suppose beaucoup plus que cette autonomie individuelle aller jusqu’à une forme d’absolutisme et celle qui, ne qui semble fonder la protection de l’individu envers lui- s’exerçant pas dans le huis clos de la vie privée, serait, même. Face à ce constat, une question se pose : puisque la par conséquent, nécessairement limitée. Telle semble être libre disposition du corps humain ne semble pas pouvoir l’analyse qui est opérée par Emmanuelle Lagarde dans sa se fonder sur le concept d’autonomie individuelle, ne thèse 47. Cette analyse pour intéressante qu’elle soit nous serait-il pas possible de l’engager sur la notion d’autono- paraît critiquable. L’absolutisme du consentement dans mie personnelle développée par la Cour européenne des l’affaireK. A. et A. D. doit peut-être être tempéré. En effet, droits de l’homme ? cet absolutisme doit être mis en relation avec l’affirma- Dérivée en effet du right of privacy anglo-saxon, tion de la Cour européenne des droits de l’homme qui, lui-même fortement mâtiné de l’utilitarisme d’un John dans cette affaire, souligne l’existence d’un droit à la Stuart Mill, l’autonomie personnelle serait le lieu d’un libre disposition de son corps ; affirmation qui, pour le individualisme forcené récognitif, comme tel, de la crise moment, n’a jamais été reprise par la Cour. des valeurs que traverseraient les sociétés démocratiques contemporaines 45. L’arrêt K. A. et A. D. est alors convoqué pour étayer juridiquement la thèse mise en avant. La B. L’attitude du jurislateur notion de consentement de la victime est alors mobilisée afin de souligner la toute-puissance de la volonté et le Confronté à ces hésitations, le jurislateur français semble déclin du droit et de la transcendance qui se manifestent adopter une attitude attentiste, encore que largement par ce biais. On peut se demander cependant si la part mâtinée du concept d’autonomie individuelle exprimé de la doctrine qui critique le concept d’autonomie per- plus haut. D’une manière générale, le droit français est sonnelle sur le fondement de la jurisprudence K. A. et encore loin de consacrer l’hypothèse d’une libre disposi- A. D. ne va pas un peu trop loin en l’espèce. Certes, il est tion des individus sur leur corps. Nous avons vu ainsi que vrai que l’affaire en cause illustre bien le dépassement de l’autonomie des individus avait été consacrée par le biais l’autonomie individuelle par l’intermédiaire de la notion du consentement médical. Mais on doit aussi souligner d’autonomie personnelle, dont l’ambition première est que le consentement pour nécessaire qu’il soit n’est pas de permettre à l’individu de « vivre sa vie comme il toujours un élément suffisant. S’agissant du don d’organe, l’entend » et, ainsi, de rechercher le bonheur ; bonheur l’exigence du consentement s’accompagne ainsi d’une qui, comme le rappelle par ailleurs Diane Roman, « est obligation de gratuité et d’anonymat, ce qui traduit bien aussi une affaire juridique » 46. Mais convient-il de faire l’existence de limites à la toute-puissance des volontés pour autant de cette décision le cheval de Troie d’une individuelles et confirme l’écart qui existe avec l’hypothèse

44. M. Heers, « Responsabilité médicale et transfusion sanguine contre la volonté du patient. Conclusions sur CAA, Paris, 9 juin 1998, Mme Donyoh et Mme Senanayake (2 espèces) », Revue française de droit administratif, 1998, p. 1234. 45. Voir, sur ce point, T. Machefert, « Peut-on fonder une éthique sur la liberté ?… », p. 33. Voir, également, la charge très sévère de Muriel Fabre- Magnan pour qui : « Une des illusions de la modernité consiste à considérer l’être humain comme un pur sujet, tout entier dans sa volonté, et doté d’une raison infaillible lui permettant de dominer totalement son corps. Cette illusion qui est à l’œuvre lorsque la liberté individuelle est interprétée comme un droit à l’“autonomie personnelle” qui inclurait le droit absolu de porter atteinte (ou d’accepter que soit porté atteinte) à sa propre intégrité corporelle, et donc de renoncer, pour soi-même, aux droits les plus fondamentaux » (M. Fabre-Magnan, « Le domaine de l’autonomie personnelle. Indisponibilité du corps humain et justice sociale », Recueil Dalloz, 2008, p. 31 sq.). 46. D. Roman, « À corps défendant… ». 47. E. Lagarde, Le principe d’autonomie personnelle…, p. 95 sq. 26 Samuel Etoa d’une libre disposition. Du reste, et en demeurant dans libéralisation du corps humain, de plus en plus souvent le domaine médical, la question du consentement n’a annoncée, n’a […] pas encore sonné » 53. Les exemples pas fait disparaître le pouvoir du médecin qui demeure, d’une liberté / autonomie mesurée nous paraissent ainsi dans une large mesure, maître des informations à donner beaucoup plus significatifs de la philosophie qui est celle à son patient 48. Confronté à la mort, le droit français de notre jurislateur. Mais faut-il nier pour autant les a, en outre, une position extrêmement mesurée en ce oscillations du droit ? Comme l’écrit Marie-Joëlle Redor- qui concerne la fin de vie, y compris depuis la révision Fichot, de la loi Leonetti en février 2016 49. Dans un domaine […] la plupart des contradictions […] montrent que nous différent, celui de la procréation, l’article 16-7 du Code sommes vraisemblablement dans une phase de transi- civil déclare nulle « [t]oute convention portant sur la tion entre l’ordre patriarcal qui a prévalu jusque dans les procréation ou la gestation pour le compte d’autrui ». années 1970 et l’ordre de marché qui impose une mise en Cette disposition n’a cependant pas empêché la levée concurrence généralisée des individus jusque dans leur de boucliers qui a fait suite aux décisions Mennesson et corps 54. Labassée de la Cour de Strasbourg dans lesquelles le juge Dès lors, la question de la libre disposition ne contient de Strasbourg condamne la France du fait de son refus de rien de moins qu’un projet de société autant qu’une transcription des actes de naissance sur les registres de question philosophique. La doctrine majoritaire met en l’état civil français d’enfants nés de gestation pour autrui lumière les dangers que font peser la libre disposition et (GPA) à l’étranger 50. La crainte de la constitution d’un la marchandisation des corps que celle-ci est de nature à marché des corps et des enfants avait ainsi été fortement entraîner. Tous pourtant ne suivent pas ce chemin : et si agitée par la doctrine. Crainte à notre avis injustifiée tant la propriété sur le corps était le meilleur moyen d’affirmer que perdure la prohibition de l’article 16-7. C’est sans la dignité de la personne humaine ? Nous laisserons le doute plutôt du côté de la théorie de la pente glissante qu’il soin à MM. Bertrand Lemennicier 55 et Thierry Revet 56 convient de ranger ces craintes. Le droit français, c’est vrai, de répondre à cette question. Soulignons seulement que n’ignore pas certaines pratiques qui paraissent en contra- la liaison n’est peut-être pas si nette entre propriété et diction avec notre idée de l’autonomie et semblent par marchandisation, voire entre propriété et réification. conséquent impliquer réification et marchandisation des Notre « religion » sur ce point n’est pas faite. L’on peut corps. Ainsi de l’indemnisation des personnes se prêtant toujours, face aux avancées scientifiques et aux nouveaux à des expérimentations (bio)médicales, indemnisation enjeux corporels qu’elles soulèvent, méditer les mots de dont on nous dit qu’elles sont parfois substantielles 51. Jean Hauser : Dans le même ordre d’idées, les recherches sur le génome humain relancent le débat sur la brevetabilité du vivant, […] à chaque étape, passé un temps de résistance, la science sous l’influence notable de textes émanés de l’Union – bonne ou mauvaise – triomphe. Peut-être alors faut-il européenne telle, par exemple, la directive du 6 juillet changer de terrain et revenir au champ naturel du juriste : 1998 relative à la protection juridique des inventions organiser ce qu’on ne peut empêcher, cesser de se battre biotechnologiques 52. Mais, en l’état actuel des choses, sur des terrains où le combat est perdu d’avance et se transporter sur celui de l’application 57. ces points sont encore limités. Nous souscrivons ici à l’analyse de Merryl Hervieu qui écrit que « [l]’heure de la Optimisme ?

48. Voir ainsi la thèse d’Aurore Catherine, Pouvoir du médecin et droits du patient…, p. 333 sq. 49. Loi nº 2005-370 du 22 avril 2005 relative aux droits des malades et à la fin de vie,Journal officiel de la République française, nº 95, 23 avril 2005, p. 7089 ; modifiée par la loi nº 2016-87 du 2 février 2016 créant de nouveaux droits en faveur des malades et des personnes en fin de vie,Journal officiel de la République française, nº 28, 3 février 2016, texte 1. 50. Cour EDH, 26 juin 2014, Mennesson c. France et Labassée c. France, nº 65192/11, 65941/11. 51. Voir M. Hervieu, « Le corps humain : à l’heure de la libéralisation ? », Petites affiches, nº 170, 26 août 2011, p. 3 sq. 52. Directive 98/44/CE. 53. M. Hervieu, « Le corps humain… ». 54. M.-J. Redor-Fichot, « Rapport de synthèse », p. 352. 55. Voir B. Lemennicier, « Éthique biomédicale et droit de propriété sur le corps humain », dans ce volume. 56. Voir T. Revet, « Le corps humain est-il une chose appropriée ? », Revue trimestrielle de droit civil, 2017, p. 587 sq. 57. J. Hauser, « La vie humaine est-elle hors du commerce ? », Petites affiches, nº 243, 5 décembre 2002, p. 19 sq. Éthique biomédicale et droit de propriété sur le corps humain

Bertrand LEMENNICIER Professeur émérite à l’université Paris 2 – Panthéon-Assas Centre de recherches en économie et droit (CRED)

I. Les lois sur la bioéthique sont fondamentalement nuisibles à la société

II. Une doctrine juridiquement mal fondée A. La dichotomie entre la personne et la personnalité, entre le sujet et l’objet B. Le corps humain comme fin ou comme moyen ? C. Conflit sur l’usage du corps humain, droit du premier occupant et droit de propriété sur soi D. Cohérence du droit, inaliénabilité du libre arbitre et possession naturelle de soi

III. Une doctrine qui confond droit et morale A. Droit positif ou droit moraliste ? B. La variété des approches morales

Nous semblons être à la veille d’avoir la main sur le développement de notre corps, et même de notre cerveau. Avec la découverte des gènes, il semble que nous serions bientôt en mesure de contrôler le mécanisme de l’hérédité biologique. Pierre Theillard de Chardin (1881-1955) 1

La répugnance de nos concitoyens à une liberté du com- nos concitoyens. Les individus ne sont pas des objets merce des organes destinés à la transplantation est notoire. commercialisables ni en pièces détachées ni en totalité. Le C’est une anomalie. D’un côté, les gens reconnaissent transfert d’un organe destiné à la transplantation d’un être qu’une augmentation de l’offre d’organes destinés à la humain à un autre contre de l’argent serait une atteinte transplantation sauve des vies humaines, et, de l’autre, à sa dignité humaine et à son intégrité. Cependant, le ils s’opposent à l’achat et à la vente des organes comme concept de dignité humaine n’est pas une proposition moyen légal d’atteindre cet objectif. première indémontrable. Il n’est pas un axiome. Il repose Cette réticence prend sa source dans une propo- lui-même sur une notion préalable : celle de personne sition qui semble évidente en soi pour beaucoup de humaine. Ce concept prend la forme concrète d’une

1. Cité par B. Jousset-Couturier, Le transhumanisme, Paris, Eyrolles, 2016, p. 99.

CRDF, nº 15, 2017, p. 27 - 44 28 Bertrand Lemennicier réglementation des usages du corps humain qui s’impo- conception particulière de la personne ou bien une morale serait à tous. téléologique du don pour le don dont les conséquences Par exemple, en quelques articles du Code de la santé sont désastreuses pour certains patients. publique (loi nº 2011-814 du 7 juillet 2011 relative à la Les usages de notre corps humain, consubstantiel à bioéthique), le législateur scelle la destinée d’un grand notre esprit et dont nous avons pour l’instant 3 la possession nombre de patients en attente d’un greffon : naturelle, soulèvent une question simple : qui a le droit de dire ce que chacun peut ou doit faire de son corps : le Art. L. 665-10. La cession et l’utilisation des éléments et Comité consultatif national d’éthique 4, le législateur issu produits du corps humain sont régies par les dispositions d’une majorité de rencontre, expression des préférences du chapitre II du titre Ier du livre Ier du code civil et par les d’une faction politique « mandatée » par sa clientèle élec- dispositions du présent titre. torale, les croyances de nos voisins qui nous ostracisent si Art. L. 665-11. Le prélèvement d’éléments du corps humain on ne partage pas leur vision du monde, notre conjoint et la collecte de ses produits ne peuvent être pratiqués sans qui manifeste souvent le désir de contrôler notre corps le consentement préalable du donneur. Ce consentement et / ou notre portefeuille, ou bien nous-même ? est révocable à tout moment. Il s’agit là d’un conflit traditionnel à propos des Art. L. 665-12. Est interdite la publicité en faveur d’un usages d’une ressource qui produit des services hautement don d’éléments ou de produits du corps humain au profit demandés et sur laquelle les droits de propriété ne sont d’une personne déterminée ou au profit d’un établisse- pas définis. L’économiste est en terrain familier, mais ment ou organisme déterminé. Cette interdiction ne fait le juriste devrait l’être aussi puisqu’il s’agit de définir la pas obstacle à l’information du public en faveur du don notion de droit de propriété sur une ressource. Notre d’éléments et produits du corps humain. corps peut-il être en libre accès pour tous comme dans Cette information est réalisée sous la responsabilité une pâture commune ? Peut-il être géré sous forme d’anti- du ministre chargé de la santé. commun, en collaboration entre plusieurs personnes Art. L. 665-13. Aucun paiement, quelle qu’en soit la forme, détenant des droits d’exclusivité sur certaines parties de la ne peut être alloué à celui qui se prête au prélèvement ressource, ou plus simplement sous forme d’une propriété d’éléments de son corps ou à la collecte de ses produits. individuelle ? La réponse de l’économiste est plutôt en Le cas échéant, les frais engagés peuvent être remboursés faveur de la propriété individuelle, seule apte à allouer les selon des modalités fixées par décret en Conseil d’État. usages de la ressource de manière dite « optimale », c’est- à-dire de telle sorte que tout autre usage ne rapporte pas Art. L. 665-14. Le donneur ne peut connaître l’identité une satisfaction supérieure. Mais cette solution est rejetée du receveur, ni le receveur celle du donneur. Aucune par le législateur, quitte à sacrifier la vie des patients en information permettant d’identifier, à la fois celui qui attente d’un greffon. a fait don d’un élément ou d’un produit de son corps et celui qui l’a reçu, ne peut être divulguée. Nous allons tenter d’expliquer pourquoi le juriste Il ne peut être dérogé à ce principe d’anonymat qu’en fait fausse route lorsqu’il adopte, comme moyen de pro- cas de nécessité thérapeutique. téger l’individu, des droits de la personnalité fondés sur une théologie, au lieu d’adopter le concept de droit de Ces articles sont à l’origine de la pénurie d’organes propriété absolu de l’individu sur lui-même ou de libre destinés à la transplantation et chaque année ils sacrifient, disposition de son corps opposable à tout autre individu sur l’autel de la morale, la vie des patients dans la file qui cherche à se l’approprier, pris isolément ou en groupe. d’attente 2. Il faut donc de sérieux arguments pour justifier Les débats sur le concept de personne ont un rôle crucial de sacrifier la vie de tierces personnes pour satisfaire une dans l’émergence des lois sur la bioéthique dont la nocivité

2. 579 patients demandeurs d’une transplantation sont décédés en 2015 dans la file d’attente, faute d’une offre suffisante. 3. Nous disons « pour l’instant » car la synergie entre les progrès scientifiques dans les nanotechnologies, la biologie, l’informatique, l’intelligence artificielle, les sciences cognitives et la robotique peut dans un avenir proche modifier « la nature » de l’homme et faire faire un saut dans l’évolution du corps humain. 4. Le fait même qu’il existe un Comité consultatif national d’éthique en dit long sur cette confusion du droit et de la morale. Cet aréopage a pour mission de donner des avis sur les problèmes éthiques et les questions de société soulevés par les progrès de la connaissance dans les domaines de la biologie, de la médecine et de la santé (voir art. L. 1412-1, modifié par la loi nº 2004-800 du 6 août 2004, art. 1er). En 2012, les personnalités désignées par le président de la République appartenaient aux différentes familles philosophiques et spirituelles : Ali Benmakhlouf (philosophe arabe), Michaël Azoulay (rabbin de la communauté juive de Neuilly-sur-Seine), Xavier Lacroix (professeur de philosophie et de théologie morale à l’université catholique de Lyon), André Glucksmann (normalien de l’École normale supérieure de Saint-Cloud, agrégé de philosophie, écrivain, aujourd’hui décédé) et Louis Schweitzer (pasteur des Églises baptistes, directeur de l’École pastorale de Massy). Le président actuel est Jean-Claude Ameisen (professeur d’immunologie à l’université Paris-Diderot / hôpital Bichat). Nous citons ces quelques noms nommés par le président de la République, mais ils sont au total trente-neuf membres nommés pour quatre ans et un président renouvelable tous les deux ans. Ce comité dispose d’un pouvoir d’influence en donnant des avis après saisines et autosaisines. Les rapports sont élaborés par des sous-comités composés de quelques membres. Par définition, les rédacteurs de ces rapports jouent un rôle essentiel en présentant le point de vue des personnes auditionnées d’une manière favorable à la vision des membres du comité. Le choix du président de la République de représentants des quatre religions ayant une audience sur notre territoire métropolitain ou de tel philosophe, laïc de service, est vraiment du domaine du prince. Les avis du comité n’ont strictement aucune valeur intrinsèque et aucun ne remet en cause le droit de la personne bien que le comité ait une pleine connaissance de ses effets pervers, comme le prouve l’avis 115 d’avril 2011 sur les questions relatives aux transplantations d’organes. Éthique biomédicale et droit de propriété sur le corps humain 29 pour les patients devient de plus en plus évidente au fur chrétienté a banni le taux d’intérêt comme le font tou- et à mesure que la pression de la demande augmente. jours les musulmans. Elle a développé dans l’esprit des Dans ce qui suit nous développerons six idées : gens une réprobation pour tout ce qui touche au corps humain (dont les activités sexuelles). Elle a entravé le –– les lois sur la bioéthique sont fondamentalement progrès médical en empêchant la dissection. Elle a fustigé nuisibles ; la richesse et les inégalités. Cet atavisme perdure toujours –– la dichotomie entre la personne et la personnalité, dans nos sociétés contemporaines. entre le sujet et l’objet est au cœur de la doctrine juri- Par exemple, Michaël J. Sandel 5 se plaint d’une société dique et il s’agit de faux concepts car les services rendus où tout est à vendre 6 : les permis de polluer, la gestation par les êtres humains et les choses sont substituables ; pour autrui, le droit d’avoir une carte verte pour être un résident permanent aux États-Unis, un tag publicitaire –– en adoptant une définition du corps humain comme sur votre peau, le pari sur la mort de quelqu’un avec un fin ou comme moyen, nous pouvons faire converger viager ou une assurance vie dont on paie les primes, les économistes, philosophes et juristes sur le concept de essais thérapeutiques d’une entreprise pharmaceutique droit de propriété sur soi. Le problème des conflits sur votre corps, la queue dans une file d’attente à la place entre les personnes à propos de l’usage du corps d’une autre personne contre rémunération, etc. En fait, humain et de sa possession naturelle par celui qui il souligne un point important, qui nous intéresse pour le y est incorporé, et / ou de celui des autres, soulève cas des transplantations d’organes, qui est la destruction une question à laquelle il faut répondre : qui est le par le marché des valeurs non marchandes importantes. propriétaire de son corps, l’individu lui-même ou Si vous payez des mercenaires pour faire la guerre à votre les autres pris individuellement (esclavage privé) ou place, nous dit Sandel, cela épargne votre vie et celles de en groupe (esclavage public) ? ; vos concitoyens mais détruit les valeurs liées à la citoyen- –– la solution proposée par l’économiste rejoint celle du neté 7. Dans la même veine, légaliser le marché des organes juriste quand il doit définir à qui appartient une chose détruit les valeurs liées à la morale du don pour le don, ou un objet que l’on vient de découvrir. C’est le droit fondement philosophique des lois sur la bioéthique. du premier occupant ou du premier en possession ; S’il en est ainsi, c’est sans doute qu’il y a des raisons. –– pour rendre compatibles ces droits de propriété entre Le marché a une propriété essentielle : personne n’est eux, l’esclavage volontaire et le crime commandité contraint d’y participer. Le consentement des parties sont bannis des relations contractuelles ou du droit prenantes est le fondement de l’échange. Or, si tous les des obligations ; exemples mentionnés par Sandel révèlent la marchandi- sation d’un nombre croissant d’activités humaines, c’est –– enfin, nous soulignerons combien les lois sur la que les individus en tirent un avantage mutuel, sinon ils bioéthique sont issues d’une doctrine qui confond n’agiraient pas ainsi. le droit avec la morale. Elles imposent une règle de Le refus de laisser les individus disposer de leur propre conduite dans les affaires concernant les usages du corps comme ils l’entendent – louer leur ventre, vendre corps humain : celle du don pour le don au mépris leurs organes, cloner leur corps pour donner naissance de ses conséquences sur les autres individus et de à un être humain identique (un jumeau) ou manipuler règles de déontologie liées au respect du droit de leurs gènes pour choisir les caractéristiques corporelles de propriété sur soi, seules règles permettant que restent leurs propres enfants, procréer artificiellement, congeler compatibles entre elles les diverses règles morales les embryons pour une naissance dans deux siècles – est adoptées par chacun d’entre nous. socialement nuisible. En effet, en refusant cela, on sacrifie toujours des vies humaines et on met en péril l’espèce elle-même. Aussi brutal que cela puisse paraître, si pour I. Les lois sur la bioéthique sont vivre un peu mieux une personne astreinte à une dialyse fondamentalement nuisibles à la société hebdomadaire recherche désespérément un rein naturel pour une transplantation et que d’autres personnes sont La répugnance de la société occidentale à traiter le corps prêtes, moyennant rémunération de leur vivant ou après humain comme un objet appropriable est immergée leur mort, à renoncer à un rein, un échange mutuellement dans la religion chrétienne. Pendant quelques siècles la bénéfique est possible.

5. M. J. Sandel, What Money Can’t Buy : The Moral Limits of Markets, Londres, Penguin, 2012. 6. Nous critiquons les arguments avancés par cet auteur dans un autre texte : B. Lemennicier, Pénurie des organes à la transplantation : bioéthique et théorie économique, 2017, en ligne : http://lemennicier.bwm-mediasoft.com/displayArticle.php?articleId=783. 7. Sandel, à qui nous reprenons cet exemple, ne nous précise pas pourquoi la citoyenneté serait un bien. Elle peut l’être pour certains mais pas pour d’autres. C’est peut-être une bonne chose de voir disparaître cette notion de citoyenneté au profit du respect des droits de propriété des autres sur eux-mêmes. L’alternative au mercenariat est la conscription, c’est-à-dire le sacrifice forcé de toute une génération pour défendre par les armes un pouvoir politique que l’on peut désapprouver. La fraction des jeunes de la génération des années 1956-1962 enrôlés de force dans l’armée française et qui ont combattu en Algérie, considérée comme un territoire français à l’égal de la Corse d’aujourd’hui, pour une cause « injuste » – empêcher l’indépendance des Algériens, nationalistes, islamistes ou communistes, et qui ont pris fait et cause pour eux au péril de leur vie – ne devaient pas avoir la même conception de la citoyenneté que les gouvernants de l’époque. 30 Bertrand Lemennicier

Empêcher un tel échange, c’est sacrifier la vie de la Imaginons, comme dans le film Hibernatus, la nais- personne astreinte à la dialyse, en lui refusant une pos- sance, aujourd’hui, d’un double de votre arrière-grand-père, sibilité d’améliorer son bien-être. C’est aussi empêcher dont l’embryon avait été congelé. Du coup, vos enfants à celui qui renonce à son rein, un pauvre par exemple, de naître auront le même âge que votre arrière-grand-père. gagner sa vie en mettant en valeur la seule ressource dont Imaginez les problèmes de filiation. Mais les problèmes il dispose : les éléments de son corps. En imposant le don de filiation n’existent qu’en vertu du droit à l’héritage. et la gratuité, le législateur fait reposer la transplantation Vos enfants vivront comme frères et / ou sœurs avec un d’organes sur les seuls donateurs altruistes dont il sait arrière-grand-père par la filiation qui aura les mêmes droits. qu’ils ne sont pas suffisamment nombreux. Par ailleurs, Le problème de filiation n’existe pas en tant que tel. Les il incite chaque personne sous dialyse à se porter deman- enfants n’ont aucun droit à hériter de leurs parents. C’est un deur d’une transplantation. Il crée une pénurie d’organes privilège régalien qu’ils ont. En quoi les enfants auraient-ils destinés à la transplantation. Une des conséquences de un droit sur le fruit du travail de leurs parents ? Les parents cette pénurie est la mort statistique de vies humaines. peuvent léguer leur fortune à leurs enfants ou à quelqu’un Empêcher une femme stérile d’avoir un enfant grâce à d’autre qu’ils apprécient mieux. une mère porteuse, c’est priver celle-ci des joies d’avoir son Revenons aux craintes de la fabrication en série de propre enfant et la condamner à se reporter sur le marché monstres ou de doubles de soi. L’eugénisme n’est pas une de l’adoption. C’est en même temps refuser à une autre mauvaise chose en soi. On pratique l’eugénisme sur les femme le droit de gagner de l’argent comme elle l’entend. plantes et les animaux. On crée de nouvelles plantes sans Empêcher la manipulation des gènes revient à priver nos qu’il y ait de problèmes particuliers. Le diagnostic prénatal enfants de l’opportunité de vies meilleures que les nôtres ou pré-implantatoire avec la procréation médicalement en leur évitant des maladies, en retardant le vieillissement assistée (PMA) pour déceler des tares génétiques pouvant et en allongeant la durée de vie ou encore en améliorant les conduire à un avortement ou à une sélection des embryons performances de leur corps humain. C’est aussi priver les dans une fécondation in vitro sont dans la ligne droite de générations futures d’une plus grande diversité génétique. l’eugénisme du XIXe siècle. C’est aussi interdire à des communautés en voie d’extinc- Interdire aux scientifiques de modifier la nature tion, les Pygmées, les Indiens d’Amazonie, les blancs humaine, c’est priver les hommes des moyens de pré- d’Europe ou d’Amérique du Nord d’user d’un moyen server leur vie face à des environnements hostiles sur qui leur éviterait de disparaître. La richesse génétique des notre planète ou en prévision de voyages sur d’autres Pygmées, des Indiens ou des blancs contribue tout autant planètes. La génétique ouvre des horizons pour améliorer que celle des noirs, des rouges ou des jaunes à la richesse la résistance des êtres humains à des environnements très de l’espèce humaine. La conservation et l’échange libre hostiles à la nature humaine. Ainsi, beaucoup d’espèces du matériel génétique des êtres humains est un moyen très primaires sur Terre supportent déjà des températures de préserver l’identité d’un groupe humain et sa survie très basses ou très fortes et résistent aussi au rayonne- autrement que par des règles de mariage draconiennes ment solaire ; leur génétique peut ouvrir des pistes pour ou par des moyens usant de la violence politique comme renforcer les protections « naturelles » de l’homme dans des subventions aux familles nombreuses et l’exclusion ces environnements où sa constitution actuelle l’empêche des étrangers. de survivre. Toutes ces recherches soulèvent des craintes. La nature produit des êtres humains qui naissent L’apparition d’une race de « surhomme », pensée et créée parfois avec deux têtes. D’autres naissent nains. Faut-il par l’homme, heurte l’esprit de nos contemporains. Pour- interdire la manipulation des gènes dans la crainte de tant, la nature l’a déjà fait, à l’image de l’Homo sapiens voir les familles fabriquer des monstres dont ils tireraient surclassant l’homme de Néandertal grâce au FOXP2 qui profit en les exposant dans les foires ? N’oublions pas facilite la communication par la parole et l’apprentissage. une chose, très naturellement en se mariant on pratique Et alors ? Croyez-vous que l’espèce humaine ne mérite la sélection des gènes. Faut-il interdire à des nains de pas d’être améliorée ? Le transhumanisme suscite des se reproduire ensemble sous prétexte de voir naître un vocations. Chez Google X Lab, des dépenses de recherche enfant nain qui n’a pas demandé à naître avec un tel particulièrement importantes ont été consacrées à ce handicap ? L’homme et la femme atteints de nanisme défi. En fait, l’Homo sapiens 2.0 pourrait bien devenir ont procréé volontairement un enfant. Ils savaient que « la première espèce “libre” au sens où il échapperait aux celui-ci ne mesurerait pas 1,80 m. incertitudes de la sélection naturelle » 8. C’est très exactement ce que nous proposent ceux qui Grâce aux nanotechnologies, biotechnologies, informa- veulent interdire les manipulations génétiques parce que tique et sciences cognitives (NBIC), la possibilité de changer l’enfant qui naîtrait n’aurait pas fait prévaloir son intérêt. l’évolution de la nature de l’homme par des mutations Pourquoi exiger de ceux qui veulent des enfants dont les génétiques contrôlées et non par le hasard de la sélection caractéristiques biologiques correspondent à leurs goûts naturelle est à portée de main. Cette opportunité est une ce que l’on n’exige pas de parents naturels ? chance pour l’espèce humaine qui pourrait s’acclimater à

8. B. Jousset-Couturier, Le transhumanisme, p. 41. Éthique biomédicale et droit de propriété sur le corps humain 31 des environnements hostiles à notre constitution biologique fondé. Dans le texte qui suit, il nous paraît important de sur Terre ou dans la conquête de l’espace. La liberté de réfléchir à la définition de la personne. disposer de son corps et d’en exploiter toutes les ressources La dichotomie entre le corps humain (objet) et la per- offre aux individus la possibilité d’augmenter la résistance sonne (sujet) se heurte à l’incorporation réciproque de la de leur corps face aux maladies et au vieillissement, mais personne dans une machine biologique, auto-reproductible aussi d’améliorer leurs performances dans l’exercice phy- et biodégradable appelée « corps humain ». On doit à sique et intellectuel. Descartes 11 cette idée de comparer le corps humain à une Ne vous méprenez pas sur le type d’améliorations machine support de la pensée. Elle a permis de jeter un que le marché fera apparaître. Imaginez une nouvelle race regard différent sur l’être humain et a ouvert la voie au d’hommes-oiseaux créée par manipulation génétique. Un développement scientifique de la médecine. rêve qui remonte à la mythologie. Ils ont des ailes et tels Les médecins agissent, dans leur pratique, comme si des anges volent. Aujourd’hui, les hommes volent déjà. Ils le corps était un objet. Mais simultanément, ils adhèrent volent avec des avions, des ultra-légers motorisés (ULM), à la théologie chrétienne de la consubstantialité du corps des deltaplanes. Mais, naturellement, il est plus commode (objet) et de la personne (sujet). Ce qui crée, chez eux, une de voler avec un avion, un ULM ou un deltaplane qu’avec dissonance cognitive. De même, les associations de défense des ailes issues d’une manipulation génétique. La raison des patients en attente d’un greffon soutiennent les lois en est simple. On laisse son ULM au garage, en revanche, sur la bioéthique. Elles en connaissent les effets pervers si nous avons des ailes, comme un oiseau, par la force par le décès prématuré de certains de leurs membres. Or, des choses, il faudra les garder avec soi et, compte tenu elles sont censées défendre les patients mais elles refusent du poids de notre corps, nos ailes auront la taille d’un un marché libre des organes destinés à la transplantation deltaplane. Imaginez les conséquences : être obligé de qui pourraient les sauver. Là aussi nous observons un vivre au sommet des gratte-ciel ou dans des montagnes paradoxe puisque les victimes de cette législation adhèrent près d’endroits qui tombent à pic pour nous lancer dans à la conception théologique de la personne qui les tue 12. Les les airs. Non, nous ne le ferons pas. Mais si, pour des personnes à la tête de ces associations devraient se poser raisons militaires, l’État a besoin d’hommes-oiseaux, il des questions sur les jugements de valeur qui guident leurs n’hésitera pas à les créer. Il faut donc de solides raisons actions, surtout quand leurs conséquences affectent la vie pour interdire à chacun d’entre nous de disposer librement d’autres personnes qui ne partagent pas nécessairement de notre corps humain et imposer cette interdiction à leur doctrine philosophique. l’ensemble de la collectivité. La conception de l’individu ou de la personne mérite, en fait, un dialogue entre médecins, juristes, philosophes et économistes puisque seuls les économistes soutiennent, II. Une doctrine juridiquement mal fondée en théorie, un marché libre des organes destinés à la trans- plantation. Un marché libre se définit par trois attributs : Le juriste positiviste est paradoxalement très influencé par des droits de propriété bien définis, le consentement à la vision de la théologie chrétienne où le corps humain l’échange de ces droits et la non-interférence dans le est consubstantiel à la personne. La réflexion juridique, système de prix par des moyens usant de la coercition écrit Jean-Michel Poughon, privée ou publique. […] semble prolonger la théologie en en reprenant la L’économiste n’est pas uniquement le spécialiste de la logique d’un fondement transcendantal à la dignité science des choix (praxéologie) même s’il apparaît souvent humaine. D’autre part, elle tend à ériger ce fondement comme tel à nos contemporains lorsque ces derniers par- en dogmatique. Cette approche apparaît clairement en courent les revues académiques. L’économie est surtout une ce qui concerne la propriété du corps. Consubstantiel à science des contrats. Le Prix Nobel 13 James M. Buchanan 9 la personne, il est donc indisponible . l’a bien compris. Il écrit en 1975 : Nous avons déjà critiqué le concept de droit de la per- L’économie est plus proche de la science des contrats que 10 sonne dans un article ancien, datant de 1991 . Vingt-cinq de la science des choix. Le principe de maximisation doit ans après sa rédaction, le diagnostic nous paraît toujours être remplacé par celui de l’arbitre qui s’efforce de résoudre identique. Le droit de la personne, inscrit dans le droit des conflits entre individus […] avec pour principe unifi- positiviste contemporain, est philosophiquement mal cateur les gains de l’échange 14.

9. J.-M. Poughon, « L’individu propriétaire de son corps ? Une réponse entre scolastique juridique et réalisme économique ? », L’Europe des libertés, nº 11, 2003, en ligne : http://leuropedeslibertes.u-strasbg.fr/article.php?id_article=100&id_rubrique=5. 10. B. Lemennicier, « Le corps humain : propriété de l’État ou propriété de soi ? », Droits, nº 13, 1991. Voir aussi B. Lemennicier, La morale face à l’économie, Paris, Éditions d’Organisation, 2005, chap. II. 11. R. Descartes, Les principes de la philosophie [1644], Paris, Arvensa Éditions, 2015, première partie, titre VIII. 12. En 2015, 579 personnes en attente d’un greffon sont décédées, soit 37 décès pour 1 000 patients. La mortalité sur les routes en 2013 était de 5,8 tués pour 100 000 habitants ou encore 0,058 tué pour 1 000 habitants, en supposant que tous les habitants soient des automobilistes. 13. Ce que nous désignons par Prix Nobel d’économie est plus justement le prix de la Banque de Suède en sciences économiques en mémoire d’Alfred Nobel. 14. J. M. Buchanan, « A Contractarian Paradigm for Applying Economic Theory », American Economic Review, vol. 65, nº 2, 1975, p. 229 (nous traduisons). 32 Bertrand Lemennicier

La science des choix n’est pas fondamentale à l’écono- particulier les animaux. Mais rien n’est moins sûr. Les miste, elle est un instrument d’analyse pour comprendre animaux vivent une existence séparée des autres animaux le comportement des individus. En revanche, la science de leur espèce. Ils sont aussi dotés de certaines capacités des contrats ou de l’échange l’est. Celle-ci a pour objet de langage, de réflexes préprogrammés, de sentiments 16, la coordination des plans des individus entre eux pour d’instincts de reproduction entre mâle et femelle ou encore obtenir une constellation sociale, politique et économique respectent des règles de conduite pour pacifier les conflits où tous les individus, dans une période donnée, réalisent qui naissent entre eux à propos de la propriété territoriale leurs anticipations. Et si tout le monde réalise ses anticipa- (les chats) ou des règles de soumission au chef de la meute tions, les conflits interindividuels ont disparu. C’est la paix pour s’approprier la nourriture et s’accoupler avec des civile. Et c’est là où le juriste et l’économiste se rejoignent femelles (les loups). On retrouve aussi toutes ces carac- et vont s’affronter sur les moyens utilisés pour atteindre téristiques chez l’être humain. Qu’est-ce qui peut bien ce « nirvana » car le droit a pour objet de « prévenir ou différencier l’homme de l’animal 17 ? L’homme possèderait-il régler les conflits qui naissent dans la vie de la société » 15. tous les attributs des animaux à un plus haut degré ? Aristote Le droit de propriété et son transfert volontaire dans a une réponse simple : d’autres mains sont donc considérés par l’économiste comme le moyen de pacifier les relations entre les individus L’homme, seul de tous les animaux, possède la parole. […] ou personnes à propos des services rendus par les objets Le discours sert à exprimer l’utile et le nuisible, et, par suite ou les personnes. Par conséquent, le droit de propriété aussi, le juste et l’injuste car c’est le caractère propre de l’homme par rapport aux autres animaux, d’être le seul à de la personne sur elle-même devrait être le moyen de avoir le sentiment du bien et du mal, du juste et de l’injuste minimiser les conflits qui surgissent entre les individus à et des autres notions morales et c’est la communauté de propos des services rendus par les choses ou les personnes. ces sentiments qui engendre famille et cité 18. Or, tel n’est pas le cas. Le droit de propriété sur soi, c’est-à-dire sur les usages que chacun peut faire de son corps Chez Aristote, les notions de bien ou de mal n’ont humain, est nié par le droit de la personne ou les droits de la aucun sens en dehors de la vie sociale puisqu’elles émergent personnalité. Les économistes spécialistes de la théorie des des rapports entre l’être humain et ses semblables. Or, nous choix publics sont accoutumés à toutes ces réglementations dit-il, le processus de sélection naturelle (ou la nature), « qui issues des groupes de pression qui cherchent à influencer ne fait rien en vain » 19, nous a doté de la faculté spéciale de le législateur au détriment de la fonction naturelle du droit discerner le bien du mal et de la parole pour la communi- qui consiste à pacifier les relations interpersonnelles au lieu quer. En conséquence, la capacité de distinguer le bien du de les accroître. De fait, les droits de la personne ou de la mal, le juste de l’injuste, l’utile du nuisible, offre l’occasion personnalité sont des réglementations sur l’usage du corps de développer des règles de conduite et la « rectitude » humain qui augmentent les conflits au lieu de les réduire. avec laquelle on les respecte. Ce corps de règles définirait Les droits de la personne ne sont pas du droit tel que le le droit 20. juriste et l’économiste l’appréhendent dans sa finalité. La Reportons-nous à une autre définition, plus récente doctrine des droits de la personne repose fondamentale- cette fois : « La personnalité c’est l’individu, soit l’ensemble ment sur la dichotomie sujet-objet, mais que vaut cette des aspects d’une personne qui la distingue de tous ses dichotomie ? Abordons ce point. semblables passés, présents et futurs » 21. Bernard Beignier utilise cette façon de caractériser à la fois la personnalité et la personne. Dans cette définition, la A. La dichotomie entre la personne personnalité est ce qui distingue une personne de toutes et la personnalité, entre le sujet et l’objet les autres personnes, le nom par exemple ou son identité ou bien son caractère, son courage, son intelligence, sa Les êtres humains seraient dotés de certaines capacités méchanceté, etc. Toutes ces caractéristiques sont finale- que l’on ne retrouve pas chez les autres êtres vivants, en ment des attributs que les autres personnes perçoivent

15. G. Ripert, Les forces créatrices du droit, Paris, LGDJ, 1955, p. 71. 16. Leur nature leur permet d’exprimer des sensations de douleur et de joie et de les communiquer aux autres. Tous les détenteurs d’animaux de compagnie en ont l’expérience. 17. Certains philosophes et moralistes contemporains évoquent le « droit » des animaux en refusant de les traiter comme des objets ou des biens meubles. Auquel cas le droit ne serait plus relatif à l’espèce humaine. Après tout, il a fallu du temps pour que l’esclave cesse d’être traité comme un objet qui est bien le traitement que l’on accorde aux animaux « domestiques ». Comme l’écrit le poète Hésiode, cité par Aristote qui le commente : « une maison en premier lieu, ainsi qu’une femme et un bœuf de labour » (Aristote, La politique, J. Tricot (trad.), Paris, J. Vrin, 1989, I, 2, p. 26), car le bœuf tient lieu d’esclave aux pauvres. On mesure mieux l’importance du langage et l’impossibilité de communiquer pour élaborer une pensée. Imaginons deux minutes que votre chat monte sur la table au moment de dîner et commence à discuter avec vous par la parole au lieu de le faire avec sa patte tout en ronronnant ou en miaulant à fendre l’âme, comment allez-vous le considérer, toujours comme un animal ? 18. Aristote, La politique, I, 2, p. 29. 19. Ibid. 20. Voir M. Villey, Questions de Saint Thomas sur le droit et la politique ou le bon usage des dialogues, Paris, PUF, 1987, p. 114-115. 21. B. Beignier, Le droit de la personnalité, Paris, PUF (Que sais-je ?), 1992, p. 6. Éthique biomédicale et droit de propriété sur le corps humain 33 subjectivement dans le comportement de cet individu. […] l’ensemble des prérogatives, indissociables de Cela ne définit pas cependant la personne (physique) 22. l’individu, qui expriment la personnalité de celui-ci De son côté, le philosophe Stéphane Chauvier écrit : […]. Attachés à l’individu [ces droits de la personnalité] trouvent leur source dans le seul fait de sa naissance, ils Le mot « personne » [ou personnalité chez Beignier] semble sont innés, ne s’acquièrent pas et ne résultent pas de en effet avoir deux sens différents selon que l’on dit d’un l’activité de la personne 26. être [d’un individu] qu’il est une personne ou selon que l’on parle de la personne qu’il est. Si certains traits de la personnalité sont innés, être de sexe masculin ou féminin, intelligent ou non, violent Un peu plus loin il écrit : ou non 27, tous ne le sont pas. Ils s’acquièrent et résultent Une personne est un être doté d’une aptitude à la conscience souvent de l’activité de la personne, de la formation de ses de soi. En ce sens un homme est une personne tandis qu’une croyances par son environnement social. Ils sont évolutifs. pierre n’en est pas une. Mais lorsque nous parlons de la On ne sait jamais s’il s’agit d’un rôle public ou d’un moi personne qu’il est [il s’agit de] désigner le contenu de sa profond. Est-ce qu’un comédien a une personnalité ? Non, conscience de soi 23. il en a plusieurs, celles de tous les personnages qu’il va Retenons pour l’instant cette façon de séparer la jouer. Des personnalités issues de la conscience de soi d’un personnalité de la personne. Cela peut vouloir dire que auteur qui représente peut-être la personnalité qu’il aurait le mot « personne » décrit tous les êtres capables de se aimé être, mais qui n’est pas sa personnalité. penser soi-même, caractéristique commune à l’espèce Prenons le fœtus ou un nouveau-né, un jeune enfant humaine, alors que la personnalité décrit un individu ou encore un individu dans un coma dépassé, un schi- singulier se pensant lui-même avec un projet de vie qui zophrène, un trisomique 21, doit-on les inclure dans les concourt à son épanouissement en tant qu’être humain. personnes ? Ceux qui n’ont pas la parole ne peuvent pas Or, ce n’est pas la personne en tant qu’attribut commun à prouver qu’ils ont une quelconque personnalité. Celui qui une espèce qui intéresse le droit de la personnalité, mais a des troubles de la personnalité est-il une personne ? La plutôt la personnalité telle que souhaitée par l’individu réponse est négative. Ils seront traités comme des animaux lui-même. Tout devient subjectif et relatif, le droit dis- domestiques dont les prérogatives juridiques se traduisent paraît en faveur du cas par cas, chacun voulant réaliser par un droit de garde dont la fonction est de protéger cet l’épanouissement de sa personnalité réclame une règle être vivant et non de le martyriser, principe étendu aux de droit qui facilite ce « human flourishing » 24 ou dans animaux domestiques. les termes d’Aristote cette « eudaimonia ». Maintenant prenons un robot, qui parle, raisonne, Pour mesurer les impasses et la subjectivité de cette fait des choix, crie si on lui tape dessus 28, s’auto-répare, approche relativiste on peut prendre l’exemple du trans- gagne des compétitions d’échecs, nous dit qu’il se pense sexualisme qui fait exception à l’intangibilité du corps par lui-même et pétitionne pour sa liberté en quittant humain. Le sexe est un attribut commun soit aux hommes l’atelier de son créateur sans son consentement. Est-il soit aux femmes. Il est un sous-ensemble (le genre) de une personne ? Nous savons qu’il s’agit d’un non-existant, l’espèce : être humain. Une femme est-elle une personne créé et fabriqué par une personne qui en a la propriété. Ce ou une personnalité ? Quand la Cour de cassation ne robot peut être vendu, démonté, recyclé, rafistolé, amélioré fait pas obstacle 25 à la demande d’un homme de passer plus facilement qu’un animal ou un être humain. Est-ce d’un sous-ensemble à l’autre, elle accepte la conception que la personne qui en a la propriété peut invoquer la philosophique de la séparation entre la personne et la primauté de la personne pour « son » robot et interdire personnalité et la définition de la personnalité comme toute atteinte à la dignité de celui-ci, même si l’on sait l’expression d’un être se pensant lui-même femme tout pertinemment qu’il s’agit d’un objet ? Pour le créateur de en étant « objectivement » un homme. Du même coup, robot, le robot est une personne avec une personnalité, elle contredit la philosophie des droits de la personnalité or c’est un non-existant, un objet comme une pierre peut tels que définis par Bruno Petit et Sylvie Rouxel dans leur l’être. Il n’a pas conscience de lui-même, mais comment manuel sur le droit des personnes : peut-on le savoir puisqu’il communique par la parole

22. La seule qui nous intéresse ici par opposition à la personne morale où le juriste fait comme si les représentants d’un contrat entre plusieurs personnes avaient une personnalité propre. 23. S. Chauvier, Qu’est-ce qu’une personne ?, Paris, J. Vrin, 2012, p. 11. 24. D. B. Rasmussen, D. J. Den Uyl, Liberty and Nature : An Aristotelian Defense of Liberal Order, La Salle, Open Court, 1991, p. 37. 25. Cass., Ass. plén., 11 décembre 1992, 2 arrêts, nº 91-11900 et 91-12373, Bulletin, nº 13, 1992 ; cité dans B. Petit, S. Rouxel, Droit des personnes, 4e éd., Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 2015, nº 97, voir aussi nº 112. 26. B. Petit, S. Rouxel, Droit des personnes, nº 22. Les deux auteurs parleront d’exception à la règle, mais il s’agit bien ici d’une contradiction au principe d’universalité de la règle de droit et à son applicabilité. Si je me pense moi-même comme un « gourou » qui s’épanouit en modifiant la personnalité des autres, pourquoi m’empêcher au nom de l’intangibilité de la personne d’exercer cette activité ? 27. Le sexe et la violence sont en général des traits de caractère liés aux chromosomes humains si l’on prend la population carcérale comme un indicateur du lien génétique entre sexe, violence et chromosomes humains. Mais il y a toujours des exceptions comme avec le transsexualisme ou les violences infra-familiales. 28. Un humanoïde de type « HRP-2 Promet » produit par les Japonais ou un « émorobot » du programme Feelix Growing ; mentionnés par B. Jousset- Couturier, Le transhumanisme, p. 115. Les chercheurs élaborent aujourd’hui des robots pouvant interagir émotionnellement avec les humains. 34 Bertrand Lemennicier et prétend se penser lui-même puisque son créateur l’a transaction. Mais que le juge ex post, face à une œuvre qui programmé pour cela. ne correspond pas à la commande, interdise la destruction Comme cette discussion le suggère, nous considérons de l’objet échangé au prétexte que la personnalité du le corps humain comme un « objet » avec un sujet (ou un créateur est incorporée dans cet objet, devenu de ce fait individu ayant développé une personnalité) incorporé en insaisissable, soulève une interrogation. Cette dernière son sein. Cette incorporation de la personnalité dans une caractéristique, qui présuppose une indissociabilité entre matière animée ou vivante nous rappelle immédiatement l’objet et la personne 30 et donc une incorporation de la les droits de la personnalité des auteurs sur leurs œuvres personne dans un objet, fonde le droit de la personnalité. artistiques, plus connus sous le nom de droit moral de La consubstantialité de la pensée et du corps humain l’auteur. Tout ou partie de la personnalité de l’auteur de est mise à mal par le juriste lui-même avec le concept de l’œuvre est incorporé dans un objet inanimé (une feuille droit moral de l’auteur. D’un côté, la doctrine juridique de papier, une bobine de film, un tableau, un spectacle, soutient la proposition suivante : si la personnalité (P) etc.) dont la particularité est d’être un non-existant. est incorporée dans le corps humain (C), un existant, la Maître Sabine Haddad résume brièvement le droit personnalité étant consubstantielle au corps humain, alors moral de l’auteur tel qu’on le trouve défini dans le Code ce dernier (C) n’est pas un objet (O). De l’autre côté, avec de la propriété intellectuelle par quatre caractéristiques le droit moral de l’auteur, la doctrine juridique soutient la principales : proposition suivante : si la personnalité (P) de l’individu est incorporée dans un objet (O), un non-existant, alors L’auteur jouit du droit au respect de son nom, de sa qualité et de son œuvre. […] [Ce droit] est perpétuel, inaliénable l’objet (O) est consubstantiel à la personnalité (P). Cet et imprescriptible. Il est transmissible à cause de mort aux objet (O) acquiert les propriétés du corps humain (C) héritiers de l’auteur. ou est traité comme tel. Les deux propositions semblent […] contradictoires 31. En droit de la propriété intellectuelle, Il est incessible, même par donation. L’auteur ne peut l’incorporation de la personnalité dans les objets donne y renoncer. A fortiori toutes clauses portant renonciation, à ces derniers un statut de corps humain avec des droits transfert ou cession du droit moral, est nulle [sic]. patrimoniaux et extrapatrimoniaux. En droit de la bio­ [C’est] un droit imprescriptible. Celui qui n’use pas éthique, l’incorporation de la personnalité dans le corps de son droit durant un certain délai, ne le perdra pas. […] humain interdit de traiter ce dernier comme un objet avec [C’est] un droit insaisissable. Sans l’accord de l’auteur, les droits patrimoniaux qui vont avec. pas de commercialisation ou de saisie 29. Cette vision philosophique de la personne ou de la En conséquence, l’acheteur d’une œuvre d’art ne personnalité ne nous dérangerait pas si elle n’était pas en peut pas l’altérer ni la détruire sans le consentement de contradiction avec les attributs que l’on exige habituelle- l’auteur même si ce dernier ne respecte pas les préférences ment d’un droit. Ce dernier doit être généralisable, non de l’acheteur exprimées lors d’une commande. Le droit ambigu, facilement identifiable et clair dans son expression, fait alors d’un non-existant une personne. Qu’il y ait des non contradictoire avec d’autres droits, stable pour être servitudes sur l’objet n’est pas en soi un problème car parfaitement prévisible, non rétroactif pour ne pas tromper il s’agit finalement d’un pari sur la valeur de l’objet en les attentes des individus, ne pas exiger l’impossible, être présence d’une telle clause au contrat de transfert. S’il applicable ou sans écart entre la déclaration de la loi et son y a consentement des deux parties, l’acheteur anticipe application par l’administration qui a la charge de la mettre cette servitude et pense qu’elle améliorera la valeur de en œuvre 32. Rien de tout cela avec les droits de la person- l’œuvre d’art. Sinon l’acheteur aurait renoncé à cette nalité. Ils sont ambigus (transsexuels), peu identifiables

29. S. Haddad, « Les cinq caractères du droit moral de l’auteur », Legavox, 2012, en ligne : http://www.legavox.fr/blog/maitre-haddad-sabine/cinq- caracteres-droit-moral-auteur-9811.htm#.V9WKYiiLShc. 30. C’est ce que l’on appelle en théologie la consubstantialité de la personne et du corps humain. L’indisponibilité du corps humain de la loi sur la bioéthique de 1994 révèle bien le caractère religieux de son inspiration. 31. Appelons P le concept de personnalité, qui est une œuvre de l’esprit, une propriété incorporelle ; C, celui du corps humain, un objet animé ; O celui d’un objet inanimé appropriable sous forme d’une propriété matérielle ; I, le concept d’incorporation. Le signe → signifie « implique » ; le signe ≡ signifie « identique à » ; enfin, le signe ~ indique « négation de ». Nous avons donc dans le cas des lois sur la bioéthique la proposition suivante : P I C → C ≡ ~ O. La personnalité P, propriété incorporelle, incorporée dans C, le corps humain, implique que C n’est pas identique à un objet, O. En conséquence, le corps humain n’est pas une propriété matérielle. Dans le cadre du Code de la propriété intellectuelle, la propriété incorporelle (par exemple création d’une personnalité) est définie par l’article L. 111-1 qui nous dit : l’auteur d’une œuvre de l’esprit jouit sur cette œuvre, du seul fait de sa création, d’un droit de propriété incorporelle exclusif et opposable à tous. L’article L. 111-3 précise quant à lui que cette propriété incorporelle est indépendante de la propriété de l’objet matériel dans lequel elle est incorporée. Nous avons donc la proposition suivante : P I O → O ≡ C. Le concept de personnalité, une propriété incorporelle, une fois incorporé dans un objet (inanimé comme un tableau) implique que cet objet devienne identique au corps humain C et est donc de ce fait dans un état d’indisponibilité comme le corps humain. Ce qu’il est en partie. Les deux propositions, c’est-à-dire les deux lois, prises ensemble nient une loi fondamentale de la logique classique, celle de l’identité : une chose est une chose ou n’est pas une chose, O ≡ C ou C ≡ ~ O. Le paradoxe s’accentue avec l’article L. 111-3 du Code de la propriété intellectuelle qui nous dit que la propriété incorporelle est indépendante de la propriété de l’objet matériel. Pourquoi le législateur n’en fait-il pas autant avec les lois sur la bioéthique en rendant la propriété sur sa personnalité indépendante de la propriété sur son corps humain, un objet animé mais matériel dont nous avons la pleine possession ? 32. Voir L. L. Fuller, The Morality of Law, New Haven – Londres, Yale University Press, 1964, chap. II. Éthique biomédicale et droit de propriété sur le corps humain 35

(plusieurs personnalités peuvent coexister dans un même 9. jouir des revenus tirés de cette ressource (louer ou corps humain), en contradiction avec d’autres droits (droit vendre tout ou partie de son corps humain, son cer- moral de l’auteur), non généralisables (la personnalité varie veau, sa voix, son ventre, son sexe, ses jambes). en fonction des époques, de la localisation géographique, En revanche, il ne peut en faire une utilisation : de l’âge de l’intéressé), difficilement prévisibles puisque ces droits sont le produit de majorités éphémères au Parlement. 10. qui endommage la propriété d’autrui (coups, bles- Tournons-nous vers une autre définition de la per- sures, homicides volontaires). sonnalité, celle proposée par Alain Sériaux (1992) : Et si quelqu’un endommage ou vole cette ressource, il est Les personnes physiques sont les êtres humains concrets, en droit d’exiger : singuliers. Les juristes ont toujours reconnu leur existence 11. la restitution de la ressource, ou une compensation en les distinguant des biens ou des choses. Ces derniers sont monétaire. essentiellement susceptibles d’appropriation : ils sont desti- nés à appartenir à des personnes. Les personnes physiques Les droits de la personne seraient donc un ensemble au contraire se caractérisent par le fait qu’il s’agit d’êtres de restrictions aux items du panier de droits qui définit la libres, autonomes, qui ne peuvent devenir la chose d’autrui 33. propriété. Excepté les points 10 et 11 qui assurent norma- L’auteur nous dit que les choses ou les objets sont lement l’intégrité physique de chaque individu, tous les appropriables à l’inverse des personnes physiques qui ne autres items sont « juridiquement » niés par le législateur. peuvent pas l’être. Mais il précise que celles-ci ne peuvent Par contrecoup, ce dernier s’arroge le droit de décider de « devenir la chose d’autrui » 34. Cette définition négative l’usage du corps humain de chacun à la place des individus et impérative n’est pas dénuée d’intérêt. On ne cherche eux-mêmes. C’est lui qui dicte, au nom d’une clientèle pas à définir positivement ce qu’est une personne mais électorale qui l’a porté au pouvoir, la façon dont on doit négativement. Une personne est un individu qui n’est employer les ressources tirées de son corps. Le législateur pas l’esclave d’un autre individu. Ce dernier ne peut pas traite alors chacun d’entre nous comme un esclave en user d’une personne comme il userait d’un objet dont il a affirmant un droit de propriété sur le corps humain de «ses la propriété. Sériaux s’inscrit dans une vision où le droit sujets ». Seuls les hommes d’État auraient le droit d’être dicte ce que les individus peuvent faire dans leur relation propriétaires du corps des individus puisque l’esclavage interpersonnelle à propos des choses et des personnes. La privé est interdit. D’ailleurs, les rédacteurs de l’article 16 propriété des choses, rappelons-le, est un panier de droits du Code civil qui, dans son chapitre II, définit le respect qui décrit ce que l’individu peut faire avec les ressources du corps humain, concluent : « Les dispositions du présent dont il a la possession. Si le corps humain est « juridique- chapitre sont d’ordre public ». ment » une chose, les droits de propriété décrivent ce que On ne peut pas être plus clair, le corps humain est à la le propriétaire peut en faire. merci de la conception que se fait le législateur de l’ordre Ainsi il peut : public. En particulier, le législateur, sous la pression de la corporation des juristes, des médecins et des Églises (en 1. user de son corps comme il l’entend (consommation particulier l’Église catholique), a décidé que les droits de la de drogues) ; personnalité ou de la personne (la confusion entre les deux 2. le transformer (changer de sexe, se mutiler – circon- concepts est souvent entretenue) sont hors commerce. Ils cision –, modifier la taille de ses seins au moyen de ne sont pas évaluables en argent. Ils sont incessibles, insai- la chirurgie esthétique, etc.) ; sissables, absolus et reconnus à toute personne physique 3. le détruire (suicide, euthanasie) ; ou considérée comme telle. Cette attitude socialement nuisible ne diffère pas de toute autre législation dont les 4. l’abandonner (grève de la faim, anorexie) ; effets pervers sont désastreux. On observe un processus 5. le transmettre en partie ou en totalité à autrui (donner d’intervention croissante pour éliminer ces effets pervers ou vendre une partie de son corps – organes destinés au lieu de revenir sur la législation qui les a induits 35. à la transplantation, gènes, etc. –, ou la totalité du corps après décès) ; 6. transférer l’usage de son corps à autrui (servage, B. Le corps humain esclavage volontaire) ; comme fin ou comme moyen ?

7. exclure autrui de l’usage de son corps (avortement) ; Un moyen de réconcilier les juristes, les philosophes et 8. le conserver à perpétuité (momification ou cryogé- les économistes avec les faits réels ou les forces créatrices nisation, clonage) ; du droit serait de s’inspirer du point de vue de deux

33. A. Sériaux, Les personnes, Paris, PUF (Que sais-je ?), 1992, p. 5. 34. Pendant très longtemps l’esclavage privé a été toléré dans les sociétés occidentales. 35. Le salaire minimum est un excellent exemple d’une telle législation. Il crée un chômage dit de file d’attente. Pour faire patienter les chômeurs qui espèrent être embauchés dans un emploi payé au-dessus du prix du marché, le législateur crée le revenu de solidarité active (RSA). Ce dernier, dont l’objet est de corriger l’effet pervers engendré par le salaire minimum, accroît la demande d’éligibilité à ce statut de « pauvre » et augmente la durée de cette situation de pauvreté au fur et à mesure où le niveau de cette aide se rapproche du salaire minimum. 36 Bertrand Lemennicier philosophes : Emmanuel Kant et Robert Nozick. Relisons Les contraintes secondaires de l’action reflètent le principe ce qu’écrit Kant (1785) : kantien sous-jacent selon lequel les individus sont des fins et non pas seulement des moyens : ils ne peuvent pas être sacri- Agis de telle sorte que tu traites l’humanité, soit dans ta fiés ou utilisés pour atteindre les fins d’une autre personne propre personne soit dans celle des autres, toujours comme sans leur consentement. Les individus sont inviolables 39. une fin et jamais comme un moyen. La règle du consentement rend cette maxime uni- Et d’ajouter : verselle. Du fait même que la personnalité est incorporée Agis uniquement d’après la maxime qui fait que tu dans un corps humain et est donc inséparable de ce corps peux vouloir en même temps qu’elle devienne une loi humain, l’analogie entre la personnalité comme fin de 36 universelle . l’individu et qui concourt à son épanouissement et son Non seulement on ne peut traiter les autres personnes corps humain comme moyen pour atteindre ses fins et comme des moyens pour atteindre ses fins, seul ou en donc l’épanouissement de sa personnalité nous permet groupe (via l’État par exemple), mais on ne pourrait de justifier un droit de propriété sur soi à l’égal d’un droit pas non plus utiliser sa propre personne comme moyen de propriété sur un objet. pour atteindre ses propres fins, par exemple consommer Cette maxime de Kant, corrigée par le principe du de la drogue pour écrire des romans ou consommer de consentement, affirme explicitement que la décision de l’érythropoïétine (EPO) pour être champion olympique l’usage de son corps humain comme moyen pour réaliser du 100 mètres, ou encore vendre l’un de ses reins pour ses propres fins ou celles des autres est dans les mains de sortir de la pauvreté, se cloner ou modifier génétique- la personne elle-même. On reconnaît implicitement, cette ment sa descendance ou pratiquer l’eugénisme 37. Il s’agit fois, un droit de propriété de la personne sur elle-même. bien là de discuter de l’usage de son corps humain, vu C’est la personne qui décide de ses propres fins, elle décide comme moyen d’atteindre l’épanouissement de sa propre aussi des moyens pour les atteindre, en conséquence elle personne ou personnalité. Traiter les autres comme une décide de la façon dont elle va utiliser son propre corps fin et non comme un moyen pour atteindre ses propres humain. Ce consentement est opposable à tous les tiers objectifs ou l’épanouissement de sa propre personnalité pris individuellement ou en groupe (dont l’État) lorsqu’ils n’est pas une maxime qui puisse devenir universelle. La veulent utiliser le corps humain d’une personne pour 40 raison en est simple : nous utilisons tous les jours les atteindre leurs propres fins . autres personnes, et donc leur corps humain, comme Cette approche est en phase avec le point de vue de moyens pour atteindre nos fins ou celles des autres. Par l’économiste pour qui les choses et les êtres humains sont exemple, on utilise le corps de son épouse comme moyen substituables comme le démontre le comportement des pour avoir ses propres enfants 38. En travaillant pour le individus. La dichotomie entre personne et objet lui est compte d’autrui, notre corps est utilisé comme moyen totalement incompréhensible pour une raison simple : les pour les propres fins de cet autrui. choses et les personnes sont des substituts ou des moyens 41 On peut transformer la phrase de Kant en loi univer- pour atteindre les fins que chacun poursuit . selle en introduisant un concept pivot de la théorie des Il est important de comprendre la chose suivante : les obligations : celui du consentement. Réécrivons la maxime individus ne désirent pas les objets pour eux-mêmes, mais de Kant de la façon suivante : pour les services qu’ils rendent. Quand nous utilisons un lit, ce n’est pas le lit, en tant qu’objet, que nous consom- Agis de telle sorte que tu traites l’humanité, soit dans ta mons 42 mais le service qu’il rend : se reposer. En revanche, propre personne soit dans celle des autres, toujours comme le service rendu par le lit de Marie-Antoinette est tout une fin et jamais comme un moyen sans leur consentement. autre : il est symbolique. On admire le lit sur lequel se Elle rappelle la position de Nozick qui écrit : reposait la femme de Louis XVI, on ne s’y allonge pas.

36. E. Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs [1785], V. Delbos (trad.), Paris, Delagrave, 1965, deuxième section, p. 136. 37. Une telle interdiction n’a guère de sens, puisque la sélection des gènes se fait en se mariant. La résistance des parents aux mariages interraciaux ou interclasses sociales associées à l’avortement d’embryons présentant des tares génétiques montrent bien que l’on peut modifier génétiquement sa descendance. La pratique des organismes génétiquement modifiés (OGM) chez les plantes peut tout à fait être étendue à l’espèce humaine et elle le sera un jour si la survie de l’espèce est en jeu. 38. Il ne faut pas désespérer du progrès biotechnologique, il arrivera peut-être un jour où les enfants seront produits dans des couveuses ; on passe déjà à la mère porteuse et le chemin – comme pour la machine à laver le linge sale – est déjà tracé si le coût d’opportunité du temps d’une épouse continue d’augmenter. On a déjà assisté à cela : l’épouse lave le linge, ensuite la lavandière et enfin la machine à laver le linge. 39. R. Nozick, Anarchy, State, and Utopia, Oxford, B. Blackwell, 1974, p. 31 (nous traduisons et soulignons). 40. Cela n’interdit pas de partager les fins, mais la coopération pour les atteindre est soumise au principe du consentement. Nous préférons le mot consentement à celui d’autonomie de la volonté qui renvoie au concept de rationalité individuelle. Le consentement ne nécessite pas d’être rationnel parce que la rationalité n’est pas universalisable alors que le consentement l’est. 41. Que ce soit par l’échange, le don ou l’usage de la violence pour s’emparer du corps des autres ou du fruit de leur travail. L’échange nécessite le consentement des deux parties, le don nécessite le consentement d’une seule partie, le donneur, et l’usage de la violence, individuellement ou en groupe (syndicalistes, hommes d’État, mafieux, voleurs à la sauvette, douaniers, inspecteurs des impôts, terroristes, etc.) pour s’emparer du bien d’autrui, se fait souvent sans le consentement de la victime. 42. Cela vaut aussi pour les biens alimentaires : on ne consomme pas un poisson mais les ingrédients contenus dans le poisson qui renouvellent l’énergie du corps humain. La demande de repas diététiques en est la preuve par neuf. Éthique biomédicale et droit de propriété sur le corps humain 37

De la même façon, on ne consomme pas une auto- vaux récents de la neurologie cognitive confirment cette mobile, mais les kilomètres qu’elle permet de parcourir approche du Prix Nobel d’économie Friedrich Hayek 45. indépendamment des autres services qu’elle peut rendre Par ailleurs, les fins poursuivies par les individus sont dans le . Quand on embauche une femme infiniment variées. Elles incluent des besoins alimen- de ménage, on ne la consomme pas, ce sont les services taires, intellectuels, sexuels et émotionnels et non pas qu’elle rend que nous consommons : les services domes- seulement monétaires. Même si les aspects monétaires tiques. On consomme les services rendus par les objets sont importants comme moyens pour atteindre les fins ou les êtres humains, non les objets ou les êtres humains poursuivies. Ils peuvent être sacrifiés à d’autres buts : loi- eux-mêmes. Ces services sont rendus par unité de temps sirs, méditation, contemplation, dévouement aux autres, et sont définitivement subjectifs.Les objets ou les êtres etc. L’information complète sur toutes les alternatives humains sont donc substituables entre eux. Cette idée que auxquelles chaque individu fait face n’est pas exigée. Être l’on consomme les services rendus par un objet ou par une constamment cohérent dans ses décisions ne l’est pas personne entraîne quatre propositions fondamentales : non plus. Information complète et cohérence des choix –– les services rendus s’expriment toujours par unité ne sont pas des prémisses de la rationalité économique de temps, c’est-à-dire la période pendant laquelle mais le résultat d’un comportement qui confronte le coût on consomme ce service (on utilise une femme de d’opportunité à s’informer et / ou à être cohérent dans ménage trois fois par semaine ou six fois par mois) ; ses choix aux gains attendus. Il est donc parfaitement rationnel d’être ignorant ou incohérent dans ses choix 46. –– les services rendus par les objets ou par les individus Les êtres humains sont des individus. C’est l’individu 43 sont des moyens pour arriver à des fins . Si plusieurs qui a une conscience, une identité, des besoins, des talents, objets ou êtres humains peuvent rendre le même une volonté. Chaque individu naît seul et meurt seul. service plus ou moins bien, ils sont, d’une certaine C’est lui qui a des préférences ou des valeurs. C’est lui façon, substituables ; seul qui, de façon ultime, sait ce qui est bon pour lui. Cela –– les services rendus sont subjectifs. L’un voit dans le ne veut pas dire qu’il ne se trompe pas ou que des amis lit de Marie-Antoinette une aire de repos, l’autre y ne puissent savoir, mieux que lui, ce qui est bon pour voit un symbole de la royauté ; lui-même. Mais c’est lui qui vit une existence séparée, qui en supportera les peines et les plaisirs. C’est lui qui fait –– on ne peut échanger les services rendus par les per- des choix et, s’il en a la liberté, qui prend des décisions : sonnes ou les objets que si les droits de propriété sur c’est l’individu qui agit. L’individu n’a pas non plus le les services rendus par les personnes et les choses sont don d’ubiquité. Lorsqu’il assiste à un cours d’économie à clairement définis. Paris, il ne peut assister à un cours d’anglais à New York De nombreuses controverses, inutiles entre écono- à la même heure. Il n’est pas non plus immortel : une mistes et non-économistes, viennent de cette méconnais- journée est composée de vingt-quatre heures et non de sance du principe de substituabilité. vingt-six. La rareté du temps est un fait, elle impose des La subjectivité des services rendus est aussi une carac- choix entre différentes alternatives. Autre contrainte : les téristique essentielle qui divise souvent, par de vaines ressources nécessaires pour réaliser les fins poursuivies querelles, les économistes et les non-économistes. Les ne sont pas en quantités illimitées, et, malheureusement, services rendus par un objet, ou par un être humain, ne nous ne sommes pas seuls à les convoiter. Enfin, et on ne se définissent pas en termes physiques, mais seulement saurait trop souligner cet aspect, c’est lui seul qui contrôle d’après l’opinion que les individus professent à leur égard. et « possède » son corps humain. Un tiers peut agir à la Ainsi, une médaille en or peut être un objet de décoration, place de l’individu, peut essayer d’influencer la volonté de un moyen de paiement, une récompense symbolique ou l’individu pour qu’il use de son corps dans une certaine un objet qui sert à caler le pied d’un fauteuil bancal. Une direction soit par la menace ou par la récompense, mais parcelle de terrain bien exposée peut sembler être le lieu de manière ultime c’est l’individu lui-même qui agit. Il approprié à la culture de la vigne. Mais cette spécificité est est en fait « en possession » de son corps. une constatation qui n’est pas indépendante du lieu, du Si les individus partagent la plupart des mêmes fins, temps, des connaissances ou des anticipations qu’ont les l’ensemble des fins poursuivies par chaque individu est gens sur l’utilisation alternative de ce terrain. Il peut être unique. Du fait même de l’existence séparée de chaque utilisé non seulement pour la vigne mais aussi, compte individu, il est difficile à l’économiste de porter un juge- tenu de la proximité d’un lac, loué comme camping. Les ment de valeur sur ces fins multiples et subjectives. Il services rendus par les objets ou les personnes servent à les considère donc souvent comme des données et il les ce que les gens pensent qu’ils doivent servir 44. Les tra- traite de manière égale. Ainsi, l’activité d’un criminel ou

43. Voir L. Robbins, Essai sur la nature et la signification de la science économique, I. Krestowski (trad.), Paris, Librairie de Médicis, 1947. 44. Voir F. Hayek, « Le caractère subjectif des données dans les sciences sociales », in Scientisme et sciences sociales : essai sur le mauvais usage de la raison, R. Barre (trad.), Paris, Plon, 1953, chap. III. 45. Voir L. Naccache, Perdons-nous connaissance ? De la mythologie à la neurologie, Paris, O. Jacob, 2010. 46. Et vouloir corriger par la réglementation cette incohérence ou ignorance peut être néfaste par les effets pervers qu’elle engendre. 38 Bertrand Lemennicier d’un homme politique est analysée comme celle d’un de Julie et Pierre veut utiliser Julie comme domestique, offreur de travail ordinaire qui maximise sa satisfaction mère porteuse et préceptrice de ses enfants qu’elle aura en arbitrant entre loisirs et consommation. Le drogué, le mis au monde. Enfin, Julie désire consacrer l’usage de paysan spécialisé dans la production de drogue et le dealer son corps à prier Dieu dans un couvent. Le conflit a lieu ou les trafiquants d’organes destinés à la transplantation, à la fois entre Julie et ses trois personnalités mais aussi les passeurs de frontières ou les hommes d’Église, passeurs entre Pierre, Paul et Amandine qui convoitent la même d’éternité, sont considérés de la même manière que de ressource : le corps humain de Julie. simples consommateurs, producteurs ou intermédiaires. L’économiste va alors, par analogie avec d’autres res- En cela, l’économiste est méthodologiquement amoral ou sources rattachées au sol (mine d’or, de pétrole) dont la plus exactement aborde la compréhension de l’économie demande a raréfié l’offre, utiliser le concept de droit de pro- ou du droit, sciences morales par excellence, sans a priori priété. Ce dernier résout le conflit sur qui décide de l’usage moral 47. du sol et donc, dans notre cas, du corps humain de Julie. L’échange de ce droit de propriété par le consentement des parties permet de mettre la ressource rare demandée (un C. Conflit sur l’usage du corps humain, rein destiné à la transplantation, la mise au monde d’un droit du premier occupant enfant) dans les mains de la personne qui pense en faire le et droit de propriété sur soi meilleur usage. C’est le mécanisme de marché. L’économiste n’a pas de prévention philosophique Revenons à l’idée de Descartes. Le corps humain est une ou religieuse à propos des choses ou des objets et des machine biologique dans laquelle la personnalité est incor- personnes. Il fait cette analogie pour expliquer les phéno- porée 48. La personne qui habite dans cette matière vivante mènes qu’il observe. Il ne fait pas cette dichotomie entre est aussi propriétaire des ressources qui y sont incorporées. un objet et une personne (ou sujet) pour la raison simple Si elles sont valorisées par le marché, alors les exploiter que les individus consomment ou produisent les services rend un service à l’offreur comme au demandeur car si rendus par des objets et / ou des personnes. Seule façon, tous deux consentent à un transfert c’est qu’ils pensent pour lui, d’expliquer pourquoi le lave-linge a remplacé tous deux en tirer un bénéfice. Ce corps humain peut être la lavandière ou le progrès technologique en matière de réparé (prothèse, transplantation d’un organe, implant robotisation va bouleverser nos habitudes de production dentaire), modifié (chirurgie esthétique, transsexualité), et de consommation 51. comme on le ferait d’une voiture ou d’un logement. Par Face à cette convoitise sur l’usage de son corps, Julie analogie, il est naturel de penser que le corps humain est dispose de deux stratégies (dans un face-à-face avec Paul traité, dans les faits, par celui qui l’habite comme un objet. ou Pierre ou Amandine) : elle résiste de manière agressive Si l’on pousse le concept d’inviolabilité de la personne à l’égard de l’un de ces individus ou elle se soumet au dans sa totalité, toutes ces transformations du corps de désir de la personne qui lui fait face. Julie mesure 1,90 m l’individu devraient être interdites. Or, ce n’est pas le cas. et pèse 90 kg tout en muscle, Paul, Pierre ou Amandine Il existe de nombreuses exceptions à la règle 49. Il y a donc mesurent 1,65 m et pèsent 65 kg. La tentation est grande un conflit sur les usages du corps humain entre le sujet pour Julie de gifler Paul (ou Pierre ou Amandine) autant qui habite ce corps humain et les autres personnes qui de fois qu’il le faut pour ne plus être importunée par leur veulent exploiter les ressources qu’il contient 50. proposition. C’est souvent la réaction attendue de la part Prenons un individu, Julie, dont le corps humain d’un observateur, la force fait le droit de propriété 52. est convoité par plusieurs personnes : Pierre, Paul et Julie dicte sa loi et décide de l’usage de son propre corps Amandine. Chacun pense à un usage différent du corps humain. Mais cette stratégie suppose d’avoir beaucoup de Julie. Amandine désire utiliser Julie pour la beauté de d’informations sur la personne avec qui elle entre en rela- son corps, Paul aimerait exploiter les talents de chanteuse tion. Paul a des cousins et chacun d’eux pèse en moyenne

47. Les économistes sont divisés sur ce point. Les ingénieurs économistes sont comme les juristes des positivistes au sens où ils veulent une méthodologie libre des jugements de valeur en oubliant que cette position épistémologique est aussi un jugement de valeur. 48. Tous les organes destinés à la transplantation, les produits renouvelables (sang, placenta, embryon, cheveux, etc.) ou le corps humain tout entier après décès peuvent être vendus sur un marché. Ils peuvent aussi être loués : sexe (prostituée), voix (chanteur), utérus (mère porteuse), bras (manouvrier) ou jambes (footballeur), cerveau (enseignant-chercheur), etc. Il est difficile de nier que le corps humain n’est pas un moyen (un instrument) pour atteindre des fins, le 100 mètres des Jeux olympiques peut être gagné par des coureurs amputés des deux jambes sous les genoux grâce à deux prothèses en carbone. C’est vrai aussi des produits dopants. 49. Certains produits du corps humain ne sont pas hors commerce, en particulier les produits renouvelables, sang excepté (en France), comme les cheveux, le placenta, les ongles, les dents, etc. 50. Les progrès de la biotechnologie, depuis une génération, ont permis des usages du corps humain inenvisageables autrefois. Ces nouveaux usages sont devenus des ressources rares convoitées par tous. Cela ne diffère pas fondamentalement des ressources incorporées dans le sol comme le pétrole, l’uranium, l’or et autres métaux précieux, etc. Ils ne prennent de la valeur que parce que l’on a découvert des usages auxquels on ne pensait pas auparavant. Cette course à l’exploitation des ressources minières a rapidement soulevé la question des droits de propriété sur le sous-sol. 51. La libération de la femme des tâches domestiques doit beaucoup au lave-linge comme au micro-ondes, la production d’enfants en couveuse libérera la femme de la gestation ; la calculette fait d’un nul en calcul mental l’égal d’un champion des « Chiffres et des lettres ». 52. « Le droit est la politique de la force » est un slogan bien connu des juristes positivistes (Rudolf von Jhering, François Gény, et d’une manière plus nuancée Georges Ripert). Éthique biomédicale et droit de propriété sur le corps humain 39

100 kg et est champion de karaté. Ils enlèvent Julie et la des enfants avec Julie et pour Amandine disposer de sa séquestrent dans la maison close d’Amandine. Avant d’agir, beauté pour mettre en valeur sa maison close). La pro- Julie se forge des anticipations sur le comportement des priété du corps de Julie est dans ses mains et non celles de autres personnes : seront-elles Faucon ou Colombe ? Si les quelqu’un d’autre. Il faut donc obtenir son consentement autres ont une attitude agressive et si elle joue le faucon, pour déplacer « l’usage » de son corps de la prière dans c’est la guerre. Si elle anticipe chez l’autre un comportement un couvent à la chanson populaire ou à la prostitution. de soumission, son intérêt est d’être agressive. À l’inverse, En conséquence, les compétiteurs, Pierre et Amandine, si l’autre est agressif, elle se soumet, car après tout il peut doivent offrir un prix qui non seulement doit convaincre avoir des cousins experts en krav-maga. Les deux peuvent Julie de vendre une partie de son corps à l’un d’entre eux, aussi coopérer, s’ils partagent les mêmes objectifs, par mais qui dissuade les autres, ici Paul, de proposer un prix exemple avoir des enfants. plus élevé 55. Ce prix couvre nécessairement les risques pris Ce conflit est très dépendant de l’incertitude qui par chacun d’eux dans l’exploitation de tout ou partie du prévaut sur le comportement d’autrui. Il peut dégénérer corps de Julie. Un principe d’arbitrage est à l’œuvre : il y a en une guerre qui empêche de tirer les profits attendus de une opportunité de profit à saisir en déplaçant les droits de l’usage du corps de Julie. Cette situation ne permet pas aux propriété ou une fraction de ces droits dans les mains de uns et aux autres d’allouer au mieux les ressources tirées Paul (Pierre ou Amandine) pour exploiter, parmi toutes de leur corps humain comme moyen d’atteindre leurs fins. les utilisations possibles de son corps, celle qui donne le Comment résoudre ce conflit ? Très simplement. Une règle profit maximum. d’appropriation parfaitement observable, non ambiguë et La règle du premier occupant est généralisable à tous universalisable à toutes situations pour le présent comme les conflits d’appropriation entre les individus à propos pour le futur, émerge de l’interaction spontanée entre de l’usage des choses et / ou des personnes. Elle donne les individus : la règle du premier occupant. Cette règle naissance au concept de droits de propriété individuels. du premier occupant ou du premier en possession 53 est Ces droits sont naturels au sens où ils sont le résultat non largement connue des juristes. intentionnel d’une interaction entre les hommes. Ils ne Une fois reconnue cette règle du premier occupant, et sont pas le produit d’une activité consciente des individus le droit de propriété sur soi qui en découle (ce qui est loin composant la société. Ils ne sont pas une norme extérieure d’être le cas dans la réalité du positivisme contemporain), aux comportements des individus. Ces droits sont des le mécanisme de marché ou de l’échange volontaire peut instruments de coordination des actions individuelles se mettre en route. pour résoudre les conflits qui apparaissent lorsque plusieurs Partons d’une situation où Julie est propriétaire de individus veulent faire un usage différent d’une ressource son corps. Peu entreprenante, elle ne tire pas un profit qu’ils convoitent. La reconnaissance d’une asymétrie non maximum de l’exploitation de son corps. En revanche, ambiguë entre les adversaires fait passer de l’état de nature Paul, qui est un redoutable découvreur de talent, a trouvé hobbesien – état de guerre de tous contre tous – à un état une utilisation de la voix mélodieuse de Julie (les cordes de nature lockéen, état pacifique, où les droits de propriété vocales sont des parties du corps humain qui ne sont pas fondent l’ordre social. La clé de l’émergence de la règle du hors commerce, toujours deux poids deux mesures), qui premier occupant comme moyen d’attribuer les droits de rapporte beaucoup plus de revenus et d’épanouissement propriété réside dans son observabilité, sa non-ambiguïté dans la chanson par rapport à l’alternative choisie : prier et son caractère universel. Dieu dans un couvent. Il peut alors proposer à Julie de lui louer sa voix ou de l’acheter avec un droit d’exclusivité à vie 54. Il y met un prix élevé car il espère en tirer de hauts D. Cohérence du droit, inaliénabilité du libre revenus via les concerts et les produits dérivés. arbitre et possession naturelle de soi Si elle y consent, Paul achète à Julie l’usage de sa voix à un prix supérieur au profit matériel et spirituel obtenu Peut-on aliéner sa personnalité à quelqu’un d’autre 56 ? en cloîtrant son corps humain dans un couvent, mais L’esclavage peut-il être librement consenti ? Le consente- inférieur aux revenus que Paul pense en tirer. Mais Paul ment ne suffit pas toujours pour transférer une partie ou la n’est pas seul. Amandine et Pierre peuvent aussi proposer totalité des droits de propriété sur soi. Un droit inaliénable à Julie une autre utilisation de son corps (pour Pierre avoir est un droit qui ne peut pas justement être transféré même

53. Il existe d’autres règles : la loi du plus fort (ambiguë), la loi du premier qui a découvert un usage profitable de la ressource (pas facilement observable), la priorité accordée aux femmes par bienséance (non universalisable aux relations entre femmes entre elles ou aux hommes entre eux). 54. Affaire de Johnny Halliday avec sa première maison de disques. 55. Ne croyez pas que cela n’existe pas, le prix de la mariée est un échange entre les parents du marié et les beaux-parents pour les dédommager des investissements qu’ils ont fait dans leur fille. En effet, ce sont les parents et le marié qui vont profiter des revenus générés par les sacrifices qu’ont fait les beaux-parents en investissant dans les talents de leur fille. Ce type de contrat est fréquent chez les footballeurs et les sommes atteintes sont faramineuses. 56. On peut penser au contrat d’exclusivité de Maupassant avec l’éditeur Ollendorff. Ce dernier est pratiquement « propriétaire » du corps humain de Maupassant avec les avantages – quand il écrit – et les inconvénients – quand Maupassant est soigné dans un hôpital psychiatrique aux frais de l’éditeur. Ne critiquez pas ce contrat d’exclusivité, c’est le même type de contrat qui vous lie à la clientèle électorale dont les représentants ont pris le pouvoir ou à votre époux avant les années 1965. 40 Bertrand Lemennicier avec le consentement de celui qui le détient. Quelles sont Dans cet ordre d’idée, peut-on transférer totalement les raisons d’une telle inaliénabilité bien illustrée d’une son corps à une autre personne et ce de son vivant en certaine manière par les droits de la personne ? contrepartie d’une rémunération au bénéfice d’un tiers, Par définition un droit de propriété sur soi interdit époux, enfants ou voisins 59 ? Supposons un tel transfert aux autres pris individuellement ou en groupe (époux/se, partiel ou total du corps humain de Julie. Cette dernière syndicat et / ou État-nation) de violer ce droit. Si donc cède le contrôle de son corps à Amandine. Nous avons on doit respecter les droits de propriété des autres sur un contrat d’esclavage ou de servitude 60 entre ces deux eux-mêmes, on ne peut aliéner le droit de propriété sur personnes. Un tel contrat n’est pas valide. Pourquoi ? soi-même pour violer les droits d’une autre personne. Premièrement, Julie peut, par consentement, transférer Si Jules cède son temps de travail, son corps et son libre le contrôle sur son corps à quelqu’un d’autre comme dans arbitre à Pierre en acceptant de lui obéir en tout point, un contrat de travail. Cependant, en obéissant aux ordres alors refuser d’obéir aux ordres de Pierre reviendrait à vio- de celui à qui elle a transféré ce droit, Julie ne peut pas se ler les droits de Pierre. Jules aurait donc tort de désobéir. transformer en machine. Amandine est donc contrainte de Maintenant, si Pierre oblige Jules à violer les droits d’un compter sur Julie pour contrôler ce qui lui appartient : le tiers en lui ordonnant par exemple de tuer son épouse, une corps humain de Julie. En fait, le transfert du corps humain espèce de divorce à l’italienne des années 1960 57, Pierre n’est pas physiquement réalisé, car Julie, qui contracte avec commandite un homicide 58. Amandine, contrôle toujours l’objet transféré : son corps Si on fait respecter un tel contrat, deux conséquences humain. morales s’ensuivent : Deuxièmement, un tel contrat d’échange nécessite de –– si on fait respecter le premier contrat, le tueur n’est transférer totalement le contrôle de soi-même à autrui. pas responsable de la violation des droits du tiers qu’il Dans un contrat d’esclavage, l’une des parties au contrat menace : c’est le commanditaire qui est responsable ; disparaît en tant que personne. Ou bien la ressource est externe et le droit de contrôler celle-ci ne pose aucun –– mais le tueur, en obéissant à Pierre, viole les droits problème, ou bien la ressource que l’on cherche à contrô- du tiers, ceux de son épouse et en refusant d’obéir, ler est interne à un être humain, auquel cas il s’agit d’un c’est-à-dire en ne respectant pas le contrat, il viole droit d’utiliser cette ressource et non de la transférer en les droits du commanditaire. totalité. Votre corps humain peut être transféré pour Peut-on se décharger de sa responsabilité de violer les partie (contrat de servitude), mais vous ne pouvez pas droits de propriété d’autrui en la transférant sur un autre ? aliéner votre contrôle (ou votre libre arbitre) sur votre Le droit transféré ne doit pas conduire à des situations corps humain sans cesser d’être un humain (i.e. mort contradictoires. Il faut donc choisir. Ou bien certains ou inconscient). Vous ne pouvez pas vous débarrasser droits dans le contrat ne sont pas aliénables (violer les de votre propre volonté. L’individu qui se soumet à la droits d’un tiers au contrat), ou, si on fait respecter le volonté d’un maître n’est pas encore un esclave puisque contrat entre le commanditaire et l’exécutant, le tiers en sa soumission est consentie ; en revanche, s’il change question n’a aucun moyen de faire respecter ses droits de d’avis plus tard, en refusant par exemple de se plier aux propriété sur lui-même si le contrat entre le commandi- desiderata de son maître et que ce dernier impose par taire et l’exécutant est passé. la force, à son esclave, de faire ce qu’il lui dit de faire, Toute théorie des droits de propriété sur son corps l’esclavage n’est plus volontaire. humain protège par définition les individus de la viola- La question fondamentale n’est pas de savoir si Aman- tion de leurs droits par autrui. Quel que soit le contrat dine, notre tenancière de maison close, peut utiliser la passé entre un commanditaire (employeur) et l’exécutant force pour contraindre Julie à faire ce qu’elle lui ordonne (un employé), l’exécutant ne peut que retenir le droit de faire, puisque Julie y a normalement consenti, mais de de ne pas violer les droits d’autrui. Le contrat entre le savoir si ce consentement engage Julie dans n’importe commanditaire et l’exécutant est frappé de nullité. Cette quel usage de son corps. Imaginez qu’après avoir promis règle s’impose aussi aujourd’hui à tout fonctionnaire à Amandine de satisfaire toutes les lubies de ses clients, recevant un tel ordre. Les points 10 et 11 du panier de Julie refuse de le faire. Julie rompt sa promesse. Amandine droits de la propriété de soi sont justifiés non pas pour peut-elle contraindre Julie à tenir sa promesse ? Quand leurs conséquences mais par l’universalité et la compa- Amandine use de la contrainte pour obliger Julie à faire ce tibilité du droit. qu’elle avait promis de faire, est-ce que Julie peut résister

57. Divorce à l’italienne est un film italien de Pietro Germi sorti en 1961 avec Marcello Mastroianni en vedette principale. 58. Les hommes d’État eux sont coutumiers du crime commandité. Tous les jours ils agissent ainsi par l’intermédiaire de leurs fonctionnaires avec l’appui de la force publique (impôt, conscription ou meurtre de personnalités gênantes réalisé par des services secrets). 59. La vente ne peut se faire au bénéfice de l’esclave lui-même puisqu’il a vendu son corps, la somme revient dans la poche du propriétaire. En général, l’esclavage résulte d’une violence initiale et l’esclave ou le serf rachète sa liberté au bandit qui s’est approprié son corps ou prend la fuite et se réfugie dans les sauvetés ou les villes franches. 60. Pour certains les transactions faramineuses opérées par les clubs de football de joueurs ayant bénéficié des investissements en capital humain incorporés dans leurs corps humains ressemblent beaucoup à des contrats de servitude. Le contrat de mariage, au moment du divorce, en est aussi une illustration : les ex-maris doivent payer des prestations compensatoires à leurs ex-femmes. Éthique biomédicale et droit de propriété sur le corps humain 41 de plein droit ? Le contrat d’échange volontaire, selon social » sont des qualificatifs qui indiquent que l’individu lequel Amandine peut utiliser légitimement la force pour entreprend des actions jugées comme « mauvaises ». contraindre Julie, oblige Julie à ne pas résister à Amandine. Mais comment peut-on justifier une théorie morale Cependant, quel que soit le contrat, dans les faits, Julie tant que l’on ne sait pas ce qu’est un jugement moral, contrôle toujours son corps. Ce contrôle est toujours dans c’est-à-dire tant que l’on ne sait pas ce que veulent dire les mains de Julie et non dans celles d’Amandine, l’objet les mots « bien » ou « mal » ? de l’échange, le contrôle du corps de Julie, n’a pas été trans- D’abord, il faut vérifier si les mots « bien » ou « mal » féré 61. Il y a une contradiction et une incohérence dont on ont une signification. Rien n’est moins sûr. Ils ne sont se sort justement en refusant de considérer comme valide utilisables que pour des comportements individuels et un contrat d’esclavage volontaire. Le point 6 du panier conscients. Le gouvernement d’un pays n’agit pas, on ne de droits de la propriété de la personne sur son propre peut donc évoquer les mots « bien » ou « mal » relativement corps humain bute contre l’impossibilité de transférer le à son action. Ce sont les membres de ce gouvernement qui contrôle du corps humain par la personne qui l’occupe à agissent, non le gouvernement lui-même. Ainsi, on peut quelqu’un d’autre 62. dire que le ministre de la Justice a mal agi et que les députés qui ont voté « oui » à sa loi ont, eux aussi, mal agi. Si la plupart des choses (un typhon, une éruption volcanique) III. Une doctrine qui confond ou des organismes vivants (un lion, un serpent) n’ont pas droit et morale 63 de conscience, on ne peut attribuer à leurs actions un jugement de valeur mais un jugement de fait. Il fut un Tous, à un moment ou à un autre, nous faisons face au temps, pas si éloigné, où l’on jugeait les animaux devant problème de savoir ce que nous « devrions » faire. En un tribunal pour des actions qui entraînaient de mauvaises général, tuer son épouse sous le prétexte futile qu’elle a conséquences pour les uns ou les autres. un amant n’est guère acceptable. En revanche, on accepte la pratique d’une interruption « volontaire » de grossesse (volontaire pour qui ?) si le fœtus devient une gêne pour A. Droit positif ou droit moraliste ? sa mère. Autant le premier jugement de valeur semble partagé par tous dans notre culture 64, autant le second Pour un scientifique, les jugements de valeur « bien » ou ne l’est pas. « mal » n’ont aucun contenu cognitif. Ils ont un contenu Quand on affirme « vous ne devriez pas faire l’action A » existentiel ou émotionnel mais seraient sans valeur « scien- ou plus brièvement « ne fait pas A », on porte un jugement tifique ». C’est le positivisme. Les juristes sont habitués 66 de valeur « bien » ou « mal » sur l’action d’un individu. à cette interprétation. En effet, leur positivisme a été 67 Quand les lois sur la bioéthique affirment : développé par Hans Kelsen qui voulait effacer du droit toute idéologie politique, morale et religieuse. Il proposa Aucun paiement, quelle qu’en soit la forme, ne peut être une théorie limitée à l’analyse du droit positif comme alloué à celui qui se prête au prélèvement d’éléments de un système de normes issu d’un processus politique de son corps ou à la collecte de ses produits 65. décisions collectives 68. Si le droit est positif, cela ne veut pas Elles signifient que celui qui exige un paiement pour pré- dire que la morale est exclue du droit. Bien au contraire, elle lever les éléments de son corps agit « mal » et entreprend entre en force par le jeu démocratique. Chaque groupe de une action « immorale ». Il est souvent facile de repérer pression et chaque faction politique cherchent à capturer le ces jugements quand les mots « bien », « mal », « moral », processus législatif pour imposer aux autres « sa » morale. « immoral » sont explicitement utilisés. Mais d’autres mots De ce seul fait, le droit est devenu moraliste, voire immoral, sont souvent évoqués pour affirmer la même chose sans en fonction de ceux qui transitoirement s’emparent du qu’on reconnaisse immédiatement un jugement de valeur pouvoir d’écrire la loi. Les lois sur la bioéthique sont exem- identique. Les mots : « irresponsable », « immérité », « anti- plaires de cette dérive. Le droit n’a pas pour objet d’imposer

61. Voir R. Barnet, The Structure of Liberty : Justice and the Rule of Law, Oxford, Clarendon Press – Oxford University Press, 1998, p. 78-79 ; G. H. Smith, « Inalienable Rights », Liberty Magazine, vol. 10, nº 6, juillet 1997, p. 52, cité par R. Barnet, The Structure of Liberty…, p. 79. 62. Une telle proposition revient à contester le contrat de travail qui n’est pas un contrat de louage de service. Pour certains penseurs, il s’agit d’un contrat de servitude qui devrait être nul de plein droit. On comprend bien pourquoi les patrons offrent de tels contrats : il s’agit de fixer la main d’œuvre en réduisant sa mobilité liée à d’autres opportunités de vies. Cette mobilité coûte cher aux patrons ou aux actionnaires des entreprises concernées. La face bénéfique du syndicalisme (ou légitime) se rapporte au contrôle qu’exerce le patron sur chaque salarié pour faire un usage de son corps humain qui détruirait le libre arbitre et la possession naturelle de soi. La face nuisible du syndicat réside dans une entente entre salariés pour maintenir un salaire ou un prix du travail au-dessus du prix qui aurait été observé en l’absence de violence légale ou illégale. 63. Cette section prend appui sur B. Lemennicier, La morale face à l’économie, chap. I. 64. Ce n’est pas le cas dans la culture musulmane où les femmes adultères sont lapidées en place publique jusqu’à ce que mort s’ensuive. 65. Art. L. 1211-4 du Code de la santé publique. 66. Positivisme qu’il faudrait associer au mot « neutralité » à l’égard des jugements de valeur. 67. H. Kelsen, Théorie pure du droit : introduction à la science du droit, H. Thévenaz (trad.), Neuchâtel, Éditions de la Baconnière, 1953. 68. Ce processus politique de décision collective (la démocratie politique) ne filtre pas les jugements de valeur pour les écarter, bien au contraire, il les renforce en les sanctifiant par la loi. C’est bien le problème des lois sur la bioéthique. 42 Bertrand Lemennicier une morale mais de rendre compatible la poursuite par Une théorie déontologique nie ce qu’affirme le consé- chacun de sa propre morale pour gouverner ses actions. quentialisme. Une action individuelle est bonne ou mau- vaise indépendamment de ses conséquences. Les pacifistes affirment haut et fort que toute utilisation des armes à B. La variété des approches morales feu est mauvaise en soi, même si la conséquence a pour résultat le décès du pacifiste en question faute de pouvoir se Si les jugements de valeur « bien » ou « mal » ont une défendre contre une agression. Au lieu de juger du bien et signification cognitive, il peut être intéressant de voir du mal en termes de conséquences, on en juge en termes de comment on juge du bien et du mal. Existe-t-il des théo- respect de certaines règles d’action. La vision déontologique ries morales suffisamment générales mais différentes de la morale est purement procédurale. Elle a l’avantage qui permettent de guider nos décisions à tout moment ? de ne pas porter de jugement de valeur, ni sur les fins, Il existe trois grandes façons de classer la plupart des ni sur les règles puisque les règles elles-mêmes résultent jugements de valeur : la première est le conséquentialisme, de cette métarègle. Elle laisse aux parties en présence le la deuxième la déontologie et la dernière la téléologie. soin de définir leurs propres morales ou leurs propres Elles nous permettent de détecter quelle est la morale qui systèmes d’évaluation des conséquences de leurs actions. sous-tend fondamentalement les lois sur la bioéthique. C’est le point de vue que nous avons adopté dans ce texte Ces lois sont-elles fondées sur leurs conséquences bonnes lorsque nous avons discuté du concept de personne. En ou mauvaises (justification de la légalisation de l’avorte- revanche, quand nous avons évoqué l’aspect nuisible de ment ou de la drogue) ? Sont-elles fondées sur le respect la doctrine sous-jacente aux lois sur la bioéthique, nous d’une règle de déontologie exprimée par exemple par le avons adopté un point de vue conséquentialiste sous la commandement impératif : « Tu considéreras toute per- forme d’un impératif hypothétique. sonne comme une fin en soi et non comme un moyen » ? Il existe cependant une autre vision, celle dite téléolo- Sont-elles fondées sur une règle téléologique selon laquelle gique, qui s’oppose aux deux précédentes. Ni conséquen- une fin est poursuivie pour elle-même et non comme tialiste, ni déontologique, elle affirme qu’« est bien » tout instrument pour atteindre une autre fin, l’amitié pour acte qui est poursuivi pour lui-même, qui est sa propre l’amitié, le don pour le don ? finalité. Ainsi, est « bien » le comportement d’amitié s’il Une théorie conséquentialiste de la morale soutient est poursuivi par un individu pour la chaleur des relations que les jugements moraux sont fondés sur les effets qu’il procure avec son supérieur hiérarchique et non pour produits par une action. Une action est jugée morale ou la promotion qu’il en attend. « Est mal » tout comporte- immorale sur la base des conséquences qu’elle entraîne. ment d’amitié qui serait instrumental vis-à-vis d’autres Mais nos actions peuvent-elles être jugées morales ou finalités. Il en va de même avec la beauté, l’intégrité, le immorales sur la base de leurs conséquences ? C’est la courage, la connaissance, le don, etc. En ce sens-là, ce première question que l’on est en droit de se poser à comportement par définition n’est pas conséquentialiste, propos d’une vision conséquentialiste de la morale. La il en est l’antonyme. Il ne s’agit pas non plus d’une règle, deuxième question soulevée par cette approche consiste d’un devoir, il n’y a aucune raison à chaque fois que l’on à savoir sur quel critère on juge que les conséquences rencontre un supérieur hiérarchique de lui offrir son sont bonnes ou mauvaises : l’efficacité, l’équité, le juste ? amitié désintéressée. Il faut aussi spécifier pour qui les résultats des actions Les lois sur la bioéthique reposent donc, finalement, sont bons ou mauvais. S’agit-il du bonheur de l’individu sur cette morale téléologique 69. Le don doit être désin- lui-même ? S’agit-il du bonheur d’un groupe d’individus : téressé, l’amour de l’autre doit être oblatif. On cultive le les plus pauvres, les prolétaires, les gens noirs de peau ou don pour le don et non pas pour les bénéfices monétaires les femmes ? Ou s’agit-il plus simplement du bonheur du ou non monétaires (valorisation du surmoi, réciprocité plus grand nombre ? et troc d’appariement) que l’on en attend.

69. Une morale téléologique prend ses racines dans la tradition de l’éthique d’Aristote. La poursuite du bien se fait en conformité avec la nature propre de l’être humain, c’est-à-dire d’un être rationnel, égoïste et libre de ses choix. On peut renvoyer à la philosophe Ayn Rand en citant les extraits suivants de sa vision morale de la vie d’un homme en tant qu’homme : « Puisque la raison est l’instrument fondamental de la survie de l’homme en tant qu’homme, ce qui est propre à la vie d’un être humain rationnel est bon, ce qui est contraire est mauvais […]. La rationalité est la vertu principale de l’homme avec les trois valeurs fondamentales : la raison, les objectifs, l’estime de soi […]. L’homme – chaque homme – est une fin en soi, et non un moyen pour les fins des autres. Il doit vivre pour lui-même, sans se sacrifier pour autrui, ni sacrifier autrui à ses propres fins […]. Il doit travailler pour son intérêt personnel avec la poursuite de son propre bonheur comme principe moral le plus élevé de sa vie » (A. Rand, The Virtue of Selfishness, New York, New American Library, 1961, p. 13-35 ; nous traduisons). On peut aussi inclure dans cette vision l’existentialisme de Jean-Paul Sartre. Ce dernier écrit : « Car nous voulons dire que l’homme existe d’abord, c’est-à-dire que l’homme est d’abord ce qui se jette vers un avenir, et ce qui est conscient de se projeter dans l’avenir. L’homme est d’abord un projet qui se vit subjectivement » (J.-P. Sartre, L’existentialisme est un humanisme [1946], Paris, Nagel, 1970, p. 23). L’être humain est donc orienté vers un but (le don pour le don), mais sa condition est telle qu’il réalise ce projet en relation avec les autres et la question de la compatibilité de son projet avec celui des autres (chacun réalise ses anticipations) est posée. Cette question a sa réponse dans la déontologie. Par exemple, celle de la morale de Kant combinée avec celle de Nozick (que nous utilisons) prescrit (impératif catégorique) une règle de conduite de la part des individus : ne jamais utiliser les autres comme moyen pour atteindre ses propres fins sans leur consentement (règle prescrite par les lois sur la bioéthique mais qui ne rend pas compatibles les projets des individus faute de l’instauration d’un mécanisme de marché pour assurer la compatibilité des plans entre offreurs et demandeurs). Éthique biomédicale et droit de propriété sur le corps humain 43

Si donc l’on accorde un sens cognitif aux jugements des jugements moraux, personne ne peut se tromper de valeur, cela veut dire que certains jugements de valeur ou avoir des jugements de valeur « faux ». Comment sont « vrais » alors que d’autres sont « faux ». On peut alors comparer et trancher entre différents jugements alors rechercher quels sont les principes généraux qui moraux ? Une telle implication est radicale. La morale permettent de trancher sur une base rationnelle entre devient purement arbitraire, subjective et individualiste. une approche conséquentialiste, déontologique et téléo- Si une action est morale seulement parce qu’une auto- logique ? L’un de ces principes est l’universalité. La morale rité P (le Comité consultatif national d’éthique, l’électeur qui guide les actions des individus doit être telle qu’elle médian dans une démocratie) dit qu’elle est morale, elle peut se transformer en loi universelle dans l’espace et le est subjective et relative aux membres de ce comité. Elle temps. L’autre principe suppose que la morale suivie par n’a donc aucune valeur « objective » ni absolutiste. chaque individu n’est pas relative à l’individu lui-même. Le paradoxe réside dans le fait que ces trois façons Elle est objective ou absolutiste. d’approcher la morale sont à la fois antinomiques et En quoi la morale du don pour le don est-elle une complémentaires. Toute morale qui juge du bien ou du morale universelle et « objectivement vraie » pour que mal à propos d’un comportement ne peut passer outre l’on puisse l’imposer de façon autoritaire à tous par aux bonnes ou aux mauvaises conséquences des actes l’intermédiaire du législateur ? Est-ce que la morale du individuels sur eux-mêmes et sur les autres, aussi bien la don pour le don existe indépendamment des individus 70 ? déontologie que la téléologie. Réciproquement, peut-on La réponse est claire et négative. Elle n’est pas universelle justifier des actes qui violent des règles déontologiques ni universalisable au sens où si tout le monde pratiquait sur les bonnes conséquences attendues pour l’individu cette morale, personne n’aurait rien à donner. La survie lui-même ou pour les autres ? Doit-on sacrifier la vie de d’une société repose sur la nature égoïste de l’être humain centaines de personnes pour en sauver dix mille ? Peut-on et non sur l’altruisme oblatif. De la poursuite d’un mal absoudre moralement les comportements d’un tueur en (l’égoïsme) 71 naît un bienfait pour le reste de la société. série au prétexte que ses actes n’étaient pas assortis d’un C’est l’argument conséquentialiste d’Adam Smith illustré intérêt monétaire ou non monétaire ? par la célèbre phrase : Nous n’avons pas à rentrer dans ces conflits ni à imposer par la loi une morale quelconque. Il ne s’agit Ce n’est pas de la bienveillance du boucher, du marchand pas en effet de savoir s’il existe un code moral « objectif » de bière et du boulanger, que nous attendons notre dîner, qui pourrait être découvert et sur lequel tout le monde mais bien du soin qu’ils apportent à leurs intérêts. Nous ne pourrait se mettre d’accord, ni de savoir si chacun peut nous adressons pas à leur humanité, mais à leur égoïsme ; et ce n’est jamais de nos besoins que nous leur parlons, suivre la morale qu’il croit « vraie » compte tenu de ses c’est toujours de leur avantage 72. propres critères d’évaluation, il s’agit de faire en sorte que chacun puisse poursuivre sa vision de la morale sans La morale téléologique est aussi relative à chaque empêcher quelqu’un d’autre de suivre la sienne. C’est la individu. En effet, elle ne peut rejeter comme immoral un position de Henry Hazlitt 73. comportement individuel dont l’objet serait la poursuite Si l’on admet l’existence séparée des individus et le du mal pour le mal au sens où aucun intérêt financier libre arbitre, si l’on constate que les fins des individus n’interfère avec la conduite de l’individu. sont profondément subjectives et que les morales qui Mais alors si la vérité éthique de la téléologie est sous-tendent les actions des individus le sont tout autant, relative à l’individu, elle l’est aussi à la société, à la la question fondamentale de la méta-éthique n’est pas de culture ou à l’espèce humaine du moment. Le relati- savoir si l’une est supérieure à l’autre ou s’il existe une visme s’oppose à l’absolutisme ou à l’objectivisme. Les morale objective qui s’impose à tous, mais de trouver jugements moraux ne sont pas universels ni indépen- une procédure ou une règle qui rendent compatibles entre dants des individus. Les valeurs morales sont privées, elles la diversité des morales qui guident les actions des subjectives et l’individu est la seule mesure de toutes individus. De ce processus par lequel les différentes choses. Cependant, si l’individu est à la base de la vérité morales vont devenir compatibles entre elles émerge

La question de juger des conséquences des règles sur la compatibilité des projets est entière. La morale conséquentialiste peut devenir une métarègle instrumentale pour décider quelles règles déontologiques sont bonnes ou « efficaces » pour atteindre l’objectif considéré : atteindre un ordre social où chacun réalise ses anticipations c’est-à-dire ses projets de vie. Les trois approches morales peuvent être utilisées fonctionnellement d’une manière complémentaire. L’économie est exemplaire sur ce point. S’il s’agit de la science des contrats, l’économie est déontologique. S’il s’agit de la science des choix, elle est téléologique en insistant sur la rationalité et l’égoïsme comme vertus. Mais, paradoxalement, elle est aussi conséquentialiste au niveau des métarègles puisque les deux morales précédentes sont souvent justifiées par leurs « bonnes » conséquences en permettant d’atteindre un ordre social où chacun peut réaliser ses anticipations. 70. En revanche, la déontologie répond à ce critère. Le Décalogue, le code de Hammurabi, les lois sacrées de Manu en témoignent. Connaissez-vous une société où rompre ses promesses, mentir, tricher, voler, user de la violence, tuer sont les règles ? Certains répondront par l’affirmative puisque ces règles s’appliquent largement dans les sociétés politiques ou politisées. Mais habituellement les sociétés civiles (et civilisées) reposent sur le respect des promesses, l’honnêteté, la vérité et la paix. 71. Pour d’autres, il s’agit au contraire d’une vertu : A. Rand, The Virtue of Selfishness. 72. A. Smith, Richesse des nations [1776], J.-G. Courcelle-Seneuil (éd.), Paris, Guillaumin et Cie, 1888, p. 22. 73. H. Hazlitt, The Foundations of Morality, New York, D. Van Nostrand Company Inc., 1964, p. 356, § 11. 44 Bertrand Lemennicier une certaine vision de ce qu’il est bien ou mal de faire de plus en plus grande de l’individu sur ses actes comme dans une société ouverte à toutes les formes de moralité sur l’usage de son corps. Cette reconnaissance d’un droit individuelle. de propriété sur soi légitime la libre disposition de son Où est donc la solution ? Vous l’avez déjà devinée. corps et de ses éléments. Elle ne confond pas morale et En effet, si les questions de morale sont in fine une dis- droit. cussion conflictuelle sur l’usage de votre corps humain Attribuer la propriété du corps humain à celui qui (y compris les idées) ou sur celui d’autrui, il s’agit d’un y habite ne dit rien des fins que poursuit l’individu et conflit d’appropriation. Il suffit alors d’établir un droit de ne porte pas de jugement sur les valeurs qui vont guider propriété sur ce corps humain et de l’attribuer au premier les actions de l’individu qui pilote ce corps humain. Ce occupant. n’est pas non plus socialement nuisible bien au contraire. Le respect du droit de propriété sur soi est le moyen Cela permet de ne pas hypothéquer l’avenir de l’espèce par lequel on rend compatible la diversité des morales. De humaine et protège mieux les libertés individuelles que le la cohérence et de l’universalité de ce droit de propriété sur concept de personne, cher aux philosophes de notre droit soi émerge une éthique « objective » qui guide les actions contemporain. Enfin, ce n’est pas philosophiquement individuelles. mal fondé. Le droit de propriété sur soi est facilement Or, si on adopte cette façon de porter un jugement sur définissable. Il est souple et peut être décomposé. On peut les diverses morales, celle avancée par le Comité consultatif louer son corps. On peut en vendre certains éléments ou national d’éthique et indirectement par le législateur en la totalité après décès. On peut le détruire, le transformer, matière de science de la vie est incohérente, car le concept etc. Le droit de propriété privée sur soi-même est un droit de personne sur laquelle elle est fondée présente trop de non une morale. Chacun peut utiliser la morale qu’il veut contradictions ; elle est non universalisable parce que le pour guider ses actions. Mais il ne pourra le faire qu’en concept de personnalité n’est pas neutre et dépend de respectant le droit de propriété d’autrui sur son propre la façon dont les personnes elles-mêmes se définissent corps. En ce sens, le droit de propriété privée sur soi rend comme personne et enfin elle est contredite par les actes compatibles les différents points de vue moraux. C’est sa spontanés des individus qui s’approprient de plus en plus supériorité. Il est fondé sur la tolérance. leur corps humain et désirent disposer librement de ses On peut conclure cet article par un rappel fonda- éléments ou de ses produits. mental. Ce n’est pas au droit ni à la loi de trancher ou On peut contraster cette morale avec l’idée simple d’imposer une morale. Pour trancher entre ces diverses que chacun est propriétaire de soi-même. Cette notion morales, c’est-à-dire pour savoir laquelle est bonne ou de droit, qui consiste en une appropriation de son corps, mauvaise, il faut une procédure, et des règles permettant est cohérente. Le corps humain est un objet comme un d’écarter certaines d’entre elles. L’éthique est l’instrument autre dont le propriétaire est parfaitement identifié. Elle intellectuel qui permet d’une façon rationnelle de trancher est universalisable, tout être humain potentiel ou non, entre des points de vue moraux différents. On exige d’une tout esprit incorporé dans une machine biologique ou morale, soutenue par un groupe de pression quelconque non bénéficie d’un droit de propriété sur cette machine (les scientifiques, les religieux, les moralistes, les juristes, parce qu’il en est l’occupant ou qu’il en a la possession. Elle les économistes), qu’elle soit au moins cohérente, univer- n’est pas contredite par les actes spontanés des individus salisable et d’une certaine manière non contredite par les puisque ce droit de propriété accompagne la privatisation actes spontanés des individus. Le statut du donneur

Antoine TADROS Professeur de droit privé à l’université de Picardie-Jules-Verne

I. La tentative infructueuse de rattachement du statut du donneur aux prérogatives individuelles A. Les opérations autorisées au donneur B. Les modalités des opérations autorisées au donneur

II. La mise à l’épreuve du paradigme reposant sur l’intérêt général A. Un compromis hasardeux B. La liberté et la propriété : des instruments de correction aujourd’hui, des matrices du statut du donneur demain ?

Le statut du donneur relève-t-il davantage de la liberté de son corps pour le faire circuler : on donne son rein, son ou de la propriété ? La question est à la fois plus simple poumon, son sang, ses gamètes, ses cheveux, ses dents, etc. et plus complexe que lorsqu’on la pose à propos du corps En d’autres termes, on donne une pièce détachée. humain en son entier 1. Ce détachement permet de créer une distanciation Elle est d’abord plus simple. Elle est plus simple parce entre le corps humain, socle de la personnalité juridique, que le champ d’investigation est plus restreint que le corps et l’élément qui va circuler. Dit autrement, le rein, le pou- humain. Lorsqu’on aborde le corps humain en son entier, mon, le sang de la personne ne sont pas la personne 4. Si ces la difficulté pour trancher entre la liberté et la propriété éléments ne peuvent être confondus avec la personne, que tient essentiellement au fait que le corps humain et la sont-ils ? Conformément au découpage du Code civil, tout personnalité juridique sont a priori consubstantiels 2 ; il ce qui n’est pas personne est chose, et le fondement de la faut faire un véritable effort d’abstraction pour parvenir à circulation des choses entre les personnes est la propriété 5. distinguer la personne juridique de la personne physique 3. Ainsi, à propos du statut du donneur, l’altérité, la faculté Mais cet effort n’est plus nécessaire lorsqu’on aborde le de distinguer entre la personne et l’élément qu’elle va statut du donneur parce que le statut du donneur renvoie à faire circuler fait inéluctablement pencher la balance en l’hypothèse dans laquelle une personne détache un élément faveur de la propriété.

1. Eu égard au thème général du colloque dans le cadre duquel cette contribution a été rédigée. 2. Voir en ce sens S.-M. Ferrié, Le droit à l’autodétermination de la personne humaine. Essai en faveur du renouvellement des pouvoirs de la personne sur son corps, thèse de doctorat, université Paris 1 – Panthéon-Sorbonne, 2015, nº 112. 3. Voir T. Revet, « Le corps humain est-il une chose appropriée ? », Revue trimestrielle de droit civil, 2017, p. 587 sq. Voir aussi S.-M. Ferrié, Le droit à l’autodétermination…, nº 108 sq. ainsi que les nombreuses références citées par l’auteure, spéc. nº 110. L’auteure critique cette position et considère qu’il n’est pas possible de distinguer entre la personnalité juridique et le corps humain qui représente son enveloppe charnelle. 4. Voir A.-B. Caire, « Le corps gratuit : réflexions sur le principe de gratuité en matière d’utilisation de produits et d’éléments du corps humain », Revue de droit sanitaire et social, 2015, p. 865 sq. 5. Voir notamment G. Cornu, Droit civil. Les biens, 13e éd., Paris, Montchrestien (Domat droit privé), 2007, nº 1 : « S’il est vrai qu’en ce monde rivalisent deux ordres de valeurs irréductibles – l’argent et l’amour – l’ordre juridique en porte un peu le reflet lorsqu’il présente le droit patrimonial et le droit extrapatrimonial » ; voir aussi W. Dross, Droit civil. Les choses, Paris, LGDJ, 2012, nº 1 : « La distinction des personnes et des choses est totalisante : une chose est tout ce qui n’est pas une personne ».

CRDF, nº 15, 2017, p. 45 - 53 46 Antoine Tadros

Voilà pourquoi la question de savoir si le statut du Ainsi, en amont, avant de se demander si le statut donneur relève davantage de la liberté ou de la propriété du donneur relève davantage de la propriété ou de la semble plus simple que celle de savoir si le corps humain liberté, il faut vérifier que la réglementation du donneur en son entier relève de la liberté ou de la propriété. La peut effectivement être regardée comme une série de réduction du champ d’analyse paraît ainsi faciliter la tâche. restrictions ponctuelles à une prérogative individuelle Toutefois, c’était sans compter sur la réglementation du sur les éléments du corps humain qui serait motivée par statut du donneur. La confrontation entre la liberté indi- l’intérêt général. viduelle ou la propriété des éléments du corps humain à la C’est à ce propos que l’analyse devient extrêmement réglementation applicable au don de substance humaine compliquée. L’intérêt général en matière de don de matière plonge l’analyste dans un abîme de perplexité. La question humaine est très présent. On peut identifier deux grandes devient alors extrêmement complexe. déclinaisons de l’intérêt général. Il y a tout d’abord l’invio- Pourquoi une telle complexité ? Le législateur a forte- labilité du corps humain, le respect qui lui est dû, la dignité ment encadré le statut du donneur. Pour avoir une idée de humaine qui ont été proclamés dans le Code civil 9. Il y a ce qu’un individu peut faire avec un élément de son corps, ensuite l’intérêt scientifique et thérapeutique mentionné il faut consulter le Code civil bien sûr, les articles 16-1 et tout au long des dispositions du Code de la santé publique suivants ; il faut également consulter le Code de la santé parce que le don de substance humaine permet de sauver la publique, les articles L. 1211-1 et suivants pour les principes vie ou de donner la vie 10. Ces deux grands intérêts généraux généraux applicables au don de matière humaine, puis ceux identifiés, un constat s’impose : toute la réglementation qui viennent à la suite, lesquels, en fonction de l’élément du statut du donneur est tournée vers la recherche d’un donné – organe, sang, tissus, cellules, gamète –, prévoient compromis entre les deux. un régime particulier. En somme tout est réglementé : la Dès lors qu’il est dans l’intérêt scientifique et thérapeu- finalité du prélèvement de la matière humaine, le consen- tique que les éléments du corps humain circulent, il faut tement du donneur, l’anonymat et la gratuité du don, les permettre leur circulation, mais cette circulation doit être établissements autorisés à réaliser le prélèvement, la mise circonscrite au nom de l’inviolabilité du corps humain, du en place de comités médicaux dédiés à la question, etc. respect dû au corps, de la dignité humaine. Un organe doit Cet encadrement strict et précis du statut du donneur pouvoir passer d’un corps humain à un autre pour sauver n’est pas neutre lorsqu’on s’interroge sur le point de la vie du receveur. L’intérêt thérapeutique commande que savoir si le statut du donneur relève de la propriété ou de l’organe puisse circuler. Néanmoins l’organe ne peut être la liberté. La liberté et la propriété partagent un élément vendu car cela occasionnerait une marchandisation des fondamental en commun. Ces deux concepts ont été éléments du corps humain, ce que la dignité humaine ne élaborés en 1789 comme des prérogatives individuelles saurait tolérer. De même, l’organe ne peut être prélevé absolues 6. La liberté comme la propriété ne sont pas contre le gré du donneur, le principe d’inviolabilité du des autorisations ponctuelles, mais des autorisations de corps humain s’y opposerait. principe. Si l’on doit revenir à des définitions simples Dans un tel schéma organisé autour des restrictions, et consensuelles : la liberté est la faculté de faire tout ce quelle place reste-t-il pour les prérogatives individuelles ? qui ne nuit pas à autrui 7 ; la propriété n’est autre que le La liberté individuelle et la propriété n’interviennent plus concept de liberté appliqué aux choses, elle est le droit que de manière accidentelle. Elles sont évoquées bien plus de faire d’un bien tout ce qui n’est pas interdit par la loi que proclamées. Certes, intuitivement, le don fait penser à ou les règlements 8. la donation qui suppose que le donneur soit propriétaire Autrement dit, la liberté comme la propriété n’existent de la chose donnée ; certes, intuitivement, on est tenté de que si le législateur n’intervient que ponctuellement pour voir dans le consentement du donneur l’expression de la interdire tel ou tel comportement en ce qui concerne la liberté contractuelle. Toutefois, derrière les mots, on peine liberté, tel ou tel usage d’un bien en ce qui concerne la à retrouver les concepts. propriété. Et ces interdictions ponctuelles sont toujours Dans une société qui a placé la liberté individuelle au guidées par le même impératif : l’intérêt général. cœur de son système juridique, le statut du donneur tel

6. Il suffit ici de rappeler les dispositions de l’article 2 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 (DDHC) : « Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’Homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté, et la résistance à l’oppression ». 7. Art. 4 de la DDHC : « La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi, l’exercice des droits naturels de chaque homme n’a de bornes que celles qui assurent aux autres Membres de la Société la jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la Loi ». 8. Art. 544 du Code civil : « La propriété est le droit de jouir et disposer des choses de la manière la plus absolue, pourvu qu’on n’en fasse pas un usage prohibé par les lois ou par les règlements ». 9. Le principe est aujourd’hui affirmé à l’article 16 du Code civil : « La loi assure la primauté de la personne, interdit toute atteinte à la dignité de celle-ci et garantit le respect de l’être humain dès le commencement de sa vie ». 10. Art. L. 1211-1 du Code de la santé publique : « La cession et l’utilisation des éléments et produits du corps humain sont régies par les dispositions du chapitre II du titre Ier du livre Ier du code civil et par les dispositions du présent livre. / Les activités afférentes à ces éléments et produits, mentionnées au présent livre, y compris l’importation et l’exportation de ceux-ci, doivent poursuivre une fin médicale ou scientifique, ou être menées dans le cadre de procédures judiciaires conformément aux dispositions applicables à celles-ci ». Le statut du donneur 47 qu’il est prévu en droit positif s’acclimate mal aux grands au donneur, cet axiome commande que ce dernier puisse principes parce qu’il renverse le paradigme établi en 1789. choisir la destination des éléments de son corps. La Il n’est pas question en la matière de prérogatives indivi- destination d’une chose, en l’occurrence d’un élément duelles – liberté ou propriété – qui seraient tempérées par du corps, correspond au but auquel la personne affecte des exceptions motivées par l’intérêt général. l’élément et aux moyens permettant de réaliser ce but 12. L’intérêt général est la matrice du statut du donneur. Or, le droit positif ne laisse aucune marge de manœuvre Le statut du donneur met en scène deux intérêts collectifs quant à l’emprise de la volonté de l’individu, que ce soit contradictoires : le respect dû au corps humain d’un côté sur le but ou sur les moyens d’y parvenir. et l’intérêt scientifique ou thérapeutique de l’autre. La liberté de manière générale ne semble plus intervenir L’absence de choix quant au but. Choisir le but auquel qu’à la marge. la personne peut affecter un élément de son corps, c’est Un tel changement de paradigme permet de faire un pouvoir opter, parmi les nombreux services que l’élément constat et de poser une question. En premier lieu, il permet du corps peut rendre, pour celui qu’elle souhaite. Or, de faire un constat : toute tentative de rattachement du statut tel n’est pas le cas en droit positif. Quelques exemples du donneur à une prérogative individuelle – qu’il s’agisse permettent de l’illustrer aisément. Peut-on imaginer de la propriété ou de la liberté – s’avère infructueuse (I). En l’ouverture d’un restaurant dans lequel une personne second lieu, concevoir l’intérêt général comme la matrice accepterait de cuisiner avec son sang ? Est-il possible de de la réglementation du statut du donneur conduit-il a une donner sa peau à un ami qui a le même teint pour qu’il législation efficiente ? Si la réponse est positive, il convient puisse dissimuler un tatouage qu’il n’apprécie plus ? Sans de laisser de côté la liberté et la propriété ; si la réponse dresser une liste à la Prévert, prenons un dernier exemple : est négative, alors on peut s’interroger sur l’éventualité peut-on imaginer qu’une personne décide de mettre son de faire table rase de la réglementation existante et de rein, une partie de son foie ou encore des gamètes au reconstruire le régime du statut du donneur à partir de la service d’une exposition d’art moderne après sa mort ? La liberté individuelle (II). convention qui l’envisagerait est-elle valable ? L’hypothèse évoque immédiatement l’affaire « Our body » dans laquelle la Cour de cassation a considéré que l’exposition de I. La tentative infructueuse cadavres à des fins commerciales méconnaissait le respect de rattachement du statut du donneur dû au corps humain même après la mort. Cette solution 13 aux prérogatives individuelles est fondée sur l’article 16-1-1, alinéa 2 du Code civil . Ce qui est valable pour le traitement du corps post mortem L’engouement pour les prérogatives individuelles mérite l’est a fortiori au cours de la vie. En effet, l’article 16-1-1 d’être mis à l’épreuve. La question qu’il convient de poser indique que « [l]e respect dû au corps humain ne cesse est simple : sont-elles restreintes en matière de don de pas avec la mort » ; il renvoie ainsi à l’article 16-1 qui le substance humaine, auquel cas elles sont de droit positif, précède et indique que « [c]hacun a le droit au respect ou alors le législateur dicte-t-il le comportement que de son corps » de son vivant. Mutatis mutandis, et pour l’individu peut adopter, auquel cas les prérogatives indi- reprendre l’exemple évoqué, il faut en conclure qu’une viduelles doivent être considérées hors du champ du statut personne ne peut pas de son vivant faire circuler un organe du donneur ? À l’analyse, ces prérogatives individuelles pour les besoins d’une exposition. sont hors du champ du statut du donneur. La personne Est-ce suffisant pour écarter toute idée de liberté ou n’a pas d’emprise sur les opérations qu’elle peut effective- de propriété du donneur sur les éléments de son corps ? ment accomplir à l’égard des éléments de son corps (A). Certainement non. La liberté comme la propriété sont Elle n’a pas davantage d’emprise sur les modalités de ces affectées de limites. La loi peut ainsiponctuellement – mais opérations (B). seulement ponctuellement – interdire tel ou tel but auquel le donneur souhaiterait employer un élément de son corps. Toutefois, en la matière, le législateur ne se contente pas A. Les opérations autorisées au donneur de prévoir des interdictions qui viendraient confirmer le principe selon lequel un individu peut laisser libre cours à La destination des éléments du corps humain. La liberté sa volonté lorsqu’il est question des éléments de son corps. comme la propriété postulent une autorisation de prin- Tout au contraire, la loi définit de manière limitative les cipe accordée par le droit à l’individu dans la seule limite buts pour lesquels elle autorise la circulation d’un organe, de restrictions fondées sur l’intérêt général 11. Appliqué de tissus ou encore du sang humain. C’est dire que ces

11. Voir supra. 12. Sur la notion de destination, voir S. Guinchard, L’affectation des biens en droit privé français, préface de R. Nerson, Paris, LGDJ, 1976, nº 423 ; S. Becquet, Le bien industriel, préface de T. Revet, Paris, LGDJ, 2005, nº 19 ; E. Dockès, « Essai sur la notion d’usufruit », Revue trimestrielle de droit civil, 1995, p. 479, spéc. nº 19 : l’auteur illustre son propos à l’aide d’un morceau de bois et indique que « [l]e propriétaire d’un morceau de bois pourra décider notamment, de le brûler, de le sculpter ou d’en faire un tuteur. Ce choix est aussi celui d’un but assigné au bien. Il s’agit, à l’aide du morceau de bois en question soit de se chauffer, soit de satisfaire un besoin esthétique, soit encore d’aider une plante à pousser verticalement ». 13. Cass., 1re civ., 16 septembre 2010, nº 09-67.456 : La semaine juridique, édition générale, nº 50, 13 décembre 2010, 1239, note B. Marrion. 48 Antoine Tadros finalités sont restrictives. En effet, qu’il s’agisse du Code susceptibles d’être contraires à la dignité humaine 17. Par civil ou du Code de la santé publique, la circulation de ailleurs, ils occasionneraient assurément une rupture dans ces éléments n’y est envisagée que dans deux hypothèses l’égalité de traitement des receveurs : la vie pourrait devenir spécifiques : le but doit être thérapeutique ou scientifique 14. l’objet d’une marchandisation. Ceux qui disposeraient de En dehors de ces hypothèses, l’opération par laquelle une moyens financiers importants pourraient plus facilement personne met en circulation un des éléments de son corps que les autres acquérir « le droit de continuer à vivre » 18. doit être considérée comme illicite. Enfin, une telle dérive inciterait les moins fortunés à faire Si l’individu n’a pas la possibilité de choisir le service commerce des éléments de leurs corps créant ainsi une qu’il entend tirer d’un élément de son corps, peut-on véritable marchandisation du corps humain. encore tenter de découvrir un îlot de liberté ou de pro- Ensuite, et bien que cela soit moins remarqué, le statut priété quant aux moyens qu’il peut mettre en œuvre pour du donneur n’autorise que la circulation de la matière parvenir aux buts définis par la loi ? humaine à titre définitif. En effet, le livre II du Code de la santé publique est relatif au « don » et à l’utilisation des L’absence de choix quant aux moyens. Là encore un constat éléments et produits du corps humain et le premier texte identique s’impose : l’individu ne peut choisir le moyen de ce livre, l’article L. 1211-1, confirme cette lecture dans par lequel son organe, son sang ou ses tissus vont circuler, la mesure où il ne prévoit explicitement que la cession et ce même s’il se conforme aux objectifs assignés par la de matière humaine. Pourquoi le législateur n’a-t-il pas loi à la circulation de ces éléments. Les termes mêmes du envisagé la mise à disposition temporaire ? Faute d’intérêt ? sujet qui nous occupe en rendent compte : le statut du Il est permis d’en douter. Prenons un exemple : l’usufruit. donneur ; c’est dire que la loi n’envisage que le don. Deux Ce mécanisme est défini comme « le droit de jouir des conséquences en résultent immédiatement. La circulation à choses dont un autre a la propriété, comme le propriétaire titre onéreux n’est pas autorisée, pas plus que la circulation lui-même, mais à la charge d’en conserver la substance » 19. à titre temporaire. N’est-il pas légitime de penser que le « donneur » serait Tout d’abord, la loi prohibe la circulation à titre plus enclin à faire circuler un élément de son corps s’il onéreux. À ce titre, les articles 16-5 et 16-6 du Code civil avait une créance de restitution ? Le receveur quant à interdisent toute convention ayant pour effet de conférer lui n’en serait pas moins mal loti que dans l’hypothèse une valeur patrimoniale à un élément du corps humain d’un don puisque l’usufruit ne cesse normalement qu’à pour le premier, toute rémunération pour le prélève- la mort de l’usufruitier 20. Mais au-delà de cette première ment de ces mêmes éléments pour le second. Le Code remarque, la question se pose de savoir si le régime de de la santé publique fait écho à ce principe en indiquant l’usufruit est adapté aux buts que le législateur a assignés qu’« [a]ucun paiement, quelle qu’en soit la forme, ne peut à la circulation de la matière humaine. Quid si le receveur être alloué à celui qui se prête au prélèvement d’éléments altère la substance de cette matière ? Il suffit d’imaginer de son corps ou à la collecte de ses produits » 15. C’est dire un individu qui aurait bénéficié d’une greffe du poumon que l’altruisme est au cœur du statut du donneur, sa et qui se serait mis ou remis à fumer ? Dans une telle volonté est là encore paralysée par l’utilité sociale ; le légis- hypothèse, le nu-propriétaire de l’organe devrait pouvoir lateur craint la dérive commerciale et le trafic de la matière agir en justice pour faire cesser l’atteinte à la substance. humaine 16. Et pour cause, une telle dérive commerciale, un Dans cette perspective, il pourrait demander la restitution tel trafic peuvent aboutir à des conditions de prélèvement anticipée de la chose donnée en usufruit 21. Une telle action

14. Art. L. 1211-1 du Code de la santé publique. On ajoutera que le texte évoque aussi les procédures judiciaires. 15. Art. L. 1211-4 du Code de la santé publique. 16. Voir A.-B. Caire, « Le corps gratuit… » ; F. Granet-Lambrechts, « Les dons d’organes, de tissus, de cellules et de produits du corps humain : de la loi Caillavet aux lois de bioéthique », Revue de droit sanitaire et social, 1995, p. 1 sq. ; R. Cabrillac, « Corps humain », in Dictionnaire des droits de l’homme, J. Andriantsimbazovina et al. (dir.), Paris, PUF, 2008 : les « dérogations apportées au principe d’indisponibilité du corps humain sont enfermées dans des conditions strictes », dont fait partie « la gratuité, pour décourager l’apparition d’un marché des organes humains ». 17. L’impératif dépasse les frontières françaises. Voir notamment la Convention pour la protection des droits de l’homme et de la dignité de l’être humain à l’égard des applications de la biologie et de la médecine : Convention sur les droits de l’homme et la biomédecine, dite Convention d’Oviedo, signée le 4 avril 1997, ratifiée par la France le 13 décembre 2011 et opposable en droit interne depuis le er1 avril 2012. 18. J.-R. Binet, « La gratuité des éléments et produits du corps humain : entre esquive et faux semblant », in La gratuité, un concept aux frontières de l’économie et du droit, N. Martial-Braz, C. Zolynski (dir.), Paris, LGDJ, 2013, p. 263 sq., spéc. p. 270. 19. Art. 578 du Code civil. 20. L’article 617 du Code civil prévoit que l’usufruit prend fin, par principe, à la mort de l’usufruitier. Sur le caractère nécessairement temporaire de l’usufruit, voir F. Zenati-Castaing, T. Revet, Les biens, 3e éd., Paris, PUF, 2008, nº 301 : « Lorsqu’un bien est grevé d’un droit réel, la propriété s’en trouve affectée. […] Le propriétaire ne peut opposer son pouvoir de manière absolue, puisqu’il doit tolérer l’existence d’un droit réel. Le caractère absolu de la propriété serait remis en cause si cette relativisation des prérogatives du propriétaire n’était pas temporaire. Dès lors que le titulaire d’un droit réel peut utiliser la chose et en tirer profit aussi durablement que le propriétaire, plus rien ne l’empêche de se dire lui-même propriétaire, encore que ses prérogatives soient différentes de celle d’un propriétaire. […] La nature du régime actuel des biens commande donc que les droits réels soient temporaires ». Voir aussi F. Danos, Propriété, possession et opposabilité, préface de L. Aynès, Paris, Economica, 2007, nº 36 : « La propriété ne peut s’accommoder de la coexistence d’un droit de jouissance perpétuel de tout ou partie des utilités de la chose qui priverait le propriétaire de sa vocation à jouir au moins potentiellement de l’intégralité des utilités de cette chose ». 21. Art. 618 du Code civil : « L’usufruit peut aussi cesser par l’abus que l’usufruitier fait de sa jouissance, soit en commettant des dégradations sur le fonds, soit en le laissant dépérir faute d’entretien […]. / Les juges peuvent, suivant la gravité des circonstances, ou prononcer l’extinction absolue Le statut du donneur 49 en restitution est-elle compatible avec l’intérêt thérapeu- à cet égard la fiducie, contrat spécial qui réserve la qualité tique du receveur ? Une réponse négative s’impose dans la de fiduciaire à un établissement de crédit ou à un avocat 23. mesure où elle est indissociable d’une atteinte à l’intégrité On songe aussi aux opérations de banque qui ne peuvent physique du receveur et susceptible de porter atteinte à sa être accomplies, à titre habituel, que par des établisse- vie… Ainsi, une opération faisant circuler de la matière ments de crédit 24. Est-on dans une situation analogue en humaine seulement à titre temporaire n’est pas compatible matière de don de matière humaine ? On peut en douter avec les objectifs fixés par la loi. dans la mesure où la loi n’envisage l’établissement de santé que comme un intermédiaire dans le cadre de la En droit positif, la conclusion apparaît avec évidence : circulation d’un élément du corps humain. Il n’est pas l’individu est privé de toute initiative quant au choix du le destinataire du don. Plus encore, l’opération n’est pas but et quant aux moyens relatifs à la circulation des élé- réglementée dans l’intérêt de l’établissement de santé, ments de son corps. Seul le don est envisageable, et encore mais dans celui du receveur. En d’autres termes, il n’est seulement quand ce don répond aux objectifs fixés par la pas possible d’exclure le receveur de l’opération. Est-ce à loi. Sans doute peut-on encore objecter à ce stade que le dire que la figure contractuelle est totalement exclue ? Le don est un contrat et que ce contrat repose essentiellement droit des contrats connaît des mécanismes dans lesquels sur la volonté du donneur. Autrement dit, faute d’avoir le une personne accepte de contracter dans l’intérêt d’autrui. 25 droit de cité quant à la destination des éléments du corps On pense bien sûr à la stipulation pour autrui . Le don- humain, la liberté et la propriété retrouveraient une place neur serait alors le stipulant et transmettrait la matière de choix à propos des modalités de l’opération juridique. humaine à l’établissement de santé qui jouerait le rôle du Mais, là encore, il est difficile de souscrire à l’analyse au promettant, à charge pour ce dernier de l’utiliser au profit regard du droit positif. du receveur qui serait le tiers bénéficiaire. On pourrait aussi y voir une espèce de fiducie, opération par laquelle le constituant – ici le donneur – transmet à un fiduciaire B. Les modalités des opérations – l’établissement de santé – un des éléments de son corps autorisées au donneur à charge pour le fiduciaire de le gérer et de le rétrocéder à un tiers bénéficiaire, le receveur. Toutefois, toutes ces L’absence de choix quant à la personne du receveur. Le opérations nécessitent que le tiers bénéficiaire soit déter- donneur est-il libre de choisir le receveur ? Une pre- miné ou, à tout le moins, déterminable, ce qu’interdit le mière lecture de la réglementation applicable au statut principe de l’anonymat. On le voit, l’anonymat paralyse bel du donneur conduit à formuler une réponse négative. et bien la liberté de choisir la personne au profit de laquelle L’article L. 1211-5 du Code de la santé publique prévoit une personne souhaite donner un élément de son corps. que le donneur ne peut connaître l’identité du receveur et Il ne reste alors qu’une manière pour tenter de déceler réciproquement. En d’autres termes, le don est anonyme. la liberté ou la propriété derrière le statut du donneur, Cet anonymat s’acclimate mal à la liberté contractuelle mais non des moindres : le consentement, clé de voûte qui postule la liberté de choix du cocontractant. Pour de tout acte juridique. tenter de contourner la difficulté, on pourrait avec certains auteurs considérer que l’acte juridique est conclu par le Le régime sui generis du consentement du donneur. Les donneur, non pas avec le receveur, mais avec l’établis- actes juridiques se forment en principe sur le seul consen- sement hospitalier qui pratique le prélèvement 22. Dans tement libre et éclairé des parties. À la lecture des textes qui une telle perspective, le choix serait certes limité, mais réglementent le statut du donneur, le consentement est au il existerait. On serait bien en présence d’une liberté cœur de l’opération. Rien ne peut se faire sans le consen- de principe confirmée par les restrictions motivées par tement du donneur. Peut-on y déceler l’expression de la l’intérêt général. Ces restrictions relatives au choix du liberté ou de la propriété en matière de don de matière cocontractant ne sont pas inconnues des juristes ; on les humaine ? On pourrait raisonnablement le soutenir. Tou- retrouve dans de nombreuses opérations. On peut évoquer tefois, certains aspects de la réglementation applicable au

de l’usufruit, ou n’ordonner la rentrée du propriétaire dans la jouissance de l’objet qui en est grevé, que sous la charge de payer annuellement à l’usufruitier, ou à ses ayants cause, une somme déterminée, jusqu’à l’instant où l’usufruit aurait dû cesser ». 22. Voir G. Loiseau, « Le contrat de don d’éléments et produits du corps humain. Un autre regard sur les contrats réels », Recueil Dalloz, 2014, p. 2252 sq. 23. Art. 2015 du Code civil : « Seuls peuvent avoir la qualité de fiduciaires les établissements de crédit mentionnés au I de l’article L. 511-1 du code monétaire et financier, les institutions et services énumérés à l’article L. 518-1 du même code, les entreprises d’investissement mentionnées à l’article L. 531-4 du même code ainsi que les entreprises d’assurance régies par l’article L. 310-1 du code des assurances. / Les membres de la profession d’avocat peuvent également avoir la qualité de fiduciaire ». 24. Art. L. 511-5 du Code monétaire et financier : « Il est interdit à toute personne autre qu’un établissement de crédit ou une société de financement d’effectuer des opérations de crédit à titre habituel. / Il est, en outre, interdit à toute personne autre qu’un établissement de crédit de recevoir à titre habituel des fonds remboursables du public ou de fournir des services bancaires de paiement ». 25. Art. 1205 du Code civil : « On peut stipuler pour autrui. / L’un des contractants, le stipulant, peut faire promettre à l’autre, le promettant, d’accomplir une prestation au profit d’un tiers, le bénéficiaire. Ce dernier peut être une personne future mais doit être précisément désigné ou pouvoir être déterminé lors de l’exécution de la promesse ». 50 Antoine Tadros consentement du donneur suscitent des interrogations Que penser de ces mécanismes au regard de la liberté quant aux raisons pour lesquelles il occupe une place cen- individuelle de faire circuler les éléments de son corps ? La trale en matière de don. Ces aspects concernent la faculté liberté contractuelle correspond à la liberté de s’obliger et générale de révoquer son consentement d’une part et la cette liberté est prise à défaut par les mécanismes encadrant présomption ponctuelle de consentement d’autre part. le consentement en matière de don ; révocable, le consente- Tout d’abord, le Code de la santé publique prévoit que ment n’oblige pas, c’est la tradition qui, en vertu de la loi et le consentement du donneur est révocable à tout moment. pour des raisons qui nous semblent différentes de celles qui En pratique, cela signifie que le consentement peut être animent son traitement juridique en matière de donation, retiré jusqu’au prélèvement de la matière humaine concer- rend le don irrévocable. Ce sentiment est renforcé par la née. C’est dire que le concept d’offre ferme et définitive n’a présomption de consentement. Présumé, ce n’est pas le pas cours en matière de don d’éléments du corps humain 26 ; consentement qui oblige ; là encore, c’est la loi qui oblige. c’est dire aussi que l’exécution forcée ou la responsabilité Ainsi, si la loi présente le consentement comme révo- contractuelle n’ont pas voix au chapitre. Autrement dit, cable, si la loi présente le consentement comme pouvant le consentement tel qu’il est conçu en matière de don de être présumé, ce n’est pas en raison de la liberté individuelle, matière humaine est largement dérogatoire à la manière mais une fois de plus en raison de l’utilité publique : dans le dont on l’envisage lorsqu’il est question de faire circuler premier cas, c’est la dignité de la personne qui est en cause, une chose. Certes, on peut être tenté de rapprocher le l’inviolabilité du corps humain. Dans le second cas, c’est consentement en matière de don et en matière de dona- l’intérêt thérapeutique qui est en cause : il faut augmenter tion. On sait en effet que le consentement du donateur est autant que faire se peut le nombre de greffons disponibles. révocable à tout instant jusqu’à la remise de la chose ou l’acceptation de la donation devant notaire par le donataire. Bien que le Code de la santé publique organise la circulation Toutefois, on explique cette révocabilité de la donation en des éléments du corps humain, que cette circulation est droit des contrats par l’animus donandi, laquelle est indis- indissociable de la reconnaissance, dans notre système sociable de la personne du donataire 27. C’est la raison pour juridique, du concept de propriété des éléments du corps laquelle l’erreur sur la personne ou sur les qualités de la humain, de liberté contractuelle à leur égard, la tentative personne est toujours une cause de nullité de la donation 28. d’application de ces concepts échoue en droit positif. La Or, s’agissant de don de matière humaine, le principe de réalité du paradigme est différente : là où on enseigne habi- l’anonymat exclut que l’auteur du don puisse connaître le tuellement que les choses circulent librement sous réserve receveur. La ratio legis de la révocabilité du consentement de ne pas contrevenir à l’intérêt général, les éléments du en matière de donation et en matière de don n’est donc corps humain circulent en raison de l’intérêt général sous pas la même. Et il est ainsi légitime de se demander si la réserve de ne pas contrevenir à d’autres impératifs d’ordre révocabilité du prélèvement sans le consentement certain général. Le schéma établi ne laisse à la liberté et à la propriété du donneur n’est pas davantage causée par le respect dû qu’une place résiduelle, celle d’un instrument de correction à son corps, l’inviolabilité de ce dernier, que par la liberté permettant à l’individu d’interdire plus que de choisir. reconnue individuellement à chacun de nouer une relation contractuelle. Ensuite, le consentement du donneur est dans cer- II. La mise à l’épreuve du paradigme taines circonstances présumé. Il en va ainsi en ce qui reposant sur l’intérêt général concerne le prélèvement d’organes sur une personne décédée ; cette présomption ne tombe en principe que si En droit positif, la circulation des éléments du corps n’est l’individu a indiqué sa volonté de ne pas subir de prélè- pas causée par la propriété ou la liberté, elle est causée par vement suite à sa mort. Mais le législateur, sentant sans l’intérêt général. La réglementation du statut du donneur doute le risque de dérive lié à une telle présomption, s’est tente de réaliser un compromis entre dignité humaine empressé de la nuancer en indiquant que le médecin doit, et intérêt scientifique ou thérapeutique. Mais le résultat si le de cujus n’est pas inscrit sur la liste, questionner ses est loin d’être satisfaisant (A). Un tel constat autorise à proches pour entériner la présomption 29. s’interroger sur le point de savoir s’il est pertinent de

26. Art. 1114 du Code civil : « L’offre, faite à personne déterminée ou indéterminée, comprend les éléments essentiels du contrat envisagé et exprime la volonté de son auteur d’être lié en cas d’acceptation. À défaut, il y a seulement invitation à entrer en négociation ». 27. Voir J. B. de Saint-Affrique, inJurisclasseur Code civil, fascicule unique, art. 901, § 21. 28. Voir Cass., 1re civ., 13 avril 1964, Bulletin civil I, nº 185. 29. Art. L. 1232-1 du Code de la santé publique : « Le prélèvement d’organes sur une personne dont la mort a été dûment constatée ne peut être effectué qu’à des fins thérapeutiques ou scientifiques. / Le médecin informe les proches du défunt, préalablement au prélèvement envisagé, de sa nature et de sa finalité, conformément aux bonnes pratiques arrêtées par le ministre chargé de la santé sur proposition de l’Agence de la biomédecine [voir aussi, sur l’atteinte portée aux droits des proches parents lorsque le médecin ne les consulte pas : Cour EDH, 24 juin 2014, Petrova c. Lettonie, nº 4605/05 ; J.-P. Marguénaud, « Menaces sur la règle du consentement présumé au prélèvement d’organes post mortem », Revue trimestrielle de droit civil, 2014, p. 840]. / Ce prélèvement peut être pratiqué sur une personne majeure dès lors qu’elle n’a pas fait connaître, de son vivant, son refus d’un tel prélèvement, principalement par l’inscription sur un registre national automatisé prévu à cet effet. Ce refus est révocable à tout moment. / L’Agence de la biomédecine est avisée, préalablement à sa réalisation, de tout prélèvement à fins thérapeutiques ou à fins scientifiques ». Le statut du donneur 51 laisser la liberté et la propriété n’intervenir que de manière restreindre le nombre de personnes pouvant effectivement accidentelle en la matière (B). se positionner comme donneur d’organe. L’idée est la suivante : une personne ne peut donner de son vivant que si le don est causé. En d’autres termes, c’est l’intérêt A. Un compromis hasardeux thérapeutique du donneur qui commande que l’on vérifie la raison pour laquelle il donne et qui fonde la levée de L’intérêt général. L’intégralité des questions relatives au l’anonymat. Ainsi, l’article L. 1231-1 du Code de la santé statut du donneur est commandée par l’intérêt général et publique prévoit que peut seul être donneur, dans l’intérêt plus exactement par deux intérêts collectifs inconciliables. thérapeutique du receveur, un membre de sa famille ou Le législateur s’est à cet égard enfermé dans un système une personne ayant avec lui un lien affectif étroit et stable contradictoire. En proclamant l’inviolabilité du corps depuis au moins deux ans. La rédaction du texte appelle humain, le respect qui lui est dû, l’impossibilité d’en faire deux remarques. l’objet d’un droit patrimonial, il a érigé en principe général Initialement, le don d’organe par une personne vivante la protection de la personne humaine dans sa dignité contre n’était possible que dans le cercle familial. Ce n’est qu’en toutes formes de trafic et de pratiques odieuses. Ce principe 2011 que le législateur a ouvert cette faculté aux personnes annihile la liberté de la personne quant à la circulation présentant un lien affectif étroit et stable avec le receveur. des éléments de son corps. Mais, dans le même temps, Faut-il y voir une victoire de la liberté individuelle, celle de le législateur a poursuivi un autre objectif : parce que la choisir son cocontractant ? Certainement non. La lecture circulation des éléments du corps humain a des bénéfices des travaux préparatoires est sur ce point univoque. C’est considérables quant à la préservation de la vie de la per- en raison de la pénurie d’organe que la loi a élargi le cercle sonne humaine dont la primauté doit être assurée, il a, de des donneurs potentiels 31. En d’autres termes, la matrice manière dérogatoire, organisé sa circulation. Autrement de l’évolution de la règle posée à l’article L. 1231-1 du Code dit, lorsque la circulation est nécessaire à des fins scienti- de la santé publique n’est pas la liberté de l’individu, mais fiques ou thérapeutiques, elle est autorisée et réglementée bien l’intérêt thérapeutique du receveur. par le législateur sous réserve de ne pas porter une atteinte L’évolution du texte montre aussi que l’arbitrage que trop importante au respect dû au corps humain. Telles sont doit réaliser la loi ne met pas toujours en cause d’une part les données de l’équation en droit positif qui éclairent tout la dignité de la personne humaine et d’autre part l’intérêt le régime du don de matière humaine. Ces deux impéra- thérapeutique ou scientifique. L’article L. 1231-1 du Code tifs, ces deux intérêts collectifs sont la matrice de toutes de la santé publique montre que, parfois, le compromis les règles relatives au statut du donneur. On peut, pour opéré par la loi met en scène l’intérêt thérapeutique du l’illustrer, prendre deux exemples emblématiques de ces donneur d’un côté et celui du receveur de l’autre côté. règles : l’anonymat et la gratuité du don. La gratuité. Là encore, la gratuité s’impose pour éviter toute L’anonymat. Le don d’organes et de tissus est un geste marchandisation du corps humain. C’est donc la dignité et altruiste et fondé sur la solidarité humaine. Pour garantir le respect du corps humain qui en sont le fondement. Mais ce principe, le législateur a considéré que le don devait l’intérêt thérapeutique conduit à inciter de manière de plus être anonyme. Parce que le législateur entend protéger en plus pressante les personnes à réaliser des dons. Dès lors, la personne dans sa dignité, assurer le respect dû au de manière directe ou indirecte, la gratuité est remise en corps humain, le don est anonyme 30. En interposant un cause pour augmenter le nombre de dons. Tel est le cas par organisme hospitalier qui fait écran entre le donneur et le exemple en matière d’ovocytes. En principe, une femme ne receveur, il garantit autant que faire se peut que l’individu peut avoir recours au prélèvement et à la conservation de ne sera pas tenté d’organiser une marchandisation des ses gamètes dans son propre intérêt que pour des raisons éléments de son corps. Il garantit aussi que les proches médicales. Le nombre de gamètes données n’étant pas assez d’un receveur ne pourront pas exercer de pression sur le important, le législateur a pris une résolution qui n’est consentement du donneur. Toutefois, lorsque l’intérêt pas réellement compatible avec la gratuité. Il a ouvert aux thérapeutique le nécessite, l’anonymat est remis en cause. femmes qui n’ont pas encore procréé le droit de donner Tel est le cas en matière de don d’organe par un donneur leurs ovocytes et, pour les y inciter, il a prévu qu’une partie vivant. Dans la mesure où le don d’organe est, pour un des ovocytes prélevés dans une telle hypothèse peut être individu vivant, une opération à risque, la loi est venue conservée à des fins autologues 32. En d’autres termes, la

30. Art. L. 1211-5 du Code de la santé publique : « Le donneur ne peut connaître l’identité du receveur, ni le receveur celle du donneur. Aucune information permettant d’identifier à la fois celui qui a fait don d’un élément ou d’un produit de son corps et celui qui l’a reçu ne peut être divulguée. / Il ne peut être dérogé à ce principe d’anonymat qu’en cas de nécessité thérapeutique ». 31. Voir J. Penneau, « Corps humain – Bioéthique », Répertoire de droit civil, 2012 (actualisation avril 2017), § 169 et 170. 32. Art. L. 1244-2 du Code de la santé publique : « Le donneur doit avoir procréé. Le consentement des donneurs et, s’ils font partie d’un couple, celui de l’autre membre du couple sont recueillis par écrit et peuvent être révoqués à tout moment jusqu’à l’utilisation des gamètes. / Il en est de même du consentement des deux membres du couple receveur. / Lorsqu’il est majeur, le donneur peut ne pas avoir procréé. Il se voit alors proposer le recueil et la conservation d’une partie de ses gamètes ou de ses tissus germinaux en vue d’une éventuelle réalisation ultérieure, à son bénéfice, d’une assistance médicale à la procréation, dans les conditions prévues au titre IV du livre Ier de la deuxième partie. Ce recueil et cette conservation sont subordonnés au consentement du donneur ». 52 Antoine Tadros donneuse bénéficie d’une contrepartie directe et immédiate B. La liberté et la propriété : qu’elle n’aurait pas pu obtenir autrement, c’est-à-dire sans des instruments de correction aujourd’hui, 33 avoir procédé au don . des matrices du statut du donneur demain ? L’atteinte portée au principe de gratuité du don est parfois plus discrète ; elle n’apparaît qu’indirectement, En droit positif, les prérogatives individuelles de la per- mais cela ne signifie pas qu’elle n’existe pas. On en prendra sonne sur les éléments de son corps se résument à un deux exemples qui là encore sont motivés par l’intérêt choix : je donne ou je ne donne pas. La liberté individuelle thérapeutique. et la propriété, présentées comme des principes cardinaux Tout d’abord, le législateur a autorisé la pratique de notre droit, ne peuvent pas s’épanouir sur la base des dons croisés, ce qui prend quelques peu à défaut d’un choix binaire. Une chose est de dire que l’on ne 34 l’altruisme du don . Dans une telle hypothèse, une per- peut contraindre une personne à donner, une autre de sonne accepte de donner son organe à une autre qu’elle reconnaître qu’elle est libre de choisir ce qu’elle veut faire connaît. Toutefois, le donneur et le receveur ne sont des éléments de son corps. Dès lors, si l’on veut faire de la pas compatibles, mais le donneur est compatible avec liberté individuelle et de la propriété des matrices d’une un autre receveur. Ce second receveur a lui-même un nouvelle réglementation du statut du donneur, il ne suffit donneur avec lequel il n’est pas compatible, mais qui est pas de les prendre en considération à côté de la dignité compatible avec le premier receveur. Ainsi, le premier humaine et de l’intérêt thérapeutique et scientifique. Il donneur donne au second receveur et le second donneur faut rétablir la hiérarchie voulue par les auteurs de la donne au premier receveur. Dans un tel montage, le DDHC et du Code civil. L’individu doit être replacé au donneur n’est plus totalement désintéressé : il donne à cœur du système. Pour cela, il est nécessaire de faire table une personne pour obtenir d’une autre personne qu’elle rase de la réglementation existante et de la réécrire en donne également au receveur initial avec lequel il n’est proclamant la propriété des éléments du corps humain pas compatible. comme étant le principe et l’intérêt général quel qu’il Ensuite, comme cela a été évoqué, le législateur a soit comme le fondement des restrictions ponctuelles à élargi le cercle des donneurs vivants en matière de don la circulation des éléments du corps. Plusieurs arguments 35 d’organe . Dorénavant, toute personne qui présente un plaident en faveur d’une telle reconstruction. lien affectif étroit et stable avec le receveur depuis au moins Tout d’abord, la crainte de la marchandisation des élé- deux ans peut être donneur. Comment ne pas voir le risque ments du corps humain qui paralyse la liberté individuelle de dérive lié à cet élargissement ? Comment ne pas ima- et la propriété au nom de la dignité humaine a déjà pénétré giner que les receveurs ayant quelques moyens financiers la pratique. Le sang a un prix même si celui qui le produit puissent, aujourd’hui, trouver un arrangement avec une ne peut en tirer profit. La loi réglemente les échanges entre personne compatible et créer de manière artificielle le lien les établissements de santé et fixe par arrêté la valeur patri- affectif durable et stable pour satisfaire à l’exigence pour moniale du sang 37. Elle organise aussi l’import et l’export 36 le moins souple posée par le législateur ? des organes 38. Et on a vu que, même dans la relation don- neur-receveur, l’intérêt thérapeutique conduit aujourd’hui Ces différents exemples montrent que la marchandisation à créer les conditions d’une patrimonialisation ostensible des éléments du corps humain dans la relation donneur- ou occulte des éléments du corps humain 39. N’est-il pas receveur pénètre de plus en plus dans le donné, elle devient temps de mettre un terme à l’hypocrisie du système et de un fait qu’il est difficile d’occulter d’autant plus que le réglementer la circulation des éléments du corps humain droit en est devenu, au nom de l’intérêt thérapeutique, autrement qu’en opposant systématiquement le respect une cause non négligeable. Un tel constat n’invite-t-il dû au corps humain et l’intérêt thérapeutique ? La liberté pas à revisiter la place accordée à la liberté individuelle individuelle et la propriété ne sont-elles finalement pas une et à la propriété en matière de don de matière humaine ? alternative à un système qui repose sur la confrontation Encore faut-il, pour l’envisager, sortir ces prérogatives de deux fondements et dont les règles qui en sont issues du carcan dans lequel elles ont été enfermées, celui d’un ne sont finalement totalement satisfaisantes ni à l’égard simple instrument de correction. du premier, ni à l’égard du second ?

33. Voir J.-R. Binet, « La gratuité des éléments et produits du corps humain… », spéc. p. 271. 34. Art. L. 1231-1, al. 3 du Code de la santé publique : « En cas d’incompatibilité entre la personne ayant exprimé l’intention de don et la personne dans l’intérêt de laquelle le prélèvement peut être opéré en vertu des premier ou deuxième alinéas, rendant impossible la greffe, le donneur et le receveur potentiels peuvent se voir proposer le recours à un don croisé d’organes. Celui-ci consiste pour le receveur potentiel à bénéficier du don d’une autre personne ayant exprimé l’intention de don et également placée dans une situation d’incompatibilité à l’égard de la personne dans l’intérêt de laquelle le prélèvement peut être opéré en vertu des premier ou deuxième alinéas, tandis que cette dernière bénéficie du don du premier donneur. En cas de mise en œuvre d’un don croisé, les actes de prélèvement et de greffe sont engagés de façon simultanée respectivement sur les deux donneurs et sur les deux receveurs. L’anonymat entre donneur et receveur est respecté ». 35. Voir supra. 36. Voir J.-R. Binet, « La gratuité des éléments et produits du corps humain… », spéc. p. 270. 37. Arrêté du 9 mars 2010 relatif au tarif de cession des produits sanguins labiles. 38. Voir notamment les articles L. 1235-1 et R. 1221-68 du Code de la santé publique. 39. Voir supra. Le statut du donneur 53

Ensuite, et dans la veine du premier argument, la qu’il pourrait permettre de remettre la réglementation du liberté individuelle et la propriété sont des concepts statut du donneur à plat : l’appréciation des valeurs sociales éprouvés ; à leur égard, la technique juridique existe et change, les mœurs évoluent et il n’est pas impossible que peut parfaitement s’adapter à la particularité des choses l’axiome qu’est l’inviolabilité du corps humain cède face que sont les éléments du corps humain. Il suffit de consta- à la liberté de la personne sur les éléments de son corps ter que la propriété et le contrat sont déjà grandement en particulier et sur son corps en général. sollicités à propos des cheveux, des ongles ou des dents Peut-on aller plus loin ? Selon nous, la réponse est que le législateur a laissés en marge de la réglementation non. Il appartient aux juristes de dire ce qu’est la liberté, du statut du donneur 40. ce qu’est la propriété ; il appartient au juriste de montrer Enfin, le législateur est conscient que le statut du don- les dysfonctionnements et les contradictions qui affectent neur est une matière en constante évolution. Il a ainsi prévu le statut du donneur ; il appartient au juriste de dire si, que les lois sur la bioéthique devraient être rediscutées tous techniquement, il est possible d’organiser la circulation les sept ans 41. Cela tient me semble-t-il à trois facteurs. Le des éléments du corps humain sur le fondement de la premier concerne les avancées scientifiques qui permettent liberté individuelle et de la propriété. Mais il n’appartient de développer de nouvelles techniques thérapeutiques. pas au juriste de décider si le statut du donneur doit avoir Le deuxième est le contrôle de l’efficience des dispositifs pour axiomes la liberté individuelle et la propriété à la mis en place dans l’intérêt thérapeutique de l’individu. Le place de l’inviolabilité du corps humain et de l’intérêt dernier est sans doute celui qui nous intéresse le plus en ce thérapeutique ; cette décision est, par essence, politique.

40. Art. R. 1211-49 du Code de la santé publique. 41. Art. 47 de la loi nº 2011-814 du 7 juillet 2011 : « I. La présente loi fait l’objet d’un nouvel examen d’ensemble par le Parlement dans un délai maximal de sept ans après son entrée en vigueur. / II. Elle fait en outre l’objet, dans un délai de six ans, d’une évaluation de son application par l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques ».

Des éléments du corps humain disponibles pour l’industrie pharmaceutique ?

Marie-Xavière CATTO Maître de conférences en droit public à l’université Paris 1 – Panthéon-Sorbonne Normes, sciences et techniques (Institut des sciences juridique et philosophique de la Sorbonne – UMR 8103)

I. L’exclusion des pharmaciens A. L’invention, avec le sang, de la catégorie de « produits d’origine humaine » B. La généralisation d’un modèle

II. Le retour de l’industrie A. Les modalités d’une reconquête 1. Par le sang 2. Sur les autres éléments B. Les conséquences d’une reconquête

L’intérêt pharmaceutique pour l’obtention des éléments. ce type d’éléments suppose de les obtenir, puisque par La question soulevée peut sembler provocatrice, sinon définition on ne peut vendre que ce que l’on possède, paradoxale. La catégorie juridique que l’on a dénommée, mais surtout et en amont qu’ils soient commercialisables. après-guerre, « produits d’origine humaine » est précisé- Il a donc fallu, à cette fin, étendre la catégorie de marché ment née afin de distinguer les substances thérapeutiques pour y intégrer des éléments issus du corps humain. issues du corps humain, celles-ci échappant à l’industrie Le médicament a été la principale technique juridique pharmaceutique (ci-après, les pharmaciens), des médica- par laquelle ils ont pu y être intégrés. Cette qualification ments. Il ne peut donc, juridiquement et par définition, y emporte une conséquence importante : le monopole phar- avoir d’éléments et produits du corps humain disponibles maceutique. Depuis la loi du 11 septembre 1941 relative pour elle. Néanmoins, l’intérêt de l’industrie pour ces à l’exercice de la pharmacie (art. 1er), et aujourd’hui en éléments a été constant, dès qu’ils sont apparus hors vertu de l’article L. 4211-1 du Code de la santé publique, du corps des personnes, et il a été croissant, à mesure « [s]ont réservées aux pharmaciens, sauf les dérogations des progrès de la biomédecine. La reconquête dont les prévues aux articles du présent code : 1° la préparation des éléments et produits du corps humain ont fait l’objet médicaments destinés à l’usage de la médecine humaine n’avait, depuis la création de la catégorie, rien d’évident. […] » 1. Le médicament étant un marché, l’enjeu n’a pas Plusieurs étapes ont été nécessaires pour permettre à été de le faire reconnaître comme tel, mais d’étendre les l’industrie de réaliser des profits sur les éléments. Vendre éléments subsumés sous cette catégorie. Cela a été rendu

1. Depuis la loi nº 2011-302 du 22 mars 2011, cependant, « les activités mentionnées à l’art. L. 5124-1 peuvent être réalisées par des établissements pharmaceutiques créés au sein d’organismes à but non lucratif ou d’établissements publics autres que les établissements de santé » (art. 8, 10°).

CRDF, nº 15, 2017, p. 55 - 64 56 Marie-Xavière Catto possible soit en saisissant de nouveaux éléments, soit en profit de la subsomption, croissante, d’éléments biolo- permettant que des procédés techniques fassent passer giques humains dans la catégorie de médicaments. En n’importe quel élément dans cette catégorie. d’autres termes, la question posée est la suivante : comment Une fois obtenu, un produit d’origine humaine trans- l’industrie pharmaceutique, délibérément exclue du champ formé par l’industrie ne peut être commercialisé comme de ce que l’on appelait à l’époque les « produits d’origine médicament sans avoir obtenu en amont une « autorisation humaine » – parce que cette exclusion était précisément la de mise sur le marché ». Celle-ci suppose à son tour la manière dont le droit avait signifié cette origine humaine –, démonstration qu’un médicament soit utile à la santé, ou a-t-elle pu, et continue-t-elle aujourd’hui de reconquérir du moins qu’il ne lui soit pas nuisible. Une telle démons- ce champ ? tration n’est toutefois possible que si des expérimentations Il s’agit ici de retracer l’histoire d’un revirement entre préalables en attestant sont réalisées. Il faut donc pouvoir un choix politique originel d’exclusion de l’industrie phar- expérimenter, ce qui suppose un accès à des éléments qui, maceutique au moment de la création d’une nouvelle non transformés, permettent de réaliser de telles expé- catégorie de choses, après la Seconde Guerre mondiale, riences. Cette ressource première conditionne tout le reste. catégorie créée précisément contre le médicament (I), et son retour au sein de celle-ci et des conséquences Délimitation de l’objet : la disponibilité des éléments à des constatées (II). fins thérapeutiques.Nous ne nous intéresserons pas ici à l’appropriation d’éléments et produits du corps humain par l’industrie pharmaceutique à des fins de recherche, I. L’exclusion des pharmaciens qui aurait pu être également développée. Cette possibilité L’exclusion de l’industrie pharmaceutique a été posée est largement admise, ce qui ne l’empêche pas de pouvoir comme un choix délibéré et conscient au moment des être interrogée. Les pharmaciens peuvent effectuer des débats préparatoires relatifs à la loi sur le sang de 1952. prélèvements à l’occasion des recherches biomédicales et La loi, puis l’interprétation jurisprudentielle de la nou- les conserver dans leur banque. Le principe de non-profit velle catégorie créée, ont confirmé le statut spécifique posé de manière générale pour les banques en 1994 2 a des « produits d’origine humaine », justifiant un régime été abandonné dès 1996 en faisant déroger les banques soumis tant à la règle du bénévolat que du non-profit. dont la conservation avait pour finalité la constitution de Après son affirmation pour le sang (A), cette exclusion collections d’échantillons biologiques humains au régime a été confirmée pour les autres éléments et produits du d’autorisation et de non-lucrativité 3. Cette dérogation, corps humain (B). pour les banques à finalité scientifique, a été généralisée en 1998 4 et le régime des différentes conservations à des fins scientifiques a été unifié en 2004. Désormais, les A. L’invention, avec le sang, de la catégorie établissements de santé, établissements publics à caractère de « produits d’origine humaine » scientifique et technologique, fondations, groupements d’intérêts publics, sociétés commerciales, associations ou Le sang, un produit dans le commerce marchand. Jean autre pour l’ensemble des finalités scientifiques, peuvent Lachèze, dans la première thèse de droit relative à la trans- conserver des éléments humains recueillis ou prélevés à fusion sanguine, soutenue en 1924 alors que la pratique 5 des fins scientifiques, sur les vivants ou les morts . L’arrêté était à ses commencements, analyse le régime juridique du du 16 août 2007 a précisé les éléments concernés : cerveau, sang et estime qu’il ne peut être exactement assimilé à un cœur-poumon, foie, pancréas, reins, muscles, cornées, os, médicament, en raison de ses propriétés vitales spécifiques. tendons, valves et vaisseaux, vessie, peau, sang, moelle Néanmoins, l’absence de dommages irréversibles pour 6 osseuse, placenta, embryons et fœtus ou autres . Les le donneur permet de considérer l’opération de prélè- laboratoires pharmaceutiques peuvent donc conserver vement comme légale et d’admettre sur le sang humain tous ces éléments, afin de faire de la recherche ou de des contrats à titre onéreux 7. Louis Astruc, pharmacien, tester des médicaments. estime également en 1935 que, dans le cas où le prélèvement est admis et encadré, le caractère gratuit ou onéreux est Ce qui sera abordé ici ne relève pas de la finalité scientifique indifférent : « de toute façon, ce n’est point le caractère de la conservation, mais de la réduction progressive de gratuit de l’intervention qui peut fournir le critérium du la catégorie « éléments et produits du corps humain » au défendu et du permis » 8. Les mêmes idées ont également pu

2. L’article L. 672-10 du Code de la santé publique voté en 1994 pose le principe du monopole des banques non lucratives, sauf haute technicité, quelle que soit la finalité de la conservation. 3. Art. 1er de la loi nº 96-452 du 28 mai 1996. 4. Art. 19 de la loi nº 98-535 du 1er juillet 1998. 5. Arrêté du 16 août 2007, Journal officiel de la République française, 18 août 2007, p. 13826 et 13831. 6. Ibid., p. 13825. 7. J. Lachèze, La transfusion du sang au point de vue juridique, thèse de doctorat, université de Toulouse, 1924, p. 73-76. 8. L. Astruc, Le régime légal des sérums thérapeutiques et de divers produits d’origine organique (loi du 14 juin 1934), thèse de doctorat en pharmacie, université de Montpellier, 1935, p. 77-78. Des éléments du corps humain disponibles pour l’industrie pharmaceutique ? 57

être émises après la guerre : Aurel David estime contraire spécifiques impliquait, alors, une indistinction de régime à la « pensée courante » d’empêcher la vente de sang 9. entre l’origine humaine et animale des substances, les Chacun pouvait, avant comme après la loi de 1952, vendre mêmes textes les réunissant parfois sous une dénomina- son sang et il était également possible de réaliser des profits tion commune. commerciaux sur ces ventes jusqu’en 1952. Le discours qui l’admet est néanmoins plus rare après la guerre. Un choix moral et politique : séparer les régimes, au nom de la dignité. Après-guerre, néanmoins, Arnault Tzanck et Exclure le sang du médicament, un choix politique. Comme Jacques Julliard, pionniers de la transfusion et qui ont pensé y insiste Marie-Angèle Hermitte, bénévolat et non-profit l’organisation de la transfusion sanguine dans les armées, ne peuvent s’expliquer par l’idée que ce serait par nature du côté de la Résistance pendant la guerre, écrivent dans le que le sang dérogerait au contrat 10. Lorsqu’apparaît le Bulletin de l’Académie nationale de médecine en 1948 que sang, il est tout à fait possible, juridiquement, de subsumer ce produit nouveau sous les catégories anciennes : les […] le souci de l’éminente dignité humaine [rend] incon- médicaments ou les sérums thérapeutiques. cevable qu’une loi […] puisse identifier la substance de l’homme à un médicament susceptible d’être éventuelle- Sous la catégorie des médicaments d’abord. Les phar- ment l’objet d’une transaction commerciale 20. maciens détiennent un monopole sur toutes les « composi- tions ou préparations entrantes au corps humain en forme La position adoptée à l’unanimité par l’Académie est de médicamens » depuis 1777 11, disposition renouvelée par claire : il faut en exclure les pharmaciens. la suite : seuls les pharmaciens diplômés peuvent « ouvrir Le propos est repris l’année suivante par le ministère une officine de pharmacie, préparer, vendre ou débiter de la Santé publique et la Commission consultative de la [un] médicament » 12. L’exposé des motifs de la loi de 1952 transfusion sanguine : constate donc que le sang pourrait être considéré comme un médicament 13. […] le sang humain et ses dérivés ne sauraient être consi- Sous la catégorie des sérums thérapeutiques ensuite. dérés comme des produits du commerce courant, et ne peuvent donner lieu à perception de bénéfices, pour des La loi du 25 avril 1895 14 (puis celle de 1934 15) régit préci- raisons touchant à la dignité et au respect de la personnalité sément l’usage des solutions organiques. Cette législation humaine 21. dérogatoire brise le monopole pharmaceutique (chacun peut en produire) et assujettit les produits, pour leur débit, Il s’agit moins alors de condamner la prestation du à un contrôle technique. La dimension dérogatoire du donneur, rémunéré ou non, que les bénéfices tirés du régime auquel sont soumis les sérums 16 est alors justifiée commerce du sang. Lors du IVe Congrès de transfusion non en raison de leur origine biologique mais des risques sanguine, le médecin colonel Julliard prend la parole sanitaires qu’ils peuvent occasionner 17. Les textes d’appli- pour aborder, après les problématiques médicales, les cation de cette loi ont pu inclure le sang humain 18, ce dont « Problèmes juridiques concernant le sang humain ». les débats se sont fait l’écho 19. Le sang humain compris Médecin et militaire, c’est aux juristes qu’il s’adresse dans dans les sérums commercialisés comme médicaments un discours repris presque mot pour mot par Maurice

9. A. David, Structure de la personne humaine : essai sur la distinction des personnes et des choses, Paris, PUF, 1955, p. 15. 10. M.-A. Hermitte, Le sang et le droit : essai sur la transfusion sanguine, Paris, Seuil, 1996, p. 73 (et tout l’ouvrage). 11. Déclaration du roi portant règlement pour les professions de la pharmacie et de l’épicerie à Paris, donnée à Versailles le 25 avril 1777. Registrée en Parlement le 13 mai audit an, présentation et art. 6, en ligne sur Gallica. 12. Loi contenant organisation des écoles de pharmacie, art. XXV et XXVI, Bulletin des lois, 3e série, t. VIII, an XI (1803), p. 125, en ligne sur Gallica. 13. Projet de loi sur l’utilisation thérapeutique du sang humain, de son plasma et de leurs dérivés, Journal officiel de l’Assemblée nationale, annexe nº 9874, janvier-juillet 1950, p. 842-843. 14. Loi du 25 avril 1895 relative à la préparation, à la vente et à la distribution des sérums thérapeutiques et autres produits analogues, Journal officiel de la République française, 26 avril 1895, p. 2441. 15. Loi du 14 juin 1934 sur les sérums thérapeutiques et divers produits d’origine organique, Journal officiel de la République française, 22 juin 1934, p. 6178. 16. La commission des sérums s’est prononcée en 1904 pour que « le mot de sérum soit réservé au sérum de sang » (P. Galline, Contribution à l’étude des différentes législations concernant les sérums thérapeutiques, thèse de doctorat en pharmacie, université de Lyon, 1941, p. 11). 17. « s’ils sont utiles, ils peuvent se changer en poisons dangereux et propager les affections les plus terribles », déclarait M. Berthelot dans son rapport au Sénat, quand M. Lannelongue, député, suggérait que les laisser circuler revenait à conférer un droit de « tuer les gens » (note sous la loi au Dalloz, 1895, 4, p. 73). 18. Voir, par exemple, la circulaire nº 108 du 9 août 1937 relative aux dépôts de sérums et vaccins mis à la disposition du public, Bulletin officiel santé publique, 1937, II, p. 211 ou le décret du 25 février 1939 : Autorisation de la préparation et de la mise en vente de sérums thérapeutiques et de divers produits d’origine organique, Journal officiel de la République française, 28 février 1939, p. 2766. 19. Conseil de la République, séance du 24 juin 1952, Journal officiel du Conseil de la République, 25 juin 1952, p. 1316. 20. A. Tzanck, J. Julliard, « Législation du sang humain et de ses dérivés », Bulletin de l’Académie nationale de médecine, séance du 21 décembre 1948, p. 752, en ligne sur Gallica. 21. Notes d’Eugène Aujaleu sur le projet de loi sur l’utilisation du sang humain et de ses dérivés en vue de transfusion sanguine, 20 juin 1949, archives citées par S. Chauveau, Innovations et santé publique en France au XXe siècle. Du don au marché : politiques du sang en France (années 1940-années 2000), mémoire HDR en histoire, EHESS, 2007, p. 67. 58 Marie-Xavière Catto

Fredet, médecin et rapporteur dans le cadre des travaux qu’aucun profit ne puisse être réalisé sur sa vente, dite préparatoires de la loi de 1952 : alors « cession », mais qui est effectuée à titre onéreux. Mais, si l’article 5 de la loi de 1952 affirme le principe du […] il est évident que les nouvelles techniques de lyophili- sation, de fragmentation du plasma et même de sélection non-profit, quand son article 2 précise que les centres des éléments figurés aboutissent, en apparence, à faire de prélèvement doivent être agréés par le ministre de la perdre au sang humain son caractère de « greffon humain » Santé publique, rien n’interdit a priori aux pharmaciens pour lui donner l’aspect de produits inertes et le dépouiller d’exercer cette activité. Ils le pouvaient avant le vote de de son symbolisme initial 22. cette loi, et celle-ci ne les exclut toujours pas. Dès lors, les pharmaciens auraient pu continuer à pratiquer l’activité Mais il souhaite marquer l’origine humaine du sang et c’est de cession de produits sanguins au prix fixé par les textes pour cela qu’il veut le faire déroger au régime des plantes réglementaires calculé en fonction des coûts de revient. et des animaux. Non en raison d’un quelconque fétichisme Le non-profit aurait été appliqué aux produits (tarifs de l’argent, honni ou qu’il faudrait exclure, mais parce de cession) non aux structures (à but lucratif ou non). qu’il est simplement un moyen, un bon marqueur, de la différence des régimes, différence souhaitée pas seulement 1954-1958, l’exclusion des pharmaciens confirmée par le mais aussi au nom de la dignité humaine. L’exclusion refus d’agrément. Or, c’est précisément cette exclusion des profits permet de signifier que l’on a affaire à une qui a été affirmée par le Conseil d’État. L’article 2 de la loi chose spéciale. Lors des travaux préparatoires de la loi, du 21 juillet 1952 confère aux établissements agréés par le les auteurs constatent qu’ ministère de la santé le monopole du prélèvement et de […] il y a un intérêt majeur à ne point identifier le sang la préparation du sang. Le décret du 16 janvier 1954 25 et la et ses dérivés à des médicaments tirés du sol, d’une plante circulaire du 21 juillet 1954 26 mettent en place l’organisa- ou d’un animal, ne serait-ce que pour la sauvegarde de la tion prévue par la loi. Les établissements de transfusion 23 dignité humaine . sanguine peuvent prendre des formes juridiques variables La dignité, pour le rapporteur, c’est établir une dif- (de droit public ou privé) mais toujours sans but lucratif férence entre les règnes, et faire de l’argent un moyen de (décret, art. 2). Le recours pour excès de pouvoir à l’initia- séparation des régimes. tive du Conseil national de l’ordre des pharmaciens dirigé, Or, prélever et transférer du sang de l’organisme qui au fond, contre les articles 2 et 3 du décret du 16 janvier prélève à l’hôpital qui distribue occasionne des coûts. Il y 1954 conteste la légalité de ce dernier au motif que le non- a donc nécessairement, le budget des associations étant profit n’emporte pas nécessairement avec lui l’exclusion autonome, de l’argent qui circule entre ces personnes des entreprises à but lucratif. Celles-ci peuvent « participer morales. Par conséquent, la manière dont on a décidé de à des opérations où le profit est interdit » 27. Ce n’est donc signifier la particularité humaine des éléments et le respect pas sur le fondement de la liberté de commerce et d’indus- dû aux personnes, ce n’est pas d’interdire l’argent, mais trie que les pharmaciens exercent leur recours mais sur d’affirmer qu’il n’est pas possible de réaliser des profits sur celui de la possibilité pour eux également de « rendre à le sang vendu. Cela s’est traduit par un concept nouveau : la Santé publique tous les services qu’ils pourraient lui le « tarif de cession ». apporter » 28. Le commissaire du gouvernement reconnaît à ce sujet que « le texte de la loi permet des doutes », mais La formalisation législative du principe : les tarifs de cession. l’appel aux travaux parlementaires lui permet de démon- L’article 5 de la loi du 21 juillet 1952 précise que trer qu’il n’était nullement dans l’intention du législateur d’autoriser les entreprises commerciales. Sibyllin, l’arrêt Le prix des opérations concernant le sang humain, son du Conseil d’État rejette le recours des pharmaciens sur plasma et leurs dérivés, tant au stade de la préparation et tous les points 29. L’argumentation du commissaire du du dépôt, qu’à celui de leur délivrance à titre onéreux, est gouvernement est éclairante : fixé par arrêté du ministre de la santé publique et de la population de façon à exclure tout profit 24. […] l’originalité du problème tient à ce que c’est le sang humain qui est en cause. […] Ce qui est en question, c’est La modalité première par laquelle s’est traduite d’abord la dignité humaine et la solidarité humaine. La cette norme est l’invention des tarifs de cession, les- dignité exige que le corps humain ne puisse, ni dans son quels impliquent que le sang peut être vendu mais sans ensemble, ni dans ses éléments, faire l’objet d’un commerce.

22. J. Julliard, « Problèmes juridiques concernant le sang humain », in Rapports et communications du IVe Congrès international de la société internationale de transfusion sanguine, s.l., L’expansion scientifique française, 1952, p. 467. 23. Journal officiel de l’Assemblée nationale, séance du 14 mars 1952, p. 1322. 24. Art. 5 de la loi nº 52-854 du 21 juillet 1952, Journal officiel de la République française, 22 juillet 1952, p. 7357. 25. Décret nº 54-65 du 16 janvier 1954 portant règlement d’administration publique pour l’application des dispositions de l’article 2 de la loi du 21 juillet 1952, Journal officiel de la République française, 21 janvier 1954, p. 806. 26. Circulaire nº 121 du 21 juillet 1954, Bulletin officiel santé publique, 1954, p. 357. 27. CE, 9 mai 1958, Recueil Sirey, 1958, p. 221, concl. de B. Tricot. 28. Ibid. 29. CE, 9 mai 1958, Recueil Lebon, 1958, p. 269. Des éléments du corps humain disponibles pour l’industrie pharmaceutique ? 59

Et il ne suffit pas de décider que ce commerce sera exclusif L’exclusion confirmée de l’industrie. Les pharmaciens sont de tout profit ; il faut encore que soit assurée une distinction donc exclus, d’abord sur le sang, ensuite sur l’ensemble bien nette entre les opérations portant sur le sang humain et des éléments. Chaque élément et produit du corps humain ses dérivés et toute activité commerciale. Un établissement est facturé au coût de revient. Les CECOS (à l’époque pharmaceutique industriel qui ferait, sans réaliser à cette centres d’études et de conservation du sperme), avant la occasion de bénéfices, des opérations relatives au sang réglementation, délivrent les gamètes conservés au couple humain tirerait pourtant de cette activité des avantages d’ordre commercial. Grand laboratoire, ce serait pour lui ou au praticien (gynécologue) à un prix de cession qui un élément de publicité ; officine de pharmacie, ce serait une devait couvrir les frais occasionnés par leur activité. En occasion d’attirer des clients qui pourraient faire d’autres pratique, dans le courant des années 1970, les paillettes achats. Les mêmes considérations seraient valables pour fournies au couple « lui [sont] facturées au coût de revient d’autres éléments du corps humain 30. (environ 200 frs à 250 frs) et le prix [est] versé au CECOS sous la forme d’un “don manuel” » 35. L’arrêté du 22 août 1980 a fixé à 240 F le prix de la paillette 36. La circulaire de B. La généralisation d’un modèle la Caisse nationale d’assurance maladie (CNAM) précise que « cette somme couvre l’ensemble des frais exposés Penser tous les éléments à partir du sang. Les choix opérés pour la fourniture de la paillette » 37. Aujourd’hui, les tarifs pour le sang ont été pensés comme posant un principe de cession ont disparu car les gamètes sont considérés pour l’ensemble des éléments. Certes, il n’est pas le pre- comme directement alloués au couple et donc pris en mier élément ou produit du corps humain à avoir été charge au tarif de responsabilité par la Sécurité sociale utilisé pour autrui : le lait et les cheveux l’ont été bien (le prix des gamètes disparaissant dans l’acte d’assistance avant. Ni le premier élément à avoir été prélevé sur un à la procréation). Concernant les structures, les CECOS corps afin d’être utilisé, à des fins thérapeutiques, dans ont été intégrés à l’hôpital en 1993-1994. Aujourd’hui, l’intérêt d’un tiers : la loi Lafay (7 juillet 1949), relative l’ordonnance du 22 mai 2008 a modifié l’article L. 2142-1 au régime de la cornée, est bel et bien une thérapeutique du Code de la santé publique afin de distinguer nettement substitutive antérieure à la loi de 1952 sur le sang. Néan- entre les activités d’assistance médicale à la procréation moins, le sang est la première thérapeutique substitutive avec ou sans tiers donneur. Les activités cliniques et à avoir été prélevée sur des vivants et a donc permis de biologiques d’assistance médicale à la procréation qui s’arrêter sur les problèmes qu’une telle pratique soulevait impliquent un donneur tiers (donc un élément du corps et de s’interroger sur le régime qui devait lui être appliqué. d’un tiers qui circule) « ne peuvent être pratiquées que C’est à partir de lui que le régime des autres éléments, dans des organismes et établissements de santé publics, antérieurement utilisés ou non, a été pensé. Jacques ou dans des organismes et établissements de santé privés Julliard et Arnault Tzanck le rappellent, il est possible d’en à but non lucratif ». faire un médicament, mais demandent si l’on accepterait Il en a été de même pour les organes, dont les tarifs d’en tirer les conséquences logiques, en faisant « de l’os à de cession, initialement adoptés, ont été plus difficiles à greffer, de la cornée ou de l’ovaire, des médicaments » 31. évaluer (en raison des prélèvements multi-organes, de Dès les débats sur le texte, le ministre déclare que ce la distance parcourue, etc.) puis abandonnés en 1987 au texte sur le sang est le premier d’une série, car, si la loi profit de la prise en charge de l’ensemble des frais par la se limite à cet élément, d’autres produits sont utilisés en dotation globale des établissements. Ainsi, la circulaire de thérapeutique, « par exemple les cornées, le lait humain, 1987 précise que « tous les frais remboursables, que ce soit les os. Tous les textes relatifs à ces questions pourraient au coût réel ou sous forme forfaitaire, doivent l’être au vu être groupés sous ce titre spécial : “De l’utilisation des de factures de décomptes de frais ou de justificatifs » 38. Le produits humains en thérapeutique” » 32. La loi de 1952 (ou principe est donc celui d’équivalence entre les produits plus exactement, le décret de 1953 portant codification et les coûts : des textes) 33 a inséré dans le Code de la santé publique un livre VI intitulé « Utilisation thérapeutique de produits […] dans l’esprit de la loi du 22 décembre 1976, le montant d’origine humaine », lequel n’a comporté, jusqu’en 1994, des remboursements facturés aux établissements greffeurs que des dispositions relatives au sang 34. doit refléter avec le plus d’exactitude possible la réalité des

30. CE, 9 mai 1958, Recueil Sirey, 1958, p. 222, concl. de B. Tricot. 31. A. Tzanck, J. Julliard, « Législation du sang humain… », p. 751. 32. Journal officiel de l’Assemblée nationale, séance du 14 mars 1952, p. 1323. 33. Décret nº 53-1001 du 5 octobre 1953 portant codification des textes législatifs concernant la santé publique,Journal officiel de la République française, 7 octobre 1953, p. 8833, codification du livre VI p. 8890. 34. De 1953 (date de la codification) à 1993, il n’y avait qu’un chapitre unique relatif à l’« Utilisation thérapeutique du sang humain, de son plasma et de leurs dérivés ». En 1993, ce chapitre est remplacé par six chapitres, tous relatifs au sang humain (collecte et préparation, sécurité, établissements de transfusion, etc.). Ce n’est qu’avec les premières lois de bioéthique que ce livre a intégré d’autres éléments et produits du corps humain. 35. P. Camphin, Les banques de sperme en France. Organisation actuelle et perspectives d’évolution, mémoire de fin d’assistanat, ENSP, 1978, p. 44. 36. Arrêté du 22 août 1980 fixant le tarif des responsabilités applicable aux produits d’origine humaine utilisés pour les inséminations artificielles, Journal officiel de la République française, 19 septembre 1980, p. NC 8362. 37. Circulaire CNAMTS, SDAM nº 1021/80 du 15 octobre 1980, p. 1. 38. Circulaire nº 191 du 18 juin 1987 relative aux modalités d’application de l’arrêté du 18 juin 1987, Bulletin officiel santé publique, nº 1987/51, p. 67. 60 Marie-Xavière Catto

frais engagés par l’établissement préleveur. À cet effet, il de rémunération du donneur pour en poser le principe 44. appartiendra aux établissements préleveurs de mettre en Il a alors précisé que place au niveau des activités médicales concernées une comptabilité analytique 39. Les établissements de santé déterminent au vu de leur comptabilité analytique, et par type de produit ou élé- Les tarifs pour les tissus, essentiellement récupérés ment du corps humain, les coûts des prélèvements à fins sous forme de résidus opératoires, sont pratiquement thérapeutiques […]. nuls, dans la mesure où les frais pour l’essentiel « sont Selon les cas, ces coûts sont facturés soit à l’établis- imputables à l’intervention médicale subie par le patient et sement qui réalise la greffe ou l’implantation, soit à l’éta- ne doivent donc pas être répercutés sur le prix de cession à blissement ou organisme autorisé à conserver de la moelle la banque de tissus » 40. En d’autres termes, dans la mesure osseuse, des tissus, des cellules ou des produits de thérapie 45 où les tissus ou les organes explantés au cours d’une greffe génique ou cellulaire […] . sont produits par des opérations qui n’avaient pas leur Les « coûts de production » de chaque élément doivent recueil pour objet, ils sont produits à un coût très faible. donc être évalués en vertu d’une comptabilité analytique Les frais des prélèvements de tissus sur cadavre sont donc et ce sont ces coûts qui sont couverts lors de la cession de plus importants, et leur recouvrement est équitablement l’élément. Le principe de non-profit est ainsi généralisé, réparti entre les structures qui reçoivent les éléments appliqué tant aux structures qu’aux produits. prélevés. En termes de structures, les prélèvements et recueils sont effectués au sein des établissements de santé, ce qui Tous les éléments du corps n’ont pas posé les mêmes exclut par définition l’industrie 41. En revanche, celle-ci difficultés quant à la décision d’exclure les pharmaciens. pouvait se voir céder des éléments par ces établissements, Plusieurs facteurs jouent dans la logique qui interroge les conserver et les transformer. Sur ce point, le législateur leur présence au sein de l’activité, comme le caractère rejette par principe cette possibilité en 1994 en affirmant à viable ou non des éléments, qui pose des problèmes de l’article L. 672-10 du Code de la santé publique que compatibilité et de durée de conservation, ou encore leur degré de transformation avant utilisation. En d’autres Peuvent assurer la transformation, la conservation, la termes, la question de la présence des pharmaciens peut distribution et la cession des tissus et cellules les établisse- se poser à propos du plasma fractionné dont les protéines ments publics de santé et les organismes à but non lucratif sont extraites et commercialisées sous forme de compri- autorisés à cet effet par l’autorité administrative. […] més, moins pour des organes prélevés qui doivent être L’autorisation […] peut être accordée dans les mêmes transplantés dans les heures qui suivent à des patients pré- formes à d’autres organismes pour les activités requérant une haute technicité. cisément identifiés. Cela explique qu’il n’a pas été difficile d’exclure les pharmaciens de domaines au sein desquels Seule la « haute technicité » justifie alors la présence de ils ne pouvaient avoir aucune prétention, la compétence sociétés commerciales, et l’exception pour haute technicité requise ressortant de la chirurgie, non de l’industrie. Mais visait la technique par laquelle il est possible « de trans- il est intéressant de constater que, si les règles pensées pour former deux centimètres de peau en deux mètres carrés, le sang ont été si importantes, c’est parce que, d’une part, et ce en un temps record », les travaux parlementaires tous les éléments ont été pensés à partir de lui (« d’origine ajoutant : « Il existe une seule entreprise capable de culti- humaine » devait impliquer « non profit et bénévolat »), ver ces cellules de peau » 42, seul produit « exclusivement d’autre part, parce que les intérêts pharmaceutiques n’ont fabriqué par le secteur commercial » 43. pas été découverts a posteriori : ils pouvaient, dès avant 1952, avoir des prétentions sur la transformation du sang. La généralisation du principe à l’ensemble des éléments. C’est en connaissance de cause qu’ils ont été exclus, et leur En l’absence de texte voté dans les lois de bioéthique combat pour réintégrer ce champ a été constant, comme le affirmant explicitement que tout élément ou produit du combat des médecins et des autorités publiques, un temps, corps humain doit donner lieu à une cession recouvrant pour garantir l’effectivité des choix opérés après-guerre, et les seuls frais occasionnés par sa production, le décret du ce jusqu’à la directive « sang » de 1989, transposée en 1993. 11 mai 2000, pris en application des lois de bioéthique, En 1994, donc, au moment du vote des lois de bio­ s’appuie sur les dispositions législatives relatives à l’absence éthique, le régime adopté pour le sang a été repris, adapté

39. Circulaire du 29 décembre 1988 relative à la prise en charge des frais occasionnés par les prélèvements d’organes et de moelle osseuse, Bulletin officiel santé publique, nº 1989/01, p. 169. Voir aussi la circulaire CNAMTS, DGR nº 2312/89 - ENSM nº 1264/89 du 20 février 1989, p. 4. 40. Circulaire nº 2000-357 du 30 juin 2000, Bulletin officiel santé publique, nº 2000/28, p. 354. 41. Même si cela n’exclut pas la possibilité de prélever dans des établissements de santé privés à but lucratif, le législateur en 1994 ayant décidé de ne pas les exclure ; voir art. L. 1233-1 (pour les organes) et L. 1242-1 (pour les tissus et cellules) du Code de la santé publique. 42. Journal officiel de l’Assemblée nationale, 3e séance du 20 novembre 1992, p. 5830. 43. C. Gubler, M.-F. Guérin, Enquête sur les banques de tissus d’origine humaine, Paris, IGAS, 1993, p. 60. 44. Le décret est pris en application des articles 16-6, 16-8 du Code civil ; L. 665-13 et L. 716-9 du Code de la santé publique. 45. Art. R. 716-9-2 du Code de la santé publique ; art. 2 du décret nº 2000-409 du 11 mai 2000, Journal officiel de la République française, 18 mai 2000, p. 7433. Des éléments du corps humain disponibles pour l’industrie pharmaceutique ? 61 et généralisé à l’ensemble des éléments. Seuls les tissus organisant la reconquête par le sang gagne aujourd’hui transformés pouvant faire l’objet d’une haute technicité d’autres produits, tissus et cellules (2). y dérogeaient. Pourtant, l’année précédant le vote des trois lois de bioéthique de 1994, le régime du sang et de 1. Par le sang ses dérivés a été intégralement transformé, autorisant le retour de l’industrie pharmaceutique dans le secteur des Le sang saisi par le droit communautaire. L’article 100A produits sanguins. introduit par l’Acte unique européen, signé en février 1986, permet dans les domaines visés par l’objectif d’achèvement du marché intérieur, de prendre des décisions à la majorité II. Le retour de l’industrie qualifiée 48. En décembre 1986, la directive 87/22/CEE por- tant rapprochement des mesures nationales relatives à la La matière organique saisie sous l’angle du régime spé- mise sur le marché des médicaments de haute technologie, cifique applicable aux sérums et vaccins, dès le début du notamment ceux issus de la biotechnologie, est adoptée. XXe siècle, a permis à l’industrie de produire des spécialités Un mécanisme de concertation est mis en place pour les dérivées du sang humain. Un régime dérogatoire voté lors médicaments de haute technologie. Dans la mesure où de la loi de 1952 pour les « sérums anti-microbiens ou anti- l’Union européenne n’a acquis de compétences en matière toxiques, d’origine humaine » 46 a permis à l’Institut Mérieux de santé qu’en 1992 avec le traité de Maastricht (art. 152), notamment de poursuivre son activité de production de tous les textes et initiatives qui ont précédé cette date sérum sur la base de sang prélevé (jusqu’en 1976) et du sang – et souvent qui l’ont suivie – n’ont eu de fondement et issu des déchets opératoires. Néanmoins, ce régime est perspective qu’économiques. C’est dans ce contexte que la demeuré dérogatoire, quand, en 1993, la réforme du système question du statut du sang humain a été saisie, et, disons-le transfusionnel à la suite de l’adoption de la directive « sang » d’emblée : au niveau européen, la France ne s’est nulle- est l’occasion de rompre avec l’éthique transfusionnelle ment opposée au marché du sang, car elle croyait avoir les et d’ouvrir le marché des produits sanguins. Le sang ser- moyens de dominer le marché des médicaments dérivés vant toujours de modèle, d’autres produits transformés du sang, ce qui pourrait faire sourire quiconque connaît le rejoignent dans la catégorie des médicaments (A). La le marché actuel. Pour cela, nous avons sacrifié notre fin du non-profit marque la fin d’un modèle, en ce qu’elle système éthique. Il faut croire que l’espoir de croissance remet en cause tant la légitimité du bénévolat que celle des économique méritait l’orchestration du sabotage opéré. prélèvements (B). Il s’est fait en plusieurs étapes.

A. Les modalités d’une reconquête La fin des tarifs de cession sur les produits transformés. La directive 89/381/CEE du Conseil du 14 juin 1989 fait entrer La distinction entre produits labiles et stables n’est pas née les anciens « produits sanguins stables » dans le régime avec la Communauté européenne, mais découle du degré du médicament, les transformant ainsi en médicaments de transformation des produits et de leur aptitude à être dérivés du sang (MDS). Son article 1, § 1, dispose que les conservés. Les globules rouges sont un produit brut dont directives antérieures relatives au médicament la « durée de vie » est d’environ quarante jours, le plasma, la partie jaunâtre du sang, est composé de protéines qui en […] s’appliquent aux médicaments à base de composants de sang préparés industriellement par des établissements sont extraites pour fabriquer des produits thérapeutiques publics ou privés, ci-après dénommés « médicaments stabilisés (sous la forme de comprimés ou autres). Cette dérivés du sang ou du plasma humains » […] 49. distinction des produits extraits de la poche de sang se traduit dès 1952 par un régime de distribution spécifique Le texte précise que « [l]a présente directive ne s’appli­ pour « les produits dont la stabilité est assurée » 47. Aussi que pas au sang total, au plasma, ni aux cellules sanguines le fractionnement du plasma permettant la production d’origine humaine » (art. 1er, § 2). Ces éléments demeurent de produits stables s’est-il concentré sur certains établis- donc hors de son champ, bruts, mais ils peuvent être la sements de transfusion, qui disposaient des équipements « matière première pour la fabrication des médicaments » nécessaires (des centrifugeuses). Néanmoins, la distinction (art. 3). Les produits dérivés doivent désormais obtenir une n’avait aucune valeur juridique, en termes de qualifica- autorisation de mise sur le marché (AMM) avant leur mise tion, avant que le droit communautaire ne requalifie les sur le marché (art. 4). Ils subissent la concurrence des autres produits stables de médicaments, distingués des produits produits sanguins fabriqués et distribués par l’industrie labiles (en gros, globules rouges, globules blancs, pla- pharmaceutique à l’étranger. La concurrence des produits quettes), ce qui a été légitimé par une nouvelle acception étrangers conduit le Laboratoire français du fractionnement de la notion de non-profit (1). L’industrie pharmaceutique et des biotechnologies (LFB) à devoir pratiquer des prix

46. Art. 1 de la loi nº 52-854 du 21 juillet 1952. 47. Art. 3 de la loi nº 52-854 du 21 juillet 1952. 48. Acte unique européen signé le 28 février 1986, Journal officiel des Communautés européennes, nº L169, 29 juin 1987, p. 8 (art. 18 modifiant l’art. 100A). 49. Art. 1er, § 1 de la directive 89/381/CEE du Conseil du 14 juin 1989, Journal officiel des Communautés européennes, nº L181, 28 juin 1989, p. 44. 62 Marie-Xavière Catto compétitifs et fait ainsi pression sur l’Établissement français des cellules souches hématopoïétiques, c’est-à-dire la greffe du sang (EFS) pour obtenir le volume sanguin nécessaire de moelle. Elle a essayé de les soumettre au régime du mais également des tarifs compétitifs sur le plasma. médicament, lorsque les cellules n’étaient plus prélevées dans la colonne vertébrale mais obtenues dans le sang de Le LFB, pharmacien. À la dissociation des régimes sur les cordon, ou, après administration médicamenteuse, dans 55 produits correspond une dissociation des structures. Alors le sang circulant . Elle a également tenté de justifier par qu’avant le sang et ses dérivés étaient pris en charge par les la thérapie génique, donc une modification génétique, différents centres de prélèvement, désormais des structures le statut de l’élément. Un organe ainsi génétiquement à but non lucratif récoltent et distribuent les produits bruts, modifié relèverait du régime du médicament et non des quand ils vendent au prix de cession les produits bruts éléments et produits du corps humain. destinés à être transformés à un autre établissement. À Toutes ces ouvertures au marché tentées dans les l’EFS de tout récolter aujourd’hui, et de céder presque années 1993-1996 se sont traduites dans la législation sans 50 % du volume sanguin, le plasma, au LFB. Laboratoire pour autant que les progrès techniques n’aient suivi. La pharmaceutique depuis sa création, son statut a évolué, sa loi du 28 mai 1996 invente une nouvelle catégorie, les dimension publique étant progressivement abandonnée. « produits biologiques à effet thérapeutique » (art. L. 665- Le LFB, créé en 1993, centralise en un seul organe 10 du Code de la santé publique) que sont les organes, toute l’activité française de fractionnement antérieurement tissus et cellules modifiés à cette fin. La thérapie cellulaire, répartie dans sept centres de transfusion. Le plasma non plus précisément, « concerne les produits biologiques fractionné étant un produit labile, il n’entre pas dans le à effet thérapeutique issus de préparations de cellules champ de la directive, ce qui permet au LFB d’avoir le vivantes humaines ou animales » (ibid.). Ces produits, monopole de la récupération du plasma destiné au frac- comme les produits de la thérapie génique, sont soumis tionnement. Cet établissement pharmaceutique demeure aux dispositions du livre V, c’est-à-dire la pharmacie soumis au contrôle économique et financier de l’État 50 (L. 676-1 du Code de la santé publique), sous réserve de et ne donne lieu « ni à la réalisation ni au partage des certaines dispositions. bénéfices » 51, l’excédent éventuel étant alors reporté sur Un régime spécifique a donc immédiatement été l’exercice suivant. L’ordonnance du 28 juillet 2005 ratifiée prévu pour les thérapies géniques, et le régime des médi- par la loi du 21 juillet 2009 52 transforme le LFB en société caments a été justifié par sa définition en droit commu- anonyme dont le capital est, « à la date de sa création, […] nautaire : « toute substance ou composition présentée détenu par l’État » 53. La loi pour la croissance, l’activité et comme possédant des propriétés curatives ou préventives 56 l’égalité des chances économiques, dite loi Macron, a modi- à l’égard des maladies humaines ou animales » . Or, si fié le statut du LFB dont le capital est désormais « détenu doit relever de ce régime tout ce qui est « présenté comme en majorité par l’État, par ses établissements publics ou possédant des propriétés curatives ou préventives », les par d’autres entreprises ou organismes appartenant au organes, tissus et cellules sont des médicaments. Si tel secteur public », le même article 190 de la loi précisant que n’est pas le cas, c’est parce que précisément une catégorie « [t]out transfert au secteur privé de la majorité du capital nouvelle a été construite en droit de la santé : les élé- de la société “Laboratoire français du fractionnement et ments et produits du corps humain, définisnon par leur des biotechnologies” doit être autorisé par la loi » 54. apport mais par leur origine. C’est à cela que l’on renonce L’exigence de non-profit a donc été abandonnée, pour lorsqu’on présente comme une « évidence » le fait que les produits sanguins stables, tant en matière de produits des produits transformés dont les vertus sont présentées (suppression des tarifs de cession pour les dérivés stables comme curatives sont qualifiées de médicament. désormais qualifiés de médicaments), que de structure (une société anonyme ayant, par définition, un but lucratif). En matière de structure. Obtenant la qualification des produits avant de réaliser des progrès quelconques en 2. Sur les autres éléments matière de biotechnologie, il fallait que l’industrie puisse conserver et stocker des éléments alors que, mis à part La requalification des produits.L’industrie pharmaceu- les pansements de peau, rien ne le leur permettait. Néan- tique a par ailleurs tenté un retour sur la base du régime moins, la loi de 1996 a instauré un régime dérogatoire pour

50. Art. 4 du décret nº 93-372 du 18 mars 1993 relatif au Laboratoire français du fractionnement et des biotechnologies, Journal officiel de la République française, 19 mars 1993, p. 4297 et arrêté du 18 mars 1993, Journal officiel de la République française, 19 mars 1993, p. 4296. 51. Art. 6 du décret nº 93-372 du 18 mars 1993, validé par l’art. 18 de la loi nº 94-630 du 25 juillet 1994, Journal officiel de la République française, 26 juillet 1994, p. 10747. 52. Art. 77 de la loi nº 2009-879 du 21 juillet 2009 portant réforme de l’hôpital et relative aux patients, à la santé et aux territoires. 53. Art. 2 de l’ordonnance nº 2005-866 du 28 juillet 2005 transformant le groupement d’intérêt public dénommé « Laboratoire français du fraction- nement et des biotechnologies » en société anonyme, Journal officiel de la République française, 29 juillet 2005. 54. Art. 190 de la loi nº 2015-990 du 6 août 2015 modifiant l’art. L. 5124-14 du Code de la santé publique. 55. Voir J.-P. Cano, A. Fischer, Groupe de réflexion sur la thérapie génique, rapport au ministre des Affaires sociales, 1994 et D. Maraninchi, J.-P. Cano, P. Hervé, Thérapie cellulaire, rapport au ministre de la Santé, mars 1995. 56. Art. 1er de la directive 65/65/CEE du 26 janvier 1965. Des éléments du corps humain disponibles pour l’industrie pharmaceutique ? 63 les structures qui conservent des « cellules destinées à des reprend les définitions de la directive de 2003 et définit thérapies génique ou cellulaire ». Le texte d’application pour la première fois les produits issus de l’ingénierie tis- pris en Conseil d’État interprète l’article de manière tota- sulaire. Il étend ainsi encore le champ du médicament, lement favorable aux pharmaciens. Il prévoit en effet que qui peut dès lors comprendre des tissus. Néanmoins, l’autorisation d’ouvrir un établissement pharmaceutique, l’exigence de préparation industrielle, qui conditionne la délivrée par l’Agence française de sécurité sanitaire des qualification de médicament, demeure une limite impor- produits de santé 57, « vaut autorisation, pour les fabricants tante. D’où le fait qu’elle soit progressivement remise en de produits pharmaceutiques visés à l’article R5106 », c’est- cause, le règlement de 2007 permettant de subsumer sous à-dire de médicaments, « à exercer les activités visées à la catégorie de médicament des préparations ponctuelles. l’article R672-12 », donc de banque de tissus et cellules Sur le plan thérapeutique, l’innovation se fait tou- du corps humain « lorsque les tissus ou leurs dérivés sont jours attendre. On ne peut donc encore constater pour destinés à la préparation d’une spécialité pharmaceutique l’ensemble des produits humains les conséquences qui ou d’un médicament fabriqué industriellement » 58. La peuvent déjà être observées concernant le sang. Mais, il est volonté est donc assez clairement de permettre à l’industrie possible sur cette base d’en appréhender les conséquences de réaliser des profits sur les éléments récupérés 59. Parallè- lorsque les innovations seront effectivement réalisées 61. lement, le législateur de 2004 a unifié le régime applicable à l’ensemble des banques conservant des éléments à des fins thérapeutiques, et non plus seulement pour des théra- B. Les conséquences d’une reconquête pies géniques et cellulaires. La haute technicité n’est plus exigée. Cela signifie que l’industrie pharmaceutique peut La trahison des donneurs, prélevés pour cause de profits. désormais récupérer à l’hôpital des résidus opératoires à Les donneurs ne savent pas que le don du sang donne des fins thérapeutiques sans avoir fait la preuve d’aucun lieu à des profits réalisés par une société anonyme. Or, savoir technique particulier. Une fois autorisés au titre de de longue date, il est considéré qu’il existe une forme de leur activité d’industrie pharmaceutique, ils doivent sim- contrat moral, l’absence de profit valant pour toute la plement déclarer la collection. Les textes réglementaires chaîne. Non seulement le contrat moral est violé parce précisent que sont ainsi soumises à une simple déclaration que des personnes réalisent des profits sur un prélèvement les activités des laboratoires pharmaceutiques qui récu- bénévole, mais il l’est en outre parce que le déterminant pèrent cornées, peau, valves cardiaques, veines, artères, du prélèvement de sang total a changé, sous l’effet de têtes fémorales, os massif / segment, poudre, lamelles ou l’ouverture du secteur à la concurrence. Initialement, copeaux d’os, cartilages, tendons, ligaments, fascia lata, « [l]es volumes prélevés en sang total dépendent principa- ou autres 60. L’arrêté prévoit que les pharmaciens puissent lement des besoins en concentrés de globules rouges » 62, bénéficier des résidus opératoires, mais également de pré- ce qui n’est plus le cas : « [l]’EFS est aujourd’hui contraint lèvements réalisés sur des personnes en mort encéphalique d’adapter les collectes aux seuls besoins fixés par le LFB » 63. et à cœur arrêté. Les éléments sont donc généreusement Ce sont donc aujourd’hui les besoins en plasma pour mis à disposition. Reste à les transformer en médicaments. fractionnement, donc pour la croissance d’un industriel, qui dictent les prélèvements. Le régime des tissus et cellules dans le cadre de l’Union euro- péenne. En droit communautaire, la directive 2003/63/CE La remise en cause de l’éthique du don par la France. a intégré une partie IV dans l’annexe relative aux médi- L’arrêté du 5 octobre 2015 a procédé à une augmentation caments de thérapie innovante, subsumant les cellules de capital du LFB qui doit servir à financer une nou- humaines transformées dans le champ des médicaments, velle usine dont on attend « de tripler les capacités de soit dès lors qu’elles ont été « sensiblement modifiées » production de médicaments dérivés du plasma d’ici dix (thérapie cellulaire somatique), soit lorsqu’elles ont été ans » 64. Or, pour tripler les capacités de production, il faut génétiquement modifiées (thérapie génique). Une fois avoir plus de matière première, c’est-à-dire multiplier le les cellules comprises dans le régime des thérapies inno- nombre de donneurs pour permettre au LFB de croître, vantes, le régime a été étendu aux tissus. Le règlement ou qu’il achète le sang à l’étranger, ce qu’il fait également, nº 1394/2007 du Parlement et du Conseil du 13 novembre alors que nombre desdits donneurs sont en fait rémuné- 2007 concernant les médicaments de thérapie innovante rés. Au 31 décembre 2012, LFB SA, société mère du groupe,

57. Art. 8 de la loi nº 98-535 du 1er juillet 1998. 58. Art. R. 672-13 inséré par le décret nº 99-741 du 30 août 1999. 59. Cette disposition est aujourd’hui codifiée à l’article R. 1243-29 du Code de la santé publique. 60. Arrêté du 30 août 1999, Journal officiel de la République française, 1er septembre 1999, p. 13045. 61. Pour de plus amples développements, voir M.-X. Catto, Le principe d’indisponibilité du corps humain, limite de l’usage économique du corps, thèse de doctorat en droit public, université Paris Nanterre, 2014. 62. P. Aballea et al., Les conditions de l’autosuffisance en produits sanguins du marché français, Paris, IGAS, 2010, p. 10, 13. 63. O. Véran, La filière du sang en France, rapport au Premier ministre, juillet 2013, p. 43. 64. R. Ferrand, Rapport d’information sur l’application de la loi nº 2015-990 pour la croissance, l’activité et l’égalité des chances économiques, nº 3596, enregistré à la présidence de l’Assemblée nationale le 22 mars 2016, p. 190. 64 Marie-Xavière Catto détenait directement et indirectement entre 99 et 100 % meurent éventuellement, alors que leur don n’a pu avoir du capital de treize filiales et 20 à 40 % du capital de trois pour objet que de garantir la croissance d’un groupe phar- autres sociétés. Ces sociétés sont implantées dans neuf maceutique, en croyant sauver des vies. Souhaite-t-on pays : quatre en France, sept dans d’autres pays de l’Union vraiment faire courir aux donneurs un risque marginal européenne (Allemagne, Angleterre, Autriche, Belgique mais potentiellement grave pour leur santé alors que la et République tchèque), cinq hors Union européenne finalité n’est même plus nécessairement la santé d’autrui ? (Brésil, États-Unis, Arabie saoudite) 65. Le LFB indemnise aujourd’hui les donneurs en Autriche et en République Alors qu’une nouvelle catégorie juridique a été créée, 66 tchèque . C’est ainsi que la France qui s’était faite porte- les éléments et produits du corps humain, pour signifier drapeau du bénévolat contribue désormais à sa remise en l’origine humaine des éléments, cette catégorie est remise cause dans le marché mondial du plasma. Interrogé sur ce en cause. Qu’il soit porté atteinte à l’intégrité physique point, le ministère de la Santé a simplement répondu que des personnes ou non, des produits d’origine humaine « son implantation sur le marché international représente sont désormais de plus en plus considérés comme une une condition essentielle de son développement », qu’il matière première comme les autres, dont il faut faire convenait « d’éviter tout risque d’affaiblissement de cette diminuer les coûts sur le marché pour qu’elle permette la entreprise » et enfin que le sang rémunéré par le LFB ne croissance de l’industrie pharmaceutique. Il est pourtant 67 pouvait être distribué en France sauf dérogations . possible de faire circuler les éléments autrement, selon des mécanismes obéissant tant au principe d’économie Un problème de santé publique, enfin. La logique indus- (limitant les prélèvements aux besoins pour la santé) que trielle est une logique de croissance et de consommation, de non-négociation (évitant que des rapports de pouvoir, pas d’autosuffisance. On porte donc atteinte à l’intégrité notamment financier, déterminent les prélèvements) 69. des personnes à des fins désormais économiques, ce qui L’industrie a justifié son retour pour des raisons de santé n’est pas neutre sur le plan de la santé. Rappelons en effet (arguant qu’elle seule serait capable de recherches et que l’Agence nationale de sécurité du médicament et des d’innovations) ; elle tend pourtant à la compromettre, produits de santé (ANSM) compte 4 280 effets indésirables puisque c’est aux corps, dont ceux des personnes, envi- graves intervenus chez les donneurs en 2013 (127,3 pour sagés comme « matière première », qu’elle porte atteinte 100 000 dons) 68. Des personnes sont donc hospitalisées, désormais.

65. Voir le détail des filiales et participations de LFB SA dans le rapport de gestion annuel 2012 du groupe LFB et de LFB SA, p. 47-49. Ce détail fait état de cinq sociétés hors Union européenne mais le LFB a pris 99 % des parts d’une société de droit brésilien au cours de l’année 2013 ; voir arrêté du 4 octobre 2013, Journal officiel de la République française, 7 novembre 2013, p. 18062. 66. Voir O. Véran, La filière du sang en France, p. 41. Au moment du rachat, le montant versé était de vingt euros par don ; voir question nº 93077 de Michel Vaxès, Journal officiel de l’Assemblée nationale, 9 novembre 2010. 67. Réponses aux questions nº 83382, nº 84123, nº 86323, nº 86845, nº 87151, nº 87152, Journal officiel de la République française, 5 octobre 2010, p. 10985 ; nº 93077, Journal officiel de la République française, 4 janvier 2011, p. 82 ; et aux questions nº 91338 et nº 91339, Journal officiel de la République française, 9 novembre 2010, p. 12325. 68. ANSM, Rapport d’activité 2012, p. 116-117. 69. Les chapitres III et IV de notre thèse retracent la manière dont ces principes ont été juridiquement organisés. Le contrat de prostitution : entre ombre et lumière

Aloïse QUESNE Doctorante en droit privé Attachée temporaire d’enseignement et de recherche en droit privé à l’université de Caen Normandie Institut Demolombe (EA 967)

I. De l’illicéité du contrat de prostitution discutée… A. Les fondements traditionnels de cette idéologie 1. Le contrat de prostitution serait contraire au principe d’indisponibilité du corps humain 2. Le contrat de prostitution serait contraire au principe de non-patrimonialité du corps humain 3. Le consentement de la personne qui se prostitue serait vicié 4. Le contrat de prostitution serait contraire à la dignité humaine B. Le rejet de cette idéologie

II. …À l’illicéité du contenu du contrat de prostitution consacrée par le législateur A. La nullité du contrat de prostitution B. Les apories du droit face au contrat de prostitution

Entre intimité et identité. Dérivé du latin interior, l’intime avec autrui que le rapport sexuel ? Ce contact charnel désigne qui fusionne les corps est en effet un processus naturel […] ce qui est au plus profond d’un être, comme le sont en vue de la reproduction, permettant ainsi de perpétuer l’intérieur de son corps et les orifices qui font communi- l’espèce. Mais les relations impliquant une union des corps quer cet intérieur avec l’extérieur du monde 1. sont aussi empreintes de désir. Une auteure souligne en ce sens que En conséquence, l’intimité touche à l’identité de l’individu. En effet, l’intimité renvoie à ce qui est invisible, L’un des domaines où se révèlent les relations complexes tenu secret, « impénétrable et qui fonde le sentiment que chacun entretient avec son corps et avec le corps des immédiat de son individualité propre » 2. Ainsi parle-t-on autres est le domaine sexuel. Ne serait-ce que parce que nos relations à l’autre les plus intenses sont les relations de « rapports intimes » pour désigner les rapports sexuels, sexuelles, et que le désir érotique est toujours une ouverture lesquels appartiennent à la sphère privée. à autrui à la fois dans sa corporéité et dans sa subjectivité 3.

De l’instinct de reproduction au désir. Que peut-il y avoir Spinoza considérait que toute chose s’efforce de per- de plus évocateur du corps humain dans ses relations sévérer dans son être. Il expliquait ainsi que

1. O. Bourguignon, « L’intime, le corps et la relation de soin », in Traité de bioéthique, t. II, Soigner la personne, évolutions, innovations thérapeutiques, E. Hirsch (dir.), Toulouse, Érès (Espace éthique), 2010, p. 84. 2. Ibid., p. 85. 3. M. Marzano, La philosophie du corps, Paris, PUF (Que sais-je ?), 2007, p. 107.

CRDF, nº 15, 2017, p. 65 - 75 66 Aloïse Quesne

Cet effort, en tant qu’il a rapport à l’âme seule, s’appelle : l’imaginaire collectif, l’apanage de la gent féminine. Ce Volonté. Mais lorsqu’il a rapport en même temps à l’Âme et préjugé est pourtant à nuancer9. La prostitution masculine au Corps, il se nomme : Appétit. L’appétit, par conséquence, existe en effet, et elle n’est d’ailleurs pas rare puisqu’elle n’est pas autre chose que l’essence même de l’homme […]. représenterait 20 à 30 % de la prostitution de rue 10. Ce En outre, entre l’appétit et le désir il n’existe aucune dif- pourcentage ne prenant pas en compte les hommes ayant férence, sauf que le désir s’applique, la plupart du temps, recours à Internet pour leur activité, l’estimation relative aux hommes lorsqu’ils ont conscience de leur appétit et, par suite, le désir peut être ainsi défini : « Le désir est un à la prostitution masculine est nécessairement à revoir 11 appétit dont on a conscience » 4. à la hausse .

Le désir transforme alors l’union naturelle des corps Le phénomène prostitutionnel saisi par le droit. Tiré du permettant la reproduction de l’espèce humaine en une verbe latin prostituere signifiant « exposer publiquement », recherche de l’assouvissement d’une pulsion sexuelle, la prostitution serait une forme d’exhibition de ce qui 5 notion à laquelle Freud s’est particulièrement intéressée . relève habituellement de l’intime. Si le législateur français Selon l’opinion commune, les caractères de cette pulsion n’a pas donné de définition à la prostitution 12, il est en se manifestent revanche possible de se référer à la jurisprudence, laquelle […] sous la forme d’une attraction irrésistible exercée définit la prostitution comme le fait de par l’un des sexes sur l’autre, et […] son but serait l’union […] se prêter, moyennant rémunération, à des contacts sexuelle, ou du moins un ensemble d’actes qui tendent à physiques de quelque nature qu’ils soient, afin de satisfaire 6 ce but . les besoins sexuels d’autrui 13. Il résulte de cette définition que le corps de l’autre est À la lumière de cette définition prétorienne, on comprend alors perçu comme un moyen de satisfaire une pulsion que c’est l’échange d’ordre pécuniaire qui constitue le principal sexuelle et, par conséquent, la prostitution serait une critère de cette activité. La prostitution permet ainsi à une per- activité 7 qui contribuerait à l’assouvissement de ce désir sonne d’assouvir le désir sexuel d’autrui contre paiement. En sexuel. conséquence, la tarification du rapport sexuel jette le trouble sur cette activité intime et charnelle. Une auteure reconnaît Les multiples visages de la prostitution. De nombreux alors que, clichés circulent à propos de la prostitution. Ainsi, malgré […] si les actes de nature sexuelle doivent assurément les origines lointaines de cette pratique, la prostitution est relever de la liberté et des choix personnels, la frontière « souvent qualifiée, à tort d’ailleurs, de plus vieux métier entre la libre intimité et l’intimité contrôlée par le droit se du monde » 8. Autre idée reçue, la prostitution serait, dans trouble lorsqu’aux liens entre les corps s’ajoute un prix 14.

4. B. Spinoza, Éthique [1677], R. Lantzenberg (trad.), Paris, Flammarion, 1947, livre III, théorèmes VI, VII et scolie du théorème IX, p. 140-142. 5. S. Freud, Trois essais sur la sexualité [1905], B. Reverchon-Jouve (trad.), Paris, Gallimard, 1962, p. 17-18 : « Pour expliquer les besoins sexuels de l’homme et de l’animal, on se sert, en biologie, de l’hypothèse qu’il existe une “pulsion sexuelle”, de même que pour expliquer la faim, on suppose la pulsion de nutrition. Toutefois, le langage populaire ne connaît pas de terme qui, pour le besoin sexuel, corresponde au mot faim ; le langage scientifique se sert du terme : “libido” ». 6. Ibid. 7. Voir A. Mazouz, Le prix du corps humain, thèse de doctorat en droit, université Paris 1 – Panthéon-Sorbonne, 2014, p. 173, nº 358. Selon l’auteure, l’activité peut se définir comme « la variété des manifestations de la mise en mouvement du corps, laquelle peut aussi bien intervenir à titre habituel qu’occasionnel ». 8. A. Cerf-Hollender, « Libre disposition de son corps et prostitution », in La libre disposition de son corps, J.-M. Larralde (dir.), Bruxelles, Nemesis – Bruylant (Droit et justice ; 88), 2009, p. 309. L’auteure cite M. Costes-Péplinski, Nature, culture, guerre et prostitution : le sacrifice institutionnalisé du corps, Paris – Budapest – Turin, L’Harmattan, 2002, selon laquelle : « La première trace de vie humaine retrouvée à ce jour remonte à 6 millions d’années, le premier outil date de 2,5 millions d’années alors que la prostitution apparaît, comme la guerre, seulement à la fin du néolithique, soit 5 000 ans avant Jésus-Christ au grand maximum. C’est dire si les hommes et les femmes ont partagés mille autres occupations et préoccupations avant de s’adonner à celle-ci ». Voir aussi, pour une mise en perspective historique, A. Maugère, Les politiques de la prostitution : du Moyen-Âge au XXIe siècle, Paris, Dalloz (Nouvelle bibliothèque de thèses), 2009. 9. Voir L. Mathieu, Sociologie de la prostitution, Paris, La Découverte (Repères. Sociologie), 2015, spéc. chap. IV : « Protagonistes du monde de la prostitution », p. 71-93. 10. Voir D. Derycke, Les politiques publiques et la prostitution. Rapport d’information sur l’activité de la délégation aux droits des femmes et à l’égalité des chances entre les hommes et les femmes pour l’année 2000, nº 209, Sénat, 31 janvier 2001, deuxième partie, « II. Panorama de la prostitution actuelle », p. 42 : « La prostitution masculine est en forte augmentation, elle atteint même 30 % à Paris et dans les grandes agglomérations ». Voir aussi M. Olivier, Rapport d’information fait au nom de la délégation aux droits des femmes et à l’égalité des chances entre les hommes et les femmes sur le renforcement de la lutte contre le système prostitutionnel, nº 1360, enregistré à la présidence de l’Assemblée nationale le 17 septembre 2013, p. 17. 11. Les nouvelles technologies ont l’avantage de faciliter les contacts discrets avec les clients. Aussi, de plus en plus de jeunes se prostituent occasion- nellement par ce biais, dans le but d’obtenir de manière rapide un complément de revenu. Pour approfondir cette forme récente de prostitution, voir E. Clouet, La prostitution étudiante à l’heure des technologies de communication, Paris, M. Milo (Essais, documents), 2008. 12. Un décret du 5 novembre 1947, qui fut ultérieurement abrogé, décrivait la prostitution comme « le fait de consentir habituellement et moyennant rémunération à des contacts sexuels avec autrui ». 13. Cass. crim., 27 mars 1996, nº 95-82016, Bulletin criminel, nº 138, p. 396 : Droit pénal, 1996, p. 182, obs. M. Véron. Outre le versement d’une somme d’argent, la rémunération s’entend de tout avantage matériel. Voir Cass. crim., 22 juillet 1959 : Revue de sciences criminelles, 1960, p. 80, obs. L. Hugueney. 14. A. Mazouz, Le prix du corps humain, p. 247, nº 522. Le contrat de prostitution : entre ombre et lumière 67

La loi du 4 mars 2002 15, celle du 18 mars 2003 16 ainsi adoptée par le législateur français pour lutter contre que la récente loi du 13 avril 2016 17 ont toutes les trois au le phénomène prostitutionnel est en effet marquée par moins un objectif commun : celui de pénaliser les clients la volonté affirmée de ne pas sanctionner la personne des personnes qui se livrent à la prostitution. Les premières qui se prostitue. L’activité prostitutionnelle n’est alors lois précitées ont d’abord incriminé le fait de « solliciter, volontairement pas favorisée, et les obstacles à la liberté d’accepter ou d’obtenir, en échange d’une rémunération de son exercice se justifient par l’objectif de protection de ou d’une promesse de rémunération, des relations de la personne prostituée en tant que « victime à protéger des nature sexuelle » de la part d’une personne qui se livre autres, mais aussi d’elle-même » 23. La récente abrogation à la prostitution lorsque cette personne est mineure ou du racolage par la loi du 13 avril 2016 24, lequel consistait lorsqu’il s’agit d’une personne qui présente une parti- à inciter autrui à des relations sexuelles en l’échange culière vulnérabilité due à une maladie, une infirmité, d’une rémunération 25, a contribué à renforcer cet objectif une déficience physique ou psychique ou à un état de de protection. Il était en effet difficilement concevable grossesse 18. Cette infraction étant toujours en vigueur, les d’envisager les mêmes personnes comme victimes et clients encourent 3 ans d’emprisonnement et 45 000 euros délinquantes à la fois. d’amende, voire 7 ans d’emprisonnement et 100 000 euros lorsqu’il s’agissait d’un mineur de 15 ans 19. Enjeux et perspectives du contrat de prostitution. À l’occa- La loi du 13 avril 2016 visant à renforcer la lutte contre sion d’un article consacré à la vente du corps humain le système prostitutionnel et à accompagner les personnes publié en 2011, le professeur Gérard Mémeteau s’interro- prostituées a quant à elle franchi un cap en portant la geait à propos de l’activité prostitutionnelle, se demandant création d’une contravention de 5e classe sanctionnant si l’on pouvait réellement parler de contrat de prostitution. de manière générale toutes les personnes ayant recours à Cet auteur posait ainsi la question suivante : « Quelles la prostitution 20. La création de cette infraction s’inscrit obligations naitraient-elles du contrat d’intimité ? » 26. dans la lignée de l’idéologie « néo-abolitionniste » 21 selon Ces interrogations étaient révélatrices de l’attitude des laquelle « [p]énaliser la demande permettrait de réduire juristes qui envisageaient surtout le fait prostitutionnel en l’offre de relations sexuelles tarifées » 22. Cette position dehors du droit. Depuis lors, une thèse récente 27 a relevé

15. Loi nº 2002-305 du 4 mars 2002 relative à l’autorité parentale. 16. Loi nº 2003-239 du 18 mars 2003 pour la sécurité intérieure. 17. Loi nº 2016-444 du 13 avril 2016 visant à renforcer la lutte contre le système prostitutionnel et à accompagner les personnes prostituées, Journal officiel de la République française, nº 0088, 14 avril 2016, texte nº 1. Sur laquelle, voir N. Laurent-Bonne, « La lutte contre le système prostitutionnel. Analyse critique et comparative de la loi nº 2016-444 du 13 avril 2016 », Recueil Dalloz, 2016, p. 1713 sq. ; A. Casado, « Brèves remarques à la lecture de la loi nº 2016-444 du 13 avril 2016 visant à renforcer la lutte contre le système prostitutionnel et à accompagner les personnes prostituées », Droit pénal, nº 6, 2016, étude 12. 18. Ancien art. L. 225-12-1 du Code pénal (loi nº 2002-305 du 4 mars 2002, art. 13 ; loi nº 2003-239 du 18 mars 2003, art. 50). Incrimination aujourd’hui prévue à l’article L. 225-12-1, alinéa 2 du Code pénal (loi nº 2016-444 du 13 avril 2016, art. 20). Le terme de « handicap » a remplacé la « déficience physique ou psychique ». 19. Art. L. 225-12-2 4° du Code pénal. 20. Le chapitre V de la loi nº 2016-444 du 13 avril 2016 s’intitule « Interdiction de l’achat d’un acte sexuel ». L’article 20 de cette même loi prévoit la création d’un titre unique inséré au livre VI du Code pénal, lequel a pour titre « Du recours à la prostitution ». L’infraction est alors consacrée au nouvel article 611-1 du Code pénal. 21. Parmi les actions abolitionnistes, la loi du 13 avril 1946 a abrogé les dispositions qui prévoyaient l’inscription des personnes qui se livraient à la prostitution sur des fichiers de police spéciaux et fermé les maisons closes. Il n’existe pas de consensus des États en ce qui concerne la prostitution. Certains États choisissent d’adopter un régime dit réglementariste qui permet d’encadrer l’activité prostitutionnelle (c’est le cas des Pays-Bas notamment), d’autres États dits prohibitionnistes interdisent la prostitution (comme la Chine et bon nombre d’États américains par exemple), enfin, des systèmes mixtes dits de « néo-abolitionnisme » n’incriminent pas la prostitution mais sanctionnent les clients qui y ont recourt, c’est la position adoptée par la Suède et depuis peu par la France. 22. N. Laurent-Bonne, « La lutte contre le système prostitutionnel… », § 2. 23. A. Mazouz, Le prix du corps humain, p. 256, nº 543. 24. Loi nº 2016-444 du 13 avril 2016, art. 15. 25. L’ancien article 225-10-1 du Code pénal incriminait le racolage public, lequel était défini comme « le fait, par tout moyen, y compris par une attitude même passive, de procéder publiquement au racolage d’autrui en vue de l’inciter à des relations sexuelles en échange d’une rémunération ou d’une promesse de rémunération ». Cette infraction était punie de 2 mois d’emprisonnement et de 3 750 euros d’amende. Voir A. Cerf-Hollender, « Libre disposition de son corps et prostitution », p. 321, où l’auteure explique qu’à l’origine le racolage était passible d’une contravention de 3e classe créée en 1939, puis correctionnalisée en 1946. L’ordonnance du 23 décembre 1958 a remplacé le délit par deux contraventions, de 3e classe pour racolage actif et de 1re classe pour racolage passif, lesquelles sont devenues de 5e et de 3e classe par une ordonnance du 25 novembre 1960. Puis le Code pénal de 1992 avait abrogé le racolage passif, pour ne maintenir que la contravention de 5e classe pour le racolage actif (art. R. 625-8). Mais la loi du 18 mars 2003 relative à la sécurité intérieure avait étendu le champ d’application de la répression, n’opérant plus de distinction entre le racolage actif et le racolage passif, aggravant par la même occasion la répression du racolage, passant d’une infraction contraventionnelle à un délit correctionnel. La Cour de cassation a eu l’occasion de se prononcer à propos du racolage passif, lequel supposait, au titre de son élément matériel, une action entreprise par la personne qui se prostitue pour racoler autrui. La Cour avait ainsi estimé que le fait de stationner en un lieu connu pour la prostitution dans une tenue provocante n’était pas constitutif de cette infraction (Cass. crim., 25 mai 2005, nº 04-84-769 : Droit pénal, nº 10, 2005, comm. 138, obs. M. Véron). L’absence d’indication précise relative à l’action entreprise par la personne rendait parfois difficile une telle constatation. 26. G. Mémeteau, « La vente du corps humain », Les cahiers de droit de la santé du Sud-Est : juridiques, historiques et prospectifs, nº 12, 2011, Les éléments et produits du corps humain, G. Nicolas (dir.), p. 27-48, spéc. p. 41. 27. A. Casado, La prostitution en droit français : étude de droit privé, préface de G. Loiseau, Paris, IRJS (Bibliothèque IRJS – André Tunc ; 62), 2015. 68 Aloïse Quesne le défi d’éprouver les faits de la prostitution sous l’angle d’indisponibilité du corps de la personne. Cela s’explique du droit des contrats, à savoir : un accord de volonté entre par le fait que ces auteurs considèrent que l’inviolabilité deux personnes sur un objet qui ne serait pas le corps de du corps, si elle s’applique à autrui, s’applique également la personne faisant commerce de ses charmes, mais la à la personne 29. Mais le principe d’inviolabilité consiste en réalisation d’une prestation de service sexuel. l’interdiction qui est faite à autrui de porter atteinte à l’inté- Le contrat de prostitution, en tant qu’il implique la grité corporelle d’une personne 30 sans son consentement, mise en jeu du corps humain contre rémunération en vue ce qui démontre bien que le législateur avait l’intention de de satisfaire les besoins sexuels d’autrui, met à l’épreuve les conférer à la personne un certain pouvoir sur son corps. valeurs et principes cardinaux de notre droit. Le législateur, en prohibant l’achat d’actes sexuels, met aujourd’hui tout Disponibilité du corps humain en matière sexuelle. Le en œuvre pour neutraliser ce contrat. Cette nouvelle ère pouvoir de disposer de son corps est appuyé par le droit impose le constat suivant : nous sommes en train d’assister européen, lequel reconnaît une liberté sexuelle fondée au passage de l’illicéité du contrat de prostitution discu- sur le consentement des personnes. Dans l’affairePretty tée (I), à l’illicéité du contenu du contrat de prostitution c. Royaume-Uni 31, la Cour européenne des droits de consacrée par le législateur (II). l’homme a ainsi énoncé que l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme, relatif à la vie privée, comportait un droit à l’autodétermination au sens de la I. De l’illicéité du contrat possibilité d’opérer des choix concernant son propre de prostitution discutée… corps 32. À l’occasion de l’affaireK. A. et A. D. c. Bel- gique 33, laquelle traitait de relations sadomasochistes La prostitution au cœur d’un débat sociétal. Les partisans librement consenties, la même juridiction a considéré de la doctrine de victimisation affirment fermement que que le droit d’entretenir des relations sexuelles découle du le contrat de prostitution ne répond pas aux conditions droit de disposer de son corps, qui fait partie intégrante de validité du droit commun des contrats. Seront ainsi de la notion d’autonomie personnelle 34. Si les relations examinés les fondements de cette idéologie (A). Pour sexuelles librement consenties relèvent de la sphère pri- contourner l’interdit, la jurisprudence européenne, suivie vée, le droit ne devrait en principe pas intervenir en ce par une partie de la doctrine, a rejeté cette idéologie, pré- qui concerne la prostitution. Mais la question ne va pas férant regarder le contrat de prostitution comme portant nécessairement de soi, car cet acte onéreux à l’encontre sur une prestation de service sexuel (B). du corps humain est régulièrement invoqué comme étant contraire au principe de non-patrimonialité du corps humain. A. Les fondements traditionnels de cette idéologie 2. Le contrat de prostitution serait contraire au principe de non-patrimonialité du corps humain 1. Le contrat de prostitution serait contraire au principe d’indisponibilité du corps humain Définition du principe de non-patrimonialité du corps humain. La non-patrimonialité du corps humain est Indisponibilité et inviolabilité du corps humain. La loi posée à l’article 16-1, alinéa 3, du Code civil qui prévoit nº 94-653 du 29 juillet 1994 n’a pas expressément inscrit que : « Le corps humain, ses éléments et ses produits le principe d’indisponibilité du corps humain dans le ne peuvent faire l’objet d’un droit patrimonial ». Cela Code civil. Le législateur a choisi d’inscrire, aux termes de signifie que le corps humain est « en dehors du patri- l’article 16-1 du Code civil 28, le principe de l’inviolabilité moine, intéressant la personne elle-même et non ses du corps humain plutôt que celui de l’indisponibilité. biens » 35. Le corps humain ne peut alors faire l’objet Certains auteurs voient cependant, à travers l’inscription que d’un droit extrapatrimonial, c’est-à-dire d’un droit du principe d’inviolabilité, la consécration du principe « présentant pour le sujet un intérêt moral, n’ayant aucun

28. Art. 16-1 du Code civil : « Le corps humain est inviolable. / Le corps humain, ses éléments et ses produits ne peuvent faire l’objet d’un droit patrimonial ». 29. Voir M.-J. Redor-Fichot, « Rapport de synthèse », in La libre disposition de son corps, p. 341. 30. Vocabulaire juridique, 9e éd., G. Cornu (dir), Paris, PUF, 2009, entrée « Inviolabilité ». 31. Cour EDH, 29 avril 2002, Pretty c. Royaume-Uni, nº 2346/02. 32. Pour ce faire, la Cour européenne des droits de l’homme s’est fondée sur la notion « d’autonomie personnelle ». Elle a ainsi énoncé que « bien qu’il n’ait pas été établi dans aucune affaire antérieure que l’article 8 de la Convention comporte un droit à l’autodétermination en tant que tel, la Cour considère que la notion d’autonomie personnelle reflète un principe important qui sous-tend l’interprétation des garanties de l’article 8 » (§ 61). Le droit à la vie privée comporte ainsi un droit à l’autodétermination « au sens du choix d’opérer des choix concernant son propre corps » (§ 66). 33. Cour EDH, 17 février 2005, K. A. et A. D. c. Belgique, nº 42758/98 et 45558/99 : M. Fabre-Magnan, « Le sadisme n’est pas un droit de l’homme », Recueil Dalloz, 2005, p. 2973 sq. 34. Cour EDH, 17 février 2005, K. A. et A. D. c. Belgique, § 83. 35. Lexique des termes juridiques, S. Guinchard, G. Montagnier (dir.), 17e éd., Paris, Dalloz, 2009, entrée « Extrapatrimonial ». Le contrat de prostitution : entre ombre et lumière 69 contenu pécuniaire et ne représentant pour son titulaire La prostitution serait donc contraire au principe de non- aucun élément de richesse matérielle » 36. L’article 16-5 patrimonialité en ce que cette activité fait du corps humain dispose ensuite que : « Les conventions ayant pour effet une source de profit 43. de conférer une valeur patrimoniale au corps humain, à ses éléments ou à ses produits sont nulles ». La valeur 3. Le consentement de la personne patrimoniale peut s’analyser comme le critère de distinc- qui se prostitue serait vicié tion entre le patrimonial et l’extrapatrimonial, la valeur patrimoniale désigne alors l’estimation d’une chose 37. La liberté du consentement mise à mal. Le contrat de En posant l’interdit d’évaluer le corps humain à l’aune prostitution implique nécessairement le consentement d’une somme d’argent, le législateur entend maintenir de la personne qui se prostitue. Son consentement est l’impossibilité de faire entrer le corps humain dans le protégé par l’article 222-23 du Code pénal puisque tout patrimoine de la personne 38. Le corps humain, s’il est acte de pénétration sexuelle commis sur la personne dans le commerce juridique, est en principe exclu du d’autrui sans son consentement est considéré comme un marché 39. viol 44. Mais la difficulté porterait sur le caractère libre et éclairé du consentement donné. Ceux qui voient dans Le principe de non-patrimonialité à l’épreuve de la prosti- la prostitution un contrat qui ne saurait reposer sur un tution. Si certains auteurs considèrent que la prostitution consentement lucide et éclairé estiment que les femmes peut être assimilée à la vente 40 ou à la location 41 du corps de sont davantage visées par ce phénomène et qu’elles se la personne, une partie de la doctrine s’accorde à dire que trouvent dans un état de grande vulnérabilité sociale qui « la prostitution donne au corps humain une valeur pécu- les poussent à se prostituer. Leur vulnérabilité pèserait niaire » 42 puisque le corps est mis à disposition d’autrui alors sur la liberté de leur consentement, ce qui revient en l’échange d’une rémunération, laquelle entre dans le à dire qu’il n’y aurait jamais vraiment de prostitution patrimoine de la personne qui se prostitue. volontaire 45.

36. A. Montas, « Entre “être” et “avoir”, le corps humain est-il vénal ? », Revue de la recherche juridique. Droit prospectif, nº 4, 2006, p. 2245. 37. Voir J.-C. Galloux, « De corpore jus, premières analyses sur le statut juridique du corps humain, ses éléments et ses produits selon les lois nº 94-653 et 94-654 du 29 juillet 1994 », Petites affiches, nº 149, 14 décembre 1994. 38. Cependant, le législateur autorise de façon limitée le corps humain à intégrer d’autres patrimoines. À titre d’exemple, en ce qui concerne le don d’éléments et produits du corps humain, ces derniers, une fois prélevés, intègrent le patrimoine des établissements en charge de leur prélèvement ou de leur collecte. Voir C. Labrusse-Riou, « Difficultés, contradictions et apories du droit de la “bioéthique” », in Le droit privé français à la fin du XXe siècle. Études offertes à Pierre Catala, Paris, Litec, 2001, p. 275-289. 39. Voir G. Loiseau, « Typologie des choses hors du commerce », Revue trimestrielle de droit civil, 2000, spéc. p. 53. Certains produits du corps humain peuvent par exception faire l’objet de conventions à titre onéreux selon l’article L. 1211-8 du Code de la santé publique. Il s’agit des phanères. Ces produits, déterminés par décret, sont : les dents, les cheveux, les ongles et les poils. La justification de leur vénalité parait critiquable. 40. Un auteur a notamment ouvert deux hypothèses en ce sens : celle de la vente à temps et celle de la multipropriété du corps de la personne qui se prostitue. Voir C. Amourette, Prostitution et proxénétisme en France depuis 1946 : étude juridique et systémique, thèse de doctorat en histoire du droit, université Montpellier 1, 2003, spéc. p. 239 sq. Contra, A. Casado, La prostitution en droit français…, spéc. nº 895 à 897, qui réfute la qualification de contrat de vente et notamment à travers la notion de transfert de propriété qui fait défaut. 41. En ce sens, voir le philosophe E. Kant, Leçons d’éthique, L. Langlois (éd. et trad.), Paris, Librairie générale française (Classiques de la philosophie), 1997, p. 293, selon qui : « Il n’y a rien de plus honteux que d’offrir ainsi sa personne en location et de la livrer pour de l’argent à la satisfaction de l’inclination sexuelle d’un autre ». Voir N. Campagna, Prostitution et dignité, Paris, La Musardine (L’attrape-corps), 2008, p. 95 ; cet auteur explique que la personne qui se livre à la prostitution « loue son vagin, sa bouche, ses mains ou encore d’autres parties de son corps ». Contra, A. Casado, La prostitution en droit français…, spéc. nº 902 à 905, lequel réfute la qualification du contrat de louage. 42. L. Ouvrard, La prostitution. Analyse juridique et choix de politique criminelle, Paris – Montréal, L’Harmattan, 2000, p. 151. 43. Voir les propositions de loi nº 1436 et nº 1347, renforçant la lutte contre le système prostitutionnel, enregistrées à la présidence de l’Assemblée nationale le 10 octobre 2013, qui précisent que la résolution parlementaire nº 3522 du 6 décembre 2011 va dans ce sens en rappelant que la prostitution « heurt[e] les principes fondamentaux de notre société […]. La non-patrimonialité du corps humain, l’un des principes cardinaux de notre droit, fait obstacle à ce que le corps humain soit considéré comme une source de profit ». 44. Art. 222-23 du Code pénal : « Tout acte de pénétration sexuelle, de quelque nature qu’il soit, commis sur la personne d’autrui par violence, contrainte, menace ou surprise est un viol ». 45. Dans le cadre de la Commission d’information parlementaire sur la prostitution, Mme la ministre Roselyne Bachelot-Narquin, ministre des Solidarités et de la Cohésion sociale, est intervenue en audition publique le 30 mars 2011 en ces termes : « Je veux le dire, ici sans ambiguïté, contrairement à ce que certains voudraient nous faire croire, il n’existe pas de prostitution libre, choisie ou consentie. Par définition la prostitution est toujours une violence faite aux femmes et d’abord aux plus vulnérables d’entre elles, celles qui se trouvent dans une situation de grande précarité ». Contra, certaines personnes se revendiquent des « travailleurs du sexe » et militent pour une reconnaissance officielle de cette profession, considérant que la prostitution libre existe. La revendication d’une prostitution choisie et reconnue appartient même désormais à une nouvelle branche du combat féministe. Sur ce phénomène, voir L. Starck, « Néo-féminisme et prostitution », in Le sexe et la norme, N. Deffains, B. Py (dir.), Nancy, Presses universitaires de Nancy (Santé, qualité de vie et handicap), 2011, p. 397 sq. Dans le même sens, voir A. Cerf-Hollender, « Libre disposition de son corps et prostitution », p. 314, laquelle cite une lettre ouverte qui avait été adressée à Noël Mamère par le collectif Droits et prostitution : « Oui, nous avons des tas de problèmes et des parcours souvent difficiles étant le plus souvent des femmes ou des minorités déjà discriminées. Mais le travail du sexe a pu représenter au cours de nos vies une ressource, afin de migrer, d’étudier, de veiller au bien de sa famille et de ses enfants, d’être indépendant économiquement, bref de progresser socialement. Cela ne plaît peut-être pas que nous utilisions notre sexe, mais l’usage de son sexe ne veut pas dire que l’on perd l’usage de son cerveau ». Voir aussi Maîtresse Nikita, T. Schaffauser,Fières d’être putes, Castres, L’Altiplano (Agit’Prop), 2007. 70 Aloïse Quesne

4. Le contrat de prostitution activité a été déclarée illicite, car contraire à la dignité de serait contraire à la dignité humaine la personne humaine.

46 Éléments de définition de la dignité humaine. La dignité Compatibilité de la prostitution avec la dignité. Le droit 47 constitue la matrice de notre système juridique . Pour ten- européen, s’il a pris position de façon claire en ce qui ter d’apporter une définition de la dignité, nous pouvons concerne la liberté sexuelle, ne s’est en revanche pas pro- reprendre la formule d’un auteur selon laquelle « la dignité noncé aussi franchement en ce qui concerne la prostitution. correspond à l’essence de l’homme, c’est ce qui permet de Ainsi, dans l’affaire Tremblay c. France 53, la juridiction 48 distinguer l’homme de l’animal et des choses en général » . européenne a d’abord constaté « qu’il est manifeste qu’il Il est classique de dire que « la définition de la dignité est n’y a pas de consensus européen quant à la qualification de délicate et son contenu relève d’une interprétation casuis- la prostitution en elle-même » 54, avant de préciser « qu’elle 49 tique et évolutive » . Dans une conception universaliste, juge la prostitution incompatible avec les droits et la dignité la dignité représente un « impératif universel permettant de la personne humaine dès lors qu’elle est contrainte » 55. d’assurer la protection minimale à laquelle toute personne Le préambule de la Convention des Nations unies pour la 50 a droit en tant qu’être humain » . C’est en ce sens que répression de la traite des êtres humains et de l’exploitation cette acception « fait de la dignité une qualité opposable de la prostitution d’autrui du 2 décembre 1949 énonce 51 à l’homme par des tiers » et que le consentement n’est quant à lui clairement que pas toujours suffisant pour rendre licite un acte, comme en témoigne la décision prise par les juges administratifs […] la prostitution et […] la traite des êtres humains en vue de la prostitution sont incompatibles avec la dignité dans la célèbre jurisprudence Commune de Morsang-sur- et la valeur de la personne humaine 56. Orge 52. En l’espèce, les juges ont considéré que la dignité humaine était une composante de l’ordre public, ce qui La ratification de cette Convention a permis d’inscrire rendait légale l’interdiction par le maire de la commune le choix de la politique abolitionniste fait par la France, de procéder à l’activité de « lancer de nain », et ce même en affirmant que l’activité prostitutionnelle est contraire en l’absence de circonstances locales particulières. Alors aux valeurs qu’elle défend. Une partie de la doctrine même que l’intéressé avait consenti à ce qu’on l’utilise considère dans le même sens que la dignité doit avant comme un projectile, que cette activité était dépourvue de tout être envisagée en tant que composante de l’humanité risque pour sa santé puisqu’il bénéficiait d’un harnache- qui se situe, comme le corps humain, hors commerce. ment spécifique destiné à prévenir d’éventuelles lésions Or, la prostitution donnant au corps humain une valeur corporelles, et que cette activité était importante pour lui pécuniaire, la personne prostituée se situerait, de fait, au car elle lui permettait de subvenir à ses besoins, une telle sein d’une exploitation commerciale 57.

46. Sur laquelle, voir notamment B. Mathieu, « La dignité de la personne humaine : du bon (et du mauvais ?) usage en droit positif français d’un principe universel », in Le droit, la médecine et l’être humain. Propos hétérodoxes sur quelques enjeux vitaux du XXIe siècle, A. Sériaux et al. (dir.), Aix-en-Provence, Presses universitaires d’Aix-Marseille, 1996, p. 213-236 ; La dignité de la personne humaine, M.-L. Pavia, T. Revet (dir.), Paris, Economica (Études juridiques ; 7), 1999 ; Éthique, droit et dignité de la personne humaine. Mélanges Christian Bolze, P. Pedrot (dir.), Paris, Economica, 1999 ; X. Bioy, Le concept de personne humaine en droit public. Recherche sur le sujet des droits fondamentaux, Paris, Dalloz (Nouvelle bibliothèque de thèses ; 22), 2003 ; M. Fabre-Magnan, « La dignité en droit : un axiome », Revue interdisciplinaire d’études juridiques, nº 58, 2007, p. 1-30 ; J.-P. Feldman, « Faut-il protéger l’homme contre lui-même ? La dignité de l’individu et la personne humaine », Droits, nº 48, 2009, p. 87-108. Pour un exposé des « origines du principe de respect de la dignité de la personne humaine », voir M. Mekki, L’intérêt général et le contrat : contribution à une étude de la hiérarchie des intérêts en droit privé, Paris, LGDJ (Bibliothèque de droit privé), 2004, spéc. nº 426 sq. 47. Voir J.-M. Verdier, « Le droit du travail, terre d’élection pour les droits de l’homme », in Les orientations sociales du droit contemporain. Écrits en l’honneur du professeur Jean Savatier, P. Couvrat (dir.), Paris, PUF, 1992, p. 431. L’auteur y affirme que « la dignité de la personne humaine constitue le concept central et le fondement de la théorie des droits de l’homme et se trouve affirmée, avant même les droits garantis, dans presque tous les instruments internationaux récents relatifs aux droits de l’homme […] et fonde la philosophie de la Convention européenne […]. Elle est aussi au cœur de grandes conceptions, philosophiques ou religieuses, en matière de droits de l’homme […]. Elle fournit l’idée, force de la doctrine juridique en ce domaine ». 48. E. Dreyer, « La dignité opposée à la personne », Recueil Dalloz, 2008, p. 2730. 49. M. Fabre-Magnan, « Dignité », in Dictionnaire des droits de l’homme, J. Andriantsimbazovina et al. (dir.), Paris, PUF, 2008, p. 227. 50. E. Dreyer, « Les mutations du concept juridique de dignité », Revue de la recherche juridique. Droit prospectif, nº 1, 2005, p. 19. 51. La dignité de la personne humaine : recherche sur un processus de juridicisation, C. Girard, S. Hennette-Vauchez (dir.), Paris, PUF (Droit et justice), 2005, p. 24. 52. CE, 27 octobre 1995, Commune de Morsang-sur-Orge, Recueil Lebon, p. 372. 53. Cour EDH, 11 décembre 2007, Tremblay c. France, nº 37194/02 : Revue trimestrielle de droit civil, 2007, p. 730, note J.-P. Marguénaud. 54. Cour EDH, 11 décembre 2007, Tremblay c. France, § 24. 55. Ibid., § 25. 56. Convention entrée en vigueur en France le 19 novembre 1960. Voir la loi nº 60-754 du 28 juillet 1960 autorisant la ratification de la convention, Journal officiel de la République française, 30 juillet 1960, p. 7041 ; décret nº 60-1251 du 25 novembre 1960 portant publication de la Convention pour la répression de la traite des êtres humains et de l’exploitation de la prostitution d’autrui adoptée par l’Assemblée générale des Nations unies le 2 décembre 1949, Journal officiel de la République française, 27 novembre 1960, p. 10619-10621, rectificatifJournal officiel de la République française, 15 décembre 1960, p. 11225. 57. Voir L. Ouvrard, La prostitution…, p. 151. Selon cette auteure, « la dignité doit avant tout être envisagée en tant que composante de l’humanité qui se situe, comme le corps humain, hors commerce. Or la prostitution donne au corps humain une valeur pécuniaire. La personne prostituée accepte Le contrat de prostitution : entre ombre et lumière 71

Dignité, prostitution et gestation pour autrui. Mettant à B. Le rejet de cette idéologie l’épreuve la dignité de la personne humaine, le contrat de prostitution permet de soutenir la comparaison avec le Une prestation de service sexuel. La jurisprudence euro- contrat de gestation pour autrui 58. L’activité de gestation péenne tend à considérer la prostitution comme une pour autrui nécessite de mettre son corps à disposition prestation de service rémunérée, comme en témoigne d’autrui en vue de remettre au couple commanditaire l’arrêt Jany rendu par la Cour de justice des Commu- l’enfant qui naîtra de cette gestation. On entend fréquem- nautés européennes (CJCE) le 20 novembre 2001 60, aux ment l’expression « location d’utérus » lorsque l’on parle termes duquel la prostitution est de la gestation pour autrui. Les termes sont critiquables : […] une activité par laquelle le prestataire satisfait, à titre l’utérus n’étant pas un élément détachable du corps de onéreux, une demande du bénéficiaire, sans produire ou la femme, il paraît évident que la gestation pour autrui céder des biens matériels [et qui] constitue une prestation implique une emprise sur tout le corps, quel que soit le de service rémunérée qui […] relève de la notion d’« acti- moment ou les procédés auxquels on s’attache (stimu- vités économiques » 61. lation ovarienne, grossesse, accouchement…). À titre de comparaison, le contrat de prostitution pourrait-il lui Cette terminologie s’inscrit en droit interne dans la mouvance du droit des contrats, lequel a en partie aussi n’être qu’une « location des organes sexuels » ? Cela 62 est difficilement concevable. L’implication du corps est été remanié par l’ordonnance du 10 février 2016 por- tant réforme du droit des contrats, entrée en vigueur certes beaucoup moins grande dans le cadre du contrat er er de prostitution que dans le cadre du contrat de gesta- le 1 octobre 2016. En effet, l’alinéa 1 de l’article 1163 tion pour autrui, mais il s’agit bien du corps entier de la nouveau du Code civil dispose que « [l]’obligation a pour personne qui est mis à disposition et pas seulement de objet une prestation présente ou future ». ses organes sexuels. Outre la question de la mise à disposition du corps, Contrat de prostitution et louage d’ouvrage. Une partie de les similitudes entre ces deux contrats portent également la doctrine partage la position adoptée par le droit euro- 63 sur la satisfaction du désir d’autrui. Satisfaction du désir péen, en retenant la qualification de louage d’ouvrage . d’enfant ou de parenté dans le cadre de la gestation pour Ce contrat est défini à l’article 1710 du Code civil comme autrui, et satisfaction du désir sexuel dans le cadre de la « un contrat par lequel l’une des parties s’engage à faire prostitution. L’exploitation du corps comme un moyen quelque chose pour l’autre, moyennant un prix convenu pour satisfaire le désir d’autrui est souvent en lien direct entre elles ». Le louage de service étant une des espèces avec la misère absolue dans laquelle se trouvent certaines principales du louage d’ouvrage selon l’article 1779 du personnes. Code civil, la personne qui se prostitue engagerait donc Quand le corps peut constituer une source de revenus, ses services pour une entreprise déterminée, la fourniture 64 le recours à sa marchandisation est souvent ce qu’il reste d’actes sexuels contre rémunération . à ceux qui n’ont plus rien. Et c’est en cela que l’utilisation du corps peut s’avérer humiliante, dégradante, avilissante. Critique de la qualification. Si la qualification retenue pré- Traiter le corps comme une machine à reproduction ou sente un certain intérêt en ce qu’elle permet de contourner un objet sexuel, voilà ce qui peut conduire à considérer l’interdit en écartant la personne et son corps de l’objet du ces contrats comme contraires à la dignité de la personne contrat de prostitution, cette définition peine à convaincre humaine 59. complètement car elle tend à réduire, voire à nier l’étendue

(et supporte) l’humiliation de son activité en échange d’une prestation monétaire. Elle se situe, de fait, au sein d’une exploitation commerciale sous l’empire des proxénètes et confortée par la demande des clients ». 58. Voir M. Fabre-Magnan, La gestation pour autrui : fictions et réalité, Paris, Fayard, 2013, spéc. p. 93-96, l’auteure soulignant que « l’analyse juridique de la nature de l’activité promise par le contrat de gestation pour autrui permet de poursuivre la comparaison avec la prostitution. La structure des obligations nées du contrat de prostitution ou du contrat de mère porteuse ne diffère pas fondamentalement de celle découlant du contrat de travail. Tous ces contrats mettent en jeu comme on l’a vu le corps d’une personne. […] En réalité, la gestation pour autrui, comme la prostitution, […] n’est certainement pas un travail comme un autre, contrairement à des propos qui ont pu être tenus et qui voudraient nous convaincre de banaliser cette pratique ». 59. Voir L. Ouvrard, La prostitution…, p. 154 : « La convention qui se crée entre la personne prostituée et le client porte bien sur le corps, ou tout au moins sur une partie qui n’en est pas détachable. Les seuls exemples que le droit connaisse en matière d’utilisation du corps humain dans son entier sont ceux de la maternité de substitution et celui du “lancer de nain” et il les a condamnés ». 60. CJCE, 20 novembre 2001, Aldona Malgorzata Jany et autres c. Pays-Bas, C-268/99 : S. Retterer, « L’activité de prostitution exercée à titre indépendant : une activité économique au sens du droit communautaire », Recueil Dalloz, 2002, p. 2144. 61. CJCE, 20 novembre 2001, Aldona Malgorzata Jany et autres c. Pays-Bas, § 48-49. 62. Ordonnance nº 2016-131 du 10 février 2016 portant réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations. 63. Qualification notamment retenue par A. Casado, La prostitution en droit français…, nº 906. Dans le même sens, voir F. Caballero, Droit du sexe, Paris, LGDJ, 2010, nº 527, où l’auteur considère que « l’objet du contrat de prostitution consiste en la fourniture à autrui d’un service sexuel rémunéré ». 64. Voir A. Casado, La prostitution en droit français…, nº 905 : « Dans le contrat de prostitution, une personne – celle qui se prostitue – engage ses services pour une entreprise déterminée – la fourniture d’actes de nature ou à connotations sexuelles contre rémunération ». 72 Aloïse Quesne de l’implication du corps humain. En effet, s’il y a bien Le législateur assimile également au proxénétisme d’autres prestation de service par la fourniture d’une satisfaction comportements qui gravitent autour de l’activité prosti- du corps du client, cette dernière se réalise par l’usage tutionnelle 66 et qui peuvent pourtant servir de protection d’un corps déconnecté de la personnalité de celui qui se et d’assistance à la personne qui se prostitue. À ce titre, livre à la prostitution. on peut citer le proxénétisme par fourniture de locaux, C’est en cela que cette prestation de service se révèle incriminé à l’article 225-10 du Code pénal 67. La prosti- bien particulière. Si l’illicéité de la prestation de service au tution n’était donc ni interdite ni réglementée en tant cœur du contrat de prostitution était jusqu’à présent en que telle. Elle était tolérée par l’État français qui adoptait débat, le législateur a aujourd’hui permis sa consécration. une attitude mitigée face au phénomène prostitutionnel. Mais l’attitude du législateur a désormais pris un tournant prohibitionniste par l’adoption de la loi du 13 avril 2016. Si II. …À l’illicéité du contenu du contrat de la prostitution non contrainte relevait de la liberté entre prostitution consacrée par le législateur adultes selon le droit européen 68, la loi fixe désormais une limite à cette liberté sexuelle en créant le statut de Le législateur face au contrat de prostitution. L’étude des victimes de la prostitution. dispositions de la loi du 13 avril 2016 visant à renforcer la lutte contre le système prostitutionnel et à accompagner La création du statut de victimes de la prostitution. Aux les personnes prostituées démontre que le contrat de côtés des victimes du proxénétisme et de la traite des êtres prostitution est désormais frappé de nullité (A). Bien humains, le nouveau statut de victimes de la prostitution 69 que le contenu du contrat de prostitution soit désormais implique que le consentement de ces personnes puisse contraire à l’ordre public, le droit ne le prive pourtant être considéré comme vicié, notamment d’un vice de pas de tout effet, ce qui nourrit l’analyse critique du droit violence. Cela marque une certaine victoire des partisans positif (B). de la doctrine de victimisation car, même si l’on tient volontairement à l’écart la crainte de violences physiques, la vulnérabilité induite par ce statut et la contrainte éco- A. La nullité du contrat de prostitution nomique qui en résulte pourraient par conséquent rendre nul leur consentement suivant l’article 1143 nouveau du Des entraves à la neutralisation du contrat de prostitution. Code civil, en vertu duquel : Auparavant, le législateur avait mis en place des obstacles à la conclusion de ce contrat à travers le délit de racolage 65, Il y a également violence lorsqu’une partie, abusant de l’état ainsi que des obstacles à sa mise en œuvre, notamment de dépendance dans lequel se trouve son cocontractant, avec l’incrimination de proxénétisme. Le proxénétisme obtient de lui un engagement qu’il n’aurait pas souscrit n’est pas défini par le législateur. Cette incrimination, en l’absence d’une telle contrainte et en tire un avantage prévue à l’article 225-5 du Code pénal, revêt plusieurs manifestement excessif. formes : Un raisonnement par analogie nous permet de –– le proxénétisme par aide, assistance ou protection de considérer que le client, profitant de l’état de dépendance la prostitution d’autrui ; économique dans lequel se trouve la personne prostituée, obtient de sa part l’engagement de l’accomplissement d’un –– le proxénétisme qui consiste à tirer profit de la acte sexuel qu’elle n’aurait pas consenti en l’absence d’une prostitution d’autrui, à en partager les produits ou telle contrainte. L’acte sexuel ainsi obtenu représente un à recevoir des subsides d’une personne qui se livre avantage manifestement excessif. à la prostitution de manière habituelle ; –– et le proxénétisme qui consiste à embaucher, entraîner Interdiction de l’achat d’un acte sexuel. La loi du 13 avril ou détourner une personne afin qu’elle se prostitue ou 2016 porte également création de l’infraction de l’achat exercer sur elle une pression pour qu’elle se prostitue d’un acte sexuel 70. Il est à noter que la terminologie ou continue à le faire. employée par le législateur paraît peu appropriée. Faire

65. Voir supra. 66. Sur lesquels, voir C. André, Droit pénal spécial, 2e éd., Paris, Dalloz, 2013, nº 210, p. 173-175. 67. Le proxénétisme par fourniture de locaux est passible de 10 ans d’emprisonnement et de 750 000 euros d’amende. 68. Cour EDH, 11 décembre 2007, Tremblay c. France. 69. Loi nº 2016-444 du 13 avril 2016, art. 5. En cas de torture ou d’actes de barbarie, de violences, de violences ayant entraîné une mutilation ou une infirmité, de violences mortelles, d’agressions sexuelles, ou de viol commis sur une personne qui se livre à la prostitution pendant l’exercice de son activité, cette nouvelle catégorie de victime est constitutive d’une circonstance aggravante aux termes de l’article 11 de la loi du 13 avril 2016 venant modifier plusieurs articles du Code pénal par l’insertion de la formule suivante : « Sur une personne qui se livre à la prostitution, y compris de façon occasionnelle, si les faits sont commis dans l’exercice de cette activité ». Voir Code pénal, 5° quarter des articles 222-3, 222-8, 222-10, 222-12, 222-13, l’article 222-24, 13° et l’article 222-28, 9°. 70. L’article 611-1 nouveau du Code pénal dispose que : « Le fait de solliciter, d’accepter ou d’obtenir des relations de nature sexuelle d’une personne qui se livre à la prostitution, y compris de façon occasionnelle, en échange d’une rémunération, d’une promesse de rémunération, de la fourniture Le contrat de prostitution : entre ombre et lumière 73 référence à « l’achat d’un acte sexuel » laisse à penser qu’il du contrat, alors que cela était théoriquement possible s’agit d’un objet que l’on pourrait se procurer. L’incri- jusqu’à présent. mination du « recours à l’achat d’une prestation sexuelle auprès d’une personne qui se prostitue » aurait peut-être mieux traduit la réalité. La création de cette infraction B. Les apories du droit face s’oppose à la condition de validité du contrat posée à au contrat de prostitution l’article 1128 nouveau du Code civil tenant à son « contenu Droit fiscal et prostitution. Depuis un arrêt rendu par le licite ». L’exigence d’un « contenu licite et certain » 71 du Conseil d’État le 4 mai 1979 75, une jurisprudence admi- contrat posée à l’article 1128 nouveau du Code civil rem- nistrative constante estime que les revenus tirés par la place les deux conditions objectives relatives à « l’objet personne qui se prostitue de son activité indépendante certain qui forme la matière de l’engagement » et la « cause doivent être regardés comme relevant de la catégorie des licite dans l’obligation ». Si le vocabulaire employé est bénéfices non commerciaux (BNC) 76. La prostitution différent, il ne traduit pas pour autant un abandon des est ainsi reconnue comme une activité professionnelle notions. Les fonctions qui étaient attribuées à la cause par indépendante 77, ce qui est difficilement concevable eu la jurisprudence sont notamment maintenues 72. égard au nouveau statut de victimes de la prostitution, lequel rejette implicitement toute activité économique Un but contraire à l’ordre public. L’article 1162 nouveau indépendante. Les personnes qui exercent cette activité, du Code civil exige quant à lui que les stipulations du même à titre occasionnel, doivent alors déclarer leurs contrat comme son but soient conformes à l’ordre public. revenus et demeurent soumises à l’impôt sur le revenu. Derrière cette nouvelle formulation, l’on reconnaît les C’est en cela également que le contrat de prostitution exigences liées à ce que l’on appelait la « cause subjective » marque toute son ambivalence car, entre ombre et lumière, ou « cause du contrat ». Les dispositions de l’article 1162 il produit des effets malgré sa contrariété à l’ordre public. nouveau du Code civil ainsi appliquées au contrat de Concernant les autres types d’impôts, la doctrine prostitution étudié permettent de démontrer que, si le traditionnelle du ministère de l’Économie et des Finances prostitué-prestataire s’engage à fournir un tel service consiste à laisser les personnes qui se prostituent en dehors au client-bénéficiaire, c’est bien parce qu’il attend une du champ de la taxe sur la valeur ajoutée (TVA) et de somme d’argent en contrepartie. Or, étant donné que la la taxe professionnelle 78. Mais la jurisprudence illustre loi prohibe désormais l’achat d’un acte sexuel, la cause que tel n’est pas toujours le cas 79, et là encore le droit est du contrat rebaptisée « but du contrat » est contraire à ambigu et contradictoire. l’ordre public textuel car contraire à la loi. Ce contrat est Les personnes qui exercent une activité prostitu- aujourd’hui contraire à l’ordre public en ce qu’il vise la tionnelle sont également soumises aux cotisations de réalisation d’une infraction pénale. Le contrat est alors Sécurité sociale prélevées par l’Union de recouvrement sans effet en vertu des articles 1128 73 et 1162 74 du Code civil. des cotisations de Sécurité sociale et d’allocations fami- Concrètement, cela signifie qu’une personne prostituée ne liale (URSSAF) du fait de leur activité. La position de peut désormais plus saisir le juge pour exiger l’exécution l’administration fiscale française est vivement critiquée

d’un avantage en nature ou de la promesse d’un tel avantage est puni de l’amende prévue pour les contraventions de la 5e classe. / Les personnes physiques coupables de la contravention prévue au présent article encourent également une ou plusieurs des peines complémentaires mentionnées à l’article 131-16 et au second alinéa de l’article 131-17 ». Les peines complémentaires mentionnées se traduisent par des stages de sensibilisation à la lutte contre l’achat d’actes sexuels, lesquels peuvent être accomplis aux frais de l’intéressé. La récidive est constitutive d’un délit puni d’une amende de 3 750 euros (art. 225-12-1, al. 1er du Code pénal). 71. Sur lequel, voir S. Pellet, « Le contenu licite et certain du contrat », Droit et patrimoine, nº 258, 2016, p. 61 sq. 72. Voir C. Grimaldi, « Les maux de la cause ne sont pas qu’une affaire de mots », Recueil Dalloz, 2015, p. 814 ; G. Wicker, « La suppression de la cause par le projet d’ordonnance : la chose sans le mot ? », Recueil Dalloz, 2015, p. 1557. 73. Art. 1128 du Code civil : « Sont nécessaires à la validité d’un contrat : 1° Le consentement des parties ; 2° Leur capacité de contracter ; 3° Un contenu licite et certain ». 74. Art. 1162 du Code civil : « Le contrat ne peut déroger à l’ordre public ni par ses stipulations, ni par son but, que ce dernier ait été connu ou non par toutes les parties ». 75. CE, 4 mai 1979, nº 09337. 76. Voir notamment : CE, 17 janvier 1990, nº 43499 ; CAA Bordeaux, 27 avril 2006, nº 02BX01379. L’arrêt rendu a infirmé le jugement de première instance par lequel les juges avaient procédé au redressement fiscal d’une personne qui se livrait à la prostitution dans la catégorie des bénéfices industriels et commerciaux (BIC). La catégorie des BNC regroupe, aux termes de l’article 92 du Code général des impôts : « […] les bénéfices des professions libérales, des charges et offices dont les titulaires n’ont pas la qualité de commerçants et de toutes occupations, exploitations lucratives et sources de profits ne se rattachant pas à une autre catégorie de bénéfices ou de revenus ». 77. Sur la reconnaissance en droit interne de la prostitution comme une activité professionnelle par le droit fiscal, voir notamment B. Marrion, « Profession : prostitué ! », in Le sexe et la norme, spéc. p. 374-379. 78. Voir D. Derycke, Les politiques publiques et la prostitution… 79. CAA Lyon, 16 février 2010, nº 08LY00640. Le caractère d’indépendance de l’activité étant une condition de l’assujettissement à la TVA, et la femme exerçant son activité prostitutionnelle dans un salon de massage dont elle était propriétaire, cette dernière a été soumise à la TVA. La CAA a ainsi relevé que le « chiffre d’affaires, en vertu des articles 256 et 302 ter du Code général des impôts, dépassait la limite fixée par ce dernier article et qu’elle était ainsi assujettie à la taxe sur la valeur ajoutée ». 74 Aloïse Quesne sur ce point 80, ce qui a conduit certains auteurs à affir- de la personne dans ce parcours, autorisé par le préfet 86, mer que la France est un État que l’on pourrait qualifier permettra de présumer ces personnes comme répon- de proxénète 81. S’acquitter des cotisations de Sécurité dant aux conditions de gêne ou d’indigence, ce qui peut sociale devrait permettre à la personne qui se prostitue conduire l’administration fiscale à accorder des remises de pouvoir bénéficier des prestations sociales. Cette totales ou partielles d’impôts 87. affiliation est pourtant rare, car seuls certaines URSSAF 82 l’acceptent . Si l’on retient que le contrat de prostitution ne porte pas sur le corps de la personne mais sur une prestation de Un parcours de sortie de la prostitution. Le fisc et l’URSSAF, service sexuel, la réalisation de cette dernière se révèle de par les impôts et les cotisations exigés, calculés en fonc- incontestablement consubstantielle au corps humain. tions des revenus de l’année antérieure, peuvent constituer Contrairement à ce que soutient une partie de la doctrine, un sérieux frein au désir de sortir de la prostitution. Ce ce n’est pas la réalisation d’une obligation de faire clas- problème était au cœur de l’arrêt Tremblay 83, la décision sique (laquelle n’existe d’ailleurs plus qu’implicitement), rendue n’allant pas dans le sens d’une réinsertion des car la spécificité de la mise à disposition du corps est personnes qui se prostituent. Mais la loi du 13 avril 2016 double. En effet, cette prestation de service s’exécute par et son décret d’application du 28 octobre 2016 contiennent un corps-à-corps, puisque le créancier de l’obligation plusieurs dispositions relatives à l’accompagnement des met son corps à contribution de façon équivalente à victimes de la prostitution en créant notamment un par- celui du débiteur de l’obligation. De plus, le résultat de cours de sortie de la prostitution et d’insertion sociale et cette prestation de service est inhérent au corps de la professionnelle 84 qui peut donner lieu au versement d’une personne qui l’exécute. Il n’y a pas, contrairement à la aide financière par un fond de prévention de la prostitu- force de travail par exemple, d’extériorité du résultat de tion et à l’accompagnement des personnes prostituées 85. la prestation qui puisse se détacher de la personne qui Ce fond sera constitué par les crédits de l’État affectés au l’a réalisée. soutient de toute initiative visant à la sensibilisation des C’est pourquoi il apparaît important que ce contrat populations aux effets de la prostitution sur la santé et soit inséré dans la théorie générale des contrats portant à la réduction des risques sanitaires, à la prévention de sur le corps humain dont nous proposons la création, l’entrée dans la prostitution et à l’insertion des personnes afin que ce contrat ne soit justement pas, dans l’esprit prostituées, ainsi que par les recettes provenant de la de nos contemporains, détaché du corps humain et, confiscation des produits du proxénétisme. L’engagement partant, banalisé. L’article 19 de la loi du 13 avril 2016 va

80. Dans l’affaire Tremblay c. France, par un jugement du 17 décembre 1998, le tribunal des affaires de Sécurité sociale de Paris avait annulé pour illégalité les contraintes de recouvrement des cotisations des années antérieures que l’URSAFF réclamait à une femme qui exerçait une activité prostitutionnelle. Les juges avaient été particulièrement audacieux dans leur motivation en relevant que « l’État, un et indivisible, ne peut par le biais du Ministère de la Justice faire tomber sous le coup de la loi pénale quiconque appréhende les subsides d’une personne se livrant à la prostitution et par le biais du Ministère des Finances ou d’organismes officiels, tel que l’URSAFF, appréhender lui-même lesdits revenus pour des raisons fiscales évidentes […]. […] le tribunal, qui a une mission de justice, ne peut que stigmatiser cette compromission étatique ». Ces éléments de procédure sont rappelés par la Cour européenne des droits de l’homme dans l’arrêt Tremblay c. France, § 10. 81. Voir notamment J.-M. Larralde, « La France, État proxénète ? », Revue trimestrielle des droits de l’homme, nº 77, janvier 2009, p. 195. 82. Voir G. François-Dainville, « La prostitution et le droit de la Sécurité sociale : la question de l’affiliation », Droit social, 2005, p. 888 sq. ; C. Geslot, « Prostitution, dignité… Par ici la monnaie ! », Recueil Dalloz, 2008, p. 1292 sq. 83. La requérante avait saisi la Cour européenne en soutenant que les sommes réclamées par l’URSAFF étaient si élevées que cela l’obligeait à continuer de se prostituer pour pouvoir s’en acquitter, ce qui constituait un traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 3 de la Convention, et un travail forcé au sens de l’article 4, § 2, du même texte. La Cour européenne a néanmoins décidé que les cotisations réclamées par l’URSAFF ne constituaient ni un traitement inhumain ou dégradant, ni un travail forcé, car la requérante pouvait très bien s’acquitter de ses cotisations au moyen d’autres activités. 84. Loi du 13 avril 2016, art. 5 ; art. L. 121-9 du Code de l’action sociale et des familles. Le décret d’application nº 2016-1467 du 28 octobre 2016 prévoit que toute association déclarée depuis au moins 3 ans et ayant pour principal objet de venir en aide aux personnes prostituées, mais également aux femmes victimes de violences ou plus généralement aux personnes en difficulté, peut demander un agrément lui permettant de participer à l’élaboration et à la mise en œuvre de ce parcours. L’agrément, délivré par le préfet, est d’une durée de 3 ans renouvelable. Une commission départementale de lutte contre la prostitution, le proxénétisme et la traite des êtres humains aux fins d’exploitation sexuelle est également instituée dans chaque département. Elle doit notamment rendre un avis sur tous les dossiers relatifs à la mise en place ou au renouvellement du parcours de sortie de la prostitution, lesquels lui sont soumis par les associations agréées ayant procédé à leur instruction. 85. Loi du 13 avril 2016, art. 7. Suivant l’article 1er du décret du 28 octobre 2016, une personne engagée dans un parcours de sortie de la prostitution et d’insertion sociale et professionnelle pourra également bénéficier : d’un logement dans le respect des conditions réglementaires d’accès à un logement locatif social, d’un accueil en logement-foyer ou d’un hébergement adapté à sa situation ; d’un accompagnement visant à faciliter l’accès aux soins, sur le plan physique et psychologique, et aux droits ; d’actions d’insertion sociale, visant à favoriser la socialisation, l’autonomie des personnes dans leur vie quotidienne et l’élaboration d’un projet d’insertion professionnelle. La décision du préfet de département d’autoriser ou de renouveler le parcours de sortie permet aussi la délivrance aux personnes étrangères d’une autorisation provisoire de séjour d’une durée minimale de six mois ouvrant droit à l’exercice d’une activité professionnelle, dans les conditions prévues à l’article L. 316-1-1 du Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile. 86. Selon l’article 1er du décret du 28 octobre 2016 relatif au parcours de sortie de la prostitution, instituant l’article R. 121-12-10 du Code de l’action sociale et des familles, ce parcours peut être autorisé pour une période de 6 mois renouvelable, dans la limite de 2 ans. 87. Art. L. 247 1° du Livre des procédures fiscales. Le contrat de prostitution : entre ombre et lumière 75 d’ailleurs dans ce sens, avec la mise en place, à l’attention dans l’objectif d’une lecture cohérente, le contrat de des élèves, de séances d’information sur « les réalités de prostitution, en tant que contrat portant sur le corps la prostitution et les dangers de la marchandisation du humain, devrait figurer, à l’instar de la gestation pour corps », précisant que ces séances auront pour but de autrui, parmi les contrats contraires à l’ordre public ; contribuer à « l’apprentissage du respect dû au corps car garder à l’esprit que cette activité est singulière, tant humain ». dans sa réalisation que dans les conséquences physio- En conséquence, étant donné la récente position logiques, psychologiques et sociales qu’elle induit, c’est adoptée par le législateur qui a créé le statut de victimes déjà contribuer à faire un pas pour la sauvegarde de la de la prostitution et prohibé l’achat d’actes sexuels, et dignité humaine.

Le corps mis à disposition : la gestation pour autrui

Armelle GOSSELIN-GORAND Maître de conférences (HDR) en droit privé à l’université de Caen Normandie Institut Demolombe (EA 967)

Laurence MAUGER-VIELPEAU Professeure de droit privé à l’université de Caen Normandie Institut Demolombe (EA 967)

I. La liberté

II. La propriété

Ce phénomène, quel que soit le nom qu’on lui donne, a de la mère porteuse avec le sperme du père biologique d’abord été porté par la procréation médicalement assistée, (marié ou pas) : l’enfant est alors l’enfant biologique de laquelle reste tributaire de la régulation par les pouvoirs cet homme, mais pas de son épouse ou de la femme avec publics de l’exercice de la médecine et on est dans ce qui il vit et la mère porteuse en est la mère biologique. domaine confronté à un monopole de la loi territoriale Enfin, l’enfant peut même être génétiquement du couple qui fixe les conditions de réalisation de la procréation d’accueil, la femme qui accouche ayant accepté de porter par les personnels médicaux compétents. Puis, il a pris l’embryon issu des gamètes du couple d’accueil (hypothèse une autre dimension avec l’admission dans certains pays de la gestation pour autrui). Ces différences sont à souli- d’une privatisation du mécanisme de procréation grâce à la gner dès lors qu’est envisagée cette thématique, le corps technique du contrat. C’est ce que l’on a appelé le contrat n’étant pas concerné de la même manière dans chaque de gestation pour autrui, le contrat de mère porteuse ou hypothèse, car on peut se demander s’il est raisonnable encore le contrat de maternité de substitution. de traiter le sujet de manière globale. Nous en doutons À ce sujet, deux remarques doivent être faites. D’une fortement. D’autre part, ces contrats illustrent l’existence part, ces contrats illustrent le fait que la gestation pour d’arrangements privés, qui supposent un positionnement autrui est en réalité plurielle et que ce sont des gestations des États identifiés comme prohibitifs ou permissifs, mais pour autrui dont il faut parler. Le corps entre propriété et ils peuvent aussi inévitablement réintroduire des questions liberté, le corps n’est pas traité de la même manière selon de droit international privé dès lors que tous les ordres les cas. Les techniques dites de « mères porteuses », ou de juridiques ne se positionnent pas de la même manière et « location d’utérus », appelées aujourd’hui plus volon- que les sujets de droit utilisent ces différences dans un tiers gestation pour autrui ou maternité de substitution, contexte de développement des situations transfrontières. recouvrent des pratiques diversifiées. Ainsi, l’enfant peut À partir du moment où des pays admettent le contrat de ne pas être génétiquement du couple d’accueil : la mère gestation pour autrui, le juriste, même lorsqu’il est issu biologique donne ou vend l’enfant qu’elle a conçu avec d’un pays prohibitif, se trouve nécessairement confronté son propre compagnon ou avec le sperme d’un tiers et à des opérations triangulaires entre des couples issus des qu’elle a porté (hypothèse de la maternité de substitution). États non permissifs et une mère porteuse issue d’un pays Ensuite, l’enfant peut aussi être conçu par insémination permissif.

CRDF, nº 15, 2017, p. 77 - 85 78 Armelle Gosselin-Gorand et Laurence Mauger-Vielpeau

Ces difficultés se sont accentuées puisque les position- corps humain qu’à celui de l’indisponibilité de l’état nements sont variés en droit comparé et les moyens de des personnes ». Puis le législateur, dans le cadre des déplacement suffisamment développés et aisés aujourd’hui lois de bioéthique du 29 juillet 1994, a consacré par- pour que des couples aillent chercher ailleurs ce qui leur tiellement cette jurisprudence : il est désormais affirmé est interdit dans le for. On constate l’existence de mouve- solennellement à l’article 16-7 du Code civil que « [t]oute ments transfrontières dans le domaine de la procréation, convention portant sur la procréation ou la gestation certains auteurs s’appuyant sur ce que l’on a appelé « les pour le compte d’autrui est nulle ». Cette interdiction bébés Thalys » pour envisager dans le domaine du droit le concerne toutes les conventions, que la mère porteuse phénomène d’un « tourisme procréatif » ou de migrations soit mère génétique ou seulement gestatrice, qu’elle soit procréatives. conclue à titre onéreux ou à titre gratuit. La prohibition a, plus tard 4, été renforcée par la règle autorisant le minis- Pourtant, la France s’est positionnée sur ce sujet et consti- tère public à agir en nullité des reconnaissances en cas tue un État prohibitif. En droit interne, il n’y a pas de de fraude à la loi 5. Cette interdiction est prolongée en liberté, ni de propriété : il y a un interdit de la gestation droit pénal 6. Depuis le Code pénal de 1992 7, l’interdit pour autrui et de la maternité de substitution réalisées de la maternité de substitution et de la gestation pour sur le territoire français. le compte d’autrui fait l’objet d’une section spécifique Ce fut d’abord l’œuvre de la jurisprudence. Confron- intitulée « Des atteintes à la filiation », sanctionnant les tée au développement sans précédent des techniques atteintes à l’indisponibilité de l’état d’un enfant, qui sont d’aide à la procréation, celle-ci a décidé très vite de poser aussi à inscrire dans le contexte du respect des droits de des limites, suivant en cela une doctrine qui leur était déjà l’enfant. Ces atteintes sont clairement dissociées de celles très hostile 1. Pour ce faire, la Cour de cassation a d’abord affectant la personne même de l’enfant, et de nature à estimé en 1989, dans l’arrêt Alma mater, que l’association compromettre sa santé ou sa sécurité 8. En amont, est qui a pour objet de faciliter la résolution des problèmes incriminée la provocation, adressée à des parents, ou qui se posent aux couples dont la femme est stérile, et qui l’un d’eux, à abandonner leur enfant né ou à naître, par favorise la conclusion et l’exécution d’une convention don, promesse, menace ou abus d’autorité (art. 227- entre ces couples et les mères porteuses volontaires, était 12, al. 1er du Code pénal : 6 mois d’emprisonnement et illicite. Dans l’arrêt de l’assemblée plénière du 31 mai 1991, 7 500 euros d’amende) ainsi que le fait de s’entremettre, arrêt fortement attendu à l’époque d’autant que la solu- dans un but lucratif, entre une personne ou un couple tion affirmée en 1989 2 se heurtait à une forte résistance désireux d’accueillir un enfant et un parent souhaitant des juges du fond, la Cour de cassation a ensuite déclaré abandonner son enfant, ou une femme acceptant de illicite « la convention par laquelle une femme s’engage, porter pour eux un enfant (art. 227-12, al. 2 et 3 du Code fût-ce à titre gratuit, à concevoir et à porter un enfant pénal : 1 an d’emprisonnement et 15 000 euros d’amende ; pour l’abandonner à sa naissance » 3. L’arrêt est d’autant les peines sont portées au double si les faits sont commis plus remarquable que le pourvoi était formé dans l’intérêt de façon habituelle et la tentative est punie des mêmes de la loi (situation tout à fait exceptionnelle), et après peines). L’article 227-13 du Code pénal incrimine les actes audition du président du Conseil consultatif national tendant à rattacher l’enfant officiellement aux personnes d’éthique, entendu comme amicus curiae. Les motifs qui souhaitent se faire passer pour ses parents biolo- de la nullité sont précisés : la convention « contrevient giques. Ces actes caractérisent les délits de « simulation tant au principe d’ordre public de l’indisponibilité du ou dissimulation ayant entraîné une atteinte à l’état civil

1. Voir notamment P. Raynaud, « L’enfant peut-il être objet de droit ? », Recueil Dalloz, 1988, chron., p. 109 sq. ; P. Kayser, « Les limites morales et juridiques de la procréation artificielle », Recueil Dalloz, 1987, chron., p. 190 sq. 2. Sur laquelle, voir Les grands arrêts de la jurisprudence civile, H. Capitant, F. Terré, Y. Lequette (dir.), 13e éd., Paris, Dalloz, 2015, t. I, nº 51. Voir aussi A. Batteur, A. Cerf-Hollender, A. Gosselin-Gorand, J.-M. Larralde, « Les interdits de la maternité de substitution et de gestation pour le compte d’autrui », in Les grandes décisions du droit des personnes et de la famille, A. Batteur (dir.), 2e éd., Issy-les-Moulineaux, LGDJ, 2016, p. 212 sq. 3. Cass., Ass. plén., 31 mai 1991, Alma mater, nº 90-20.105, publié au Recueil Lebon. Le caractère illicite de la convention avait déjà été affirmé en des termes approchants dans l’arrêt du 13 décembre 1989. 4. Ordonnance nº 2005-759 du 4 juillet 2005 portant réforme de la filiation,Journal officiel de la République française, nº 156, 6 juillet 2005, p. 11159. 5. Art. 336 du Code civil : « La filiation légalement établie peut être contestée par le ministère public si des indices tirés des actes eux-mêmes la rendent invraisemblable ou en cas de fraude à la loi ». 6. Voir notamment A. Batteur, A. Cerf-Hollender, A. Gosselin-Gorand, J.-M. Larralde, « Les interdits… », spéc. p. 226. 7. Le droit pénal appréhende depuis bien longtemps les atteintes à l’état de l’enfant. L’ancien droit connaissait déjà la « supposition » et la « suppression d’enfant », par exemple faire passer pour le sien un nouveau-né et faire disparaître un enfant sans pour autant lui enlever la vie. Voir R. Merle, A. Vitu, Traité de droit criminel, t. II, Droit pénal spécial, Paris, Cujas, 1982, nº 2146. L’article 345 du Code pénal de 1810 incriminait l’enlèvement, le recel, la suppression, la substitution et la supposition d’enfant. 8. Voir notamment le délaissement de mineur (art. 227-1 et 227-2 du Code pénal), ou d’une personne qui n’est pas en mesure de se protéger (art. 223-3 et 223-4 du Code pénal – Cass. crim., 23 février 2000, nº 99-82817, Bulletin criminel, nº 84, p. 245 : Revue de sciences criminelles, 2000, p. 610, obs. Y. Mayaud), la privation d’aliments ou de soins (art. 227-15 du Code pénal – Cass. crim., 12 octobre 2005, nº 05-81191, Bulletin criminel, nº 259, p. 907 : Recueil Dalloz, 2006, p. 2446, note J.-Y. Maréchal ; Gazette du Palais, 30 octobre-3 novembre 2005, avis D. Comaret ; La semaine juridique, édition générale, nº 7, 15 février 2006, II, 10022 et II, 10023, note J. Leblois-Happe ; Droit pénal, nº 1, 2006, comm. 6, note M. Véron). Le corps mis à disposition : la gestation pour autrui 79 d’un enfant », punis de 3 ans d’emprisonnement et de souligner qu’un ordre public international correspondant 45 000 euros d’amende 9. aux principes communs de l’humanité ou encore aux principes d’une justice universelle douée d’une valeur Dans un contexte de mondialisation, le débat sur les pro- internationale absolue n’existe pas sur la question de la hibitions françaises a connu une vive résurgence puisqu’il maternité pour autrui : les législations sont très partagées est délicat de concilier prohibition et mondialisation. Les et évolutives 12. Cette orientation de la jurisprudence a été mouvements transfrontières ont conduit des couples confirmée par deux arrêts du 13 septembre 2013 13 et un stériles à mettre les autorités françaises devant ce qu’une arrêt du 19 mars 2014 14. Il y a néanmoins eu un change- auteure a appelé un « fait internationalement accom- ment de fondement puisque c’est la théorie de la fraude pli » 10. Ces couples reviennent en France avec un enfant qui a été invoquée pour refuser la transcription de l’acte qui est issu d’une convention nulle au regard de notre de naissance étranger alors même qu’était désigné le père droit interne. La question centrale est donc toujours la biologique de l’enfant et non plus la notion d’ordre public même puisqu’il s’agit de savoir si une situation créée à international. Fraus omnia corrumpit. La théorie de la l’étranger sous l’empire d’une législation complaisante fraude apparaît dès lors comme un verrou supplémentaire doit être reconnue ou non. S’est alors posée la question à la reconnaissance en France de la filiation d’enfants nés de la réception de ces gestations pour autrui réalisées à d’une gestation pour autrui à l’étranger 15. l’étranger par le droit français, à travers la question de la Puis l’interdit fut relativisé. Ainsi, le Conseil d’État, transcription en France des actes d’état civil des enfants tenant compte peut-être de la jurisprudence européenne, nés à l’étranger. et se fondant sur l’intérêt supérieur de l’enfant, était plus Si dans un premier temps la Cour de cassation y était réservé. Dans son arrêt du 4 mai 2011 16, la haute juridic- très hostile, elle a dû changer d’attitude notamment sous tion administrative a considéré que la circonstance que l’impulsion de la jurisprudence de la Cour européenne la conception de ces enfants par M. A. et Mme C. aurait des droits de l’homme. Tout d’abord, ce fut l’époque de pour origine un contrat entaché de nullité au regard de l’interdit. Le 6 avril 2011, la première chambre civile de l’ordre public français serait, à la supposer établie, sans la Cour de cassation a rendu trois arrêts concernant le incidence sur l’obligation, faite à l’administration par les sort en France des enfants conçus et nés à l’étranger en stipulations de l’article 3-1 de la Convention relative aux conformité avec le droit américain 11. Les affaires ont en droits de l’enfant, d’accorder une attention primordiale commun, même si les situations de fait et de droit ne à l’intérêt supérieur des enfants dans toutes les décisions sont pas tout à fait identiques, que les enfants concernés les concernant. Certes, il ne s’agissait pas pour le Conseil sont nés d’une mère porteuse en Californie. Pour la haute d’État de se prononcer sur la transcription des actes sur juridiction, la transcription, en France, de l’acte de nais- les registres de l’état civil. Il a néanmoins considéré que sance dressé en conséquence du jugement américain ou le juge des référés pouvait enjoindre l’administration de la reconnaissance d’une filiation fondée sur la possession délivrer un document de voyage permettant aux enfants d’état sont impossibles. La Cour se fonde, comme dans concernés d’entrer sur le territoire national. Le garde l’arrêt de 1991 de l’assemblée plénière, sur le principe de des Sceaux s’est ému de la situation de ces enfants au l’indisponibilité de l’état des personnes et considère que regard de la nationalité française. Ainsi, la circulaire le processus est contraire à l’ordre public international Taubira du 25 janvier 2013, validée par le Conseil d’État français. Les arrêts ont été diversement accueillis et on a pu le 12 décembre 2014 17, permet de délivrer aux enfants

9. Est aussi incriminée la « substitution » d’enfant, qui consiste à intervertir deux nourrissons juste après l’accouchement de leur mère respective, avant déclaration de leur naissance, afin d’intervertir aussi leur état civil. Voir A. Vitu, « La protection pénale de l’état civil de l’enfant », in Droit de l’enfant et de la famille : hommage à Marie-Josèphe Gebler, J.-F. Eschylle, C. Marraud (dir.), Nancy, Presses universitaires de Nancy, 1998, p. 95 sq. 10. Voir G. Salamé, Le devenir de la famille en droit international privé, Aix-en-Provence, Presses universitaires d’Aix-Marseille, 2006. 11. Cass, 1re civ., 6 avril 2011, pourvois nº 10-19053, 09-17130 et 09-66486 : Recueil Dalloz, 2011, p. 1522, note D. Berthiau et L. Brunet ; Droit de la famille, nº 5, 2011, étude 14, note C. Neirinck ; Revue critique de droit international privé, 2011, p. 722, note P. Hammje ; Revue trimestrielle de droit civil, 2011, p. 340, obs. J. Hauser. 12. Droit de la famille, nº 5, 2011, étude 14, note C. Neirinck. 13. Cass., 1re civ., 13 septembre 2013, nº 12-30138 et nº 12-18315 : Recueil Dalloz, 2013, p. 2349, chron. H. Fulchiron et C. Bidaud-Garon ; Revue critique de droit international privé, 2013, p. 909, note P. Hammje ; Revue trimestrielle de droit civil, 2013, p. 816, obs. J. Hauser ; Journal du droit international, nº 1, 2014, comm. 1, note J. Guillaumé. 14. Cass., 1re civ., 19 mars 2014, nº 13-500005 : Recueil Dalloz, 2014, p. 905, chron. H. Fulchiron et C. Bidaud-Garon ; La semaine juridique, édition générale, nº 21-22, 26 mai 2014, p. 613, note J. Heymann ; Revue critique de droit international privé, 2014, p. 619, note S. Bollée. 15. Ces décisions sont même apparues comme un durcissement de la jurisprudence puisque les situations visées mettent en cause la paternité du père d’intention qui est aussi le père biologique et seul initiateur du recours à une gestation pour autrui. Les éléments réunis par le ministère public caractérisant l’existence d’un processus frauduleux comportant une gestation pour le compte d’autrui, il en résulte une impossibilité de transcrire sur les registres de l’état civil français les actes de naissance des enfants. Il revient dès lors au législateur de prendre position car, en l’état du droit positif, les juges judiciaires considèrent que, lorsque la naissance est l’aboutissement, en fraude à la loi française, d’un processus d’ensemble comportant une convention de gestation pour autrui, le refus de transcription est justifié. 16. CE, réf., 4 mai 2011, nº 348778 : Droit de la famille, nº 6, 2011, comm. 99, obs. C. Neirinck. 17. CE, 2e / 7e SSR, 12 décembre 2014, nº 365779, publié au Recueil Lebon. 80 Armelle Gosselin-Gorand et Laurence Mauger-Vielpeau un certificat de nationalité française et d’éviter qu’ils ne droit au respect de la vie privée, qui implique que chacun soient apatrides 18. puisse établir la substance de son identité, y compris sa 21 filiation, se trouve significativement affecté . Quant à la Cour européenne des droits de l’homme, elle La Cour de Strasbourg juge ainsi que, compte tenu considère qu’il n’existe aucun consensus en Europe, ni des conséquences des graves restrictions sur l’identité et sur la légalité de la gestation pour autrui, ni sur la recon- le droit au respect de la vie privée des enfants requérantes, naissance juridique du lien de filiation entre les parents et qu’en faisant ainsi obstacle tant à la reconnaissance d’intention et les enfants ainsi légalement conçus à l’étran- qu’à l’établissement en droit interne de leur lien de filia- ger, car ces questions suscitent dans les quarante-sept États tion à l’égard de leur père biologique, l’État défendeur a 19 membres de délicates interrogations d’ordre éthique . outrepassé sa marge d’appréciation. Le fait que le père Les États doivent en conséquence se voir reconnaître d’intention soit le père biologique des enfants justifie une ample marge d’appréciation dans leurs choix liés à d’autant plus la décision de la Cour européenne des droits la gestation pour autrui. Toutefois, cette marge d’appré- de l’homme. Elle impose de prendre en compte la filiation ciation se voit réduite dès lors qu’il est question de la biologique paternelle. La France est donc condamnée pour filiation, car cela met en jeu un aspect essentiel de l’identité non-respect de la vie privée de ces enfants. des individus. Il incombe en conséquence à la Cour de Dans ce contexte, la Cour de cassation ne pouvait Strasbourg de vérifier si un juste équilibre a été ménagé plus maintenir sa jurisprudence antérieure et a opéré un entre les intérêts de l’État et ceux des individus directement revirement de jurisprudence dans deux arrêts d’assemblée touchés, eu égard notamment au principe essentiel selon plénière rendus le 3 juillet 2015 22. L’acte de naissance n’étant lequel, chaque fois que la situation d’un enfant est en cause, ni irrégulier, ni falsifié et les faits qui y étaient déclarés l’intérêt supérieur de celui-ci doit primer. Concernant correspondant à la réalité, la Cour de cassation considère les parents, la Cour juge que la position adoptée par la que la convention de gestation pour autrui conclue entre Cour de cassation a permis de ménager un juste équilibre M. X et Mme Z ne faisait pas obstacle à la transcription de entre les intérêts des requérants et ceux de l’État, sans l’acte de naissance. Dans les deux affaires, le père d’inten- pour autant que cela compromette leur droit au respect tion était vraisemblablement le père biologique de l’enfant de leur vie familiale. Elle ne retient donc aucune violation né d’une gestation pour autrui. Dans ces circonstances et de l’article 8 de la Convention de ce point de vue. En dans ces seules circonstances, la transcription est autorisée. revanche, le droit des enfants au respect de leur vie privée A contrario, et dans les cas où il n’y a que des parents a été violé. En effet, la position des juridictions internes d’intention, qui n’ont pas de lien biologique avec l’enfant, a conduit à porter atteinte à leur identité au sein de la la transcription ne saurait être autorisée 23. Ce faisant la société française, car la nationalité constitue un élément Cour de cassation a respecté la jurisprudence de la Cour essentiel de l’identité de toute personne. Par ailleurs, le européenne des droits de l’homme en reconnaissant la fait pour les enfants requérantes de ne pas être identifiées filiation biologique paternelle. En revanche, la question en droit français comme étant les enfants des requérants de la maternité d’intention n’est pas abordée par ces arrêts parents d’intention a des conséquences sur leurs droits car seuls des pères avaient demandé la transcription des sur la succession de ceux-ci. S’il est donc parfaitement actes de naissance de leurs enfants. Depuis, la France a « concevable que la France puisse souhaiter décourager de nouveau été condamnée par la Cour de Strasbourg 24. ses ressortissants de recourir à l’étranger à une méthode Étaient en cause des enfants nés d’un père qui les avait 20 de procréation qu’elle prohibe sur son territoire » , il est reconnus et qui avait conclu une convention avec une indéniable mère porteuse indienne. La Cour européenne des droits de l’homme reprend la motivation et vise ses précédents […] que les effets de la non reconnaissance en droit français du lien de filiation entre les enfants ainsi conçus et les arrêts Mennesson et Labassée. parents d’intention ne se limitent pas à la situation de Pourtant, la position de la Cour de Strasbourg est ces derniers, qui seuls ont fait le choix des modalités de loin d’être limpide comme le révèle l’affaire Paradiso et procréation que leur reprochent les autorités françaises : Campanelli c. Italie concernant un couple ayant conclu une ils portent aussi sur celle des enfants eux-mêmes, dont le gestation pour autrui avec une clinique russe et qui s’est

18. Rappelons que la nationalité est un effet de la filiation : les enfants n’ont pas de filiation reconnue en France, mais ils peuvent avoir la nationalité française. Le risque d’apatridie est neutralisé. Leur vie quotidienne s’en trouve simplifiée. Par contre, ils n’ont pas d’autres droits attachés à la filiation comme des droits successoraux vis-à-vis de leurs parents d’intention. 19. Cour EDH, 26 juin 2014, Mennesson c. France, nº 65192/11 et 26 juin 2014, Labassée c. France, nº 65941/11. 20. Cour EDH, 26 juin 2014, Mennesson c. France, § 99. 21. Ibid. 22. Pourvois nº 14-21323 et 15-50002. 23. En ce sens, voir le communiqué publié par la haute juridiction qui précise que « [l]es espèces soumises à la Cour de cassation ne soulevaient pas la question de la transcription de la filiation établie à l’étranger à l’égard de parents d’intention : la Cour ne s’est donc pas prononcée sur ce cas de figure ». 24. Cour EDH, 21 juillet 2016, Foulon et Bouvet c. France, nº 9063/14 et 10410/14. Le corps mis à disposition : la gestation pour autrui 81 ensuite heurté au refus de l’enregistrement de l’enfant par Accepter de laisser l’enfant avec les requérants, peut-être les autorités italiennes. Dans un premier arrêt du 27 janvier dans l’optique que ceux-ci deviennent ses parents adop- 2015 25, la Cour européenne des droits de l’homme (deu- tifs, serait revenu à légaliser la situation créée par eux en 34 xième section) a jugé, conformément à sa position adoptée violation de règles importantes du droit italien . dans les arrêts Mennesson et Labassée, que les juges internes « n’ont pas pris une décision déraisonnable » en faisant Cet arrêt révèle donc un changement de position à une application stricte du droit national qui a eu pour l’égard de l’extension des vies familiales de facto et réaf- conséquence la non-reconnaissance de la filiation établie firme la possibilité pour les États d’interdire les contrats à l’étranger du fait de l’absence de liens génétiques avec commerciaux de gestation pour autrui. Ces deux arrêts l’enfant 26. Il n’existe donc pas de « droit » à la reconnais- illustrent sans aucun doute les fortes fractures existant sance en droit interne du lien de filiation d’un enfant né au sein de la juridiction de Strasbourg sur cette question d’une gestation pour autrui réalisée à l’étranger. Toutefois, complexe 35. les requérants (qui avaient vécu six mois avec l’enfant en Le 5 juillet 2017, par cinq arrêts rendus le même jour, Italie à partir de son troisième mois) peuvent se prévaloir la Cour de cassation a conforté sa position en considérant de « liens familiaux de facto » relevant de la vie familiale au que la convention de gestation pour autrui ne faisait pas sens de l’article 8 de la Convention 27. La Cour en conclut obstacle à la transcription d’actes de l’état civil étrangers donc que le placement de l’enfant dans une famille d’accueil conformes à la réalité. Elle a donc bien distingué le cas de n’a pas « préservé le juste équilibre devant régner entre les la filiation paternelle qui repose sur une réalité biologique, intérêts en jeu », mais sans pour autant conclure que ce de celui de la mère d’intention. Elle a considéré que le constat de violation de l’article 8 de la Convention oblige refus de transcription de la filiation maternelle lorsque l’État à remettre le mineur aux requérants 28. Saisie par l’enfant est né à l’étranger à l’issue d’une gestation pour voie de renvoi (art. 43 de la Convention) après l’arrêt de autrui résulte de la loi et poursuit un but légitime en ce chambre du 27 janvier 2015, la Grande Chambre de la qu’il tend à protéger l’enfant et la mère porteuse et vise à Cour de Strasbourg s’est à nouveau prononcée sur cette décourager cette pratique prohibée par les articles 16-7 et question dans un autre arrêt plus récent 29. Elle y réaffirme 16-9 du Code civil. La mère est celle qui accouche. Quand clairement que le recours aux conventions de gestation bien même les actes étrangers retiendraient pour mère pour autrui soulève des questions éthiques sensibles sur cette mère d’intention, ces actes de naissance ne sont pas lesquelles il n’existe aucun consensus parmi les États conformes à la réalité et ne sauraient être transcrits. La contractants et retient une solution inverse. Relevant tout Cour a cependant ouvert la voie de l’adoption puisqu’elle à la fois « l’absence de tout lien biologique entre l’enfant a affirmé que la gestation pour autrui ne fait pas obstacle et les parents d’intention, la courte durée de la relation à l’adoption par le conjoint si les conditions légales sont avec l’enfant et la précarité des liens du point de vue juri- remplies et si elle est conforme à l’intérêt de l’enfant 36. dique », la Cour juge « que les conditions permettant de La question est donc sensible. L’interdit est indénia- conclure à l’existence d’une vie familiale de facto ne sont blement relativisé. Le corps se retrouve à nouveau pris pas remplies » 30, alors même qu’elle ne conteste ni l’exis- dans une réflexion sur la manière dont le droit le saisit. tence d’un projet parental, ni la qualité des liens affectifs Face à cette évolution, certains annoncent une fin de la entre l’enfant et les requérants 31. Rappelant l’ample marge prohibition de la gestation pour autrui sur le territoire d’appréciation dont jouissent les États pour les « sujets national, voire une réflexion sur le régime juridique éthiquement sensibles » (adoption, prise en charge par de ce nouveau contrat spécial… D’autres cependant l’État d’un enfant, procréation médicalement assistée et pourraient y voir une sorte de renoncement devant un gestation pour autrui 32), elle valide par ailleurs l’interven- fait accompli, un alignement systématique sur le droit tion des autorités italiennes pour limiter la filiation aux le plus permissif, une remise en cause de l’intérêt de seuls liens biologiques ou d’adoption régulière, afin de l’État à voir respecter ses propres politiques publiques préserver les enfants 33. En effet, ou valeurs sociales.

25. Cour EDH, 27 janvier 2015, Paradiso et Campanelli c. Italie, nº 25358/12 : La semaine juridique, édition générale, nº 7, 16 février 2015, p. 194, zoom F. Sudre. 26. Cour EDH, 27 janvier 2015, Paradiso et Campanelli c. Italie, § 77. 27. Ibid., § 69. 28. Ibid., § 86-88. 29. Cour EDH, GC, 24 janvier 2017, Paradiso et Campanelli c. Italie, nº 25358/12. 30. Ibid., § 157. 31. Ibid., § 163. 32. Ibid., § 194. 33. Ibid., § 177. 34. Ibid., § 215. 35. Voir J.-M. Larralde, « L’éloignement d’un enfant né illégalement d’un contrat de gestation pour autrui ne viole pas l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme », L’essentiel droit de la famille et des personnes, nº 3, 2017, p. 3 sq. 36. Cass., 1re civ., 5 juillet 2017, nº 16-16901 16-50025, nº 16-16495, nº 16-20052, nº 16-16455, nº 15-28597. 82 Armelle Gosselin-Gorand et Laurence Mauger-Vielpeau

Le rappel historique opéré montre que ce sont des ques- prohibition dès lors que la société civile n’est pas prête à tions épineuses, qui soulèvent d’âpres débats dont la portée accepter ces techniques sur son territoire : l’engagement s’étend bien au-delà des cercles universitaires. Alimentant politique est maintenu. les difficultés des conceptions contemporaines de la filia- Par ailleurs, les solutions du droit positif exacerbent tion 37, cette thématique soulève aussi des interrogations une liberté pour le père biologique. Le père biologique sur la protection de l’enfant mais aussi de la mère porteuse, apparaît comme le « grand gagnant » de cette jurispru- sans parler du rôle de la volonté individuelle puisque dence. La Cour de cassation dans sa jurisprudence de c’est avant toute chose de techniques contractuelles dont 2015 se fonde sur la vérité factuelle des faits relatés dans il s’agit. l’acte de naissance étranger et insiste sur le fait que le « Le corps entre liberté et propriété » : la préposition revendiquant est bien le père biologique de l’enfant. L’acte « entre » semble donc le mot essentiel du titre du colloque de naissance n’étant ni irrégulier ni falsifié et les faits qui s’agissant de la gestation pour autrui. On pourrait même y étaient déclarés correspondant à la réalité, la Cour de dire que le sujet est adapté à la culture normande dans la cassation considère que la convention de gestation pour mesure où l’on se demande s’il faut maintenir la prohibi- autrui conclue entre M. X et Mme Z ne faisait pas obstacle tion ou l’écarter ou tenter de concilier un antagonisme ? à la transcription de l’acte de naissance. Dans les deux Il serait présomptueux de dire que nous allons montrer affaires, le père d’intention était considéré comme le père comment sortir du guet. Toujours est-il que nous vou- biologique de l’enfant né d’une gestation pour autrui. drions remettre dans cette thématique les enjeux des mots Dans ces circonstances et dans ces seules circonstances, liberté (I) et propriété (II). la transcription est autorisée. Aucun test biologique n’a cependant été réalisé dans les espèces concernées… On pourrait être enclin à dire que ce n’est plus mater semper I. La liberté certa est mais pater semper certa est dès lors qu’un homme passe une convention de procréation avec une femme L’article 4 de la Déclaration des droits de l’homme et du hors du territoire. La liberté du père biologique induit citoyen indique que une liberté du processus de procréation puisque celui-ci n’est plus considéré. Pourtant, l’acte étranger peut être La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas considéré comme porteur d’un état de droit et le for requis à autrui : ainsi, l’exercice des droits naturels de chaque en ordonnant la transcription accepte de reconnaître cet homme n’a de bornes que celles qui assurent aux autres état et de lui faire produire des effets. Néanmoins, ce n’est Membres de la Société la jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la Loi. pas parce qu’une situation a été créée à l’étranger et qu’elle existe qu’elle devrait ipso facto être reconnue dans l’ordre Le phénomène étudié souligne donc la liberté de juridique du for. C’est pour cela que la Cour de cassation chaque individu de procréer et permet même d’élargir avait un temps invoqué les critères d’ordre public et de les formes de procréations. Se développe indéniablement fraude, lesquels sont exigés pour la réception des décisions une liberté de recourir aux techniques de la gestation pour étrangères sur le territoire national. La fraude permettait autrui et des maternités de substitution. Les solutions du d’envisager le processus de création de l’enfant dans son droit positif en relativisant l’interdit encouragent la liberté ensemble 39. On fait désormais fi du processus de création. de recourir à ces techniques. Les derniers arrêts de la Mais tous les mécanismes ne sont pas pour autant traités Cour de cassation abrogent de facto l’article 16-7 du Code de la même manière. Ce sont les hypothèses où l’enfant civil « en tenant pour indifférente sa transgression » 38. Il est l’enfant biologique du père d’intention et que la mère serait même possible d’arguer qu’il devient absurde de porteuse est la mère biologique qui sont ainsi renforcées : maintenir une loi qu’un simple voyage permet d’éluder. majoritairement c’est donc le cas de la parentalité homo- Au-delà, on pourrait être tenté de considérer qu’il serait sexuelle qui est visée ou encore de l’infertilité de la mère bon d’ouvrir la gestation pour autrui sous toutes ses d’intention. Dans une telle logique, la mère d’intention formes sur le sol français en justifiant qu’elle serait très est sacrifiée sur l’autel de la liberté : soit elle n’a pas donné certainement mieux contrôlée en France que dans les ses gamètes et il n’y aura jamais la concernant de vérité États qui aujourd’hui sont ses terrains de prédilection, biologique ; soit elle a donné ses gamètes mais, en droit telle l’Inde ou encore les pays de l’Est de l’Europe. On français, la mère est celle qui accouche et c’est donc la pourrait cependant y voir une version inédite du gouver- mère porteuse qui est la mère juridique. La maternité nement des juges. Quoi qu’il en soit, cette liberté remet en d’intention est exclue. Cela a été conforté par les arrêts cause l’autorité de la loi et de la représentation nationale. du 5 juillet 2017 qui distinguent nettement le cas de la Pourtant, le législateur peut se targuer du maintien de la filiation paternelle de celui de la filiation maternelle. Le

37. Voir, à ce sujet, I. Théry, A.-M. Leroyer, Filiation, origines, parentalité : le droit face aux nouvelles valeurs de responsabilité générationnelle, rapport du groupe de travail Filiation, origines, parentalité au ministère des Affaires sociales et de la Santé, ministère délégué chargé de la Famille, 2014. 38. D. Sindres, « Brèves remarques sur les arrêts d’assemblée plénière du 3 juillet 2015 ouvrant la voie à la reconnaissance en France de la GPA », Recueil Dalloz, 2015, point de vue 31, p. 1773. 39. Voir notamment D. Sindres, « Le tourisme procréatif et le droit international privé », Journal du droit international, nº 2, 2015, p. 429 sq. Le corps mis à disposition : la gestation pour autrui 83 droit positif permet donc d’évoquer une forme de liberté Ces techniques de procréation conduisent aussi à à deux vitesses. Seule une remise en cause des fondements considérer la liberté des sociétés de démarchage étrangères de la filiation en droit français pourrait permettre un qui viennent sur le territoire proposer leurs services aux semblant d’égalité… ou encore une réelle compréhension parents d’intention. Malgré la nullité sur le plan civil et de l’article 47 du Code civil. Ce texte a pour objet de l’interdit sur le plan pénal, le contexte de la mondialisation préciser les conditions auxquelles est présumée la force attire les sociétés étrangères, lesquelles par des démarches probante des actes de l’état civil étranger et d’expliciter les publicitaires exposent des données des pays permissifs. Il éléments permettant de renverser cette présomption. Sont existe pourtant le délit d’entremise 41. Des auteurs ont pu ainsi mentionnés les actes irréguliers (ils ne respectent pas néanmoins montrer que notre arsenal pénal est bien peu les formes locales), les actes falsifiés et les actes inexacts. efficace 42 face à ces démarchages. Si la loi pénale est appli- L’article 47 exige donc une sorte de principe de véracité cable aux infractions commises sur le territoire (art. 113-2 qui n’est pas à confondre avec les exigences d’ordre public du Code pénal), les sociétés entremetteuses se contentent international ou de fraude en droit international privé. Il de présenter dans le for les possibilités de gestation pour est tout à fait possible d’avoir des actes qui respectent le autrui et les options (choix du sexe de l’enfant, prix dégres- principe de véracité en relatant des faits exacts mais que sif…) mais c’est à l’étranger que l’entremise, la mise en la situation relatée ait été créée au moyen d’une fraude au relation des parents d’intention et de la mère porteuse, sens du droit international privé ou encore en heurtant la a lieu. Certes, le fait constitutif pourrait être interprété conception française de l’ordre public international. Or, largement et il pourrait être considéré que cela englobe les l’ordre public international exige de bloquer la convention actes préparatoires et que ces actes préparatoires ont eu portant sur la création ou la gestation pour le compte lieu en France. Par ailleurs, les principes de personnalité d’autrui. C’est bien cette convention qui est à l’origine active (art. 113-6 du Code pénal) et de personnalité passive de la filiation biologique du père. Mais, si pour lui elle ne sont pas d’un grand secours : les infractions ne sont pas n’est pas prise en considération, pour la mère d’inten- commises par des Français et, dès lors que l’on considère tion elle réapparaît. Pourtant, l’article 16-7 du Code civil la victime, les choses se compliquent : soit il s’agit de consi- n’interdit pas seulement les maternités de substitution. dérer l’enfant mais au moment de l’infraction il n’existe Il fait échec au recours par convention au service d’une pas, soit il s’agit de considérer les parents d’intention mais mère porteuse qui portera l’enfant et l’abandonnera à sa ils sont eux aussi à l’origine du processus, soit il s’agit de naissance. L’article 16-7 du Code civil permet d’englober considérer la mère porteuse mais celle-ci, même si on peut tous les cas, que cela soit un couple hétérosexuel, deux la considérer victime de la marchandisation de son corps, hommes, deux femmes, ou une personne célibataire de n’est pas française. Le délit d’entremise apparaît une épée sexe masculin ou féminin. de Damoclès bien fragile au-dessus de la tête de ces sociétés. Le phénomène permet ensuite d’évoquer la (préten- « Le corps entre propriété et liberté » : la liberté des due ?) liberté de la mère porteuse : les mères porteuses acteurs des techniques de gestation pour autrui est bien sont essentiellement des femmes plus pauvres au service relative, particulièrement du point de vue des mères. d’hommes et / ou de femmes plus riches. C’est un lieu Qu’en est-il maintenant de la propriété ? commun de le dire mais qui ne peut être nié et doit être redit. La rémunération est omniprésente dans ces méca- nismes invitant le marché 40. Les conventions sont conclues II. La propriété à titre onéreux et ces femmes perçoivent souvent une part infime de ce qui est versé au profit des entremetteurs. Si on conçoit la propriété comme la relation que la per- Cela a pu mener à certaines dérives comme en Inde avec sonne est susceptible d’avoir avec tout intérêt susceptible de véritables « élevages » de mères porteuses organisés et de constituer un objet de droit rendant possible l’appro- récemment interdits sous la pression de l’opinion publique priation de l’homme et si on retient une conception large mondiale. Or, si on fait fi du processus de création, on de cet objet en y incluant le corps humain, les processus ferme les yeux sur toutes ces pratiques pas toujours bien de gestation pour autrui insufflent alors assurément un identifiées telles que les stimulations ovariennes parfois rôle nouveau à la propriété. Sont en l’occurrence objets réalisées susceptibles de porter atteinte à la santé de ces de propriété l’enfant bien sûr mais aussi l’utérus de la femmes. mère porteuse.

40. Voir J. Icard, « Une analyse économique du droit de la famille. À propos de la gestation pour autrui », Revue de la recherche juridique. Droit prospectif, nº 1, 2011, p. 131-152, spéc. p. 142 sq. ; D. Le Breton, « La question anthropologique de la gestation pour autrui », in Les incidences de la biomédecine sur la parenté, B. Feuillet-Liger, M.-C. Crespo-Brauner (dir.), Bruxelles, Bruylant, 2014, p. 337 sq. 41. Art. 227-12 du Code pénal : « Le fait de provoquer soit dans un but lucratif, soit par don, promesse, menace ou abus d’autorité, les parents ou l’un d’entre eux à abandonner un enfant né ou à naître est puni de six mois d’emprisonnement et de 7 500 euros d’amende. / Le fait, dans un but lucratif, de s’entremettre entre une personne désireuse d’adopter un enfant et un parent désireux d’abandonner son enfant né ou à naître est puni d’un an d’emprisonnement et de 15 000 euros d’amende. / Est puni des peines prévues au deuxième alinéa le fait de s’entremettre entre une personne ou un couple désireux d’accueillir un enfant et une femme acceptant de porter en elle cet enfant en vue de le leur remettre. Lorsque ces faits ont été commis à titre habituel ou dans un but lucratif, les peines sont portées au double ». 42. Voir B. Chapleau, « Le délit d’entremise en vue de la maternité pour autrui », Recueil Dalloz, 2015, p. 1775 sq. 84 Armelle Gosselin-Gorand et Laurence Mauger-Vielpeau

Bien entendu, dans cette hypothèse on doit faire table point de vue de la mère porteuse ou de celui de l’enfant, rase de l’article 16 du Code civil 43 pour l’enfant et de des obstacles se lèvent contre cette marchandisation. l’article suivant 16-1 44 pour la mère porteuse. Levons ces En ce qui concerne la mère porteuse, si l’on admet obstacles, écartons ces textes de droit positif et admettons l’appropriation de son corps, on passe d’un régime de la marchandisation du corps et le « marché des ventres » protection du corps humain à un régime de disponibilité et de l’enfant. qui transforme l’individu en propriétaire de son corps. Le Autoriser les techniques de gestation pour autrui processus est fondé sur la location d’un utérus. Au-delà, revient à reconnaître en la matière une certaine liberté une réflexion peut être menée sur ce qui découle de cette contractuelle. Celles-ci ont d’ailleurs permis de montrer la location : l’impact du contrat sur la vie de cette femme, combinaison de différents contrats, l’utilisation originale la régulation de son comportement, de sa vie sexuelle, des contrats spéciaux. C’est une combinaison de contrats de ses choix de modes de vie (alimentation, sport…). emportant d’une part la jouissance d’une chose et d’autre La propriété peut devenir aliénante… La jurisprudence part le transfert de propriété d’une autre chose puisque le actuelle utilise les notions d’intérêt de l’enfant, de droit à processus suppose non seulement le louage d’un utérus la vie privée des parents d’intention ; mais il apparaît aussi mais aussi le transfert de l’enfant né. Le louage d’utérus que l’on doit envisager l’intérêt de cette mère porteuse. pourrait alors être envisagé comme un louage de chose Les données actuelles qui laissent entendre que les arrêts ou plus vraisemblablement comme un louage d’ouvrage récents ne donnent plus grand sens à la prohibition de la ou une prestation de service rémunérée… gestation pour autrui s’orientent alors vers un encadre- À ce sujet, le vocabulaire du droit des affaires pénètre ment de celle-ci 46. Cet encadrement sous-entend qu’il y déjà le droit de la famille ; la Cour de Luxembourg, elle- a des risques pour la gestatrice, notamment pour sa santé même, n’hésite pas à utiliser l’expression « mère comman- en cas d’inséminations multiples. Certains évoquent des ditaire » pour désigner la mère d’intention. Elle considère gestations pour autrui tolérables et des gestations pour que autrui intolérables. Quoi qu’il en soit, elles révèlent iné- luctablement une vision réductrice du corps de la femme […] les États membres ne sont pas tenus d’accorder un alors que le corps n’est pas seulement un organisme. Il congé de maternité […] à une travailleuse, en sa qualité est aussi marqué par l’univers de la reproduction et il est de mère commanditaire ayant eu un enfant grâce à une imprégné de multiples données qui échappent au droit convention de mère porteuse, y compris lorsqu’elle est susceptible d’allaiter cet enfant après la naissance ou qu’elle dans l’approche actuelle puisque la maternité n’est pas l’allaite effectivement 45. considérée dans sa globalité, la mère étant en droit positif « seulement » celle qui accouche. Le processus libère un marché et ses forces qui tendent Quant à l’enfant, il devient l’objet du processus. On à transformer la personne en sujet économique. On utilise parle de réification de l’enfant. Mais de quel enfant s’agit- des mécanismes qui étaient réservés jusqu’alors aux stricts il ? Un enfant qui correspond en tous points aux attentes objets de droit pour les appliquer aux sujets de droit. Mais des parents d’intention telles qu’elles figurent au contrat. transformer des sujets de droit en objets de droit n’est Que se passe-t-il si l’enfant ne correspond pas à ces attentes, pas si simple. Quelle valeur donner à la location d’un notamment s’il naît handicapé ou s’il ne répond pas à utérus ou au transfert de propriété d’un enfant ? Quelle tous les critères du parent ou des parents d’intention ? contrepartie peut être exigée ? Est-ce un marché guidé par Que deviendra l’enfant si nul n’en veut, ni le(s) parent(s) la loi de l’offre et de la demande ? À l’évidence, ce ne peut d’intention, ni la mère porteuse ? Faudra-t-il le placer ? pas être un marché comme les autres. Que l’on se place du Quel coût la prise en charge de cet enfant engendrera-t-elle

43. « La loi assure la primauté de la personne, interdit toute atteinte à la dignité de celle-ci et garantit le respect de l’être humain dès le commencement de sa vie. » 44. « Chacun a droit au respect de son corps. / Le corps humain est inviolable. / Le corps humain, ses éléments et ses produits ne peuvent faire l’objet d’un droit patrimonial. » 45. CJUE, 18 mars 2014, C. D. c. S. T., C-167/12, § 43. Une femme anglaise ayant eu un enfant grâce à une convention de mère porteuse comme l’autorise le droit anglais (Human Fertilisation and Embryology Act, 2008) et souhaitant l’allaiter avait sollicité de son employeur un congé payé à la suite de la naissance de cet enfant. Cette demande formelle de « congé de maternité de substitution » ayant été refusée, l’employeur considérant que le droit national ne prenait en compte que les congés de maternité ou les congés d’adoption, la Cour de justice devait vérifier la compatibilité de ce refus avec le directive 92/85/CEE du 19 octobre 1992 concernant la mise en œuvre des mesures visant à promouvoir l’amélioration de la sécurité et de la santé des travailleuses enceintes, accouchées ou allaitantes au travail et avec la directive 2006/54/CE du 5 juillet 2006 relative à la mise en œuvre du principe de l’égalité des chances et de l’égalité de traitement entre hommes et femmes en matière d’emploi et de travail. Si la Cour tend à préciser la situation des protagonistes en qualifiant de mère commanditaire la mère ayant eu un enfant grâce à une convention de mère porteuse et de mère porteuse la femme qui a été enceinte et a donné naissance à un enfant pour le compte d’une mère commanditaire, elle considère également qu’une travailleuse en sa qualité de commanditaire n’entre pas dans le champ d’application de la directive (art. 8) et que les États membres ne sont donc pas tenus d’accorder un congé de maternité à de telles travailleuses y compris lorsqu’elles sont susceptibles d’allaiter cet enfant après la naissance ou qu’elles l’allaitent effectivement. Le fait pour un employeur de refuser d’accorder un congé de maternité à une mère commanditaire ayant eu un enfant grâce à une convention de mère porteuse ne constitue pas davantage une discrimination fondée sur le sexe puisque les hommes ne peuvent pas non plus y prétendre. 46. Voir notamment, à ce sujet, M. André, A. Milon, H. de Richemont, Rapport d’information fait au nom de la commission des affaires sociales et de la commision des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du Règlement et d’administration générale par le groupe de travail sur la maternité pour autrui, nº 421, Sénat, déposé le 25 juin 2008. Le corps mis à disposition : la gestation pour autrui 85 pour l’État ? Jusqu’à combien la société est-elle prête à rejaillissent à l’occasion du débat sur la gestation pour payer si l’enfant est abandonné ? Allons encore plus loin : si autrui : le droit, et partant le droit de la famille, doit-il être l’enfant est réifié, devient objet de droit, à combien faut-il une technique neutre d’organisation des relations fami- l’évaluer ? Songeons aussi aux éventuels conflits entre le(s) liales, un outil désymbolisé subordonné aux possibilités et parent(s) d’intention et la mère porteuse : si celle-ci veut aux finalités scientifiques 48 ? Il s’agit alors de réfléchir aux en définitive garder l’enfant, qui l’emportera ? Le perdant rapports entre le droit et la science et de se demander si la pourra-t-il être indemnisé ? Pour quel préjudice ? À quel norme scientifique doit être le seul critère de légitimité du quantum ? droit. À ce titre, il faut se demander si l’assistance médicale à la procréation dans laquelle s’inscrivent ces techniques de Pour conclure, il est vrai que le droit de la famille contem- gestation pour autrui peut intervenir pour simple conve- porain favorise indirectement cette marchandisation car nance contrairement à ce qu’impose notre droit positif 49. il s’appuie fortement sur le « modèle du contrat » puisque Plus généralement, le droit doit-il se lire dans les faits, les ce modèle a permis de désinstitutionnaliser la famille, de épouser, les suivre, coïncider avec eux, s’aligner sur eux, considérer l’individu dans la famille, d’encourager la liberté les calquer, les serrer au plus près, s’incliner devant eux, et l’égalité au sein de la famille et a favorisé l’organisation se soumettre ? Nous ne le pensons pas, comme l’ont si de la famille par ses membres et non plus par l’État 47. Cette magistralement montré Christian Atias et Didier Linotte mutation fondamentale affectant le droit de la famille dans leur précieux article, « Le mythe de l’adaptation du emporte néanmoins des conséquences essentielles qui droit au fait » 50. Le droit n’est pas neutre.

47. Voir F. Dekeuwer-Défossez, « Réflexions sur les mythes fondateurs du droit contemporain de la famille », Revue trimestrielle de droit civil, 1995, p. 249-270. 48. Voir J. Icard, « Une analyse économique du droit de la famille… », spéc. p. 138. 49. Art. L. 2141-2 du Code de la santé publique : « L’assistance médicale à la procréation a pour objet de remédier à l’infertilité d’un couple ou d’éviter la transmission à l’enfant ou à un membre du couple d’une maladie d’une particulière gravité. Le caractère pathologique de l’infertilité doit être médicalement diagnostiqué. / L’homme et la femme formant le couple doivent être vivants, en âge de procréer et consentir préalablement au transfert des embryons ou à l’insémination. Font obstacle à l’insémination ou au transfert des embryons le décès d’un des membres du couple, le dépôt d’une requête en divorce ou en séparation de corps ou la cessation de la communauté de vie, ainsi que la révocation par écrit du consentement par l’homme ou la femme auprès du médecin chargé de mettre en œuvre l’assistance médicale à la procréation ». 50. C. Atias, D. Linotte, « Le mythe de l’adaptation du droit au fait », Recueil Dalloz, 1977, chron., p. 251.

Les utilités du corps d’autrui : le contrôle des autorités parentales et tutélaires

Gilles RAOUL-CORMEIL Maître de conférences (HDR) en droit privé à l’université de Caen Normandie Institut Demolombe (EA 967)

I. La légitimation du contrôle parental ou tutélaire dans l’ordre du Code civil A. Fondement et technique de la protection des mineurs B. Fondement et technique de la protection des majeurs vulnérables

II. La dégradation du contrôle parental ou tutélaire dans l’ordre du Code de la santé publique A. L’élargissement du cercle des personnes ayant autorité B. Le relâchement de la valeur de leur consentement

Au pays de Descartes, il n’est pas encore devenu aisé de souffrances du corps rejaillissent sur la liberté de l’esprit. penser la relation entre la personne et son corps. Les philosophes 3 ne raisonnent plus, comme Descartes, sur l’union de l’âme et du corps mais sont interrogés par les La nature m’enseigne […] que je ne suis pas seulement progrès de la science biomédicale et sur le bien-fondé des logé dans mon corps, ainsi qu’un pilote en son navire, limites que la législation est contrainte de porter à la liberté mais, outre cela, que je lui suis conjoint très étroitement 4 et tellement confondu et mêlé, que je compose comme individuelle ou au pouvoir médical . L’introduction des un seul tout avec lui 1. articles 16 à 16-9 du Code civil régissant le corps humain a conduit les juristes à développer une théorie générale du Descartes admettait la dualité du corps et de l’esprit corps humain et à prendre parti sur sa nature juridique. dans la mesure où la matérialité du corps peut être l’objet Rares sont les auteurs qui, dans le prolongement de la d’une pensée réfléchie 2. Mais le philosophe concédait philosophie dualiste, néoplatonicienne ou cartésienne, l’interdépendance du corps et de l’esprit dès lors que les conçoivent que le corps humain soit « une chose » 5 et

1. R. Descartes, Méditation sixième, in Méditations métaphysiques [1641], C. Adam, P. T. Tannery (éd.), Paris, J. Vrin, 1983, p. 64. 2. Dans le Cogito, ergo sum, ce moi, « l’âme par laquelle je suis ce que je suis » est « entièrement distinct du corps » (R. Descartes, Discours de la méthode, Paris, Éditions du monde moderne, 1637, quatrième partie, p. 44). 3. Voir spécialement T. Machefert, « Peut-on fonder une éthique sur la liberté ? Les apories de l’individualisme dans la philosophie morale contemporaine », in La libre disposition de son corps, J.-M. Larralde (dir.), Bruxelles, Nemesis – Bruylant (Droit et justice ; 88), 2009, p. 19-43. 4. Sur lequel, voir A. Catherine, Pouvoir du médecin et droits du patient. L’évolution de la relation médicale, thèse de doctorat en droit public, université de Caen Normandie, 2011. 5. Sur la nature juridique objective du corps, voir F. Zenati-Castaing, T. Revet, Manuel de droit des personnes, Paris, PUF (Droit fondamental. Manuels), 2006, leçon 8, nº 275, p. 237 : « La loi affirme cette nature en organisant la protection du corps par le moyen d’un droit subjectif : la proclamation, par l’article 16-1, alinéa 1, du Code civil, du droit de chacun au respect de son corps consacre un pouvoir du sujet sur son corps, ce qui requiert sa qualité de chose ». Voir aussi J.-C. Galloux, « De corpore jus, premières analyses sur le statut juridique du corps humain, ses éléments et ses produits selon les lois nº 94-653 et 94-654 du 29 juillet 1994 », Petites affiches, nº 149, 14 décembre 1994, p. 18-24, spéc. nº 29, p. 22.

CRDF, nº 15, 2017, p. 87 - 96 88 Gilles Raoul-Cormeil même « un bien » 6 : un objet appropriable, bien que non de la décision prise par une personne sur le corps d’une saisissable 7. Toute personne a la libre disposition de son autre sur laquelle elle a autorité. La distinction du corps corps et peut accéder exclusivement à toutes ses utilités. et de la personne perd toute sa pertinence ; elle n’est plus L’analyse en termes de propriété individuelle concède une prémisse nécessaire pour conduire la réflexion. La volontiers l’existence de limites légales à la liberté de la question se déplace et se recentre sur la légitimité du personne de disposer de son corps 8. Mais de nombreux pouvoir d’exercer une autorité – parentale ou tutélaire. juristes répugnent à placer le corps humain dans le monde Cette légitimité est alors éprouvée et analysée à l’aune du des choses, l’analysant comme une « composante de la per- bienfait ou du mal, du risque ou de l’avantage que peut en sonne » 9. La philosophie moniste qui refuse de distinguer retirer la personne vulnérable, sans qu’il soit nécessaire la personne et son corps comprend encore de nombreux de distinguer son corps et son esprit, son présent et son partisans formés par les auteurs classiques 10. D’emblée, avenir, alors confondus dans la détermination de son admettons qu’il soit assez difficile de concevoir que le intérêt individuel. Une personne vulnérable peut-elle corps humain soit saisi comme un objet de droit distinct seule engager son corps ? À quel niveau d’altération des du sujet qui pense et qui entend exercer sur celui-ci des facultés mentales ou d’immaturité du discernement faut-il actes juridiques qui l’obligent à l’égard d’autrui. Obliger supposer que la personne ne peut plus, ou pas encore, son corps, n’est-ce pas déjà, et surtout, s’obliger soi-même, prendre seule de décision qui l’engage en son corps. On est par sa volonté ? La complexité de la question doit être là dans des cas où l’autonomie de la personne à disposer admise tant elle mobilise la conscience individuelle et des d’elle-même perd une partie de son sens, où la protection savoirs pluridisciplinaires pour entreprendre et mener une juridique se manifeste par des institutions séculaires : réflexion éclairée. La dimension philosophique, morale l’autorité tutélaire d’un père, d’une mère ou d’un tiers ou religieuse du débat est fondamentale mais elle doit être ayant reçu du juge le titre de curateur ou de tuteur. Le tenue pour ce qu’elle est et ne pas troubler la distinction concept d’autorité est décisif ; c’est un élément tiers dans de la personne et des choses 11. Le Code civil de 1804 a le débat ayant convoqué la liberté et la propriété pour consacré le concept juridique et politique de sujet de droit : expliquer la relation de la personne juridique au corps la personnalité juridique est un masque porté par l’être humain. humain en vie, de sa naissance à sa mort. La qualité de Le droit des incapacités et de l’autorité parentale personne protège d’abord le corps humain ; elle donne ont été réécrits par les lois Carbonnier 12 à une époque ensuite du sens à la libre disposition de celui-ci ; elle permet où le législateur n’avait pas jugé nécessaire de descendre enfin de limiter la volonté individuelle du sujet de droit dans le détail de la protection de la personne. Les lois en l’obligeant à respecter des règles d’ordre public. récentes 13 ont affronté cette difficulté sans qu’il ne résulte La relation de la personne et de son corps devient plus cependant d’harmonisation entre le droit de l’autorité aisée à concevoir lorsqu’il s’agit d’éprouver la légitimité parentale ou le droit tutélaire, d’une part, et le droit de la

6. F. Zenati-Castaing, T. Revet, Manuel de droit des personnes, nº 277, p. 238. 7. Voir P. Berlioz, La notion de bien, Paris, LGDJ (Bibliothèque de droit privé ; 489), 2007. Voir aussi P. Berlioz, Droit des biens, Paris, Ellipses, 2014. 8. G. Cornu, Droit civil. Les personnes, 13e éd., Paris, Montchrestien (Domat droit privé), 2007, nº 20, p. 39 : « Le principe d’autodisposition existe positivement mais il est soumis à diverses exigences et se heurte à d’irréductibles limites ». 9. F. Terré, D. Laszlo-Fenouillet, Droit civil. Les personnes, la famille, les incapacités, 6e éd., Paris, Dalloz (Précis Dalloz), 1996, nº 14, p. 14 (« Division »). Voir aussi F. Terré, D. Laszlo-Fenouillet, Droit civil. Les personnes : personnalité, incapacité, protection, 8e éd., Paris, Dalloz (Précis Dalloz), 2012, nº 14, p. 15, où les auteurs expliquent que les progrès de la science, et avec eux les lois dites de bioéthique, ont rendu nécessaires des analyses nouvelles sur l’existence de la personnalité juridique, spécialement la relation de la personne et de son corps (nº 17). À comparer avec P. Malaurie, Droit des personnes : la protection des mineurs et des majeurs, 8e éd., Issy-les-Moulineaux, LGDJ, 2016, nº 3, p. 5-6 (« Âme et corps »), où l’auteur explique les difficultés contemporaines de la bioéthique qui, selon les circonstances, hésite entre la réification et la personnification du corps humain. 10. J. Carbonnier, Droit civil, vol. I, Les personnes, la famille, l’enfant, le couple, Paris, PUF (Quadrige. Manuels), 2004, nº 198, p. 384 : « Le corps humain est hors du commerce au sens de l’art. 1128 C.civ. Il a beau, à de certains égards, être senti par la personne comme quelque chose qui lui est extérieur, il est, au fond, la personne elle-même ». À ces développements en gros caractères, l’auteur ajoute en petits caractères : « On peut reprocher à une telle analyse (qui défend que la personne est propriétaire de son corps) de considérer le corps humain comme une chose, alors qu’il est la personne même, et de confondre ainsi sujet et objet. Aussi l’opinion la plus répandue aujourd’hui verrait-elle plutôt dans le droit sur son propre corps un droit de la personnalité, un des droits primordiaux de l’individu ». Voir aussi D. Thouvenin, « La personne et son corps : un sujet humain pas un individu biologique », Petites affiches, nº 149, 14 décembre 1994, p. 25-28, spéc. p. 26 : « Si le corps humain fait son entrée dans le Code civil, c’est bien comme lié à la personne […]. Si les énoncés des nouveaux articles hésitent entre la personne et le corps, c’est bien parce que toucher au corps, c’est toucher à la personne même, ce qui se traduit par l’affirmation de l’inviolabilité du corps humain ». 11. F. Zenati-Castaing, T. Revet, Manuel de droit des personnes, nº 276 in fine, p. 239 : « La construction du corps par la modernité n’affecte pas sa conception comme chose car le sujet n’est pas corps mais concept. La personne juridique étant purement formelle, le corps lui est extérieur. Le Code civil de 1804 ne traite pas de l’homme, mais du sujet. La reprise de la distinction romaine des personnes et des choses oppose les sujets aux objets. Le corps n’étant pas sujet, il deviendra naturellement objet lorsque le droit civil s’y intéressera. La summa divisio des personnes et des choses l’interdit d’autant moins qu’elle demeure un procédé de classement au service d’une systématisation : elle ne comporte pas la dimension philosophique, religieuse et morale qu’on lui prête aujourd’hui ». Voir T. Revet, « Le corps humain est-il une chose appropriée ? », Revue trimestrielle de droit civil, 2017, p. 587 sq. 12. Loi nº 64-1164 du 14 décembre 1964 sur la tutelle des mineurs et l’émancipation ; loi nº 68-5 du 3 janvier 1968 sur le droit des incapables majeurs ; loi nº 70-459 du 4 juin 1970 relative à l’autorité parentale. Sur ces trois réformes replacées dans la marche des neuf sœurs, voir J. Carbonnier, Essais sur les lois, 2e éd., Paris, Defrénois, 1995, p. 23, 63 et 79. 13. Loi nº 2002-305 du 4 mars 2002 relative à l’autorité parentale ; loi nº 2007-308 du 5 mars 2007 sur la réforme de la protection juridique des majeurs. Les utilités du corps d’autrui : le contrôle des autorités parentales et tutélaires 89 santé publique, d’autre part. Les incohérences du régime I. La légitimation du contrôle parental juridique du corps humain sont imputables à la technique ou tutélaire dans l’ordre du Code civil formelle de la codification 14 à l’épreuve de laquelle se pose le problème substantiel du choix et du sens des concepts Dans l’ordre du Code civil, la protection des mineurs et juridiques. Ainsi, la notion de « consentement » et son celle des majeurs protégés obéissent à des règles distinctes contraire, la situation d’être « hors d’état de manifester sa pour éviter l’infantilisation de ces derniers. L’intervention volonté », ont des critères et des portées différentes selon d’un parent ou d’un tiers repose sur des philosophies qu’il s’agit de fonder la validité d’un contrat au sens de différentes. Au commencement de sa vie, l’enfant mineur l’article 1128 du Code civil 15 ou de justifier le respect de a besoin d’être protégé par ses parents et qui mieux que la dignité humaine en recherchant l’adhésion du patient ceux qui ont provoqué son existence peuvent le prendre en à un acte médical 16. charge. La loi fait confiance aux parents : elle leur accorde L’analyse du régime juridique des actes médicaux du des devoirs et des prérogatives. En revanche, il n’est ni mineur et du majeur protégé révèle d’autres contrastes. naturel ni philosophiquement souhaitable qu’un adulte Par souci de clarté pédagogique et de concision de la soit assujetti à autrui, ou, au contraire, ait tout pouvoir sur démonstration, nous avons choisi d’exclure de cette lui, dans le gouvernement de sa vie personnelle. Depuis analyse le corps humain sans vie 17 ou le corps humain en les Lumières, la loi présume le libre arbitre. Certes, par gestation 18. Non seulement ces corps d’autrui dépendent exception, la loi répond au besoin d’aide aux personnes ici et là de cadres juridiques singuliers mais la volonté vulnérables en soumettant les personnes en charge de des sujets vivants et présents l’emporte généralement sur la protection juridique à diverses obligations : respecter celle des personnes à venir ou décédées ab intestat. Dans l’autonomie du sujet protégé et solliciter l’autorisation du tous ces cas, l’autonomie du sujet n’a pas de sens. À s’en juge dans les cas les plus graves. L’intervention d’un parent tenir alors aux actes de soins des personnes vulnérables ou d’un tiers est ainsi soumise à une pluralité de techniques vivantes, mineures ou majeures protégées, la question juridiques dont l’agencement est propre à la protection est de savoir ce que révèle l’étude de l’intervention d’un des mineurs (A) et à celle des majeurs vulnérables placés parent ou d’un tuteur dans la décision médicale portant sous mesure de protection juridique (B). sur le corps de la personne vulnérable. Les règles sont obscures ; elles ne permettent pas, malgré leur nombre et leur réécriture récurrente, de dégager des principes A. Fondement et technique clairs et féconds ; elles s’articulent mal entre elles et de la protection des mineurs révèlent un paradoxe. Dans le Code civil, siège de la philosophie de l’autonomie de la volonté, la loi fonde Pour les mineurs, la loi définit l’autorité parentale comme encore la légitimité du contrôle parental ou tutélaire un ensemble de devoirs et de prérogatives ayant pour sur le consentement de la personne vulnérable (I). En finalité l’intérêt de l’enfant 19. L’article 371-1 du Code civil revanche, le Code de la santé publique neutralise en oblige les parents qui exercent l’autorité parentale à asso- grande partie cette philosophie volontariste ; il accorde cier l’enfant aux décisions qui le concernent, selon son âge toute légitimité à l’autorité des médecins dont la science et son degré de maturité. Toute décision concernant le et la profession fondent le pouvoir et la responsabilité de corps du mineur est prise par le(s) parent(s) mais préparée la décision médicale. Dans ce contexte très réglementé, avec l’enfant mineur, car il importe que la décision repose l’intervention d’une tierce personne dans le colloque sur la responsabilité des parents. Si le mineur manque de singulier du médecin et de son patient est suspecte et maturité ou de discernement, la décision est consentie mise à distance (II). par ses parents, les deux ou l’un des deux seulement.

14. Voir déjà G. Raoul-Cormeil, « La santé dans le Code civil », Revue générale de droit médical, numéro spécial, 1er décembre 2010, Santé et droit (Actes du colloque tenu à Caen le 15 octobre 2009), M. Couturier, A. Catherine (dir.), p. 29-51. 15. Art. 414-1 ou 1129 du Code civil, siège de la règle selon laquelle il faut être sain d’esprit pour conclure un acte juridique. Sur le défaut de consentement depuis l’ordonnance nº 2016-131 du 10 février 2016 entrée en vigueur le 1er octobre 2016, voir La réforme du droit des contrats. Commentaire article par article, T. Douville (dir.), Issy-les-Moulineaux, Gualino, 2016, spéc. p. 77 sq. Voir aussi O. Simon, « La nullité des actes juridiques pour trouble mental », Revue trimestrielle de droit civil, 1974, p. 707-738 ; G. Raoul-Cormeil, F. Rogue, « L’insécurité juridique tenant à l’insanité ou à l’incapacité d’une partie à l’acte notarié », Petites affiches, nº 86, 30 avril 2015 (111e congrès des notaires de France, « La sécurité juridique », Strasbourg, 10-13 mai 2015), p. 27-46. 16. Art. 16-3 du Code civil ; art. L. 1111-4 du Code de la santé publique. Sur ces textes, voir G. Mémeteau, « À l’abordage (de l’article 16-3 du Code civil) », Petites affiches, nº 149, 14 décembre 1994, p. 41-48 ; D. Thouvenin, « Les avatars de l’article 16-3, alinéa 1 du code civil (après la loi nº 99-941 du 27 juillet 1999 portant création de la couverture maladie universelle) », Recueil Dalloz, 2000, chron., p. 485-490 ; A. Batteur, « Le consentement sur le corps humain en matière médicale », in La libre disposition de son corps, p. 45-69. 17. Sur le cadavre et les reliques, voir X. Labbée, « Le chef de saint Yves », Recueil Dalloz, 2006, p. 1833. Sur la réification inévitable du corps humain et sur le statut du cadavre en droit français saisi comme une chose publique humaine, voir F. Bellivier, Droit des personnes, Issy-les-Moulineaux, LGDJ – Lextenso éditions (Domat droit privé), 2015, nº 207 sq., p. 191-202. 18. L’embryon in vitro ou in vivo. Voir dans ce volume C. Chaput-Le Bars, T. Chartrin, G. Raoul-Cormeil, « Naissances blanches – le deuil périnatal entre propriété du corps de l’enfant et liberté du sujet ». 19. Voir P. Bonfils, A. Gouttenoire, Droit des mineurs, 2e éd., Paris, Dalloz (Précis. Droit privé), 2014, nº 1244 sq., p. 749-754 ; J. Poirret, La représentation légale du mineur sous autorité parentale, thèse de doctorat, université Paris 12 – Paris-Est-Créteil-Val-de-Marne, 2011. 90 Gilles Raoul-Cormeil

La représentation fait place à l’assistance lorsque le mineur Leçon nº 3. Rien ou presque n’est dit sur l’autonomie fait preuve d’une maturité suffisante 20. du mineur dans le Code civil, à l’exception du droit de la Le Code civil prend en considération la gravité de biomédecine. L’argument tiré de l’autonomie du mineur la décision qui concerne le corps ou la vie personnelle est fondé sur l’article 16-3 du Code civil, introduit par la de l’enfant mineur. À cet effet, l’article 372-2 du Code loi nº 94-653 du 29 juillet 1994 sur le corps humain. Il faut civil distingue les actes usuels et les autres. Les premiers donc raisonner en termes d’incapacité d’exercice, faisant peuvent être pris par un parent seul, car il est présumé que la personne mineure est, selon son degré de maturité avoir reçu l’accord de l’autre. La règle protège les tiers qui et de discernement, assistée ou représentée par ses père et peuvent se retrancher derrière cette présomption légale mère. Le contrôle parental est donc ici légitime. d’accord des père et mère. En revanche, pour les décisions Toutefois, la légitimité du contrôle parental connaît qui ne sont pas usuelles, la décision doit être prise par les deux séries d’exceptions élevées par le Code de la santé deux parents. La qualification de décision usuelle n’est publique qu’il convient ici de relever car elles n’ignorent pas toujours aisée à déterminer : l’acte usuel repose sur pas le Code civil. l’habitude ou le caractère ordinaire de la décision. Le D’une part, le Code de la santé publique établit des médecin qui ne recherche pas le consentement de l’autre incapacités spéciales de jouissance, c’est-à-dire que la parent parce qu’il s’est trompé sur la qualification d’acte loi interdit exceptionnellement certains actes médicaux usuel s’expose à des sanctions disciplinaires 21. sur des mineurs dans le but de les protéger de manière Les textes du Code civil nous portent à tirer trois absolue. Tel est le cas de la stérilisation définitive à visée leçons. thérapeutique 22 ou du don de gamètes par un enfant Leçon nº 1. Le législateur fait confiance aux parents ; mineur qui n’a pas déjà engendré 23. Il faudrait aussi citer il ne les oblige pas à requérir une autorisation du juge l’interdiction de rechercher le consentement du mineur aux affaires familiales. La règle ne reçoit exception qu’en pour l’acte de prélèvement – aux fins de don – de son cas de désaccord. sang 24, de tissus 25 ou d’organes 26. Certaines interdictions Leçon nº 2. Le législateur organise surtout les rapports connaissent toutefois des exceptions. Le don du sang 27 et entre les père et mère ou les parents de même sexe. En cas le don de cellules hématopoïétiques issues de la moelle d’exercice conjoint de l’autorité parentale, la loi distingue osseuse peuvent être entrepris dans des conditions très la gestion concurrente (actes usuels) et la gestion conjointe restrictives. Le législateur a envisagé la situation d’un (actes non usuels). En cas d’exercice unilatéral de l’autorité enfant mineur en mesure de sauver la vie d’autrui, spé- parentale, le parent qui ne bénéficie que d’un droit de cialement celle de son frère ou sa sœur 28. visite et d’hébergement peut s’opposer à la décision du D’autre part, la loi permet aux personnes mineures parent (qui exerce seul l’autorité parentale) en sollicitant de nouer une relation de confiance avec des médecins le contrôle du juge aux affaires familiales. ou des infirmières sous le sceau du secret professionnel.

20. Voir, de manière générale, J.-J. Lemouland, « L’assistance du mineur, une voie possible entre l’autonomie et la représentation », Revue trimestrielle de droit civil, 1997, p. 1-24. 21. Voir l’affaire du Prozac où un médecin psychiatre a prescrit le médicament Prozac à une jeune fille mineure souffrant d’une « dépression modérée à sévère ». Le médecin avait reçu une première fois la jeune adolescente avec son père et sa mère ; mais elle était accompagnée seulement de sa mère lorsque le médecin a délivré cet antidépresseur. Le Conseil d’État a annulé la décision de la chambre nationale disciplinaire de l’ordre des médecins qui avait conclu à l’absence de manquement à la déontologie médicale. La prescription d’un antidépresseur n’était pas, en l’espèce, un acte usuel et requerrait le consentement des deux parents (CE, 7 mai 2014, nº 359076 : F. Vialla, « Prozac et acte usuel de l’autorité parentale », Revue droit et santé, nº 63, 2015, p. 103 ; M. Beauruel, « Les actes usuels de l’autorité parentale », in Les grandes décisions du droit des personnes et de la famille, A. Batteur (dir.), 2e éd., Issy-les-Moulineaux, LGDJ, 2016, p. 692-699). 22. Art. L. 2123-2, al. 1er du Code de la santé publique : « La ligature des trompes ou des canaux déférents à visée contraceptive ne peut être pratiquée sur une personne mineure ». 23. Art. L. 1244-2, al. 3 du Code de la santé publique : « Lorsqu’il est majeur, le donneur peut ne pas avoir procréé ». Sur le prélèvement de gamètes aux fins de don à un couple et les personnes mineures ou majeures protégées, voir G. Raoul-Cormeil, « Une analyse contractuelle du don de gamètes », in Le don de gamètes (Actes du colloque tenu à l’université d’Évry le 13 décembre 2012), A. Bertrand-Mirkovic (dir.), Bruxelles, Bruylant (Droit, bioéthique et société ; 10), 2014, p. 27-48. 24. Art. L. 1221-5, al. 1er du Code de la santé publique : « Aucun prélèvement de sang ou de ses composants en vue d’une utilisation thérapeutique pour autrui ne peut avoir lieu sur une personne mineure ou sur une personne majeure faisant l’objet d’une mesure de protection légale ». 25. Art. L. 1241-2 du Code de la santé publique : « Aucun prélèvement de tissus ou de cellules, aucune collecte de produits du corps humain en vue de don ne peut avoir lieu sur une personne vivante mineure ou sur une personne vivante majeure faisant l’objet d’une mesure de protection légale ». 26. Art. L. 1231-2 du Code de la santé publique : « Aucun prélèvement d’organes, en vue d’un don, ne peut avoir lieu sur une personne vivante mineure ou sur une personne vivante majeure faisant l’objet d’une mesure de protection légale ». 27. Art. L. 1221-5, al. 2 du Code de la santé publique : « Toutefois, s’agissant des mineurs, un prélèvement peut être effectué à titre exceptionnel, lorsque des motifs tirés de l’urgence thérapeutique l’exigent ou lorsqu’il n’a pu être trouvé de donneur majeur immunologiquement compatible ». La décision reposera donc sur une décision médicale mais chacun des parents et l’enfant mineur peuvent s’y opposer : « Le prélèvement ne peut alors être opéré qu’à la condition que chacun des titulaires de l’autorité parentale y consente expressément par écrit » (al. 3) ; « Le refus de la personne mineure fait obstacle au prélèvement » (al. 4). 28. Art. L. 1241-3, al. 1er du Code de la santé publique : « Par dérogation aux dispositions de l’article L. 1241-2, en l’absence d’autre solution thérapeutique, un prélèvement de cellules hématopoïétiques recueillies par prélèvement dans la moelle osseuse ou dans le sang périphérique peut être fait sur un mineur au bénéfice de son frère ou de sa sœur ». Le texte comporte d’autres alinéas qui ajoutent d’autres dérogations exceptionnelles. Les utilités du corps d’autrui : le contrôle des autorités parentales et tutélaires 91

La décision du législateur de traiter le mineur comme un B. Fondement et technique patient autonome a été prise dans le contexte singulier de de la protection des majeurs vulnérables l’interruption volontaire de grossesse libéralisée par la loi du 4 juillet 2001 29. L’autonomie du mineur a été généralisée Pour les majeurs protégés, la loi du 5 mars 2007 a consacré par la loi « démocratie sanitaire » du 4 mars 2002 puis par la vocation à la plénitude de la protection 33. Toute personne la loi réformant notre système de santé promulguée le majeure qui souffre d’une altération de ses facultés mentales 26 janvier 2016. C’est dire que le médecin, la sage-femme ou d’un empêchement physique d’exprimer sa volonté ou l’infirmière peuvent aujourd’hui être dispensés par reçoit la protection judiciaire de sa personne et de ses biens. le mineur lui-même de l’obligation légale de rechercher La protection de la personne obéit à un cadre juridique spé- l’autorisation des père et mère avant de prendre un acte cifique, distinct de la protection des biens. C’est là l’un des médical 30 ou infirmier 31 sur le corps du patient mineur. principaux apports de la réforme de la protection juridique Ces textes dérogent expressément aux dispositions de des personnes majeures 34. Le droit applicable à la protection l’autorité parentale portées par le Code civil. Ils ont été de la personne a été conçu de manière générale et presque analysés comme fondant une capacité spéciale médicale ou à droit constant suivant toutes les personnes majeures une prémajorité sanitaire 32. On peut hésiter à partager une protégées. Ainsi, les articles 457-1 à 459-2 du Code civil ne telle qualification car, en toute rigueur, la capacité juridique sont pas réservés à la tutelle et à la curatelle ; ils sont aussi est étrangère à la volonté individuelle. Nul ne peut par son applicables – par renvoi – à la sauvegarde de justice 35, au seul consentement créer une incapacité juridique ou se mandat de protection future 36 et à l’habilitation familiale 37. délivrer d’une incapacité juridique. Ces règles du Code de la En clair, la protection de la personne a été plutôt conçue santé publique sont d’une nature singulière. D’application de manière générale. À l’exception du mariage, du divorce exceptionnelle, ces règles traduisent le déclin de l’autorité et du pacte civil de solidarité, la loi civile ne distingue pas parentale. Qu’en est-il maintenant de l’autorité tutélaire ? selon la nature de la mesure de protection juridique.

29. À propos de l’interruption volontaire de grossesse, voir l’article L. 2212-7, alinéa 3 du Code de la santé publique (loi nº 2001-588 du 4 juillet 2001) : « Dans ce cas, la mineure se fait accompagner dans sa démarche par la personne majeure de son choix ». Voir aussi l’article L. 5134-1, alinéa 1er du Code de la santé publique (loi nº 2001-588 du 4 juillet 2001), aux termes duquel le consentement des titulaires de l’autorité parentale n’est pas requis pour la prescription, la délivrance ou l’administration de contraceptifs aux personnes mineures. Enrichi par la loi nº 2012-1404 du 17 décembre 2012, ce texte oblige le personnel médical à s’assurer de « l’accompagnement psychologique » du mineur. Précisons que la prise en charge par la Sécurité sociale des moyens de contraception et leur délivrance aux mineurs sans autorisation parentale par les centres de planification familiale datent de 1974 (art. 2 de la loi nº 74-1026 du 4 décembre 1974, Journal officiel de la République française, 5 décembre 1974, p. 12123). 30. Art. L. 1111-5, al. 1er du Code de la santé publique (loi nº 2002-303 du 4 mars 2002, modifiée par la loi nº 2016-41 du 26 janvier 2016) : « Par dérogation à l’article 371-1 du code civil, le médecin ou la sage-femme peut se dispenser d’obtenir le consentement du ou des titulaires de l’autorité parentale sur les décisions médicales à prendre lorsque l’action de prévention, le dépistage, le diagnostic, le traitement ou l’intervention s’impose pour sauvegarder la santé d’une personne mineure, dans le cas où cette dernière s’oppose expressément à la consultation du ou des titulaires de l’autorité parentale afin de garder le secret sur son état de santé. Toutefois, le médecin ou la sage-femme doit dans un premier temps s’efforcer d’obtenir le consentement du mineur à cette consultation. Dans le cas où le mineur maintient son opposition, le médecin ou la sage-femme peut mettre en œuvre l’action de prévention, le dépistage, le diagnostic, le traitement ou l’intervention. Dans ce cas, le mineur se fait accompagner d’une personne majeure de son choix ». Et l’alinéa 2nd ajoute : « Lorsqu’une personne mineure, dont les liens de famille sont rompus, bénéficie à titre personnel du remboursement des prestations en nature de l’assurance maladie et maternité et de la couverture complémentaire mise en place par la loi nº 99-641 du 27 juillet 1999 portant création d’une couverture maladie universelle, son seul consentement est requis ». 31. Art. L. 1111-5-1 du Code de la santé publique (loi nº 2016-41 du 26 janvier 2016) : « Par dérogation à l’article 371-1 du Code civil, l’infirmier peut se dispenser d’obtenir le consentement du ou des titulaires de l’autorité parentale sur les décisions à prendre lorsque l’action de prévention, le dépistage ou le traitement s’impose pour sauvegarder la santé sexuelle et reproductive d’une personne mineure, dans le cas où cette dernière s’oppose expressément à la consultation du ou des titulaires de l’autorité parentale afin de garder le secret sur son état de santé. Toutefois, l’infirmier doit, dans un premier temps, s’efforcer d’obtenir le consentement du mineur à cette consultation. Dans le cas où le mineur maintient son opposition, l’infirmier peut mettre en œuvre l’action de prévention, le dépistage ou le traitement. Dans ce cas, le mineur se fait accompagner d’une personne majeure de son choix ». 32. Voir F. Dekeuwer-Défossez, « L’autorité parentale à l’épreuve de la loi Kouchner », Revue générale de droit médical, nº 12, 2004, p. 99-104, spéc. p. 102. Voir aussi G. Fauré, « Vers l’émergence d’une majorité sanitaire », in La loi du 4 mars 2002 : continuité ou nouveauté en droit médical ?, G. Fauré (dir.), Paris, PUF (CEPRISCA), 2003, p. 101 ; C. Rey-Salmon, « Secret médical et personnes vulnérables : le cas du mineur », Recueil Dalloz, 2009, p. 2651 ; D. Vigneau, « L’autonomie du mineur en matière de santé », in La condition juridique du mineur. Aspects internes et internationaux, J.-J. Lemouland (dir.), Paris, Litec (Carré droit), 2004, p. 41 ; P. Bonfils, A. Gouttenoire,Droit des mineurs, nº 1244 sq., p. 749-754 ; J. Poirret, La représentation légale du mineur…, nº 398. 33. Voir J. Hauser, « La vocation à la plénitude de la protection du majeur », in Le patrimoine de la personne protégée, J.-M. Plazy, G. Raoul-Cormeil (dir.), Paris, LexisNexis, 2015, étude 27, p. 369-382. Voir aussi T. Fossier, T. Verheyde, « Réforme des tutelles : la protection de la personne », L’actualité juridique. Famille, avril 2007, p. 160 ; T. Verheyde, « La protection de la personne du majeur protégé », L’actualité juridique. Famille, janvier 2009, p. 19 ; A. Batteur, « Majeurs protégés. Curatelle et tutelle. Effets personnels », Jurisclasseur Code civil, 2015, fasc. 10, art. 457-1 à 463. 34. Voir, sous l’empire de la loi du 3 janvier 1968, J. Hauser, « Réflexions sur la protection de la personne de l’incapable », in Mélanges offerts à Pierre Raynaud, Paris, Dalloz, 1985, p. 227. Voir aussi Cass., 1re civ., 18 avril 1989, nº 87-14.563, Bulletin civil I, nº 156 : La semaine juridique, édition générale, 1989, II, 21467, note T. Fossier ; Recueil Dalloz, 1989, jurispr., p. 493, note J. Massip ; G. Raoul-Cormeil, « La protection de la personne du majeur protégé », in Les grandes décisions…, p. 416-425. 35. Art. 438 du Code civil. 36. Art. 479, al. 1er du Code civil. 37. Art. 494-6, al. 3 du Code civil. Sur lequel, voir A. Batteur, « Habilitation familiale et protection de la personne du majeur protégé », Droit de la famille, 2016, étude 45, p. 33-36. 92 Gilles Raoul-Cormeil

Le principe est la sauvegarde de l’autonomie : le charge de la mesure ne peut assister ou représenter le majeur protégé prend seul les décisions qui concernent majeur protégé sans y avoir été préalablement autorisée sa personne si son état le permet. La capacité juridique du par le juge des tutelles. Ce texte a été conçu pour la matière majeur protégé est donc, en principe, axée sur sa propre médicale. Le législateur de 2007 n’a pas souhaité prendre aptitude à délivrer un consentement lucide et éclairé. Le en considération le risque consécutif à une intervention droit s’aligne sur le fait. Posée à l’alinéa 1er de l’article 459, chirurgicale 40 mais la certitude d’une atteinte grave. La loi la règle connaît trois types d’exceptions. subordonne donc la décision médicale d’amputation d’un Première exception. Tout d’abord, le juge des tutelles membre 41 ou d’ablation d’un organe 42 à l’autorisation du peut restreindre l’autonomie de la personne protégée en juge des tutelles que le curateur ou le tuteur doit requérir. requérant l’assistance du curateur ou du tuteur ou en Troisième exception. Enfin, il faut retrancher de cette soumettant, exceptionnellement, et par décision spécia- présentation tous les actes médicaux qui font l’objet d’une lement motivée, un acte ou une série d’actes personnels procédure spécifique suivant le Code de la santé publique. à la représentation du tuteur. Le juge bénéficie donc D’un côté, la loi entend mieux protéger les personnes d’un grand pouvoir : il peut choisir entre l’assistance ou protégées que le Code civil en posant des incapacités la représentation 38 ; il peut aussi déterminer l’étendue spéciales de jouissance. Il en est ainsi du prélèvement de restreinte ou quasi générale du domaine de l’incapacité sang 43, de tissus 44 ou d’organes 45 aux fins de don entre d’exercice en matière personnelle. La loi a cependant posé vifs. L’interdiction est vécue par les intéressés comme une une limite absolue au juge. Certaines décisions person- discrimination intolérable. De surcroît, la règle d’ordre nelles ne peuvent faire l’objet d’une assistance ou d’une public posée à l’article 444 du Code civil est délicate à représentation ; la personne en charge de la mesure est faire respecter en pratique : les médecins ne sont pas rom- écartée de la prise de décision au risque que le majeur pus à la pratique notariale consistant à se faire délivrer protégé ne puisse pas mettre en œuvre ses droits subjectifs. un extrait d’acte de naissance sur lequel est mentionné La loi a défini la catégorie des actes réputés strictement l’existence du jugement ouvrant la mesure de protection personnels et dressé une liste indicative 39. L’article 458 du juridique. Or, nul ne saurait se contenter d’une attestation Code civil ne vise aucun acte médical, compte tenu du de la personne déclarant ne pas être bénéficiaire d’une besoin de sauvegarder la vie humaine. mesure de protection juridique. Par ailleurs, certains actes Deuxième exception. Ensuite, l’article 459, alinéa 3 médicaux font l’objet d’une procédure spécifique plus du Code civil élève une limite au pouvoir d’assistance ou protectrice que la simple assistance ou la représentation de représentation de la personne en charge de la protec- parce que la décision médicale doit être subordonnée à tion de la personne. Lorsque la décision porte atteinte à l’autorisation préalable d’un comité d’experts : tel est le cas l’intégrité corporelle du majeur protégé, la personne en en matière de recherche biomédicale 46, de stérilisation à

38. L’article 459, alinéa 2 du Code civil subordonne l’octroi d’un pouvoir de représentation à l’ouverture d’une tutelle. Mais si le juge des tutelles a ouvert une habilitation familiale ou une sauvegarde de justice avec mandat spécial, est-il nécessaire de transformer ces deux mesures qui fonctionnent avec la technique de la représentation en une mesure de tutelle ? On peut sérieusement en douter. Il en serait de même a fortiori dans le cas du mandat de protection future. Il doit être possible pour le mandataire de solliciter l’autorisation du juge des tutelles de représenter le mandant en matière personnelle, sans qu’il soit nécessaire de mettre fin au mandat de protection future et d’ouvrir une tutelle ! 39. Art. 458, al. 2 du Code civil : « Sont réputés strictement personnels la déclaration de naissance d’un enfant, sa reconnaissance, les actes de l’autorité parentale relatifs à la personne d’un enfant, la déclaration du choix ou du changement du nom d’un enfant et le consentement donné à sa propre adoption ou à celle de son enfant ». 40. Voir, pour une coloscopie, TI Nice, ordonnance du juge des tutelles, 4 février 2009, nº 08/00602 : Dalloz, 2009, p. 1397, note T. Verheyde ; Droit de la famille, 2009, comm. 147, note L. Talarico, p. 67 ; Revue trimestrielle de droit civil, 2010, p. 530, obs. J. Hauser. Voir aussi J. Massip, « Les règles applicables aux actes personnels et médicaux concernant un majeur en tutelle », Droit de la famille, 2010, étude 18, p. 18, spéc. nº 7. 41. Pour l’amputation d’une jambe, voir TI Caen, ordonnance du juge des tutelles, 26 juillet 2013, une décision complètement anonyme, sans rôle du greffe, que nous a transmise le service juridique de l’Association tutélaire du Calvados (ATC), autorisant l’amputation trans-fémorale de la jambe droite d’une personne en tutelle « dans l’intérêt de sa santé ». On peut également citer l’arrachage de toutes les dents du majeur protégé avant la pose d’un appareil dentaire : TI Caen, ordonnance du juge des tutelles, 9 août 2012, une décision complètement anonyme, sans rôle du greffe, que nous a transmise le service juridique de l’Union départementale des associations familiales (UDAF) du Calvados. 42. Citons l’ablation d’un sein ou d’un rein (TI Caen, ordonnance du juge des tutelles, 17 mai 2010, RG nº 09/8520, à propos d’une néphro-urétérectomie gauche) et l’intervention chirurgicale consistant en la pause d’une prothèse de hanche ou d’une poche gastrique (TI Caen, ordonnance du juge des tutelles, 28 février 2014, RG anonyme, cas de cancer du colon). 43. Art. L. 1221-5, al. 1er du Code de la santé publique : « Aucun prélèvement de sang ou de ses composants en vue d’une utilisation thérapeutique pour autrui ne peut avoir lieu sur une personne mineure ou sur une personne majeure faisant l’objet d’une mesure de protection légale ». 44. Art. L. 1241-2 du Code de la santé publique : « Aucun prélèvement de tissus ou de cellules, aucune collecte de produits du corps humain en vue de don ne peut avoir lieu sur une personne vivante mineure ou sur une personne vivante majeure faisant l’objet d’une mesure de protection légale ». 45. Art. L. 1231-2 du Code de la santé publique : « Aucun prélèvement d’organes, en vue d’un don, ne peut avoir lieu sur une personne vivante mineure ou sur une personne vivante majeure faisant l’objet d’une mesure de protection légale ». 46. En tutelle, art. L. 1122-2 II, al. 2 du Code de la santé publique : « Lorsqu’une recherche biomédicale est effectuée sur une personne mineure ou majeure sous tutelle, l’autorisation est donnée par son représentant légal et, si le comité mentionné à l’article L. 1123-1 considère que la recherche comporte, par l’importance des contraintes ou par la spécificité des interventions auxquelles elle conduit, un risque sérieux d’atteinte à la vie privée ou à l’intégrité du corps humain, par le conseil de famille s’il a été institué, ou par le juge des tutelles ». En curatelle, art. L. 1122-2 II, al. 4 du Code de la santé publique : « Lorsqu’une recherche biomédicale est effectuée sur une personne majeure sous curatelle, le consentement est donné par l’intéressé assisté par son curateur. Toutefois, si la personne majeure sous curatelle est sollicitée en vue de sa participation à une recherche dont le comité mentionné à l’article L. 1123-1 considère qu’elle comporte, par l’importance des contraintes ou par la spécificité des Les utilités du corps d’autrui : le contrôle des autorités parentales et tutélaires 93 visée contraceptive 47 ou de prélèvement de cellules héma- le cercle des personnes qui doivent consentir à un acte topoïétiques issues de la moelle osseuse 48. En revanche, médical sur le corps d’une personne vulnérable (A). Ce rien n’est prévu en matière d’assistance médicale à la droit spécialisé s’affranchit de la portée des refus et modifie procréation, ni à propos de l’acte d’interruption de gros- même le paradigme de la décision médicale (B). sesse pour un motif discrétionnaire ou médical, de sorte que la doctrine discute du point de savoir s’il s’agit d’actes strictement personnels 49. A. L’élargissement du cercle Cette présentation sommaire des règles du Code civil des personnes ayant autorité en matière de prise de décision médicale concernant le De 1953 à 2002, le Code de la santé publique ne compor- corps d’une personne majeure protégée peut paraître bien tait que des règles spéciales. Et, même si leur caractère complexe. Le droit positif l’est à certains égards. Mais, à dérogatoire s’est accentué avec les lois récentes, le Code s’en tenir à l’essentiel, les trois règles de l’article 459 du de la santé publique restait dans le sillage du Code civil. Code civil compose un système rationnel et gradué qui La loi du 4 mars 2002, dite « démocratie sanitaire » a opéré préserve l’autonomie de la personne majeure protégée. une rupture. Le législateur a introduit au seuil du Code Les hypothèses d’assistance sont limitées aux décisions les de la santé publique des règles générales qui posent le plus graves. La représentation est même exceptionnelle et cadre de la relation que le médecin doit entretenir avec devrait être réservée aux cas où la personne est hors d’état la personne malade. Or, au sein de ces règles générales, de s’exprimer. En somme, le contrôle tutélaire demeure on découvre des formulations approximatives d’une nécessaire et légitime dans l’ordre du droit civil. Le Code autre époque, comme en témoigne l’assimilation révolue de la santé publique obéit toutefois à une autre logique où de la personne mineure et de la personne majeure en la décision est prise en responsabilité par le médecin. Et, tutelle. Positivement, la loi entérine la distinction entre même si la loi oblige le médecin à rechercher le consen- le consentement et la capacité juridique. Le médecin doit tement du patient, il lui est difficile d’accepter l’emprise d’abord rechercher le consentement des patients mineurs d’un tiers sur le corps d’autrui. ou majeurs en tutelle ; mais il ne peut se contenter de leur consentement. Il doit aussi rechercher le consentement des personnes qui exercent l’autorité parentale ou tuté- II. La dégradation du contrôle parental laire 50 et c’est à cette fin qu’il doit les informer de l’état de ou tutélaire dans l’ordre santé du patient mineur ou majeur en tutelle 51. En clair, le du Code de la santé publique médecin ne peut pas opposer le secret professionnel aux personnes qui exercent l’autorité parentale ou tutélaire. Les médecins ignorent le Code civil ; ils obéissent aux Le Code de la santé publique aurait dû être cependant règles du Code de déontologie médicale dont la valeur plus précis et distinguer selon que la personne vulnérable est décrétale et donc inférieure à la loi. De surcroît, ni la mineure ou en tutelle peut consentir ou ne le peut pas partie législative, ni la partie réglementaire du Code de la parce qu’elle est immature ou inconsciente. La mutation santé publique n’est à jour de la protection graduée des du mécanisme de l’assistance en représentation n’est personnes vulnérables mise en place par la loi du 5 mars pas anodine, ni pour les personnes mineures ni pour les 2007. Or, le Code de la santé publique ne respecte pas personnes majeures vulnérables. En toute rigueur, elle

interventions auxquelles elle conduit, un risque sérieux d’atteinte à la vie privée ou à l’intégrité du corps humain, le juge des tutelles est saisi aux fins de s’assurer de l’aptitude à consentir du majeur. En cas d’inaptitude, le juge prend la décision d’autoriser ou non la recherche biomédicale ». 47. En curatelle comme en tutelle, art. L. 2123-2, al. 1er du Code de la santé publique : « La ligature des trompes ou des canaux déférents à visée contraceptive […] ne peut être pratiquée sur une personne majeure dont l’altération des facultés mentales constitue un handicap et a justifié son placement sous tutelle ou sous curatelle que lorsqu’il existe une contre-indication médicale absolue aux méthodes de contraception ou une impossibilité avérée de les mettre en œuvre efficacement ». 48. En curatelle comme en tutelle, art. L. 1241-4, al. 1er du Code de la santé publique : « Par dérogation aux dispositions de l’article L. 1241-2, en l’absence d’autre solution thérapeutique, un prélèvement de cellules hématopoïétiques issues de la moelle osseuse peut être fait sur une personne vivante majeure faisant l’objet d’une mesure de protection légale au bénéfice de son frère ou de sa sœur ». Et l’alinéa 5 d’ajouter : « Avant de formuler l’avis mentionné au deuxième alinéa ou de délivrer les autorisations prévues aux troisième et quatrième alinéas, le comité d’experts mentionné à l’article L. 1231-3 s’assure que tous les moyens ont été mis en œuvre pour trouver un donneur majeur compatible pour le receveur ». Les autres aliénas précisent la nature et l’étendue de l’incapacité d’exercice. 49. Voir, parmi les analyses proposées, A. Batteur, « Recherche d’une articulation entre le Code de la santé publique et le Code civil : un défi à relever en faveur des personnes vulnérables », Droit de la famille, 2011, étude 5, p. 22-27. Voir aussi G. Raoul-Cormeil, « Les incapacités médicales (petit guide pour une réécriture du Code de la santé publique) », in Mélanges en l’honneur de Gérard Mémeteau. Droit médical et éthique médicale : regards contemporains, Paris, Les études hospitalières, 2015, t. II, p. 109-127. 50. Art. L. 1111-4, al. 7 du Code de la santé publique : « Le consentement du mineur ou du majeur sous tutelle doit être systématiquement recherché s’il est apte à exprimer sa volonté et à participer à la décision. Dans le cas où le refus d’un traitement par la personne titulaire de l’autorité parentale ou par le tuteur risque d’entraîner des conséquences graves pour la santé du mineur ou du majeur sous tutelle, le médecin délivre les soins indispensables ». 51. Art. L. 1111-2, al. 5 du Code de la santé publique : « Les droits des mineurs ou des majeurs sous tutelle mentionnés au présent article sont exercés, selon les cas, par les titulaires de l’autorité parentale ou par le tuteur. Ceux-ci reçoivent l’information prévue par le présent article, sous réserve des dispositions de l’article L. 1111-5. Les intéressés ont le droit de recevoir eux-mêmes une information et de participer à la prise de décision les concernant, d’une manière adaptée soit à leur degré de maturité s’agissant des mineurs, soit à leurs facultés de discernement s’agissant des majeurs sous tutelle ». 94 Gilles Raoul-Cormeil suppose une décision du juge des tutelles et l’ouverture pas négligé l’usage de cette notion : l’article 459-1 du Code de la tutelle conformément à l’article 459, alinéa 2 du civil affirme même la prévalence des règles dérogatoires Code civil. La distinction a échappé aux rédacteurs du du Code de la santé publique prévoyant l’intervention Code de la santé publique qui ne s’embarrassent pas de du représentant légal 53. Cependant, à lire tout le Code de la technique civiliste, ainsi que le montre l’élargissement la santé publique, on s’aperçoit que le représentant légal du cercle des personnes ayant autorité pour participer à désigne parfois le curateur 54. Un magistrat spécialiste de la décision médicale. droit des majeurs protégés reconnaissait la plasticité de L’élargissement du cercle des personnes ayant autorité cette expression et déplorait les incertitudes pratiques concerne d’abord les personnes majeures vulnérables. qu’elle engendrait 55. Dans ces conditions, il est logique A priori, le Code de la santé publique ne vise que la per- de soutenir que le représentant légal devrait aussi viser sonne majeure en tutelle dans ses articles L. 1111-2, alinéa 7 la personne habilitée à représenter la personne proté- et L. 1111-4, alinéa 5. Seul le tuteur d’une personne majeure gée par une mesure d’habilitation familiale 56. En effet, est destinataire des informations médicales concernant alors que la personne en curatelle est dans une situation la personne en tutelle et, ainsi, invité à consentir à ses moins grave que la personne en tutelle, puisqu’elle n’a côtés ou à sa place si elle est inconsciente. Le Code de pas besoin d’être représentée mais assistée ou contrôlée la santé publique considère donc, sauf exception légale dans les actes importants de sa vie civile 57, la personne expresse 52, que les autres personnes majeures placées sous éligible à l’habilitation familiale doit être hors d’état de mesure de protection juridique sont autonomes. Ainsi, les manifester sa volonté 58. En revanche, le curateur n’est personnes placées en sauvegarde de justice ou en curatelle pas un représentant légal. La qualification est à propre- peuvent seules consentir valablement à tout acte médical ment parler abusive. À ce stade néanmoins, il convient les concernant. Il en est de même a fortiori du mandat de de conclure que la loi se méfie des personnes protégées protection future dont la prise d’effet ne s’accompagne et invite systématiquement la personne en charge de la pas d’une incapacité juridique faute de jugement homo- protection à prendre part à l’information du patient pour loguant le contrat. Mais qu’en est-il lorsque le Code de la donner son avis. En pratique, les mandataires judiciaires santé publique vise non pas le tuteur mais le représentant à la protection des majeurs 59 auxquels sont attribuées les légal ? En toute rigueur, la notion de représentant légal charges curatélaires ou tutélaires ont contracté l’usage de n’épouse que la situation des père et mère auxquels la loi s’en remettre à la volonté du patient lorsqu’il est en état attribue un pouvoir de représentation lorsqu’ils exercent de manifester sa volonté, se conformant ainsi au principe l’autorité parentale. Le tuteur d’une personne majeure est de recherche d’autonomie posé à l’article 415, alinéa 3 du désigné par un juge des tutelles ; il tient son pouvoir d’un Code civil. jugement et non pas de la loi, en vertu d’une vérification L’élargissement du cercle des personnes ayant autorité concrète de son aptitude à prendre en charge l’intérêt concerne ensuite les personnes mineures. La rigueur du d’autrui. Les rédacteurs du Code de la santé publique droit civil devrait obliger le médecin à requérir le consen- ont jugé commode l’usage du vocable « représentant tement des seuls père et mère qui exercent l’autorité paren- légal » car il reflétait l’assimilation du mineur et de la tale. En pratique, la séparation des père et mère n’a plus personne majeure en tutelle. La loi du 5 mars 2007 n’a d’incidence sur l’exercice conjoint de l’autorité parentale.

52. Parmi les textes spéciaux, citons l’interdiction de faire don de son sang (art. L. 1221-5 du Code de la santé publique) ou de s’engager dans un protocole de recherche biomédicale (art. L. 1122-2, II du Code de la santé publique). Dans le premier texte, la loi vise de manière générale toute personne bénéficiant d’une mesure de protection légale, ce qui embrasse la tutelle, la curatelle, la sauvegarde de justice et l’habilitation familiale qui s’ouvrent, toutes, par un jugement du juge des tutelles. Dans le second texte relatif à la recherche biomédicale, la loi vise distinctement la curatelle et la tutelle. 53. Art. 459-1, al. 1er du Code civil : « L’application de la présente sous-section ne peut avoir pour effet de déroger aux dispositions particulières prévues par le Code de la santé publique et le Code de l’action sociale et des familles prévoyant l’intervention d’un représentant légal ». 54. Art. L. 2123-2, al. 2 du Code de la santé publique : « L’intervention est subordonnée à une décision du juge des tutelles saisi par la personne concernée, les père et mère ou le représentant légal de la personne concernée ». Or, l’alinéa 1er qui précède vise les personnes majeures placées en tutelle et en curatelle. 55. T. Verheyde, « Les personnes majeures en fin de vie bénéficiant d’un régime de protection juridique. Analyse pratique », in Éthique et conditions de la fin de vie, A. Batteur, G. Raoul-Cormeil (dir.), Paris, Mare & Martin, 2016, étude 17, p. 197-203, spéc. p. 199 : « Le représentant légal, pour un juge des tutelles, pour un mandataire judiciaire à la protection des majeurs, cela ne peut pas être quelqu’un d’autre qu’un tuteur. On a évoqué tout à l’heure la distinction fondamentale assistance / représentation ; un représentant légal ne peut être, normalement, qu’un tuteur. Or les rédacteurs du Code de la santé publique se trouvent plutôt du côté du ministère de la santé que du ministère de la justice, lui-même en charge de la rédaction des textes du texte civil. Quand les rédacteurs du ministère de la santé ont écrit “représentant légal”, ils avaient certainement en tête : personne chargée de la mesure de protection, tutelle ou curatelle. Mais, du simple fait de cette question de vocabulaire, il y a des hésitations et des controverses sur l’interprétation de ces dispositions – les juristes aiment bien les controverses d’une manière générale, même quand c’est relativement clair ; alors si cela en plus n’est pas clair, cela complique encore plus les choses pour les praticiens ! – mais cela a des effets très concrets : tout le monde n’est pas d’accord sur ce qu’il faut faire ou ne pas faire pour un certain nombre d’actes médicaux… ». 56. Voir A. Batteur, « Habilitation familiale… ». 57. Art. 440 du Code civil. 58. Art. 494-1 du Code civil. 59. Voir J. Bouton, « Les mandataires judiciaires à la protection des majeurs et la santé de la personne vulnérable », in Mélanges en l’honneur de Gérard Mémeteau…, p. 293-304. Les utilités du corps d’autrui : le contrôle des autorités parentales et tutélaires 95

Le principe dit de coparentalité connaît aujourd’hui un de santé de la personne vulnérable ; le médecin est alors large domaine d’application. Mais les textes du Code de habilité par la loi à prendre toute décision médicale pour la santé publique font preuve d’une souplesse insoupçon- sauvegarder la vie du patient. On peut évidemment se née ; ils ne distinguent pas entre les parents qui exercent réjouir de cette solution mais elle témoigne que le médecin l’autorité parentale et ceux qui en sont seulement titulaires est en charge de l’intérêt du patient au même titre que celles sans pouvoir pleinement l’exercer. En clair, le parent qui et ceux qui exercent une autorité parentale ou tutélaire. n’exerce plus l’autorité parentale sur son enfant mineur La fin de vie d’un mineur 63 ou d’un majeur en tutelle et ne bénéficie que d’un droit de visite et d’hébergement illustre mieux le relâchement de la valeur du consente- ou seulement d’un droit de visite doit être consulté par ment de l’autorité parentale ou tutélaire. Dans ce contexte le médecin comme s’il continuait à exercer l’autorité douloureux, le Code de déontologie médicale n’évoque parentale. Le Code de la santé publique est ici aussi très plus le consentement des parents ou du tuteur. Il oblige approximatif dans sa partie législative 60, comme dans sa seulement le médecin à solliciter leur avis 64, au même titre partie réglementaire qui abrite le Code de déontologie que celui des autres membres de la famille. L’avis est un médicale 61. L’élargissement du cercle des personnes ayant terme choisi. Le Code de la santé publique ne parle ni de autorité est l’une des manifestations du relâchement de consentement ni d’autorisation. L’enjeu de la limitation la valeur du consentement des personnes ayant autorité. ou de l’arrêt des traitements marque une rupture avec le paradigme de la codécision médicale. Ce n’est plus au patient de prendre la décision avec le professionnel de santé B. Le relâchement de la valeur mais au médecin de prendre la décision de limitation ou de leur consentement d’arrêt des traitements 65. Le pouvoir médical est plus grand lorsque le patient est vulnérable ; le médecin ne peut pas L’élargissement du cercle des personnes habilitées à être s’abriter derrière un refus de soins du patient. Mais faut-il consultées par les médecins est un leurre. D’autres textes se résoudre à admettre que le pouvoir de l’autorité parentale du Code de la santé publique tendent à montrer que la ou tutélaire se réduit à un avis ? Rien n’est moins sûr. loi entend éviter au parent ou au tuteur de prendre des Dans l’arrêt Lambert, la Cour de cassation a rappelé décisions graves. On ne fera qu’évoquer la loi du 4 mars le cadre légal dans lequel le tuteur devra exercer ses pré- 2002 ayant consacré la jurisprudence du Conseil d’État rogatives. Rappelons que Vincent Lambert est en état rendue en matière de refus de transfusion sanguine par pauci-relationnel ou de conscience minimale depuis le les parents témoins de Jéhovah 62. Le médecin peut passer grave accident de la circulation dont il a été victime le outre le refus du parent ou du tuteur lorsqu’il aggrave l’état 20 septembre 2008. Après le Conseil d’État 66 et la Cour

60. Art. L. 1111-4, al. 5 du Code de la santé publique : « Le consentement du mineur ou du majeur sous tutelle doit être systématiquement recherché s’il est apte à exprimer sa volonté et à participer à la décision. Dans le cas où le refus d’un traitement par la personne titulaire de l’autorité parentale ou par le tuteur risque d’entraîner des conséquences graves pour la santé du mineur ou du majeur sous tutelle, le médecin délivre les soins indispensables » (nous soulignons). 61. Art. R. 4127-42 du Code de la santé publique : « Sous réserve des dispositions de l’article L. 1111-5, un médecin appelé à donner des soins à un mineur ou à un majeur protégé doit s’efforcer de prévenir ses parents ou son représentant légal et d’obtenir leur consentement » (nous soulignons). 62. CE, Ass., 26 octobre 2001, Catherine Senayake : Droit et patrimoine, nº 101, 2002, p. 111, obs. G. Loiseau ; Revue de droit sanitaire et social, 2002, p. 41-49, note L. Dubouis ; Revue française de droit administratif, 2002, p. 146-162, concl. D. Chauvaux, note D. de Béchillon ; Revue trimestrielle de droit civil, 2002, p. 484, obs. J. Hauser. CE, réf., 16 août 2002, Valérie et Isabelle Feuillatey : Droit et patrimoine, nº 110, 2002, p. 84, obs. G. Loiseau ; La semaine juridique, édition générale, 2002, II, 10084, note P. Mistretta ; Revue trimestrielle de droit civil, 2002, p. 781 sq., obs. J. Hauser. 63. Voir, par exemple, CE, 8 mars 2017, nº 408146, Recueil Dalloz, 2017, p. 574 : Droit de la famille, 2017, comm. 114, p. 64-66, note A. Mirkovic, où les magistrats du Palais-Royal ont jugé que les soins prodigués à un enfant polyhandicapé sous assistance respiratoire et alimentation artificielle ne relèvent pas de l’obstination déraisonnable, contrairement à la décision du médecin en charge de l’enfant de 10 mois. Il est regrettable que la décision du Conseil d’État n’ait pas cherché à justifier la décision autrement que par les règles du Code de la santé publique. Les père et mère qui exercent l’autorité parentale représentent leur enfant ; ils n’ont pas à être sollicités pour ne délivrer qu’un avis dans le cadre de la procédure collégiale. Pour aller plus loin, voir A. Batteur, « La fin de vie des mineurs en France. Analyse juridique », in Éthique et conditions de la fin de vie, étude 20, p. 221-235. 64. Art. R. 4127-37-2, II, al. 2 du Code de la santé publique : « Lorsque la décision de limitation ou d’arrêt de traitement concerne un mineur ou un majeur protégé, le médecin recueille en outre l’avis des titulaires de l’autorité parentale ou du tuteur, selon les cas, hormis les situations où l’urgence rend impossible cette consultation » (nous soulignons). 65. Art. L. 1110-5-1 à L. 1110-5-3 du Code de la santé publique. Sur le nouveau dispositif issu de la loi Clayes et Léonetti, voir P. Mistretta, « De l’art de légiférer avec tact et mesure », La semaine juridique, édition générale, 2016, doctr. 240 ; A. Denizot, « Le nouveau droit de la fin de vie », Revue trimestrielle de droit civil, 2016, p. 460 ; R. Desgorces, « La loi nº 2016-87 du 2 février 2016 créant de nouveaux droits en faveur des malades et des personnes en fin de vie », Petites affiches, nº 117, 13 juin 2016 ; J.-R. Binet, « Présentation de la loi créant de nouveaux droits en faveur des malades et des personnes en fin de vie », Droit de la famille, 2016, dossier 34, p. 15-18. 66. CE, Ass., 24 juin 2014, nº 375081, nº 375090, nº 375091 : L’actualité juridique. Droit administratif, 2014, p. 1669, note D. Truchet ; Recueil Dalloz, 2014, p. 1856, note D. Vigneau ; Revue française de droit administratif, 2014, p. 666 et p. 657-665, concl. R. Keller ; Droit de la famille, 2014, comm. 141, obs. J.-R. Binet ; La semaine juridique, édition générale, 2014, p. 825, obs. F. Vialla ; Médecine et droit, 2014, p. 129, note G. Mémeteau ; Revue de droit sanitaire et social, 2014, p. 1101, note D. Thouvenin ; Revue de droit de la santé, nº 61, 2014, p. 118, obs. B. Legros. Voir aussi P. Delvolvé, « Glissements », Revue française de droit administratif, 2014, p. 702-710 ; M. Canedo-Paris, « Le juge administratif et l’euthanasie : les apports de l’affaire Vincent Lambert », Revue du droit public, nº 1, 2015, p. 1-82 ; J.-M. Larralde, « L’arrêt des soins prodigués à un patient inconscient : observations sur l’arrêt du Conseil d’État, Vincent Lambert », in Éthique et conditions de la fin de vie, étude 13, p. 159-168. 96 Gilles Raoul-Cormeil européenne des droits de l’homme 67, c’est la Cour de D’autre part, la loi nº 2007-308 du 5 mars 2007 a limité cassation qui a été saisie d’un pourvoi dont l’objet fut de le pouvoir du tuteur lorsque la décision médicale est de critiquer notamment le bien-fondé de l’ouverture d’une nature à porter une grave atteinte à l’intégrité corporelle tutelle au profit de Vincent Lambert. Selon l’arrêt de rejet, du majeur protégé. Il faut ici raisonner suivant l’argument a fortiori. Puisque le tuteur doit solliciter l’autorisation […] il était nécessaire de désigner un représentant légal, du juge des tutelles pour représenter le majeur protégé afin que [le patient hors d’état de s’exprimer] soit repré- inconscient à l’acte médical d’amputation d’un membre ou senté dans les différentes procédures le concernant et que d’ablation d’un organe, alors c’est à plus forte raison qu’il les décisions relatives à sa personne puissent être prises doit solliciter cette autorisation lorsque la vie du majeur dans son seul intérêt, sous le contrôle du juge des tutelles, conformément aux dispositions de l’article 459 du code protégé est en jeu par la décision médicale. L’exercice du civil, sans préjudice des dispositions du code de la santé pouvoir de représentation est, nous semble-t-il, soumis, publique applicables […] 68. hors le cas de l’urgence médicale, à l’autorisation du juge des tutelles exigée par l’article 459, alinéa 3 du Code civil. La Cour de cassation a eu raison de citer d’abord On ne saurait donc dire que le médecin doit se contenter l’article 459 du Code civil. Selon l’alinéa 1er de ce texte, d’un avis du tuteur. « la personne protégée prend seule les décisions relatives Au terme de cette présentation des règles gouvernant à sa personne dans la mesure où son état le permet ». l’intervention de l’autorité parentale ou tutélaire dans le Puis l’alinéa 2 ajoute que le juge peut, lorsque l’état de processus de soin des personnes mineures ou majeures pro- la personne protégée ne lui permet pas de prendre seule tégées, il faut conclure que la pratique médicale triomphe une décision personnelle éclairée, autoriser le tuteur à presque toujours de l’obscurité de la loi. On pourrait représenter l’intéressé. C’est dire qu’en principe le tuteur souhaiter une réécriture du Code de la santé publique et ne représente pas de manière générale la personne protégée du Code civil dans le but de rétablir la cohérence entre les pour prendre, à sa place et dans son intérêt, des décisions textes 69… mais l’essentiel est aujourd’hui dans la forma- personnelles. Le tuteur doit être habilité, acte par acte, par le tion des médecins à l’éthique médicale. Éclairés par des juge des tutelles, à moins qu’il n’ait reçu un pouvoir général discussions collégiales et des débats pluridisciplinaires, de représentation en matière d’actes personnels. Même les médecins continueront à prendre seuls les décisions en ce cas, le pouvoir général de représentation du tuteur médicales les plus graves car ils en portent la responsabilité. connaît des limites qui sont de deux ordres. D’une part, le Les père et mère ou les tuteurs devront être associés à tuteur ne peut pas prendre à la place du majeur protégé des ces décisions sans que leur parole soit tenue pour égale à décisions strictement personnelles au sens de l’article 458 l’avis des autres membres de la famille. Si le dialogue a pu du Code civil. Or, il nous semble plus que douteux que se nouer entre le médecin, le patient vulnérable lorsqu’il l’arrêt des traitements relève de cette catégorie juridique peut s’exprimer, ses parents ou la personne en charge de car ni l’avis du tuteur, ni l’avis de la famille n’aurait besoin, sa protection, et c’est le cas dans l’immense majorité des en cas d’inconscience du majeur protégé, d’être sollicité cas, alors les personnes exerçant l’autorité parentale ou par les médecins. La représentation du tuteur est donc une tutélaire seront associées à la bonne décision et n’auront technique juridique nécessaire pour prendre avec le méde- donc pas à former de recours devant le juge compétent cin la décision de limitation ou d’arrêt des traitements. pour faire appliquer, en toute rigueur, la loi du Code civil.

67. Cour EDH, GC, 5 juin 2015, nº 46043/14 : Dalloz, 2015, p. 1625, note F. Vialla ; Droit de la famille, 2015, comm. 180, obs. J.-R. Binet ; La semaine juridique, édition générale, 2015, p. 805 et 1331, obs. F. Sudre ; Revue trimestrielle des droits de l’homme, 2015, p. 1097, note J.-M. Larralde. Voir aussi G. Mémeteau, « Traversée civiliste du couloir de la mort », Gazette du Palais, nº 246, 2-3 septembre 2015, p. 7 ; J.-M. Larralde, « L’aide à mourir dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme : de Diane Pretty à Vincent Lambert », in Éthique et conditions de la fin de vie, étude 12, p. 145-157. 68. Cass., 1re civ., 8 décembre 2016, nº 16-20.298, JurisData, nº 2016-025731 : Recueil Dalloz, 2016, p. 2569, obs. F. Vialla et 2017, p. 1500, obs. J.-J. Lemouland ; La semaine juridique, édition générale, 2017, p. 79, note J. Hauser ; Droit de la famille, 2017, comm. 48, p. 52-54, note I. Maria ; Revue générale de droit médical, nº 62, 2017, p. 133-157, note G. Raoul-Cormeil. 69. Pour preuve, citons l’aveu du législateur et sa commande faite au gouvernement. Ainsi, selon l’article 211 de la loi nº 2016-41 du 26 janvier 2016 de modernisation de notre système de santé (Journal officiel de la République française, nº 0022, 27 janvier 2016), « Dans les conditions prévues à l’article 38 de la Constitution, le Gouvernement est autorisé à prendre par ordonnances, dans un délai de dix-huit mois à compter de la promulgation de la présente loi, les mesures relevant du domaine de la loi permettant de mieux articuler les dispositions du code civil et du code de la santé publique relatives aux conditions dans lesquelles peut s’exprimer la volonté des personnes faisant l’objet d’une mesure de protection juridique, au sens du chapitre II du titre XI du livre Ier du code civil, pour toute décision relative à un acte médical. Un projet de loi de ratification est déposé devant le Parlement dans un délai de six mois à compter de la publication de l’ordonnance » (nous soulignons). Tempus fugit… Rien n’avait encore été entrepris le 15 mai 2017 ! Le contexte politique, marqué par la fin du quinquennat, la campagne électorale de l’élection présidentielle et la mise en œuvre des réformes promises, aura précipité la caducité de cette autorisation. Le 26 juillet 2017, la direction des affaires civiles et du sceau de la chancellerie a expliqué aux représentants des mandataires judiciaires à la protection des majeurs pourquoi l’ordonnance n’avait pas été publiée : l’objet de l’habilitation n’était pas assez large et ne permettait pas d’articuler les pouvoirs de la personne en charge de la mesure de protection juridique en matière de santé avec ceux de la personne de confiance. Le gouvernement devrait donc solliciter une nouvelle demande d’habilitation au Parlement… Le corps des personnes détenues : de l’objet de punition au respect de la personne

Jean-Manuel LARRALDE Professeur de droit public à l’université de Caen Normandie Centre de recherche sur les droits fondamentaux et les évolutions du droit (CRDFED, EA 2132)

I. Du « corps machine » au détenu travailleur A. Le corps du détenu, instrument de peine B. Le travail en prison, instrument de resocialisation

II. La prise en charge adéquate de la santé du détenu A. L’émergence progressive d’un droit à la santé B. La mise en place de stratégies thérapeutiques globales C. Le refus du corps sexualisé du détenu

III. La protection de l’intégrité physique et de la dignité de la personne en détention A. La limitation de l’usage de la force en détention B. L’importance du principe de dignité en prison

Il a toujours existé un lien intime entre la politique généré des peines exemplaires, destinées le plus souvent à pénale (ou criminelle pour reprendre le vocabulaire punir le criminel « par où il avait pêché » 2. La suprématie plus ancien…) et le corps des détenus : l’historique de de la sanction intimidatrice conduit notamment, dès le la procédure et de la sanction pénales démontre bien la XIIIe siècle, à la multiplication des peines corporelles qui recherche d’une peine devant être avant tout afflictive se substituent aux amendes, jugées trop peu dissuasives. et humiliante et constituant un châtiment exemplaire, D’où des supplices destinés à être particulièrement expli- afin de permettre l’intimidation 1. Le « spectacle pénal » cites aux yeux de la population qui serait tentée de suivre (pour reprendre l’expression de Jean-Marie Carbasse) a l’exemple criminel 3. La « cicatrice pénale » sous l’Ancien

1. Avant même la peine, l’obtention des preuves par l’« aveu » était souvent liée à l’infliction de supplices variés que l’on qualifierait aujourd’hui de tortures… Voir G. Pandelon, La question de l’aveu en matière pénale, thèse de doctorat en droit privé et en sciences criminelles, université d’Aix- Marseille, 2012. Voir également M. Foucault, Surveiller et punir : naissance de la prison, Paris, Gallimard (Bibliothèque des histoires), 1975, p. 39 sq. 2. Avec une symbolique explicite en ce qui concerne la manière dont la mort était donnée. Ainsi, les sorciers étaient livrés au bûcher, anticipation des flammes de l’enfer, les faux monnayeurs bouillis dans un chaudron, opération rappelant la fonte des métaux, etc. Voir J.-M. Carbasse, Introduction historique au droit pénal, Paris, PUF (Droit fondamental. Droit pénal), 1990, p. 222. Voir également M. Foucault, Surveiller et punir…, spéc. p. 55 sq. 3. Cette conception explique la présence, dans la liste des peines, de l’exposition des condamnés, du gibet, ou encore des exécutions par effigie (que l’on trouve, notamment, dans l’Ordonnance criminelle française de 1670). Selon un ancien ouvrage français de procédure criminelle, les exécutions

CRDF, nº 15, 2017, p. 97 -106 98 Jean-Manuel Larralde

Régime (fleur de lys ou lettres…) constitue également en effet un objectif avoué de transformation de l’individu l’une des techniques permettant ces supplices des corps 4. sanctionné, à l’aide de plusieurs éléments qui forment ce La généralisation de la prison comme sanction pénale que l’on appelle le traitement pénitentiaire 13. En ce sens, à partir du XVIIIe siècle n’a pas rompu ce lien au corps. En l’Ensemble de principes pour la protection de toutes les parcourant le sommaire du magistral ouvrage de Michel personnes soumises à une forme quelconque de détention Foucault Surveiller et punir 5, on s’aperçoit immédiatement ou d’emprisonnement, adopté par les Nations unies en à quel point la privation de liberté carcérale est intimement 1988 14, énonce dès son premier principe que « [t]oute liée au corps de celui qu’on enferme. Parmi les titres des personne soumise à une forme quelconque de détention chapitres, on trouve en effet « Le corps des condamnés » 6, ou d’emprisonnement est traitée avec humanité et avec le « Les moyens du bon dressement » 7, ou encore « Les corps respect de la dignité inhérente à la personne humaine ». dociles » 8. Pour Foucault en effet, ces « institutions com- De même, la lecture des Règles pénitentiaires européennes plètes » que sont les prisons prennent en charge l’individu de 2006 (RPE) 15 nous apprend : « Chaque détention est privé de sa liberté de manière totale, puisque l’institution gérée de manière à faciliter la réintégration dans la société carcérale vise à fabriquer « des corps à la fois dociles et libre des personnes privées de liberté » (règle nº 6), ce qui capables » 9. Même à l’abri des regards de la société, le corps passe notamment par « des conditions de détention qui du détenu est partie intégrante de sa peine 10. Les exécrables ne portent pas atteinte à la dignité humaine et offr[ent] conditions de détention des prisons de l’Ancien Régime des occupations constructives et une prise en charge per- décrites par de nombreux commentateurs 11 entraînent mettant la préparation à leur réinsertion dans la société » des souffrances dans la chair même des personnes privées (préambule). L’intégration de ce principe de dignité de liberté. Celles-ci sont par ailleurs souvent contraintes dans le domaine pénitentiaire a permis d’abandonner la d’utiliser leur corps comme un outil de travail, car de nom- conception qui assimilait les personnes privées de leur breuses prisons sont également des lieux où le travail – qu’il liberté à des corpore vili 16. Bien au contraire, la « prise en soit productif ou non – est une composante de la peine. charge des corps » de ces personnes par les institutions La fin du XIXe siècle et le XXe siècle connaissent une pénitentiaires, évoquée par Michel Foucault, nécessite modification radicale des liens entre la prison et le corps aujourd’hui une protection physique des individus. À cet des personnes détenues, en transformant l’institution car- égard, c’est sans nul doute la Cour européenne qui nous cérale sous l’influence de plusieurs théories dont celle de offre l’approche la plus claire et explicite en la matière. la défense sociale nouvelle 12. Mettant en avant la resocia- L’arrêt Kudla c. Pologne a en effet posé comme principe lisation du délinquant, la prison contemporaine possède essentiel que l’État est tenu

devaient se faire « de plein jour, sur des places publiques, attendu que la punition des criminels sert de consolation aux bons et de terreur aux méchants » (Style et manière de procéder en matière criminelle au pays de Liège, Liège – Hervé, H.-J. Urban, 1779, p. 79 ; cité par L. E. Alkin, « La cruauté des supplices sous l’Ancien Régime », Revue historique de droit français et étranger, 1937, p. 134). La même logique est retenue par Guillaume le Conquérant qui, dès le XIe siècle, fait remplacer la peine de mort, jugée trop peu « spectaculaire », par la double mutilation de l’aveuglement et de l’émasculation. Michel Foucault évoque de son côté « le corps supplicié, dépecé, amputé, symboliquement marqué au visage ou à l’épaule, exposé vif ou mort, donné en spectacle » (M. Foucault, Surveiller et punir…, p. 14). 4. Le Code pénal de 1810 rétablira même la marque au fer rouge, infligée après le carcan, sur l’épaule droite de la victime. Voir A. Corbin, « Douleurs, souffrances et misères du corps », in Histoire du corps, A. Corbin (dir.), Paris, Seuil, 2005, vol. II, p. 236 et 240. 5. De manière tout à fait symbolique, l’ouvrage de Foucault s’ouvre sur la description minutieuse et horrifique du supplice de Damiens le 2 mars 1757, condamné à « faire amende honorable devant la principale porte de l’Église de Paris » (Surveiller et punir…, p. 9-11). 6. M. Foucault, Surveiller et punir…, p. 9. 7. Ibid., p. 172. 8. Ibid., p. 137. 9. Ibid., p. 301. 10. « […] même si [les systèmes punitifs] ne font pas appel à des châtiments violents ou sanglants, même lorsqu’ils utilisent les méthodes “douces” qui enferment ou corrigent, c’est bien toujours du corps qu’il s’agit – du corps et de ses forces, de leur utilité et de leur docilité, de leur répartition et de leur soumission » (ibid., p. 30). Il ajoute par ailleurs : « Que les punitions en général et que la prison relèvent d’une technologie politique du corps, c’est peut-être moins l’histoire qui me l’a enseigné que le présent » (ibid., p. 35). 11. Parmi lesquels John Howard qui, en 1777, publie un ouvrage au retentissement considérable, The State of the Prisons [L’état des prisons], où il dénonce une désorganisation complète des conditions de détention, leur aspect barbare et malsain. 12. Dont les plus célèbres promoteurs sont le Belge Adolphe Prins (La défense sociale et les transformations du droit pénal, Bruxelles – Leipzig, Misch et Thron, 1910) et le Français Marc Ancel La( défense sociale nouvelle : un mouvement de politique criminelle humaniste, Paris, Cujas, 1954). 13. Le Congrès pénitentiaire de Bruxelles en 1847 évoque comme fonction essentielle de la sanction pénale la transformation du comportement de l’individu : « L’amendement du condamné comme but principal de la peine est un principe sacré dont l’apparition formelle dans le domaine de la science et surtout dans celui de la législation est toute récente ». En France de tels objectifs seront définis dans les principes de la commission Amor de 1945 : « 1°. La peine privative de liberté a pour but essentiel l’amendement et le reclassement du condamné » ; « 3°. Le traitement infligé aux prisonniers hors de toute promiscuité corruptive doit être humain, exempt de vexations, et tendre principalement à son instruction générale et professionnelle et à son amélioration » (cité par M. Foucault, Surveiller et punir…, p. 274). 14. Ensemble de principes pour la protection de toutes les personnes soumises à une forme quelconque de détention ou d’emprisonnement, adopté par l’Assemblée générale des Nations unies dans sa résolution 43/173 du 9 décembre 1988. 15. Recommandation Rec (2006) 2 du Comité des ministres aux États membres sur les Règles pénitentiaires européennes adoptée par le Comité des ministres du Conseil de l’Europe le 11 janvier 2006 lors de la 952e réunion des délégués des ministres. 16. Lire sur ce point G. Chamayou, Les corps vils : éthique et politique de l’expérimentation humaine aux XVIIe et XVIIIe siècles, Paris, Les empêcheurs de penser en rond – La Découverte, 2008. Le corps des personnes détenues : de l’objet de punition au respect de la personne 99

[…] de s’assurer que tout prisonnier est détenu dans des galères 20. Il s’agissait alors d’utiliser et d’exploiter le conditions qui sont compatibles avec le respect de la dignité travail du détenu astreint, parfois même jusqu’à l’épui- humaine, que les modalités d’exécution de la mesure ne sement. Les premières véritables prisons apparues au soumettent pas l’intéressé à une détresse ou à une épreuve XVIe siècle revêtaient ainsi le caractère d’établissements d’une intensité qui excède le niveau inévitable de souffrance de travail pour les vagabonds et les mendiants où les inhérent à la détention et que, eu égard aux exigences tâches imposées sont l’un des éléments afflictifs de la pratiques de l’emprisonnement, la santé et le bien-être du prisonnier sont assurés de manière adéquate, notamment peine. En 1557, à Londres, l’ancien palais désaffecté de par l’administration des soins médicaux requis 17. Bridwell devient un atelier de travail obligatoire et éduca- tif pour les vagabonds, en présentant le double caractère Œuvrant pour une prison plus humaine, la Cour de de prison et d’établissement de sûreté. Sur ce modèle, Strasbourg rappelle constamment que la mission de la l’Angleterre fondera d’autres maisons de travail, appelées prison n’est plus aujourd’hui le « dressement » des siècles bridwells. En 1596, s’ouvre à Amsterdam le Rasphuis, passés, mais le « traitement pénitentiaire », qui nécessite institution destinée aux jeunes délinquants. Le but de de limiter voire d’interdire certaines pratiques ou mesures cette prison, créée de toutes pièces, est de transformer en détention. Ces idées, qui se sont également imposées et d’amender les détenus par le travail et l’éducation en droit interne 18, ont entraîné une triple transformation religieuse, l’essentiel du régime étant constitué par un du rapport entre le corps des détenus et la prison, en travail de tissage (qui sera, par la suite, remplacé par le 21 aboutissant progressivement à transformer le « corps râpage du bois de campêche) . L’application ultime de machine » en prison en détenu travailleur (I), en exigeant cette conception consistait à imposer des travaux inutiles une prise en charge adéquate de la santé du détenu (II) ou improductifs. L’Angleterre se révélera l’un des États et en protégeant enfin l’intégrité physique et la dignité les plus « inventifs » en matière de travail afflictif, avec de la personne en détention (III). les pratiques du shot-drill (le détenu devant parcourir une vaste salle de long en large en portant un boulet de canon), de l’écureuil ou du crank (le détenu devant I. Du « corps machine » tourner dans un cylindre ou actionner une manivelle, le plus souvent dans le seul but d’actionner un compteur au détenu travailleur servant à comptabiliser le nombre d’unités de travail accomplies) 22. Le travail exigé des détenus sera ainsi Si Michel Foucault a pu développer la figure du « détenu- pendant longtemps afflictif, voire imposé de manière machine » 19, dont le corps constitue l’un des éléments de la publique et dégradante. Ainsi, l’article 10 du Code pénal peine (A), l’époque contemporaine est au contraire celle français de 1810 prévoyait encore que les condamnés de la recherche d’un travail instrument de resocialisation, aux travaux forcés devaient être employés aux travaux qui peine toutefois à reconnaître au détenu travailleur les plus pénibles, traîner à leurs pieds un boulet ou être l’ensemble des droits sociaux dont il devrait légitimement attachés deux à deux à une chaîne, lorsque la nature du disposer (B). travail le permettait. Le corps du détenu est alors réduit à un instrument astreint à des tâches imposées, le travail physique étant une composante de la peine 23. A. Le corps du détenu, instrument de peine Transformant radicalement l’approche théorique de la prison, les théories pénologiques qui vont se multiplier L’histoire du travail pénitentiaire se confond avec l’his- à partir de la fin du XIXe siècle vont aboutir à modifier toire de la sanction pénale, puis de la prison elle-même. le rôle du travail ; on passe alors du détenu-machine au Si, à Rome, les détenus étaient envoyés ad metalla (aux détenu-travailleur, qui doit normalement trouver dans mines) ou opus publicum (aux travaux publics), l’Ancien l’activité professionnelle l’un des leviers de sa resocia- Régime inventera la forme la plus aboutie, celle des lisation.

17. Cour EDH, 26 octobre 2000, Kudla c. Pologne, nº 30210/96, § 94. 18. Selon l’article 1er de la loi pénitentiaire 2009-1436 du 24 novembre 2009 : « Le régime d’exécution de la peine de privation de liberté concilie la protection de la société, la sanction du condamné et les intérêts de la victime avec la nécessité de préparer l’insertion ou la réinsertion de la personne détenue afin de lui permettre de mener une vie responsable et de prévenir la commission de nouvelles infractions ». 19. « Le travail devait être la religion des prisons. À une société-machine, il fallait des moyens de réforme purement mécaniques. Fabrication d’individus-machines mais aussi de prolétaires » (M. Foucault, Surveiller et punir…, p. 246). 20. Voir, inter alia, M. Foucault, Surveiller et punir…, p. 261 sq. 21. Voir, à ce sujet, H.-J. Kerner, « Les sanctions pénales classiques et leurs altérations dans les politiques criminelles européennes », Annales internationales de criminologie, vol. 25, nº 1 et 2, 1987, p. 92. Voir également M. Foucault, Surveiller et punir…, p. 123 sq. 22. Voir G. Kellens, La mesure de la peine : précis de pénologie et de droit des sanctions pénales, Liège, Faculté de droit, d’économie et de sciences sociales, 1982, p. 110 ; R. S. E. Hinde, The British Penal System 1773-1950, Londres, G. Duckworth, 1951, p. 155 sq. 23. « La prison n’est pas un atelier ; elle est, il faut qu’elle soit en elle-même une machine dont les détenus-ouvriers sont à la fois les rouages et les produits ; elle les “occupe” et cela “continuellement fût-ce dans l’unique but de remplir leurs moments […]” » ; « Le travail devait être la religion des prisons » (M. Foucault, Surveiller et punir…, p. 245 et 246). 100 Jean-Manuel Larralde

B. Le travail en prison, (art. D. 433). Souvent répétitif et limité à des tâches instrument de resocialisation simples 28, mal rémunéré, et en dehors des règles de droit commun régissant le contrat de travail et son exécution 29, À ces approches faisant de la personne du condamné le travail en détention n’est cependant plus assimilable un « détenu-machine » 24 se substituera progressivement au « corps assujetti » décrit par Michel Foucault 30, lié à l’idée d’un travail élément constitutif de la peine, à la fois la recherche d’une souffrance physique inhérente à la puissant levier d’amélioration du détenu et soubassement privation de liberté carcérale. du système disciplinaire des établissements. Le travail Si la prison moderne marque le rejet du « détenu- en détention ne doit pas alors être autre chose que la machine », elle marque également, sous l’influence continuation du travail en milieu libre. L’expression la plus identique des théories du traitement pénitentiaire, la claire de cette théorie se trouve formulée par l’article 60.1 reconnaissance du « détenu-patient », qui nécessite une de l’Ensemble de règles minima pour le traitement des prise en charge adéquate de sa santé. détenus élaboré par le Conseil économique et social des Nations unies en 1955 25 : Le régime de l’établissement doit chercher à réduire les II. La prise en charge adéquate différences qui peuvent exister entre la vie en prison et la de la santé du détenu vie libre dans la mesure où ces différences tendent à affaiblir le sens de la responsabilité du détenu ou le respect de la L’évolution de la prise en compte de la situation sanitaire dignité de la personne 26. des détenus est elle aussi intimement liée à l’évolution La règle 74.1 ajoute : « Les précautions prescrites des conceptions pénologiques, qui vont imposer l’idée pour protéger la sécurité et la santé des travailleurs libres d’un véritable droit à la santé pour les personnes incar- doivent également être prises dans les établissements cérées (A), ce qui exige la mise en place de stratégies thé- pénitentiaires ». Plus près de nous, la règle 26.1 des Règles rapeutiques globales (B). Ces indéniables progrès tardent pénitentiaires européennes de 2006 va plus loin encore en toutefois à pleinement reconnaître le corps sexualisé du prévoyant que : « Le travail en prison doit être considéré détenu, dont la protection de l’intimité sexuelle reste comme un élément positif du régime carcéral et en aucun encore partielle (C). cas être imposé comme une punition ». Certes, la prison moderne n’est pas celle d’un véritable détenu travailleur 27, même si le Code de procédure pénale prévoit que « [l]es A. L’émergence progressive dispositions nécessaires doivent être prises pour qu’un d’un droit à la santé travail productif et suffisant pour occuper la durée nor- male d’une journée de travail soit fourni aux personnes Il est inexact de dire que la prise en charge de la santé détenues » (art. D. 432-2) et que « [l]’organisation, les des détenus n’a pas constitué, au moins d’un point de méthodes et les rémunérations du travail doivent se vue théorique, une préoccupation ancienne. Dès 1603, rapprocher autant que possible de celles des activités Bouteiller dans sa Somme rurale indique ainsi que « la pri- professionnelles extérieures afin notamment de préparer son ne doit pas être griève en sorte qu’elle puisse ou doive les détenus aux conditions normales du travail libre » empirer le corps du prisonnier », exigence qui pénétrera

24. « À une société-machine, il fallait des moyens de réforme purement mécaniques. Fabrication d’individus-machines mais aussi de prolétaires » (M. Foucault, Surveiller et punir…, p. 246). 25. Ensemble de règles minima pour le traitement des détenus, adopté par le premier Congrès des Nations unies pour la prévention du crime et le traitement des délinquants, tenu à Genève en 1955 et approuvé par le Conseil économique et social dans ses résolutions 663 C (XXIV) du 31 juillet 1957 et 2076 (LXII) du 13 mai 1977. 26. Disposition à laquelle fait écho la règle 26.7 des Règles pénitentiaires européennes de 2006, selon laquelle : « L’organisation et les méthodes de travail dans les prisons doivent se rapprocher autant que possible de celles régissant un travail analogue hors de la prison, afin de préparer les détenus aux conditions de la vie professionnelle normale ». 27. Comme l’a démontré le récent arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme Meier c. Suisse du 9 février 2016 (nº 10109/14), dans lequel la Cour européenne des droits de l’homme valide l’obligation de travailler imposée à un détenu ayant atteint l’âge de la retraite. Voir N. Ferran, Dedans-dehors, nº 91, avril 2016, p. 47. De même, l’arrêt Stummer c. Autriche du 7 juillet 2011 (nº 37452/02, § 110) ne voit pas dans le refus d’affilier les détenus qui travaillent en prison au régime d’assurance-retraite une violation de la Convention européenne des droits de l’homme (Convention EDH). Il ne faut pas non plus oublier que si l’article 4 de la Convention EDH prohibe le travail forcé, son § 3.a ajoute aussitôt que « N’est pas considéré comme “travail forcé ou obligatoire” au sens du présent article : tout travail requis normalement d’une personne soumise à la détention dans les conditions prévues par l’article 5 de la présente Convention, ou durant sa mise en liberté conditionnelle ». 28. Voir Dedans-Dehors, nº 55, mai-juin 2006, Travail des détenus à bout de souffle, p. 14. 29. Amené à se prononcer sur la question de la nature de l’acte juridique sur lequel reposent les activités professionnelles des personnes détenues, le Conseil constitutionnel, dans sa décision nº 2015-485 QPC du 25 septembre 2015, a jugé que l’« acte d’engagement » (document signé par le chef d’établissement et la personne détenue, qui énonce les droits et obligations professionnels de celle-ci ainsi que ses conditions de travail et sa rémunération) ne viole ni la liberté contractuelle, ni le principe de dignité des personnes. Voir le communiqué de presse très critique du Contrôleur général des lieux de privation de liberté rendu public après cette décision du Conseil, en ligne : http://www.cglpl.fr/wp-content/ uploads/2013/06/Com-de-presse_CGLPL_QPC-travail.pdf. 30. M. Foucault, Surveiller et punir…, p. 31. Le corps des personnes détenues : de l’objet de punition au respect de la personne 101 le droit positif avec l’Ordonnance criminelle française de prisons doit être intégrée à la politique nationale de santé 1670 31. En Angleterre, c’est dès 1774 que la Chambre des publique et compatible avec cette dernière » (règle 40.2) 36. communes adopte une loi visant à préserver la santé des Ces exigences, qui ont été intégrées au droit français prisonniers 32. Plus près de nous, c’est la douche qui sera dès 1994 37, ont été précisées par une désormais abon- inventée en prison, à Bonne-Nouvelle à Rouen, afin de dante jurisprudence de la Cour européenne des droits permettre, selon son promoteur, de réaliser de « sérieux de l’homme, qui depuis l’arrêt Kudla fait de « la santé progrès dans l’hygiène des populations agglomérées, et [du] bien-être du prisonnier […] assurés de manière prisons, casernes, internats, etc. » 33. Mais les conditions adéquate, notamment par l’administration des soins matérielles de détention fortement dégradées ont rendu médicaux requis », des composantes d’une privation de l’ensemble de ces louables objectifs sanitaires pour le liberté pénitentiaire respectueuse de la dignité humaine 38. moins virtuels 34. Depuis cette décision fondatrice, la Cour de Strasbourg Ce sont ici encore les nouvelles théories pénales et a eu l’occasion de préciser ses exigences, notamment pénologiques apparues pour l’essentiel au XXe siècle qui dans son arrêt Mouisel c. France du 14 novembre 2002 vont offrir une nouvelle perspective en la matière. En qui pose ici un double principe général. D’une part, elle 1990, les Nations unies dans leurs Principes fondamentaux rappelle qu’il n’existe pas en tant que telle une obligation relatifs au traitement des détenus précisent qu’ils « ont générale de libérer un détenu pour motifs de santé. Mais, accès aux services de santé existant dans le pays, sans d’autre part, discrimination aucune du fait de leur statut juridique » 35. Les Règles pénitentiaires européennes de 2006 vont plus […] la santé d’une personne privée de liberté fait désormais loin encore en la matière, en indiquant que partie des facteurs à prendre en compte dans les modalités de l’exécution de la peine privative de liberté, notamment Les locaux de détention […] doivent satisfaire aux exi- en ce qui concerne la durée du maintien en détention 39. gences de respect de la dignité humaine et, dans la mesure du possible, de la vie privée, et répondre aux conditions minimales requises en matière de santé et d’hygiène […]. B. La mise en place de stratégies (règle 18.1) thérapeutiques globales Ce texte pose surtout le principe de services de santé pénitentiaire fonctionnant sur la base des standards de L’application effective des exigences de l’arrêt Kudla est la société libre, puisque « [l]a politique sanitaire dans les claire : un suivi médical doit être proposé à tout détenu,

31. Selon l’article 21 de l’Ordonnance criminelle française de 1670 : « […] les guichetiers visiteront tous les jours les prisonniers dans les cachots, et devront indiquer ceux qui sont malades, pour qu’ils soient visités par les médecins et au besoin transférés dans des chambres » (A. Esmein, Histoire de la procédure criminelle en France, Paris, L. Larose et Forcel, 1882, p. 228). Il faut toutefois attendre 1780 pour qu’une autre ordonnance prévoie la création d’infirmeries dans les prisons. 32. Loi dont le contenu sera décrit par John Howard en ces termes : elle « exige qu’un chirurgien ou un pharmacien soit nommé dans chaque établissement. Sa tâche est, en premier lieu, d’ordonner le transfert immédiat des malades vers l’infirmerie ; et contrôler qu’ils ont un régime et une literie correcte. Leurs fers doivent être enlevés ; et ils doivent avoir, non seulement des médicaments, mais également un régime alimentaire approprié à leur condition. Il doit les visiter quotidiennement et avec diligence ; ne pas les laisser à des assistants. Il doit constamment inculquer la nécessité de la propreté et de l’air frais ; et le danger d’entasser les prisonniers : et il doit recommander ce qu’il ne peut imposer » (J. Howard, L’état des prisons ; cité par H. K. Snell, « The Prison Medical Service », The Howard Journal, vol. 10, nº 2, 1959, p. 75 ; nous traduisons). 33. Selon les mots du docteur Merry Delabost, médecin-chef à la prison de Bonne-Nouvelle, cité par H. Dajon, « La douche, une invention d’un médecin des prisons, le docteur Merry Delabost », Criminocorpus, 26 janvier 2013, en ligne : http://criminocorpus.revues.org/2006. 34. Sans parler d’autres pratiques telles que l’utilisation de détenus à des fins d’expérimentations médicales : en 1772, les prisonniers de la prison de Newgate en Angleterre se portèrent « volontaires » pour se faire inoculer le virus de la variole plutôt qu’être pendus. Tous survivants, ils furent donc relâchés. De même, Hernandez inocula la syphilis à des détenus du bagne de Toulon en 1812. Ces expérimentations ne cesseront pas au XXe siècle avec les recherches sur le béribéri menées par Strong et Crowell sur vingt-huit prisonniers (en échange de quelques paquets de cigarettes !) et qui aboutiront à la mort d’un des détenus, ou encore, en 1916, les expériences concernant le rôle d’un régime carencé sur la pellagre menées par Goldberger et Wheeler sur onze prisonniers d’un pénitencier de l’État du Missouri. Pour l’ensemble de ces expérimentations menées sur les personnes privées de liberté, voir R. Franchitti, L’expérimentation humaine dans l’histoire de la médecine, thèse de doctorat, université Paris 13, 1981. 35. Principes fondamentaux relatifs au traitement des détenus, adoptés par l’Assemblée générale des Nations unies dans sa résolution 45/111 du 14 décembre 1990, § 9. 36. Voir également les règles 40.1 : « Les services médicaux administrés en prison doivent être organisés en relation étroite avec l’administration générale du service de santé de la collectivité locale ou de l’État » et 40.5 : « […] chaque détenu doit bénéficier des soins médicaux, chirurgicaux et psychiatriques requis, y compris ceux disponibles en milieu libre ». 37. La loi nº 94-43 du 18 janvier 1994 et le décret nº 94-929 du 27 octobre 1994 confient au service public hospitalier l’organisation des soins dispensés aux détenus. Le préfet de région doit désigner pour chaque établissement pénitentiaire un établissement public de santé, chargé de dispenser les soins aux détenus et de participer à l’accueil et aux urgences. Les détenus peuvent donc, en fonction de leur état, soit être conduits en consultation spécialisée à l’hôpital dont dépend leur établissement, soit recevoir la visite, au sein de celui-ci, de médecins vacataires. L’article 46 de la loi pénitentiaire 2009-1436 du 24 novembre 2009 ajoute par ailleurs que : « La prise en charge de la santé des personnes détenues est assurée par le service public hospitalier dans les conditions prévues par le code de la santé publique ». 38. Cour EDH, 26 octobre 2000, Kudla c. Pologne, § 94. 39. Cour EDH, 14 novembre 2002, Mouisel c. France, nº 67263/01, § 43 et 45 : Recueil Dalloz, 2003, p. 303, note H. Moutouh ; J.-P. Céré, « Le maintien en détention de malades graves constitue un traitement inhumain et dégradant », Revue trimestrielle des droits de l’homme, nº 55, 2003, p. 1007 sq. ; H. Tigroudja, « Le maintien en détention d’une personne atteinte d’un cancer au regard de l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme », Petites affiches, nº 122, 19 juin 2003, p. 18 sq. 102 Jean-Manuel Larralde et des soins médicaux appropriés doivent être dispensés dans son arrêt Martzaklis et autres c. Grèce du 9 juillet 2015, à des détenus malades. La Cour s’autorise désormais à un détenu malade (en l’espèce séropositif) doit « être placé vérifier la nature du traitement médical administré. Et il dans un endroit en adéquation avec ses besoins médicaux est aujourd’hui acquis que cette protection de la santé ne et son bien-être » 47. se limite pas à la lutte contre des symptômes, mais relève d’une stratégie thérapeutique globale, qui doit être adé- quate et rapide 40. Cette exigence de protection des corps C. Le refus du corps sexualisé du détenu incluse dans l’article 3 de la Convention EDH va désormais très loin, puisque la Cour exige par exemple qu’au nom Seul le respect de la sexualité du détenu constitue encore du droit à la protection de la santé de chaque individu, un une question prise en compte de manière peu satisfai- détenu non fumeur soit incarcéré dans une cellule occupée sante. Si l’on définit la santé, comme le fait l’Organisation uniquement par des codétenus non fumeurs 41, qu’un pri- mondiale de la santé (OMS), comme « un état complet de sonnier puisse se voir prescrire rapidement une prothèse bien-être physique, mental et social, et ne consist[ant] pas dentaire (ainsi qu’un régime alimentaire adéquat !) 42, ou seulement en une absence de maladie ou d’infirmité » 48, nul encore qu’un prisonnier ayant des difficultés à marcher ne peut contester que le respect de la sexualité des personnes se voie attribuer une canne 43. incarcérées devrait en constituer l’une des composantes. Pèsent enfin sur les États des exigences renforcées Or, comme l’a notamment relevé le Conseil de l’Europe, pour certaines catégories de détenus nécessitant des moda- lités de prise en charge particulières. Ainsi en est-il des La prison signifie également la mise en suspens de l’épa- personnes lourdement handicapées qui doivent bénéficier nouissement affectif et sexuel du couple, qu’il soit hétéro ou homosexuel. La prison n’est pas un lieu de tendresse. La de conditions de détention adaptées à leurs besoins spéci- 44 privation de cette dimension humaine est une conséquence fiques . Cette prise en charge des corps aboutit également indirecte et cruciale de la peine privative de liberté 49. à une prise en compte particulière des personnes âgées en détention 45. Bien évidemment, cette volonté de protéger La sexualité des personnes privées de liberté a en effet la santé des détenus s’insère dans la politique prétorienne constitué pendant fort longtemps un sujet totalement des juges strasbourgeois visant à imposer aux autorités occulté, renvoyant à l’idée que la privation de sexualité pénitentiaires nationales des conditions matérielles de constituait l’un des éléments inhérents de toute incarcéra- détention dignes et humaines, jurisprudence initiée pour tion. Il est d’ailleurs tout à fait frappant de remarquer que les détenus malades par l’arrêt Kalachnikov c. Russie du les si détaillées Règles pénitentiaires européennes n’ont 15 juillet 2002 46. Comme la Cour l’a récemment rappelé jamais évoqué le respect de la sexualité de la personne

40. Dans son arrêt Veretco c. République de Moldova du 7 avril 2015 (nº 679/13) relatif à un détenu souffrant de fractures des côtes et d’une pneumonie, la Cour exige que les autorités pénitentiaires prodiguent avec diligence les soins adéquats aux détenus malades. Ainsi, se contenter de faire examiner un détenu souffrant d’une grave maladie cérébrale, qui entraîne des symptômes incluant des maux de tête sévères, des crises d’épilepsie, des nausées et des insomnies, par un auxiliaire médical et un psychiatre de la prison alors qu’il nécessitait une intervention neurochirurgicale viole l’article 3 de la Convention EDH (arrêt Budanov c. Russie, 9 janvier 2014, nº 66583/11). Voir aussi Kolesnikovich c. Russie et Litvinov c. Russie du 22 mars 2016 (nº 44694/13 et 32863/13). 41. Pour un détenu asthmatique, confiné vingt-trois heures par jour dans sa cellule : Cour EDH, 13 septembre 2005, Ostrovar c. Moldavie, nº 35207/03 : L’actualité juridique. Droit pénal, 2005, p. 421, obs. J.-P. Céré. 42. Cour EDH, 2 février 2016, Drăgan c. Roumanie, nº 65158/09. 43. Cour EDH, 9 juin 2016, Mekras c. Grèce, nº 12863/14. 44. Cour EDH, 10 juillet 2001, Price c. Royaume-Uni, nº 33394/96. La Cour, sans relever une volonté manifeste d’avilissement ou d’humiliation de la requérante (handicapée des quatre membres), juge que sa détention dans des conditions où elle souffre sérieusement du froid et risque d’avoir des douleurs en raison de la dureté et de l’inaccessibilité de son lit, qu’elle ne peut que très difficilement quitter pour aller aux toilettes, ou se laver, constitue un traitement dégradant au sens de l’article 3. Voir F. Sudre, « Droit de la Convention européenne des droits de l’homme, l’intégrité physique et morale de la personne (article 3) », La semaine juridique, édition générale, nº 3, 2002, p. 128 sq. 45. Dans l’affaireHénaf c. France du 27 novembre 2003 (nº 65436/01), la Cour estime qu’en raison de différents éléments, dont l’âge du requérant (75 ans à l’époque des faits), l’usage d’entraves lors d’un transfert et lors d’une hospitalisation constitue une mesure disproportionnée au regard des nécessités de la sécurité (et ce d’autant que deux policiers avaient été spécialement placés en faction devant la chambre du requérant). Dans le même sens, dans un arrêt Farbtuhs c. Lituanie du 2 décembre 2004 (nº 4672/02), la Cour juge que le maintien en détention pendant un an et neuf mois d’un détenu (condamné pour crime contre l’humanité et génocide) âgé de 84 ans, paraplégique, invalide et atteint de maladies graves et incurables, n’était pas adéquat en raison de son âge, de son infirmité et de son état de santé et créait chez l’intéressé des « sentiments constants d’angoisse, d’infériorité et d’humiliation suffisamment forts pour constituer un traitement dégradant au sens de l’art. 3 de la Convention » (§ 61). Voir également l’arrêt Helhal c. France du 19 février 2015 (nº 10401/12). 46. Cour EDH, 15 juillet 2002, Kalachnikov c. Russie, nº 47095/99. Voir la fiche thématique de la Cour EDH, « Conditions de détention et traitement des détenus », avril 2017, en ligne : http://www.echr.coe.int/Documents/FS_Detention_conditions_FRA.pdf. 47. Cour EDH, 9 juillet 2015, Martzaklis et autres c. Grèce, nº 20378/13, § 71. En l’espèce, le transfert des intéressés à l’hôpital pénitentiaire Aghios Pavlos a conduit les détenus à être à proximité de détenus souffrant de maladies telles que la tuberculose ou l’hépatite et les a donc exposés « à une souffrance physique et mentale allant au-delà de celle inhérente à la détention », constitutive d’une violation de l’article 3 de la Convention (§ 75). 48. OMS, Constitution adoptée par la Conférence internationale de la santé, tenue à New York du 19 juin au 22 juillet 1946, signée par les représentants de 61 États le 22 juillet 1946 et entrée en vigueur le 7 avril 1948 (Actes officiels de l’Organisation mondiale de la santé, nº 2, p. 100). 49. Earl of Dundee, Effets de la détention sur le plan familial et social, Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, rapport nº 7816, 15 mai 1997, p. 17. Voir également A. Monnereau, « La privation sexuelle et affective du prisonnier », Promovere, nº 38, 1984, p. 71-77 ; E. Swinnen, « La sexualité en prison », Bulletin de l’administration pénitentiaire, 1981, p. 259-282 et 1982, p. 15-40, 129-150 et 189-201. Le corps des personnes détenues : de l’objet de punition au respect de la personne 103 incarcérée 50. La jurisprudence européenne s’est également dans lesquels les primordiales exigences de sécurité et toujours refusée à reconnaître un droit à la sexualité pour du maintien de l’ordre ont pu s’exprimer par un usage les personnes incarcérées 51. Au plan interne, les députés ont légitime de la force. Sous la pression du juge européen également eu l’occasion de dénoncer ce tabou, aboutissant cette analyse est maintenant dépassée car les corps des à des relations sexuelles tolérées lors des parloirs, cette détenus sont aujourd’hui mieux protégés par l’émergence d’un double principe, qui est celui de la limitation de […] solution choisie procéd[ant] plus du poids de la cou- l’usage de la force en détention (A), qui s’accompagne de tume, d’une politique du directeur, que d’une véritable la reconnaissance de l’application du principe de dignité réflexion sur la sexualité en prison. Il faut pourtant savoir que ces relations, lorsqu’elles ont lieu, se déroulent dans des à l’intérieur des établissements pénitentiaires (B). conditions indignes, avec des aménagements rudimentaires qui placent le couple, les familles présentes et leurs enfants, les surveillants, dans une situation extrêmement gênante 52. A. La limitation de l’usage de la force en détention Certes, la mise en place en France de techniques telles que les parloirs familiaux ou les unités de vie familiale Institution fermée, la prison a longtemps constitué un 53 (UVF) permet de reconnaître la sexualité en prison, milieu dans lequel a existé une certaine acceptation, voire sans pour autant en faire un élément « normal » de la vie légalisation de la violence, comme le démontre l’intéres- 54 en détention . sante évolution des organes du Conseil de l’Europe en Permettant une meilleure prise en charge de la santé la matière. Pour la Commission européenne des droits 55 des détenus , les conceptions du traitement pénitentiaire de l’homme en 1966, des mesures violentes employées ont même permis d’aller plus loin, en cherchant à purger contre un détenu pour le faire regagner la cellule dont il les prisons de comportements ou de pratiques attentatoires s’était échappé n’étaient ainsi pas contraires à l’article 3 à la dignité humaine et portant atteinte à l’intégrité des de la Convention EDH 56, pas plus que l’usage de la force personnes en détention. par les gardiens, vis-à-vis d’un détenu refusant de quitter sa cellule 57. Encore plus précisément, cette même Com- mission a pu déclarer en 1969 que certaines brutalités, qui III. La protection de l’intégrité « peuvent prendre la forme de gifles ou de coups donnés de physique et de la dignité la main sur la tête ou le visage », ne violent pas l’article 3 de de la personne en détention la Convention EDH, car elles sont admises ou considérées comme normales par les détenus 58 ! Cette jurisprudence Lieux fermés, devant prendre en charge des publics mul- semble aujourd’hui bien éloignée des standards actuels de tiples et souvent difficiles, les prisons sont des espaces la Cour européenne des droits de l’homme qui, depuis son

50. Le constat s’appliquant aux versions de 1973 (résolution (73) 5), 1987 (recommandation R (87) 3), comme 2006 (recommandation Rec (2006) 2). 51. Si la Commission européenne des droits de l’homme a pu se féliciter en 1970 « du courant réformateur qui s’est manifesté dans plusieurs pays européens vers une amélioration des conditions de détention et des possibilités des détenus de continuer à mener leur vie conjugale à l’intérieur de certaines limites » (X. c. République fédérale d’Allemagne, 4 février 1970, nº 3603/68, Annuaire de la Convention européenne des droits de l’homme 1970, M. Nijhoff, La Haye, 1972, vol. XIII, p. 333 sq.), cela ne l’a pas empêchée ensuite de préciser que la défense de l’ordre pénitentiaire permet de ne pas autoriser de relations sexuelles de couples mariés en détention, et ce même si les époux demeurent dans le même établissement. En effet, « la sécurité et le bon ordre seraient sérieusement compromis si tous les détenus mariés étaient autorisés à poursuivre leur vie conjugale en prison », car « le respect de la vie privée exigerait que les autorités pénitentiaires renoncent à leur droit de surveillance constante » (X. et Y. c. Suisse, 3 octobre 1978, nº 8166/78, Décisions et rapports, vol. 13, p. 241 sq.). De son côté, la Cour européenne des droits de l’homme a toujours refusé de consacrer un droit à la sexualité des détenus ; Cour EDH, 23 février 2012, Trosin c. Ukraine, nº 39758/05, § 39. 52. J. Floch, Rapport fait au nom de la commission d’enquête sur la situation dans les prisons françaises, nº 2851, Assemblée nationale, 28 juin 2000, t. I. Les juridictions administratives ont d’ailleurs eu l’occasion de rappeler récemment cette tolérance de la sexualité en prison. Le tribunal administratif de Nantes a ainsi annulé une sanction de suppression de parloir sans dispositif de séparation pendant trois visites, « considérant que si M. X reconnaît avoir eu un rapport sexuel avec sa concubine […] il est constant que personne n’a été témoin de ce rapport » (TA Nantes, 25 octobre 2007, nº 062824). 53. Voir « Le maintien des liens familiaux » sur le site du ministère de la Justice : http://www.justice.gouv.fr/prison-et-reinsertion-10036/la-vie-en- detention-10039/le-maintien-des-liens-familiaux-12006.html. 54. Voir Dedans-dehors, nº 90, décembre 2015, Sexualité en prison : la grande hypocrisie, p. 8 sq. ; A. Gaillard, Sexualité et prison : désir affectif et désirs sous contrainte, Paris, M. Milo, 2009. 55. Même si les conditions sanitaires en prison restent encore très précaires et assez éloignées des standards extérieurs. Comme le souligne le Comité consultatif national d’éthique pour les sciences de la vie et de la santé dans son avis nº 94 de novembre 2006 relatif à la médecine et à la santé en prison, « l’accès aux soins et à la protection de la santé en prison continue de poser des problèmes éthiques majeurs » (p. 2), en particulier à cause de « la surpopulation carcérale et [du] non-respect du droit à l’hygiène, à l’intimité, à la salubrité des locaux et à des conditions de vie non dégradantes pour la santé physique et mentale » (p. 18). Voir également, FARAPEJ, « La santé à l’épreuve de la prison », 20es journées nationales prison, 2013, dossier d’animation, 28 p. ; La santé en action, nº 430, décembre 2014, dossier « Prison : quelle place pour la promotion de la santé ? », K. Chemlal (dir.), p. 6 sq. ; T. Le-Luong, préface à Promotion de la santé en milieu pénitentiaire : référentiel d’intervention, K. Chemlal, P. Echard-Bezault, P. Deutsch (dir.), Saint-Denis, INPES (Santé en action), 2014. 56. Commission EDH, 13 décembre 1966, Zeidler-Kornmann c. RFA, nº 2686/65, Recueil, nº 22, p. 1. 57. Commission EDH, 17 mai 1969, Wemhoff c. RFA, nº 3448/67, Recueil, nº 30, p. 56. 58. Commission EDH, 5 novembre 1969, Affaire grecque, nº 3321/67 à 3323/67, Annuaire de la Convention européenne des droits de l’homme 1969, M. Nijhoff, La Haye, 1971, vol. XII, volume spécial, chap. IV/A, p. 186. 104 Jean-Manuel Larralde arrêt Tomasi c. France du 27 août 1992, a posé un principe On retrouve une telle analyse dans l’arrêt Tali c. Esto- nouveau : l’intégrité physique d’une personne privée de nie du 13 février 2014 (nº 66393/10), qui rappelle avec sa liberté doit bénéficier d’une garantie absolue, en raison fermeté que l’utilisation d’un spray au gaz poivre dans un de l’état d’infériorité dans lequel elle se trouve 59, même si espace confiné entraîne des effets particulièrement néfastes la Cour reconnaît par ailleurs que l’utilisation de la force pour la santé, et ne constitue pas un moyen approprié pour peut être nécessaire pour assurer la sécurité en prison, immobiliser un détenu, à partir du moment où les gardiens pour maintenir l’ordre ou pour prévenir la commission pouvaient employer d’autres moyens moins dangereux. d’infractions 60. On constate aujourd’hui, tant en droit L’utilisation disproportionnée de la force est également au européen qu’en droit interne, des évolutions notables cœur du constat de violation de l’article 3 de la Convention qui permettent l’encadrement de la violence en prison, de 1950 effectué par la Cour dans son arrêtSapožkovs ainsi que l’interdiction de certaines pratiques pouvant c. Lettonie du 11 février 2014, concernant un détenu violem- présenter des caractéristiques indignes. ment battu lors d’un transfert entre deux établissements 64. Depuis cette nouvelle ligne jurisprudentielle, la Cour Certains instruments autrefois utilisés traditionnellement européenne des droits de l’homme a rendu un certain en détention comme moyens de contrainte des corps nombre de décisions qui visent toutes à limiter en déten- ne sont désormais plus considérés comme admissibles : tion l’usage de la force et à faire appliquer le principe de ainsi en est-il d’un lit de contention, dont l’usage doit proportionnalité 61. L’arrêt Alboréo c. France du 20 octobre être strictement justifié par les circonstances et ne peut 2011, qui a abouti à une condamnation de la France pour en aucun cas constituer une punition 65. Il est également traitements inhumains et dégradants suite à l’usage excessif inadmissible d’entraver une détenue pendant son séjour de la force contre un détenu lors de l’intervention d’agents à la maternité (et plus particulièrement pendant la phase d’une équipe régionale d’intervention et de sécurité (ERIS), des contractions et juste après son accouchement) 66, ou constitue un bon exemple de ces nouvelles exigences 62. Plus de nourrir de manière forcée un détenu sans nécessité récemment, dans leur arrêt Karabet et autres c. Ukraine médicale 67. Ces arrêts se situent dans la même ligne que la du 17 janvier 2013 relatif à la répression particulièrement loi pénitentiaire française, qui précise dans son article 44 violente d’un mouvement de protestation collective précé- que « [l]’administration pénitentiaire doit assurer à chaque demment commise dans l’établissement, les juges européens personne détenue une protection effective de son intégrité ont rappelé que physique en tous lieux collectifs et individuels ». […] l’usage gratuit de la violence par les autorités visant à écraser un mouvement de protestation, à punir des prison- niers pour leur participation à un mouvement pacifique B. L’importance du principe de dignité en prison de grève de la faim et à écraser dans l’œuf toute velléité de plainte […] constitue un traitement qui ne peut être En dehors de l’usage de la force, la jurisprudence euro- qualifié que de torture 63. péenne a également cherché à rendre certaines pratiques

59. Cour EDH, 27 août 1992, Tomasi c. France, nº 12850/87. Le juge De Meyer, dans son opinion séparée, explicite même encore un peu plus la portée de ce nouveau principe : « À l’égard d’une personne privée de sa liberté, tout usage de la force physique qui n’est pas rendu strictement nécessaire par son propre comportement porte atteinte à la dignité humaine et doit, dès lors, être considéré comme une violation du droit garanti par l’article 3 de la Convention ». Comme l’a précisé plus récemment l’arrêt Đurđević c. Croatie du 19 juillet 2011 (nº 52442/09), les États doivent prendre des mesures afin d’« offrir une protection effective, notamment aux enfants et autres personnes vulnérables, et [ces mesures doivent] comporter des actions raisonnables destinées à prévenir les mauvais traitements dont les autorités avaient ou auraient dû avoir connaissance » (§ 102). 60. Cour EDH, 12 avril 2007, Ivan Vassilev c. Bulgarie, nº 48130/99. 61. Par ailleurs, ces mêmes juges européens exigent depuis leur arrêt Assenov c. Bulgarie du 28 octobre 1998 (nº 24760/94) que les autorités étatiques diligentent une enquête effective, rapide, complète et indépendante sur les allégations de mauvais traitements, sous peine de se voir automatiquement condamnées pour violation de l’article 3 de la Convention EDH, que les faits aient été prouvés ou non. Pour des applications récentes, voir, inter alia, Cour EDH, 3 juin 2014, Yiğitdoğan c. Turquie et Habimi et autres c. Serbie, nº 72174/10 et nº 19072/08. 62. Cour EDH, 20 octobre 2011, Alboréo c. France, nº 51019/08. Voir l’arrêté du ministère de la Justice du 24 avril 2012 portant règlement d’emploi des équipes régionales d’intervention et de sécurité de l’administration pénitentiaire, Bulletin officiel du ministère de la Justice, nº 2012-04, 30 avril 2012, JUSK1240026A. 63. Cour EDH, 17 janvier 2013, Karabet et autres c. Ukraine, nº 38906/07 et 52025/07, § 332. Dans cette affaire, les détenus concernés ont été sauvagement battus par des agents masqués et par des gardiens de prison (à tel point que certains d’entre eux se sont évanouis), étroitement menottés et contraints de se déshabiller et de se tenir dans des postures humiliantes ; privés d’accès à l’eau et à la nourriture et exposés à de basses températures sans vêtements adéquats, ils ont également été transférés dans un fourgon surpeuplé et aucune assistance médicale effective ne leur a été prodiguée à un moment quelconque de l’opération. Voir aussi Cour EDH, 26 mai 2015, Songül İnce et autres c. Turquie, nº 25595/08 et 34252/10. 64. Cour EDH, 11 février 2014, Sapožkovs c. Lettonie, nº 8550/03. Voir également les arrêts Milić et Nikezić c. Monténégro du 28 avril 2015 (nº 54999/10 et 10609/11), concernant des violences infligées par des gardiens lors de la fouille d’une cellule. 65. Ces techniques ne peuvent que servir à éviter des automutilations, ou protéger des codétenus ou assurer la sécurité de l’établissement. Voir, inter alia, Cour EDH, 16 décembre 2014, Dimcho Dimov c. Bulgarie, nº 57123/08 : la Cour condamne l’État pour avoir menotté à son lit (par les poignets et les chevilles) pendant neuf jours consécutifs (pendant lesquels il ne fut détaché que trois fois par jour pour aller aux toilettes et prendre ses repas) un détenu souffrant de troubles comportementaux et qui avait fait part aux autorités pénitentiaires de sa volonté de s’automutiler. 66. Cour EDH, 14 mars 2016, Korneykova et Korneykov c. Ukraine, nº 56660/12. 67. Malgré son refus conscient, la nourriture avait été introduite de force dans la bouche du requérant, menotté, au moyen d’un écarteur buccal et d’un tube en caoutchouc spécial inséré dans l’œsophage, ce qui constitue un acte de torture pour les juges strasbourgeois. Voir Cour EDH, 5 avril 2005, Nevmerjitsky c. Ukraine, nº 54825/00 : F. Sudre, G. Gonzalez, M. Levinet, H. Surrel, « Jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme 2005 », Revue du droit public, nº 3, 2006, p. 795. Voir également Cour EDH (déc.), 7 mars 2013, Rappaz c. Suisse, nº 73175/10. Le corps des personnes détenues : de l’objet de punition au respect de la personne 105 pénitentiaires plus dignes et respectueuses du corps du à son placement en isolement cellulaire, compte tenu de détenu. son âge (55 ans), et du fait que quelques jours plus tard il Ainsi en est-il notamment du complexe problème avait à comparaître en audience publique. La juridiction des fouilles qui, tout en constituant une technique indis- européenne a tenu en l’espèce à souligner qu’il s’agit de la pensable au maintien de l’ordre et de la sécurité dans les modification forcée de l’apparence d’une personne dont établissements, peuvent dans certains cas se dérouler dans celle-ci porte la marque, visible immédiatement par autrui des conditions inacceptables et contraires aux exigences de et pendant un certain temps, qui constitue une pratique l’article 3 de la Convention EDH. Cette question est ainsi violant l’article 3 de la Convention EDH. Dans un arrêt au cœur de l’affaireValašinas c. Lituanie du 24 juillet 2001 Biržietis c. Lituanie rendu le 14 juin 2016 (nº 49304/09), dans laquelle la Cour de Strasbourg juge qu’une fouille elle a également jugé que l’interdiction absolue faite à au corps et l’examen des parties génitales d’un détenu un détenu de laisser pousser sa barbe (indépendamment effectués en présence d’une femme sont constitutifs d’un de toute considération hygiénique ou autre) pendant traitement dégradant contraire à l’article 3. Menée dans qu’il purgeait une peine privative de liberté constitue une de telles conditions, cette investigation a dû, en effet, ingérence disproportionnée dans le respect du droit à la laisser au requérant « des sentiments d’angoisse et d’infé- vie privée de l’intéressé, ne pouvant se justifier ni par des riorité, sources d’humiliation et de vexation » 68. Ne sont objectifs de défense de l’ordre et de la prévention de la pas davantage compatibles avec les standards européens, criminalité en prison, ni par un quelconque besoin social des fouilles corporelles systématiques (dont une fouille impérieux. C’est même le refus de l’« éclat des supplices » « intégrale » hebdomadaire), imposées à un détenu (quel évoqué par Foucault 71 qui est désormais pris en compte par que soit son degré de dangerosité) pendant plus de six ans. la Cour qui a eu l’occasion de préciser très récemment que Ne reposant sur aucune exigence de sécurité, ces mesures la pratique consistant à mettre les personnes en détention ont porté atteinte à la dignité humaine du requérant 69. provisoire dans des cages de métal au cours des audiences Ces arrêts ont été directement à l’origine de l’avancée pendant leur procès constitue un traitement dégradant législative portée par l’article 57 de la loi pénitentiaire injustifiable, contraire à la dignité humaine 72, qui viole française de 2009 qui prévoit désormais que la « nature » donc l’article 3 de la Convention EDH. et la « fréquence » des fouilles doivent être « strictement adaptées [aux] nécessités [de sécurité des personnes et La volonté contemporaine de ne plus cantonner la privation de maintien du bon ordre dans l’établissement] et à la de liberté carcérale à un outil d’affliction et de souffrance personnalité des personnes détenues ». Par ailleurs, « [l]es et d’en faire également un outil permettant « de préparer fouilles intégrales ne sont possibles que si les fouilles par l’insertion ou la réinsertion de la personne détenue afin de palpation ou l’utilisation des moyens de détection élec- lui permettre de mener une vie responsable et de prévenir la tronique sont insuffisantes […] » 70. commission de nouvelles infractions » 73 a totalement trans- Au-delà de la question des fouilles, la Cour européenne formé le rapport au corps de celui qui est incarcéré. Certes, œuvre également pour un meilleur respect de l’intégrité les conditions indignes de détention dans de nombreux corporelle de la personne en détention, comme le montre établissements pénitentiaires 74, la surpopulation carcérale, par exemple l’arrêt Yankov c. Bulgarie du 11 décembre 2003 la violence interne à ces institutions rendent ces objectifs (nº 39084/97), dans lequel elle retient une violation de en partie virtuels ou inappliqués. Mais il est incontestable l’article 3 en raison du rasage du crâne du requérant suite que l’émergence du principe de dignité, l’abandon de la

68. Cour EDH, 24 juillet 2001, Valašinas c. Lituanie, nº 44558/98, § 117. Voir M. Herzog-Evans, « Tendances actuelles du droit des fouilles corporelles », Gazette du Palais, nº 57, 26 février 2002, p. 3. 69. Cour EDH, 12 mars 2003, Öcalan c. Turquie, nº 46221/99, § 232. Pour d’autres applications voir, inter alia, Cour EDH, 12 juin 2007, Frérot c. France, nº 70204/01 ; 28 octobre 2014, Ślusarczyk c. Pologne, nº 23463/04 ; 15 septembre 2015, Milka c. Pologne, nº 14322/12. 70. Le Conseil d’État a rappelé que si « les nécessités de l’ordre public et les contraintes du service public pénitentiaire peuvent légitimer l’application aux détenus d’un régime de fouilles corporelles intégrales, […] l’exigence de proportionnalité des modalités selon lesquelles ces fouilles sont organisées implique qu’elles soient strictement adaptées […] à la personnalité des personnes détenues qu’elles concernent » (CE, ord., 6 juin 2013, Section française de l’observatoire international des prisons, nº 368816 et juge des référés, 6 juin 2013, M. E., nº 368875). Toutefois, l’article 111 de la loi nº 2016-731 du 3 juin 2016 renforçant la lutte contre le crime organisé, le terrorisme et leur financement, et améliorant l’efficacité et les garanties de la procédure pénale a récemment ajouté que « [l]orsqu’il existe des raisons sérieuses de soupçonner l’introduction au sein de l’établissement pénitentiaire d’objets ou de substances interdits ou constituant une menace pour la sécurité des personnes ou des biens, le chef d’établissement peut également ordonner des fouilles dans des lieux et pour une période de temps déterminés, indépendamment de la personnalité des personnes détenues. Ces fouilles doivent être strictement nécessaires et proportionnées. Elles sont spécialement motivées et font l’objet d’un rapport circonstancié transmis au procureur de la République territorialement compétent et à la direction de l’administration pénitentiaire ». 71. M. Foucault, Surveiller et punir…, p. 36. 72. Cour EDH, 17 juillet 2014, Svinarenko et Slyadnev c. Russie, nº 32541/08. 73. Art. 1er de la loi pénitentiaire française de 2009. 74. Attestées par la très volumineuse jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme en la matière. Voir la fiche thématique de la Cour « Conditions de détention et traitement des détenus », avril 2017, en ligne : http://www.echr.coe.int/Documents/FS_Detention_conditions_FRA.pdf. Voir également les différents rapports du Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégra- dants (CPT ; http://www.cpt.coe.int/fr). Au plan interne, voir les rapports annuels du Contrôleur général des lieux de privation de liberté (http://www.cglpl.fr). 106 Jean-Manuel Larralde conception du détenu-machine, ou encore la prise en la preuve la plus éclatante. Qu’il s’agisse des grèves de la compte du détenu-patient sont autant de marqueurs de faim 75, des automutilations 76, ou même des autolyses 77, la cette évolution. Il n’en reste pas moins que le corps des prison revêt toujours les caractéristiques d’une institution personnes incarcérées reste encore aujourd’hui marqué par pratiquant l’« investissement disciplinaire des corps » (pour des particularités inhérentes à la détention. L’utilisation du citer une dernière fois Michel Foucault 78…) auquel ces corps comme moyen de lutte ou de revendication en est corps protestataires et révoltés font écho.

75. À l’époque contemporaine, suite à la décision des autorités britanniques de supprimer le statut spécial accordé aux détenus politiques irlandais à partir de 1976, dix détenus sont morts en prison, parmi lesquels Bobby Sands en 1981. En Allemagne, par l’utilisation des grèves de la faim, les membres de la Rote Armee Fraktion (RAF) ont réclamé à partir de 1972 une amélioration de leurs conditions de détention et notamment la fin des techniques de privation sensorielle. En France, le mouvement de grève de la faim le plus vaste remonte à la période 1957-1960, lors de l’emprisonnement des Nord-Africains pendant les événements d’Algérie (le point culminant étant atteint en 1961, avec une grève de la faim massive de mille trois cents détenus conduite par Ahmed Ben Bella, pour demander l’application du régime « A »). Quelques années plus tard, en 1971, quatre-vingt-dix détenus d’extrême gauche décident de faire une grève de la faim illimitée pour obtenir un régime spécial de détenu politique. Plus près de nous, les prisons turques ont connu dans les années 2000 des mouvements massifs de grèves de la faim pour protester contre la mise en place des prisons de type « F », limitant l’espace alloué aux détenus. 76. Pour Fabrice Fernandez, « L’individu au corps automutilé en prison semble se réapproprier (à l’instar de bon nombre de détenus) cette mémoire collective élaborée autour du sentiment d’oppression et de domination, qui dépasse le seul cadre carcéral mais dont il reste un élément emblé- matique » (F. Fernandez, « Du “corps otage” au “corps mémoire” : les actes d’automutilation en prison chez les usagers de drogues et leurs mises en récits », Face à face, nº 5, 2003, en ligne : https://faceaface.revues.org/421). 77. Selon une étude récente de l’Institut national des études démographiques (INED), dans les prisons françaises, près d’un décès sur deux est un suicide (INED, « Le suicide en prison », en ligne : https://www.ined.fr/fr/tout-savoir-population/memos-demo/focus/suicide-en-prison). 78. M. Foucault, Surveiller et punir…, postface. L’auteur conclut son ouvrage par ces mots : « Dans cette humanité centrale et centralisée, effet et instrument de relations de pouvoir complexes, corps et forces assujettis par des dispositifs d’“incarcération” multiples, objets pour des discours qui sont eux-mêmes des éléments de cette stratégie, il faut entendre le grondement de la bataille » (p. 315). Contraintes du corps en psychiatrie

Françoise CHASTANG Praticien hospitalier au pôle Santé mentale addictologie – département d’accueil et de traitement des urgences du centre hospitalier universitaire (CHU) de Caen Espace de réflexion éthique de Normandie (EREN) Études sur les sciences et les techniques (EA 1610)

I. De l’exclusion à la psychiatrie, de la psychiatrie à la santé mentale, de la santé mentale aux valeurs éthiques A. Un peu d’histoire B. Place du corps en psychiatrie. La médicalisation de la « Folie » 1. Pinel et le traitement moral 2. Quelques exemples de traitement corporel 3. Contrainte physique, contrainte psychique, contrainte sociale ?

II. Une loi spécifique, symbole de la contrainte en psychiatrie A. La loi du 30 juin 1838 dite « loi sur les aliénés » B. La transition du XXe siècle : évolution des idées et de la place du patient C. La loi nº 90-527 du 27 juin 1990 relative aux droits et à la protection des personnes hospitalisées en raison de troubles mentaux et à leurs conditions d’hospitalisation D. La loi nº 2013-869 du 27 septembre 2013 modifiant certaines dispositions issues de la loi nº 2011-803 du 5 juillet 2011 relative aux droits et à la protection des personnes faisant l’objet de soins psychiatriques et aux modalités de leur prise en charge 1. La naissance d’une loi 2. Les principes d’une loi 3. Une loi qui définit le cadre sanitaire, administratif et judiciaire des soins en psychiatrie

III. Les grands principes A. Autonomie et autodétermination B. De quelle responsabilité parle-t-on ? C. La liberté : un sujet à controverse, l’exemple du suicide

Contraintes du corps en psychiatrie… psychiatrie de ses murs, qui intègre le malade mental dans Quel vaste sujet, qui nous conduit le long d’une route la cité, qui parle de santé mentale plus que de psychiatrie, et qui débute avec l’exclusion des fous hors de la société, puis qui décline les valeurs de l’éthique comme toute autre spé- hors de la cité, qui nous fait traverser des chemins bordés cialité médicale confrontée à la souffrance d’autrui… C’est d’épines dignes de Vol au-dessus d’un nid de coucou, pour ce parcours-là que je vous propose de suivre aujourd’hui nous faire parvenir aujourd’hui dans une société qui sort la essentiellement à travers ces deux derniers siècles.

CRDF, nº 15, 2017, p. 107 - 114 108 Françoise Chastang

I. De l’exclusion à la psychiatrie, de la propose la création de huit à dix asiles dépendants de psychiatrie à la santé mentale, de la l’État, mais financés par les départements. Après quatre projets et de nombreux amendements, la loi est votée à 1 santé mentale aux valeurs éthiques l’unanimité le 22 mars 1838 et signée par Louis-Philippe. Ainsi naît la loi dite « loi sur les aliénés » du 30 juin 1838 A. Un peu d’histoire qui reste en vigueur jusqu’en 1990. Elle marque la transi- tion entre la période des temps antiques à l’ère moderne Jusqu’à la fin du Moyen Âge, s’est progressivement mis dans laquelle l’individu insensé est exclu par la société et en place un processus de régulation sociale qui contient, la période moderne allant de la période révolutionnaire marginalise, voire exclut ceux qui incarnent l’idée même à contemporaine où la personne reconnue folle est prise d’anormalité. La première forme d’exclusion est l’exclu- en charge par la collectivité. Elle est l’aboutissement de sion familiale : les fous sont chassés, réduits à la mendicité l’abolition des chaînes des aliénés par Pinel, des isole- et meurent de faim, car ils sont considérés comme inutiles ments thérapeutiques d’Esquirol et de l’humanisation et incurables. C’est le symbole de la « nefs des fous ». À la des traitements. fin du Moyen Âge, la volonté de normalisation s’accroît et le fou est pris dans la spirale d’enfermement qui touche les mendiants et qui n’épargne pas non plus les autres B. Place du corps en psychiatrie. marginaux. La médicalisation de la « Folie » Le XVIe siècle est marqué par l’idéologie de l’enfer- mement dans toute l’Europe de tous les déviants sociaux, « La psychiatrie sans corps, ça n’existe pas », écrit Pierre pauvres, libertins, prostituées, vénériens, galeux, men- Delion dans un article intitulé « Franchir le tabou du corps diants ou insensés. L’édit de 1656 marque le début de ce en psychiatrie » 3. que Michel Foucault qualifie de « Grand Renfermement » 2, En libérant les aliénés et en les reconnaissant en tant avec la création d’hôpitaux généraux dans toutes les villes qu’individus souffrants, Pinel et Esquirol ont accéléré le du royaume, assortie d’une logique de travail, les oisifs mouvement de médicalisation de la folie et l’émergence étant considérés comme insupportables. d’une nouvelle spécialité, la psychiatrie. Sont ainsi appa- Au XVIIIe siècle, les maisons de force se multiplient rues, après « le traitement moral de la folie », d’autres et prennent le relais des hôpitaux généraux. Elles sont au techniques de soins s’imposant par le biais du corps au nombre de cinq cents à six cents à la fin du XVIIIe siècle, patient souffrant de troubles psychiques, dont les plus rattachées à des communautés religieuses. Sur demande connues sont les cures de Sakel, les lobotomies, ou les de lettre de cachet, signée par de proches parents et électrochocs, ces derniers demeurant, avec les psycho- adressée au lieutenant de police de Paris, les familles tropes, l’un des traitements phare de l’axe biologique de font admettre, moyennant pension, de plus en plus de la psychiatrie actuelle. Mais le corps est également l’un déviants dans ces maisons. C’est le lieutenant de police des lieux privilégiés de la souffrance psychique. qui donne l’ordre ou non d’emprisonner la personne. Au e XVIII siècle, les insensés sont donc de nouveau pris dans 1. Pinel et le traitement moral la spirale de l’enfermement qui touche les vagabonds, comme au XVIe siècle. Et il faudra deux siècles pour sortir En libérant les aliénés de leurs chaînes, Pinel instaure de l’amalgame carcéral. Malgré l’apparition, à un certain parallèlement « le traitement moral de la folie », qui moment, d’une ébauche de la notion de fou médical, c’est consiste à comprendre la logique du délire du patient, l’image du fou social qui prévaut alors, et la Révolution puis à s’appuyer sur le reste de raison demeurant chez ne la supprime pas. tout aliéné pour le forcer peu à peu à reconnaître ses Au lendemain de la Révolution, avec les lois erreurs, en usant du dialogue mais aussi, au besoin, d’août 1790 et de juillet 1791, l’éclatement des commu- de l’autorité médicale. Il recommande de « parler avec nautés religieuses place de nouveau les insensés sous la douceur », de « compatir à ses maux » et aussi de « don- responsabilité des familles et des communautés d’habi- ner l’espoir consolant d’un sort plus heureux », tout en tants. Pour la première fois, le « fou » est reconnu comme maintenant une directivité de type pédagogique et au malade par l’Assemblée constituante du 27 mars 1790, besoin autoritaire. mais il faut attendre 1838 pour qu’il y ait une réponse Au milieu du XIXe siècle, ce type de relation a cédé au institutionnelle à la prise en charge des malades mentaux. profit de règles concernant l’organisation et le travail dans Pinel, médecin-chef de la Salpêtrière, travaille dès 1791 à les asiles où ont afflué les patients. Par la suite, la liberté la médicalisation de la folie et libère les aliénés de leurs dans la relation a constitué une dimension majeure de chaînes. En 1818, son élève Esquirol, dans un mémoire la prise en soins. Début de dialogue avec la folie pour les pour le ministre de l’Intérieur, esquisse la loi de 1838, uns, ce « traitement moral » fut considéré par d’autres, et

1. F. Granel, Loi nº 2011-803 du 5 juillet 2011 réformant les soins psychiatriques sans consentement : impact sur les pratiques cliniques intra-hospitalières dans l’agglomération caennaise pendant les six premiers mois d’application de la loi, thèse d’exercice, médecine, université de Caen Normandie, 2012. 2. M. Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Gallimard, 1972. 3. P. Delion, « Franchir le tabou du corps en psychiatrie », L’information psychiatrique, vol. 85, nº 1, 2009, p. 24. Contraintes du corps en psychiatrie 109 notamment Michel Foucault 4, comme une autre forme réellement ouvert le champ de la psychiatrie vers l’espoir d’aliénation, une autre forme d’exclusion, le malade psy- d’améliorations spectaculaires et de stabilisation de chiatrique se trouvant livré au « pouvoir psychiatrique », à troubles psychiques. On ne parle plus de « folie », ni même la toute-puissance des médecins seuls à juger de la guérison de « maladie mentale », mais de « trouble psychique » ou dans leurs asiles. de « souffrance psychique », et la psychiatrie, en s’ouvrant vers l’extérieur, couvre alors le champ de la santé mentale. 2. Quelques exemples de traitement corporel 3. Contrainte physique, La cure de Sakel. Après avoir observé à Vienne en 1933 que les diabétiques se réveillaient brutalement confus et contrainte psychique, contrainte sociale ? agités après un coma insulinique, Sakel eut alors l’idée de Le corps du patient s’exprime dans certaines pathologies, provoquer des comas insuliniques répétés pour traiter comme les troubles psychosomatiques ou à expression les patients atteints de schizophrénie. Le réveil en état hypocondriaque. Ce peut être également l’expression de confusion auquel succédait un maternage intensif de la souffrance par les automutilations ou les gestes des soignants permettait à l’équipe d’entrer en contact suicidaires, ou encore de grandes crises d’agitation ou avec le patient. Les résultats immédiats et intéressants des crises clastiques qui nécessitent alors tout l’arsenal mais temporaires favorisèrent la divulgation de cette de la contention physique, allant des attaches corporelles méthode qui fut par la suite abandonnée à cause de la aux chambres dites de « soins intensifs » ou de « mise à confusion intense et persistante et de l’angoisse majeure l’écart ». Comme le souligne Pierre Delion, le corps est provoquées. Les lobotomies. Les lobotomies, qui sont l’un des aspects […] le lieu de rencontre et de prise en charge spécifique en fonction de la psychopathologie […]. [Il] est en quelque les plus connus de la psychochirurgie d’après-guerre, sorte l’acteur du sujet, et en tant que tel, il a désormais consistent en la résection par voie transorbitale de la droit à toutes nos attentions 6. substance blanche frontale. Ce geste dévastateur conduit à la suppression des fonctions cognitives, voire à des Au-delà du corps de l’individu, comment est encore modifications de personnalité. Cette technique, abolie en vécue une spécialité comme la psychiatrie ? Longtemps France dans les années 1970, est dorénavant considérée exclue, cantonnée en des « asiles » hors de la cité, la comme une pratique barbare. psychiatrie s’est progressivement élargie au champ de Les électrochocs. L’électroconvulsivothérapie (ECT), la « santé mentale », comme si sa dénomination même anciennement appelée sismothérapie et plus connue la cantonnait dans le champ de l’exclusion. sous le nom de traitement par électrochocs, est une Un métier comme un autre ? Ses praticiens n’exa- méthode utilisée depuis le milieu du XXe siècle, et qui minent pas le corps des malades, ce corps qui a de l’impor- consiste à délivrer sous anesthésie générale un courant tance, car il peut également souffrir, ou faire souffrir par le électrique d’intensité variable sur le cuir chevelu. L’ECT biais de troubles psychiques, de somatisation. Rappelons déclenche une crise d’épilepsie de type grand mal. Malgré que la peau et ses annexes ont la même origine embryon- des résultats appréciables, cette technique fut fort décriée, naire que le système nerveux central, et que nombre de notamment par le mouvement antipsychiatrique, à cause pathologies ont une origine psychosomatique. de ses côtés brutaux, et extrêmement désagréables, et Des patients comme les autres ? Les patients souffrant de l’utilisation répressive et punitive qui en a été faite. de troubles psychiques sont-ils réellement, dans leur vie Néanmoins, courante, dans la société, considérés comme des êtres humains comme les autres, ou leur identité n’est-elle pas Curieux destin d’une méthode dont les bases théoriques parfois réduite au trouble psychique ? Ce trouble psychique se sont révélées fausses, dont le mode d’action reste mal ne représente-t-il pas alors une contrainte psychique, connu, dont l’indication primitive dans le traitement morale ? de la schizophrénie n’est pas bonne, mais qui depuis Un même regard social ? Quel regard notre société plus de quarante ans, et en dépit des chimiothérapies porte-t-elle réellement sur la personne qui souffre de modernes, demeure actuellement encore le traitement le trouble psychique ? Certaines pathologies font encore peur. plus rapidement efficace de la mélancolie, à laquelle elle n’était pas initialement destinée 5. Un tabou qui demeure, car, bien que la criminalité des patients psychiatriques ne soit pas supérieure à celle Actuellement, les psychotropes, actifs et de mieux en mieux de la population générale, elle peut cependant prendre un tolérés, et des approches psychothérapeutiques variées aspect brutal, imprévisible, explosif, inhabituel. Ce regard occupent la grande place des thérapies proposées. C’est porté sur le patient souffrant de trouble psychique n’est-il le développement puis l’essor des psychotropes qui a pas une contrainte sociale ?

4. M. Foucault, Le pouvoir psychiatrique. Cours au Collège de France (1973-1974), Paris, Gallimard – Seuil (Hautes études), 2003. 5. P. Morel, C. Quétel, Médecines de la folie, Paris, Hachette (Pluriel), 1985, p. 123. 6. P. Delion, « Franchir le tabou du corps en psychiatrie », p. 25. 110 Françoise Chastang

II. Une loi spécifique, symbole avec des arguments à l’appui flous dans lesquels domine de la contrainte en psychiatrie 7 essentiellement le risque « d’internement arbitraire ».

L’un des symboles actuels de la « contrainte en psychia- e trie », qui conduit quasiment de facto les patients vers B. La transition du XX siècle : des hospitalisations en secteurs dits « fermés », est une loi évolution des idées et de la place du patient spécifique qui autorise sous conditions les hospitalisations et les soins sous contrainte en psychiatrie. L’ensemble du système de santé se développe considé- rablement dans la seconde moitié du XXe siècle. Les lois qui encadrent ce système aboutissent à ce que tout patient A. La loi du 30 juin 1838 ait des droits et à ce qu’il y ait une égalité de droit et une dite « loi sur les aliénés » égalité d’accès aux soins entre patients. La Constitution de 1946, puis la Constitution de 1958, sont les premiers Conçue par Esquirol, elle stipule dans son article premier textes officiels qui garantissent à chacun un droit à la que tout département doit être doté d’un établissement protection de la santé. public spécialisé à la charge du département pour recevoir En psychiatrie, les idées évoluent rapidement à la e e et soigner les aliénés. Les premiers établissements sont fin du XIX et au début du XX siècle. La notion d’alié- achevés au milieu du XIXe siècle, et permettent le désen- nation comme affection unique laisse progressivement gorgement des prisons, car, en effet, en vertu de l’article 64 la place à celle de la maladie mentale selon un modèle e du Code pénal de 1810 : « Il n’y a ni crime ni délit, lorsque le médical. Le XX siècle est marqué par la transition de prévenu était en état de démence au temps de l’action […] ». l’asile d’aliénés à l’hôpital psychiatrique. Le terme même À cette époque, l’hospitalisation libre (ou placement d’« hôpital psychiatrique » apparaît suite à la circulaire libre) n’existait pas, et la loi de 1838 réglementant les hos- du 13 octobre 1937, laissant une place aux hospitalisations pitalisations en psychiatrie ne distingue que le placement libres. Il faut attendre 1951 pour que soient créés les services volontaire et le placement d’office. Tous les placements sont « libres », équivalant aux services ouverts d’aujourd’hui, consignés dans des registres au sein de chaque établisse- par opposition aux services « fermés ». La loi nº 81-82 ment. Les établissements peuvent admettre une personne du 2 février 1981 (dite « loi sécurité et liberté ») liste les atteinte d’aliénation mentale en placement « volontaire » droits des malades (communication, information, refus s’il leur est remis une demande d’admission, avec nom et de traitement, pratique de la religion de son choix) et leur qualité du demandeur, et un certificat médical très souvent donne la possibilité de saisir le président du tribunal de succinct datant de moins de quinze jours et rédigé par un grande instance en cas de litige. Dans la continuité de médecin étranger à l’établissement d’accueil et à la famille. ces travaux, la loi de 1838 sur les aliénés est officiellement Un bulletin d’entrée est envoyé au préfet dans les vingt- réformée le 27 juin 1990. quatre heures avec un certificat médical d’un médecin de l’établissement qui transmet notification au procureur du C. La loi nº 90-527 du 27 juin 1990 relative roi dans les trois jours. Un nouveau certificat est adressé au préfet dans les quinze jours confirmant ou non le premier. aux droits et à la protection des personnes L’article 14 de la loi stipule que toute personne placée au hospitalisées en raison de troubles mentaux titre du placement volontaire cesse d’être retenue dans et à leurs conditions d’hospitalisation l’établissement dès que la sortie sera requise par le curateur, l’époux ou l’épouse, à défaut les ascendants ou les descen- Après cent cinquante ans d’application, la loi du 30 juin dants, la personne qui a signé la demande (sauf opposition 1838 est réformée pour donner naissance à la loi du 27 juin du conseil de famille). Les placements « d’office », quant 1990 relative aux droits et à la protection des personnes à eux, se font sur ordre motivé du préfet, puis un rapport hospitalisées en raison de troubles mentaux et à leurs médical, confirmant ou non la mesure, doit lui être adressé conditions d’hospitalisation. Parallèlement, en 1991, chaque semestre. Enfin, la loi prévoit que la personne placée l’Assemblée générale de l’Organisation des Nations unies ou retenue puisse saisir, à tout moment, le tribunal qui (ONU) érige, dans sa résolution 46/1198, les principes peut ordonner une sortie immédiate. internationaux de protection des malades mentaux, ren- Rédigée comme loi de sûreté et d’assistance aux aliénés, forçant ainsi la recommandation de 1983 du Conseil de la loi de 1838 fut appréhendée comme une loi de contrainte l’Europe 9. Le texte de l’ONU appréhende le consentement aux soins du fait du développement des asiles, et, dès le comme un consentement éclairé et envisage des situations début du XXe siècle, une réforme de la loi est demandée, de dérogation.

7. Voir F. Granel, Loi nº 2011-803 du 5 juillet 2011… 8. Assemblée générale de l’ONU, résolution 46/119, « Principes pour la protection des personnes atteintes de maladie mentale et l’amélioration des soins de santé mentale », 17 décembre 1991. 9. Comité des ministres du Conseil de l’Europe, recommandation nº R (83) 2 sur la protection juridique des personnes atteintes de troubles mentaux et placées comme patients involontaires. Contraintes du corps en psychiatrie 111

La loi de 1990 affirme et renforce les droits des patients de la République française de l’époque, Nicolas Sarkozy, hospitalisés en psychiatrie : à prononcer un discours dit « d’Anthony » annonçant l’orientation résolument sécuritaire de la nouvelle loi. –– elle reconnaît officiellement les hospitalisations libres en psychiatrie : 2. Les principes d’une loi Toute personne hospitalisée avec son consentement pour des troubles mentaux est dite en hospitalisation libre. Elle renforce les droits et garanties accordés aux per- Elle dispose des mêmes droits liés à l’exercice des libertés sonnes en soins psychiatriques sans consentement. Son individuelles que ceux qui sont reconnus aux malades chapitre I est intitulé : « Amélioration de la prise en charge hospitalisés pour une autre cause 10. des personnes faisant l’objet de soins psychiatriques sans Les libertés individuelles regroupent le droit à la vie consentement ». privée, la liberté d’aller et de venir, la liberté de culte, Tout en insistant sur le consentement aux soins et la liberté d’opinion et d’expression ; l’autodétermination du patient comme base d’une alliance thérapeutique de qualité, elle autorise sous conditions –– la restriction des libertés individuelles doit se limiter des soins (et pas uniquement des hospitalisations) sous à ce qui est nécessaire du fait de l’état du patient ; contrainte, et induit donc une privation de liberté, instau- –– elle renforce les droits des patients, avec l’instau- rant ainsi de facto une interaction entre le système judi- ration du contrôle des établissements d’accueil par ciaire (par le biais du juge des libertés et de la détention) et une commission départementale des hospitalisations le milieu médical. Cette loi donne à ceux qui l’utilisent un psychiatriques (CDHP). pouvoir exorbitant ainsi que des devoirs moraux, éthiques et humains à la hauteur. Mais, malgré ces avancées, cette loi reste sur le fond Cette loi est fondée sur une éthique déontologique, très proche de la loi de 1838, dont elle n’est finalement sur une éthique de la bienfaisance et du soin dirigé vers qu’un toilettage. Elle maintient notamment les deux types la personne la plus vulnérable, celle qui ne possède plus, d’hospitalisation, à savoir l’hospitalisation à la demande à certains moments de son existence (et non en continu), d’un tiers (qui remplace le placement volontaire) et l’hos- son libre arbitre ou l’intégralité de ses capacités de raison- pitalisation d’office (qui remplace le placement d’office), nement. Cette loi permet, tout en respectant au maximum selon des modalités très similaires. la liberté et la dignité, de protéger l’intégrité psychique et parfois même physique de certains patients tels les grands schizophrènes, les grands déprimés, ou les suicidants. D. La loi nº 2013-869 du 27 septembre 2013 modifiant certaines dispositions issues de 3. Une loi qui définit le cadre sanitaire, la loi nº 2011-803 du 5 juillet 2011 relative administratif et judiciaire aux droits et à la protection des personnes des soins en psychiatrie faisant l’objet de soins psychiatriques et aux modalités de leur prise en charge –– Le consentement aux soins, fondé sur le respect de la dignité, des libertés et de l’autodétermination de 1. La naissance d’une loi la personne, demeure la règle et la base d’une rela- tion de soin de qualité ; la contrainte doit demeurer Trois grands axes ont justifié la modification de la loi de l’exception, car elle limite les libertés de la personne. 1990 : la nécessaire harmonisation européenne, la question –– La notion de libre choix est inscrite dans la loi et non des droits de l’homme, et l’argument sécuritaire. dans les faits. Au niveau européen, la France était jusqu’alors le seul pays ne faisant pas intervenir le niveau judiciaire –– C’est l’absence de soins qui crée un préjudice au dans ses procédures, et la coexistence d’une procédure patient qui remplit les conditions et non l’inverse ; « à la demande d’un tiers » et d’une procédure « d’office » est ainsi réaffirmé le principe de bienfaisance et de par le préfet apparaît bien être une spécificité française. déontologie du soin. Par ailleurs, la Cour européenne des droits de l’homme –– Les soins sous contrainte constituent une dérogation a souligné que les hospitalisations sous contrainte en psy- au secret médical. chiatrie constituaient une authentique privation de liberté qui se devait d’être encadrée et contrôlée, d’où la nécessaire –– Cette loi ne concerne que les personnes souffrant intervention du juge des libertés. de troubles psychiques pour lesquels les soins hos- De plus, pendant l’élaboration de cette loi, deux crimes pitaliers, indispensables en fonction des données de particulièrement spectaculaires ont été commis en France la science actuelle, sont refusés, et sans lesquels une par des malades mentaux, ce qui a conduit le président mise en danger de soi et / ou d’autrui est à redouter.

10. Art. L. 326-2 du Code de la santé publique. 112 Françoise Chastang

–– De telles hospitalisations se déroulent dans des lieux coles de soins, y compris les soins ambulatoires, ce qui spécifiques habilités. en constitue la grande nouveauté. Les soins sont ainsi de plus en plus diversifiés et personnalisés. –– Sous le couvert d’instances de contrôle qui sont : Diverses modalités peuvent être utilisées en fonction • une instance administrative garante de la procédure, de la situation présentée et des besoins de la personne : qui est, en fonction de la procédure utilisée, soit le directeur d’hôpital soit le préfet, représentant de –– les articles L. 3212-1 ou 3212-3 du Code de la santé l’État ; publique correspondent aux soins à la demande d’un tiers (SDT) (avec le cas particulier de l’admission • une instance judiciaire garante des libertés, à savoir, en péril imminent en l’absence de tiers), lorsque la comme il y a privation des libertés, le juge des libertés personne présente un trouble psychique nécessitant et de la détention ; impérativement une hospitalisation à laquelle elle ne • la CDHP. peut consentir, et lorsque ce trouble met physique- ment ou psychiquement la personne elle-même en De tels soins, et la loi le mentionne très clairement, danger. C’est le cas classique des patients gravement ne peuvent se réaliser que dans le plus grand respect des déprimés à haut potentiel suicidaire, ou des patients droits des patients, le respect de leur dignité, le respect délirants non dangereux pour autrui. La procédure de leurs libertés en fonction de leur état de santé. Les nécessite la production de deux certificats médicaux patients doivent également être tenus informés de leur détaillés et argumentés, rédigés par deux médecins statut juridique et des modalités de leur hospitalisation. indépendants dont seul l’un peut dépendre de l’éta- Ils gardent le droit de communiquer avec leur méde- blissement d’accueil, la demande d’un tiers, et le strict cin, un avocat, la CDHP, ou le Contrôleur général des lieux respect de la procédure. Des certificats ultérieurs de privation de liberté. Ils peuvent émettre et recevoir sont nécessaires : celui réalisé dans les vingt-quatre du courrier, voter, consulter le règlement intérieur de heures confirme ou non la décision d’hospitalisation l’établissement, pratiquer la religion de leur choix et suivre et le certificat de soixante-douze heures établit les leurs convictions philosophiques. modalités de poursuite des soins ; La mise en route de soins sous contrainte nécessite une évaluation du patient, de son entourage, et de sa capacité –– l’article L. 3213-1 du Code de la santé publique régit à consentir. les hospitalisations et les soins sous contrainte sur L’évaluation du patient comprend la recherche d’un décision d’un représentant de l’État (SDRE), lorsque trouble psychique, l’évaluation de sa gravité et l’indication la personne présente un trouble psychique nécessi- potentielle d’une hospitalisation. Si l’hospitalisation s’avère tant impérativement une hospitalisation à laquelle être d’une absolue nécessité, il convient alors d’analyser elle ne peut consentir, et lorsque ce trouble rend la capacité à consentir du patient et l’impact du trouble cette personne dangereuse pour autrui. C’est le cas psychique sur son autodétermination, à savoir sa capacité classique des patients délirants hallucinés et persé- à recevoir une information adaptée, à comprendre et écou- cutés, dangereux pour autrui. Dans cette procédure, ter, à raisonner, à exprimer librement sa décision et à la les pièces nécessaires à l’admission sont le certificat maintenir dans le temps. Il apparaît alors clairement qu’un médical détaillé et argumenté rédigé par un médecin patient envahi par des idées délirantes peut avoir du mal à ne dépendant pas de l’hôpital admettant le patient et reconnaître son état et à accepter les soins. Un patient en l’arrêté préfectoral pris au vu du certificat médical. proie à une profonde dépression, isolé dans une gangue Les certificats ultérieurs sont établis selon les mêmes glacée qui le coupe de son monde environnant et centré sur principes que précédemment. une intentionnalité suicidaire intense, refusera les soins. Une telle loi permet donc, dans des cas et dans un contexte Dans les deux procédures de contrainte des soins, le juge bien précis, d’aller au-delà du consentement du patient, et, des libertés intervient uniquement lors des hospitalisations en reconnaissant l’altération de son psychisme le rendant à temps complet dans lesquelles les restrictions de liberté incapable de prendre une décision librement, permet à sont les plus notables, dans la première semaine d’hospi- l’entourage, avec un certificat médical, de se substituer au talisation, puis dans les six mois lors des hospitalisations patient pour solliciter l’hospitalisation nécessaire. prolongées. Dans tous les cas, le patient et son entourage sont Les grandes indications des hospitalisations sous informés du caractère pathologique des troubles et de leur contrainte ont été édictées par la Haute Autorité de retentissement, ainsi que des modalités et des conditions santé 11. Une indication d’hospitalisation ou de soin d’application du traitement nécessaire. sous contrainte n’étant pas superposable à un diagnos- La loi définit une pluralité de soins sous contrainte, tic clinique, elles dépassent totalement les catégories allant de l’hospitalisation complète aux différents proto- diagnostiques et concernent plus particulièrement des

11. Haute Autorité de santé, Modalités de prise de décision concernant l’indication en urgence d’une hospitalisation sans consentement d’une personne présentant des troubles mentaux : recommandations pour la pratique clinique, avril 2005, en ligne : https://www.has-sante.fr/portail/upload/docs/ application/pdf/Hospitalisation_sans_consentement_recos.pdf. Contraintes du corps en psychiatrie 113

états cliniques, voire des comportements. Sont ainsi et non pas un choix « libre et éclairé ». Ce sont dans de concernés : telles circonstances qu’intervient la loi du 27 septembre 2013 relative aux droits et à la protection des personnes –– le risque suicidaire ; faisant l’objet de soins psychiatriques et aux modalités –– les troubles de l’humeur ; de leur prise en charge, en permettant soins et assistance –– les états d’incurie ; à ces personnes particulièrement vulnérables. –– les délires et hallucinations ; B. De quelle responsabilité parle-t-on ? –– les prises d’alcool et / ou de toxiques. Selon le dictionnaire, le terme « responsabilité » revêt deux définitions distinctes : soit être cause ou origine III. Les grands principes d’un dommage, soit l’obligation ou la nécessité morale de répondre ou de se porter garant de ses actions ou de A. Autonomie et autodétermination celles des autres. À ces deux définitions correspondent deux angles de vue que sont le lien juridique d’attribution Le concept d’autonomie revêt une pluralité de sens, tel le et le lien philosophique de subordination. libre arbitre (« je fais ce que je veux »), une faculté de dis- cernement (« c’est bon pour moi »), ou l’autodétermination Le lien juridique d’attribution correspond à la responsabilité (« c’est mon choix… / j’ai droit à… »), et renvoie à la notion d’une personne devant répondre de quelque chose face à de contrôle et d’hypermaîtrise de l’individu moderne sur sa un fait matériel éprouvé, avec un lien logique entre une propre vie. On peut ainsi décrire une autonomie d’action, cause et son effet, entre un auteur potentiel et une action une autonomie de la volonté, et une autonomie de pensée, potentiellement blâmable. La personne est donc sanction- cette dernière étant selon Kant la capacité à se « servir de nable au regard de la loi, et telle n’est pas aujourd’hui la [s]on propre entendement » 12, et par conséquent la capacité teneur de notre propos. de la personne malade à participer à une délibération la Pour le lien philosophique de subordination, le point de concernant. L’autodétermination est considérée comme départ est pour Levinas la « réponse du sujet à l’appel une faculté rationnelle, comme la liberté de poursuivre d’autrui » 13, et l’engagement que l’on peut avoir en tant que ses intérêts et ses préférences sans interférence d’autrui sujet, et encore plus en tant que professionnel de santé, ou de l’État. L’individu alors tout-puissant revendique le vis-à-vis d’autrui vulnérable : « Nous sommes tous res- droit personnel à évaluer son existence et la volonté de ponsables de tout et de tous et moi plus que les autres » 14. prendre sa vie en main. En médecine, un acte de soin doit respecter la volonté À partir d’un interdit, « Tu ne tueras point », il s’agit du patient, dont la liberté est un droit naturel inaliénable. donc de répondre à quelqu’un de vulnérable, d’établir Favoriser l’autonomie suppose donc de fournir une infor- la primauté de la relation à l’autre sur la chose, le rôle de mation précise, d’aider à la compréhension par des mots l’intersubjectivité, et l’importance du lien de subordination simples et adaptés, afin de permettre à la personne de faire dans cette relation asymétrique, dans cette « articulation des choix éclairés. C’est le principe du « consentement entre deux sujets qui n’ont pas la même position, l’un libre et éclairé », base de toute relation thérapeutique de étant du côté de l’appel et l’autre du côté de la réponse » 15. qualité en médecine. C’est ainsi que la philosophie de Levinas 16, fondée sur Une personne est autonome si elle est libre et capable, l’appel d’autrui vulnérable engageant une responsabilité libre des interférences que pourrait avoir autrui sur elle- humaine vis-à-vis de l’autre vulnérable et supposant même, et capable ou « compétente », c’est-à-dire non une « passivité » propre à construire une attitude sans entravée par des circonstances physiques, psychologiques jugement, résonne harmonieusement avec la relation de ou mentales susceptibles d’invalider son jugement. Or, soin telle qu’elle est conçue en psychiatrie. En effet, cette certaines pathologies psychiatriques, comme les troubles relation de soin est fondée sur la souffrance psychique psychotiques et les états dépressifs graves, modifient et les besoins de l’autre, sur sa demande qui engage la la perception de la réalité ambiante et les relations à véritable responsabilité médicale, à savoir la disponibilité autrui. La personne est temporairement prisonnière psychique à l’écoute de l’autre en souffrance, base même de ses propres troubles, et n’est en aucun cas libre de de la relation et de l’alliance thérapeutique. Et c’est seule- choisir en fonction de ce qu’elle est et de ce qu’elle ferait ment et uniquement au nom de tels concepts et de telles en temps habituel. Ses propos traduisent alors un état positions que peuvent se justifier les contraintes dans le pathologique extrême qui peut être, qui doit être soigné, champ de la santé mentale.

12. E. Kant, Vers la paix perpétuelle. Que signifie s’orienter dans la pensée ? Qu’est-ce que les Lumières ?, Paris, Flammarion, 2006, p. 43. 13. E. Levinas, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, 2e éd., La Haye, M. Nijhoff, 1978. 14. F. Dostoïevski, Les frères Karamazov, H. Mongault (éd. et trad.), Paris, Gallimard, 1994. 15. E. Levinas, Autrement qu’être… 16. A. Zielinski, Levinas : la responsabilité est sans pourquoi, Paris, PUF, 2004. 114 Françoise Chastang

C. La liberté : un sujet à controverse, pas d’un choix délibéré, mais d’un non-choix, de la seule l’exemple du suicide possibilité qui lui reste pour faire face à sa souffrance, pour échapper à cette douleur psychique intolérable. Dans un Plutôt que d’aborder les contraintes et les limitations de tel cas, reconnaître la « liberté de choisir » à une personne liberté dans le cadre des hospitalisations sous contrainte engluée dans une souffrance qui ne lui laisse plus aucun en psychiatrie, permettez-moi d’aborder la liberté sous choix équivaut à nier cette souffrance, ou du moins à ne l’angle de la prévention du suicide, sujet parfois polémique pas la reconnaître comme authentique, et humainement et empreint d’idées reçues provenant de nos réflexions per- à serrer très fort et très vite le nœud coulant de la corde sonnelles, éducationnelles, philosophiques ou religieuses. pour se pendre alors que l’on pourrait ôter cette corde, D’un point de vue légal, le suicide n’est plus sanc- soulager et aider cette personne, et lui redonner vie et goût tionné par la loi, chacun a donc la « liberté » de se suicider, à la vie. Est-il donc encore possible, dans notre société, au pour autant que ce soit une réelle liberté. Par contre, la nom du grand principe qu’est la liberté, de ne pas soigner loi réprime l’incitation au suicide, mais sans toutefois de ce qui est (parfaitement bien) traitable, et de ne pas aider positionnement très clair sur l’aide au suicide. qui peut l’être ? Car « la liberté de choisir la mort n’est pas D’un point de vue humain, de quelles libertés parle- plus importante que la liberté de trouver des solutions à t-on quand on évoque le droit de mourir ? Est-ce d’un nos problèmes et de continuer à vivre » 18. droit à « sa » vie, à vivre selon « ses valeurs », ou d’un droit La prévention du suicide oppose donc très clairement à mourir en fonction ses propres convictions ? Est-ce la à un argument libertaire un argument déontologique, posture philosophique d’un être en bonne santé hors fondé sur la conviction qu’il est médicalement nécessaire du désespoir et de la dépression ? Plus que revendiquer d’éviter ce qui est évitable, d’aider et de soutenir qui en a un « droit à la mort » devant des souffrances psychiques besoin, de reconnaître ce qui peut être curable et de soigner intolérables, la véritable liberté est peut-être celle que l’on ce qui doit l’être. Comme le souligne Michel Debout, l’un s’accorde avec la possibilité de changer d’avis, y compris des ardents défenseurs de la prévention du suicide : « Être par le biais de soins lorsque ceux-ci s’avèrent nécessaires. du côté de la prévention du suicide, ce n’est pas porter D’un point de vue médical 17, il est actuellement bien atteinte à la liberté d’autrui, c’est simplement lui témoigner admis et démontré que, tout en considérant la dimension que sa vie a de l’importance » 19. multifactorielle, 90 % des décès par suicide sont liés à un trouble psychique. Les conduites suicidaires, allant, La contrainte du corps, ou par le corps, est une réalité selon la récente définition de l’Organisation mondiale en psychiatrie. C’est même une réalité quotidienne qui de la santé (en 2014), des idées suicidaires au geste fatal, n’est jamais une banalité pour qui y est confronté, et, sont avant tout caractérisées par un désespoir profond, la selon les propos d’Emmanuel Hirsch : « C’est acquérir une recherche de la fin d’une souffrance plus que de la mort maturité de médecin que de savoir que certains actes ne physiologique en tant que telle, le tout dans une grande sont pas banals » 20. C’est une violence qu’un être humain a ambivalence, dans une temporalité variable, et dans la le pouvoir d’exercer dans le cadre de sa profession sur un recherche d’un lien à l’autre comme nécessaire relation. autre être humain, et le professionnel qui agit ainsi doit En d’autres termes, justifier une abstention de soins ou de être en capacité d’expliciter pour quelles raisons humaines, prise en compte de la souffrance psychique de la personne professionnelles et éthiques il fait un tel choix. Chaque suicidaire au nom d’une ultime liberté serait aussi stupide acte de contrainte devrait pouvoir être sous-tendu par un que de s’abstenir d’intervenir lors d’un accident de la route bénéfice réel, et permettre de libérer, comme Pinel face parce que le conducteur blessé roulait trop vite et qu’après aux aliénés, la personne vulnérable de ses temporaires tout il est en faute, ou de considérer qu’un diabétique en entraves psychiques. crise ne doit pas être soigné parce qu’il a fait le (mauvais) Aussi permettez-moi, en guise de conclusion, de vous choix de déguster le gâteau interdit. laisser méditer les propos suivants d’Albert Camus : En fait, ce serait même pire. Car on peut estimer Puisque toute action aujourd’hui débouche sur le meurtre, que le conducteur a fait le « choix » de rouler trop vite, direct ou indirect, nous ne pouvons pas agir avant de savoir et que le diabétique a fait le « choix » de manger le gâteau si et pourquoi nous devons donner la mort. en trop. Alors que la personne suicidaire n’a pas fait le L’important n’est donc pas de remonter à la racine des choix de souffrir autant, et que le geste suicidaire qu’elle choses, mais, le monde étant ce qu’il est, de savoir comment risque alors de réaliser, ou qu’elle a mis en acte, ne résulte s’y conduire 21.

17. Voir V. Caillard, F. Chastang, Le geste suicidaire, Issy-les-Moulineaux, Elsevier-Masson, 2010. 18. B. L. Mishara, M. Tousignant, Comprendre le suicide, Montréal, Presses de l’université de Montréal, 2004, p. 139. 19. M. Debout, La France du suicide, Paris, Stock, 2002. 20. Cité dans A. Lorriaux, « Médecine des internes à touche-touche avec l’éthique », Libération, 5 juin 2015. 21. A. Camus, L’homme révolté, in Œuvres, Paris, Gallimard (Quarto), 2013, p. 848 (nous soulignons). Naissances blanches – le deuil périnatal entre propriété du corps de l’enfant et liberté du sujet

Corinne CHAPUT-LE BARS Directrice du département Recherche, développement des formations supérieures et partenariats universitaires à l’Institut régional du travail social (IRTS) Normandie-Caen

Thierry CHARTRIN Responsable du service Recherche, prospective et développement à l’Association régionale pour l’Institut de formation en travail social (ARIFTS) à Angers

Gilles RAOUL-CORMEIL Maître de conférences (HDR) en droit privé à l’université de Caen Normandie Institut Demolombe (EA 967)

Introduction : variations sur le blanc I. L’acte d’enfant sans vie ou le droit entre gris clair et gris foncé A. Les conditions de l’acte d’enfant sans vie 1. Le critère biologique 2. Le critère juridique B. Les effets de l’acte d’enfant sans vie 1. Exposé des effets 2. Critique des effets II. De l’ondoiement aux rites hospitaliers, des rituels inventés pour adoucir la couleur du deuil

« D’Étienne, nous n’avons rien connu. Nous n’avons pas eu le temps de l’aimer », dit Jules à Valentine. Et Valentine de penser que seul un homme peut prononcer ces mots. Extrait du filmÉternité , réalisé par Trần Anh Hùng, 2016.

Introduction : variations sur le blanc 1 à notre conférence à trois voix en préambule au colloque « Le corps humain saisi par le droit : entre liberté et pro- Cet article à trois voix est né de l’émergence toute récente priété » –, c’est par cette expression que l’une d’entre nous a d’une notion qui reste à explorer et à approfondir pour en désigné les naissances d’enfants sans vie ou morts dans les faire un concept. Les naissances blanches 2 – titre donné premières heures ou les premiers jours de leur vie, avant

1. Par Corinne Chaput-Le Bars. 2. Voir C. Chaput-Le Bars, « Introduction : naître ou ne pas naître », in Histoires de naissances, naissance d’histoires, C. Chaput-Le Bars (dir.), Paris, L’Harmattan, 2016, p. 27-28.

CRDF, nº 15, 2017, p. 115 - 122 116 Corinne Chaput-Le Bars, Thierry Chartrin et Gilles Raoul-Cormeil même que les rituels ordinaires d’accueil et d’annonce En revanche, le blanc désigne bien entendu la pureté dans la communauté humaine n’aient eu le temps de se et l’innocence mais il est dit « cassé » quand il dépeint une réaliser « dans les formes ». Elle lui avait été inspirée par couleur blanche légèrement teintée de jaune ou de gris. un récit bouleversant envoyé comme contribution à un N’est-ce pas de tout cela qu’il s’agit ici ? Des naissances ouvrage collectif par une femme qui racontait la mort au coloris blanc cassé ? de sa dernière fille mort-née en laissant, sans en avoir la Une naissance blanche est en effet tout à la fois une conscience même, une page blanche seulement numérotée, naissance ratée, une naissance imparfaite, une naissance en fin de texte, comme pour mieux dire la solitude d’une douloureuse, une naissance « sans conséquence », une mère face à cette naissance sans bébé, à une mise au monde naissance « pour de faux », mais aussi une béance, celle sans monde à construire pour elle 3. d’un projet parental non abouti, celle d’un « enfant éter- Il y a quelques années, un numéro thématique de nel », pour reprendre l’expression de Philippe Forest 6. la revue Le sociographe, intitulé Petites discriminations Quoi de plus innocent, en effet, qu’un enfant qui n’a pas eu ordinaires, avait permis à Pape Dieng, l’un de ses auteurs 4, le temps de vivre ? Qui de plus idéalisé que le nouveau-né de proposer une variation sur le mot « noir ». Aujourd’hui, parti dès qu’il est advenu, nécessairement paré de toutes le mot « blanc » se prête à la même grille de lecture et force les vertus ? « Là où l’enfant qui vit a toutes les chances de est de constater, malgré un préjugé plus favorable, qu’il décevoir un jour, quoi qu’il fasse, l’enfant disparu n’a pas n’est guère moins péjoratif. le temps de décevoir » 7. Très négatif en effet est le blanc quand il est synonyme Comment le droit a-t-il, au fil des ans, pris en compte d’imperfection, d’insuccès, voire de violence. En poésie, les cette souffrance humaine et sociale, si longtemps tue, « vers blancs » sont ceux qui ne riment pas. « Être connu déniée, aujourd’hui mieux entendue, mieux admise ? comme le loup blanc » n’est pas gage de qualité, loin s’en Ce petit corps sans vie a-t-il désormais une existence faut. « Être cousu de fil blanc » manque singulièrement juridique ? Reconnaît-on qu’il appartient à une famille ? de discrétion. Quant à « saigner à blanc », c’est conduire Quelles libertés sont-elles concédées aux parents d’ins- autrui à l’épuisement. Et que dire de « faire chou blanc », crire cet enfant dans leur histoire mais aussi à l’enfant expression berrichonne qui signifiait à l’origine « faire qui vient après afin qu’il puisse conquérir une identité coup blanc » au jeu de quilles ? Nul ne l’ignore : il s’agit propre ? ici de subir un échec cinglant. Les rituels de l’arrivée au monde, autrefois bâclés Moins virulentes mais tout aussi pénibles sont les quand ils n’étaient pas absents, ont-ils eux aussi évolué expressions de la blancheur quand elles désignent le vide, dans les pratiques soignantes, sociales, religieuses et le manque, l’absence. Le « bulletin blanc » placé dans juridiques ? l’urne est un bulletin qui ne mentionne le nom d’aucun candidat. Le « rapport blanc » est un document non signé. Le « chèque en blanc » ne comporte aucune indication de I. L’acte d’enfant sans vie 8 montant. « Donner un blanc-seing » à quelqu’un consistait ou le droit entre gris clair et gris foncé autrefois à lui remettre un document vierge et signé. La « nuit blanche » nous conduit dans les affres du manque Selon l’article 1er de la Déclaration des droits de l’homme de sommeil. Et l’expression « noir sur blanc » insiste sur et du citoyen du 26 août 1789 dont la valeur normative l’aspect formel de l’écriture quand la « page blanche » de est constitutionnelle, « Les hommes naissent et demeurent l’écrivain décrit la panne d’inspiration. libres et égaux en droits. Les distinctions sociales ne Il est une autre signification de la blancheur dans la peuvent être fondées que sur l’utilité commune ». L’égalité langue française, en apparence plus anodine, qu’il nous entre les personnes physiques est portée si haut et depuis faut pourtant observer de plus près. Faire quelque chose si longtemps par notre société contemporaine hexagonale sans conséquence, expression d’abord employée dans le qu’il peut sembler inutile de dissocier la vie biologique et langage militaire, a donné naissance à la « balle à blanc », l’existence juridique. Inutile en effet dès lors que les êtres qui remplace le meurtrier projectile par une poudre blanche humains sont en vie : ils jouissent de la même personnalité inoffensive. Un « examen blanc » est une préparation avant juridique. L’intérêt de la distinction entre la vie biologique l’épreuve officielle, qui ne permet pas l’obtention du diplôme et l’existence juridique se retranche aux frontières de la quand bien même la performance eût été remarquable. vie, à son orée puis à son crépuscule. Un « mariage blanc » est un mariage non consommé, un D’un côté, la vie biologique commence au jour de la mariage « pour de faux » comme pourraient le formuler les conception de l’embryon mais l’être humain en gestation enfants, un « mariage qui fait semblant » 5. n’a pas d’existence juridique distincte de sa mère. Il est pars

3. J. Sanchez, « Cinq naissances », in Histoires de naissances…, p. 139-160. 4. P. Dieng, « Noir, c’est noir… Témoignage d’un éducateur », Le sociographe, nº 31, 2010, Petites discriminations ordinaires, p. 25-30. 5. Sur la variété des mariages blancs saisie par le droit, voir G. Raoul-Cormeil, « Dissimulation et mariages blancs », in Droit et dissimulation (Actes du colloque tenu à Caen, 20-21 octobre 2011), A. Cerf-Hollender (dir.), Bruxelles, Bruylant (Penser le droit), 2013, p. 41-61. 6. P. Forest, L’enfant éternel, Paris, Gallimard, 1997. 7. C. Chaput-Le Bars, Naissance d’outre-tombe ou le complexe de Chateaubriand, Paris, L’Harmattan, 2014, p. 47. 8. Par Gilles Raoul-Cormeil. Naissances blanches – le deuil périnatal entre propriété du corps de l’enfant et liberté du sujet 117 viscerum matris jusqu’au jour de l’accouchement ; cette et viable. L’être humain dont la vie autonome a duré un partie des entrailles de la femme enceinte est un élément jour, un an, une décennie ou un siècle jouira d’un acte du corps humain de la mère. Comme tel, le fœtus est ainsi de naissance et d’un acte de décès 12. Mais si l’être humain protégé car il est uni à sa mère par le cordon ombilical 9. En n’acquiert jamais les conditions biologiques d’une vie revanche, au moment même où il est séparé de sa mère, le autonome, alors il n’a guère besoin d’accéder à la scène fœtus acquiert la personnalité juridique pourvu qu’il soit juridique 13. L’être humain né sans vie ne revêtira pas le né vivant et viable. Au jour de la naissance, l’octroi de la masque de la personnalité juridique ; il ne sera pas un personnalité juridique bénéficie même d’un effet rétroactif sujet de droit 14. Chacune de ces deux hypothèses est traitée depuis le jour de la conception chaque fois que le nouveau- séparément dans les deux alinéas de l’article 79-1 du Code né avait eu un intérêt patrimonial à recevoir un bien ou civil, introduit par la loi nº 93-22 du 8 janvier 1993. une universalité de droits dans l’intervalle où il était en L’acte d’enfant sans vie est porté sur les registres du gestation : infans conceptus pro nato habetur quoties de décès. Comment expliquer qu’un être humain ait un accès commodis ejus agitur. Tel est le cas de l’enfant simplement direct aux registres de décès sans passer préalablement par conçu, dont le père est mort avant sa naissance. Né vivant les registres de naissance ? Ne faut-il pas avoir vécu pour et viable, l’enfant dont la filiation paternelle est établie peut mourir ? Pas en droit, il ne sert à rien à l’enfant sans vie de être considéré comme existant au jour de l’ouverture de revêtir le masque de la personnalité juridique : s’il n’est pas la succession de son père 10. né vivant et viable, il n’est pas juridiquement une personne. À l’autre bout de la vie, la mort biologique marque Dépourvu de personnalité juridique, il n’aura ni patri- l’extinction de la personnalité juridique. La dépouille moine ni droits à céder ou à transmettre. Il n’aura jamais mortelle de l’être humain sans vie est une chose sacrée contracté ; il n’aura jamais vécu sur la scène juridique. Le à l’égard de laquelle la loi impose le respect. Le cadavre droit recherche la simplicité et l’efficacité. Pour autant, en n’est pas créancier de ce droit au respect, faute d’être figurant sur l’acte de décès, il oblige le maire, qui cumule sujet de droit, mais l’ensemble des sujets de droit en vie la qualité d’officier de l’état civil et de gardien de l’ordre doivent le traiter avec décence et dignité 11. Le patrimoine public sanitaire, ainsi responsable du sort des cadavres sur du défunt n’a plus de maître. Ainsi, au jour même du le territoire de la commune, à organiser les funérailles que décès, la succession du défunt est ouverte et ses héritiers lui réserve sa famille. C’est à ce titre que l’acte d’enfant sans présomptifs sont admis de plein droit à entrer en posses- vie est une très ancienne pratique administrative instituée sion des biens de la succession dans le respect des droits par un décret du 4 juillet 1806, en vigueur jusqu’à ce que des indivisaires jusqu’au jour du partage successoral. La la loi du 8 janvier 1993 ne l’abroge. Précisons toutefois loi accepte de prolonger la personnalité juridique dans que, de 1806 à 1919, l’officier de l’état civil auquel il fallait l’incertitude biologique de la mort dans un délai de dix à présenter le nouveau-né dans le but d’éviter la fraude à vingt ans ; tel est le but de la présomption légale d’absence la conscription nationale 15, déclarait que l’enfant lui avait qui, grâce à un jugement du juge des tutelles, permet de été présenté sans vie, ce qui ne préjugeait pas de savoir désigner l’administrateur des biens du présumé absent. s’il avait ou non vécu. Il était alors possible à celui qui Le temps qui sépare la naissance et le décès importe prétendait qu’il avait vécu, de saisir le tribunal de grande peu dès lors qu’il est certain que l’être humain est né vivant instance d’une action en déclaration judiciaire de naissance

9. On a pu défendre que l’embryon entre dans la catégorie de « la personne par destination ». Ainsi, en attendant que l’embryon n’accède à la vie autonome et ne reçoive la personnalité juridique, il est protégé par celle de sa mère. Sur cette qualification, voir X. Labbée, La condition juridique du corps humain avant la naissance et après la mort, Lille, Presses universitaires de Lille, 1990, p. 251 ; J.-P. Baud, « Le corps, personne par destination », in Droit des personnes et de la famille : mélanges à la mémoire de Danièle Huet-Weiller. Liber amicorum, Strasbourg – Paris, Presses universitaires de Strasbourg – LGDJ, 1994, p. 13-17 ; P. Murat, « Décès périnatal et individualisation juridique de l’être humain », Revue de droit sanitaire et social, 1995, p. 451-474, spéc. p. 468. 10. Art. 725 du Code civil. Il est de l’intérêt du nouveau-né d’acquérir un capital d’assurance décès ou d’assurance sur la vie si son existence d’enfant à naître a été prise en considération dans le contrat et a commencé au jour du décès du souscripteur ; voir Cass., 1re civ., 10 décembre 1985, nº 84-14.328, Bulletin civil I, nº 339 : Recueil Dalloz, 1987, jurispr., p. 449, note G. Paire ; Gazette du Palais, 1986, II, sommaires, p. 323, obs. A. Piedelièvre ; Defrénois, 1986, art. 33722, p. 668, note G. Paire ; Revue trimestrielle de droit civil, 1987, p. 309, obs. J. Mestre. Voir aussi Cass., 1re civ., 28 janvier 2009, nº 07-14.272 : Recueil Dalloz, 2009, p. 1927, note G. Raoul-Cormeil. 11. Art. 16-1-1 du Code civil. Sur lequel, voir G. Loiseau, « Mortuorum corpus : une loi pour le respect (commentaire de la loi nº 2008-1350 du 19 décembre 2008) », Recueil Dalloz, 2009, p. 236-237. 12. Art. 79-1, al. 1er du Code civil : « Lorsqu’un enfant est décédé avant que sa naissance ait été déclarée à l’état civil, l’officier de l’état civil établit un acte de naissance et un acte de décès sur production d’un certificat médical indiquant que l’enfant est né vivant et viable et précisant les jours et heures de sa naissance et de son décès ». 13. En ce sens, voir L. Mayaux, Droit civil. Les personnes : cours et parcours, Paris, Ellipses, 1997, nº 25 in fine : « […] s’il apparaît critiquable, ce pragmatisme témoigne d’un attachement à une conception fonctionnelle de la personnalité. Celle-ci serait un outil conféré à l’homme pour faciliter sa vie sociale ; elle s’inscrirait dans la durée. L’enfant non viable qui a été privé du temps de vivre n’en aura pas besoin ». 14. Art. 79-1, al. 2 du Code civil : « À défaut du certificat médical prévu à l’alinéa précédent, l’officier de l’état civil établit un acte d’enfant sans vie. Cet acte est inscrit à sa date sur les registres de décès et il énonce les jour, heure et lieu de l’accouchement, les prénoms et noms, dates et lieux de naissance, professions et domiciles des père et mère et, s’il y a lieu, ceux du déclarant. L’acte dressé ne préjuge pas de savoir si l’enfant a vécu ou non ; tout intéressé pourra saisir le tribunal de grande instance à l’effet de statuer sur la question ». 15. Voir L. Leveneur, « La différenciation des sexes en droit privé contemporain », in Le sexe, la sexualité et le droit (Actes du XVIIe colloque national de la Confédération des juristes catholiques de France), Paris, P. Téqui, 2002, p. 45 sq., spéc. p. 77. L’un des buts avoués de cette formalité était d’éviter que « des garçons, soldats à venir, ne fussent déclarés comme filles ». 118 Corinne Chaput-Le Bars, Thierry Chartrin et Gilles Raoul-Cormeil pour qu’il acquiert la personnalité juridique et, avec elle, critère biologique autorisant l’officier de l’état civil à un patrimoine à transmettre à ses héritiers 16. À compter rédiger l’acte d’enfant sans vie. Il existe des seuils de de la loi du 20 novembre 1919 qui a supprimé l’obligation résistance d’ordre culturel qui justifient l’introduction de présenter le nouveau-né à l’officier de l’état civil 17, ce d’un critère formel ou juridique. fut au médecin d’indiquer au père ou à la personne qui 18 déclarait la naissance que l’enfant était sans vie . 1. Le critère biologique Qu’on se place sous l’empire du décret de 1806 ou sous celui de la loi de 1993, la question est la même : l’acte d’enfant Pendant de longues décennies, la pratique administrative sans vie est-il un acte de l’état civil comme les autres ? On a de l’acte d’enfant sans vie était réservée à deux types de pu en douter et soutenir qu’il était imparfait 19. À l’inverse, on fœtus. Le fœtus mort-né, tout d’abord, désigne le nouveau- a pu défendre la « délicatesse » 20 du droit qui accompagne la né qui est mort au cours de la vie intra-utérine ; il est douleur de la famille endeuillée. Dans cette voie, un auteur a expulsé par la mère dans les conditions d’un accouche- su convaincre que l’enfant sans vie pourrait bénéficier d’un ment. La césarienne n’est pas une condition. Le médecin état civil complet sans cependant jouir de la personnalité qui accouche la parturiente constate la mort du fœtus. juridique 21. Près de trente ans après sa forte démonstration, La situation est distincte du fœtus qui est né vivant mais le droit positif a évolué sans aller jusqu’à consacrer sa thèse non viable. C’est le cas ensuite du fœtus condamné. La loi doctrinale. L’enfant sans vie n’a ni personnalité juridique, ni n’ayant pas défini la viabilité, celle-ci a été subordonnée à état civil complet. Alors qui se soucie de l’enfant sans vie ? un double critère. Positivement, le fœtus doit être parvenu De la famille de la parturiente endeuillée ou de la société, à une « maturité suffisante » 22. Cette gestation minimale a qui garde en mémoire le souvenir de l’existence de l’enfant longtemps été évaluée à cent-quatre-vingts jours 23, parce sans vie ? La formalité administrative est-elle mise en œuvre qu’elle correspondait au premier délai de la présomption pour le passé, le présent ou l’avenir ? légale de durée de la grossesse 24. Négativement, le fœtus À la lumière des textes et de la jurisprudence, les non viable est celui qui n’a pas la constitution organique conditions (A) et les effets de l’acte d’enfant sans vie (B) pour vivre ou survivre 25. Sa constitution anormale le prive sortent difficilement de l’ambiguïté. Entre gris clair et de la capacité naturelle de vivre 26. Sur cette base, l’enfant gris foncé, le positionnement du droit doit être expliqué viable est celui dont le sexe est déterminable et dont les avant d’être critiqué. traits corporels sont ceux d’un être humain. Autrement dit, n’est pas viable l’embryon qui n’est qu’amas de cellules. Les progrès de la science ont rendu ces critères obsolètes… A. Les conditions de l’acte d’enfant sans vie La loi du 8 janvier 1993 n’a toutefois pas pris le parti de définir la viabilité. Des médecins se sont émus de l’absence Les conditions de l’acte d’enfant sans vie ont évolué de critère biologique et ont souhaité la consécration des opportunément pour des raisons tenant aux sources du recommandations de l’Organisation mondiale de la santé droit. Au fond, les progrès de la science et de l’imagerie (OMS). Les limites de la viabilité avaient été abaissées à médicale n’expliquent pas à eux seuls l’abaissement du vingt-deux semaines d’aménorrhée (soit vingt semaines

16. Voir P. Murat, « Décès périnatal et individualisation juridique de l’être humain », p. 460. 17. Art. 55 du Code civil (rédaction de la loi du 20 novembre 1919) : « Les déclarations de naissance seront faites dans les trois jours de l’accouchement, à l’officier de l’état civil du lieu ». Sur la suppression de la vérification du sexe du nouveau-né, voir A. Colin, H. Capitant, Cours élémentaire de droit civil français, 8e éd., Paris, Dalloz, 1934, t. I, nº 402, p. 412 ; M. Planiol, G. Ripert, Traité élémentaire de droit civil, 12e éd., Paris, LGDJ, 1937, t. I, nº 492. En réaction à la croisade entreprise par le Dr Loir entre 1845 et 1865 contre la présentation du nouveau-né à l’officier de l’état civil, une circulaire du ministre de l’Intérieur du 9 avril 1870 a préconisé la constatation de la naissance par des médecins délégués par l’administration municipale. 18. En ce sens, voir A. Colin, H. Capitant, Cours élémentaire de droit civil français, nº 403, p. 413 : « Le décret du 4 juillet 1806 décide que, lorsque l’enfant meurt avant la déclaration de naissance, l’officier de l’état civil dresse un acte sur le registre des décès, mais sans qu’il en résulte aucun préjugé sur la question de savoir si l’enfant a eu vie ou non. Dans cet acte, l’officier constate qu’il a reçu la déclaration que l’enfant n’était pas vivant ». 19. En ce sens, voir X. Labbée, La condition juridique du corps humain…, p. 104 : « Si la déclaration est obligatoire, l’inscription sur le registre de l’état civil n’emporte aucune conséquence ». 20. G. Cornu, Droit civil. Les personnes, 13e éd., Paris, Montchrestien (Domat droit privé), 2007, nº 10 in fine, p. 22. À rapprocher de G. Mémeteau, « Vie biologique et personnalité juridique (Qui se souvient des hommes ?) », in La personne humaine, sujet de droit (4es journées René Savatier, 25-26 mars 1993), Paris, PUF (Publications de la Faculté de droit de Poitiers), 1994, p. 21-56. 21. En ce sens, voir X. Labbée, La condition juridique du corps humain…, p. 104 ; cité par P. Murat, « Décès périnatal et individualisation juridique de l’être humain », p. 468. 22. P. Malaurie, Cour de droit civil. Les personnes, les incapacités, 1re éd., Paris, Cujas, 1992, nº 4 ; rééd. : 8e éd., Paris, Defrénois, 2016, nº 6, p. 13. 23. Cass., civ., 7 août 1874, Recueil Dalloz, 1875, I, p. 5 : « L’enfant n’est réputé viable qu’après un minimum de 180 jours, ou six mois de gestation ». Voir aussi G. Mémeteau, « La situation juridique de l’enfant conçu. De la rigueur classique à l’exaltation baroque », Revue trimestrielle de droit civil, 1990, p. 611-624. 24. Art. 311 du Code civil. La référence au délai de cent-quatre-vingts jours a été longtemps énoncée par l’Instruction générale relative à l’état civil (§ 461), citée par P. Murat, « Décès périnatal et individualisation juridique de l’être humain », p. 456. 25. A. Batteur, Droit des personnes, des familles et des majeurs protégés, 8e éd., Issy-les-Moulineaux, LGDJ, 2015, nº 24. 26. C. Philippe, « La viabilité de l’enfant nouveau-né », Recueil Dalloz, 1996, chron., p. 29. Voir aussi L. Sebag, La condition juridique des personnes physiques et des personnes morales avant leur naissance, thèse de doctorat, université de Paris, 1938, p. 230 ; P. Salvage, « La viabilité de l’enfant nouveau-né », Revue trimestrielle de droit civil, 1976, p. 725-749 ; X. Labbée, La condition juridique du corps humain…, p. 49. Naissances blanches – le deuil périnatal entre propriété du corps de l’enfant et liberté du sujet 119 de grossesse) ou un fœtus ayant atteint le poids de Le texte aurait pu définir la naissance, la vie et la viabi- 500 grammes. Ce double critère a été repris par la circulaire lité. D’abord, la naissance est le fait de séparer l’embryon du du 3 mars 1993 27 puis par celle du 30 novembre 2001 28. sein de sa mère ; la naissance suppose un acte d’expulsion. Mais en France les circulaires administratives ne lient Ensuite, la vie est un autre fait biologique qui s’oppose à pas les juges de l’ordre judiciaire 29 ; elles ne portent qu’une la mort qui n’est définie par le Code de la santé publique interprétation que le juge peut tenir pour inexistante si que dans le contexte particulier du prélèvement posthume elle s’ajoute à la loi. C’est ainsi que dans trois arrêts de d’organe. Enfin, la viabilité est le troisième fait biologique cassation rendus pour violation de l’article 79-1, alinéa 2 défini comme l’aptitude à vivre mais la prise en charge du Code civil, la Cour de cassation a jugé que ce texte médicale ou chirurgicale des prématurés et des fœtus mal « ne subordonne l’établissement de l’acte d’enfant sans formés conduit à analyser ce critère de manière libérale. vie ni au poids du fœtus, ni à la durée de la grossesse » 30. C’est pourquoi le gouvernement a préféré ne pas définir ces En l’espèce, chacun des trois fœtus, dont le poids variait trois critères et confier au médecin le soin de dire si l’enfant de 155 à 400 grammes, méritait d’être porté sur les actes a été expulsé mort-né ou s’il est né vivant et non viable. de l’état civil. La Cour de cassation obligeait les pouvoirs La difficulté demeure : « Le tout reste alors de distinguer publics à définir le seuil de la viabilité et à choisir entre un accouchement… et expulsion d’un fœtus » 33. nouveau critère biologique et un critère formel. En réalité, seuls deux cas ont été réservés par le décret pour interdire au médecin de rédiger le certificat médical 2. Le critère juridique d’accouchement. Il s’agit d’abord de l’interruption spon- tanée précoce de grossesse : la fausse couche précoce ne En toute discrétion, les pouvoirs publics ont pris deux permet pas de rédiger d’acte d’accouchement, en l’absence décrets le 20 août 2008 31 et deux arrêtés ministériels le d’un corps à forme humaine. Il s’agit ensuite de l’inter- même jour 32 en prenant soin de communiquer au grand ruption volontaire de grossesse. L’acte d’enfant sans vie a public que les conditions de rédaction d’un acte d’enfant pour but de faire le deuil d’une grossesse désirée ; il n’est sans vie ne remettaient pas en cause le régime de l’inter- pas l’instrument d’une grossesse non désirée qui peut être ruption volontaire de grossesse. L’acte d’enfant sans vie librement refusée par la femme enceinte. L’interruption de ne doit pas être interprété comme conférant, au fond, la grossesse pour un motif médical peut en revanche donner personnalité juridique à l’embryon, précisait le garde des lieu à la rédaction d’un certificat médical d’accouchement, Sceaux dans un communiqué de presse. et cela même si cet acte médical est réalisé dans le délai Les nouveaux textes ont été rédigés conformément à la de l’interruption volontaire de grossesse. L’interdiction nouvelle jurisprudence de la Cour de cassation. Aucun seuil faite au médecin de rédiger un acte d’accouchement dans biologique n’a été fixé pour subordonner la rédaction d’un ces deux cas ne convainc cependant pas tous les auteurs. acte d’enfant sans vie. Le seuil de l’OMS aurait pu être consa- Certains suggèrent ainsi l’alternative d’un seuil biologique cré par la loi ou celle-ci aurait pu autoriser le gouvernement dont l’effet d’exclusion aurait été plus neutre : à le définir par un décret d’application. Mais les pouvoirs publics ont préféré le silence de la loi plutôt que de créer un L’effet de seuil a l’avantage, il faut l’avouer, d’écraser les nouveau débat parlementaire sur les différentes facettes du situations particulières : en l’occurrence, un délai de plus statut juridique de l’embryon humain. Le gouvernement a de douze semaines d’aménorrhée pour autoriser l’établis- nd pris appui sur la lettre de l’article 79-1, alinéa 2 du Code sement de l’acte d’enfant sans vie aurait permis d’écarter civil qui subordonne la rédaction de l’acte d’enfant sans ensemble, de manière innommée, les situations d’IVG et vie à la production d’un certificat médical établissant que de fausse couche précoce, sans oublier celle de l’embryon l’enfant n’est pas né vivant et viable. in vitro détruit après conservation 34.

27. Circulaire du 3 mars 1993 relative à l’état civil, à la famille et aux droits de l’enfant, Journal officiel de la République française, 24 mars 1993, p. 4551. 28. Circulaire nº 2001/576 du 30 novembre 2001 relative à l’enregistrement à l’état civil et à la prise en charge des corps des enfants décédés avant la déclaration de naissance, intégrée dans l’Instruction générale complémentaire relative à l’état civil du 29 mars 2002, Journal officiel de la République française, 28 avril 2002, p. 7719. 29. Cass., chambre commerciale, 23 octobre 1950 : Les grands arrêts de la jurisprudence civile, H. Capitant, F. Terré, Y. Lequette (dir.), 13e éd., Paris, Dalloz, 2015, t. I, nº 13, p. 100-107, où les auteurs expliquent la divergence d’analyse avec le Conseil d’État. 30. Cass., 1re civ., 6 février 2008, nº 06-16.498 : Droit de la famille, 2008, comm. 34, p. 21, note P. Murat ; La semaine juridique, édition générale, nº 11, 2008, II, 10045, note G. Loiseau ; Recueil Dalloz, 2008, p. 1442, obs. J.-C. Galloux, et p. 1862, note G. Roujou de Boubée et D. Vigneau ; Revue juridique personnes et famille, avril 2008, p. 13, note F. Sauvage ; Revue trimestrielle de droit civil, 2008, p. 268, obs. J. Hauser. 31. Décret nº 2008-798 du 20 août 2008 modifiant le décret nº 74-449 du 15 mai 1974 relatif au livret de famille, Journal officiel de la République française, 22 août 2008, p. 13144 ; décret nº 2008-800 du 20 août 2008 relatif à l’application du second alinéa de l’article 79-1 du Code civil, Journal officiel de la République française, 22 août 2008, p. 13145. Sur lesquels, voir G. Loiseau, « L’acte II d’enfant sans vie », Droit de la famille, 2008, comm. 135, p. 18 ; J. Massip, « Actes d’enfant sans vie : les deux décrets du 20 août 2008 », Defrénois, 15 novembre 2008, art. 38850, p. 2148 ; J.-R. Binet, « Inscription à l’état civil des enfants nés sans vie », La semaine juridique, édition notariale et immobilière, nº 37, 2008, 611. 32. Arrêté du 20 août 2008 relatif au modèle de certificat médical d’accouchement en vue d’une demande d’établissement d’un acte d’enfant sans vie, Journal officiel de la République française, 22 août 2008, p. 13165 ; arrêté du 20 août 2008 modifiant l’arrêté du 1er juin 2006 fixant le modèle du livret de famille, Journal officiel de la République française, 22 août 2008, p. 13145. 33. F. Terré, D. Laszlo-Fenouillet, Droit civil. Les personnes : personnalité, incapacité, protection, 8e éd., Paris, Dalloz (Précis Dalloz), 2012, nº 229, p. 223. 34. G. Loiseau, « L’acte II d’enfant sans vie », p. 18. À rapprocher de M. Lamarche, « Actes d’enfant né sans vie, livret de famille et certificat médical : peut-on se satisfaire de la nouvelle réglementation ? », Droit de la famille, 2008, alerte 67. 120 Corinne Chaput-Le Bars, Thierry Chartrin et Gilles Raoul-Cormeil

La circulaire du 19 juin 2009 sur l’établissement d’un avec la personne qui partage avec elle une communauté acte d’enfant sans vie semble s’être engagée dans cette voie de vie, homme ou femme. C’est dire que l’enfant, même puisqu’elle subordonne la délivrance d’un acte d’accou- sans vie, fait famille 36 ! Précisons que l’enfant sans vie ne chement à une grossesse qui a durée quinze semaines sera désigné que par un prénom. d’aménorrhée, ce qui permet d’exclure sans le dire les Le couple qui fait le deuil périnatal peut aussi réclamer interruptions volontaires ou accidentelles de grossesse le corps de l’enfant sans vie pour organiser ses obsèques 37. du « premier trimestre » 35. Si le délai est satisfaisant, la Si les conditions de l’acte d’enfant sans vie sont réunies, méthode normative prête le flanc à la critique car la pré- le fœtus expulsé ne peut pas être traité comme un déchet sente circulaire est dépourvue de force obligatoire à l’égard hospitalier : il ne doit pas être incinéré au four de l’hôpital du juge judiciaire, comme l’a rappelé la Cour de cassation avec les déchets humains issus des opérations chirurgicales dans ses arrêts du 6 février 2008. La leçon de droit n’a pas mais il doit être traité, si telle est la volonté des porteurs du été entendue par la Chancellerie ! deuil périnatal, comme un cadavre humain 38. Les obsèques Le nouveau régime des conditions de l’acte d’enfant conservent une nature familiale mais le caractère public sans vie suscite autant de critiques que ses effets. de la sépulture du fœtus humain confère un caractère social à l’acte d’enfant sans vie. Enfin, la femme qui accouche d’un enfant sans vie B. Les effets de l’acte d’enfant sans vie peut prétendre au congé de maternité ; le bénéfice du congé de paternité est ouvert à son mari ou à l’homme qui Les effets de l’acte d’enfant sans vie sont nombreux ; ils vit avec elle en concubinage et constitue le père putatif. sont même trop considérables pour être enfermés dans Le bénéfice de ces congés 39 révèle le rayonnement social le cercle familial. Le deuil périnatal dépasse le cadre de la du deuil périnatal ; il serait donc réducteur de l’enfer- famille et intéresse la société tout entière, si bien que le mer dans une dimension familiale. La femme qui doit législateur pourrait aller plus loin et offrir à l’enfant qui n’a subir une intervention médicale pour perdre son enfant pas vécu un état civil complet, à défaut d’une personnalité sans vie est prise en charge par la société. Au congé de juridique qui n’aurait pas de sens. L’exposé des effets (1) maternité, il faut ajouter d’autres droits financiers dont précède donc la critique (2). le bénéfice témoigne de l’alignement d’une grossesse interrompue pour un motif médical avec celle d’une 1. Exposé des effets grossesse qui parvient à son terme. La parturiente peut prétendre à une bonification de sa pension de retraite 40, Les effets de l’acte d’enfant sans vie sont essentiellement à une majoration de l’assurance-vieillesse en présence familiaux. Le gouvernement a autorisé l’officier de l’état de trois enfants 41 ou à la majoration du quotient familial civil à remettre à la femme qui a perdu son enfant un en vue du calcul de l’impôt sur le revenu de l’année de livret de famille. Le livret de famille peut aussi être l’accouchement 42. L’accumulation de tous ces avantages remis au couple de concubins qui, pour faire le deuil d’ordre financier révèle l’épaisseur sociale que l’acte périnatal, demandent un acte d’enfant sans vie. Avant d’enfant sans vie a ainsi pu gagner au cours des dernières qu’il ne vienne à être réécrit par le décret du 20 août décennies. 2008, l’article 9 du décret du 15 mai 1974 était rédigé de telle sorte que l’instruction générale de l’état civil 2. Critique des effets réservait la mention d’acte d’enfant sans vie aux couples qui disposaient déjà d’un livret de famille. Ainsi seuls Le droit de l’acte d’enfant sans vie est en demi-teinte. les couples mariés et les couples non mariés mais ayant L’impression d’un régime juridique inachevé est-elle eu un premier enfant pouvaient faire mentionner sur justifiée ou critiquable ? leur livret de famille l’existence d’un enfant sans vie. Ainsi, d’un côté, l’enfant sans vie est dépourvu de Dorénavant, un livret de famille peut être remis à la la personnalité juridique et, comme tel, il ne bénéficie seule femme qui a accouché ou au couple qu’elle forme pas de tous les éléments identifiant l’enfant né vivant,

35. Circulaire interministérielle DGCL/DACS/DHOS/DGS/2009/182, 19 juin 2009, spéc. § 1.2.1.1 : Droit de la famille, 2009, comm. 123, p. 19, note P. Murat ; Revue trimestrielle de droit civil, 2010, p. 75, obs. J. Hauser. 36. À comparer avec I. Corpart, « Le fœtus mort, enfant de personne », in De code en code. Mélanges en l’honneur du doyen Georges Wiederkehr, M. Puech (dir.), Paris, Dalloz, 2009, p. 133-145, spéc. p. 141, où l’auteure préconise la remise d’un certificat de maternité ou de paternité plutôt que la remise d’un livret de famille. 37. Art. R. 1112-75 sq. du Code de la santé publique. Voir aussi P. Murat, « Acte d’enfant sans vie : un mieux », Droit de la famille, 2002, comm. 48 ; I. Corpart, « Décès périnatal et qualification juridique du cadavre », La semaine juridique, édition générale, nº 39, 2005, I, 171 ; D. Dutrieux, « De nouvelles règles en cas de décès en milieu hospitalier », La semaine juridique, édition administrations et collectivités territoriales, nº 37, 2006, 1200. 38. Sur lequel, voir H. Popu, La dépouille mortelle, chose sacrée. À la redécouverte d’une catégorie juridique oubliée, thèse de doctorat, université de Lille, 2008. 39. Art. D. 331-4 et D. 613-10 du Code de la sécurité sociale. 40. Réponse ministérielle à la question écrite nº 2119, Journal officiel Sénat Questions, 11 septembre 2008, p. 1845. 41. Circulaire CNAV 2004/22 du 30 avril 2004 ; citée par I. Corpart, « Le fœtus mort… », p. 141. 42. Courrier de la direction de la législation fiscale à l’association Petite Émilie, 19 septembre 2006. Voir aussi F. Sauvage, « L’acte d’enfant sans vie discrètement réglementé », Actualité juridique. Famille, octobre 2008, p. 392 ; Revue juridique personnes et famille, septembre 2008, p. 15. Naissances blanches – le deuil périnatal entre propriété du corps de l’enfant et liberté du sujet 121 viable, et titulaire d’un acte de naissance soumis au droit II. De l’ondoiement aux rites hospitaliers, commun. L’enfant sans vie a un prénom, certes, mais il des rituels inventés n’a ni nom de famille, ni filiation. La Russie qui a refusé 46 à un couple l’établissement de la filiation d’un enfant pour adoucir la couleur du deuil mort-né s’est vue condamnée par la Cour européenne des droits de l’homme en 2005 43. Douze ans plus tard, En nous intéressant à la question de la reconnaissance la législation française n’a toujours pas évolué, en dépit sociale de l’enfant sans vie, nous découvrons que, le 20 avril des critiques doctrinales portées de longue date par des 2017, cela a fait tout juste dix ans que l’Église catholique auteurs partisans de conférer à l’enfant sans vie un état a enfin résolu d’abroger officiellement l’existence des civil complet : sexe, prénom, nom, filiation, nationalité… « limbes », ce terrible non-lieu auquel étaient voués les D’un autre côté, il faut rappeler que l’état civil est enfants qui mouraient sans être baptisés 47. Ce triste anni- constitué de règles impératives qui accordent une place versaire nous rappelle alors la douloureuse histoire de ces limitée à la volonté individuelle. Or, la constitution d’un parents endeuillés et les divers rites qu’ils ont dû élaborer acte d’enfant sans vie n’a rien d’obligatoire ; elle est une au cours des siècles pour trouver de l’apaisement. faveur accordée par la loi pour aider les femmes qui Face à la forte mortalité infantile, l’Église catholique a accouchent d’un enfant mort-né ou né vivant et non viable en effet mis beaucoup d’énergie à valoriser ces pertes inévi- à faire le deuil de leur grossesse interrompue. Cette faveur tables : l’enfant qui mourait avant l’âge de 7 ans allait direc- est essentielle à leur bien-être et à l’accueil de leur futur tement au paradis, sans condition ni purgatoire puisqu’il enfant. Mais le caractère thérapeutique et facultatif de n’avait pas atteint l’âge du discernement du bien et du mal. cette législation marque une différence profonde avec l’état Il devenait un ange de Dieu et pouvait alors intercéder civil des sujets de droit dont l’existence intéresse la société auprès du Créateur pour les siens. Du fait de ce caractère tout entière pour le présent et les générations à venir 44 providentiel, l’Église imposait un cérémonial spécifique (prévention de l’inceste, notamment). S’il emprunte les dédié au décès de l’enfant où le noir laissait place au blanc, registres publics, l’acte d’enfant sans vie est un accompa- le rituel faisait référence à la fête plutôt qu’au chagrin, et les gnement solennel réalisé dans un but privé et familial : cloches sonnaient joyeusement plutôt que lugubrement. celui de faciliter le deuil d’un projet parental. Rien au fond Mais encore fallait-il pour cela que l’enfant fût baptisé… n’oblige l’État et la société à se souvenir de l’existence des Pour ce faire, la religion catholique a inventé l’ondoie- enfants sans vie ; un tel souvenir n’a de sens que pour les ment. Il s’agit très exactement d’une bénédiction rapide, personnes qui portent le deuil périnatal. C’est ce qui nous remplaçant le baptême « où seule l’ablution baptismale est fait dire en somme que la législation française est subtile faite, sans les rites et les prières habituels. L’ondoiement est mais, au fond, parfaitement justifiée. donné à un enfant en danger de mort ». Cette définition, On pourrait aller plus loin dans la personnification tirée de la Conférence des évêques de France 48, nous ren- de l’enfant sans vie mais cette évolution n’aurait-elle pas seigne sur le caractère exceptionnel de la cérémonie car, pour effet de remettre en cause la position de la Cour de pour qu’il y ait ondoiement, il doit y avoir un risque de cassation sur le refus de qualifier l’embryon de personne mort imminente chez le nouveau-né. Il s’agit donc d’une humaine au regard du Code pénal 45 ? La subtilité du droit cérémonie de l’urgence puisqu’elle concerne un rite non français est la marque d’un équilibre entre des positions abouti pour un enfant non abouti (comprendre ici enfant contraires. qui ne va pas vivre ou dont on pense qu’il ne va pas vivre).

43. Cour EDH, 2 juin 2005, Znamenskaya c. Russie, nº 77785/01 : La semaine juridique, édition générale, nº 30, 2005, I, 159, obs. F. Sudre, nº 14 ; Revue trimestrielle de droit civil, 2005, p. 737, obs. J.-P. Marguénaud. 44. Pour aller plus loin, voir G. Raoul-Cormeil, « L’état civil, lieu de mémoire de l’existence sociale de la personne », in Le droit à la lumière de Bergson : mémoire et évolution, C. Puigelier, B. Saint-Sernin (dir.), Paris, Panthéon-Assas, 2013, p. 147-169. 45. Sur le refus d’admettre l’homicide par imprudence, infraction pénale contre la personne humaine, à l’égard d’un enfant à naître, voir D. Rebut, « La loi pénale est d’interprétation stricte ! », Droit de la famille, 1999, chron. 20 ; G. Roujou de Boubée, B. de Lamy, « Contribution supplémentaire à l’étude de la protection pénale du fœtus (à propos de l’arrêt de la chambre criminelle du 30 juin 1999) », Recueil Dalloz, 2000, chron., p. 181-183 ; J. Pradel, « La seconde mort de l’enfant conçu (à propos de l’arrêt d’Assemblée plénière du 29 juin 2001) », Recueil Dalloz, 2001, p. 2907 ; Y. Mayaud, « Ultime complainte après l’arrêt d’Assemblée plénière de la Cour de cassation du 29 juin 2001 », Recueil Dalloz, 2001, p. 2917 ; D. Vigneau, « Selon la Cour de cassation, l’homicide d’un enfant à naître, même viable, n’en est pas un ! (à propos de Cass., ass. plén., 29 juin 2001) », Droit de la famille, 2001, chron. 21, p. 4-15. Cette interprétation a été jugée conforme à la Convention européenne des droits de l’homme : Cour EDH, 8 juillet 2004, Vo c. France, nº 53924/00. Sur cet arrêt, voir J. Pradel, « La CEDH, l’enfant conçu et le délit d’homicide involontaire : entre prudence et embarras », Recueil Dalloz, 2004, p. 2456. La position de la France n’est pas remise en cause. Aurait-on pu qualifier l’enfant à naître de personne humaine sans remettre en cause la liberté d’avorter ? Toute la difficulté est de concilier une liberté et une protection ou, comme le proposent des auteurs, de distinguer selon que l’enfant à naître est l’objet ou non d’un projet parental. Sur cette proposition, voir G. Roujou de Boubée, « Grandeur et décadence de l’interprétation stricte (très brèves observations à propos de l’homicide par imprudence du fœtus) », in Ruptures, mouvements et continuité du droit : autour de Michelle Gobert, Paris, Economica, 2004, p. 195-203 ; J.-Y. Chevallier, « “Naître ou n’être pas”. La chambre criminelle et l’homicide du fœtus », in Droit et actualité : études offertes à Jacques Béguin, Paris, Litec, 2005, p. 125-140 ; A. Decocq, « La main d’Isabelle », in Mélanges en l’honneur de Philippe Malaurie, Paris, Defrénois, 2005, p. 199-213. 46. Par Thierry Chartrin. 47. Je fais cette découverte grâce au texte de Béatrice Kammerer, « Les enfants non-baptisés ont-ils droit au paradis ? », Slate, 26 avril 2016, en ligne : www.slate.fr/story/117265/enfants-non-baptises-droit-paradis. 48. Site de la Conférence des évêques de france, glossaire : http://www.eglise.catholique.fr/glossaire/ondoiement. 122 Corinne Chaput-Le Bars, Thierry Chartrin et Gilles Raoul-Cormeil

L’ondoiement puise sa raison d’être dans la dimension avec l’invention de seringues à baptiser, introduites par eschatologique de la religion judéo-chrétienne. le vagin. Sans ce précieux sésame, point de paradis, les âmes des À notre époque, on ne peut imaginer à quel point la mort petits enfants étant condamnées à errer dans les « limbes ». d’un enfant mort-né ou décédé avant qu’il soit baptisé Ce lieu neutre et intermédiaire, ni paradis ni enfer, fut à emplissait les gens de frayeur et de chagrin. Si cela arrivait, l’origine imaginé par les théologiens du XIIe siècle pour il n’y avait pas de sacrement, ni d’office à l’église, pas de tranquilliser les parents. Mort sans baptême et pourtant sépulture chrétienne et l’âme allait dans les limbes 49. marqué du péché originel, l’enfant ne pouvait certes pas prétendre au paradis mais, sans avoir seulement vécu, Avec cet acte, si l’enfant décède, il aura la possibilité comment pouvait-il mériter les flammes de l’enfer ? Or, loin d’être inhumé chrétiennement. Si l’enfant survit, le sacre- d’apaiser les parents, les limbes ont au contraire matérialisé ment traditionnel du baptême sera prononcé : il sera, en leurs pires cauchemars et donné lieu pendant des siècles quelque sorte, baptisé deux fois ! André Comte-Sponville à bien des pratiques désespérées pour baptiser à tout prix. souligne que la grande force des religions n’est pas tant Depuis lors, comme nous l’avons vu, le droit a com- de rassurer les croyants face à leur mort que la crainte de mencé à prendre en compte cette souffrance sociale. Dans la damnation éternelle 50. les hôpitaux normands, depuis les années 2010, les parents En théorie, ce geste devait être effectué lorsque l’état des enfants nés après quinze semaines d’aménorrhée, et de l’enfant laissait pressentir qu’il ne survivrait pas jusqu’à qui ont « forme humaine », sont informés qu’ils peuvent la cérémonie ordinaire. En pratique, le désarroi maternel organiser des funérailles et, même lorsque le corps de était souvent tel que les ondoiements d’enfants mort-nés l’enfant est confié à l’établissement, celui-ci est désormais ont été nombreux entre le XVe et le XVIIe siècle, souvent incinéré uniquement avec les cadavres d’autres enfants et avec la complicité des accoucheuses. En parallèle, la pra- ses cendres sont répandues sur un lieu dédié. tique de l’ondoiement in utero, qui présentait l’avantage Enfin, les parents sont aujourd’hui autorisés à lui de ne pas avoir besoin d’apprécier la viabilité de l’enfant, donner un ou des prénoms, qui figureront dans leur livret s’est aussi développée. La sage-femme versait alors l’eau de famille et qui n’obligeront plus l’enfant qui vient après, bénite sur la tête du fœtus avec la main ou au moyen cet enfant « d’outre-tombe », à porter administrativement d’une éponge tout en prononçant la formule du baptême, la même identité que le disparu et à porter émotionnelle- une technique perfectionnée aux XVIIIe et XIXe siècles ment la charge qu’elle représente.

49. GénéPass, « L’ondoiement », 2003, en ligne : http://www.geneafrance.org/rubrique.php?page=ondoiement. 50. A. Comte-Sponville, Le miel et l’absinthe : poésie et philosophie chez Lucrèce, Paris, Hermann, 2008. Rapport de synthèse 1

Gérard MÉMETEAU Professeur émérite de droit privé à la faculté de droit de Poitiers

Rapport de synthèse ? J’ai hésité. Une synthèse est, par qui ne sont pas forcément des personnes humaines ni définition, rapide, de haut vol. Elle éclaire les idées, force encore des personnes juridiques (l’ancien mort civil par des débats ; elle fait courir le risque d’oublier le mot fort exemple). Que cette dissociation, pour être classique, n’est qui fut dit, une causerie parmi les autres. Elle requiert la pas moins dangereuse, menaçante pour l’être humain ; maîtrise de toutes les disciplines s’étant partagé le temps. qu’il y a des corps qui ont permis par la parole la richesse Vous le voyez, je pouvais chercher un autre intitulé de des débats. Sans corps, il n’y a point de discours. mon exposé. « Exposé final » ? On n’a jamais fini, avec Mais ce corps, où le situer ? C’est vrai ! Il entre en droit de tels sujets. J’ai succombé sous les forces de l’usage, des biens, via les inconvénients anormaux de voisinage comme à celles du bon usage qui me fait remercier Mes- (le corps décomposé), ou via l’esclavage qui en faisait dames Catherine et Cayol d’avoir si parfaitement prévu, un meuble, ou immeuble par destination. Alors, peut- préparé, organisé ce colloque, si courtoisement reçu les on partir d’une approche théorique pour arriver à une participants. Il est agréable que le cœur soutienne cette approche pratique, on ne peut plus pratique : gestation convenance ! Le corps humain saisi par le droit : entre pour autrui (GPA), prostitution, ou encore condition liberté et propriété ! incertaine du malade détenu ? Il semble que le corps dans On s’étonne. Si le corps relève de la propriété, c’est lequel la personne est enfermée est instrument de liberté et qu’il y a esclavage, ou éprouvette ce qui se ressemble, ou de dignité, protégé par la « servitude d’humanité » (Xavier droit pénal qui présente la prise de corps, le « décret de Bioy), car ce n’est pas n’importe quel corps. Et c’est le corps prise de corps ». C’est peut-être qu’il y a du sentiment vivant, non encore le cadavre qui dérive vers le souvenir. À dont les mots sont ceux de la propriété : « Je me donne à moins qu’il ne soit Lazare, qui n’a laissé aucune déclaration toi » ; « Tu m’appartiens », façon juridique de dire « T’as de de presse. Il est couvert cependant d’un linceul de dignité, beaux yeux, tu sais » ! Mais, s’il y a propriété, il n’y a pas sauf s’il est donné (verbe du droit des biens) à la « science ». liberté du corps approprié. Comme si le corps seul, sans Qu’est-ce que la science ? Que sont ses « données » qui esprit ou sans âme, pouvait être libre ? Ou bien il n’y avait depuis 1936 piègent le juge et même le législateur 2 ? Voici pas de sujet ; ou bien il provoquait par sa contradiction le mot « dignité » (Xavier Bioy), du corps, et celle des res- interne. Celui qui est libre est le propriétaire. Ce n’est sources génétiques communes. Une thèse remarquée avait pas suffisant. Le propriétaire de qui ? De soi-même à la établi la dialectique entre l’être humain et la personne, la fois sujet et objet ? Du corps d’autrui, objet non sujet ? La personne humaine ancrée dans la corporalité que refuse propriété est garante de la liberté nous dit Antoine Tadros la personne juridique traditionnelle. La dignité serait un qui écrit : « […] la propriété n’est autre que le concept de « mécanisme valorisant », mais de qui ? Qui est titulaire liberté appliqué aux choses ». Et – nous sommes à Caen – de cette dignité ? Elle infuse une interprétation objective Demolombe eut des pages lyriques. Pourquoi les opposer, dans le rapport du corps. Certes, mais il faut d’abord un propriété et liberté, si ce n’est en sous-entendant des abus corps sans lequel nous ne serions pas ici, mais cum angelis de droit, des inconvénients nés du voisinage des corps. On et archangelis, cum thromis et dominationibus. Peut-être oublie Rousseau : « Le premier qui dit : ce champ est à moi évoquerait-on le corps mystique ? Le corps est nécessaire […] », pour qui la propriété tue la liberté. La présentation à la personne (sauf morale), fondation sans laquelle les est vite difficile. On constate qu’il y a des êtres humains, murs ne se peuvent monter.

1. Cette synthèse s’appuie sur les interventions orales des participants au colloque et les propos qu’elle cite en sont donc issus. 2. Art. 494-6 du Code civil.

CRDF, nº 15, 2017, p. 123 - 124 124 Gérard Mémeteau

Le corps, dit Samuel Etoa, est « le principal vecteur de songer de « vente » des sportifs. On a bien « vente » de la mise en œuvre de mes libertés » jouant dans les espaces clientèle, alors a fortiori ! d’autonomie, mal configurés, comme le montre la Cour En veut-on des témoignages (Laurence Mauger- européenne des droits de l’homme avec son interprétation Vielpeau et Armelle Gosselin-Gorand) ? La GPA, achat de la vie privée, tentaculaire privacy qui permet tout ce qui d’enfant et constitution de servitude sur le corps de la repose sur un semblant de volonté, d’acceptation. Une femme, instrument. Mondialisation relativisant l’interdit autonomie formelle, mais, si elle prend quelque consistance, mal tenu par la Cour de cassation ; générosité à faire pleurer nécessaire à l’incursion sur le corps d’autrui. Le consen- dans les chaumières (dans lesquelles on fabrique des enfants tement, en matière médicale, repose sur l’inviolabilité du à la mode ancienne). « Is the womb a rentable space ? » 4. corps, et en même temps la garantit, en notre jurisprudence Pour Antoine Tadros, c’est le statut du donneur qui depuis, non pas Nuremberg, mais 1853, 1859, 1942. Ce n’est est en cause, du corps duquel on détache un morceau pas dire que la propriété chasse la dignité, si le propriétaire en entonnant l’incantation thérapeutique, en parlant de souffre cette servitude d’humanité (Bertrand Lemennicier). « don » pour établir la générosité (sic. Dominique Thouve- Celle-ci s’élève devant les paradoxes. On devient, par nin). Parle-t-on du statut et des émotions du receveur ? Il exemple, propriétaire d’une partie d’autrui (le drame de n’est plus totalement lui-même, emprunte à autrui une l’attente de greffe), si l’on prend acte de l’importance des part d’existence. mots : propriétaire ou nu-propriétaire ? Propriété privée On le voit, le corps est à usages multiples que l’on ou collective (on sent Rousseau) ? Sages logiques ! Il y a ne peut contrôler qu’en limitant la liberté. Si l’on peut nu-propriétaire et usufruitier, soit. À qui incombent les l’exercer. Voyez les personnes vulnérables (Gilles Raoul- grosses réparations ? Au nu-propriétaire, donc la collecti- Cormeil). La loi nº 2002-303 du 4 mars 2002, voulue en vité. Comment ? Par le jeu de l’assurance-maladie. Or, quelle ce par Bernard Kouchner, développe leur autonomie, est cette collectivité ? Est-elle titulaire d’une personnalité dissocie le pouvoir de la titularité du droit. Dominique juridique ? C’est à rapprocher de la notion de patrimoines Thouvenin et moi – si je le puis écrire – fûmes témoins du communs : qui est l’humanité ? seul débat, discret, qu’il y eut là. L’autorité parentale fut Quoi qu’il en soit, les mots s’imposent, ceux du modèle écornée. Puis, plus tard, on s’aperçut de la dysharmonie propriétaire, comme ils ont tenté d’envahir le terrain des entre le Code de la santé publique et le droit civil ; on droits de la personnalité (image, nom) ; c’est une tentation dit qu’on allait y remédier… L’affaire Vincent Lambert permanente, parce que l’usage, la propriété, la servitude témoigne de ces incohérences, par l’absurde. On finit (?) représentent des situations concrètes, des objets de tous juridiquement par où on eût dû commencer. On oublia les jours (le corps ?). On le dit : « Mon corps m’appartient », non seulement la tutelle, inclinée devant la procédure sans songer à la restriction du possessif « mon ». Seulement, « collégiale » 5, venue trop tard, mais aussi la théorie des le propriétaire doit se situer en dehors de son bien. On n’est protecteurs naturels consacrée en 1955, les précédents… pas propriétaire de soi tant qu’on est dans soi. Les lois de Faible, le détenu ! qui est un malade (Jean-Manuel bioéthique n’y ont point pensé : compétition des dons, Larralde). Son corps sert ou servait de preuve, de punition, appropriation des corps, altruisme prétendu. Il faut bien de pseudo-prévention moderne. Punir, mais trop tard, que Thierry Revet 3 nous demande si le corps est une chose pas au-delà de la peine, pas en inventant des suspects à appropriée. Le corps est un signal, une réalité matérielle, un perpétuité. Il y a les larmes des victimes ; il y a la justice élément d’identification de la personne juridique qu’il n’est due au coupable. La haine entretenue ne l’est pas. Dans ces pas. Il figure le sujet en situation. L’ethnologie, l’anthro- drôles d’usages des corps, où la pudeur fit délaisser Ronsard pologie (chinoise) viennent à la rescousse, nuancent le et Guy Béart, il fallait l’analyse du psychiatre (Françoise débat par le geste de sollicitude. Cela dit, oui, la propriété Chastang), remontant l’histoire jusqu’à la Närrenschiff permet tous les contrats de gestion, d’usage, d’occupation. de Sebastian Brant, la loi de 1838 préparée avec tant de Le mariage n’en est-il pas un, qui, dans certaines sociétés, soins et si mal appliquée, les mots des articles 489, 491, transfère une propriété ? 493 du Code civil en 1804. Deux situations dans lesquelles Dès lors, le contrat de prostitution (Aloïse Quesne) la dignité se suffit à elle-même. Sait-on, demande ailleurs relève-t-il de l’ordre des biens ou de la personne ? Dans Claire Neirinck, ce qu’elle couvre ? Un beau pavillon… je ne sais plus quel film, l’actrice demande : « Savez-vous qui est digne demande Xavier Bioy ? La propriété est-elle ce que c’est, que louer son corps ? », contrat de louage, nuisible au corps (Bertrand Lemennicier) ? Les morceaux d’entreprise, de prestation de service (l’URSSAF et le de corps ne sont-ils pas les enjeux des marchés ? Où s’insère fisc sont dans les coulisses ; mon expérience d’avocat de l’industrie pharmaceutique (Marie-Xavière Catto) ? Quels prostituées me l’a appris). C’est une prestation par usage apports des auditeurs furent à noter. Ils constituèrent des du corps. Mais, si divers sont ces contrats : contrat de interpellations peut-être, adressées aux médecins et juristes. travail, contrat des sportifs, si tant que l’on use sans y Vous avez tout lu. Je n’ai écrit que des impressions.

3. T. Revet, « Le corps humain est-il une chose appropriée ? », Revue trimestrielle de droit civil, 2017, p. 587 sq. 4. R. Lacayo, « Is the Womb a Rentable Space ? », Time, 22 septembre 1986. 5. Cass., 1re civ., 8 décembre 2016, nº 16-20.298 ; CE, 8 mars 2017 : Revue juridique personnes et famille, 5 mai 2017, p. 15, comm. I. Corpart ; CE, 19 juillet 2017 : Recueil Dalloz, 2017, p. 1605, comm. F. Vialla ; CC, déc. nº 2017-632 QPC du 2 juin 2017. Variétés

Le Protocole additionnel à la Convention du Conseil de l’Europe pour la prévention du terrorisme

Mamoud ZANI Professeur de droit public à la faculté de droit de Tunis (Tunisie) Directeur du Centre de droit international et européen (CDIE) de Tunis

I. Les traits essentiels du Protocole A. L’incrimination des actes terroristes B. L’instauration des points de contact nationaux

II. Les mécanismes spécifiques d’application du Protocole A. Le Comité d’experts sur le terrorisme B. Le Comité des États parties

Le terrorisme 1 est un phénomène complexe qui va au-delà L’importance conférée par le Conseil de l’Europe à de la sphère nationale. Depuis les attentats du World la question du terrorisme ne date point d’aujourd’hui. Trade Center sur le sol des États-Unis d’Amérique en Effectivement, la prévention et la répression du terrorisme 2001 2, cet acte abject de terreur a pris une dimension demeurent une préoccupation majeure de l’institution tout à fait particulière ; en effet, le terrorisme est devenu strasbourgeoise qui s’est dotée au fil du temps d’un arsenal transnational comme en témoigne la vague d’attentats qui normatif conséquent en la matière. Il sied à cet égard a frappé de plein fouet le monde tout entier et l’Europe en de mentionner, à titre d’exemple, la Convention pour particulier : Indonésie (Bali, 2002), Maroc (Casablanca, la répression du terrorisme (1977) ; le Protocole portant 2003), Turquie (Istanbul, 2003), Espagne (Madrid, 2004), amendement à la Convention pour la répression du ter- Arabie saoudite (Médine, Jeddah, Qatif, 2004), Royaume- rorisme (2003) ; la Convention pour la prévention du Uni (Londres, 2005), France (Paris, 2015 et 2017 ; Nice, terrorisme (2005) ; la Convention relative au blanchiment, 2016), Belgique (Bruxelles, 2016), Canada (Québec, 2017), au dépistage, à la saisie et à la confiscation des produits Royaume-Uni (Londres, 2017). du crime et au financement du terrorisme (2005) ; le plan

1. Selon le Comité des ministres du Conseil de l’Europe, le terrorisme « porte gravement atteinte aux droits de l’homme, menace la démocratie, vise notamment à déstabiliser des gouvernements légitimement constitués et à saper la société civile pluraliste et remet en cause l’idéal des personnes à vivre libérées de la terreur » (Lignes directrices du Comité des ministres sur la protection des victimes d’actes terroristes, adoptées le 2 mars 2005, préambule, point a). Voir aussi Les droits de l’homme et la lutte contre le terrorisme. Les lignes directrices du Conseil de l’Europe, Strasbourg, Éditions du Conseil de l’Europe, 2005. 2. Voir L. Condorelli, « Les attentats du 11 septembre et leurs suites : où va le droit international ? », Revue générale de droit international public, t. 105, nº 4, 2001, p. 829-848 ; du même auteur, L’optimisme de la raison, Paris, A. Pedone, 2014 ; S. Sur, Le Conseil de sécurité dans l’après-11 septembre, Paris, LGDJ, 2004.

CRDF, nº 15, 2017, p. 127 - 132 128 Mamoud Zani d’action 3 du Conseil de l’Europe pour lutter contre – se faire recruter, ou tenter de se faire recruter, pour l’extrémisme violent et la radicalisation conduisant au le terrorisme ; terrorisme (2015), etc. – recevoir, ou tenter de recevoir, un entraînement pour Pour préserver cet acquis normatif et parfaire sa le terrorisme ; quintessence, le Conseil de l’Europe mit en place en 2001 – se rendre, ou tenter de se rendre, dans un État autre que son État de résidence ou de nationalité, dans le but de le Groupe multidisciplinaire sur l’action internationale commettre, d’organiser ou de préparer des actes de terro- contre le terrorisme (GMT) dont la fonction consistait risme, ou afin d’y participer ou de dispenser ou recevoir essentiellement à examiner « la possibilité de mettre à un entraînement au terrorisme ; jour les instruments internationaux existants au Conseil – fournir ou collecter des fonds destinés à financer ces de l’Europe en matière de lutte contre le terrorisme » 4 et voyages ; de préparer un rapport sur – organiser et faciliter ces voyages (excepté « le recrute- ment pour le terrorisme ») 7. […] les actions qui pourraient être menées utilement par le Conseil de l’Europe dans le domaine de la lutte La prise en compte de ces nouvelles formes de terro- contre le terrorisme, en tenant compte des travaux réalisés risme s’inscrit indubitablement dans l’esprit de la résolu- dans d’autres enceintes internationales ([Organisation tion 2178 (2014) du Conseil de sécurité des Nations unies des Nations unies] et [Organisation pour la sécurité et la visant à éradiquer la menace des combattants terroristes coopération en Europe] notamment) et au sein de l’Union étrangers, en l’occurrence : européenne 5, […] des individus qui se rendent dans un État autre que outre le respect des valeurs sur lesquelles repose l’insti- leur État de résidence ou de nationalité, dans le dessein de tution strasbourgeoise. commettre, d’organiser ou de préparer des actes de terro- À la suite de l’expiration du mandat du Groupe multi- risme, ou afin d’y participer ou de dispenser ou recevoir disciplinaire sur l’action internationale contre le terrorisme, un entraînement au terrorisme, notamment à l’occasion le 31 décembre 2002, le Comité des ministres du Conseil de d’un conflit armé […] 8 l’Europe a mis en place un nouvel organe chargé de coor- donner l’action du Conseil contre le terrorisme, à savoir le en exigeant des États qu’ils veillent Comité d’experts sur le terrorisme (CODEXTER). Celui-ci […] à ce que la qualification des infractions pénales dans est à l’origine de l’adoption par le Comité des ministres, leur législation et leur réglementation internes permette, le 3 mai 2005, de la Convention pour la prévention du proportionnellement à la gravité de l’infraction, d’engager terrorisme, dans le but des poursuites et de réprimer […] : – la fourniture ou la collecte délibérées, par quelque […] d’améliorer les efforts des Parties dans la préven- moyen que ce soit, directement ou indirectement, par leurs tion du terrorisme et de ses effets négatifs sur la pleine nationaux ou sur leur territoire, de fonds que l’on prévoit jouissance des droits de l’homme et notamment du droit d’utiliser ou dont on sait qu’ils seront utilisés pour financer à la vie, à la fois par des mesures à prendre au niveau les voyages de personnes [susceptibles] de commettre […] national et dans le cadre de la coopération internationale, des actes de terrorisme ; en tenant compte des traités ou des accords bilatéraux – l’organisation délibérée, par leur nationaux ou sur 6 et multilatéraux existants, applicables entre les Parties . leur territoire, des voyages de personnes qui se rendent dans un État autre que leur État de résidence ou de natio- Pour faire face au phénomène répandu des combat- nalité, dans le dessein de commettre, d’organiser ou de tants terroristes étrangers et partant compléter l’instru- préparer des actes de terrorisme […] 9. ment cité ci-avant, le Comité des ministres a institué, le 22 janvier 2015, le Comité sur les combattants terroristes Dans le droit fil de l’action du Conseil de l’Europe étrangers et les questions connexes (COD-CTE), en vue contre le terrorisme, l’Union européenne (UE) 10 et de rédiger, sous la direction du CODEXTER, un projet l’Organisation des Nations unies (ONU) ont pour leur de Protocole additionnel complétant la Convention du part développé un corpus normatif assez diversifié en Conseil de l’Europe sur la prévention du terrorisme. la matière. Il en est ainsi, par exemple, pour l’UE avec Dans le cadre du mandat qui lui a été assigné, le COD- la décision du Conseil européen du 3 décembre 1998, CTE devait, entre autres, prêter attention à la pénalisation conférant à Europol la mission de traiter les infractions d’un certain nombre d’actes : commises ou susceptibles d’être commises dans le cadre

3. Comité des ministres, « Lutte contre l’extrémisme violent et la radicalisation conduisant au terrorisme », 125e session, Bruxelles, 19 mai 2015, CM(2015)74-addfinal. 4. Comité des ministres, 109e session, Strasbourg, 7-8 novembre 2001, § 5. 5. Ibid. 6. Convention du Conseil de l’Europe pour la prévention du terrorisme, 16 mai 2005, STCE nº 196, p. 2, art. 2. 7. Conseil de l’Europe, « Rapport explicatif du Protocole additionnel à la Convention du Conseil de l’Europe pour la prévention du terrorisme », 22 octobre 2015, STCE nº 217, p. 2, § 7. 8. Conseil de sécurité des Nations unies, résolution 2178, 24 septembre 2014, S/RES/2178 (2014), p. 2, préambule. 9. Ibid., p. 5, principe 6. 10. Voir L’Union européenne et la lutte contre le terrorisme : état des lieux et perspectives, J. Auvret-Finck (dir.), Bruxelles, Larcier, 2010. Le Protocole additionnel à la Convention du Conseil de l’Europe pour la prévention du terrorisme 129 d’activités terroristes portant atteinte à la vie, à l’intégrité sur ledit projet tout en recommandant de renforcer le physique, à la liberté des personnes et aux biens ; la recom- texte de celui-ci par les garanties de respect des droits mandation du même organe en date du 9 décembre 1999 de l’homme 14. En définitive, le Protocole additionnel à la ayant trait à la coopération en matière de lutte contre le Convention du Conseil de l’Europe pour la prévention financement du terrorisme ; la décision-cadre du Conseil du terrorisme a été adopté par le Comité des ministres, du 13 juin 2002 relative à la lutte contre le terrorisme 11 lors de sa 125e session tenue à Bruxelles (Belgique), le afin d’harmoniser les législations nationales en matière 19 mai 2015, et ouvert à la signature des États parties à d’infractions terroristes ; l’institution en mars 2004 du Riga (Lettonie), le 22 octobre 2015. poste de coordinateur de la lutte contre le terrorisme ; la L’intérêt d’examiner cet instrument qui n’est pas stratégie de l’UE de 2005 pour lutter contre le terrorisme encore en vigueur 15, dédié à la question des combattants reposant sur quatre principes d’actions : prévention, terroristes étrangers à la lumière de la résolution 2178 protection, poursuite et réaction ; la communication de (2014) du Conseil de sécurité des Nations unies, consiste à la Commission du 28 avril 2015 relative à l’élaboration supputer sa portée par rapport au cadre normatif précité. du programme européen en matière de sécurité, pour la De manière concrète, il sied de se poser la problématique période 2015-2020. suivante : le Protocole additionnel constitue-t-il une Quant à l’ONU, il convient de mentionner les réso- véritable panacée pour venir à bout du phénomène des lutions suivantes du Conseil de sécurité : 1267 (1999) combattants terroristes étrangers ? exigeant des États parties à l’ONU le gel des avoirs des Pour ce faire, nous examinerons, tout d’abord, les personnes ou des entités associées à Al-Qaïda et aux traits essentiels du Protocole (I), puis les mécanismes Taliban ; 1373 (2001) mettant en place le Comité contre le consacrés à son application (II). terrorisme ; 1540 (2004) exhortant les États à empêcher les acteurs non étatiques de mettre au point, de se procurer, de fabriquer, de posséder, de transporter ou de transférer des I. Les traits essentiels du Protocole armes nucléaires, chimiques ou biologiques ; 1624 (2005) invitant les États à adopter des mesures pour prohiber L’originalité du Protocole additionnel à la Convention l’incitation à commettre des actes terroristes, prévenir une du Conseil de l’Europe pour la prévention du terrorisme telle incitation et refuser l’asile à toute personne impliquée repose sur deux aspects : d’un côté, le Protocole érige à cet effet ; 2195 (2014) préconisant une action collective en certains actes de terrorisme en infractions pénales (A), de vue de prévenir et combattre le terrorisme sous toutes ses l’autre, il établit des points de contact nationaux (B) pour formes et dans toutes ses manifestations, y compris le ter- faciliter l’échange d’informations entre les États parties. rorisme associé à la criminalité transnationale organisée. Ajoutons la Stratégie antiterroriste mondiale mise en place par l’Assemblée générale de l’ONU, le 8 septembre 2006 12, A. L’incrimination des actes terroristes ainsi que l’Équipe spéciale de lutte contre le terrorisme À l’instar de la Convention pour la prévention du terro- (2005) chargée de coordonner les actions de l’organisation risme qualifiant d’infractions pénales un certain nombre au sein du système des Nations unies. de conduites susceptibles d’aboutir à la commission En vue de compléter l’ensemble de ces efforts et de d’actes terroristes, telles que la provocation publique 16, conforter davantage son action en faveur de la prévention le recrutement et l’entraînement 17, le Protocole ajoute et de la répression du terrorisme, notamment contre d’autres catégories d’infractions « de nature préparatoire le phénomène des combattants terroristes étrangers 13 par rapport à des actes terroristes » 18. menaçant au quotidien la sécurité des États européens, Ces infractions prévues aux articles 2 à 6 du Protocole le Comité d’experts sur le terrorisme a soumis, le 10 avril sont au nombre de quatre, à savoir : 2015, au Comité des ministres du Conseil de l’Europe le projet de Protocole additionnel à la Convention pour –– participer aux activités d’une association ou d’un la prévention du terrorisme. À l’invitation de l’organe groupe en vue d’accomplir ou de prendre part à la exécutif de l’institution strasbourgeoise, l’Assemblée commission d’une ou de plusieurs infractions terro- parlementaire a approuvé, le 23 avril 2015, l’avis nº 289 ristes par l’association ou le groupe (art. 2). À l’origine,

11. Voir M.-A. Beernaert, « La décision-cadre du 13 juin 2002 relative à la lutte contre le terrorisme », Revue internationale de droit pénal, vol. 77, nº 1-2, 2006, p. 277-284. 12. Doc. A/RES/60/288. 13. Voir la recommandation 2084 (2016) et la résolution 2091 (2016) de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe sur « Les combattants étrangers en Syrie et en Irak ». 14. Voir l’avis nº 289 de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe du 23 avril 2015, § 5. 15. Au 28 mars 2017, le Protocole enregistre trente signatures et cinq ratifications. L’article 10, alinéa 2 du Protocole exige six instruments de ratification pour son entrée en vigueur. 16. Convention du Conseil de l’Europe pour la prévention du terrorisme, p. 3, art. 5. 17. Ibid., p. 3, art. 6 et 7. 18. Conseil de l’Europe, « Rapport explicatif du Protocole additionnel… », p. 2, § 10. 130 Mamoud Zani

les rédacteurs du Protocole devaient procéder à l’exa- et n’incrimine pas tous les types de voyages. Dans men de l’incrimination de l’acte de « recrutement pour une optique similaire, les rédacteurs du Protocole le terrorisme » envisagé par l’article 6 de la Convention n’ont pas retenu l’incrimination de la complicité 25 pour la prévention du terrorisme, mais au final cette de cette infraction, hormis la tentative de voyager ; proposition n’a pu être retenue car « l’incrimination celle-ci doit être réprimandée en application de la d’un comportement “passif” (“se faire recruter pour législation nationale comme « un acte préparatoire le terrorisme”) créerait des problèmes dans certains ou une tentative de commettre l’infraction terroriste systèmes juridiques » 19 ; principale » 26. Par ailleurs, tout acte visant à organiser ou faciliter la commission de l’infraction décrite dans –– recevoir un entraînement pour le terrorisme (art. 3) 20 à l’article 4, alinéa 1 doit être sanctionné, en vertu de travers des instructions et l’obtention des connaissances l’article 6, alinéa 1 du Protocole. ou des compétences pratiques de la part d’une autre personne pour fabriquer ou utiliser des explosifs, des –– financer des voyages à l’étranger par la fourniture ou armes à feu ou d’autres armes ou substances nocives la collecte de fonds 27 permettant totalement ou par- ou dangereuses, d’autres méthodes ou techniques tiellement à toute personne de se rendre à l’étranger spécifiques, dans le but de commettre une infraction à des fins de terrorisme (art. 5, al. 1er). Cette infraction terroriste ou de contribuer à sa commission. est reprise du paragraphe 6, alinéa b de la résolution En incluant cette infraction, les rédacteurs du 2178 (2014) du Conseil de sécurité exigeant des États Protocole n’ont pas jugé opportun de retenir « le parties qu’ils sanctionnent : simple fait de visiter des sites Internet contenant des […] la fourniture ou la collecte délibérées, par quelque informations ou de recevoir des communications » 21 moyen que ce soit, directement ou indirectement, par leurs pouvant être utilisées pour s’entraîner au terrorisme nationaux ou sur leur territoire, de fonds que l’on prévoit au motif qu’il soit insuffisant pour former l’infraction d’utiliser ou dont on sait qu’ils seront utilisés pour financer en question. Il en est de même quant à l’incrimination les voyages de personnes qui se rendent dans un État autre 28 de « la tentative ou la complicité » 22 se rapportant à que leur État de résidence ou de nationalité […] . celle-ci laissant ainsi la question au pouvoir d’appré- Par rapport à la nature des fonds, ceux-ci ciation des États sur la possibilité d’incorporer dans […] peuvent provenir d’une source unique, par exemple leurs ordres juridiques nationaux une telle sanction ; un prêt ou un don accordé au voyageur par une personne –– se rendre à l’étranger à des fins de terrorisme com- physique ou morale, ou de sources diverses au moyen prend l’acte de se rendre dans un État autre que celui d’une forme de collecte organisée par une ou plusieurs 29 de l’État de nationalité ou de résidence habituelle du personnes physiques ou morales . voyageur, en perspective de commettre, de contribuer Les États parties au Protocole sont tenus de prendre ou de participer à une infraction terroriste (art. 4, les mesures nécessaires au plan national pour ériger en al. 1er). Cette infraction s’inspire du paragraphe 6, infractions pénales 30 les manquements mentionnés dans alinéa a, de la résolution 2178 (2014) 23 du Conseil les articles 2 à 6 du Protocole, lorsque ceux-ci sont commis de sécurité des Nations unies obligeant les États à illégalement et intentionnellement. En procédant ainsi, ils engager des poursuites et à réprimer leurs nationaux sont obligés, d’une part, d’assurer le respect des libertés qui se rendent ou tentent de se rendre dans un État énoncées dans la Convention de sauvegarde des droits de étranger pour commettre, organiser ou préparer des l’homme et des libertés fondamentales de 1950, à savoir actes de terrorisme. Tenant compte du principe de la liberté de circulation, la liberté d’expression, la liberté la liberté de circulation des personnes 24, l’article 4 d’association et la liberté de religion ; d’autre part, de du Protocole ne prohibe pas de manière générale prendre en considération le principe de proportionnalité 31

19. Conseil de l’Europe, « Rapport explicatif du Protocole additionnel… », p. 5, § 31. 20. Cette infraction est reprise de l’article 7, alinéa 1er de la Convention pour la prévention du terrorisme. 21. Conseil de l’Europe, « Rapport explicatif du Protocole additionnel… », p. 6, § 40. 22. Ibid., p. 6, § 42. 23. Conseil de sécurité des Nations unies, résolution 2178, p. 5, § 6.a. 24. Conseil de l’Europe, Protocole nº 4 à la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, Strasbourg, 16 septembre 1963, STCE nº 46, p. 1, art. 2. 25. Il appartient aux États parties de l’incorporer dans leur législation interne. 26. Conseil de l’Europe, « Rapport explicatif du Protocole additionnel… », p. 8, § 53. 27. Suivant l’article 1, alinéa 1 de la Convention internationale pour la répression du financement du terrorisme adoptée par l’Assemblée générale de l’ONU, le 9 décembre 1999, cette notion « s’entend des biens de toute nature, corporels ou incorporels, mobiliers ou immobiliers, acquis par quelque moyen que ce soit, et des documents ou instruments juridiques sous quelque forme que ce soit, y compris sous forme électronique ou numérique, qui attestent un droit de propriété ou un intérêt sur ces biens, et notamment les crédits bancaires, les chèques de voyage, les chèques bancaires, les mandats, les actions, les titres, les obligations, les traites et les lettres de crédit, sans que cette énumération soit limitative ». 28. Conseil de sécurité des Nations unies, résolution 2178, p. 5, § 6.b. 29. Conseil de l’Europe, « Rapport explicatif du Protocole additionnel… », p. 9, § 56. 30. Voir les § 2 des articles 2 à 6 du Protocole. 31. Art. 8, al. 2 du Protocole (« Conditions et sauvegardes ») : « Eu égard aux buts légitimes poursuivis et à leur nécessité dans une société démocratique ». Le Protocole additionnel à la Convention du Conseil de l’Europe pour la prévention du terrorisme 131 et de proscrire « toute forme d’arbitraire, de traitement importe donc d’examiner les mécanismes consacrés à discriminatoire ou raciste » 32. sa mise en œuvre. Ces obligations s’inspirent largement des dispositions de l’article 12 de la Convention pour la prévention du terrorisme visant à renforcer davantage la lutte contre le II. Les mécanismes spécifiques terrorisme tout en garantissant la protection des droits de l’homme et des libertés fondamentales. d’application du Protocole

La Convention pour la prévention du terrorisme prévoit B. L’instauration des points un comité conventionnel, en l’occurrence la Consultation de contact nationaux des États parties chargée de l’application de ses disposi- tions dans les ordres juridiques nationaux. Par conséquent, La particularité du Protocole additionnel à la Convention il est raisonnable que le Protocole ajouté à cet instrument pour la prévention du terrorisme se traduit aussi par la ne puisse pas envisager un tel mécanisme. mise en place des points de contact nationaux, en vue Le contrôle de l’application des principes du Protocole d’échanger des informations 33 entre les États parties pour relève de la compétence du Comité d’experts sur le terro- ce qui est des personnes se rendant à l’étranger à des fins de risme (A), ainsi que de celle du Comité des États parties (B). terrorisme. À cet effet, chaque État partie doit désigner un point de contact disponible vingt-quatre heures sur vingt- quatre, sept jours sur sept doté des moyens nécessaires A. Le Comité d’experts sur le terrorisme pour correspondre de manière permanente selon une Le Comité d’experts sur le terrorisme (CODEXTER) 37 est procédure accélérée 34 avec les autres points de contact un rouage essentiel du Conseil de l’Europe en matière des autres parties contractantes. de terrorisme. Il lui appartient d’assurer le suivi des L’article 7 du Protocole relatif à l’échange d’infor- instruments juridiques antiterroristes 38 de l’institution mations policières s’explique par l’appel lancé aux États strasbourgeoise et de coordonner ses actions dans la lutte membres de l’ONU par le Conseil de sécurité, dans sa contre le terrorisme. résolution 2178 (2014), afin d’intensifier et d’accélérer Composé des représentants des États membres, le […] les échanges d’informations opérationnelles au sujet CODEXTER est principalement chargé du contrôle des des activités ou des mouvements de terroristes et de réseaux normes du Conseil de l’Europe afférentes à la lutte contre terroristes, y compris de combattants terroristes étrangers, le terrorisme, en particulier l’application in concreto de notamment avec les États de résidence ou de nationalité 35 la Convention pour la prévention du terrorisme. Pour des individus concernés […] . ce faire, le comité procède à l’examen des profils natio- Il s’inspire à plein des dispositions de l’article 35 de naux contenant des informations sur les législations et la Convention du Conseil de l’Europe sur la cybercrimi- les politiques nationales se rapportant à la lutte contre nalité 36 adoptée à Budapest (Hongrie), le 23 novembre le terrorisme ; ainsi que l’état des signatures et ratifica- 2001. Le paragraphe 1 de cet article impose à chaque État tions des instruments pertinents dans le domaine. De partie de désigner un point de contact dans le but d’assurer surcroît, il assure la promotion effective de ceux-ci en une assistance immédiate pour des investigations ayant tenant compte des expériences significatives s’agissant trait aux infractions pénales relatives à des systèmes et à de la lutte contre le terrorisme dans le respect des droits des données informatiques, ou pour collecter les preuves de l’homme et de l’État de droit, coordonne les activités sous forme électronique d’une infraction pénale. Cette de l’ensemble des comités intergouvernementaux dans assistance concerne l’apport de conseils techniques et leur action contre le terrorisme, et propose à l’organe d’informations à caractère juridique, la conservation des exécutif du Conseil de l’Europe les mesures nécessaires données et la localisation des suspects. Pour faciliter le pour renforcer la politique de lutte contre le terrorisme. fonctionnement harmonieux du réseau, chaque État partie Dans ce sens, le CODEXTER s’intéresse 39 à la question doit disposer d’un personnel qualifié, formé et équipé. d’Internet et le terrorisme, les rapports entre ce dernier Les traits caractérisant le Protocole additionnel à la et le crime organisé, les procédures spéciales d’enquête et Convention pour la prévention du terrorisme ne suffisent les insuffisances du cadre juridique international dans le pas à supputer la portée de l’instrument européen, il domaine de la prévention et de la répression du terrorisme.

32. Ibid. 33. Voir l’article 7 du Protocole. 34. Le Protocole reste muet sur le fonctionnement de cette procédure. 35. Conseil de sécurité des Nations unies, résolution 2178, p. 4, § 3. 36. Conseil de l’Europe, Convention sur la cybercriminalité, Budapest, 23 novembre 2001, STCE nº 185. 37. Institué par le Comité des ministres conformément à l’article 17 du Statut du Conseil de l’Europe et à la résolution CM/Res (2011) 24 concernant les comités intergouvernementaux et les organes subordonnés, leur mandat et leurs méthodes de travail. 38. Voir les instruments cités en introduction. 39. Selon la feuille de route du Comité pour l’exercice 2016-2017 : CODEXTER (2016) OJ2 prov, Strasbourg, 10 novembre 2016. 132 Mamoud Zani

B. Le Comité des États parties 15 mai 2003, la fonction du Comité a été élargie 45, lui don- nant la possibilité d’adresser au Comité des ministres des Le Comité ou la Consultation des États parties est un recommandations concernant les propositions d’amen- mécanisme souple 40 chargé du contrôle de l’application dements et l’adhésion des États non membres, de lui de la Convention pour la prévention du terrorisme. Il soumettre un rapport sur l’application des dispositions comprend tous les États parties et est convoqué à l’ini- de la Convention au niveau interne et de formuler à la tiative du secrétaire général du Conseil de l’Europe, à la demande de tout État partie un avis consultatif s’agissant demande du Conseil des ministres ou de la majorité des de l’application de celle-ci. États parties 41. Le rôle essentiel du Comité consiste à faciliter l’échange Le Protocole additionnel à la Convention européenne pour d’informations sur les développements juridiques, poli- la prévention du terrorisme constitue à coup sûr un ins- tiques ou techniques importants en matière de terrorisme ; trument ambitieux pour consolider le système du Conseil à formuler des propositions visant à améliorer l’usage et de l’Europe en matière de prévention et de répression des la mise en œuvre effectifs de la Convention ; à émettre un actes terroristes 46 et partant édifier à l’échelle européenne avis sur toute question relative à la mise en œuvre de la un droit commun de lutte contre le fléau des combattants Convention et sur toute proposition d’amendement de terroristes étrangers. Du reste, c’est sur ce point que l’ins- celle-ci ; à examiner tout refus lié à une demande d’extra- trument en question doit être apprécié quant à sa valeur dition présentée par un État partie 42. Pour mener à bien ajoutée par rapport à la Convention sur la prévention du sa tâche de contrôle, le comité est assisté d’un secrétariat terrorisme 47. D’autant plus que le Protocole fait peser sur les administratif. États parties à l’institution strasbourgeoise une obligation Dans le même ordre d’idées, il faut remarquer que stricte pour ce qui est de son application, en l’occurrence la Convention européenne pour la répression du terro- le respect des droits de l’homme et de l’État de droit. risme 43 envisage le Comité européen pour les problèmes En dépit de l’enjeu du Protocole, sa portée et son criminels 44, afin d’en assurer l’application et le règlement efficacité par rapport à l’objectif escompté dépendent amiable de tout problème résultant de son exécution. À entièrement de la coopération des États et de la trans- la suite de l’adoption du Protocole portant amendement position de ses dispositions dans les systèmes pénaux à la Convention pour la répression du terrorisme, le nationaux des États parties.

40. L’article 30 de la Convention ne prévoit aucune condition temporelle pour sa convocation. 41. Convention du Conseil de l’Europe pour la prévention du terrorisme, p. 13, art. 30, al. 2. 42. Ibid., p. 13, art. 30, al. 1er. 43. Convention européenne pour la répression du terrorisme, adoptée à Strasbourg le 27 janvier 1977 et entrée en vigueur le 4 août 1978, STCE nº 90. Voir C. Vallée, « La Convention européenne pour la répression du terrorisme », Annuaire français de droit international, vol. 22, nº 1, 1976, p. 756-786. 44. Ibid., art. 9. 45. Voir l’article 6 du Protocole portant amendement à la Convention européenne pour la répression du terrorisme, Strasbourg, 15 mai 2003, STCE nº 190. 46. Suivant la recommandation 1426 (1999) de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe (« Démocraties européennes face au terrorisme »), il faut comprendre par acte terroriste « tout délit commis par des individus ou des groupes recourant à la violence ou menaçant de l’utiliser contre un pays, ses institutions, sa population en général ou des individus concrets, qui, motivé par des aspirations séparatistes, par des conceptions idéologiques extrémistes ou par le fanatisme, ou inspiré par des mobiles irrationnels et subjectifs, vise à soumettre les pouvoirs publics, certains individus ou groupes de la société, ou d’une façon générale, l’opinion publique à un climat de terreur » (§ 5). 47. Cet instrument prévoit de manière originale une disposition relative à la protection et à l’indemnisation des victimes du terrorisme (Convention du Conseil de l’Europe pour la prévention du terrorisme, p. 5, art. 13). Concept, genèse et évolution de l’amparo : le modèle espagnol

Carlos RUIZ MIGUEL Professeur de droit constitutionnel à l’université de Saint-Jacques de Compostelle (Espagne)

I. Préalable conceptuel : proposition d’une définition de l’amparo II. Antécédents et développements en droit constitutionnel comparé et droit international A. Antécédents B. Consécration constitutionnelle de l’amparo 1. Mexique et Amérique 2. Espagne, Allemagne et reste de l’Europe C. L’amparo en droit international des droits de l’homme

III. Le modèle espagnol : amparo ordinaire et amparo constitutionnel A. L’amparo ordinaire B. L’amparo constitutionnel : principes et champ de protection 1. Les principes de l’amparo constitutionnel 2. Le champ de protection de l’amparo constitutionnel

IV. Légitimation du recours d’amparo V. L’objet de l’amparo VI. La modification de la recevabilité du recours d’amparo et la mutation de sa nature VII. La procédure et l’arrêt du recours d’amparo VIII. Le recours d’amparo dans la politique constitutionnelle

L’amparo est l’institution constitutionnelle d’origine hispa- dûment en compte les données quantitatives liées à son nique la plus répandue dans le monde, même si le monde application pratique. germanique dispose d’une institution semblable. L’amparo a connu un vrai succès mais il faut distinguer cette figure d’autres institutions proches. Cette étude permettra d’exa- I. Préalable conceptuel : miner la notion (I), les origines et le développement du proposition d’une définition de l’amparo mécanisme (II), puis sa configuration en Espagne où l’on trouve un amparo pour les cours ordinaires et un autre On peut définir l’amparo comme une « une procédure pour la Cour constitutionnelle (III), dont les contours judiciaire particulière destinée à la protection des droits et problèmes (IV-VIII) seront ici examinés en prenant fondamentaux », composée stricto sensu de trois éléments.

CRDF, nº 15, 2017, p. 133- 152 134 Carlos Ruiz Miguel

Primo, l’amparo protège les « droits fondamentaux ». Par Plusieurs auteurs considèrent comme antérieure à « droit fondamental », nous entendons un droit subjectif l’amparo une institution dénommée Justicia Mayor 2, qui garanti dans la norme fondamentale 1. Il n’y a pas d’amparo existait au Moyen Âge espagnol dans le royaume d’Aragon. s’il n’y pas de protection d’un vrai droit subjectif et si ledit Elle visait à protéger les individus dans l’exercice de leurs droit n’est pas établi dans la norme fondamentale. Secundo, libertés (qui à cette époque n’étaient pas encore des « droits ce droit fondamental doit bénéficier d’une « garantie judi- fondamentaux »), tant auprès des autorités publiques (le ciaire ». Les droits fondamentaux jouissent de toute une série roi, les nobles) que face à d’autres particuliers, et ceci de garanties (réserve de loi, Ombudsman, tutelle judiciaire, que l’atteinte aux libertés soit actuelle ou future. Cette etc.) mais ce n’est que lorsque le droit fondamental est institution a cessé d’exister de facto en 1592 à la suite protégé par une garantie judiciaire que l’on peut parler d’une crise politique majeure liée à la volonté du Justicia d’amparo. Une troisième condition est encore nécessaire Mayor d’Aragon de protéger Antonio Pérez, le secrétaire pour définir l’amparo : cette garantie judiciaire doit être d’État qui avait trahi le roi Philippe II. Sa finde jure n’est « spécifique ». Aux États-Unis, il ne fait aucun doute que les cependant attestée qu’en 1707 3. droits fondamentaux sont protégés par les cours (judicial D’autres auteurs évoquent un autre précédent de review). Mais la procédure judiciaire de cette protection est l’amparo dans l’Amérique espagnole. Après la décou- la même pour connaître de n’importe quelle autre affaire. Ce verte et la conquête du Nouveau Monde, on y a découvert qui fait la singularité de l’amparo est que la protection des des procédures déjà dénommées amparo. En Nouvelle droits fondamentaux doit se faire au moyen d’une procédure Espagne (l’actuel Mexique), des affaires d’amparo étaient spécifique, différente des autres procédures judiciaires exis- instruites, notamment sur des questions de propriété, par tantes. Cette spécificité peut renvoyer à plusieurs situations : le vice-roi, soit directement soit indirectement en tant que président du tribunal suprême du territoire, la Real –– une garantie judiciaire spécifique pour certains droits Audiencia de Mexico 4. Le Pérou connaissait une autre fondamentaux, tout en excluant les autres droits procédure d’amparo « colonial » 5. fondamentaux ; Certes, le constitutionnalisme américain est le premier –– une garantie judiciaire spécifique déterminée par une à fournir une garantie judiciaire des droits constitution- spécialité procédurale. À cet égard, la spécialité peut nels. Le discours de James Madison en 1789, lors de sa consister en une exigence particulière pour la rece- proposition d’adoption de plusieurs amendements à la vabilité de l’affaire (subsidiarité), un délai spécifique Constitution américaine de 1787, est clair : pour lui, les pour la résolution de l’affaire (procédure urgente), tribunaux de justice indépendants seront les protecteurs ou bien un jugement avec des effets spécifiques (effet des droits une fois ceux-ci incorporés à la Constitution. limité aux particuliers parties dans l’affaire lorsque Mais cette judicial review ne s’insère pas dans une procé- l’on établit l’annulation d’une norme générale). dure spéciale différente de celle employée pour défendre quelqu’autre droit ou intérêt 6. II. Antécédents et développements On ne peut pas davantage trouver un précédent 7 dans en droit constitutionnel comparé le projet de Sieyès de 1795 de « jurie constitutionnaire » dont l’une des fonctions était d’être un « tribunal des droits et droit international de l’homme » 8. Un examen attentif nous montre en effet A. Antécédents qu’il n’existe pas d’amparo dans la proposition de Sieyès. Cette « jurie constitutionnaire » est un « supplément de Il est possible de trouver quelques précédents à l’amparo, juridiction naturelle aux vides de la juridiction positive » 9, aussi bien dans la période pré-constitutionnelle qu’après car il s’agit de « donner à un jugement d’équité naturelle l’ère du constitutionnalisme. la force obligatoire qu’ont les sentences ordinaires de nos

1. Voir O. Pfersmann, « Esquisse d’une théorie des droits fondamentaux en tant qu’objets juridiques », in Droit des libertés fondamentales, L. Favoreu et al. (dir.), 6e éd., Paris, Dalloz, 2012, p. 63 sq. (spéc. p. 75). 2. Voir R. Reyes, La defensa constitucional, Madrid, Espasa-Calpe, 1934, p. 25-30 ; V. Fairén Guillén, « La defensa del derecho de libertad personal en la historia y en la actualidad españolas », Revista de administración pública, nº 69, 1972, p. 9 sq. ; V. Fairén Guillén, « La defensa procesal de la libertad y dignidad personales en una futura Constitución española », Revista de administración pública, nº 83, 1977, p. 9 sq. ; G. Eto Cruz, « La herencia constitucional española en la formación del amparo en Latinoamérica » (texte consulté en ligne mais qui n’est désormais plus accessible). 3. Ordonnance royale (decreto) d’abolition des juridictions (fueros) d’Aragon et Valence, 29 juin 1707. 4. Voir A. Lira González, El amparo colonial y el juicio de amparo mexicano, Mexico, Fondo de cultura económica, 1972, p. 16 sq. 5. Voir G. Eto Cruz, Tratado del proceso constitucional de amparo, Lima, Gaceta Jurídica, 2013, t. I, p. 51-68. 6. « If they are incorporated into the constitution, independent tribunals of justice will consider themselves in a peculiar manner the guardians of those rights » (« Madison Speech Proposing the Bill of Rights June 8 1789 », in The Debates and Proceedings in the Congress of the United States, J. Gales (éd.), Washington, Gales and Seaton, 1834, vol. I, p. 448-459, spéc. p. 457). 7. Lucien Jaume n’affirme pas cette thèse mais en laisse la porte ouverte. Voir L. Jaume, « Sieyès et le sens du jury constitutionnaire : une réinterprétation », Droits, vol. 36, nº 2, 2002, p. 115-134. 8. E. J. Sieyès, Opinion sur la jurie constitutionnaire, s.l.s.n., 1795, p. 29. 9. Ibid., p. 5 Concept, genèse et évolution de l’amparo : le modèle espagnol 135 tribunaux » 10. Sieyès prétend ici trouver une substitution une procédure judiciaire spéciale pour la protection des à l’ancien « droit de grâce » 11 considéré comme une pré- droits constitutionnels (c’est-à-dire fondamentaux) 15. rogative royale. Six ans plus tard, l’amparo s’étend à toute la Fédération Le précédent le plus important de l’amparo semble en mexicaine lorsqu’est approuvée la loi sur les réformes (de réalité se trouver dans les origines du constitutionnalisme la Constitution fédérale de 1824) promulguée en 1847 16. espagnol. L’institution du Justicia Mayor fut bel et bien Cette loi fut rédigée par le juriste Mariano Otero (d’où évoquée aux Cortes qui avaient élaboré la Constitution de l’appellation « formule Otero » pour cette construction Cadix de 1812, même si une telle institution n’avait pas été de l’amparo). D’après la « formule Otero », l’obtention de reprise dans le texte. Mais les Cortes dans leur législation l’amparo par le juge bénéficie seulement au plaignant et complémentaire à la Constitution avaient approuvé un n’a pas de portée générale, même si l’on déclare que c’est bref mais extrêmement important décret, sept mois après la norme générale elle-même qui est inconstitutionnelle. avoir approuvé la Constitution le 19 mars 1812. Il s’agit d’un La configuration mexicaine se retrouve dans la Constitu- texte qui, au-delà de prévoir une garantie judiciaire pour tion fédérale du 5 février 1857 17. L’amparo est également la Constitution, établit que lesdites procédures doivent reconnu dans la Constitution de 1917 (qui, technique- être examinées avec plus de célérité que les autres. Nous ment, n’est qu’une révision de la Constitution de 1857) trouvons bien ici une singularité, la « préférence ». Même qui reprend le concept tel qu’il ressort de cette évolution. si cette procédure judiciaire n’est pas uniquement établie Si l’on veut faire une synthèse du contenu de l’institution pour connaître des affaires relevant des droits constitu- de l’amparo en droit mexicain, il suffit d’indiquer qu’il tionnels, il ne fait aucun doute que les affaires concernant permet à tout citoyen de saisir les tribunaux fédéraux ces droits relèvent de cette procédure 12. de toute norme particulière (qu’elle émane de l’exécutif ou du judiciaire) ou générale directement applicable B. Consécration constitutionnelle de l’amparo (qu’elle émane de l’exécutif ou du législatif) considérée comme préjudiciable à certains droits constitutionnels 1. Mexique et Amérique du plaignant. Notamment, pour la Constitution de 1917 d’après l’article 103.1 : C’est au Mexique, quelques années après être devenu indépendant de l’Espagne, que l’on trouve la naissance Les tribunaux fédéraux seront chargés de résoudre toute d’une institution particulière de protection des droits controverse qui dérive […] des lois ou d’actes émanant constitutionnels appelée « amparo ». Cette institution est d’une autorité, tant que leur mise en place entraîne une le résultat de l’influence de trois facteurs : le droit colonial ; transgression aux garanties individuelles [garanties recon- nues dans les articles 1-29 de la Constitution] 18. les débats sur la Constitution espagnole de Cadix de 1812 (connue des députés mexicains qui sont intervenus dans L’octroi de l’amparo emporte inapplication de la son élaboration) et la législation des Cortes 13 ; et le droit norme (particulière ou générale) mais ses effets sont sim- nord-américain (la judicial review) 14. plement inter partes. Les décisions d’octroi de l’amparo Le premier texte constitutionnel du monde men- non seulement annulent (pour le requérant) l’acte ou tionnant l’amparo est la Constitution de l’État fédéré la norme préjudiciable, mais encore elles ont force de du Yucatan de 1841, avec l’inspiration directe du juriste condamnation. En effet, si l’atteinte a pour origine une Manuel Crescencio Rejón, qui prévoit explicitement action positive, l’amparo peut constituer une injonction

10. Ibid., p. 24. 11. Ibid., p. 25. 12. Décret CCX, 28 novembre 1812 : « Que los tribunales prefieran á otros negocios los relativos á infracción de Constitución. / Las Córtes generales y extraordinarias, convencidas de la necesidad y utilidad de que los expedientes sobre infracción de la Constitución sean determinados con la mayor prontitud, decretan : Los Tribunales del Reino preferirán á todo otro asunto los relativos á infracción de la Constitución política de la Monarquía […] ». 13. Voir V. Fairén Guillén, « La defensa del derecho… », p. 44-45. 14. Voir H. Fix-Zamudio, Ensayos sobre el derecho de amparo, Mexico, UNAM, 1993, p. 23. 15. « Artículo 8. Los jueces de primera instancia ampararán en el goce de los derechos garantidos por el artículo anterior, a los que les pidan su protección contra cualesquier funcionarios que no correspondan al orden judicial, decidiendo brevemente y sumariamente las cuestiones que se susciten sobre los asuntos indicados. / Artículo 9. De los atentados cometidos por los jueces contra los citados derechos, conocerán sus respectivos superiores con la misma preferencia de que se ha hablado en el artículo precedente ; remediando desde luego el mal que se les reclame, y enjuiciando inmediatamente al conculcador de las mencionadas garantías. » 16. « Acta constitutiva y de reformas de 1847 », 21 mai 1847 : « Artículo 25. Los tribunales de la Federación ampararán a cualquiera habitante de la República, en el ejercicio y conservación de los derechos que le concedan esta Constitución y las leyes constitucionales, contra todo ataque de los poderes legislativo y ejecutivo, ya de la Federación, ya de los Estados ; limitándose dichos tribunales a impartir su protección en el caso particular sobre que verse el proceso, sin hacer ninguna declaración general respecto de la ley o del acto que lo motivare ». 17. « Artículo 101. Los tribunales de la federación resolverán toda controversia que se suscite : I. Por leyes ó actos de cualquier autoridad que violen las garantías individuales. II. Por leyes ó actos de la autoridad federal que vulneren ó restrinjan la soberanía de los Estados. III. Por leyes ó actos de las autoridades de éstos, que invadan la esfera de la autoridad federal. / Article 102. Todos los juicios de que habla el artículo anterior se seguirán, á petición de la parte agraviada, por medio de procedimientos y formas del orden jurídico, que determinará una ley. La sentencia será siempre tal, que solo se ocupe de individuos particulares, limitándose á protegerlos y ampararlos en el caso especial sobre que verse el proceso, sin hacer ninguna declaración general respecto de la ley ó acto que la motivare. » 18. « Los tribunales de la Federación resolverán toda controversia que se sucite […] por leyes o actos de la autoridad que viole las garantías individuales » (sauf mention contraire, toutes les traductions de l’espagnol sont de moi). 136 Carlos Ruiz Miguel

à l’adresse de l’autorité défenderesse afin que les choses États-Unis (judicial review) que sur celui du Mexique reviennent en leur état antérieur, et si elle a pour origine (amparo). Cette Constitution consacre la protection judi- une omission, les autorités défenderesses doivent satis- ciaire des droits constitutionnels mais laisse à la législation faire aux dispositions législatives ou constitutionnelles 19. la concrétion de la forme et du mode (Art und Weisen) Le succès de l’amparo en Amérique est retentissant. dont on peut faire l’usage 35. Presque tous les pays ibero-américains ont consacré une Quelques décennies plus tard, en Autriche, la réforme procédure judiciaire spéciale pour la protection des droits du 7 décembre 1929 de la Constitution de 1920 introduisait fondamentaux. Tel est le cas de l’Argentine 20, de la Bolivie 21, un recours individuel auprès de la Cour constitution- du Brésil (mandado de segurança) 22, de la Colombie (acción nelle 36. Cette réforme permet d’introduire un recours de tutela) 23, du Costa Rica 24, du Chili (recurso de protec- devant la Cour constitutionnelle contre les décisions des ción) 25, de l’Équateur 26, du Salvador 27, du Guatemala 28, du autorités dans la mesure où le plaignant prétend avoir Honduras 29, du Nicaragua 30, du Panama 31, du Paraguay 32, été lésé par la violation d’un droit constitutionnel ou de l’Uruguay 33 et du Venezuela 34. par l’application d’un règlement non conforme à la loi, d’une loi inconstitutionnelle ou d’un traité international 2. Espagne, Allemagne et reste de l’Europe non conforme au droit. Le recours ne peut être introduit qu’après épuisement des voies de recours ordinaires. Il L’amparo fait sa première apparition en Europe dans la s’agit d’une procédure très proche de l’amparo mais qui Constitution espagnole de 1931, mais on peut aussi faire ne peut pas être qualifiée comme telle car elle n’est pas référence à deux textes de l’espace germanique qui avaient réservée à la protection des droits constitutionnels, étant balisé le terrain pour une future réception de l’amparo : la donné que la même procédure peut être employée pour Constitution allemande de 1849 et la Constitution autri- contester la légalité d’un règlement administratif. chienne de 1920 après sa réforme de 1929. En 1849, deux ans après la consécration de l’amparo La première réception de l’amparo en Europe se trouve dans la Constitution fédérale mexicaine, la Constitution en Espagne dans sa Constitution de 1931. Deux ans aupa- allemande de l’église Saint-Paul (28 mars 1849) va ouvrir la ravant, en 1929, le gouvernement du dictateur Primo de porte (porte que la réaction anti-révolutionnaire va tout de Rivera avait rédigé un avant-projet de Constitution qui suite fermer) à une protection des droits constitutionnels prévoyait un contrôle de la constitutionnalité des lois qui pouvait aussi bien être façonnée sur le modèle des qui pourrait être déclenché par l’individu et dont les

19. Voir H. Fix-Zamudio, Ensayos sobre el derecho de amparo, p. 64. 20. Art. 43, al. 1 et 2 de la Constitution de 1853 (introduit dans la dernière réforme en 1994) et loi nº 16986, Ley de Acción de Amparo du 18 octobre 1966. 21. Art. 128 sq. de la Constitution de 2009 et loi nº 027 du 6 juillet 2010. 22. Art. 5, al. LXIX et LXX de la Constitution de 1988 et loi nº 12.016 du 7 août 2009. 23. Art. 86 de la Constitution de 1991 et décret nº 2591 du 9 novembre 1991. 24. Art. 48 de la Constitution de 1949 et loi nº 7135 du 10 octobre 1989. 25. Art. 20 de la Constitution de 1980, développé par l’auto acordado 94-2015 du 27 septembre 2015 de la Cour constitutionnelle. 26. Art. 88 de la Constitution de 2008 et loi organique relative aux garanties judiciaires et au contrôle constitutionnel du 21 septembre 2009. 27. Art. 247 de la Constitution de 1983 et décret nº 2996 portant loi des procédures constitutionnelles du 14 janvier 1960. L’amparo au Salvador est reconnu au niveau constitutionnel par l’article 37 de la Constitution du 13 août 1886. Voir M. Montecino Giralt, « El amparo en El Salvador : finalidad y derechos protegibles », Revista IUS, vol. 5, nº 27, 2011, p. 126-144. 28. Art. 265 de la Constitution de 1993 et décret nº 1-86 du 8 janvier 1986 portant loi d’amparo. 29. Art. 183 de la Constitution de 1982 et loi sur la justice constitutionnelle du 20 janvier 2004. L’article 29 de la Constitution de 1894 prévoyait déjà l’amparo. 30. Art. 45 et 188 de la Constitution de 1986 et loi nº 49 du 16 novembre 1988, loi d’amparo. 31. Art. 54 de la Constitution de 1972 : l’amparo est développé dans le titre III du quatrième livre (art. 2615-2632) du Code judiciaire, approuvé par la résolution nº 1 du 30 août 2001. L’amparo est reconnu au Panama depuis la Constitution de 1941 (art. 189). 32. Art. 134 de la Constitution de 1992. La réglementation de l’amparo est développée dans le titre II du cinquième livre (art. 565-588) du Code de procédure civile, loi nº 1.337 du 4 novembre 1988. C’est dans la Constitution de 1967 que l’on constitutionnalise pour la première fois l’amparo. 33. La Constitution de l’Uruguay (de 1967, modifiée en 2004) ne prévoit pas l’institution de l’amparo, mais elle est instaurée par la loi nº 16.011 (Ley de acción de amparo) du 7 décembre 1988. 34. Art. 27 de la Constitution de 1999, loi organique d’amparo sur les droits et les garanties constitutionnelles du 27 septembre 1988, amendée le 22 juillet 2014. 35. « § 126. Zur Zuständigkeit des Reichsgerichts gehören : […] g) Klagen deutscher Staatsbürger wegen Verletzung der durch die Reichsverfassung ihnen gewährten Rechte. Die näheren Bestimmungen über den Umfang dieses Klagerechts und die Art und Weise dasselbe geltend zu machen, bleiben der Reichsgesetzgebung vorbehalten. » 36. « Artikel 144. (1) Der Verfassungsgerichtshof erkennt über Beschwerden gegen Bescheide (Entscheidungen und Verfügungen) der Verwaltungs- behörden, soweit der Beschwerdeführer durch den Bescheid in einem verfassungsgesetzlich gewährleisteten Recht verletzt zu sein behauptet. Die Beschwerde kann, sofern bundesgesetzlich nicht anderes bestimmt, erst nach Erschöpfung des Instanzenzuges erhoben werden. / (2) Die Bestimmungen des Artikels 133, Absätze 1 und 3, gelten in diesen Fällen sinngemäß für das Erkenntnis des Verfassungsgerichtshofes. / (3) Findet der Verfassungsgerichtshof, daß durch den angefochtenen Bescheid der Verwaltungsbehörde ein verfassungsgesetzlich gewährleistetes Recht nicht verletzt wurde, und handelt es sich nicht um einen Fall, der nach Art. 129, Absatz 5, von der Zuständigkeit des Verwaltungsgerichtshofes ausgeschlossen ist, so hat der Verfassungsgerichtshof zugleich mit dem abweisenden Erkenntnis auf Antrag des Beschwerdeführers die Beschwerde zur Entscheidung darüber, ob der Beschwerdeführer durch den Bescheid in einem sonstigen Recht verletzt wurde, dem Verwaltungsgerichtshof abzutreten. » Concept, genèse et évolution de l’amparo : le modèle espagnol 137 effets d’un éventuel arrêt d’inconstitutionnalité seraient constitutionnelle pour être saisie des recours constitu- immédiatement exécutifs pour le plaignant 37. tionnels qui peuvent être formés par quiconque estime C’est dans ce contexte que l’amparo est introduit en avoir été lésé par la puissance publique dans l’un de ses 1931 en Espagne. Mais l’élément décisif pour l’inclusion droits fondamentaux, ou dans l’un de ses droits garantis de l’amparo dans la Constitution vient de la présence en par les articles 20, alinéas 4, 33, 38, 101, 103 et 104 de ladite Espagne d’un intellectuel mexicain exilé à Madrid et bien Loi fondamentale 41. placé parmi les élites politiques et intellectuelles : Rodolfo En 1978, la Constitution espagnole a décidé d’inclure Reyes. C’est lui qui avait diffusé l’institution de l’amparo l’amparo comme protection spécifique des droits fonda- même avant l’élection de l’Assemblée constituante de 1931 38. mentaux. L’amparo mexicain, la Constitution précédente Cependant, l’influence mexicaine passera par le filtre d’une de 1931 et le recours constitutionnel allemand (Verfassungs- autre source, non moins importante, qui lui donnera sa beschwerde) étaient alors très présents dans les esprits. configuration définitive, à savoir l’apport kelsénien pré- L’article 53.2 de la Constitution espagnole instaure deux conisant l’instauration d’un organe, séparé du pouvoir mécanismes de protection des droits fondamentaux : judiciaire, qui assume le monopole du contrôle de consti- d’une part, un recours d’amparo « ordinaire » ou « judi- tutionnalité. Le mélange des apports mexicain et autrichien ciaire », à la charge des tribunaux ordinaires (proche de prend corps dans une configuration de l’amparo qui sera l’amparo mexicain) et, d’autre part, un recours d’amparo différente du modèle mexicain. Ces deux éléments figurent « constitutionnel », confié au Tribunal constitutionnel dans l’article 121.b de la Constitution de 1931 qui institue (art. 161.b de la Constitution espagnole) dans la droite l’amparo comme l’une des compétences du Tribunal des ligne de l’amparo prévu dans la Constitution de 1931 et de garanties constitutionnelles, créé pour la première fois en la Verfassungsbeschwerde allemande. La réglementation Espagne sur le modèle autrichien 39. détaillée du recours d’amparo constitutionnel se trouve aux articles 41 et suivants de la loi organique du Tribunal Après la Seconde Guerre mondiale, c’est d’abord en Alle- constitutionnel. magne (1949) que l’on consacre une procédure inspirée de l’amparo, puis en Espagne (1978), et ce même si la doctrine Si jusqu’en 1990 l’Allemagne et l’Espagne étaient les seuls allemande ne reconnaît pas d’influences hispaniques 40. La pays d’Europe à disposer d’une procédure d’amparo Loi fondamentale de Bonn, dans sa première version du (en dehors du cas spécial de l’Autriche), la majorité des 23 mai 1949, n’avait pas prévu explicitement que la Cour nouvelles démocraties de l’Europe de l’Est ont intro- constitutionnelle puisse statuer sur des amparo. Mais elle duit l’amparo dans leur système constitutionnel après permettait cependant à la loi, dans son article 93.2, d’élar- la chute du mur de Berlin. C’est le cas de la Croatie 42, gir les compétences de la Cour. C’est ainsi que l’amparo de la Macédoine 43, de la Slovénie 44, de la République (Verfassungsbeschwerde ou plainte constitutionnelle) tchèque 45, de la Slovaquie 46, de la Russie 47, de la Pologne 48. fut introduit dans la loi sur la Cour constitutionnelle Les Constitutions de la Bosnie-Herzégovine 49 et de la de 1951. Quelques années plus tard, le 29 janvier 1969, Hongrie 50 ouvrent la porte de la Cour constitutionnelle la Loi fondamentale de Bonn fut amendée pour inclure à l’individu, mais elles n’établissent pas une procédure la Verfassungsbeschwerde parmi les compétences de la spécifique pour la protection des droits fondamentaux. Cour. La Constitution allemande reconnaît alors pour De même, on ne peut pas qualifier d’amparo la question la première fois explicitement compétence à la Cour prioritaire de constitutionnalité prévue à l’article 61-1

37. Avant-projet constitutionnel de 1929 : « Art. 103. Toda infracción constitucional realizada individualmente por Ministros, autoridades, representantes o funcionarios de cualquiera especie, o colectivamente por los órganos o asambleas en que radiquen los diferentes Poderes, dará lugar a recursos judiciales. Estos recursos serán : […] / 4° El recurso por inconstitucionalidad de las leyes, que podrá interponerse en casos individuales y concretos de infracción constitucional. […] / El fallo sobre inconstitucionalidad de una ley, será también inmediatamente ejecutivo en el caso particular para el que a instancia de parte legítima se hubiere dictado ». 38. Ainsi en témoigne la lettre-prologue d’Angel Ossorio y Gallardo au livre de Rodolfo Reyes, La defensa constitucional, p. 10 (Ossorio y Gallardo fut ministre en 1920, député de la Constituante de 1931 et doyen du barreau de Madrid entre 1930 et 1933). 39. « Artículo 121. Se establece, con jurisdicción en todo el territorio de la República, un Tribunal de Garantías Constitucionales, que tendrá competencia para conocer de : […] b) El recurso de amparo de garantías individuales, cuando hubiere sido ineficaz la reclamación ante otras autoridades. » 40. Voir P. Häberle, « Die Verfassunsbeschwerde im System der bundesdeutschen Verfassungsgerichtsbarkeit », Jahrbuch des öffentlichen Rechts, nº 45, 1997, p. 89-136. 41. « Art. 93. (1) Das Bundesverfassungsgericht entscheidet : […] / 4a. über Verfassungsbeschwerden, die von jedermann mit der Behauptung erhoben werden können, durch die öffentliche Gewalt in einem seiner Grundrechte oder in einem seiner in Artikel 20 Abs. 4, 33, 38, 101, 103 und 104 enthaltenen Rechte verletzt zu sein. » 42. Art. 129 de la Constitution de 1990. 43. Art. 50 de la Constitution de 1991. 44. Art. 160 de la Constitution de 1991. 45. Art. 87, al. 1.d de la Constitution de 1992. 46. Art. 127, al. 1 de la Constitution de 1992. 47. Art. 125, al. 4 de la Constitution de 1993. 48. Art. 79 de la Constitution de 1997. 49. Art. VI.3.b de la Constitution de 1995. 50. Art. 24.2 de la Constitution de 2011. 138 Carlos Ruiz Miguel de la Constitution française de 1958, telle qu’elle a été tion universelle n’intègre pas l’exigence d’une procédure introduite en 2008, parce que la question peut seulement « simple et rapide », ce qui fait que ce « droit à un recours être posée par le Conseil d’État ou la Cour de cassation effectif » ne peut pas être qualifié d’« amparo » 54. mais non par l’individu. Il existe une différence substantielle entre le système américain et le système des Nations unies. Si le premier maintient le contenu et améliore le statut juridique C. L’amparo en droit international international de l’amparo, le deuxième va restreindre des droits de l’homme sa proclamation du « droit à un recours effectif ». En effet, si la Déclaration universelle de 1948 parle d’un recours Au vu de ce qui a été déjà exposé, il n’est pas étonnant de effectif « devant les juridictions nationales », l’article 2.3 voir que c’est en Amérique que l’on trouve la première du Pacte international des droits civils et politiques du consécration internationale de l’amparo. La Déclaration 19 décembre 1966 parle d’un « recours utile » devant une américaine des droits et devoirs de l’homme du 2 mai autorité « judiciaire, administrative ou législative » 55. 1948, dans son article 18 (droit à la justice) est le premier document qui proclame un « droit » à l’amparo même Le droit européen n’a pas reconnu d’obligation internatio- 51 si elle ne fait pas usage de cette dénomination . Cette nale d’établir une procédure d’amparo pour la protection présentation contestable de l’amparo comme un « droit » et des droits de l’homme, ni dans le cadre du Conseil de non comme une « garantie » des droits se trouve consacrée l’Europe ni dans celui de l’Union européenne (UE). dans l’article 25 de la Convention américaine des droits Il faut souligner que, malgré la proximité dans 52 de l’homme du 22 novembre 1969 . Cette configuration le temps de la Convention européenne des droits de permet d’expliquer pourquoi l’amparo connaît une recon- l’homme (Convention EDH, 1950) et des Déclarations naissance si étendue en Amérique. En effet, les États parties américaine et universelle des droits de l’homme (1948), à la Convention de 1969 se sont engagés à mettre en œuvre l’instrument européen ne contient aucune référence au dans leurs systèmes juridiques un « amparo » qui, de plus, « droit » à l’amparo ou à une protection judiciaire des est considéré comme un « droit de l’homme ». droits de l’homme comme cela avait été reconnu dans la Déclaration américaine (art. 18) ou universelle (art. 8). La Déclaration américaine de 1948 est la première pro- L’article 6.1 de la Convention EDH garantit le droit à ce clamation internationale de l’histoire d’un catalogue des que toute « cause » ayant un caractère civil ou pénal soit droits de l’homme. Il est tout à fait logique que ce texte entendue par un tribunal 56. En outre, la Cour a rappelé ait eu une puissante influence sur les Nations unies au que « l’article 6 de la Convention n’astreint pas les États moment où celles-ci s’apprêtaient à proclamer un cata- contractants à créer des juridictions d’appel ou de cas- logue universel des droits de l’homme. En effet, l’influence sation et, encore moins, des juridictions compétentes en de l’article 18 de la Déclaration américaine de 1948 est matière d’amparo » 57. Qui est plus, la Convention EDH parfaitement visible dans l’article 8 de la Déclaration ajoute dans son article 13 un « droit à un recours effectif » universelle des droits de l’homme 53, même si la Déclara- pour protéger les droits reconnus dans la Convention,

51. « Every person may resort to the courts to ensure respect for his legal rights. There should likewise be available to him a simple, brief procedure whereby the courts will protect him from acts of authority that, to his prejudice, violate any fundamental constitutional rights » [« Toute personne peut recourir aux tribunaux pour faire valoir ses droits. De même, il doit exister une procédure simple et rapide qui permette à la justice de la protéger contre les actes de l’autorité violant, à son préjudice, certains droits fondamentaux reconnus par la Constitution »]. 52. « Right to Judicial Protection : Everyone has the right to simple and prompt recourse, or any other effective recourse, to a competent court or tribunal for protection against acts that violate his fundamental rights recognized by the constitution or laws of the state concerned or by this Convention, even though such violation may have been committed by persons acting in the course of their official duties. / 2. The States Parties undertake : a. to ensure that any person claiming such remedy shall have his rights determined by the competent authority provided for by the legal system of the state ; / b. to develop the possibilities of judicial remedy ; and / c. to ensure that the competent authorities shall enforce such remedies when granted » [« Protection judiciaire : 1. Toute personne a droit à un recours simple et rapide, ou à tout autre recours effectif devant les juges et tribunaux compétents, destiné à la protéger contre tous actes violant ses droits fondamentaux reconnus par la Constitution, par la loi ou par la présente Convention, lors même que ces violations auraient été commises par des personnes agissant dans l’exercice de fonctions officielles. / 2. Les États parties s’engagent : a. à garantir que l’autorité compétente prévue par le système juridique de l’État statuera sur les droits de toute personne qui introduit un tel recours ; / b. à accroître les possibilités de recours judiciaire ; / c. à garantir que les autorités compétentes exécuteront toute décision prononcée sur le recours »]. 53. Déclaration universelle des droits de l’homme, A/RES/277 (III), adoptée à Paris le 10 décembre 1948. 54. « Toute personne a droit à un recours effectif devant les juridictions nationales compétentes contre les actes violant les droits fondamentaux qui lui sont reconnus par la constitution ou par la loi. » 55. « Les États parties au présent Pacte s’engagent à : a) Garantir que toute personne dont les droits et libertés reconnus dans le présent Pacte auront été violés disposera d’un recours utile, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles ; / b) Garantir que l’autorité compétente, judiciaire, administrative ou législative, ou toute autre autorité compétente selon la législation de l’État, statuera sur les droits de la personne qui forme le recours et développer les possibilités de recours juridictionnel ; / c) Garantir la bonne suite donnée par les autorités compétentes à tout recours qui aura été reconnu justifié. » 56. « Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement […] par un tribunal […] qui décidera, soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil, soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. […] » 57. Cour EDH, 20 janvier 2015, Arribas Antón c. Espagne, nº 16563/11, § 42. Concept, genèse et évolution de l’amparo : le modèle espagnol 139 mais ne consacre pas le caractère judiciaire dudit recours africaine des droits de l’homme et des peuples de 1981 exige effectif 58. En fait, dans sa première version de 1950, les seulement « l’établissement et le perfectionnement d’insti- individus n’avaient pas la capacité de porter une affaire tutions nationales appropriées » à cet égard 64. Néanmoins, devant la Cour européenne des droits de l’homme 59. Ce le Protocole portant statut de la Cour africaine de justice n’est que depuis l’entrée en vigueur en 1998 du Protocole et des droits de l’homme (2008) prévoit la possibilité pour nº 11 (signé en 1994) que la Cour peut être saisie par un toute personne relevant de la compétence d’un État partie particulier 60. de saisir la Cour africaine (Section des droits de l’homme) Dans le cadre de l’UE, un « amparo communautaire » des affaires relatives à une violation alléguée d’un droit a été proposé à l’article 38 du projet de Constitution de l’homme ou des peuples 65. européenne rédigé en 1994 par le Parlement européen 61. Néanmoins, de lege lata, il n’existe pas d’amparo pour les droits fondamentaux en droit communautaire. D’après III. Le modèle espagnol : amparo ordinaire l’article 263.4 du Traité sur le fonctionnement de l’Union et amparo constitutionnel européenne, « [t]oute personne physique ou morale » peut saisir la Cour de justice de l’Union européenne pour Le modèle espagnol est caractérisé par l’existence de deux contester n’importe quel acte ou norme communautaire, procédures d’amparo qui se trouvent connectées : l’amparo à condition que celle-ci le vise directement et indivi- devant les cours ordinaires (amparo ordinaire) et l’amparo duellement 62. Le Tribunal général de l’UE a interprété devant le Tribunal constitutionnel (amparo constitu- avec souplesse le concept de « personne morale », en tionnel). Ce modèle est influencé par l’introduction du considérant qu’une entité qui ne dispose pas de la person- modèle d’amparo mexicain (dont le système judiciaire est nalité juridique selon le droit d’un État membre ou d’un inspiré des États-Unis, caractérisé par un contrôle diffus État tiers peut néanmoins être considérée comme une de la constitutionnalité) dans un système de contrôle de la « personne morale », au sens de l’article 263.4, lorsque, constitutionnalité concentré inspiré du modèle autrichien. dans leurs actes ou agissements, l’Union et ses institu- tions traitent l’entité en question comme étant un sujet distinct, qui peut posséder des droits qui lui sont propres A. L’amparo ordinaire ou être soumis à des obligations ou à des restrictions. Cela L’amparo ordinaire est prévu par l’article 53.2 de la Consti- présuppose toutefois que l’entité en question dispose de tution espagnole de 1978 qui établit les trois principes qui statuts et d’une structure interne lui assurant l’autonomie lui confèrent sa spécificité : priorité, procédure sommaire nécessaire pour agir comme entité responsable dans les et élargissement de l’intérêt à agir. La procédure sommaire 63 rapports juridiques . vise à empêcher un abus de l’amparo puisqu’avec cette procédure il est uniquement possible de connaître des En Afrique, la déclaration du continent relative aux droits violations des droits fondamentaux, à l’exception de de l’homme ne consacre pas l’obligation d’introduire tout autre sujet. L’article 53.2 de la Constitution prévoit une procédure judiciaire spécifique pour la protection une autre spécificité pour cette procédure, son champ de des droits de l’homme. Ainsi, l’article 26 de la Charte protection, seuls les droits compris entre les articles 14

58. « Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la présente Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles. » 59. Art. 44 de la première version de la Convention EDH : « Seules les Hautes parties contractantes et la Commission ont qualité pour se présenter devant la Cour ». 60. Art. 34 de la Convention EDH (amendé par le Protocole nº 11) : « La Cour peut être saisie d’une requête par toute personne physique, toute organisation non gouvernementale ou tout groupe de particuliers qui se prétend victime d’une violation par l’une des Hautes Parties contractantes des droits reconnus dans la Convention ou ses protocoles. Les Hautes Parties contractantes s’engagent à n’entraver par aucune mesure l’exercice efficace de ce droit ». 61. Projet de Constitution européenne, 1994, Journal officiel des Communautés européennes, nº C 61, 28 février 1994 : « Article 38 : Violation des droits de l’homme : La Cour de justice est compétente pour se prononcer sur tout recours introduit par un particulier visant à établir la violation par l’Union d’un droit de l’homme garanti par la Constitution. / Une loi constitutionnelle détermine les conditions d’introduction de ce recours et les sanctions que la Cour de justice peut décider ». 62. Art. 263.4 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (ex-art. 230 du Traité instituant la Communauté européenne) : « Toute personne physique ou morale peut former, dans les conditions prévues aux premier et deuxième alinéas, un recours contre les actes dont elle est le destinataire ou qui la concernent directement et individuellement, ainsi que contre les actes réglementaires qui la concernent directement et qui ne comportent pas de mesures d’exécution ». 63. Arrêt du Tribunal (huitième chambre), 10 décembre 2015 dans l’affaireFront Polisario c. Conseil, T-512/12, § 52 et 53. 64. « Les États parties à la présente Charte ont le devoir de garantir l’indépendance des Tribunaux et de permettre l’établissement et le perfectionnement d’institutions nationales appropriées chargées de la promotion et de la protection des droits et libertés garantis par la présente Charte. » 65. « Article 34 : Introduction d’une instance devant la Section des droits de l’homme : 1. Les affaires portées devant la Cour relatives à une violation alléguée d’un droit de l’homme ou des peuples sont introduites par requête écrite adressée au Greffier. La requête doit indiquer le(s) droit(s) prétendument violé(s) ainsi que, dans la mesure du possible, la ou les dispositions de la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples, de la Charte des droits et du bien-être de l’enfant, le Protocole à la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples relatif aux droits des femmes en Afrique ou de tout autre instrument juridique relatif aux droits de l’homme, ratifié par l’État partie concerné, disposition(s) sur laquelle ou lesquelles il se fonde. » 140 Carlos Ruiz Miguel et 29 de la Constitution (mais tous ces droits) bénéficiant préventif). Ces deux principes ont été l’objet de quelques de la protection de l’action d’amparo devant les cours discussions doctrinales. ordinaires. Le principe de subsidiarité est en cohérence avec La législation a prévu une autre spécificité de l’amparo l’existence d’un amparo ordinaire et avec l’attribution ordinaire relative à l’intérêt à agir pour introduire une à la juridiction ordinaire de la compétence primaire de requête d’amparo. Le titulaire du droit fondamental lésé protection des droits fondamentaux. Mais si cette protec- peut bien sûr ester en justice, mais le Procureur est partie tion n’aboutit pas, on ouvre la porte de l’amparo consti- dans toutes les procédures d’amparo ordinaire 66. Il est tutionnel. L’exception, tout à fait explicite, est celle de ainsi toujours partie quand un amparo a été introduit par l’amparo contre des acta interna corporis des Parlements la partie lésée, mais lui aussi peut introduire une requête (national et régionaux) parce que ces actes ne peuvent d’amparo en défense des droits fondamentaux 67. être contestés devant aucune juridiction ordinaire. Le La responsabilité de protéger les droits fondamentaux problème s’est posé autour de l’exigence de l’épuisement appartient en premier lieu aux cours ordinaires. Cela de toutes les voies de recours judiciaires ordinaires avant explique l’existence d’une procédure d’amparo dans de saisir le Tribunal constitutionnel, conformément à une tous les ordres juridictionnels ordinaires (avec la seule interprétation littérale de l’article 44.1.a de la loi organique exception de l’ordre pénal) : en matière civile 68, en matière du Tribunal constitutionnel (LOTC). Face à cette thèse de contentieux administratif 69, de contentieux électoral 70, s’est développée une autre interprétation fondée sur une social 71 et militaire 72. Pour les affaires de nature pénale, interprétation systématique des articles 41.3, 49.1 et 54 de une seule procédure spécifique existe pour la protection la LOTC. En vertu de cette lecture, il est nécessaire de d’un droit fondamental – le droit à la liberté person- prendre en compte les circonstances propres à chaque nelle – : l’habeas corpus 73. On peut se demander pourquoi espèce en instance. La subsidiarité n’est alors pas un il n’existe pas un amparo en matière pénale alors que sont dogme sacro-saint, ni une règle à appliquer sans excep- instaurés des amparo dans tous les autres ordres juridic- tions. Ainsi, face à une éventuelle violation « grave » des tionnels. L’explication suivante peut être avancée : lors droits fondamentaux dont la préservation n’aurait pas été de l’élaboration de la Constitution espagnole de 1978, un obtenue par la voie judiciaire, le RAC devrait être admis, compromis avait été trouvé. Le droit de propriété (comme sans attendre l’épuisement de toutes les voies de recours le voulait la droite) serait un droit constitutionnel, mais auprès des juges et des tribunaux. Il faudrait, dans ce cas, pas un droit à protection maximale (afin de satisfaire la faire une distinction entre deux catégories de recours vues gauche). Étant donné qu’un nombre substantiel d’affaires sous l’angle de leur éventuelle extemporanéité : pénales affecte le droit de propriété (et donc l’écono- mie), l’attribution d’un caractère prioritaire aux affaires –– ceux qui, sans avoir fait l’objet d’un jugement de concernant les droits fondamentaux aurait généré un révision par la voie judiciaire, sont introduits per retard substantiel pour les affaires concernant le droit de saltum au Tribunal constitutionnel (et qui devraient propriété et aurait entraîné des conséquences négatives être rejetés car prématurés) ; pour la marche de l’économie. Refuser de donner un –– ceux qui visent des actes violant des droits fonda- caractère prioritaire à de telles affaires aurait donc visé mentaux de nature procédurale non susceptibles à éviter de tels préjudices. d’être réparés par le jugement définitif et qui ont mis fin à un incident ou à une demande incidente B. L’amparo constitutionnel : dans le cadre d’un procès principal, c’est-à-dire ceux au cours desquels les juges et les tribunaux n’ont principes et champ de protection pas saisi l’opportunité de préserver et de rétablir les droits fondamentaux, dans les cas où ils avaient 1. Les principes de l’amparo constitutionnel été violés par eux-mêmes ou par un organe infé- Les principes fondant le recours d’amparo constitutionnel rieur. Il s’agit là de décisions, qui plus est, contre (RAC) sont au nombre de deux : la subsidiarité (avec lesquelles il n’est pas légalement possible pour le l’exception logique de l’amparo contre acta interna cor- moment d’interjeter un recours aux fins de préserver poris des Parlements) et son caractère réparateur (et non et rétablir, par la voie judiciaire, le droit ou la liberté

66. Art. 3.11 de la loi 50/1981 : « Para el cumplimiento de las misiones establecidas en el artículo 1, corresponde al Ministerio Fiscal : […] 11. Intervenir en los procesos judiciales de amparo […] ». 67. Art. 3.3 de la loi 50/1981 : « Para el cumplimiento de las misiones establecidas en el artículo 1, corresponde al Ministerio Fiscal : […] 3. Velar por el respeto […] de los derechos fundamentales y libertades públicas con cuantas actuaciones exija su defensa ». 68. Art. 249.1 de la loi 1/2000 de procédure civile. 69. Art. 114 sq. de la loi 2/1998 du contentieux administratif. 70. Art. 116 de la loi organique 5/1985 du régime électoral général. 71. Art. 177 sq. de la loi 36/2011 de juridiction sociale. 72. Art. 518 de la loi organique 2/1989 sur le procès militaire. 73. Loi organique 4/1984 sur la procédure d’habeas corpus. Concept, genèse et évolution de l’amparo : le modèle espagnol 141

violés (et qui devraient être admis) 74. Il en va de Tout citoyen pourra demander la protection des libertés et même pour la question de l’élargissement de l’objet des droits reconnus à l’article 14 et à la section première du 78 du recours d’amparo, puisque l’argument avancé est chapitre deux […], le cas échéant, par le recours d’amparo 79 en définitive celui du principe d’effectivité ou « d’effet devant le Tribunal constitutionnel . utile » pour briser les règles. Par sa teneur, cette disposition semble laisser une Pour ce qui est du second principe, toujours en certaine marge discrétionnaire (« le cas échéant ») tant opposition avec l’opinion majoritaire qui veut qu’il y dans l’établissement que dans la délimitation du champ ait une atteinte « effective » au droit, il a été argumenté de protection du recours, à la différence de ce qui se passe (également sur la base des articles 41.3, 49.1 et 54 de la dans l’amparo ordinaire pour lequel tous les droits conte- LOTC) que le recours d’amparo possède le double objec- nus dans ces articles doivent être protégés. Cependant, la tif de « préserver », dans certains cas, et de « rétablir », LOTC a opté pour une position maximaliste en garan- dans d’autres, le droit. La thèse majoritaire a construit tissant le recours d’amparo constitutionnel pour tous les l’amparo autour du « rétablissement » du droit (caractère droits pour lesquels la Constitution a laissé cette possibilité réparateur), mais n’a prêté que peu d’attention à la pré- ouverte. Cette position est consacrée par l’article 41 de la servation des droits. Le rétablissement tardif n’est pas une LOTC aux termes duquel : protection. La préservation met préalablement à l’abri Les droits et libertés reconnues aux articles 14 à 29 de la du dommage ou du danger 75. Ce faisant, on défend la Constitution sont susceptibles d’amparo constitutionnel possibilité du recours d’amparo face à des « menaces » ou […]. Cette même protection est applicable à l’objection 80 des lésions « futures » aux droits 76, possibilité qui a existé de conscience reconnue à l’article 30 de la Constitution . dans les précédents médiévaux de l’amparo espagnol Cela signifie que l’on ne peut se prévaloir du RAC que et que l’on peut observer aujourd’hui dans l’amparo pour les droits constitutionnels expressément mention- mexicain. nés dans ces dispositions ; et qu’on ne peut l’introduire Ces propositions sont risquées. Le Tribunal consti- pour la protection d’autres droits visés soit dans d’autres tutionnel a été conçu par le constituant sur la base du dispositions de la Constitution, soit dans des traités inter- principe d’une intervention extraordinaire 77. Aller au-delà nationaux, ou encore dans des lois internes. du caractère « subsidiaire » et « réparateur » de l’amparo Les données statistiques contenues dans les rapports aboutirait à une véritable mutation qui ferait passer le d’activité du Tribunal constitutionnel 81 font état de cer- Tribunal constitutionnel d’acteur « extraordinaire » à taines tendances constantes. Le droit fondamental le intervenant « ordinaire ». plus invoqué est celui de l’article 24 de la Constitution (« protection juridique effective par les cours et tribu- 2. Le champ de protection naux ») dont le contenu a été extraordinairement élargi de l’amparo constitutionnel par la jurisprudence constitutionnelle, devenant ainsi un véritable « macrodroit » 82. Le deuxième droit le plus Il existe une différence théorique entre l’amparo ordinaire invoqué est ensuite le droit à l’égalité devant la loi (art. 14 et l’amparo constitutionnel qui ne s’est toutefois pas tra- de la Constitution) 83. Les autres droits distincts des deux duite dans la pratique. L’article 53.2 de la Constitution précédents n’ont pas été invoqués dans plus de 25 % des stipule : affaires 84.

74. Opinion dissidente du magistrat Manuel Jiménez de Parga y Cabrera (à laquelle se rallie le magistrat Vicente Gimeno Sendra) à la STC 63/1996 du 16 avril. 75. Opinion dissidente du magistrat Manuel Jiménez de Parga y Cabrera à la STC 27/1997 du 11 février. 76. C’est ainsi que l’envisage l’obiter dictum de Vicente Gimeno Sendra. Voir J. L. Cascajo Castro, V. Gimeno Sendra, El recurso de amparo, 2e éd., Madrid, Tecnos, 1988, p. 136 et 151. 77. Voir R. L. Blanco Valdés, « La política y el derecho : veinte años de justicia constitucional y democracia en España (apuntes para un balance) », Teoría y realidad constitucional, nº 4, 1999, p. 241-272, spéc. p. 249-251. 78. Art. 14-29 de la Constitution. 79. « Cualquier ciudadano podrá recabar la tutela de las libertades y derechos reconocidos en el artículo 14 y la Sección 1 del Capítulo Segundo […], en su caso, a través del recurso de amparo ante el Tribunal Constitucional. » L’article ajoute que ce dernier recours « sera applicable à l’objection de conscience, reconnue à l’article 30 » (« será aplicable a la objeción de conciencia reconocida en el artículo 30 »), mais cette phrase a perdu son sens depuis l’abrogation du service militaire obligatoire en 2000. 80. « Los derechos y libertades reconocidos en los artículos catorce a veintinueve de la Constitución serán susceptibles de amparo constitucional […]. Igual protección será aplicable a la objeción de conciencia reconocida en el artículo treinta de la Constitución. » 81. Ces données sont disponibles dans les rapports d’activité publiés par la Cour constitutionnelle depuis 1999, en ligne : https://www.tribunalconstitucional. es/es/memorias/Paginas/default.aspx. 82. Le pourcentage d’affaires dans lesquelles ce droit fut invoqué oscille entre un maximum de 89,22 % (10 234 affaires) en 2006 et un minimum de 72,68 % (5 570 affaires) en 2014. Pour la dernière année pour laquelle les informations sont disponibles (2015), le pourcentage est de 75,19 % (5 416 affaires). 83. Le pourcentage d’affaires dans lesquelles ce droit fut invoqué oscille entre un maximum de 23,66 % (1 600 affaires) en 2000 et un minimum de 13,77 % (992 affaires) en 2015, dernière année pour laquelle les informations sont disponibles. 84. Un minimum de 18,63 % (1 357 affaires) en 2002 et un maximum de 25,69 % (1 851 affaires) en 2015. Il faut noter que dans une même affaire peuvent être invoqués plusieurs droits fondamentaux. 142 Carlos Ruiz Miguel

Le grand nombre d’affaires d’amparo auprès du Tri- concernés, ainsi que certains organes de l’État. Cette bunal constitutionnel et le nombre important d’affaires double légitimation est le reflet des dimensions subjective découlant de l’article 24 de la Constitution ont soulevé et objective des droits fondamentaux 89. un débat autour du champ de protection dudit recours. D’abord, les droits fondamentaux sont des droits sub- Certaines propositions ont tout d’abord été formulées jectifs et, en conséquence, les sujets titulaires des droits afin de restreindre le champ des droits protégés par le peuvent saisir le Tribunal pour défendre leurs prétentions. RAC, en se fondant sur la teneur littérale de l’article 53.2 de Les titulaires « typiques » sont les personnes physiques ou la Constitution (« le cas échéant ») qui semble considérer les personnes morales de droit privé, mais la reconnaissance que les droits ayant vocation à être protégés par la voie de de l’article 24 de la Constitution (accès à la justice) comme l’amparo ordinaire ou « judiciaire » n’ont pas tous à l’être « droit fondamental » a ouvert la possibilité à des entités également, et pas nécessairement, par le biais de l’amparo de droit public d’introduire des amparo pour la défense constitutionnel. Cette restriction a pour but de mettre un de leurs « droits et intérêts ». De fait, les entités publiques terme à l’avalanche de recours d’amparo qui inonde le ont introduit en 2015 quatre-vingt-douze amparo. Cet Tribunal (notamment dans les années les plus critiques : article n’est pas le lieu pour une discussion théorique sur 2005-2010). Concrètement, et en optant pour une solution la pertinence ou non de reconnaître les entités publiques plus radicale, il est ainsi proposé de priver du RAC les comme titulaires de droits fondamentaux. Du point de vue droits consacrés à l’article 24 de la Constitution 85 (relatif classique, les entités publiques disposent de « compétences » à la protection juridique effective) et qui représentent le plutôt que de « droits », mais le nœud du problème se trouve plus grand nombre de recours. Cette thèse a été rejetée par dans la qualification des règles procédurales comme « droits certains pour des raisons de politique constitutionnelle 86 et fondamentaux ». Une qualification plus adéquate à notre par d’autres parce qu’ils la jugeaient inconstitutionnelle 87. avis serait de les considérer comme des « garanties » des Dans un sens tout à fait opposé, certains se sont droits, et non comme des « droits » eux-mêmes. En fait, en interrogés sur le fait de savoir s’il ne conviendrait pas droit espagnol (à la différence de ce qui se passe dans la d’étendre le champ du recours d’amparo pour connaître Convention américaine des droits de l’homme) il n’existe des violations non seulement des droits constitutionnels pas de « droit à l’amparo » parce que l’amparo est placé visés à l’article 53.2 de la Constitution, mais également dans le chapitre sur les « garanties » des droits et libertés. d’autres droits constitutionnels (tels que ceux visés au Si on avait considéré la protection judiciaire des droits chapitre II du titre I) afin de le rapprocher de l’amparo de (constitutionnels ou non) comme une « garantie » et non la Convention EDH et ainsi éviter que la Cour européenne comme un « droit », le problème des prétendus « droits des droits de l’homme ne condamne l’Espagne sans que fondamentaux » des entités publiques ne se serait proba- le Tribunal constitutionnel ait pu se prononcer 88. Cette blement pas posé. proposition, en outre, permettrait de résoudre en partie Ensuite, les droits fondamentaux constituent égale- le grave problème de l’encombrement de la Cour euro- ment une partie importante du droit objectif. À ce titre, péenne des droits de l’homme. Si la restriction du champ l’intérêt de leur protection ne relève pas seulement du de protection peut se fonder sur le libellé de l’article 53.2 titulaire du droit subjectif fondamental mais de toute de la Constitution, il n’y a cependant pas d’empêchement la communauté. En conséquence, certains organes de à l’élargissement dans la mesure où l’article 161.1.d de la l’État, en l’occurrence le Procureur (ministère public ou Constitution laisse ouverte la possibilité d’attribuer de Ministerio Fiscal) et le Médiateur (défenseur du peuple nouvelles compétences au Tribunal si une loi organique ou Defensor del Pueblo) peuvent interjeter un recours en dispose ainsi. d’amparo constitutionnel. Le Médiateur (Defensor del Pueblo), en vertu de l’article 54 de la Constitution espagnole, est un « haut IV. Légitimation du recours d’amparo mandataire des Cortes Generales chargé […] de défendre les droits [fondamentaux] » 90. Si, d’après l’article 29 de la Conformément aux dispositions de l’article 46 de la LOTC, loi organique 3/1981 sur le Médiateur, il peut introduire deux catégories de requérants sont fondés à introduire un des requêtes d’amparo constitutionnel, ce dernier n’a recours d’amparo : les titulaires des droits fondamentaux introduit qu’une seule requête d’amparo, en 2015.

85. Voir P. Sala Sánchez, La delimitación de funciones entre las jurisdicciones constitucional y ordinaria en la protección de los derechos fundamentales, Madrid, Consejo general del poder Judicial, 1994, p. 35. 86. Voir F. Rubio Llorente, J. Jiménez Campo, Estudios sobre jurisdicción constitucional, Madrid, McGraw Hill, 1998, p. 59. 87. Voir G. Fernández Farreres, El recurso de amparo según la jurisprudencia del Tribunal constitucional, Madrid, Marcial Pons, 1994, p. 13 ; M. Aragón Reyes, « La reforma de la Ley Orgánica del Tribunal constitucional », Revista española de derecho constitucional, nº 85, 2009, p. 11 sq. 88. Voir la présentation par le président Pedro Cruz Villalón de la Memoria 1999 du Tribunal constitutionel, « Las tareas del Tribunal Constitucional », en ligne : http://www.tribunalconstitucional.es/es/memorias/Documents/Memoria%201999.pdf. 89. Pour une réflexion approfondie sur la nature juridique et les dimensions des droits fondamentaux, voir C. Ruiz Miguel,Derechos fundamentales y derecho procesal constitucional : transformación, evolución, transmutación, Mexico, Porrúa, 2014, p. 3-27. 90. « […] alto comisionado de las Cortes Generales, designado […] para la defensa de los derechos [fondamentales] […]. » Concept, genèse et évolution de l’amparo : le modèle espagnol 143

Le Procureur (Ministerio Fiscal), selon l’article 124.1 régionaux) 97 et actes ou omissions des organes judiciaires de la Constitution espagnole, « a pour mission de pro- (art. 44.1 de la LOTC). D’après les rapports d’activité du mouvoir l’action de la justice en défense de la légalité, Tribunal constitutionnel, l’écrasante majorité des amparo des droits des citoyens et de l’intérêt public protégé par concerne des résolutions judiciaires et seule une petite la loi » 91. D’après l’article 3.12 de la loi 50/1981 portant minorité est adressée contre des actes parlementaires. statut du Procureur, il est explicitement compétent pour Il n’existe en pratique pas d’amparo directs contre des introduire des requêtes d’amparo constitutionnel. De actes du gouvernement, ces actes ayant été au préalable plus, l’article 47.2 de la LOTC prévoit que « le Procureur contestés dans le contentieux administratif 98. intervient dans tous les procès d’amparo, pour défendre On peut déduire de ce qui précède que, dans sa concep- la légalité, les droits des citoyens et l’intérêt public protégé tion originale, l’objet du RAC ne peut être constitué que par la loi » 92. En d’autres termes, il est toujours partie au par des actes (normes particulières) provenant de l’un procès même s’il n’a pas exercé le recours. Si le Procureur quelconque des pouvoirs publics (exécutif, législatif et est partie prenante dans toutes les procédures d’amparo judiciaire). Étaient ainsi initialement exclues du recours constitutionnel, il est cependant très rare de le voir intro- d’amparo plusieurs catégories normatives : duire une requête d’amparo 93. –– tous les actes ou normes élaborés par les particuliers ; De plus, l’article 47.1 de la LOTC stipule que peuvent comparaître dans un procès d’amparo constitutionnel, en –– les normes générales de nature réglementaire (qui qualité de défendeur ou d’intervenant, deux catégories ne pouvaient être attaquées que dans le cadre du de personnes : d’une part, les personnes favorisées par contentieux administratif) ; la décision, acte ou fait en raison duquel le recours est –– les normes générales ayant rang de loi (qui ne pou- formulé (qui interviennent comme défenderesses), et, vaient être contestées que par voie abstraite – recours d’autre part, celles « ayant un intérêt légitime » quant à et question d’inconstitutionnalité). celui-ci (qui agissent en tant qu’intervenants auprès du demandeur ou du défendeur). Cette conception initiale a subi certaines modifications. L’objet du recours d’amparo a été au centre d’une mutation légale, ainsi que d’un débat de doctrine et de jurisprudence. V. L’objet de l’amparo Comme nous avons eu l’occasion de l’exposer, l’intention première du RAC était d’exercer un contrôle des seuls actes L’objet de l’amparo constitutionnel est clair dans le texte ou normes particuliers émanant des pouvoirs publics. Son de la loi, mais la jurisprudence constitutionnelle a en fait champ d’application s’est étendu dans plusieurs directions, depuis longtemps une interprétation « créative » (voire sous l’impulsion de la doctrine et de la jurisprudence. illégale). De façon générale, l’objet du recours d’amparo Premièrement, le RAC a subi une mutation élargissant son est constitué des objet aux actes émanant des particuliers. Deuxièmement, le […] dispositions, actes juridiques, omissions 94 ou simples RAC a été étendu, avec certaines restrictions, aux normes voies de fait des pouvoirs publics de l’État, des communau- générales réglementaires. Et, troisièmement, on a voulu tés autonomes et des autres organismes publics à caractère l’étendre, dans certaines conditions, aux normes générales territorial, corporatif ou institutionnel, ainsi que de leurs législatives. 95 fonctionnaires ou agents qui violent les droits relevant du champ de protection 1) La première étape de l’élargissement de l’objet de de l’amparo. l’amparo a été franchie avec une mutation légale per- Trois types de normes peuvent donner lieu à un mettant d’inclure les violations de droits fondamentaux recours à l’amparo, détaillés dans la LOTC : actes ou du fait de particuliers. Dans un premier temps, le Tribunal dispositions non législatives des Parlements (national constitutionnel, en accord avec le texte de la loi, a rejeté ou régionaux) 96 ou des pouvoir exécutifs (national ou la possibilité du RAC dans les cas cités. C’est ainsi qu’une

91. « […] tiene por misión promover la acción de la justicia en defensa de la legalidad, de los derechos de los ciudadanos y del interés público tutelado por la ley […]. » 92. « El Ministerio Fiscal intervendrá en todos los procesos de amparo, en defensa de la legalidad, de los derechos de los ciudadanos y del interés público tutelado por la Ley. » 93. Entre 1999 (date à laquelle la Cour constitutionnelle commence à fournir des informations sur ce sujet) et 2015, le procureur a introduit treize requêtes d’amparo : 2015 (2), 2014 (4), 2013 (5), 2009-2012 (0), 2008 (1), 2001-2007 (0), 2000 (1), 1999 (0). 94. L’addition du mot « omisiones » fut faite dans la modification de la LOTC par la loi organique 6/2007 du 24 mai. 95. Art. 41.2 de la LOTC : « […] disposiciones, actos jurídicos, omisiones o simple vía de hecho de los poderes públicos del Estado, las Comunidades Autónomas y demás entes públicos de carácter territorial, corporativo o institucional, así como de sus funcionarios o agentes ». 96. Art. 42 de la LOTC : « Las decisiones o actos sin valor de Ley, emanados de las Cortes o de cualquiera de sus órganos, o de las Asambleas legislativas de las Comunidades Autónomas, o de sus órganos […] ». 97. Art. 43.1 de la LOTC : « disposiciones, actos jurídicos, omisiones o simple vía de hecho del Gobierno o de sus autoridades o funcionarios, o de los órganos ejecutivos colegiados de las comunidades autónomas o de sus autoridades o funcionarios o agentes […] ». 98. En 2015, il y a eu 13 amparo contre des résolutions parlementaires et 7 190 contre des résolutions judiciaires ; aucun amparo direct contre des actes du pouvoir exécutif. 144 Carlos Ruiz Miguel ordonnance motivée (auto) du Tribunal constitutionnel riellement des normes particulières, c’est-à-dire ceux rappelle que que l’on appelle « règlements d’auto-application » ou […] pour réagir contre les violations présumées des droits « règlements particuliers », qui peuvent être contestés 103 fondamentaux ou libertés publiques qu’un particulier a et annulés par le Tribunal par voie de RAC ; commises dans la sphère juridique d’un autre particulier, –– d’autre part, les règlements qui, non seulement portent ce dernier dispose, selon les cas, de la voie pénale ou de la le nom de cette catégorie, mais constituent également, voie civile, réglementées, concrètement, dans les articles 2 en substance, des normes générales. Le traitement à 5 et 11 à 15 de la loi 62/1978 99 accordé par le Tribunal constitutionnel aux règlements pour conclure que le recours d’amparo devant le Tribunal de cette dernière catégorie a connu une évolution. constitutionnel (RAC), distinct de l’amparo ordinaire, « comme chacun sait, n’est recevable qu’à l’encontre Initialement, le Tribunal admettait la possibilité de d’actes des pouvoirs publics (art. 41.2 de la LOTC) ». En juger ces règlements par la voie du RAC, et, en cas de fait, cet ATC 162/1982 ne faisait que rejeter la virtualité recevabilité du recours, seuls les actes d’application de ces du RAC inter privatos. règlements étaient annulés. Il laissait aux tribunaux du Cette conception a été remise en cause peu de temps contentieux administratif toute compétence pour annuler 104 après par le Tribunal constitutionnel lui-même qui a établi les règlements . une doctrine ouvrant le RAC aux violations des droits inter Le Tribunal a, par la suite, modifié sa doctrine quand privatos en usant de la fiction (non explicitement) qui en 1990 il a annulé plusieurs règlements généraux qui consiste à imputer au juge la méconnaissance du droit fon- constituaient aussi des normes matériellement géné- 105 damental s’il ne reconnaît pas sa violation par un particu- rales . La possibilité de jugement par voie d’amparo lier 100. Le problème de cette construction de « l’assomption des règlements matériellement généraux semble ainsi 106 judiciaire » est que le juge n’a pas lésé le particulier dans son consolidée . Cette évolution a été saluée par la doctrine droit. En effet, il y a eu lésion avant intervention du juge ; qui a jugé pertinent le changement de critère au nom de 107 de plus, si le juge ne fait que confirmer un comportement l’effectivité de l’amparo , qui peut ainsi être considéré privé qui a porté atteinte au droit fondamental, l’acte du comme consolidé. Le problème, à notre sens, est qu’une juge n’est pas directement et immédiatement responsable telle solution, qui est guidée par le principe de l’effecti- du préjudice, comme l’exige la LOTC 101. vité (ce que la jurisprudence communautaire appellerait « l’effet utile »), bouleverse non seulement le principe de 2) L’idée que les normes générales à caractère réglemen- répartition des compétences entre la juridiction ordinaire taire puissent aussi donner lieu au recours d’amparo et la juridiction constitutionnelle, mais aussi la nature constitutionnel a progressivement gagné du terrain. même de la fonction judiciaire dans l’État constitutionnel Dans un premier temps, et de façon générale, le Tri- européen continental. bunal a considéré que 3) Finalement, s’est posée la question de savoir si la contes- L’objet et la fonction du recours d’amparo […], sont, entre tation de normes générales à caractère législatif pouvait autres, des raisons qui mettent en évidence le fait que ces requêtes directes en contestation sont non recevables à ou devait être possible par voie d’amparo. Il faut d’abord l’encontre de dispositions générales et, dès lors, de dis- préciser qu’il n’y a pas amparo contre des lois en droit positions réglementaires 102. espagnol. Cela dit, à l’instar des règlements administra- tifs, il convient de distinguer ici les lois « matériellement » Cependant, la jurisprudence a rapidement modifié particulières et les lois « matériellement » générales. Le ce critère en établissant une distinction entre deux types problème s’est posé dans toute son acuité lorsqu’en 1983 de règlements : une importante loi particulière 108 a été adoptée pour expro- –– d’une part, les règlements qui, même sans être for- prier l’un des principaux groupes économiques espagnols mellement des normes générales, constituent maté- sans appliquer les dispositions prévues par la loi (générale)

99. ATC 162/1982 du 5 mai (1re section). 100. STC 78/1982 du 20 décembre (FJ 1º). 101. Voir J. M. Bilbao Ubillos, La eficacia de los derechos fundamentales frente a particulares, Madrid, Centro de estudios políticos y constitucionales, 1997, p. 168. 102. STC 40/1982 du 30 juin (FJ 3º). 103. STC 9/1986 du 21 janvier. Cette construction rappelle l’article 263.4 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne. 104. STC 162/1985 du 29 novembre. 105. SSTC 7/1990 du 18 janvier ; 32/1990 du 26 février ; 61/1990 du 29 mars. 106. Cela apparaît, de façon nuancée (sans entrer dans la discussion de savoir si la décision annulée est une norme générale ou particulière), dans la STC 48/1998 et, plus clairement, dans la STC 40/1999 qui a admis un RAC contre un règlement matériellement général, bien qu’il ait été débouté pour des motifs de fond. 107. Voir E. García de Enterría, « La eliminación general de las normas reglamentarias nulas con ocasión de recursos contra sus actos de aplicación », Revista española de derecho administrativo, nº 66, 1990, p. 279-294. 108. Loi 7/1983 du 29 juin d’expropriation du groupe Rumasa. Pour mesurer l’importance de cette loi il faut rappeler que le groupe Rumasa était alors le groupe économique le plus important d’Espagne. Concept, genèse et évolution de l’amparo : le modèle espagnol 145 d’expropriation forcée 109. Cette loi a fait l’objet de plusieurs Néanmoins, le législateur s’est penché sur une troi- questions d’inconstitutionnalité posées par les juges ordi- sième voie qui, tout en acceptant la prémisse de la première naires, toutes rejetées par le Tribunal constitutionnel 110. thèse (c’est-à-dire la constitutionnalité des lois particu- Finalement, le principal propriétaire du groupe exproprié lières), ne lui donne pas la même suite. On a ainsi ajouté (M. Ruiz-Mateos) s’est adressé à la Cour européenne des en 2007 un nouvel alinéa à l’article 37 de la loi organique droits de l’homme qui a statué en déclarant que l’Espagne du Tribunal constitutionnel stipulant qu’une fois que la et, plus précisément, le Tribunal constitutionnel, avait question de la constitutionnalité d’une loi posée par le porté atteinte à son droit à un procès équitable (art. 6 de juge ordinaire a été considérée recevable par le Tribunal la Convention EDH) parce qu’après que plusieurs tri- constitutionnel, les personnes qui ont été parties dans la bunaux ordinaires 111 ont déclaré recevables les questions procédure judiciaire ordinaire peuvent elles aussi ester en d’inconstitutionnalité de la loi (l’expropriation du groupe justice devant le Tribunal constitutionnel pour défendre de M. Ruiz-Mateos), alors que la représentation légale de leurs arguments 117. l’administration avait pu défendre la constitutionnalité de la loi 112, M. Ruiz-Mateos n’avait pu être partie à ce procès 113. Dans l’éventualité d’une loi particulière, on avait VI. La modification de la recevabilité formulé deux thèses : la première consisterait à admettre du recours d’amparo comme prémisse première le fait que les lois particulières et la mutation de sa nature sont conformes à la Constitution et à pallier le problème en permettant le recours à l’amparo à l’encontre de lois Les règles en matière de recevabilité du recours d’amparo, individuelles 114 ; la deuxième possibilité, pour laquelle nous prévues à l’article 50 de la LOTC, ont été modifiées en 1988 nous prononçons, consiste à rejeter la première prémisse, (loi organique 6/1988 du 9 juin), puis en 2007 (loi orga- en considérant que les observations déjà présentées en son nique 6/2007 du 24 mai), pour tenter de freiner l’incessante temps par Carl Schmitt sur ce point 115 gardent toute leur augmentation des recours d’amparo déposés auprès du valeur, ce qui permet donc de nier la constitutionnalité des Tribunal. Même s’il est vrai que cette dernière réforme lois particulières. Pour ce qui est des lois « matériellement » a réduit le nombre de recours qui peuvent parvenir au générales, il n’y a pas de cas de contestation directe de Tribunal, elle n’a pas opéré de réduction si significative celles-ci. En tout état de cause, et indépendamment du fait qu’elle puisse justifier la mutation dont l’amparo a été objet. qu’aucune décision du Tribunal n’ait annulé une loi dans Il existe deux conditions de recevabilité du recours le cadre d’une procédure d’amparo, nous avons estimé d’amparo, l’une portant sur la forme, l’autre sur le fond. que l’argumentation du Tribunal en vue de juger dans le Formellement, « [l]e recours doit satisfaire aux condi- cadre du RAC les règlements administratifs est applicable tions figurant dans les articles 41 à 46 et 49 » 118. Néanmoins, en substance à cette autre norme générale appelée loi 116. tant la loi elle-même que la pratique du Tribunal font

109. La loi (générale) d’expropriation forcée pour cause d’utilité publique (encore en vigueur) est une loi du 16 décembre 1954. 110. SSTC 166/1986 du 19 décembre ; 6/1991 du 15 janvier. 111. Art. 163 de la Constitution : « Cuando un órgano judicial considere, en algún proceso, que una norma con rango de ley, aplicable al caso, de cuya validez dependa el fallo, pueda ser contraria a la Constitución, planteará la cuestión ante el Tribunal Constitucional en los supuestos, en la forma y con los efectos que establezca la ley, que en ningún caso serán suspensivos » [« Quand un organe judiciaire considère, au cours d’un procès, qu’une norme législative, applicable en l’espèce, de la validité de laquelle dépend le jugement, pourrait être contraire à la Constitution, il pose la question à la Cour constitutionnelle dans les conditions, dans la forme et avec les effets établis par la loi, qui en aucun cas ne sont suspensifs »]. 112. Dans les procédures relatives à la constitutionnalité des lois, l’ancien article 37, alinéa 2 (aujourd’hui alinéa 3) de la loi organique du Tribunal constitutionnel dispose : « El Tribunal Constitucional dará traslado de la cuestión al Congreso de los Diputados y al Senado por conducto de sus Presidentes, al Fiscal General del Estado, al Gobierno, por conducto del Ministerio de Justicia, y, en caso de afectar a una Ley o a otra disposición normativa con fuerza de Ley dictadas por una Comunidad Autónoma, a los órganos legislativo y ejecutivo de la misma, todos los cuales podrán personarse y formular alegaciones sobre la cuestión planteada en el plazo común improrrogable de quince días. Concluido éste, el Tribunal dictará sentencia en el plazo de quince días, salvo que estime necesario, mediante resolución motivada, un plazo más amplio, que no podrá exceder de treinta días » [« Le Tribunal constitutionnel communiquera la question au Congrès des députés et au Sénat par l’intermédiaire de leurs présidents, au Procureur général de l’État, au gouvernement par l’intermédiaire du ministère de la Justice et, au cas où elle concernerait une loi ou une autre disposition normative ayant force de loi d’une Communauté autonome, aux organes législatif et exécutif de celle-ci ; tous pourront comparaître et formuler des allégations à propos de la question posée dans un délai commun de quinze jours ne pouvant pas être prorogé. Une fois celui-ci expiré, le Tribunal rendra son arrêt dans un délai de quinze jours, sauf s’il estime nécessaire, moyennant une décision motivée, un délai plus long mais qui ne pourra pas excéder trente jours »]. 113. Cour EDH, 23 juin 1993, Ruiz-Mateos c. Espagne, série A, nº 262. 114. Voir J. A. Montilla Martos, « Defensa judicial versus ley singular de intervención », Revista española de derecho constitucional, nº 40, 1994, p. 291-321, spéc. p. 314. Un auteur important a, quant à lui, insisté sur le fait que la « règle » est que, là où il y a protection (amparo), il y a protection face aux lois, indépendamment de leur caractère particulier. Voir P. Cruz Villalón, « Sobre el amparo », in La curiosidad del jurista persa y otros estudios sobre la Constitución, Madrid, CEPC, 1999, p. 495 sq., spéc. p. 503. 115. C. Schmitt, Teoría de la Constitución [1re éd. allemande : 1928], F. Ayala (trad.), Madrid, Alianza Editorial, 1982, p. 162. 116. C. Ruiz Miguel, « L’amparo constitutionnel en Espagne : droit et politique », Les cahiers du Conseil constitutionnel, nº 10, 2001, p. 150 sq., spéc. p. 156. 117. Art. 37, al. 2 de la LOTC, après la modification introduite par la loi organique 6/2007 du 24 mai : « Publicada en el “Boletín Oficial del Estado” la admisión a trámite de la cuestión de inconstitucionalidad, quienes sean parte en el procedimiento judicial podrán personarse ante el Tribunal Constitucional dentro de los 15 días siguientes a su publicación, para formular alegaciones, en el plazo de otros 15 días ». 118. Art. 50.1.a de la LOTC : « Que la demanda cumpla con lo dispuesto en los artículos 41 a 46 y 49 ». 146 Carlos Ruiz Miguel preuve de souplesse. Il est ainsi prévu que « dans les cas Un recours d’amparo satisfait à la condition d’importance susceptibles d’être irrecevables », le Tribunal doit notifier constitutionnelle spéciale : au pétitionnaire les motifs d’irrecevabilité, afin que, dans a) lorsqu’il soulève un problème ou révèle un aspect un délai de dix jours, il puisse corriger les défauts observés d’un droit fondamental susceptible d’amparo sur lequel (art. 49.4 et 50.4 de la LOTC). il n’existe pas de jurisprudence du Tribunal constitution- nel, cas de figure déjà envisagé dans la STC 70/2009 du Depuis la réforme de 2007, il existe une recevabilité, 23 mars 2009 ; paradoxale, pour des motifs de fond. L’article 50.1.b de b) lorsqu’il donne au Tribunal constitutionnel l’occa- la LOTC exige en effet sion de clarifier ou de modifier sa jurisprudence au terme […] que le contenu du recours justifie une décision sur d’une réflexion menée en son sein – comme en l’espèce – ou le fond par le Tribunal constitutionnel en raison de son en raison de nouvelles réalités sociales ou de modifications importance constitutionnelle particulière qui aura été légales importantes pour la définition du contenu d’un appréciée en raison de son intérêt pour l’interprétation droit fondamental, ou d’un changement de doctrine des de la Constitution, de son application ou de son efficacité organes chargés de l’interprétation des traités et accords générale pour la détermination du contenu et de la portée internationaux visés à l’article 10, § 2 de la Constitution ; des droits fondamentaux 119. c) lorsque la violation alléguée d’un droit fondamental trouve son origine dans la loi ou dans une autre disposition D’après un ancien magistrat du Tribunal constitu- à caractère général ; tionnel, pourtant défenseur de la nouvelle régulation, d) lorsque la violation du droit fondamental est fondée l’amparo n’est plus un instrument de « tutelle » face à sur une interprétation jurisprudentielle réitérée de la loi que toute lésion subjective du droit, mais est désormais un le Tribunal constitutionnel considère comme attentatoire instrument de « contrôle », c’est-à-dire un instrument au droit fondamental et qu’il estime nécessaire d’en donner supplémentaire pour le contrôle de la constitutionnalité une autre interprétation conforme à la Constitution ; des normes inférieures 120. La réforme de 2007 a cherché e) lorsque, de manière générale et réitérée, les juri- à obtenir une réduction quantitative du nombre des dictions ordinaires ne respectent pas la jurisprudence du amparo au prix d’une véritable mutation de la nature de Tribunal constitutionnel sur le droit fondamental en cause, l’amparo constitutionnel, qui n’est plus une procédure ou lorsqu’il existe des décisions judiciaires revêtant un caractère contradictoire en ce qu’elles n’interprètent pas de spéciale pour la défense des droits fondamentaux en tant la même manière la jurisprudence constitutionnelle sur le que droits subjectifs, mais une procédure spéciale pour la droit fondamental ou qu’elles l’appliquent dans certaines défense desdits droits en tant que normes objectives. Mais, affaires mais pas dans d’autres ; au grand dam des défenseurs de la réforme, l’écrasante f) lorsqu’un organe judiciaire refuse manifestement majorité des affaires traitées par le Tribunal continuent de suivre la jurisprudence constitutionnelle [article 5 de à être des amparo 121. Si le sacrifice de l’amparo comme la loi organique relative au pouvoir judiciaire, RCL 1985, instrument de tutelle des droits fondamentaux en tant 1578, 2635)] ; que droits subjectifs cherchait à ce que le Tribunal prête g) enfin, lorsque l’affaire objet du recours, bien que ne davantage d’attention aux procédures de contrôle de relevant pas des hypothèses exposées ci-dessus, possède constitutionnalité 122, on peut dire qu’il a échoué puisque une portée qui dépasse le cas d’espèce en ce qu’elle pose que le nombre d’arrêts en matière de contrôle de consti- une question juridique ayant des répercussions sociales ou économiques importantes, ou des conséquences poli- tutionnalité n’a pas augmenté et que le respect des délais 123 tiques générales, ce qui pourrait être le cas, principalement ne s’est pas substantiellement amélioré . mais pas exclusivement, de certains amparo électoraux ou Le Tribunal constitutionnel avait déterminé qu’il parlementaires 125. appartenait au requérant de justifier cette « importance constitutionnelle particulière » 124. Cependant, afin de ren- La décision sur la recevabilité du recours d’amparo forcer la sécurité juridique, il s’est senti obligé de combler relève en principe des « sections » du Tribunal constitu- le vide de la loi ou au moins d’éclaircir les mentions les tionnel, qui sont au nombre de quatre (chacune étant plus vagues. Dans un important arrêt de 2009, le Tribunal composée de trois magistrats ; art. 8 de la LOTC). Mais a énuméré, de façon systématique, mais non exhaustive, ce sont parfois les « chambres » (deux chambres, chacune les cas qui présentent cette « importance constitutionnelle de six magistrats) qui en décident. Les chambres sont particulière » : appelées à se prononcer dans deux situations :

119. « Que el contenido del recurso justifique una decisión sobre el fondo por parte del Tribunal Constitucional en razón de su especial trascendencia constitucional, que se apreciará atendiendo a su importancia para la interpretación de la Constitución, para su aplicación o para su general eficacia, y para la determinación del contenido y alcance de los derechos fundamentales. » 120. Voir M. Aragón Reyes, « La reforma… », p. 40. 121. En 2015, le nombre des amparo s’élève à 7 203 pour un total de 7 369 affaires, soit 97,75 % des affaires. 122. Voir M. Aragón Reyes, « La reforma… », p. 42. 123. Par exemple, le 2 février 2017 la cour a rendu plusieurs arrêts très significatifs après plus de trois ans d’attente dans des procédures de différentes natures : l’arrêt STC 15/2017 décide un recours d’inconstitutionnalité contre une loi introduite le 21 février 2013 (soit quatre ans auparavant) ; l’arrêt STC 16/2017 tranche un conflit de compétences introduit le 20 décembre 2012 (soit quatre ans auparavant) ; l’arrêt STC 17/2017 statue sur un amparo introduit le 26 février 2014 (soit trois ans auparavant). 124. SSTC 188/2008 du 21 juillet ; 289/2008 et 290/2008 du 22 septembre. 125. STC 155/2009 du 25 juin. Concept, genèse et évolution de l’amparo : le modèle espagnol 147

–– si une section considère par deux voix contre une que Le régime de recevabilité du RAC a fait l’objet d’un l’affaire doit être examinée, la décision est déférée à débat doctrinal très intense avant la réforme de 2007 qui, la chambre. Si bien entendu la section considère que au moins du point de vue de lege lata, semble être clos l’affaire n’est pas recevable par deux voix contre une par l’arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme la décision de la section s’impose ; dans l’affaire Arribas Anton c. Espagne. Les deux positions fondamentales du débat opposent un système de receva- –– si le Procureur fait appel contre l’ordonnance de non- bilité réglé (que l’on peut dénommer « européen ») et un lieu de l’affaire. système de recevabilité non réglé (que l’on peut appeler En principe, la décision de recevabilité revêt la forme « américain »). d’une ordonnance non motivée (providencia). Conformé- Toutes les formules employées dans les différentes ment aux articles 370 de la loi de procédure civile et 248.1 versions de la loi organique du Tribunal constitution- de la loi organique du pouvoir judiciaire (subsidiaires, à cet nel se sont placées dans le système de recevabilité réglé, égard, aux termes de l’article 80 de la LOTC), la formule même si l’amparo s’est transformé en un instrument de des ordonnances « se limite à mentionner le juge ou le dépuration des normes de droit objectif. Mais la question tribunal, sans autres motivations juridiques ni ajouts que était de voir s’il était possible d’introduire en Espagne la date de son émission et le juge ou la chambre qui l’a un système non réglé de recevabilité, comme celui des prise », bien qu’« elles peuvent être succinctement moti- États-Unis (writ of certiorari), qui permettrait au Tribunal vées sans condition de forme particulière, en tant que de constitutionnel d’avoir un pouvoir discrétionnaire de besoin ». Dans la pratique, le Tribunal constitutionnel a décision en matière de recevabilité des recours, avec pour pour habitude d’inclure une motivation, même succincte. corollaire la possibilité de contrôler le volume des affaires Mais parfois les décisions revêtent la forme d’« ordon- qu’il peut traiter (docket control). La discussion se pose nances motivées » (autos), qui sont « toujours fondées » de lege lata et de lege ferenda. et contiennent « les faits et les raisonnements juridiques » (art. 248.2 de la loi organique du pouvoir judiciaire). De lege lata, on a opposé qu’il n’est pas possible d’intro- Les décisions du Tribunal sur la recevabilité d’une duire en Espagne le système du certiorari parce qu’il n’est affaire ne peuvent être contestées ni par la partie qui se pas adapté à la nature du recours d’amparo dans la mesure considère victime d’une violation des droits de l’homme, où il est configuré, d’une part, comme un droit de réaction ni par le Médiateur (s’il est partie au procès). Seul le Pro- et, d’autre part, comme un droit d’accès à une juridiction cureur peut faire appel des décisions de recevabilité. Le qui requiert, tant pour admettre ou rejeter un recours que recours du Procureur contre une décision de recevabilité pour y faire droit ou le débouter, une décision fondée est réglé par une ordonnance motivée du même organe qui en droit 127. a prononcé la décision d’irrecevabilité (recurso de súplica). Mais il y a plusieurs raisons pour ne pas partager cet Quant aux ordonnances motivées de rejet (autos), elles avis 128. D’abord, le recours d’amparo n’est pas un « droit ne peuvent faire l’objet d’un appel (art. 50.4 de la LOTC). de réaction » car il n’y a pas de droit « inconditionnel » de Les ordonnances non motivées de rejet (providen- recours devant le Tribunal constitutionnel (à la différence cias) ne sont pas publiées et les ordonnances motivées de du recours prévu par la Convention américaine des droits rejet (autos) font l’objet d’une publicité restreinte : elles de l’homme). Il est vrai que, lorsque la loi le permet, il n’apparaissent pas au Boletín Oficial del Estado (Journal suffit d’invoquer un intérêt légitime pour pouvoir exercer officiel) (où sont publiés tous les jugements du Tribunal l’amparo ; néanmoins, la Constitution n’octroie pas un constitutionnel), mais dans la collection officielle de la « droit » à l’amparo (la Constitution, dans son article 53, jurisprudence constitutionnelle publiée par le Tribu- alinéa 2, stipule que l’amparo constitutionnel existe « le nal. Les ordonnances motivées (autos) constituent une cas échéant ») et la loi ne précise pas quand il y a lieu « jurisprudence mineure », mais prendre connaissance d’accorder l’amparo. Ensuite, il a été également objecté que des arguments qui y sont développés par le Tribunal peut le principe de la décision motivée est une exigence du droit parfois présenter un grand intérêt. à la motivation des arrêts que le Tribunal constitutionnel Le nombre de décisions de non-lieu d’amparo consti- lui-même reprend du droit à la protection judiciaire visé tutionnel a considérablement augmenté après la réforme à l’article 24 de la Constitution. Mais ce droit a pour de 2007 qui a durci les conditions de recevabilité du destinataires les juges et les tribunaux qui sont parties recours. Le nombre des décisions recevables s’est réduit intégrantes du pouvoir judiciaire (juges ordinaires), et de 4,75 % en 1999 à 1,09 % en 2015. Le nombre des affaires non le Tribunal constitutionnel (qui ne fait pas partie déclarées non recevables par ordonnance non motivée du pouvoir judiciaire), en plus du fait que le système est important 126. connaît des décisions judiciaires qui ne requièrent pas

126. En 2012, 7 292 affaires ont été déclarées irrecevables par « providencia » et seulement 2 déclarées irrecevables par « auto », mais en 1999 les chiffres respectifs étaient de 4 369 contre 116. 127. Voir M. Sánchez Morón, El recurso de amparo constitucional : naturaleza jurídica, características actuales y crisis, Madrid, Centro de estudios constitucionales, 1987, p. 30. 128. Voir C. Ruiz Miguel, « L’amparo constitutionnel en Espagne… », p. 157. 148 Carlos Ruiz Miguel de motivation (les providencias) et qu’à l’heure actuelle il dédiés à la rédaction et la délibération des arrêts dans les est possible de rejeter une affaire par une telle ordonnance procédures de contrôle de constitutionnalité des lois ou de non motivée. Troisièmement, on peut objecter que le droit conflits de compétences, le nombre de jours disponibles à la protection juridique est déjà satisfait par la décision pour l’examen des amparo est très faible. Personne ne peut motivée prise par les tribunaux ordinaires, le RAC étant raisonnablement croire que les magistrats du Tribunal une garantie extraordinaire. étudient eux-mêmes les 7 203 amparo qui ont été portés La discussion semble avoir été close par la Cour euro- devant le Tribunal en 2015 et rédigent les décisions de péenne des droits de l’homme lorsqu’elle a statué sur la recevabilité (providencias). Il est tout à fait clair que, dans conformité de la nouvelle régulation de la recevabilité de leur écrasante majorité, les affaires ont été examinées et l’amparo avec la Convention EDH. La Cour de Strasbourg les décisions rédigées non par les magistrats, mais par les avalise l’opinion déjà soutenue par Sánchez Morón que conseillers (letrados) qui « assistent » (art. 97.1 de la LOTC) nous ne partageons pas pour les raisons qui viennent d’être le Tribunal, composé des magistrats (art. 5 de la LOTC). exposées. La Cour a jugé que le « droit à un tribunal », En réalité, les conseillers n’assistent pas les magistrats… dont le droit d’accès constitue un aspect, n’est pas absolu mais les remplacent dans cette tâche. Cette substitution et qu’il se prête à des limitations implicitement admises, (un secret de Polichinelle) a pour effet une perte de qua- notamment en ce qui concerne les conditions de receva- lité technique et constitutionnelle de la décision, parce bilité d’un recours ; néanmoins, les limitations appliquées que même si les conseillers (letrados) sont qualifiés, la ne doivent pas restreindre l’accès ouvert à l’individu d’une présomption iuris tantum est que les magistrats le sont manière ou à un point tels que ce droit s’en trouve atteint davantage, ce qui les autorise à contrôler les décisions des dans sa substance même. En outre, elles ne s’accordent organes judiciaires (y compris celles du plus élevé dans avec l’article 6, § 1 de la Convention que si elles poursuivent la structure judiciaire, le Tribunal suprême – la Cour un but légitime et s’il existe un rapport raisonnable de de cassation). Ainsi, la prévision légale qui veut que les proportionnalité entre les moyens employés et le but décisions importantes soient prises par les magistrats est visé 129. Les juges strasbourgeois ont assimilé l’amparo à une démentie par la pratique : au vu du volume considérable cassation 130 et ont rappelé que l’article 6 de la Convention d’affaires, la recevabilité est décidée, dans l’immense n’astreint pas les États contractants à créer des juridictions majorité des cas, par les seuls conseillers et non par les d’appel ou de cassation et, encore moins, des juridictions magistrats. On peut même penser que cette « assistance » compétentes en matière d’amparo. Néanmoins, un État qui est devenue « substitution » n’existe pas seulement pour qui se dote de juridictions de cette nature a l’obligation de l’étude des affaires et la rédaction des décisions de rece- veiller à ce que les justiciables jouissent auprès d’elles des vabilité, mais aussi dans la rédaction des projets d’arrêts garanties fondamentales de l’article 6 de la Convention. d’amparo 132. Dans tous les cas, même si nous acceptons La Cour a conclu que l’application par les juridictions que les conseillers préparent seulement, voire « assistent », internes de formalités à respecter pour former un recours la dissociation entre la préparation extra-juridictionnelle est susceptible de violer le droit d’accès à un tribunal 131. et la décision juridictionnelle peut être poussée très loin, mais on ne saurait cacher le fait que toute préparation à De lege ferenda, on peut se demander si un tel système effet sélectif relève fonctionnellement d’un abandon du non réglé de recevabilité serait convenable. À notre avis principe selon lequel la juridiction constitutionnelle est il n’y a point de doute à cet égard pour deux raisons. l’œuvre d’un tribunal constitutionnel compris comme un Premièrement, le système « réglé » ne reflète pas la réalité organe composé d’un nombre réduit de juges 133. pratique de la procédure de recevabilité. Deuxièmement, Deuxièmement, la procédure de recevabilité retire au ce modèle provoque des espoirs chez les citoyens qui sont citoyen son espoir légitime qui veut qu’une fois remplies massivement déçus avec un coût politique et constitu- les exigences contenues dans la loi, le fond de son affaire tionnel très haut. sera examiné. Mais en raison du volume considérable En premier lieu, il est temps de dévoiler au grand jour d’affaires parvenues au tribunal, il est matériellement le fait que les prévisions légales sur la procédure de rece- impossible pour les douze magistrats de faire un tel exa- vabilité ne correspondent pas à la réalité. Prenons le cas men. Rappelons qu’en 2015, 98,91 % des requêtes d’amparo du Tribunal constitutionnel espagnol, composé de douze ont été déclarées irrecevables. Personne ne peut douter membres. Si nous faisons le calcul des jours de travail des qu’il existe dans ce total des requêtes dénuées de fonde- magistrats, hors jours fériés, actes protocolaires et jours ment ou pauvrement fondées… mais peut-on vraiment

129. Cour EDH, 20 janvier 2015, Arribas Antón c. Espagne, § 41. 130. Ibid., § 43. 131. Ibid., § 42. 132. Voir P. S. Coderch, « Cinco propuestas para el Tribunal constitucional », El País, 12 juillet 2012. Il déclare explicitement : « […] los magistrados habrán de esforzarse un poco más en escribir más partes de sus sentencias de propia mano y en redactarlas todas del modo más sencillo posible. Hay demasiadas sentencias de letrado, es decir, muy sustancialmente redactadas por los buenos letrados del Tribunal Constitucional, sin cuya ayuda ningún Tribunal de esta naturaleza puede funcionar. Mas la redacción de las sentencias es responsabilidad primaria de juez, no de letrado ». 133. Voir O. Pfersmann, « Le recours direct : entre protection juridique et constitutionnalité objective », Les cahiers du Conseil constitutionnel, nº 10, 2001, p. 110 sq., spéc. p. 117. Concept, genèse et évolution de l’amparo : le modèle espagnol 149 croire que seules 4,75 % des affaires ont rempli les exigences établie précédemment par le Tribunal, la question est de recevabilité ? Ceci est difficile à croire. La conclusion soumise à la décision de son assemblée plénière 135. qui en découle est claire : dans un nombre important de La singularité la plus marquante de l’amparo consti- cas, le citoyen est déçu par le Tribunal constitutionnel tutionnel en Espagne est le caractère écrit de sa procédure. qui déclare sa requête irrecevable même si elle semble Une fois l’amparo déclaré recevable, le Tribunal transmet remplir les exigences établies pour être acceptée et même la requête aux autres parties, étant entendu que, comme permettre de gagner. souligné supra, le Procureur doit être toujours partie au À notre avis, ces deux objections peuvent être sur- procès d’amparo. À ce moment-là, il appartient au Tribu- montées en prenant en compte les caractéristiques du nal constitutionnel de choisir entre demander aux autres système de recevabilité. En premier lieu, le fait que le parties de présenter un exposé écrit ou convoquer une citoyen sache dès le début que la recevabilité relève d’une audience publique pour que toutes les parties présentent décision volontaire du Tribunal empêche la création oralement leur exposé. Les données des rapports d’activité d’attentes qui pourront être déçues. Bien au contraire, du Tribunal nous offrent des informations tout à fait éton- la logique étant de voir sa requête rejetée par le Tribunal nantes : on compte ainsi seulement cinq affaires entendues suprême, personne ne peut en conséquence affirmer que oralement en vingt-quatre ans 136. C’est une caractéristique son attente a été déçue. En second lieu, et à nouveau parce marquante, et plutôt négative, du système espagnol. Un que la décision de recevabilité relève d’une libre décision des effets négatifs de ce système est de nourrir le vice du Tribunal et ne nécessite aucune justification, le coût déjà dénoncé de la « substitution » des magistrats par les de rédaction d’une telle décision est dérisoire. Deux mots conseillers du Tribunal constitutionnel. En revanche, une seulement suffisentcertiorari ( denied) ou un simple ordre audience publique assure que tous les magistrats aient de dévolution de l’affaire à la juridiction d’où provient pu connaître l’ensemble des positions des plaideurs. En l’affaire pour qu’elle reconsidère sa résolution à la lumière outre, avec une audience publique, le problème des arrêts de la doctrine du Tribunal suprême. Une prise de décision rendus en retard serait atténué, parce qu’il serait difficile aussi expéditive permet deux choses importantes : que les de concevoir qu’ils soient rendus plusieurs années après magistrats eux-mêmes, et non d’autres personnes, puissent l’audience publique. prendre les décisions d’irrecevabilité ; que les magistrats Au cours de l’examen de l’affaire, la chambre (ou, aient davantage de temps à consacrer à l’étude approfondie le cas échéant, la section ou l’assemblée plénière) peut des affaires déclarées recevables et à la rédaction person- d’office ou sur la demande du pétitionnaire « suspendre nelle des arrêts. On peut rappeler avec Otto Pfersmann l’exécution de l’acte des pouvoirs publics à propos duquel qu’« aucune nécessité conceptuelle ne commande l’attri- l’amparo constitutionnel est réclamé » 137. La possibilité de bution de tous ces contrôles à une instance juridictionnelle suspendre les décisions attaquées en amparo est à l’origine 134 unique » , de sorte que l’État de droit est préservé s’il a d’un des problèmes les plus graves qui se pose dans la été porté connaissance d’une possible violation de ces pratique. Il devient de plus en plus habituel (et ceci explique droits fondamentaux par le tribunal. le pourcentage élevé d’affaires pénales qui font l’objet d’un recours d’amparo) que les parties plaidantes qui ont VII. La procédure et l’arrêt perdu un procès face à la justice ordinaire recourent au Tribunal constitutionnel pour tenter d’éviter l’exécution de du recours d’amparo la décision de condamnation. Une fois qu’ils ont introduit le recours et dans l’attente de la décision de recevabilité Le recours peut être jugé par une section, une chambre ou rendue par le Tribunal constitutionnel, ils s’adressent au l’assemblée plénière du Tribunal constitutionnel. La règle juge ordinaire à qui incombe l’exécution du jugement générale veut qu’une fois que le recours d’amparo a été jugé pour lui demander de suspendre celle-ci en arguant qu’un recevable il est déféré à l’une des deux chambres (de six recours d’amparo a été formé et qu’il est pendant. Bien que membres chacune) qui composent le Tribunal (art. 48 de formellement le cas ne présente pas de difficulté (seul le la LOTC) ; mais si le cas nécessite seulement l’application Tribunal constitutionnel peut ordonner cette suspension), d’une jurisprudence bien connue du Tribunal, il relève cette pratique conduit, d’une part, à surcharger de recours de la section (art. 52.2 de la LOTC). Le cas peut enfin être le Tribunal constitutionnel et, d’autre part, à ce que certains réglé par l’assemblée plénière si la chambre veut s’écarter tribunaux ordinaires prononcent la suspension dans de de sa jurisprudence habituelle : tels cas. Cependant, le nombre de mesures provisoires Lorsqu’une chambre estime nécessaire de s’écarter, sur un ou conservatoires (medidas cautelares) adoptées par le point quelconque, de la jurisprudence constitutionnelle Tribunal (art. 56 de la LOTC) est très faible. D’après le

134. Ibid., p. 113. 135. Art. 13 de la LOTC : « Cuando una Sala considere necesario apartarse en cualquier punto de la doctrina constitucional precedente sentada por el Tribunal, la cuestión se someterá a la decisión del Pleno ». 136. Affaires entendues oralement : 2 en 1980-1986 ; pas de données pour 1987-1998 ; 0 en 1999-2000 ; 2 en 2001 ; 1 en 2002 ; 0 en 2003-2015. La dernière application d’une procédure orale date donc de 2002. 137. Art. 56.1 de la LOTC : « suspenderá […] la ejecución del acto de los poderes públicos por razón del cual se reclame el amparo constitucional ». 150 Carlos Ruiz Miguel rapport d’activité de 2015, période au cours de laquelle ont un montant de 5 millions de pesetas à la victime. Les été déposées 7 203 affaires d’amparo, le Tribunal consti- deux parties ont fait appel du jugement et, en appel, tutionnel avait prononcé seulement 23 ordonnances sur l’arrêt du 12 janvier 1993 de la onzième section de la mesures provisoires… et seulement 6 avaient octroyé la cour provinciale de Barcelone a publié une déclaration mesure demandée. dans laquelle elle a condamné le magazine à payer un Il est statué sur l’affaire par « arrêt » (sentencia) d’octroi montant du double de celui fixé en première instance ou de refus de l’amparo (art. 53 de la LOTC). L’arrêt (10 millions de pesetas). Le magazine condamné porta d’octroi de l’amparo peut contenir « une ou plusieurs » l’affaire en cassation, et le 31 décembre 1996 la première des mentions suivantes : 1° « reconnaissance du droit chambre du Tribunal suprême cassa l’arrêt précédent ou de la liberté publique, conformément à son contenu et rejeta la réclamation de Mme Preysler. Celle-ci avait constitutionnellement déclaré » ; 2° « déclaration de nullité alors formé contre le jugement une requête d’amparo de la décision, acte ou résolution ayant empêché le plein sur laquelle il a été statué trois ans et demi plus tard, le exercice des droits ou libertés protégés, en déterminant, 5 mai 2000, avec une décision équivoque dans laquelle le cas échéant, l’étendue de ses effets » ; et 3° « rétablisse- il était déclaré textuellement que l’amparo était accordé ment du requérant dans l’intégrité de son droit ou liberté et où le Tribunal disait : et adoption, le cas échéant, des mesures propres à son maintien » 138. 1. Reconnaître que l’on a porté atteinte au droit à la vie privée et familiale de la requérante. La loi, dans sa première version de 1979, fixait un délai de « dix jours », « une fois les allégations [des parties] pré- 2. Rétablir son droit et, à cet égard, annuler l’arrêt n° 157/1996, publié le 31 décembre 1996 par la première sentées » 139, délai qui n’a jamais été respecté. En pratique, chambre du Tribunal suprême dans l’appel n° 872/93 141. le Tribunal avait l’habitude de prendre plusieurs années pour statuer après la présentation des allégations. Cette Le magazine a ensuite déposé un écrit avec les alléga- situation était tout à fait scandaleuse, ce qui explique la tions de la partie auprès du Tribunal suprême demandant modification de la teneur de la disposition dans la réforme qu’il prononce une nouvelle peine. La première chambre de 2007 prévoyant que le Tribunal statuera « dix jours » du Tribunal suprême a alors rendu un nouvel arrêt, en après la date qu’il aura lui-même déterminée 140. date du 20 juillet 2000, condamnant le magazine, mais à Dans la pratique habituelle, cependant, les arrêts payer la somme dérisoire de 25 000 pesetas. Face à cette d’amparo constitutionnel ne peuvent avoir que deux décision du Tribunal suprême, Mme Preysler a déposé effets : déclaratoire ou d’annulation. Ce n’est qu’à titre un nouvel amparo constitutionnel au motif qu’une telle exceptionnel que le Tribunal donne à ses arrêts un troi- compensation équivalait à accepter la violation de sa vie sième effet, l’effet réparateur (« rétablissement du requé- privée et constituait même, à cet égard, une nouvelle rant dans l’intégrité de son droit ou liberté et adoption, violation de son droit à la vie privée. D’autre part, et le cas échéant, des mesures propres à son maintien »), pour éviter de nouvelles surprises liées à la procédure, prévu à l’article 55.1.c de la LOTC. le défendeur a demandé au Tribunal constitutionnel Le Tribunal constitutionnel est très réticent à uti- de préciser les effets de son arrêt. C’est ainsi que, dans liser cette possibilité parce que cela peut provoquer, un nouvel arrêt, le Tribunal constitutionnel a apporté comme cela a déjà été le cas, des affrontements avec quelques précisions relatives à ce troisième effet des les tribunaux ordinaires, notamment avec le Tribunal arrêts de protection constitutionnelle 142. Le Tribunal suprême. Parmi les nombreux cas où un tel affrontement constitutionnel a ainsi décidé de reconnaître la force s’est produit, on peut citer l’affairePreysler qui, par son de chose jugée au quantum fixé dans l’arrêt de la cour intérêt juridique, mérite d’être rappelée. Mme Isabel provinciale (l’arrêt qui avait accordé le maximum). Cette Preysler avait poursuivi un magazine qui avait publié décision a entraîné une gêne perceptible au sein du Tri- un rapport qu’elle considérait préjudiciable à son droit bunal suprême qui a abouti à plusieurs affrontements. à la vie privée. Dans son arrêt du 23 mai 1991, le tribunal Cela peut peut-être expliquer la réticence du Tribunal de première instance nº 32 de Barcelone a partiellement constitutionnel à faire pleinement usage des pouvoirs accueilli la demande et a condamné le magazine à payer conférés par l’article 55.1.c de la LOTC.

138. Art. 55.1 de la LOTC (nous soulignons) : « Reconocimiento del derecho o libertad pública, de conformidad con su contenido constitucionalmente declarado » ; « Declaración de nulidad de la decisión, acto o resolución que hayan impedido el pleno ejercicio de los derechos o libertades protegidos, con determinación, en su caso, de la extensión de sus efectos » ; « Restablecimiento del recurrente en la integridad de su derecho o libertad con la adopción de las medidas apropiadas, en su caso, para su conservación ». 139. Première version de l’art. 52, al. 3 : « Presentadas las alegaciones o transcurrido el plazo otorgado sin otros trámites, la Sala pronunciará la sentencia que proceda en el plazo de diez días » [« Une fois les allégations présentées ou le délai accordé passé sans autres formalités, la chambre rendra son arrêt dans un délai de dix jours »]. 140. Nouvelle rédaction après la loi organique 6/2007 : « La Sala, o en su caso la Sección, pronunciará la sentencia que proceda en el plazo de 10 días a partir del día señalado para la vista o deliberación » [« La chambre, ou le cas échéant la section, rendra l’arrêt dans un délai de 10 jours à compter de la date fixée pour l’audience ou la délibération »]. Par exemple, dans l’arrêt STC 17/2017, la dernière des allégations écrites fut présentée le 22 juin 2015, mais la Cour fixa la date de délibération au 2 février 2017. 141. STC 115/2000 du 5 mai. 142. STC 186/2001 du 17 septembre (FJ 9). Concept, genèse et évolution de l’amparo : le modèle espagnol 151

VIII. Le recours d’amparo Le RAC est une institution qui a connu un succès 146 dans la politique constitutionnelle retentissant : il a permis de donner un contenu aux droits fondamentaux ; la doctrine ainsi créée a été suivie Le grand débat qui sous-tend presque toutes les questions par les tribunaux (de bon gré, et pas uniquement à cause relatives au RAC n’est autre que celui de la relation entre de l’obligation imposée à leur égard par l’article 5.1 de la le Tribunal constitutionnel et la justice ordinaire, relation loi organique 6/1985 du pouvoir judiciaire) ; et, ce qui est qui s’est progressivement tendue. Et sur ce point, en effet, encore plus important, il a contribué de manière décisive il y a accord quant aux causes de cette tension : à savoir, à créer une « culture des droits fondamentaux », non seu- l’inclusion dans le champ de l’amparo des droits de pro- lement dans une magistrature en bonne partie étrangère cédure (art. 24 de la Constitution) et du principe d’égalité à ceux-ci, mais également dans la population. (art. 14 de la Constitution) et l’interprétation extensive qu’en a donnée le Tribunal constitutionnel. Alors même À l’heure du bilan, si une chose est claire c’est que la que la nature subsidiaire de l’amparo conduisait déjà le surcharge actuelle en matière d’affaires est insoutenable. Tribunal constitutionnel à agir d’un certain point de vue La réforme de 2007 n’était pas parvenue à diminuer le comme une Cour de cassation, les recours fondés sur les nombre d’affaires dans un premier temps (2007-2010), mais articles 24 et 14 ont fait de lui une authentique Cour de une réduction a pu être constatée en 2011. Depuis 2011, le cassation en lui permettant d’occuper le champ matériel nombre d’amparo reste stable autour de 7 200-7 500 affaires. que la Constitution réservé au pouvoir judiciaire 143. La La réforme opérée en 2007 a été insuffisante, ce qui rend tension a atteint des niveaux critiques en 1994, 2000 et encore plus urgente et, à notre avis, inéluctable, l’introduc- surtout 2004. En 1994, la chambre civile du Tribunal tion du modèle de certiorari pour juger de la recevabilité suprême a décidé à l’unanimité d’évoquer auprès du roi, des affaires. Cependant, la perspective de cette réforme en sa qualité de « pouvoir modérateur » (art. 56.1 de la est devenue problématique depuis la décision de la Cour Constitution), sa préoccupation et son malaise face à ce européenne des droits de l’homme dans l’affaire Arribas qu’elle considérait être « une invasion de la fonction juri- Antón c. Espagne. dictionnelle qui, conformément à la Constitution, revient La question de la réforme du champ de protection du aux juges et aux tribunaux » 144. Le 15 décembre 2000, la RAC reste ouverte. À partir du moment où la réforme de chambre pénale du Tribunal suprême a adopté à l’una- 2007 a choisi un modèle d’amparo « contrôle du législa- nimité une décision 145 qui va assurément à l’encontre teur » à la place du précédent amparo « contrôle des juges », des pouvoirs que l’article 55.1.c de la LOTC confère au la position de ceux qui, tout en défendant le nouveau Tribunal constitutionnel. En 2003, la première chambre modèle de 2007, prônent le maintien de l’article 24 de la (civile) du Tribunal suprême avait accepté de juger la Constitution (droit au procès équitable) dans le champ pertinence d’exiger responsabilité civile aux membres d’application de l’amparo constitutionnel (avec comme du Tribunal constitutionnel, même si dans son arrêt du argument que l’article 24 de la Constitution garantit aussi 23 janvier 2004, le Tribunal suprême débouta le requérant. un droit à ce que le juge applique dans le cas la loi en Tout ceci a provoqué un débat où s’affrontent, sur le vigueur) n’est plus tenable 147. fond, ceux qui pensent que le RAC doit continuer à être un Après le choix d’un amparo « contrôle du législateur », instrument permettant de contrôler les juges (Luis Díez- il faudrait désormais se poser la question de savoir s’il ne Picazo) et ceux qui soutiennent qu’il devrait s’orienter serait pas nécessaire, pour mieux atteindre cet objectif, davantage vers le contrôle du législateur (Francisco Rubio d’élargir l’objet du RAC pour rendre possibles des recours Llorente, Pedro Cruz Villalón). On pourrait dire que tous contre les lois. les problèmes relatifs à l’amparo (champ de protection, Tout ce qui précède ne préjuge cependant en rien du objet, recevabilité, principes directeurs) sont d’une façon choix final du modèle (contrôle du législateur ou du juge) ou d’une autre liés à cette question. La réforme de 2007 qui répond fondamentalement à un modèle politique. s’est penchée sur la seconde possibilité (amparo en tant Certes, à notre avis, il existe déjà des mécanismes pour que contrôle du législateur) pour justement essayer de contrôler le législateur (recours d’inconstitutionnalité des minorer les tensions avec les juges ordinaires. lois, renvoi judiciaire sur la constitutionnalité des lois). En

143. Voir F. Rubio Llorente, réponse à « Problemas actuales del recurso de amparo », Anuario de derecho constitucional y parlamentario, nº 2, 1990, p. 158-159 ; R. L. Blanco Valdés, « La política y el derecho… », p. 262-263. 144. B. de la Cuadra, « El Tribunal Supremo apela al poder moderador del Rey contra un fallo del Constitucional », El País, 4 février 1994, en ligne : https://elpais.com/diario/1994/02/04/espana/760316428_850215.html. 145. Le texte intégral de la décision est le suivant : « Dans les procès au pénal pour lesquels a été rendu un arrêt de cassation annulé par le Tribunal constitutionnel dans le cadre d’un recours d’amparo pour atteinte aux droits fondamentaux, la deuxième chambre du Tribunal suprême, organe juridictionnel supérieur de l’ordre pénal, devra nécessairement conclure le procès en rendant l’arrêt correspondant dans les termes qui auraient été pertinents s’il avait été fait droit en cassation à l’atteinte appréciée par le Tribunal constitutionnel, donc avec la nullité et les effets décidés par le Tribunal constitutionnel ». 146. Depuis les 280 recours introduits la première année de fonctionnement du tribunal (1980) jusqu’à un maximum de 10 792 en 2009. En 2015, 7 203 amparo. 147. Voir M. Aragón Reyes, « La reforma… », p. 36-38. 152 Carlos Ruiz Miguel revanche, la configuration du RAC « contrôle des juges » l’autocontrôle n’est pas un véritable contrôle. Ils ne sont répond, selon nous, à une logique politique implacable. pas soumis à une responsabilité politique (comme dans les La Constitution proclame, en effet, que « [l]a souveraineté systèmes anglo-saxons). L’amparo « contrôle des juges » nationale réside dans le peuple espagnol duquel émanent est l’unique forme de contrôle politique d’un pouvoir qui tous les pouvoirs de l’État » 148 et que « [l]a justice émane du échappe à la logique démocratique : le Tribunal constitu- peuple et est administrée […] par des juges et des magis- tionnel est, en fin de compte, un organe politique même s’il trats […] responsables » 149. Dans un État démocratique, il possède un pouvoir juridictionnel. Cependant, l’abandon ne peut y avoir de pouvoirs politiquement irresponsables. au niveau législatif de cette option entraîne un certain En Espagne, néanmoins, les juges se trouvent soumis à déséquilibre du système des contrôles pour l’ensemble une responsabilité civile, pénale et disciplinaire, mais de l’État.

148. Art. 1.2 de la Constitution : « La soberanía nacional reside en el pueblo español, del que emanan los poderes del Estado ». 149. Art. 117.1 de la Constitution : « La justicia emana del pueblo y se administra […] por Jueces y Magistrados […] responsables ». Chroniques

Chronique de jurisprudence constitutionnelle française 2016

Aurore CATHERINE Maître de conférences en droit public à l’université de Caen Normandie Centre de recherche sur les droits fondamentaux et les évolutions du droit (CRDFED, EA 2132)

Anne-Sophie DENOLLE Maître de conférences en droit public à l’université de Nîmes Détection, évaluation et gestion des risques CHROniques et éMErgents (CHROME, EA 7352)

Eugénie DUVAL Doctorante en droit public à l’université de Caen Normandie Centre de recherche sur les droits fondamentaux et les évolutions du droit (CRDFED, EA 2132)

I. Une jurisprudence globalement protectrice des droits et libertés civils et politiques A. Un état d’urgence « permanent » à l’épreuve du contrôle de proportionnalité du juge constitutionnel B. Droit pénal : une protection accrue des droits et libertés dans le cadre de la procédure pénale mais une jurisprudence peu lisible dans le domaine économique et financier C. Le renforcement des droits des collectivités

II. La protection par le Conseil des droits économiques et sociaux : l’art de ménager la chèvre et le chou A. Les droits des travailleurs : une jurisprudence en demi-teinte B. Les avancées en demi-teinte en matière de logement et de santé

La session jurisprudentielle 2016 du Conseil constitution- vocation à être exhaustive et cherche davantage à livrer nel a été marquée, comme chaque année, par une diversité au lecteur une analyse contextualisée des décisions qui de décisions relayant des questions d’ordre substantiel et ont retenu l’attention des auteurs. procédural. Ce fut également l’occasion pour le Conseil Les droits civils et politiques ont fait, comme à l’accou- d’adopter un nouveau mode de rédaction de ses décisions tumée, l’objet d’une jurisprudence abondante, qui s’est et de rappeler certains éléments quant aux conditions avérée globalement protectrice, bien qu’elle ne soit pas de sa saisine dans le cadre d’une question prioritaire exempte de certaines critiques (I). Le Conseil a naturelle- de constitutionnalité (QPC) 1. Cette chronique n’a pas ment été amené, dans un contexte d’état d’urgence devenu

1. Voir notamment CC, déc. nº 2015-513/514/526 QPC du 14 janvier 2016, M. Alain D. et autres.

CRDF, nº 15, 2017, p. 155 - 175 156 Aurore Catherine, Anne-Sophie Denolle et Eugénie Duval permanent, à se prononcer à plusieurs reprises sur ce sujet. C’est dans ce cadre que le Conseil constitutionnel a Si la permanence actuelle de cette situation exceptionnelle été saisi à plusieurs reprises en 2016 par le juge adminis- fait l’objet de très nombreuses critiques, il n’en demeure tratif sur le fondement de l’article 61-1 de la Constitution, pas moins que le Conseil est très vigilant dans le domaine permettant au juge constitutionnel d’opérer un contrôle en exerçant un contrôle de proportionnalité des disposi- a posteriori des lois relatives à l’état d’urgence. En effet, tions en vue d’assurer une protection effective des droits le Conseil constitutionnel n’a été saisi de la question de et libertés susceptibles d’être menacés (A). L’année 2016 la constitutionnalité des lois relatives à l’état d’urgence se caractérise encore par une jurisprudence nourrie en que dans le cadre de QPC, aucune saisine a priori n’ayant matière pénale. S’agissant de la procédure pénale, les déci- eu lieu. Toutes ces décisions permettent de conforter le sions rendues apparaissent comme étant plutôt favorables régime légal de l’état d’urgence et d’en assurer les exigences aux droits des personnes. La rencontre entre le droit pénal constitutionnelles. et le domaine économique et financier semble toutefois Dans la continuité des décisions qu’il a rendues en plus problématique, le Conseil semblant à cet égard avancer la matière en 2015, le Conseil constitutionnel s’est tout à tâtons, rendant ainsi sa jurisprudence peu lisible (B). En d’abord prononcé dans deux décisions du 19 février 2016. revanche, pour ce qui concerne les collectivités locales, le Dans la première, il s’est prononcé sur l’interdiction de contrôle du Conseil permet de préciser, voire parfois de réunion et de manifestation et, dans la seconde, sur les renforcer, les droits qui leur sont attachés, et notamment perquisitions. Sont à noter plusieurs points communs : celui de leur libre administration (C). la confirmation du caractère de mesures de police admi- Il nous a semblé par ailleurs que le Conseil avait réservé nistrative des mesures de fermeture provisoire des salles une jurisprudence de premier choix aux droits écono- de spectacles, débits de boissons et lieux de réunion ou miques et sociaux protégés par la Constitution, constat qui, d’interdiction de réunion et des perquisitions ; l’affirma- à l’issue de notre analyse, est finalement apparu beaucoup tion de la compétence du juge administratif pour contrôler moins évident (II). Alors qu’ils n’occupent traditionnel- les mesures prises et la conciliation entre plusieurs droits lement pas le devant de la scène en droit constitutionnel, et libertés. les droits des travailleurs, notamment ceux protégés par Dans la décision nº 2016-535 QPC du 19 février 2016 2, le préambule de la Constitution de 1946, ont fait l’objet le Conseil commence par rappeler au considérant 3 que « la de nombreuses décisions en 2016 dont certaines méritent Constitution n’exclut pas la possibilité pour le législateur d’être particulièrement mises en exergue (A). Par ailleurs, de prévoir un régime d’état d’urgence » 3, écartant ainsi la les domaines du logement et de la santé ont été l’occasion nécessité de constitutionnaliser l’état d’urgence comme pour le Conseil de valider des réformes majeures sans pour cela fit l’objet d’un projet de réforme. Pour couper court autant être à l’abri de certaines déclarations d’inconstitu- à toute polémique sur la pérennisation de l’état d’urgence tionnalité ou de réserves d’interprétation (B). (l’un des arguments pour en assurer la constitutionnali- sation), le Conseil en profite pour affirmer que la loi « ne saurait être excessive au regard du péril imminent ou de I. Une jurisprudence globalement la calamité publique ayant conduit à la déclaration de protectrice des droits l’état d’urgence » 4. Il envisage ainsi pouvoir exercer, éga- et libertés civils et politiques lement dans le cadre de son contrôle a priori si l’occasion se présentait, un contrôle de proportionnalité d’une telle A. Un état d’urgence « permanent » loi au regard de cet objectif. à l’épreuve du contrôle Le Conseil admet ensuite que le pouvoir de l’auto- de proportionnalité du juge constitutionnel rité administrative d’ordonner, dans le cadre de l’état d’urgence, la fermeture provisoire de lieux de réunion L’état d’urgence, dont le régime est issu de la loi nº 55-385 et d’interdire les réunions de nature à provoquer ou à du 3 avril 1955, a été réformé à plusieurs reprises suite entretenir le désordre, en ce qu’il restreint la liberté de aux attentats survenus en France le 13 novembre 2015. se réunir, peut porter « atteinte au droit d’expression La conséquence en a été l’augmentation des pouvoirs collective des idées et des opinions » garanti par l’article 11 de police des autorités administratives : en volumétrie, de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen d’abord, car les mesures de police administrative prises (DDHC) 5. Une telle atteinte est jugée acceptable à la dans le cadre de l’état d’urgence pour sauvegarder l’ordre condition que les mesures dont il est question, qui pré- public se sont multipliées ; sur le fond ensuite, car la loi sentent un caractère individuel, soient motivées et que le a conféré des pouvoirs supplémentaires aux autorités juge administratif s’assure que « chacune de ces mesures administratives et au juge administratif. est adaptée, nécessaire et proportionnée à la finalité qu’elle

2. CC, déc. nº 2016-535 QPC du 19 février 2016, Ligue des droits de l’homme. 3. Déjà affirmée dans la décision nº 85-187 DC du 25 janvier 1985,Loi relative à l’état d’urgence en Nouvelle-Calédonie, cons. 4 ; rappelée dans la décision nº 2015-527 QPC du 22 décembre 2015, M. Cédric D., cons. 8 et la décision nº 2016-536 QPC du 19 février 2016, Ligue des droits de l’homme, cons. 5. 4. CC, déc. nº 2016-535 QPC, cons. 9. 5. Ibid., cons. 6. Chronique de jurisprudence constitutionnelle française 2016 157 poursuit » 6. Le Conseil précise en ce sens qu’un recours l’inviolabilité du domicile et à un recours juridictionnel peut être formé à l’encontre de la décision du ministre effectif. Tout d’abord, le champ d’application des perqui- de l’Intérieur ou du préfet, « y compris par la voie du sitions est limité aux lieux situés dans la zone couverte par référé » 7. Il en conclut que l’état d’urgence. Ensuite, la décision doit préciser le lieu et le moment de la perquisition qui doit être conduite en […] les dispositions contestées, qui ne sont pas entachées présence d’un officier de police judiciaire et de l’occupant d’incompétence négative, opèrent une conciliation qui n’est (ou à défaut de son représentant ou de deux témoins). La pas manifestement déséquilibrée entre le droit d’expression perquisition doit donner lieu à un compte rendu qui doit collective des idées et des opinions et l’objectif de valeur constitutionnelle de sauvegarde de l’ordre public 8. être communiqué sans délai au procureur de la Répu- blique. Le Conseil insiste tout particulièrement sur le fait La professeure Hélène Surrel rapproche cette juris- que la décision qui ordonne une perquisition ainsi que les prudence de celle de la Cour européenne des droits de conditions de sa mise en œuvre doivent être justifiées et l’homme 9 qui est particulièrement attentive au respect de proportionnées par rapport aux raisons qui l’ont motivée, certaines garanties, notamment l’exigence de motivation et cela surtout pour une perquisition de nuit. Celle-ci doit des décisions et l’existence d’un contrôle juridictionnel être fondée sur l’urgence ou l’impossibilité de l’effectuer le pour éviter d’éventuels abus 10. Il faut également mettre en jour. Le juge administratif devra ainsi opérer un contrôle exergue qu’en procédant de la sorte, le juge constitutionnel minutieux de l’ensemble de ces éléments pour juger de la procède par interprétations directives : il précise en effet légalité de la mesure mise en œuvre. les garanties nécessaires à la sauvegarde du droit considéré Parallèlement à ce raisonnement, certains éléments dont le juge administratif devra veiller au respect 11. de la disposition sont déclarés non conformes à la Consti- Dans la décision nº 2016-536 QPC du 19 février 2016 tution. Est ainsi déclarée inconstitutionnelle la disposi- relative aux perquisitions et saisies administratives dans tion permettant à l’autorité administrative de copier les le cadre de l’état d’urgence, était contesté le paragraphe I données informatiques auxquelles il aura été possible de l’article 11 de la loi du 3 avril 1955 dans sa rédaction d’accéder au cours de cette perquisition. Précisément, le résultant de la loi du 20 novembre 2015. Celui-ci serait, Conseil constitutionnel la juge contraire à l’article 2 de selon les requérants, contraire à la liberté individuelle, au la DDHC. Le fait de copier les données informatiques droit au respect de la vie privée et au droit à un recours mais sans saisir à proprement parler les ordinateurs a été juridictionnel effectif. Sont par ailleurs dénoncées l’incom- considéré comme « assimilable à une saisie » 15. Le Conseil pétence négative du législateur et la violation du principe considère que le législateur n’avait pas prévu de dispo- de séparation des pouvoirs. Le Conseil constitutionnel sitions permettant d’assurer une conciliation équilibrée déclare constitutionnelles les dispositions relatives aux per- entre l’objectif de valeur constitutionnelle de sauvegarde quisitions. Il juge notamment leur conformité à l’article 66 de l’ordre public et le droit au respect de la vie privée. Là de la Constitution : il reprend en ce sens les termes de encore, le juge constitutionnel se fait l’« écho » 16 de la Cour sa décision nº 2015-527 QPC. La nature préventive de européenne des droits de l’homme qui vérifie l’existence ces mesures lui permet d’affirmer que « ces perquisitions de « garanties adéquates et suffisantes contre les abus ». administratives n’ont pas à être placées sous la direction et Le Conseil constitutionnel a eu encore à préciser ces le contrôle de l’autorité judiciaire » 12. De même, il considère divers éléments dans le cadre d’une troisième QPC lors que la disposition contestée ne porte pas atteinte au droit du dernier trimestre de l’année 2016. Dans la décision à l’inviolabilité du domicile et est conforme aux articles 2 nº 2016-567/568 QPC du 23 septembre 2016, il considère et 16 de la DDHC. Si une atteinte est portée à ce droit, elle que le législateur, « en ne soumettant le recours aux perqui- est admissible dans la mesure où elle est conditionnée et sitions à aucune condition et en n’encadrant leur mise en assortie de garanties 13. Celles-ci permettent de déclarer la œuvre d’aucune garantie », n’a manifestement pas assuré constitutionnalité des dispositions en cause. L’interpré- « une conciliation équilibrée entre l’objectif de valeur tation constructive de la loi par le juge constitutionnel 14 constitutionnelle de sauvegarde de l’ordre public et le droit permet ainsi de considérer que la disposition litigieuse au respect de la vie privée » en particulier de l’inviolabilité ne porte pas d’atteintes disproportionnées aux droits à du domicile 17. Il conclut à l’inconstitutionnalité du 1° de

6. Ibid., cons. 8. 7. Ibid., cons. 14. 8. Ibid., cons. 10. 9. H. Surrel, « Chronique de jurisprudence constitutionnelle », Les nouveaux cahiers du Conseil constitutionnel, nº 52, juin 2016, p. 162-163. 10. Cour EDH, 12 juillet 2005, Güneri et autres c. Turquie, nº 45454/99, § 77 et 79. 11. Voir en ce sens A. Roux, « État d’urgence et Constitution », in P. Monge, S. Lamouroux, X. Philippe, K. Picard, A. Roux, J.-B. Perrier, N. Catelan, « Jurisprudence du Conseil constitutionnel », Revue française de droit constitutionnel, nº 107, 2016, p. 693. 12. CC, déc. nº 2016-536 QPC, cons. 4. 13. Ibid., cons. 8 à 11. 14. Voir A. Roux, « État d’urgence et Constitution », p. 697. 15. CC, déc. nº 2016-536 QPC, cons. 14. 16. H. Surrel, « Chronique de jurisprudence constitutionnelle », p. 159. 17. CC, déc. nº 2016-567/568 QPC du 23 septembre 2016, M. Georges F. et autre, cons. 8. 158 Aurore Catherine, Anne-Sophie Denolle et Eugénie Duval l’article 11 de la loi du 3 avril 1955 relative à l’état d’urgence garanties légales propres à assurer une conciliation équi- dans sa rédaction résultant de l’ordonnance du 15 avril librée entre le droit au respect de la vie privée et l’objectif 1960 et se conforme ainsi à la jurisprudence européenne de valeur constitutionnelle de sauvegarde de l’ordre public. qui exige des « garanties adéquates et suffisantes contre Le Conseil a ainsi déclaré contraires à la Constitution l’arbitraire », surtout lorsque les autorités sont habilitées à les mots : « À l’exception de celles qui caractérisent la effectuer des perquisitions sans mandat judiciaire, ce qui menace que constitue pour la sécurité et l’ordre publics implique alors « un encadrement légal et une limitation le comportement de la personne concernée » figurant à des plus stricts de tels pouvoirs » 18. Cette disposition est la dernière phrase du huitième alinéa du paragraphe I de contraire à l’article 2 de la DDHC de 1789. En effet, le l’article 11 de la loi du 3 avril 1955 19. Il a toutefois reporté législateur n’a assorti le recours aux perquisitions d’aucune les effets de cette déclaration d’inconstitutionnalité au condition et n’a encadré leur mise en œuvre d’aucune 1er mars 2017. garantie. Il n’a ainsi pas permis d’assurer une conciliation équilibrée entre l’objectif de valeur constitutionnelle de sauvegarde de l’ordre public et le droit au respect de la B. Droit pénal : une protection accrue vie privée. des droits et libertés dans le cadre Enfin, dans sa décision nº 2016-600 QPC du de la procédure pénale 2 décembre 2016, le Conseil procède à la censure partielle mais une jurisprudence peu lisible de l’article 11 de la loi du 3 avril 1955 relatif à la possibilité de dans le domaine économique et financier procéder à des perquisitions en période d’état d’urgence. Étaient contestées les modalités de ces perquisitions admi- La jurisprudence constitutionnelle en matière pénale a été nistratives (saisies, exploitations, conservation de données riche en 2016, apparaissant comme étant plutôt protectrice informatiques) au regard des droits de propriété et du des droits et libertés. respect de la vie privée. Le Conseil considère qu’il n’y a Parmi les décisions rendues, deux sont relatives à pas de conciliation manifestement déséquilibrée entre le des mesures d’incarcération. Le Conseil a appliqué le droit au respect de la vie privée ou le droit de propriété principe fondamental reconnu par les lois de la République et l’objectif de valeur constitutionnelle de sauvegarde (PFRLR) de justice pénale des mineurs pour censurer de l’ordre public. Précisément, le Conseil constitution- une disposition de l’ordonnance nº 454-174 du 2 février nel a jugé que le législateur a, en assortissant la saisie 1945 permettant au juge des enfants et au tribunal pour et l’exploitation de données informatiques d’un certain enfants d’ordonner l’exécution provisoire de leurs déci- nombre de garanties, assuré une conciliation qui n’est sions, même en cas d’opposition ou d’appel. Si le Conseil pas manifestement déséquilibrée entre le droit au respect trouve justifiée « l’exécution provisoire des mesures ou de la vie privée et l’objectif de valeur constitutionnelle sanctions éducatives et des peines » 20 qui vise à contribuer de sauvegarde de l’ordre public. Il a également jugé que « à l’objectif de leur [les mineurs] relèvement éducatif le législateur n’avait pas méconnu le droit à un recours et moral » 21, il déclare toutefois contraire à la Constitu- juridictionnel effectif. Concernant la conservation des tion la possibilité de prononcer « l’exécution provisoire données informatiques, le Conseil a relevé que le légis- d’une peine d’emprisonnement sans sursis prononcée à lateur avait encadré les conditions de conservation des l’encontre d’un mineur, alors que celui-ci comparaît libre données autres que celles caractérisant la menace ayant devant le tribunal pour enfants » 22. justifié la saisie en prévoyant un délai à l’issu duquel Dans une autre décision, le Conseil a précisé 23, à l’occa- elles sont détruites. De même, lorsque l’exploitation des sion de plusieurs réserves d’interprétation, le dispositif données conduit à la constatation d’une infraction, la loi prévu pour les personnes incarcérées à l’occasion d’une prévoit qu’elles sont conservées selon les règles applicables demande d’extradition. Il relève que le magistrat du siège, en matière de procédure pénale. Le Conseil a, en revanche, qui peut dans ce cadre prononcer l’incarcération de la constaté que lorsque les données copiées caractérisent une personne ou la laisser en liberté en la soumettant à des menace sans conduire à la constatation d’une infraction, mesures de contrôle, peut également laisser la personne le législateur n’a prévu aucun délai, après la fin de l’état en liberté « sans mesure de contrôle dès lors que celle-ci d’urgence, à l’issue duquel ces données sont détruites. Le présente des garanties suffisantes de représentation » 24. Conseil a en conséquence jugé que le législateur n’a, en ce Cette réserve s’avère « conforme à l’intention du législa- qui concerne la conservation de ces données, pas prévu de teur » 25. Les membres du Conseil ont également affirmé que

18. Cour EDH, 10 novembre 2015, Slavov et autres c. Bulgarie, nº 58500/10, § 144. 19. CC, déc. nº 2016-600 QPC du 2 décembre 2016, M. Raïme A., § 16. 20. CC, déc. nº 2016-601 QPC du 9 décembre 2016, M. Ibrahim B., § 7. 21. Ibid. 22. Ibid., § 8. 23. Voir D. Brach-Thiel, « Utiles précisions autour du placement sous écrou extraditionnel », L’actualité juridique. Droit pénal, 2016, p. 596-597. 24. CC, déc. nº 2016-561/562 QPC du 9 septembre 2016, M. Mukhtar A., § 12. 25. Commentaire de la décision nº 561/562 QPC, p. 13, en ligne : http://www.conseil-constitutionnel.fr/conseil-constitutionnel/root/bank/download/ 2016561_562QPC2016561_562qpc_ccc.pdf. Chronique de jurisprudence constitutionnelle française 2016 159

[…] le respect des droits de la défense exige que la personne particulièrement le droit au recours mais également le présentée au premier président de la cour d’appel ou au droit au respect de la vie privée et celui de mener une vie magistrat qu’il a désigné puisse être assistée par un avocat familiale normale 33. Cette décision s’inscrit ainsi dans la et avoir, le cas échéant, connaissance des réquisitions du jurisprudence constante du Conseil s’agissant du droit au 26 procureur général . recours, selon laquelle « c’est l’absence de recours qui est Enfin, alors même que le législateur n’a pas prévu potentiellement contraire à la Constitution, plutôt que « de durée maximum au placement sous écrou extradi- l’existence de règles encadrant ce recours » 34. Le Conseil tionnel » ni « d’obligation d’un réexamen périodique du constitutionnel précise également que l’absence de délai bien-fondé de la détention par un juge » 27, la personne peut imparti au juge d’instruction pour répondre à une demande « solliciter à tout instant de la procédure […] sa mise en de permis de visite effectuée par un membre de la famille liberté devant la chambre de l’instruction » 28. Le Conseil de la personne placée en détention provisoire conduit « à indique alors qu’à cette occasion le juge doit contrôler la priver la personne ayant formé une demande de permis de durée de l’incarcération de la personne, « en tenant compte visite de toute voie de recours dans l’attente d’une réponse notamment des éventuels recours exercés par la personne à sa demande » 35. et des délais dans lesquels les autorités juridictionnelles et Des dispositions du Code de procédure pénale ayant administratives ont statué » 29. En outre, si « la durée totale « pour effet de priver les parties non assistées par un avocat de la détention, dans le cadre de la procédure d’extradi- de la possibilité d’avoir connaissance des réquisitions du tion, excède un délai raisonnable », le Conseil relève que ministère public devant la chambre de l’instruction » 36 l’autorité judiciaire doit alors faire droit à la demande de ont également été censurées. Conformément à sa juris- mise en liberté 30. Le dispositif d’écrou extraditionnel se prudence antérieure 37, le Conseil considère que ces dis- voit ainsi enrichi de précisions importantes, renforçant positions instaurent une différence de traitement entre les droits des personnes dont l’extradition est demandée. les parties assistées d’un avocat et celles qui ne le sont Le juge de la loi a également, selon une jurisprudence pas. Or, cette différence de traitement n’est selon lui pas constante, censuré plusieurs dispositions du Code de pro- justifiée et méconnaît ainsi le principe du contradictoire cédure pénale pour méconnaissance du droit au recours ou et les droits de la défense 38. encore des droits de la défense et du principe du contra- Dans une décision rendue le 23 septembre 2016, les dictoire. Parmi ces décisions, la QPC posée par l’associa- juges de la rue de Montpensier se sont prononcés en tion Observatoire international des prisons a permis de faveur des droits des personnes pouvant faire l’objet d’une consolider les droits des personnes incarcérées pendant la transaction pénale, bien que « certaines zones d’ombre détention provisoire, plus particulièrement leur droit au subsistent » 39. Le Conseil a notamment censuré pour recours en cas de refus de permis de visite et d’autorisation incompétence négative dans cette décision la disposition de téléphoner 31. Le Conseil considère qu’en dehors de qui renvoyait au pouvoir réglementaire le soin de délimiter l’hypothèse d’une décision relative au refus d’accorder le champ d’application de la procédure de transaction « un permis de visite au profit d’un membre de la famille pénale 40. Surtout, il a indiqué que la personne suspectée du prévenu » 32, « l’absence de voie de droit permettant la d’avoir commis une infraction doit avoir été informée de remise en cause de la décision du magistrat […] conduit son droit à être assistée par un avocat avant d’accepter une à ce que la procédure contestée méconnaisse les exigences proposition de transaction, « y compris si celle-ci intervient découlant de l’article 16 de la Déclaration de 1789 », plus pendant qu’elle est placée en garde à vue » 41. Le Conseil « a

26. CC, déc. nº 2016-561/562 QPC, § 13. 27. Ibid, § 19. 28. Ibid., § 20. 29. Ibid., § 21. 30. Ibid. 31. Voir N. Ferran, C. Redon, « Refus de permis de visite et d’autorisation de téléphoner : vers la fin d’un déni de justice », Dedans-dehors, nº 92, juillet 2016, p. 44-45. 32. CC, déc. nº 2016-543 QPC du 24 mai 2016, Section française de l’observatoire international des prisons, § 14. 33. Ibid. ; aucune voie de recours n’est prévue s’agissant des décisions refusant un permis de visite « demandé au cours de l’instruction par une personne qui n’est pas membre de la famille […] en l’absence d’instruction ou après la clôture de celle-ci » ; il en est de même pour les « décisions refusant l’accès au téléphone à une personne placée en détention provisoire » (ibid., § 12 et 13). 34. Commentaire de la décision nº 2016-543 QPC, p. 11, en ligne : http://www.conseil-constitutionnel.fr/conseil-constitutionnel/root/bank/ download/2016543QPC2016543qpc_ccc.pdf. 35. Ibid., p. 16. 36. CC, déc. nº 2016-566 QPC du 16 septembre 2016, Mme Marie-Lou B. et autre, § 9. 37. C’est « la troisième fois depuis l’existence de la question prioritaire de constitutionnalité [que] le Conseil constitutionnel censure une disposition procédurale qui conditionne la communication de pièces à l’assistance obligatoire de l’avocat » (A.-S. Chavent-Leclère, « Inconstitutionnalité de l’assistance obligatoire de l’avocat », Procédures, nº 11, novembre 2016, commentaire 338). 38. CC, déc. nº 2016-566 QPC. 39. Voir J.-B. Perrier, « La transaction pénale et les progrès du Conseil constitutionnel », Recueil Dalloz, 2016, p. 2545 sq. 40. CC, déc. nº 2016-569 QPC du 23 septembre 2016, Syndicat de la magistrature et autre, § 17. 41. Ibid., § 9. 160 Aurore Catherine, Anne-Sophie Denolle et Eugénie Duval ainsi précisé sa jurisprudence en matière de transaction constitutionnel a rendu plusieurs décisions contestables, pénale » 42. Les droits de la défense s’appliquent en effet à en particulier en matière économique et fiscale. cette procédure de transaction qui, même si elle « n’aboutit Le Conseil a déclaré conformes à la Constitution des pas à une sanction ayant le caractère d’une punition, […] dispositions subordonnant la mise en mouvement de n’est pas étrangère au domaine répressif, puisqu’elle a pour l’action publique pour la répression de certaines infrac- objet l’extinction de l’action publique » 43. tions fiscales, notamment celle de délit de fraude fiscale 50, À l’occasion de sa décision rendue le 4 novembre au dépôt d’une plainte préalable par l’administration. 2016, le droit au silence ou droit de se taire dans le C’est ce que l’on appelle le « verrou de Bercy ». Dans une cadre d’une procédure pénale a été pour la première décision rendue le 22 juillet 2016, le Conseil a estimé que fois reconnu expressément comme ayant un caractère si ces dispositions constituaient bien une atteinte au libre constitutionnel 44. Selon le Code de procédure pénale, exercice de l’action publique par le procureur de la Répu- l’obligation de prêter serment n’est pas applicable aux blique, celle-ci n’était toutefois pas « disproportionnée » 51. personnes placées en garde à vue. Toutefois, selon la Il n’y a donc pas, entre autres, méconnaissance du principe même disposition, « [l]e fait que les personnes gardées d’indépendance de l’autorité judiciaire et de séparation à vue aient été entendues après avoir prêté serment ne des pouvoirs. En effet, l’atteinte n’est pas disproportionnée constitue […] pas une cause de nullité de la procédure » 45. selon le Conseil pour un certain nombre de raisons 52. C’est sur ce dernier point que le Conseil a rendu une Il considère que la règle est justifiée par la nature des décision de censure. En effet, infractions concernées qui

Faire ainsi prêter serment à une personne entendue en […] portent atteinte aux intérêts financiers de l’État et garde à vue de « dire toute la vérité, rien que la vérité » peut causent un préjudice principalement au Trésor public. être de nature à lui laisser croire qu’elle ne dispose pas du Ainsi, en l’absence de dépôt d’une plainte de l’adminis- droit de se taire ou de nature à contredire l’information tration, à même d’apprécier la gravité des atteintes portées qu’elle a reçue concernant ce droit 46. à ces intérêts collectifs protégés par la loi fiscale, qui sont susceptibles de faire l’objet de sanctions administratives, Il y a donc méconnaissance du droit au silence dans l’absence de mise en mouvement de l’action publique ne 53 le cadre d’une procédure pénale, qui découle du droit constitue pas un trouble substantiel à l’ordre public . de ne pas s’accuser consacré par l’article 9 de la DDHC. Cependant, le commentaire de la décision apporte deux Le Conseil n’effectue donc ici qu’un contrôle res- 54 précisions quant à la portée de cette décision 47. D’abord, treint . Or, « cette censure ne saurait signifier l’illégalité des auditions d’une personne entendue d’abord comme témoin puis […] n’est-ce pas le cœur des fonctions du parquet écono- placée en garde à vue » 48. Ensuite, le Conseil précise que mique et financier de repérer les cas les plus graves avec de ce sera « au juge judiciaire de déterminer au cas par cas véritables schémas de fraudes très souvent liés à d’autres infractions ? Ou encore de soulever des dossiers sensibles […] les conséquences à tirer d’une telle irrégularité » 49. […] en échappant à la sphère politique du fait précisément de son indépendance 55 ? Protectrice des droits et libertés constitutionnels en matière pénale, la jurisprudence du Conseil en 2016 n’est L’argumentation retenue par le Conseil pour déclarer toutefois pas exempte de critiques. En effet, le Conseil conforme à la Constitution ce dispositif semble un peu

42. Commentaire de la décision nº 2016-569 QPC, p. 11, en ligne : http://www.conseil-constitutionnel.fr/conseil-constitutionnel/root/bank/ download/2016569QPC2016569qpc_ccc.pdf. 43. Ibid. Ce n’est pas la première fois que le Conseil considère que les droits de la défense « ne se limitent pas aux seules sanctions ayant le caractère de punition » (ibid.). 44. Commentaire de la décision nº 2016-594 QPC du 4 novembre 2016, Mme Sylvie T., p. 13, en ligne : http://www.conseil-constitutionnel.fr/conseil- constitutionnel/root/bank/download/2016594QPC2016594qpc_ccc.pdf. 45. Art. 153 du Code de procédure pénale dans sa rédaction issue de la loi nº 2004-204 du 9 mars 2004 portant adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité, Journal officiel de la République française, nº 59, 10 mars 2004, p. 4567. 46. CC, déc. nº 2016-594 QPC, § 8. 47. Voir F. Malhiere, « La constitutionnalisation du droit au silence dans le cadre d’une procédure pénale », Gazette du Palais, nº 11, 14 mars 2017, p. 32 : « Si la pédagogie et le réalisme de cette motivation sont à saluer, la portée de la censure mérite d’être précisée ». 48. Commentaire de la décision nº 2016-594 QPC, p. 15. 49. Ibid. 50. Le champ d’application de cette dérogation est large ; voir le commentaire de la décision nº 2016-555 QPC du 22 juillet 2016, M. Karim B., p. 5, en ligne : http://www.conseil-constitutionnel.fr/conseil-constitutionnel/root/bank/download/2016555QPC2016555qpc_ccc.pdf. 51. CC, déc. nº 2016-555 QPC, § 15. 52. Ibid., § 12 et 14. 53. Ibid., § 13. 54. Voir A.-L. Cassard-Valembois, « Le “verrou de Bercy” n’a pas sauté ! », L’actualité juridique. Droit administratif, 2016, p. 1925 sq. 55. M.-E. Boursier, « Verrou de Bercy : consécration manquée du principe d’indépendance du Parquet », L’actualité juridique. Droit pénal, 2016, p. 538. Chronique de jurisprudence constitutionnelle française 2016 161 légère 56 au regard des critiques dont il fait l’objet 57. En ne doivent pas protéger les mêmes intérêts sociaux ; elles outre, cette décision « marque la rétrogradation du prin- doivent aboutir au prononcé de sanctions de nature diffé- cipe de la séparation des pouvoirs dans le contentieux de rente ; les poursuites et sanctions ne doivent pas relever du la QPC » 58, celui-ci devant désormais, pour faire l’objet même ordre de juridiction 65. A contrario, pour que le cumul d’une QPC, être invoqué « dans le cas où cette mécon- des poursuites soit considéré comme inconstitutionnel, ce naissance [du principe de séparation des pouvoirs] affecte qui était le cas en l’espèce, il faut qu’il existe « une quadruple par elle-même un droit ou une liberté que la Constitution identité : de fait, d’intérêt social protégé, de nature des garantit » 59. sanctions et d’ordre juridictionnel » 66. L’appréciation de ces Le Conseil constitutionnel s’est également prononcé à différents critères paraît toutefois relativement subjective, plusieurs reprises en 2016 en matière de cumul des pour- laissant ainsi au Conseil une marge d’appréciation non suites et de sanctions. Si sa jurisprudence est bien établie négligeable. s’agissant du cumul de sanctions 60, tel n’est pas le cas de En 2016, si le Conseil a développé sa jurisprudence en celle relative au cumul des poursuites. la matière, il ne l’a pour autant pas rendue plus lisible, bien Dans sa décision remarquée du 18 mars 2015, le Conseil au contraire. Dans sa décision du 14 janvier 2016, il s’est constitutionnel a déclaré contraire au principe de nécessité prononcé sur la conformité au principe de nécessité des des délits et des peines, et non au regard de l’adage « non délits et des peines des dispositions prévoyant le cumul de bis in idem » 61, le cumul des poursuites pour délit d’initié poursuites en matière de délit et de manquement d’initié, et pour manquement d’initié. Il a modifié son considérant mais dans des rédactions issues d’autres lois que celles de principe : censurées par le Conseil en mars 2015 67. Il ne retient toute- fois pas la même solution puisqu’il les déclare conformes. […] les principes ainsi énoncés [principes de légalité et de Confirmant sa jurisprudence, le Conseil relève que le nécessité des délits et des peines] ne concernent pas seu- cumul des poursuites était bien possible puisque « les faits lement les peines prononcées par les juridictions pénales mais s’étendent à toute sanction ayant le caractère d’une prévus et réprimés par les articles précités doivent être punition 62 ; […] le principe de nécessité des délits et des regardés comme susceptibles de faire l’objet de sanctions 68 peines ne fait pas obstacle à ce que les mêmes faits commis de nature différente » . Pour en arriver à cette conclusion, par une même personne puissent faire l’objet de poursuites le Conseil compare les sanctions encourues : le manque- différentes aux fins de sanctions de nature administrative ment d’initié et le délit d’initié sont tous deux passibles ou pénale en application de corps de règles distincts devant d’une amende d’1 500 000 euros. Toutefois, leur propre ordre de juridiction 63. […] le juge pénal peut condamner l’auteur d’un délit Pour qu’un tel cumul soit admis, il faut « qu’au moins d’initié à une peine d’emprisonnement lorsqu’il s’agit l’une des conditions suivantes soit remplie » 64 : les dis- d’une personne physique ; […] d’autre part, lorsque positions ne doivent pas réprimer les mêmes faits ; elles l’auteur d’un délit d’initié est une personne morale, le

56. Dans une autre décision relative au gel des avoirs en matière de terrorisme, on peut également regretter que le Conseil ait été avare de précisions dans la rédaction de ses motifs, notamment celui relatif à la présomption d’innocence. Voir CC, déc. nº 2015-524 QPC du 2 mars 2016, M. Abdel Manane M. K. ; C. Mauro, « Le gel d’avoirs n’est pas une sanction… mais un peu quand même », La semaine juridique, édition générale, nº 20-21, 2016, 589. 57. Parmi les critiques, on peut retenir par exemple le fait que ce verrou « renforce de façon excessive un pouvoir discrétionnaire de l’administration fiscale qui est soumis à bien d’autres impératifs que la punition du fraudeur, ce qui aboutit à des inégalités très fâcheuses des fraudeurs devant la loi pénale » (C. David, Les grands arrêts de la jurisprudence fiscale, 5e éd., Paris, Dalloz, 2009 ; cité par A.-L. Cassard-Valembois, « Le “verrou de Bercy” n’a pas sauté ! ») ; il faut préciser ici qu’en raison de la délimitation du champ de la QPC, c’est le principe de ce verrou qui est déclaré conforme à la Constitution et non ses conditions d’exercice, cette reconnaissance « semble donc virtuelle » (ibid.). 58. A.-L. Cassard-Valembois, « Le “verrou de Bercy” n’a pas sauté ! ». 59. CC, déc. nº 2016-555 QPC, § 9 ; voir A.-L. Cassard-Valembois, « Le “verrou de Bercy” n’a pas sauté ! ». 60. CC, déc. nº 82-143 DC du 30 juillet 1982, Loi sur les prix et les revenus, cons. 13 : « […] la règle du non-cumul des peines en matière de crimes et délits […] n’a que valeur législative et […] il peut donc toujours y être dérogé par une loi » ; le Conseil effectue un contrôle de proportionnalité : celui-ci « implique, qu’en tout état de cause, le montant global des sanctions éventuellement prononcées ne dépasse pas le montant le plus élevé de l’une des sanctions encourues » (voir par exemple CC, déc. nº 89-260 DC du 28 juillet 1989, Loi relative à la sécurité et à la transparence du marché financier, cons. 22). 61. C’est au regard de l’article 8 de la DDHC que le Conseil a censuré les dispositions législatives contestées, et non au regard de l’adage « non bis in idem ». Implicitement, cet adage apparaît donc dépourvu de valeur constitutionnelle ; voir J. Bossan, « Le cumul des poursuites appréhendé par le Conseil constitutionnel », Actualité juridique. Droit pénal, 2015, p. 179 sq. 62. Les mesures de faillite et d’interdiction prononcées par le juge civil ou commercial dans le cadre d’un redressement ou d’une liquidation judiciaire ont bien le caractère d’une punition (CC, déc. nº 2016-570 QPC du 29 septembre 2016, M. Pierre M. et CC, déc. nº 2016-573 QPC du 29 septembre 2016, M. Lakhdar Y.). 63. CC, déc. nº 2014-453/454 QPC et 2015-462 QPC du 18 mars 2015, M. John L. et autres, cons. 19. 64. Commentaire des décisions nº 2014-453/454 QPC et 2015-462 QPC, p. 10, en ligne : http://www.conseil-constitutionnel.fr/conseil-constitutionnel/ root/bank/download/2014453_454QPCet2015462QPC2014453_454_462qpc_ccc.pdf. 65. CC, déc. nº 2014-453/454 QPC et 2015-462 QPC, cons. 24 à 27. 66. O. Décima, « Tombeau de ne bis in idem », Recueil Dalloz, 2016, p. 931 sq. 67. CC, déc. nº 2015-513/514/526 QPC. 68. Ibid., cons. 12. 162 Aurore Catherine, Anne-Sophie Denolle et Eugénie Duval

juge pénal peut prononcer sa dissolution et une amende Ainsi, « [i]l serait aussi désagréable de passer deux cinq fois supérieure à celle pouvant être prononcée par ans en prison […] que de payer cent millions d’euros la commission des sanctions de l’Autorité des marchés d’amende » 76. Le Conseil adopte finalement une jurispru- 69 financiers […] . dence peu claire, notamment sur ce critère de l’identité Pour départager les sanctions qui sont de même de la nature des sanctions, qui lui laisse, là encore, une 77 nature et celles qui sont de nature différente, le Conseil large marge d’appréciation . ne s’appuie pas sur l’objet, à savoir le fait que la peine Dans deux décisions rendues cette fois en matière encourue soit une peine d’emprisonnement ou une peine fiscale, le Conseil a utilisé un raisonnement pour le moins d’amende. C’est le critère de la gravité qui est utilisé 70 : surprenant. Les requérants, dont l’ancien ministre Jérôme il examine si les sanctions « sont d’une sévérité compa- Cahuzac, espéraient que le Conseil prononce l’inconsti- rable » 71, ce qui n’était pas le cas en l’espèce des amendes tutionnalité des dispositions du Code général des impôts encourues pour manquement d’initié qui peuvent être permettant un cumul entre des pénalités fiscales et des très importantes et de la possibilité pour le juge pénal de sanctions pénales. Il fallait donc, en principe, démontrer condamner l’auteur du délit d’initié à une peine d’empri- que les critères dégagés en mars 2015 étaient bien rem- sonnement. Dans deux décisions du 29 septembre 2016, plis, c’est-à-dire qu’il y avait bien une identité sur les il a également considéré que les sanctions prévues par quatre points. Pourtant, le Conseil ne va pas appliquer le Code de commerce en cas de redressement judiciaire sa jurisprudence. Il la rappelle, mais dans une version et en cas de banqueroute étaient de nature différente, allégée puisqu’il supprime un des critères, celui de l’ordre ne faisant ainsi pas obstacle au cumul des poursuites de juridiction. Désormais, le « fait que les poursuites au sens de l’article 8 de la DDHC 72. En effet, si le juge et les sanctions prononcées relèvent ou non du même pénal peut prononcer une peine d’emprisonnement, ordre juridictionnel est […] indifférent pour l’exercice 78 une peine d’amende et d’autres peines complémentaires, du contrôle effectué par le Conseil constitutionnel » . le juge civil ou commercial ne peut que prononcer la Toutefois, « afin de mieux contourner le problème et faillite et les interdictions prévues par l’article L. 653-8 d’éluder l’application du principe de nécessité des délits et du Code du commerce 73. Toutefois, dans sa décision des peines », « le Conseil constitutionnel s’affranchit de sa du 30 septembre 2016, le Conseil a considéré que les méthode pour jouer sur un autre registre, inédit celui-là : 79 sanctions prévues par le Code monétaire et financier la complémentarité des sanctions pénale et fiscale » . pour réprimer le manquement de diffusion de fausses Le Conseil n’examine pas s’il y a en l’espèce triple informations et celui de délit de diffusion de fausses identité entre les deux procédures. Il considère que les informations étaient, au contraire, de même nature 74. articles 1729 et 1741 du Code général des impôts forment 80 Dans le commentaire de cette décision, il est précisé un « ensemble » . Celui-ci vise à assurer : qu’en l’espèce, […] la protection des intérêts financiers de l’État ainsi que l’égalité devant l’impôt, en poursuivant des finalités com- […] dès lors qu’il avait jugé dans la décision du 18 mars munes, à la fois dissuasive et répressive. Le recouvrement 2015 que l’importance de l’amende encourue [celle-ci était de la nécessaire contribution publique et l’objectif de lutte de 10 millions d’euros] était d’une sévérité équivalente à la contre la fraude fiscale justifient l’engagement de procédures peine de deux ans d’emprisonnement pour le délit d’initié, complémentaires dans les cas de fraudes les plus graves 81. il a jugé qu’il en était de même dans l’hypothèse dont il était saisi [la peine encourue en l’espèce pour manquement Il ne s’agit pas de « poursuites différentes », il n’y a d’initié peut atteindre 100 millions d’euros] 75. donc pas lieu pour le Conseil d’appliquer sa jurisprudence

69. CC, déc. nº 2015-513/514/526 QPC. 70. « L’amende et l’emprisonnement peuvent donc avoir la même “nature”, comme cela a déjà été admis dans la décision du 18 mars 2015, alors qu’inversement, des sanctions dont la matérialité est identique peuvent être de “nature différente” » (O. Decima, « Tombeau de ne bis in idem »). 71. Commentaire des décisions nº 2016-570 QPC et nº 2016-573 QPC, p. 22, en ligne : http://www.conseil-constitutionnel.fr/conseil-constitutionnel/ root/bank/download/2016570QPC2016570qpc_ccc.pdf. 72. CC, déc. nº 2016-570 QPC et 2016-573 QPC. 73. CC, déc. nº 2016-570 QPC, § 7 et 8. 74. CC, déc. nº 2016-572 QPC du 30 septembre 2016, M. Gilles M. et autres, § 12 ; si les trois critères d’identité étaient réunis en l’espèce, le juge n’a pas déclaré contraire au principe de nécessité des délits et des peines ce cumul. Il a émis une réserve dans son § 16, en prenant en compte l’intervention du législateur ; voir J.-H. Robert, « Le Conseil constitutionnel rend une nouvelle décision de règlement à propos du cumul de poursuites contre les abus de marché », La semaine juridique, édition générale, nº 49, 2016, 1315. 75. Commentaire de la décision nº 2016-572 QPC, p. 16, en ligne : http://www.conseil-constitutionnel.fr/conseil-constitutionnel/root/bank/ download/2016572QPC2016572qpc_ccc.pdf. 76. J.-H. Robert, « Le Conseil constitutionnel rend une nouvelle décision… ». 77. Voir A.-V. Le Fur, D. Schmidt, « Le traitement du cumul des sanctions administratives et pénales en droit interne : entre incohérences et insécurité juridique », Recueil Dalloz, 2016, p. 2126. 78. Commentaire des décisions nº 2016-570 QPC et 2016-573 QPC, p. 19. 79. C. Mandon, « La guerre contre la fraude fiscale aura bien lieu, commentaire des décisions QPC nº 2016-545 et 546 », Constitutions, 2016, p. 436 sq. 80. CC, déc. nº 2016-546 QPC du 24 juin 2016, M. Jérôme C., § 20. 81. Ibid. (nous soulignons). Chronique de jurisprudence constitutionnelle française 2016 163 relative au cumul des poursuites 82. Il a toutefois émis des C. Le renforcement des droits des collectivités réserves d’interprétation, notamment une dans laquelle il considère que le principe de nécessité des délits et Saisi par le Conseil d’État, le Conseil constitutionnel a des peines « impose néanmoins que les dispositions de eu à se prononcer dans la décision nº 2016-565 QPC du l’article 1741 ne s’appliquent qu’aux cas les plus graves 16 septembre 2016 d’une QPC posée pour l’Assemblée de dissimulation frauduleuse de sommes soumises à des départements de France relative à la conformité l’impôt » 83. Dès lors, seuls les manquements les plus constitutionnelle de l’article L. 3211-1 du Code général graves pourront faire l’objet de ces deux « procédures des collectivités territoriales, dans sa rédaction résultant complémentaires » prévues aux articles 1729 et 1741. Le de la loi nº 2015-991 du 7 août 2015 portant nouvelle Conseil n’hésite pas à préciser ce qu’il faut entendre organisation territoriale de la République. La question posée portait plus précisément sur les mots « dans les par ces « cas les plus graves » qui peuvent résulter « du 92 montant des droits fraudés, de la nature des agisse- domaines de compétences que la loi lui attribue » . En effet, l’association requérante estimait qu’en supprimant ments de la personne poursuivie ou des circonstances 93 de leur intervention » 84. La liberté prise par le Conseil la clause dite « de compétence générale » reconnue aux est grande 85, liberté dont le service juridique du Conseil départements, sans prévoir de dispositif leur permettant semble avoir conscience puisque le commentaire de la d’intervenir dans les domaines pour lesquels aucune autre décision paraît chercher à justifier la décision adoptée et personne publique ne dispose d’une compétence attribuée précise que le Conseil n’est « pas allé au-delà de celle-ci [la par la loi, le législateur a méconnu le principe de libre volonté du législateur] dans la formulation de sa réserve administration des collectivités territoriales. Au soutien d’interprétation » 86. de sa requête, l’association se référait à la décision du Enfin, dans une décision du 1er juillet 2016, le Conseil Conseil constitutionnel nº 2010-618 DC du 9 décembre s’est prononcé sur une disposition qui « se contente 2010 qui en aurait alors fait une condition du respect du d’énoncer le principe d’un possible cumul de poursuites principe invoqué. Le Conseil considère toutefois que la pénales et de poursuites devant la CDBF [Cour de disci- suppression de ladite clause n’est pas contraire au prin- pline budgétaire et financière] » 87. Alors qu’en mars 2015, cipe de libre administration des collectivités territoriales. le « Conseil était […] saisi de la constitutionnalité de Après avoir considéré que ce principe n’implique pas que texte définissant spécifiquement les infractions de délit « les collectivités territoriales doivent pouvoir intervenir d’initié et de manquement d’initié », en l’espèce, « l’article dans les domaines pour lesquels aucune autre personne publique ne dispose d’une compétence attribuée par la soumis à l’examen du Conseil ne définit aucune infraction 94 susceptible de donner lieu à une double procédure ; il loi » , il affirme que se borne à la rendre possible en général » 88. Le Conseil […] compte tenu de l’étendue des attributions dévolues aux déclare donc cet article conforme à la Constitution, sous départements par les dispositions législatives en vigueur, réserve que soient respectés, concernant le cumul de pour- qu’il s’agisse de compétences exclusives, de compétences suites, le principe de nécessité des délits et des peines 89, partagées avec d’autres catégories de collectivités territo- et concernant le cumul de sanctions, le principe de pro- riales ou de compétences susceptibles d’être déléguées par portionnalité 90. Ainsi, le Conseil laisse la porte ouverte d’autres collectivités territoriales, les dispositions contestées ne privent pas les départements d’attributions effectives 95. s’agissant des dispositions plus précises qui prévoient les différentes infractions susceptibles d’occasionner un Il explicite ainsi le principe en en donnant une inter- cumul 91. Ces dispositions relatives à l’« obscure » Cour prétation assez restrictive et surtout il ne l’interprète pas de discipline budgétaire et financière devraient donc à la lumière du principe de subsidiarité comme il l’avait probablement revenir rapidement rue de Montpensier. pourtant fait dans sa décision nº 2010-618 DC.

82. Commentaire des décisions nº 2016-545 QPC du 24 juin 2016, M. Alec W. et autre et 2016-546 QPC du 24 juin 2016, M. Jérôme C., p. 25, en ligne : http://www.conseil-constitutionnel.fr/conseil-constitutionnel/root/bank/download/2016546QPC2016546qpc_ccc.pdf ; voir C. Mandon, « La guerre contre la fraude fiscale… ». 83. CC, déc. nº 2016-546 QPC, § 21. 84. Ibid. 85. Pour une critique de ces décisions, voir A.-V. Le Fur, D. Schmidt, « Le traitement du cumul des sanctions… ». 86. Commentaire des décisions nº 2016-545 QPC et 2016-546 QPC, p. 25. 87. Commentaire de la décision nº 2016-550 QPC du 1er juillet 2016, M. Stéphane R. et autre, p. 7, en ligne : http://www.conseil-constitutionnel.fr/ conseil-constitutionnel/root/bank/download/2016550QPC2016550qpc_ccc.pdf. 88. F. Waserman, « L’application du principe non bis in idem et les procédures devant la CDBF », Constitutions, 2016, p. 456 sq. 89. CC, déc. nº 2016-550 QPC, § 7. 90. Ibid., § 8. 91. Voir F. Waserman, « L’application du principe non bis in idem… » ; O. Le Bot, « Cumul de sanctions pénales et disciplinaires : deux réserves d’interprétation pour la CDBF », Constitutions, 2016, p. 468-470. Le Conseil en l’espèce émet toutefois deux réserves d’interprétation, au regard du principe de nécessité des délits et des peines ; voir CC, déc. nº 2016-550 QPC, § 7 et 8. 92. CC, déc. nº 2016-565 QPC du 16 septembre 2016, Assemblée des départements de France, § 1. 93. Ibid., § 2. 94. Ibid., § 5. 95. Ibid., § 6. 164 Aurore Catherine, Anne-Sophie Denolle et Eugénie Duval

Dans ce sens d’une interprétation relativement restric- fiscalité propre dont la commune nouvelle est susceptible tive du principe de libre administration des collectivités de se retirer ainsi que celle des conseils municipaux des territoriales, on relève également la décision nº 2016- communes membres de ces établissements publics. De 597 QPC, que le Conseil rend le 25 novembre 2016. Était même, en cas de désaccord avec le projet de rattachement, en cause l’article L. 4424-9 du Code général des collectivités ces établissements publics et ces communes doivent pou- territoriales relatif au plan d’aménagement et de dévelop- voir provoquer la saisine de la commission départementale pement durable de Corse. Il y est précisé que la collectivité de coopération intercommunale 98. Le Conseil décide en territoriale de Corse fixe l’échelle des documents cartogra- conséquence de l’abrogation des dispositions contestées, phiques annexés au plan d’aménagement et la localisation mais il en reporte les effets au 31 mars 2017 afin de per- des sites remarquables. La commune requérante invoquait mettre au législateur d’apprécier les conséquences qu’il le non-respect du principe de libre administration des col- convient de tirer de cette déclaration d’inconstitutionna- lectivités territoriales ainsi que du principe d’interdiction lité. En effet, en l’espèce, l’abrogation immédiate rendrait de la tutelle d’une collectivité territoriale sur une autre. Le impossible la détermination de l’établissement public de Conseil constitutionnel a pourtant jugé de la conformité coopération intercommunale à fiscalité propre auquel de la disposition à la Constitution considérant que seul un la commune pourrait se rattacher en cas de fusion de rapport de comptabilité et non de conformité existait entre plusieurs communes membres d’établissements publics de les documents d’urbanisme et le plan d’aménagement. coopération intercommunale à fiscalité propre distincts. Dans sa décision nº 2016-588 QPC du 21 octobre Le Conseil constitutionnel précise par ailleurs que, dans 2016, le Conseil s’est prononcé sur la constitutionnalité un souci de préservation de l’effet utile de sa décision, du paragraphe II de l’article L. 2113-5 du Code général des […] la déclaration d’inconstitutionnalité peut être invo- collectivités territoriales relatif aux conséquences de la quée dans les instances en cours ou à venir dont l’issue création d’une commune nouvelle sur les établissements dépend de l’application des dispositions déclarées incons- publics de coopération intercommunale à fiscalité propre titutionnelles. auxquels appartenaient précédemment les communes Et qu’ fusionnées. Cette disposition issue de la loi NOTRe 96 méconnaîtrait le principe de libre administration des En cas d’annulation, sur ce fondement, de l’arrêté préfec- collectivités territoriales dans la mesure où elle autorise toral portant rattachement d’une commune nouvelle à le préfet à imposer à la commune nouvelle, lors de sa un établissement public de coopération intercommunale création, son rattachement à un établissement public à fiscalité propre, les deux dernières phrases du troisième de coopération intercommunale à fiscalité propre autre alinéa du paragraphe II de l’article L. 2113-5 du code général des collectivités territoriales sont applicables 99. que celui en faveur duquel elle se serait prononcée. Il est également invoqué une atteinte au principe d’égalité étant Le Conseil constitutionnel a été saisi par le Conseil considéré que la disposition contestée traite différemment d’État d’une QPC relative aux 1°, 2° et 3° du paragraphe I les communes en fonction de leur appartenance ou non de l’article 104 de la loi nº 2007-1824 du 25 décembre 2007 à certaines intercommunalités. Le Conseil admet dans de finances rectificative pour 2007. Il a rendu la décision un premier temps que la disposition en cause affecte le nº 2016-549 QPC, le 1er juillet 2016. La collectivité de Saint- principe de libre administration des communes mais Martin faisait valoir que les ressources qui lui avaient été en considérant dans le même temps que le législateur a attribuées en application de ces dispositions étaient insuffi- poursuivi un but d’intérêt général dans la mesure où il santes au regard des charges résultant des compétences de la « a entendu éviter que son choix puisse porter atteinte à commune de Saint-Martin qui lui avaient été transférées. Le la cohérence ou à la pertinence des périmètres intercom- Conseil a d’abord jugé que la compensation financière des munaux existants » 97. Toutefois, dans un second temps, il charges résultant des compétences transférées était assurée juge qu’il est porté une atteinte manifestement dispropor- et que les dispositions contestées n’avaient pas pour effet de tionnée audit principe. Au regard des conséquences que réduire le montant des ressources propres de la collectivité le rattachement à un établissement public de coopération de Saint-Martin. Les griefs tirés de la méconnaissance des intercommunale à fiscalité propre a nécessairement pour principes de libre administration et d’autonomie financière la commune nouvelle, il considère que la loi devrait prévoir ne pouvaient donc qu’être rejetés. Le Conseil a ensuite la consultation de l’organe délibérant de l’établissement jugé qu’il n’incombait pas au législateur de garantir une public de coopération intercommunale à fiscalité propre compensation intégrale des charges résultant des transferts auquel le rattachement est envisagé. Devrait également de compétences entre collectivités. Il a donc écarté le grief être prévue la consultation des organes délibérants des tiré de la méconnaissance du principe de compensation établissements publics de coopération intercommunale à des charges résultant de tels transferts de compétence. Le

96. Loi nº 2015-991 du 7 août 2015 portant nouvelle organisation territoriale de la République. 97. CC, déc. nº 2016-588 QPC du 21 octobre 2016, Communauté de communes des sources du lac d’Annecy et autre, § 8. 98. Ibid., § 9. 99. Ibid., § 13. Chronique de jurisprudence constitutionnelle française 2016 165

Conseil a en conséquence déclaré conformes à la Consti- nisés pour licenciements sans cause réelle et sérieuse. La tution les dispositions des 1°, 2° et 3° du paragraphe I de société Goodyear Dunlop souleva l’inconstitutionnalité l’article 104 de la loi du 25 décembre 2007. des dispositions législatives prévoyant l’obligation pour les entreprises de plus de onze salariés d’indemniser d’un montant au moins égal aux six derniers mois de II. La protection par le Conseil salaire ceux ayant plus d’un an d’ancienneté qui sont des droits économiques et sociaux : licenciés sans cause réelle et sérieuse 103. Selon la société requérante, l’article L. 1235-3, alinéa 2 du Code du travail l’art de ménager la chèvre et le chou ainsi contesté serait contraire à la liberté d’entreprendre A. Les droits des travailleurs : et constituerait une rupture d’égalité avec les entreprises de moins de onze salariés qui n’ont pas à respecter le une jurisprudence en demi-teinte plancher des six mois de salaire. Le Conseil va rejeter les deux arguments. Concernant la liberté d’entreprendre, Dans sa jurisprudence de 2016, le Conseil a été amené il va estimer qu’ à plusieurs reprises à se prononcer sur la constitution- nalité de dispositions à teneur sociale. Plusieurs lois ont […] en visant à dissuader les employeurs de procéder à des en effet été adoptées récemment avec pour objectif de licenciements sans cause réelle et sérieuse, les dispositions « moderniser » le modèle social existant. Les années 2015 contestées mettent en œuvre le droit de chacun d’obtenir et 2016 sont d’ailleurs considérées comme étant la période un emploi découlant du cinquième alinéa du Préambule centrale du quinquennat de François Hollande pour les de la Constitution de 1946. En prévoyant une indemnité réformes socio-économiques qui ont été menées 100 : loi minimale égale à six mois de salaire, ces dispositions ne portent pas une atteinte disproportionnée à la liberté nº 2016-41 du 27 janvier 2016 de modernisation de notre d’entreprendre 104. système de santé, loi nº 2016-1088 du 8 août 2016 relative au travail, à la modernisation du dialogue social et à la La solution dégagée en l’espèce s’inscrit dans une sécurisation des parcours professionnels, loi nº 2016-1547 jurisprudence constante du Conseil qui a tendance à ne pas du 19 novembre 2016 de modernisation de la justice du retenir l’atteinte à la liberté d’entreprendre. Ceci s’explique XXIe siècle, loi nº 2016-1691 du 10 décembre 2016 relative certainement par le fait que les lois de ces trente dernières à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la années tendent davantage à lever les obstacles à la liberté modernisation de la vie économique. économique qu’à en poser 105 et, lorsqu’elles en admettent, Au-delà des lois nouvelles contrôlées par le Conseil, c’est le plus souvent de manière circonspecte 106. plusieurs saisines par la voie de la QPC l’ont conduit Plus surprenant pouvait être perçu le développement à résoudre certains contentieux sociaux issus, le plus suivi par le Conseil sur le principe d’égalité dans la mesure souvent, de procédures de licenciement individuel ou où il admet en l’espèce ce qu’il semblait avoir refusé dans collectif. Le Conseil a notamment été sollicité pour tran- une décision de 2015, à savoir l’utilisation par le législateur cher le conflit opposant la société Goodyear Dunlop à ses du critère de l’effectif dans l’entreprise pour fonder une salariés 101. En 2014, la société mère américaine Goodyear, différence de traitement dans l’indemnisation due aux après avoir quadruplé ses bénéfices 102, invitait sa filiale salariés licenciés sans cause réelle et sérieuse. Une telle française à procéder au licenciement économique de plus différence semblait avoir été bannie par le Conseil dans de 1 000 salariés. 722 d’entre eux décidèrent de saisir le sa décision nº 2015-715 DC du 5 août 2015 relative à la conseil des prud’hommes d’Amiens en vue d’être indem- loi pour la croissance, l’activité et l’égalité des chances

100. Voir L. Daovannary, « Rétrospective 2015-2016, l’année des réformes structurantes », 22 juillet 2016, en ligne : http://www.editions-legislatives.fr/ content/r%C3%A9trospective-2015-2016-lann%C3%A9e-des-r%C3%A9formes-structurantes. 101. CC, déc. nº 2016-582 QPC du 13 octobre 2016, Société Goodyear Dunlop Tires France SA. 102. « Le fabricant américain de pneus Goodyear a réalisé de gros bénéfices l’an dernier, grâce à un crédit d’impôt qui lui a permis de compenser des effets de change défavorables et une baisse des volumes de ventes en Europe. Sur l’ensemble de l’année 2014, le groupe d’Akron (Ohio, nord-est) a engrangé un bénéfice net de 2,45 milliards de dollars, soit plus que quadruplé comparé à 2013, a-t-il annoncé mardi. Cette année-là, le bénéfice net s’élevait à 600 millions de dollars » (AFP, « Goodyear a quadruplé son bénéfice en 2014 », Le Figaro, 17 février 2015, en ligne : http://www. lefigaro.fr/flash-eco/2015/02/17/97002-20150217FILWWW00213-goodyear-chiffre-d-affaires-en-baisse-au-t4.php). 103. Art. L. 1235-3, al. 1 et 2 du Code du travail. 104. CC, déc. nº 2016-582 QPC, § 11. 105. Voir en ce sens Jean Mouly qui rappelle que « l’idée de flexibilité » favorable à l’employeur est présente « dans nombre de dispositions récentes » permettant « d’alléger les contraintes de la loi pour une catégorie d’entreprises ». Par ailleurs, l’auteur souligne que « la notion d’intérêt général, en droit du travail, est une notion de plus en plus évanescente, trop souvent instrumentalisée au profit de politiques de flexibilité néolibérales » (J. Mouly, « Le plancher d’indemnisation des licenciements injustifiés peut varier selon les effectifs de l’entreprise. Commentaire de la décision du Conseil constitutionnel, 13 octobre 2016, nº 2016-582 QPC, Société Goodyear Dunlop Tires France », Droit social, 2016, p. 1066 ; contra P. Delvolvé, « Les libertés économiques », Revue française de droit administratif, 2017, p. 33 sq.). 106. Si les atteintes à la liberté d’entreprendre sont excessives et tendent à remettre en cause le modèle économique libéral dominant, le Conseil procédera à la censure de la loi, comme ce fut le cas pour la loi de modernisation sociale qui prévoyait l’interdiction des licenciements boursiers, c’est-à-dire des licenciements économiques pour les sociétés qui ne sont pas en difficulté particulière mais souhaitent seulement améliorer leur compétitivité (CC, déc. nº 2001-455 DC du 12 janvier 2002, Loi de modernisation sociale). 166 Aurore Catherine, Anne-Sophie Denolle et Eugénie Duval

économiques 107. Le Conseil avait alors considéré que le En prévoyant que le montant minimal de l’indemnité législateur accordée par le juge en cas de licenciement sans cause réelle et sérieuse est applicable aux seuls licenciements […] devait retenir des critères présentant un lien avec le dans les entreprises d’au moins onze salariés, le législateur préjudice subi par le salarié ; […] si le critère de l’ancienneté a entendu éviter de faire peser une charge trop lourde dans l’entreprise est ainsi en adéquation avec l’objet de la sur les entreprises qu’il a estimées économiquement plus loi, tel n’est pas le cas du critère des effectifs de l’entreprise ; fragiles […] 110. […] par suite, la différence de traitement instituée par les dispositions contestées méconnaît le principe d’égalité C’est finalement ce que l’on va retenir de cette décision devant la loi 108. et qui ressortira de la plupart des commentaires 111. À Jean Mouly d’en conclure qu’ En 2016, le Conseil ne va pas suivre ce raisonnement. Pour autant, selon le commentaire officiel, il n’y a pas […] une fois de plus, le Conseil constitutionnel se livre à lieu de penser que les deux décisions se contredisent 109. une approche économique du texte contesté et raisonne Dans sa décision de 2015, le Conseil devait se prononcer en termes de coûts pour les entreprises, la pérennité des sur l’instauration d’un plafonnement de l’indemnité au plus fragiles ne devant pas être menacée. Il faut donc bien reconnaître que, là encore, le Conseil tend à assimiler, à détriment des personnes embauchées dans les entreprises l’intérêt général, l’intérêt, sinon des entreprises dans leur de moins de onze salariés alors qu’en 2016 il devait statuer ensemble, au moins d’une catégorie d’entre elles, les plus sur l’existence d’un plancher indemnitaire au profit du petites 112. personnel des entreprises de plus de onze salariés. Dans un cas, la loi était donc défavorable aux salariés en limitant par un plafond leur indemnisation, ce que le Conseil a censuré. Au cours de la session 2016, le Conseil a eu l’occasion de Dans l’autre cas, à l’inverse, la loi était propice aux salariés rendre plusieurs autres décisions portant sur le droit du en obligeant l’employeur à les indemniser en respectant travail 113 qui, comme la précédente, peuvent être consi- un seuil minimal de six mois de salaire, ce que le Conseil dérées comme étant à la fois favorables et défavorables a validé. Les deux décisions apportent ainsi des solutions aux salariés, ou plus exactement, leur étant favorables différentes sans pour autant s’opposer puisque, dans les seulement en apparence. Il s’est notamment prononcé deux cas, le Conseil s’assure que les salariés ne sont pas lésés. à deux reprises sur la situation particulière des salariés Mais dans la décision de 2016, les dispositions rela- licenciés pour faute lourde 114, faute d’une particulière tives à l’institution d’un seuil indemnitaire ne constituent gravité revêtant un caractère intentionnel 115. finalement un avantage social que dans les entreprises Le Conseil a été saisi d’une première affaire soulevant de plus de onze salariés. Le Conseil aurait pu ne pas l’inconstitutionnalité d’une disposition législative mettant s’attarder sur ce point, étant donné qu’en l’espèce il lui à l’écart du bénéfice de l’indemnité compensatrice de était demandé de se prononcer sur la présence opportune congés payés les salariés dont la rupture du contrat de d’un seuil indemnitaire dans les entreprises dépassant les travail est inhérente à une faute lourde 116. Le requérant onze salariés et non sur l’absence d’un tel seuil dans les estimait que cette privation était constitutive d’une vio- petites entreprises. Pourtant, le Conseil va se focaliser lation du droit au repos, du droit à la protection de la quasi exclusivement sur le sort de ces entreprises à effec- santé et d’une atteinte au principe d’individualisation des tif réduit pour constater l’absence d’atteinte au principe peines. Mais le Conseil va préférer se prononcer sur un d’égalité. Ainsi, au lieu de montrer que la loi est fondée à autre moyen, le principe d’égalité, dont il s’est saisi d’office. offrir des garanties aux salariés des entreprises de plus de On aurait pu s’attendre à ce que le Conseil analyse onze salariés pour protéger le droit de chacun d’obtenir la potentielle rupture d’égalité au regard de la différence un emploi, le Conseil va souligner que la loi est fondée à de traitement qui existe entre les salariés bénéficiaires ne pas offrir une garantie équivalente dans les entreprises de l’indemnité compensatrice de congés payés et ceux à effectif plus limité. Il affirme qu’ qui, auteurs d’une faute lourde, en sont en principe

107. CC, déc. nº 2015-715 DC du 5 août 2015, Loi pour la croissance, l’activité et l’égalité des chances économiques : Constitutions, 2015, p. 421-432, comm. A. Fabre. 108. CC, déc. nº 2015-715 DC, cons. 152. 109. Commentaire de la décision nº 2016-582 QPC, p. 9-10, en ligne : http://www.conseil-constitutionnel.fr/conseil-constitutionnel/root/bank/ download/2016582QPC2016582qpc_ccc.pdf. 110. CC, déc. nº 2016-582 QPC, § 8. 111. Voir notamment le commentaire de la décision nº 2016-582 QPC ; J. Mouly, « Le plancher d’indemnisation… ». 112. J. Mouly, « Le plancher d’indemnisation… », p. 1066. 113. Voir notamment en plus des décisions ici étudiées : CC, déc. nº 2016-533 QPC du 14 avril 2016, M. Jean-Marc P. 114. CC, déc. nº 2015-523 QPC du 2 mars 2016, M. Michel O. : J. Mouly, « Invalidation par le Conseil constitutionnel des dispositions subordonnant le droit à l’indemnité compensatrice de congés payés à l’absence de faute lourde du salarié », Droit social, 2016, p. 475-478 ; CC, déc. nº 2016- 558/559 QPC du 29 juillet 2016, M. Joseph L. et autre. 115. La Cour de cassation retient que la faute lourde est notamment constituée par la volonté malveillante du salarié qui cherche à nuire à l’entreprise (Cass. soc., 16 mai 1990, nº 88-41565 ; Cass. soc., 3 octobre 1990, nº 88-42334 ; Cass. soc., 29 novembre 1990, nº 88-40618). 116. CC, déc. nº 2015-523 QPC. Chronique de jurisprudence constitutionnelle française 2016 167 exclus, sachant au surplus que le droit de l’Union ne En cas de licenciement non consécutif à une faute lourde, retient pas une telle distinction 117. Mais le Conseil va et si le salarié en fait la demande avant la fin du préavis, éluder cette question et se focaliser sur la seule différence la somme correspondant au solde du nombre d’heures de traitement existant entre les salariés licenciés pour acquises au titre du droit individuel à la formation et faute lourde sachant que certains d’entre eux, ceux dont non utilisées, multiplié par le montant forfaitaire visé au deuxième alinéa de l’article L. 6332-14, permet de financer l’employeur est affilié à une caisse de congés, peuvent 118 tout ou partie d’une action de bilan de compétences, de bénéficier de ladite indemnité . Le Conseil va consi- validation des acquis de l’expérience ou de formation. À dérer que la rupture d’égalité entre les salariés licenciés défaut d’une telle demande, la somme n’est pas due par 119 pour faute lourde est constituée et injustifiée , ce qui l’employeur. aura pour effet d’invalider la disposition contestée qui prévoyait que Les requérants considèrent que ces dispositions constituent une rupture d’égalité dans l’accès à la for- L’indemnité est due dès lors que la rupture du contrat de mation individuelle selon que le salarié est licencié pour travail n’a pas été provoquée par la faute lourde du salarié, faute lourde ou non. que cette rupture résulte du fait du salarié ou du fait de Le Conseil ne va pas se prononcer sur cette rupture 120 l’employeur . d’égalité et va développer un raisonnement assez surpre- Par conséquent, même si le Conseil a contrôlé cette nant en considérant que disposition par un biais limité, sa censure reste globale, L’impossibilité pour le salarié licencié pour faute lourde de provoquant l’alignement de tous les salariés sur le régime demander, postérieurement à l’expiration de son contrat général du bénéfice de l’indemnité compensatrice de de travail, le bénéfice des heures acquises au titre du droit congés payés, y compris donc au profit des salariés licen- individuel à la formation et non utilisées à la date d’effet de ciés pour faute lourde dont l’employeur n’est pas adhérent son licenciement ne résulte pas des dispositions contestées de l’article L. 6323-17 du code du travail. à une caisse de congés. Mais force est de constater que le Conseil s’est tout de Il en conclut que « le grief tiré de l’atteinte à l’égal même bien gardé de se prononcer sur la situation spéci- accès à la formation professionnelle est donc inopérant fique des salariés licenciés pour faute lourde qui se voient à l’encontre de ces dispositions » 122. ainsi restreindre l’usage de leurs droits par la loi, comme Selon le Conseil, le salarié licencié pour faute lourde le droit aux congés payés, alors même que la jouissance est de facto exclu du bénéfice de l’article L. 6323-17 au motif de ceux-ci apparaît sans lien avec un quelconque motif que le droit individuel à la formation y afférant ne peut de licenciement 121. être déclenché que durant la période de préavis qui n’est Le droit individuel à la formation fait également partie pas reconnue à ces salariés. Sur ce seul motif, le Conseil des acquis dont le législateur a limité le bénéfice pour refuse ainsi d’apprécier la situation spécifique des salariés les salariés licenciés pour faute lourde. Le Conseil a eu licenciés pour faute lourde et la rupture d’égalité qui en l’occasion de se prononcer sur ce dispositif légal dans découle. Selon le Conseil, c’est donc cette situation de sa décision nº 2016-558/559 QPC du 29 juillet 2016. Le fait qui est responsable du sort du salarié licencié pour Conseil était saisi des dispositions encadrant la possibilité faute lourde et non la législation relative à l’exercice du pour le salarié licencié de demander durant son préavis à droit individuel à la formation dont il refuse de contrôler recouvrer ses droits à formation non utilisés au cours du la constitutionnalité. C’est donc l’absence de préavis qui contrat de travail, dispositions non applicables aux salariés justifie selon le Conseil que les salariés licenciés pour faute licenciés pour faute lourde. Plus précisément, l’article lourde soient privés de leur droit individuel à formation. L. 6323-17 du Code du travail qui était contesté prévoit qu’ Mais il n’y a pas que les salariés licenciés pour faute lourde

117. CJUE, 26 juin 2001, The Queen c. Secretary of State for Trade and Industry, ex parte Broadcasting, Entertainment, Cinematographic and Theatre Union (BECTU), C-173/99. 118. Les employeurs qui adhérent à une caisse de congés sont ceux qui interviennent dans des secteurs d’activité où les salariés peuvent être confrontés du fait de leur mission à l’intermittence et / ou à la précarité. Il s’agit ainsi des secteurs du bâtiment et des travaux publics ; des entreprises de transport ; des entreprises de manutention des ports et des dockers et des entreprises de spectacles. Précisons que, dans ces secteurs, tous les salariés ne sont pas nécessairement en situation de précarité et / ou d’intermittence mais, dans la mesure où leur employeur est affilié à une caisse de congés payés, ils pourront tous bénéficier de l’indemnité compensatrice de congés payés même s’ils sont licenciés pour faute lourde (ancien art. L. 3141-28 du Code du travail). 119. Voir CC, déc. nº 2015-523 QPC, cons. 9 : « Considérant que, la différence de traitement entre les salariés licenciés pour faute lourde selon qu’ils travaillent ou non pour un employeur affilié à une caisse de congés est sans rapport tant avec l’objet de la législation relative aux caisses de congés qu’avec l’objet de la législation relative à la privation de l’indemnité compensatrice de congé payé ; que, par suite, les dispositions contestées méconnaissent le principe d’égalité devant la loi ; que, sans qu’il soit besoin d’examiner les autres griefs, les dispositions contestées doivent être déclarées contraires à la Constitution ». 120. Ancien art. L. 3141-26, al. 2 du Code du travail. 121. Jean Mouly estime d’ailleurs que « si l’on considère que le droit aux congés payés n’est plus, comme jadis, une “récompense” de la fidélité du salarié, mais un véritable droit, octroyé en contrepartie de l’accomplissement d’un travail et lui permettant, entre autres, de préserver sa santé, il faut bien reconnaître que la faute du salarié, quelle qu’en soit la gravité, ne peut pas être de nature à le priver de ce droit. On ne saurait, en effet, transiger avec la santé du travailleur » (J. Mouly, « Invalidation par le Conseil constitutionnel… »). 122. CC, déc. nº 2016-558/559 QPC, § 9. 168 Aurore Catherine, Anne-Sophie Denolle et Eugénie Duval qui ne bénéficient pas de préavis, c’est également le cas des Modifiant les règles relatives à la représentativité des salariés licenciés pour faute grave. Or, pour ces derniers, syndicats de salariés, la loi du 20 août 2008 127 aurait permis bien qu’ils soient dépourvus de préavis comme les salariés selon certains de passer d’une « logique de représentativité licenciés pour faute lourde, le législateur ne semble pas octroyée, descendante et permanente pour instituer une avoir voulu les priver de leur droit à la formation. C’est représentativité réglée, ascendante et évolutive » 128. Cette ce qui ressort de l’interprétation officielle des textes faite évolution, bien qu’elle ait été critiquée, n’en était pas moins en 2011 par le ministère du Travail qui préconise que attendue 129, notamment au regard de « l’accroissement du l’employeur satisfasse à la demande du salarié licencié pour rôle de la négociation collective » 130. Mettant fin à la pré- faute grave tendant à bénéficier des heures dues au titre du somption irréfragable de représentativité au profit des cinq droit individuel à la formation 123. Le ministre précise que grandes centrales syndicales, la loi de 2008 a modifié les cette demande doit être effectuée « pendant une période critères de représentativité et en a introduit de nouveaux. égale à celle du préavis qui aurait été applicable s’il n’avait Parmi les sept critères cumulatifs inscrits à l’article L. 2121-1 pas été licencié pour faute grave » 124. L’absence de préavis du Code du travail 131, on retrouve notamment celui de n’est donc pas en soi un obstacle au bénéfice des droits l’audience qui est mesuré en fonction des résultats obtenus acquis au titre de la formation individuelle, ce qui vient aux élections professionnelles. Il ne s’agit toutefois que sérieusement ébranler le raisonnement du Conseil… du régime prévu pour les salariés du secteur privé. La loi 132 du 5 juillet 2010 a modifié le régime de représentativité Le Conseil a également été saisi en 2016 de plusieurs syndicale dans le secteur public. dispositions législatives relatives à la liberté syndicale Le Conseil a eu l’occasion en 2016 de se pronon- et au principe de participation des travailleurs. Dans cer sur ce thème. Plus précisément, dans une décision deux décisions, il a été plus particulièrement amené à nº 2016-579 QPC rendue le 5 octobre 2016, il a examiné 133 se prononcer sur la représentativité 125 des organisations la conformité d’une disposition législative interprétée syndicales de salariés et des organisations professionnelles par la Cour de cassation comme « cré[ant] une exception d’employeurs. Cette question de la représentativité est en faveur de la CDC [Caisse des dépôts et consignations] 134 cruciale, tant pour les syndicats de salariés que pour les au droit commun de la représentation syndicale » . Au syndicats d’employeurs. sein de la Caisse des dépôts et consignations et de ses S’agissant des organisations syndicales de salariés, seuls filiales, sont employés des agents publics mais aussi des salariés de droit privé 135. Si l’article 34, alinéa 4 de la loi Les syndicats déclarés « représentatifs » peuvent […] dési- du 28 mai 1996 prévoit des règles propres à la Caisse gner des délégués syndicaux et créer des sections syndicales des dépôts et consignations, l’alinéa suivant traite de dans les entreprises, présenter des candidats au premier l’ensemble du groupe, incluant ainsi les filiales. Selon tour des élections professionnelles, négocier les accords cet alinéa 5 de l’article 34, collectifs, participer à la gestion d’organismes de l’État social, siéger dans des organismes de concertation, bénéficier de La Caisse des dépôts et consignations représentée par son financements 126… directeur général est […] habilitée à conclure des accords

123. Réponse du ministère du Travail du 1er février 2011, Journal officiel de l’Assemblée nationale, p. 1068, à la question écrite nº 68695 d’Arlette Grosskost, Journal officiel de l’Assemblée nationale, 12 janvier 2010, p. 258, en ligne : http://questions.assemblee-nationale.fr/q13/13-68695QE.htm. 124. Ibid. 125. Voir A. Bevort, « De la position commune sur la représentativité au projet de loi : renouveau et continuité du modèle social français », Droit social, 2008, p. 823 : « Le régime de la représentativité définit les procédures de reconnaissance des acteurs collectifs déclarés aptes à agir au nom des salariés et des employeurs ». 126. Ibid. 127. Loi nº 2008-789 du 20 août 2008 portant rénovation de la démocratie sociale et réforme du temps de travail, Journal officiel de la République française, nº 194, 21 août 2008, p. 13064. 128. S. Béroud, J.-P. Le Crom, K. Yon, « Représentativités syndicales, représentativités patronales. Règles juridiques et pratiques sociales. Introduction », Travail et emploi, nº 131, 2012, p. 5-22 ; cité dans le commentaire de la décision nº 2015-519 QPC du 3 février 2016, Mouvement des entreprises de France et autres, p. 3, en ligne : http://www.conseil-constitutionnel.fr/conseil-constitutionnel/root/bank/download/2015519QPC2015519qpc_ccc.pdf. 129. MEDEF, CFDT, CGPME, CFE-CGC, UPA, CFTC, CGT-FO, CGT, « Position commune sur la représentativité, le développement du dialogue social et le financement du syndicalisme », 9 avril 2008. 130. F. Favennec-Héry, « La représentativité syndicale », Droit social, 2009, p. 630. 131. Art. L. 2121-1 du Code du travail : « La représentativité des organisations syndicales est déterminée d’après les critères cumulatifs suivants : 1° Le respect des valeurs républicaines ; 2° L’indépendance ; 3° La transparence financière ; 4° Une ancienneté minimale de deux ans dans le champ professionnel et géographique couvrant le niveau de négociation. Cette ancienneté s’apprécie à compter de la date de dépôt légal des statuts ; 5° L’audience établie selon les niveaux de négociation conformément aux articles L. 2122-1, L. 2122-5, L. 2122-6 et L. 2122-9 ; 6° L’influence, prioritairement caractérisée par l’activité et l’expérience ; 7° Les effectifs d’adhérents et les cotisations ». 132. Loi nº 2010-751 du 5 juillet 2010 relative à la rénovation du dialogue social et comportant diverses dispositions relatives à la fonction publique, Journal officiel de la République française, nº 154, 6 juillet 2010, p. 1224. 133. Loi nº 96-452 du 28 mai 1996 portant diverses mesures d’ordre sanitaire, social et statutaire, Journal officiel de la République française, nº 123, 29 mai 1996, p. 7912, dans sa rédaction résultant de la loi nº 2001-420 du 15 mai 2001 relative aux nouvelles régulations économiques, Journal officiel de la République française, nº 113, 16 mai 2001, p. 7776, art. 34. 134. Commentaire de la décision nº 2016-579 QPC du 5 octobre 2016, Caisse des dépôts et consignations, p. 7, en ligne : http://www.conseil-constitutionnel. fr/conseil-constitutionnel/root/bank/download/2016579QPC2016579qpc_ccc.pdf. 135. Ibid., p. 2. Chronique de jurisprudence constitutionnelle française 2016 169

collectifs avec les organisations syndicales représentatives Le législateur a donc, selon le Conseil constitutionnel, et une ou plusieurs personnes morales liées à elle au sens méconnu l’étendue de sa compétence et le huitième alinéa 136 II de l’article L. 439-1 du code du travail . du préambule de la Constitution de 1946 qui protège le Ces accords peuvent notamment porter « sur la dési- principe de participation des travailleurs. Il abroge alors les gnation et les compétences de délégués syndicaux com- dispositions contestées mais, afin d’éviter « de supprimer muns » 137. Sur cette base, un accord collectif a été adopté toute représentation syndicale commune aux agents de par la Caisse des dépôts et consignations, instaurant des droit public et aux salariés de droit privé au sein du groupe 145 règles de représentativité dérogatoires à celles prévues par de la Caisse des dépôts et consignations » , il en reporte le législateur. Malgré l’adoption d’avenants, cet accord ne les effets au 31 décembre 2017. prenait pas en compte, au moment du litige, les modifica- Le Conseil s’est également prononcé en 2016 sur tions introduites par le législateur en 2008 en matière de la représentativité des organisations professionnelles représentativité syndicale 138. Selon la Cour de cassation, d’employeurs. Jusqu’en 2014, en l’absence de loi en la la Caisse des dépôts pouvait bel et bien déroger au droit matière, c’est le juge administratif qui appliquait aux syn- commun de la représentativité syndicale 139, règles qui sont dicats d’employeurs les critères prévus pour les syndicats 146 147 d’ordre public 140. C’est cette interprétation de l’article liti- de salariés . Dans un « sursaut tardif » , le législateur a gieux qui était contestée par les requérants. adopté un régime juridique spécifique aux organisations 148 Le Conseil a déjà indiqué à plusieurs reprises 141 que d’employeurs . La représentativité des organisations si le législateur peut autoriser professionnelles d’employeurs, « élément central de leur légitimité » 149, leur permet notamment d’être membres […] un accord collectif à déroger à une règle qu’il a de certaines instances, de bénéficier de financements lui-même édictée et à laquelle il a entendu conférer un mais surtout leur confère des prérogatives en matière de caractère d’ordre public, il doit [toutefois] définir d’une négociation collective 150. L’article L. 2151-1 du Code du façon précise l’objet et les conditions de cette dérogation 142. travail fixe six critères cumulatifs, « très proches de ceux Or, en l’espèce selon le Conseil, prévus pour les organisations syndicales de salariés » 151. Toutefois, à la différence des critères prévus pour les […] le législateur n’a pas défini de façon suffisamment syndicats de salariés, l’audience est mesurée en fonction précise l’objet et les conditions de la dérogation qu’il a du nombre d’entreprises adhérentes à l’organisation 152. entendu apporter aux règles d’ordre public qu’il avait C’est cette mesure de l’audience par référence au nombre établies en matière de représentativité syndicale et de négociation collective 143. d’entreprises adhérentes qui a fait l’objet de la décision du Conseil rendue le 3 février 2016 153. En effet, les accords collectifs prévus par l’article 34 peuvent Saisi par plusieurs organisations professionnelles porter sur « les conditions de désignation des délégués d’employeurs dont le Mouvement des entreprises de syndicaux communs […] ce qui inclut, notamment, la France (MEDEF), le Conseil a déclaré conformes à la définition des critères d’audience et de représentativité » Constitution, et plus particulièrement aux alinéas 6 et 8 mais aussi « la détermination des compétences de ces du préambule de la Constitution de 1946 et à l’article 6 délégués syndicaux communs » 144. de la DDHC, plusieurs dispositions du Code du travail.

136. Loi nº 96-452 dans sa rédaction résultant de la loi nº 2001-420, art. 34, al. 5. 137. Ibid., art. 34, al. 6. 138. Voir le commentaire de la décision nº 2016-579 QPC, p. 5-7. 139. Cass. soc., 8 juillet 2015, nº 14-20.837. 140. Cass. soc., 6 janvier 2011, nº 10-18.205. 141. Voir par exemple CC, déc. nº 2004-494 DC du 29 avril 2004, Loi relative à la formation professionnelle tout au long de la vie et au dialogue social. 142. CC, déc. nº 2016-579 QPC, § 7. 143. Ibid., § 9. 144. Ibid., § 8. 145. Ibid., § 11. 146. Commentaire de la décision nº 2015-519 QPC, p. 3. 147. L. Dauxerre, « Conformité à la Constitution du critère de mesure de l’audience des organisations professionnelles d’employeurs », La semaine juridique, social, nº 8-9, 2016, 1081. 148. Loi nº 2014-288 du 5 mars 2014 relative à la formation professionnelle, à l’emploi et à la démocratie sociale, Journal officiel de la République française, nº 55, 6 mars 2014, p. 4848. 149. M. Grévy, « Syndicats professionnels (III – Prérogatives et action) », Répertoire de droit du travail, octobre 2015 ; cité dans le commentaire de la décision nº 2015-519 QPC, p. 6. 150. Commentaire de la décision nº 2015-519 QPC, p. 6-9. 151. Ibid., p. 4. 152. Ce n’est donc pas le même critère qui est prévu pour mesurer l’audience pour les syndicats de salariés et pour les syndicats d’employeurs. Voir B. Teyssié, J.-F. Cesaro, A. Martinon, « La représentativité des organisations professionnelles d’employeurs », La semaine juridique, social, nº 10, 2011, 1102 : « La mesure de l’audience des organisations professionnelles d’employeurs ne peut guère trouver appui sur les résultats des scrutins professionnels auxquels les employeurs sont parfois invités à participer : élections prud’homales, élections organisées dans le cadre des chambres professionnelles […]. Ces scrutins répondent à des finalités et sont soumis à des modalités qui rendent, pour le moins, extrêmement difficile leur utilisation pour mesurer l’audience des organisations professionnelles d’employeurs ». 153. CC, déc. nº 2015-519 QPC. 170 Aurore Catherine, Anne-Sophie Denolle et Eugénie Duval

Cette décision permet notamment de rappeler quel est le organisations professionnelles d’employeurs le nombre de champ des bénéficiaires de la liberté syndicale protégée salariés et le chiffre d’affaires n’est pas inconstitutionnel. par l’alinéa 6 du préambule de 1946 et de préciser celui Toutefois, si le législateur avait souhaité les prendre en du principe de participation prévu à l’alinéa 8. Selon les compte, la disposition aurait été conforme à la Consti- requérants, mesurer l’audience des organisations selon le tution. C’est d’ailleurs en ce sens que la loi dite Travail seul critère du nombre des entreprises adhérentes, sans du 8 août 2016 a modifié le critère de l’audience, celle-ci prendre en compte le nombre de salariés ou le chiffre pouvant désormais se mesurer d’affaires des entreprises, méconnaît la liberté syndicale. Si […] en fonction du nombre d’entreprises volontairement la question s’était posée en 1946 de restreindre le bénéfice adhérentes ou de leurs salariés soumis au régime français de la liberté syndicale aux seuls travailleurs ou de l’étendre de sécurité sociale et, selon les niveaux de négociation, aux employeurs, la présente décision est l’occasion de en application du 3° des articles L. 2152-1 ou L. 2152-4 159. rappeler que cette liberté est applicable largement, à « tout homme » 154. En l’espèce, le Conseil relève d’abord « qu’il Le Conseil, chargé d’apprécier la conformité à la était loisible au législateur, pour fixer les conditions de Constitution de cette loi, n’a pas été saisi sur ce point mise en œuvre de la liberté syndicale, de définir des critères mais tout porte à croire que celle-ci aurait été déclarée de représentativité des organisations professionnelles constitutionnelle, eu égard au « brevet de constitution- d’employeurs » 155. Il n’y a pas, selon le Conseil, de contra- nalité » que semble lui conférer la décision commentée riété avec l’alinéa 6 du préambule de 1946. Parmi les motifs du 3 février 2016. du Conseil, le considérant 9 attire l’attention. Le Conseil Cette décision permet également au Conseil de pré- relève d’abord le but poursuivi par le législateur, plutôt ciser l’étendue du champ des bénéficiaires du principe favorable aux petites entreprises : de participation des travailleurs protégé par l’alinéa 8 du préambule de 1946. Pour la première fois, il affirme […] le législateur a entendu assurer un égal accès à la repré- que celui-ci, sentativité des organisations professionnelles d’employeurs quel que soit le nombre des salariés employés par les […] qui consacre un droit aux travailleurs, par l’intermé- entreprises adhérentes ou leur chiffre d’affaires. diaire de leurs délégués, à la participation et à la détermi- nation collectives de leurs conditions de travail, ne confère Il ajoute ensuite qu’ aucun droit équivalent au bénéfice des employeurs […] 160. […] en outre, en vertu du troisième alinéa de l’article L. 2261- Si « [l]’invocation sans ambages du droit de participa- 19 du code du travail, le nombre de salariés des entreprises tion au soutien des droits des organisations d’employeurs adhérant aux organisations professionnelles d’employeurs était inédite », la solution retenue par le Conseil n’en n’était est pris en compte en matière de négociation collective 156. pas moins « aussi logique que prévisible » 161. Dans son C’est cette deuxième partie du considérant qui sus- considérant 11, le Conseil rappelle que ce droit cite des interrogations puisque l’on peut se demander […] a pour bénéficiaires, sinon la totalité des travailleurs pourquoi le Conseil donne cette précision, après avoir employés à un moment donné dans une entreprise, du rappelé le but poursuivi par le législateur. Comme l’a moins tous ceux qui sont intégrés de façon étroite et per- affirmé Sophie Nadal, on peut, dans un premier temps, manente à la communauté de travail qu’elle constitue, avoir l’impression qu’il s’agit d’une « justification complé- même s’ils n’en sont pas les salariés 162. mentaire » 157. Toutefois, ce n’est pas le cas selon elle. En S’il ne s’applique pas aux employeurs, ce droit a tou- effet, juste après le rappel du contenu du considérant 9, il tefois un champ étendu. En effet, le Conseil a par exemple est fait mention dans le commentaire de la décision que retenu dans une décision de 2006 que Le législateur aurait sans doute pu, sans méconnaître aucune exigence constitutionnelle, pondérer le critère de l’audience […] s’il était loisible au législateur […] de ne pas confé- en fonction du nombre de salariés des entreprises, mais rer à l’ensemble des travailleurs mis à disposition d’une à l’inverse l’absence de pondération pour apprécier la entreprise la qualité d’électeur pour désigner les délégués représentativité n’était pas inconstitutionnelle 158. du personnel et les représentants des salariés à son comité d’entreprise, il ne pouvait, sans méconnaître le huitième Dès lors, le fait en l’espèce pour le législateur de ne pas alinéa du Préambule de 1946, limiter le corps électoral aux prendre en compte dans la détermination de l’audience des seuls salariés qui lui sont liés par un contrat de travail 163.

154. Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946, al. 6 ; voir le commentaire de la décision nº 2015-519 QPC, p. 14. 155. CC, déc. nº 2015-519 QPC, cons. 8. 156. Ibid, cons. 9 (nous soulignons). 157. S. Nadal, « La représentativité patronale devant le Conseil constitutionnel », Revue de droit du travail, nº 5, 23 mai 2016, p. 354. 158. Commentaire de la décision nº 2015-519 QPC, p. 15. 159. Art. L. 2151-1 du Code du travail (nous soulignons). 160. CC, déc. nº 2015-519 QPC, cons. 11. 161. S. Nadal, « La représentativité patronale… » 162. CC, déc. nº 2015-519 QPC, cons. 11. 163. CC, déc. nº 2006-545 DC du 28 décembre 2006, Loi pour le développement de la participation et de l’actionnariat salarié et portant diverses dispositions d’ordre économique et social, cons. 30. Chronique de jurisprudence constitutionnelle française 2016 171

Il semblerait pourtant que le Conseil ait procédé à un et au fonctionnement des instances représentatives du certain « resserrement » 164 du principe de participation personnel des franchisés et franchiseurs » 168. On en vient protégé par le préambule de 1946, à l’occasion de son alors à se demander si la création de cette instance de examen de la loi Travail. dialogue social prévue par l’article 64 est bien fondée La loi du 8 août 2016 relative au travail, à la moderni- sur le principe de participation. En effet, le Conseil ne sation du dialogue social et à la sécurisation des parcours répond pas directement au grief des requérants, il se professionnels prévoit, en son article 64, contente d’indiquer que la nouvelle instance de dialogue social ne porte pas atteinte aux instances représentatives […] la mise en place, dans les réseaux d’exploitants d’au déjà existantes, sous-entendant que seules ces dernières moins trois cents salariés en France, liés par un contrat relèvent du principe de participation. C’est à l’occasion de franchise, d’une instance de dialogue social commune à l’ensemble du réseau 165. de l’examen des autres griefs que l’on apprend qu’il n’existe pas entre les salariés de différents franchisés de Alexandre Fabre ne manque pas de souligner la « communauté de travail » 169. Pourtant, il estime qu’il « singularité » de cette instance de dialogue social, dont la y a bien entre ces salariés « une communauté d’intérêt création s’inscrit dans une « logique de transcendance des des salariés de réseaux de franchise » 170. Or, il semble cadres habituels que forment l’entreprise, l’employeur et qu’entre ces deux expressions, la « nuance [soit] subtile, le contrat de travail » 166. L’article 64 de cette loi est relatif voire illusoire » 171. En outre, le Conseil ne s’appuie pas à la création et à la composition de cette instance mais sur le principe de participation lorsqu’il rappelle l’objectif aussi entre autres aux modalités de prise en charge de poursuivi par le législateur, dans son paragraphe 32 sur son fonctionnement. Selon les requérants, cet article était la liberté d’entreprendre 172. En définitive, la décision du contraire au principe de participation des travailleurs, à Conseil est sur ce point surprenante et peu lisible. On la liberté d’entreprendre du franchiseur et du franchisé, ne comprend guère pourquoi celui-ci a fait l’économie au principe d’égalité ou encore à l’objectif d’intelligibilité. d’affirmer clairement que la disposition litigieuse n’était Sur le principe de participation, le Conseil est plutôt pas fondée sur l’alinéa 8 du préambule de 1946. C’est sur « expéditif » lorsqu’il écarte ce grief. Ce principe est limité, un autre terrain, et finalement de manière assez margi- comme on l’a déjà précisé, au bénéfice des seuls salariés nale, que deux dispositions de l’article 64 ont fait l’objet de partageant une même « communauté de travail ». Selon réserves d’interprétation 173 et que l’une a été censurée 174. les parlementaires requérants, « la mise en place d’une Dans cette même décision, le Conseil a eu à connaître instance de dialogue social n’est possible que si les salariés de l’exercice de la liberté syndicale à travers l’article 27 de y participant appartiennent à la même communauté la loi Travail portant sur la mise à disposition de locaux par de travail » 167, ce qui ne serait pas le cas des salariés de les collectivités territoriales et leurs groupements au profit différents franchisés. Le législateur ne pouvait donc créer d’organisations syndicales. Cette nouvelle disposition, selon eux cette instance sans méconnaître le principe plus protectrice des syndicats, prévoit, sauf convention de participation et plus précisément le champ de ses contraire, le versement d’une indemnisation par la col- bénéficiaires. Le Conseil se contente d’écarter ce grief lectivité lorsque celle-ci retire la mise à disposition des en relevant que ces dispositions de l’article 64 « n’ont ni locaux sans proposer de locaux de substitution, et ce, pour objet ni pour effet de porter atteinte à l’existence alors que le syndicat les utilisait depuis plus de cinq ans.

164. A. Fabre, « L’instance de dialogue social dans les réseaux de franchise », Constitutions, 2016, p. 446 sq. 165. CC, déc. nº 2016-736 DC du 4 août 2016, Loi relative au travail, à la modernisation du dialogue social et à la sécurisation des parcours professionnels, § 26. 166. A. Fabre, « L’instance de dialogue social… ». 167. CC, déc. nº 2016-736 DC, § 27. 168. Ibid., § 39. 169. Ibid., § 37, à propos de la liberté d’entreprendre. 170. Ibid., § 29, à propos du principe d’égalité. 171. A. Fabre, « L’instance de dialogue social… » : « La nuance est subtile, voire illusoire, et c’est sans doute parce que le Conseil a eu conscience de la proximité des deux expressions, et de leur possible confusion, qu’il les a soigneusement ventilées aux deux extrémités de la décision. Sans vouloir verser dans le procès d’intention, on a le sentiment que le Conseil a voulu masquer une certaine gêne, celle qu’il a sûrement ressentie en reconnaissant qu’il existe une communauté d’intérêt entre les salariés des franchisés… tout en affirmant plus loin que ces derniers ne forment pas une communauté de travail ». 172. Ibid. 173. Tout d’abord, le Conseil considère que l’alinéa 2 de l’article 64 qui prévoit l’accord mettant en place cette instance de dialogue social et fixe notamment la composition et le mode de désignation de ses membres, n’est dans son principe « pas contraire à la liberté d’entreprendre sous réserve que les entreprises franchisées participent à la négociation » (CC, déc. nº 2016-736 DC, § 34) ; l’alinéa 5 prévoit quant à lui qu’à défaut d’accord, les heures de délégation ainsi que leurs modalités d’utilisation seront fixées par un décret en Conseil d’État. Or, selon le Conseil, ces dispositions « ne sauraient être interprétées comme autorisant le pouvoir réglementaire à prévoir […] des heures de délégation supplémentaires, s’ajoutant à celles déjà prévues pour les représentants des salariés par les dispositions législatives en vigueur » (ibid., § 35). 174. En raison de l’absence de communauté de travail entre les salariés de différents franchisés, le Conseil considère que l’alinéa 6 de l’article 64, qui prévoit qu’à défaut d’accord certaines dépenses telles que les frais de séjour et de déplacement sont à la charge du franchiseur, porte une atteinte disproportionnée à la liberté d’entreprendre (ibid., § 37). 172 Aurore Catherine, Anne-Sophie Denolle et Eugénie Duval

Pour le Conseil, la disposition contestée, « dès lors que […] est nécessairement subordonnée au constat par les le législateur n’avait pas précisé quel était le préjudice agents de contrôle compétents d’une infraction aux dis- indemnisé » 175, est conforme à la Constitution sous réserve positions de l’article 225-14 du code pénal imputable à l’un que l’indemnité ne dépasse pas « le préjudice subi à raison de ses cocontractants ou d’une entreprise sous-traitante 179 des conditions dans lesquelles il est mis fin à l’usage de ces directe ou indirecte […] . locaux » 176. Les dispositions du paragraphe III de l’article 27 Le Conseil rappelle en outre que le maître d’ouvrage prévoyant l’application rétroactive de la disposition citée ou le donneur d’ordre précédemment ont été quant à elles déclarées contraires […] peut contester l’engagement de sa responsabilité devant 177 à la Constitution . la juridiction compétente ; qu’il a la faculté d’agir auprès Les articles 27 et 64 de la loi Travail, s’ils n’étaient pas de son cocontractant ou de l’entreprise sous-traitante, les seuls à être contestés par les parlementaires, étaient au par les moyens contractuels dont il dispose, aux fins de cœur de la décision du Conseil et on peut s’étonner, de régularisation 180. manière générale, du peu de dispositions dont l’incons- Enfin le Conseil précise que le maître d’ouvrage ou titutionnalité est soulevée. Cette loi, qui a fait l’objet donneur d’ordre n’est pas tenu de prendre en charge d’une forte mobilisation, ne manquera certainement pas l’hébergement collectif des salariés autres que ceux qui de se retrouver à nouveau devant le Conseil à l’occasion sont employés à l’exécution du contrat direct ou de de QPC. sous-traitance, ni pendant une durée excédant celle de l’exécution dudit contrat. Dans pareilles situations sa responsabilité ne saurait être engagée 181. B. Les avancées en demi-teinte Dans sa décision 2016-581 QPC, le Conseil est égale- en matière de logement et de santé ment amené à se prononcer sur des conditions de loge- ment difficiles, non plus de salariés mais de personnes Concernant le droit au logement, le Conseil a rendu deux étrangères en situation irrégulière 182. Et, il faut l’avouer, décisions QPC dans lesquelles il rappelle l’impératif d’une à l’heure où plusieurs responsables politiques viennent protection effective de ce droit. La première décision prôner la diminution des droits au profit des demandeurs rendue le 22 janvier 2016 concernait l’article L. 4231-1 d’asile, voire leur suppression dès qu’il s’agit d’étrangers du Code du travail qui impose au maître d’ouvrage ou en situation irrégulière, il est appréciable de voir le Conseil donneur d’ordre de prendre à sa charge l’hébergement constitutionnel rappeler que la situation irrégulière d’un des salariés de son cocontractant / sous-traitant lorsque ressortissant étranger ne lui retire pas sa qualité de per- ces salariés sont logés dans des conditions indignes 178. sonne humaine et ne peut donc pas être l’alibi systématique Ces dispositions étaient contestées par la Fédération pour la priver de tout droit. Dans sa décision nº 2016-581 des promoteurs immobiliers qui invoque une rupture QPC le Conseil estime en effet que les étrangers, même en d’égalité devant les charges publiques. Le Conseil soulève situation irrégulière, peuvent être considérés comme des d’office le principe de responsabilité selon lequel tout fait personnes susceptibles de bénéficier d’une protection de quelconque de l’homme qui cause à autrui un dommage droit commun. Dans cette décision il était question du droit oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer. au relogement des personnes dont l’habitat devait faire Le Conseil va rappeler le principe de sauvegarde de la l’objet d’un aménagement suite à une décision publique. dignité humaine et s’appuyer sur l’objectif à valeur consti- En l’espèce, une société publique locale s’était vue confier tutionnelle consistant à reconnaître à chacun la possibilité par la mairie de Paris le traitement de l’habitat dégradé, de disposer d’un logement décent. Ces deux fondements insalubre et dangereux. Dans le cadre de cette mission, la justifient selon le Conseil qu’il puisse être imposé au maître société était amenée à s’intéresser au sort d’un hôtel occupé d’ouvrage ou donneur d’ordre de prendre à sa charge par des personnes étrangères en situation irrégulière. Pour l’hébergement des salariés d’un sous-traitant ou cocon- procéder aux aménagements nécessaires, la société souhai- tractant jusque-là logés dans des conditions indignes. tait expulser ces personnes. Le Conseil devait se prononcer Même le principe de responsabilité ne peut pas remettre sur la possibilité de déroger à l’obligation de relogement en cause cette obligation de principe. Le Conseil souligne lorsque sont concernées des personnes dépourvues de titre d’ailleurs que la responsabilité du maître d’ouvrage ou de séjour. Le Conseil va refuser d’opérer une distinction donneur d’ordre reste mesurée étant donné que celle-ci avec les personnes en situation régulière et il va estimer qu’

175. Commentaire de la décision nº 2016-736 DC, p. 11, en ligne : http://www.conseil-constitutionnel.fr/conseil-constitutionnel/root/bank/ download/2016736DC2016736dc_ccc.pdf. 176. CC, déc. nº 2016-736 DC, § 17. 177. Ibid., § 22 à 24. 178. CC, déc. nº 2015-517 QPC du 22 janvier 2016, Fédération des promoteurs immobiliers : Droit social, 2016, p. 372-375, comm. F. Muller ; S. Schiller, La semaine juridique, édition générale, nº 5, 2016, 113. 179. CC, déc. nº 2015-517 QPC, cons. 11. 180. Ibid., cons. 12. 181. Ibid., cons. 14. 182. CC, déc. nº 2016-581 QPC du 5 octobre 2016, Société SOREQA SPLA. Chronique de jurisprudence constitutionnelle française 2016 173

[…] en adoptant les dispositions contestées, le législateur de l’article 17 de la DDHC 185 ou encore d’atteinte mani- a entendu protéger les occupants évincés et compenser la festement disproportionnée au droit de propriété au sens perte définitive de leur habitation du fait de l’action de la de l’article 2 de la DDHC 186. L’exigence constitutionnelle puissance publique. Ainsi, l’obligation de relogement, en de protection de la santé publique permet là encore de cas d’éviction définitive, met en œuvre l’objectif de valeur considérer qu’il n’est pas porté une atteinte manifestement constitutionnelle que constitue la possibilité pour toute disproportionnée à la liberté d’entreprendre. personne de disposer d’un logement décent 183. Sont également déclarées conformes à la Constitution Par ailleurs, le Conseil va rejeter le recours à des les dispositions instituant les « salles de consommation à considérations pratiques pour admettre qu’il puisse être moindre risque » 187. Étaient contestées les dispositions qui dérogé à l’obligation de relogement. Il ne va pas davantage prévoient des immunités pénales. Celles-ci concernent juger recevable l’argument des requérants selon lequel le les consommateurs, qui ne peuvent être poursuivis pour délit de solidarité viendrait se heurter à cette obligation usage illicite et détention illicite de stupéfiants, et les de relogement. Le Conseil rappelle en effet que professionnels qui interviennent dans ces salles, et qui ne […] le fait de reloger dans le cadre et les conditions déter- peuvent être poursuivis pour complicité d’usage illicite minées par l’article L. 314-2 du code de l’urbanisme ne de stupéfiants et pour facilitation de l’usage illicite de peut caractériser une infraction pénale. L’obligation de stupéfiants. Selon les requérants, ces immunités mécon- relogement prévue par les dispositions contestées ne peut naissent le principe d’égalité devant la loi pénale dans donc exposer à des poursuites pénales pour délit d’aide la mesure où il n’existe aucune différence de situation au séjour irrégulier 184. ni de motif d’intérêt général qui pourraient justifier ces dérogations. Ce n’est pas la première fois que le Conseil se prononce sur des immunités pénales et il reprend dans le Après de longs mois d’âpres discussions parlementaires considérant 25, son considérant de principe en la matière : et de grève de professionnels de santé, le 17 décembre 2015, le Parlement a définitivement adopté le projet de Considérant, en premier lieu, qu’en application de loi de modernisation de notre système de santé. Saisi le l’article 34 de la Constitution, il revient au législateur de 21 décembre 2015 par 141 sénateurs et 172 députés, le Conseil fixer, dans le respect des principes constitutionnels, les constitutionnel s’est prononcé sur cette loi par la décision règles concernant la détermination des crimes et délits qu’il crée, ainsi que les peines qui leur sont applicables ; qu’il nº 2015-727 DC du 21 janvier 2016. Alors qu’il déclare de peut aussi prévoir, sous réserve du respect des règles et nombreuses dispositions conformes à la Constitution, il principes de valeur constitutionnelle et, en particulier, du en censure certaines. principe d’égalité, que certaines personnes physiques ou Au titre des dispositions déclarées constitutionnelles, morales bénéficieront d’une immunité pénale ; qu’il résulte on relève celles relatives aux mesures de lutte contre le de l’article 34 de la Constitution, ainsi que du principe de tabagisme. Pour valider celles portant sur les modalités la3 légalité des délits et des peines posé par l’article 8 de la d’entrée en vigueur de l’interdiction des arômes et des Déclaration de 1789, la nécessité pour le législateur de fixer additifs dans les produits du tabac, le Conseil a procédé lui-même le champ d’application de la loi pénale, de définir à une application classique de sa jurisprudence relative les crimes et délits en termes suffisamment clairs et précis aux lois de transposition de directive. Précisément, la pour permettre la détermination des auteurs d’infractions règle d’entrée en vigueur retenue par le législateur n’est et exclure l’arbitraire dans le prononcé des peines, et de fixer dans les mêmes conditions le champ d’application pas manifestement incompatible avec les dispositions des immunités qu’il instaure. inconditionnelles et précises de la directive que la loi avait pour objet de transposer. Le Conseil déclare également Le Conseil rappelle par ailleurs au considérant 35 que conforme à la Constitution la disposition supprimant des normalement le caractère expérimental d’une disposition dérogations à l’interdiction de publicité pour le tabac dans peut permettre de mettre de côté le grief tiré de l’atteinte les débits de tabac dans la mesure où elle poursuit l’objectif au principe d’égalité, y compris en matière pénale. Le juge de protection de la santé et ne porte pas d’atteinte manifes- procède pourtant ici au contrôle des immunités contestées tement disproportionnée à la liberté d’entreprendre. Il fait au regard du principe d’égalité devant la loi dans la mesure ici une application également classique de sa jurisprudence où l’objectif du législateur est de pérenniser la différence de sur la liberté d’entreprendre selon laquelle il n’opère qu’un traitement instituée. Pour autant, cela n’a pas fait obstacle contrôle restreint lorsque la limitation apportée par le à la déclaration de constitutionnalité de la disposition. législateur à cette liberté est liée à une exigence constitu- Par ailleurs, le Conseil constitutionnel valide la sup- tionnelle. Enfin, pour ce qui concerne le paquet neutre, pression du délai de réflexion préalable d’une semaine le Conseil ne relève pas d’incompétence négative de la entre la demande d’interruption volontaire de grossesse et part du législateur, ni de privation de propriété au sens la confirmation écrite. Conformément à sa jurisprudence

183. Ibid., § 11. 184. Ibid., § 13. 185. CC, déc. nº 2015-727 DC du 21 janvier 2016, Loi de modernisation de notre système de santé, cons. 20. 186. Ibid., cons. 21. 187. Ibid., cons. 33. 174 Aurore Catherine, Anne-Sophie Denolle et Eugénie Duval antérieure 188, il décide que l’équilibre entre la sauvegarde de décision nº 2013-674 DC, considère qu’il n’y a aucune la dignité de la personne humaine et la liberté de la femme méconnaissance du principe de dignité de la personne qui découle de l’article 2 de la DDHC n’est pas rompu 189 dès humaine en raison de l’existence d’un certain nombre lors qu’il est assuré ici que la demande d’interruption de de garanties en ce sens 192. grossesse et la confirmation écrite n’interviennent pas au Enfin, la disposition relative au renforcement de la cours de la même consultation. Cette considération permet transparence des liens d’intérêt entre les laboratoires d’assurer le respect d’un délai de réflexion minimum. pharmaceutiques et les autres acteurs du monde de la Le Conseil constitutionnel déclare également conforme santé n’est pas jugée attentatoire au droit au respect de à la Constitution la disposition de l’article L. 6112-2 du la vie privée. Précisément, le Conseil considère qu’ Code de la santé publique selon laquelle […] eu égard aux exigences particulières qui pèsent sur les I. – Les établissements de santé assurant le service public acteurs du secteur de la santé et à la gravité des conséquences hospitalier et les professionnels de santé qui exercent en des conflits d’intérêt dans ce secteur, le législateur a opéré leur sein garantissent à toute personne qui recourt à leurs une conciliation qui n’est pas manifestement déséquilibrée services : […] 4° L’absence de facturation de dépassements entre les principes constitutionnels en cause […] 193. des tarifs fixés par l’autorité administrative et des tarifs des C’est la spécificité du domaine de la santé qui justifie la honoraires prévus au 1° du I de l’article L. 162-14-1 du code solution retenue par le Conseil constitutionnel […] 194. de la sécurité sociale. Le patient bénéficie de ces garanties y compris lorsqu’il est transféré temporairement dans un En revanche, est déclarée inconstitutionnelle la disposi- autre établissement de santé ou dans une autre structure tion rendant obligatoire le dispositif du tiers payant pour les pour des actes médicaux. organismes d’assurance maladie complémentaire à compter du 1er janvier 2017. Le « tiers payant » est le dispositif qui Il apparaît que permet de dispenser d’avance de frais les bénéficiaires de L’atteinte au principe d’égalité, à supposer qu’elle existe, l’assurance maladie recevant des soins de ville, à hauteur ne pouvait résulter que de la disposition selon laquelle des montants remboursés par l’assurance maladie et les les praticiens statutaires exerçant dans les établissements organismes complémentaires. Les requérants ont soulevé publics de santé sont autorisés à avoir une activité libérale. l’incompétence négative du législateur, en ce que ce der- Dans son contrôle exercé au regard du principe d’égalité, nier n’aurait pas suffisamment encadré certains aspects le Conseil constitutionnel ne vérifie pas si d’autres dispo- du dispositif pour les organismes d’assurance maladie sitions que celles dont il est saisi sont susceptibles de créer, de manière autonome, une discrimination 190. complémentaire. Le Conseil constitutionnel a jugé que si […] les dispositions contestées précisent les conditions Le juge constitutionnel valide également la disposition dans lesquelles est garanti au professionnel de santé le procédant à l’extension des missions de contrôle de la paiement de la part des honoraires prise en charge par les Cour des comptes et des chambres régionales des comptes régimes obligatoires de base d’assurance maladie […] 195 aux établissements sanitaires, sociaux ou médico-sociaux privés. Il rejette le grief d’incompétence négative en pré- en revanche, cisant, par un considérant de principe, que si […] ni les dispositions contestées ni aucune autre dis- […] la nécessité pour l’État de contrôler l’emploi des res- position ne prévoient des mesures équivalentes en ce sources que ces personnes morales de droit privé perçoivent qui concerne l’application du tiers payant aux dépenses est de nature à justifier l’instauration d’un régime spécifique prises en charge par les organismes d’assurance maladie 196 de contrôle […] il appartiendra toutefois au pouvoir régle- complémentaire […] . mentaire de veiller, en fixant les modalités de mise en œuvre Il procède en conséquence à la censure partielle de de ces contrôles, au respect des principes constitutionnels l’article 83 de la loi. de la liberté d’entreprendre ou de la liberté d’association Quant à la disposition habilitant le gouvernement des personnes morales de droit privé concernées […] 191. à prendre par ordonnances des mesures permettant de En ce qui concerne les recherches biomédicales sur définir des règles budgétaires et comptables qui régissent les gamètes et les embryons, et après avoir écarté le grief les relations entre établissements publics parties à un portant sur un « cavalier », le Conseil constitutionnel, même groupement hospitalier de territoire, elle est de conformément à ce qu’il avait déjà apprécié dans sa même déclarée inconstitutionnelle. Constatant que

188. CC, déc. nº 2001-446 DC du 27 juin 2001, Loi relative à l’interruption volontaire de grossesse et à la contraception. 189. CC, déc. nº 2015-727 DC, cons. 43. 190. Commentaire de la décision nº 2015-727 DC du 21 janvier 2016, Loi relative à la modernisation de notre système de santé, p. 26, en ligne : http:// www.conseil-constitutionnel.fr/conseil-constitutionnel/root/bank/download/2015727DC2015727dc_ccc.pdf. 191. CC, déc. nº 2015-727 DC, cons. 70. 192. Ibid., cons. 85. 193. Ibid., cons. 92. 194. Commentaire de la décision nº 2015-727 DC, p. 30. 195. CC, déc. nº 2015-727 DC, cons. 48. 196. Ibid. Chronique de jurisprudence constitutionnelle française 2016 175

[…] ni le paragraphe IX de l’article 107 ni aucune autre Il a en outre, après s’en être saisi d’office, déclaré disposition de la loi déférée ne fixe la date à laquelle le contraires à la Constitution, pour avoir été introduits en projet de loi de ratification des ordonnances que le Gou- nouvelle lecture par l’Assemblée nationale en méconnais- vernement est habilité à prendre devra être déposé devant sance de la règle dite de l’« entonnoir », le II de l’article 46 197 le Parlement […] (rapport au Parlement relatif à la contribution du transport le Conseil considère en effet que « cette habilitation aérien à la pollution atmosphérique et à ses effets sur la méconnaît les exigences qui résultent de l’article 38 de santé humaine) et le II de l’article 59 (rapport au Parlement la Constitution » 198. relatif aux effets sur la santé du bisphénol A non chauffé).

197. Ibid., cons. 67. 198. Ibid.

Chronique de jurisprudence du droit des étrangers 2016

Sarah BENHAMOUDA Doctorante à l’université de Rouen Normandie Centre universitaire rouennais d’études juridiques (CUREJ, EA 4703)

Guillaume DUJARDIN Ancien doctorant à l’université de Caen Normandie Membre associé du Centre de recherche sur les droits fondamentaux et les évolutions du droit (CRDFED, EA 2132)

Grace GNOKAM Doctorante à l’université de Rouen Normandie Centre universitaire rouennais d’études juridiques (CUREJ, EA 4703)

I. Le droit d’asile A. Un peu de nouveau pour les faits nouveaux… 1. Sur le principe de confidentialité des éléments d’information relatifs à une demande d’asile 2. Sur la reconnaissance du fait nouveau B. L’unité de famille : quelques ambiguïtés encore 1. Sur la justification de la solution du Conseil d’État : le principe de l’unité de la famille 2. Sur la question des risques de persécution

II. Les libertés des étrangers A. Prestations familiales et regroupement familial : un mariage de raison ? 1. Sur la violation des articles 8 et 14 de la Convention EDH 2. Sur la prise en compte de l’intérêt supérieur de l’enfant (article 3 de la Convention internationale relative aux droits de l’enfant)

B. Le droit au logement comme liberté fondamentale 1. Sur l’article L. 521-3 du Code de justice administrative 2. Une illustration du contrôle normal

III. Les délais A. Une unification des contentieux de l’obligation de quitter le territoire français (OQTF) B. Enfin une responsabilité de l’État pour une durée d’examen d’une demande de titre manifestement excessive 1. L’inapplicabilité logique du 2nd alinéa de l’article R. 121-15 du CESEDA aux ressortissants d’États tiers 2. Une réponse décevante du juge quant à l’action en responsabilité

CRDF, nº 15, 2017, p. 177 - 188 178 Sarah Benhamouda, Guillaume Dujardin et Grace Gnokam

Le thème de la migration a encore occupé en 2016 une I. Le droit d’asile place prépondérante dans l’actualité ; le nombre croissant d’étrangers arrivés sur notre sol n’y étant assurément pas A. Un peu de nouveau pour rien 1. Cet engouement médiatique s’est traduit, une pour les faits nouveaux… 9 fois de plus, par une « grande loi » – du moins d’un point de vue quantitatif ! 2 –, celle du 7 mars 2016 3. Parmi moult Notion d’une importance pratique considérable en ce apports, retenons une énième réforme du contentieux qu’elle détermine en grande partie la recevabilité d’un des étrangers 4, la création des cartes de séjour pluri­ réexamen de demande d’asile, elle n’a guère intéressé pour annuelles 5 ou bien encore le réaménagement du contrat le moment la doctrine 10. L’année 2016 a pourtant donné d’accueil et d’intégration (devenu contrat d’intégration l’occasion aux juges de l’asile d’y revenir substantiellement. républicaine) 6. Dès le 7 janvier, la grande formation de la Cour nationale La jurisprudence en 2016 a été riche en apports pour du droit d’asile (CNDA) 11 a complété le considérant de le droit des étrangers. Il est donc peu de dire que le choix principe inauguré dans l’arrêt Mlle Gal 12. Malgré l’intérêt des arrêts chroniqués a laissé place à l’arbitraire. Le choix qu’aurait pu légitimement susciter cet arrêt, il a été fait a toutefois été fait cette année d’ouvrir davantage les le choix de jeter un coup de projecteur sur un arrêt du présentes colonnes aux décisions des juges du fond. Conseil d’État, rendu le 10 février 2016 13. Modelant tout autant notre matière que les « grands Ressortissant sri lankais, M. A. effectue une première arrêts » du Conseil d’État, il a été décidé de donner un demande d’asile, rejetée définitivement par la CNDA le peu de visibilité à ces dernières. Certaines jurisprudences, 23 décembre 2011. Le 30 août 2012, le directeur de l’Office bien qu’importantes, ne seront en outre pas commentées français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA) ici, dans la mesure où la doctrine s’y est déjà penchée. décide de ne pas faire droit à la demande de réexamen ; Parmi ces « absents de marque », citons l’arrêt Paposhvili décision confirmée par la CNDA le 5 juin 2013. Entre­ c. Belgique qui atténue fortement les effets de la jurispru­ temps, le 31 janvier 2013, la préfecture de l’Oise sollicite dence antérieure quant à l’éloignement de personnes un laissez-passer auprès de l’ambassade du Sri Lanka, en atteintes d’une maladie grave 7 ; ou bien encore l’arrêt communiquant à celle-ci une copie d’un procès verbal A. M. c. France qui aboutit à une condamnation de la d’audition dressé par la police judiciaire, dans lequel était France pour violation de l’article 5, § 4 de la Convention mentionnée la demande d’asile de l’intéressé. européenne des droits de l’homme (Convention EDH), C’est précisément sur ce dernier élément que se fonde en raison de l’étroitesse du contrôle du juge administratif le Conseil d’État pour censurer l’arrêt de la CNDA. Dans sur les arrêtés de placement en rétention administrative un considérant de principe, la haute juridiction affirme : d’étrangers mineurs 8. […] la confidentialité des éléments d’information relatifs Comme l’an dernier, les présentes colonnes accor­ aux personnes sollicitant l’asile en France constitue une deront une place non négligeable au droit d’asile (I) ; les garantie essentielle du droit d’asile, lequel est un principe droits fondamentaux des étrangers ont connu quelques de valeur constitutionnelle ; que, par suite, s’il est loisible développements intéressants (II) ; et la question du délai, à l’autorité administrative d’adresser aux autorités du tant pour l’examen du titre de séjour que pour le conten­ pays d’origine d’un ressortissant étranger en situation tieux né de son rejet, doit enfin être abordée (III). irrégulière tout élément en vue de son identification pour

1. Les statistiques de l’immigration en 2016 sont consultables, accompagnées d’un communiqué de presse, à l’adresse : http://www.immigration. interieur.gouv.fr/Info-ressources/Donnees-statistiques/Donnees-de-l-immigration-de-l-asile-et-de-l-acces-a-la-nationalite-francaise. 2. Voir, en ce sens, K. Parrot, « Aperçu critique de la loi du 7 mars 2016 relative au droit des étrangers en France », Recueil Dalloz, 2017, p. 231 ; M. Bouleau, « La loi nº 2016-274 du 7 mars 2016 “relative au droit des étrangers en France” ou les illusions du législateur », Recueil Dalloz, 2016, p. 1720. 3. Loi nº 2016-274 du 7 mars 2016 relative au droit des étrangers en France. 4. Voir D. Turpin, « La loi du 7 mars 2016 relative au droit des étrangers en France. Mieux accueillir les uns, mieux éloigner les autres », Revue critique de droit international privé, 2016, p. 235 sq. 5. Art. 17 sq. de la loi du 7 mars 2016, codifié aux art. L. 313-17 sq. du Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (CESEDA). 6. Art. L. 311-9 du CESEDA ; voir notre contribution : G. Dujardin, « Les “valeurs républicaines” : traduction juridique de la notion de respect ? », communication au colloque « Le respect en droit », organisé à Nantes le 3 novembre 2016. 7. Cour EDH, GC, 13 décembre 2016, Paposhvili c. Belgique, nº 41738/10 : La semaine juridique, édition générale, nº 52, 2016, 1423, obs. F. Sudre ; L’actualité juridique. Droit administratif, 2017, p. 160, chron. L. Burgogue-Larsen ; La revue des droits de l’homme, nº 11, 2017, comm. N. Klausser. 8. Cour EDH, 12 juillet 2016, A. M. c. France, nº 56324/13 : L’actualité juridique. Droit administratif, 2016, p. 1738, chron. L. Burgogue-Larsen ; Lettre « Actualités Droits-Libertés » de la La revue des droits de l’homme, 29 août 2016, comm. A. Gelblat. 9. Par Guillaume Dujardin. 10. Citons tout de même la note de F. Julien-Laferrière sous l’arrêt « fondateur » Mlle Gal : L’actualité juridique. Droit administratif, 1995, p. 399. 11. CNDA, grande formation, 7 janvier 2016, Mme M., nº 15025487, cons. 21. 12. CE, sect., 27 janvier 1995, Mlle Gal, nº 129428, JurisData, nº 1995-040410 : Droit administratif, 1995, comm. 83, note M. Denis-Linton ; L’actualité juridique. Droit administratif, 1995, p. 399, note F. Julien-Laferrière ; Revue française de droit administratif, 1996, p. 527, note M. Denis-Linton ; La semaine juridique, édition générale, 1995, IV, 840. 13. CE, 10 février 2016, M. A., nº 373529. Chronique de jurisprudence du droit des étrangers 2016 179

assurer la mise en œuvre d’une mesure d’éloignement prise ment plus large que celle relative aux « documents d’état à son encontre, la transmission à ces autorités, après qu’une civil ou de voyage ». Mais il est vrai que la problématique demande d’asile a été définitivement rejetée, d’informa­ soumise au Conseil d’État est différente de celle soumise au tions relatives à l’existence ou au contenu de cette demande juge constitutionnel. Il est compréhensible que soit admise constitue un fait nouveau justifiant un nouvel examen de la communication de documents permettant d’établir la la demande d’asile […] 14. nationalité de la personne aux services de l’État chargés de Le raisonnement en deux temps retient l’attention ; ces son éloignement, afin de leur permettre de fixer le pays de deux phases appelant certaines observations de notre part. destination. Par analogie, il nous semble également possible d’admettre la communication aux autorités consulaires 1. Sur le principe de confidentialité des éléments d’éléments permettant d’identifier la personne (la question d’information relatifs à une demande d’asile n’étant plus à ce stade de déterminer sa nationalité). Suite à cet arrêt, la haute juridiction a, de nouveau, Dans le premier temps de son raisonnement, le Conseil eu l’occasion de se prononcer sur les conséquences pra­ d’État interprète avec une légère souplesse un principe tiques dudit principe de confidentialité. Le circonscrivant constitutionnel dégagé en 1997 par le Conseil constitu­ encore un peu plus, elle déclarait qu’« aucune règle ni tionnel. Saisi de l’article 8-3 de la (future) loi nº 97-396 aucun principe ne font obstacle, de manière absolue, à ce du 24 avril 1997, le juge de l’aile Montpensier affirme que qu’il [l’OFPRA] se fonde, pour apprécier le bien-fondé « la confidentialité des éléments d’information détenus d’une demande d’asile, sur des éléments issus du dossier par [l’OFPRA] relatifs à la personne sollicitant en France d’un tiers » 20, alors même que ce tiers s’était opposé à leur la qualité de réfugié est une garantie essentielle du droit communication. d’asile, principe de valeur constitutionnelle » 15. Repris dans 16 une décision de 2003 , ce principe avait pour objet d’inter­ 2. Sur la reconnaissance du fait nouveau dire la communication d’éléments relatifs à une demande d’asile à des agents de l’État non habilités à en connaître. La position adoptée dans cet arrêt n’est pas inédite. À C’est dans cette optique que le Conseil constitutionnel plusieurs reprises, la CNDA a eu l’occasion de reconnaître censure une disposition de la loi de 1997 qui permettait l’existence d’un fait nouveau, en cas de transmission aux à des agents du ministère de l’Intérieur d’accéder à un autorités du pays d’origine du demandeur des éléments fichier des empreintes digitales des demandeurs d’asile relatifs à sa procédure d’asile. Dès 2007, la Commission créé à l’OFPRA 17. des recours des réfugiés (CRR) avait estimé que la com­ Dans sa décision de 2003, la juridiction constitution­ munication de l’avis de recherche d’un demandeur d’asile nelle avait déjà eu l’occasion de circonscrire les consé­ mauritanien au consul de Mauritanie quences du principe de confidentialité. Elle y avait en effet […] a eu pour effet d’aboutir à son « fichage » par les autori­ admis la constitutionnalité d’une disposition qui admettait tés de Mauritanie qui, ayant non seulement connaissance de la communication de « documents d’état civil ou de voyage l’existence de sa demande d’asile, mais encore du contenu permettant d’établir la nationalité de la personne dont de cette demande qui se présente comme une mise en la demande d’asile est [définitivement] rejetée » 18. C’est cause directe desdites autorités, ne peuvent le regarder visiblement en se fondant sur cette décision que le Conseil que comme un opposant politique 21. d’État admet qu’il Réitérée à plusieurs reprises par la CNDA 22, cette […] est loisible à l’autorité administrative d’adresser aux position avait été consacrée en des termes particulièrement autorités du pays d’origine […] tout élément en vue de nets par le Conseil d’État en 2014 : son identification pour assurer la mise en œuvre d’une mesure d’éloignement prise à son encontre 19. Considérant que, s’il est loisible à l’autorité administrative d’adresser aux autorités du pays d’origine d’un ressortis­ Ce faisant, la juridiction suprême administrative pour­ sant étranger en situation irrégulière tout élément en vue rait sembler adopter une position plus permissive que celles de son identification pour assurer la mise en œuvre d’une du juge constitutionnel dans la mesure où la référence mesure d’éloignement prise à son encontre, la transmis­ « tout élément en vue de son identification » est logique­ sion à ces autorités, après qu’une demande d’asile a été

14. Ibid., cons. 3. 15. CC, déc. nº 97-389 DC du 22 avril 1997, cons. 26 : Recueil Dalloz, 1999, p. 237, note F. Mélin-Soucramanien ; Revue du droit public, 1997, p. 931, note F. Luchaire ; L’actualité juridique. Droit administratif, 1997, p. 524, note F. Julien-Laferrière ; Revue française de droit constitutionnel, 1997, p. 571, note O. Lecucq. 16. CC, déc. nº 2003-485 DC du 4 décembre 2003 : Revue du droit public, 2004, p. 565, note F. Luchaire ; Revue française de droit constitutionnel, 2004, p. 336, note L. Domingo ; Recueil Dalloz, 2004, p. 1279, note O. Le Bot ; Recueil Dalloz, 2004, p. 1034, note D. Turpin. 17. CC, déc. nº 97-389 DC. 18. CC, déc. nº 2003-485 DC, voir notamment cons. 44. 19. CE, 10 février 2016, M. A., cons. 3. 20. CE, 27 juillet 2016, M. C., nº 386797, cons. 4. 21. CRR, SR, 1er juin 2007, M. O., nº 05035520/561440. 22. CNDA, 29 septembre 2011, M. K., nº 10009297 ; CNDA, 12 mars 2013, M. D., nº 12012125. 180 Sarah Benhamouda, Guillaume Dujardin et Grace Gnokam

définitivement rejetée, d’informations relatives au contenu néanmoins en retrouver une première trace dans l’acte de cette demande constitue un fait nouveau justifiant un final de la conférence des plénipotentiaires, qui a adopté 23 nouvel examen à la demande d’asile […] . la Convention de Genève en 1951. L’apport de l’arrêt commenté réside donc avant tout Dès 1957, la CRR a considéré que « la protection que dans l’extension du fait nouveau : le fait nouveau ne s’arrête la Convention de Genève a pour but d’assurer au réfu­ plus à la communication d’éléments relatifs au contenu gié serait rendue vaine si elle ne s’étendait pas aussi au 27 même de la demande, il s’étend à l’existence de ladite conjoint » . Par un arrêt de 1994, le Conseil d’État, réuni demande. Toutefois, il convient de garder à l’esprit que la en assemblée du contentieux, l’a érigé en principe général 28 reconnaissance d’un fait nouveau ne sera pas systématique du droit . Ainsi, l’arrêt du 11 mai 2016 reprend une solution dans ces hypothèses : il devra toujours être susceptible de depuis longtemps acquise. Il rappelle et surtout précise « justifier les craintes de persécution qu’il [le requérant] les conditions de mise en œuvre du principe de l’unité déclare éprouver » 24. D’ailleurs, dans le considérant 4 de de la famille. l’arrêt commenté, la haute juridiction prend soin de préciser La première condition est relative à la nationalité. que la communication à l’ambassade d’éléments relatifs à En effet, les époux doivent être ressortissants d’un même l’existence de la demande d’asile avait pour effet d’accroître État. Cela rendrait vraisemblables les risques similaires les risques de persécution. De manière générale, il est plau­ invoqués. Ce n’est qu’en l’absence d’une telle protection, sible de penser que cette condition devrait être aisément assurée par le pays d’origine, que la France peut interve­ réunie lorsque l’auteur des persécutions est une autorité nir. Elle vient donc combler une carence du pays dont 29 étatique ; à l’inverse, lorsqu’une autorité non étatique en le ressortissant a la nationalité . Cette condition peut est à l’origine, la communication d’éléments d’information paraître inadaptée dans le contexte géopolitique mondial en violation du principe constitutionnel précité devrait actuel. En effet, il ne serait pas surprenant d’être face à rarement permettre de justifier le réexamen. des époux ressortissants d’États distincts, ne pouvant, ni Pas complètement inédit donc, l’arrêt ici commenté l’un ni l’autre, prétendre à une protection de leur État aura au moins eu le mérite de mettre en lumière l’assou­ d’origine. Le conjoint du réfugié qui résidait par exemple plissement de la condition du fait nouveau, nécessaire dans l’État d’origine de celui-ci, et qui ne peut justifier pour justifier une demande de réexamen. de craintes personnelles, ne se verrait pas appliquer le principe de l’unité de la famille. En l’espèce, la condition de nationalité était bien remplie. B. L’unité de famille : La seconde condition est celle relative à l’existence quelques ambiguïtés encore 25 d’un lien matrimonial. L’arrêt nous signale qu’il faudrait que le demandeur soit « uni par le mariage au réfugié » 30. Le droit à l’asile est un principe constitutionnellement Cette règle a été posée, en 1994, à l’occasion de l’affaire reconnu et inscrit dans le préambule de la Constitution Agyepong susmentionnée. Dans cet arrêt, le Conseil d’État française. Ce droit assure une protection aux personnes a limité le bénéfice du principe aux époux. Dès 1997, il exposées à des risques particuliers dans leur État d’origine l’a étendu à d’autres hypothèses, à condition toutefois de et emporte irrémédiablement des conséquences dans la justifier d’« une liaison suffisamment stable et continue vie des membres de leur famille. pour former avec lui [le réfugié] une famille » 31. Il est donc Dans l’arrêt du 11 mai 2016 26, ici chroniqué, le Conseil applicable à d’autres formes de conjugalité telles que le d’État a dû connaître de deux demandes d’asile présentées concubinage et possiblement le pacte civil de solidarité par des époux. Il a jugé que la CNDA avait commis une (PACS). Ces deux formes d’union impliquent une certaine erreur de droit en reconnaissant le statut de réfugié à stabilité et une communauté de vie, qui laissent supposer l’époux et la protection subsidiaire à l’épouse. Les juges l’existence d’une « famille ». Telle est également sa position du fond ont ainsi ignoré le principe de l’unité de la famille. dans notre arrêt. Cette dernière condition pourrait, nous semble-t-il, 1. Sur la justification de la solution du Conseil s’appliquer aux époux. Ainsi, en cas de soupçon, la seule d’État : le principe de l’unité de la famille preuve du mariage ne suffirait pas à justifier l’application du principe. Il faudrait encore démontrer l’existence d’une Le principe de l’unité de la famille n’est contenu dans vie familiale. Cela permettrait d’éviter par exemple les aucun instrument législatif ou conventionnel. On peut mariages dits « de complaisance » et donc toute fraude à la

23. CE, 5 novembre 2014, M. A., nº 369658, cons. 3. 24. CE, sect., 27 janvier 1995, Mlle Gal. 25. Par Grace Gnokam. 26. CE, 11 mai 2016, M. et Mme A., nº 385788. 27. CRR, 12 mars 1957, Baselga, nº 1474. 28. CE, 2 décembre 1994, Agyepong, nº 112842. 29. CE, 23 février 2009, OFPRA, nº 283246. 30. CE, 11 mai 2016, M. et Mme A., cons. 1. 31. Ibid. Avant l’arrêt Agyepong, la CRR avait déjà eu à le faire : voir notamment CRR, 2 juin 1981, Adhihetty, nº 11995. Chronique de jurisprudence du droit des étrangers 2016 181 loi. Nous pouvons penser que c’est également pour cette qualité soit reconnue au conjoint ». Ils cassent donc la même raison, qu’au terme de l’arrêt commenté, ne sont décision de la CNDA car celle-ci a offert à l’épouse une pas pris en compte les mariages célébrés postérieurement protection a minima. En effet, les bénéfices de la protec­ à l’introduction de la demande d’asile. tion subsidiaire sont beaucoup moins importants que La famille doit être protégée et préservée. Comme a ceux du statut de réfugié. À titre d’exemple, alors que le pu le souligner Martine Denis-Linton, dans ses conclu­ statut de réfugié confère à son bénéficiaire le droit à une sions sous l’affaireAgyepong , l’intérêt d’un tel principe carte de résident d’une durée de dix ans (art. L. 314-11 8° est d’étendre « le champ d’application de la Convention du CESEDA), la protection subsidiaire lui confère un de Genève à la famille proche du réfugié » 32. Dans cette titre de séjour mention « vie privée et familiale » d’une optique, la haute juridiction nous rappelle que cette recon­ durée d’un an (art. L. 712-1 du CESEDA). naissance fait partie du processus de protection qui doit En octroyant à l’épouse le bénéfice de la protection être assurée au réfugié. Ils appliquent donc cette règle subsidiaire, la CNDA reconnaissait l’existence d’un risque avant tout dans l’intérêt du réfugié, « orphelin » d’État 33, qui, s’il ne justifie pas en principe la reconnaissance et par ricochet dans celui de son conjoint, comme faisant du statut de réfugié, aurait dû en pareille circonstance partie d’un catalogue de garanties qui doivent lui être (conjoint d’un réfugié) et en tout état de cause, le justifier. assurées dans le cadre de la protection dont il bénéficie. La solution du Conseil d’État doit donc être saluée. Nous pouvons être surpris qu’à ce jour aucune dis­ 2. Sur la question des risques de persécution position législative n’ait entériné cette règle prétorienne, comme cela est le cas dans d’autres pays européens, à Lorsque les conditions en sont réunies, le principe de l’instar de l’Allemagne, la Belgique et la Grèce 39. Rele­ l’unité de la famille doit être appliqué de plein droit. Les vons néanmoins l’instauration, par la loi nº 2015-925 du juges ne devraient donc pas rechercher l’existence d’une 29 juillet 2015, d’un corollaire au principe de l’unité de la crainte personnelle du conjoint. Il existerait en quelque famille : le droit à réunification familiale (art. L. 752-1 du sorte une « présomption de […] persécution » 34 applicable CESEDA). Ce droit permet au réfugié et au bénéficiaire au conjoint. En effet, la vie commune suppose des condi­ de la protection subsidiaire d’être rejoint par certains tions de vie similaires. Toute situation d’insécurité pesant membres de sa famille (le conjoint, le partenaire, le concu­ sur l’un a indéniablement un impact sur l’autre. Selon les bin, les enfants…) 40. termes de Martine Denis-Linton : « […] la communauté de risques que le mariage ou la filiation fait courir au conjoint et à ses enfants […] justifie la communauté de statut » 35. II. Les libertés des étrangers Cependant, lorsque le Conseil d’État indique ici que le statut est reconnu au conjoint du réfugié « à raison des A. Prestations familiales et regroupement risques de persécutions qu’ils encourent également » 36, familial : un mariage de raison ? 41 nous pouvons nous demander si cela ne constituerait pas un retour en arrière 37. Cette assertion fait-elle référence à « Les prestations familiales sont des prestations sociales des risques propres ou alors à ceux pesant essentiellement dont l’objet est d’apporter aux familles une aide compen­ sur l’époux réfugié ? Gageons que la seconde interprétation sant partiellement les dépenses engagées pour la subsistance soit la bonne car, sinon, le principe serait vidé de toute et l’éducation des enfants » 42. En principe, tant les nationaux son utilité. Son intérêt est bel et bien de permettre au que les étrangers peuvent en bénéficier, sous réserve de conjoint, qui ne peut justifier de craintes personnelles, remplir les conditions prévues par la loi. de prétendre au statut de réfugié 38. Par un arrêt du 11 mai 2016 43, le Conseil d’État, saisi Comme les juges du Palais-Royal le rappellent, le d’une demande de regroupement familial, a considéré que principe de l’unité de famille suppose que « la même « la seule circonstance qu’un refus de regroupement, opposé

32. M. Denis-Linton, « Le maintien de l’unité familiale comme principe général du droit applicable aux réfugiés politiques. Conclusions sur CE, 2 décembre 1994, Mme Agyepong », Revue française de droit administratif, 1995, p. 86. 33. Ibid. 34. L. Touvet, J.-H. Stahl, « Application du principe d’unité de la famille aux réfugiés politiques. Chronique sous CE, ass., 2 décembre 1994 », L’actualité juridique. Droit administratif, 1994, p. 878. 35. M. Denis-Linton, « Le maintien de l’unité familiale… ». 36. CE, 11 mai 2016, M. et Mme A., cons. 1. 37. CE, 25 avril 1990, Mme Francis, nº 84036 : « […] en estimant, après examen particulier du cas de la requérante, lequel devait s’apprécier abstraction faite de la décision susceptible d’intervenir sur la demande de son mari, que celle-ci n’établissait pas la réalité des faits de persécution, la Commission […] a pu sans commettre d’erreur de droit refuser à la requérante le bénéfice des dispositions […] de la Convention de Genève ». 38. En ce sens, voir M. Denis-Linton, « Le maintien de l’unité familiale… ». 39. Voir J. C. Kissangoula, « Le droit des réfugiés : double nationalité et unité familiale. Note sous CE, 23 février 2009, OFPRA », Revue française de droit administratif, 2010, p. 580. 40. Voir V. Tchen, « Commentaire sous art. L. 752-1 », in Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile commenté, Paris, LexisNexis, 2017. 41. Par Grace Gnokam. 42. INSEE, « Prestations familiales », 13 octobre 2016, en ligne : https://www.insee.fr/fr/metadonnees/definition/c1130. 43. CE, 11 mai 2016, M. D., nº 392191. 182 Sarah Benhamouda, Guillaume Dujardin et Grace Gnokam en raison de la présence en France de l’enfant, fasse obstacle infirmé sa position 49. La Cour européenne des droits de à la perception des prestations familiales […] » ne suppose l’homme s’est quant à elle alignée sur cette nouvelle position pas une violation des articles 8 de la Convention EDH et 3 de des juridictions nationales 50. la Convention internationale relative aux droits de l’enfant. La question de l’existence d’une discrimination ne nous semble, pourtant, toujours pas résolue, la réglementation 1. Sur la violation des articles 8 et 14 nationale restant parsemée de différences de traitement. de la Convention EDH En effet, il existe une différence de traitement évi­ dente entre les nationaux et les personnes de nationalité Dans cet arrêt, la demande de regroupement familial est étrangère. La loi traite également de manière différente traitée à l’aune de l’une de ses conséquences, en l’occur­ les ressortissants d’États membres de l’Union européenne rence l’octroi ou non de prestations familiales. Ainsi, et les ressortissants d’États tiers à l’Union. En effet, la la Cour effectue une appréciationin concreto eu égard condition de régularité de l’entrée des enfants n’est pas aux circonstances de la cause. En effet, le versement des applicable aux premiers (art. L. 512-2, al. 1er du Code de prestations familiales pour les enfants d’étrangers nés en la sécurité sociale). Il s’agit là, il est vrai, de différences de dehors du sol français est subordonné au respect de la traitement fondées sur une cause objective. procédure de regroupement familial 44. Il existe aussi une différence de traitement entre les En l’espèce, les deux enfants vivaient depuis plusieurs parents étrangers d’enfants nés en France et les parents années en France lorsque la demande de regroupement étrangers d’enfants nés à l’étranger. Alors que la seule pro­ familiale a été introduite. L’autorité publique pouvait duction de l’acte de naissance de l’enfant dans le premier donc valablement rejeter cette demande 45, en s’assurant cas suffit, une condition supplémentaire est recherchée néanmoins qu’un tel rejet ne porterait pas une atteinte dans le second. Dans le même sens, il existe une différence disproportionnée au droit au respect de la vie privée de traitement entre étrangers, selon le document de séjour et familiale et à l’intérêt supérieur de l’enfant 46. Ladite qu’ils détiennent 51. On peut relever à ce niveau qu’une légis­ violation pouvait-elle être caractérisée par l’impossibi­ lation allemande, qui instaurait une telle discrimination, lité de bénéficier de prestations familiales ? De manière a été condamnée par la Cour européenne des droits de contestable, le Conseil d’État y répond par la négative. l’homme 52, qui a considéré qu’il n’existait pas de motifs Les juridictions judiciaires ont souvent eu à se pronon­ propres à la justifier 53. Par ailleurs, à la suite de deux arrêts cer sur la question de la conventionnalité de la condition en date du 5 avril 2013, l’assemblée plénière de la Cour de de régularité de l’entrée sur le territoire des enfants nés à cassation a considéré que cette disposition n’était pas appli­ l’étranger pour l’octroi de prestations familiales. Notons cable aux ressortissants d’États liés à l’Union européenne que de cette conventionnalité peut dépendre la solution par « un accord interdisant toute discrimination fondée sur du juge administratif, relative au regroupement familial. la nationalité dans le domaine des prestations familiales » 54. Dans un premier temps, la Cour de cassation conclut C’est le cas notamment de l’Algérie, du Maroc et de la Tur­ à l’inconventionnalité de cette condition, au regard des quie. Toutes ces dernières différences de traitement ne nous articles sus-évoqués 47. Dans un second temps, après l’adop­ semblent pas objectivement justifiées et nous paraissent tion de la loi nº 2005-1579 du 19 décembre 2005 48, elle a disproportionnées au regard du but poursuivi 55.

44. Art. D. 512-2 du Code de la sécurité sociale (par exemple : production d’un certificat de contrôle médical délivré par l’Office français de l’immi- gration et de l’intégration). 45. Art. L. 411-6 du CESEDA. 46. CE, 24 mars 2014, Ministère des Affaires sociales, du Travail et de la Solidarité, nº 249369. 47. Cass., Ass. plén., 16 avril 2004, nº 02-30.157 : « […] les étrangers résidant régulièrement en France avec leurs enfants mineurs bénéficient de plein droit des prestations familiales […] ». Voir, dans le même sens, Cass., 2e civ., 6 décembre 2006, nº 05-12.666, Recueil Dalloz, 2007, p. 21. 48. La loi de 2005, dont la constitutionnalité a été reconnue, a modifié l’article L. 512-2 du Code de la sécurité sociale qui a élargi le bénéfice des prestations familiales à d’autres éventualités. 49. Cass., 2e civ., 15 avril 2010, nº 09-12.911 : « […] en statuant ainsi, alors que répondant à l’intérêt de la santé publique et à l’intérêt de la santé de l’enfant, la production du certificat médical exigée à l’appui de la demande de prestations familiales du chef d’un enfant étranger ne porte pas une atteinte disproportionnée au droit à la vie familiale […] ». Voir, dans le même sens, Cass., Ass. plén., 3 juin 2011, nº 09-69.052 : ces dispositions « revêtent un caractère objectif justifié par la nécessité dans un État démocratique d’exercer un contrôle des conditions d’accueil des enfants ». 50. Cour EDH, 1er octobre 2015, Selpa Lokongo et autre c. France, nº 76860/11, L’actualité juridique. Droit administratif, 2015, p. 1833. 51. Art. L. 512-2, al. 3 du Code de la sécurité sociale (par exemple : qualité de membre de la famille d’un réfugié ou de bénéficiaire de la protection subsidiaire). 52. Cour EDH, 25 octobre 2005, Niedzwiecki c. Allemagne, nº 58-453/00. 53. « […] la Cour ne discerne pas de motifs propres à justifier la différence établie, pour la reconnaissance du droit à percevoir des allocations familiales, entre, d’une part, les étrangers titulaires d’un permis de séjour permanent et, d’autre part, les étrangers non titulaires de pareil permis de séjour et que, partant, il y a eu violation de l’article 14 combiné avec l’article 8 de la CEDH » (G. Azibert, « L’accès aux prestations familiales de l’enfant étranger et la procédure de regroupement familial », Droit social, 2011, p. 813). 54. Cass., Ass. plén., 5 avril 2013, nº 11-17.520 et nº 11.18.947. Citation de C. Laurichesse, « La subordination de l’octroi des prestations familiales au respect des règles du regroupement familial ne constitue pas une discrimination fondée sur la nationalité », Revue critique de droit international privé, 2016, p. 339 sq., § 26. 55. « Des autorités administratives telles que la HALDE [Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité] et la Défenseure des enfants (notamment dans un avis du 9 juin 2004) ont estimé que la distinction réalisée pour l’attribution des prestations familiales était contraire au principe de non-discrimination posé par la Convention » (C. Laurichesse, « La subordination de l’octroi des prestations familiales au respect des règles du regroupement familial ne constitue pas une discrimination fondée sur la nationalité », Revue critique de droit international privé, 2016, p. 339). Chronique de jurisprudence du droit des étrangers 2016 183

L’appréciation de cette décision au regard de l’intérêt réponse positive à la demande de regroupement familial supérieur de l’enfant n’est guère plus satisfaisante. aurait pu être de rigueur. Cette affirmation, pour le moins lapidaire, ne nous 2. Sur la prise en compte de l’intérêt supérieur satisfait que partiellement. D’une part, elle ne nous dit de l’enfant (article 3 de la Convention pas si tel était le cas ; d’autre part, ne pouvons-nous pas internationale relative aux droits de l’enfant) considérer que la prise en charge de la santé d’un enfant doit toujours être une considération essentielle 60 ? Le Conseil d’État, par sa décision, entend établir l’existence Nous ne pouvons conclure ces développements sans d’un intérêt du mineur au travers de cette disposition. En relever le traitement particulier qui est réservé au mineur effet, les juges du Palais-Royal, relèvent en droit des étrangers. La vulnérabilité du mineur a tou­ […] que […] les dispositions de l’article L. 512-2 du code jours justifié un traitement plus favorable à son égard. de la sécurité sociale [ont] pour objectif d’assurer le respect L’article L. 511-4 du CESEDA prévoit dans cette optique des règles relatives au regroupement familial, dans l’intérêt que : « Ne peuvent faire l’objet d’une obligation de quitter même de l’enfant pour lequel celui-ci est sollicité […] 56. le territoire français : 1° L’étranger mineur de dix-huit ans […] ». En d’autres termes, cette disposition vise à assurer des Le mineur étranger n’a donc pas à justifier de la conditions d’accueil optimales pour les mineurs. Le res­ régularité de son séjour en France. Or, dans ce cadre, pect de la procédure de regroupement familial garantirait deux régularités sont recherchées : celle de l’entrée et donc une certaine protection du mineur. Le Conseil d’État du séjour du parent et celle de l’entrée du mineur. Or caractérise ainsi l’intérêt du mineur : telle est l’une des cette dernière régularité revient in fine à rechercher la originalités de cette solution. Le Conseil constitutionnel régularité du séjour. Cela nous paraît contraire au droit statuant sur la constitutionnalité de la loi de 2005 a dans au respect de sa vie privée et familiale et surtout contraire ce sens relevé la nécessité de vérifier que l’accueillant a à son intérêt supérieur. la capacité d’offrir à ses enfants « des conditions de vie et Le Conseil d’État aurait donc pu considérer que le rejet de logement décentes » 57 en France. de la demande de regroupement familial portait atteinte Il faut dire que pour contrebalancer cette rigueur de la au droit conventionnel. loi, il est possible de bénéficier du regroupement familial Nous pourrions peut-être voir, au travers de à titre de régularisation (art. R. 411-6 du CESEDA) 58. l’article L. 521-1 du Code de la sécurité sociale, une Il appartient alors aux autorités locales, s’intéressant à volonté de contrôler et maîtriser les flux migratoires, la situation personnelle des requérants, de traiter de la en limitant l’immigration irrégulière. L’impossibilité demande de regroupement sur place. Les enfants ainsi de bénéficier, une fois sur le territoire national, desdites régularisés doivent pouvoir bénéficier des prestations prestations aurait alors un effet dissuasif. familiales 59. C’est au juge administratif de connaître du contentieux relatif à une telle régularisation. D’où l’enjeu de cet arrêt de la haute juridiction administrative. S’il est évident qu’il y va de l’intérêt de l’enfant qu’il B. Le droit au logement 61 soit accueilli et pris en charge dans de bonnes conditions, comme liberté fondamentale nous pourrions nous demander s’il y va nécessairement de son « intérêt supérieur ». L’intérêt supérieur de l’enfant ne Dans cette espèce, une première ordonnance 62 imposait se situe-t-il pas plutôt dans la prise en charge de sa santé aux autorités publiques de prendre les mesures nécessaires et de ses conditions de vie ? La prestation familiale ne pour mettre fin à toutes situations portant atteinte à la garantit-elle pas une telle prise en charge ? La juridiction dignité humaine. Le juge des référés avait rejeté la demande administrative semble nous donner un élément de réponse d’expulsion des occupants sans droits ni titre du jardin lorsqu’elle relève que, dans l’hypothèse où l’état de santé des Olieux par la métropole de Lille sur le fondement rendrait le versement de cette prestation essentielle, une de l’article L. 521-3 du Code de justice administrative 63.

56. CE, 11 mai 2016, M. D., cons. 3. 57. CC, déc. nº 2005-528 DC du 15 décembre 2005, cons. 16. 58. Circulaire du 1er mars 2000 relative au regroupement familial des étrangers, NOR : MESN0021265C, abrogée en totalité par celle du 17 janvier 2006, DPM/DMI/2/2005/ et NOR/INT/D/ 06/00009/C. 59. CC, déc. nº 2005-528 DC, cons. 18. 60. Art. 24-1 de la Convention internationale relative aux droits de l’enfant : « Les États parties reconnaissent le droit de l’enfant de jouir du meilleur état de santé possible et de bénéficier de services médicaux et de rééducation. […] ». Voir aussi art. 26-1 de cette Convention : « Les États parties reconnaissent à tout enfant le droit de bénéficier de la sécurité sociale, y compris les assurances sociales, et prennent les mesures nécessaires pour assurer la pleine réalisation de ce droit en conformité avec leur législation nationale ». 61. Par Sarah Benhamouda. 62. TA Lille, ord., 1er septembre 2016, nº 1607652. 63. Ibid., cons. 16 : « […] il appartient dès lors à la Métropole européenne de Lille […] de se rapprocher de l’État, du département du Nord et de la ville de Lille afin de rechercher et de mettre en œuvre, dès que possible et avant l’arrivée du froid, les mesures appropriées pour mettre fin à une situation contraire à la dignité de la personne humaine […] ». 184 Sarah Benhamouda, Guillaume Dujardin et Grace Gnokam

La trêve hivernale approchant, le requérant saisit une une urgence. Ensuite, il faut démontrer que la mesure nouvelle fois le juge administratif et demande au maire de demandée est utile. Enfin, cette mesure de doit pas faire Lille ainsi qu’au préfet du Nord de procéder à la réquisition obstacle à l’exécution d’aucune décision administrative. d’un ou plusieurs bâtiments sur la commune de Lille per­ En l’espèce, les requérants invoquent que l’urgence mettant ainsi qu’un accompagnement pour leurs besoins est caractérisée par l’approche de la trêve hivernale et spécifiques. Par une ordonnance du 20 octobre 2016 64, estiment que la défaillance des autorités publiques conduit le juge estime qu’il appartient aux autorités de l’État 65 à une atteinte à une liberté fondamentale et à une atteinte de mettre en place toutes les mesures nécessaires pour à la dignité humaine. C’est ce qui suscite notre attention les personnes en détresse et pour les demandeurs d’asile puisque cette atteinte porterait sur le droit à l’hébergement ainsi que pour les mineurs et les mineurs isolés au risque et sur la situation des mineurs étrangers. de porter une atteinte grave à une liberté fondamentale 66. En présence de mineurs isolés, nul ne peut douter En plein cœur de l’actualité, les camps de migrants sont à de leur intérêt à agir. Toutefois, étant mineurs et isolés déplorer. En effet, la plupart du temps, il est difficile pour peuvent-ils justifier d’une capacité à agir ? Le Conseil les étrangers d’y résider longuement tant les conditions de d’État a déjà admis qu’un mineur isolé pouvait invoquer vie sont difficiles. Cette difficulté est d’autant plus sérieuse un droit à l’hébergement d’urgence dans le cadre du référé- lorsque des jeunes étrangers ou des mineurs isolés sont liberté « lorsqu’il sollicite un hébergement d’urgence qui en cause. Cette catégorie d’étranger vulnérable 67 a besoin lui est refusé par le département auquel le juge judiciaire de conditions particulières pour pouvoir vivre. Face à ces l’a confié » 68. Cette hypothèse n’est qu’à moitié justifiée situations, les autorités publiques disposent de pouvoirs ici puisque le département du Nord ne faillit pas à sa et doivent éviter une quelconque atteinte aux libertés compétence. Dans ce cas, le juge des référés est saisi fondamentales. Ainsi, le droit à l’hébergement d’urgence sur le fondement de l’article L. 521-3 du Code de justice est considéré comme une liberté publique pouvant être administrative. Cette condition de la capacité semblerait invoquée devant le juge des référés. Le juge administratif ici remplie car le juge apprécie positivement le recours. appréciera rigoureusement la légalité des mesures prises On sait en effet que, depuis une décision du 10 février par les autorités administratives compétentes par la théorie 2012 69, le Conseil d’État estime que le droit à un héberge­ du bilan coût / avantage. ment d’urgence peut être invoqué dans le cadre du référé- liberté 70. Le Palais-Royal crée dans cette ordonnance une 1. Sur l’article L. 521-3 nouvelle liberté fondamentale à classer dans la catégorie des droits-créances 71. Ce droit à l’hébergement d’urgence du Code de justice administrative est issu d’une loi du 25 mars 2009 72 et permet aux sans- Cet article dispose qu’ abri d’invoquer un droit à l’hébergement d’urgence et de bénéficier d’un accompagnement personnalisé jusqu’à ce En cas d’urgence et sur simple requête qui sera recevable qu’une solution adéquate soit trouvée 73. Ainsi, l’admi­ même en l’absence de décision administrative préalable, nistration est tenue de prendre des mesures, répondant le juge des référés peut ordonner toutes autres mesures certes à la protection de l’ordre public, mais ne portant utiles sans faire obstacle à l’exécution d’aucune décision 74 administrative. atteinte à aucune liberté fondamentale . En l’espèce, les requérants invoquent une atteinte à Découlent de cette disposition trois conditions à rem­ une liberté fondamentale et à la dignité humaine lorsque plir pour répondre à la recevabilité de ce référé conserva­ le préfet ne satisfait pas complètement à l’hébergement toire (ou mesures utiles). Tout d’abord, doit être démontrée d’urgence des étrangers. La responsabilité de l’État serait

64. TA Lille, ord., 20 octobre 2016, M. Kanfory C., nº 1607652. 65. Sur le fondement de l’article L. 521-3 du Code de justice administrative et de l’article L. 345-2 sq. du Code de l’action sociale et des familles. 66. TA Lille, ord., 20 octobre 2016, M. Kanfory C., cons. 7 : cette obligation doit d’autant plus être respectée dès lors qu’un « mineur privé de la protection de sa famille est sans abri et que sa santé, sa sécurité ou sa moralité est en danger [au risque de porter] atteinte […] à une liberté fondamentale ». 67. Voir C. Neirinck, « L’@MIE des enfants isolés étrangers », Droit de la famille, nº 11, 2013, repère 10 : il s’agit ici de l’arrêté du 6 septembre 2013 par lequel le ministère de la Justice invitait à accorder une protection à ces mineurs qui sont des enfants en danger, particulièrement vulnérables en raison de leur isolement, de leur qualité d’étrangers et de leurs parcours. 68. L. Domingo, « Le refus de prise en charge des mineurs isolés étrangers par les départements », La semaine juridique, édition administrations et collectivités territoriales, nº 4, 2015, 2019. 69. CE, réf., 10 février 2012, Fofana, nº 356456. 70. Art. L. 521-2 du Code de justice administrative. 71. Voir Olivier Le Bot, « Le droit à un hébergement d’urgence invocable en référé-liberté », La semaine juridique, édition administrations et collectivités territoriales, nº 7, 2012, 2059. 72. Loi nº 2009-323 du 25 mars 2009 de mobilisation pour le logement et la lutte contre l’exclusion. 73. Art. L. 352-2-2 du Code de l’action sociale et des familles. 74. Voir C. Boyer-Capelle, « Le juge administratif et les conditions matérielles d’accueil des demandeurs d’asile. Entre protection et pragmatisme », La semaine juridique, édition générale, nº 17, 2013, doctrine 483, point nº 4 : à ce titre on peut relever : « Le juge administratif porte depuis longtemps une attention particulière aux modalités générales de mise en œuvre du dispositif. Conscient de la situation de faiblesse économique et sociale du demandeur d’asile, il a progressivement renforcé la justiciabilité du droit à des conditions matérielles d’accueil décentes et n’hésite pas à rappeler à l’ordre des pouvoirs publics tentés d’adopter une lecture restrictive des garanties générales offertes ». Chronique de jurisprudence du droit des étrangers 2016 185 ainsi engagée lorsque, par inaction, une atteinte serait Il saisit le tribunal administratif d’Amiens et demande portée à une liberté fondamentale 75. l’annulation de l’arrêté du 22 octobre 2015. À l’appui de sa demande, il invoque que l’arrêté attaqué a été signé par 2. Une illustration du contrôle normal une autorité incompétente faute d’avoir reçu, à cet effet, une délégation de signature régulière. Il ajoute que l’arrêté Le juge contrôle concrètement le projet des autorités attaqué est insuffisamment motivé, est entaché d’erreur de afin de déterminer si leur action ne bafoue pas le droit à droit, méconnaît les dispositions de l’article L. 313-14 du l’hébergement des requérants. Il déduit ainsi qu’il est plus CESEDA, porte une atteinte disproportionnée à son droit simple à mettre en œuvre que la réquisition des logements au respect de sa vie privée et familiale en méconnaissance demandée par les requérants. Les autorités bénéficiaient de l’article 8 de la Convention EDH. Il soutient également d’une certaine marge d’appréciation et le juge vérifie si une que l’OQTF est illégale du fait de l’illégalité de la décision erreur d’appréciation n’a pas été commise 76. Par ailleurs, de refus de séjour. Par ailleurs, il conteste la décision relativement aux mineurs isolés, le juge des référés fait fixant le pays de renvoi, qui méconnaît les stipulations aussi une appréciation concrète et estime alors que le plan de l’article 3 de la Convention EDH. d’action mis en place par les autorités permet aux mineurs Sur la question de l’annulation de l’OQTF sans délai isolés et aux jeunes étrangers de conserver leurs liens avec pays de renvoi, le tribunal administratif d’Amiens 80 avec la commune de Lille en mettant à leur disposition rejette la requête au motif que le délai de recours de qua­ des transports. Cette catégorie peut ici être considérée rante-huit heures n’a pas été respecté. comme vulnérable 77 en ce que les mineurs isolés étrangers Sur le refus de délivrer un titre de séjour, le tribunal ont des besoins spécifiques. Ils relèvent de la compétence administratif a dû répondre à une question nouvelle. Il l’a du département comme en dispose l’article L. 112-3 du alors transmise au Conseil d’État en vertu de l’article L. 113-1 Code de l’action sociale et des familles ainsi que le Conseil du Code de la justice administrative. d’État dans une ordonnance du 10 mars 2014 78. La question est la suivante : Le juge des référés conclut ainsi au coût élevé de la réquisition et à la longueur et la lourdeur de la procédure Considérant que lorsque, par le même arrêté, le préfet d’une qui dépasseraient la trêve hivernale. part, refuse de délivrer un titre de séjour à un étranger qui se maintient sur le territoire français au-delà du délai de validité de son visa et, d’autre part, l’oblige à quitter sans délai le territoire français après avoir constaté que celui-ci III. Les délais se trouve dans le cas prévu au 2° du I de l’article L. 511-1 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit A. Une unification des contentieux d’asile, et qu’il existe un risque qu’il se soustraie à une de l’obligation de quitter mesure d’éloignement, au sens du b) du 3° du II du même le territoire français (OQTF) 79 article, le délai de recours de quarante-huit heures prévu au II de l’article L. 512-1 du même code est-il applicable aux Le requérant est un ressortissant marocain entré en France conclusions dirigées par l’intéressé contre la décision de le 25 septembre 2012 grâce à un visa de type C délivré refus de titre de séjour, alors même que cette décision n’est par les autorités consulaires espagnoles valable pour une pas assortie d’une obligation de quitter le territoire français entrée et un séjour de trente jours sur le territoire des États dans les conditions prévues par le 3° du I de l’article L. 511-1 cité au point 2 et que la légalité de l’obligation prise à son Schengen. Interpellé le 25 octobre 2015, la préfète de la encontre ne dépend pas de celle de la décision relative Somme a pris à son encontre une OQTF sur le fondement au séjour ? du 2° du I de l’article L. 511-1 du CESEDA. Cette OQTF n’a pas de délai et désigne le Maroc comme pays de renvoi. Par Sur les fondements des articles L. 511-1 et L. 512-1 le même arrêté, la préfète a refusé le séjour du requérant du CESEDA, le Conseil d’État 81 estime que, d’une part, sans que le requérant n’ait formulé de demande. l’étranger faisant l’objet d’une OQTF sans délai dispose

75. On constate toutefois que les cas de voies de fait tendent à diminuer depuis quelques temps et que le juge administratif voit sa compétence élargie dans l’appréciation de la responsabilité de l’administration. En ce sens, voir TC, 17 juin 2013, M. Bergoend c. Société ERDF Annecy Léman, nº 3911 et, sur la restriction de la voie de fait, S. Gilbert, « Restriction de la voie de fait », Droit administratif, nº 12, 2013, comm. 86. 76. TA Lille, ord., 20 octobre 2016, M. Kanfory C., cons. 12 : « […] la réquisition de logements d’habitation vacants demandée par les requérants […] implique le respect d’une procédure lourde comportant plusieurs étapes […], la réponse du propriétaire qui dispose de deux mois pour dire s’il met fin à la vacance ou s’il s’engage à effectuer les travaux nécessaires à la location et enfin la décision du préfet d’arrêter la procédure ou de procéder à la réquisition ; […] il est impossible de mener à terme une telle procédure avant le 1er novembre, date à laquelle débute la période de la trêve hivernale ». 77. CJUE, 27 février 2014, C-79/13, § 9 : « Dans la législation nationale transposant les dispositions du chapitre II relatives aux conditions matérielles d’accueil et aux soins de santé, les États membres tiennent compte de la situation particulière des personnes vulnérables, telles que les mineurs, les mineurs non accompagnés, les handicapés, les personnes âgées, les femmes enceintes, les parents isolés accompagnés de mineurs et les personnes qui ont subi des tortures, des viols ou d’autres formes graves de violence psychologique, physique ou sexuelle ». 78. CE, réf., 10 mars 2014, Département de l’Aveyron et autres, nº 375279. 79. Par Sarah Benhamouda. 80. TA Amiens, 3e ch., 23 février 2016, nº 1503147. 81. CE, avis, 22 juillet 2016, nº 398374, publié aux tables du Recueil Lebon. 186 Sarah Benhamouda, Guillaume Dujardin et Grace Gnokam de quarante-huit heures pour pouvoir la contester ainsi Le CESEDA prévoit que le préfet peut prendre un que les décisions relatives au séjour. Le requérant pourra refus de titre de séjour à la suite d’une demande d’un « jusqu’à la clôture de l’instruction, former des conclu­ étranger 90. Face à ce refus, le CESEDA offre un régime sions dirigées contre toute autre de ces décisions » 82. contentieux correspondant à la contestation classique D’autre part, il estime que le délai de recours de qua­ d’une décision administrative. Il s’agit du délai de deux rante-huit heures est également applicable, dans le cas mois à respecter dans le cadre d’un recours en annulation. où l’étranger se trouverait dans la situation prévue au 2° Ainsi, l’étranger peut bénéficier des garanties offertes du I de l’article L. 511-1 du CESEDA 83 alors qu’il n’a pas contre un refus de titre de séjour. En vertu de la loi du saisi l’administration d’une demande de titre de séjour, 11 juillet 1979, repose sur l’administration l’obligation de motivation de l’acte pris qu’il soit implicite ou explicite […] aux conclusions dirigées par le requérant contre le avec la précision suivante : si l’acte est implicite, l’intéressé refus de séjour, qui, ayant été notifié en même temps que peut, dans un délai d’un mois, demander la motivation au l’obligation de quitter le territoire sans délai, est indisso­ ciable et suit le même régime contentieux […] 84. préfet. L’étranger pourra également saisir une commission départementale de titre de séjour qui doit être saisie par Le Conseil d’État dégage ici deux configurations où le le préfet pour avis lorsqu’il souhaite prendre un refus de régime contentieux du titre de séjour suit le régime conten­ titre de séjour 91. Le non-respect de cette procédure peut tieux de l’OQTF 85. Le délai de recours est de quarante-huit « vicier le refus de titre de séjour qui est opposé in fine à heures pour toutes les décisions prises en même temps l’étranger » 92. que l’OQTF même pour le titre de séjour pris par une Or, en l’espèce, le refus de titre de séjour a été pris autorité administrative sans même que l’étranger en ait par le préfet, à la suite d’une OQTF, sans même que le fait la demande. requérant en fasse la demande et il ne constitue pas le C’est en ce sens que l’avis du Conseil d’État constitue fondement de l’OQTF. Ce qui a en effet motivé le préfet un éclairage considérable : les contentieux étant alignés, la est l’expiration du visa de l’intéressé. L’étranger ne s’est procédure des délais de recours n’est guère problématique. alors pas présenté au guichet. Il a déjà été jugé que le préfet On peut d’ailleurs soulever que cet alignement répondrait pouvait prendre une décision de refus de titre de séjour à l’esprit du législateur de 2006 86. Il s’agirait de réunir spontanée lorsque le titre de séjour constitue le fondement toutes les mesures prises dans le cadre de l’OQTF de sorte à de l’OQTF. Le tribunal administratif de Toulouse a ainsi les traiter dans un même contentieux. L’objectif, connu de jugé légal « le refus de délivrance ou de renouvellement tous en contentieux des étrangers, consiste à désengorger de titre de séjour sans commettre de détournement de les tribunaux 87 et à faciliter le contentieux 88. Toutefois, procédure ni d’erreur de droit » 93. Le juge toulousain avait on peut se demander si, par le refus du titre de séjour et fondé sa décision sur une combinaison des articles L. 511-1 lorsque le délai de recours de quarante-huit heures pour et L. 512-1 du CESEDA. Même si les faits commentés et contester une OQTF est dépassé, l’étranger ne se trouve les faits de cette affaire toulousaine sont distincts, dans pas dans une situation délicate d’autant qu’il invoque le les deux cas les deux articles constituent le visa des juges. respect de l’article 8 de la Convention EDH. Si l’OQTF Ce qui pourrait susciter notre interrogation, c’est ne peut plus être contestée, elle devient exécutoire. Si l’article 8 de la Convention EDH qui est soulevé par le l’étranger ne dispose pas de titre de séjour, il ne peut rester requérant et qui semblerait avoir subi une double atteinte sur le territoire. C’est d’ailleurs cette question de refus de tant par le refus de séjour que par l’OQTF. Relativement titre de séjour spontané 89 qui est intéressante à étudier en au refus de titre de séjour pris sans demande, l’étranger l’espèce puisque, d’une part, l’administration prend une n’ayant pas déposé de dossier de titre de séjour, sa situation mesure sans même que l’étranger en fasse la demande et familiale n’a pu être appréciée par le préfet 94. On peut d’autre part, il ne constitue pas le fondement de l’OQTF. d’ailleurs se demander si ce refus de séjour spontané ne

82. CE, avis, 22 juillet 2016, pt 4. 83. Le 2° du I de l’article L. 511-1 du CESEDA prévoit que : « L’autorité administrative peut obliger à quitter le territoire français un étranger non ressortissant d’un État membre de l’Union européenne, d’un autre État partie à l’accord sur l’Espace économique européen ou de la Confédération suisse et qui n’est pas membre de la famille d’un tel ressortissant au sens des 4° et 5° de l’article L. 121-1, lorsqu’il se trouve dans l’un des cas suivants : […] 2° Si l’étranger s’est maintenu sur le territoire français au-delà de la durée de validité de son visa ou, s’il n’est pas soumis à l’obligation de visa, à l’expiration d’un délai de trois mois à compter de son entrée sur le territoire sans être titulaire d’un premier titre de séjour régulièrement délivré ». 84. CE, avis, 22 juillet 2016, pt 5. 85. Voir L. Erstein, « OQTF sans délai, le recours de 48 heures pour tout », La semaine juridique, édition générale, nº 34, 2016, act. 677. 86. Loi nº 2006-911 du 24 juillet 2006 relative à l’immigration. 87. Voir F.-N. Buffet, Rapport fait au nom de la commission des lois, de la législation, du suffrage universel, du Règlement et d’administration générale sur le projet de loi relatif à l’immigration et à l’intégration, nº 371 (2005-2006), Sénat, déposé le 31 mai 2006. 88. Voir CNCDH, Avis sur la réforme du droit des étrangers, 21 mai 2015. 89. Voir L. Gros, « Peut-il exister un refus de séjour spontané ? », L’actualité juridique. Droit administratif, 2008, p. 590. 90. Art. L. 311-1 du CESEDA. 91. Art. L. 312-1 et L. 312-2 du CESEDA. 92. V. Tchen, Droit des étrangers, 2e éd., Paris, Ellipses, 2011, p. 65. 93. TA Toulouse, 18 septembre 2007, nº 072810. 94. CAA Paris, 20 juin 2005, nº 04PA03625. Chronique de jurisprudence du droit des étrangers 2016 187 pourrait pas constituer un vice de compétence. Le contrôle 1. L’inapplicabilité logique du 2nd alinéa de la légalité externe de ce refus échappe à l’œil du juge de l’article R. 121-15 du CESEDA 95 administratif puisque le délai de recours a été dépassé. aux ressortissants d’États tiers Relativement à l’OQTF, le délai de recours étant épuisé, le juge ne pourra apprécier l’erreur de droit et vérifier si Le 2nd alinéa de l’article R. 121-15 dispose que « [l]a déli­ l’étranger ne bénéficie pas d’une protection empêchant vrance de la carte de séjour aux ressortissants d’un État tiers son éloignement 96. intervient au plus tard dans les six mois suivant le dépôt Dans cette affaire, le requérant n’a pas saisi le juge dans de la demande ». Inséré dans le titre II du Code, consacré le délai de quarante-huit heures, la mesure d’OQTF étant aux citoyens de l’Union européenne, aux ressortissants des exécutoire, il doit alors quitter le territoire. La possibilité États parties à l’accord sur l’Espace économique européen du référé-liberté lui reste ouverte 97. et aux ressortissants de la confédération Suisse, le juge amiénois considère qu’il n’est pas applicable, contrai­ rement à ce que pourrait laisser penser la formulation B. Enfin une responsabilité de l’État pour passablement ambiguë de cet article, « aux ressortissants une durée d’examen d’une demande d’un État tiers ». Dès lors, en ne respectant pas le délai de titre manifestement excessive 98 de six mois prévu à cet article, le préfet n’a pas commis d’illégalité fautive 102. Engorgées de demandes de titres de séjour, ou faisant Cette position confirme les positions de certaines preuve parfois d’une bonne volonté qui prête à caution, cours administratives d’appel. La cour administrative les préfectures les examinent dans des délais souvent d’appel de Versailles avait ainsi estimé qu’une ressor­ particulièrement longs, plaçant de ce fait les usagers dans tissante chinoise ne pouvait se prévaloir de cet article 103 une grande situation de précarité. Conformément aux pour faire annuler l’OQTF qui la visait . De manière indications données par les circulaires, le premier récépissé plus lapidaire – et plus ambiguë – la cour administrative 104 est en principe d’une durée de validité de quatre mois 99, d’appel de Marseille se contentait d’affirmer que « les et peut être renouvelé une fois 100. dispositions de l’article R. 121-15 […] ne peuvent être Devant ces pratiques « plurielles », et qui nuisent utilement invoquées pour contester la légalité d’un refus 105 largement aux publics concernés, ne serait-il pas temps de titre de séjour » . de permettre aux étrangers d’obtenir réparation des préjudices qui leurs sont causés par elles ? Le jugement 2. Une réponse décevante du juge du tribunal administratif d’Amiens en date du 16 sep­ quant à l’action en responsabilité tembre 2016 101 y apporte quelques éléments de réponse. Le requérant demandait en l’espèce réparation des pré­ La responsabilité de l’État ne pouvant être recherchée sur judices causés par la lenteur de l’administration pour la base de la violation de l’article R. 121-15 du CESEDA, le répondre à sa demande de régularisation (présentée sur requérant a plaidé une rupture d’égalité devant les charges le fondement de l’article L. 313-14 du CESEDA), plus publiques, à raison du caractère déraisonnable de la durée précisément des salaires qu’il n’a pu percevoir, alors qu’il d’examen du titre de séjour. En effet, entre septembre 2009 présentait une promesse d’embauche. Pour rejeter l’action et décembre 2013, il ne lui a été délivré que des autorisa­ en responsabilité, le tribunal commence par réaffirmer tions provisoires de séjour ne l’autorisant pas à travailler. que l’article R. 121-15 du CESEDA ne s’applique pas aux Pour rejeter l’action, le juge se contente d’indiquer que ressortissants d’États tiers ; puis, estimant que le requérant l’intéressé ne pouvait légalement prétendre à la délivrance ne remplissait pas les conditions pour se voir délivrer la de la carte de séjour mentionnée à l’article L. 313-14 ; et que, carte de séjour prévue à l’article L. 313-14 du CESEDA, le par suite, en s’abstenant de lui délivrer ledit titre de séjour, préfet n’a pas commis d’illégalité fautive. Les deux temps le préfet n’a commis aucune illégalité de nature à engager du raisonnement appelleront quelques observations de la responsabilité de l’État. En conséquence, « quel que soit notre part. le délai dans lequel l’administration a instruit la demande

95. CE, Ass., 19 avril 1991, Belgacem et CE, Ass., 19 avril 1991, Babas, nº 107470. 96. Voir F. Jault-Seseke, S. Corneloup, S. Barbou des Places, Droit de la nationalité et des étrangers, Paris, PUF (Thémis. Droit), 2015, p. 568. 97. Art. L. 521-2 du Code de justice administrative. 98. Par Guillaume Dujardin. 99. Le CESEDA est, il est vrai, assez souple en la matière puisqu’il ne fait qu’indiquer que le récépissé délivré ne peut être d’une durée de validité inférieure à un mois, et peut être renouvelé (art. R. 311-5). 100. Circulaire du 5 janvier 2012, NOR : IOC/L/12/00311/C, pt 1.1 : « En tout état de cause, la délivrance de plus de deux récépissés pour un même titre de séjour, en première demande comme en renouvellement, ne devrait rester que très exceptionnelle ». 101. TA Amiens, 1re ch., 16 septembre 2016, Thierry Z., nº 1600543. 102. TA Amiens, 1re ch., 16 septembre 2016, Thierry Z., cons. 2. 103. CAA Versailles, 13 octobre 2015, Mme A., nº 15VE00729. 104. CAA Marseille, 4 juillet 2016, M. B., nº 15MA05032. 105. Le moyen est-il écarté parce qu’inopérant pour faire annuler un refus de titre, ou à raison de l’inapplicabilité dudit article aux ressortissants marocains ? 188 Sarah Benhamouda, Guillaume Dujardin et Grace Gnokam de M. Z., ce dernier ne saurait rechercher la responsabilité rante ne remplissait pas les conditions pour obtenir le titre de l’État en réparation des pertes de revenus » 106. de séjour convoité, a indiqué que le délai de seize mois Cette position du juge amiénois est assez lacunaire, pendant lequel l’administration a instruit la demande et laisse sans réponse un certain nombre de questions. La n’était pas excessif dans les circonstances de l’espèce 110. première – serait-on tenté de dire la principale – est celle La seconde question est relative à l’espèce : l’absence de de savoir si un délai manifestement excessif pour prendre réparation n’est-elle pas en réalité due à un défaut de lien la décision engage la responsabilité de l’État, soit sur le de causalité ? Au regard des faits de l’espèce, nous sommes terrain de la faute, soit sur celui de l’inégalité devant les enclin à le penser. Le requérant demandait ici réparation charges publiques. Au vu de la jurisprudence antérieure, on des salaires qu’il n’a pu percevoir entre 2009 et 2013, son serait pourtant enclin à répondre au premier versant de la autorisation provisoire de séjour ne lui donnant pas le question par l’affirmative. Une cour administrative d’appel droit de travailler. Or, il est probable que le juge ait ici a ainsi estimé que la délivrance tardive d’un récépissé de considéré que cette absence de salaire ne trouvait pas sa demande de carte de séjour est fautive, dès lors que le cause dans la longue durée d’examen de la demande de dossier de l’intéressé est complet 107. Il en va de même pour titre mais dans l’absence de sa délivrance (qui était légale l’exécution tardive d’une décision de justice enjoignant au – voir supra). En effet, le refus implicite de délivrance de la préfet de délivrer une carte de séjour, sauf changement carte de séjour étant justifié, l’intéressé n’avait pas le droit dans les conditions de droit ou de fait 108. De façon encore de travailler au cours de cette période 111. En revanche, si plus explicite, certaines cours administratives d’appel ont un préjudice moral avait été invoqué (notamment du fait recherché si la difficulté du dossier justifiait le délai de de la précarité de sa situation), le lien de causalité entre réponse anormalement long. Il a par exemple été jugé que le fait générateur de responsabilité et le préjudice aurait existé nous semble-t-il. […] le délai de vingt mois qui s’est écoulé entre l’annulation Implicitement donc, il ne semble pas que ce soit du refus implicite de titre de séjour prononcée par le tribu­ l’existence même de cette responsabilité qui soit remise nal administratif de Nice pour un motif de légalité externe en cause en l’espèce, mais bien les circonstances parti­ et l’obtention de son titre de séjour n’est pas anormal, dans culières de l’espèce qui l’ont empêché d’aboutir. Heu­ les circonstances de l’espèce, le préfet ayant fait valoir, sans être sérieusement contesté par l’intéressé, que le traitement reusement, serait-on tenté de dire… Les circulaires du de son dossier avait posé des difficultés particulières 109. ministère de l’Intérieur ne parvenant pas à mettre un terme au phénomène dénoncé plus haut, il serait de bon Et, dans une affaire très proche de la nôtre, une cour ton que les juges s’y attaquent sérieusement, certes par administrative d’appel, après avoir constaté que la requé­ des moyens détournés.

106. TA Amiens, 1re ch., 16 septembre 2016, Thierry Z., cons. 6. 107. CAA Bordeaux, 30 juin 2011, Alexandro A., nº 10BX01417. 108. CAA Paris, 18 septembre 2014, Dimitri A., nº 13PA00745. 109. CAA Marseille, 1re ch., 26 janvier 2015, M. D., nº 12MA04838. En l’espèce, le PACS conclu par le requérant était suspecté être de complaisance par le préfet des Alpes-Maritimes ; des enquêtes de communauté de vie ayant d’ailleurs été diligentées les 6 février 2009, 23 novembre 2010, 11 février 2011 et 15 avril 2011. 110. CAA Nancy, 2e ch., 12 mai 2016, Mlle A., nº 15NC01624. Il est permis de s’interroger sur le bien-fondé de cette solution. Si la requérante ne remplissait effectivement pas les conditions pour se voir délivrer un titre de séjour, les faits de l’espèce, tels que rappelés dans la décision, ne nous paraissent pas justifier une si longue durée d’examen. Autant l’absence de contrat de travail (ou d’inscription au chômage) que de revenus suffisants (qui faisaient obstacles à la délivrance des titres sollicités) sont des données facilement vérifiables. 111. Précisons sur ce point que, au terme de l’article R. 311-6 du CESEDA, le récépissé délivré dans le cadre d’une demande de régularisation présentée sur le fondement de l’article L. 313-14 du CESEDA ne donne pas le droit de travailler à son titulaire. Le choix de donner au requérant une autorisation provisoire de séjour était donc sans conséquence pour lui. Chronique de jurisprudence des droits numériques 2016-2017

Quentin BUTAVAND Doctorant en droit public à l’université Paris Nanterre Centre de recherches et d’études sur les droits fondamentaux (CREDOF, EA 3933) Membre associé au Centre de recherche sur les droits fondamentaux et les évolutions du droit (CRDFED, EA 2132)

Léa DUVAL Doctorante en droit public à l’université de Caen Normandie Centre de recherche sur les droits fondamentaux et les évolutions du droit (CRDFED, EA 2132)

Yann PAQUIER Doctorant en droit public à l’université de Caen Normandie Centre de recherche sur les droits fondamentaux et les évolutions du droit (CRDFED, EA 2132)

I. La protection des données à caractère personnel A. La revalorisation du rôle de la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL) 1. Une plus grande effectivité de la CNIL par une revalorisation de son pouvoir de sanction et de conseil 2. Une plus grande effectivité de la CNIL par la consécration d’une collaboration plus étroite avec les autres autorités de régulation

B. Le droit à l’oubli numérique 1. Le droit au déréférencement 2. Le droit à l’effacement des données à caractère personnel

C. Le droit à la portabilité des données 1. Un droit à la récupération et à la portabilité des données à caractère personnel par les personnes physiques 2. Un droit à la récupération et à la portabilité des données par le consommateur

D. Le droit à la mort numérique 1. La consécration du droit à la mort numérique : une réforme complexe mais incomplète ? 2. Une réforme souhaitable pour traiter la question de « l’éternité numérique »

II. Le droit des outils numériques A. La neutralité du Net 1. La consécration de la neutralité du Net en droit français : l’option de la régulation choisie par le législateur 2. Une consécration fondamentale : la neutralité, un principe essentiel aux démocraties numériques

B. Le droit d’accès à Internet 1. La proclamation du droit au maintien de la connexion à Internet 2 . Les incertitudes liées à l’accès aux infrastructures

CRDF, nº 15, 2017, p. 189 - 200 190 Quentin Butavand, Léa Duval et Yann Paquier

C. L’accès des personnes handicapées aux sites Internet publics D. Le droit à la transparence de certains codes sources 1. La communication des codes sources 2 . La communication des principales caractéristiques et des règles définissant un traitement algorithmique ayant fondé une décision administrative individuelle

Cette chronique biennale fait son apparition dans un Le second champ d’étude de cette chronique porte contexte particulier qui est celui de l’avènement des sur le droit des outils numériques (II), dont le principe droits numériques dans nos sociétés. Le numérique a de neutralité du Net (A), le droit d’accès à Internet (B) pour incidence de transformer des droits déjà reconnus et l’accès des personnes handicapées aux sites Internet et d’en consacrer de nouveaux. Cette publication s’inté- publics (C). Pour finir, il sera question du droit à la trans- ressera à la consécration de principes directeurs à l’ère parence de certains codes sources (D). du numérique ainsi qu’à l’évolution de leurs régimes juridiques. Pour cette première édition, la priorité a été donnée I. La protection des données à l’étude des droits essentiels consacrés par la loi pour à caractère personnel une République numérique (LRN) du 7 octobre 2016 1 et les articulations de cette loi avec le nouveau règlement européen pour la protection des données à caractère A. La revalorisation du rôle personnel (RGPD) du 27 avril 2016 2. Il s’agira d’évoquer de la Commission nationale les évolutions en matière de protection des données à de l’informatique et des libertés (CNIL) caractère personnel 3, notamment par le truchement du principe d’autodétermination informationnelle 4 défini 1. Une plus grande effectivité de la CNIL à l’article 1er de la loi nº 78-17 du 6 janvier 1978 relative par une revalorisation de son pouvoir à l’informatique, aux fichiers et aux libertés tel que de sanction et de conseil modifié par la LRN (I). À cet égard, la LRN revalorise le rôle de la Commission nationale de l’informatique La LRN transforme les pouvoirs et les missions de la CNIL 5 et des libertés (CNIL) dans la protection des données à de manière à améliorer l’effectivité 6 de son action dans la caractère personnel (A). Cette loi et le nouveau RGPD protection des données à caractère personnel consacrée par reconnaissent de plus de nouveaux droits aux individus l’article 8, alinéa 1er de la Charte des droits fondamentaux tels que le droit à l’oubli numérique (B) mais également le de l’Union européenne (CDFUE) en tant que droit fonda- droit à la récupération et à la portabilité des données (C). mental ; disposition rattachée à l’article 8 de la Convention La LRN prévoit aussi des dispositions relatives à la mort européenne des droits de l’homme (Convention EDH) qui numérique (D). consacre le droit au respect de la vie privée et familiale.

1. Loi nº 2016-1321 du 7 octobre 2016 pour une République numérique. 2. Règlement (UE) 2016/679 du Parlement européen et du Conseil du 27 avril 2016 relatif à la protection des personnes physiques à l’égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation de ces données, et abrogeant la directive 95/46/CE. 3. Conformément à l’article 4, § 1 du règlement (UE) 2016/679, il faut comprendre par cette expression « toute information se rapportant à une personne physique identifiée ou identifiable (ci-après dénommée “personne concernée”) ; est réputée être une “personne physique identifiable” une personne physique qui peut être identifiée, directement ou indirectement, notamment par référence à un identifiant, tel qu’un nom, un numéro d’identification, des données de localisation, un identifiant en ligne, ou à un ou plusieurs éléments spécifiques propres à son identité physique, physiologique, génétique, psychique, économique, culturelle ou sociale ». 4. Conformément à l’article 1er de la loi du 6 janvier 1978 relative à l’informatique, aux fichiers et aux libertés, ce principe est défini de la manière suivante : « Toute personne dispose du droit de décider et de contrôler les usages qui sont faits des données à caractère personnel la concernant, dans les conditions fixées par la présente loi ». 5. Sont créées par l’article 59 de la LRN trois missions de la CNIL qui ne pourront être développées ici : 1) sa mission de promotion de l’utilisation des technologies protectrices de la vie privée ; 2) son rôle dans la certification de la conformité des processus d’anonymisation des données personnelles dans la perspective de leur mise en ligne et de leur réutilisation ; et enfin 3) son rôle de conduite d’une réflexion sur les problèmes éthiques et les questions de société soulevés par l’évolution des technologies numériques. 6. Il s’agit alors, par ces prérogatives renouvelées, de favoriser la conformité des comportements aux modèles de conduite, c’est-à-dire aux règles de droit qui incluent également, selon nous, des règles de droit souple. Chronique de jurisprudence des droits numériques 2016-2017 191

La revalorisation du rôle de la CNIL passe d’abord par 2. Une plus grande effectivité de la CNIL une augmentation du plafond des sanctions pécuniaires par la consécration d’une collaboration plus pouvant être prononcées, celles-ci pouvant aller jusqu’à étroite avec les autres autorités de régulation 3 millions d’euros et non plus 150 000 euros 7. Cette reva- lorisation peut néanmoins sembler insuffisante et donc L’amélioration des prérogatives de la CNIL et de son finalement peu dissuasive à l’égard des acteurs qui ne se effectivité passe également par la volonté affichée par le conformeraient pas aux principes de la loi de 1978. Cela législateur français et le législateur de l’Union de favoriser est particulièrement frappant au regard du RGPD qui la coopération de la CNIL avec d’autres « autorités de régu- entrera en vigueur le 24 mai 2018 et qui prévoit la pos- lation » 14 chargées de la protection de données à caractère sibilité d’infliger des amendes administratives pouvant personnel. L’article 66 de la LRN permet à la CNIL, sous s’élever jusqu’à 20 millions d’euros ou, dans le cas d’une certaines conditions, de procéder à certaines vérifications entreprise, jusqu’à 4 % du chiffre d’affaires annuel mondial à la demande d’une autorité analogue d’un État tiers à total de l’exercice précédent 8. La revalorisation de son rôle l’Union européenne mais aussi de lui communiquer des répressif, qui va dans le sens de la politique européenne en informations. Au niveau de l’Union européenne, le RGPD la matière 9, passe aussi par les nouvelles modalités de mise prévoit aux articles 60 à 67 toute une série de dispositions en demeure prévues à l’article 64 de la LRN. Le président destinées à favoriser la coopération entre la CNIL et ses de la CNIL a désormais la possibilité de fixer, « en cas homologues européens. Cette coopération se fera sous la d’extrême urgence », un délai de mise en conformité de houlette du Comité européen de la protection des données vingt-quatre heures et non plus de cinq jours 10. Enfin, la dont la mission principale est de veiller à l’application LRN prévoit la possibilité, inédite, pour la formation res- cohérente du règlement 15. Cette volonté de coopération treinte de la CNIL de prononcer des sanctions sans mise en renforcée avec d’autres autorités de régulation s’observe demeure préalable et après une procédure contradictoire, aussi au niveau national par l’article 61 de la LRN qui quand le comportement ne peut être rendu conforme permet à la CNIL de « saisir pour avis » l’Autorité de régu- dans le cadre d’une telle mise en demeure 11. Ce pouvoir de lation des communications électroniques et des postes sanction directe devrait permettre à la CNIL de réprimer (ARCEP). Celle-ci devenue, par la suite, gendarme de la plus fréquemment et plus rapidement. neutralité du Net, peut également saisir la CNIL pour avis Parallèlement au renforcement de son pouvoir de dans le cadre de l’article 61. Là aussi, cet avis peut être de sanction, son rôle de « conseiller » dans l’élaboration nature à éclairer l’action de la CNIL. des normes est aussi revalorisé. Le but est d’accroître l’influence qu’elle exerce sur les décideurs de par son B. Le droit à l’oubli numérique expertise et ses recommandations, sachant que c’est plus 12 par ses instruments de droit souple que par la sanction 1. Le droit au déréférencement que l’action de la CNIL a des répercussions 13. Ainsi est prévue par l’article 59 de la loi une consultation systéma- La Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) a tique de la CNIL pour avis « sur tout projet de loi ou de reconnu, sur le fondement de la CDFUE et de la directive décret ou toute disposition de projet de loi ou de décret 95/46/CE du 24 octobre 1995, le droit au déréférence- relatifs à la protection des données à caractère personnel ment 16. Les juges ont considéré qu’un individu peut ou au traitement de telles données », ainsi qu’une publicité demander à ce qu’une information le concernant ne soit automatique de ses avis. plus mise à disposition du grand public par l’intermédiaire En plus d’un pouvoir de sanction et de conseil ren- d’un moteur de recherche. L’information n’est pas effacée forcé, la collaboration de la CNIL avec ses homologues puisqu’elle demeure sur le site Internet source, mais n’est se trouve aussi revalorisée. plus référencée par le moteur de recherche. Le juge de

7. Loi nº 2016-1321, art. 65. 8. Règlement (UE) 2016/679, art. 83. 9. Cette réforme confirme l’approche répressive présente au niveau européen depuis la directive du 24 octobre 1995 et approfondie avec le règlement du 27 avril 2016. 10. Loi nº 2016-1321, art. 64. 11. Ibid. 12. Il s’agit d’avis, de recommandations ou encore de rapports. Sur la notion de « droit souple », voir C. Thibierge, « Le droit souple. Réflexion sur les textures du droit », Revue trimestrielle de droit civil, 2003, p. 599 sq. 13. Céline Bloud-Rey observe que « ce n’est pas l’exercice effectif de son pouvoir de sanction qui lui a permis, au fil des années, d’asseoir son autorité » mais « ses prises de position stables, répétées, largement diffusées qui ont permis à la CNIL de conquérir le rôle central qu’elle joue aujourd’hui. Depuis son institution, la ligne de conduite de la CNIL a toujours été de favoriser la pédagogie et le dialogue plutôt que la répression » (C. Bloud-Rey, « Quelle place pour l’action de la CNIL et du juge judiciaire dans le système de protection des données personnelles ? Analyse et perspectives », Recueil Dalloz, 2013, p. 2795 sq). 14. J.-L. Autin, « Le devenir des autorités administratives indépendantes », Revue française de droit administratif, 2010, p. 875 sq. La « régulation » dans laquelle s’inscrit la CNIL peut être définie comme une tentative d’influer sur le comportement des opérateurs par « des moyens qui ne se limitent pas à la sphère du droit strictement entendue » donc à l’existence d’une sanction juridique. 15. Règlement (UE) 2016/679, art. 70, § 1. 16. CJUE, GC, 13 mai 2014, Google Spain SL et Google Inc. c. Agencia Española de Protección de Datos et Mario Costeja González, C-131/12. 192 Quentin Butavand, Léa Duval et Yann Paquier l’Union en a opéré une conciliation avec d’autres droits est nécessaire à l’exercice du droit à la liberté d’expres- en précisant que : sion et d’information ; ni si le respect d’une obligation légale nécessitant un traitement est prévu par le droit […] ces droits prévalent, en principe, non seulement de l’Union, ou par le droit de l’État membre auquel le sur l’intérêt économique de l’exploitant du moteur de responsable du traitement est soumis, « ou pour exécuter recherche, mais également sur l’intérêt de ce public à trouver ladite information lors d’une recherche portant une mission d’inté­rêt public ou relevant de l’exercice de sur le nom de cette personne 17. l’autorité publique dont est investi le responsable du trai- tement » 26. Des motifs d’intérêts publics dans les domaines Toutefois, ce droit n’est pas absolu puisque si une de la santé publique, de l’archivistique, de la recherche personne physique joue un rôle particulier dans la vie scientifique ou historique l’emportent également sur le publique, et qu’il en va de l’intérêt prépondérant du public droit à l’effacement. Il en va de même pour ce qui touche de connaître cette information, le déréférencement ne « à la constatation, à l’exercice ou à la défense de droits pourra pas être mis en œuvre 18. en justice » 27. Cette décision novatrice pose encore question : le Dans ce cadre, les responsables du traitement ont Conseil d’État a d’ores et déjà été confronté à l’applica- l’obligation, au titre de l’article 19 du RGPD, de notifier tion de la jurisprudence Google Spain, mais estime que l’effacement de données à caractère personnel, « à moins les conditions de mise en œuvre de ce droit ne sont pas que [cette] communication se révèle impossible ou exige suffisamment précises. Il a d’ailleurs soulevé une question des efforts disproportionnés ». 19 préjudicielle auprès de la CJUE à ce propos . Ces deux droits – droit au déréférencement et droit à 2. Le droit à l’effacement des données l’effacement des données – ne concernent pas les per- à caractère personnel sonnes morales, et participent à la mise en œuvre du droit à l’oubli numérique. Au-delà de la reconnaissance de Le RGPD, qui entrera en vigueur en le 24 mai 2018, abro- ces droits et de la construction de leur régime juridique, gera la directive 95/46/CE du Parlement européen du c’est bel et bien la question de l’effectivité de ces derniers 24 octobre 1995, et ira plus loin en consacrant un droit à qui se pose, notamment à travers la problématique de l’effacement des données 20 : il s’agit de la possibilité pour l’extraterritorialité du droit. toute personne physique d’obtenir du responsable du trai- tement 21 l’effacement des données à caractère personnel 22. Il peut paraître regrettable qu’à l’heure où de nom- C. Le droit à la portabilité des données breuses données sont stockées, alors même que nous sommes incapables de connaître avec exactitude qui détient 1. Un droit à la récupération et à la portabilité nos données et dans quelles proportions, il ne s’agisse des données à caractère personnel que d’un droit de l’individu et non d’une obligation du par les personnes physiques responsable du traitement. La LRN prévoit de plus un droit à l’effacement accéléré Le RGPD traite de la récupération et de la portabilité des pour les données à caractère personnel collectées lorsque la données à caractère personnel et non des données au sens personne est mineure 23. Ces données personnelles devront large 28. Toute personne physique a le droit de recevoir les être effacées par le responsable du traitement dans les données à caractère personnel qu’elle a pu fournir à un meilleurs délais. Ce droit n’est pas absolu, car il se cantonne responsable du traitement, notamment dans le but de les aux données collectées « dans le cadre de l’offre de services transmettre à un autre responsable du traitement. de la société de l’information » 24. Les personnes morales sont exclues de ce disposi- Le RGPD opère aussi, tout comme la CJUE avec le tif : fondé sur l’article 8 de la CDFUE, le traitement des droit au déréférencement, une conciliation avec les autres données à caractère personnel est « conçu pour servir droits 25. Ce droit ne s’applique pas lorsque le traitement l’humanité » 29 et il convient donc de protéger les individus.

17. CJUE, GC, 13 mai 2014, Google Spain SL et Google Inc. c. Agencia Española de Protección de Datos et Mario Costeja González, § 97. 18. Ibid. 19. CE, Ass., 24 février 2017, nº 391000, publié au Recueil Lebon. 20. Règlement (UE) 2016/679, art. 17. 21. Conformément à l’article 4, § 7 du règlement (UE) 2016/679, il faut comprendre par cette expression « la personne physique ou morale, l’autorité publique, le service ou un autre organisme qui, seul ou conjointement avec d’autres, détermine les finalités et les moyens du traitement ». 22. Voir les conditions de l’article 17, § 1, § 2, § 3 du règlement (UE) 2016/679. 23. Loi nº 2016-1321, art. 63. 24. Ibid. 25. Règlement (UE) 2016/679, art. 17, § 3. 26. Ibid., art. 17, § 3 b. 27. Ibid., art. 17, § 3 e. 28. Ibid., art. 20. 29. Ibid., § 4 du préambule. Chronique de jurisprudence des droits numériques 2016-2017 193

Ce droit peut être mis en œuvre lorsque la personne a fournisseur afin de récupérer les données ou les fichiers consenti au traitement de ses données à caractère personnel concernés, comme dans le cadre d’une finalité particulière 30 : tel est le cas si « le […] toutes les données résultant de l’utilisation du compte traitement est nécessaire à l’exécution d’un contrat auquel utilisateur du consommateur et consultables en ligne par la personne concernée est partie ou à l’exécution de mesures celui-ci, à l’exception de celles ayant fait l’objet d’un enri- 31 précontractuelles prises à la demande de celle-ci » . Il en va chissement significatif par le fournisseur en cause 40. de même si le traitement est effectué à l’aide de procédés automatisés 32. Dans l’hypothèse où un individu a consenti L’enrichissement est présumé non significatif, mais ces au traitement de données à caractère personnel sensibles, cas de figure seront précisés par voie réglementaire. Cette pour certaines finalités, le droit de l’Union lui permet tout approche fait écho au débat relatif à la patrimonialisation de même d’obtenir la récupération de ses données 33. des données. Le responsable du traitement doit fournir les données De plus, ces données doivent être récupérables « dans dans un format structuré, couramment utilisé et lisible un standard ouvert, aisément réutilisable et exploitable 41 par la machine 34. La personne concernée pourra même par un système de traitement automatisé » . obtenir que les données énumérées précédemment soient D’autres données associées au compte utilisateur 42 directement transmises d’un responsable du traitement à du consommateur , qui seront également précisées par l’autre lorsque c’est techniquement possible 35. Il s’agit donc voie réglementaire, peuvent aussi être récupérées par le de garantir l’interopérabilité des données d’un système consommateur. Toutefois, le législateur précise que ces à l’autre. données doivent être identifiées en prenant L’exercice de ce droit n’empêche pas de recourir au […] en compte l’importance économique des services droit à l’effacement des données à caractère personnel concernés, l’intensité de la concurrence entre les fournis- prévu par l’article 17 du RGPD. Néanmoins, le droit à seurs, l’utilité pour le consommateur, la fréquence et les la récupération et à la portabilité ne s’applique pas « au enjeux financiers de l’usage de ces services 43. traitement nécessaire à l’exécution d’une mission d’intérêt Ces données doivent également être restituées dans public ou relevant de l’exercice de l’autorité publique dont un standard aisément réutilisable et ouvert. À défaut, le 36 est investi le responsable du traitement » . Enfin, ce droit fournisseur doit informer le consommateur des modalités ne doit pas porter atteinte aux droits et libertés de tiers. alternatives de récupération de ces données et préciser « les caractéristiques techniques du format du fichier de 2. Un droit à la récupération et à la portabilité récupération, notamment son caractère ouvert et inter­ des données par le consommateur opérable » 44. Par ailleurs, ce droit ne s’applique pas La LRN a souhaité aller plus loin en permettant cette fois-ci non pas à toute personne physique mais plus particuliè- […] aux fournisseurs d’un service de communication au rement au consommateur de récupérer et de demander la public en ligne dont le nombre de comptes utilisateurs portabilité de ses données 37 : il s’agit donc d’élargir le type ayant fait l’objet d’une connexion au cours des six derniers mois est inférieur à un seuil fixé par décret 45. de données concerné. Cette disposition ne concerne que les données qui ne sont pas à caractère personnel puisque le RGPD fixe les règles dans ce domaine 38. D. Le droit à la mort numérique Ce droit est applicable sous réserve du secret en matière commerciale et industrielle ainsi que du respect des droits 1. La consécration du droit à la mort numérique : 39 d’auteur . En l’absence de tels préjudices pour le respon- une réforme complexe mais incomplète ? sable du traitement, le consommateur peut demander la récupération gratuite de tous les fichiers qu’il a pu mettre La mort numérique est le droit reconnu aux personnes en ligne. Pour cela, il doit adresser une requête unique au d’organiser le sort de leurs données à caractère personnel

30. Ibid., art. 6, § 1 a. 31. Ibid., art. 6, § 1 b. 32. Ibid., art. 20, § 1 b. 33. Pour plus de précisions, voir les conditions du règlement (UE) 2016/679, art. 9, § 2. 34. Ibid., art. 20, § 1. 35. Ibid., art. 20, § 2. 36. Ibid., art. 20, § 3. 37. Art. L. 224-42-1 du Code de la consommation. 38. Voir supra. 39. Loi nº 2016-1321, art. 48. 40. Art. L. 224-42-3 2° du Code de la consommation. 41. Ibid. 42. Art. L. 224-42-3 3° du Code de la consommation. 43. Art. L. 224-42-3 3° b du Code de la consommation. 44. Art. L. 224-42-3 du Code de la consommation. 45. Art. L. 224-42-4 du Code de la consommation. 194 Quentin Butavand, Léa Duval et Yann Paquier numériques – c’est-à-dire de leur identité numérique 46 – 2. Une réforme souhaitable pour traiter après leur mort. Ce droit est consacré par l’article 63 de la la question de « l’éternité numérique » LRN 47. Cette disposition confère à toute personne le droit de déterminer des directives relatives à la conservation, De par l’expansion des technologies numériques, l’indi- à l’effacement et à la communication de ses données vidu a non seulement une vie et une identité « physique » à caractère personnel après son décès. Ces directives qui s’acquiert à la naissance et s’éteint au décès et qui sont alors générales ou particulières. L’article 63 correspond donc à la notion de personnalité juridique ; définit les premières comme celles qui sont relatives mais aussi une identité « numérique » qui, elle, en est à l’ensemble des données à caractère personnel de la complètement détachée. Cette réforme est donc souhai- personne concernée et qui peuvent être enregistrées table dans la mesure où elle permet à l’individu d’avoir auprès d’un tiers de confiance numérique qui doit être une emprise sur son identité numérique après sa mort. certifié par la CNIL. Les secondes sont, selon le législa- Elle lui permet de faire valoir sa volonté sur ce qu’elle teur, celles qui « concernent les traitements de données souhaite laisser de ses données personnelles après son à caractère personnel mentionnés par ces directives » et décès. Cette loi met donc un terme à « l’éternité numé- sont enregistrées auprès du responsable du traitement rique » 50 qui s’imposait auparavant aux personnes, même concerné, c’est-à-dire l’opérateur. L’article 63 insiste si quelques aménagements en la matière existaient et bien sur le fait que ces directives particulières doivent permettaient aux héritiers d’avoir une certaine emprise faire l’objet du consentement spécifique de la personne sur le statut de la personne décédée 51. L’article 40 de la loi et ne peuvent simplement découler de l’acceptation par du 6 janvier 1978 offrait ainsi la possibilité aux héritiers la personne des conditions générales d’utilisation. Il est d’exiger du responsable d’une plateforme « qu’il prenne ensuite prévu que la personne concernée puisse, de par en considération le décès et procède aux mises à jour ces directives, désigner une personne qui sera en charge qui doivent en être la conséquence ». En dépit de cette de leur exécution. Si le titulaire des droits concernés possibilité, la règle était, pour les « conditions générales n’opère aucune désignation, ou si la personne désignée d’utilisation », de prévoir l’indisponibilité des données à décède, dans ce cas les héritiers ont alors la prérogative caractère personnel de l’individu. En effet, il était monnaie de prendre connaissance des directives et de demander courante que des grandes compagnies comme Facebook au responsable du traitement leur application. Enfin, ou Google incluent des « clauses de non transmissibilité en l’absence de directives ou de mentions contraires pour cause de mort ». Ces clauses étaient en plus conçues dans ces dernières, ce sont les héritiers de la personne de manière unilatérale, et témoignaient d’une impossibi- concernée qui ont la possibilité d’exercer les droits du lité pour la personne d’avoir une emprise sur le sort de son défunt. La question qui se pose est alors celle de savoir identité numérique après sa mort 52. Les professionnels du si est opérée une translation des droits du défunt sur ses numérique arguaient ainsi du consentement que le défunt données à caractère personnel à l’héritier ou s’il s’agit a apporté, lors de l’élaboration du contrat, à ces conditions de nouveaux droits qui sont concédés sur ces données 48. générales « pour refuser à la famille tout accès au contenu Si la loi semble régler avec précision les modalités de des comptes et toute transmission à ses héritiers de valeurs la mort numérique, elle reste silencieuse par exemple sur numériques » 53. La justification de cette indisponibilité des situations qui pourraient advenir comme celle où la donnée par les fournisseurs de services était la volonté personne concernée n’a laissé aucune directive quant à de protéger la vie privée de la personne concernée, ce ses données à caractère personnel et ne dispose d’aucun qui était critiquable dans la mesure où le droit au respect héritier 49. de la vie privée étant un droit personnel, il s’éteint logi- Si la loi opère une consécration de la mort numérique quement au décès de la personne 54. Bien plus, une telle imparfaite, elle est néanmoins souhaitable car elle apporte indisponibilité résultait aussi des principes classiques du une réponse au problème de « l’éternité numérique ». droit successoral avec lesquels la LRN est en complète

46. « L’identité numérique est le plus souvent composée d’un compte personnel, d’un mot de passe et d’une adresse email, mais elle ne saurait se définir qu’à travers ces composantes. En effet, d’autres facteurs doivent être pris en considération tels que les traces laissées par un individu lors de ses différentes connexions (adresses IP, publications, cookies) » (M. Cahen, « Identité et mort numérique », en ligne : https://www.murielle- cahen.com/publications/mort-numerique.asp). 47. Au niveau européen, le règlement (UE) 2016/679 n’impose pas aux États de prévoir des législations prenant en compte la « mort numérique », mais leur laisse le choix d’en adopter ou pas (§ 27 du préambule). 48. Pour deux points de vue contraires sur la question voir M. Amblard, « Le devenir de nos données personnelles numériques à notre mort : un droit à la mort numérique », 26 octobre 2016, en ligne : http://junon.univ-cezanne.fr/u3iredic/?p=19016b ; C. Pérès, « Les données à caractère personnel et la mort. Observations relatives au projet de loi pour une République numérique », Recueil Dalloz, 2016, p. 90 sq. 49. Voir M. Amblard, « Le devenir de nos données personnelles… ». 50. J. Groffe, « La mort numérique », Recueil Dalloz, 2015, p. 1609 sq. 51. Cette réforme, souhaitable, avait néanmoins été précédée d’une période pendant laquelle certaines grandes compagnies comme Facebook, Google ou Twitter reconnaissaient diverses possibilités de prendre en compte le décès de la personne dans la gestion de son profil. Voir M. Cahen, « Identité et mort numérique ». 52. Voir C. Pérès, « Les données à caractère personnel et la mort… ». 53. Ibid. 54. Ibid. Chronique de jurisprudence des droits numériques 2016-2017 195 rupture. Cette dernière prévoit la possible transmission […] est une manière de s’assurer que l’ensemble des de droits relatifs aux données à caractère personnel du contenus publiés sur internet, quel que soit leur émetteur défunt à un tiers. Il s’agit donc de transmettre des droits et leur(s) destinataire(s), sont traités de la même manière personnels – des droits qui ici se rattachent au droit à la par les fournisseurs d’accès à internet. Donc, que personne 61 protection de la vie privée – qui selon les principes du ne bénéficie d’un accès privilégié . droit des successions s’éteignent au décès de la personne et sont normalement donc intransmissibles. C’est ce qui Il s’agit entre autres d’éviter qu’un fournisseur d’accès ressortait par exemple de l’arrêt du Conseil d’État M. F. ne favorise un certain fournisseur de contenu en échange du 27 avril 2011 et de l’avis de la CNIL sur le projet de loi d’un versement financier. Ce principe n’est néanmoins pour une République numérique rendu le 19 novembre pas absolu. Il peut d’abord faire l’objet de restrictions légi- 62 2015 55. La loi, selon certains, en s’inscrivant en dehors times , même si celles-ci sont parfois contestées. Ensuite, de ces règles successorales, qui subsistent aujourd’hui, celui-ci repose plus sur la technique du « meilleur effort » « consacre un régime dérogatoire » 56. (best effort) : « chaque opérateur fait de son mieux pour Comme l’observe Murielle Cahen, si la mort numé- assurer la transmission de tous les paquets de données rique a été consacrée par le législateur, il ne s’agit nullement qui transitent par son réseau, sans garantie de résultat et 63 d’un droit à l’oubli ou d’un droit au déréférencement 57 qui sans discrimination » . s’exercerait au-delà de la mort. En effet, l’opportunité et C’est l’article 40 de la LRN qui, à la suite d’un proces- 64 65 les modalités d’application d’un tel droit demeurent des sus de réflexion tant européen que national , consacre questions non résolues 58. ce principe de neutralité du Net dans l’ordre juridique national. L’ARCEP, qualifiée par la LRN d’autorité admi- nistrative indépendante (AAI) 66, reçoit la mission de veiller II. Le droit des outils numériques au respect de ce principe. La LRN s’inscrit donc dans ce mouvement de multiplication de création d’AAI dans A. La neutralité du Net des secteurs variés 67 et dans la tendance à faire appel à la régulation 68 et au droit souple dans la mise en œuvre des 1. La consécration de la neutralité du Net droits qui découlent du numérique. L’objectif premier de en droit français : l’option de la régulation l’ARCEP est d’arriver à rendre conforme le comportement choisie par le législateur des agents par le biais de la discussion. La sanction est donc destinée à être avant tout « un outil de dissuasion utilisé La neutralité du Net, concept inventé par le juriste améri- de façon très sélective » 69. Si la sanction 70 est destinée à cain Tim Wu dans un article paru en 2003 59, est le « principe être employée de manière secondaire, il n’en demeure pas selon lequel les tuyaux n’ont pas d’avis » 60. L’imposer moins que le législateur confie expressément un pouvoir

55. CNIL, délibération nº 2015-414 du 19 novembre 2015 portant avis sur un projet de loi pour une République numérique, p. 16-17. 56. M. Amblard, « Le devenir de nos données personnelles… ». 57. Voir supra. 58. M. Cahen, « Identité et mort numérique ». 59. T. Wu, « Network Neutrality, Broadband Discrimination », Journal of Telecommunications and High Technology Law, nº 2, 2003, p. 141-176. 60. C. Petillon, « C’est quoi la neutralité du net ? », 27 octobre 2015, en ligne sur le site de France culture : https://www.franceculture.fr/politique/ cest-quoi-la-neutralite-du-net. 61. « La neutralité du net », 2 novembre 2015, en ligne sur le site Toute l’Europe : http://www.touteleurope.eu/les-politiques-europeennes/numerique/ synthese/la-neutralite-du-net.html. 62. « […] les pouvoirs publics peuvent imposer aux opérateurs de bloquer ou au contraire de favoriser certains contenus » (CE, Étude annuelle : le numérique et les droits fondamentaux, rapport adopté par l’Assemblée générale du Conseil d’État le 17 juillet 2014, Paris, La documentation française, 2014, p. 94). C’est ainsi que la loi du 14 mars 2011 (LOPSI 2) a conféré à l’autorité administrative des pouvoirs de blocage de sites pédopornographiques. 63. CE, Étude annuelle : le numérique et les droits fondamentaux, p. 93. 64. Réflexion débutée au niveau européen en 2009 avec l’adoption du troisième paquet télécommunications. C’est l’adoption du règlement européen 2015/2120 qui introduit pour la première fois dans le droit de l’Union européenne les principes découlant de la neutralité du Net. Voir « La neutralité du net » sur le site Toute l’Europe. 65. Par exemple, l’ARCEP a, entre autres, formulé en 2010 dix recommandations non contraignantes. Pour plus de précision sur le rôle de l’ARCEP dans la promotion du principe de neutralité, voir « Neutralité de l’Internet. État des lieux du cadre de régulation », Les actes de l’ARCEP, septembre 2015, p. 5. 66. Loi nº 2016-1321, art. 46. 67. Voir J.-L. Autin, « Le devenir des autorités administratives indépendantes ». On peut dresser un parallèle avec le cas de la CNIL déjà évoqué : ces deux AAI marquent une volonté de l’État de permettre l’effectivité du droit du numérique par le biais de la régulation. 68. Voir note de bas de page 13. 69. D. Necib, « Vers une régulation “nouvelle génération” : la loi République numérique passée au crible du président de l’ARCEP », 13 décembre 2016, en ligne : http://www.actualitesdudroit.fr/browse/public/droit-public-des-affaires/3870/vers-une-regulation-nouvelle-generation-la-loi-republique- numerique-passee-au-crible-du-president-de-l-arcep. 70. Pour plus de précision sur le « pouvoir de sanction » de l’ARCEP, voir « Rétablissement du pouvoir de sanction de l’ARCEP et clarification des règles relatives au fibrage des immeubles », 14 mars 2014, en ligne sur le site de l’ARCEP : http://www.arcep.fr/index.php?id=8571&tx_gsactua- lite_pi1[uid]=1652&tx_gsactualite_pi1[backID]=26&cHash=a178ccf7ef6d8bf6363bb4001542865f. 196 Quentin Butavand, Léa Duval et Yann Paquier d’enquête 71 et de sanction à l’ARCEP faisant d’elle un de la liberté de communication consacrée à l’article 11 véritable « gendarme » de la neutralité du Net 72. de la DDHC 75. Or, un tel droit semble indispensable aux Les modalités de consécration de la neutralité du Net sociétés démocratiques numériques dans lesquelles nous dans la LRN témoignent, en plus d’une volonté d’opter vivons dans la mesure où il conditionne l’exercice de tous pour la régulation, celle de consacrer un principe qui les autres droits. est une condition même au bon fonctionnement de nos démocraties numériques. B. Le droit d’accès à Internet 2. Une consécration fondamentale : 1. La proclamation du droit la neutralité, un principe essentiel au maintien de la connexion à Internet aux démocraties numériques Le droit au maintien de la connexion à Internet, tel qu’il Elle conditionne d’abord l’exercice des libertés d’expres- est consacré dans la LRN, consiste en la possibilité de sion 73, de communication et d’information consacrées conserver un accès à Internet, malgré des difficultés finan- entre autres par les articles 10 et 11 de la Déclaration des cières empêchant le paiement d’un abonnement. Dans ce droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789 (DDHC) cas, le service d’accès à Internet est maintenu, pour laisser et par l’article 10 de la Convention EDH. La neutralité du au fonds de solidarité situé dans chaque département le Net signifiant l’absence de discriminations dans la distri- temps de statuer sur la demande d’aide. Il s’agit donc bution des contenus sur Internet, celle-ci doit permettre d’un droit au maintien de la connexion qui s’exerce de à toute personne et à tout citoyen de pouvoir s’exprimer manière temporaire, mais également de manière limitée, ou s’informer sur le Web sans aucune restriction – sauf car le fournisseur d’accès a la possibilité de restreindre cet celles légitimes. Le législateur en consacrant ce principe accès, « sous réserve de préserver un accès fonctionnel de neutralité remplirait même les objectifs à valeur consti- aux services de communication au public en ligne et aux tutionnelle de pluralisme et de transparence qui corres- services de courrier électronique » 76. pondent aux nécessités de protéger la liberté du destinataire La modification de l’alinéa 1er de l’article L. 115-3 du de l’information et celle de l’émetteur de l’information, Code de l’action sociale et des familles 77, en instituant le corollaires à la liberté d’expression. La consécration de droit d’accès à Internet au même rang que la fourniture la neutralité du Net constitue un premier pas important d’eau, d’énergie ou de téléphone, permet de se rendre dans nos démocraties numériques, elle doit permettre le compte de l’importance prise par Internet, et comprise pluralisme d’idées nécessaire aux sociétés démocratiques. par la loi. Celle-ci, en reconnaissant un droit d’accès à La liberté d’entreprendre, qui selon le Conseil consti- Internet malgré le non-paiement, va encore plus loin tutionnel 74 découle de l’article 4 de la DDHC, est aussi que ne l’avaient d’abord fait le juge constitutionnel et directement concernée par le principe de neutralité du les juges européens. Net. En effet, celle-ci inclut la liberté pour la personne Le Conseil constitutionnel, dans sa décision du 10 juin d’exploiter son entreprise et d’exercer son activité. Or, la 2009, avait en effet indiqué que l’article 11 de la DDHC 78 garantie qui lui est reconnue par le principe de neutralité impliquait : du Net de pouvoir faire sa publicité sur Internet sans que le contenu qu’il propose ne soit entravé est indéniablement […] en l’état actuel des moyens de communication et eu un atout précieux dans l’exploitation de son entreprise. égard au développement généralisé des services de com- La reconnaissance de la neutralité du Net par la loi munication au public en ligne ainsi qu’à l’importance prise permet aussi la réalisation d’un droit fondamental que l’on par ces services pour la participation à la vie démocratique et l’expression des idées et des opinions […] 79 peut considérer comme nouveau car lié à l’apparition et au développement du numérique. Il s’agit du droit d’accès la liberté d’accéder à ces services. Ce faisant, le Conseil à Internet qui selon le Conseil constitutionnel découle liait la liberté d’accès à Internet à l’exercice de la liberté

71. Loi nº 2016-1321, art. 43. Ce pouvoir d’enquête inclut par exemple la possibilité pour les fonctionnaires et agents placés sous l’autorité de l’ARCEP d’« opérer sur la voie publique […], [de] demander la communication de tout document nécessaire à l’accomplissement de leur mission […], [de] recueillir, sur place ou sur convocation, tout renseignement, tout document ou toute justification utiles ». 72. Pour les compétences traditionnelles de l’ARCEP, voir « Les compétences de l’ARCEP », en ligne sur le site de l’ARCEP : http://arcep.fr/index. php?id=12333. 73. Conseil national du numérique, avis Net neutralité nº 2013-1 du 1er mars 2013. 74. Voir par exemple CC, déc. nº 81-132 DC du 16 janvier 1982, Loi de nationalisation. 75. CC, déc. nº 2009-580 DC du 10 juin 2009, Loi favorisant la diffusion et la protection de la création sur internet. 76. Loi nº 2016-1321, art. 108, I, 2°. 77. Art. L. 115-3, al. 1er du Code de l’action sociale et des familles : « Dans les conditions fixées par la loi nº 90-449 du 31 mai 1990 visant à la mise en œuvre du droit au logement, toute personne ou famille éprouvant des difficultés particulières, au regard notamment de son patrimoine, de l’insuffisance de ses ressources ou de ses conditions d’existence, a droit à une aide de la collectivité pour disposer de la fourniture d’eau, d’énergie, d’un service de téléphonie fixe et d’un service d’accès à internet ». 78. Art. 11 de la DDHC : « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’Homme : tout Citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la Loi ». 79. CC, déc. nº 2009-580 DC, cons. 12. Chronique de jurisprudence des droits numériques 2016-2017 197 de communication et n’en faisait pas une liberté auto- les collectivités territoriales à construire et exploiter ces nome. Au sein de l’Union européenne, la CJUE, en infrastructures et réseaux de communications électro- censurant une mesure de filtrage demandée par une niques, et à les mettre ensuite à disposition d’opérateurs, société d’auteurs et de compositeurs à un fournisseur ou d’utilisateurs de réseaux indépendants. En l’absence d’accès Internet, au titre de la liberté d’entreprendre, d’une telle initiative privée, la collectivité pourra fournir mais également au titre de la liberté d’expression des elle-même, aux utilisateurs finals, les services de commu- clients du fournisseur, consacrait une forme de liberté nication électronique. d’accès à Internet 80. Elle a ensuite été suivie par la Cour Pour autant, malgré ces dispositions, les inégalités européenne des droits de l’homme, dans son arrêt Ahmet entre les territoires restent prégnantes, ce qui explique Yildirim du 18 décembre 2012, dans lequel elle recon- les dispositions en matière de couverture numérique naissait Internet comme « un des principaux moyens contenues dans la LRN. d’exercice par les individus de leur droit à la liberté Si la loi augmente les sanctions pécuniaires des d’expression et d’information » 81. opérateurs n’ayant pas rempli leur obligation de cou- Cette liberté d’accès à Internet, dans la LRN, tend à verture numérique d’une zone 86, elle favorise également, s’autonomiser, puisque la loi ne fait en aucun cas réfé- dans son article 72, les investissements des collectivités rence à la liberté d’expression pour justifier le droit au territoriales en matière d’infrastructures destinées maintien de la connexion. Cette autonomisation peut être à étendre la couverture numérique du territoire, par liée à la nature d’Internet, qui a été qualifié par l’Union les réseaux de téléphonie mobile, puisqu’elle les rend européenne de service universel. Ce concept, dégagé par éligibles au fonds de compensation de la taxe sur la l’Union dans un livre vert de 1987, a été défini comme valeur ajoutée (FCTVA). Dans le cadre de ce fonds, un « service minimum déterminé, d’une certaine qualité, l’État aidera financièrement les collectivités. Enfin, la loi offert à tous les utilisateurs à un prix abordable, fondé sur renforce également la stratégie numérique des territoires, les principes d’universalité, d’égalité et de continuité » 82. puisqu’elle permet aux régions et aux départements de Cette définition a été reprise par une directive de 1997 83, mettre en œuvre une stratégie de développement des relative au service des postes. Enfin, la notion de service usages et des services numériques, au sein des schémas universel a été appliquée aux services Internet avec une directeurs territoriaux d’aménagement numérique 87, directive de 2002 84. schémas créés par la loi sur la fracture numérique 88. Ces différentes dispositions visent à équilibrer l’offre 2. Les incertitudes liées de services numériques, pour aller vers une couverture à l’accès aux infrastructures maximale et se rapprocher de l’égalité entre les différents territoires. Pour autant, les différences de débit selon La qualité de service universel a également pu influer les zones restent importantes, et la loi, si elle favorise et sur la mise en place d’infrastructures permettant l’accès permet aux collectivités territoriales d’intervenir en la à Internet. En effet, la liberté d’accès à Internet, ainsi que matière, ne les contraint pas. le droit au maintien de la connexion ne peuvent s’exercer La LRN, en reconnaissant le droit au maintien de que si les individus ont la possibilité d’être raccordés à la connexion à Internet, n’implique pas pour autant le Internet. Or, certains endroits, que l’ARCEP a qualifiés de droit d’être connecté à Internet, ni un droit « à l’accès à « zones blanches » 85, ne sont couverts par aucun opérateur internet » 89, ce qui semble paradoxal. Comment la liberté mobile. La définition peut être étendue aux zones qui ne d’accès à Internet peut-elle s’exercer lorsque la connexion sont pas reliées au haut débit Internet (ADSL) et encore est matériellement impossible ? moins au très haut débit (fibre). Elles correspondent à des Enfin, les dispositions de la LRN visant à résorber lieux qui ne sont guère peuplés, souvent des zones rurales, la fracture numérique pour les personnes n’ayant plus où les opérateurs privés n’ont aucun intérêt à s’installer car les moyens de payer un abonnement, et celles qui se ils ne feront aucun bénéfice. Ainsi, lorsque les opérateurs trouvent dans des zones plus isolées, ne s’intéressent pas n’ont pas mis en place ces infrastructures, l’article L. 1425-1 aux personnes ne maîtrisant pas les outils liés à Internet, du Code général des collectivités territoriales autorise ce qui se traduira par des inégalités saillantes.

80. CJUE, 24 novembre 2011, Scarlet Extended SA c. Société belge des auteurs, compositeurs et éditeurs SCRL (SABAM), C-70/10. 81. Cour EDH, 18 décembre 2012, Ahmet Yildirim c. Turquie, nº 3111/10, § 54. 82. Livre vert sur le développement du marché commun des services et équipements des télécommunications, publié le 30 juin 1987. 83. Directive 97/67/CE du Parlement européen et du Conseil du 15 décembre 1997 concernant des règles communes pour le développement du marché intérieur des services postaux de la communauté et l’amélioration de la qualité du service, chap. II, art. 3, § 1. 84. Directive 2002/22/CE du Parlement européen et du Conseil du 7 mars 2002 concernant le service universel et les droits des utilisateurs au regard des réseaux et services de communications électroniques (directive « service universel »). 85. ARCEP, Rapport sur la couverture et la qualité des services mobiles en France métropolitaine, novembre 2012. 86. Loi nº 2016-1321, art. 79. 87. Ibid., art. 69. 88. Loi nº 2009-1572 du 17 décembre 2009 relative à la lutte contre la fracture numérique, art. 23. 89. L. Marino, « Le droit d’accès à internet, nouveau droit fondamental », Recueil Dalloz, 2009, p. 2045 sq. 198 Quentin Butavand, Léa Duval et Yann Paquier

C. L’accès des personnes handicapées ces contenus textuels sous des formes adaptées : grands aux sites Internet publics caractères, braille, synthèse vocale, symboles ou langage simplifié. Les sites doivent également être utilisables, ce Si le développement des nouvelles techniques de l’infor- qui passe notamment par la possibilité d’utiliser seule- mation et de la communication (Internet, smartphones, ment le clavier pour parcourir le site, mais également technique wifi, etc.) est facteur d’avancées, notamment au par l’apport d’« éléments d’orientation pour naviguer, 95 regard des services publics (dématérialisation de procé- trouver le contenu et se situer dans le site » . Les sites dures, services administratifs en ligne), il peut également doivent aussi répondre à un critère de compréhensibilité, creuser certaines inégalités, notamment à l’égard des ce qui implique qu’ils soient lisibles, qu’ils fonctionnent personnes handicapées. En effet, de nombreux handi- correctement et qu’ils « aid[ent] l’utilisateur à éviter et à 96 caps, qu’ils soient « visuels, auditifs, physiques, de parole, corriger les erreurs de saisie » . Enfin, les sites Internet cognitifs et neurologiques » 90, rendent difficile l’accès publics doivent être robustes, ce qui implique l’optimisa- au Web. Sans l’intervention du législateur pour rendre tion de « la compatibilité avec les agents utilisateurs actuels 97 les sites Internet publics accessibles, il est à craindre et futurs, y compris avec les technologies d’assistance » . que les personnes handicapées se trouvent d’autant plus Permettre aux personnes handicapées d’accéder au fragilisées et exclues par le développement des nouvelles Web est une idée dégagée dès 1996 par le World Wide Web technologies. Une nouvelle fois, c’est le risque d’une Consortium, une organisation à but non lucratif ayant fracture numérique qui est envisagé. pour objectif de standardiser les différentes technologies C’est pourquoi la LRN rappelle le principe de l’accessi- entre les États. Elle a lancé le projet Web Accessibility Ini- bilité des personnes handicapées aux sites Internet publics. tiative, qui s’est intéressé à l’accessibilité du Web, signifiant Cela étant, ce principe avait déjà été affirmé par l’article 47 […] que les personnes en situation de handicap peuvent de la loi pour l’égalité des droits et des chances, la parti- utiliser le Web. Plus précisément, qu’elles peuvent perce- cipation et la citoyenneté des personnes handicapées du voir, comprendre, naviguer et interagir avec le Web, et 11 février 2005. Cet article consacre l’accessibilité des « ser- qu’elles peuvent contribuer sur le Web 98. vices de communication au public en ligne des services de Elle a ensuite publié des règles d’accessibilité au l’État, des collectivités territoriales et des établissements 91 contenu Internet (« Web Content Accessibility Guide- publics qui en dépendent » . Pour le détail des règles lines »), d’abord en 1999, puis en 2008, qui définissent d’accessibilité, cet article renvoie à un décret en Conseil les principes et critères pour que le Web soit accessible, d’État, décret qui n’a été pris que le 16 mai 2009. Ce décret sur lesquels se fonde le référentiel adopté dans l’arrêté renvoie lui-même à un référentiel, adopté par un arrêté 92 de 2009, et modifié dans l’arrêté de 2015. du 21 octobre 2009 , fixant Ainsi, malgré l’absence de définition de l’accessibilité […] les règles techniques, sémantiques, organisationnelles et des critères qui y sont liés par la LRN, il est très possible et d’ergonomie que doivent respecter [les] services [de que les futurs décrets d’application renvoient à ce réfé- l’État, des collectivités territoriales et des établissements rentiel. En effet, la seule nouveauté de la loi est d’élargir publics qui en dépendent] de communication publique en les exigences d’accessibilité des sites Internet publics aux ligne afin d’assurer aux personnes handicapées la réception organismes délégataires d’une mission de service public et et la compréhension de tout type d’information diffusée aux entreprises dont le chiffre d’affaires dépasse un certain sous forme numérique, de leur permettre d’utiliser ces seuil, seuil déterminé par un décret en Conseil d’État qui services et, le cas échéant, d’interagir avec ces derniers 93. n’a pas encore été adopté. Le législateur marque ici sa Ce texte a été abrogé par un arrêté du 29 avril 2015 94 volonté d’étendre les exigences d’accessibilité à davantage mettant en place une nouvelle version du référentiel. de sites Internet. Celui-ci pose quatre grands principes d’accessibilité : le La loi précise également que l’accessibilité concerne site Internet doit être perceptible, c’est-à-dire qu’il peut tout type d’informations sous forme numérique, quel être « saisi par les organes des sens ». Concrètement, cela que soit le moyen : sites Internet, extranet, intranet, mais revient à présenter de façon différente les contenus des également les applications mobiles, disponibles sur les sites, en proposant des alternatives textuelles pour tous tablettes et smartphones. Ainsi, la loi prend en compte les contenus n’étant pas des textes, et ensuite à présenter l’évolution des supports d’accès aux services publics. Par

90. http://references.modernisation.gouv.fr/aide-et-accessibilite 91. Loi nº 2005-102 du 11 février 2005 pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées, art. 47, al. 1er. 92. Arrêté du 21 octobre 2009 relatif au référentiel général d’accessibilité pour les administrations. 93. Décret nº 2009-546 du 14 mai 2009 pris en application de l’article 47 de la loi nº 2005-102 du 11 février 2005 sur l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées et créant un référentiel d’accessibilité des services de communication publique en ligne, art. 1er, al. 1er. 94. Arrêté du 29 avril 2015 relatif au référentiel général d’accessibilité pour les administrations. 95. http://references.modernisation.gouv.fr/accessibilite-numerique 96. Ibid. 97. Ibid. 98. http://references.modernisation.gouv.fr/aide-et-accessibilite Chronique de jurisprudence des droits numériques 2016-2017 199 ailleurs, elle met aussi en place une sanction adminis- automatisation, les programmeurs informatiques ignorant trative de 5 000 euros lorsque le site ne comporte pas parfois l’état du droit dans les domaines pour lesquels de « mention clairement visible précisant s’il est ou non ils sont amenés à créer des algorithmes et des logiciels. conforme aux règles relatives à l’accessibilité » 99, ce qui La consécration de l’étendue de l’accès à ces documents constitue une certaine avancée par rapport à la loi de administratifs permet de s’assurer que l’administration 2005 et au décret de 2009 précités, qui ne prévoyaient n’utilise pas des traitements automatisés illégaux, qu’elle dans ce cas que l’inscription sur une liste de sites non n’est d’ailleurs pas toujours à même de comprendre au conformes, ce qui ne revêtait pas un caractère dissuasif. regard de la complexité de certaines opérations. Ce caractère est cependant discuté par le Défenseur des Les dispositions relatives au droit d’accès aux docu- droits dans son avis du 7 avril 2016 sur la LRN. Il estime ments administratifs sont des « garanties fondamen- effectivement que ce dispositif est peu contraignant, « tant tales accordées aux citoyens pour l’exercice des libertés en termes d’obligation de réalisation que de sanction » 100. publiques » 104 et il ne paraissait pas illogique que les En effet, les personnes ne seront sanctionnées que si elles codes sources des logiciels et algorithmes deviennent ne précisent pas l’accessibilité de leur site, et non si ce site communicables. La Commission d’accès aux documents ne remplit pas les critères d’accessibilité. administratifs (CADA) définit le code source comme Les quatre grands principes d’accessibilité cités par étant « un ensemble de fichiers informatiques qui contient le référentiel de 2009 sont également repris par l’Union les instructions devant être exécutées par un micropro- européenne dans sa directive du 26 octobre 2016, relative à cesseur » 105. l’accessibilité des sites Internet et des applications mobiles Le législateur entérine 106 un mouvement que la CADA des organismes du secteur public 101, qui devra être trans- avait déjà opéré à travers plusieurs affaires relatives à posée au plus tard le 23 septembre 2018. Le droit français une demande de communication du code source d’un a donc pris de l’avance et répond déjà aux exigences de logiciel ou d’un algorithme. Dans une première affaire, l’Union européenne. Cependant, cette directive paraît un enseignant-chercheur avait demandé à la Direction étendre ces exigences d’accessibilité à d’autres sites que générale des finances publiques la communication du les sites Internet publics puisqu’elle exclut de son champ code source du logiciel permettant le calcul de l’impôt d’application les sites Internet des ONG ne fournissant sur les revenus des personnes physiques afin de pouvoir pas de « services essentiels pour le public, ni de services le réutiliser dans le cadre de ses recherches 107. Puis, dans répondant spécifiquement aux besoins des personnes une seconde affaire bien plus polémique, une association handicapées ou destinés à celles-ci » 102. Cela semble donc de lycéens demandait à ce que l’Éducation nationale lui impliquer qu’a contrario les sites des autres ONG doivent communique le code source de l’algorithme « admission être adaptés, or ceux-ci n’étaient pas mentionnés dans la post bac » relatif à la pré-inscription des lycéens dans les loi de 2005 précitée, et ne l’ont pas non plus été dans la établissements de l’enseignement supérieur 108. L’asso- LRN. Le législateur devra donc élargir ce champ d’appli- ciation arguait que l’algorithme avait notamment pour cation d’ici la date butoir fixée par l’Union. finalité le tirage au sort des lycéens souhaitant intégrer des filières dont les demandes excèdent les capacités d’accueil. Elle accusait l’algorithme de procéder à cette sélection. D. Le droit à la transparence À défaut d’obtenir la communication de ce document, de certains codes sources il n’était pas possible de lever l’opacité qui entoure cet algorithme. La CADA avait émis un avis favorable à ce 1. La communication des codes sources que ces documents administratifs soient communiqués aux intéressés. Même si aucune décision administrative « ne peut être Les codes sources sont désormais communicables prise sur le seul fondement d’un traitement automatisé dans les mêmes conditions que les autres documents de données » 103, force est de constater que les algorithmes administratifs 109. L’apport de la LRN est cependant à et logiciels participent de plus en plus aux prises de déci- nuancer puisque, à titre d’exemple, sous couvert du secret sion de l’administration. Il convenait de s’assurer que de la défense nationale, ne pourra pas être divulgué le les choix politiques ne sont pas remis en cause par cette code source de l’algorithme de la loi renseignement qui est

99. Loi nº 2016-1321, art. 106, I. 100. Défenseur des droits, avis nº 16-09 du 7 avril 2016, p. 4. 101. Directive (UE) 2016/2102 du Parlement européen et du Conseil du 26 octobre 2016 relative à l’accessibilité des sites Internet et des applications mobiles des organismes du secteur public. 102. Ibid., art. 1er, § 3 b. 103. CE, avis nº 390741 sur le projet de loi pour une République numérique, 3 décembre 2015, § 24. 104. CE, 29 avril 2002, Ullmann, nº 228830. 105. CADA, avis nº 20161989 du 23 juin 2016. 106. Art. L. 300-2 du Code des relations entre le public et l’administration. 107. CADA, avis nº 20144578 du 8 janvier 2015. 108. CADA, avis nº 20161989 du 23 juin 2016. 109. Voir le livre III du Code des relations entre le public et l’administration. 200 Quentin Butavand, Léa Duval et Yann Paquier destiné à détecter les connexions susceptibles de révéler caractéristiques de l’algorithme, sous réserve de ne pas une menace terroriste. porter atteinte à des secrets protégés par la loi, l’adminis- Dans l’hypothèse où les codes sources comportent tration doit lui communiquer ces éléments sous une forme des données à caractère personnel, le Code des relations intelligible comprenant le degré et le mode de contribution entre le public et l’administration précise qu’ils du traitement algorithmique à la prise de décision, les données traitées et leurs sources, les paramètres de trai- […] ne peuvent être rendus publics qu’après avoir fait l’objet d’un traitement permettant de rendre impossible tement et, le cas échéant, leur pondération, appliqués à la l’identification de ces personnes. Une liste des catégories situation de l’intéressé ainsi que les opérations effectuées 114 de documents pouvant être rendus publics sans avoir fait par le traitement . Le législateur ne souhaite pas que la l’objet du traitement susmentionné est fixée par décret pris divulgation de ces règles ne permette un contournement après avis motivé et publié de la Commission nationale éventuel de ces outils. de l’informatique et des libertés 110. Toutefois, l’intéressé ignorera que la décision admi- nistrative individuelle a été prise sur le fondement d’un 2. La communication des principales traitement algorithmique dans les hypothèses où la com- caractéristiques et des règles définissant munication porte atteinte au secret des délibérations du gouvernement et des autorités responsables relevant du un traitement algorithmique ayant fondé pouvoir exécutif, au secret de la défense nationale, à la une décision administrative individuelle conduite de la politique extérieure de la France, à la sûreté L’étendue du droit à la communication aux codes sources de l’État, à la sécurité publique, à la sécurité des personnes est une avancée majeure, même s’il existe encore bien des ou à la sécurité des systèmes d’information des administra- exceptions à ce principe 111. Toutefois, la communication tions, à la monnaie ou au crédit public, au déroulement des du code source ne se suffit pas à elle-même car le code procédures engagées devant les juridictions ou d’opéra- source n’est pas intelligible pour un administré profane en tions préliminaires à de telles procédures, sauf autorisation programmation informatique, surtout lorsque ce dernier donnée par l’autorité compétente, à la recherche et à la fait l’objet d’une décision administrative individuelle. prévention, par les services compétents, d’infractions de L’article 4 de la LRN, qui entrera en vigueur le 1er sep- toute nature, ou sous réserve de l’article L. 124-4 du Code tembre 2017 112, prévoit qu’ de l’environnement, et aux autres secrets protégés par la loi 115. […] une décision individuelle prise sur le fondement Même si cette loi ouvre la voie à des progrès signifi- d’un traitement algorithmique comporte une mention catifs, force est de constater que la transparence des codes explicite en informant l’intéressé. Les règles définissant ce sources est un enjeu qui va bien au-delà des algorithmes traitement ainsi que les principales caractéristiques de sa communicables par l’administration, dans la mesure où les mise en œuvre sont communiquées par l’administration à l’intéressé s’il en fait la demande. menaces aux droits et libertés proviennent également des entreprises du numérique qui manipulent les données per- La décision administrative individuelle doit mention- sonnelles dans l’opacité la plus totale. Faute de connaître ner la finalité poursuivie par le traitement algorithmique les codes sources utilisés, il est difficile de s’assurer que qui fonde la décision 113. Si l’intéressé souhaite connaître ces entreprises soient en conformité avec les exigences les règles définissant le traitement ainsi que les principales législatives et réglementaires.

110. Art. L. 312-1-2 du Code des relations entre le public et l’administration. 111. Voir supra. 112. Décret nº 2017-330 du 14 mars 2017 relatif aux droits des personnes faisant l’objet de décisions individuelles prises sur le fondement d’un traitement algorithmique, art. 3. 113. Ibid., art. 1er. 114. Ibid. 115. Art. L. 311-5 2° du Code des relations entre le public et l’administration. Résumés

Xavier BIOY Le corps humain et la dignité

Le principe de sauvegarde de la dignité de la personne humaine, dans sa double dimension de dignité de la personne et de dignité humaine, protège l’intégrité du corps contre les tiers et contre soi. Il encadre également l’utilisation d’éléments corporels séparés du corps mais, plus le lien avec l’humanité ou le lien avec la personne s’estompe, plus le corps perd de sa dignité.

Dignity and the Human Body

The principle of safeguarding the dignity of the human person, in its twofold dimension of human dignity and dignity of the person, protects the integrity of the body against third parties and against oneself. It also establishes a framework for the use of body parts separate from the body but the more the bond with humanity or the bond with the person diminishes, the more the body loses its dignity.

Samuel ETOA Corps humain et liberté

Quels sont les liens qui unissent la personne à son corps ? Plus exactement, sommes-nous libres de disposer de notre corps ? Telle est la question posée par les deux instigatrices à l’auteur de cette contribution. Or, s’il est évident que le droit reconnaît aux individus une certaine autonomie sur son corps, pensé comme le substratum de la personne, il n’est pas du tout certain, en retour, que le lien évoqué soit celui de la libre disposition. Car il existe une différence très nette dans les discours juridiques entre liberté d’une part et libre disposition d’autre part. De telle sorte que parler de l’un ne revient pas forcément à parler de l’autre.

Freedom and the Human Body

What are the ties linking the person to his body? More exactly, do we have the freedom to dispose of our body? This is the question the two conference organisers asked and which motivated this contribution. While it is evident that the law recognises individuals have a certain autonomy over their body, considered as being the substratum of the person, it is not at all certain, in return, that the link evoked is one granting free disposition. For there is a very clear difference in the legal discourse between freedom on the one hand and free disposition on the other. So that talking about one does not necessarily mean talking about the other.

Bertrand LEMENNICIER Éthique biomédicale et droit de propriété sur le corps humain

Les usages de notre corps humain, dont nous avons la possession naturelle, soulèvent une question simple : qui a le droit de dire ce que chacun peut ou doit faire de son corps ? Il 202 CRDF, nº 15 – 2017

s’agit là d’un conflit traditionnel à propos des usages d’une ressource (le corps humain lui-même) qui produit des services hautement demandés et sur laquelle les droits de propriété ne sont pas définis. En mettant hors commerce les usages du corps humain et en s’appuyant sur la dichotomie entre les objets et les personnes pour le justifier, les juristes ont introduit une confusion dans le droit. Cette incohérence du droit est une source permanente de conflits et d’effets pervers tout à fait contraire à ce que l’on attend de la règle juridique : pacifier les relations entre les individus à propos des services rendus par les choses et les personnes. L’objet de ce papier est de contester l’utilisation faite par le juriste du concept de droits de la personnalité, fondé sur une théologie religieuse, pour refuser d’appliquer au corps humain le concept de droit de propriété de l’individu sur lui-même.

Biomedical Ethics and Ownership Rights of the Human Body

The uses of our human body, of which we have natural possession, raise a simple question: who has the right to say what each person can or ought to do with his body? This is a traditional conflict over the uses of a resource (the human body itself) that produces highly demanded services and over which the ownership rights are not defined. By disallowing the uses of the human body and relying on the dichotomy between objects and persons to justify it, lawyers have introduced confusion concerning the rights. This legal incoherence is a permanent source of conflict and perverse effects quite contrary to what is expected of a legal rule: to pacify relations between individuals about the services rendered by things and people. The aim of this paper is to challenge the jurist’s use of the concept of rights relating to the personality, based on religious theology, to refuse to apply to the human body the concept of the individual’s property rights over himself.

Antoine TADROS Le statut du donneur

Le statut du donneur emprunte-t-il davantage à la liberté ou à la propriété ? Si cette question semble essentielle, elle en occulte une autre qui doit être posée en amont. Qu’il s’agisse de la liberté ou de la propriété, quelle est la place des prérogatives individuelles en matière de dons de substance humaine ? L’étude du droit positif montre, qu’en la matière, ces prérogatives individuelles sont bien plus proclamées que réellement mises en œuvre.

The Status of the Donor

Is the status of the donor closer to freedom or to ownership? If this seems an important issue, it hides yet another which should be raised first. Whether it is a question of freedom or ownership, what is the role of individual prerogatives where donations of human substance are concerned. A study of the substantive law reveals that in this area, the individual prerogatives are invoked much more often than they are actually implemented.

Marie-Xavière CATTO Des éléments du corps humain disponibles pour l’industrie pharmaceutique ?

La catégorie des éléments et produits du corps humain est née avec le sang. Les médecins, puis les juristes, ont construit un régime spécifique, liant l’élément humain à un régime de circulation impliquant à la fois l’absence de profits et le bénévolat. Ce régime est désormais remis en cause, la qualification de médicament s’étendant progressivement à des produits d’origine humaine, des éléments humains se transformant en « matière première » disponible pour l’industrie. Résumés 203

Are the Elements of the Human Body Made Available to the Pharmaceutical Industry?

The category of the elements and products of the human body has its source in the legislation on blood. Doctors, then lawyers, have built a specific regime, linking the human element to a regime involving both non-profit making and volunteerism. This regime is now being challenged, as the qualification of medicine is gradually being extended to include products of human origin, human elements being transformed into “raw material” available to the industry.

Aloïse QUESNE Le contrat de prostitution : entre ombre et lumière

Le législateur, par l’adoption de la loi nº 2016-444 du 13 avril 2016, a tranché avec son attitude habituellement en demi-teinte à l’encontre de la prostitution. En consacrant l’interdiction de l’achat d’un acte sexuel, le contrat de prostitution est devenu contraire à l’ordre public. Cependant, il apparaît que ce contrat ne cesse pas pour autant de produire des effets. Le droit continue alors de véhiculer de nombreuses contradictions face au contrat de prostitution.

The Contract of Prostitution: A Twilight Area

The legislator, through the adoption of law nº 2016-444 of April 13, 2016, put an end to its usually ambivalent attitude towards prostitution. By enshrining the prohibition of the purchase of a sexual act, the contract of prostitution has become contrary to public order. However, it appears that this contract still has effect. The law thus continues to present many contradictions in relation to the contract of prostitution.

Armelle GOSSELIN-GORAND et Laurence MAUGER-VIELPEAU Le corps mis à disposition : la gestation pour autrui

La gestation pour autrui, quelle que soit sa forme, illustre parfaitement le thème du colloque : « Le corps humain saisi par le droit : entre liberté et propriété ». Même si le droit interne français se montre encore prohibitif, les mouvements transfrontières dans le domaine de la procréation et la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme l’ont amené à évoluer. La jurisprudence de la Cour de cassation illustre ce mouvement. Jusqu’où ira notre droit national ? Finira-t-il par légaliser la gestation pour autrui sous toutes ses formes ? Sans pouvoir répondre à cette question, il nous est apparu important de s’interroger sur cette mise à disposition du corps entre liberté et propriété. Là encore, il faut se demander quelle liberté et quelle propriété sont en cause. Les obstacles sont nombreux. Sur un tel sujet, c’est la finalité du droit qui est au cœur du sujet.

The Body Made Available: Gestational Surrogacy

Gestational surrogacy, in whatever form, illustrates perfectly the theme of the colloquium: “The legal position of the human body with regards to freedom and ownership”. Even if French domestic law is still prohibitive, the transboundary movements in the field of procreation and the case-law of the European Court of Human Rights have caused it to evolve. The case-law of the French Supreme Court (the Cour de cassation) indicates this movement. How far will our national law go? Will it end up by legalising gestational surrogacy in all its forms? Although unable to reply to the question we felt that it is important to consider freedom and ownership in making the body available. Here again, we have to consider which freedom and which ownership are at stake. The obstacles are great. On such a subject, it is the aim of the law which is central to its interpretation. 204 CRDF, nº 15 – 2017

Gilles RAOUL-CORMEIL

Les utilités du corps d’autrui : le contrôle des autorités parentales et tutélaires

L’intervention de l’autorité parentale ou tutélaire dans le processus de décision médicale révèle un double paradoxe d’ordre théorique et pratique. En théorie, la liberté et la propriété individuelle font alliance pour fonder l’autonomie du sujet vulnérable et ainsi limiter la portée du concept juridique d’autorité. En pratique, les médecins créent un climat consensuel pour prendre les décisions avec les patients, les personnes en charge de leur protection mais aussi les autres membres de la famille qui souhaitent être écoutés. Ils recherchent des avis et sollicitent des personnes qui n’ont aucun pouvoir dans la rigueur du Code civil. Les principes déontologiques dominent et encadrent la prise de décision médicale, pour le plus grand bien du patient vulnérable. L’éthique de responsabilité n’ignore pas les règles légales abstraites et impératives ; elle est contrainte de surmonter les difficultés d’interprétation pour rechercher, au cas par cas, la bonne décision individuelle.

The Usages of the Body of Another: The Control Exercised by Parents and Guardians

The intervention of a parent or a guardian in the process of taking a medical decision highlights a double paradox of a theoretical and a practical nature. In theory, the freedom and the ownership of the individual together form a basis for the autonomy of the vulnerable subject and by so doing limit the extent of the legal concept of authority. In practice, doctors try to take decisions based on general agreement with patients, with those responsible for their protection and, also, with the other members of the family who wish to have their say. They seek other opinions and ask people who, according to the strict reading of the Civil Code, have no authority. Deontological principles govern and fashion the medical decision in the interests of the vulnerable patient. The ethics of responsibility are aware of the abstract and mandatory legal rules; they have to surmount the difficulties in their interpretation to seek, for each individual case, the right decision.

Jean-Manuel LARRALDE

Le corps des personnes détenues : de l’objet de punition au respect de la personne

Le travail de plusieurs acteurs institutionnels permet aujourd’hui d’affirmer que la mission de la prison n’est plus le « dressement » des siècles passés, mais le « traitement pénitentiaire », qui nécessite de limiter voire d’interdire certaines pratiques ou mesures en détention. Ces idées, qui se sont également imposées en droit interne, ont entraîné une triple transformation du rapport entre le corps des détenus et la prison, en aboutissant progressivement à transformer le « corps machine » en prison en un détenu travailleur, en exigeant une prise en charge adéquate de la santé du détenu, et en protégeant enfin l’intégrité physique et la dignité de la personne en détention.

The Body of a Prisoner: A Transition from an Object of Punishment to Respect of the Person

Following the work of several institutional actors, the goal of prison can no longer be considered to “tame” the inmates as in past centuries but now consists in the “penitentiary treatment”, which seeks to partially or completely prevent certain practices or measures during their imprisonment. These ideas, which have also become standard in domestic law, have led to a change in the relationship between the detainees’ body and the prison in three different ways: by progressively transforming the “mechanical body” of the inmate into a worker-prisoner, by requiring proper medical care for the detainees, and by protecting their physical integrity as well as the dignity of their person while in prison. Résumés 205

Françoise CHASTANG

Contraintes du corps en psychiatrie

Le thème des « contraintes du corps en psychiatrie » est un vaste sujet, qui débute avec l’exclusion des fous hors de la cité, pour parvenir aujourd’hui dans une société qui intègre le malade mental dans la cité, et qui parle de santé mentale plus que de psychiatrie. La psychiatrie décline les valeurs de l’éthique comme toute autre spécialité médicale confrontée à la souffrance d’autrui. La contrainte du corps est une réalité qui n’est jamais une banalité en psychiatrie. C’est une violence qu’un être humain a le pouvoir d’exercer dans le cadre de sa profession sur un autre être humain, et le professionnel qui agit ainsi doit être capable d’en expliciter les raisons humaines, professionnelles et éthiques. Chaque acte de contrainte devrait pouvoir être sous-tendu par un bénéfice réel, et permettre de libérer, comme Pinel face aux aliénés, la personne vulnérable de ses temporaires entraves psychiques.

Constraints of the Body in Psychiatric Care

The subject of the “constraints of the body in psychiatry” is a vast subject, which has evolved from the exclusion of the insane from the city to a society that integrates the mentally ill in the city and which speaks of mental health more than psychiatry. Psychiatry incorpo- rates the values of ethics like any other medical speciality confronted with the suffering of others. The constraint of the body is a reality that is never a banality in psychiatry. It is the violence that a human being has the power to exercise, in the course of his profession, against another human being, and the professional who does so must be able to explain his human, professional and ethical reasons. Each act of coercion should be underpinned by a real benefit, and allow to liberate, like Pinel when treating the insane, the vulnerable person from his temporary psychic impediments.

Corinne CHAPUT-LE BARS, Thierry CHARTRIN et Gilles RAOUL-CORMEIL

Naissances blanches – le deuil périnatal entre propriété du corps de l’enfant et liberté du sujet

La grossesse est synonyme de vie, de la vie d’un nouvel être qui s’éveille depuis le jour de la conception, de la vie du nouveau-né qui s’affirme de manière autonome après avoir sectionné le cordon ombilical qui le rattachait à sa mère nourricière. La grossesse et l’accouchement ne tiennent pas toujours leur promesse de vie ; elles succombent devant la mort. Les naissances blanches désignent les douleurs des mères, prises en considération par l’acte d’enfant sans vie. À partir de textes du Code civil, d’enquêtes et de faits vécus, sociologues et juristes se sont penchés sur le berceau de ces naissances singulières et sur ces enfants réchappés de l’au-delà par la grâce de l’ondoiement.

“Sham Births” – Perinatal Bereavement between Ownership of the Body of the Child and the Freedom of the Subject

Pregnancy is synonymous with life, the life of a new being starting from the day of conception, with the life of the newborn child who asserts himself autonomously after the umbilical cord, the link with the nurturing mother, has been cut. Pregnancy and childbirth do not always keep their promise of giving life; they can succumb to death. “Sham births” refer to the sorrow of mothers, face to face with having given birth to a lifeless child. Using texts of the Civil Code, surveys and factual experiences, sociologists and jurists have studied these singular births and those children who have been saved from limbo through the grace of baptism. 206 CRDF, nº 15 – 2017

Gérard MÉMETEAU Rapport de synthèse

Mmes Catherine et Cayol ont organisé un colloque autour de la question de la personne humaine. Est-ce une chose ? Est-ce une personne ? Essayons de résumer les contributions.

Synthesis of a Colloquium on the Human Person

Mrs. Catherine and Cayol organised a colloquium on the issue of the human person. Is it a thing? Is it a person? Here is a resume of the contributions.

Mamoud ZANI Le Protocole additionnel à la Convention du Conseil de l’Europe pour la prévention du terrorisme

Le présent article propose d’analyser un instrument ambitieux du Conseil de l’Europe consacré à la question des combattants terroristes étrangers, à savoir le Protocole addi- tionnel à la Convention pour la prévention du terrorisme du 19 mai 2015. Cette analyse porte sur les traits caractérisant ledit Protocole et les modalités de mise en œuvre.

The Additional Protocol to the Council of Europe Convention on the Prevention of Terrorism

This article proposes an analysis of an ambitious Council of Europe instrument on the issue of foreign terrorist combatants, namely the Additional Protocol to the Convention on the Prevention of Terrorism of May 19, 2015. This analysis is concerned with the characteristics of the Protocol and the arrangements for its implementation.

Carlos RUIZ MIGUEL Concept, genèse et évolution de l’amparo : le modèle espagnol

À partir d’une définition de l’amparo comme procédure judiciaire particulière pour la protection des droits fondamentaux, l’article étudie la genèse de cette institution et son développement et expansion dans le droit constitutionnel (notamment en Amérique et en Europe) ainsi que dans le droit international. Dans une perspective historique et comparé, on étudie le modèle espagnol de l’amparo axé sur une double procédure judiciaire : devant les cours ordinaires et devant la Cour constitutionnelle. Sont alors examinées les questions les plus importantes relevant de l’amparo devant la Cour constitutionnelle : les principes qui président à son statut juridique, son champ de protection, ce qui légitime le déclenchement de la procédure, son objet, le modèle de recevabilité ainsi que la procédure et les effets de l’arrêt portant décision sur l’amparo demandé.

Concept, Genesis and Evolution of the Amparo: The Spanish Model

Starting from a definition of theamparo as a special judicial procedure to protect funda- mental rights, the article studies the origin of this institution as well as its development and expansion in Constitutional Law (especially in America and Europe) and in International Law. Placed in its historic and comparative context, the paper examines the Spanish model of amparo axed on a double judicial procedure: before the ordinary courts and before the Constitutional Court. Then, the article examines the more important issues related to the amparo before the Constitutional Court: the principles that govern its legal status, its scope of protection, the locus standi, its object, the admission rules, the procedure and the effects of the final decision. Résumés 207

Aurore CATHERINE, Anne-Sophie DENOLLE et Eugénie DUVAL Chronique de jurisprudence constitutionnelle française 2016

Désormais traditionnelle dans cette revue, cette chronique de jurisprudence constitu- tionnelle n’a pas vocation à être exhaustive et cherche davantage à livrer au lecteur une analyse contextualisée des décisions qui ont retenu l’attention des auteurs. Il nous a semblé à première vue que le Conseil constitutionnelle avait réservé une jurisprudence de premier choix aux droits économiques et sociaux protégés par la Constitution, constat qui, à l’issue de notre analyse, est finalement apparu beaucoup moins évident. Les droits civils et politiques ne sont toutefois pas en reste puisque la jurisprudence du Conseil dans ce domaine a été, comme à l’accoutumée, abondante et elle s’est avérée globalement protectrice, bien que là encore elle ne soit pas exempte de certaines critiques.

A Chronicle of French Constitutional Case Law 2016

Now traditional in this journal, this chronicle of constitutional case law does not intend to provide an exhaustive list of all the decisions taken by the Constitutional Council over the course of the year but aims to give a critical and contextualised analysis of some of the most important decisions, in our view, for 2016. At first, we felt that the constitutional case law had concentrated on the economic and social rights protected by the Constitution, but then our analysis showed that this was not strictly true. As in the past, the constitutional case law concerning civil and political rights is abundant and generally protective, even if some decisions can be criticised.

Sarah BENHAMOUDA, Guillaume DUJARDIN et Grace GNOKAM Chronique de jurisprudence du droit des étrangers 2016

Cette chronique a pour but de jeter un « coup de projecteur » sur quelques-uns des grands chantiers jurisprudentiels qui auront marqué l’année écoulée en droit des étrangers. Choisis aussi bien pour leur impact pratique que pour leur intérêt théorique, les arrêts font l’objet d’un commentaire critique et sont systématiquement replacés dans leur contexte jurisprudentiel et législatif, afin de tenter de mettre en lumière les logiques qui animent ces précédents en devenir.

A Chronicle of the Case Law of the Rights of Aliens 2016

This chronicle aims to “turn the spotlight” on certain important case law projects, which have marked the past year in the rights of aliens. Chosen both for their practical impact as well as for their academic interest, the judgments are criticised and systematically replaced in their jurisprudential and legislative context in order to shed light on the logic behind these nascent precedents.

Quentin BUTAVAND, Léa DUVAL et Yann PAQUIER Chronique de jurisprudence des droits numériques 2016-2017

Cette nouvelle chronique biennale fait son apparition dans un contexte particulier qu’est celui de l’avènement des droits numériques dans nos sociétés. Les auteurs mettent l’accent sur la consécration de principes directeurs à l’ère du numérique ainsi que sur l’évolution de leurs régimes juridiques, tout en prenant soin de les analyser d’un point de vue critique.

A Chronicle of Digital-Rights Case Law 2016-2017

This new chronicle, published every two years, makes its appearance in a special context – the advent of digital rights in business and society. The authors focus on the consecration of guiding principles in the digital era as well as on their evolving legal regime and analyse them from a critical point of view.

Notes sur les auteurs

Sarah BENHAMOUDA

Attachée temporaire d’enseignement et de recherche en droit public à l’université de Rouen Normandie, elle y enseigne le droit constitutionnel et le droit administratif. Elle s’intéresse à la thématique des libertés fondamentales et a pu enseigner la protection européenne des droits de l’homme en Europe. Elle prépare une thèse sous la direction du professeur Vincent Tchen sur les libertés collectives au Maghreb.

Xavier BIOY

Professeur de droit public à l’université Toulouse 1 Capitole et membre de l’Institut Maurice Hauriou où il anime la thématique de recherches « Puissance publique et libertés », il est codirecteur des masters « Droit des libertés fondamentales » et « Éthique, parcours éthique du soin et recherche ». Il est l’auteur de Droits fondamentaux et libertés publiques [2011], 4e éd., préface de J.-P. Costa, Issy-les-Moulineaux, LGDJ, 2016 ; Biodroit : de la biopolitique au droit de la bioéthique, Issy-les-Moulineaux, LGDJ, 2016 ; Le concept de personne humaine en droit public. Recherche sur le sujet des droits fondamentaux, Paris, Dalloz, 2003. Il dirige le programme « Tumor Banks » relatif au statut juridique et à la valorisation des collections de ressources biologiques en cancérologie.

Quentin BUTAVAND

Doctorant en droit public au Centre de recherches et d’études sur les droits fondamentaux de l’université Paris Nanterre (CREDOF, EA 3933) et chercheur associé au Centre de recherche sur les droits fondamentaux et les évolutions du droit (CRDFED, EA 2132), il est actuellement en quatrième année de thèse. Son travail porte sur l’étude de la justice constitutionnelle au Royaume-Uni et sur la question du renouvellement du concept général de justice constitutionnelle à l’aune de l’expérience britannique, sous la direction de Charlotte Girard, maître de conférences.

Aurore CATHERINE

Maître de conférences en droit public à l’université de Caen Normandie, membre du Centre de recherche sur les droits fondamentaux et les évolutions du droit (CRDFED, EA 2132), directrice de la clinique juridique des droits fondamentaux de l’université de Caen Normandie, elle est spécialiste de droit de la santé, droit administratif et droit des libertés fondamentales. Parmi ses dernières publications : « Les conséquences de la redéfinition restrictive de l’intérêt à agir en matière d’urbanisme », Construction – Urbanisme, nº 9, 2016, p. 13-18.

Marie-Xavière CATTO

Maître de conférences à l’université Paris 1 – Panthéon-Sorbonne, membre de l’équipe Normes, sciences et techniques (Institut des sciences juridique et philosophique de la Sorbonne – UMR 8103), ses sujets de recherches portent sur les droits de l’homme et la médecine. Sa thèse, Le principe d’indisponibilité du corps humain : limite de l’usage économique du corps, va paraître en 2017 chez LGDJ.

Amandine CAYOL

Maître de conférences en droit privé à l’université de Caen Normandie, codirectrice du master 2 « Droit des assurances », elle est spécialisée en droit des contrats (droit commun et contrats spéciaux), droit des biens et droit de la responsabilité civile, notamment concernant l’indemnisation du dommage corporel. Elle est l’auteure de plusieurs articles relatifs 210 CRDF, nº 15 – 2017

à la distinction entre chose et personne, notamment : « Avant la naissance et après la mort : l’être humain, une chose digne de respect », Cahiers de la recherche sur les droits fondamentaux, nº 9, 2012, p. 117-126 et « La loi du 6 août 2013 : un pas de plus vers la réification des embryonsin vitro », Petites affiches, nº 212, 23 octobre 2013, p. 4-6.

Corinne CHAPUT-LE BARS

Elle dirige le département Recherche, développement des formations supérieures et partenariats universitaires à l’Institut régional du travail social (IRTS) Normandie-Caen. Docteure en sciences de l’éducation, elle est chercheur associé au Centre de recherche en éducation de Nantes (CREN), chercheur collaborateur à l’Institut universitaire du Centre jeunesse de Québec, membre du comité scientifique de la revue Le sociographe et de l’Association internationale pour la formation, la recherche et l’intervention sociale (AIFRIS). Spécialiste des récits de vie en situation extrême, sa dernière publication s’intitule : Histoires de vie et travail social, Rennes, Presses de l’École des hautes études en santé publique, 2017.

Thierry CHARTRIN

Il est responsable du service Recherche, prospective et développement à l’Association régionale pour l’Institut de forma- tion en travail social (ARIFTS) à Angers. Docteur en sciences de l’éducation, il a réalisé une thèse intitulée Apprendre à vivre, c’est se savoir mortel. Récits “épiphaniques” d’autoformation existentielle (université Nantes-Angers-Le Mans, 2015). Il est également responsable de la formation des cadres en intervention sociale (CAFERUIS) à Angers. Il est l’auteur de plusieurs articles : « L’ondoiement, moment épiphanique d’une situation extrême par un nouveau-né », in Histoires de naissances, naissance d’histoires, C. Chaput-Le Bars (dir.), Paris, L’Harmattan, 2016, p. 199-207, et « Du temps qui passe au temps qui reste : apprendre de la mort pour faire quelque chose de sa vie », à paraître en 2017 dans la revue Chemin de formation.

Françoise CHASTANG

Praticien hospitalier en charge de l’Unité d’urgence psychiatrique dépendant du pôle Santé mentale addictologie du centre hospitalier universitaire (CHU) de Caen, travaillant depuis de longues années dans le domaine de la prévention du suicide en tant que membre du Groupe d’études et de prévention du suicide (GEPS), clinicienne, elle est titulaire d’une thèse d’université en santé publique et épidémiologie portant sur les réitérations suicidaires, et a notamment publié en 2010, en collaboration avec le Dr Vincent Caillard, un ouvrage, Le geste suicidaire, aux éditions Masson. Impliquée dans le domaine de l’éthique dont elle développe l’axe au sein du GEPS, elle est membre de l’Espace de réflexion éthique de Normandie (EREN) et poursuit un doctorat d’éthique sous la direction d’Emmanuel Hirsch au sein de l’équipe Études sur les sciences et les techniques (EA 1610) de l’université Paris 11 – Paris-Sud sur le thème « le débat éthique sur la fin de vie : entre euthanasie, assistance médicale au suicide et sédation profonde ; vers un changement de paradigme dans la société et dans le monde médical ».

Anne-Sophie DENOLLE

Maître de conférences en droit public à l’université de Nîmes, elle est membre du laboratoire Détection, évaluation et gestion des risques CHROniques et éMErgents (CHROME, EA 7352), directrice de la licence professionnelle « Agent de recherches privées ». Spécialisée en droits de l’homme, droit de l’environnement et droit administratif, elle est l’auteure de plusieurs articles dans ce domaine, notamment : (en collaboration avec E. Duval), « Urbanisme et participation », Cahiers de la recherche sur les droits fondamentaux, nº 14, 2016, p. 31-39 ; « Les risques psychosociaux dans la fonction publique : les limites de la protection fonctionnelle », Revue française de droit administratif, 2015, p. 983-991 ; « Le rejet du concours de police et ses potentiels méfaits sur la protection de l’environnement », Droit de l’environnement, nº 234, mai 2015, p. 274-280 ; « Les études d’impact : une révision manquée ? », Revue française de droit constitutionnel, nº 87, 2011, p. 499-514.

Guillaume DUJARDIN

Ancien doctorant en droit public, il est membre associé du Centre de recherche sur les droits fondamentaux et les évolutions du droit (CRDFED, EA 2132) et chargé d’enseignement à l’université de Caen Normandie. Il préparait une thèse portant sur la limitation de la liberté d’expression artistique par l’ordre public et concentre aujourd’hui ses Notes sur les auteurs 211 recherches sur le droit des étrangers. Outre la présente chronique, il est l’auteur d’un article portant sur la protection par ce droit des victimes de proxénétisme (Revue du droit public, 2016, p. 467-496), et a présenté une communication consacrée aux valeurs républicaines lors d’un colloque qui s’est tenu à Nantes le 3 novembre 2016 (à paraître).

Eugénie DUVAL

Elle prépare actuellement une thèse de doctorat en droit public à l’université de Caen Normandie intitulée Participation et démocratie représentative, sous la direction des professeurs Jean-Manuel Larralde et Marie-Joëlle Redor-Fichot. Elle est membre du Centre de recherche sur les droits fondamentaux et les évolutions du droit (CRDFED, EA 2132). Elle a récemment publié : « La participation du citoyen au sein de l’Union : une (dés)illusion ? », in L’Europe des citoyens et la citoyenneté européenne. Évolutions, limites et perspectives, M. Catala, S. Jeannesson, A.-S. Lamblin-Gourdin (dir.), Berne, P. Lang, 2016, p. 287-302 ; (en collaboration avec A.-S. Denolle), « Urbanisme et participation », Cahiers de la recherche sur les droits fondamentaux, nº 14, 2016, p. 31-39 ; « Vol retour sur la consultation relative au projet d’aéroport de Notre-Dame-des-Landes », Lettre « Actualités Droits-Libertés » de La revue des droits de l’homme, 16 septembre 2016, en ligne : https://revdh.revues.org/2519.

Léa DUVAL

Doctorante en droit public au Centre de recherche sur les droits fondamentaux et les évolutions du droit (CRDFED, EA 2132), elle est actuellement en première année de thèse. Ses recherches portent sur la lutte contre les violences et les discriminations à l’égard des femmes aux plans international et européen, sous la direction du professeur Jean- Manuel Larralde.

Samuel ETOA

Maître de conférences en droit public à l’université de Caen Normandie, ses domaines de recherches concernent la théorie des droits fondamentaux et le droit administratif. Il a notamment publié plusieurs articles dans ces matières, parmi lesquels « L’évolution du contrôle du juge administratif sur la gravité des sanctions administratives », L’actualité juridique. Droit administratif, 2012, p. 358-365, ou « La terminologie des “droits fondamentaux” dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel », Cahiers de la recherche sur les droits fondamentaux, nº 9, 2011, p. 23-29. Ancien directeur de la clinique juridique des droits fondamentaux de l’université de Caen Normandie, il a également codirigé le master 2 « Droit public. Carrières publiques ». Il intervient en outre dans le cadre de cours et de séminaires au sein du master 2 « Droit des libertés » de l’université de Caen Normandie.

Grace GNOKAM

Doctorante en droit public à l’université de Rouen Normandie, sous la direction du professeur Vincent Tchen, membre du Centre universitaire rouennais d’études juridiques (CUREJ, EA 4703), son travail de recherche porte sur la thématique de l’éloignement des mineurs étrangers. Elle est attachée temporaire d’enseignement et de recherche au sein de l’université de Rouen Normandie et assure dans ce cadre des enseignements en droit privé. En 2015, elle a présenté une communication, à l’occasion de la journée d’étude des doctorants du Pôle de recherche en sciences humaines et sociales (PRSH) de l’université Le Havre Normandie, ayant pour thème : « L’inflation normative : étude du cas particulier du droit des étrangers ».

Armelle GOSSELIN-GORAND

Maître de conférences (HDR) en droit privé à l’université de Caen Normandie, membre de l’Institut Demolombe (EA 967, anciennement CRDP), codirectrice du master 2 « Droit international et droit européen », parcours « Droit et régulation des marchés internationaux », elle est spécialisée en droit international privé et droit des obligations. Elle écrit pour la revue L’essentiel, droit de la famille et des personnes, publiée chaque mois par Lextenso.

Jean-Manuel LARRALDE

Professeur de droit public à l’université de Caen Normandie, il est membre du Centre de recherche sur les droits fondamentaux et les évolutions du droit (CRDFED, EA 2132). Spécialiste de droits fondamentaux, de droit pénitentiaire 212 CRDF, nº 15 – 2017 et de droit de la Convention européenne des droits de l’homme, il dirige les Cahiers de la recherche sur les droits fondamentaux. Parmi ses dernières publications : « La Cour de Strasbourg face à “l’obstination déraisonnable” des traitements dispensés aux personnes en état végétatif chronique, obs. sous Cour eur. dr. h., Gde Ch., Lambert et autres c. France, 5 juin 2015 », Revue trimestrielle des droits de l’homme, nº 104, 2015, p. 1097-1118 ; (avec D. Bioret, T. Lamulle et S. Leclerc), Structures et politiques territoriales, Vanves, Hachette, 2016.

Bertrand LEMENNICIER

Professeur émérite d’économie à l’université Paris 2 – Panthéon-Assas, il est membre du Centre de recherches en économie et droit (CRED) de Paris 2 et Research Fellow à l’International Centre for Economic Research (ICER) de Turin. Il est aussi membre de l’American Economic Association (AEA) et de la prestigieuse Mont Pelerin Society (MPS). Outre des publications scientifiques, il est l’auteur de plusieurs ouvrages dontLe marché du mariage et de la famille, Paris, PUF, 1988 ; Économie du droit, Paris, Cujas, 1991 ; La morale face à l’économie, Paris, Éditions d’Organisation, 2005 ; un manuel d’e-learning intitulé Microéconomie : théorie et applications, 1996-2012. Plus récemment, il a publié Les mythes de l’insécurité routière, Nice, Libréchange, 2016 et Privatisons la justice, Nice, Libréchange, 2017.

Laurence MAUGER-VIELPEAU

Professeure de droit privé à l’université de Caen Normandie, membre de l’Institut Demolombe (EA 967, ancienne- ment CRDP), codirectrice de l’école doctorale Droit-Normandie, directrice du master 2 « Protection des personnes vulnérables » de l’université de Caen Normandie et du master 2 « Carrières judiciaires » de l’université Le Havre Normandie, elle est spécialiste de droit de la famille (patrimonial et extrapatrimonial) et de droit des contrats. Elle écrit pour la revue L’essentiel, droit de la famille et des personnes, publiée chaque mois par Lextenso, et est l’auteure d’une vingtaine d’articles en droit de la famille.

Gérard MÉMETEAU

Professeur émérite de droit privé à la faculté de droit de Poitiers.

Yann PAQUIER

Doctorant en droit public au Centre de recherche sur les droits fondamentaux et les évolutions du droit (CRDFED, EA 2132) de l’université de Caen Normandie, il est actuellement en deuxième année de thèse. Son travail porte sur l’étude de la transformation et de la consécration des droits à l’ère du numérique, sous la direction du professeur Jean-Manuel Larralde.

Aloïse QUESNE

Doctorante, attachée temporaire d’enseignement et de recherche en droit privé à l’université de Caen Normandie, membre de l’Institut Demolombe (EA 967, anciennement CRDP), ses travaux portent essentiellement sur la thématique du corps humain. Elle enseigne notamment le droit de l’expérimentation animale depuis 2012 en master 1 « Valorisation des innovations biologiques (VIB) ». Le sujet de la prostitution a fait l’objet d’une de ses récentes publications : « La prostitution depuis la loi nº 2016-444 du 13 avril 2016, sous l’angle du droit des contrats », Petites affiches, nº 34, 16 février 2017, p. 7 sq.

Gilles RAOUL-CORMEIL

Maître de conférences (HDR) à la faculté de droit de l’université de Caen Normandie, il enseigne le droit civil des personnes, des biens et des contrats aux étudiants préparant une licence ou un master en droit. Spécialiste de droit des incapacités par la majeure partie de ses publications depuis 2008, il forme les mandataires judiciaires à la protection des majeurs en exercice, inscrits en master 2 « Protection des personnes vulnérables » ou préparant le diplôme universitaire, certificat national de compétence, « Mandataire judiciaire à la protection des majeurs », mention « Mesure judiciaire de protection des majeurs », grâce à un partenariat liant l’université de Caen Normandie et l’Institut régional du travail social (IRTS) Normandie-Caen. Il a codirigé avec le professeur Jean-Marie Plazy, Le patrimoine de la personne protégée, Paris, LexisNexis, 2015, et avec la professeure Annick Batteur, Éthique et conditions de la fin de vie, Paris, Mare & Martin, 2016. Notes sur les auteurs 213

Carlos RUIZ MIGUEL

Professeur de droit constitutionnel à la faculté de droit de l’université de Saint-Jacques de Compostelle (Espagne), il est spécialiste de droits de l’homme. Parmi ses publications les plus connectées avec ce sujet : La ejecución de las sentencias del Tribunal europeo de derechos humanos, Madrid, Tecnos, 1997, et Derechos fundamentales y derecho procesal constitucional, Mexico, Porrúa, 2014.

Antoine TADROS

Professeur de droit privé à l’université de Picardie-Jules-Verne, il est membre du Centre de droit privé et de sciences criminelles d’Amiens (CEPRISCA), et codirecteur du master « Droit des affaires ». Il est spécialiste de droit des biens, droit des obligations et droit des affaires.

Mamoud ZANI

Professeur de droit public à la faculté de droit de Tunis et directeur du Centre de droit international et européen (CDIE) de Tunis, il est spécialiste de droit international public, de droit international humanitaire, de droit international du travail, de droit constitutionnel et de droit européen des droits de l’homme. Il a notamment publié : Pour un nouvel ordre mondial de l’alimentation et de la nutrition : le statut du Comité de la sécurité alimentaire mondiale (CSA), Paris, Connaissances et savoirs, 2017 ; « L’évolution du rôle du Conseil constitutionnel français : de la régulation des pouvoirs publics à la protection des libertés fondamentales », Revue de droit, janvier 2017, p. 26-30 ; Le droit international humanitaire à l’épreuve des conflits actuels : enjeux et défis, Tunis, Éditions ABM – CDIE – CICR, 2015.

Liste des membres du Centre de recherche sur les droits fondamentaux et les évolutions du droit (CRDFED) (par ordre alphabétique)

Membres permanents Doctorants – Membres permanents

Maria Castillo, maître de conférences Soraya Ben Faida Aurore Catherine, maître de conférences Karen Chadoutaud Catherine-Amélie Chassin, maître de conférences HDR Alexia David Dominique Custos, professeure Eugénie Duval Françoise Épinette, maître de conférences Léa Duval Samuel Etoa, maître de conférences Niamkey Valérie Egnakou Grégory Godiveau, maître de conférences Renaud Eyono Messi Christophe Lajoye, maître de conférences Aysegul Fistikci Jean-Manuel Larralde, professeur Mohammed Ghezal Jean-Christophe Le Coustumer, professeur Boubacar Hassoumi Kountche Vincent Le Grand, maître de conférences Alexandra Korsakoff Laurence Potvin-Solis, professeure Juliette Lecame Marie-Joëlle Redor-Fichot, professeure Daria Mironova Élodie Saillant, professeure Habib Moukoko Aurélie Tardieu, maître de conférences Yann Paquier David Poinsignon David Vicomte Membres associés

Xavier Aurey, lecturer (université d’Essex, Royaume-Uni) Quentin Butavand, chercheur associé, préparant une thèse à l’université Paris Nanterre Agnès Cerf-Hollender, maître de conférences HDR (université de Caen Normandie) Anne-Sophie Denolle, maître de conférences (université de Nîmes) Guillaume Dujardin Lauréline Fontaine, professeure (université Paris 3 – Sorbonne Nouvelle) Nicolas Guillet, maître de conférences (université Le Havre Normandie) Nathalie Havas, magistrate administrative (tribunal administratif de Rennes) Sylvain Jacopin, maître de conférences HDR (université de Caen Normandie) Séverine Leroyer, maître de conférences (université Paris 13) Isabelle Moulier, maître de conférences (université de Clermont-Ferrand) Marie Rota, maître de conférences (université de Lorraine) Vincent Tchen, professeur (université Le Havre Normandie) Cahiers de la recherche sur les droits fondamentaux

no 1 La garantie juridictionnelle des droits fondamentaux épuisé no 2 Les titulaires particuliers des droits fondamentaux 15 € no 3 Surveiller et punir / Surveiller ou punir ? 15 € no 4 Quel avenir pour la laïcité cent ans après la loi de 1905 ? 15 € no 5 L’enfant 15 € no 6 Pouvoirs exceptionnels et droits fondamentaux 15 € no 7 L’universalisme des droits en question(s). La Déclaration universelle des Droits de l’homme, 60 ans après 15 € no 8 La liberté d’expression 15 € no 9 Conseil constitutionnel et droits fondamentaux 18 € no 10 Esclavage et travail forcé 18 € no 11 Le droit de la famille en (r)évolutions 18 € no 12 Droit et psychiatrie 18 € no 13 Le droit d’asile 18 € no 14 Urbanisme et droits fondamentaux 18 €

L’archive des Cahiers de la recherche sur les droits fondamentaux propose, en accès libre et gratuit, la totalité des articles publiés dans la revue, au format PDF, à l’exception des deux dernières années diffusées exclusivement sous forme de volumes imprimés : http://www.unicaen.fr/puc, rubrique « Archives en ligne ». CAHIERS DE LA RECHERCHE SUR LES DROITS FONDAMENTAUX

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Armelle GOSSELIN-GORAND et Laurence MAUGER-VIELPEAU : Le corps mis à disposition : la gestation pour ondamentaux Frédéric Sudre autrui ...... 77 F ondamentaux Prochain numéro Paul Tavernier F Catherine Teitgen-Colly Gilles RAOUL-CORMEIL : Les utilités du corps d’autrui : le contrôle des autorités parentales et tutélaires . . . . 87 Les partis politiques roits no 15 Jean-Manuel LARRALDE : Le corps des personnes détenues : de l’objet de punition au respect de la personne . 97 D 17 Numéros précédents Comité de lecture Françoise CHASTANG : Contraintes du corps en psychiatrie ...... 107 Le corps humain saisi par le droit : Gilles Armand Corinne CHAPUT-LE BARS, Thierry CHARTRIN et Gilles RAOUL-CORMEIL : Naissances blanches – le deuil 1. La garantie juridictionnelle des droits fondamentaux François Julien-Laferrière périnatal entre propriété du corps de l’enfant et liberté du sujet ...... 115 entre liberté et propriété 2. Les titulaires particuliers des droits fondamentaux Jean-Manuel Larralde Gérard MÉMETEAU : Rapport de synthèse ...... 123 3. Surveiller et punir / Surveiller ou punir ? Jean-Christophe Le Coustumer 4. Quel avenir pour la laïcité cent ans après la loi de 1905 ? Marie-Joëlle Redor-Fichot Variétés echerche sur les sur echerche 5. L’enfant R Mamoud ZANI : Le Protocole additionnel à la Convention du Conseil de l’Europe pour la prévention du terrorisme 127 6. Pouvoirs exceptionnels et droits fondamentaux Carlos RUIZ MIGUEL : Concept, genèse et évolution de l’amparo : le modèle espagnol ...... 133 7. L’universalisme des droits en question(s). La Déclaration universelle des Droits de l'homme, Chroniques 60 ans après 8. La liberté d’expression Chronique de jurisprudence constitutionnelle française 2016 par Aurore CATHERINE, Anne-Sophie DENOLLE ahiers de laahiers 9. Conseil constitutionnel et droits fondamentaux et Eugénie DUVAL ...... 155 C 10. Esclavage et travail forcé Chronique de jurisprudence du droit des étrangers 2016 par Sarah BENHAMOUDA, Guillaume DUJARDIN et Grace GNOKAM ...... 177 11. Le droit de la famille en (r)évolutions Chronique de jurisprudence des droits numériques 2016-2017 par Quentin BUTAVAND, Léa DUVAL et 12. Droit et psychiatrie Yann PAQUIER ...... 189 13. Le droit d’asile 14. Urbanisme et droits fondamentaux Résumés ...... 201

Notes sur les auteurs ...... 209 Adresse de la rédaction

Centre de recherche Responsables de la publication : Jean-Manuel Larralde et Dominique Custos sur les droits fondamentaux et les évolutions du droit

Faculté de droit Université de Caen Normandie Esplanade de la paix CS 14032 14032 Caen CEDEX 5 Presses Tél. : 02 31 56 54 78 universitaires Fax : 02 31 56 54 79 ISSN : 1634-8842 Courriel : [email protected] ISBN : 978-2-84133-858-0 18 € de Caen Site Internet : http://www.unicaen.fr/recherche/mrsh/crdfed