CAHIERS FRANÇOIS VIÈTE

Série III – N° 10

2021

Lieux et milieux de savoirs : pour une écologie des pratiques savantes

sous la direction de Simon Dumas Primbault, Paul-Arthur Tortosa, Martin Vailly

Centre François Viète Épistémologie, histoire des sciences et des techniques Université de Nantes - Université de Bretagne Occidentale

Imprimerie centrale de l'Université de Nantes Avril 2021

Cahiers François Viète

La revue du Centre François Viète Épistémologie, Histoire des Sciences et des Techniques EA 1161, Université de Nantes - Université de Bretagne Occidentale ISSN 1297-9112

[email protected] www.cfv.univ-nantes.fr

Rédaction Rédactrice en chef – Jenny Boucard Secrétaire de rédaction – Sylvie Guionnet Comité de rédaction – Delphine Acolat, Hugues Chabot, Colette Le Lay, Jemma Lorenat, Pierre-Olivier Méthot, Cristiana Oghina-Pavie, Thomas Morel, François Pepin, David Plouviez, Pierre Savaton, Valérie Schafer, Josep Simon, Alexis Vrignon

Comité scientifique Yaovi Akakpo, David Baker, Grégory Chambon, Ronei Clecio Mocellin, Jean- Claude Dupont, Luiz Henrique Dutra, Hervé Ferrière, James D. Fleming, Catherine Goldstein, Alexandre Guilbaud, Pierre Lamard, François Lê, Frédéric Le Blay, Baptiste Mélès, Rogério Monteiro de Siqueira, Philippe Nabonnand, Karen Parshall, Viviane Quirke, Pedro Raposo, Anne Rasmussen, Sabine Rommevaux-Tani, Aurélien Ruellet, Martina Schiavon, Pierre Teissier, Brigitte Van Tiggelen

ISSN 1297-9112

SOMMAIRE

Introduction – Milieux, media, écologie des savoirs Simon Dumas Primbault, Paul-Arthur Tortosa & Martin Vailly

• SIMON DUMAS PRIMBAULT...... 21 Un milieu d’encre et de papier. Brouillons, notes et papiers de travail dans les archives personnelles de Vincenzio Viviani (1622-1703)

• MARTIN VAILLY ...... 55 Le globe synoptique et son vernis craquelé : une histoire matérielle de la production et de l’usage des globes terrestres de Coronelli

• GRÉGOIRE BINOIS & ÉMILIE D’ORGEIX ...... 87 Entre terrain et dépôt : envisager les mi-lieux de production des ingé- nieurs militaires géographes (XVIIe-XVIIIe siècle)

• BEATRICE FALCUCCI ...... 113 Bringing the Empire to the Provinces: Colonial Museums and Colonial Knowledge in Fascist Italy

• EMANUELE GIUSTI ...... 147 From the Field to the Bookshop. Shaping Persepolis in the Early 18th century

• DÉBORAH DUBALD ...... 183 « Un vaste local pour y étaler ses richesses » : inaugurer la Galerie de zoologie à Lyon en 1837

• PAUL-ARTHUR TORTOSA ...... 217 Projet médical, cauchemar sanitaire : les hôpitaux militaires français comme milieux de savoir (Italie, 1796-1801)

• THIBAULT BECHINI ...... 249 Le chantier comme milieu de savoir. Changement technique et fabrique de la ville ordinaire à Marseille (seconde moitié du XIXe siècle)

Varia

• GAËLLE LE DREF ...... 271 Analyse des raisonnements évolutionnistes dans les controverses socio- techniques sur les OGM agricoles en France (1990-2010)

Introduction Milieux, media, écologie des savoirs Simon Dumas Primbault, Paul-Arthur Tortosa & Martin Vailly

Des lieux aux milieux L’histoire des sciences a connu depuis son émergence une série de tournants — spatial, pratique, matériel — qui ont ouvert de nouvelles pers- pectives dans l’étude des savoirs, en ne les considérant plus comme produc- tions désincarnées de l’esprit moderne européen, mais en les situant dans une série d’interactions et de contraintes pesant à la fois sur leurs contenus, leurs usages et leurs circulations. Ces savoirs, entendus au sens large comme « l’ensemble des procédures mentales, discursives, techniques et sociales par lesquelles une société, les groupes et les individus qui la composent, don- nent sens au monde qui les entoure et se donnent les moyens d’agir sur lui ou d’interagir avec lui » (Jacob, 2014, p. 25), ne sont donc pas de pures abs- tractions. Ils sont toujours produits dans des lieux, inscrits dans des objets, transmis par des artefacts, façonnés par des acteurs. Le programme qui structure ce numéro s’inscrit dans ce long déve- loppement d’une histoire des sciences dont l’intérêt principal est passé du contenu désincarné des savoirs à leurs places, leurs fonctions et leurs formes dans une société donnée. Les sciences sociales, en insistant sur le caractère toujours spatialement et socialement situé des savoirs, ont permis de mieux problématiser les relations entre espaces et connaissances : la prise en compte des multiples « géographies des savoirs scientifiques » (Li- vingstone, 2003), ou bien l’étude des conditions matérielles du travail sur le terrain (Geissler & Kelly, 2016), sont autant de perspectives ayant mis en lumière des éléments déterminants de la production des savoirs. D’autre part, le recours à des problématiques héritées de l’anthropologie historique des savoirs a permis d’ajouter à cette histoire si- tuée l’analyse des pratiques matérielles du travail savant au sens large, ins- truments comme inscriptions (Adell, 2011 ; Jacob, 2014 ; Waquet, 2015). En enrichissant aujourd’hui cette dernière perspective anthropologique de questionnements et outillages issus des études des media1, nous entendons situer la vie des savoirs dans une écologie, c’est-à-dire un système d’interrelations entre individus, media et milieux.

1 Pour distinguer l’emploi de ce terme de son sens plus précis de « médias de masse », nous utilisons le singulier medium et le pluriel media (Citton, 2017). 6 DUMAS PRIMBAULT, TORTOSA & VAILLY

Le concept même de lieux de savoir est plus spécifiquement à l’origine des propositions théoriques et méthodologiques de ce numéro, en ce qu’il a permis d’engager une première étape de la rencontre entre spatialité, mi- lieux et pratiques savantes. Il a principalement été défini dans l’entreprise éditoriale éponyme de Christian Jacob. Initiée par un premier ouvrage en 2007, elle visait à rendre compte de l’inscription spatiale et sociale de la production savante en étudiant à la fois les « espaces et [les] communautés » du savoir (Jacob, 2007). Publié en 2011, le second volume a permis d’amorcer un tournant pratique en traitant des « mains de l’intellect », à tra- vers l’étude des corps et des gestes savants (Jacob, 2011). Dans ce sillage, nous proposons dans ce volume une transition des lieux aux milieux de sa- voir. Il s’agit donc d’enrichir d’une dimension mésologique une concep- tion des lieux de savoir parfois limitée à l’idée d’espaces objectifiés, coupés de l’environnement, matrices d’un savoir réputé objectif et universel. Travailler en termes de milieux de savoir invite à penser les lieux de savoir comme l’horizon épistémologique du milieu, un idéal inatteignable en pratique : au prisme des milieux, les lieux de savoir apparaissent alors comme les récep- tacles passifs de savoirs figés, purifiés, stables. À cet égard, il faut considérer l’existence de relations dialectiques liant les savoirs à trois notions. Premiè- rement, les milieux dans lesquels les savoirs émergent, par lesquels ils circu- lent ou dans lesquels ils sont conservés, et leurs caractéristiques physiques, environnementales, sociales particulières. Deuxièmement, ces savoirs tels qu’ils sont conceptualisés et inscrits dans des objets matériels dont la forme et le contenu s’influencent mutuellement — des media. Enfin, les individus qui interagissent avec ces savoirs et ces milieux, forts d’un agenda social et politique propre, développant des pratiques et des engagements corporels avec les savoirs — une dynamique écologique.

Un ou des milieux ? De « milieu » à « milieux », en passant par « mi-lieux », plusieurs formes de la notion coexistent aujourd’hui et sont employées par les au- teur·ice·s de ce numéro. Il nous semble donc nécessaire de proposer une brève généalogie des différentes approches de ces concepts pour éclairer le fonctionnement de la première de ces trois relations organiques2 : celle des milieux et des savoirs. Il s’agit aussi ici de proposer différentes clés de lec-

2 Pour une généalogie plus exhaustive, on renverra à (Feuerhahn, 2017a) ; sur Canguilhem en particulier, voir (Feuerhahn, 2017b). INTRODUCTION 7 ture pour expliciter la transition des lieux aux milieux de savoir que nous suggérons dans ce numéro. Dans « Le vivant et son milieu » publié en 1952, Georges Canguil- hem retraçait les fortunes savantes du concept de milieu depuis ses origines en philosophie naturelle newtonienne jusqu’à la biologie environnementale de Jakob Johann von Uexküll. On retrouve cet intérêt de Canguilhem pour le milieu comme « champ de [l’]expérience pragmatique » (Canguilhem, 1952, p. 191) dans la thèse de doctorat de son élève Gilbert Simondon : Du mode d’existence des objets techniques (1958). Pour Simondon, influencé par l’anthropologie, la technique produit un milieu qui lui est associé et qui est la condition de possibilité d’une pratique donnée autant que de l’individuation du sujet dans cette pratique même3. Plus récemment, le géographe Augustin Berque (2018), reprenant la distinction du biologiste et philosophe Uexküll entre l’Umwelt — environnement subjectivement vécu — et l’Umgebung — les alentours phy- siques et matériels —, propose de définir la mésologie comme étude des milieux. Opposé au lieu (topos) comme matière inerte et absolument déta- chée du sujet, le milieu (chora) se présente comme un ensemble d’interrelations écologiques, techniques et symboliques formant un espace ouvert et diffus, en constante reformation, duquel émerge le sujet. La volonté mésologique de Berque, Canguilhem ou Simondon est de penser par le milieu afin de déjouer les dichotomies fondatrices de la méta- physique occidentale, en particulier concernant la question de la technique pensée comme corps médial engendrant un milieu au sein duquel émerge le sujet (Duhem, 2016 ; Clarizio, 2018)4. C’est précisément dans cet héritage que s’ancre le très récent ouvrage intitulé Milieu, mi-lieu, milieux, dirigé par Emanuele Clarizio, Roberto Poma et Michele Spanò (2020) et qui propose une triple définition :

Le milieu conçu comme rapport entre un individu et son environnement, le mi-lieu analysé comme moyen et comme medium et, finalement, les milieux décrits comme ambiances, formes de vie et atmosphères […]. (p. 13)

3 Pour une généalogie du concept de « milieu » comme pont entre la philosophie de la technique et la philosophie de la nature dans la pensée française des XXe et XXIe siècles, voir Petit & Guillaume (2018), qui concluent sur une proposition pour une écologie philosophique du milieu technique. 4 Il est à noter également qu’un autre élève de Canguilhem, Michel Foucault, s’est proposé d’étudier les manières de gouverner par le milieu depuis la naissance du libéralisme au XVIIIe siècle jusqu’au néolibéralisme contemporain (Foucault, 2004) — programme récemment prolongé par Ferhat Taylan (2018). 8 DUMAS PRIMBAULT, TORTOSA & VAILLY

Envisagé hors de cette coproduction des acteurs et des environne- ments, le lieu de savoir apparaît alors bien comme l’horizon figé d’un milieu qu’on a voulu cristalliser en un espace abstrait et inerte, en d’autres termes absolument maîtrisable. Dans la continuité de la généalogie esquissée plus haut, c’est une telle complexification du lieu de savoir en milieu que nous proposons ; une transition d’un modèle mécaniste, statique et déterministe, vers une compréhension plus fluide et dynamique, plus organique ; d’un donné déjà-là vers l’étude de la co-émergence des objets de savoirs et des sujets savants ; de l’être vers le devenir ; et, nous le verrons, des objets aux media.

Des milieux de savoir Nous suggérons cette possible complexification à la lumière d’une première relation organique, entre les milieux et les savoirs. Elle est en par- tie héritée d’un tournant pratique qu’ont connu notamment l’histoire et l’anthropologie historique des sciences et savoirs (Ingold, 2000 ; Knorr- Cetina, 1999 ; Pickering, 1995)5. Ce tournant s’est traduit par la prise en compte d’une série de déterminants matériels de la pratique. L’attention portée aux conditions du travail savant, d’abord dans le cabinet ou le labo- ratoire, puis sur le terrain, ont conduit les historien·ne·s des sciences à prendre acte de l’imprévu, de l’incontrôlable et de la sérendipité dans la production des savoirs (Bourguet, 2017 ; Geissler & Kelly, 2016 ; Kohler, 2002 ; Rugy, 2018). Leur fixation — dans des livres, des artefacts, des théo- ries — puis leur circulation et leurs transformations, sont là aussi affectées par ces conditions matérielles. Les savoirs ne sont pas inaltérables, et puisqu’ils sont toujours en mouvement (Adell, 2011), ils sont appelés à tra- verser des espaces aux caractéristiques variées. Toutefois, le tournant pratique n’envisage ces savoirs dans une pers- pective organique que lors de leur mouvement d’un lieu à l’autre — du ter- rain au laboratoire, du laboratoire à la publication, ainsi de suite. En souli- gnant l’impossible cristallisation des milieux en lieux de savoirs, nous encourageons à étendre cette perspective organique aux lieux eux-mêmes. En d’autres termes, il convient d’étudier les savoirs au prisme de leurs mi- lieux, à la fois comme caractéristiques physiques et climatiques de l’environnement, et comme espaces sociaux et politiques. Les milieux exer- cent leurs contraintes à la fois sur les lieux dans lesquels sont produits ou

5 Pour une synthèse récente du practical turn, on pourra se reporter entre autres à (Jacob, 2014). INTRODUCTION 9 mobilisés des savoirs, sur les individus qui y sont confrontés, et sur les arte- facts qui permettent leur transmission et leur usage. Cette dynamique rend indispensables des pratiques sociales et maté- rielles de (re)définition et de stabilisation du savoir (Woolgar & Lezaun, 2013, 2015). Étudiés à travers le prisme de la « mise en acte » (enactment), les lieux de savoir ne sont donc pas des entités stables mais des réalités quoti- diennement reconfigurées tant sur le plan matériel que social. Il convient ainsi d’envisager l’histoire des savoirs comme celle de la rencontre en un point donné d’une série de lignes de vie qui forment une grille, un meshwork (Ingold, 2011) ; chacune de ces lignes correspond à un artefact, un acteur, un lieu, et elles sont toutes, à divers moments, affectées par les milieux qu’elles traversent et (in)forment6. Envisager les lieux de savoir pris dans ce meshwork, c’est restituer leur dimension écologique, évolutive, vivante, en replaçant environnement, individus et matériaux au centre de l’analyse ; c’est retrouver, derrière les opérations de leur cristallisation en lieux par les acteur·ice·s, leurs dimensions de milieux. Les acteur·ice·s historiques qui font l’objet de nos travaux n’ignorent par ailleurs pas cette dimension mésologique de leur pratique savante. Face à la nocivité d’un marécage, l’instabilité d’un sol ou l’humidité trop élevée d’une pièce, iels doivent adapter leur comportement, non seulement pour produire des savoirs, mais aussi pour conserver les artefacts qui les fixent. Deux rapports au milieu se développent donc. Le premier peut être envisa- gé comme une pragmatique du milieu : les acteur·ice·s prennent en compte les conditions du milieu dans lequel iels exercent ou évoluent, et les intè- grent à leur pratique quotidienne. Cela implique une adaptation des pra- tiques d’objectivation, de fixation ou de transmission. Le second est l’aspiration au développement d’une véritable science du milieu, puisque dans certains milieux particulièrement hostiles, la pragmatique ne suffit plus : les acteur·ice·s ne bricolent plus, mais doivent systématiser et théori- ser. Cette perspective est essentielle car elle souligne l’aspect éminemment idéalisé et construit d’un lieu de savoir : pragmatique et science du milieu, pour les acteur·ice·s, visent justement à déposséder ce dernier de tout im- prévu, tout aléa, qui puisse nuire à la production, à la conservation et à l’emploi d’un corpus de savoirs donné.

6 C’est l’entreprise menée par Alexandra Arènes, Axelle Grégoire et Frédérique Aït- Touati (2019, p. 9) qui vise à générer de nouvelles « cartographies potentielles » en suivant un « “point de vie” mouvant qui génère l’espace autour de lui, influence et se fait influencer par les autres points de vie ». 10 DUMAS PRIMBAULT, TORTOSA & VAILLY

Les media des savoirs Une deuxième relation organique nous permettant de suggérer ce passage des lieux aux milieux de savoir est celle unissant les savoirs et leurs media, ces dispositifs à travers lesquels nous percevons le monde, construi- sons, transmettons et mettons les savoirs à l’épreuve. Un globe, des brouil- lons, un spécimen sont ainsi à la fois produits et producteurs de savoirs ; ils sont autant de médiations entre le monde et les acteur·ice·s qui l’étudient. Explorer cette relation, c’est envisager la coproduction des savoirs et des media comme constitutive des milieux de savoir. La parenté du concept de milieu avec celui de medium est déjà appa- rente dans les travaux évoqués plus haut. Par exemple, selon Ludovic Du- hem (2016), le medium technique simondonien peut encore être vu comme médiation entre le milieu technique et le milieu naturel. Dans le monde an- glo-saxon, construisant sur l’héritage de Marshall McLuhan (1964) et de Friedrich Kittler (1986), les media studies et la Medientheorie ont conduit à mettre en avant le rôle joué par les médiations dans une large acception, comprenant un medium comme ce qui est entre deux altérités, qui à la fois permet et contraint, matérialise et façonne nos perception, compréhension et manipulation de ce qui existe7. Un medium n’est jamais neutre : il produit un effet sur les savoirs qu’il convoie en le façonnant de telle façon à le rendre visible et en l’intégrant dans un régime de signes qui lui donnera sens. Pourtant, puisqu’il est précisément ce dispositif à travers lequel on per- çoit, comme une fenêtre ouverte sur le monde, un medium n’est pas lui- même perceptible sans lui accorder une attention toute particulière. Autre- ment dit, la médiation énacte la signification en même temps qu’elle s’efface derrière ses effets — par exemple, on ne regarde plus le papier pour sa ma- tière mais pour les traces signifiantes qu’il véhicule. Le medium se dérobe en dévoilant et il faut donc l’observer, par le travers, en portant attention aux effets qu’il produit sur la signification qu’il rend possible (Mersch, 2016) — tant que l’on ne porte pas l’attention vers ses effets de matérialité, un globe n’est pas une représentation du monde, il est le monde. C’est également une telle perspective que proposent Clarizio et ses collègues (2020, p. 10) en concevant la notion de milieu comme « l’enjeu d’une ethnographie des médiations ». Une perspective dont se fait écho, en histoire des sciences, un très récent article programmatique de Jeremy

7 Ces phénomènes de médiation n’auront pas échappé à l’éphémère médiologie menée dans les années 1990 par Régis Debray et attentive à « l’ensemble dynamique des procédures et corps intermédiaires qui s’interposent entre une production de signes et une production d’événements » (Vanier, 1995, p. 195). INTRODUCTION 11

A. Greene (2020) appelant à s’intéresser aux effets et aux matérialités des médiations afin de saisir les savoirs in media res8 :

[…] notre compréhension des milieux comme environnements biologiques, chimiques ou physiques doit être saisie en lien avec notre compréhension des media comme technologies à travers lesquelles l’information est com- muniquée. […] En portant ainsi notre attention, plus largement, vers les sé- ries de media à l’œuvre dans la production des faits scientifiques — les ins- truments à travers lesquels le monde est amené à s’écrire sous des formes connaissables —, l’histoire du savoir scientifique se trouve articulée à une plus générale histoire des savoirs. (Greene, 2020, p. 64)9

En effet, bien que les sciences sociales aient de longue date fait usage de cette notion pour étudier les médias de masse et la transmission, circula- tion et altération de l’information, l’histoire des sciences et l’anthropologie des savoirs pourraient encore bénéficier de ces nouveaux développements d’une philosophie des techniques envisageant ces dernières comme medium (Clarizio, 2018). Comment un objet singulier tel un globe terrestre et sa vie matérielle réinvente incessamment la surface de la Terre ? Comment l’usage d’inscriptions d’encre et de papier définit le territoire du connaissable et façonne nos savoirs sur le monde ? Comment des médecins reconfigurent- ils un espace comme celui d’une église pour en faire un lieu de savoirs pra- tiques qu’est un hôpital de campagne ? Et, réflexivement, comment la mul- tiplicité des media auxquels sont confrontés les chercheurs — manuscrits, microfilms, entretiens, numérisations, objets… — affecte leurs discours ? À la suite de Clarizio et ses collègues (2020, p. 10, 14), nous aime- rions donc considérer la notion de milieu comme une « exigence critique plutôt que comme un concept à proprement parler », afin de sonder « ce que le milieu fait aux disciplines », en particulier à l’histoire des savoirs.

8 On retrouve un tel plaidoyer en faveur d’une « approche média-historique des savoirs » chez Simon Dumas Primbault (2020). 9 Traduction des auteurs depuis l’anglais. « […] our understanding of media as bio- logical, chemical, and physical environments and our understanding of media as technologies through which information is communicated need to be read togeth- er. […] Attending to the broader series of media at work in the production of sci- entific facts—the instruments through which the world is made to write itself into knowable forms—helps to relate the particular history scientific knowledge to the history of knowledge more generally. » 12 DUMAS PRIMBAULT, TORTOSA & VAILLY

Pour une écologie des pratiques savantes Dans un récent ouvrage faisant un état de l’art sur la question des sa- voirs en histoire, en philosophie et en sciences sociales, Stéphane Van Damme prolonge en des termes bien spécifiques le programme de re- cherche des lieux de savoirs : « La perspective plus écologique a pris de l’ampleur à mesure que la question des lieux a été dépassée. » (Van Damme, 2020a, p. 88)10. Ce maître-mot d’« écologie », souvent invoqué mais rare- ment défini, appelle quelques précisions. En effet, si nous souhaitons ici envisager une étude des milieux de savoir — une « mésologie » selon Berque — selon les trois sens suscités, il convient de préciser le lien qui ar- ticule milieu, medium et écologie. Les développements les plus récents en media studies ont conduit à brouiller la distinction héritée entre milieux et media (Parikka, 2011). Parfois considérés comme synonymes, ces deux concepts peuvent néanmoins être distingués et articulés. Si nous prenons en compte le fait que nous ne puis- sions avoir d’expérience sensible ou intelligible du monde qu’à travers une multitude de media, que nous existons en leur milieu (Barad, 2007), il de- vient possible d’envisager que chaque medium ou chaque ensemble de media génère son propre milieu doté d’une écologie singulière (Fuller, 2005). Ain- si, en suggérant de remplacer la conception géographique du lieu comme espace au profit d’une vision écologique du lieu comme milieu, en propo- sant de faire usage du concept de medium, c’est une telle « écologie du sa- voir » (Waquet, 2015, 2018) et des pratiques savantes que nous encoura- geons. Ce pas de côté vise à dépasser l’opposition entre un lieu déjà-là et un sujet qui ne ferait que l’investir. À rebours de cette dichotomie, le milieu est l’assemblage organique des espaces, artefacts et acteurs qui par leurs inte- ractions se reconfigurent mutuellement. Attentive à une dynamique des de- venirs de ceux-ci et à leur interdépendance plutôt qu’à une structure réticu- laire figée constituée d’entités séparées (Ingold, 2015, 2016), une telle écologie évoque ainsi la « dwelling perspective » (paradigme de l’habitat) de Tim

10 Van Damme inscrit même plus spécifiquement la perspective écologique dans la continuation de l’entreprise des Lieux de savoir : « Dès lors, Jacob assume un tournant matériel en misant sur les savoir-faire : “Loin de constituer un à-côté anecdotique, ils en sont un principe d’intelligibilité autant que d’historicisation, car ils en déterminent la forme, les contenus et les effets” (Jacob, 2018, p. 21). L’écart est important car il permet de valoriser une écologie comparée des savoirs qui se distingue de l’ancien projet d’une histoire de l’esprit humain d’inspiration comtienne. », et de conclure son ouvrage en préconisant d’« écologiser les sciences face aux tragédies de notre temps » (Van Damme, 2020b, p. 94, 259). INTRODUCTION 13

Ingold, étudiant la production humaine comme processus de « travail avec » plutôt que d’« action sur » les matériaux (Ingold, 2011). C’est cette écologie des pratiques savantes, liant acteur·ice·s, media, lieux et milieux, qui est mise à l’épreuve par les contributeur·ice·s de ce volume.

Des lieux aux milieux : cas d’étude aux époques moderne et contem- poraine Si, par défaut, le milieu et le medium restent invisibles tant aux acteurs qui l’habitent ou le pratiquent qu’à l’historien·ne qui les étudie, il est néces- saire de les saisir par le travers pour les faire apparaître, à l’aide d’un en- semble de catégories heuristiques. Les contributions réunies pour ce numé- ro partagent donc la volonté de problématiser le rapport qu’entretiennent les savoirs avec leurs milieux et leurs media. Les contributions de ce numéro analysent ces rapports sous l’angle de deux problématiques principales. Premièrement, celle de la genèse des milieux et des tentatives de les cristalli- ser en lieux de savoir, dont l’existence n’est pas évidente et relève d’opérations de construction. Deuxièmement, celle de la négociation entre l’universel et le particulier au sein d’un milieu. À cet égard, nous avons réuni huit contributions d’histoire moderne et contemporaine des savoirs, à la confluence de l’anthropologie historique des savoirs, de la sociologie des sciences, et de la philosophie des tech- niques11. Le numéro s’ouvre par trois articles consacrés à la matérialité même de la pratique savante et à sa cristallisation dans des media. Tout d’abord, Simon Dumas Primbault propose une étude de l’archive personnelle de Vincenzio Viviani, le dernier discipline de Galilée, appréhendée au prisme de l’histoire matérielle. Après une mise au point historiographique sur la complexité du rapport des acteurs et de l’historien·ne aux archives, l’auteur souligne que la pratique savante de Vi- viani repose sur un ensemble de savoirs d’archive trop souvent négligés et pourtant révélateurs de la matérialité des mathématiques à travers l’usage du medium — le papier — et la construction d’un milieu — l’archive. Il nous fait

11 Ces contributions sont le résultat d’une série de rencontres, de discussions et de mises à l’épreuve de ces questionnaires dans différents (mi)lieux : tout d’abord à l’occasion du quatrième atelier doctoral de l’École française de Rome (2018), puis lors d’une journée d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (2019), un panel tenu à la European Society for the History of Science (ESHS) Young Scholar Conference à l’Observatoire de Paris (2019), et enfin à l’ESHS Conference de Bologne (2020). 14 DUMAS PRIMBAULT, TORTOSA & VAILLY donc entrevoir le potentiel de cette approche nouvelle et fait de sa contri- bution un plaidoyer pour une écologie des pratiques savantes. Ensuite, Martin Vailly propose une histoire des globes terrestres de Vincenzo Coronelli mettant en avant les déterminants matériels, sociaux et spatiaux de leur fabrication. Les globes terrestres sont ici présentés comme des media pris dans un milieu de savoir, celui des curieux de géographie dans la France de Louis XIV. Le milieu affecte la réalisation et l’usage des globes : il faut les protéger des outrages du temps, les exposer de telle sorte à ce qu’ils soient faciles d’utilisation, ou recourir à des manuels pour les uti- liser. L’étude de ces opérations révèle le rôle de nombreux acteurs, humains comme non humains, dans la fabrication et l’utilisation des media cartogra- phiques. Elle montre enfin la coproduction permanente des media et des milieux dans lesquels ils circulent, sont exposés et utilisés. Grégoire Binois et Émilie d’Orgeix poursuivent la réflexion sur l’histoire de la cartographie en abordant les conditions de production carto- graphique et d’exercice du métier d’ingénieur militaire géographe à l’époque moderne. Iels rendent notamment compte des contraintes matérielles que le métier imposait à l’ingénieur, montrant comment ce dernier devait en per- manence recréer des environnements de travail provisoires et éphémères, pensés comme des « mi-lieux » : des espaces ni tout à fait maîtrisés, ni tota- lement indomptables, qui révèlent la conscience mésologique des acteurs qui les intéressent. L’attention portée aux cabinets temporaires où étaient fabriqués les documents cartographiques permet d’offrir une lumière nou- velle sur une chaîne de production jusqu’ici méconnue s’étendant du terrain aux dépôts. En travaillant à partir d’un ensemble de media cartographiques, les auteur·ice·s parviennent à reconstruire ce « mi-lieu » dans lequel œu- vraient ces ingénieurs géographes. Les trois contributions suivantes portent sur la possibilité de la cris- tallisation des milieux en lieux de savoir, en analysant les formes de la col- lecte, du traitement et de l’exposition de données savantes comme autant de pratiques situées, instables, évolutives et organiques. L’article de Beatrice Falcucci permet de transiter des media aux mi- lieux, en s’intéressant au cas des musées coloniaux dans l’Italie fasciste. L’autrice pose la question du rôle des media des savoirs dans ces tentatives de cristallisation d’un milieu en lieu, en envisageant l’importance de la maté- rialisation d’espaces lointains. Elle montre comment la circulation des ob- jets et leur mise en scène mettent en relation deux périphéries — provin- ciale et coloniale — et façonnent la conscience coloniale du peuple italien même après la chute du régime fasciste. Cette matérialisation agit comme un acte de domination. Mises en scène au prisme des collections, des colo- nies lointaines ne sont plus envisagées comme un milieu dont les aléas peu- INTRODUCTION 15 vent mettre en danger le pouvoir fasciste, mais bien comme autant de lieux maîtrisés, neutralisés, servant la dialectique mussolinienne. Cette analyse politique de l’acte de cristallisation est renforcée par une approche encoura- geant à décentrer le regard en s’intéressant principalement aux musées de province. Emanuele Giusti aborde ensuite le processus de cristallisation sous l’angle de l’histoire de l’archéologie moderne. Il étudie l’impact du milieu sur la production d’un savoir prétendument objectif envisageant le terrain puis le laboratoire — ici, l’atelier de l’éditeur — non pas comme deux lieux indépendants, mais au contraire comme des milieux connectés, les caracté- ristiques de l’un pesant lourdement sur les résultats de l’autre. En suivant les parcours de trois voyageurs en Iran, Jean Chardin, Engelbert Kaempfer et Cornelis de Bruijn, l’auteur attache une grande importance à l’aspect changeant des ruines soumises aux injures du temps ou aux pillages des voyageurs, mais aussi à des déterminants plus sociaux de ce même milieu, comme les rapports entretenus avec les ouvriers et les notables locaux. En- fin, l’observation de la façon dont les différents auteurs transforment leurs observations en ouvrages publiés permet d’établir un lien direct entre le terrain et la bibliothèque, permet à Emanuele Giusti de montrer à quel point le milieu impacte la production de savoirs, malgré toutes les tentatives des archéologues de stabiliser et d’objectifier leurs découvertes. Dans son texte, Déborah Dubald pointe l’impossibilité de cette cris- tallisation, en mesurant les différences entre la production d’un discours idéal sur la Galerie de zoologie de Lyon, inaugurée dans la première moitié du XIXe siècle, et les mécanismes concrets de l’existence et du fonctionne- ment de cette galerie. En s’attachant au discours inaugural de la galerie, l’autrice montre l’importance politique de l’affirmation de la domination des milieux par l’humain ; plus précisément, il s’agit pour les autorités munici- pales d’associer l’ouverture d’un lieu de savoir à la défense d’une spécificité et d’un génie lyonnais. Elle analyse ensuite les processus de publicisation de la galerie, et notamment l’usage de gravures, pour proposer une histoire so- ciale de cette collection de zoologie, tout en montrant les logiques à l’œuvre dans cette publicisation : il s’agit de soutenir par l’image la vision idéalisée d’un lieu qui serait parfaitement maîtrisé et stable. Ces deux tentatives de cristallisation sont désamorcées par l’autrice lorsqu’elle s’intéresse enfin à la collecte proprement dite, révélant toutes les failles du processus discursif. Enfin, les deux derniers articles sont centrés sur l’étude des acteurs et de leurs relations aux milieux. Les deux dernières contributions interrogent ainsi l’élaboration par ces acteurs de savoirs et d’une pragmatique de ces milieux. 16 DUMAS PRIMBAULT, TORTOSA & VAILLY

Tout d’abord, Paul-Arthur Tortosa étudie le milieu que constituent les hôpitaux de campagne de l’armée d’Italie (1796-1801). La conceptualisa- tion en termes de milieu est ici le fait des acteurs eux-mêmes, les médecins militaires pensant les hôpitaux comme des milieux thérapeutiques protec- teurs dont l’aménagement selon des principes savants — médicaux et ad- ministratifs — est censé protéger les soldats de l’influence délétère du cli- mat. Cette perspective est néanmoins contestée par les médecins civils et les populations italiennes qui voient dans les hôpitaux de véritables usines à miasmes mettant en péril l’ensemble de l’espace urbain. Paul-Arthur Torto- sa souligne donc le paradoxe d’un milieu hospitalier à la fois perçu comme thérapeutique et iatrogène, tout en montrant que son aménagement concret passe par de nombreuses réquisitions provoquant de violentes tensions entre les mondes civil et militaire. Enfin, Thibault Bechini propose une étude de la production d’un en- semble de savoirs de la construction à Marseille, au tournant des XIXe et XXe siècles. En inscrivant le chantier dans une vision écologique du lieu en- tendu comme milieu, il propose d’analyser les reconfigurations que con- naissent localement les savoirs constructifs au travers d’une étude historici- sée et située des interactions entre espaces et acteurs de la construction. Thibault Bechini analyse notamment deux processus : d’une part, celui de la spécialisation progressive de certains travailleurs du bâtiment dans des seg- ments de l’industrie de la construction qui font appel à des techniques nou- velles ; d’autre part, celui de la formalisation des connaissances techniques, par l’écrit et le croquis, que rendent possible les expertises amiables ou judi- ciaires dont les chantiers sont régulièrement l’objet.

Remerciements Nous souhaitons remercier Jenny Boucard, Cristiana Oghina-Pavie et Pierre Savaton pour leur suivi éditorial, ainsi que l’ensemble des auteur·ice·s qui ont accepté de nous confier leurs textes.

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Cahiers François Viète, série III, 10, 2021, p. 21-54

Un milieu d’encre et de papier Brouillons, notes et papiers de travail dans les archives personnelles de Vincenzio Viviani (1622-1703)

Simon Dumas Primbault∗

Résumé Le dernier disciple de Galilée, Vincenzio Viviani, fut aussi le premier ingénieur du Grand-Duc de Toscane de 1656 jusqu’à sa mort en 1703. Chargé tout au long de sa car- rière de nombreux travaux d’hydraulique ou d’architecture tandis qu’il poursuivait plu- sieurs entreprises géométriques, son œuvre, encore trop peu connue, est souvent restée inédite. Les papiers personnels de l’ingénieur mathématicien, conservés avec ceux de son maître et de ses condisciples à la Biblioteca Nazionale Centrale de Florence, forment un inextricable « réseau d’écritures » qui donne à voir une facette des milieux de savoir dans lesquels frayait Viviani : un milieu d’encre et de papier.

Mots-clés : brouillons, technologies de papier, medium, archive personnelle, milieu, pra- tiques matérielles.

Abstract Galileo’s last disciple, Vincenzio Viviani, became first engineer for the Grand Duke of Tuscany in 1656 and remained so until his death in 1703. In charge of a number of hy- draulic and architectural works during his long career, while at the same time pursuing several geometrical endeavours, his underestimated œuvre remains largely unpublished. The personal papers of the mathematician-engineer, conserved with his master’s and fellow dis- ciples’ at the Biblioteca Nazionale Centrale of Florence, constitute an inextricable “net- work of writings” that betrays one aspect of the many knowledge milieux within which Viviani navigated: an ink-and-paper milieu.

Keywords: drafts, paper technologies, medium, personal archive, milieu, material practices.

∗ Collaborateur scientifique au Laboratoire d’histoire des sciences et des techniques (LHST) de l’École polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL). 22 SIMON DUMAS PRIMBAULT

NVOYÉ à 17 ans au chevet d’un Galilée aveugle et retiré à Arcetri, Vincenzio Viviani né en 1622 est alors passé par un collège jésuite E puis une école pie1 où il a appris la logique et les mathématiques euclidiennes. Également formé au disegno, d’abord auprès de maîtres puis à l’académie éponyme (Barzman, 2000), Viviani travaille avec Galilée sur des problèmes de mathématiques mixtes — il ne cessera, dès lors, de se présen- ter comme son dernier disciple. Cependant, à la mort du maître en 1642, le disciple n’est pas nommé premier mathématicien du Grand-Duc. Il est af- fecté au corps des Capitani di parte en charge de la gestion des biens doma- niaux, dont il devient ingénieur en 1656 à la mort de son second maître Baccio del Bianco. À la création de l’Académie royale des sciences de Paris en 1666, Vi- viani se voit proposer un poste de premier astronome. Cependant, ses compétences en ingénierie sont nécessaires à la cour toscane, il est alors enfin nommé premier mathématicien. Au même moment il est élevé au rang d’hydraulicien. Malgré ce statut, Viviani sera toute sa vie trop occupé par les nombreux travaux d’ingénierie pour s’adonner à la géométrie eucli- dienne comme il l’aurait entendu. C’est de cela dont il se plaint dans une longue supplique adressée en 1697 à son ami l’abbé Salviati2. Si l’historiographie a voulu retenir l’image du dernier disciple que Vi- viani lui-même s’est attelé à forger, son travail reste encore majoritairement inconnu. Face aux quelques publications de géométrie euclidienne, les mil- liers de folios inédits témoignant de son travail quotidien ont été négligés. En plongeant dans ses archives personnelles et en s’intéressant à celles-ci du point de vue des pratiques matérielles et intellectuelles qu’elles docu- mentent, tentons d’esquisser un autre portrait de l’ingénieur (Dumas Prim- bault, 2021). En effet, c’est seulement en se penchant sur la manière dont Viviani a produit et organisé ses papiers personnels, que nous nous donnerons les moyens de le replonger dans son milieu de travail. Porte d’entrée de l’historien dans l’atelier savant, les archives personnelles qui au premier

1 Fondée à Rome en 1621, la « congrégation des Pauvres Clercs réguliers de la Mère de Dieu pour les écoles pies » est un ordre mendiant dévoué à l’éducation des jeunes. Comme dans les collèges jésuites, la Ratio studiorum était un élément de réfé- rence pour l’enseignement dans les écoles pies. Qui plus est, le directeur de l’école mathématique de Viviani était alors le père Clemente Settimi, élève de Galilée, si bien que l’on a pu parler de « scolopi galileiani » (Favino, 2013). Voir également (Buc- ciantini, 1989). 2 Biblioteca Nazionale Centrale di Firenze (BNCF), fondo Galileiano (Gal.) 155, ff° 5r–23r. UN MILIEU D’ENCRE ET DE PAPIER... 23 abord semblent s’imposer comme un lieu d’une évidence nécessaire se révè- lent bien vite un milieu polymorphe et aux contours flous. Jamais achevés ni figés car continuellement produits et consultés, les papiers de l’ingénieur se confondent avec la bibliothèque mélangeant manuscrits et imprimés, pu- blics et privés, dans des formats et des états de conservation divers, des brouillons, des correspondances, des dessins, des notes de terrain... doublés de tout l’appareil nécessaire à leur consultation. Face à ce monstre de papier, les pratiques développées par Viviani révèleront à quel point les savoirs d’archive sont préalables à toute activité intellectuelle, permettant au savant non seulement de façonner mais encore de s’orienter et de naviguer dans l’océan d’inscriptions de la culture écrite dans laquelle il baigne3. En identifiant la pratique de la lecture comme mo- ment inaugural de la consommation et de la production d’inscriptions, nous nous porterons au seuil des papiers personnels. Ainsi, en se penchant sur les notes prises par Viviani à la lecture de manuscrits mathématiques, nous commencerons à distinguer comment le savant en ses archives se montre comme le naturaliste au milieu de ses spécimens : collectionnant, invento- riant, classant les inscriptions comme le naturaliste les taxons. Nous nous intéresserons plus particulièrement aux papiers de travail que Viviani nous a légués au sujet de sa divinatio des Coniques d’Apollonius de Perga, c’est-à-dire à la reconstruction à partir de fragments d’un ouvrage perdu de géométrie euclidienne. Nous verrons comment Viviani organise ses papiers afin de pouvoir y naviguer à l’envi, et ce que ses notes de lecture révèlent de la construction de ce milieu d’encre et de papier. Ce choix de prime abord paradoxal de vouloir faire le portrait du ma- thématicien en ingénieur par l’étude d’une production mathématique s’explique par le fait que le décentrement du regard des concepts vers les pratiques matérielles permet également de montrer que les mathématiques ne sont jamais pures mais toujours déjà mixtes, que la théorie est toujours déjà incarnée dans la matérialité de ses media. Suspendue au seuil des papiers personnels, cette amorce de décentrement plaide pour une étude par le milieu des pratiques savantes4.

3 Le terme d’« inscription » (Latour, 1987), au sens large de trace laissée dans la matérialité du papier (Derrida, 1995), est préféré à celui d’« écritures » car Viviani pratique aussi le dessin, laisse des ratures ou plie ses papiers. 4 Ce qu’en introduction du présent numéro nous avons voulu appeler « écologie des pratiques savantes ». 24 SIMON DUMAS PRIMBAULT

Le savant en ses archives Insondable, indéfinissable, l’archive s’éclipse toujours là où l’on es- saie de la circonscrire (Derrida, 1995). L’arkhé est à la fois le commence- ment et le commandement : le principe ontologique, l’origine physique, au- tant que le lieu de pouvoir où se dit la loi et s’exerce l’autorité. Polysémie également du contenu même de l’archive toujours à réinterpréter. Souvent l’historien reste interdit devant la tâche de définir ce milieu au sein duquel il opère, à la fois lieu — les Archives —, documents — les archives — et « appareil » — l’Archive. Un des mérites d’Arlette Farge et son « goût » pour l’archive est d’avoir apporté une lumière anthropologique sur la matérialité et la corpo- réité du travail de l’historienne dont la posture et les gestes sont partie inté- grante du dépouillement de cartons sans fond et de recopie de papiers par- fois très altérés, conservés en un lieu si particulier (Farge, 1989). C’est une semblable perspective qu’a adoptée l’ethnographe Anne Both sur le travail des archivistes, repeuplant ainsi les salles réputées sombres et poussiéreuses des archives départementales. Elle dépeint le tableau poétique des têtes et des mains plus si anonymes qui, par tous petits morceaux, dans le silence et la solitude, travaillent à « apprivoiser l’infini et l’éternité » (Both, 2017, p. 22). Cet intérêt renouvelé et conjoint des historiennes et des ethno- graphes mais aussi des anthropologues pour l’archive dans tous ses sens a ainsi permis non seulement de mettre l’accent sur les pratiques et les opéra- tions relatives à la matérialité du lieu, des documents et de leur appareil, mais encore d’élargir le spectre des Archives, entendues en leur sens étroite- ment administratif, à tout un ensemble d’objets et de traces réputés person- nels ou destinés au rebut. D’une part car, si le geste inaugural de l’archive, et par extension de l’histoire, est celui de « mettre à part, de rassembler, de muer ainsi en “docu- ments” certains objets enlevés à l’usage ordinaire et logés en lieu propre » (Certeau, 1975, p. 84), il convient de transformer ce lieu en milieu, de l’habiter. Il faut donc repeupler l’archive, y replonger ses usagers et obser- ver les gestes et les opérations qui font le travail de l’historienne ou de l’archiviste. D’autre part car ces usages et ces usagers sont eux-mêmes généra- teurs de traces qu’il convient ensuite de conserver, de compiler, d’ordonner. Parmi les archives — les documents — gisent les « archives personnelles », ces liasses de papiers et ces collections d’objets qui enrichissent et com- plexifient l’ensemble des sources dont dispose l’historien, nous rappelant que « chaque individu est producteur d’archives sur son propre agir dans un monde ordonné qui le gouverne » (Artières & Laé, 2011). UN MILIEU D’ENCRE ET DE PAPIER... 25

Ce sont précisément ces brouillons, ces notes, ces fiches, ces papiers de travail personnels qui débordent l’Archive, que certains historiens et phi- losophes ont su saisir dans une perspective anthropologique. En se pen- chant sur les pratiques de lecture, d’écriture, d’archivage, cette perspective leur a ainsi permis de pénétrer « Dans l’atelier de Michel Foucault » (Ar- tières et al., 2011a, 2011b ; Artières & Bert, 2011). C’est en « retournant le miroir » de l’égo-histoire de Georges Duby comme « autoportrait de l’historien face à ses archives » que Patrick Boucheron et Jacques Dalarun (2015, p. 10) se proposent de faire un « portrait de l’historien en ses ar- chives », une histoire matérielle du travail intellectuel attentive aux « visages de papier » que sont les archives de travail. Jean-François Bert (2012) s’est aussi aventuré dans l’atelier de Marcel Mauss pour y observer les pratiques savantes que trahissent rétrospectivement ses archives personnelles et sa bibliothèque. En contrepoint de la définition ad hoc des archives par l’archiviste — « l’archive c’est ce qui peut être archivé »5 — se dessine alors une définition ad hoc des archives par l’historien des pratiques intellectuelles : les archives personnelles sont « tout ce qui peut documenter de manière plus ou moins évidente l’ensemble des pratiques effectives, des objets et des discours qui entourent et accompagnent la venue au jour des idées et des concepts scien- tifiques » (Bert, 2014, p. 11). Les archives ainsi entendues comme outil de savoir, tant pour le savant auquel appartenaient les papiers dont elles sont composées, que pour l’historien qui y plonge a posteriori, deviennent pour ce dernier la porte d’entrée d’une histoire des pratiques intellectuelles : la porte de l’atelier du savant. Ainsi ont été documentées, en histoire moderne, les pratiques sa- vantes de production et de consommation d’inscriptions. Une nouvelle his- toire culturelle de la lecture a su montrer comment les gestes et les postures de la ruminatio, de la lectura, de la prise de notes sont indissociables de la ma- térialité du support : du volumen, du codex, du journal, conditions de possibi- lité de ces manières de faire (Cavallo & Chartier, 1995). Ainsi va-t-il de la pratique des marginalia (Sherman, 2009), des lieux communs (Blair, 2010), l’usage de listes (Delbourgo & Müller-Wille, 2012), de fiches (Bert, 2017) ou de carnets (Yeo, 2014), en cette époque moderne durant laquelle le monde savant qui se voit crouler sous le savoir et l’information sous toutes leurs formes rivalise d’ingéniosité dans l’invention d’outils de référencement et

5 C’est ce que trahit le regard de Michel Melot (1986, p. 16) : « Pourtant on empile les affiches à la Bibliothèque nationale. Je le sais : je l’ai fait avec scrupule et désespoir. Je me suis même posé souvent la question : pourquoi empilé-je des affiches pliées en quatre ? [...] Or la réponse est simple : c’est parce qu’on peut les plier en quatre et les empiler ». 26 SIMON DUMAS PRIMBAULT d’instruments d’indexation tels que catalogues, index ou dictionnaires (Ro- senberg, 2003). Toutes ces pratiques ont attiré une attention nouvelle des historiens forts d’une perspective anthropologique sur des lieux de savoir tels que l’archive et la bibliothèque (Giard & Jacob, 2001, 2003) et sur les opéra- tions matérielles et intellectuelles spécifiques de la production et de la con- sommation d’inscriptions qui inaugurent et irriguent le travail savant : la collecte, la copie, la compilation, l’ordonnancement, qui président tant à la « science de l’archive » (Blair & Milligan, 2007) qu’à l’« archive de la science » (Daston, 2017). Par la suite, nous essaierons de distinguer les papiers personnels ma- nipulés et organisés par le savant lui-même — ce que Bert (2014) dénote au singulier par « archive de chercheur » —, des archives personnelles aux- quelles est confronté l’historien — résultant d’opérations archivistiques de sélection, de tri et d’ordonnancement des papiers personnels en un corpus réputé suffisamment homogène pour être catalogué et référencé en tant que tel. Nous verrons néanmoins qu’une telle distinction de principe se brouille rapidement. C’est en distinguant à travers les archives personnelles les traces des pratiques qui organisent les papiers personnels — disséminés dans les ar- chives selon une matérialité autre —, c’est en suivant ces traces matérielles d’une organisation consciente (références, renvois, listes, en-têtes...) que nous nous donnerons les moyens de trouver, transversalement aux archives contemporaines, la cohérence et la structure des papiers de Viviani.

Le fondo galileiano et les archives de Viviani Les archives de Vincenzio Viviani sont intrinsèquement liées à celles de son maître. En effet, outre la réédition jamais aboutie de l’ensemble des œuvres et manuscrits de Galilée, Viviani a entrepris, sur commande du prince Léopold de Médicis, la rédaction d’une biographie du maître à partir de l’ensemble de ses papiers. Rédigé en 1654 mais publié en 1717 après la mort du disciple, le Racconto istorico restera, pendant des siècles, la référence biographique au sujet du mathématicien et astronome pisan (Gattei, 2019). Viviani s’est donc chargé de collecter et rassembler tous les papiers de son maître, faisant fond d’abord sur les cartons que lui avait laissés le fils de Galilée, Vincenzio Galilei, à sa mort en 1649. Puis, Viviani s’est attelé à la reconstruction des correspondances actives et autres manuscrits person- nels qui forment aujourd’hui la majeure partie du fondo galileiano6. Cet épi-

6 Antonio Favaro (1885, p. 23 et suiv., traduction de l’auteur) décrit avec précision la « collecte minutieuse […] des écrits et documents galiléens » entreprise par Vi- UN MILIEU D’ENCRE ET DE PAPIER... 27 sode faisant ainsi du dernier disciple le premier archiviste de Galilée, les archives se confondent déjà avec les papiers. Car les papiers de l’élève font corps avec ceux du maître et le premier conscient de leur valeur est Galilée lui-même7. Ainsi en 1633 à l’occasion de son premier procès, sa fille Suor Maria Celeste accompagnée de deux proches fidèles organise la soudaine disparition des manuscrits de Galilée pour les mettre en sécurité (Bucciantini, 1998). À la mort de celui-ci, c’est son fils Vincenzio Galilei qui hérite de ce lourd fardeau et, ne sachant trop qu’en faire, décide donc de s’en débarrasser au profit de Viviani. Ce dernier, conscient de la valeur des papiers de son maître, en fut par conséquent son premier archiviste ; pour lui, ses propres papiers sont donc déjà une archive qu’il n’oubliera pas de léguer afin d’en assurer la conservation. À la mort du disciple en 1703, sa bibliothèque est léguée à l’hôpital Santa Maria Nuova et le naissant fonds galiléen contenant les papiers du maître et d’au moins deux de ses élèves, puisque Viviani avait aussi hérité de l’archive de Torricelli, revient à son neveu Paolo Panzanini dont les héritiers à leur tour ont été peu scrupuleux (Favaro, 1885, p. 51 et suiv.). Perdu pen- dant quelques années, le fonds sera retrouvé inopinément dans la seconde moitié du XVIIIe siècle dans le silo à grain de la Casa dei Cartelloni. Cette demeure, ancienne propriété de Viviani, avait été rachetée à sa mort et les nouveaux propriétaires qui avaient mis la main sur ces papiers cachés les vendaient aux bouchers voisins pour empaqueter leur viande. C’est un noble florentin et ancien élève de Viviani, Giovan Battista Clemente Nelli, qui se rend compte de la valeur des documents et rachète pour une bou- chée de pain ce qu’il reste alors des papiers rassemblés par Viviani — ainsi que, quelques années plus tard, d’autres papiers dispersés. Le noyau du fonds galiléen est formé en 1818 lorsque le Grand-Duc Ferdinand III, rachète la collection de Nelli et y joint, au sein de la biblio- thèque Palatine lorraine8, d’autres achats successifs de documents dispersés viani. Cette archive est d’abord envisagée comme le lieu de recueil et préservation d’informations scientifiques plutôt que comme fonds de documents à valeur histo- rique. 7 « Le mérite principal de la conservation des manuscrits galiléen revient à Galilée lui-même. » (Favaro, 1885, p. 2, traduction de l’auteur) 8 Il existait au siècle précédent une autre bibliothèque Palatine, médicéenne, constituée de la collection privée de la famille Médicis — le nucleo mediceo — : la Biblioteca Palatina Mediceo Lotaringia. En 1771, cette dernière est incorporée à la Biblioteca Maglabechiana — devenue publique suite à l’exécution du testament de Magliabechi mort en 1714. En 1790, une bibliothèque Palatine est fondée par le Grand-Duc Ferdinand III de la maison de Habsbourg-Lorraine : la Biblioteca Palatina Lorenese. En 1861, cette dernière est à son tour incorporée à la 28 SIMON DUMAS PRIMBAULT au cours des divers héritages, ainsi que des papiers d’autres bibliothèques publiques ou de l’Archivio di Stato. Avec sa femme, Louise de Bourbon- Siciles, et le bibliothécaire de la Palatine lorraine Francesco Tassi, le Grand- Duc commence à mettre de l’ordre dans le fonds. Cependant, les cinq catégories qui structurent aujourd’hui ce dernier sont le travail un peu plus tardif du scientifique et historien des sciences Vincenzio Antinori, alors directeur du Reale Museo di fisica e storia naturale, sur ordre et sous la direction du Grand-Duc Léopold II9. À sa suite, c’est l’historien Antonio Favaro qui se dédiera, à la fin du XIXe siècle, à la publi- cation des œuvres complètes et de la correspondance de Galilée. C’est lui qui écrivit l’histoire de ce fonds après y avoir ajouté quelques annexes re- trouvées çà et là. Aujourd’hui, le fonds conservé à la Biblioteca Nazionale Centrale di Firenze contient plus de 90 000 folios dont une bonne partie est numérisée et disponible sur le site internet de la bibliothèque10. Parmi cette masse de manuscrits et imprimés figurent les archives de Viviani, en bonne place : celle réservée au dernier des disciples de Galilée. Le fonds galiléen à la bibliothèque de Florence est séparé en cinq grandes catégories qui illustrent bien la mission de ces archives : réhabiliter la figure de Galilée. En effet, ces cinq catégories sont : « Anteriori » qui re- groupe quasi exclusivement les travaux de Vincenzo Galilei, le père de Gali- lée, « Galileo », « Contemporanei » qui rassemble surtout les documents de l’Accademia dei Lincei, les « Discepoli » au nombre de dix et enfin les « Poste- riori » représentés d’abord par l’Accademia del Cimento (Boschiero, 2007). Parmi ces 90 000 folios, près d’un cinquième sont dévolus à l’archive de Viviani. Il s’agit du disciple apparemment le plus productif, plus probable- ment celui qui était le plus conscient et le plus confiant de pouvoir finir en bonne place dans le fonds galiléen. Les presque 15 000 folios de Viviani sont organisés selon six catégo- ries parfois un peu anachroniques : les documents personnels et la corres- pondance familiale, les mathématiques pures, la mécanique des solides, la mécanique des fluides, la physique expérimentale et la correspondance sa- vante. Il s’agit au total de près de 10 000 folios de travaux de recherche qui

Biblioteca Magliabechiana pour former la Biblioteca Nazionale di Firenze, qui deviendra Centrale en 1885 (Alessandri, 2012). 9 Le Reale Museo di fisica e storia naturale fut créé en 1775 afin de recevoir spécifique- ment les collections scientifiques et naturalistes médicéennes comprenant quantité de papiers et d’instruments, notamment ceux de l’Accademia del Cimento (Contardi, 2002, 2006). Fermé à la fin du XIXe siècle et ses collections dispersées, les instruments du musée sont aujourd’hui pour majeure partie au Museo Galileo. 10 Environ 13 000 « documents » (lettres, manuscrits, imprimés...) selon la BNCF. UN MILIEU D’ENCRE ET DE PAPIER... 29 sont autant de feuilles volantes que Viviani remplissait sur le terrain ou sur la table de son bureau. Chaque cote correspond donc plutôt à une somme de papiers qu’à un cahier ou un carnet à proprement parler. Chaque cote cependant est désormais dotée d’une reliure datant des campagnes archivis- tiques du XIXe siècle et renfermant des assemblages de papiers de formats semblables mais de tailles différentes. Ainsi, peu à peu, entre 1703 et aujourd’hui, les papiers de Viviani sont devenus, pour l’historien, les archives de Viviani. Sous les descripteurs et catégories des archives, nous tenterons de retrouver la structure des pa- piers. Viviani a légué sa bibliothèque à l’hôpital Santa Maria Nuova qui l’a ensuite revendue par morceaux dans le courant du XVIIIe siècle, notamment à Giovan Battista Clemente Nelli et à la bibliothèque Magliabechiana (Dia- na, 2008). Au sujet de la bibliothèque du disciple11, il reste, de sa main, une liste ordonnée par tailles de quelques ouvrages d’histoire, de littérature et de poésie12, ainsi qu’un « Elenco dei libri acquistati »13. Une bonne partie des réfé- rences de ce dernier sont aujourd’hui à la BNCF avec toujours en première page le seul cachet « PUB. FLORENTINAE BIBLIOTH. » utilisé par la Magliabechiana de sa création en 1737 jusqu’en 1815. D’autre part, c’est Magliabechi lui-même qui s’occupait de remplir le rôle de « libraire » pour la collection des Médicis, sans pour autant détenir officiellement le titre de bibliothécaire (Callard, 2000). Les ouvrages de l’elenco ont donc fort proba- blement été acquis par Viviani lui-même, pour sa collection personnelle. La liste s’étale sur dix folios recto verso et est organisée en quatre caisses (« casse ») qui chacune semble correspondre à un thème donné. Dans cette liste d’acquisitions, chaque livre est désigné par le nom de son auteur, son titre, suivis du lieu et de l’année de l’édition. La liste est numérotée et les livres ordonnés par auteurs, ceux-ci à leur tour ordonnés selon une lo- gique qui semble propre à Viviani. Il pourrait s’agir d’un inventaire selon l’ordre d’importance que revêtent les ouvrages pour leur lecteur, Euclide et Apollonius de Perga figurent en bonne place. À la fin de chaque caisse viennent s’ajouter des titres plus récemment acquis et alors précédés d’un numéro bis : un système de numérotation par demi-entiers qui permet de

11 D’après Favaro (1885), il existe un inventaire complet de la bibliothèque du dis- ciple, rédigé d’une autre main mais contresigné par Viviani. Initialement de cote BNCF, Pal. 21.5-1126, ce document a été probablement transféré dans les annexes de Favaro au fonds galiléen (Gal. 327 à 334 pour Viviani). Je n’ai pu en trouver trace. 12 BNCF, Gal. 155, Ms. 5. 13 BNCF, Gal. 217, Ms. 2. 30 SIMON DUMAS PRIMBAULT conserver la classification par auteur en insérant le nouvel ouvrage par ren- voi dans le corps de la liste. Dans la marge de droite en regard de chaque référence figurent trois chiffres qui sont le prix de l’ouvrage en question. Lorsque la liste arrive en bout de page, l’addition est posée et le coût total est calculé en bas à droite du folio (cf. figure 1). Cette liste révèle tout d’abord les intérêts, bien spécifiques, de Vivia- ni. En mathématiques plus particulièrement ne figurent que des ouvrages de géométrie antique réédités dans le courant des XVIe et XVIIe siècles ainsi que des ouvrages plus récents sur le même sujet. Pour le reste, Viviani possède les ouvrages classiques de l’antiquité et de l’humanisme comme Kepler et Brahe en astronomie, Ptolémée et Mercator en géographie ou bien Vitruve et Alberti en architecture. L’inventaire s’arrête en 1661. La correspondance de Viviani nous renseigne cependant sur la constitution de sa bibliothèque au sein du sys- tème curial florentin. Le premier ingénieur doit en effet commencer par demander la permission à son patron, le Grand-Duc, de faire acheter une liste de livres définie et au coût arrêté14. Une fois obtenue la permission, c’est Viviani lui-même qui envoie sa commande par courrier à des libraires de Paris15 ou Venise16 avec qui il est en contact direct. De temps à autre il doit rendre des comptes au Grand-Duc lorsqu’arrivent des dépenses im- prévues17. La plupart des livres achetés par Viviani ne posent pas problème aux autorités mais s’il veut se procurer un ouvrage dont la publication est interdite en Toscane, il doit évidemment en faire la demande aux autorités compétentes18. Enfin, de nombreuses lettres attestent aussi de prêts entre amis et collègues19. L’étude de cas qui suit va nous permettre de revenir plus en détail notamment sur les pratiques de lecture de Viviani dans sa bibliothèque pri- vée autant que dans la fameuse bibliothèque des Médicis, alors orchestrée d’une main de maître par l’érudit et bibliophile Magliabechi, ainsi que sur son rapport aux archives en tant que sujet et acteur de celles-ci, un siècle après que se soit structurée l’archive administrative médicéenne (Simonetta, 2004).

14 Par exemple BNCF, Gal. 208, Ms. 12, « Nota di libri chiesti al padrone il novembre del 1654 », ou encore Gal. 158, passim. 15 BNCF, Gal. 158, f°151r. 16 Ibid., f°242rv. 17 Ibid., f°195r. 18 Notamment BNCF, Gal. 165, f°248r ou Gal. 167, f°98r. 19 Notamment BNCF, Gal. 160, f°103r ou Gal. 168, f°61r. UN MILIEU D’ENCRE ET DE PAPIER... 31

Figure 1 - Inventaire de livres de Viviani (BNCF, Gal. 217, f°15r) (Source : Ministero per i Beni e le Attivita ̀ culturali e per il Turismo / Biblioteca Nazionale Centrale, Florence) 32 SIMON DUMAS PRIMBAULT

Un milieu d’encre et de papier En 1640, Viviani commence à entreprendre la reconstruction du cin- quième livre perdu des Coniques d’Apollonius de Perga — géomètre grec du IIe siècle avant J.-C. (Tannery, 1881). Ce genre est courant à l’époque où foisonnent les restitutiones et redivivi. Le travail du mathématicien qui restitue, rénove, restaure, est donc reconnu comme une forme de spéculation ma- thématique sur la base des œuvres conservées, tentant d’approcher l’idéal que s’est forgé le mathématicien de l’original perdu. Pour le dernier disciple, les Anciens sont des précepteurs, la géomé- trie antique une propédeutique. Sa fascination pour la mathématique grecque et la place qu’occupe la géométrie antique dans les travaux de Vi- viani sont telles qu’elles auront façonné jusqu’à sa façon de faire de l’ingénierie. Mais tandis que Galilée se proposait de mettre cet héritage an- tique au profit d’une nouvelle pratique mixte en physico-mathématique, Viviani s’inscrit pour sa part dans une tradition plus humaniste — comme celle de l’école mathématique d’Urbino incarnée par Commandino (Rose, 1975 ; Marr, 2011) — héritière d’une longue lignée de commentateurs d’Euclide20. Avant même Galilée dont il a hérité cette fascination, les An- ciens semblent être pour Viviani les premiers précepteurs, les sources « pures » auxquelles il faudrait revenir, qu’il faudrait (re)découvrir. En plongeant dans les archives personnelles de Viviani à la recherche de ses papiers de travail, brouillons, notes de lecture, voyons comment la rhétorique de divination de Viviani cache un réseau d’écritures permettant à l’historien d’ouvrir la boîte noire des opérations intellectuelles et matérielles qui étayent l’entreprise de divinatio : une boîte noire composée, du point de vue de l’historien, de pratiques variées faisant de la figure du savant Viviani un philologue, un mathématicien, un archiviste.

• Naviguer entre les éditions et les manuscrits En 1640, Viviani, désormais sorti du collège jésuite et d’une école pie, continue l’apprentissage d’Euclide avec son nouveau maître Galilée. Pour entreprendre la divinatio du livre perdu des Coniques d’Apollonius de Perga, sa première tâche est de mettre de l’ordre dans les œuvres héritées de ce dernier. Il lui faut remonter de quelques générations dans la généalogie de mathématiciens, dont il se prétendra issu quelques années plus tard, pour s’adresser au dernier savant ayant laissé un témoignage direct de l’œuvre d’Apollonius : Pappus d’Alexandrie. Mathématicien grec du IVe siècle après

20 « Viviani portrayed his teacher less as the hallowed initiator of a new physico- mathematical tradition and more as the inheritor of an ancient lineage of mathema- tician-commentators on Euclid. » (Raphael, 2017, p. 20) UN MILIEU D’ENCRE ET DE PAPIER... 33

J.-C., Pappus est l’auteur du dernier ouvrage faisant directement mention des travaux perdus d’Apollonius. L’ouvrage en question fait partie de la bi- bliothèque personnelle de Viviani selon sa liste d’acquisitions, il s’agit de la traduction latine réalisée en 1588 par Federico Commandino des huit vo- lumes des Collectiones mathematicæ (Alexandrinus, 1588). À la lecture de celle- ci, Viviani dresse un « Index des auteurs et des œuvres mathématiques re- marquables auxquels fait référence Pappus dans ses Collectiones »21 dans le- quel il recense, livre après livre, toutes les œuvres mentionnées dans l’ouvrage, leurs auteurs, ainsi que le nombre de livres qui les composent. Cette liste s’allongeant au fil de sa lecture, Viviani ressent le besoin de préci- ser les numéros des livres de l’ouvrage de Pappus et, dans la marge de gauche, le numéro de la page où se trouvent les références successives des Collectiones. Ainsi, dans la préface au septième livre, entre deux œuvres d’Euclide et une d’Aristée, Viviani prend note de six ouvrages écrits par Apollonius mentionnés par Pappus et chacun suivi du nombre de livres qui le composent (cf. figure 2) : divers travaux de géométrie dans l’espace sur les lieux plans, les sections, les tangentes... C’est probablement à l’occasion de cette lecture que Viviani prend acte de l’existence d’une œuvre d’Apollonius sur les coniques composée de huit livres22. Il est aussi intro- duit au contenu de ce traité. En effet, en quelques paragraphes, Pappus aborde les travaux d’Apollonius, citant même la préface et y ajoutant une longue série de lemmes qui sont le produit de son propre travail, formant un commentaire suivi des livres I à III des Coniques. Ces lemmes sont déjà reproduits dans l’ouvrage imprimé de référence. Mais tous ces manuscrits antiques n’ont pas pu être conservés et la transmission de la tradition grecque apporte avec elle son lot de commen- taires, de gloses et d’erreurs de copie. Viviani se doit donc d’entreprendre un travail de recherche philologique autant que bibliothécaire dans l’intérêt de stabiliser le texte de référence à partir duquel il pourra alors entreprendre la divinatio du livre perdu. Viviani, par les réseaux d’Italie, a accès à toute la tradition grecque des quatre premiers livres glosés et commentés des Coniques d’Apollonius, notamment les manuscrits du Vatican, ceux d’Urbino, de la Marciana à Ve- nise ou plus particulièrement ceux de Magliabechi à Florence (Perge, 2010). Il semblerait pourtant qu’il n’ait pas démarché les bibliothécaires de la ré- gion afin de mettre la main sur ces documents, sa maîtrise du grec était vraisemblablement trop faible pour lui permettre de les déchiffrer23. Viviani

21 BNCF, Gal. 208, ff°157r–160v. 22 Ibid., f°159r. 23 Notons toutefois qu’en 1673 alors qu’il travaille à la divinatio du De Locis Solidis 34 SIMON DUMAS PRIMBAULT a cependant eu accès à une traduction latine manuscrite d’une version grecque d’une partie des Coniques24. Ce document intitulé Liber konikòn est un manuscrit de 145 pages numérotées, succinctement reliées et formatées selon la tradition du commentaire suivi : le corps du texte est entouré de larges marges permettant l’ajout dudit commentaire au fil de l’œuvre (cf. figure 3). Il s’agit en effet des deux premiers livres des Coniques d’Apollonius, assortis du commentaire d’Eutocius traduit en marge. Il ne s’agit pas de la graphie de Viviani. Le manuscrit exhibe en plu- sieurs endroits deux cachets de deux bibliothèques différentes : celui du Reale Museo di fisica e storia naturale et celui plus ancien du nucleo mediceo de la bibliothèque Palatine des Médicis. Il est probable que ce manuscrit fut plus vieux que Viviani lui-même — la qualité du papier comparé aux autres do- cuments renforce cette hypothèse — et sur lequel il serait tombé au cours de ses recherches dans la bibliothèque Palatine médicéenne. Par ailleurs, si le contenu semble être le même que celui de l’édition traduite de Comman- dino parue en 1566, le commentaire de ce dernier est absent et la traduction diffère largement et ne correspond à aucune des traductions publiées à l’époque. D’après les marques laissées par le copiste et traducteur25, cette traduction plus libre que celle très littérale de Commandino est issue d’un manuscrit de la famille du Marcianus pour le corps du texte, de l’Urbinas 73 pour le commentaire et du Mutinensis pour les corrections finales. Venise, Urbino, Modène, ce manuscrit est un produit de la région. Il pourrait s’agir d’une traduction commandée le siècle précédent par un Médicis, avant la publication de la traduction de Commandino qui s’est vite imposée comme une référence. Viviani aurait donc poussé ses recherches philologiques jusque dans la bibliothèque des Médicis pour y trouver cette traduction partielle qu’il s’est peut-être appropriée, faisant aujourd’hui partie de ses archives26.

d’Aristée l’Ancien, les recherches philologiques de Viviani se porteront jusqu’aux manuscrits de l’Ambrosiana comme en atteste une lettre à Manfredi Settala de Milan (BNCF, Gal. 199, f°36r). 24 BNCF, Gal. 201, Liber konikòn. 25 Je remercie Micheline Decorps-Foulquier pour son aide dans l’identification de ce manuscrit. 26 Aujourd’hui dans les archives de Viviani, cet ouvrage ne faisait probablement pas partie de ses papiers personnels mais de la collection de la Palatine des Médicis avant d’être versé au fonds du Reale Museo. C’est peut-être à la fermeture de ce der- nier que l’ouvrage a été indûment transféré dans le fonds galiléen. UN MILIEU D’ENCRE ET DE PAPIER... 35

Figure 2 - Index d’auteurs rédigé par Viviani (BNCF, Gal. 208, f°159r) (Source : Minis- tero per i Beni e le Attivita ̀ culturali e per il Turismo / Biblioteca Nazionale Centrale, Flo- rence) 36 SIMON DUMAS PRIMBAULT

Figure 3 - Manuscrit latin des Coniques d’Apollonius (BNCF, Gal. 201, Liber konikòn, p. 14) (Source : Ministero per i Beni e le Attivita ̀ culturali e per il Turismo / Biblioteca Nazionale Centrale, Florence) UN MILIEU D’ENCRE ET DE PAPIER... 37

Quelques notes rapides attestent de sa lecture succincte de l’ouvrage27 : il ne subsiste que la copie verbatim des quelques premières lignes du premier théorème sur deux folios séparés. Viviani aura jugé nécessaire d’écarter ce manuscrit des sources utiles à sa divinatio, il jettera son dévolu sur une tra- duction publiée. Car l’édition de référence de l’époque est celle de Federico Com- mandino publiée à Bologne en 1566 à partir de la compilation, correction et traduction de plusieurs manuscrits de la tradition grecque ainsi que du commentaire d’Eutocius et des lemmes de Pappus (Commandino, 1566). Ce travail de grande qualité philologique et mathématique restera la réfé- rence jusqu’en 1710 avec l’édition de Halley. Outre la restitutio de Maurolico de 1654, l’édition de Commandino est la seule version latine imprimée que Viviani possède en propre dans sa bibliothèque28. Il ne m’a pas été donné de consulter l’exemplaire personnel de Viviani à la recherche de marginalia — il a semble-t-il été perdu — mais les papiers de travail du mathématicien regorgent de notes de lecture autographes intitulées Notas marginales29 sur lesquelles nous allons revenir. Le travail de recherche philologique et bibliothécaire de Viviani, con- traint soit-il par sa maîtrise du grec ancien, lui a permis de stabiliser le réfé- rent des livres I à IV sur lequel baser sa propre divinatio du livre V par l’élimination des sources inaccessibles et des éditions erronées, pour finale- ment jeter son dévolu sur le texte de référence de l’époque : la traduction latine corrigée de Commandino, assortie du commentaire d’Eutocius et des lemmes de Pappus. S’agissant du texte de référence car émanant d’un ma- thématicien de renom et résultant d’un long et précis travail de compilation, comparaison, correction, la version de Commandino est bien celle qui « fait autorité », la plus proche d’un original altéré par transmissions successives, témoignage idéal.

• Lire, annoter, comprendre Armé de son édition de référence des Coniques d’Apollonius faisant autorité, le jeune Viviani se donne comme objectif premier, comme cela avait déjà été le cas lors de son apprentissage des mathématiques avec les Éléments d’Euclide, d’atteindre une maîtrise parfaite et exhaustive du conte- nu de l’ouvrage. De nombreuses traces de ce travail subsistent et, parmi elles, les notes de lecture de la traduction latine de Commandino. Celles-ci ont été conservées séparément par Viviani dans une petite trentaine de fo-

27 BNCF, Gal. 200, ff°78v–79r. 28 BNCF, Gal. 217, f°15r. 29 BNCF, Gal. 200, ff°167r–191v. 38 SIMON DUMAS PRIMBAULT lios intitulés « Vincentij Viviani In Elementa Conica Apollonij Pergaei Notas Ani- madversiones quaedam Marginales »30. Il s’agit bien de la graphie de Viviani qui annonce donc une série d’observations ou remarques critiques (« animadver- siones ») au sujet des quatre premiers livres des Coniques qu’il rassemble en éléments (« elementa ») du fait de leur unité systématique. Notons enfin que de ces notes, certaines (« quaedam ») sont rapportées des marges de son exem- plaire de Commandino (« in [...] Marginales »). En effet, la mise en page de ces 30 folios de notes est claire et sans rature, munie d’un titre, de marges délimitées au crayon, de numéros de pages indiqués en haut à droite, de la référence des propositions traitées dans la marge de gauche tandis que l’écriture est droite et propre (cf. figure 4). Il s’agit donc d’une mise au propre de notes prises çà et là, notam- ment dans les marges de sa propre copie de l’ouvrage. Souvent, ces remarques sont en effet suffisamment courtes pour te- nir en marge d’un livre comme c’est le cas avec les deux premières proposi- tions traitées. En marge est indiqué le numéro de la proposition commentée — en l’occurrence les propositions I et II du livre premier —, suivi d’un numéro de ligne parfois approximatif. Ce numéro renvoie dans le texte du livre aux quelques mots sur lesquels porte la note. Ces quelques mots, à l’occasion de la mise au propre des notes, ont été recopiés dans le corps du folio, soulignés puis séparés de la remarque par un crochet fermant. Les quatre premières lignes des animadversiones qui portent sur les deux pre- mières propositions, permettent donc de passer du livre de Commandino aux notes de Viviani qui complètent de quelques mots — parfois d’une phrase ou deux — les démonstrations (cf. figure 4). Ces ajouts dans le corps du texte d’Apollonius permettent à Viviani de clarifier ou préciser des passages qui lui ont paru confus ou abscons. Les dix dernières lignes de ce premier folio fonctionnent selon le même principe. Quelques folios plus loin, cependant, le numéro de la ligne commentée n’est pas indiqué et aucun mot n’est souligné ou séparé d’un crochet31 ; c’est que Viviani rapporte un commentaire général au sujet de la proposition mentionnée en marge. En d’autres folios, le commentaire, trop long pour tenir dans la marge de l’ouvrage, est précédé de la mention « Co- rollarium » ou « Coroll. »32 ; c’est que Viviani ajoute à la proposition commen- tée un corollaire de quelque utilité.

30 BNCF, Gal. 200, ff°167r–191v. 31 BNCF, Gal. 200, f°171r et passim. 32 Ibid., f°170r et passim. UN MILIEU D’ENCRE ET DE PAPIER... 39

Figure 4 - Notes de lecture de Viviani (BNCF, Gal. 200, f°167r) (Source : Ministero per i Beni e le Attivita ̀ culturali e per il Turismo / Biblioteca Nazionale Centrale, Florence)

40 SIMON DUMAS PRIMBAULT

Revenons au premier folio de ces animadversiones pour détailler une autre pratique qui n’avait pas sa place parmi les marginalia et a dû faire l’objet d’une prise de notes séparée. Cette pratique est souvent dénotée par l’ajout du mot « aliter » sous la référence à la proposition commentée. C’est le cas ici pour la proposition III du livre premier des Coniques (cf. figure 4) dont le contenu est rappelé verbatim en regard de la référence marginale : « Si conus plano per verticem secetur, sectio triangulum erit » — que l’on retrouve donc mot pour mot à la page 20 de la traduction de Commandino. Les deux lignes soulignées qui suivent sont la copie exacte des hypothèses de départ de la démonstration d’Apollonius dont la conclusion est elle-même recopiée et soulignée une petite dizaine de lignes plus bas avant le commen- taire sur la quatrième proposition. C’est donc le cœur de la démonstration qui change ici étant donné qu’hypothèses et conclusion — qui n’est autre que le contenu même de la proposition — sont directement tirées de la tra- duction de Commandino. Pour comprendre d’où vient cette nouvelle dé- monstration, il faut revenir en marge et remarquer que sous la référence à la proposition figure exactement la mention « Aliter clarius ». Le comparatif « clarius » indique bien l’objectif de la démarche de Viviani : réécrire la dé- monstration d’Apollonius en n’en conservant que les hypothèses et la con- clusion dans l’intérêt d’éclaircir les passages qui lui sont le plus obscurs. L’ensemble de notes et remarques critiques ainsi compilé et recopié est pourtant déjà une seconde étape du travail de lecture, de compréhension et d’appropriation. Viviani passe d’ailleurs la main dans la mise au propre à la huitième page où la graphie change. Une autre copie est ensuite réalisée, de cette même main inconnue. Ces mises au propre sont le résultat d’un travail de sélection parmi les marginalia et les notes prises séparément, peut- être dans l’intention de pouvoir faire circuler ces quelques folios comme un commentaire des Coniques. Cette étape atteste donc d’un mode de lecture consistant à ajouter des éléments au texte de référence pour le rendre plus clair. En inscrivant ses propres notes et commentaires en marge, en réécrivant les démonstra- tions — parfois à l’aide d’autres références —, en compilant et recopiant ces ajouts sur des folios à part qu’il sera susceptible de faire circuler, Viviani surcharge le texte de références et s’inscrit dans la tradition du commentaire ou de la glose. Des traces de la lecture directe de la traduction de Commandino, il en subsiste quelques-unes qui révèlent un autre mode de lecture, parallèle au commentaire de clarification. Parmi les folios qui précèdent la sélection de la mise au propre33, certains dévoilent d’autres modes de démonstrations

33 BNCF, Gal. 200, ff°99r–123v. UN MILIEU D’ENCRE ET DE PAPIER... 41

« aliter » utilisés par Viviani. C’est le cas notamment dans son traitement de la proposition 50 du second livre effectué sur un folio dont l’en-tête an- nonce « Propos. 50. 2d. Conicorum. Aliter brevius. »34. L’objectif de Viviani est donc de trouver une démonstration « plus courte » que celle proposée par Apollonius et longue de deux pages dans l’édition de Commandino (1566, p. 144-146). Après avoir recopié le contenu de la proposition, il se lance donc, à l’aide d’une nouvelle figure, dans une nouvelle démonstration du résultat. Un premier échec sera barré mais laissé lisible pour laisser place à une deuxième tentative qui aboutit en une dizaine de lignes et trois figures à la proposition trop longuement démontrée, au goût de Viviani, par Apollo- nius. Inversant une nouvelle fois le procédé de la glose clarificatrice, Vi- viani propose deux folios plus loin une démonstration « expeditius », c’est-à- dire plus libre ou plus rapide, du septième problème du livre II35. Ce mode de lecture, de compréhension et d’appropriation est donc plus personnel : Viviani se force à re-démontrer les résultats déjà acquis de manière « diffé- rente », bien souvent de manière « plus courte », « plus rapide ou plus libre » lui permettant ainsi d’alléger le texte de référence en se débarrassant des passages et commentaires devenus inutiles pour lui, n’ayant pas besoin à ces endroits de clarification. À l’inverse du commentaire et de la glose, Viviani allège le texte de référence qui semble maintenant ancré dans sa mémoire et qu’il convient de rendre plus succinct. Dans les notes de Viviani nous retrouvons la technique de lecture bien particulière qui avait guidé sa compréhension du Discours sur deux nou- velles sciences de Galilée, une technique à la fois très humaniste et très orien- tée vers les mathématiques mixtes : lectures répétées, prise de notes active en plusieurs étapes, référencement (Raphael, 2017, chap. 2). Par ajouts et par coupes, par notes marginales et commentaires séparés, le dernier dis- ciple de Galilée s’approprie un système d’éléments géométriques en se le ren- dant ici plus clair, là plus court, là encore plus libre. Il recopie, commente, re-démontre ce système qu’il doit savoir maîtriser de manière précise et ex- haustive : Viviani doit pouvoir se repérer et se mouvoir à travers un large corpus de résultats qui d’ailleurs déborde largement des simples Coniques d’Apollonius.

• Archiver les notes, ordonner les problèmes Au fil du travail de Viviani, qu’il soit d’ordre philologique ou mathé- matique, les inscriptions s’accumulent : ici des notes de lecture, là leur co-

34 BNCF, Gal. 200, f°121r. 35 Ibid., f°122r. 42 SIMON DUMAS PRIMBAULT pie, plus loin des calculs et des figures, des propositions et des lettres. Toutes ces inscriptions, Viviani les conserve et les organise car c’est seule- ment en naviguant parmi elles qu’il se donne les moyens de se repérer et se mouvoir dans le corpus géométrique duquel il entend participer. Ces sa- voirs d’archive mis en pratique par Viviani nous renseignent sur la collecte, la conservation, l’observation et la classification d’inscriptions. Ces savoirs d’archive que nous voyons affleurer dans les pratiques matérielles de Viviani, tentons d’en dire un mot car si cette démarche archi- vistique traverse tout son travail, elle est ici prégnante, s’organisant de ma- nière systématique en homologie avec la structure logique du contenu géo- métrique. C’est qu’il faut voir la somme d’inscriptions produites et accumulées par Viviani comme un réseau d’écritures, muni d’une structure particulière, qui est le résultat même de ses pratiques d’archive. Les tech- niques d’écriture du géomètre se doublent toujours de techniques de ges- tion des inscriptions trahissant le fait que le travail du mathématicien va toujours main dans la main avec un savoir d’archive ; et c’est précisément ce dernier qui permet à l’historien de mettre un certain ordre dans la masse de l’archive, d’entrevoir les papiers au travers des archives. Revenons sur les notes prises à l’occasion de la lecture des Collectiones de Pappus. Il s’agit là d’une pratique de prise de notes normée : le premier folio est introduit par un titre placé dans un en-tête bien délimité et préci- sant l’œuvre dont sont tirées les notes, chaque fois qu’un nouveau livre de l’œuvre est ouvert son numéro est mentionné au centre du folio, une marge laissée à gauche permet d’indiquer le numéro de page d’où est extraite la référence, enfin, ne sont couchés sur le papier que des noms d’auteurs sui- vis de leurs travaux (cf. figure 2). Car l’objectif poursuivi par Viviani est bien spécifié dans le titre porté par ces quelques folios, il s’agit de construire un index d’auteurs à partir des références de Pappus. C’est-à-dire que Vi- viani entend se construire, cette fois-ci selon une tradition tout à fait mo- derne (Blair, 2010), un véritable outil de référencement lui permettant de retrouver l’information, donc de naviguer dans son réseau d’écritures. Il en va différemment de ses Animadversiones qui, nous l’avons vu, ont vocation à commenter, clarifier, condenser le contenu de sa lecture. Ces quelques folios ne sont cependant pas dénués d’organisation, bien au con- traire. Les traces qui nous sont parvenues de ces notes sont en effet déjà le produit d’une sélection et d’une compilation parmi les nombreuses inscrip- tions marginales ou volantes que Viviani aura couchées sur le papier au cours de sa lecture. Une sélection ensuite classifiée et ordonnée selon qu’il s’agit d’un simple ajout au corps du texte — identifié par le numéro de pro- position, le numéro de ligne et les mots commentés — ou d’une formula- tion alternative de la proposition en question — indiquée par son numéro UN MILIEU D’ENCRE ET DE PAPIER... 43 suivi de la mention « aliter » (cf. figure 4). Cette sélection et compilation de notes de lecture, qui sera d’ailleurs copiée une nouvelle fois pour circuler, vise d’une part à rassembler les notes jugées pertinentes en un unique objet circonscrit par un titre, paginé et attribué à Viviani ; et d’autre part à ren- voyer vers l’œuvre dont il est question pour permettre un va-et-vient entre le livre, les notes, ainsi que d’autres ouvrages. Nous retrouvons d’ailleurs tous ces outils graphiques de navigation textuelle à chaque folio de la somme de papiers qui forme le cœur du travail mathématique de Viviani. À commencer par les nombreuses listes de pro- blèmes sur lesquels spéculer. Si celles-ci ne peuvent pas servir d’index car elles ne sont pas émaillées de références exactes, elles permettent néan- moins de découper le tout du travail de réflexion en une somme d’unités logiques que sont les problèmes, auxquels les listes renvoient implicitement (cf. figure 5). L’unité de base du travail — le problème — impose alors l’unité de base du système d’archive — le folio. À chaque problème son folio, son en-tête, son statut logique dans un système de propositions dont la mise en ordre est à venir et, dans le corps des démonstrations abouties ou avortées, des références à d’autres résultats, déjà démontrés ou simplement postulés (cf. figure 6). Ce système de référencement entre les unités du tra- vail se construit au cours de la réflexion mathématique, selon les interdé- pendances logiques des résultats et l’agencement chronologique des décou- vertes. Ainsi un théorème dépendant de l’antériorité logique d’un lemme peut-il être potentiellement déjà démontré en attendant l’aboutissement, ou non, de la démonstration du lemme qui est la condition de sa validité. Pour organiser son travail autant logiquement que chronologiquement, Viviani s’en remet au statut des propositions — lemme, théorème, corollaire... — ainsi qu’à leur numérotation lui permettant, une fois encore, de se repérer et se mouvoir parmi ses inscriptions. Il est important de noter que ce système de référencement, permet- tant au géomètre de faire de sa collection d’inscriptions un réseau d’écritures navigable, est un système ouvert. Ouvert tout d’abord à l’irruption de nouveaux problèmes à traiter qui n’avaient pas été envisagés au début de la réflexion — raison pour laquelle se multiplient des listes da speculare et pourquoi la numérotation arrive tardivement. 44 SIMON DUMAS PRIMBAULT

Figure 5 - Liste de problèmes mathématiques da speculare (BNCF, Gal. 193, f°2r) (Source : Ministero per i Beni e le Attivita ̀ culturali e per il Turismo /Biblioteca Nazionale Centrale, Florence) UN MILIEU D’ENCRE ET DE PAPIER... 45

Figure 6 - Brouillon de démonstration d’un théorème (BNCF, Gal. 192, f°74v) (Source : Mi- nistero per i Beni e le Attivita ̀ culturali e per il Turismo /Biblioteca Nazionale Centrale, Flo- rence) 46 SIMON DUMAS PRIMBAULT

Ouvert ensuite à une quantité d’autres ouvrages de référence d’Euclide36, Archimède37 ou Pappus38, autant que d’ouvrages contemporains39 invoqués pour leurs résultats ou en guise de pistes d’approfondissement. Ouvert en- fin à la réalisation d’œuvres futures comme en attestent les dossiers Gal. 195 à 199 qui regorgent de folios de travail sur les coniques postérieurs à la publication du De Maximis et Minimis et qui y font référence à de très nom- breuses reprises. Cette ouverture du système de référencement — qui néanmoins cristallisera le temps du travail d’édition et de mise en ordre de l’ouvrage à publier — témoigne du fait que les papiers de travail de Viviani forment une archive inextricable de types très divers d’inscriptions. Cette archive qui manifeste la réflexion mathématique trouve d’ailleurs sa place dans un réseau d’écritures encore plus vaste et qui atteste chez Viviani de la maîtrise de tout le champ géométrique de l’époque, nécessaire à la réalisa- tion d’une œuvre comme sa divinatio.

Au seuil de la divinatio En suspendant ici notre étude, après quelques notes de lecture et l’ébauche d’une démonstration, nous nous arrêtons au seuil de la divinatio, au seuil des papiers personnels de Viviani. Dans un premier temps, c’est également là que s’arrête Viviani lui-même après la mort de Galilée alors que, pour remplir son nouvel office d’ingénieur, il doit interrompre son tra- vail de mathématicien. Ce n’est qu’en 1656 que Viviani reprend ses recherches, lorsque Giovanni Alfonso Borelli découvre une traduction arabe du cinquième livre des Coniques qu’il entreprend de faire traduire en latin. La structure des pa- piers de Viviani que nous avons aperçue derrière l’architecture des archives — qui ne revêt par ailleurs pas la même matérialité (reliure et crayon de bois, descripteurs anachroniques, papiers dispersés dans plusieurs dossiers) — permet donc au savant de reprendre son travail quelque quinze ans plus tard. Les papiers personnels de Viviani au sujet de la divinatio du cinquième livre des Coniques d’Apollonius forment donc bien, pour lui, un ensemble cohérent structuré et conservé par ses soins. Une structure qui renvoie à d’autres notes de lecture, livres et brouillons, mais une structure dont les traces ne sont pas explicites pour l’historien comme le sont celles de l’archive. Les papiers personnels du savant, déjà archives, deviennent alors

36 BNCF, Gal. 192, f°127r. 37 Ibid., f°54r. 38 BNCF, Gal. 193, f°114v. 39 Luca Valerio est mentionné en ibid., f°131r. UN MILIEU D’ENCRE ET DE PAPIER... 47 en 1656 le milieu d’une nouvelle campagne de recherche, d’édition, d’impression, de circulation, jusqu’à envisager même une réédition40. En parcourant les archives personnelles et la bibliothèque de Viviani, nous avons commencé à voir comment le travail savant dans l’Europe mo- derne repose sur un grand réseau d’inscriptions en tous genres et aux éco- nomies diverses qu’il est impossible de démêler les unes des autres41. Livres, brouillons, correspondances, manuscrits au propre et notes reliées ou vo- lantes, dans des formats multiples et aux mises en page diverses composent cet inextricable océan de papier au sein duquel le savant doit pouvoir navi- guer sans heurt avant même de pouvoir entreprendre toute recherche. Dans cette irréductible hétérogénéité nous avons pu constater que le brouillon, impossible à définir et difficile à circonscrire, est un objet essentiellement polymorphe prenant ici l’aspect d’un commentaire, là d’une copie verbatim ou de notes de lecture, souvent d’un mélange désordonné propice à la ré- flexion. Afin de s’orienter et de se déplacer dans ce léviathan de papier à la recherche de l’inscription pertinente, Vivani se doit de déployer ces savoirs d’archive si caractéristiques d’une culture de l’écrit et qu’il a en partage avec les naturalistes de l’époque : grâce à des systèmes de notation et une organi- sation matérielle bien singulière, il collectionne, inventorie, ordonne et con- serve les inscriptions comme les spécimens puis interprète les mots comme les choses selon une herméneutique naturaliste (Daston, 2012). En se tournant plus particulièrement vers le dossier des Coniques con- servé dans les archives de Viviani, nous avons mis la main sur un ensemble de documents qui forme un véritable réseau d’écritures permettant de rendre compte des multiples liens qui unissent entre eux d’une part les types divers de documents qui forment le corpus et d’autre part les divers corpus. Ce qui fait cependant l’unité de l’archive et du corpus, ce sont les pratiques qui permettent au savant de naviguer dans cet océan de papiers. Si selon Lorraine Daston ce sont les savoirs d’archive qui font l’unité de ces dites archives42, nous avons pu remarquer chez Viviani que ce sont bien ses pratiques de copie, résumé ou commentaire qui président à ces quatre grands savoirs d’archive que sont la collection, l’observation, la conserva- tion et la classification, qui à leur tour régissent l’organisation à la fois du contenu de ses papiers mais encore de l’ensemble de ses papiers en tant

40 Autant d’opérations matérielles qui feront l’objet d’une prochaine publication plus spécifiquement sur la divinatio. 41 Les archives de Newton (Dry, 2014) ainsi que sa bibliothèque (Feisenber- ger, 1966) attestent également de cela. 42 « It is practices, not uses or users, that compose the basso continuo of scientific archives. » (Daston, 2017, p. 8) 48 SIMON DUMAS PRIMBAULT qu’archive. Ce sont encore de telles pratiques étalées sur plus de trois siècles et réparties entre de nombreuses mains qui, à partir de ses papiers, conti- nuent aujourd’hui de construire les archives et l’œuvre de Viviani. Ces pratiques variées et mélangées des savoirs d’archive, relèvent d’une herméneutique hybride qui se meut entre les mots et les choses, les dessins et le texte, le papier et le grand livre de la nature (Daston, 2012). Une herméneutique qui sous-tend la lecture active que Viviani fait des tra- vaux d’Apollonius en même temps qu’elle sous-tend la lecture qu’il fait du monde mathématique. Une herméneutique que l’on retrouve dans l’enchevêtrement de toutes choses sur la surface du papier sur lequel, au fil de sa lecture, Viviani prend des notes qui à leur tour se transforment conti- nûment en les premières esquisses d’un développement nouveau qui verra se formaliser ses réflexions. Au seuil de la divinatio, les pratiques de lecture envisagées comme acte inaugural de la consommation et de la production d’inscriptions nous en- joignent donc à replonger le savant moderne au sein de l’un des milieux de savoir dans lesquels il fraye, un milieu d’encre et de papier — un plaidoyer pour une écologie des pratiques savantes (Dumas Primbault, 2020b).

Conclusion Nous voilà donc au seuil des papiers, aux premières notes. Il n’y a de seuil qu’à franchir afin de pénétrer plus avant dans l’atelier du savant à l’époque moderne. Souvent pour quitter celui-ci par une porte dérobée qui nous mène dans une autre archive, une autre bibliothèque, dans des réseaux de correspondance ou encore sur le terrain. Le papier nous invite à regarder à travers lui, comme une fenêtre ouverte sur le monde naturel (Bourguet, 2010), un véritable medium qui laisse voir tout en se dérobant. Il est courant de voir dans les archives personnelles les pratiques permettant la fixation, la cristallisation du savoir produit dans une forme circulable indépendamment de son medium — des mobiles immuables (La- tour, 1987). Il ne faut cependant pas négliger que l’archive, qui est d’abord et avant tout une masse inextricable d’immobiles muables, est aussi le lieu de tant et plus de pratiques cognitives (Daston, 2004) qui (in)forment et façonnent l’objet de savoir et le sujet savant. Ainsi chez Viviani, les dessins sont légion qui attestent de sa forma- tion à l’Accademia, de pratiques de terrain d’observation active et de trans- cription dans un langage graphique donnant à voir le disegno renaissant comme un véritable milieu (Déotte, 2009). Ce que l’ingénieur toscan nomme ici une « géométrie mécanique », là une « mécanique géométrique », lui permet alors de modéliser et d’intervenir sur le réel auquel il est confronté, UN MILIEU D’ENCRE ET DE PAPIER... 49 grâce à son abstraction progressive par des formes géométriques, puis des mesures et des calculs. Cet usage analytique du visuel qui se dote d’une grammaire devient un mode d’action, un moyen d’intervenir ou d’agir sur le monde à travers le papier (Dumas Primbault, 2020a). C’est aussi sur l’héritage scolastico-humaniste du recueil et de l’extrait qu’à l’époque moderne se construit l’épistémologie baconienne d’une his- toire naturelle qui forme les fondations de la philosophie naturelle (Yeo, 2014, p. 24-25). C’est ce ténu fil qui traverse histoire naturelle, philo- sophie naturelle et physico-mathématique que nous avons suivi en replon- geant le savant dans l’archive qu’il consulte et qu’il produit. Savoirs préa- lables à toute activité savante, les savoirs de l’archive répondent au besoin de s’orienter et de naviguer dans un océan d’inscriptions qui entrent dans la logique de collection et d’observation d’une herméneutique hybride, au même titre que les spécimens du naturaliste se soumettent à la collectio et l’observatio de l’histoire naturelle. Selon Elizabeth Yale (2009), ce sont d’ailleurs les naturalistes de l’époque moderne et leur manie d’enregistrer, d’organiser, de partager les mots comme ils collectionnent les choses qui sont à l’origine du concept d’archive, non d’abord comme un fonds de do- cuments à valeur historique mais avant tout comme le lieu de recueil et pré- servation d’informations scientifiques et techniques. C’est à ce titre que Daston (2017) voit dans les archives des sciences une « troisième nature » : le dépôt des inscriptions arrachées à une seconde nature maîtrisée, dressée, formée par l’empirisme scientifique. En effet, la nécessaire matérialité du scripturaire fait de l’archive un lieu où mots et choses sont logés à la même enseigne, où inscriptions et objets finissent par coalescer. Une archive dont l’inextricable et irréductible variété des documents qui la composent la rend d’ailleurs indissociable de la bibliothèque, un océan d’inscriptions dont l’unité n’apparaît qu’à l’aune des pratiques — collecter, conserver, observer, inventorier, classifier, ordon- nancer. L’archive-outil accompagnée des savoirs qui la rendent praticable est ainsi une porte ouverte sur l’atelier du savant dont il ne faudrait pas supposer trop vite que les papiers de travail sont un dehors, un extérieur dont il pourrait, dans un idéal platonicien, faire l’économie. Le papier comme support matériel de l’écrit (Bert, 2019) se présente en effet comme la condition de possibilité même de l’usage de toutes les inscriptions qui forment le milieu du savant, son écologie. Condition de possibilité, le papier à l’époque moderne contraint et informe la pratique de l’écrit et subordonne donc les opérations intellectuelles savantes aux opéra- tions matérielles rendues possibles par un certain usage du brouillon ou du papier de travail. Il faut donc envisager l’encre et le papier comme un me- dium de la connaissance — une fenêtre ouverte sur un monde à saisir. 50 SIMON DUMAS PRIMBAULT

L’archive personnelle du savant moderne apparaît par conséquent comme un véritable milieu dont l’« écologie documentaire » (Lefebvre, 2013) restruc- ture à chaque instant l’état du savoir et les formes de subjectivité du savant qui l’habite.

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Cahiers François Viète, série III, 10, 2021, p. 55-85

Le globe synoptique et son vernis craquelé : une histoire matérielle de la production et de l’usage des globes terrestres de Coronelli

Martin Vailly∗

Résumé Cet article propose une histoire des globes terrestres de Vincenzo Coronelli qui met en avant les déterminants matériels, sociaux et spatiaux de leur fabrication. En envisageant les globes terrestres comme des media pris dans un milieu de savoir, celui des curieux de géographie dans la France de Louis XIV, cette étude propose des premières pistes pour écrire une histoire complexe de ces objets de savoir. Le milieu affecte la réalisation et l’usage des globes : il faut les protéger des outrages du temps, les exposer de telle sorte à ce qu’ils soient faciles d’utilisation, ou recourir à des manuels pour les utiliser. L’étude de ces opérations révèle le rôle de nombreux acteurs, humains comme non humains, souvent lais- sés de côté par l’histoire des savoirs cartographiques.

Mots-clés : Coronelli, cartographie, materialité, globe terrestre, curiosité, pratiques géogra- phiques.

Abstract This paper explores the history of Vincenzo Coronelli’s globes, highlighting the material, social and spatial determinants of their making. My study suggests various ways of writ- ing a complex history of these objects by looking at globes as media in a milieu de savoir, that of the geographically curious in the France of Louis XIV. The environment affects the making and use of globes: their owners had to protect the globes from the outrages of time, exhibit them in order to ease their use and decipher their surface by referring to globe manuals. The study of these operations reveals the role of both human and non-human actors, often overlooked by the history of cartography.

Keywords: Coronelli, cartography, materiality, terrestrial globe, curiosity, geographical prac- tices.

∗ Docteur, European University Institute, Florence (Italie). 56 MARTIN VAILLY

Introduction – Médium cartographique et savoirs géographiques à l’époque moderne L’époque moderne est considérée par les historien·ne·s de la carto- graphie comme l’âge d’or de la production de globes cosmographiques : un globe terrestre et un globe céleste, vendus par paires et représentant le cosmos. Des sphères néerlandaises produites en masse à partir du XVIe siècle aux productions plus restreintes des cartographes français du Quai de l’Horloge à Paris, les globes terrestres et célestes connaissent un grand succès parmi les élites lettrées européennes, et sont présents dans les cabinets, les bibliothèques et les cours princières. Cette popularité se traduit entre autres par une présence soutenue des globes dans l’iconographie des arts et des sciences de l’époque moderne. Les manuels de sphéropée (Aujac, 1993), de navigation, de géographie, et d’autres supports comme les gra- vures et les tableaux se servent des globes cosmographiques comme d’emblèmes des savoirs géographiques et astronomiques. Les globes terrestres, notamment, apparaissent comme la synthèse d’un vaste corpus de cartes géographiques et hydrographiques sélectionnées par leurs fabricants. Ils incarnent l’émergence d’une conception globale du monde à l’époque moderne (Cosgrove, 2001 ; Hofmann, 2002 ; Hofmann et al., 1995 ; Jacob, 1992). Cet aspect leur vaut l’appellation d’« encyclopédies mises en cartes » par Christian Jacob, à partir desquelles travaillent et apprennent géographes et curieux de géographie1 (Jacob, 1992). Sous l’Ancien Régime, et notamment au cours de la période 1650-1720, celle d’une progressive et inégale formalisation des pratiques cartographiques françaises, les globes terrestres sont des objets qui oscillent entre l’instrument savant et l’ornement esthétique. Ils font l’objet d’usages multiples et sont principalement utilisés pour enseigner aux enfants et aux novices les rudiments de la géographie globale. Ils permettent aussi à leurs possesseurs d’affirmer leur goût pour les savoirs géographiques : les globes sont des objets de distinction sociale et de consommation mondaine (Hof- mann, 2007; Schnapper, 2012 ; Vailly, 2020). Représentant l’état des connaissances sur le monde au moment de leur fabrication, les globes terrestres apparaissent ainsi à première vue comme des lieux de savoir2 présentant des données stables et fiables une

1 Dans l’ensemble de cet article, on se réfèrera aux collectionneurs et amateurs d’objets cartographiques sous le terme de « curieux », qui est celui le plus couram- ment employé dans l’argumentaire commercial des cartographes sur lesquels repose cette étude. Voir (Vailly, 2020, p. 19-20). 2 Je considère les lieux de savoir comme les lieux permettant la genèse, LE GLOBE SYNOPTIQUE ET SON VERNIS CRAQUELÉ... 57 fois inscrites sur leur surface. La réclame commerciale des fabricants de globes d’Ancien Régime se concentre sur l’exactitude, la curiosité et l’immuabilité des sphères terrestres, occultant de fait leur dimension mobile et évolutive. Le globe est présenté par ses constructeurs comme l’inaltérable dépôt d’un corpus de savoirs exacts, et donc un medium de connaissance et un objet de distinction, dont la possession est non seulement appréciée mais aussi indispensable dans le contexte de sociabilités urbaines fondées sur la curiosité savante (Biagioli, 1995 ; Donato et al., 2009 ; Findlen, 1996). Il faut ici l’envisager comme le medium permettant la transmission de con- naissances géographiques : l’intermédiaire entre un corpus de savoirs et un public, mais aussi le résultat de cette interaction. Le globe existe au sein d’un milieu, défini ici comme l’environnement tant matériel que social dans lequel le medium est construit, transmis, mobili- sé, et sur lequel il agit. Dans le cadre des globes terrestres, ce milieu est fait tant des conditions physiques de la conservation et de l’utilisation de ces objets cartographiques, que des individus achetant, exposant ou collection- nant ces globes. Il influence les choix de fabrication des cartographes, les pratiques de collection des curieux, la matérialité du medium et donc la façon dont sont transmis et mobilisés les savoirs géographiques. Le milieu, à la fois environnement naturel et social, affecte la collecte d’informations, comme l’a montré une nouvelle histoire des savoirs cartographiques (Blais, 2014 ; Blais et al., 2011 ; de Rugy, 2018). Marie De Rugy (2018) montre bien par exemple que, dans le cas de la péninsule indochinoise, des pluies torren- tielles, des jungles inextricables et des populations méfiantes avec lesquelles il faut négocier, sont autant d’obstacles à la constitution d’un jeu de don- nées cartographiques. Ce milieu ne cesse pas d’influencer les cartographes dès lors qu’ils quittent le terrain, puisque le traitement et l’exploitation des données sont aussi soumis à des contraintes particulières : le matériel et l’outillage à la disposition du cartographe, le réseau qu’il mobilise pour ob- tenir ses données, les enjeux commerciaux qui s’imposent à lui. Il s’agit ainsi d’envisager tant l’atelier du fabricant de globes que la bibliothèque ou le cabinet du collectionneur comme des terrains, certes moins lointains, moins empreints de mystère, mais tout autant centraux dans la fabrique et la mobi- lisation d’objets cartographiques. L’inextricable jungle est remplacée par l’humidité d’une pièce mal isolée, par les hasards d’un geste brusque ou d’un transport mal organisé qui peuvent causer des dommages aux objets cartographiques et perturber ainsi la circulation des savoirs géographiques.

l’inscription, la fixation et la transmission de tout type de savoir, d’après la défini- tion proposée par Christian Jacob (2014). 58 MARTIN VAILLY

Cet article propose ainsi une étude de l’interaction entre medium et mi- lieu dans le cas des globes terrestres, en l’occurrence ceux produits par Vin- cenzo Coronelli, d’abord pour Louis XIV puis pour une société de sous- cripteurs, les Argonautes. Ce frère des Mineurs conventuels de Venise, géographe et cartographe, est principalement connu pour avoir réalisé pour le Roi-Soleil, sur commande du cardinal César d’Estrées, une paire de grands globes cosmographiques manuscrits, qu’il décline ensuite en de nombreux exemplaires réduits et imprimés (Hofmann & Richard, 2012 ; Milanesi, 2016). De leur fabrication à leur exposition, puis à leur possible disparition, chacune des étapes de la biographie de ces objets (Kopytoff, 1988 ; Daston, 1999 ; Findlen, 2013) incarne autant d’interactions qui vont affecter la manière dont les savoirs géographiques sont inscrits dans le me- dium, et circulent dans les milieux. Un globe peut être dégradé matérielle- ment, dépassé scientifiquement, passé de mode. La vie de l’objet et sa maté- rialité (Bernasconi, 2016 ; Ingold, 2012), doivent être prises en compte tout autant que les conditions matérielles, sociales et savantes du travail du fabri- cant de globes. Cela implique de s’intéresser non seulement aux matériaux employés (du plâtre, des colles, des vernis...), mais aussi à la forme de ces objets, aux pratiques qu’ils permettent et aux réactions qu’ils génèrent de la part du public. Une histoire des savoirs géographiques à partir de ces artefacts ne doit pas se borner à l’étude d’un objet fini, idéalisé et dépouillé de sa maté- rialité propre, en omettant les processus d’un côté (Latour, 1987 ; Shapin, 2010), et les matériaux de l’autre (Bernasconi, 2016 ; Ingold, 2012). Réflé- chir en termes de milieux, ajouter cette dimension mésologique au concept de lieux de savoir (Jacob, 2007, 2014), permet ici de poursuivre l’entreprise initiée depuis la fin des années 1990 par plusieurs historien·ne·s de la carto- graphie3, et d’éviter de considérer les objets cartographiques comme des représentations objectives et inaltérables de l’espace. Reconstruire et analy- ser ces milieux permet de restituer l’auctorialité du cartographe et son im- pact sur le medium, mais aussi de prendre en compte les interactions entre les acteurs, curieux de géographie, et leur matériel cartographique, en envi-

3 Parmi ces nombreux travaux, on pensera notamment aux textes de John Brian Harley (1986) qui sont souvent considérés comme l’origine d’une approche théo- rique de l’histoire de la cartographie. Plus généralement, le projet de la History of Cartography initié par J. B. Harley et D. Woodward en 1987 a porté ce renouveau. Dans le cas français et depuis les années 1990, la bibliographie concernant cette entreprise est particulièrement riche. On renverra notamment à Besse (2003), Blais & Laboulais (2006), Hofmann (2002), Jacob (1992), Pelletier (2001), et jusqu’aux productions plus récentes de Blais (2014), Davies (2016), Hofmann et Haguet (2018), Rugy (2018), Verdier (2015), parmi d’autres. LE GLOBE SYNOPTIQUE ET SON VERNIS CRAQUELÉ... 59 sageant cette relation à parts égales : d’un côté, les intérêts et les pratiques du curieux, de l’autre, la matérialité de l’artefact incitant à certains usages plutôt qu’à d’autres. Prêter attention à ces interactions entre acteur·ice·s, objets, media et milieux, c’est aborder l’histoire des globes sous l’angle d’une écologie des pratiques cartographiques, à la définition de laquelle le présent article est une contribution. En étudiant dans une première partie la fabrique des globes ter- restres de l’époque moderne à partir de l’exemple des globes de Marly et de leur réduction imprimée produits par Coronelli, puis en décrivant dans une seconde partie l’usage de ces objets par les collectionneurs français, j’entends ici restituer la complexité de ces objets cartographiques. Pour ce faire, cet article recourt à des archives de différentes natures. Le corpus de cette étude a été constitué à partir des globes produits par Coronelli entre 1683 et 1688. L’analyse du grand globe terrestre de Marly, achevé en 1683, est permise par un ensemble de manuscrits d’époque décrivant sa surface, réalisés aux alentours de 1704-1710 par le garde du globe à Marly, François Le Large (dates inconnues). Celle du globe terrestre imprimé distribué à partir de 1688 par Coronelli se déploie à partir du cas de Michel Bégon (1638-1710), intendant de la Rochelle. Elle est fondée sur l’usage de la cor- respondance de Bégon avec son ami parisien Esprit Cabart de Villermont (1628-1702). Pour comprendre le contexte savant dans lequel ces objets circulaient, j’ai enfin mobilisé des ouvrages imprimés de géographie et de cartographie. Cette littérature théorique produite par les géographes et fa- bricants de globes de l’époque moderne permettra de mesurer l’impact de la relation milieu/medium sur la transmission des savoirs géographiques à l’époque moderne.

Dans l’atelier du fabricant de globes : du milieu au medium La production de globes terrestres dans l’Europe moderne ne s’effectue pas hors-sol, mais dans des ateliers précisément situés. Elle est l’aboutissement d’un processus de collecte de savoirs sur le monde par des capitaines, des missionnaires et des marchands, dans la perspective d’être vendus à des collectionneurs et des amateurs (Pedley, 2005 ; Schnapper, 2012) plutôt qu’à des savants4. Le cartographe occupe un rôle-pivot au cœur de cette fabrique de globes. Il synthétise tout d’abord des informa-

4 L’usage des globes était préféré pour l’éducation, leur échelle empêchant un tra- vail géographique détaillé : la plupart des cartographes et géographes de métier pré- féraient recourir à une vaste collection de cartes de diverses échelles (Vailly, 2020, p. 123-130). 60 MARTIN VAILLY tions disparates provenant de récits de voyages, d’expéditions et d’observations, dans une première carte manuscrite. Puis il réunit les arti- sans, du graveur à l’imprimeur, à même de l’assister dans la production en série de sa carte, lorsqu’il ne prend pas lui-même en charge cette mission (Pedley, 2005). Cette première partie explore tout d’abord la place accordée par les géographes modernes aux problématiques de la matérialité dans leurs textes théoriques, de la fabrication à l’exposition. Elle s’attache ensuite à décrire le procédé de la production de globe terrestre, en soulignant les liens entre le medium et le milieu dans lequel il est supposé être employé.

• Matérialité et théorie Lorsque les cartographes et géographes de l’époque moderne commencent à fabriquer des globes cosmographiques, ces derniers font leur entrée dans un vocabulaire et une discipline géographiques en cours de formalisation (Blais & Laboulais, 2006 ; Dainville, 1940, 1964 ; Pelletier, 2001 ; Verdier, 2015). Les fabricants de globes français contemporains de Coronelli, tels Guillaume Delisle (1675-1726) ou Nicolas Bion (1652-1733), accompagnent leurs globes de manuels dans lesquels ils s’emploient lon- guement à définir la nature de ces instruments. Dans son Introduction à la géographie, publiée de manière posthume en 1746, Delisle par exemple envi- sage le globe comme l’artefact géographique « le plus propre pour représen- ter le globe naturel de la terre […] parce que c’est un corps rond & solide comme le globe terrestre, & qu’on peut représenter sur cette boule ce qui se trouve sur le globe terrestre » (p. 12). Le globe terrestre comme objet carto- graphique permettant la transmission de savoirs géographiques tire donc sa particularité de sa forme : un objet sphérique, qui copie la vraie forme de la Terre. Le globe terrestre est le seul objet cartographique qui permette de respecter les proportions sans devoir aborder l’épineuse question des pro- jections, avec laquelle se confrontent les cartographes de l’époque moderne. En outre, comme l’avance Delisle, la vraisemblance des globes terrestres permet même de fixer dans la mémoire des apprenants les formes et con- tours du monde tel qu’il est5. On retrouve aussi de telles définitions dans les dictionnaires d’époque. Pour le Dictionnaire Universel de 1690 d’Antoine Furetière (1690, vue 694), c’est l’instrument savant qui prime : « On appelle Globe céleste, & Globe terrestre, deux instruments de Mathématique où sont rescrits en l’un

5 Les « globes artificiels […] facilitent grandement l’étude de cette science, parce que ces globes […] nous mettent les pays devant les yeux, & nous les représentent approchant de ce qu’ils sont dans le monde » (Delisle, 1746, p. 11). LE GLOBE SYNOPTIQUE ET SON VERNIS CRAQUELÉ... 61 les diverses régions de la terre, & en l’autre les estoiles fixes du Firmament ». Il est aussi un objet de décoration, puisque Furetière précise qu’on « trouve de ces globes dans toutes les belles Bibliothèques ». Dans le Dictionnaire de l’Académie françoise de 1694 édité chez la Veuve Coignard, c’est aux matériaux qu’on porte attention : « un globe d’airain, de carton &c. sur la superficie duquel sont dépeintes les régions de la terre, selon leur situation & leur mesure » (Académie française, 1694, p. 524). Chez Coronelli (1693, p. 3), la définition des globes est elle aussi double, s’intéressant tant à la théorie de la sphère qu’à la matérialité de l’objet ; pour lui, le globe terrestre est bien l’instrument solide, plein, sphé- rique, représentant la terre et l’eau prises ensemble : le globe terraqué. On retrouve cette définition dans son ouvrage de cosmographie générale, l’Epitome cosmografica (Coronelli, 1693). À l’instar des traités de sphéropée (Aujac, 1993), il y donne les clefs de la compréhension théorique de la sphère artificielle, comme abstraction mathématique du monde connu (Co- ronelli, 1693, p. 361-362), mais il y insiste aussi sur la matérialité des globes : la sphéricité théorique de la Terre comme de son modèle réduit fait écho à la sphéricité matérielle de l’objet globe (p. 343). Les matériaux employés, les couleurs choisies et les vernis appliqués permettent d’assurer la pérennité et l’intérêt esthétique de l’objet, et sont fonction tant des compétences du car- tographe que des finances du commanditaire (Coronelli, 1693, p. 398-400). L’attention que porte Coronelli à rendre intelligible l'ensemble des étapes pratiques de la fabrication s’explique très certainement par sa formation à la gravure, aux rudiments de la menuiserie et à divers travaux d’ingénierie (Armao, 1944, p. 8-28 ; Milanesi, 2016, p. 13-46, 52). Dans les textes que je viens de citer, les globes cosmographiques sont donc envisagés non seulement comme des instruments aux multiples applications, mais aussi sous l’angle de leur matérialité. C’est d’abord leur aspect général et esthétique qui est mis en avant. Les globes sont appréciés comme décoration, comme l’indique l’exemple de Furetière. Leur aspect extérieur doit donc correspondre à un souci tout autant esthétique que sa- vant : c’est là l’un des sens de l’alliance entre arts et sciences symbolisée par un ensemble allégorique sur le grand globe de Marly (Cosgrove, 2001 ; Hofmann & Richard, 2012). L’attention pour la matérialité des globes ne concerne pas seulement les techniques employées pour la fabrique de l’objet de plâtre et de bois, mais aussi celles nécessaires à la réalisation de la sphère théorique qu’il représente, telles que le choix du premier méridien, les codes de couleur ou de figurés.

62 MARTIN VAILLY

• Les étapes de la fabrication ou la science sur l’établi Entre les fabricants de globes, la lutte commerciale est féroce6 : ce discours théorique de la sphère parfaite comme monde en réduction est aussi un discours commercial. Il permet de vendre, en promettant un globe terrestre qui soit précis, facile d’utilisation, matériellement fiable, et à jour. Coronelli lui-même donne dans son Epitome Cosmografica des détails d’ingénierie sur ses grands globes qui font valoir certes son érudition, mais avant tout la praticité d’un objet que le souverain peut, selon les mots du cosmographe, « d’un seul doigt, sans se déplacer d’un pouce, faire pivoter et admirer le Globe dans son ensemble »7 (Coronelli, 1693, p. 334). Les méca- nismes et le piètement du globe doivent ainsi être pensés pour faciliter l’interaction physique avec l’objet, comme le laisse deviner la feuille de dé- dicace du globe en fuseaux réalisé par Coronelli en 1689, représentant le globe de Marly tel qu’il l’imagine exposé (figure 1 ci-après). L’enjeu est ici double : il faut fabriquer un objet facile d’utilisation, mais aussi esthétique et curieux. Pour façonner son medium, le cartographe prend ainsi en compte son usage futur dans un milieu potentiellement délétère, dont il doit tenter d’anticiper les caractéristiques : il faut prémunir les globes contre une mauvaise conservation, l’exposition à l’humidité ou à un ma- niement négligent qui leur coûterait leur intégrité. La nature même du support, une sphère périssable, dont il faut pren- dre soin, met en danger la pérennité de son contenu savant, modifie les in- teractions que le public peut entretenir avec cette sphère, et contrevient à l’idéal d’un globe terrestre comme espace permettant de fixer temporaire- ment l’état d’un monde encore en découverte. C’est en effet tout l’enjeu que pose l’histoire des grands globes de Marly : achevés en 1683, ils sont stock- és dans des caisses, avant d’être exposés au palais en 1704. Vingt ans d’attente laissent des traces à la surface de la sphère : l’humidité et les chocs du transport ont abîmé la surface, qui doit être reprise avant l’exposition. C’est ainsi tout naturellement que ces aléas sont pris en compte dans le processus même de la création de l’objet, Coronelli précisant dans son Epi-

6 Les globes montés représentent un certain budget : seize louis d’or pour ceux de Coronelli, enluminés et montés sur pieds, d’après le formulaire de souscription reproduit dans le Mercure Galant de juin 1687 (Donneau de Vizé et al., 1687, p. 41- 45). Ils nécessitent un espace de stockage qui limite les investissements des curieux, comme le montre le cas de Michel Bégon, qui évoque cette problématique dans une lettre du 27 décembre 1703, reproduite dans (Delavaud & Dangibeaud, 1935, p. 31). 7 « col solo dito, senza muoversi da un luogo, si gira, e si vede tutto il Globo ». Toutes les traductions sont de l’auteur. LE GLOBE SYNOPTIQUE ET SON VERNIS CRAQUELÉ... 63 tome Cosmografica que la fabrique des sphères cosmographiques de Louis XIV a été pensée pour résister aux injures du temps (Coronelli, 1693, p. 334).

Figure 1 - Feuille de dédicace du globe terrestre imprimé de Coronelli de 1689, représentant le globe de Marly exposé à Versailles comme se l’imagine Coronelli (Source : Bibliothèque nationale de France, numérisation de gallica.fr, https://gallica.bnf.fr)

L’idéal théorique du géographe doit donc faire avec les déterminants matériels qui influent sur la fabrique du globe. Il faut arriver à produire un objet qui dure dans le temps, dont les pigments tiennent pour ne pas faus- ser le tracé géographique, dont les inscriptions survivent, et qui offre suffi- samment d’espace pour livrer un discours clair et intelligible : le milieu dans lequel sera exposé le globe, ainsi que l’usage qu’il en sera fait, incitent le fa- bricant à prendre des mesures particulières quant à l’élaboration de ces globes. Chaque étape de la fabrication d’un globe terrestre révèle des pro- blématiques différentes, mais qui toutes contribuent à montrer que la sphère, cet objet idéal, est en fait particulièrement instable. La collecte initiale des données avec lequel le cartographe va compo- ser la surface de son globe est un premier déterminant de la forme que va prendre le medium en construction : tout objectif qu’il soit présenté, le me- dium est ainsi largement façonné par la persona de son auteur·ice (Daston & 64 MARTIN VAILLY

Galison, 2007, p. 216-233) — c’est-à-dire les prises de position savantes d’un·e acteur·ice, mais aussi sa situation dans des réseaux sociaux, de re- nommée et de légitimité. L’accès à des données chiffrées, iconographiques ou textuelles n’est pas une évidence, et est l’enjeu d’une véritable lutte de pouvoir entre producteurs de cartes d’Ancien Régime, comme le révèle l’épisode judiciaire opposant Guillaume Delisle à Jean-Baptiste Nolin en 1706 (Broc, 1970). Peu de surprise, dès lors, que les cartographes français d’Ancien Régime se réunissent à Paris, au Quai de l’Horloge, formant ainsi un réseau parisien de production et de circulation de savoirs géographiques. Coronelli lui-même profite de l’accès que Paris lui fournit à des sources récentes, par l’entremise de son patron, le cardinal César d’Estrées (Hofmann & Richard, 2012) : il peut ainsi accéder aux journaux de la deu- xième expédition de Cavelier de la Salle le long du fleuve Mississippi, un matériau de première main dont il ne manque pas de faire étalage sur le grand globe terrestre de Marly8. De même, après son retour à Venise, son travail pour le Roi-Soleil lui permet de bénéficier de fonds de la part des Riformatori de Padoue. Au couvent des Mineurs conventuels de Venise, il installe un véritable atelier cosmographique dans lequel il emploie plusieurs de ses frères mineurs, tout en déployant un réseau savant et commercial, l’Accademia degli Argonauti (Milanesi, 2016, p. 317-342) : l’ensemble de ces dispositifs lui permet d’accéder plus aisément à des matériaux neufs, ainsi que de mettre à jour ses productions existantes. L’accès à des sources de première main ne signifie toutefois pas que le cartographe peut ou compte les intégrer dans la vision du monde qu’il compose. En fonction des relations entre savants, oscillant entre cordialité et rivalité, chaque cartographe opère ses propres choix et livre une version de la géographie qui lui est propre. Les pratiques cartographiques dans la France moderne sont ainsi largement dépendantes des interactions dans les milieux de savoirs cartographiques. Le cas de Coronelli est ici encore parti- culièrement parlant. Sur recommandation du Cardinal d’Estrées, Jean- Dominique Cassini, astronome de l’Académie royale des sciences, réalise pour l’usage de Coronelli une mappemonde, tracée sur le pavement d’une des salles de l’Observatoire9. Comme l’astronome le souligne dans ses mé-

8 La surface du globe terrestre comporte de nombreuses références à cette expédition de Cavelier de la Salle, dont des informations extrêmement récentes, que Coronelli a reçues de César d’Estrées pendant la fabrique du globe. Ces inscriptions sont retranscrites dans (Le Large, v.1704-1710). 9 Jean-Dominique Cassini (v.1712), Journal de la vie privée de Jean-Dominique Cassini, manuscrit, Bibliothèque nationale de France, Cartes et plans, GE DD-2066 (2 RES), folii 163-164 : « ce Globe pour lequel j’avois fait la Carte de l'observatoire fondé [sic] sur plusieurs observations que le Père Coronelli qui m'avoit été LE GLOBE SYNOPTIQUE ET SON VERNIS CRAQUELÉ... 65 moires, Coronelli refuse de recourir à cette carte : par désaccord intellectuel, comme semble l’indiquer Cassini, ou par manque de temps ? Toujours est-il que le refus marque les esprits. Le Large, gardien du globe terrestre à qui Louis XIV confie la mission importante d’en transcrire les inscriptions et d’en expliquer les figures, rappelle ce fait dans son travail manuscrit, l’Explication des figures qui sont sur le globe de Marly (v.1710)10. Après avoir collecté les informations nécessaires à son travail et réali- sé une première carte manuscrite, le cartographe peut passer à la produc- tion concrète de la sphère sur laquelle il va représenter le monde, en s’aidant la plupart du temps de différents métiers : graveurs, imprimeurs et libraires, fabricants d’instruments (Hofmann, 2007 ; Pedley, 1981). De nou- velles relations se tissent ici entre le cartographe, le contexte théorique de la pratique, le milieu dans lequel il exerce et le matériau qu’il va mobiliser. La sphéricité de la Terre étant jugée pure et parfaite par Coronelli et ses con- temporains, il faut que le globe ainsi construit soit en accord avec ce « corps sphérique » formé par le globe terraqué (Besse, 2003) : Coronelli souligne que ces globes terrestres sont « le mode le plus approprié, qui se réalise en fabricant une boule parfaitement sphérique »11, ce qui implique d’apporter un soin particulier à sa fabrique (Coronelli, 1693, p. 343). C’est à cette ques- tion que Coronelli voue plusieurs pages de son Epitome Cosmografica, détail- lant la meilleure manière de préparer la structure du globe et sa surface, pour que l’objet soit le plus proche d’une sphéricité parfaite. Il se posi- tionne ici en ingénieur : sa formation première comprenait notamment l’art de la charpente, très utile lors de la construction des grands globes (Milane- si, 2016, p. 13-46, 52). Le prérequis théorique de la sphéricité absolue est ici un moyen de mettre en valeur ce qui est présenté par Coronelli comme une prouesse technique. Coronelli propose dans son texte trois variantes principales pour fa- briquer une sphère cosmographique de taille moyenne, environ 110 cm pour la majeure partie de sa production, en précisant à chaque fois les forces et inconvénients de chaque méthode. La première consiste à cons- truire une sphère de bois, sur laquelle on tend des tissus recouverts de glaise. La deuxième se caractérise par le façonnage manuel d’un patron sphérique de plâtre, qui servira de support pour former autour une seconde recommandé par le Cardinal d'Estrée ne voulut pas suivre ». 10 « Cette Carte fut aussi faite en partie pour aider le Pere Coronelli a faire ce Globe cy [...], il ne s'en servit point » (Le Large, v.1710, p. 53). La mention est d’autant plus forte que Le Large admire Cassini, qui le forme aux rudiments de l’astronomie et de la géographie. 11 « Li Globi pero sono veramente il modo più proprio; e si pratica fabbricando una Palla esattamente sferica » 66 MARTIN VAILLY sphère, de papier cette fois. Il conviendra ensuite d’ouvrir un trou dans le papier, afin de pouvoir briser le patron de plâtre pour alléger le globe. Dans ces deux premiers cas, la fabrique d’un patron circulaire en métal permet de vérifier le bon diamètre des globes. La dernière variante, plus intéressante puisqu’elle permet la reproduction en série d’hémisphères, consiste à cons- truire un patron de plâtre, sur lequel on construit deux hémisphères de pa- pier qui seront ensuite reliés entre eux par des broches de fer et de la glaise (Coronelli, 1693, p. 398-400). Coronelli insiste enfin sur l’importance cru- ciale d’une surface « lisse comme l’ivoire, pour que tout ce qui y soit dessiné ne puisse être gâté ni par l’humidité, ni par l’eau » en « ne laissant pas dis- tinguer les jointures »12 entre les différents éléments du globe (Coronelli, 1693, p. 334). Dans les trois variantes, il faut ensuite coller les fuseaux des globes imprimés l’un après l’autre sur la sphère ainsi formée, et coiffer la sphère de ses calottes polaires (figures 2 & 3 ci-après). Dans la pratique, ces globes sont réalisés dans un atelier au couvent des Frères mineurs à Venise, où Coronelli reçoit le soutien de certains reli- gieux mis à sa disposition par l’ordre pour la recherche bibliographique, puis d’apprentis graveurs installés au couvent pour réaliser les cuivres qui serviront à l’impression des fuseaux des globes. Pour le globe céleste il re- court à l’aide de Jean-Baptiste Nolin, le graveur imprimeur détenant les pri- vilèges pour la publication des cartes de Coronelli à Paris : la représentation de constellations exigeait une gravure extrêmement fine, excédant les com- pétences des Frères mineurs (Milanesi, 2016, p. 133-144). Ces considérations sont tout sauf anecdotiques : la prise en compte du contexte de production et de consommation des globes de Coronelli rappelle à quel point chaque objet pris individuellement diffère de la série de laquelle il provient, voire de l’idéal d’objectivité et de fixité du cosmo- graphe de Venise. Ces méthodes différentes, cruciales pour assurer la sphéricité parfaite de l’artefact cartographique, sont essentielles : une surface lisse et pérenne permet de fixer les aplats de peinture, dans le cas d’un globe manuscrit, ou d’assurer la bonne tenue des fuseaux de globes imprimés.

12 « Furono coperti di Tela finissima, che unita con artificiosa materia, non lascia distinguere gionture nelle parti, e li rende lisci come l’Avorio, così che quanto vi è sopra disegnato, non può esser guasto nè da humidità, nè da acqua. » LE GLOBE SYNOPTIQUE ET SON VERNIS CRAQUELÉ... 67

Figure 2 - Fuseau du même globe terrestre imprimé de Coronelli de 1689 présentant une dédicace au cardinal César d’Estrées (Source : Bibliothèque nationale de France, numérisation de galli- ca.fr, https://gallica.bnf.fr) 68 MARTIN VAILLY

Figure 3 - Calotte polaire arctique du même globe terrestre imprimé de Coronelli de 1689 (Source : Bibliothèque nationale de France, numérisation de gallica.fr, https://gallica.bnf.fr)

Cette manufacture soigneuse, qui évite des réparations trop fréquentes et parfois dommageables pour l’objet lorsqu’elles sont menées par des artisans inexpérimentés13, garantit aussi la bonne transmission du corpus de savoirs inscrits par le cartographe à la surface de son globe.

13 Ce cas de figure est évoqué ci-après, avec le cas de l’avarie arrivée au globe cé- leste de Bégon. Voir ci-après, « Usages, dégradations et contrariétés ». On peut aus- si penser au cas des globes de Coronelli conservés à l’Observatoire de Paris : la sphère terrestre a fait l’objet de restaurations hâtives qui rendent la surface diffici- lement lisible. LE GLOBE SYNOPTIQUE ET SON VERNIS CRAQUELÉ... 69

Cette surface est soumise aux conditions des milieux d’exposition, qu’il faut là aussi prendre en compte dès la fabrique de l’artefact cartogra- phique. Son intégrité n’est bien entendu pas uniquement garantie par la bonne sphéricité de l’objet. L’attention que porte Coronelli à la protection du globe passe aussi par l’application d’un vernis, dont la composition dé- pend une fois encore des ressources économiques du fabricant : un vernis à base de sandaraque, de la résine de cyprès, est bien moins onéreux, mais aussi beaucoup moins efficace, qu’un vernis qu’il qualifie de chinois (Coro- nelli, 1693, p. 403-404). Paradoxalement, cette attention portée à fixer par le vernis l’image du monde alors qu’elle n’est pas achevée, comme en témoi- gnent les lignes côtières du grand globe de Marly qui se confondent parfois avec l’océan dans un élégant dégradé, nie la possibilité de mise à jour du globe. Cela impliquerait des travaux complexes de retrait du vernis pour reprendre les peintures dans le cas du globe de Marly, ou pour remplacer un fuseau dans le cas des globes imprimés (Hofmann & Richard, 2012)14. En dernier lieu, l’aspect de la sphère et sa qualité savante sont adap- tés tant au goût qu’aux finances de son acheteur, qu’il s’agisse d’ailleurs de la décoration du globe ou de son piètement. En matière d’objets cartogra- phiques de l’époque moderne, il n’existe pas vraiment de standard, mais la production s’adapte au milieu et à ses attentes. Dans le cas des globes, cela s’explique principalement par leur nature d’objets de distinction sociale. La surface d’un globe manuscrit peut être ainsi plus ou moins détaillée, celle d’un globe imprimé rendue plus lisible par un travail d’enluminure, le pié- tement des globes peut contenir les cercles du méridien et de l’horizon ainsi qu’une boussole pour permettre un usage optimal de la sphère, ou une par- tie seulement de ces éléments. Coronelli lui-même l’affirme dans son Epi- tome (1693, p. 405-406) : « Ces pieds peuvent se faire de matériaux et de formes diverses, plus ou moins nobles, selon le goût et les finances de qui voudra en faire la démonstration »15. Cette diversité est mise en image dans plusieurs planches du même ouvrage, qui présentent différents types de pié- tements pouvant être conçus pour les mêmes globes (figures 4 & 5).

14 Ces travaux ont néanmoins été réalisés sur le globe de Marly. En outre, le vernis peut brunir en vieillissant et rendre illisible le globe : c’est le cas d’un globe céleste de Coronelli conservé à l’Observatoire de Strasbourg, restauré en 2019. 15 « Si possono fare questi Piedi di materie, e figure differente, più nobili, e meno, secondo il piacimento, ed economia di chi vorrà provedersene. » 70 MARTIN VAILLY

Figure 4 - Premier exemple de piètement tiré de Epitome Cosmografica de Coronelli (1693) (Source : Bibliothèque nationale de France, numérisation de gallica.fr, https://gallica.bnf.fr)

Un exemple parlant de cette adaptabilité de la production au goût et aux moyens de l’acquéreur est celui du duc d’Este, à qui Coronelli fait par- venir un devis dans lequel il indique que « pour les ornements de la pein- ture, des miniatures, de la sculpture et du reste, les dépenses se feront selon le bon vouloir du prince »16. Ces investissements onéreux mais nécessaires se font parfois à contrecœur : pour Bégon (1638-1710), officier de la Ma- rine royale et curieux renommé qui achète une paire de globes à Coronelli lors de la souscription initiée en 1684, « c’est un calice qu’il faut avaler » (Delavaud & Dangibeaud, 1925, p. 310). Cette expression fait référence non seulement au prix que Bégon doit payer pour le piètement, mais aussi à la complexité de trouver un artisan suffisamment talentueux pour le réaliser. Depuis Rochefort, il doit recourir à l’assistance d’un religieux parisien de ses connaissances, le père jésuite Sarrebourse, qui travaille avec l’ingénieur de la Monnaie Jean Castaing à fabriquer ce piètement (Delavaud & Dangi- beaud, 1925, p. 307-309).

16 « Per gli ornamenti della Pittura, Miniatura, Scultura, et altri, si porta fare quella spesa che parera piu propria al principe, che desidera. » Lettre reproduite dans (Fiorini, 1899, p. 330-340). LE GLOBE SYNOPTIQUE ET SON VERNIS CRAQUELÉ... 71

Figure 5 - Deuxième exemple de piètement tiré de Epitome Cosmografica de Coronelli (1693) (Source : Bibliothèque nationale de France, numérisation de gallica.fr, https://gallica.bnf.fr)

L’exposition et l’usage : du medium au milieu Une fois produits, les globes terrestres circulent dans toute l’Europe. C’est d’abord la production néerlandaise qui domine le marché. En France, à partir de la fin du règne de Louis XIV, ce sont les productions de Guil- laume Delisle (1675-1726), de Nicolas Bion (1652-1733) et surtout celles de Vincenzo Coronelli qui se répandent dans les cabinets curieux et dans les bibliothèques (Duprat, 1970 ; Schnapper, 2012). Cette deuxième partie de l’article étudie les pratiques d’exposition et d’utilisation des globes ter- restres, pour montrer dans quelle mesure le medium affecte le milieu dans lequel il est situé. Elle montre aussi les impacts concrets de la vie de l’objet sur sa matérialité : le transport, l’exposition et l’usage sont autant de situa- tions où le medium en circulation est reconfiguré par les milieux qu’il tra- verse.

• L’exposition : organiser le milieu L’objet façonne les milieux dans lesquels il évolue, et cela est tout aussi vrai pour le globe terrestre. Sa forme, pensée pour indiquer et faciliter 72 MARTIN VAILLY son usage, son contenu qui n’est transmis que par une étude approfondie, sont autant de caractéristiques d’un objet forçant le milieu — tant physique que social — à s’adapter (Grasskamp & Juneja, 2018 ; Mason, 2001 ; Russo, 2013). Les collectionneurs doivent parfois aménager leurs bibliothèques ou cabinets pour y installer leurs globes, adapter leurs pratiques aux spécificités matérielles de ces media, tandis que les objets se retrouvent au centre d’une sociabilité fondée sur la curiosité géographique. Cette constatation, a priori évidente, conditionne en fait la production et la circulation des savoirs dans des espaces donnés. La matérialité des globes, comprise cette fois non seulement comme le matériau qui les compose, mais aussi comme l’espace qu’ils occupent et la manière dont ils peuvent être exposés et utilisés, pose une série de pro- blèmes concrets aux curieux de géographie d’Ancien Régime. Le cas des grands globes de Marly est, à cet égard, l’un des plus évidents (figure 6) : s’ils sont des prouesses techniques admirables, et qu’ils offrent assez de sur- face pour permettre à Coronelli d’y reproduire une centaine d’ensembles iconographiques et plus de six-cent inscriptions encyclopédiques17, ils n’en sont pas moins imparfaits. L’épopée de leur transport de Paris à Marly, les lourds travaux d’architecture et de menuiserie que leur exposition nécessite, sont un pre- mier problème : il faut transporter les grands globes par voie fluviale, ouvrir les murs de deux pavillons pour laisser passer les globes et transformer to- talement l’intérieur des bâtiments qui, auparavant, comprenaient deux ap- partements, en cabinets de géographie et d’astronomie (Bentz, 2012b). Des bibliothèques et des tables y sont installées pour y placer cartes, atlas et ins- truments, tandis que les panneaux de lambris sont peints de cartes murales (Bentz, 2012a). Par leur matérialité titanesque, les globes de Coronelli con- traignent le milieu à s’adapter, et forcent les individus y évoluant à adapter leurs pratiques et leurs comportements18.

17 Les cahiers de François Le Large recensent ainsi près de 600 inscriptions et commentent près d’une centaine d’images ou ensembles iconographiques. D’autres se sont effacées avant que Le Large puisse les consigner dans ses manuscrits, comme il l’indique dans sa lettre à Coronelli du 10 avril 1710, reproduite dans (Hofmann & Richard, 2012, p. 113-115). 18 Les projets successifs d’exposition des globes après leur retrait en 1715 du palais de Marly posent eux aussi ces mêmes problèmes d’accès à la surface des sphères, du projet d’exposition à la Bibliothèque du Roi au XVIIIe siècle jusqu’à leur lieu d’exposition actuel, sur le site François-Mitterand de la BnF. On se reportera aux textes de Françoise Bléchet, Catherine Hofmann et Hélène Richard dans (Hof- mann & Richard, 2012, p. 249-299). LE GLOBE SYNOPTIQUE ET SON VERNIS CRAQUELÉ... 73

Figure 6 - Plan en coupe du pavillon du globe terrestre de Marly, Cabinet Robert de Cotte, 1703 (Source : Bibliothèque nationale de France, numérisation de gallica.fr, https://gallica.bnf.fr)

Mais les soucis ne s’arrêtent pas à l’installation des sphères : leur taille devient problématique dès lors qu’il s’agit d’en lire la surface. Cette con- trainte est particulièrement sensible avec le grand globe terrestre, qui a les faveurs de Louis XIV. Bien que le globe puisse pivoter, sa taille ne permet pas de lire la plupart des inscriptions qui y sont inscrites, de la même ma- nière que le détail de certaines images échappe au regard. Le souverain 74 MARTIN VAILLY commissionne le lunettier Lebas pour réaliser des loupes, livrées en 1706 : alors qu’elles devaient aider le souverain à observer la surface de son globe, ces dernières se révèlent inefficaces. Il demande alors au garde du pavillon du globe terrestre à Marly, François Le Large, de réaliser un premier relevé de l’ensemble des inscriptions qui couvrent la sphère. Le roi peut ainsi cir- culer autour de ce monde en réduction, monter sur la galerie qui permet de l’observer du dessus, ou bien le faire pivoter, le carnet à la main, pour en donner l’explication aux princes et courtisans qu’il reçoit à Marly19. Sans adaptation de l’espace, ni production de prothèses techniques et textuelles, les lunettes et les manuscrits, qui permettent au souverain d’augmenter ses capacités et d’enfin accéder à l’ensemble des savoirs repré- sentés à la surface de son globe terrestre, Louis XIV serait grandement limi- té dans ses interactions avec ce medium. Il ne pourrait accéder qu’au plus évident, le tracé géographique et les grands ensembles d’illustrations, parfai- tement lisibles depuis le sol, et manquer ainsi la complexité de cet objet sa- vant. Il ne pourrait lire ni inscriptions, ni toponymes, ce qui retirerait une grande part d’intérêt aux sphères. Le corpus iconographique lui échapperait en grande partie, et les continents, couverts d’une verdure miniature, lui paraîtraient désespérément blancs. Sans adaptation du milieu à ce medium particulier, ce seraient ainsi plusieurs niveaux de signification du globe ter- restre qui échapperaient totalement au Roi-Soleil, dont la vision apolli- nienne est supposée être panoptique (Cosgrove, 2001). Ce travail d’adaptation dote Louis XIV d’un « corps étendu » lui permettant d’user au mieux de son globe terrestre (Mialet, 2014). Les savoirs géographiques construits et collectés par Coronelli ne sont donc transmis et réemployés que grâce à la complexification des rela- tions entre le medium et son milieu. Si ces éléments d’un savoir géographique ne peuvent être lus, décryptés, interrogés ou mobilisés, le globe devient un artefact sans réel intérêt savant, dont même l’esthétique ne suffit pas20 (Hofmann, 2012 ; Ingold, 2012) : l’explication curieuse et la leçon de géo- graphie donnée à ses courtisans sont pourtant pour Louis XIV un réel en- jeu curial. Il transparaît notamment dans les journaux de Philippe de Cour- cillon, marquis de Dangeau, qui relève une série de visites du roi et de ses courtisans. À l’entrée du 8 août 1704, on apprend que le Roi « fit voir les globes avec tous les ornements qui les environnent et qui sont très-

19 Le Large, lettre à Coronelli du 10 avril 1710, reproduite dans (Hofmann & Richard, 2012, p. 113-115). 20 En 1850, les défenseurs du retrait des globes de la Bibliothèque nationale en vue de leur translation à Versailles mettent ainsi en avant l’absence d’intérêt scientifique du globe, qu’ils opposent à son attrait esthétique. Ce moment est analysé par (Hofmann, 2012). LE GLOBE SYNOPTIQUE ET SON VERNIS CRAQUELÉ... 75 magnifiques » à « Madame la duchesse de Bourgogne et madame de Main- tenon » (Soulié et al., 1857, p. 91)21. Le 12 août de la même année, Louis XIV mène la reine d’Angleterre « au pavillon des globes, où le roi d’Angleterre et madame la duchesse de Bourgogne les rejoignirent après la collation, et achevèrent de faire le tour du jardin avec eux » (p. 94). Ces vi- sites rappellent l’importance des pratiques savantes à la cour, et plus généra- lement de ces mêmes pratiques dans la fixation, la transmission et la recon- figuration permanente des savoirs. C’est d’ailleurs là tout le sens du travail de Le Large auprès du grand globe terrestre : pour accéder à l’ensemble des savoirs que recèle ce globe terrestre, il faut en effet déployer un ensemble d’autres pratiques, d’enquête et d’expérimentation, qui laissent supposer que ce milieu de savoirs évoqué ici excède largement les seuls murs du palais de Marly. Suivre Le Large dans son enquête pour recueillir les originaux des inscriptions, et expliquer les figures qui couvrent le grand globe terrestre, c’est révéler que ce medium qu’est le globe est en fait pris dans un large « maillage [meshwork] » (Ingold, 2011) qui fait se rencontrer des collection- neurs parisiens, des marins revenant d’expédition avec des cartes, un jardin d’acclimatation, la Ménagerie du Roi ou l’Académie des sciences. Le Large réalise de grands cahiers de lieux communs dans lesquels il note côte-à-côte des extraits de ses lectures et les résultats de ses propres observations. Si ces cahiers n’ont pas survécu, les traces des enquêtes de Le Large demeurent dans l’un des deux manuscrits qu’il produit pour Louis XIV à partir de 1710, l’Explication des figures. On peut par exemple y suivre ses voyages au Jardin du Roi pour étudier l’anatomie d’un crâne d’éléphant, afin d’expliquer l’illustration mystérieuse de deux tritons sortant de l’océan une défense (Le Large, v1710, p. 167-171) Il se réfère de même aux mesures prises sur des cornes de narval dans divers cabinets parisiens, dont celui de la bibliothèque de Sainte-Geneviève, lors d’une dissertation sur la réelle provenance des cornes de licorne (p. 145) (Vailly, 2020, p. 305-308). L’ensemble de ces expériences de terrain sont constitutives d’un milieu de savoirs que Le Large doit arpenter pour parvenir à expliquer et faciliter l’usage du grand globe terrestre. Un autre cas intéressant de l’adaptation du milieu au medium est celui de Bégon, évoqué plus haut. Bégon est un grand collectionneur, qui entre- tient des liens étroits avec d’autres curieux parisiens, tels Cabart de Viller- mont. Dans ses collections, on trouve ainsi bon nombre de cartes et d’atlas,

21 On renverra aussi au dépouillement de Marine Masure-Vetter (2012) pour le Centre de recherches du château de Versailles du journal de Dangeau, accessible en ligne : http://chateauversailles-recherche.fr/IMG/pdf/03_Dangeau_ok.pdf 76 MARTIN VAILLY mais aussi des globes (Beltrán, 2017 ; Schnapper, 2012). La pratique géo- graphique est extrêmement importante pour Bégon : en tant qu’officier de la Marine royale, il sait lire et utiliser des cartes. Les globes de Coronelli, pour lesquels il a dépensé sans compter, occupent ainsi une place impor- tante, sinon centrale, dans sa collection. Toutefois, leur exposition a posé quelques problèmes à Bégon, qui évoque dans ses lettres à Villermont de novembre et décembre 1694 (Delavaud & Dangibeaud, 1925, p. 307-311) son embarras à trouver suffisamment d’espace pour les installer. En outre, l’encombrement des globes et l’ensemble des efforts fournis pour les expo- ser dans son cabinet l’empêchent de procéder à l’achat de globes plus ré- cents et plus corrects, ceux de Delisle (Delavaud & Dangibeaud, 1935, p. 31-33) : c’est certainement cet encombrement qui le pousse à aménager une nouvelle galerie dans laquelle il déplace ses globes en 170322. L’intendant doit travailler avec un globe terrestre dépassé, au tracé erroné par endroits23. Bégon ne doit pas seulement réorganiser son cabinet de tra- vail, mais aussi adapter ses pratiques aux spécificités de la sphère qu’il em- ploie. Dans ces deux cas, c’est le medium qui reforge le milieu.

• Usages, dégradations et contrariétés Une fois exposé, le medium est soumis à de nouvelles altérations : il est utilisé, montré, déplacé, parfois dégradé. Dans cette partie de la vie de l’objet, les interactions medium/milieu sont les plus intenses. D’un côté, le milieu doit s’adapter pour permettre au medium de perdurer : il faut aérer une pièce, surveiller l’humidité, mettre à disposition des curieux une biblio- thèque et des instruments pour pouvoir se servir du globe (Bentz, 2012a). De l’autre, l’interaction du medium avec d’autres éléments du milieu le dé- grade nécessairement : poser ses mains sur le vernis du globe peut l’abîmer, faire pivoter la sphère fatigue les mécanismes, la laisser à l’air libre sans pro- tection accélère sa décrépitude. Si cette évolution n’est, pour évoquer Tim Ingold (2011, 2012), qu’un déplacement le long d’une « ligne de vie » qui soumet la matière à des transformations continues et constitutives de sa nature, elle est cependant destructrice pour les savoirs, qui peuvent dispa- raître avec la transformation de leurs supports matériels.

22 La galerie est mentionnée à l’occasion d’un accident arrivé au globe céleste de Coronelli lors de son déplacement, dans une lettre de Bégon à Villermont du 25 février 1703, reproduite dans (Delavaud & Dangibeaud, 1930, p. 185-186). 23 Au moins un cas pratique d’utilisation du globe terrestre par Bégon peut être recensé, celui de l’étude de l’expédition de Mathieu Sagean, évoqué dans une lettre à Villermont du 7 juillet 1701, reproduite dans (Delavaud & Dangibeaud 1930, p. 72-73.) LE GLOBE SYNOPTIQUE ET SON VERNIS CRAQUELÉ... 77

Les précautions prises par Coronelli lors de la fabrique de ses globes montrent bien que les acteurs qui m’occupent ici ont conscience de l’aspect évolutif d’un objet soumis aux outrages du temps. Cependant, ces précau- tions ne suffisent pas. L’exemple du globe terrestre de Marly est à ce titre particulièrement révélateur : chaque étape de sa vie implique des transfor- mations qui l’éloignent toujours plus de l’objet idéal, voulu par Coronelli et d’Estrées. Lorsque le cosmographe vénitien quitte Paris en 1684, son ou- vrage n’est pas totalement achevé : Coronelli devait revenir en France pour achever certaines parties du globe terrestre, comme l’allégorie des quatre parties du monde dont le cartouche est demeuré vide24. Entre 1684 et 1704, date de leur exposition au palais de Marly, les globes sont conservés dans des caisses à l’hôtel d’Estrées, où ils subissent les affres du temps. Une fois qu’ils sont installés dans les pavillons du château, leurs surfaces doivent être restaurées25. L’objet pensé, voulu et réalisé sous la direction de Coronelli, et celui exposé dans le cabinet de géographie de Louis XIV, sont déjà diffé- rents. Entre 1704 et 1715, enfin, c’est le milieu social qui impacte très lar- gement le statut des grands globes de Coronelli. L’évolution des savoirs géographiques suscite quelques projets de reprise du tracé géographique du globe terrestre, qui ne seront jamais menés à bien26. En outre, le roi se dé- sintéresse progressivement de ses globes, jusqu’à envisager dès 1712 de ré- cupérer les pavillons pour y installer de nouveaux appartements à destina- tion de ses courtisans27. En 1715, le projet est mis à exécution, le cabinet de géographie démantelé, et les globes dissociés de leur piétement et expédiés au Louvre pour y être entreposés (Hofmann & Richard, 2012). Le travail de Le Large est lui-même le produit direct de l’évolution du medium. Il envisage son travail comme le dernier acte de l’histoire des globes de Marly : après leur fabrication puis leur exposition, il faut les rendre exploitables pour le Roi-Soleil et sa cour puisque, d’après les mots de

24 Le Large évoque ce vide dans son Explication des figures (v.1710, p. 328). C’est une lettre du Cardinal d'Estrées à La Chapelle du 12 juillet 1684 qui indique l’état d’inachèvement des globes (Hofmann & Richard, 2012, p. 62). 25 Ce fait est attesté par un paiement versé au peintre Claude Audran pour des « ouvrages de peinture qu’il a fait aux globes de Marly » mentionné dans les Comptes des bâtiments du Roi (Guiffrey, 1894, p. 1100). 26 Le projet de la mise à jour des globes est évoqué par l’abbé Jean Bobé dans une lettre à Delisle où il exprime son désir de voir la mise à jour du globe terrestre con- fiée à Delisle (Dawson, 2000, p. 236). 27 Ici aussi, ce projet — réalisé seulement trois ans plus tard — est évoqué par le marquis de Dangeau dans l’entrée du 19 novembre 1712 de ses mémoires : « l’on ôte les globes des deux derniers pavillons, ou dans chacun il y aura quatre loge- ments » (Soulié et al., 1858, p. 267). 78 MARTIN VAILLY

Le Large, le globe « ne seroit à proprement parler qu’un corps sans âme » sans son Recueil des Inscriptions (Hofmann & Richard, 2012, p. 113-115). La préoccupation est ici double. Elle est bien évidemment celle de l’usage, mais elle est aussi et surtout celle de la conservation entre les pages d’un carnet d’inscriptions vouées à disparaître. Le Large le souligne lui-même dans une lettre à Coronelli, « il y a beaucoup d’Inscriptions, qui sont effacées » mais que « quand toutes les Inscriptions du Globe s’effaceroient dans la suite, on les retrouveroit dans deux Livres, ou elles sont escrites à la main » (Hof- mann & Richard, 2012, p. 113-115). Si l’objet est soumis aux injures du temps, les savoirs, eux, doivent être protégés. Plus encore : isolé du Recueil, le medium n’a pas de sens, et est considéré imparfait, incomplet. Entouré du cabinet de géographie, et augmenté par le travail de Le Large, le globe de- vient enfin exploitable, tissé à plein dans le maillage de ce milieu de savoir. Si Le Large œuvre au sein d’un milieu de savoir, la cour du roi, qui lui fournit la plupart des ressources savantes et financières nécessaires pour mener à bien sa tâche, d’autres espaces sont moins favorisés. Le cas de Bé- gon est là aussi particulièrement intéressant à explorer, puisqu’il permet de mettre en évidence d’autres acteurs des milieux de savoir. Lorsque Bégon fait déplacer sa paire de globes de Coronelli en février 1703, un imprévu survient : le globe céleste est abîmé au cours du transport, et il faut rempla- cer des fuseaux entiers gâtés par l’accident (Delavaud & Dangibeaud, 1930, p. 186-186). La tâche est loin d’être aisée : Bégon est installé à Rochefort, âgé, malade, et doit donc recourir à des tiers pour mettre en branle le pro- cessus de restauration du globe. Par l’entremise de son contact parisien, Ca- bart de Villermont, il parvient après de nombreuses péripéties à obtenir des fuseaux de remplacement, en mai 1703, mais doit renoncer à embaucher l’artisan qu’on lui recommandait, faute de fonds. Il se contente d’employer les ouvriers locaux, qu’il juge moins talentueux, déplorant par là même les désagréments d’une vie qu’il qualifie lui-même de provinciale (Delavaud & Dangibeaud, 1930, p. 194-196). C’est ici le déplacement dans l’espace qui, conjugué à une dépense fi- nancière importante, porte préjudice à la bonne conservation d’un en- semble de savoirs. L’importance moindre du globe céleste aux yeux de Bé- gon l’aide à accepter une restauration peu satisfaisante, qui pourrait porter préjudice à la lisibilité de l’objet. Dans le cas du globe terrestre, un instru- ment auquel il a effectivement recours lorsqu’il reçoit des capitaines de na- vire dans son cabinet de Rochefort ou qu’il doit décider d’envoyer une ex- pédition, on l’a vu, le problème se serait très certainement posé autrement. Bégon n’aurait pas pu se contenter d’ouvriers non spécialisés, dont la res- tauration aurait pu nuire à la lisibilité du globe, voire à son utilité. Ses res- sources étant limitées à la fin de sa vie (Schnapper, 2012, p. 611), la restau- LE GLOBE SYNOPTIQUE ET SON VERNIS CRAQUELÉ... 79 ration aurait certainement impliqué d’autres sacrifices financiers et perturbé son travail ; en 1693 déjà, il écrivait à Villermont que « la passion à laquelle [il s’est] laissé emporter depuis quelques années, des livres, des médailles et des curiosités […] ne [lui] permettent pas de rentrer dans aucune affaire qu’elle quelle puisse estre » (Delavaud & Dangibeaud, 1925, p. 179-180). Le même objet, saisi dans deux milieux différents, peut ainsi avoir une destinée radicalement différente, qui peut nuire à l’universalité prétendue des savoirs qu’il transporte.

Conclusion Tracer la vie d’un objet force à prendre en compte de nombreux dé- terminants. Ce medium traverse plusieurs milieux au cours de son existence : de sa construction dans un atelier, à son exposition dans une bibliothèque ou un cabinet. Dans ces environnements physiques et sociaux variés, il est reçu et mobilisé de différentes façons. Une histoire des savoirs géogra- phiques écrite à partir d’objets cartographiques ne saurait faire l’économie d’une telle étude : les savoirs n’existent qu’incarnés, dans des milieux qui les soumettent à diverses transformations. Les globes théoriques planifiés par Coronelli ne sont pas les mêmes que ceux exposés au palais de Marly ou dans le cabinet de Bégon. L’expérience matérielle du cartographe, la ri- chesse du commanditaire ou de l’acheteur, son emplacement ou le savoir- faire de son possesseur sont des paramètres évidents affectant le devenir du medium, mais il en est d’autres, moins évidemment liés, qui peuvent être mis en évidence en replaçant ce medium en contexte dans un milieu de savoir donné. C’est là le principal avantage permis par l’étude des milieux de savoir, compris à la fois comme les interactions sociales qui prennent place au cours de la vie de l’objet, et comme les déterminants extérieurs et matériels qui peuvent affecter son existence : il permet de ne pas limiter la biographie d’un artefact à un simple suivi de son parcours. Au contraire, il conduit à enrichir la vie de l’objet d’une série d’informations qui auraient pu être écar- tées dans une histoire des savoirs s’attachant uniquement à la valeur scienti- fique d’un artefact, réduite à des observations, des textes, etc. La composi- tion d’un vernis, la comparaison d’une illustration avec un squelette conservé dans un cabinet ou des réparations de fortune réalisées par des ouvriers peu délicats peuvent jouer un rôle important dans l’histoire de la constitution et de la circulation des savoirs géographiques. La production, la fixation et la circulation de savoirs ne sont jamais cristallisées (Adell, 2011 ; Jacob, 2014), mais nécessitent au contraire des efforts constants d’acteurs dont le rôle n’est parfois révélé qu’en menant ce type d’étude. L’usage d’un 80 MARTIN VAILLY objet technique comme document facilite la prise en compte de ces élé- ments, mais une telle enquête peut aussi être appliquée à des sources plus traditionnelles de l’historien·ne que sont les papiers et les esquisses (Bert, 2014 ; Dumas Primbault, 2018). Travailler à partir des milieux de savoirs permet enfin de resituer toute une écologie des pratiques savantes entourant la géographie de l’époque moderne. Cette approche est inspirée par une anthropologie histo- rique des savoirs fondée sur une étude spatiale et matérielle. Elle se place aussi dans la continuité de travaux initiés depuis la fin des années 1990, qui ont replacé les artefacts cartographiques dans un plus large contexte de production, et ont conduit à questionner tant la signification sociale et cul- turelle des cartes que leurs usages et leur réception dans les sociétés les produisant (Besse, 2003 ; Harley & Woodward, 1987 ; Hoffman, 2002 ; Ja- cob, 1992 ; Lippincott, 2002). En intégrant à ces questionnements fonda- teurs les enjeux de mésologie et d’écologie des pratiques savantes, elle per- met de restituer la complexité des pratiques scientifiques, qui ne dépendent pas uniquement de l’engagement des savants, mais aussi de quantité d’acteurs, humains comme non humains, souvent négligés par les premiers travaux d’histoire de la cartographie. Les pratiques savantes ne fonctionnent pas à sens unique, du praticien vers son objet, bien au contraire : le travail scientifique est co-produit, dans ce cas, tant par le géographe ou le curieux de géographie que par le globe terrestre qu’il fabrique ou consulte. Il faut ajouter à cette co-production le milieu dans lequel se déroule le travail sa- vant : individus, environnement, lieux (Livingstone, 2003 ; Shapin, 2010). Tous ces éléments doivent être pris en compte pour écrire une histoire de la discipline et des savoirs sur le monde située et incarnée, qui prenne en compte l’écologie des pratiques savantes et évite d’abstraire les savoirs de leur ancrage dans des milieux et des media.

Remerciements Je souhaiterais remercier Déborah Dubald et Paul-Arthur Tortosa pour leurs commentaires sur les premières versions de ce texte, ainsi que les deux relecteur·ice·s dont les observations m’ont permis de l’améliorer grande- ment. Cet article est en partie issu de recherches financées par l’Institut uni- versitaire européen (Florence) et l’École des hautes études en sciences so- ciales (Paris).

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Références

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Entre terrain et dépôt : envisager les mi-lieux de production des ingénieurs militaires géographes (XVIIe-XVIIIe siècle)

Grégoire Binois & Émilie d’Orgeix∗

Résumé Fondé sur l’étude de saisies militaires après-décès, cet article aborde les conditions de pro- duction cartographique et d’exercice du métier d’ingénieurs militaires géographes. Praticiens itinérants, ils sillonnaient le royaume au gré de leurs affectations et du théâtre de la guerre. Substituant la notion de « mi-lieu » à celle, généralement invoquée de milieu, il vise à rendre compte des contraintes matérielles d’un métier qui nécessitait de se créer des environ- nements de travail provisoires et éphémères, dans les villes d’affectation. En imbriquant espaces et temporalités, cette étude propose d’explorer la spécificité de ces cabinets tempo- raires, souvent établis à domicile, où étaient quotidiennement fabriqués, finalisés et ordon- nés les documents. Travailler sur cette notion apparaît fructueux pour recomposer l’intégralité d’une chaîne de production qui, entre travail sur le terrain et envoi dans les dépôts, restait à ce jour incomplète.

Mots-clés : collections, dessins, cabinets, cartes, plans, ingénieur militaire, ingénieur carto- graphe, cartographie, guerre, fortification.

Abstract This article, based on posthumous military inventories, examines the working conditions and cartographic production of military engineers and geographers who, as itinerant practi- tioners, traveled constantly due to their various postings and the shifting Theater of War. It aims at shedding light on the material constraints of a trade that required the creation of ephemeral working environments in the cities where they were temporarily posted. By interweaving spaces and temporalities, this study explores the specificity of these provision- al and semi-private cabinets where maps and drawings were produced, finalized, and or- ganized on a daily basis. As such it reconstructs a previously undocumented chain of pro- duction, complete from on-site surveys to archival depots.

Keywords: collections, drawing, maps, military geographers, cabinets, military engineers, cartography, war, fortifications.

∗ Grégoire Binois, doctorant boursier de la fondation Thiers, Laboratoire IHMC, Université Paris 1 & ARCHE, Université de Strasbourg. Émilie d’Orgeix, direc- trice d’études, Histara 7347, EPHE, PSL. 88 GRÉGOIRE BINOIS & ÉMILIE D’ORGEIX

E 12 juin 1745, vers huit heures du matin, les autorités de la ville de Strasbourg vinrent poser les scellés sur les portes de la maison L d’Antoine de Régemorte, ingénieur du roi fauché quelques se- maines plus tôt au siège de Tournai. L’inventaire après décès qui fut alors réalisé détaille l’aménagement intérieur du logement de ce géographe mili- taire, situé en pleine ville, rue de la nuée bleue1. Locataire depuis 1733, le défunt avait directement succédé à un autre ingénieur, le sieur Colliquet2. Non content d’en reprendre les appartements, Antoine de Régemorte avait également pris à bail deux pièces au premier étage. Plus lumineuses, per- cées de deux croisées, il y avait installé son cabinet. S’y trouvaient une bi- bliothèque de près de 200 volumes, une grande armoire contenant des ra- mettes de papier (trois de papier ordinaire et deux de feuilles à dessin), ainsi que deux autres armoires à battants emplies de cartes, l’une conser- vant « les cartes de la province d’ » et l’autre des varia. Trois petits bureaux meublaient la pièce, en sus d’un quatrième « dans une fenêtre » qui permettait de profiter d’un surcroît de lumière naturelle. Trois grandes tables de bois tendre (sapin) ainsi qu’une de bois dur (chêne) complétaient ce mobilier3. Elles servaient très probablement à dessiner, laver puis faire sécher les cartes. D’ailleurs, demeurait encore sur l’une d’entre elle une bat- terie de règles. La pièce était également meublée de tabourets, chaises et fauteuils permettant aux dessinateurs de choisir leur assise. Un lit d’appoint ainsi que quatre globes, deux grands et deux petits, complétaient le mobilier. Dans la pièce attenante, où étaient entreposés les effets per- sonnels de l’ingénieur, furent trouvés « 19 piquets garnis de fer par le bas, 1 pied avec le niveau et son étui, 1 chaîne à toiser, 2 chandeliers de cam- pagne de cuivre, 2 étuis de mathématiques sans aucun instruments, 1 boussolette, 2 étuis à gobelets […] 1 étui de mathématiques garni de ses instruments d’argent, 1 boîte avec des moules à faire des lettres ». Le maté- riel qui permettait à l’ingénieur de travailler sur le terrain n’était donc pas conservé dans son cabinet de dessinateur. Par ailleurs, le fait que de nom-

1 Archives départementales du Bas-Rhin, 6E 41/996, Inventaire après-décès d’Antoine de Régemorte, 13 juin 1745. 2 Ibid., 6E 4, Bail du 5 septembre 1733. 3 La question des différentes essences de bois utilisées pour les tables est brièvement traitée par Nicolas Buchotte dans son édition de 1722 puis approfondie dans la réédition de son ouvrage en 1756. Il y est conseillé d’utiliser des essences de bois dur pour les opérations de dessin à l’instrument et de découpe « à cause qu’ils sont plus unis et plus doux lorsqu’on a quelque papier à couper à la règle » (Buchotte, 1756, p. 27). Les bois tendres, tel le sapin, étaient principalement utilisés pour laver et sécher les plans. ENTRE TERRAIN ET DÉPÔT... 89 breux étuis de mathématiques aient été mentionnés « sans aucun instru- ments » laisse penser que le défunt les avait emportés avec lui lors de sa campagne militaire. Cette description du cabinet de travail d’Antoine de Régemorte laisse donc entrevoir un espace semi privé, le « logement-bureau » de l’ingénieur, dans lequel se déployait tout un ensemble de pratiques maté- rielles et savantes. Elle permet également d’introduire l’une des caractéris- tiques fondamentales du travail de l’ingénieur et du topographe militaires : le nomadisme. Tantôt sur le terrain, tantôt dans son cabinet de travail, plus rarement à Paris ou Versailles, l’ingénieur était en permanence soumis aux contraintes matérielles d’un métier qui lui imposait de se déplacer d’un lieu de travail à un autre. Qu’il ait été géographe ou officier du génie, ce profes- sionnel de la carte était avant tout un itinérant, voyageant au gré de ses af- fectations et du théâtre de la guerre, et devant sans cesse s’adapter à des environnements de travail changeants. On connaît peu ces conditions d’exercice du métier, nomade et temporaire. Si certains espaces de l’ingénieur ont suscité une abondante bibliographie, ils sont loin de concerner tous les maillons de la chaîne opé- ratoire de fabrication des cartes et plans. D’un côté, se trouvent les nom- breux travaux consacrés au terrain, cette « instance majeure de construc- tion, de transmission et de validation » (Robic, 1996, p. 95) des pratiques et savoir-faire. De l’autre, se trouvent les recherches sur l’histoire et la consti- tution des différents dépôts (de la Guerre, de la géographie et des places) qui servaient d’interface avec le pouvoir et régissaient l’envoi des ingé- nieurs en province. Entre les deux, subsiste néanmoins un angle mort, ce- lui des spatialités, dynamiques et mécanismes propres aux lieux de travail intermédiaires4, entre terrain et dépôt, dont le fonctionnement souvent éphémère a rarement été documenté (Faille & Lacrocq, 1979). Ainsi, au lieu de convoquer la notion de milieux, définie dans l’introduction de ce volume comme « l’assemblage organique des espaces, artefacts et acteurs qui par leurs interactions se reconfigurent mutuelle- ment », cet article propose d’y substituer celle de « mi-lieux » pour définir les cabinets temporaires où étaient quotidiennement fabriqués, finalisés et ordonnés les documents. Dans le prolongement des réflexions initiées par Emanuele Clarizio, faisant du mi-lieu un « ensemble des objets techniques qui, en tant que tel, opère une médiation entre le vivant et le monde » (Cla-

4 Le terme d’« espace intermédiaire » [intermediary space], a été employé par plusieurs chercheurs en sciences sociales et humaines en lien direct avec les opérations d’observation menées sur le terrain, ou pour définir des espaces interstitiels en architecture ou urbanisme. Voir (Katz, 1994 ; Treib, 1988). 90 GRÉGOIRE BINOIS & ÉMILIE D’ORGEIX rizio, 2018, p. 90), l’enjeu consiste ici à élargir cette notion pour l’appréhender « comme moyen et comme medium » (Clarizio, Poma & Spanò, 2020, p. 13), c’est à-dire comme un ensemble d’objets, d’espaces et de dispositifs temporaires, assurant, pour un temps, les fonctions de pro- duction, de formalisation et de transmission des savoirs entre les milieux de référence que sont, pour les savoirs géographiques, le terrain et les dé- pôts. Travailler sur ces mi-lieux, apparaît dès lors fructueux pour recompo- ser l’intégralité d’une chaîne de production qui comprend l’installation physique dans les lieux, la fabrication des documents (composition, compi- lation, mise au net et en couleur...), le classement et les procédés de con- servation (entoilage, marquage...). En tant qu’espaces, environnements, tout autant que dispositifs, ces mi-lieux transforment et conforment les savoirs pour les rendre intelligibles à d’autres catégories d’acteurs (adminis- trateurs, ministres, officiers). Bien que temporaires et volatiles (Jacob, 2007-2011 ; Müller, 2009, p. 133)5, ils occupent donc une place centrale dans la chaîne de production (et d’utilisation) des savoirs géographique à l’armée. Dans le cadre de cette enquête exploratoire allant de la fin du XVIIe siècle à la Révolution, deux volets ont été explorés. Le premier s’attache à restituer les conditions d’établissement et les spécificités de ces « mi-lieux » de travail, entre terrain et dépôt, à l’articulation des sphères privée et pro- fessionnelle, et des pratiques individuelle et collective (Rusque, 2018). Le second vise à retracer, à partir de l’étude matérielle des collections, un en- semble d’objets, de gestes, de pratiques et d’ordonnancement des savoirs qui faisaient système, avant le démantèlement de ces bureaux-logements. In fine, il s’agit donc de nuancer, à l’aune de ces nouveaux lieux, le discours communément tenu sur la normalisation de la production graphique des ingénieurs ; de réévaluer le rôle de toute une documentation disparue des collections patrimoniales, mais qui participa pourtant à leur élaboration ; et d’illustrer le savoir-faire gestionnaire de ces ingénieurs, souvent occulté au profit de l’étude de l’intelligence technique qu’ils ont déployée.

Des lieux : le cabinet de l’ingénieur cartographe Les spatialités et configurations des cabinets de travail établis au logis des ingénieurs, dans les villes ou les sites où ils étaient en poste, sont peu documentées. Hormis les quelques pages que leur a consacré Anne

5 Dans un entretien avec Bertrand Müller (2009, p. 133), Christian Jacob insiste sur la typologie des lieux de savoirs « temporaires » qui, tel l’observatoire astronomique, est « un lieu d’accumulation et de traitement de données ». ENTRE TERRAIN ET DÉPÔT... 91

Blanchard (1979, p. 312-314) ou les rares études monographiques portant sur les plus réputés d’entre eux, tels Vauban ou Claude Masse (Faille & Lacrocq, 1979)6, rares sont les enquêtes qui ont tenté de saisir, au cas par cas, les conditions d’attribution de logements des ingénieurs dans des contextes politiques, sociaux et économiques aussi variés que l’étaient ceux de leurs villes d’affectation. Si le logement des ingénieurs — ou son indemnisation — devait officiellement incomber aux communautés de villes, les faisant ainsi bénéficier du même statut privilégié que les autres membres de l’État-major, ils étaient rarement hébergés à même enseigne que les gouverneurs ou les majors des places (Navereau, 1924). Les nombreux rappels, requêtes et dossiers de litiges conservés dans les archives des personnels du Génie témoignent des réticences que suscitait leur prise en charge par des municipalités souvent peu enclines à y contribuer7. Dépendant du bon vouloir des villes, on leur attribuait parfois des espaces peu adaptés à l’exercice de leur métier, où ils logeaient souvent à plusieurs. Ainsi, au Havre, le logement des ingénieurs en chef, situé entre la porte du Perrey et la corderie du roi, était, jusqu’à sa reconstruction en 1751, une modeste maison d’une douzaine de mètres de long sur sept de large et cinq de hauteur, surmontée d’un comble (Lemonnier-Mercier, 2013, note 52). À défaut de logement, l’attribution d’une indemnisation dépendait de l’état des relations entretenues entre autorités municipales et militaires. Ainsi, en 1777, lorsque Jean-Baptiste de Caux de Blacquetot arrive à Sedan pour y remplacer Claude de Ramsault comme directeur des fortifications des places de la Meuse, il se voit refuser les 300 livres accordées à son prédécesseur, la ville ne souhaitant plus payer pour son logement8. Il est vrai que, dans le cas des directeurs des fortifications, les fréquentes absences que leur imposaient leurs « visites » de places, ne plaidaient pas en leur faveur. En 1748, le ministre fut même obligé de rappeler que « les ingénieurs doivent jouir du logement même en cas d’absence »9. Agents du roi souvent temporaires et sujets à de nombreux

6 Les travaux de Natacha Coquery (1991) sur les logements-bureaux des hôtels particuliers parisiens fournissent un autre exemple de partage des espaces privés et professionnels à l’époque moderne, notamment ce qu’elle nomme « les hôtels pro- fessionnels » qui renferment cabinets et bibliothèques. 7 Archives et bibliothèque du Service historique de la Défense de Vincennes dé- sormais SHD, Vincennes, 1 VC 1, Personnels, 1695-1714. Par exemple, en 1743, Etats des répartitions des 1650 livres imposées à la province de Languedoc pour le logement des ingénieurs (pièce 1) ; en 1749 Lettre aux intendants pour leur rappeler de fournir en nature ou en argent le logement des ingénieurs (pièce 3). 8 SHD, Vincennes, 1 VC 13, pièce 5. Lettre de Caux de Blacquetot, 1777. 9 SHD, Vincennes, 1 VC 1, Personnels, 1695-1714, pièce 2. 92 GRÉGOIRE BINOIS & ÉMILIE D’ORGEIX déplacements (visites, campagnes militaires, missions topographiques), les ingénieurs itinérants recevaient souvent moins bon accueil que ceux qui s’établissaient en ville pour de nombreuses années, s’intégrant ainsi aux réseaux locaux de sociabilité. Véritables nomades, les ingénieurs topographes étaient amenés certains hivers, lorsqu’ils ne travaillaient pas au dépôt10, à établir localement des cabinets pour y mettre au propre leur travail d’été. Dans ces conditions, ils étaient souvent contraints d’avancer leur loyer avant d’en demander le remboursement au secrétaire d’État. C’est le cas de l’équipe de Jean Le Michaud d’Arçon qui, en 1777, loue des logements à Grenoble puis à Valence, pour une somme de 162 livres11. Ainsi, pour des occupations temporaires, de quelques mois à une année, le paiement d’un loyer devenait l’expédient le plus commode. Cette condition s’applique également aux ingénieurs en attente de régularisation de leur situation, face aux communautés récalcitrantes ou dans des villes récemment conquises. À Lille, Vauban prend en urgence un logement chez Nicolas Robillart, bourgeois de la ville12 dans lequel il laissa d’ailleurs un exceptionnel portefeuille de documents de travail13. Enfin, certains ingénieurs pouvaient être parfois logés dans l’un des bâtiments du domaine royal ce qui, encore une fois, était loin d’être une garantie de confort. Au château de Landscron dans le Haut-Rhin, l’équipe d’ingénieurs loge, au milieu du XVIIIe siècle, dans la tour d’artillerie, au- dessus de la chambre du commandant, dans des espaces sombres et circulaires d’environ trois toises de diamètre, qu’ils partagent avec

10 Au début du XVIIIe siècle, les ingénieurs des camps et armées (ou les ingénieurs géographes) passaient la majorité de la période hivernale chez eux, ne se rendant que ponctuellement au dépôt des cartes. Ce n’est qu’en 1743, lors du rattachement de ce dépôt au département des fortifications, que les ingénieurs géographes pu- rent bénéficier d’un environnement de travail institutionnel (Berthaut, 1902). À partir de 1777, ils sont majoritairement détachés sur les frontières, sous les ordres des directeurs des fortifications, qui devaient leur fournir un espace de travail pour l’hiver (SHD, Vincennes, Ya 91, Ordonnance du Roi concernant les Ingénieurs Géographes, 26 février 1777). 11 SHD, Vincennes, GR A1 3703, pièce 8, Article des dépenses faites pendant la cam- pagne de 1777 pour la carte topographique du Dauphiné et de la Provence, 1777. 12 AM de Lille, AG/794/14 et AG/850/10, Série Affaires Générales. 13 AM de Lille, AG/275/1, « Documents de travail de Vauban et de ses ingénieurs », Le mobilier et le matériel des espaces de travail de Vauban dans l’Hôtel du gouverneur à la citadelle de Lille où il fut nommé gouverneur en 1705 sont également détaillés dans les archives Rosanbo ; MI 155, bobine n° 36, pièce 39, 13 p., Mémoire et inventaire des meubles quy se trouvent au gouvernement de la citadelle de Lille apartenant à Monseigneur le Mareschal de Vauban, 1707. ENTRE TERRAIN ET DÉPÔT... 93 l’entrepreneur des fortifications14. Si cette cohabitation étroite avec le maître d’œuvre facilite certainement la conduite des travaux, l’isolement des ingénieurs en poste à Landscron n’est certainement pas propice au développement d’une sociabilité savante précieuse au renouvellement et à la diffusion de leurs travaux (Rusque, 2018, p. 81-82)15. Quant à Louisbourg en Nouvelle-Écosse, Étienne Verrier habite, de 1724 à 1730, dans « un angar appartenant au Roy […] qui n’avait été fait qu’avec des planches que la rigueur du temps a tout pourry »16. C’est en fonction de cette diversité des conditions de résidence que les ingénieurs ménagent, autant qu’ils le peuvent, leurs « mi-lieux » de travail pour y conduire leurs opérations cartographiques. Si les inventaires après décès en décrivent rarement la configuration, quelques sources, — telles les plans de la maison de Claude Masse à La Rochelle et celle construite par Étienne Verrier à Louisbourg à partir de 1730 —, indiquent la pré- sence d’un cabinet de travail souvent situé dans les galetas, plus lumineux en ville que les étages inférieurs. Ainsi, le cabinet de travail de Claude Masse, dont les plans et élévations figurent dans le Recueil des plans de La Rochelle (1687-1724) consistait en une petite pièce sous comble, chauf- fée par une cheminée et éclairée par une lucarne (figure 1 ci-après)17. Au Havre, le logement des ingénieurs n’étant percé que de deux croisées sur rue au rez-de-chaussée et de trois lucarnes, c’est probablement au niveau des combles qu’ils avaient dû s’installer pour travailler. Ces cabinets de- vaient idéalement être d’une superficie assez grande et judicieusement par- titionnés, comme l’indique le plan des galetas de Claude Masse, afin de pouvoir être chauffés. La question du chauffage apparaît fréquemment dans les correspondances et notes de frais. Dans les années 1720, Naudin débourse annuellement autant pour le chauffage et l’éclairage de son local

14 STAP (Service métropolitain de l’architecture et de l’urbanisme) Haut-Rhin, DAR 930 (fonds Denkmalarchiv), Plan du chateau [sic] et des batiments [sic] de Landskron, 1764. Légende « R. Tour où il y a un souterrain vouté et une chambre au dessus affectée au commandant, au dessus sont les logements des ingénieurs et de l’entrepreneur des fortifications ». 15 Comme l’illustre Dorothée Rusque (2018, p. 81-82), la localisation des appartements et cabinets de savants en ville, souvent dans les mêmes quartiers, participaient d’une sociabilité savante importante. 16 ANOM (Archives nationales d’Outre-Mer), C11B, vol. 11, fol. 70-78v, fol. 78. Lire à ce sujet (Iturbe-Kennedy, 2017). 17 SHD, Vincennes, Bibliothèque du génie, In Fol 131g, Claude Masse, Recueil des plans de La Rochelle, 1687-1724, fol. 135. 94 GRÉGOIRE BINOIS & ÉMILIE D’ORGEIX que pour ses fournitures de bureau (soit environ 230 livres)18. La gestion de ses quatre cordes de bois (soit environ 12 m3) et de ses 40 kg de chan- delles19 était une préoccupation constante sans laquelle le bureau ne pou- vait fonctionner. En Nouvelle-France, Gaspard Joseph Chausse- gros de Léry dépense sept fois plus de bois. En 1749, alors qu’il est en poste à Québec, il se plaint au ministre de devoir user annuellement de « trente cordes de bois et trente livres de chandelle » (Roy, 1939, t. 2, p. 92) pour lesquelles il ne reçoit aucune compensation hormis les 300 livres ac- cordées pour son loyer.

Figure 1 - Claude Masse, « Plan de la maison de Monsieur Masse… en 1716 », Recueil des plans de La Rochelle, 1684-1724 (Source : Service historique de la Défense, Vincennes, Bibliothèque du génie, Atlas 131g, pl. 89)

• Espaces partagés Bien que l’on ne puisse pas utiliser stricto sensu le terme d’atelier, qui définit à l’époque moderne « le lieu où certains ouvriers, comme Peintres,

18 SHD, Vincennes, GR Ya 92, Dossier Naudin, lettre demandant rembourse- ment de ses frais de bureau, 1729. 19 Calcul effectué sur la base du prix estimatif d’une livre la livre de chandelle. Pour une étude plus détaillée voir (Castelluccio, 2016). ENTRE TERRAIN ET DÉPÔT... 95

Sculpteurs, Maçons, Charpentiers, Menuisiers, &c. travaillent sous un même maître »20, les cabinets de travail des ingénieurs étaient souvent des espaces partagés, fonctionnant comme de véritables petites « agences ». Les directeurs de fortifications, outre l’aide d’ingénieurs subalternes, béné- ficiaient presque toujours de celle d’un dessinateur payé 600 livres sur les deniers royaux au milieu du XVIIIe siècle21. Les ingénieurs en chef travail- laient aussi régulièrement avec un ou plusieurs ingénieurs ordinaires affec- tés dans leur place. Quant aux ingénieurs géographes — ou ingénieurs des camps et armées22 — ils étaient aussi régulièrement secondés par des des- sinateurs. Le bureau de Naudin en comptait quatre dans les années 172023 et Régemorte, durant la campagne de 1735, était accompagné d’un dessi- nateur personnel24 tout en collaborant avec le sieur Paret, lui-même topo- graphe militaire25. Enfin, avant la fondation de l’École du génie de Mézières au milieu du XVIIIe siècle, les ingénieurs se chargeaient de former de jeunes ingé- nieurs-aspirants ou même souvent leurs propres fils. Ce fut le cas de Rous- sel26, de Jean-Baptiste Naudin l’aîné (Médiathèque du Pontiffroy, 2003), de Claude Masse (Faille & Lacrocq, 1979) ou encore de Jean-Baptiste de Régemorte, qui forma ses trois fils, Louis, Noël et Antoine27. En 1731, l’apostille apposée au récapitulatif des états de service du sieur de

20 Dictionnaire de l’Académie française, Paris, Veuve Bernard Brunet, 1762, Tome 1, p. 116. 21 SHD, Vincennes, 1 VC 1, pièce 21, Estats de messieurs les ingénieurs pour l’année 1750 avec leurs réceptions, grades, résidences et appointements, 1750. C’est le cas de Jean- Baptiste Maréchal à Montpellier, de Roland Le Virloys à Maubeuge, de David de Lafond (ou Delafond) en Flandre maritime... 22 Les « ingénieurs des camps et armées » prirent en 1738 le titre d’« ingénieurs ordinaires pour les camps et armées ». Dans les années 1750, ils devinrent « ingénieurs géographes », puis, à partir de 1777, « ingénieurs géographes militaires ». Voir à ce sujet (Cuccoli, 2020). 23 SHD, Vincennes, Ya 92. Note de frais du bureau des dessinateurs de Naudin l’aîné, 1729. 24 SHD, Vincennes, GR 1M 1517, Régemorte, Lettre de Spire au bureau de la guerre, 31 mars 1735. 25 SHD, Vincennes, GR 1A 2788, Régemorte, Lettre du 2 juin adressée au bureau de la guerre depuis Westhoffen, 2 juin 1735. Pour Paret, voir son dossier militaire : SHD, Vincennes, GR 1Ye 19 707. 26 SHD, Vincennes, GR 1A 2713, 145, Lettre de Roussel au Secrétariat d’Etat de la Guerre, 7 juin 1733. 27 Bibliothèque nationale et universitaire de Strasbourg désormais BNU Strasbourg, fonds Thurckheim, ms. 218. 96 GRÉGOIRE BINOIS & ÉMILIE D’ORGEIX

La Chèze, ingénieur en chef de , mentionne ainsi qu’il « a payé à ses soins le loyer d’un endroit où il fait travailler les jeunes ingénieurs ras- semblés »28. À Louisbourg, l’une des principales complaintes d’Étienne Verrier, alors qu’il habite encore dans son premier logement de fortune, est qu’il ne permet ni d’y accueillir ni d’y former ses deux fils, Philippe et Claude (Chabre, 2017, p. 121-138). La « maison de l’ingénieur », pour la construction de laquelle il ne cesse de militer dès son arrivée dans la colo- nie, témoigne de l’importance que pouvait représenter la construction d’un lieu adapté à l’exercice didactique et collectif du métier. On y saisit tout l’écart entre l’aspiration à un atelier idéal et la nécessité de reconfigurer, tant bien que mal, les espaces souvent malcommodes qui lui étaient al- loués.

• L’ingénieur dans ses meubles L’aménagement intérieur de ces espaces de travail ne devait pas être fondamentalement différent de ceux des « géographes de cabinet » déjà étudiés, tels ceux de l’atelier des Delille (Dawson, 2000) ou de Jean- Baptiste d’Anville (Haguet, 2018). Tout au plus devait-il être parfois plus rustique et « bricolé » avec du mobilier et des matériaux trouvés sur place, que ceux des cartographes « à domicile ». Sans doute aussi, fallait-il que les ingénieurs envoyés dans des postes isolés fabriquent eux-mêmes leurs tables à dessin et châssis à verre pour copier les plans. Nicolas Buchotte, conscient de l’isolement de certains ingénieurs envoyés dans « de petites places », en détaille la fabrication. Les tables devaient être faites de quatre planches dont deux devaient comporter des fentes d’un demi-pouce (envi- ron 1,5 cm), aux angles adoucis pour pouvoir y glisser la partie des grandes feuilles à dessin non utilisée. Quant à la hauteur, elle devait être de deux pieds deux pouces (environ 70 cm), afin de pouvoir s’y « appuyer l’estomac sans gâter le papier sur lequel on dessine » (Buchotte, 1756, p. 27-28). Cer- tains inventaires après décès effectués par l’administration militaire instrui- sent également sur la spécificité des meubles de rangement qui compor- taient souvent des parties mobiles (battants, portes), afin de protéger les documents des détériorations et des vols. En 1701, l’inventaire après décès de l’ingénieur François Ferry à La Rochelle, étudié par Anne Blanchard (1979, p. 312-313), fait état de plusieurs « tables à écrire, de plusieurs pu- pitres avec écritoires, de deux armoires à serrures, de rayonnages à livres ainsi que huit morceaux de planches cloués ensemble qui ne ferment point devant, servant à mettre des portefeuilles ». En 1755, dans l’inventaire de

28 SHD, Vincennes, 1 VC 1, pièce 22. État des ingénieurs contenant différentes propositions pour le Ministre, 1751. ENTRE TERRAIN ET DÉPÔT... 97

Louis de Cormontaigne, directeur des fortifications des Trois-Évêchés, il est fait mention d’une grande armoire à portes « complètement remplie de bas jusqu’en haut » appelée « l’armoire du serre-papier ». Elle renfermait une dizaine de grandes « cases » sur lesquelles était inscrit un titre résumant le sujet des mémoires et des plans pliés qu’elles contenaient29. Pour trier ses papiers, l’ingénieur semble donc avoir eu recours aux étiquettes plus qu’à l’inventaire, stratégie alternative également étudiée par Dorothée Rusque (2018, p. 91), permettant d’accéder directement au contenu sans passer par un système de cotes. On peut imaginer que, tout comme dans le cabinet d’Antoine de Regemorte, d’autres armoires, étagères et porte-livres complétaient cet intérieur. La plupart des recueils, livres et mémoires com- portaient des reliures solides et protectrices, en parchemin ou en veau, qui permettait de limiter le mobilier « fermant ». Les étagères en bois, faciles à fabriquer et à démonter, devaient être nombreuses. Quant aux porte- feuilles, reliés en carton fort, ils pouvaient être placés le long des murs ou des pieds de table. La description de ces « mi-lieux » de pratiques et de savoirs établis aux quatre coins du royaume ne cessent d’étonner tant par l’immense di- versité de situations individuelles qu’elle dévoile que, d’une manière assez paradoxale, par leur similitude de fonctionnement. Bien qu’isolés, ces « mi- lieux » témoignent d’une manière commune de concevoir et de pratiquer un métier qui se définit bien plus par l’association étroite de réseaux d’hommes formés « à même école », et usant des mêmes équipements, que par des spatialités et des agencements normés. Le lien entre des ingénieurs, tels La Chèze, Claude Masse, Étienne Verrier ou bien encore Vauban dans son logement lillois en passant par la petite équipe postée au château de Landscron, est l’ambition de se ménager, avant tout, des espaces de travail leur permettant de conduire des projets, d’effectuer des copies, des mises au net et de classer leurs très nombreux documents. Si l’on connaît encore peu le détail de ces fonds de cabinet, on sait qu’ils sont pléthoriques. L’inventaire de Cormontaigne en témoigne. Au lendemain de sa mort, ce sont 1255 livres, recueils, ballots, registres et mémoires qui sont envoyés au bureau des fortifications, et cela, sans compter les documents rendus à sa veuve ou conservés à pour le service des fortifications. Mêlant do- cumentation personnelle, littérature grise et production administrative, ils attestent de la pensée, des méthodes et des modes de gestion d’un ingé- nieur qui avait, au fil des années, établi son propre environnement collectif de travail. En regard de l’immense production imprimée contemporaine,

29 SHD, Vincennes, Bibliothèque du génie, ms. 221, pièce 2, art. 43, Inventaire des papiers des officiers du Génie décédés depuis 1744 jusqu’à l’an IX, nd. 98 GRÉGOIRE BINOIS & ÉMILIE D’ORGEIX qui divulgue un savoir formalisé, parfois très éloigné des réalités de terrain, l’étude du fonctionnement de ces bureaux et de l’ordonnancement de leurs contenus permet de situer les conditions d’exercice du métier.

La gestion matérielle des fonds de cabinet Si ces intérieurs n’ont pas été conservés et s’il ne subsiste que quelques rogatons de portefeuilles dans des collections patrimoniales30, l’étude des saisies militaires après décès constitue une source documentaire exceptionnelle. Leurs inventaires encore largement inédits, conservés au Service historique de la Défense, complètent efficacement les archives no- tariales pour dresser, depuis le début du XVIIIe siècle, l’état des collections de cartes, plans, livres et instruments des ingénieurs, au lendemain de leur décès31. Cherchant à contrôler la circulation de ces papiers, les autorités de la place avaient alors pour mission de les inventorier, puis d’y prélever tout ce qui concernait le service du roi. Cette précieuse documentation, qui s’étend de la mort de Vauban en 1707 à 1850, renseigne sur de nombreux aspects liés au classement et au fonctionnement de ces « agences » à domi- cile. Inventaires et parfois notes de frais offrent ainsi un instantané du fonctionnement de ces « mi-lieux », permettant d’appréhender l’ordre ma- tériel de la production cartographique (fournitures, types de productions, modes de classement, état matériel, etc.).

• Pensée logisticienne : approvisionnement et choix des matériaux Produire des cartes impose tout d’abord de disposer d’un certain nombre de fournitures. L’approvisionnement des agences conditionnait leur bon fonctionnement. La gestion de la consommation matérielle (chauffage, éclairage, instruments de mathématiques, papiers, crayons, cou- leurs etc.), son anticipation ainsi que la réflexion sur la nature des maté- riaux utilisés était une préoccupation centrale de l’ingénieur en cabinet. Une note de frais de 1777 mentionne ainsi que l’équipe de Jean Le Michaud d’Arçon, composée d’une dizaine de cartographes, s’était pro-

30 Dont la collection « Auclair » (AD du Cher, 21 Fi), « Documents de travail de Vauban et de ses ingénieurs » (AM de Lille, AG/275/1), « Plans War Series, French Plans » (UK National Archives, Kew). 31 Recueil des édits et déclarations du Roy, arrests et règlemens du Parlement de Besançon, pu- bliés & enregistrés depuis l’année mil six cens soixante & quatorze, Besançon, F.-L. Ri- goine, 1701-1739, Tome VI, p. 97-98. « Il sera procédé aux appositions & levées des scellés et à la confection de l’inventaire des effets de leurs successions par les juges ordinaires du lieu de la résidence ». ENTRE TERRAIN ET DÉPÔT... 99 curée 224 feuilles de papier grand aigle (pour la mise au net des travaux), 380 feuilles de papier au colombier, 32 mains de papier à la couronne, 43 mains de papier à la coche, 79 cahiers de papiers à lettre, 64 cahiers de papiers à l’atelier ainsi que 52 feuilles de papiers transparents pour les calques32. Cette consommation très importante permet également de prendre la mesure de la diversité des types, des formats et des condition- nements de ces fournitures (feuilles, carnets, mains, etc.). La variété des supports correspondait alors à celle des usages (correspondance, minutes de plans, calques, mise au net, etc.). Alors que ne sont aujourd’hui conser- vés dans les collections patrimoniales que les mises au net accompagnées de quelques mémoires descriptifs et d’une poignée de lettres, cette liste permet d’évaluer la consommation matérielle nécessaire à leur élaboration. À côté de ces masses de papier, la note de frais précise que l’équipe con- sommait deux fois plus de « crayons fins d’Angleterre » (144) que de « crayons communs de France » (72), soit plus d’une dizaine de crayons par dessinateur. Certaines couleurs étaient conservées sous forme liquide, prêtes à l’emploi (8 bouteilles de vert d’eau par exemple), d’autres sous forme de solide à diluer (7 bâtons d’encre de Chine), tandis que d’autres encore demandaient une préparation plus longue (183 grains de carmin). Si les plumes s’usaient vite (il en est mentionné 32 paquets), les pinceaux avaient une longévité plus longue (seulement 12). Enfin, 77 aulnes de toile furent achetés pour entoiler les canevas trigonométriques qui servaient de base commune au travail des cartographes. Au fil de cette énumération, on saisit donc le travail quotidien de l’atelier, la variété de ce qu’il comprend, tout autant que la consommation du cabinet. Son approvisionnement ainsi que les caractéristiques matérielles de ces fournitures était donc une préoccupation constante de l’ingénieur, et une composante essentielle de son métier. Dans son manuel, Nicolas Bu- chotte (1756) leur prodiguait un certain nombre de conseils, dont le pre- mier était certainement la capacité d’anticipation : acheter les crayons an- glais pendant la paix pour ne pas se retrouver à court si la guerre venait à être déclarée, se constituer une réserve de papier à faire vieillir puisque le lavis s’y réalisait mieux, posséder un stock de canifs fins puisqu’il ne s’en trouvait pas partout. Cette difficulté d’approvisionnement est d’ailleurs confirmée par la note de frais de Jean Le Michaud d’Arçon, qui se fournis- sait à Besançon, Grenoble et Marseille. La réflexion sur les caractéristiques

32 SHD, Vincennes, GR A1 3703, 87, Le Michaud d’Arçon Jean, Etat de la dépense faite pendant la campagne de 1777 à l’occasion de la levée de la carte des frontières du Dauphiné et de la Provence ordonnée par le Roy, suivant les ordres à moy adressés par le Secrétaire d'Etat de la guerre, 1777. 100 GRÉGOIRE BINOIS & ÉMILIE D’ORGEIX matérielles des fournitures est également centrale. Choisir des plumes de corbeau pour le paysage, de cygne pour les bordures (Buchotte, 1756, p. 15), prendre des règles en bois tendre, qui absorbent l’encre, et non im- perméables, afin d’éviter de laisser des traces involontaires (p. 22), sont autant de conseils qui témoignent de l’adaptation des matériaux aux condi- tions d’exercice de la cartographie. Puisque le carmin s’oxyde au contact de l’air, il ne faut pas en préparer trop d’un coup (d’Arçon le conserve d’ailleurs sous forme de grains), par ailleurs, cette couleur séchant vite, il ne faut pas l’utiliser trop près de la cheminée, ou en été, par de fortes cha- leurs (p. 85-86). La production des cartes repose donc sur une gestion minutieuse du cabinet, attentive à son approvisionnement, à son entretien ainsi qu’aux choix des matériaux utilisés. Alors que le savoir-faire de l’ingénieur est souvent présenté en lien avec le terrain, centré sur les projets, l’étude de cette gestion matérielle du cabinet éclaire d’un nouveau jour les attendus d’une profession. Au-delà de la figure classiquement convoquée de l’ingénieur technicien, apparaît ici celle du gestionnaire attentif aux fourni- tures, à la gestion des flux et à l’agencement de son bureau. La prise en considération des conditions matérielles d’exercice de la cartographie per- met ainsi de resituer les productions dans leur contexte d’élaboration, de prendre la mesure des matériaux consommés, et de réévaluer le rôle d’un certain nombre de documents ayant aujourd’hui disparus des collections patrimoniales.

• Documents préparatoires, intermédiaires et disparus des opérations cartogra- phiques Cette disparition affecte particulièrement les nombreux brouillons, croquis, ébauches ou calques (figure 2). L’étude des inventaires après décès permet ainsi de réévaluer, en premier lieu, la place tenue par les cartes et plans imprimés. Contrairement à l’idée reçue qui voudrait que l’ingénieur, pour garantir le secret militaire, ne travaille que sur des documents manus- crits, force est de constater que l’imprimé tient une place importante dans son cabinet. La collection de l’ingénieur Gourdon est ainsi pour moitié constituée de cartes gravées33. Ces documents étaient essentiels à la pra- tique du cartographe de cabinet, qui, dans bien des cas, s’en servait pour compléter ses plans. La copie partielle de cartes, qu’elles aient été an- ciennes ou gravées, était en effet un expédient qui permettait aux ingé- nieurs de gagner du temps et de compléter avantageusement des relevés

33 SHD, Vincennes, Bibliothèque du génie, ms. 221, Inventaire des papiers de Gourdon, 1765. ENTRE TERRAIN ET DÉPÔT... 101 parfois incomplets. Il n’est donc pas surprenant qu’Amédée Frézier ait conservé un portefeuille de « plans forts vieux […] dont la plupart n’ont ni cotte, ni légende, ni échelle »34. Ils faisaient partie d’une cartothèque dans laquelle il pouvait puiser à loisir35.

Figure 2 - [Vauban et son équipe], brouillon, [s.d] (Source : Archives munici- pales de Lille, AG/275/1, « Documents de travail de Vauban et de ses ingénieurs », fol. 55)

34 SHD, Vincennes, Bibliothèque du génie, ms. 221, Inventaire des papiers de Frézier, 1774. 35 Dans son inventaire détaillé du dépôt des cartes du ministre de la guerre, Naudin précise ainsi que de nombreuses cartes ne sont conservées que pour servir de base à l’élaboration des cartes futures. Voir SHD, Vincennes, Bibliothèque du génie, ms 209. 102 GRÉGOIRE BINOIS & ÉMILIE D’ORGEIX

Les bureaux concentraient également une grande quantité de tra- vaux d’étape : des ébauches, des « griffonnements » (comme ceux trouvés en grand nombre dans le portefeuille Lillois de Vauban et de ses ingé- nieurs)36, des calques, des dessins partiels, plus ou moins abouties, des ca- nevas géométriques (figure 3), souvent entoilés pour gagner en solidité, et exposés sur une table afin de permettre aux travailleurs de s’y référer37, ainsi que de petits carnets, consignant scrupuleusement les observations de terrain.

Figure 3 - Extrait du canevas géométrique des Vosges sous la direction de Le Mi- chaud d’Arçon, vers 1785 (Source : Bibliothèque nationale et universitaire de Stras- bourg, ms 1797-33)

Les minutes réalisées à la planchette, de petit format, étaient alors assem- blées, collées ensemble avant d’être mises en couleur (figure 4). Les fonds du Service historique de la Défense sont riches de ces grandes cartes com- posites, constituées par l’assemblage de petites feuilles (20 x 10 cm envi- ron), dont les jointures trahissent parfois un travail à plusieurs mains. Sou- vent, les « raccommodements » donnent lieu à des irrégularités, à des rattrapages grossiers, voire à des tentatives de camouflage plus ou moins

36 AM de Lille, AG/275/1, « Documents de travail de Vauban et de ses ingénieurs ». 37 SHD, Vincennes, GR A1 3703, 87, Le Michaud d’Arçon Jean, op. cit. ENTRE TERRAIN ET DÉPÔT... 103 heureuses, comme dans une carte du Hainaut où les bordures sont systé- matiquement plantées d’arbres, quadrillant ainsi l’espace de haies orthogo- nales38. Ces grandes productions pouvaient enfin être copiées, réduites ou agrandies en fonction des besoins.

Figure 4 - Extrait de la carte des Vosges sous la direction de Le Michaud d’Arçon, assem- blage de minutes, vers 1785 (Source : Bibliothèque nationale et universitaire de Strasbourg, ms. 3918-1)

38 SHD, Vincennes, GR 6M LIC 1459, Anonyme, Carte d’une partie de la Flandres impériale où sont marqués les campements de Louis XV, avec les attaques des villes et les plans dans cette partie, levé sur les lieux par l’ordre de Monseigneur le maréchal de Saxe, vers 1745. 104 GRÉGOIRE BINOIS & ÉMILIE D’ORGEIX

Certaines de ces minutes en conservent les séquelles, étant soient piquées pour permettre une reproduction à l’identique, soit quadrillées afin de faci- liter l’opération de réduction39.

• État matériel et conditionnement L’état matériel et le conditionnement de ces fonds de cabinet étaient donc variables, témoignant de l’attention plus ou moins grande portée à la hiérarchisation des papiers qui conduisait à en détruire certains. Hormis les documents rustiquement reliés, de parchemin, de carton fort ou conservés en ballots, les cartes les plus précieuses étaient souvent entoilées et parfois roulées « entre les deux travées de la bibliothèque, et dans la petite armoire du coin en entrant dans la chambre », comme il est précisé dans l’inventaire de Noël de Régemorte40. Cette attention tranche par rapport à celle accordée aux documents dont la consultation quotidienne était néces- saire. Selon l’ordonnance royale de 1744, les ingénieurs en chef devaient ainsi installer dans leur cabinet un plan directeur de leur place, réalisé « sur une échelle de quatre pouces sur cent toises […] lequel sera collé sur une table et signé par le Directeur »41. De grande dimension, pouvant atteindre plusieurs mètres carrés42, ces plans, même s’ils pouvaient être décollés en appliquant une éponge mouillée sur l’endos de la carte — la colle était alors constituée de fleur de farine de seigle ou de froment (Buchotte, 1756, p. 174-175) — ne devaient jamais être transportés « hors de la maison de l’ingénieur ». Pourtant, à côté de ces grands plans directeurs, de ces beaux rayonnages de bibliothèque et de ces alignements de portefeuilles, la liasse demeurait le contenant le plus commun. Peu onéreuse, elle permettait de réunir rapidement les éléments d’un même dossier. Empilées dans un coin, ou réunies dans des cartons comme chez Cormontaigne, elles représen- taient le conditionnement ordinaire des dossiers d’ingénieurs. Pratique, la liasse n’était cependant pas protectrice. Les documents cornés et déchirés

39 Ces activités classiques du travail de topographe militaire sont détaillées dans tous les manuels de l’époque. Voir par exemple (Buchotte, 1756, p. 54-78). 40 BNU Strasbourg, fonds Thurckheim, ms. 31, pièce 22, Etat des cartes, plans et autres papiers de cette nature..., 1774. 41 Ordonnance du roy, sur le service & le rang des ingénieurs, 7 février 1744, Paris, [s.e], 1744, art. XXXIX. 42 Une place forte comme Metz, par exemple, s’étendait, d’ouest en est, sur une longueur de plus de 1800 toises, et ce, sans y inclure le dessin de la campagne environnante englobant généralement 300 toises depuis le pied du mur d’escarpe. Le plan directeur de la ville devait donc mesurer au moins 2,50 m de large pour une hauteur d’environ 1,40 m. ENTRE TERRAIN ET DÉPÔT... 105 n’étaient pas rares. À côté des belles cartes mises au net, entoilées et expé- diées à Versailles, ou des dossiers courants, facilement accessibles, s’amoncelaient des ramas de documents d’étape, parfois conservés dans de simples ballots. Les papiers les plus anciens pouvaient alors être « rongés de vers » comme en témoigne l’inventaire de Cormontaigne43.

• Conserver, éliminer, transmettre Pour les ingénieurs, ces « agences à domicile » relevaient tout à la fois de l’atelier et du dépôt. Centre de production, elles étaient également des lieux de conservation et d’archivage. L’ordonnance royale fixant le ser- vice et le rang des ingénieurs (1744) rappelait en effet que les directeurs des fortifications devaient conserver tous les documents réalisés annuelle- ment dans leur direction :

Le directeur des fortifications d’une province tiendra un état exact de tous les papiers, plans & mémoires concernant les places de son département, dont il demeurera chargé, il aura soin d’y joindre ceux qui seront impor- tants au service du roi, il en fera tous les ans l’inventaire et en enverra une copie au secrétaire ayant le département de la guerre qui jugera de son at- tention et de son zèle par les additions qui auront été faites. (Ordonnance du roy, sur le service & le rang des ingénieurs, 7 février 1744, Paris, art. XXIX)

Il fallait donc collecter, trier et classer, mais également jeter, brûler et au besoin restaurer les documents. Les ingénieurs n’hésitaient ainsi pas à détruire un certain nombre de leurs archives. L’inventaire de Cormon- taigne indique qu’il avait préparé un ensemble de « papiers vagues » dont il « avait proposé de brûler une partie »44. Il s’agissait principalement d’anciennes feuilles datant du XVIIe siècle, dont la conservation lui semblait superflue. Cette pratique courante explique en partie l’absence de scories dans les collections patrimoniales. Les documents restants étaient alors inventoriés, triés et conditionnés. Pour la direction des Évêchés, les ar- chives antérieures à l’arrivée de Cormontaigne avaient ainsi été placées dans « trente-trois cartons en forme de petits coffrets »45, témoignant du soin qu’on leur accordait. Pour les expéditions, en particulier lorsqu’il s’agissait d’envoyer à Versailles le fruit de leur travail, les ingénieurs op- taient pour des contenants plus robustes, offrant à leurs productions une protection renforcée. En 1777, d’Arçon achète ainsi plusieurs « canons de

43 SHD, Vincennes, Bibliothèque du génie, ms. 221, Inventaire des papiers de Cormontaigne, 1752. 44 Ibid. 45 Ibid. 106 GRÉGOIRE BINOIS & ÉMILIE D’ORGEIX fer blanc » pour expédier à Versailles les mises au net de sa carte des Alpes46. Quant aux papiers de Cormontaigne, ces derniers furent classés à sa mort en deux catégories : ceux devant rester à Metz furent placés dans de simples paniers et ballots, tandis que les archives devant rejoindre les dépôts de la capitale furent chargés dans cinq grandes caisses, pesant 250 livres chacune. Le choix du conditionnement dépendait donc du trajet à parcourir.

• L’ordonnancement personnel des collections Pour autant, la lecture des inventaires laisse voir à quel point ces modes de conditionnement et ces logiques de classement étaient person- nels. Chaque ingénieur les adaptait à sa tournure d’esprit. Une étude méti- culeuse de la matérialité des collections permet dès lors d’entrevoir la fa- çon dont les ingénieurs organisaient leur travail ainsi que leurs sujets de prédilection. L’inspection des reliures et l’état des registres révèlent ainsi leurs petites marottes et permettent de saisir en partie leur personnalité. L’inventaire de René Bouillard, directeur en chef de Saint-Omer décédé en 1783, illustre sa manière de concevoir le métier d’ingénieur. Rationnel, il avait établi un catalogage précis et complexe de ses collections. Le fonds est partagé entre portefeuilles topographiques (classés de A à O), porte- feuilles de travaux généraux (classés par année d’activité), liasses concer- nant des opérations ponctuelles, et rouleaux de cartes (organisés par aire géographique). La variété de leur contenu témoigne des centres d’intérêts de l’ingénieur et des différentes attributions de sa fonction. S’y retrouvent ainsi des correspondances officielles — parfois anciennes —, des textes de lois, des édits, des projets d’aménagement, anciens comme récents. À côté de cette documentation professionnelle, une dernière liasse réunissait ses « oisivetés », ou écrits personnels, qui l’occupaient pendant la morte saison. Y prennent place des manuscrits de géométrie, de « méchanique », d’hydraulique, plusieurs atlas de villes fortes maritimes ainsi que trois mé- moires de sa main sur les fortifications. Le contraste avec l’inventaire d’Amédée Frézier, directeur des forti- fications de Bretagne décédé en 1774, est éclairant. À son logement furent trouvées des liasses et des portefeuilles en vrac, « des notes sans ordres », des plans « dont la plupart n’ont ni cotte, ni légende, ni échelle ». L’ingénieur chargé du catalogage47 en conclut même que « la tête de M. Frézier était mieux meublée que son cabinet » ! Au-delà de la boutade,

46 SHD, Vincennes, GR A1 3703, 87, note de frais de la campagne topographique de l’équipe de d’Arçon en 1777. 47 Il s’agit ici de Dajot, directeur des fortifications de Bretagne. ENTRE TERRAIN ET DÉPÔT... 107 l’inventaire témoigne donc de la logique de classement très personnelle du défunt. Ainsi, à une époque où le monde savant se passionne pour les clas- sifications (Bourguet & Lacour, 2015, p. 255-281), les ingénieurs personna- lisent également, chacun dans leur cabinet, leur propre ordre matériel des savoirs (Waquet, 2015).

• Des évolutions perceptibles Comment statuer aujourd’hui sur l’évolution matérielle de ces fonds de cabinets ? Le travail en est rendu difficile, tant par la dispersion des col- lections que par la rareté des inventaires qui éclairent la matérialité de ces « mi-lieux ». Il en ressort tout de même que la pratique de l’entoilage et du roulage des cartes diminue progressivement. Seules les cartes les plus vo- lumineuses ou les plus précieuses sont conservées entoilées, avec gorge et rouleau48. La majorité des cartes présentées dans les inventaires sont ainsi conservées à plat, ou parfois pliées, témoignant peut-être d’une banalisa- tion de l’objet au cours du XVIIIe siècle (Verdier, 2015). Une analyse statis- tique des documents aujourd’hui conservés dans la série GR 6M LIC du Service historique de la Défense49 permet également d’observer des évolu- tions notables dans l’utilisation du papier serpente. Apparu au moment de la guerre de Succession d’Autriche et systématiquement en couleur, il fai- sait directement office de copie. Ce n’est que dans la seconde moitié du XVIIIe siècle que le papier serpente fut remplacé par des calques en noir et blanc, témoignant d’un changement d’usage. Il devint alors ce qu’il est en- core aujourd’hui : un support d’étape attendant sa transposition sur papier lors de la mise au net. Enfin, le format moyen des cartes évolue aussi, pas- sant de 35 x 50 cm dans les années 1720 à 55 x 60 cm dans les années 1750-1760. Alors qu’initialement l’influence de la peinture et du format paysage est clairement marquée, le format des cartes tend à se rapprocher du carré au milieu du XVIIIe siècle, témoignant peut-être d’un changement de paradigme, ou du moins d’identification disciplinaire de la cartographie, s’éloignant du modèle artistique pour se rapprocher d’un modèle mathé- matique qui saisit l’espace par des méridiens et des parallèles. Cette étude, en restituant les conditions d’exercice de ces « mi- lieux » de travail temporaires, à mi-chemin entre terrain et dépôt, éclaire les différentes manières de penser et de pratiquer le métier d’ingénieur carto- graphe à partir de la fin du XVIIe siècle. L’apport des sources militaires, no-

48 Voir BNU Strasbourg, fonds Thurckheim, ms. 31, pièce 22, op. cit., mais aussi SHD, Vincennes, Bibliothèque du génie, ms. 209, op. cit. 49 Il s’agit de plus de 3 000 cartes représentant le théâtre de la guerre sous le règne de Louis XV. 108 GRÉGOIRE BINOIS & ÉMILIE D’ORGEIX tamment des saisies après décès, est inestimable. Ces documents permet- tent de restituer la manière dont l’ingénieur organise son espace de travail, souvent malcommode et presque toujours collectif. Les inventaires per- mettent de reconstituer une multiplicité d’opérations et de productions dont seuls les derniers états, — plans de présentation et productions soi- gnées —, ont été conservés. Brouillons, scories, ébauches, griffonnements y sont pourtant nombreux, illustrant le labeur quotidien du cartographe, l’apprentissage des plus jeunes (souvent par la copie, la consultation des archives et de plans imprimés), et les patientes recherches historiques et documentaires qui étaient menées dans ces cabinets. L’ensemble des do- cuments convoqués et consommés au fil du processus de production, ainsi que la façon de les classer, permettent enfin d’appréhender l’ordre person- nalisé des savoirs se déployant dans ces bureaux-logements, véritables « mi-lieux » de vie, de formation et de production, tout à la fois individuels et collectifs. C’est cette pratique cartographique créatrice d’espaces, d’environnements intellectuels et matériels, conformée par des gestes et des usages encore peu documentés, qui est ici mise au jour. Son appréhen- sion est centrale pour comprendre de manière systémique le fonctionne- ment de ces milieux où l’espace, une fois produit, induit à son tour des manières d’agir, de sentir et de penser (Löw, 2015). Les pratiques cartogra- phiques de ces bureaux-logements sont différentes de celles qui s’élaborent sous la tente ou dans l’impersonnalité des dépôts de la capitale50. Tous ces milieux fonctionnent pourtant ensemble. Les productions, les hommes et les idées y circulent, participant ainsi à la formation d’un espace profes- sionnel et technique plus large, se déployant sur différentes spatialités et échelles. Des dépôts versaillais aux bivouacs de campagne en passant par les bureaux provinciaux, les pratiques des ingénieurs cartographes des XVIIe et XVIIIe siècles s’insèrent, s’inscrivent et modèlent une succession de « mi-lieux » complémentaires, faisant système et qu’il convient d’envisager de manière indissociable.

50 Au dépôt de la guerre, le mobilier était minimal et les ingénieurs n’avaient pas le droit de manger ni de boire. Les pauses étaient également interdites d’après le règlement de 1777 (SHD, Vincennes, GR A1 3703, Règlement concernant les officiers du corps royal du Génie détachés au dépôt général de la guerre et des plans, et les ingénieurs géographes militaires, 1777). Cette situation tranche avec le cabinet d’Antoine de Régemorte, doté de fauteuils et d’un lit (Archives départementales du Bas-Rhin, 6E 41/996, op. cit.). ENTRE TERRAIN ET DÉPÔT... 109

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Cahiers François Viète, série III, 10, 2021, p. 113-146

Bringing the Empire to the Provinces: Colonial Museums and Colonial Knowledge in Fascist Italy

Beatrice Falcucci∗

Abstract In Mussolini’s totalitarian state the colonial collections, displaying raw materials and natural history specimens as well as ethnographic collections, were part of wider political contexts; they provided comforting ideas of supremacy and control. Through them the Empire came to be under- stood by people less as something “out there”, and instead it came to have a palpable, material presence all over Italy. Through objects visitors were able to glean information about diverse peo- ple’s culture and climates, make assumptions about their relative positions in socio-evolutionary hierarchies, and justify their own political and economic subjugation of such people. The aim of this paper is to underline the existence of a dialogue between peripheries in which the transmission of materiality between the two has been shaping the colonial consciousness of the Italian people, be- yond the fall of the fascist regime.

Keywords: colonies, museums, italian fascism, history of museums, italian colonialism, museology, imperialism.

Résumé Dans l’État totalitaire de Mussolini, les collections coloniales, contenant des spécimens, de ma- tières premières et d’histoire naturelle, ainsi que des collections ethnographiques, faisaient partie d’un contexte politique plus large. Elles fournissaient des idées réconfortantes de suprématie et de contrôle, et à travers elles, l’Empire était moins considéré comme quelque chose de « en dehors », il était même devenu une présence matérielle palpable dans toute l’Italie. Les objets permettaient aux visiteurs de glaner des informations sur la culture et les climats des populations, de formuler des hypothèses sur leurs positions relatives dans les hiérarchies socio-évolutives, et de justifier leur propre assujettissement politique et économique. L’objectif de cet article est de souligner l’existence d’un dialogue entre périphéries dans lequel la transmission de la matérialité façonne la conscience coloniale du peuple italien, au-delà de la chute du régime fasciste.

Mots-clés : colonies, musées, fascisme italien, histoire des musées, colonialisme italien, muséologie, impérialisme.

∗ PhD candidate, Università degli Studi di Florence (Italie). 114 BEATRICE FALCUCCI

The Rise of National Museums in Europe The history of exhibitions has been a subject of renewed interest over the last decades, as the very notion of “exhibition” (a concept itself in constant evolution, with its virtual and digital meanings) has come to be regarded as one of the fundamental traits of modernity. In the field of Eu- ropean museology, debate in recent years has focused especially on muse- ums with a heavy colonial heritage and on their decisions to return (or re- tain) certain artefacts (Dias, 2000; Pinna, 2011; Laely & al., 2018; Peraldi 2019). Starting from the Renaissance period, museums in the form of Studi- olo or Wunderkammern (Lugli, 1983) were to display the private collections of noblesmen: “cabinets of curiosities”, as they were later described, housed paintings, books, stuffed animals hanging from the ceiling, ancient vases, statuettes and archaeological remains on the ground, smaller objects and specimens arranged on the shelves and still smaller ones in drawers (Daston & Park, 1988). In such a context, the exposition of miscellaneous objects and ornaments can be understood as a social device to establish rank in so- ciety. The Age of Enlightenment matured new technologies of observation and statecraft and saw the flowering of the encyclopaedic spirit, as well as a growing taste for the exotic. These influences, encouraged by increasing world exploration, trade and developing industrialization, are evident in the opening of the British Museum (London, 1759) and the Louvre Museum (Paris, 1793); these were the first big national public museums, and their aim was to transmit private knowledge into the public domain (Aronsson & Elgenius, 2014). It is no coincidence that this new demand for national mu- seums came in the wake of the Napoleonic Wars (Bergvelt & al., 2009); museums were an essential element of the “process in which nations jus- tified the autonomy of the state on the basis of being distinctive, unique and necessitated by historical logic” (Aronsson & Elgenius, 2014, p. 2). In this context of nation building (Porciani, 2010), the western nations be- lieved their mission was to “enlighten” those “less civilized”, both within the boundaries of the country and abroad. This was undertaken, and publi- cised, by museums and exhibitions, in the capital cities of metropolitan cen- tres as well as in the extreme peripheries of the empires. Building on existing scholarship on the display of Fascist imperialism in Rome, this article offers a new perspective on the political role of pro- vincial museums in forging and reinforcing the colonial consciousness of Italians in the thirties. BRINGING THE EMPIRE TO THE PROVINCES... 115

Colonial Collections in Italy: Identity, Decentralization and Plurality In Italy the emergence of the nation-state, the colonial enterprise and the creation of a “unitarian identity” and culture in the second half of the nineteenth century are intimately bound together. Museums, along with other public institutions, were a key site in which new ways of thinking about public culture flourished. Museums, memorial centres and other heritage institutions have tra- ditionally relied on the use of physical artefacts to provide visitors with an experience of authenticity: the aim was (and still is) to trigger people’s imag- inations, to evoke an emotional response that serves to elicit empathy and moral engagement with the historical events and actors portrayed (Gregory & Witcomb, 2007). As Benedict Anderson has pointed out, thinking of oneself as a member of a national public — envisaged as a large “family” or “communi- ty”, but made up of thousands or millions of people most of whom one will never meet — is a particular feat of the imagination. Moreover, the possession of artefacts from other cultures was in itself important as for colonialist nations such objects were physical symbols of a capacity to gath- er and master beyond national borders (Anderson, 1983). As far as Italy is concerned, Francesco Cassata and Claudio Pogliano identify the polycentrism and the mosaic nature of the new Italian nation that came into being in the last decades of the nineteenth century as its constitutive character (Cassata & Pogliano, 2011, XVI), contrasted (with poor results) by the verticalism of Quintino Sella’s failed project, which fo- cused resources on the capital, in order to make it the scientific fulcrum of Italy, and met with the resistance of the other cultural centres (Linguerri, 2011, p. 85). In the last years of the nineteenth century many private collections of commercial and geographical societies, such as the museum of the Socie- tà Africana d’Italia in Napoli or the collections of the Società Italiana di Es- plorazione Commerciale of Milano, were displayed during exhibitions such as the Esposizione Generale di Torino in 1884, the Esposizione di Palermo in 1891, and the Manifestazione coloniale di Genova in 1895. Following the lead of the Great Exhibition at London’s Crystal Palace in 1851 — where the Koh-I-Noor diamond, symbol of the successful conquest of India, was exhibited (Dalrymple & Anand, 2017) — and the Exposition Universelle in Paris in 1867, these exhibitions celebrated trades, job opportunities, pro- gress and territorial expansions. At the turn of the century, drawing on the exhibits and materials owned by geographical and commercial societies, missionary orders and army corps, several colonial museums were born: the 116 BEATRICE FALCUCCI

Museo della Società Africana d’Italia di Napoli, Museo Agrario Tropicale in Florence, Museo Guglielmo Massaia in Frascati. The establishment of such museums was aimed to provide vitrines of the colonies around Italy, and recollections of the Italian overseas territories appeared in many museums, including some unlikely places: small rural villages, each presented their own, different, version of the colonial empire. Only in 1923 was the national Colonial Museum of Rome inaugurat- ed. The Italian response to institutions such as the Congo Museum of Brussels, the Tropenmuseum of Amsterdam, the Musée d’Ethnographie du Trocadéro of Paris, however, didn’t have much success among the public: the national museum closed and reopened in various new venues before closing definitively in 1937. Nicola Labanca’s L’Africa in vetrina explored the political conditions related to the establishment of colonial museums and collections and called for further attention to the composition of Italian collections of this nature. Despite this promising start, in the past thirty years Italian museology has largely neglected the political dynamics that characterize colonial museolog- ical science, particularly in comparison with French and English colonial museology. Addressing this gap, this paper shows the importance of study- ing the political dynamics that characterize Italian colonial museology and the composition and content of colonial collections and their origins. Especially, I aim to shed light on the key role of museums in con- structing the rhetoric and practices of the Empire. Exhibitions and muse- ums were spaces where colonial knowledge was forged and transmitted through the display of the materiality of “other” peoples, which for the first time spread widely into the country’s provinces. The scope of this work is to draw attention to the multiple ways colonial and imperial consciousness in Fascist Italy was created through the exhibition medium, both temporary and permanent. The Italian case bears particular attention because its struc- tural characteristics are not based on a centralized or uniform model. Here, I offer some significant examples of how the materiality of the Empire was exhibited in a plurality of spaces, promoting a more decentralized gaze. I begin by analysing how the great national exhibitions influenced the birth of provincial museums, and offer a brief presentation of the ulti- mately unsuccessful attempt to build a centralized colonial musem. The main body of the article concentrates on two relevant case studies of “pe- ripheral” colonial collections: one linked to the army and the other to a fe- male philanthropic figure. Consequently, I will highlight how exhibitions and museums became places in which particular technologies of representa- tion help not only to express identities, but also to constitute them: places where knowledge was both produced and transmitted, and where the pro- BRINGING THE EMPIRE TO THE PROVINCES... 117 vincial public, receiving the exhibition’s message, was instructed, educated, indoctrinated.

Exhibiting Fascism between the Myth of Rome and the New Em- pire: from Expositions to Museums With the rise of Fascism, the consolidation of the Libyan colony, and eventually, the conquest of Ethiopia and the proclamation of the Italian Empire, colonial museums developed in conjunction with other political imperatives. Although rooted in the nineteenth century culture of the great national and international exhibitions (Abbattista, 2013), the Fascist way of displaying artifacts reached levels of spectacle and historical narrative that had never been experienced before, managing to penetrate and mark the consciousness of the Italians well beyond the duration of the regime itself. Mussolini was convinced that the Fascist regime could recreate the glories of the Ancient Roman past (Falasca-Zamponi, 1998), and exhibitions and museums were used to convey this idea. One of the first exhibitions sponsored by the regime was the Mostra Didattica Nazionale, held in the spring of 1925 in Florence. The Mostra celebrated the accomplishments of the young regime in the field of educa- tion, paying particular attention to the Gentile Reform of the Italian school system, presented as one of Fascism’s first “successes”. Just like the Es- posizione Nazionale di Storia della Scienza of 1929, also held in Florence, and equally politicized (Barreca, 2012), this exhibition dedicated to educa- tion led to the creation of a museum: the Museo Didattico Nazionale came into being with the fervent support of prominent contemporary cultural figures, such as the pedagogue Giovanni Calò and the philosopher Giuseppe Lombardo Radice (who had worked alongside Gentile). It was based first at the Faculty of Political and Social Sciences in Via Laura and then, from the 1940s, at Palazzo Gerini (Calò, 1925, p. 97-99). The exhibition “Mostra Didattica Nazionale” at Florence’s Palazzo Medici-Riccardi brought together textbooks, publications, photographs, essays by students. Different types of schools and different kinds of scien- tific were thus displayed, with separate sections dedicated to the Italian schools abroad and in Italian Libya (Eritrea and Somalia were missing; evi- dently these two more ancient colonies were deemed to have nothing worth exhibiting). The greatest emphasis, however, was on the “Roman School Hall”: Fascism exalted the Ancient Roman school system by placing itself in continuity with it, showing how the first public schools of the world had been established by Romans, and highlighting “The excellence of those ed- ucational methods that aimed at the achievement of the common good” 118 BEATRICE FALCUCCI

(Grozzer & Rover, 1951, p. 7). 1 The “Sala della Romanità” was intended to convey a decidedly solemn and monumental tone: its entrance was flanked by full size reproductions of Ancient Roman statues. Archaeology, prior to this point a niche discipline, thus suddenly came to play an intermediary role and became the foundation of the culture of the common citizen, and above all, of his identity as Italian and Fascist (Munzi, 2001, p. 58). During the 1920s, in fact, archaeological research, traditionally seen as elite culture was adapted for public consumption, through short films, postcards and magazines. Journals whose names sounded rather highbrow and risked intimidating the public with an overly scientific tone were vul- garized and simplified, as in the case of the Notiziario Archeologico, which was replaced by the more popular and richly illustrated Africa Italiana. Of the many initiatives which sought to help the general public familiarize with such complex themes, exhibitions were exemplary (Munzi, 2001, p. 58). A declaration made by Ferruccio Emilio Boffi, head of Giovanni Gentile’s press office from 1922 to 1924 captures the connection between education and colonization, the perceived need to teach Italians to love their overseas possessions and to propose to the people appropriate social models for them to do so:

The problem of Italian expansion is not a problem of pure schooling: it's a problem of education […] it is necessary to have schoosl that know how to educate […] that inspires the passion of Stanley and Livingstone, of the Duca degli Abruzzi and the Duca delle Puglie. (Deplano, 2015, p. 38)2

It is precisely in this context that, in order to “educate” Italians about their civilizing mission in Africa, and enable them to fully comprehend the colo- nial enterprise, Fascism called upon Ancient Rome in an attempt to mould the visitor’s sense of identity. In 1925 the Duce inaugurated the Mussolini Museum, built to pro- tect the area of the Giove Capitolino temple and the Giardini Caffarelli; the following year the excavation work began at the Fori Imperiali. However, liberal Italy had already exhibited an appreciation of the nation’s archaeo- logical heritage: in 1911, for example, to celebrate the fiftieth anniversary of

1 “l’eccellenza di quei metodi educativi che miravano al conseguimento del bene comune”. 2 “Il problema dell’espansione italiana non è un problema di pura istruzione sib- bene un problema di educazione […] occorre avere la scuola che sappia educare […] la scuola che accende gli animi, che fa vibrare i cuori […] la scuola che ispiri la pasione di Stanley e di Livingstone, la passione del Duca degli Abruzzi e del Duca delle Puglie”. BRINGING THE EMPIRE TO THE PROVINCES... 119 the Italian Unification, an archaeological exhibition was held at the Bagni di Diocleziano, curated by Giulio Giglioli and Rodolfo Lanciani. This exhibi- tion, together with the archaeological section of the Genoa Exposition of 1914, later formed the first nucleus of the Museo dell’Impero Romano, founded in 1927 by Giglioli himself (Scriba, 1995). The museum housed also a colonial section, with scale models and reproductions of statues and artifacts from the most famous Libyan archaeological sites. Indeed, from 1927 onwards it is possible to trace a progressive interpenetration between the discipline of archaeology and the conceptualization of the colonies, culminating in the preparation of the Italian pavilion for the 1931 Paris Colonial Exhibition (Arena, 2011; Carli, 2015) and the annual Tripoli Fair, where since 1935, part of the Ancient Rome pavilion was assigned to the Superintendency of Tripolitania. After all, the message had been expressed very clearly already at the II Congress of Roman Studies (held in April 1930 in conjunction with the Mostra di Arte Coloniale): celebrating the Ancient Roman era had to be the supreme objective of all scientific research (Munzi, 2001, p. 49). In 1932 the Mostra della Rivoluzione Fascista was held to celebrate the tenth anniversary of the March on Rome and Mussolini’s accession to power. The exhibition lasted exactly two years at the Palazzo delle Es- posizioni, from October 28th, 1932 to October 28th 1934, hosting over 2.8 million visitors: an incredible figure representing a huge public success which has never been replicated (Stone, 1993, p. 215). The exhibition was divided into thirteen sections that interpreted the history of Italy from 1914 to 1922 in a fascist key; it was therefore an overtly celebratory and propa- gandized version of the events of this period (figure 1). The episodes fea- tured in the exhibition included the struggle for interventionism, the “Grande Guerra” (figure 2), the victory, the foundation of the Fasci da Combattimento, the Endeavor of Fiume, the rise of squadrismo during the biennium 1920-1921, and the preparation of the March on Rome. On the ground floor each room had a different theme: the hall of honour, the gal- lery of the “Fasci”, the documentary hall of the Duce, and the fascist mar- tyrs’ shrine. The rooms on the first floor were instead dedicated to the re- gime’s achievements, books on fascism, the Duce’s autographs, and documents related “Fasci all’estero”. The intention to create a heroic and inspiring atmosphere, “a cycle of crisis, understanding and resolution” (Stone, 1993, p. 218), necessitated a laborious decoration of the rooms, and the construction of these imposing sets engaged prestigious architects, sculptors and painters such as Sironi, Funi, Prampolini. The presence of personal memorabilia, war artifacts, dioramic displays and documents related to the first “Camice Nere” (such 120 BEATRICE FALCUCCI as the “spalletta”, part of the fence on the banks of the Arno where the fas- cist martyr Giovanni Berta was killed), helped create an environment that could encourage the visitor’s participation and stimulate an emotional re- sponse (for a perspective on a “martyrs’ museum”, Gruber, 2012). Emilio Gentile summarized well the nature of this type of exhibition as a “symbol- ic language accessible to the masses” (Gentile, 2008, p. 16).

Figure 1 - Entrance hall of the Mostra della Rivoluzione Fascista, 1932 (Source: Archivio Centrale dello Stato, Roma) BRINGING THE EMPIRE TO THE PROVINCES... 121

Figure 2 - One of the rooms dedicated to WWI of the Mostra della Rivoluzione Fascista, 1932 (Source: Archivio Centrale dello Stato, Roma) 122 BEATRICE FALCUCCI

In 1937 the celebrations of two thousandth anniversary of the Emperor Augustus were organized. Giulio Giglioli — who, as we have already seen, had anticipated the trend of exhibiting “romanità”— was put in charge of the Mostra with with a budget of four million lire. The exhibition scheduled from September 23rd, 1937 to November 5th, 1938, would attract over 700,000 visitors (Mostra augustea della romanità. Catalogo, 1937). With its eighty-one exhibition halls featuring over 3,000 objects, the exhibition painted a picture of the Roman world that was totalitarian, mili- tarized, and hierarchical, and Augustus stood at the center of this system (Arthurs, 2012). In doing so, it had three primary aims: to cement fascist ideology and increase support for the regime by leveraging the myth of Rome; to highlight the similarities between Augustus and Mussolini, thus encouraging mass admiration of the Duce (Kallis, 2011a); and to present Italian history, from the first Roman kings up to Fascism, as a path without caesura, in a natural progression. The exhibition represents perhaps the peak of the regime’s show- manship and interest in the aesthetic and archaeological dimension, under- lining once again the close relationship between archeology and power dur- ing the Fascist period (Giuman & Parodo, 2017). The exhibition route was structured as follows: on the first floor there were twenty-five rooms that retraced the history of Rome from Romulus to Emperor Constantine, fol- lowed by rooms that instead presented the rebirth of the Roman world un- der Fascism. The focal point of this route was the room dedicated to Au- gustus, who was deified and represented as “the man of Providence”. His commitment to Rome was underlined above all with regard to the creation of the Empire, of which he was considered the father, especially for his le- gal and military initiatives (Scriba, 1995). The exhibition was a wholly new museological project, as organizers sought to overcome the “sterility” of traditional museums and to create a new medium for the presentation of archaeological artefacts. The display aimed to build self-evident lieux de mémoire (Nora, 1989), without paying too much attention to philological aspects: Piazza Augusto Imperatore became an “other space” (Burdett, 2000) in which Mausoleum of Augustus inter- acted with the Ara Pacis and the surrounding modern buildings (Kallis, 2011a, p. 823). Drawing parallels between Italy’s present and past3 was a consistent concern of the regime, but it was with the conquest of Ethiopia in 1935-36

3 Since its early years, Fascism celebrated Ancient Rome, the Risorgimento, the proclamation of the 1926 as “Napoleonic year”, ancient maritime republics, etc. BRINGING THE EMPIRE TO THE PROVINCES... 123 and Mussolini’s famous declaration from the balcony of Palazzo Venezia: “the Empire returns on the fatal hills of Rome” that the idea of the birth of a new Empire, under the aegis of another great and valiant leader, the Du- ce, was cemented. The clear desire to claim a compact cultural homogeneity within the Empire is accompanied in the exhibition by a unilateral and hag- iographic vision of history, in which, paradoxically — and unlike the 1927 exhibition — archeology is no longer the protagonist. Any logical route was superseded by “a focus on the eternity of the Roman ideal and its presence within contemporary society” (Marcello, 2011, p. 224), in a supposedly spir- itual communion between the Roman Empire and the Fascist Empire, which therefore rejected detailed scientific explanations. Archeology was nothing but a tool that embellished and documented history, and not the true center of it. For this reason many of the exhibits and statues on display were not originals, but reproductions; the curators also had the advantage of being able to set these replicas up at will, without regard for their fragili- ty, making them even more spectacular and presenting them as part of a dramatic scenography (Mostra augustea della romanità. Catalogo, 1937, p. 16). The resulting aesthetic message was undoubtedly modern, even though it was launched through ancient architecture and ruins. An important section of the exhibition was also dedicated to the antiquities of Tripolitania, which participated in the exhibition with scale models and reconstructions of its most well-known archaeological sites (figure 3).

Figure 3 - A scale model of Leptis Magna’s Forum (Source: Catalogo, Mostra augustea della Romanità)

124 BEATRICE FALCUCCI

Since, as Edward Said points out, “the imperial enterprise depends on the idea of having an empire” (Said, 1993 p. 11), the Italians had to be convinced of the importance of possessing an Empire, and of being worthy heirs of Rome. The success of the Augustan millennium exhibition (there were plans for a permanent section in the Museo della civiltà Romana, which should have been inaugurated in 1942), was also related to its fortui- tous timing: immediately after the Fascist victory in Ethiopia. The same cannot be said of the Third Exhibition of the Fascist Revolution, which should have been held in 1942: as war raged on, every possible enthusiasm for the Empire seemed to have vanished (Fuller, 1997). In an attempt to “export” the myth of Italy’s new Empire, the Fas- cist regime also participated in important events abroad (Paris 1931 and 1934, but also Budapest 1938 and the 1937 World Expo), and organized many others in Italy (the Mostra nazionale delle Bonifiche in 1932, the Mostra del Libro Coloniale in 1936, the Mostra Nazionale delle Colonie estive e dell’Assistenza all’Infanzia in 1937, the Mostra Autarchica del Min- erale Italiano in 1939, as well as colonial sections featured in periodic mis- sionary and industrial exhibitions). In all these events, whether the ostensi- ble subject of interest was art, the Royal Navy or public health, the regimes’ aim was to highlight and celebrate the “undeniable” results obtained, the progress made in comparison with the previous Italian liberal state, and present itself as a great imperial power. And what better way to do so than a museum exclusively and explicitly dedicated to Fascist expansion over- seas?

The Colonial Museum of Rome: An Attempt at Centralization. As a precious instrument of propaganda for the fascist regime, the Italian Colonial Museum was informed by the Museum Volkenkunde in Leiden, the Congo Museum in Tervuren, and the Musée d’Ethnographie Trocadero in Paris.4 Although only one museum in the entire country was explicitly described as “coloniale” — the Museo Coloniale in Rome — over 90 museums spread throughout the Italian Peninsula housed colonial col- lections (and continue to do so). The Rome museum should not be mis- construed as the central hub of a network of colonial museums (it was ac- tually closed for most of the thirties), rather, this was a heterogeneous group of colonial collections, spanning various Italian regions, and incorpo-

4 “Promemoria del prof. Conti Rossini”, Museo dell’Impero d’Italia, 1937. Archivio Storico del Ministero dell’Africa Italiana, Africa IV, Fondo ex Ufficio Studi Ministero dell’Africa Italiana, pacco 21, fascicolo Museo Coloniale. Miscellanea. BRINGING THE EMPIRE TO THE PROVINCES... 125 rated into natural history museums, army museums, medical museums and so on. The Colonial Museum was born, at least nominally, in November 1914 as an offshoot of the Ministry of the Colonies founded two years be- fore, on the ashes of the previous museum linked to the colonial Herbari- um (1904), and with the contribution of the materials presented at the 1914 Genoa Colonial Exhibition. Due to World War I, the chaos of the postwar, and the almost complete loss of the Libyan colony at its end, the museum remained in crates piled at Palazzo Chigi, presumably suffering alterations and damage (Giglio, 1924). The museum was therefore first opened to the public only on 11 November 1923, in Palazzo della Consulta, already under Mussolini’s rule (figure 4).

Figure 4 - A room of the Museo Coloniale with a snake in the center (Source: Carlo Rossetti, Origini del Museo dell’Africa Italiana, Africa Italiana, 1941)

The new Fascist regime needed a museum that suited its aspirations for prestige and power, especially since, at the time, Italy’s international reputation was severely undermined and the image of the country was a far cry from the strong nation it aspired to portray. Even among Italian citizens the colonies were held in poor esteem, as the Colonial Minister Federzoni acknowledged at the inauguration of the Museum: “It is undeniable that 126 BEATRICE FALCUCCI colonies are not loved by our people; they live outside the spiritual horizon of the greatest part of the Italians” (Federzoni, 1926, p. 163).5 The task of the museum was therefore to engage the “sleeping” colonial consciousness of the Italians. With this purpose in mind, the activity of the trade fair was greatly encouraged and it became a veritable autonomous institution at- tached to the museum: the Mostra Campionaria Permanente (Permanent Sampling Exhibition). The Mostra was designed to spread knowledge of the presence of Italian colonies in fairs around the world and to store mate- rial ready for other exhibitions and propaganda in the country. The museum expanded upon the material it had inherited from the original collections and was divided into twenty rooms, organized into sec- tions. The first section featured scale models, reproductions, copies of stat- ues; in the second, there were photographs and prints, paintings, albums, maps, illustrations graphics; in the third, samples of natural products (wood, sponges, ivory, minerals and leathers) and of artefacts (there were few objects related to the native population, rather “the products of some industrialists that in Tripoli have fortunately implanted a distillery and con- fectionery factories in Eritrea”); in the fourth, ethnographic collections, and in the final section, a selection of books which illustrated and documented the various sections of the museum (Secchi, 1924). The museum also called on the great Italian contemporary painters to create works to embellish the rooms, inviting them to travel to the colonies and produce paintings that could present the colonies to the Italian public (Tomasella, 2017) and arouse their enthusiasm. The colony was presented through documents and treatises, tele- grams, paintings, raw materials carefully placed in bottles and cases, series of ethnographic objects, weapons. As Lidchi explains, unlike when objects are presented “in situ” (Lidchi, 1997), displaying objects as “relics” in glass cases and stripping of their contexts generates more distance and obstructs emotional participation. Indeed, the colonial museum of Rome presented itself more as an “ordered warehouse” of objects than as a museum, with limited capacity to involve and engage the public. Information and images related to the museum at Palazzo della Con- sulta are scarce, as it does not seem that the museum was a great success, perhaps also because of its unfortunate position; it was hidden in a court- yard of the building hosting the Ministry of Colonies, formerly the papal stables until 1870 (Secchi, 1924). The inadequacy of this arrangement was recognized, however, and the museum was moved as soon as possible, in

5 “È innegabile che da noi, le colonie non sono amate; esse vivono fuori dall’orizzonte spirituale della più grande parte degli italiani.” BRINGING THE EMPIRE TO THE PROVINCES... 127

1932, to Via Aldrovandi, next to the Zoological Garden, close to Villa Bor- ghese (Giglio, 1933). Mussolini solemnly inaugurated the new exhibition on 21 October 1935, and finally the museum seemed, at least architectonically, to match expectations. The design of the monumental entrance was influenced by the expe- riences of the great Fascist exhibitions, as was the organization of the halls. Nevertheless, even this exhibition was short-lived. In addition to the entrance halls, which showed a wealth of weapons and insignia stolen from the indigenous enemy, the museum housed as many as 11,700 ethnographic finds. Musical instruments were found along- side the anthropologist Lidio Cipriani’s facial casts, artefacts of various kinds collected by the Cecchi and Ruspoli expeditions, models of indige- nous boats, stocks for slaves, ornaments and amulets, and the correspond- ence of the explorer and “pioneer” of expansion in Africa Manfredo Camperio. It was an endless series of images and objects, without any his- torical contextualization, in rooms adorned with drapes, banners, photo- graphs of human “types” and landscapes, paintings, and reproductions of cave art from the Fezzan region. The regime’s museological approach — essentially, a hoarding of items which were supposedly self-explanatory — is described explicitly as such in the Rivista delle colonie:

A museum is does not need the arbitrary comment of a man. An exhibition, through works and documents, of events that took place. It is a lesson, as it brings us closer to the truth. (Guida, 1941)6

According to this conception the exhibit did not need any explana- tion or contextualization; the object could speak for itself, precisely because it mystically transcended its material form, creating a deep connection with the spectators, beyond any words or logic (figure 5). The Museo Coloniale, renamed Museo dell’Impero d’Italia, was in- augurated a third time on 17th July 1937 (the few pictures and recording of this event are held in the Istituto Luce archives7). The reasons for this reor- ganization are unknown, but I would hypothesize that the arrival of new

6 “Un museo è spesso la storia, aperta all’osservazione e all’analisi, che non ha bi- sogno del commento arbitrario di un uomo. E una esposizione di fatti avvenuti, attraverso opere e documenti. Qualche volta però è semplicemente il cimitero dei popoli: allora allinea le memorie come in una cripta francescana e le cataloga per- chè gli uomini vivi ne traggano quella parte di immortalità che è in ogni cosa creata. Nell’uno o nell’altro caso, è un ammaestramento, perchè ci avvicina alla verità.” 7 Giornale Luce 21/07/1937, B1132, Archivio Storico dell’Istituto Luce. 128 BEATRICE FALCUCCI specimens and objects from the Ethiopian campaign necessitated a restruc- turing of the display (a room was reserved for the cannons recovered in Adwa).8 A few weeks later, however, the museum closed again, perhaps in order to continue the reorganization work, and it would be closed for ex- actly ten years until 1947.

Figure 5 - The war room of the Museo Coloniale in Rome (Source: La Lettura, Aprile 1924)

Precisely at the peak of the propaganda drive promoting the im- portance of the colonies and the proclamation of the Empire, which also marked one of the moments where support for the regime9 was at its strongest, the museum was paradoxically closed. In 1938, Italy’s imperialist ambitions were, at home, widely celebrated, the propaganda machine was working at full force, and the colonial bureaucracy had reached bloated, juggernaut proportions with an increasing number of offices, officials, sec-

8 The article Il museo coloniale, gioiello dell’Urbe in “Italia coloniale” of May 1937 lists the artifacts that have arrived to the museum after the African campaign. It was propaganda material, which could be useful to demonstrate “foreign support for Negus’ Abyssinia” (“l’appoggio straniero all’Abissinia del Negus”) and “the contribution of heroism and blood of the soldiers and black shirts” (“il contributo di eroismo e sangue dei soldati e delle camicie nere”). 9 When in October 1935 the League of Nations voted sanctions against Italy, even critics of the regime such as Luigi Albertini, Vittorio Emanuele Orlando, Benedetto Croce and Arturo Labriola declared their support for the government. Many volunteered to fight in Ethiopia, among them the sixty-year old Nobel Prize winner, Guglielmo Marconi. Duggan, 2013, p. 282. BRINGING THE EMPIRE TO THE PROVINCES... 129 tions and secretariats (Giorgi, 2012). At that time an enormous seven-storey building was planned, designed to house the former Ministero delle Col- onie, renamed Ministero dell’Africa Italiana, as well as the Ufficio Studi, the Library, the Cartographic Service, the Philatelic Office, and the four Diret- torati Generali (Political Affairs, Economic and Financial Affairs, Coloniza- tion and Labor, Personnel). The building should have been ready on 9th May 1941, to mark the fifth anniversary of the Empire, and maybe even the Colonial Museum was meant to be hosted there. The Fascist regime envisaged creating a singular central colonial mu- seum, drawing inspiration from the great museums of European capitals like Brussels and Paris. This desire is evident in the archives of provincial museums hosting colonial collections. On the one hand, these museums complained about a progressive marginalization in the 1930s and difficulties in acquiring specimens for their exhibitions, as the Museo Coloniale be- came the preferred recipient of new material;10 on the other, such peripher- al museums continued to survive, many of them boasting a well-established history and therefore greater legitimacy than the new, somewhat precarious museum in Rome (see for example the museum of the Società Africana Italiana, established in 1882 in Naples, Fenin, 1941). The particularity of the Italian case — this extreme dispersion of col- lections — highlights the need to overcome the colonial binomial paradigm of centre/periphery and to investigate instead the relationship of the pe- riphery of Empire/periphery of Italy, precisely through the study of pro- vincial museums (from the Civic Museum of Domodossola to that of Bari). These museums have been often considered as “minor” and therefore have been rather neglected by scholars of the regime, colonial studies and muse- ology, but they are crucial to any approach which seeks to accurately gauge the pervasiveness of Fascist ideas and to understand the regime’s attempt to cultivate a colonial and imperial mentality within the Italian people.

Provincial Museums Exhibiting the Empire: A Domestic Colonial Network Despite the strong desire to centralize cultural assets, which already characterized the Legge di Tutela of 1909, and were confirmed with the so-

10 In response to the request to send some memorabilia directly to the Museo della Guerra di Rovereto, the officer replied that all the materials must necessarily converge to the Ministry of the Colonies. “Cimeli dalla guerra italo-etiopica”, Comunicazione del Comando Superiore dell’Africa Orientale, 28 Marzo 1936. Archivio Storico del Museo della Guerra di Rovereto, fascicolo Sala Coloniale. 130 BEATRICE FALCUCCI called Legge Bottai of 1939 regulating cultural heritage — an indispensable element of the Duce’s cultural policies — the regime, as we have just seen, had to settle for an unsatisfactory central colonial museum which, amid perennial reorganization, proved incapable of establishing itself as a refer- ence point for the whole peninsula. The attempts of the Ministro delle Col- onie to divert any colonial objects acquired to Rome notwithstanding, many museums expanded their collections during the second Ethiopian Cam- paign. For example, in 1935 the Guglielmo Massaia Museum in Frascati, established in 1909, became the Ethiopian Museum, enriching its collec- tions (until then related almost exclusively to the Cardinal Massaia), with weapons, shields and various objects of Ethiopian craftsmanship. Among the most valuable specimens were an ornamental fan made of wood and a black lace mantilla with floral decorations belonging to Queen Taitù, orna- ments belonging to the king of Kaffa’s daughter and her wedding gown in silk and red velvet, and several coins. In the thirties, moreover, several mu- seums were established in Rome with the aim to celebrate the exploits of the Royal Army, such as the Museo del Genio (1934), the Museo storico dell’Arma dei Carabinieri (1937), and the Museo dei Bersaglieri (1932), which all featured material from the colonies, in particular Ethiopia (Sema, 1992). Small recollections of the colonies appeared in many museums all over Italy such as Pinerolo (Museo “Casa del Senato”), Torre Pellice (“Museo Valdese”), Oleggio (Museo Carlo Giacomo Fanchini), Bologna (Museo di Medicina Tropicale), Bari (Museo civico) and so on. In the new century Italy's colonial collecting began to make a transition from the nine- teenth century “conquest phase”, in which collecting was spontaneous and usually the work of military personnel who would donate objects to a local museum and geographical society (this is how, for example, the museum of the Società di Esplorazione commerciale in Africa of Milano was born, Fal- cucci & Antonini, 2019). In the new century, the first proper colonial mu- seums were established and scientific missions were founded. Local admin- istrators knew that such institutions provided an excellent vector for colonial propaganda: the reason istituti, società and musei coloniali were spon- taneously created in a dozen cities (Monina, 2002). In the perspective of an analysis of the dissemination of the colonial collections in Italy, a significant and well-documented case is that of the Museo della Guerra di Rovereto. Rovereto, a small town on the extreme outskirts of rural northern Italy, in the province of Trento which had much suffered from the devastation of the First World War, hosted a War Muse- um in the scenic location of Castel Veneto that was inaugurated in October 1921. In 1929 General Giuseppe Antonio Malladra, a veteran officer who had participated in the battle of Adwa, as well as the conquest of Libya in BRINGING THE EMPIRE TO THE PROVINCES... 131

1911, and president of the museum from the previous year, decided to equip the museum with two colonial rooms (figures 6 & 7). Presented as more of a military operation than a Fascist one, the acquisition of the colo- nies was displayed through the ostentation of the weapons and insignia tak- en from the enemy, scale models of barracks and battles, and photographs depicting colonial wards.

Figure 6 - The colonial room of the Museo della Guerra di Rovereto (Source: Archivio Storico del Museo della Guerra di Rovereto)

Relying primarily on objects bequeathed by soldiers from the area who had served in the colonies, but also boasting donations from celebrated military officials, governors and colonial administrators like Rodolfo Graziani, the museum was entirely created and set up by professional soldiers; a fact that was clearly evident in the way its collections were displayed. We have already seen how museums tried to make use of official and less official channels11 to expand their collections through requests for ob- jects directly to the Ministry of the Colonies, requests that were ignored. 12

11 “Oggetto: Cimeli della guerra italo-etiopica”, Comando superiore A.O. Ufficio Operazioni al Direttore del Museo della Guerra di Rovereto, 27 Marzo 1936. ASMGR. 132 BEATRICE FALCUCCI

Figure 7 - The Colonial Room of the Museo della Guerra di Rovereto (Source: Archivio Storico del Museo della Guerra di Rovereto)

Coming to terms with the fact they would have to rely on personal contacts to enhance the Rovereto museum, the directors nevertheless managed to put together a very respectable collection, with objects such as the sword of honor of General Baratieri13; a famous Risorgimento patriot born in the Austro-Hungarian Tyrol with the name of Baratter and governor of the Eritrean colony, accused of having abandoned his troops in the retreat of Adwa, put on trial but then not executed. In fact, after a long period of damnatio memoriae in attempt to forget Italy’s unpreparedness and failures in Africa, the figure of Baratieri returned to the fore during fascism, in the ranks of all those who, mistreated by the inept liberal Italian state, were now gaining instead a place among the “pioneers”, to be celebrated and raised as a model for the new fascist generations. In the museum of Rovereto the conquest of the colonies (presented as above all a military conquest) is narrated from a purely nationalistic point of view which emphasizes the continuity between the nineteenth and twen-

12 “Ill.mo Signor Direttore del Museo Storico di Guerra”, Comunicazione del Ministero delle Colonie, Ufficio III Museo Coloniale, 10 Dicembre 1936. ASMGR. 13 “Illustrissimo signor Prosindaco”, Lettera del Direttore del Museo della Guerra di Rovereto al Prosindaco della città di Rovereto, 31 Ottobre 1921. ASMGR. BRINGING THE EMPIRE TO THE PROVINCES... 133 tieth centuries (regardless of the caesura between the liberal state and fas- cism), and honours the Savoy Monarchy, the ideals (non-republican, of course) of the Risorgimento, and the sacrifice of the First World War. The conquest of the colonies is presented, together with these other turning points, as a fundamental step in the creation of the Italian state. The Army is depicted as a vehicle of conquest and state construction, an instrument of order, rationality and civilization (Baioni, 1993). The names of well-known battles, theatres of the Italian Army’s heroic deeds such as Agordat and Massawa, and the names of martyrs to the conquest such as Toselli and Galliano, must have been so familiar to the visitors of the museum (27, 375 in 1926, a considerable amount for a museum in such a remote area of Ita- ly), that the objects associated with them could be exhibited almost without any captions and complementary information, as in a shrine, in the circular room that by chance took the name of tucul. It seems clear that the museum was not intended to offer to the visitor a real possibility of knowledge or understanding; rather, it limited itself to presenting a surrogate form of his- tory, exhibiting and celebrating spoils and heroes (Labanca, Rasera & Za- dra, 1992, p. 137). By skipping any logical passage or factual connection, and creating a mystical link between object and spectator, the museum proposed to in- spire in visitors the same patriotic impulse that had guided the exploits of the soldiers serving in the colonies. It was a clear attempt to merge the Ri- sorgimento, World War I, and colonial wars, in a territory that could not be further away from Africa in geographic terms and which had paid a high price during the First World War: an attempt to help the population “di- gest” the sacrifice of local lives that the conquest and maintenance of the colonies necessitated. In the words of Malladra himself:

a room dedicated to the colonial war that tells the visitor about all the diffi- culties encountered and gloriously overcome by the Italian infantrymen and Ascari to give the country a colony.14

To this end, photographs of the Empire’s achievements, through its sol- diers, offered tangible proof of the goodness of Italian operations in Africa. In addition to weapons and uniforms, the collection also included humble wooden objects such as headrests, chains, sandals or rudimentary locks and

14 “una sala dedicata alla guerra coloniale che dica al visitatore tutte le difficoltà incontrate e gloriosamente superate dai Fanti ed Ascari d’Italia per dare alla Patria uno sbocco coloniale.” Source: “Onorevole comando del R. Corpo di Truppe Coloniali della Colonia Eritrea”, Lettera del Direttore del Museo della Guerra di Rovereto, 19 Giugno 1928. ASMGR. 134 BEATRICE FALCUCCI the Brennero of 2nd June 1929 proudly described it as “unique in Italy, right after the great colonial Museum at Palazzo della Consulta in Rome”.15 The presentation, albeit limited, of ethnographic objects, without any contextu- alization, as simply rudimentary and backward, did nothing but reinforce in visitors the certainty that the Italian soldiers were operating in the right way, bringing order, civilization and progress to those populations that had been for too long “beyond history”. A second, equally illuminating case, also located in one of the Em- pire’s most rural provinces, is the Maria Fioroni Colonial Museum in Legnago, in the province of Verona. Distinct from the military tone of the Trentino museum, this museum is relevant for several reasons, not least because its founder and curator was a woman, Maria Fioroni. Daughter of Enrico Fioroni, a convinced patriot who had fought alongside Garibaldi in the battle of Bezzecca, Maria had had the opportunity to study and cultivate a multiplicity of interests including archeology, ceramics, and history. She had volunteered for the Red Cross during the First World War, and kept close correspondence with the fighters (over seven thousand letters pre- served in the archives of the Fioroni Foundation remain as evidence of this bond16). Maria carried out her intense and multifaceted research in the large family palace, which from the early 1930s she slowly turned into a museum dedicated to the history of Legnago, hosting the archaeological materials and the military and Risorgimento relics she had collected. Between 1939 and 1941, to complement the “domestic” collections dedicated to the histo- ry of the Verona area, the noble family home also hosted a room containing the “colonial museum” set up by Fioroni herself, who at the time was an active supporter of the regime’s colonial policy, to the point of holding the position of provincial trustee of the Fascist Institute of Italian Africa (AFAI). Thus the museum was described by a journalist in 1942:

One of the most curious [museums] that we ever have to see. Never had a museum offered so much hospitality to zoology, natural sciences, mineralo- gy, nummismatics, history, chronicle, seated in a single provincial olympus, causing an almost babelic mixture of curiosities. (Cenzato, 1942)17

15 “unica in Italia, dopo il grande Museo coloniale esistente nel Palazzo della Con- sulta di Roma”. 16 Settemila lettere in un singolare museo, Stampa sera, 9-10 Dicembre, 1949. 17 “uno dei più curiosi [musei] che si abbiano mai a vedere. Il suo palazzo è lette- ralmente invaso da questa documentazione […] che si potrebbe dire universale, perchè comprende persino pezzi di cacia grossa, pelli e teste di animali esotici; va a finire nelle raccolte di decreti secolari e s’avviva persino delle memorie recentissime BRINGING THE EMPIRE TO THE PROVINCES... 135

Fioroni, also the secretary of the female branch of the Fascio of Legnago, firmly believed in the civilizing mission of the Italian troops en- gaged on the Abyssinian front, and undoubtedly suffered a certain fascina- tion for an Africa conceived and idealized as distant and mysterious Africa, answering to the more classical canons of Orientalism (figure 8).

Figure 8 - The Museo Coloniale Maria Fioroni (Source: Archivio Storico della Fondazione Museo Maria Fioroni)

The arched rooms of her colonial museum, for example, distin- guished by the Moorish style from those of the rest of the building, were designed to reproduce “the arches of the Alhambra in Seville, perhaps the best calling card of the sumptuous Arab civilization” (Girola, 1954),18 which, however, had very little to do with the civilizations of the Horn of Africa. Nevertheless, we can imagine the astonishment that this type of ar- chitecture could arouse in the population of the small Veronese town,

della guerra attuale. Mai museo mette tanto capogiro, ed esige sì immediati e pronti adattamenti dello spirito, e mai domestica sede ha offerto sì larga ospitalità alla zoo- logia, alla scienze naturali, alla mineralogia, alla nummismatica, alla storia, alla cro- naca, assise in un unico olimpo provinciale provocando una mistura quasi babelica di curiosità”. 18 “gli archi dell’Alhambra di Siviglia, forse il migliore biglietto da visita della fasto- sa civiltà araba”. 136 BEATRICE FALCUCCI where perhaps few inhabitants would have questioned the fanciful transpo- sition of Moorish Spain onto East Africa. Legnago’s populace was certainly impressed by the stuffed lions, the panoplies, the drums, the shields and jewels that belonged to the Ethiopian Ras and Queens whose names had become so familiar, as they had occupied the pages of Italian newspapers for years (figure 9).

Figure 9 - The Museo Coloniale Maria Fioroni (Source: Archivio Storico della Fondazione Museo Maria Fioroni)

The Gazzettino of November 1937 wrote that

Africa cannot be loved without knowing her and cannot be known without loving her. The Legnaghese museum will lead to that love which is so nec- essary, for without it a people will not really be able to become a good col- onizer.19

Definitely a provincial museum but not a parochial one, as it was one the reporter considered

19 “l’Africa non si può amare senza conoscerla e non si può conoscere senza amar- la. Il museo legnaghese porterà a quell’amore che è tanto doveroso e necessario e senza quel quale un popolo non potrà divenire veramente un buon colonizzatore e un conservatore e potenziatore di imperi”. BRINGING THE EMPIRE TO THE PROVINCES... 137

At the forefront of the colonial movement. [A museum] that is admired by many and that is also known in Rome for the organic nature of its collec- tions […] considered among the most complete existing. The commodities collections, from the various places of the Empire, are arranged in good or- der and with precision. There is the first wheat harvested by our settlers in Gondar, various types of coffee from the Gimma, cotton from Harrar, Caf- fa, the Somali cotton from Genale and that from Tessanei, sesame, coconut, tobacco, madreporic products of the Red Sea, skins of various animals, minerals. (F. Z, 1938)20

While the display of raw materials was not unusual (some colonial museums were created for this specific purpose, such as the Tropical Museum of the Istituto Agronomico per l’Oltremare of Florence. Falcucci, 2020), in a con- text of this kind it suggests a more emotional and “personal” aspect: it was a matter of convincing, through the exposition of the richness of the colo- nies, the population of a small town in the Veneto province — but crucial- ly, one of the largest labour pools Fascism drew on for its operations in the Horn of Africa, as well as for the agricultural colonization of Libya (Gas- pari, 2002, p. 333-334; Cresti, 2011, p. 188-189) — that the sacrifice of their loved ones or themselves in the colonial wars of Fascism was a valuable and noble enterprise which served the imperial cause of the nation:

The photo of Beozzo, fallen in East Africa in the fulfillment of his duty. Next to the portrait, a medal he wore and a flag, donated by his father. A bloody dagger, striking our attention, belonged - says Miss. Maria who is ac- companying us in the visit - to Rossini Angelo, who died in East Africa and was decorated with a cross by the Ministry of Italian Africa. (Cerilo, 1942, p. 3)21

20 “all’avanguardia del movimento colonialista. [A museum] che già hanno ammirato tanti gerarchi e che è conosciuto anche a Roma per l’organicità delle sue raccolte […] ritenute tra le più complete esistenti. Ma non è solo sotto l’aspetto storico, etnografico che la raccolta va riguardata. Vi sono disposte in bell’ordine e con la consueta esattezza, le collezioni dei prodotti, fatte giungere espressamente dalle varie località dell’Impero. Vi si trova il primo grano raccolto dai nostri coloni a Gondar, i vari tipi di caffè del Gimma, dell’Harrar, del Caffa, il cotone somalo di Genale e quello del Tessanei, il sesamo, il cocco, il tabacco, i prodotti madreporici del Mar Rosso prima e dopo la lavorazione, le pelli dei vari animali, i minerali...” 21 “Ecco infatti una vetrinetta la foto di Beozzo, caduto in Africa Orientale nell’adempimento del proprio dovere. Accanto al ritratto, una medaglietta ch’egli portava al collo ed una bandierina, donate dal padre. Un pugnale insanguinato, colpisce la nostra attenzione, apparteneva — ci dice la signorina Maria che ci ac- 138 BEATRICE FALCUCCI

The museum sought to “strategically” provoke emotions in its public, as the objects showcased represented not only individual lives, but something greater: race, civilization, empire, progress, History (Griffiths & Scarantino, 2008). Like the Museo Coloniale Maria Fioroni and the Museum of Rover- eto, many institutions equipped themselves with colonial halls in the Fascist era, or enriched the collections they already owned, receiving objects from fighters, missionaries and administrators who took part in the Ethiopian campaign. Here I have analysed two cases in detail, but to gain a sense of the breadth of this phenomenon, it is only necessary to recall again the great spread of these collections: from the colonial halls at the Museo Civi- co di Domodossola, at the Museo della Scuola di Sanità Militare di Firenze, or the Museo zoologico di Modena, in the north of the country, to the Museo della Società Africana d’Italia di Napoli or the Museo storico del Sacrario dei caduti d’Oltremare di Bari in the south, to name but a few. Fascism also enhanced existing museums with renovations and ex- pansions: the Museo di Villa Giulia and the Musei Capitolini in Roma were expanded in 1925, Castelvecchio in Verona was restored in 1926, a new display was curated for the Museo Nazionale di Antropologia ed Etnologia in Florence in 1931 and the Museo Pigorini in Rome in 1935, the Museo del Risorgimento was renovated in 1938,22 and the Galleria Sabauda in To- rino was reorganized in 1939. However, the most ambitious projects never came to fruition: the Danteum project by Terragni-Lingeri, the E42, the Museo dell’Impero Ro- mano, the Museo delle Scienze, the Museo delle Arti e Tradizioni popolari, the Ancient and Modern Art museums, the Museum of the Ministero dell’agricoltura e delle bonifiche, the Museo di Topografia Romana and the Museo delle Arti e della Industria, among others (Pinna, 2009, p. 18; Kallis, 2011b).

Colonial Museums and the Commodification of the Exotic Museology was without a doubt one of the investigative modalities of the European colonial project by which knowledge was produced and employed to govern (Barringer & Flynn, 1998) as colonialism was made possible, and then sustained and strengthened, as much by cultural tech- compagna nel orso della visita — a Rossini Angelo, morto in A.O e fregiato di cro- ce al merito di guerra conferita dal Ministero dell’Africa Italiana.” 22 Fascism presented itself once again as heir to the Italian Risorgimento tradition and the Empire as the culmination of the process of national unity (Baioni, 2012). BRINGING THE EMPIRE TO THE PROVINCES... 139 nologies of rule, as by the more obvious and brutal mode of conquest (Cohn, 1996). John MacKenzie has provided a comprehensive survey of colonial museums within the British Empire (MacKenzie, 2009) followed by the further development of some interesting case studies from its provinces, presented in the volume edited by Longair and McAleer (Longair & McAleer, 2012). The importance of the provincial geographical societies in France, as bearers of an initial form of colonial propaganda, that advocated the constitution of an empire, was carefully analyzed as well (Goerg, 2002). The geographical societies spread throughout France played a key role in familiarizing the French with the colonial enterprise and with their empire. Their journals, which published reports and accounts of journeys covering the entire planet, contributed actively to this process. However scholarship to date has largely overlooked the Italian case, which offers fertile ground for reflection, precisely, as we have seen, because of its paradoxical lack of a solid tradition of museum centralization, but the pervasive presence of arte- facts and specimens from the colonies in the Italian peripheries. In Surveiller et punir. Naissance de la prison (1975), Michael Foucault (1926-1984) raises concerns regarding the disciplinary power of different types of institutes such as hospitals and schools. Foucault saw the possibil- ity of these institutes forming a vast technological network of power to regulate the behavior of people in a society. Museums, Foucault believed, form part of such a network, as they have the power to discipline people’s minds; it is therefore quite clear that the discourses of museums, just like those of other media such as photography, are not neutral as positivistic thinkers used to believe (Marstine, 2006). We should rather think of them as an empty stage, where different plays are performed. As it is not possible to exhibit objects without some form of subjective organization, objects are used to illustrate ideas: the wonder-cabinets of the Renaissance were at least as much about possession as about display (Lugli, 1983). The wonder de- rived not only from what could be seen, but from the sense that the shelves and cases were filled with unseen wonders: all the prestigious property of the collector. This way, the King or Emperor’s possession of a Kunstkam- mer, the world in microcosm, expressed his symbolic mastery of the world (Greenblatt, 1991). As the emphasis on ostentation increased progressively during the nineteenth century (Kirshenblatt-Gimblett, 1991), objects and their materiality became a particularly effective propaganda medium. It is therefore not surprising that in 1920 the French Minister of Colonies Albert Sarraut used the expression “la leçon des choses” to refer to the colonial exhibition propaganda (Goerg, 2002). And just like in situ installations and exhibitions (such as ethnographic villages, Kirshenblatt- 140 BEATRICE FALCUCCI

Gimblett, 1991), museums, no matter how mimetic, were and are vehicles for “la leçon des choses”. In the colonial European museums objects were offered for inspection (Baxandall, 1991) and judgment. They were displayed to the public in an apparently neutral and scientific way, so that it was visi- tors themselves who expressed a hierarchical judgment in apparent auton- omy, relating their own culture and technology to that of the peoples ex- posed. And it is precisely this hierarchy, enacted through the exhibition and its invitation to the public to formulate a classificatory judgment, which legitimized the war of conquest, the subjugation of indigenous peoples and the exploitation of the resources of their lands, along with the war effort — the sacrifice of the lives of young Italians that such an enterprise required — and the deprivations of life in the colony. All this could be enclosed in a small coffee bean displayed thousands of kilometres away from the plant that bore it, in the remote Italian province, in which, through the exhibition of such a single small specimen, an attempt was made to instill pride in be- ing direct descendants of Augustus and (therefore) legitimate colonizers of those remote lands. But, as Cohn reminds us for the case of the British Empire in India, the commodities of interest were not only goods with market value. In addition to the many objects that were profitably bought, sold, and generally extracted, including land (which became a commodity through the concentration on land revenue as a principal source of gov- ernment income), the colonies could provide a whole host of wares that could symbolize and display imperial power; including archeological arti- facts (as we have seen for the Ancient Roman ruins), ethnological and an- thropological specimens (Cohn, 1996). Although much scholarship to date has focused on the key resource of colonial national museums, the cases analysed in this article illustrate the importance of exploring provincial museums and the alternative perspec- tive they offer. Maria Fioroni’s story, for example — that of a woman who was an active fascist and representative of the colonial avant-garde — of- fers a different image of the Italian province of the thirties, compared to the remote, out of touch, backward portrait that is usually offered. Therefore, rather than reinforcing the traditional dichotomy between “colonial periphery” and “metropolitan Italy” it is necessary to underline the existence of a dialogue between peripheries (of the Empire and of Ita- ly), in which the transmission of knowledge, objects and materiality be- tween the two is rather intense and powerful, impacting and shaping the colonial consciousness of the Italian people. Cohn describes India as an open-air museum, a source of collectibles and curiosities to fill European museums, botanical gardens, zoos, and country houses (Cohn, 1996); Angelo del Boca, on the contrary, writes that BRINGING THE EMPIRE TO THE PROVINCES... 141

one in ten families in Italy certainly owns an object of colonial origin. They range from Tallers of Maria Teresa to ivory bracelets […] For half a centu- ry, dust has been depositing in this immense private museum (Del Boca, 1991, p. 6).23

If one family out of ten owns an object of colonial origin in its home, how many Italians have instead admired images and objects of African origin in temporary exhibition and in the museums that still exist today throughout Italy? It is therefore possible to speak of a pervasive colonial consciousness which has reached all the borders of the country and its extreme peripher- ies. A colonial consciousness which has advanced, above all, the materiality of African knowledge rather than the material knowledge of Africa, pre- senting populations in an ostensibly neutral way, telling the story of a conti- nent reduced to objects (and almost always the same objects at that: shields and lances, drums, rudimentary jewels, wooden headrests, apparently pre- sented as products of the same craftsmanship, coming from the same are- as...), black and white photographs of ragged children and old men, and names of iconic battles. Fascism simplifyed and spectacularized the exhibition and working on the legibility of the museum (Bennett, 1998), devoteing its attention to ordinary visitors, encouraging the opening of museums to all social classes (with reduced prices and free tickets, for example, Pinna, 2009), in order to promote an effective and widespread ideological diffusion. Every effort was aimed at creating a colonial consciousness, a feeling of being involved in a process that deeply affected every aspect of society. Exhibitions and muse- ums are therefore to be interpreted as parts of a larger and more complex strategy, which sought to warm a largely “cold” population to the idea of colonization, convincing Italians of their racial, moral and cultural superior- ity (despite the difficult economic and social conditions, international sanc- tions against Italy etc.). We have seen how, to the detriment of the accenting, imperial and “Roman” narrative of Fascism (Corner & Galimi, 2014), it is more correct to speak of a “dialogue between peripheries”: those of the Empire and those of the motherland, which were united by a continuous flow of mate- rials and people. Therefore, while Fascism failed in its attempt to centralize colonial museology, it succeeded in bringing the colonies closer to the Ital- ian province, making sure that imperial and racist ideas penetrated deep

23 “Una famiglia su dieci in Italia possiede sicuramente un oggetto di provenienza coloniale. Si va dal tallero di Maria Teresa al braccialetto d’avorio […] Su questo immenso museo privato, da mezzo secolo si deposita la polvere.” 142 BEATRICE FALCUCCI into the consciousness of the Italians, to remain there well beyond the fall of the regime.

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Cahiers François Viète, série III, 10, 2021, p. 147-182

From the Field to the Bookshop. Shaping Persepolis in the Early 18th century

Emanuele Giusti∗

Abstract Between the 17th and the 18th centuries three travelers — Jean Chardin, Engel-bert Kaempfer and Cornelis de Bruijn — tried to represent accurately the Iranian monuments of Persepolis and Naqsh-e Rostam. Social, material, and environmental factors influenced the travelers’ observations on the field as well as the transformation of their notes and sketches in books and engravings designed for the public. In spite of the travelers’ attempts at overcoming the difficulties of fieldwork and reproducing in print the reality of Persepolis, their claims to truth — especially de Bruijn’s — were put in jeopardy not only by the na- ture of Persepolis as an unstable environment for the development of a historical knowledge, but also by their efforts to crystallize it through mobile material supports.

Keywords: Jean Chardin, Engelbert Kaempfer, Cornelis de Bruijn, Persepolis, travel, Sa- favid Iran, antiquarianism, orientalism, engravings, scientific instruments.

Résumé Entre le XVIIe et le XVIIIe siècle, trois voyageurs — Jean Chardin, Engelbert Kaempfer et Cornelis de Bruijn — ont tenté de représenter avec précision les monuments iraniens de Persépolis et Naqsh-e Rostam. Des facteurs sociaux, matériels et environnementaux ont influencé leurs observations sur le terrain ainsi que la transformation de leurs notes et cro- quis en livres et gravures destinés au public. Malgré leurs tentatives de surmonter les diffi- cultés du terrain et reproduire sur papier Persépolis en sa réalité, leurs prétentions à la vé- rité — surtout celles de de Bruijn — ont été mises en cause par la nature de Persépolis comme environnement instable pour le développement d’une connaissance historique et par leurs tentatives de la cristalliser à travers des supports matériaux mobiles.

Mots-clés : Jean Chardin, Engelbert Kaempfer, Cornelis de Bruijn, Persepolis, voyages, Perse safavide, antiquaire, orientalisme, gravures, instruments scientifiques.

∗ PhD student, University of Florence (Italie) & UMR 8547, École normale supé- rieure de Paris (France). 148 EMANUELE GIUSTI

Introduction – Antiquity and Exoticism in the Early 18th Century Early modern Europe was deeply interested both in antiquity and in the “exotic”, far-away lands and peoples perceived as different. The study of antiquity rested on a textual tradition, but it could also involve remnants of cities and buildings (Schnapp, 1993). The exotic could be experienced by traveling and through new traditions stemming from travel, formed by maps, books and pictures (Schmidt, 2015). These two areas of knowledge were not uniform or static. Antiquity could be clarified, consolidated, or criticized (Grafton, 1992), as is shown by the far-flung querelle of the An- cients and the Moderns (Fumaroli, 2001). The exotic could change its meaning, expand indefinitely, its parts be rearranged (Gallegos Gabilondo, 2018). What is more, antiquity and the exotic could overlap and question assumptions on history and identity: what if far-away people have an antiq- uity of their own? What if this exotic antiquity does not correspond to the most trustworthy classical authors, nor to the sacred history of the Bible (Rossi, 1979)? In this paper I will try to show how a place, or better still, an environment was materially assembled within the early 18th-century Repub- lic of Letters, where one of these unsettling intersections took place. In the late 15th century a Venetian ambassador to Iran, Giosafat Barbaro, saw mysterious ruins in the province of Fars: those of Persepolis, one of the archeological sites of the Marv Dasht plain and the greatest monument of the Achaemenid dynasty (6th-4th century BCE).1 Barbaro did not know this archeological truth of ours. He gathered information on the spot, then penned a description according to his cultural background (Barbaro, 1543, p. 51r-51v). He was not the first European to write about the ruins, but his description circulated widely. During the 17th century, as new travelers approached the site (Invernizzi, 2005, p. 69-89, 173-408), a new tradition took shape. Besides the description of Chilminar — as the site of Persepolis was known by one of its modern Persian names (Allen, 2007) — now travelers also wrote about other nearby ruins, the Achaeme- nid and Sassanid monuments of Naqsh-e Rostam. This story unfolds in the context of early modern Eurasian circula- tion of goods and peoples and in that of European shifting experiences of Safavid Iran (Matthee, 2009, 2016). The interactions between Europe and

1 Denominations of monuments in Persepolis and Naqsh-e Rostam vary in scien- tific literature; for the reader’s convenience, I will adopt those used in the work of Eric F. Schmidt (1953, 1970), easily accessible online: https://oi.uchicago.edu /research/publications/oriental-institute-publications-oip. FROM THE FIELD TO THE BOOKSHOP... 149

Iran were motivated by diplomacy and commerce (Floor & Herzig, 2012); however, as was the case for other parts of Asia, an interest in religion, his- tory and “Oriental” knowledge had a role to play too (Russell, 1994; Hamil- ton & al., 2005; Brentjes, 2010; Loop & al., 2017; Bevilacqua, 2018). The enthusiasm of travelers for the ruins led to an explosion of contradictory information and armchair scholars started to pay attention. Some questions arose: who built those once grandiose structures? When? And for what purpose? Nobody could agree on their historical meaning (Sancisi- Weerdenburg, 1991). These questions are interesting because they involved a familiar type of object which nonetheless resisted a definitive interpretation. Europeans understood ruins in the light of a textual tradition and/or by reading the inscriptions they may carry. In the case of Persepolis, no interpretation based on texts was conclusive, since evidence from Greek and Latin au- thors, or even from the Old Testament, was incomplete or conflicting. In addition, nobody could decipher the cuneiform inscriptions found at the site (Mousavi, 2012, p. 113-122). This predicament increased the interest in the ruins within the Republic of Letters and stimulated a demand for better descriptions (e.g. Baudelot de Dairval, 1686, vol. 2, p. 721-722). Three travelers successfully rose to the challenge in the following decades. Jean Chardin (1643-1713), a French merchant, visited Persepolis in 1666, 1667 and 1674 (Van der Cruysse, 1998). Engelbert Kaempfer (1651- 1716), a German physician then employed in the Vereenigde Oostindische Compagnie, the Dutch East India Company (VOC), went there in 1685 (Haberland, 1990; Haberland, 1993; Haberland, 2014). Finally, Cornelis de Bruijn (1652-1726/7), a Dutch painter, visited the site between 1704 and 1705 (Drijvers, de Hond & Sancisi-Weerdenburg, 1997). While almost forty years passed between Chardin’s first visit and de Bruijn’s stay, all three trav- elers published their accounts between 1711 and 1712 (Chardin, 1811, vol. 8, p. 242-410; Kaempfer, 1712, p. 297-365; de Bruijn, 1711, p. 208- 316).2 This coincidence caused a controversy. De Bruijn, after a discussion involving his patron Nicolaes Witsen, scholar and mayor of Amsterdam, and the humanist Gijsbert Cuper (Chen, 2009; Peters, 2010), published a

2 While Chardin published the first volume of his travelogue in 1686, the complete edition, including the account of Persepolis, was only published in 1711 in two different printings (3 volumes in-4° or 10 volumes in-8°). While a new and more complete edition was issued in 1735 (4 volumes in-4°), a critical edition appeared in 1811, edited by the Orientalist scholar Louis-Mathieu Langlès (10 volumes in-8° and an atlas). I will use this one to cite the text, while the images will be from the 1711 in-4° edition. 150 EMANUELE GIUSTI pamphlet debating the differences between Chardin’s and Kaempfer’s de- scriptions and his own (de Bruijn, 1714). He tried to demonstrate that his competitors were imprecise or wrong, because they spent too little time on the site and did not master the art of drawing. Only his relation was a truth- ful reproduction of the ruins:

That is why I have spent there about three months, with the intention to contradict any reproach and to deserve the trust of my fellow countrymen, as the first to have made the World aware, according to the truth, of the Rests of such a famous and 2000-years-old Work, so well described — so I think — in its proper original form according to Art, as is represented from life in the Prints as accurately as possible. (de Bruijn, 1714, p. 50)3

These sources and debates are well-known (Drijvers, 1989; Peters, 1989; Drijvers, 1991; Drijvers, 1993; Sancisi-Weerdenburg, 1997), but it is worth going back to them. In fact, the literature discussing the early mod- ern European reception of ancient Persian ruins displays two weak points. First, most of this literature has been produced by archeologists and/or ancient history scholars. As a result, despite its pioneering character and a clear awareness of the problem (Kuhrt, 1991), early modern descriptions of the ruins are often placed in a somewhat teleological history moving from error to truth: the emphasis mainly falls on what travelers “misunderstood” or “got right”. In my opinion, this approach does not allow us to fully un- derstand the contexts in which the ruins were experienced, reproduced, and circulated. Secondly, this literature tends to concentrate on single historical figures, undermining to some extent the study of the wider networks in which these events took place. The approach adopted in this paper — which is but a modest attempt at avoiding these pitfalls — seeks to put the travelers’ experiences in the context of early modern knowledge building. A broad methodological model can be found in recent works about early modern perceptions of the history of philosophy (Levitin, 2015), Hinduism and Buddhism (App, 2010), or “exotic geography” (Schmidt, 2015, p. 145- 161). At a different level, the concept of milieu de savoir, understood as an attempt at underlining the ultimately fluctuating and unattainable nature of

3 “Ten dien einde heb ik aldaer omtrent drie maenden doorgebragt, met dat inzigt, om alle berispingen te ontgaen, en by myn Landsgenoten den lof te verdienen, van de eerste geweest te zyn, die de Overblyfzelen van zoo een befaemd en over de 2000 Jaren oud werk aen de Wereld naer waerheid heeft bekend gemaekt, zoo wel in desselfs regte geschapenheid na de konst, zoo ik meene, beschreven, als in Printen met alle mogelyke naeukeurigheid na ‘t leven verbeeld.” All translations are mine unless is specified otherwise. FROM THE FIELD TO THE BOOKSHOP... 151 lieux de savoir (Jacob, 2014), will help me to bring attention to the following points. Between the 17th and the 18th centuries, fierce debates raged through Europe about the reliability of classical authors, the value of the Biblical account as an infallible source for the history of mankind in com- parison to “exotic” ones (Rossi, 1979), and more broadly about the stand- ing of historiography as a form of valid knowledge (Borghero, 1983). It may be useful to take this context into account when considering the ef- forts made by the travelers to represent the ruins as accurately as possible (DaCosta Kaufmann, 1999; Burioni, 2013). In fact, although they deployed partially different strategies and showed different degrees of confidence in their claims to truth, all three travelers shared the aim of giving the ruins a definite material and historical identity. In fact, the travelers tried to estab- lish the ruins as a lieu de savoir and then to make it accessible in the form of a book. This portable Persepolis could be used to safely enquire about the history, art, and customs of ancient Persia. However, such a project was doomed to fail. As I will try to show, the travelers’ attempts at crystallizing the ruins were undermined by their fundamentally ecological nature. This was most apparent in the case of the most confident traveler, de Bruijn. In fact, the site changed over time due to natural or man-made dam- ages and was experienced by travelers in different ways. The ruins are best understood not as a regulated and immutable place for the development of knowledge, but as a complex environment where the result varies according to the shifting conditions of information gathering, classifying, and pro- cessing. I will analyze these issues in the first section of my work. When travelers reconstructed Persepolis at home in order to offer it to the public, the set of textual and visual information retrieved on the field was affected by the social and material conditions of the travelogue’s editing and pub- lishing process. I will address these problems in the second section. To sum up, the on-field experience, as well as the material and intellectual tactics deployed to support the reconstructions of the ruins, were fragile, mobile, and interdependent. In the end, individual variability was such that it was impossible to form a universally acceptable knowledge in and about the ruins. As an operative solution for the writing of this paper, I will discuss separately the field experience and the back-home reconstructions of the ruins as a milieu de savoir. In fact, both stages were connected and influenced each other, even if they contributed differently to the potential crystalliza- tion of Persepolis as a history laboratory.

152 EMANUELE GIUSTI

On the Field Travelers reached the ruins from the route connecting the Safavid capital of Isfahan with the Persian Gulf port of Bandar Abbas (Floor, 1999). In 17th century Iran, caravanserais made travel easier, but due to the deterioration of road security in the last decades of Safavid rule (Matthee, 2012, p. 148-151, 215-222) the three travelers may have had different expe- riences. The route was also hazardous because of its diverse geographical setting, exposing travelers to cold mountain weather as well as to the hot climate of the Persian Gulf. They all visited the site between autumn and winter, thus avoiding the summertime heat.4 Furthermore, not all of them were free to choose the duration of their stay. Business allowed Chardin to visit the site time and again, but never for more than a few days (Chardin, 1811, vol. 8, p. 319). Kaempfer had to find a compromise between the little time available in the caravan’s timetable and the social pressure coming from his former employer, the Swedish ambassador Lodewyck Fabritius, who had requested him to de- scribe the ruins on behalf of Nicolaes Witsen (Kaempfer, 1687; Kaempfer, 1965, p. 85-97; Haberland, 1990, p. 39-46). On the other hand, the “main aim” of de Bruijn’s journey was the “examination of these antiquities” (de Bruijn, 1711, preface).5 De Bruijn had been directly instructed by Witsen to describe the ruins (Witsen, 1713) and provided with letters of recommenda- tion (e.g. de Bruijn, 1711, p. 363; de Hond, 1997, p. 68). Hence, enjoying the hospitality of Dutch representatives and VOC officials, he could con- centrate on his mission. The travelers tried to cope with the problem of time availability: Kaempfer skipped meals (Kaempfer, 1712, p. 335), de Bruijn mounted a field kitchen to avoid going back too often to the nearby village (de Bruijn, 1711, p. 224). Another influencing factor was indeed the surrounding network of human settlements, from the local village of “Mircasgoon” (Chardin, 1811, vol. 8, p. 410) to the nearby city of Shiraz. The local inhabitants provided the travelers with food, tools, manpower and information about the ruins. The importance of local actors for the development of “European” knowledge has been widely discussed (Raj, 2007; Schaffer & al., 2009) and

4 Jean Chardin: from 13th to 19th February 1674 (Chardin, 1811, vol. 8, p. 410- 413); Engelbert Kaempfer: from 2nd to 4th December 1685 (Kaempfer, 1965, p. 95-96); de Bruijn: from 9th November 1704 to 23rd January 1705 (de Bruijn, 1711, p. 208, 318). We do not know how much time Chardin spent at Persepolis during his first two trips in 1666 and 1667 (Van der Cruysse, 1998, p. 207-212). 5 “Want gelyk het onderzoeken dezer outheden het voornaemste oogmerk dezer tweede reize geweest is”. FROM THE FIELD TO THE BOOKSHOP... 153 thus is hardly surprising. It is worth stressing all the same. First, the ability to tap into local resources could be an essential part of a traveler’s way of materially dealing with the ruins: de Bruijn had to send for a stonecutter from Shiraz when he broke all his chisels trying to detach the sculptures which were to confirm the veracity of his description (de Bruijn, 1711, preface, p. 219; figure 1).

Figure 1 - Objects taken from Persepolis to Europe by Cornelis de Bruijn (de Bruijn, 1718, vol. 2, plates 137-140) (Source: Biblioteca Nacional de España)

Secondly, interaction with the same environment could produce different results even in a limited time interval. Chardin and Kaempfer visited “Mir- casgoon” during the same generation, but while Chardin gets to know more about the underground water conduits of Persepolis talking with local no- tables (Chardin, 1811, vol. 8, p. 331-335), Kaempfer must have met with different people, because he “heard nothing about them from the inhabit- ants of Myrgascun” (Kaempfer, 1712, p. 353).6 Finally, local actors dissem- inated interpretations of the ruins which were at variance with classical or

6 “nec de iis quicquam audivisse a Myrgascunensibus”. 154 EMANUELE GIUSTI biblical traditions (Mousavi, 2012, p. 73-94; Casale, 2017). The hero tales of Persian poetry and the definition of the ruins as “houses of idols” affected the travelers’ stance, even when they rejected these voices (Chardin, 1811, vol. 8, p. 334-340, 390; Kaempfer, 1712, p. 301-305, 315-317; de Bruijn, 1711, p. 227-228). To sum up, local interactions could help travelers as- semble the ruins as a lieu de savoir, but more often they increased the com- plexity and instability of the conditions under which they operated.

• Acquiring: The Senses and Their Enhancement The most basic task carried out by visitors was to acquire infor- mation through the senses: travelers experienced Persepolis first and fore- most with their eyes and hands. Sight, often supported by touch, appears to have had two functions. The first one would be to supply the material perception of the ru- ins: identifying colors, recognizing shapes and figures, roughly appreciate dimensions and proportions. Touch seemed to be instrumental in getting information about the nature and quality of the materials. However, the outcome of these operations was not uniform. For example, by analyzing their hardness and different colors, Chardin states that the building materi- als were not taken from the close Kuh-e Rahmat mountain (Chardin, 1811, vol. 8, p. 285-286). De Bruijn does the same thing but maintains the oppo- site (de Bruijn, 1711, p. 223-224). This was not inconsequential. Chardin’s opinion led him to believe that ancient Persians had the ability to move heavy materials over long distances, while de Bruijn ended up thinking that the monuments had mainly been cut out of the mountain. This remark brings us to the second possible function of sight and touch, a reconstructive one. Just as they could process sensory information to understand construction techniques, the travelers could infer the past existence of lost structures from what was extant and hypothesize the initial appearance of the complex. This, in turn, was connected to its original function. According to de Bruijn, the columns had once supported arcades, an appropriate architectural feature for the palace of a king (de Bruijn, 1711, p. 227). For Chardin, instead, the columns had never supported any roof, the lack thereof being a suitable feature for a temple, his favorite hy- pothesis about Chilminar’s function (Chardin, 1811, vol. 8, p. 280-282). By applying this reconstructive practice, the travelers were trying to give a def- inite identity to the ruins, but the differences between their results suggest that the stability of Persepolis would be put in danger once a third party would go through its representations. However, experiencing the ruins was not just about sight and touch. In one case, Chardin uses an auditory sensation to formulate a hypothesis FROM THE FIELD TO THE BOOKSHOP... 155 about the invisible inner structure of Naqsh-e Rostam’s tombs. Having sent two of his servants to explore the chambers,

I told them to go on as much as the light could lead them, and being there, to shout with all their strength. When they did so, we heard their voices rolling in that cavity and saw countless storms of pigeons getting out from the three other openings. This led me to believe that the tombs, or recesses reciprocally separated, did not correspond to the façades and altars on the surface, but that there was just one vault from one end of the mountain to the other. (Chardin, 1811, vol. 8, p. 350)7

In another case, travelers used an indirect visual-cum-olfactory sen- sation to identify objects in a relief. While looking — possibly — at one of the decorated jamb of the western doorway in the northern wall of the Throne Hall in Persepolis, the travelers state that the cone-shaped vases at the foot of the main figure may be connected with the use of perfumes or spices (Chardin, 1811, vol. 8, p. 296; de Bruijn, 1711, p. 220). Chardin re- minds us that “Perfumes are widely used in the Orient”; in the East Indies, he had seen “perfume vases which more or less looked like those on there” (Chardin, 1811, vol. 8, p. 296).8 Thus, senses could be activated through comparison with experience of a present-day world that resembled ancient Persia, since in this instance the Orient was thought to be immutable (Chardin, 1811, vol. 1, p. XXX-XXXI). As we have seen, sometimes the acquisition of information was me- diated by the senses of the servants. While Kaempfer probably had very few, or no personal servants at all, apparently Chardin had many of them and used them for the exploration of the underground conduits of Per- sepolis and the tombs of Naqsh-e Rostam (Chardin, 1811, vol. 8, p. 328- 332, 346-352). While it is not always clear if they were his own servants, or villagers and passers-by recruited on the spot, also de Bruijn availed himself

7 “Je leur dis d’aller aussi avant que la lumière les pourroit conduire, et qu’étant là, ils criassent de toute leur force ; ce qu’ayant fait, nous entendions leur voix rouler dans cette cavité, et vîmes des bandes innombrables de pigeons se jeter dehors par les trois autres ouvertures : ce qui me donna sujet de croire qu’il n’y avoit point autant de tombeaux, ou de caves séparées l’une de l’autre, qu’il y avoit de façades et d’autels en perspective dessus, mais que ce n’étoit qu’une seule voûte d’un bout de la montagne à l’autre.” 8 “Les deux vases qui se voient devant cette figure royale, me paroissent être des cassolettes pour les suffumigations, dont l’on se sert dans les temples. L’usage des parfums est grand dans l’Orient […] j’ai vu des vases à parfum, qui étoient à peu près faits comme ceux-ci, non-seulement à la côte des Indes, vers le cap de Como- rin, mais encore en d’autres lieu où il n’y a point de mahométans.” 156 EMANUELE GIUSTI of the help of others when the task at hand was demanding or unsafe (de Bruijn, 1711, p. 213, 222, 226). Here, money availability was paramount: a reward was needed to persuade others to take on dangerous tasks (Chardin, 1811, vol. 8, p. 331). In this sense, differences in individual conditions of travel may have determined what a traveler could or could not do, just as individual differences in managing the information retrieved through the senses influenced the process of knowledge building. We may say that, in fact, this individual variability put at risk the stability of the Marv Dasht ruins as a lieu de savoir in the very first steps of its construction.

• Classifying: Measurements and Instruments The development of a historical knowledge about and through the ruins appeared to be possible only if they were accurately described. Accu- rateness meant that every bit of it had to be measured, in order to correctly reproduce dimensions and proportions. Every traveler used the units of measurement of his country of origin (table 1), so that the similarity be- tween some of their names does not imply that they were the same. Appar- ently, they chose units according to the dimensions of the objects to meas- ure.

Chardin Kaempfer de Bruijn Distance Lieue, Pas Parasanga, Passus Uren, Schrede Length Toise, Pied, Passus, Pes, Schrede, Pouce Voet, Duim Width Toise, Pied, Orgyia, Passus, Schrede, Pouce Pes, Spithama Voet, Duim Height Depth Toise, Pied, Orgyia, Passus, Voet, Duim Pouce Pes, Palmus Table 1 - Units of measurement used by the travelers, in decreasing order of size (Source: Au- thor’s elaboration)

In practice, measurement was not a simple matter. Columns were high on the ground, rock tombs and Sassanid reliefs were difficult to reach, sometimes even the winter sunlight was unbearable for the eyes (Kaempfer, 1712, p. 332). Kaempfer sometimes admits that he could not take meas- urements (e. g. Kaempfer, 1712, p. 352): besides being in a hurry, we may argue that he did not have adequate tools. On the contrary, the homogenei- ty of de Bruijn’s measurements suggests that he was fully equipped. However, we find more details in Chardin’s travelogue. Chardin pos- sessed simple tools like ropes and poles as well as complex ones. In particu- lar, he took the height of the Apadana columns with a “quart de nonante” FROM THE FIELD TO THE BOOKSHOP... 157

(Chardin, 1811, vol. 8, p. 278), a type of back staff. This instrument, used by engineers to take heights, was not difficult to build but its use requested some expertise (Manesson Mallet, 1702, vol. 2, p. 85-98). Another hint comes from one of Chardin’s plates (figure 2).

Figure 2 - Guillaume-Joseph Grelot taking heights at the Gate of Xerxes (Char- din, 1711, vol. 3, plate 56) (Source: Bibliothèque nationale de France, Gallica)

Here, a man in Persian dress standing next to the Gate of Xerxes takes heights with what looks like a protractor or, in French, a rapporteur or petit demi-cercle (Manesson Mallet, 1702, vol. 2, p. 27-85). This may be Chardin’s painter, Guillaume-Joseph Grelot. In the drawings made for his next pa- tron, the Venetian Ambrogio Bembo (Bembo, 2005; Invernizzi, 2010), Gre- lot often portraits himself in Persian dress.9 In two of these, he represented

9 All the sketches drawn by Grelot for Bembo are available online on UMedia (http://purl.umn.edu/236582), the digital portal of the University of Minnesota, 158 EMANUELE GIUSTI himself surrounded by his instruments: a compass, a set square, a sector, a pair of compasses, a protractor and a spyglass (figure 3).10

Figure 3 - Guillaume-Joseph Grelot’s self-portrait, particular of his view of Aleppo in Bembo’s Minneapolis manuscript journal (Source: Courtesy of the James Ford Bell Library, University of Minnesota)

It is in part likely that Grelot used the same instruments when he was with Chardin, since Chardin used a spyglass (“lunette d’approche”) to make a sketch of one of the rock tombs at Persepolis, the northern tomb or tomb of Artaxerxes III (Chardin, 1811, vol. 8, p. 306). By way of contrast, it is possible that Kaempfer could not use such an instrument: when referring to a Naqsh-e Rostam tomb, he says that “I could not clearly define its size, since it was far out of reach.” (Kaempfer, 1712, p. 313)11 However, the use of such tools may have affected the material result of the travelers’ efforts. Let’s look at how the tomb of Artaxerxes III is rep- resented in Chardin’s plate 67 (figure 4) and in de Bruijn’s plate 158 (figure 5). While de Bruijn arranges faithfully the human figure on the left and the fire altar on the right, Chardin’s plate 67 shows them in reverse.

whose James Ford Bell Library holds the “Minneapolis” version of Bembo’s jour- nal provided with Grelot’s drawings (call number 1676 fBe). 10 I have used Manesson Mallet 1702, vol. 1, p. 150-153, 285-287 to correctly iden- tify the instruments. 11 “Magnitudo, quia extra contactum remota, definiri accurate non potuit.” FROM THE FIELD TO THE BOOKSHOP... 159

Figure 4 - Tomb of Artaxerxes III at Persepolis as represented by Jean Chardin (Chardin, 1711, vol. 3, plate 67) (Source: Bibliothèque nationale de France, Gallica) 160 EMANUELE GIUSTI

Figure 5 - Tomb of Artaxerxes III at Persepolis as represented by Cornelis de Bruijn (de Bruijn, 1718, vol. 2, plate 158) (Source: Biblioteca Nacional de España)

This “error” may have been done during the transformation of the original drawing into the plate and the print (Griffiths, 1996, p. 13-99).12 Otherwise, the drawing may have been wrong, possibly out of the incorrect use of a (rudimental) spyglass, which — as I mentioned — Chardin used to repro- duce that tomb. Since he had lost the instruments brought from Paris (Chardin, 1811, vol. 1, p. 375, 403-404), we may argue that, while he had been able to replace the simplest ones (like the quart de nonante), he found it difficult to replace his spyglass. Thus, in Persepolis Chardin may have used a simpler spyglass, for example one made of two convex lenses. This in-

12 I have been able to see six different copies of Chardin’s travelogue — three of the 1711 in-4° edition and three of the 1735 edition — and the plate was identical in all of them. The copies are respectively from: Universiteitsbibliotheek Amster- dam, OG 69-4-6; Koninklijke Bibliotheek, KW 1015 D 13; Bibliothèque nationale de France, 4-02H-16 (3); Universitätsbibliothek Mannheim, Sch 054/323-2; Nie- dersächsische Staats- und Universitätsbibliothek Göttingen, 4 ITIN I, 2928:2; Real Instituto y Observatorio de la Armada (San Fernando), 04359 / 04362. FROM THE FIELD TO THE BOOKSHOP... 161 strument would have offered an inverted image of the observed object: a right-side up image could only be obtained by using a more complex spy- glass, like a four-lenses one (Manesson Mallet, 1702, vol. 1, p. 285-287; Van Helden, 1977). In other words, Grelot may have done the error while trans- ferring on paper the image seen through the spyglass, during the first stages of Persepolis’ visual reproduction.

The perspective is drawn, as accurately as one could have done by means of the spyglass, and as accurately as the constraints of the place could have al- lowed; for the mountain being on a slope, and without a plate, one must ei- ther look at this work almost perpendicularly, or move away from it out of reach. There is only one figure, whose features neither I nor my painter could clearly discern. It is a mysterious figure that can be seen at the very top of the work. We looked at it several times, without being able to be sure which side it was facing, sometimes it was looking at the fire and the sun, and sometimes we thought it was looking the other way. With that being said, I am sure that the whole representation does not have a false trait. (Chardin 1811, vol. 8, p. 306-307)13

In fact, the only other plate by Chardin to show such an erroneous arrangement is the general view of the tombs of Naqsh-e Rostam (plate 74), equally taken from far away (figure 6). At the same time, the close-up view of the southern tomb at Persepolis is correct (plate 68), as it is in the corre- sponding Grelot’s drawing for Bembo (figures 7 and 8). The draughtsman may have made these sketches by looking closer and with the naked eye. When Grelot left Chardin out of mistreatment, the traveler kept his draw- ings (Van der Cruysse, 1998, p. 175-177). For the tomb of Artaxerxes III and for Naqsh-e Rostam, he may have taken the drafts done through the spyglass’ eye. This question, which must remain open in the absence of conclusive evidence, allows us to focus on how instruments could affect knowledge construction on Persepolis.

13 “La perspective est dessinée, avec autant d’exactitude qu’on a pu le faire par le moyen de la lunette d’approche, et autant que la contrainte du lieu l’a pu permettre; car la montagne étant en talus, et sans assiette, il faut, ou regarder cet ouvrage presque perpendiculairement, ou s’en éloigner hors de portée. Il n’y a qu’une seule figure, dont mon peintre, ni moi, ne pûmes pas bien discerner les traits. C’est une figure mystérieuse qu’on voit tout au haut de l’ouvrage. Nous la considérâmes à diverses reprises, sans pouvoir nous assurer de quel côté elle avoit la tête tournée, tantôt elle nous paroissoit regarder le feu et le soleil, et tantôt nous jugions qu’elle regardoit de l’autre côté. A cela près, je suis sûr que toute la représentation n’a pas un faux trait.” 162 EMANUELE GIUSTI

Figure 6 - General view of Naqsh-e Rostam as represented by Jean Chardin (Chardin, 1711, vol. 3, plate 74) (Source: Bibliothèque nationale de France, Gallica)

All three travelers will portrait themselves and their aides as inter- preters of a practice of measurement and precision. They may have per- ceived this as helpful in forging a bond of trust with their readers, through the creation of a common frame of reference. At the same time, since they were not completely commensurable, these frames contributed to the local- ity and specificity of each traveler’s Persepolis (Bourguet, Licoppe & Sibum, 2002). All their tools may have been, to their eyes, instruments of precision: but precision for whom (Schaffer, 2015)? This may explain why de Bruijn will compare Chardin’s measurements to his own: it was the only way to make his criticism understandable (de Bruijn, 1714, p. 24-25).

• Processing: Construction of the Site Our travelers had gathered information through senses and servants and had classified it through measurement and instruments. These two stages of the fieldwork prepared and partially intertwined with the pro- cessing of the information, namely the construction of knowledge about the ruins. In order to complete this last stage, the travelers adopted differ- ent strategies that I will analyze in the next sections. However, senses oper- ated against the background of previous experiences and/or intellectual assumptions. Expectations about how an Oriental temple or royal palace should have looked, or how religious service could have been performed (Rubiès, 2007, 2012), were instrumental in directing the senses and shaping the knowledge that appeared to derive from them. A condition of intellec- tual mediation enveloped both the field experience and the preparation of the book (Brentjes, 2009). FROM THE FIELD TO THE BOOKSHOP... 163

Figure 7 - Southern tomb at Persepolis as represented by Chardin (Chardin, 1711, vol. 3, plate 68) (Source: Bibliothèque nationale de France, Gallica)

164 EMANUELE GIUSTI

Figure 8 - Southern tomb at Persepolis as represented by Guillaume-Joseph Grelot in Bembo’s Minneapolis manuscript journal (Source: Courtesy of the James Ford Bell Li- brary, University of Minnesota) FROM THE FIELD TO THE BOOKSHOP... 165

If we were to draw an analogy between the traveler-writer and the contemporary natural philosopher, we would underline that theory (histori- cal tradition) and practice (visiting the ruins) did not enjoy a hierarchical relationship in the context of knowledge building (what is Chilminar?) and that instruments played a key role in bridging the two (Gauvin, 2008). It was essential, for example, to verify if the distance between the main terrace of Chilminar and the tombs of the Kuh-e Rahmat corresponded to the “four plethra” mentioned by Diodorus of Sicily in his Historical Library (xvii, 71, 7), the key source for the identification of Chilminar with the royal pal- ace of Persepolis (Chardin, 1811, vol. 8, p. 388; de Bruijn, 1711, p. 229-230; Kaempfer, 1712, p. 312-313). However, figuratively speaking, instruments bridged different islets in a largely uncharted lagoon, not the two banks of a river. In addition, the use of instruments and the practice of measurement depended on habits of knowledge (Gauvin, 2011) whose correct deploy- ment was not always guaranteed on the field. On the other hand, their out- put was calibrated on the specificity of the Marv Dasht ruins. When looking through the spyglass, Chardin never doubted that the blurred figure was looking at the fire and the sun. This corresponded both to other items among the ruins and to his text-based knowledge about the religion of an- cient Persia. It is also useful to comment on de Bruijn’s ambiguous attitude to- wards Persepolis and his will to reconstruct it. In fact, something he did on the field put in jeopardy his project, contributing to the instability of the site. In the first place, as I mentioned, de Bruijn snapped some pieces of sculpture from Persepolis, in order to strengthen his claims to truth. How- ever, as we will see concretely for his drawings, this kind of displacement could not guarantee the stability nor the hegemony of his narrative about Persepolis. In the second place, de Bruijn engraved on a wall his name and the year he was in Persepolis (Simpson, 2005, p. 27). The site was perma- nently modified by taking something away and by adding something. Now Persepolis could speak not only for ancient Persia, but for modern Nether- landers too. Or, at least, this is what may have thought another famous traveler to Persepolis, Carsten Niebuhr, when he recognized de Bruijn’s name engraved in red chalk (Niebuhr, 1778, p. 159).

• Traveling Libraries: The Intellectual (Back)ground The potential connection between the experience of travel and that of assembling, possessing, and using a library is very important for our case. According to the auction catalogues of Chardin’s (Levi, 1713) and Kaempfer’s libraries (Catalogus, 1773; Merzbacher, 2004), they owned sev- 166 EMANUELE GIUSTI eral classical sources that could have influenced their descriptions of the ruins. However, as we have seen, classical authors did not monopolize the stage. The Bible was an indispensable reference and texts from the Arabic and Persian geographical and historiographical traditions had a role to play too. Books could be used in two different ways. The first one is as guides on the spot: approaching Persepolis, Chardin tells us that “it’s a great pleas- ure to go through this country with the ancient authors at hand”, with Ar- rian, Quintus Curtius and Diodorus in mind (Chardin, 1811, vol. 8, p. 242- 3).14 However, the presence on the field of a source did not determine the result of one’s experience. In fact, Chardin will refuse the clues offered by classical authors about Chilminar being a royal palace and preferred the contrasting evidence offered by the Bible and sources of Arabic and Persian origin (Chardin, 1811, vol. 8, p. 384-410). While it is likely that he had a Bible on him while visiting Persepolis, we cannot say the same for, say, the geographical work of Ḥamd-Allāh Mostawfī, the Nuzhāt al-qulūb. However, these sources may have been available to him in cities like Shiraz or Isfahan and in the library he kept in London after his homecoming (Chardin, 1811, vol. 8, p. 409-410). Thus, a library offered a set of instruments for the re- working of field notes and the preparation of the book. Travelers could adopt an ambiguous attitude towards their intellectu- al background. De Bruijn declared that he avoided ancient authors and only used his eyes, in order to guarantee “the complete correspondence” be- tween his drawings and “the pieces on whose basis they have been repre- sented” (de Bruijn, 1711, preface).15 However, the prestige of a sanction by textual tradition was too appealing. Once he was back, de Bruijn welcomed the fact that his scholarly acquaintances had recognized the consistency of his description with ancient authors (de Bruijn, 1711, preface). Bearing this in mind, we can appreciate the multi-faceted influence exerted by books, as a form of materialized knowledge, on the perception and representation of the ruins.

14 “c’est un fort grand plaisir que de parcourir ce pays, les anciens auteurs à la main.” 15 “Want geen licht hebbende geschept uit de plaetsen der oude Schryveren, die van Persepolis en zyne overblyfselen gewagen, hebben wy deze aftekeningen alleen op het geleide van een omzichtigh en naeukeurigh oogh in dien staet gebragt, dat wy u de volkomenste verzekering kunnen geven van hare geheele overeenkomst met de stukken, naer welke zy afgebeelt zyn.” FROM THE FIELD TO THE BOOKSHOP... 167

Back Home Chardin, Kaempfer and de Bruijn came back to Europe in different moments and contexts. Chardin, a Huguenot in the time of the Revocation of the Edict of Nantes, sought refuge in London. He was welcomed by members of the Royal Society such as John Evelyn and was elected Fellow in 1682 (Van der Cruysse, 1998, p. 275-280, 292-296). Kaempfer, after a brief stay in the Netherlands, came back to his hometown of Lemgo in Westphalia (Haberland, 1990, p. 85-89), while de Bruijn established himself in Amsterdam, close to his patron Witsen (de Hond, 1997). All three had notebooks and drawings reporting their experience. Now their paper Persepolis found itself in a very different environ- ment from the Marv Dasht plain or the travelers’ train: the early modern European city. The impact of the urban milieus on knowledge production has recently been discussed as part of a history of entanglements (de Munck & Romano, 2020). This helps us stress how much these spaces influenced the outcome of the travelers’ attempts at transforming the ruins in a lieu de savoir: the construction of Persepolis depended upon the encounters made by travelers in such cities as London, Amsterdam, Isfahan, Shiraz, Batavia and so on. John Evelyn made Chardin show Grelot’s sketches to influential members of the London high society (Evelyn, 1959, p. 769), while Kaempfer elicited his fellow countrymen’s curiosity thanks to what he had brought back from the Orient (Haberland, 1990, p. 89-90). However, the most interesting case is that of de Bruijn, who transformed his painter’s cabinet in a window on Asia by showing and selling oil paintings and wa- tercolors made during his voyage (Drijvers, 1991, p. 95; de Hond, 1994, p. 65). A part of them may have been about Persepolis (de Bruijn, 1711, p. 224; de Bruijn, 1714, p. 49). Some of the fragments of sculpture were also visible in his cabinet, while others were now in the hands of his pa- trons Witsen and Anton Ulrich, Duke of Brunswick-Lüneburg (de Bruijn, 1711, preface). As I mentioned, de Bruijn’s show of these items had a pre- cise role in his claims to truth. However, arranging them in his book and circulating them was both an attempt at consolidating Persepolis as a lieu de savoir and a way of losing control over it. Considering the spatiality of the travelers’ experiences allows us to also discuss their connected temporalities. We know that Chardin told de Bruijn that he could not draw himself: de Bruijn could have had this con- versation with Chardin during his trip to London between 1700 and 1701 (de Bruijn, 1714, p. 6; de Hond, 1997, p. 13). Just before leaving for Asia on 28th July 1701, de Bruijn could have learned about a key element of his fu- ture arguments. When he came back to Amsterdam, he had a great ad- vantage, because the city was then the unrivalled center of (illustrated) book 168 EMANUELE GIUSTI publishing (Kolfin & Van der Veen, 2011; Pettegree & Weduwen, 2019). However, he was also exposed to competing narratives about the ruins, which could not fail to arrive in such a place. In fact, Gijsbert Cuper had greatly appreciated de Bruijn’s work, until the (un)timely arrival of Char- din’s and Kaempfer’s books. It is striking that Witsen, who had so much helped de Bruijn, was instrumental on bringing Cuper’s attention to these works (Drijvers, 1991, p. 98-101). This was a first crack in de Bruijn’s Per- sepolis, because Kaempfer and Chardin enjoyed a scholarly reputation that the painter apparently could not match (Schmidt, 2015, p. 156-159). Only a personal intervention by de Bruijn, supported once more by his patron, resolved Cuper’s doubts (Chen, 2005, p. 18-37). The tensions between the efforts made by the most uncompromising author to crystallize Persepolis and the inevitable renegotiations of his mobile material representations symbolize the back-home part of Persepolis as a milieu de savoir.

• Building the Book I: From the Notebook to the Text The notebook is an important tool for the traveler willing to benefit from his journey and communicate his experiences to the public (Oster- hammel, 2018, p. 188-196, 212-215). However, it is difficult to assess what elements the visitors to the ruins selected to be noted down on the field (Bourguet, 2010). Kaempfer’s surviving manuscripts (Kaempfer, 1965, p. 1- 3; Brown, 1993)16 help us on this point. One of his sketchbooks17 contains a few commentated sketches of Persepolis and Naqsh-e Rostam: the travel- er, besides roughly drawing the monuments, takes notes about measure- ments and possible identifications of figures.18 However, the transformation of the journal could take many steps. When visiting Persepolis in 1674, Chardin read again the “relation” he had written after his first visit in 1666 (Chardin, 1811, vol. 8, p. 344). This sug- gests that the account could emerge from the reworking of travel notes way before the preparation of the manuscript for publication. In the same way, it is likely that, besides published texts, the travelers could use as blueprints handwritten documents collected during or after the voyage. Kaempfer had

16 Unfortunately, I have not been able to see the British Library manuscript Sloane 2910, which apparently includes a manuscript version of Kaempfer’s stay in Per- sepolis (ff. 124-127). Karl Meier-Lemgo did not include this text in his edition of Kaempfer’s journal (Kaempfer, 1965, p. 1-3, 97-102). 17 British Library, Archives and Manuscripts, Sloane 5232, ff. 46v-62r. 18 British Library, Archives and Manuscripts, Sloane 5232, ff. 51r, 51v, 59v. Hüls, 1982, Wiesehöfer, 1993 (figures 1, 4, 6) and Haberland, 1996 (figure 19, 21, 22) include some reproductions from this manuscript. FROM THE FIELD TO THE BOOKSHOP... 169 excerpted19 the report written in 1651-1652 by Cornelis Speelman, secretary to the Dutch ambassador Joan Cunaeus (Speelman, 1908), and de Bruijn may have done the same (de Bruijn, 1711, p. 220, 406). The transformation of travel notes into a published book involved the publishers as well as the network of acquaintances that the authors con- sidered capable of discussing the interpretation of the ruins — even if most of them had never been there. This is true for Chardin (1811, vol. 1, p. XXIX; vol. 8, p. 313-4) as well as for Kaempfer (2001, p. 59-73) and de Bruijn, as I mentioned. In fact, the preparation for the publication implied the reworking of travel notes in a form acceptable to a scholarly public. This was done by embedding the description of the ruins in a frame of ref- erence deemed necessary for its understanding. Each traveler adopted dif- ferent strategies. Chardin constantly made comparison between the ruins, a variety of textual sources and his first-hand experience of “Oriental” lands and peoples in order to demonstrate that Chilminar had been a temple, built half a millennium before the life of Moses; he also inserted in his de- scription a dissertation on the religious minority that he saw as the heir to the ancient Persians, the “Guèbres” (Chardin, 1811, vol. 8, p. 354-382, 401). De Bruijn’s description is followed by three large historical sections aimed at demonstrating that Chilminar was instead the royal palace of Per- sepolis (de Bruijn, 1711, p. 228-316). It is likely that the author of these texts was not de Bruijn, but one of his acquaintances, the scholar Praetorius (Drijvers, 1991, p. 92). Kaempfer too gave some historical context, despite being the most cautious on this issue (Kaempfer, 1712, p. 297-304, 315- 317). These historical addenda may have been sketched before or during the journey itself, but most likely they took their final form after it. Howev- er, these texts could support the travelers’ interpretations only if they were themselves supported by the verbal and visual descriptions. It is here that the Marv Dasht ruins are re-deployed in full. It may be said that, to some extent, travelers presented the ruins topographically, thus removing the reader from the concrete reality of the site. For example, Kaempfer distributed the reliefs and tombs of Naqsh-e Rostam and the buildings of Chilminar in numbered paragraphs, each entitled “Figura” or “Structura”. However, the travelers also tried to reproduce the bodily expe- rience of the field, hinting at their own displacements — by giving the dis- tances covered between the objects — and insisting on the movements of their gaze. Expressions and verbs referring to the sight (“voir”, “regarder”, “specto”, “video”, “te zien”) are frequently used by all of them and espe-

19 German excerpts by Kaempfer from Speelman’s Dutch journal are found in British Library, Archives and Manuscripts, Sloane 2912, ff. 70-107. 170 EMANUELE GIUSTI cially by de Bruijn. They only stop looking when readers can see for them- selves through a plate (e.g. Chardin, 1811, vol. 8, p. 254; de Bruijn, 1711, p. 211; Kaempfer, 1712, p. 310). Readers may have felt that they were visit- ing the ruins not only under the guidance of the traveler, but also together with him. “Now, so to speak, I shall open this body, in order to give you a view of the interior.” (de Bruijn, 1711, p. 210)20 By using this anatomical metaphor just before getting into the thick of the description, de Bruijn showed the clearest awareness that, as was common in contemporary Dutch illustrated books, he was giving the readers a “chance for autopsia” (Schmidt, 2015, p. 86). We may see this as an attempt at deploying what has been called, for 17th-century natural philosophy, a “technology of virtual witnessing”, articulated in the circumstantial report of the field experience and the presentation of supporting iconographic documents (Shapin & Schaffer, 2011, p. 55-65). In this sense, by communicating the approval re- ceived from scholars, travelers may have wanted to encourage the common reader to align their witnessing acts with their needs.

• Building the Book II: From the Sketch to the Engraving Sketches were thus a vital instrument for the representation of the ruins and that is why our travelers committed themselves to their produc- tion. Before being transformed into engravings, the sketches had a life of their own. De Bruijn showed his drawings of Persepolis to VOC’s employ- ee and traveler François Valentijn during his stay in Batavia in 1706 (Valen- tijn, 1726, vol. 4.1, p. 241), just as Chardin showed Grelot’s sketches to his new friends in England and asked for their help in publishing them (Eve- lyn, 1959, p. 768-9). Anyway, eventually the sketches did become prints. This process, in- volving the coordination of different actors, instruments, and techniques, could be managed differently and lead to different results (Gaskell, 2004). While de Bruijn supervised closely and was satisfied with the engraver’s work (de Bruijn, 1711, preface), things went otherwise for Kaempfer. By using his sketches to make preparatory drawings,21 he tried to control the transformation process and to have his printed Persepolis resemble as much as possible the sketched one. However, according to Kaempfer, a mediocre engraver, a certain F. W. Brandshagen, got in the way. Sometimes working in Kaempfer’s absence, the engraver spoilt his work, in part while reducing the drawings to the size requested for the fabrication of plates and

20 “Nu zal ik dit lichaem, om zoo te spreken, openen, om u een gezicht van het binnenste te geven.” 21 British Library, Archives and Manuscripts, Sloane 5232, ff. 49r-49v. FROM THE FIELD TO THE BOOKSHOP... 171 prints (Kaempfer, 1712, p. 312).22 Hence, Kaempfer often explains how the “chalcographus” had deformed the original drawings (Kaempfer, 1712, p. 312, 316, 317, 324, 332, 336, 340). In general, travelers viewed the images as capable of faithfully repro- ducing the material reality of the ruins, insofar as this reality could be re- trieved through the senses and the practice of the draughtsman. The rule set by the travelers was that of mimesis: the images should reproduce the ruins as they were, untouched by the modifications for which Chardin rep- rimanded some of his predecessors (Chardin, 1811, vol. 8, p. 276-277) and for which de Bruijn attacked Chardin in his 1714 pamphlet. Addressing the controversial point of the original appearance of the colossi on the eastern side of the Gate of Xerxes, de Bruijn stated that “it seems that the winged Animals had human heads, but I didn’t want to depict anything more than what I found” (de Bruijn, 1714, p. 10).23 For him, what was found and how it should be represented may have been the same thing. However, it was not possible, nor useful, to apply mimesis to every object. Therefore, some of the images were less mimetic than “characteris- tic”, in the sense given to this word in the context of what has been called the “epistemic virtue” of “truth-to-nature”. Characteristic images were a compromise between the peculiarity of individual objects and the clearly recognizable groups of which they were part. In other words, these images represented the typical in an individual (Daston & Galison, 2007, p. 70). Kaempfer offered a general view of the mountain façade of Naqsh-e Ros- tam, with every different relief or tomb marked with Roman numerals. Then he described each “Figura”, most of the time providing a correspond- ing plate. When he came to the Achaemenid tombs, he explained:

At this point the slope of the mountain recedes a little; here, untouched by the climate, it offers an abundance of cavities, for the space of 160 passus. After these, Figures IV, V, VI and VII follow, one after the other and sepa- rated by a few passus from each other; we present these in a single represen- tation, since all are similar to each other, like the egg with the egg, and are distinguished only by the number. (Kaempfer, 1712, p. 312)24

22 See (Sancisi-Weerdenburg, 1991, p. 18, n° 32) for another example of how Brandshagen modified Kaempfer’s drawings, related to the nearby ruins known as Madar-e Soleyman. 23 “Aen die gevleugelde Dieren schynen Menschen-hoofden geweest te zyn, dog ik heb daer niets meer aen willen verbeelden, dan ik gevonden heb.” 24 “Quo loco paulo retrocedit rupes: eo quod lacunis abundaret, nullum coelum experta, spatio 160 passuum. Quibus postpositis, sequuntur Figurae IV. V. VI. & 172 EMANUELE GIUSTI

One of Kaempfer’s complaints against Brandshagen referred to this plate (Kaempfer, 1712, p. 313): it was a way to salvage his mimetic attitude from the technical inconveniences he stumbled against in the broader process of “drawing from nature” (Daston & Galison, 2007, p. 99). Therefore, such combinations of text and image allowed the travelers to move closer to an ideal of truth, but it was also a solution to the problem of time scarceness. Chardin states that, since a reproduction of all the sculptures of Chilminar would have taken at least one year, “I have con- tented myself with this five following plates, which are a sample of all the bas-reliefs to be seen on the front of this rocks.” (Chardin, 1811, vol. 8., p. 286-287).25 Chardin then describes and interprets each item represented in the plates (62-66), informing the reader about where he had seen other objects of the same type (Chardin, 1811, vol. 8, p. 288-302). On his part, de Bruijn adopted the same strategy as Kaempfer for Naqsh-e Rostam, giving a plate for the complex and one for a single tomb (de Bruijn, 1711, p. 225, plates 166-167). For him, life could be selected and even synthetized, but not refined. However, it is useful to point out that one of the things reproached by de Bruijn to Kaempfer is that the German spoke of stork nests as being on just one of the columns of Persepolis, while according to his experience there were plenty of them here and there (de Bruijn, 1711, p. 209; de Bruijn, 1714, p. 39). De Bruijn may have believed that only his own experi- ence qualified as a starting point for a true representation of Persepolis, and that he tried to crystallize his own representation as the immutably true one. His Persepolis was outside the contingencies of time: the animals and people he inserted in his plates were meant to reproduce a precise historical moment — that of his visit — but also a regular feature of the ruins, often frequented by nomads and their flocks (de Bruijn, 1711, p. 224). The images may have been the main weak point of the travelers’ pro- ject of founding the site as a stabilized lieu de savoir. As regards the internal coherence of the book, this is most apparent in Kaempfer’s case, but a stronger one comes from the circulation of Chardin’s and de Bruijn’s visual materials. While Kaempfer’s contribution slipped momentarily into oblivi- on, Chardin’s and de Bruijn’s books enjoyed wide popularity. Chardin probably benefited from his work being in French, whereas a French trans-

VII. successive & per intervalla paucorum passuum; Has uno schemate damus, quia omnes invicem plane, ut ovum ovo, sunt similes & solo numero distinctae.” 25 “Il m’auroit fallu demeurer un an et plus sur le lieu, si j’eusse entrepris de faire tirer toutes les figures taillées sur les marbres de ces ruines. Je me suis contenté de ces cinq planches suivantes qui sont un échantillon de tous les bas reliefs que l’on voit sur les faces de ces pierres”. FROM THE FIELD TO THE BOOKSHOP... 173 lation of de Bruijn’s travelogue would only appear in 1718. This is the main reason why the prominent antiquarian Bernard de Montfaucon, while working on his L’Antiquité expliquée et représentée en figures, chose some of Chardin’s plates to illustrate the ancient Persian religion. However, he also added that “I don’t see significant differences between [Chardin’s and de Bruijn’s] figures concerning religion”, despite his acknowledgment of the dispute (Montfaucon, 1719, vol. 2.2, p. 403).26 In this case, de Bruijn’s at- tempt at enforcing a compliant witnessing of the superiority of his experi- ence had failed. What happened later was even more disrupting. A new French edi- tion of de Bruijn’s work appeared in 1725, presumably edited by the savant Antoine Banier (Anonymous, 1725, p. 502). In the first place, publishers and translators found fitting to cut a significant part of de Bruijn’s historical addenda (1711, p. 208-318; 1718, vol. 2, p. 261-293; 1725, vol. 4, p. 301- 408), thus undermining the overall force of his arguments. What is more, Banier inserted copious footnotes to de Bruijn’s materials, including his 1714 pamphlet. In this paratexts, Banier contested de Bruijn’s arguments and claims to superiority.

It is true that M. Chardin could not draw, but he had at his service M. Gre- lot, who was a very clever & very honest man; after all M. le Bruyn does not have so much to complain about the difference between his drawings and those of Chardin, since they are very similar, and one does not see whence comes his animosity against him. Chardin was a very intelligent traveler, and he seems to have examined the ruins well. Everybody is allowed to express his conjectures. (de Bruijn, 1725, vol. 5, p. 308, n. a)27

Anyway, this was still a small crack in de Bruijn’s personal Persepolis. A greater one came from a luxurious album published in London about a decade after his death, Persepolis Illustrata (1739), consisting of 32 images

26 “Corneille Bruyn, voiageur habile & exact, dont l’ouvrage va paroitre, prétend que Chardin s’est trompé en bien des choses, & donne des figures differentes en bien des choses de celles que Chardin avoit données : mais comme je ne vois pas de changemens considerables dans les figures qui regardent la religion, & que d’ailleurs cet Auteur ne paroitra que dans quelque tems d’ici, j’ai laissé les choses comme je les ai trouvées dans Chardin.” 27 “Il est vray que M. Chardin ne sçavoit pas dessiner : mais il se servoit de M. Gre- lot, qui étoit fort habile & très-honnête homme ; après tout M. le Bruyn n’a pas tant à se récrier, sur la difference qui se trouve entre ses desseins & ceux de Char- din, puis qu’ils se ressemblent fort, & on ne voit pas ce qui le met de mauvais hu- meur contre lui. Chardin étoit un Voyageur très-intelligent, & il paroit avoir bien examiné ces Ruïnes. Il est permis à chacun de débiter ses conjectures.” 174 EMANUELE GIUSTI distributed in 13 plates. It was introduced by an historical dissertation taken from the English translation of de Bruijn’s travelogue (1737) and support- ing de Bruijn’s identification of Chilminar with the royal palace of Persepo- lis. The anonymous person behind Persepolis Illustrata, however, mixed de Bruijn’s visual materials with some of Chardin’s and never specified who was the author of what. This gesture represented, at the same time, a devia- tion from Chardin’s interpretative stance — because his plates now illus- trated a royal palace and not a temple — and an attitude of total negligence towards de Bruijn’s claims. A new paper Persepolis was born, which es- caped completely the control of both authors and eluded their attempts at crystallization, while at the same time offering a new one. Some years later, the visual materials found in Persepolis Illustrata were published in the in-4° edition (1747-1748) of one of the most successful editorial projects of the Enlightenment, the London Universal History, and once more de Bruijn’s claims were denied (Universal History, 1747, vol. 5, p. 96-102, n. S-T). From there, the verbal and visual descriptions of the ruins of Marv Dasht so carefully crafted and defended by Chardin and de Bruijn would experi- ence a joint journey through multiple Europeans languages and locations (Abbattista, 1989).

Conclusions. The Impossible Construction of Persepolis Reproducing the ruins of Marv Dasht was a difficult operation and our travelers knew that well. That is why, while on the field, they took great care in the observation of the monuments. In order to gather and classify information, they raced against the clock, put a strain on their senses and used every resource available: money, tools, manpower. They transferred information to paper in the hope of preserving it unspoiled and of communicating it to the reading public. However, they were not only limited by the conditions of travel and thus by the availability of those resources. They were also entangled in a cultural background that (re)organized their sensible experience, partially determining how they could access and process the information retrieved on the field in order to construct a knowledge about and through Persepolis. Hence, each traveler developed his own representation of the ruins, because the conditions of their visits and the very nature of the site made it impossible to construct each time, by each point of view, the same knowledge of the monuments. That is why Persepolis could be considered a milieu de savoir: the material and intellectual results of early modern travelers’ interest in it was at best fluctuating, at worst conflicting, and always subjected to factors that were impossible to completely control. Yet, when each traveler left the Marv FROM THE FIELD TO THE BOOKSHOP... 175

Dasht, Persepolis was like an open book to him (with some unreadable pages, though). Ironically, the very attempt at crystallizing Persepolis in a stabilized entity through the power of the printing press was likely to put in jeopardy the traveler’s will of setting the record straight once and for all. The complexity of the material operations requested by this process, but most of all the circulation of knowledge it implied, made it impossible to keep Persepolis unaltered or to channel in one direction the historical knowledge stemming from (the representations of) it. In this sense, it is striking that the traveler the most committed to claim for his Persepolis the status of truth was also the most successful in spreading materials that could undermine those claims: circulation, readings and re-employments prevented the paper Persepolis from becoming a stable history laboratory and confirmed its identity as a milieu de savoir.

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Cahiers François Viète, série III, 10, 2021, p. 183-215

« Un vaste local pour y étaler ses richesses » : inaugurer la Galerie de zoologie à Lyon en 1837

Déborah Dubald∗

Résumé En 1837, une galerie de zoologie flambant neuve est ouverte au sein du Muséum d’histoire naturelle de Lyon. Le discours inaugural de ce nouveau lieu de savoir lyonnais est prononcé par le Premier adjoint au maire, M. Chinard. L’événement de l’ouverture de la galerie marque une étape dans l’histoire du Muséum d’histoire naturelle, en projet depuis l’époque révolutionnaire. En confrontant le discours d’inauguration empreint d’idéal à la fabrique concrète de la Galerie, cet article met au jour les modalités d’inscription d’une collection naturaliste dans un espace d’exposition tout en montrant le passage du lieu de savoir idéal au milieu de savoir et son universalité fabriquée.

Mots-clés : musée, collection, histoire naturelle, zoologie, exposition, lieu de savoir, municipalité, Lyon, France, XIXe siècle.

Abstract In 1837, a brand-new Gallery of Zoology was opened within the Museum of Natural History of Lyon. The inaugural speech of the foundation of this place of knowledge was given by the deputy-mayor Chinard. The opening of the gallery was made a significant event in the general history of the museum which had stemmed from the revolutionary project. This article focuses on the study of the inaugural speech imbued with idealisation, confronting it with a retrospective of its actual making. In so doing, my aim is to illuminate the ways in which a naturalist collection was inscribed in spaces of display so as to highlight the passage from the ideal of lieu de savoir to the fragility of the milieu de savoir and its crafted universality.

Keywords: museum, collection, natural history, zoology, display, exhibition, place of knowledge, municipality, Lyon, France, nineteenth century.

∗ Docteure en histoire, European University Institute (Florence, Italie), attachée temporaire d’enseignement et de recherche à l’université de Strasbourg, Départe- ment d’histoire des sciences de la vie et de la santé, et membre associée du labora- toire Sociétés, Acteurs, Gouvernement en Europe (SAGE). 184 DÉBORAH DUBALD

NSTALLÉE au sein du Musée d’histoire naturelle, lui-même placé à l’intérieur des bâtiments du Palais Saint-Pierre qui donnait sur la Place I des Terreaux, une galerie de zoologie est inaugurée et ouverte à Lyon à l’été 1837. L’inauguration de la Galerie de zoologie marque la fin d’une période d’instabilité du Musée d’histoire naturelle qui s’est étirée des premières an- nées du XIXe siècle jusqu’à son premier tiers1. Si l’épisode révolutionnaire a constitué un tournant important dans la constitution de collections natura- listes ouvertes à un public élargi, notamment autour des écoles centrales, la mise en œuvre concrète a été moins linéaire que ne le suggèrent les récits classiques de fondation. À Lyon, la collecte de naturalia et l’assemblage de collections, sous le patronage plus ou moins distant des municipalités, sont plus anciens (Audibert, 2017 ; Côté, 2008 ; David, 1997). La Révolution française a cependant créé des circonstances et des opportunités, dont se sont saisies les sociétés provinciales, pour donner à voir des collections d’objets et des savoirs locaux dans une vitrine savante que permettait l’institutionnalisation des musées d’histoire naturelle matérialisée dans un bâtiment public. Cette opportunité a été saisie par la société lyonnaise, en prenant la forme répandue d’une collection naturaliste attachée à l’école centrale du Rhône et dépendante de l’autorité départementale (Duris, 1995). Le processus subséquent de municipalisation a été lent et complexe, mais la Ville de Lyon est devenue propriétaire d’une collection d’objets naturels après 1802 (Dubald, 2019, p. 61‑74). Le bâtiment du Palais Saint-Pierre, ou Palais des Arts, dont la pro- priété avait été cédée en 1802 à la municipalité lyonnaise2, héberge plusieurs services et galeries. En 1837, il abrite notamment des galeries de peinture, sculpture et archéologie au sein d’un Musée, ainsi que l’École des beaux- arts. Comme beaucoup de bâtiments qui accueillaient les fondations nou- velles de collections d’histoire naturelle publiques pendant la Révolution française, il ne s’agissait pas d’un lieu dont l’architecture avait été pensée pour héberger des collections de musée. Il avait donc fait l’objet de mul- tiples adaptations, comme l’ouverture de longues galeries et la transforma-

1 Le budget municipal de 1828 mentionne l’existence d’un cours d’histoire naturelle mais pas de cabinet, en dehors du jardin botanique qui était un établissement à part : Archives municipales de Lyon (AML), 1403WP040, Registre du budget et état de dépenses, 1821, 1823-1828. 2 Archives départementales du Rhône (AD69), 4T59, Copie d’un décret consulaire, 23 Germinal X [13 avril 1802]. « UN VASTE LOCAL POUR Y ÉTALER SES RICHESSES »... 185 tion de cuisines en laboratoire3. Ces travaux importants et très coûteux ont duré une dizaine d’années4. Si les espaces dédiés aux arts furent rapidement terminés et accessibles, les collections d’histoire naturelle ont été l’objet d’importantes hésitations quant au lieu le plus approprié pour les placer. Entre 1802 et le milieu des années 1820, le cabinet d’histoire natu- relle de Lyon est en effet déplacé plusieurs fois entre le jardin botanique, situé sur les pentes de la Croix-Rousse vers l’actuelle place Sathonay, en lieu et place de l’ancien couvent de La Déserte, et le Palais Saint-Pierre, place des Terreaux. Les changements fréquents à la direction du cabinet n’ont guère aidé à consolider l’établissement dont le maintien n’était jamais véri- tablement assuré (Dubald, 2019, p. 194-199). L’inauguration de la galerie en 1837 fait suite à la nomination, en 1832, de Claude Jourdan (1802-1873) à la tête des collections d’histoire naturelle et souligne un effort de stabilisation de la situation des collections municipales. Cette suite de décisions a égale- ment pour objectif de générer visibilité et reconnaissance pour ce lieu de savoir (Jacob, 2014, 2011, 2007) et publicise un tournant souhaité par la municipalité. Cette période de renouveau aurait été entamée en 1830 par Victor Prunelle (1777-1853)5, afin d’enrichir les collections lyonnaises. L’inauguration de la Galerie est en fait le résultat de processus étalés sur plusieurs années auxquels s’ajoutent le temps plus long de l’histoire de la collection d’histoire naturelle avant Jourdan, voire avant le XIXe siècle. Dans l’histoire finalement assez longue du commencement du cabinet d’histoire naturelle de Lyon, c’est le moment paradoxalement court de l’officialisation et de l’ouverture de la Galerie qui est au cœur de cet article, car il est un point privilégié d’observation du contraste entre la Galerie comme lieu ima- giné et milieu réel. En d’autres termes, il s’agit de montrer que le lieu de savoir, avec ses dispositifs matériels, visuels et scientifiques, s’inscrit dans des conditions locales. Cette démarche s’appuie sur une méthodologie inspirée du localist turn (Shapin, 1998) dont l’objectif est de défaire un discours mythologique de l’unité de la science tout en permettant de revenir sur la portée présumée universelle des lieux de savoirs, pour lequel on privilégierait l’idéal au détri- ment d’une attention portée à sa matérialité et sa situation (Jacob, 2014,

3 AML, 465WP001-004, Musée - Palais des Arts place des Terreaux. 4 AML, 465WP001, État estimatif des ouvrages à faire pour la restauration générale du Palais du Commerce et des Arts, par l’Architecte-Voyer, p. 1, 31 août 1807. 5 Docteur en médecine qu’il a pratiquée jusqu’à son élection, Prunelle a été maire de Lyon de 1800 à 1835, puis député jusqu’en 1839 (Benoît, 1994) ; sur le rôle déterminant des maires dans l’institutionnalisation des collections naturalistes, voir (Dubald, 2019, p. 127-130). 186 DÉBORAH DUBALD p. 31-42, 43-57). Justement, l’étude des musées de province est particuliè- rement efficace pour se mettre à distance d’une lecture à l’aune de « grands modèles ». L’histoire de la Galerie de zoologie de Lyon permet en effet de retra- cer et de comprendre le processus de cristallisation du lieu de savoir, un lieu idéal, stable et pérenne, depuis le milieu de savoir, cet espace qui est ins- table, changeant. En effet, la forme muséale (musée, galerie, collection ou cabinet) est souvent présentée comme exemplaire des pratiques scienti- fiques de la deuxième moitié du XVIIIe et du XIXe siècle. Elle serait ainsi le lieu scientifique par excellence, avant le développement du laboratoire (Pickstone 2001, 1994). Lieu de l’accumulation matérielle des savoirs et de l’expérience qui permet la production des sciences, mais aussi lieu de pro- duction de normes et de catégories de savoirs, aux côtés des sociétés sa- vantes notamment, le musée est le témoin d’une institutionnalisation et d’un effort de création d’un répertoire commun pour faire communauté scientifique (Crémière, 2004). C’est le moment inaugural de la Galerie qui est ici au centre de l’étude, comme moment privilégié d’observation de son inscription symbo- lique et matérielle dans l’espace savant lyonnais. Les deux premières parties de cet article sont consacrées à l’inscription symbolique du muséum avec, d’une part, l’analyse du texte du discours d’inauguration de 1837 et, d’autre part, l’étude d’une gravure de la Galerie réalisée à cette occasion. La troi- sième partie propose une histoire attentive à la matérialité de la Galerie, do- cumentée par un ensemble d’objets très probablement mis en exposition. Divers dossiers d’archives seront mobilisés, dont des documents témoi- gnant de la préparation de l’inauguration de la Galerie et des carnets de notes qui ont outillé la main et la réflexion du directeur pendant son travail. Depuis la perspective du discours ou du geste de fabrication, tous deux inauguraux, une tension apparaît entre la Galerie comme modèle de perfec- tion et sa mise en œuvre réelle, entre des spatialités de l’universel et du lo- cal, entre des temporalités qui relèvent à la fois du pérenne, de l’intermédiaire et du provisoire. L’objectif est de montrer comment cette lecture du milieu de savoir du musée peut servir de levier à la déconstruc- tion et à une compréhension plus neutre des modalités de production de savoirs au sein des institutions muséales.

« UN VASTE LOCAL POUR Y ÉTALER SES RICHESSES »... 187

Dire la Galerie idéale dans un discours bric-à-brac En 1837, Étienne Chinard6 prononce le discours d’inauguration de la Galerie de zoologie. Moment de l’officialisation de l’existence de la galerie ce geste politique révèle une Galerie de zoologie pensée et présentée comme un lieu parfait d’une science en progrès dans laquelle s’inscrirait dûment la ville de Lyon. Le geste est d’autant plus fort que les lieux d’exposition des sciences (musées et exposition) et la ville sont alors des sites privilégiés de l’appropriation du discours sur le progrès (Levin, 2015). Une lecture attentive du discours met en lumière un enchevêtrement de poncifs scientifiques mobilisés dans une approche idéalisée des sciences qui au contraire contextualise le discours et lui donne une dimension éminem- ment locale.

• Placer Lyon dans un idéal de progrès Le discours d’inauguration nous est parvenu sous la forme d’un fas- cicule imprimé7. D’une vingtaine de pages, le discours devait durer une trentaine de minutes. Il ne suit pas de fil particulier et semble même assez décousu. Chinard commence par évoquer le bâtiment où se trouve la Gale- rie, le Palais Saint-Pierre, et tient à l’inscrire dans la continuité que serait ce lieu de vertu. Il abritait en effet avant la Révolution une communauté de bénédictines, « les Dames de Saint-Pierre »8. Cela lui permet de souligner l’association ancienne de la localisation du musée à des pratiques de recueil- lement devant les merveilles de la nature qui auraient été créées par la puis- sance divine. Non seulement la Galerie est placée dans une très longue histoire de la nature, mais également dans l’histoire des sciences qui auraient été me- nées par une série de « grandes figures ». Chinard utilise le nom du savant lyonnais Emmanuel Gilibert9, et mentionne occasionnellement un « Cu-

6 Étienne Chinard, dont on ne sait presque rien, est alors adjoint au maire de Lyon, Christophe Martin. Après le renoncement de Prunelle à la charge, Martin a été nommé maire de 1835 à 1840. L’histoire de Martin est peu connue. Il a laissé l’image d’un homme politique sans éclat qui n’aurait guère marqué Lyon de quelconques « œuvres » (Benoît, 1994, p. 118-124). 7 AML, 78WP021, [imprimé], Chinard, Étienne. 1837. Discours prononcé à la séance d’ouverture de la galerie de zoologie du musée d’histoire naturelle du palais Saint-Pierre, Lyon, Veuve Ayné. 8 Ibid., p. 1-4. 9 Gilibert (1741-1814) était botaniste et avait été nommé en charge de la chaire d’histoire naturelle à l’école centrale créée en 1796. Il fut de fait à la tête du Jardin 188 DÉBORAH DUBALD vier » ou un « Buffon »10. Il revient ainsi sur les jalons, présentés de façon erratique, d’une histoire des sciences telle qu’elle s’est institutionnalisée à Lyon11. Ces jalons lui permettent en outre de présenter « les liens indisso- lubles » entre « les branches des connaissances humaines »12 : ces liens invi- sibles que l’ordre de la classification doit permettre de mettre en évidence par l’opération des sens, et notamment de la vue (Rusque, 2018). Passées les premières mesures du discours, Chinard tente des déve- loppements disparates sur différentes branches de l’histoire naturelle. Il évoque ainsi l’histoire de la Terre, la géognosie, la zoologie, au cours de la- quelle il s’adonne surtout à une présentation de son intérêt pour l’ornithologie. Il tente de faire montre d’érudition alors qu’il revient sur « la classification philosophique qui repose sur la subordination des caractères anatomiques » qu’il sait attribuer, avec emphase, à « l’immortel Cuvier » sans pour autant s’étendre sur le sujet13. Revenant ensuite sur l’histoire de la Terre, il passe en quelques paragraphes, et sans transition, des fossiles au ténia avant de développer une réflexion obscure sur la preuve de l’existence de Dieu par le biais de la science de la nature :

Le savant Lesser, théologien allemand, avait donc raison de vouloir prou- ver l’existence de Dieu par l’organisation des insectes ! et si Clark [sic.] et Newton l’ont démontrée par les soleils et les mondes, Derrham [sic.] et Bonnet l’ont rendue visible par les mouches et les vermisseaux !14

Les savoirs naturalistes de Chinard s’inscrivent dans une tradition de la philosophie naturelle héritée de l’époque moderne (Blair, 2006 ; Porter, 2003), sont teintés d’idéal et prennent la forme de noms et travaux rapide- ment évoqués, voire invoqués. Tel un ensemble d’éléments disparates qui auraient été réunis bon an mal an dans un cabinet de curiosités discursif, l’organisation en récit de l’histoire des sciences de la nature lyonnaise se veut savante, mais elle trahit surtout un enchevêtrement confus15. La sélec- tivité des exemples témoigne toutefois d’un regard attentif aux « détails du monde » qui sont autant de preuves du génie créateur mais aussi le signe botanique et du Cabinet d’histoire naturelle de Lyon dont il s’est occupé jusqu’à sa mort. 10 AML, 78WP021, Chinard. 1837. Discours..., op. cit., p. 12. 11 Ibid., p. 5. 12 Ibid., p. 9. 13 Ibid., p. 12. 14 Ibid., p. 14. 15 La notion de bric-à-brac et de collectionnisme bourgeois des objets pour le XIXe siècle français a été travaillée par (Charpy, 2007 ; Stammers, 2008 ; Fureix, 2019). « UN VASTE LOCAL POUR Y ÉTALER SES RICHESSES »... 189 d’un puissant anthropocentrisme (Bertrand, 2019, p. 31-33). Dans ce monde, l’humain contrôle et exploite la nature dans une confiance pro- fonde de ses connaissances et de sa maîtrise des forces de la nature. Ce bric-à-brac de noms et références savantes révèle une certaine appropriation de savoirs naturalistes en-dehors des espaces savants. L’adjoint municipal affiche une certaine culture scientifique, quoique très écrémée, alors qu’il se tient dans un lieu d’exposition des sciences qui doit offrir une traduction matérielle et tangible du progrès universel qui est célé- bré (Levin, 2015). Ainsi l’inauguration désigne la Galerie de zoologie comme lieu idéal de l’articulation entre administration locale et monde sa- vant en ce qu’elle consacre l’autorité savante en l’institutionnalisant. Ce fai- sant, elle prolonge un processus initié au XVIIIe siècle de demande d’un per- sonnel scientifique dédié au service de l’État devant permettre de mettre en œuvre l’idéal de progrès (Laboulais, 2015, 2012 ; Fox, 2012 ; Picon, 1992). Ainsi, fragment après fragment, Chinard élabore un discours conve- nu sur la science. Celui-ci témoigne d’une culture scientifique élargie mobi- lisée pour être utile, en commençant par prévenir « les erreurs de l’imagination »16. Une autre fonction du discours est bien de convoquer, à haute voix, des figures d’intercession telles que Cuvier et Newton, qui dési- gnent le chemin du progrès universel dans lequel la Galerie doit s’inscrire. Par l’acte du discours, la Galerie est consacrée comme le lieu de l’inscription de savoirs naturalistes17. Mais cette ambition universaliste attri- buée à la Galerie ne résiste pas au processus de miniaturisation (Olmi, 1992), d’appropriation et de contextualisation induit par la collecte et la mise en exposition, qui lui donne un ancrage local.

• Un discours de la célébration d’un génie lyonnais à l’œuvre Si Chinard place la Galerie dans une longue histoire des sciences de la nature parfois obscure, il tient aussi à justifier l’utilité immédiate de la démarche. En revenant sur « l’utilité » des sciences, il avance une argumen- tation plus pragmatique sur les raisons qui ont poussé la municipalité à fi- nancer la Galerie. En effet, bien que Lyon soit une ville prospère du point de vue commercial, ses revenus de l’octroi sont encore loin des sommets de la deuxième moitié du XIXe siècle, et la marge de manœuvre municipale est maigre, même pour l’une des plus grandes villes françaises de l’époque. Ses finances sont en effet étroitement contrôlées par le ministère de l’Intérieur.

16 AML, 78WP021, Chinard. 1837. Discours..., op. cit., p. 13. 17 L’analogie entre espace sacré et musée de science est courante (Forgan, 1999 ; Sheets-Pyenson, 1988). Sur la tension particulière entre science et croyance au XIXe siècle en France, voir (Carnino, 2015). 190 DÉBORAH DUBALD

L’abondant financement de la Galerie témoigne donc de l’intérêt de cette dernière pour le développement économique lyonnais. Le discours insiste sur la nécessité de l’étude de la zoologie comme une branche essentielle de l’histoire naturelle devant retenir l’attention « des esprits sérieux »18. Les exemples se succèdent et Chinard revient sur des espèces malacologiques qui auraient une utilité immédiate : les huîtres pour les perles et la nacre, les coquillages pour les colorants19. Il s’étonne de cer- taines espèces aquatiques, certains poissons qu’il ne nomme pas, qui se- raient en mesure d’envoyer des décharges électriques. Les reptiles, par ail- leurs, ne vaudraient pas la peine d’être étudiés : ces espèces « blessent la vue ou effrayent l’imagination »20. Une autre branche de la science qui serait particulièrement utile est l’entomologie et l’étude de « l’insecte » que repré- sente le « bombyx du mûrier » ou « ver à soie »21. C’est donc la curiosité mais surtout l’utilité de certaines espèces qui structure la hiérarchie d’un monde animal là aussi très sélectif. L’étude du ver à soie trouvait en effet une utilité directe : dans une ville textile, les élites commerciales et politiques de Lyon s’intéressaient beaucoup aux derniers développements autour de la culture de la soie. En 1835, Claude Jourdan avait d’ailleurs été envoyé à Londres pour récolter des échantillons de soie22. Il avait lui-même collectionné des échantillons tissés et des cocons, probablement en lien avec sa participation à la Commission des soies23. Chinard évoque brièvement ce sujet, saluant l’œuvre des ento- mologistes ayant permis le développement d’une « florissante industrie », pour rappeler ensuite l’importance de l’entomologie pour l’agriculture. Cet appel à une science « utile » agit également comme un signe de connais- sance et de contrôle des paramètres naturels qui régissent une partie de l’économie et de l’industrie lyonnaises24.

18 AML, 78WP021, Chinard. 1837. Discours..., op. cit., p. 17. 19 Ibid., p. 15-16. 20 Ibid., p. 17. 21 Ibid., p. 14. 22 AML, 78WP021, Jourdan au maire de Lyon, [1835] ; Extrait des délibérations du Conseil municipal, 16 juillet 1835. 23 Voir la collection de cocons de soie provenant de la collection personnelle de Jourdan : Centre de conservation et d’étude des collections, Musée des Confluences, Lyon (CCEC), inventaire MHNL.4613994. 24 Sur la question de la propriété et de l’appropriation de la nature, voir (Graber & Locher, 2018). « UN VASTE LOCAL POUR Y ÉTALER SES RICHESSES »... 191

• Une célébration de la nature sans retentissement Le moment inaugural de la Galerie de zoologie, celui de la célébra- tion de la nature universelle associé au génie industriel lyonnais n’a peut- être eu que peu d’écho. On ne sait en effet pas grand-chose des conditions de l’inauguration de la Galerie. À peine en connaît-on la date exacte : le dis- cours publié ne contient pas de date précise. Le décret municipal d’ouverture de la Galerie a été prononcé le 27 juillet 1837 et le journal lyonnais Le Censeur en annonce l’ouverture publique dans son édition du 5 août25, par Étienne Chinard, alors adjoint, qui parlait en lieu et place du maire de Lyon, Christophe Martin, qui ne s’est pas déplacé. L’encart du journal est d’ailleurs de format très réduit et se contente de rendre publique l’annonce transmise par la municipalité. Seul le fascicule permet d’avoir une transcription du texte du dis- cours26. La pratique de la transcription de discours est assez commune en soi et ne consacre pas un événement d’une particulière importance. En outre, on ne sait pas exactement où il a été prononcé ; on l’imagine dans la Galerie elle-même. La composition du public est inconnue ; les adresses à la fin du discours désignent un groupe d’hommes (« Messieurs »)27 et un groupe d’élèves de l’École des beaux-arts étaient présents (« Ô vous, jeunes artistes »)28. La relative confidentialité de l’événement vient donc contraster avec le discours plein d’emphase donné par l’adjoint au maire. Le discours de Chinard donne à voir ce monde de la science tel qui pouvait être perçu par des non-spécialistes dans les années 1830, et tel qu’il pouvait être mobilisé pour des raisons politiques. C’est un monde très hié- rarchisé entre ce qui importe et ce qui importe peu, avec une organisation selon un système de valeurs qui place en premier lieu l’émerveillement et l’humilité devant une nature divine et une force supérieure. C’est important dans une ville où la pratique de la dévotion est particulièrement forte29. Viennent ensuite les questions de l’utilité des sciences qui se mesure en termes de contribution à l’autorité savante mais surtout dans ce qu’elles peuvent servir aux esprits industrieux. Chinard dépeint donc une sorte de cosmographie lyonnaise par le prisme de la Galerie de zoologie, laquelle sert de trait d’union, de lieu-frontière entre les basses réalités et le monde supé- rieur des idées et de la science. C’est cet effort de placement de la Galerie

25 Le Maire de Lyon. Chinard, adjoint, ‘[Annonces]’, Le Censeur, 5 août 1837. 26 AML, 78WP021, Chinard. 1837. Discours..., op. cit. 27 Ibid., p. 17. 28 Ibid., p. 21. 29 Lieu ancien d’un culte marial fort, ce dernier entame un regain précisément dans les années 1830, autour du site de Fourvière (Saunier, 1992, p. 83-87 ; 1993, p. 212). 192 DÉBORAH DUBALD dans un univers lyonnais, en plus d’un discours scientifique approximatif, qui révèle paradoxalement toute la dimension située de ce lieu de savoir.

Représenter la Galerie de l’ordre La présentation lisse et idéalisée de la Galerie apparaît également dans la gravure (figure 1) « Vue et plan de la salle de zoologie au Palais Saint-Pierre […] » réalisée à l’époque de l’inauguration30. Le lieu de savoir mobilise un imaginaire visuel qui inscrit la Galerie dans la matérialité d’une architecture et d’un dispositif d’exposition. Comme le discours de Chinard, la gravure participe de la construction d’un lieu incarnant une forme de per- fection. On ne sait pas grand-chose de la diffusion et des commanditaires de la gravure. Il fait peu de doutes que le document a été produit à l’occasion de l’inauguration. Un certain nombre de marqueurs permettent effective- ment de dater et de placer la gravure dans son contexte de réalisation. Les caractères de taille plus importante signalent les noms des personnages de pouvoir qui sont associés comme ayant contribué à cette fondation : « Pru- nelle » et « Martin », « Maires ». S’en suivent, dans une police un peu ré- duite, les noms des hommes de la mise en œuvre du dispositif architectural et de l’exposition, respectivement « Mr. Dardel, architecte de la ville »31 et « Mr. Jourdan, directeur du Muséum d’histoire naturelle ». La représentation visuelle de la Galerie montre surtout l’effort d’ordonnancement de la société et de la nature, attendu par les autorités publiques. Ceci va dans le sens d’une utilité qui dépasse la mise en exposi- tion de savoirs, et qui va jusqu’à l’ambitieux plan de recréation d’un milieu lyonnais idéal qui verrait le jour dans cette version parfaite et mise sous cloche au sein d’un musée.

• Une mise en scène bourgeoise d’un musée de la nature L’élément central de l’image, où les vitrines servent de décor de part et d’autre de la scène, est une figure de personnage masculin, qui accueille dans la Galerie à la fois le visiteur et celui qui regarde l’image.

30 CCEC, inv. 5Fi1, [Document numérisé] « Vue et plan de la salle de zoologie au Palais Saint-Pierre à Lyon vers 1837, estampe de René Dardel et Déchaud ». Il n’y a pas, à ce jour, de version publiée connue de la gravure. L’exemplaire connu pourrait être le seul tirage, conservé au CCEC, dans une liasse de documents non inventoriée de l’époque de Jourdan (1832-1869) et/ou de Louis Lortet, son successeur (1869-1909). 31 René Dardel (1796-1871) a été architecte-voyer de Lyon de 1830 à 1854. « UN VASTE LOCAL POUR Y ÉTALER SES RICHESSES »... 193

Figure 1 - Vue et plan de la salle de zoologie au Palais Saint-Pierre à Lyon vers 1837, estampe de René Dardel et Déchaud, inv. 5Fi1, Musée des Confluences (Lyon, France) (Source : Centre de conservation et d’étude des collections, CCEC)

194 DÉBORAH DUBALD

La présence de ce personnage au premier plan suggère deux niveaux de lecture de l’image : celui de la galerie au premier degré, et celui de ce que représente la galerie. C’est un homme vêtu de façon sobre mais élégante, chapeau dans une main, l’autre main sur le veston, le regard porté au loin (et non sur les objets) et posant de manière assurée. Dessiné de trois-quarts, il établit le lien entre la scène derrière lui et la personne spectatrice de l’image. La scène à l’arrière est plutôt celle d’une bonne société qui se re- trouve au musée pour faire communauté (Nyhart, 1998). On compte six personnages dont quatre hommes, un jeune garçon et une femme. La femme tient la main au jeune garçon : on l’imagine être sa mère ou certai- nement sa gouvernante ; ces deux personnages sont au centre du plan alors qu’ils viennent vraisemblablement de passer la porte et d’entrer dans la ga- lerie. Les quatre hommes sont répartis en deux groupes pris dans leurs con- versations respectives. Sur la gauche, l’un des hommes pointe vers une vi- trine que son compagnon regarde. Sur la droite, les deux hommes discutent sans se préoccuper des vitrines et collections présentées. Ainsi, la scène est une sorte de vision archétypale d’un lieu ordonné, poli, silencieux, espace d’une sociabilité essentiellement masculine qui ren- voie d’ailleurs à une culture genrée des sciences fondée sur le mérite et l’utilité sociale (Terrall, 2015). L’image présente un espace de production des savoirs et de « productivité » où l’activité se décline en des rencontres, des échanges permis par un langage et un habitus communs, a priori déclen- chés par la présence des collections, mais aussi et surtout par la nature du lieu dans lequel ces personnes se retrouvent : la Galerie de zoologie est un lieu de la distinction d’une certaine élite de la société urbaine lyonnaise32. Les personnages restent indistincts tout comme, et c’est encore plus frappant, ces trésors qui devraient être présentés derrière les vitrines des armoires. Marqué par des formes géométriques, le style néoclassique inspire l’ordre par une puissante symétrie. La gravure a certainement été réalisée par des mains qui ont cherché à mettre en évidence, non pas les spécimens contenus, mais les qualités architecturales du lieu, comme en témoigne le plan de masse au bas de la gravure. Ainsi, le contraste entre la précision du dessin de l’architecture des lieux et la rapidité du trait pour le dessin des spécimens est frappant. Ces derniers apparaissent presque uniquement sous la forme d’ombres de quadrupèdes tous très similaires en silhouette et en taille, ou sous des formes dont on devine vaguement qu’il s’agit de coraux

32 Voir la lecture très foucaldienne des musées dans (Bennett, 2004) sur les rapports de domination et sur la façon dont les musées étaient des lieux de domestication de la société par l’imposition d’une culture dominante. « UN VASTE LOCAL POUR Y ÉTALER SES RICHESSES »... 195 ou de coquillages. Il est impossible de distinguer les spécimens : les savoirs naturalistes ne semblent pas être au centre de l’attention de cette gravure. Le lieu de savoir s’organise ici autour d’un ordre social bourgeois et place l’ordre de la nature dans un second plan illisible.

• Les bustes de la légitimité Dans ce qui apparaît surtout comme un dessin d’architecture, révélé par la bonne maîtrise des fondements du dessin, des jeux d’ombres et de la perspective, la scène met en lumière un grand nombre de détails de fabrica- tion des armoires. Mais un autre élément de l’aménagement de la Galerie se détache : il s’agit des douze bustes situés au sommet des armoires cons- truites autour des piliers qui rythment la Galerie entre chaque fenêtre. Ils forment comme une bonne société de pierre dont le génie est placé en hau- teur pour veiller symboliquement sur le respect des normes sociales et scientifiques à l’intérieur de la Galerie (Baridon & Guédron, 1999). Ces bustes ont été effectivement commandés et réalisés à l’époque de la fin des travaux, au début de 1837. Leur présence est d’ailleurs encore attestée lors d’une visite du savant géologue lyonnais Arnould Locard (1841-1904) en 1875 (Locard, 1875). Au printemps 1837, les discussions ont été intenses pour élaborer le projet de bustes : il a fallu déterminer qui serait représenté, mais aussi comment. D’après Locard (1875, p. 3), les bustes représenteraient les figures de Duméril, de Blainville, Oken, Geof- froy Saint-Hilaire, Latreille, Cuvier ; et en face d’eux Aristote, Pline, Buffon, Linné, Pallas, Charles Bonaparte et Lamarck. La liste donnée ici ne corres- pond ni aux douze bustes de la gravure, ni aux quatorze bustes dont l’autorisation de réalisation avait été donnée en 1837 par le préfet33. Ce der- nier était par ailleurs largement intervenu dans le projet, et avait notamment rappelé les règles de convenance, à savoir qu’il était plus approprié de re- présenter des personnes décédées et reconnues pour leur postérité, plutôt que des vivants ; que le matériau devait être noble, et qu’ainsi la terre cuite ne convenait pas (Dubald, 2019, p. 208-209). Placés en hauteur dans la Galerie, les bustes servaient de figures tuté- laires. Par le truchement de la pierre, la figure représentée pouvait ainsi faire intercession pour la légitimité scientifique à laquelle la galerie aspire. L’aménagement architectural et décoratif participait ainsi de la mise en scène qui devait rendre tangibles les éléments de discours idéalisant la Gale- rie, tout en jouant sur l’équivoque entre le mythologique, le réel, voire le futur. La Galerie est un rêve, une vision projetée, auxquels le dessin doit correspondre.

33 AML, 78WP017, le Préfet du Rhône au Maire de Lyon, 11 mars 1837. 196 DÉBORAH DUBALD

Que ce soit le discours en mots ou en images, les deux médias con- tribuent, par leur pouvoir de suggestion, à construire un lieu qui doit tendre vers une forme de perfection pour être légitime. Cela montre enfin l’effort de justification de lieux de savoirs qui ne sont jamais nécessaires mais le résultat de contingences locales.

Assembler la Galerie : la collecte de Claude Jourdan Dans le discours inaugural ou dans la gravure célébrant l’ouverture de la Galerie de zoologie, le travail de collecte et d’assemblage de spécimens mené en amont de l’ouverture est rendu largement invisible. Disparaissent ainsi les objets naturels accumulés pendant plusieurs décennies par la muni- cipalité. Plus immédiatement, le travail de réalisation de l’exposition par le jeune directeur du Musée d’histoire naturelle, Claude Jourdan (1803-1873), nommé en 1832 (Lacour, 1873, p. 346-349) est également éclipsé. Le carac- tère idéal du lieu ainsi placé dans un universel des connaissances retire toute profondeur historique à la collection et aux gestes qui l’ont façonnée et ins- crite matériellement dans l’ensemble institutionnalisé du musée. Il est difficile de connaître avec précision le contenu et le mode d’exposition de la collection de zoologie inaugurée en 1837 : tous les an- ciens catalogues, pour cette période, sont perdus. Le travail de récolement des objets collectés avant le XXe siècle pose d’amples difficultés, toutefois certaines préparations taxidermiques des premières décennies du XIXe siècle sont encore connues et on peut imaginer qu’elles pouvaient figurer parmi les spécimens exposés. C’est le cas par exemple du zèbre de Decreuse (fi- gure 2), l’un des spécimens les plus anciens encore conservés, qui y figurait certainement (Audibert, 2020). En plus des objets, plusieurs carnets de Jourdan fournissent de précieux renseignements sur les achats, déplace- ments, et réflexions menées par le directeur dans les premières années de 183034. Lieux de la consignation des informations notées pour mémoire, ils témoignent du geste de collecte comme ensemble complexe de visites, de voyages, de rencontres, de transactions commerciales, associés à des pra- tiques comptables et bureaucratiques, à des processus de sélection et de

34 CCEC, CO-CON, « Catalogue des objets donnés au Muséum de Lyon par le Muséum de Paris. 1793-1834 », « Catalogue des objets donnés au Muséum de Lyon par le Muséum de Paris. 1832-1834 », « Inventaire mammifères », « Notes Mammifères ». À noter : aucun de ces carnets n’est paginé ; les étiquettes apposées sur les tranches faites de sparadrap et annotées au stylo-bille sont très postérieures à 1837. Les titres indiqués sont donc aléatoires. « UN VASTE LOCAL POUR Y ÉTALER SES RICHESSES »... 197 choix scientifiques et finalement, de la collecte comme construction d’un savoir (Bourguet, 2017, p. 24-27).

Figure 2 - Equus quagga quagga, inv. 40002121, Musée des Confluences (Lyon, France). Crédit photo : Olivier Garcin (Source : CCEC)

• Le moment Jourdan ou la mobilisation d’un contexte favorable La collection de zoologie présentée en 1837 est pour beaucoup le ré- sultat d’un travail alors récent d’opérations de sélection et d’accumulation de nouveaux spécimens, dirigées par Claude Jourdan35. Nommé en 1832, il est alors médecin et avait été secrétaire de Prunelle avant que ce dernier ne soit nommé maire de Lyon en 1830. C’est sous son patronage que Jourdan aurait été nommé directeur du Musée d’histoire naturelle mais aussi profes-

35 Voir AML, 78WP021, [Inventaires des collections proposées à l’acquisition pour le « cabinet d’histoire naturelle de Lyon » par Mouton-Fontenille ; avis et rapports de la commission d’acquisition], 1824-1826. 198 DÉBORAH DUBALD seur d’anatomie comparée à l’École des beaux-arts et professeur de zoolo- gie à la nouvelle Faculté des sciences en 1834 (Lacour, 1873, p. 346-347). Jourdan est un homme de terrain, il rédige et publie peu. Un mémoire de zoologie, présenté à l’Académie des sciences en 1835, lui a certes valu une bonne réputation et représente l’un de ses plus hauts faits d’armes en termes de publication (Geoffroy Saint-Hilaire, 1835). Dès 1834, son travail de collecte et de classement au sein du musée est en outre décrit comme exemplaire (p. 67). Placé par Prunelle mais ayant su construire et entretenir un capital savant, Jourdan prend la direction du musée en 1832 et y reste jusqu’en 1869. La collection et le musée sont très largement le résultat du travail particulier mené par la direction et sont très liés à l’agentivité d’un directeur ambitieux (Daston & Sibum, 2003) cherchant la reconnaissance de ses pairs et bénéficiant d’un fort soutien politique. L’origine d’une collection est souvent plus nébuleuse qu’une date de fondation ne le suggère. En réalité, la collection de zoologie inaugurée en 1837 démarre avant cette date avec le processus de collecte initié par le projet de créer cette nouvelle Galerie. Ce projet est lui-même difficile à dater avec précision et s’inscrit dans l’histoire de l’appropriation municipale du projet de musée naturaliste (Dubald, 2019, p. 61-75). Tout juste nommé, Jourdan se met en route et mobilise des réseaux d’approvisionnement spatialement et socialement divers. Le soutien administratif dont il bénéficie est rendu manifeste par les moyens financiers alloués et la confiance dans les choix de Jourdan qui agit comme agent municipal. Cette confiance est relative dans la mesure où elle est associée à une pratique bureaucratique de consignation des traces de l’utilisation de fonds publics : registre consignant les diffé- rentes dépenses, courriers et décrets municipaux autorisant les voyages, etc.36. On ne sait s’il y a jamais eu de contrôle, mais ces traces d’une collecte bureaucratisée témoignent paradoxalement de la liberté d’action de Jourdan et de l’autorité désormais assumée par la municipalité dans les affaires de sciences naturelles. Sur les pages du carnet à la couverture usée par des utilisations répé- tées, la main de Claude Jourdan a consigné les traces des factures payées aux fournisseurs d’objets naturels (entrées par l’envers du carnet) ainsi que le contenu des « catalogues » de livraison (entrées par l’endroit du carnet)37. Les catalogues ne sont pas toujours datés et l’écriture est souvent hâtive, interrompue par des notes au crayon : on devine des inscriptions datant plutôt de la deuxième partie de 1833. Les factures transcrites avec bien da-

36 AML, 78WP017, Musée d’histoire naturelle, env. 1805- env. 1900 ; CCEC, JE, “Journal d’entrées”. 37 CCEC, CO-CON, « Catalogue... 1832-1834 », op. cit. « UN VASTE LOCAL POUR Y ÉTALER SES RICHESSES »... 199 vantage de soin relèvent de transactions effectuées fin 1832 et dans la pre- mière moitié de 1833. Ce document est, en l’absence de catalogue, un moyen partiel de connaissance des spécimens exposés par le prisme des pièces acquises pen- dant cette période. Sur une page récapitulative des factures payées, Jourdan indique que les moyens financiers « donnés par Monsieur Prunelle »38, c’est- à-dire par la municipalité, s’élevaient à 5 300 francs. Cette somme est très importante, puisqu’elle constitue plus du double du budget total du fonc- tionnement du « cours d’anatomie pittoresque et cabinet d’histoire natu- relle » dans les budgets depuis 183139. L’année 1834 marque un tournant, puisque la municipalité propose alors 7 000 francs de budget pour le cabi- net, une décision validée par le ministère. De 1836 à 1850 au moins40, le budget se maintient autour de 10 000 à 11 000 francs. La somme allouée couvre généralement les traitements du personnel pour les deux tiers, et les acquisitions pour le dernier tiers. La mise en route du projet de nouvelle Galerie apparaît dans les dépenses extraordinaires de 1834 où l’entrée n° 133 mentionne un premier acompte de 40 138 francs pour le démarrage des travaux41. L’acquisition de nouveaux spécimens s’insère donc dans un moment de regain d’intérêt pour la collection de la part de l’autorité muni- cipale qui en est la propriétaire, et le musée bénéficie alors d’une augmenta- tion significative de sa marge de manœuvre financière, du lancement de tra- vaux coûteux et de la nomination d’un nouveau directeur pour mener ce projet. Le carnet « 1832-1834 », retourné par Jourdan, lui offre de l’espace pour faire les comptes sur le nombre d’objets acquis pour les collections lyonnaises. Le détail de cette page de synthèse (figure 3) permet d’abord de montrer l’accroissement significatif des collections tout en nuançant l’apport des « envois » du muséum.

38 CCEC, CO-CON, « Catalogue... 1832-1834 », op. cit. 39 La période précédente est chaotique, le budget de 1827 ne contient pas de ligne pour le musée, mais on note des dépenses extraordinaires pour l’achat de collections de Gourd ou de Mouton-Fontenille : AML, 1403WP40, Registre du budget et état de dépenses, 1827 ; lignes n° 270 et 271. 40 Les budgets de la municipalité pour la période 1852-1870 (période de transfert de l’autorité municipale au Préfet) n’ont pas été retrouvés. 41 La somme attribuée pour l’augmentation des collections de Jourdan par la municipalité n’apparaît pas comme telle dans le budget. Étant donné la justesse du budget du musée, on pourrait imaginer que la somme était prélevée sur les fonds disponibles pour la rénovation, même si cela semble administrativement difficile à réaliser. 200 DÉBORAH DUBALD

Figure 3 - Tableau récapitulatif des objets acquis par Jourdan. Transcription d’une page du carnet de Jourdan. (Source : CCEC, CO-CON, « Catalogue des objets donnés au Muséum de Lyon par le Muséum de Paris. 1832-1834 », non paginé, après 1834.) (Source : travail personnel) « UN VASTE LOCAL POUR Y ÉTALER SES RICHESSES »... 201

Dans un deuxième temps, la liste emprunte une catégorisation des espèces qui se situe entre l’effort de classification savante et la désignation par des catégories pragmatiques en fonction des types de préparation et des four- nisseurs. Mais surtout, les quantités de spécimens dont Jourdan fait l’acquisition dans un temps très restreint de quelques années sont le témoi- gnage d’une insertion efficace dans des réseaux d’approvisionnement. Ainsi le recrutement de Jourdan reposait sur son capital savant, à savoir sa forma- tion de médecin, ses connaissances en zoologie et sa capacité à mobiliser un réseau de sociabilité savante (Dubald, 2019, p. 247-326). C’est enfin sa no- mination à la tête du musée qui achève de lui donner la légitimité nécessaire pour accéder aux réseaux et mettre en œuvre la collecte.

• Une géographie du monde animal définie par les réseaux d’approvisionnement En dépit de l’importante circulation d’objets naturels et de prépara- tions naturalistes au XIXe siècle, la quête du spécimen manquant, du spéci- men rare et du spécimen correctement préparé pour survivre au temps place la collecte dans une économie de la rareté et de l’expertise (Plumb, 2018). Jourdan a donc construit un réseau qui inscrit les spécimens dans une géographie multiscalaire et contrainte par les réseaux d’approvisionnement. Il est notable que la pratique de collecte de Jourdan se caractérise par la mobilisation d’un réseau de naturalistes en possession d’une collection et de marchands et fournisseurs identifiés ou non. À la différence d’autres di- recteurs de musée, à Lyon avant lui, ou à Nantes pendant la même période, Jourdan, dans les premières années de sa fonction, ne sort pas du musée afin de prélever lui-même, dans les environnements naturels proches, des espèces « indigènes ». Il ne pratique pas la chasse, tel un Mouton-Fontenille, et ne semble pas aller au marché pour récupérer chez les marchands de ve- naison ou de poissons des spécimens notables repérés par ces profession- nels42. Le recours à des fournisseurs lyonnais ou proche de Lyon est plutôt rare ; ce sont les Hobitz Père et Fils à Ventrigny en Saône-et-Loire, ou Per- rot qui tient un comptoir à Lyon. Les fournisseurs plus spontanés pou- vaient faire office d’intermédiaires et les spécimens acquis ne sont pas l’objet du même suivi que les importantes commandes consignées dans le carnet, qui étaient également associées à des déplacements. Les archives du musée renferment des factures sous forme de feuilles volantes, parmi les- quelles on retrouve des traces de transactions avec des inconnus, qui appo-

42 AMN (Archives municipales de Nantes), 2R569, it. 22, 10 septembre 1824 ; voir aussi (Hénon & Mouton-Fontenille de La Clotte, 1802, p. iv). 202 DÉBORAH DUBALD sent leurs noms d’une écriture maladroite ou même juste une croix en bas d’un reçu à l’orthographe aléatoire pour l’achat d’un bouc ou autre animal de la ferme. Ces achats sont menés soit par Jourdan, soit par son aide, Poortman43, ce qui met en doute, au passage, l’image d’un directeur omni- présent et acteur unique de la collecte. En plus d’élargir le spectre social des pourvoyeurs de spécimens, ces reçus témoignent de leviers locaux d’approvisionnement mais aussi d’une certaine spontanéité dans la stratégie d’acquisition44. Les fournisseurs spécialisés en préparations naturalistes sont au cœur du système d’approvisionnement et même si certains d’entre eux produisent des catalogues pour une consultation à distance, l’opération d’acquisition requiert de se déplacer pour pouvoir choisir les spécimens et construire une relation de confiance45. La route vers Paris est généralement privilégiée, quoique non exclusive. Entre la fin de 1832 et 1833, Jourdan a rencontré une grande diversité de fournisseurs. Il en répertorie une douzaine, claire- ment identifiés par leurs noms, dont certains ont fait date dans l’histoire du commerce naturaliste, tel le comptoir de la Maison Verreaux à Montmartre (Farber, 1982, p. 64, 93-94, 149), Bevalet à Paris ou Perrot à Lyon46. Le di- recteur du musée est également allé au Muséum national d’histoire naturelle où il a acheté de nombreux spécimens de « Batraciens », de « Poissons » ou de « Reptiles » auprès de Gabriel Bibron ou bien de « Quadrumanes » au- près d’Isidore Geoffroy Saint-Hilaire, respectivement préparateur et profes- seur, et tous deux spécialistes de zoologie. La ligne de démarcation entre l’aide-naturaliste affilié à une institution et l’individu est souvent ténue : ain- si Fleurant Prévost, aide-naturaliste au Muséum est désigné par son nom sans son affiliation47. Il en est de même pour Dumoutier, qui réalise des moulages au Muséum et envoie plusieurs caisses de bustes et crânes mou- lés48. La confusion ne doit pas surprendre puisque la tension entre la figure individuelle et le statut professionnel de ces travailleurs de la nature est jus-

43 Poortman était préparateur au Musée d’histoire naturelle de Lyon jusqu’à son départ pour le Muséum national à Paris en 1839 : CCEC, DP-J, « Journal de Jourdan », p. 17, 25 janvier 1854 et (Jaussaud & Brygoo, 2019, section « Portman »). 44 AML, 78WP017, reçu signé par Pierre Moulin, 28 janvier 1835 ; reçu signé par « + », 9 juillet 1835. 45 CCEC, CO-CON, « Catalogue... 1832-1834 », op. cit. 46 Voir également les factures dans AML, 78WP017, factures émises par Perrot, 27 juin 1834 et 30 août 1834 ; factures émises par Verreaux, 12 juin 1834, 18 août 1834 et 26 août 1834. 47 CCEC, CO-CON, « Catalogue... 1832-1834 », op. cit. 48 CCEC, CO-CON, « Catalogue des objets donnés au Muséum de Lyon par le Muséum de Paris. 1793-1834 » (retourné). « UN VASTE LOCAL POUR Y ÉTALER SES RICHESSES »... 203 tement un enjeu important de l’époque49. Les préparateurs de la faculté de médecine ont également été sollicités, notamment pour des préparations anatomiques, humaines et animales. Les fourrures constituaient un autre type d’objets de collection, notamment auprès de marchands spécialisés, comme Servant-Roussel à Paris, ou plus proche de Lyon, les Hobitz de Ventrigny. Dans ce dernier cas, les pièces collectées concernent essentiel- lement des spécimens locaux et indigènes, commercialisés par une famille de chasseurs. Jourdan se rend également hors de France et suit deux autres routes, vers l’Angleterre et la Méditerranée. Les notes de son carnet, souvent très elliptiques, indiquent une visite au « Zoological Museum » où il est reçu par un « Mr. Gray », pendant son voyage à Londres en 1834. Les discussions semblent avoir porté sur la comparaison entre espèces connues de chaque parti, avec un intérêt particulier, à en juger par le volume relatif de notes, sur l’ornithorynque50. À la suite de ce voyage, Jourdan reçoit à Lyon plu- sieurs spécimens d’autruches51. Ce dernier exemple montre bien la façon dont les préparations londoniennes sont certes le produit de circulations globales mais délimitées par l’échelle des possessions britanniques (Delbourgo, 2017). De manière moins exotique, mais tout aussi évocatrice, les moulages de tête telles que le « voleur du boulevard du Temple » à Paris envoyée par Dumoutier, rendent compte de la façon dont la provenance locale de l’objet le place entre le spécimen universel et la préparation parti- culière (Péquignot, 2002 ; Crémière, 2004). La dénomination souvent incertaine ou vague des espèces dans les « catalogues » et factures ne permet pas une quantification précise de la provenance des spécimens. En revanche, Jourdan multiplie le type d’interlocuteurs de façon à diversifier ses apports, et c’est finalement une cartographie de l’approvisionnement en zoologie, depuis Lyon, qui se des- sine dans ce carnet. Les grands comptoirs ou les collections riches à Paris lui permettent d’avoir accès à des spécimens plus rares ou plus difficiles d’accès. Jourdan mobilise une deuxième source d’approvisionnement en négociant des échanges et des transactions avec le Musée zoologique de Turin, par le biais de Giuseppe Gené, de marchands à Milan comme Bo- nomi, mais aussi à Marseille ou Toulon. Cette route méditerranéenne est

49 Sur le monde des préparateurs et aides naturalistes, voir (Ihl, 2018). Sur la professionnalisation des directeurs de musée, voir (Masson, 2016 ; Fox, 1987 ; Dubald, 2019, p. 101‑121, 372‑384). 50 CCEC, CO-CON, « Notes Mammifères », op. cit. À propos des discussions portant sur la classification de cette espèce, voir (Ritvo 1997). 51 CCEC, CO-CON, « Catalogue... 1832-1834 », op. cit. 204 DÉBORAH DUBALD justifiée dans le carnet comme permettant de « recueillir directement les productions marines » et « mettre en relation le Muséum de Lyon, soit avec les muséums des villes citées, soit avec les hommes qui s’occupent d’une manière spéciale des sciences naturelles »52. Plusieurs choses ressortent de ces voyages. Dans un premier temps, ils signalent l’importance d’aller à la source d’approvisionnement et d’éviter les intermédiaires, notamment pour les productions marines qui sont plus fragiles et demandent un savoir-faire particulier dans la préparation. C’est cette raison qui a également amené Jourdan, dans la même période, à réali- ser un voyage dans les Côtes de la Manche afin d’approvisionner en « Pois- sons », « Crustacés » et « Mollusques et annélides ». Cela permet en outre à Jourdan — et au musée qu’il incarne — de se ménager une certaine marge de manœuvre par rapport au centre naturaliste parisien (Van Damme, 2005, p. 355-368 ; Lacour, 2014 ; Dubald, 2019, p. 261-268). Enfin, cela permet d’inscrire le Musée de Lyon dans une sociabilité savante réticulaire qui per- met à la fois de stabiliser sur le long terme des sources d’approvisionnement et de construire la reconnaissance du lieu de savoir- musée de Lyon ainsi que sa légitimité parmi les lieux de savoirs (Fages, 2018). Enfin, la collecte par le voyage, telle qu’elle est menée par Jourdan, inscrit la collection de la Galerie de zoologie dans une géographie qui dé- passe l’espace de la galerie proprement dite ou l’espace de la région lyon- naise. Les aires géographiques représentées dépendent finalement des ca- naux d’approvisionnement et elles disent à la fois une géographie sélective du monde (Finnegan, 2015), relevant d’une géographie des comptoirs natu- ralistes.

• Organiser la collection de zoologie : logiques universelles, logiques locales Le geste particulier de Jourdan dans la constitution de la future Gale- rie de zoologie place en outre la collection dans des positionnements scien- tifiques rendus manifestes par des choix d’exposition (Crémière, 2004). Il est pourtant difficile de savoir comment Jourdan a réfléchi à la disposition des pièces, car il n’a laissé aucune archive. Seule reste une trame imprécise de spécimens sous la forme de listes d’achats dans des carnets. Une pre- mière hypothèse est que l’exposition devait servir d’illustration mais aussi de démonstration de la classification des espèces telle qu’il l’enseignait. Cette classification pourrait être celle du cours d’anatomie dont quelques traces sous forme d’arborescences ont été conservées53. En effet, l’inauguration de la galerie correspond à la fois au moment de réorganisa-

52 CCEC, CO-CON, « Catalogue... 1832-1834 », op. cit. 53 CCEC, DP-J, « Cours de Zoologie », [n/d]. « UN VASTE LOCAL POUR Y ÉTALER SES RICHESSES »... 205 tion de la faculté des sciences (Université de France, 1835) en 1835 et à la nomination de Jourdan à la Chaire d’anatomie pittoresque à l’École des beaux-arts, en plus de son poste de directeur du Musée d’histoire natu- relle54. École et Galerie étaient situées dans le même bâtiment du Palais Saint-Pierre, et les élèves-artistes étaient amenés à fréquenter la galerie dans le cadre de leur cours d’anatomie pittoresque, dont l’enjeu était la création de motifs dans l’industrie soyeuse55. La collection de zoologie met l’observation savante de la nature au service du génie industriel lyonnais en mobilisant des techniques d’exposition classiques. Elle associe des préparations d’oiseaux, de reptiles, de poissons et de mammifères (ainsi catégorisés dans les factures) qui peu- vent prendre des formes différentes : spécimens empaillés, en bocal, mou- lages anatomiques, squelettes entiers ou membres sectionnés montés, four- rures et peaux qui pouvaient servir à être montées ou non. Quelques dizaines d’objets ont été préservés. Ce sont des préparations qui se prêtent à l’observation naturaliste des caractères des spécimens mais aussi à la pré- sentation à des élèves dessinateurs, comme en témoigne un livre de prêt56. Parmi les spécimens conservés, on trouve une « tête de Barbirous- sa »57 présentée avec une partie écorchée pour voir le squelette en dessous (figure 4) ; de petits mammifères sont montés sur des socles qui permettent de faire tenir le spécimen, mais qui rappellent aussi la figuration de piédes- taux dans les planches naturalistes de l’époque moderne qui avaient la même fonction d’isoler le spécimen et de neutraliser son environnement pour favoriser l’observation (figure 5). Enfin un type de montage plus réa- liste, pour lequel le fabricant n’est pas connu, présente un Dasyurus viverrinus dans une posture que l’on imagine plus naturelle, sur une branche (figure 6) (Péquignot, 2002). Ce dernier est exemplaire de l’évolution de l’exposition des espèces dans les musées vers des formes moins neutralisées (Nyhart, 2009). Cette mise en scène accrue n’occulte pour autant pas la primordialité de l’observation savante, du coup d’œil, qui permet de comprendre (Rusque, 2018) l’arborescence des êtres vivants ainsi projetée dans le musée (Pickstone, 1994). La collection zoologique, destinée entre autres à des élèves-artistes, formés pour servir l’industrie textile, est donc essentielle- ment un lieu pour donner à voir la nature dans son universalité, mais qui s’inscrit dans le milieu particulier de Lyon et de son industrie.

54 AML, 1403WP041, Registre du budget et état de dépenses, 1833, ligne n° 113. 55 AML, 78WP021, Chinard. 1837. Discours..., op. cit., p. 12. 56 CCEC, CO-P, « Prêt d’objets », 1838-1893. 57 CCEC, CO-CON, « Catalogue... 1832-1834 », op. cit. 206 DÉBORAH DUBALD

Figure 4 - Babyrousa babyrussa, inv. 50002086, Musée des Confluences (Lyon, France). Crédit photo : Pierre-Olivier Deschamps - Agence VU’ (Source : CCEC)

Figure 5 - Proteles cristatus, inv. 40000276, Musée des Confluences (Lyon, France). Crédit photo : Jennifer Plantier (Source : CCEC) « UN VASTE LOCAL POUR Y ÉTALER SES RICHESSES »... 207

Figure 6 - Dasyurus (Dasyurus) viverrinus, inv. 40000419, Musée des Confluences (Lyon, France). Crédit photo : Olivier Garcin (Source : CCEC)

La qualité scientifique des spécimens classés et exposés est aussi fon- damentale pour conquérir la reconnaissance des pairs savants. Cette réalisa- tion repose également sur des gestes techniques que Jourdan apprend alors à maîtriser, entre sa nomination en 1832 et l’ouverture de la Galerie en 1837. Des notes du carnet, qui viennent occasionnellement s’intercaler entre les listes d’acquisition, révèlent ce processus d’apprentissage construit dans le mouvement de va-et-vient entre la main et l’œil, entre le geste d’observation et celui de la prise de notes (Bourguet, 2017, p. 25). Il note par exemple que pour préserver les oiseaux empaillés, il faut « humecter le plumage avec de l’acide arsénique »58. Plus bas apparaissent des réflexions sur l’organisation des tablettes des armoires, leur hauteur, leur écartement par rapport à l’encadrement des fenêtres. Plus loin, il reproduit un quadril- lage simple pour évoquer le « rapporteur » dont lui a parlé Busconi pour

58 CCEC, CO-CON, « Catalogue... 1832-1834 », op. cit. 208 DÉBORAH DUBALD agrandir les préparations59. C’est un moment du carnet où Jourdan est pro- bablement en Italie, à Pavie. Les notes éparses semblent matérialiser des discussions par bribes dont Jourdan a noté pêle-mêle des informations utiles à son apprentissage du métier. Les questions de préparation, de con- servation et d’exposition lui semblent alors en effet relativement étrangères comme en témoigne le caractère très général des notes prises. Enfin, ces notes présentent l’intérêt particulier de renvoyer à des besoins pratiques qui nécessitent un échange avec telle personne expérimentée ou de faire tel ap- prentissage. Ces savoirs tacites sont essentiels à la bonne pratique de la zoo- logie : les connaître marque aussi une initiation presque rituelle (Swinney & McGowan, 2018, p. 134) et l’apprentissage des normes et techniques d’un milieu professionnel. Le geste particulier d’inscription de la collection par Jourdan relève d’un art de choisir les spécimens plutôt que de savoir les préparer lui- même60. Mais surtout, le travail de ce directeur en début de carrière, à la tête de la collection municipale d’une ville marquée par son puissant esprit lyon- nais (Saunier, 1995), est celui d’un savant construisant sa légitimité et d’un agent municipal au service du prestige de Lyon. La réponse de Jourdan se trouve dans le geste savant et la qualité scientifique de l’exposition. Celle-ci est construite par Jourdan dans un geste de collecte « élargi » qui passe par des visites d’autres collections et des discussions avérées autour des spéci- mens : c’était le cas alors qu’il est guidé dans les collections du « Musée Bri- tannique » par « Mr. Gray », vraisemblablement George Robert Gray. Des bribes de leurs discussions apparaissent dans le carnet de voyage, mais aussi dans le carnet « Inventaire-Mammifères »61. Ce dernier carnet présente une classification des espèces sous forme d’arborescence, écrite au propre et répartie sur les pages du carnet. Des annotations sont égrenées dans une écriture plus hâtive ou au crayon et semblent révéler le fil des échanges mais aussi des lectures réalisées par Jourdan. Ce qui caractérise ces notes, c’est la réflexion autour de la description et de la juste attribution du nom et de la place du spécimen dans l’ordre de nature. Les mentions occasionnelles telles que « à monter » soulignent en plus le rôle de cette classification et la façon dont elle a servi à construire l’exposition de la Galerie de zoologie.

59 CCEC, CO-CON, « Catalogue... 1832-1834 », op. cit. 60 Ceci le démarquait de la première génération de directeurs de musée post- Révolution qui étaient avant tout désignés en raison de leurs compétences techniques et leur savoir-faire dans le classement de la collection, comme cela avait été le cas pour Gilibert et surtout Mouton-Fontenille à Lyon, ou encore Dubuisson à Nantes (Dubald, 2019, p. 106-108). 61 CCEC, CO-CON, « Inventaire Mammifères », op. cit. « UN VASTE LOCAL POUR Y ÉTALER SES RICHESSES »... 209

Car enfin, le travail de recherche de la syntaxe du monde animal, chez Jourdan, s’insère dans un double contexte. Tout d’abord dans celui très précis de l’ouverture prochaine de la Galerie. Pour ce faire, Jourdan voyage, note, annote, discute, lit et s’appuie sur les travaux d’autres cher- cheurs, et notamment, on en fait l’hypothèse, sur ceux de Cuvier62. Ces dif- férents carnets de notes constituent autant de pièces à conviction du savoir construit (Bourguet, 2017, p. 27) par Jourdan en même temps qu’il cons- truit la Galerie. Cette concomitance est révélatrice de la façon dont l’exposition n’est pas seulement le miroir des lois de la nature, mais bien une mise en œuvre miniaturisée de ces lois et de la maîtrise du geste scienti- fique que cela exige (Crémière, 2004 ; Winsor, 1991). Mais l’ouverture de la Galerie se fait également dans un contexte de prégnance du modèle de l’anatomie comparée développée par Cuvier au Muséum de Paris, qui ali- mente conversations scientifiques et concurrence entre lieux de collections, notamment entre Londres et Paris (Sloan, 2019). La zoologie de la Galerie est contextuelle : elle s’expose à partir de spécimens qui font la part belle aux « bimanes » et à la phrénologie, comme en témoignent les caisses de moulages achetées auprès de Dumoutier qui renfermaient des bustes de savant, de « mathématicien » comme ceux « d’idiote de vingt ans » ou de « voleur » de boulevard parisien. Au début des années 1830, Jourdan conçoit et construit une collec- tion zoologique qui est profondément inscrite dans les contingences de dis- ponibilités de spécimens et de publications, de contraintes de transactions commerciales et des déplacements, de négociation avec la communauté sa- vante et de circulation des savoirs, y compris entre sphères savante, artis- tique et industrielle. S’il y a bien une logique d’universalité qui est le gage de la reconnaissance des pairs, c’est bien une forme d’universalité fabriquée par le geste d’inscription matérielle de la collection.

Conclusion La Galerie de zoologie de Lyon émerge en 1837 comme le signe fort de la municipalisation des collections naturalistes lyonnaises après des an-

62 L’analyse de la classification utilisée par Jourdan pourrait certainement donner lieu à un autre travail. Je fais l’hypothèse de l’influence du travail de Cuvier car c’est une figure qui fait autorité dans les années 1830, à Londres également (Sloan, 2019). Par ailleurs, les volumes du Règne animal distribué d'après son organisation pour servir à l'histoire naturelle des animaux et d'introduction à l'anatomie comparée de Cuvier, publiés à partir de 1829 font partie de l’ancien fonds de la Bibliothèque du Palais des arts de Lyon, et auraient pu servir au travail de Jourdan. 210 DÉBORAH DUBALD nées d’hésitation. Dans un geste politique, avec discours inaugural, dépla- cement de l’adjoint, annonce publique et gravure commémorative, la Gale- rie est ouverte. À l’intérieur du Palais des arts, elle doit matérialiser une lec- ture idéalisée de la science et soutenir une croyance forte dans le progrès qui doit permettre aux humains de comprendre et utiliser les lois ainsi dé- voilées de la nature. Pourtant, cette étude révèle la façon dont une approche localiste mise en œuvre par une lecture attentive d’un cas particulier, celui de Lyon, saisi dans son contexte et volontairement mis à distance des mo- dèles dominants, permet de mettre en lumière les aspérités du travail savant. Le discours d’ouverture du lieu de savoir est lui-même révélateur d’enjeux locaux. C’est bien l’attention au travail de la main, au mouvement du regard et à l’approche intellectuelle de la collection comme milieu, en d’autres termes par l’écriture d’une histoire sociale et pratique de la fabrique de la Galerie de zoologie, qui permet d’en comprendre sa contextualité et sa précarité, ses contingences et ses imperfections, en mettant en évidence la rupture entre le discours et la pratique.

Remerciements Que soient ici remercié·es chaleureusement les relecteur·ices anonymes de cet article pour leurs commentaires très profitables, mais aussi Cédric Au- dibert et Cédric Crémière pour leur aide essentielle, les éditeurs de ce numé- ro pour leur relecture et leur confiance, et enfin le Musée des Confluences de Lyon pour l’autorisation gracieuse de publier des clichés provenant de leurs collections.

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Cahiers François Viète, série III, 10, 2021, p. 217-247

Projet médical, cauchemar sanitaire : les hôpitaux militaires français comme milieux de savoir (Italie, 1796-1801)

Paul-Arthur Tortosa∗

Résumé Cet article analyse les hôpitaux militaires français comme des milieux de savoir dont l’aménagement dans des villes étrangères pose des problèmes à la fois scientifiques, sociaux et politiques. Tout d’abord, il établit que ces hôpitaux sont des institutions hybrides visant à surveiller et guérir les soldats. Ensuite, il étudie les tensions engendrées par ce double impératif, l’organisation d’un milieu à la fois thérapeutique et disciplinaire, ainsi que les contraintes imposées par le manque de temps et de moyens. Enfin, il s’intéresse à l’intégration de ces milieux thérapeutiques et disciplinaires mais aussi iatrogènes et anxio- gènes dans le milieu urbain et les réactions des populations italiennes à ces établissements.

Mots-clés : Italie, hôpitaux militaires, médecine, Révolution française, santé environne- mentale, microhistoire.

Abstract This article describes French temporary military hospitals as knowledge environments whose development in foreign cities raises scientific, social and political issues. First of all, it establishes that these hospitals are hybrid institutions, between prison and laboratory, aiming at both monitoring and curing soldiers. Second, it studies the tensions generated by this dual imperative, the organization of a therapeutic and disciplinary environment, as well as the constraints imposed by the lack of time and means. Finally, it studies that the integration of these therapeutic and disciplinary but also iatrogenic and anxiety- provoking environments in the urban environment and the reactions of Italian popula- tions to these establishments.

Keywords: Italy, military hospitals, medicine, French Revolution, environmental health, microhistory.

∗ Attaché temporaire d’enseignement et de recherche au Département d’histoire des sciences de la vie et de la santé, et membre associé du laboratoire Sociétés, Ac- teurs, Gouvernement en Europe (SAGE), Institut universitaire euro- péen/Université de Strasbourg. 218 PAUL-ARTHUR TORTOSA

N proverbe rapporté par Alexandre Dumas (1863, p. 64 cité par Candela, 2011, p. 275) affirme que « l’Italie fut et sera toujours le U tombeau des Français »1. Ce topos se retrouve chez les inspecteurs2 généraux du Service de santé des armées (SSA) qui écrivent que l’on « répète communément que les armées françaises pénètrent avec facilité en Italie, mais qu’après s’y être signalées par des exploits guerriers, elles finis- sent par devenir les victimes de la chaleur, et des autres influences perni- cieuses du climat » (Coste et al., 1796, p. 2). Cette sinistre réputation ne semble pas usurpée au regard du taux d’hospitalisation de l’armée d’Italie, dirigée par le général Bonaparte. Ce taux culmine à 60 % des effectifs to- taux lors de l’été 1796 (soit environ 18 000 malades et blessés) et se stabilise autour de 30 % en novembre (Houdard, 1939, p. 813). En quelques mois, le SSA est donc contraint de mettre en place, dans un territoire étranger et sans grandes ressources financières, un système hospitalier capable d’accueillir un nombre impressionnant de patients. En effet, les règlements du SSA insistent sur la nécessité absolue pour les soldats d’être pris en charge dans des hôpitaux militaires français pour plusieurs raisons. Premiè- rement, les médecins militaires considèrent qu’un séjour dans un établisse- ment civil nuit à la discipline (Coste, 1790, p. 5-8). Deuxièmement, la prise en charge des blessures et des maladies est présentée comme un droit fon- damental du soldat (Beauvais, 179 ?). Troisièmement, la désertion, forte- ment associée aux hôpitaux, semble plus facile à contrôler dans les établis- sements militaires que civils. Les campagnes de la décennie révolutionnaire, dans lesquelles s’inscrivent celles d’Italie, constituent donc un premier test pour le SSA fraîchement réorganisé. En effet, cette institution a connu, tout au long du XVIIIe siècle, de nombreuses réformes, et elle sort à peine d’une profonde restructuration (Brice & Bottet, 1907). La période révolutionnaire est géné- ralement décrite comme un moment d’innovation dans l’évacuation des blessés, avec le développement de « l’ambulance volante » de Larrey (Del Duca, 2014), ou encore de circulation de modèles administratifs, dans la mesure où les services de santé aux armées des États italiens du début du XIXe siècle sont très largement inspirés du système français (Messina, 1991 ; Carnevale, 2012). La circulation des modèles est indissociable de celle des hommes, de nombreux échanges ayant lieu entre praticiens français et ita- liens. L’acculturation de certains médecins militaires français aux théories de

1 « L’Italie fu e sarà sempre il sepolcro dei Francesi ». 2 Dans cet article, les termes masculins ne renvoient pas à des universaux mais à des groupes sociaux exclusivement composés d’hommes. PROJET MÉDICAL, CAUCHEMAR SANITAIRE... 219

John Brown est par exemple bien documentée, tandis que des médecins de la péninsule suivent les armées françaises, notamment en Égypte ou à Saint- Domingue (Chappey, 2009 ; Graf & Zaugg, 2016 ; Nobi, 2016)3. Cepen- dant, cet article s’intéresse non pas à la circulation des savoirs et des savants, mais à celles des lieux et des masses. En effet, les hôpitaux militaires dont il est ici question sont des structures temporaires en mouvement, sans cesse installées dans de nouveaux espaces, en fonction du déplacement des ar- mées. Leur établissement entraîne par ailleurs la mise en contact des masses militaires malades et des populations locales, ce qui a des conséquences bio- logiques et sociales majeures. Il s’agit ainsi d’interroger la prise en charge de la santé des populations militaires dans ses interactions avec celle des civils (Rasmussen, 2019). Objet de fantasmes et d’interrogations, symbole de la médecine mo- derne, l’hôpital a donné lieu à d’innombrables études empiriques et ré- flexions théoriques (Van der Geest & Finkler, 2004 ; Long et al., 2008 ; Street & Coleman, 2012 ; Fortin & Knotova, 2013 ; Bonah & Filliquet, 2016 ; Kehr & Chabrol, 2018). L’histoire de sa « crise » et sa « médicalisation » aux XVIIIe et XIXe siècles est également très bien connue (Bloch, 1908 ; Léonard, 1981 ; Goubert, 1982 ; Imbert, 1982 ; Faure, 1990 ; Berlivet, 2010 ; Chauveau, 2011 ; Ermakoff, 2014). Les hôpitaux militaires, bien que longtemps moins étudiés que leurs homologues civils, ont récem- ment bénéficié d’un regain d’intérêt. Ils ont été envisagés sous deux angles principaux : comme des lieux de production savante ou comme milieux so- ciaux et professionnels. Ils ont notamment été décrits comme des labora- toires où les médecins pouvaient réaliser expériences et études statistiques sur de larges populations, et dont les archives peuvent appuyer l’épidémiologie historique (Keel, 2001 ; Coste, 2010 ; Chanet, Fredj, Ras- mussen, 2016 ; Rasmussen, 2016 ; Charters, 2015 ; Coste & Belmas, 2018). Néanmoins, bien qu’ils soient les lieux d’une surveillance continue et les creusets d’une médecine de masse, cela ne signifie pas que la parole des pa- tient·es y soit totalement négligée, comme l’a montré Claire Fredj (2006). L’historiographie de la médecine militaire rejoint ici celle de la médecine civile, l’analyse des règlements hospitaliers, tout comme l’étude des plaintes

3 Le médecin écossais John Brown (1735-1788) dénonce la complexité de la méde- cine de son époque, qu’il juge artificielle. Il propose un modèle simple, dans lequel la propriété fondamentale de la vie est l’excitabilité (incitabilitas). Dans cette pers- pective, les organismes subissent en permanence des stimuli produits par l’environnement dans lequel ils vivent, et les maladies de sthéniques ou asthéniques selon qu’elles s’expliquent respectivement par un excès ou un manque de stimula- tion (Risse, 1971). 220 PAUL-ARTHUR TORTOSA des usagers et usagères ayant permis de relativiser la sombre description foucaldienne de l’hôpital comme lieu disciplinaire. Elle propose ainsi un récit plus nuancé, insistant sur la progressive constitution de garanties des droits des patient·es (Barillé, 2010 ; Devoti, 2010 ; Nonnis-Vigilante, 2010). Cet article appréhende les hôpitaux militaires temporaires comme « milieux de savoir », en s’inspirant des travaux de Science and Technology Studies étudiant les « laboratoires de terrain » (field laboratories) c’est-à-dire des lieux intermédiaires « entre l’espace standardisé et purifié du laboratoire et les espaces variés et particuliers du terrain », ou encore comme des « lieux de savoir », entendus comme des théâtres situés de la pratique médicale (Ja- cob, 2007, 2011, 2014 ; Heggie, 2016, p. 810)4. Le glissement lexical du « lieu » vers le « milieu » de savoir, s’inscrit dans une volonté de remplacer la conception géographique du lieu comme espace au profit d’une vision éco- logique du lieu comme milieu. Premièrement, ce glissement fait écho aux représentations des praticiens de l’époque. Ces derniers sont en effet pour la plupart convaincus de l’influence du climat sur la santé. De nombreuses pathologies sont expliquées par des dérèglements internes provoqués par des déséquilibres externes tels que des variations excessives de chaleur, d’humidité ou encore par l’action des vents. De même, la corruption de l’air, par les exhalaisons des eaux stagnantes ou le souffle des malades, est également perçue comme pathogène. Ainsi, contraints d’agir dans l’urgence et avec des moyens limités, les médecins militaires ne cherchent pas à cons- truire des édifices parfaitement protégés du monde extérieur. Ils tentent plutôt d’aménager, selon des principes savants, un milieu intermédiaire aussi protecteur que possible entre l’homme malade et l’environnement patho- gène, pensé comme un « second placenta » protégeant les soldats malades ou blessés de l’influence délétère de l’environnement (Perrot, 1975, p. 886). Deuxièmement, il s’agit de faire un pas de côté vis-à-vis des travaux qui ont longtemps étudié la manière dont des « lieux sans emplacement » (placeless places) permettaient la stabilisation et la circulation d’énoncés produits comme « vrais » (Latour & Woolgar, 1986 ; Schaffer, 1997 Livingstone, 2003 ; Raj, 2007 ; Seth, 2009). En effet, si l’on se place du point de vue de ces lieux particuliers et non de la science en général, d’autres questions émergent : « avant de pouvoir s’intéresser à la manière dont les particularités de tels lieux contribuent ou nuisent à la crédibilité du savoir qui y est pro- duit il faut d’abord comprendre comment ces lieux ont été rendus propres à

4 « A “halfway house” between the generic, purified space of the laboratory and the varied and particular spaces of the field » (Wenzel Geissler & Kelly, 2016, p. 799). PROJET MÉDICAL, CAUCHEMAR SANITAIRE... 221 la pratique scientifique » (Street, 2016, p. 955-956)5. La référence à un « milieu » organique et agissant vise donc à insister sur les contraintes de la pratique même de la science plutôt que sur les difficultés à produire quelque part des énoncés valables partout. Cependant, il serait réducteur de se con- tenter de mesurer le décalage entre les grands projets scientifiques théo- riques et leur mise en pratique nécessairement incomplète. Ainsi, constater l’inachèvement de l’entreprise d’aménagement du milieu hospitalier ne doit pas se dispenser de l’étude de la manière dont les acteurs eux-mêmes pen- sent les limites de leur action. En effet, les discours sur les difficultés maté- rielles, les lourdeurs administratives et les échecs répétés constituent de véri- tables lieux communs de la littérature médicale militaire jusqu’à la période contemporaine (Lachenal, 2017, p. 144). La présente étude repose sur plusieurs ensembles documentaires vi- sant à montrer l’imbrication des enjeux et la pluralité des perspectives, entre Français et Italiens, civils et militaires, administrateurs et médecins, experts et profanes. Pour le point de vue français, elle mobilise principalement les archives du SSA, qui contiennent à la fois les textes et règlements officiels censés cadrer la pratique de terrain et des produits de l’activité quotidienne : courriers des médecins, rapports d’inspection, et « mouvement » des hôpi- taux6. Pour la perspective italienne, elle s’appuie principalement sur les fonds des magistratures de santé de Gênes et Milan, qui rassemblent des documents variés, relevant tant des domaines médicaux que politiques : rapports médicaux, pétitions, procès-verbaux d’assemblées municipales, etc. Cet article établit tout d’abord que les hôpitaux militaires sont des milieux de savoirs médicaux et administratifs, mais qu’ils ne sont pas des « espaces scientifiques unifiés » (Street, 2016), dans la mesure où ils possè- dent également une fonction disciplinaire et stratégique. Ensuite, il étudie la manière dont les médecins militaires ont pensé et réalisé l’aménagement des hôpitaux de campagne, et s’intéresse aux discours sur les difficultés à les constituer comme milieux thérapeutiques. Enfin, il souligne l’ambivalence des hôpitaux militaires, à la fois milieux thérapeutiques, iatrogènes et anxio- gènes.

5 « Before they can worry about the ways in which the specificity of such places contributes to or detracts from the credibility of knowledge they produce, they have to worry about how to make that place accommodate science. » Toutes les traductions sont de l’auteur. 6 Ces documents consistent généralement en des tableaux résumant le nombre de personnes entrées, sorties et demeurant dans l’hôpital, répartis par type de maladie. Ces rapports sont souvent agrémentés d’un commentaire du médecin chef indi- quant l’état général de l’hôpital, les principales maladies qui y règnent, ainsi que les conditions climatiques. 222 PAUL-ARTHUR TORTOSA

Penser et aménager un milieu thérapeutique à la fin du XVIIIe siècle • Deux enjeux complémentaires mais parfois contradictoires : surveiller et guérir En 1796, le SSA est dirigé par six inspecteurs généraux — deux mé- decins, deux chirurgiens et deux pharmaciens — et son fonctionnement est réglé par la loi du 3 ventôse an II (22 février 1794) et le règlement du 30 floréal an IV (19 mai 1796) (Cabanes, 1918, p. 334-360 ; Guillermand & Fabre, 1982)7. Ces textes indiquent que les soldats malades ou blessés doi- vent être soignés prioritairement dans des hôpitaux militaires dédiés, et n’être transférés dans des établissements civils qu’en cas de nécessité abso- lue. Pourtant, un règlement royal sur les services de santé élaboré par Jean Colombier en 1788, devait entraîner la suppression d’un grand nombre d’hôpitaux militaires sédentaires et une plus grande délégation des soins aux chirurgiens dans des hôpitaux régimentaires mobiles (Gallot-Lavallée, 1913 ; Labrude, 2009). Ce texte a cependant été immédiatement critiqué par Jean- François Coste (1790), dans un pamphlet qui rappelle que préserver la santé des militaires a un coût, et que vouloir trop réduire ce dernier ne peut con- duire qu’à la catastrophe. Le débat entre Coste et Colombier est bien plus qu’une querelle personnelle, et témoigne de la tension entre médecins et chirurgiens, ainsi que des hésitations au plus haut niveau de l’État sur le rôle que l’hôpital doit jouer dans la structure de soin8. C’est finalement la posi- tion de Coste qui triomphe sur celle de Colombier, faisant de l’hôpital la clé de voûte du système sanitaire et le lieu privilégié du soin dans le monde mi- litaire. Cette victoire, couplée à l’entrée en guerre de la France dans un con- flit de masse, entraîne des réformes visant à renforcer et réorganiser les ser- vices de santé des armées (Zaugg, 2016). Le SSA n’est donc pas une institution dont l’élargissement des prérogatives suivrait une trajectoire li- néaire, caractérisée par une « médicalisation » univoque de la santé militaire. Il est plutôt un service fréquemment remanié, dont l’efficacité et l’organisation souffrent de nombreuses hésitations et changements de cap. Les hôpitaux militaires ont une fonction stratégique simple : maximi- ser le nombre de soldats aptes à combattre en minimisant les dépenses. En effet, comme l’observe non sans amertume un médecin militaire, la doc-

7 Loi relative au Service de santé des armées et des hôpitaux militaires ; suivie du Règlement concernant les hôpitaux militaires de la République française et de l’Instruction sur les moyens d’entretenir la salubrité, et de purifier l’air des salles, dans les hôpitaux militaires de la Répu- blique, Paris, Journal Militaire, An II (1794), p. 1-44. 8 Un questionnement similaire traverse le monde civil et anime les débats des pre- mières années de la Révolution française (Foucault, 1963 ; Léonard, 1981). PROJET MÉDICAL, CAUCHEMAR SANITAIRE... 223 trine du SSA pouvait être résumée en « nulle nécessité de faire des dépenses pour conserver des soldats qui ne [coûtent] rien » (Gama, 1841, p. 546, cité par Hudon, 1994, p. 4). Ensuite, les autorités militaires sont bien cons- cientes du fait que les hôpitaux militaires constituent l’un des lieux privilé- giés de la désertion. Ainsi, investi d’une fonction thérapeutique, l’hôpital est également un milieu administratif de contrôle de la population militaire. Cette surveillance, prévue par les règlements, repose sur l’action d’une série d’acteurs ainsi que sur de nombreuses « technologies de papier » (Denis & Lacour, 2016). En théorie, aucun soldat ne peut être admis à l’hôpital sans un billet contenant son nom, prénom, grade et lieu de naissance9 ; ce billet est vérifié dès son arrivée par un officier de santé10 qui le timbre de la men- tion « fiévreux », « blessé », « vénérien » ou « galeux »11. Pour sortir, le soldat doit à nouveau présenter son billet, signé d’un officier de santé12. Par ail- leurs, la surveillance des patients, prévue par la législation, est le fait des of- ficiers de santé, mais aussi de gardes armés recrutés parmi les soldats de l’armée ainsi qu’un portier chargé de contrôler les personnes et biens en- trants et sortants de l’hôpital13. La conciliation des enjeux thérapeutiques et disciplinaires ne va cependant pas de soi, dans la mesure où les théories médicales de l’époque insistent sur la nécessité de multiplier les ouvertures afin de favoriser la circulation de l’air, considérée comme la principale con- dition de la salubrité d’un lieu par la médecine du XVIIIe siècle.

9 Loi relative au service de santé des armées..., op. cit., Titre V « De la réception des ma- lades et blessés et de leur sortie », article 1. 10 Le titre d’officier de santé peut renvoyer à deux groupes sociaux selon le con- texte. Dans cet article, nous employons ce terme dans son sens militaire. En effet, dans les armées révolutionnaires, tous les médecins, chirurgiens et pharmaciens militaires sont appelés ainsi, le titre visant à établir une correspondance entre leur statut et celui des officiers militaires. Ces « officiers de santé » militaires ne doivent pas être confondus avec les « officiers de santé » civils, qui, au XIXe siècle, sont des médecins ayant suivi une formation plus courte et moins difficile que les « véritables » médecins. Venant généralement de milieux sociaux plus modestes, ils assurent un semblant de couverture médicale dans les zones rurales globalement délaissées par l’élite des médecins (Faure, 2020). 11 Loi relative au service de santé des armées..., op. cit., Titre V, article 10. 12 Ibid., article 18. La falsification des billets d’hôpitaux est sévèrement punie, comme en atteste l’avis public rédigé lors du procès du 18 floréal an V (7 mai 1797). Antoine Médaille, chasseur à cheval de la 43e brigade, convaincu d’avoir été l’investigateur de la désertion de ses camarades, est condamné à cinq ans de fers, et ses trois acolytes, porteurs de faux billets d’hôpitaux sont quant à eux condamnés à trois ans du même traitement. SHD, J2, 364, Dossier 1757. 13 Loi relative au service de santé..., op. cit., Titre III, Articles 1-11. 224 PAUL-ARTHUR TORTOSA

• Environnement pathogène et milieu thérapeutique La médecine, en 1796, rassemble un large éventail de savoirs et de pratiques qui ne sont pas unifiées par un paradigme unique. Cependant, les principaux médecins militaires s’accordent sur l’influence du climat. La san- té des soldats est toujours pensée à travers leur inscription dans un milieu, à la fois physique et social, saisie à travers le prisme de la « sensibilité » des individus à leur entourage (Barret, 2000, p. 87-150 ; Jankovic, 2010 ; Lloyd, 2013 ; Sellers, 2018 ; Taylan, 2018, p. 65). Cette perspective remonte au moins à Hippocrate, mais certains travaux invitent à ne pas saisir la perma- nence de l’invocation du climat des théories hippocratiques au siècle des Lumières comme une vraie continuité épistémologique, bien que les prati- ciens modernes se réfèrent fréquemment au père de la médecine et à Airs, Eaux, Lieux (Hippocrate). Tout d’abord, cette confusion est parfois entre- tenue par les médecins du siècle des Lumières eux-mêmes. La référence au « père de la médecine » fait alors davantage figure d’argument rhétorique que de source théorique, Mirko Grmek (1997, p. 169) dénonçant le « prétendu “retour à Hippocrate” » comme « un habile cri de guerre, une illusion savamment entretenue par Sydenham et ses partisans »14. Ensuite, Ferhat Taylan (2018, p. 46-47) soutient que « l’insistance de Newton sur le milieu physique et l’analyse chimique de l’air commencée par Lavoisier transforment radicalement ce que les hommes pouvaient entendre par cli- mat » et que « dans ce contexte, la référence à Hippocrate sert plutôt à ap- porter une caution théorique à de telles recherches ». Une des différences majeures entre les théories antique et moderne serait que la première consi- dère le climat comme une position géographique tandis que la seconde le pense comme « un ensemble de processus dynamiques qui concourent à produire le caractère d’un lieu » (Fressoz & Locher, 2010, p. 3). Cette remise en question de l’immobilité du climat antique est liée à la conception re- nouvelée de l’air et de sa modificabilité physico-chimique (Taylan, 2018, p. 58). Le « climat » n’est donc pas un ensemble de caractères fixes et dé- terminés par la position géographique d’un lieu, mais bien un milieu tou- jours changeant sur lequel il est possible d'agir.

14 Thomas Sydenham (1624-1689) est l’un des médecins britanniques les plus célèbres de l’époque moderne, notamment connu pour son développement d’une nosologie inspirée par l’histoire naturelle, l’importance qu’il accordait à l’observation clinique et ses travaux sur les fièvres (Sydenham, 1676 ; Garrido, 2019). PROJET MÉDICAL, CAUCHEMAR SANITAIRE... 225

Une des modalités d’appréhension des relations entre le climat et les êtres humains est, au XVIIIe siècle, la topographie médicale. Cette dernière consiste en une description précise des propriétés physiques d’un territoire (hydrologie, relief, climat, etc.) servant de base à l’analyse des caractéris- tiques sanitaires et sociales, voire psychologiques, de la population qui y ré- side (Peter, 1967 ; Moussy, 2004 ; Edrom, 2018). Ce genre, souvent décrit comme popularisé en France par Vicq d’Azyr à la Société royale de méde- cine, joue également un rôle clé dans le développement de la médecine mili- taire au XVIIIe siècle. En effet, avant même que la Société royale de méde- cine ne promeuve ce type d’étude, le premier périodique officiel du SSA rassemble, sur le conseil de son éditeur, un grand nombre de topographies médicales, notamment des lieux où se trouvent des garnisons (Hautesierck, 1766, 1772). De même, le projet d’une « géographie médicale de la France » est largement débattu dans les milieux militaires (Barret, 2000). Néanmoins, les cadres du SSA ne livrent pas trop de considérations sur le peuple italien, et se concentrent principalement sur l’influence du climat péninsulaire sur les armées françaises. Ce dernier n’est pas jugé me- naçant dans son ensemble : la plupart des régions « d’Italie septentrionale » sont même réputées saines. Les inspecteurs écrivent par exemple que « le Milanez [...] est un pays généralement sain » ou encore que « le pays de Mo- dène est [un] des plus favorables à la santé » tandis que la qualité de l’air de Parme ou Plaisance est louée (Coste et al., 1796, p. 8-10). En revanche, le jugement porté sur la situation du Piémont est déjà plus ambigu : globale- ment saine, la région est caractérisée par de fortes variations de tempéra- tures et des vents pouvant entraîner des « maladies catarrhales » et autres « fièvres opiniâtres » (Coste et al., 1796, p. 6-7). Enfin, la principale source d’inquiétude des médecins militaires est : « la ville de Mantoue, située sur le milieu d’un lac formé par le Mincio. Ses environs sont malsains, à cause des voisinages des marais ; et cette position peut devenir très funeste à la fin de l’été, si des circonstances militaires forçaient à ralentir encore davantage le cours du Mincio pour étendre l’inondation » (Coste et al., 1796, p. 8-9). De manière générale, les principales maladies redoutées (dysenterie et fièvres intermittentes) sont attribuées à deux causes climatiques majeures qui sont des classiques de la littérature médicale de l’époque : « l’excessive chaleur » et « les émanations des eaux stagnantes » (Coste et al., 1796, p. 41-42 ; Wear, 2008 ; Jones, 2016). De même, les inspecteurs généraux du SSA n’affichent pas une in- quiétude excessive à l’égard du climat italien pris dans sa globalité. Les deux principaux arguments avancés sont que « nos armées, et notamment celle d’Italie, ont acquis depuis six ans de guerre une force de vétérance et 226 PAUL-ARTHUR TORTOSA d’habitude qui les rend bien moins susceptibles des influences externes » et que « l’armée d’Italie est déjà acclimatée à une température à peu près la même que celle de la partie supérieure de l’Italie » (Coste et al., 1796, p. 3). Ce discours fait écho à deux thèmes clés de la littérature médicale du XVIIIe siècle : l’endurcissement et l’acclimatation. Le premier est lié à l’attention grandissante portée à la fibre qui devient « l’unité anatomique minimale, le premier fragment dont se composent les parties du corps » (Vigarello, 1993, p. 150 ; Cheung, 2010 ; Ishizuka, 2012, p. 567). Dans la perspective iatromécaniste, le corps humain serait composé de faisceaux de fibres, et la plupart des maladies proviendraient de la dégradation de ces dernières, trop tendues ou trop relâchées (Mandressi, 2003, p. 111). À l’inverse, le durcissement des fibres provoqué par l’effort ou la contrainte répétée permet un renforcement « absolu » de l’organisme considéré comme plus à même d’affronter des environnements difficiles. La notion d’acclimatation, initialement développée dans le domaine botanique, est quant à elle liée à l’expansion coloniale européenne et à la réflexion sur l’adaptation des hommes et des femmes à des milieux tranchant avec le cli- mat de leur pays d’origine (Spary, 2000 ; Chakrabarti, 2013 ; Doron, 2016 ; Linte, 2019). Dans cette perspective, plus un individu est exposé à un climat proche de celui de sa destination, plus son adaptation est censée être facile. Or, l’essentiel des troupes de l’armée d’Italie provient du sud de la France dont le climat, selon les représentations de l’époque, diffère peu de celui du nord de l’Italie (Candela, 2011). Ainsi, pour les inspecteurs généraux, la ga- rantie universelle de l’endurcissement se double de la protection circonstan- ciée de l’acclimatation aux climats méditerranéens. Au-delà de ces considé- rations médicales, il est néanmoins possible d’appréhender la confiance affichée par Coste et ses collègues au prisme du pragmatisme. Conscients du fait qu’ils ne pourront pas aménager le pays, ils concentrent leurs efforts sur le seul milieu sur lequel ils peuvent avoir une emprise : les hôpitaux. En effet, si les inspecteurs généraux affichent leur confiance relativement au climat italien, ils ne ménagent pas leurs efforts dans l’organisation des hôpi- taux militaires qui est pensée comme une tâche « environnementale ». Il ne s’agit pas simplement d’établir des bâtiments rassemblant des malades et des officiers de santé, il faut aménager des lieux pour qu’ils deviennent des milieux thérapeutiques, c’est-à-dire des espaces dont la nature même est de nature à favoriser la guérison. En effet, si les soldats sont censés résister au climat italien par les vertus de l’acclimatation et de l’endurcissement, ils peuvent malgré tout céder à son influence néfaste. Ils doivent alors trouver dans le milieu hospitalier un environnement favorable à la guérison et les protégeant des possibles influences délétères du climat. Les hôpitaux peu- vent donc être saisis comme des lieux « fabriqués » dont l’espace a un carac- PROJET MÉDICAL, CAUCHEMAR SANITAIRE... 227 tère thérapeutique (Foucault et al., 1976 ; Duhau & Lestienne, 2017 ; Her- rick, 2017). De manière pratique, l’essentiel de l’attention médicale se porte sur la circulation de l’air, « principale préoccupation » des médecins dans la se- conde moitié XVIIIe siècle. Tissot considère par exemple que le fait de ne pas ouvrir quotidiennement ses fenêtres est une des principales causes de mortalité tandis que Hales met au point de grands ventilateurs destinés aux espaces confinés comme les hospices, les prisons et les navires (Tissot, 1763 ; Vigarello, 1993, p. 186)15. La qualité de l’air des hôpitaux est égale- ment un enjeu défini comme stratégique par le ministre de la Guerre lui- même : dès le début du conflit, ce dernier charge les inspecteurs généraux du SSA de rédiger « une instruction simple sur les moyens mécaniques et chi- miques de prévenir l’infection de l’air dans les hôpitaux, et de les purifier, soit du méphi- tisme, soit des miasmes putrides »16. Autre preuve de l’importance que le ministre accorde à cette question, la réponse du Conseil de santé est publiée dans le Journal Militaire conjointement au nouveau règlement hospitalier17. Ce texte permet de saisir l’importance de la « révolution chimique », préconisant l’adoption de la technique de fumigation à l’acide muriatique développée par Guyton de Morveau en 1773 devant la cathédrale de Dijon (Guyton de Morveau, 1773 ; Le Roux, 2016). L’Instruction témoigne également des diffi- cultés provoquées par le manque de temps et de moyens dans l’établissement des hôpitaux. En effet, le Conseil de santé reconnaît qu’il « ne s’agit pas de bâtir des hôpitaux sur les meilleurs principes, on n’en a pas le temps, mais d’y approprier les maisons nationales destinées momentané- ment à cet usage », mais décrit le protocole à suivre pour purifier une salle comprenant entre quarante et cinquante malades. Pourtant, les salles des hôpitaux accueillent deux à trois fois plus de personnes18. De plus, le modus operandi proposé implique l’évacuation totale de la pièce purifiée, ce qui

15 La nouveauté de cette préoccupation est cependant à relativiser dans la mesure où elle se retrouve par exemple chez de nombreux médecins maritimes du XVIIe siècle (Linte, 2019, p. 212). 16 BNF, 8 – TC45-2, « Instruction sur les moyens d’entretenir la salubrité et de purifier l’air des salles dans les hôpitaux militaires de la République, Rédigé par le Conseil de santé du Département de la Guerre », Paris, Imprimerie Guillaume, 7 ventôse an II (25 février 1794). Souligné dans le texte. 17 Loi relative au Service de santé des armées..., op. cit., p. 45-60. 18 BNF, 8 – TC45-2, « Instruction sur les moyens d’entretenir la salubrité... », op. cit., p. 12-20. Sur le nombre de malades dans les hôpitaux de campagne, SSA, Car- ton 33-1, Dossiers 2, 3 et 4 par exemple portant respectivement sur les hôpitaux de Plaisance, Crémone et Codogne. 228 PAUL-ARTHUR TORTOSA supposerait un déplacement temporaire des malades, le plus souvent impos- sible par manque de place. Par ailleurs, outre les tensions inhérentes à la pluralité des fonctions hospitalières, les médecins militaires sont confrontés à une série de problèmes liés à l’urgence dans laquelle les établissements sont aménagés ainsi qu’au manque de moyens mis à disposition des offi- ciers de santé.

• Le difficile aménagement du milieu hospitalier Rares sont les sources qui nous renseignent sur le fonctionnement quotidien des hôpitaux de campagne et qui permettent ainsi d’étudier les pratiques concrètes d’aménagement du milieu hospitalier. Peu de médecins ont écrit leurs mémoires, et ceux qui l’ont fait n’abordent pas ce sujet (Lar- rey, 1812, vol. 1, p. 121-160). Il apparaît cependant que la situation sanitaire de l’armée d’Italie se dégrade drastiquement lors du siège de Mantoue (27 août 1796 - 2 février 1797). En effet, le risque sanitaire de la région est décuplé par les manœuvres militaires. Lors de leur retraite, les troupes autri- chiennes ont ralenti le cours du Mincio de sorte à agrandir les lacs entou- rant la ville. Ensuite, en dépit des avertissements des médecins militaires, Bonaparte fait rompre les digues du Pô afin d’inonder la ville, ce qui consti- tue des marais de plusieurs kilomètres de long, terrain propice à la proliféra- tion des moustiques (Houdard, 1930, p. 108)19. Ces derniers propagent les « fièvres intermittentes » (paludisme) et remplissent les hôpitaux militaires de milliers de fiévreux. Dans ce contexte, une inspection de ses derniers est menée par le médecin militaire Pierre Groffier. Cette pratique est prévue dès le règlement de l’an II « dans tous les cas d’épidémie et toutes les fois que le Conseil exé- cutif jugera convenable au bien du service »20. Elle consiste en une visite précise des hôpitaux (détaillée dans un procès-verbal) et en une collecte de documents variés qui y sont produits (inventaires, tableaux indiquant le nombre de malades, états du personnel). De prime abord, ces procès- verbaux ne semblent donner que peu d’éléments sur le propos qui nous intéresse ici, dans la mesure où ils ne donnent pas le détail de l’aménagement matériel des hôpitaux. La plupart des textes rédigés par l’inspecteur font en effet la liste des manquements observés aux règlements et les remontrances faites à ses subordonnés. Il nous semble cependant ici fécond de suivre la proposition méthodologique d’Ann Laura Stoler (2008),

19 SHD, B3.22, 7 mai 1796, « Quelques réflexions sur les effets des fièvres sur l’armée en Italie » ; CN, 940, Au chef de brigade Chasseloup-Laubat, 7 vendémiaire an V (28 septembre 1796), Quartier Général, Milan, p. 598. 20 Loi relative au service de santé des armées..., op. cit., Titre XVIII, article 11. PROJET MÉDICAL, CAUCHEMAR SANITAIRE... 229 qui invite à ne pas tenter de lire entre les lignes (« against the grain ») pour ten- ter de trouver les informations qu’elles ne donnent pas mais dont l’historien·ne pense avoir besoin, mais plutôt de lire les documents selon leur propre logique (« along the grain »), d’interroger leur fonction et leurs effets propres. Une telle approche permet d’éviter deux travers symétriques. Le premier serait de croire a priori à la performativité des lois et des règle- ments ; le second serait d’être obnubilé par la problématique de la confor- mité du légal et du réel, comme l’est la vieille historiographie de la police, et de tenter d’évaluer l’écart qui existe entre l’ambition savante de constituer un milieu thérapeutique et sa mise en application concrète (Milliot, 2007). Une entreprise de comparaison des grands projets et des réalités du terrain n’a pas grand intérêt dans la mesure où l’on en connaît d’avance le résultat. Même les inspecteurs généraux à Paris savent pertinemment que les règle- ments qu’ils produisent sont peu ou pas respectés en pratique21. En re- vanche, réfléchir à la logique interne de l’inspection permet d’en saisir les enjeux. L’inspection est une pratique professionnelle ; à ce titre, elle vise moins à faire respecter l’ensemble du règlement à la lettre qu’à évaluer les employés et insister auprès de ces derniers sur les points clés du règlement. En ce sens, les rapports d’inspection sont précieux, car ils mettent en scène une « mise en relief » de la législation, c’est-à-dire qu’ils révèlent la hiérarchie implicite des différents articles. En effet, toutes les infractions ne sont pas commentées de la même façon par l’inspecteur : certaines sont relevées sans être commentées, d’autres sont vraisemblablement minimisées tandis que quelques-unes sont systématiquement dénoncées et donnent invaria- blement lieu à de longues et sévères remontrances de l’inspecteur vis-à-vis de ses subalternes. Tout d’abord, il faut noter que les questions discipli- naires occupent davantage l’inspecteur que les questions médicales. Par exemple, visitant l’hôpital numéro 1 de Plaisance, Pierre Groffier insiste longuement sur le fait qu’il « importe […] d’établir une garde à l’entrée de l’hôpital à l’effet d’y maintenir la police »22. L’insistance sur les aspects dis- ciplinaires semble pragmatique, dans la mesure où il est plus facile de recru- ter un garde que de rendre salubre un monastère accueillant six cents ma- lades. Elle est aussi révélatrice des limites du contrôle des soldats hospitalisés. En effet, si la multiplication des règlements et des rapports té-

21 SSA, Carton 9, Dossier 2, « Rapport au ministre de la Guerre sur l’utilité d’une inspection prochaine et générale du service de santé aux armées », 18 ventôse an 4 (8 mars 1796). 22 SSA, Carton 33-1, Dossier 2, « Rapport d’inspection mené par Pierre Groffier sur l’hôpital militaire de Plaisance n° 1 et 2 (1796) ». 230 PAUL-ARTHUR TORTOSA moigne de l’intérêt porté à une question, elle peut également être interpré- tée comme un aveu d’impuissance à la policer efficacement (Napoli, 2003). Par ailleurs, si les questions disciplinaires sont au cœur de l’action de l’inspecteur, ce dernier n’est pourtant pas silencieux sur les aspects sani- taires. Trois éléments font notamment l’objet de mentions répétées : les lampes, les fenêtres et les latrines. Les premières sont explicitement men- tionnées par l’arrêté du 2 nivôse an II : leurs vapeurs, jugées malsaines, doi- vent être dirigées vers l’extérieur. Cette nécessité est sans cesse réaffirmée, mais présentée comme une évidence connue de tous. Par exemple, Groffier écrit dans le procès-verbal de l’inspection des hôpitaux de Crémone qu’il est nécessaire « d’entretenir les lampes et d’en diriger les vapeurs dehors par les moyens connus »23. De même, les commentaires relatifs aux ouvertures permettant l’aération sont relativement uniformes : ils déplorent leur trop petite taille pour que l’air circule bien, sans vraiment proposer de solution pour remédier à ce problème. En revanche, l’inspection des latrines offre un panorama plus diversifié. Si la plupart sont jugées « bien tenues », celles de l’hôpital militaire de Codogne entraînent un amer commentaire de Pierre Groffier : il « règne dans toute l’étendue de cet escalier une latrine à travers le mur de laquelle suintent les matières fécales qui infectent l’escalier mais encore les salles auxquelles elles aboutissent. Cette latrine doit être suppri- mée desuite, c’est la raison qui a déterminé la construction d’une nouvelle latrine qui n’est pas encore prête »24. L’organisation d’un système efficace du traitement des excréments est un enjeu capital, déjà souligné dans l’Instruction qui alerte sur le manque perpétuel d’eau de chasse et remarque que « la position des latrines est dans la plupart des hôpitaux, l’une des causes directes de l’odeur désagréable dont les organes sont frappés en y entrant »25. L’évacuation des excréments est d’autant plus difficile que les établissements religieux ne sont pas du tout adaptés à recevoir des centaines de malades dont beaucoup souffrent de terribles diarrhées, la dysenterie étant l’une des principales maladies du soldat (Guillermard & Fabre, 1984). Il apparaît donc que le principal défi réside dans la nature même des lieux choisis pour être transformés en milieux thérapeutiques. Le plus souvent, les hôpitaux militaires sont établis en urgence dans des monastères qui sont

23 SSA, Carton 33-1, Dossier 3, « Rapport d’inspection mené par Pierre Groffier, inspecteur général du Service de santé des armées sur l’hôpital militaire de Cré- mone (1796-1797) ». 24 Ibid., Dossier 4, « Rapport d’inspection mené par Pierre Groffier, inspecteur gé- néral du Service de santé des armées sur l’hôpital militaire de Codogne (1796) ». 25 BNF, 8 – TC45-2, « Instruction sur les moyens d’entretenir la salubrité... », op. cit., p. 6. PROJET MÉDICAL, CAUCHEMAR SANITAIRE... 231

« appropriés » selon l’expression de l’époque, dans un double sens de réqui- sitionné et rendu (supposément) propres à leur nouvelle fonction. Or, les établissements religieux sont généralement sombres et mal aérés : tout l’inverse de ce que doivent être les hôpitaux. Ils sont également inadaptés à l’évacuation d’importantes quantités de fluides corporels divers, produits par des centaines d’hommes malades. Ainsi, l’ambition médicale de l’aménagement de milieux thérapeutiques se heurte à une série de difficultés matérielles qui transforment le projet médical en cauchemar.

Milieu iatrogène, milieu anxiogène • Les hôpitaux dans le milieu urbain Si l’aménagement des hôpitaux militaires devait prendre en compte les particularités des lieux réquisitionnés, il ne faut pas oublier le milieu ur- bain plus large dans lequel ils sont établis, tant dans sa dimension matérielle que sociale. Cette inscription dans un milieu préexistant conduit à une forme de cohabitation entre les structures temporaires et les populations locales (Wenzel Geissler & Kelly, 2016, p. 800-801). De manière générale, les autorités militaires françaises ont choisi d’user de la force plutôt que du dialogue pour obtenir les bâtiments et les biens dont ils avaient besoin. L’usage de la contrainte renforce par ailleurs une hostilité préexistante en- vers les hôpitaux militaires. En effet, milieu social et matériel organisé selon des principes savants, infrastructure massive dont l’organisation spatiale même est censée avoir une valeur thérapeutique, l’hôpital est aussi para- doxalement un lieu iatrogène (Kehr & Chabrol, 2018, p. 7). Ce phénomène se décline à deux niveaux : à l’échelle de l’hôpital même, tout d’abord, où les patient·es souffrant de maux contagieux sont entassés dans des espaces étroits et fermés et se contaminent les uns les autres ; à l’échelle des villes ensuite, car les hôpitaux militaires attirent d’importants flux de personnes malades. Cette vision de l’hôpital comme lieu d’infection témoigne égale- ment de l’ambivalence d’un milieu supposément thérapeutique : l’hôpital moderne est perçu comme un véritable générateur de miasmes et figure, avec les prisons, parmi les usual suspects lors de la moindre épidémie. Comme l’écrit par exemple un médecin français : « un hôpital concentré dans une ville sera toujours funeste à la santé de ses habitant·es, parce que les miasmes putrides qui en exhalent sans cesse corrompent l’air intérieur de la cité, & peuvent quelque fois même y causer des épidémies. » (Le Cointe, 1790, p. 429-430). En effet, les théories environnementalistes n’excluent pas la crainte d’une contagion des maladies. Avant le développement de la théorie des 232 PAUL-ARTHUR TORTOSA germes, les étiologies contagionniste et environnementale ne s’opposent pas, et sont même le plus souvent pensées comme complémentaires. Dans la médecine savante grecque, « la notion de souillure de l’air inspiré (le miasme) fut substituée à celle d’une substance transmise d’homme à homme (le contage) » (Grmek, 1997, p. 160 ; Parker, 1983). Cependant, de nombreux travaux renouvellent la compréhension des phénomènes de con- tagion à l’époque moderne. Tout d’abord, Girolamo Fracastoro (1478-1553) affirme que le typhus est transmissible et procède d’une fermentation des humeurs du corps provoquée par un contage. À l’inverse, Giovanni Borelli (1608-1679) propose une explication atomico-mécaniste des fièvres, consi- dérant que les fièvres malignes proviennent d’exhalaisons pénétrant dans le corps et agissant sur les organes et non pas sur les humeurs (Borelli, 1649). De même, Carlo Cogrossi souligne en 1714 le rôle des « atometti animati » dans le développement d’une épizootie, Giovanni Lancisi explique en 1717 la malaria par des « effluvia animata » invisibles transmis par les moustiques, et Giovanni Bianchini soutient en 1741 que des maladies telles que les fièvres malignes, la peste, la variole sont causées par des êtres microscopiques (Co- grossi, 1714 ; Lancisi, 1717 ; Bianchini, 1741 ; Mollaret, 1997). Ces perspec- tives ne s’opposent pas aux théories contagionnistes : Cogrossi souligne que les conditions atmosphériques peuvent favoriser ou détruire ces « atomes animés » tandis que Lancisi insiste jusque dans le titre de son ouvrage sur le rôle des marais dans le développement de la malaria. Une position proche se retrouve chez Sydenham, attentif au rôle du climat sur la santé, qui com- bine la théorie miasmatique à celle des particules mortifères qui circule- raient dans l’air avant de pénétrer dans les corps humains (Grmek, 1997, p. 169)26. Les médecins militaires combinent également en permanence les étiologies environnementales et contagionnistes, perçues comme complé- mentaires et non pas contradictoires (Hautesierck, 1766, 1772 ; Colombier, 1775 ; Coste, 1790 ; Coste et al., 1796). Pour saisir l’ampleur de la menace sanitaire perçue, il faut rappeler que le milieu urbain lui-même est pensé comme fondamentalement insa- lubre dès le début de l’époque moderne et la « ville délétère » est un lieu commun de la littérature médicale (Corbin, 1982 ; Barles, 1999). Par ailleurs,

26 Par ailleurs, l’association contagion/épidémie et environnement/endémie, pro- posée par certains médecins, ne fait pas l’objet d’un consensus. L’article « épidémie » de l’Encyclopédie explique par exemple qu’il « n’est pas nécessaire de recourir à la contagion pour rendre raison de cette communication [de la maladie] » et qu’il est « plus naturel de l’attribuer à la cause commune qui a affecté le premier & qui continue à produire ses effets dans les sujets qui se trouvent disposés à en recevoir les impressions » (Aumont, 1751, p. 788-789). PROJET MÉDICAL, CAUCHEMAR SANITAIRE... 233 si des hôpitaux civils existaient bien évidemment dans les villes italiennes, les lazarets et les hôpitaux temporaires organisés en cas d’épidémie étaient construits hors des villes. L’établissement d’hôpitaux militaires spécialisés pour les fiévreux en plein cœur des villes est donc perçu comme une triple agression : matérielle, puisque des bâtiments et des biens sont saisis de force27 ; symbolique, puisque des édifices religieux autochtones sont rem- placés par des structures militaires étrangères ; médicale, dans la mesure où les hôpitaux sont des lieux iatrogènes. Cette situation est particulièrement visible lors de la seconde cam- pagne d’Italie (1798-1801). En effet, pendant la première campagne d’Italie (1796-1797), la rapide progression des troupes républicaines a rapidement porté les combats vers le cœur de la Lombardie, et l’essentiel des hôpitaux français se situe dans cette région. En revanche, après le départ de Napo- léon pour l’Égypte en 1798, l’Empire autrichien fait reculer les armées révo- lutionnaires jusqu’aux Alpes. De ce fait, des hôpitaux temporaires sont éta- blis à Gênes, tandis que Nice fait office de base arrière. Sans grande surprise, une épidémie touche alors la capitale azuréenne, dont les autorités municipales convoquent plusieurs médecins pour en déterminer l’origine. La réponse de ces derniers est extrêmement instructive :

Et quant aux causes qui peuvent avoir produit cette maladie qui par ces progrès rapides et effreyants, menace de venir contagieuses, les gens de l’art sont d’avis qu’indépendamment de l’encombrement des prisons, de la mal- propreté des rues, basse-cour, du peu de soin de ceux qui enterrent les ca- davres des hôpitaux, du défaut de police pour l’enlèvement des bêtes mortes, et du manque de surveillance sur la nature des alimens qu’on laisse introduire et vendre, tant dans le règne animal que végétal, la cause première est l’établissement de plusieurs hôpitaux militaires situés au centre de la ville, dans des locaux les moins propres à cet objet, et qui par leurs cons- tructions, leur resserrement, et le peu d’air dont ils jouissent, les rend plutôt convenables à des cachots où les frères d’armes bien loin d’y trouver les soullagements qu’ils ont lieu d’attendre n’y rencontrent que leur tombeau, et notamment à celui N° 1 qui, situé au milieu de la ville, et précisément dans la partie la plus basse, envoyé sur cette commune, par le vent presque conti- nuel du sud, qui règne dans nos contrées, tous les miasmes putrides qui en

27 Sur les saisies de biens, voir par exemple : Archivio storico dell’Ospedale Maggiore di Milano, Sezione amministrativa – parte storica II. Prerogative (1357– 2003), Dossier 91, « Requisizione militare degli argenti nel 1796 ». Voir aussi, dans le même fond, les dossiers 102-2 et 125-3 relatifs à des réquisitions d’argenterie dans des hôpitaux milanais et les églises leur appartenant. Au XVIIIe siècle, il est fréquent que les hôpitaux possèdent de nombreux biens fonciers et matériels dont la location ou la vente est censé financer le fonctionnement. 234 PAUL-ARTHUR TORTOSA

exalent, et qui, étant la cause d’une énorme mortalité dans lesdits hôpitaux, portent dans le sein des familles ces germes malfaisants et destructeurs […] Arrête : Que quant aux hôpitaux militaires, l’Administration centrale est vi- vement invitée d’employer tous les moyens qui sont en son pouvoir pour les faire transférer, desuite hors l’enceinte de cette Cité, dans des locaux plus propres et plus aptes à ces établissements […] afin d’arrêter par ce moyen et dans sa source première l’épidémie qui afflige cette commune.28

Premièrement, ce texte permet de nuancer le constat de Georges Vi- garello (1993, p. 12) selon lequel « le risque sanitaire a le visage de la disper- sion, celui du décousu sinon de l’incohérence ». Pourtant, la diversité appa- rente de cet inventaire à la Prévert ne doit pas occulter le fait que presque tous les éléments évoqués se rapportent à la corruption de l’air découlant de son manque de circulation. Cette situation est dangereuse quelle que soit l’étiologie retenue, car elle induit une plus grande concentration en miasme ou en contage. Deuxièmement, en dépit des précautions oratoires, les hôpi- taux militaires de la ville sont explicitement incriminés et leur déplacement ouvertement réclamé. Cependant, cette demande n’aboutit pas, et le trans- fert des hôpitaux n’aurait probablement fait que repousser le problème dans les villes voisines comme Menton ou Monaco. L’histoire ne s’arrête cepen- dant pas là : l’épidémie niçoise se propage peu à peu, traverse la frontière et frappe la Ligurie. Selon la pratique de l’époque, le gouvernement génois sollicite l’avis des autorités sanitaires et demande quelles mesures seraient à même d’empêcher le développement du mal. Leur réponse reprend les mêmes thèmes que le rapport de leurs collègues français : mauvaise qualité de l’alimentation, mais surtout trop faible circulation de l’air et influence délétère des hôpitaux militaires. Le règlement sanitaire finalement édicté reprend tous les éléments du rapport des médecins excepté la référence aux hôpitaux militaires (français), qui figure sur le brouillon, mais est rayée, comme si l’idée avait été évoquée par les médecins avant d’être écartée la Commission de santé, sans doute pour des raisons diplomatiques29. Les demandes des autorités sanitaires civiles françaises et italiennes restent donc lettre morte, voire sont réduites au silence par les intérêts militaires et impé- riaux de l’armée d’Italie. Une géographie morbide se dessine, suivant le mouvement des troupes et des hôpitaux : les troupes françaises reculent et contaminent

28 ASG, Uffizio di Sanità 1660 : Malattie di Livorno, Spagna, Liguria, « Extrait des Registres des délibérations de l’Administration Municipale du Canton de Nice, Séance du 13 Brumaire an 8 (4 novembre 1799) ». 29 Ibid, « La Commission de santé aux citoyens », 6 juillet an 4 de la République Ligure (6 juillet 1800). PROJET MÉDICAL, CAUCHEMAR SANITAIRE... 235

Nice, qui devient à son tour le foyer duquel part un phénomène contagieux touchant la Ligurie. Par ailleurs, cette dynamique dépasse largement les zones strictement frontalières : pendant l’hiver 1797, l’arrivée de prisonniers autrichiens, capturés lors de la reddition de Mantoue le 2 février, à l’hôpital militaire de Grenoble s’accompagne d’une série de fièvres qui inquiètent la municipalité (Cabanne & Villar, 1797). De telles craintes liées aux prison- niers étrangers se retrouvent les années suivantes, notamment avec la guerre d’Espagne30. L’appréhension des hôpitaux militaires comme milieux iatro- gènes représentant une menace sanitaire pour les milieux urbains est donc partagée par les autorités sanitaires des deux pays. Elle s’appuie sur l’articulation des théories de la médecine néohippocratique et une concep- tion de la contagion se produisant principalement par le biais de miasmes répandus par voie aérienne. Si la dénonciation de l’influence délétère des hôpitaux militaires sur le milieu urbain peut être rendue publique en France, elle n’est pas tolérée en Italie occupée. Pourtant, malgré la censure, de l’autre côté des Alpes, médecins et citadins sont parfaitement conscients de la menace sanitaire que constituent les établissements du SSA.

• Représentations profanes et attaques du milieu hospitalier Perçus comme un foyer de contamination mettant en péril la santé de la ville tout entière, les hôpitaux apparaissent comme des cibles pour une grande partie de la population italienne. L’hostilité de la population envers les hôpitaux militaires témoigne du fait que leur perception comme milieux iatrogènes n’est pas limitée aux professionnels de santé mais qu’elle est par- tagée par les profanes. De même, les appels répétés des autorités sanitaires au transfert des hôpitaux hors des centres urbains démontrent que les ré- voltes ciblant les hôpitaux ne sont pas le fait de foules ignorantes et supers- titieuses méconnaissant la vraie nature de leurs cibles, mais que la culture médicale populaire est relativement proche de celle des élites scientifiques. Cependant, l’hostilité à l’encontre des hôpitaux militaires n’avait pas tou- jours qu’un fondement médical, mais aussi parfois moral et politique. En effet, si les fiévreux sont perçus comme un foyer de possible contagion, les vénériens sont « réputés pour leur débauche et leur délinquance » (Hudon, 1994, p. 4). Les officiers français sont conscients de la menace qui pèse sur les hôpitaux militaires et hésitent quant à l’attitude à adopter. Lorsque le danger est imminent, les officiers demandent à ce que les patients soient capables de se défendre eux-mêmes. Par exemple, en août 1796, Bonaparte demande à Berthier, chef de l’État-major, d’établir un hôpital de cinq cents malades

30 SSA, Carton 10, Dossier 23 et Ibid., Carton 1-2, Dossiers 31 et 37. 236 PAUL-ARTHUR TORTOSA légers à Milan et d’équiper ce dernier d’un nombre équivalent de fusils pour « en cas d’évènement, armer lesdits malades »31. Ainsi, en théorie, les ma- lades ne gardent pas avec eux leur arme de service, il est prévu de leur en mettre à disposition de nouvelles, uniquement en cas d’urgence. Si l’hôpital milanais ne fut jamais attaqué, ce n’est pas le cas de celui de Casalmaggiore, à en croire les mémoires d’un soldat nommé Vigo-Roussillon. Ce dernier explique être arrivé le 19 vendémiaire an IV (10 octobre 1796) dans cet éta- blissement de la province de Crémone en Lombardie, et fait le récit suivant de son déplaisant séjour :

Tout le pays était insurgé. Les révoltés vinrent assaillir cet hôpital. Nous fermâmes nos portes, barricadâmes les fenêtres et nous défendîmes. Heu- reusement, presque tous les blessés avaient leurs armes. On se battit contre les paysans. Le commandant de la place voulut traverser le Pô pour se sau- ver avec sa femme. Il fut égorgé avec elle dans le bateau. Tous les Français isolés ou en ville furent tués. Enfin, un détachement vint à notre secours. Il nous débloqua et nous apprit que l’armée avait remporté la victoire d’Arcole. (Vigo-Roussillon, 1881, p. 42)

L’armement des malades évoqué par Vigo-Roussillon entre en con- tradiction avec les règlements hospitaliers qui visent à soumettre les patients à l’autorité médicale et disciplinaire des officiers de santé, mais également avec les ordres épistolaires de Bonaparte. En effet, la formulation selon la- quelle « presque tous les blessés avaient leurs armes » sous-entend qu’il s’agissait de leurs armes habituelles et non de fusils distribués en urgence. Il est ici difficile de déterminer s’il s’agit d’une simple erreur s’étant glissée dans le texte lors de sa relecture ou d’une preuve d’un non-respect des ordres de général en Chef32. Il faut être prudent vis-à-vis des témoignages de soldats malades ou blessés lors de la campagne d’Italie, car ceux qui exis- tent (Vigo-Roussillon, 1881 ; Desvernois, 1898 ; Bricard, 1891) sont d’une authenticité douteuse. En effet, ils sont généralement publiés à la fin du XIXe siècle, dans un contexte marqué par la rivalité franco-germanique. Ain- si, ils participent d’une exaltation patriotique reconstruisant a posteriori le mythe de l’épopée napoléonienne. Il est en effet important de rappeler que la première campagne d’Italie possède un statut particulier dans la légende napoléonienne puisqu’elle en constitue l’acte fondateur (Amior, 1998 ; Bouan, 2011 ; Boycott-Brown, 2001). Cependant, s’il est difficile d’établir

31 Correspondance Napoléon, Lettre 868, Au général Berthier, chef de l’État-major gé- néral de l’armée d’Italie, 8 fructidor an IV (25 août 1796), Milan, (Lentz, 2004, p. 553). 32 Le texte a été relu et édité par les petits-enfants du soldat. PROJET MÉDICAL, CAUCHEMAR SANITAIRE... 237 avec certitude la véracité factuelle de ce récit, la mise en perspective de ce dernier avec l’armement des malades à Milan témoigne d’une réelle vulné- rabilité des hôpitaux militaires. De plus, si la mise en scène de la sauvagerie des révoltés sert le récit de l’héroïsme des soldats, il ne semble pas y avoir de véritable enjeu idéologique à mentir sur la question de l’origine des armes. Ainsi, il est nécessaire de nuancer la soumission des patients aux autorités médicales prévue par la loi et d’interroger la capacité du portier, non armé, à surveiller efficacement les malades potentiellement armés. Nous voyons donc ici comment l’inscription des hôpitaux militaires dans un milieu urbain conduit à un « ordre négocié » très différent de la dystopie disciplinaire que la seule lecture des règlements laisse envisager (Strauss et al., 1985). Par ailleurs, il existe en Italie un exemple célèbre et avéré de l’hostilité de la population envers les hôpitaux militaires français. Il s’agit de l’épisode des « Pâques véronaises » : le 17 avril 1797, la population de Vérone se sou- lève, s’en prend à la garnison française, et se rend à l’hôpital dont les pa- tients sont tués33. Il est impossible de connaître leur nombre exact, car le dossier d’inspection est incomplet et largement antérieur à la révolte34. Le général Beaupoil de Saint-Aulaire parle de 400 malades égorgés ; il n’est pas un témoin direct de la scène, étant retranché dans la forteresse de la ville lors de la révolte, mais le nombre indiqué est cohérent avec le nombre de patients dans les hôpitaux des autres villes. Par ailleurs, le fait que les ma- lades français aient été tués est confirmé par d’autres récits (Gaulot, 1910)35. Plusieurs remarques sont nécessaires pour comprendre pleinement la por- tée de cette attaque. Tout d’abord, il faut noter que la révolte en elle-même n’est pas uniquement liée à la présence d’un hôpital militaire : la population est épuisée par les dévastations de la guerre et le poids des réquisitions ; par ailleurs, le mouvement populaire est encouragé par les élites vénitiennes. Ensuite, l’hôpital est vraisemblablement attaqué car il constitue une cible symbolisant la présence française honnie mais plus facile à prendre que la forteresse où sont retranchés les soldats valides. Enfin, il semblerait que

33 Il faut noter que l’attaque des hôpitaux et le massacre des malades ne sont en rien une particularité italienne, des anecdotes similaires se retrouvent par exemple dans les récits de la campagne de Russie de 1812 (Grandin, 1839, p. 213-214). 34 SSA, 33-1, 22 : « Tableau du citoyen Sicard Jérôme, chirurgien de 1ère classe en service à l’hôpital Saint Bernardin de Vérone », 26 brumaire an 5 (16 novembre 1796). 35 SHD, GR 1, M 422, « Récit du massacre de Vérone, 17 avril 1797. Ouvrage du général Beaupoil de Saint-Aulaire », Non daté, arrivé au dépôt de la guerre en 1829, p. 55. 238 PAUL-ARTHUR TORTOSA l’hôpital de Vérone était particulièrement surchargé et que, incapables d’accueillir tous les soldats malades au sein de l’établissement, les officiers de santé aient décidé d’installer une partie des patients dans les rues adja- centes à l’hôpital. Cette décision a vraisemblablement renforcé les craintes préexistantes de la population relativement à une éventuelle contamination.

Conclusion Les hôpitaux de campagne visent à maximiser la force combattante en état de combattre. Pour ce faire, ils doivent permettre à la fois la surveil- lance des soldats et leur guérison. L’articulation de ces deux enjeux se tra- duit dans les règlements visant à codifier les relations sociales au sein des établissements mais également dans l’aménagement même du lieu. Ce der- nier est par ailleurs pensé non comme une simple position géographique mais comme un véritable milieu, tant social que biologique. Bien que con- çus et aménagés comme des milieux thérapeutiques, les hôpitaux militaires jouent un rôle clé dans la propagation des épidémies, car ils attirent des flux d’hommes malades et sont eux-mêmes des milieux insalubres. Cette situa- tion est parfaitement perçue tant par les autorités sanitaires que par les po- pulations, pour qui ces milieux iatrogènes sont également anxiogènes. Cette ambivalence des hôpitaux, milieux à la fois thérapeutiques et iatrogènes, explique les appels répétés des autorités sanitaires pour leur éloignement des centres urbains ainsi que les attaques dont ils font l’objet. Faire l’histoire des hôpitaux militaires français en Italie au prisme de la notion de milieu permet donc de dégager la nature hybride, voire contra- dictoire, de ces établissements. Il apparaît également que les tentatives sa- vantes d’aménagement d’un milieu thérapeutique se heurtent à une série d’obstacles matériels et sociaux : le manque de temps et de moyens, la na- ture des bâtiments saisis, l’hostilité des autorités et populations italiennes. Par ailleurs, si de nombreux travaux retracent l’éradication réussie du palu- disme en Italie par le biais de programmes environnementaux massifs, cette histoire nous invite à développer un récit plus nuancé de la capacité de la science à aménager des milieux (Snowden, 2006 ; Majori, 2012). En effet, le récit que nous avons tenté d’esquisser suggère que la tentative du SSA d’aménager des milieux thérapeutiques dans des monastères réquisitionnés s’est heurtée en Italie à une série de problèmes matériels, politiques et so- ciaux qui ont transformé ce projet médical en cauchemar de sang, de sueur et de selles.

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Remerciements Je tiens à remercier Lea Delmaire, Guillaume Linte et Martin Vailly pour leurs retours sur les premières versions de ce texte, ainsi que les deux éva- luateur·ices anonymes pour leurs précieuses remarques et suggestions. Je reste bien évidemment seul responsable des erreurs qui pourraient demeu- rer dans l’article.

Sigles employés pour les fonds d’archives ASG : Archivio di Stato di Genova, Gênes ASOM : Archivio Storico dell’Ospedale Maggiore, Milan BNF : Bibliothèque nationale de France, Paris SHD : Service historique de la Défense, Vincennes SSA : Archives du Service de santé des armées du Val-de-Grâce, Paris

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Cahiers François Viète, série III, 10, 2021, p. 249-267

Le chantier comme milieu de savoir. Changement technique et fabrique de la ville ordinaire à Marseille (seconde moitié du XIXe siècle)

Thibault Bechini∗

Résumé En inscrivant le chantier dans une vision écologique du lieu entendu comme milieu, il est possible d’analyser les reconfigurations que connaissent localement les savoirs constructifs au travers d’une étude historicisée et située des interactions entre espaces et acteurs de la construction. On étudie ici les chantiers marseillais comme milieu de savoir où s’élabore, au tournant des XIXe et XXe siècles, une culture de la construction en prise avec le chan- gement social à l’œuvre dans la cité phocéenne. Ce milieu de savoir peut être saisi à travers deux processus : d’une part, la spécialisation progressive de certains professionnels du bâ- timent dans un segment de l’industrie de la construction qui fait appel à des techniques nouvelles, celui des travaux en ciment ; d’autre part, la formalisation des connaissances techniques, par l’écrit et le croquis, que rendent possible les expertises amiables ou judi- ciaires dont les chantiers sont régulièrement l’objet.

Mots-clés : chantier, expertise, ville ordinaire, ciment, murs mitoyens, travailleurs du bâ- timent, Marseille.

Abstract By inscribing the construction site in an ecological vision of the place as a milieu, it is pos- sible to analyze the reconfigurations that are experienced locally by constructive knowledge through a historicized and situated study of the interactions between spaces and actors in the construction process. The Marseilles construction sites are studied here as a milieu of knowledge in which a construction culture was developed at the turn of the 19th and 20th centuries, in line with the social change at work in the city. This milieu of knowledge can be grasped through two processes: on the one hand, the progressive specialization of some construction workers in segments of the construction industry that call for new techniques, such as the field of cement work; on the other hand, the formalization of technical knowledge, through writing and sketches, made possible by the amicable or legal expert appraisals that are regularly carried out on the building sites.

Keywords: building site, expertise, ordinary city, cement, party walls, building workers, Marseille.

∗ Attaché temporaire d’enseignement et de recherche, Université Paul Valéry Montpellier et chercheur associé à l’unité mixte de recherche « Mondes améri- cains » (UMR 8168), Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. 250 THIBAULT BECHINI

N inscrivant le chantier dans une vision écologique du lieu entendu comme milieu, il est possible d’analyser les reconfigurations que E connaissent localement les savoirs constructifs au travers d’une étude des interactions entre espaces et acteurs de la construction. Milieu à la fois singulier — tout chantier fonctionne comme une unité autonome — et pluriel — du fait du caractère réitératif des solutions techniques et typolo- giques employées dans la construction —, le chantier est un espace et un moment clef dans le processus d’élaboration des savoirs constructifs de la « ville ordinaire » (Backouche & Montel, 2007). En ce sens, le chantier fonctionne comme un laboratoire d’expérimentation qui est davantage pro- ducteur de savoirs que produit par des savoirs (Mukerji, 2009, p. 223). Au moyen d’une enquête située — l’urbanisation des quartiers péri- centraux marseillais dans la seconde moitié du XIXe siècle —, nous propo- sons de montrer que le chantier ordinaire est un milieu où sont mises au point des solutions constructives qui contribuent à fixer les usages locaux de la « production courante en bâtiment »1 ; production qui, si elle « n’a pas la marque de l’architecture avec un grand ‟A” », est « pourtant le fonde- ment de la ville moderne ou, mieux, l’élément constitutif de toute périphé- rie urbaine » (Portoghesi, 1981, p. 23). Le chantier peut être étudié comme un milieu où sont éprouvées des solutions constructives nouvelles, en prise avec l’activation sélective des ressources locales (Torre, 2008), qu’elles soient issues de la transformation de matières premières disponibles aux abords du chantier ou proviennent d’échanges commerciaux à moyen ou long rayon. En ce sens, le chantier apparaît comme le lieu d’effectivité des basculements techniques et permet d’observer le passage d’un système constructif à un autre, sans que le recours à des solutions nouvelles signe pour autant la disparition de savoir-faire plus anciens (Caron, 1985, p. 215). La survivance des pratiques anciennes, qui n’est pas antithétique de l’introduction de nouvelles techniques, invite à réévaluer la part des savoir- faire ouvriers et artisanaux dans la « dynamique de l’innovation » (Caron, 2010), en un temps où les chantiers de la ville ordinaire font de plus en plus souvent l’objet d’une surveillance de la part des autorités publiques et mobi- lisent ingénieurs et architectes (Ingold, 2005). Parallèlement, les profession- nels de la construction font du chantier le lieu de construction de leur ex- pertise — une expertise dont la formalisation s’observe à la fois dans les

1 Dans le sillage de Paolo Portoghesi, qui utilise cette expression, on désigne par « production courante en bâtiment » l’ensemble des constructions qui ne relèvent ni de l'architecture monumentale, ni des expérimentations constructives pilotées par des architectes. LE CHANTIER COMME MILIEU DE SAVOIR... 251 contrats passés entre propriétaires donneurs d’ordre et bâtisseurs (Bernardi, 2000) et dans les rapports dressés lors d’instances judiciaires (Carvais, 2004 ; Rabier, 2013). De fait, contrats et rapports d’expertise permettent de redonner toute leur place aux pratiques individuelles dans l’adoption de nouvelles techniques de construction. On se propose d’étudier ici les chantiers marseillais comme milieu de savoir où s’élabore, au tournant des XIXe et XXe siècles, une culture de la construction en prise avec l’introduction d’un matériau nouveau, le ciment, dont l’emploi peut être corrélé au changement social à l’œuvre dans la cité phocéenne. Ce milieu de savoir peut être saisi à travers deux processus : d’une part, la spécialisation progressive de certains professionnels du bâti- ment dans un segment de l’industrie de la construction qui fait appel à des techniques nouvelles, celui des travaux en ciment ; d’autre part, la formalisa- tion des connaissances techniques, par l’écrit et le croquis, que rendent pos- sible les expertises amiables ou judiciaires dont les chantiers sont régulière- ment l’objet. En tant qu’ils sont partie prenante d’une mise en ordre des savoirs constructifs qui mêle milieux artisans, négociants et académiques (Nègre, 2016), ces processus fournissent une voie d’accès aux savoirs cons- tructifs déployés sur les chantiers de la ville ordinaire.

Le chantier comme milieu : changement technique et changement social à Marseille dans la seconde moitié du XIXe siècle L’apparition d’un matériau nouveau — le ciment — suscite une re- configuration du secteur de la construction marseillaise en invitant certains de ses professionnels à se spécialiser dans le champ des travaux en ciment. Cette spécialisation, qui va de pair avec la mise au point de solutions cons- tructives nouvelles, fournit une entrée pour saisir le chantier comme milieu de savoir.

• Ciment contre pierre de taille : les chantiers de la ville ordinaire comme labo- ratoire du changement technique Offrant une résistance supérieure à celle des anciens mortiers de chaux, la « technologie du ciment », mise au point au tournant des XVIIIe et XIXe siècles, nécessite de nouveaux outils et de nouvelles méthodes de tra- vail sur les chantiers (Guillerme, 1995, p. 148). Matériau qui manque de « certitude culturelle » (Parent, 1993, p. 9), le ciment demeure, dans la se- conde moitié du XIXe siècle, associé aux travaux publics et aux systèmes constructifs commerciaux développés par d’actifs capitaines d’industrie, comme François Hennebique (Delhumeau, 1999). À Marseille, le négociant 252 THIBAULT BECHINI

Désiré Michel promeut les potentialités constructives et ornementales du ciment dès les années 1850 ; à cette fin, il fait édifier, traverse du Chapitre, dans un quartier du centre-ville prisé de la bourgeoisie, une véritable mai- son-réclame en ciment qui abrite les bureaux et les magasins de sa firme (Dubreuil, 1991). La dynamique commerciale qui accompagne l’essor de l’entreprise Michel se heurte cependant à la préférence que la bourgeoisie marseillaise continue de donner à la pierre de taille comme parement de façade (Marciano, 2005, p. 103). Aussi, tandis que l’haussmannisation du centre-ville de la cité phocéenne apparaît comme une consécration de la pierre (Jasmin & Jasmin, 1994), les « libres chantiers » des quartiers péricen- traux et des marges urbaines constituent un milieu propice au déploiement des techniques cimentières (Racine, 2001, p. 125). À l’écart des percées nouvelles, comme la rue Impériale, devenue rue de la République, ou la rue Noailles, « coups ponctuels d’haussman- nisation » (Roncayolo, 2014, p. 305), les acteurs de la production courante en bâtiment, maçons et entrepreneurs, se saisissent des potentialités qu’offre le ciment pour l’ornementation et la réfection des façades. Ces ap- plications ordinaires se répandent peu à peu entre les années 1880 et le dé- but du XXe siècle. L’Indicateur Marseillais2, annuaire commercial de référence pour la cité phocéenne, dénombre, en 1880, vingt-trois négociants, fabri- cants et entrepreneurs dont les réclames commerciales mentionnent explici- tement le ciment3. Tandis que cinq d’entre eux mettent en avant des usages liés aux travaux publics — ouvrages d’art, chaussées, trottoirs —, quatre mentionnent les applications que l’on peut en faire dans la décoration et la réparation des façades, les entrepreneurs de la firme Gissler & Bember se présentant même comme « ornementalistes de façade ». Vingt ans plus tard, le même annuaire commercial4 recense cinq maisons — parmi vingt-sept — dont les réclames signalent des applications pour façade — ciment à prise demi-lente pour restauration, enduits étanches, revêtement en pierres factices5. Parallèlement, on compte dix insertions commerciales qui relèvent

2 Indicateur Marseillais : guide du commerce, annuaire des Bouches-du-Rhône, Marseille, Barla- tier-Feissat, 1880. 3 Il s’agit des maisons mentionnées aux rubriques « Chaux hydrauliques, ciments & fournitures pour maçons », « Entrepreneurs de travaux publics, maîtres maçons et autres » et « Matériaux pour constructions ». À la différence de ce que l’on observe dans l’Indicateur Marseillais pour l’année 1900, on ne rencontre en 1880 aucune mention du ciment à la rubrique des plâtres. 4 Indicateur Marseillais : guide du commerce, annuaire des Bouches-du-Rhône, Marseille, Barla- tier-Feissat, 1900. 5 Les insertions commerciales considérées sont réparties entre les rubriques « Chaux hydrauliques, ciments & fournitures pour maçons », « Entrepreneurs de LE CHANTIER COMME MILIEU DE SAVOIR... 253 des travaux publics. Il faut toutefois tenir compte de la multiplication des entreprises qui se chargent de réaliser des « travaux en ciment » sans néces- sairement en préciser la nature. Au nombre de quatre en 1880, ces entreprises sont onze en 1900 et disposent à présent d’une rubrique dédiée, celle des « Entrepreneurs de tra- vaux en ciment », apparue en 1898. Cette rubrique permet d’entrevoir la place qu’occupe le ciment dans la production courante en bâtiment à l’orée du XXe siècle. Les insertions commerciales des entrepreneurs de travaux en ciment sont souvent peu prolixes sur les techniques employées — à l’exception notable des encarts qui se rapportent aux concessionnaires des systèmes brevetés Hennebique, Coignet et Jaeger. En revanche, une en- quête prosopographique portant sur les trente-cinq individus qui, à Mar- seille, composent le groupe des entrepreneurs de travaux en ciment entre 1898 et 1908, souligne le rôle joué par ces professionnels de la construction dans la mise au point d’un nouvel art de bâtir. Parmi eux, il est possible d’identifier un sous-groupe d’entrepreneurs de travaux en ciment — vingt- trois personnes — qui ne sont ni ingénieurs ni architectes, mais entrepre- neurs maçons, voire simples maçons indépendants. Les trajectoires profes- sionnelles de ces individus font apparaître les contours d’un milieu profes- sionnel qui concourt à la diffusion ordinaire des techniques cimentières parallèlement à la promotion des systèmes brevetés. Ainsi, tandis que 70 % des ingénieurs et des architectes qui réalisent des travaux en ciment sur la place de Marseille le font à travers la mise en œuvre de solutions construc- tives concédées, seuls deux des membres du sous-groupe des maçons et entrepreneurs maçons œuvrent comme concessionnaires. Au sein de ce sous-groupe, ce n’est pas l’exploitation d’un brevet qui atteste de la maîtrise de savoirs constructifs spécifiques, mais les réalisations dont peut se targuer tel ou tel « cimenteur »6. Un maçon comme François Rebuffat rappelle ainsi volontiers, au fil des réclames qu’il fait paraître dans l’Indicateur Marseillais, qu’il a construit le château d’eau de l’Exposition coloniale qui s’est tenue à Marseille en 1906. Numériquement plus nombreux, entrepreneurs maçons et maçons tâcherons7 jouent un rôle capital dans la dynamique locale de l’innovation en façonnant et en promouvant, dès avant les années 1890 et l’essor des systèmes brevetés, un art de construire en ciment. La maison-manifeste que travaux publics », « Entrepreneurs de travaux en ciment » et « Plâtres ». Aucune mention du ciment ne figure à la rubrique des « Matériaux pour constructions ». 6 Le terme de « cimenteur » est utilisé à Marseille en lieu et place de celui de « cimentier » que l’on rencontre plus fréquemment dans la langue française. 7 Sur le tâcheronnat dans l’industrie du bâtiment, forme de transition entre le travail salarial et le travail indépendant, voir (Martini, 2016, p. 21). 254 THIBAULT BECHINI construit pour sa famille, à la fin des années 1880, le Piémontais Victor Fer- raris, entrepreneur de travaux en ciment, souligne à elle seule que le chan- gement technique ne s’apprécie pas exclusivement à l’aune des inventions patentées et des trajectoires de leurs géniaux concepteurs, mais se perçoit également à travers les pratiques d’acteurs modestes et anonymes qui assu- rent la transmission de nouvelles techniques. Cette maison, tout en repre- nant le modèle des maisons marseillaises à trois fenêtres, se distingue de la plupart d’entre elles par les nombreuses saillies que comporte sa façade. Au premier étage, une porte-fenêtre ouvre sur un large balcon en maçonnerie, supporté par deux imposantes consoles à rinceaux. Le garde-corps est cons- titué de panneaux et balustres ouvragés, dont la dégradation actuelle laisse deviner un appareil de brique rouge enduit au ciment. Au rez-de-chaussée, les chambranles des fenêtres forment une moulure à merlons et créneaux assez originale. En outre, cette construction, située boulevard Barbier, dans un quartier neuf coincé entre la ligne de chemin de fer de Paris à Marseille et la principale branche du canal qui alimente en eau la cité phocéenne, rap- pelle qu’une contextualisation fine des mutations constructives doit tenir compte du bâti des marges urbaines : une position topographiquement pé- riphérique ne signifie pas que les faubourgs sont, en matière de changement technique, à la remorque des centres-villes.

• Du plâtre au ciment : une lecture écologique du changement technique La mise en œuvre du ciment sur les chantiers marseillais s’accompagne des tâtonnements qui préludent à l’adoption de nouvelles solutions constructives. Cependant, aucune discontinuité n’est observable entre le moment où les pratiques anciennes sont abandonnées et celui où les procédés nouveaux tendent à se généraliser. Aussi, si l’avènement d’un nouveau système constructif peut être une réponse aux faiblesses de solu- tions techniques plus anciennes, il n’existe pas, pour marquer le remplace- ment d’une solution constructive par une autre, de césure telle que celle que représenterait le dépôt d’un brevet d’invention. Comme laboratoire, le chantier permet d’expérimenter des solutions qui empruntent aux savoir- faire anciens qui, loin d’être détruits, sont réintégrés dans un ensemble de pratiques nouvelles (Caron, 1985, p. 218). Assemblage organique d’espaces singuliers, d’artefacts et d’acteurs, les chantiers marseillais fournissent une entrée pour observer la substitution progressive du ciment au plâtre, dans le cadre d’une « révolution du sec » qui cherche à faire disparaître l’humidité des logements (Guillerme, 1991). Dans la cité phocéenne, ainsi que le rappelle en 1847 l’architecte Le- roy, auteur d’une « Notice sur les constructions des maisons à Marseille » parue dans le Répertoire des travaux de la Société de statistique de Marseille, « les LE CHANTIER COMME MILIEU DE SAVOIR... 255 planchers ordinaires » sont formés de bois sciés placés sur des poutres et espacés de deux centimètres les uns des autres ; les intervalles ménagés entre ces bois — également appelés « bois d’enfustage » — sont remplis au plâtre — ce que l’on appelle le « dégrossage » — et une chape de plâtre est ensuite préparée afin de recevoir le carrelage — opération dite du « revoi- rage » (Leroy, 1847, p. 80). Cette exécution des planchers marseillais, qui apparaît comme l’expression d’une « civilisation du plâtre » (Puisais, 2005), liée à la proximité des carrières et à l’abondance des gisements locaux, pré- sente différents inconvénients dont les contemporains avaient parfaitement conscience, au point que les incommodités créées par le système de l’enfustage étaient devenues proverbiales : pour illustrer l’entrée « enfusta » de son dictionnaire provençal-français, Frédéric Mistral utilise en 1878 un dicton — « Qu bastis de terro, enfusto de pin, de soun oustau vèi lèu la fin » —, qui signifie littéralement que « celui qui bâtit en terre et place des poutres en pin, de sa maison bientôt verra la fin » (Mistral, 1878, p. 914). On sait depuis le début du XIXe siècle et le traité de construction de Jean Rondelet, que la force du plâtre décroît au bout de sept ou huit ans (Guillerme, 1995). Aussi constate-t-on fréquemment, au bout de quelques années, un « retrait du plâtre » de nature à susciter une flexion des plan- chers. Les architectes mandatés comme experts dans une affaire qui op- pose, en 1875, un propriétaire aux entrepreneurs qui ont construit son im- meuble, attribuent un tel retrait aux « changements brusques de température » que connaît le climat local, avant d’ajouter qu’ils ne connais- sent pas à Marseille de maison, « quelque bien qu’elle soit construite, qui après ce laps de temps, ne présente de fentes plus ou moins accentuées »8. En outre, la faible résistance du plâtre à l’humidité suscite fréquemment le descellement des tomettes de terre cuite et autres revêtements de sol expo- sés à l’eau lors du lessivage des planchers. Pour autant, au début des années 1880, la série de prix que fait paraître la Section d’architecture de la Société scientifique industrielle de Marseille continue d’envisager prioritairement le remplissage des planchers et la pose des carreaux au plâtre9. De façon com- parable, lorsqu’elle aborde le chapitre des planchers en fer, nouveauté cons- tructive dont l’usage commence à se répandre dans un but de lutte contre les incendies, cette même série de prix évalue d’abord le coût de leur rem- plissage au mâchefer et plâtre, avant de proposer le chiffrage de leur rem-

8 Aillaud, Martin, Imbert, Jules Roussel contre Jauffret frères. Rapport d’experts, Marseille, typographie-lithographie Marius Olive, 1877, p. 67. 9 Section d’architecture de la Société scientifique industrielle de Marseille, Série de prix appliquée aux travaux de construction à Marseille avec détails et sous-détails sur chaque article, Marseille, Typographie et lithographie Barlatier-Feissat père et fils, 1880, p. 113 et suiv. 256 THIBAULT BECHINI plissage au mâchefer et ciment — dont le prix de revient se révèle, il est vrai, deux fois plus élevé10. Les architectes marseillais semblent peu enclins à renoncer à l’emploi du plâtre dans l’exécution des planchers — alors même que ses incommo- dités sont connues et que le potentiel hydrofuge du ciment devrait les y in- viter. On est étonné de voir, dans les premières années du XXe siècle, un architecte, diplômé par le gouvernement et régulièrement désigné comme expert par les tribunaux, recommander, ici, que le carrelage d’une cuisine soit posé sur « un bain de plâtre »11, considérer, là, que le descellement des tomettes d’un appartement n’est pas une réparation urgente12, et, par ail- leurs, acquiescer aux prescriptions d’un confrère qui voit dans la pose d’un enduit composé d’amiante en poudre et de plâtre la solution aux problèmes d’humidité que rencontre un locataire13. A contrario, le milieu des entrepre- neurs de travaux en ciment promeut, sans surprise, les propriétés hydro- fuges de ce nouveau matériau. Ainsi, tandis qu’une firme comme Gissler & Bember, fondée par deux entrepreneurs originaires du Bas-Rhin, s’adjoint une fabrique de carreaux-mosaïque à partir de 1873 et propose dès les an- nées 1880 des revêtements hydrofuges « vénitiens » en « ciment de Por- tland »14, des maçons « cimenteurs », tel le Piémontais Giuseppe Antonio Aghina, actif à Marseille dans les premières années du XXe siècle, dotent les maisons qu’ils construisent de chapes isolantes en ciment15. Cependant, de façon concomitante et au sein d’habitations qui présentent des typologies tout à fait comparables, les solutions constructives au plâtre persistent aux côtés des nouveaux systèmes qui recourent au ciment et à ses produits déri- vés, tels les carreaux-mosaïque.

10 Section d’architecture de la Société scientifique industrielle de Marseille, op. cit., p. 129 et suiv. 11 Archives départementales des Bouches-du-Rhône (ADBR par la suite), 4 U 20 49, Justice de paix du 8e canton de Marseille, année 1909, acte n° 259, rapport de l’architecte Cravio, expert dans l’affaire Dor contre Galtier. 12 ADBR, 4 U 22 76, Justice de paix du 5e canton de Marseille, année 1901 acte n° 1449, rapport de l’architecte Cravio, expert dans l’affaire Kopperschmitt contre Chaix. 13 ADBR, 4 U 20 55, Justice de paix du 8e canton de Marseille, année 1913 acte n° 120, rapport de l’architecte Boët, expert dans l’affaire Arnone contre Ytier (re- présenté par Cravio). 14 Voir les encarts commerciaux que cette maison fait insérer dans l’Indicateur Marseillais de l’année 1883 et dans Le Petit Marseillais, le 23 avril 1893. 15 ADBR, 4 U 20 46, Justice de paix du 8e canton de Marseille, année 1906, s.n., rapports de l’architecte Sautel et de l’entrepreneur Arnaud, experts dans l’affaire Aghina contre Stripoli. LE CHANTIER COMME MILIEU DE SAVOIR... 257

Niche professionnelle, les travaux en ciment permettent aux profes- sionnels du bâtiment qui ne sont ni architectes ni ingénieurs de se faire une place sur le marché phocéen de la construction : les deux tiers des entre- preneurs de travaux en ciment connus par l’Indicateur Marseillais sont nés hors de Marseille et le tiers d’entre eux est d’origine italienne. Avec l’émergence du champ des travaux en ciment, on assiste à la formation d’un milieu de savoir dont les principaux protagonistes sont d’origine extra- locale. En ce sens, le changement technique perceptible dans l’industrie marseillaise du bâtiment apparaît intrinsèquement corrélé au changement social à l’œuvre dans une ville en pleine expansion, dont les structures dé- mographiques connaissent de profondes mutations dans la seconde moitié du XIXe siècle. Tandis qu’au tournant des années 1890 et 1900 un cin- quième, si ce n’est le quart, de la population marseillaise est d’origine ita- lienne (Roncayolo, 1996, p. 127), on constate que la spécialisation la plus affirmée et la plus durable dans le secteur des travaux en ciment est celle des maçons et entrepreneurs maçons italiens. En effet, l’approche prosopo- graphique permet d’observer que les natifs de la péninsule italienne ont précocement investi le marché marseillais des travaux en ciment. Ces ma- çons et entrepreneurs font état de leur qualité de « cimenteurs » dès avant les années 1890, époque où ils commencent à être concurrencés par des entrepreneurs français qui semblent se tourner opportunément vers un sec- teur en plein développement. Ainsi, tandis qu’un maçon comme François Cottino, né en 1855 à Buttigliera d’Asti (Piémont), revendique avec cons- tance sa qualité de « cimenteur », de la fin des années 1870 au milieu des années 1900, un individu comme Étienne Goirand, ancien minotier né en 1860 dans la banlieue marseillaise, ne se consacre qu’une dizaine d’années aux travaux en ciment, avant de céder son affaire à Louis Demartini, con- ducteur de travaux issu d’une famille de maçons italiens. Dans d’autres villes marquées par la présence italienne à la fin du XIXe siècle, il est possible d’observer l’articulation entre changement tech- nique et changement social au travers des autorisations de bâtir délivrées par les municipalités sur la base des plans et des listes de matériaux soumis à approbation (Bechini, 2015). Ce n’est pas le cas à Marseille, où aucun permis de construire n’est conservé pour la seconde moitié du XIXe siècle. En revanche, il est possible de recourir aux expertises ordonnées par les tribunaux afin de suivre l’émergence de nouveaux savoirs constructifs sur les chantiers de la ville ordinaire entre le milieu du XIXe siècle et la Première Guerre mondiale.

258 THIBAULT BECHINI

Le chantier mis à nu : l’expertise judiciaire comme formalisation des pratiques constructives L’expertise judiciaire est une procédure récurrente en matière de construction, lorsque s’élève un désaccord entre un propriétaire donneur d’ordre et un entrepreneur, un locataire et son bailleur, ou entre deux pro- priétaires mitoyens. Sollicités dans ces divers cas de figure, les magistrats des juridictions civiles — juges de paix et juges de première instance — s’en remettent fréquemment, afin d’« éclairer leur religion », aux rapports pro- duits par des « hommes de l’art » — architectes, ingénieurs, entrepreneurs — chargés de se rendre sur les lieux litigieux16. Parfois, les magistrats pro- noncent leur jugement sur la base d’expertises amiables que les parties liti- gantes ont fait pratiquer avant même d’ester en justice. Ces rapports parti- cipent d’une formalisation des connaissances techniques à partir des solutions éprouvées sur les chantiers expertisés. Les réflexions qui suivent se fondent sur le dépouillement des mi- nutes du 6e, puis 8e canton de justice de paix de Marseille, qui correspond aux confins orientaux de la cité phocéenne, entre 1860 et 191417. Dans ce secteur encore très rural au milieu du XIXe siècle, les expertises sont réguliè- rement confiées, tout au long de la période étudiée, à des géomètres et des experts ruraux, agronomes ou horticulteurs, dont la mission s’étend à la fois au bâti des propriétés et aux cultures qui y sont pratiquées : 30 % des exper- tises qui composent notre corpus sont leur fait. Maçons et entrepreneurs sont, pour leur part, les auteurs d’un peu plus du quart des rapports analy- sés. C’est avant 1900 qu’ils sont le plus fréquemment désignés par le tribu- nal pour expertiser des constructions litigieuses, dans un contexte de densi- fication des parcelles des noyaux villageois de l’Est marseillais et d’exhaussement des maisons anciennes qui y sont situées. L’entrepreneur maçon François Barthélémy apparaît ainsi comme un des experts les plus souvent nommés par le juge de paix au cours de la décennie 1880, y com- pris dans le cadre d’affaires pour lesquelles son rapport n’a pas été conservé ou n’a pas été rendu ; affaires qui, à ce titre, n’entrent pas dans notre cor-

16 Pour un point de comparaison avec une juridiction d’Ancien Régime, voir (Carvais, 2004). 17 Pour la période allant de 1860 à 1914, ce sont quarante-huit rapports d’expert ayant trait à la construction qui ont été conservés. Dix-neuf concernent des litiges de mitoyenneté ; dix-sept des différends locatifs ; dix des contentieux entre propriétaires donneurs d’ordre et entrepreneurs ; deux des dommages causés à des constructions par des voitures. LE CHANTIER COMME MILIEU DE SAVOIR... 259 pus18. Enfin, si près des deux cinquièmes des rapports remis à la justice de paix ont été rédigés par des architectes, il est notable que la plupart d’entre eux le sont au cours des quinze années qui précèdent la Première Guerre mondiale, période d’urbanisation accélérée de certains secteurs de l’Est phocéen. Il serait cependant erroné de croire que l’expertise des architectes l’emporte sur celle des entrepreneurs à la Belle Époque : non seulement certaines affaires donnent lieu à deux rapports, l’un rédigé par un entrepre- neur, l’autre par un architecte, mais encore certains entrepreneurs qui dé- tiennent un savoir singulier, par exemple dans les travaux en ciment, voient leur expertise consacrée par les tribunaux au cours de ces mêmes années d’avant-guerre. À la fin des années 1900, on croise plusieurs fois, parmi les experts choisis par le juge de paix du 8e canton, l’entrepreneur de travaux en ciment Eugène Michelis, petit-fils d’un statuaire ligure qui s’est installé à Marseille sous la Monarchie de Juillet et qui a contribué à la diffusion des ornements en ciment dans la construction locale.

• L’expertise judiciaire : un savoir situé de la construction Les professionnels de la construction sont les plus aptes à opérer le « découpage de la réalité urbaine exclusivement centrée sur le bâtiment » que suppose l’expertise en matière de construction (Ingold, 2005, p. 37). Pareil « découpage » passe par l’inventaire précis des matériaux mis en œuvre dans le bâtiment expertisé. Aussi l’expertise est-elle à la fois le pro- duit d’un savoir artisanal et son accomplissement, en ce qu’elle ouvre la voie à une formalisation des connaissances fondée sur l’écrit et le dessin (Caron, 2010, p. 58). Procédure qualifiée qui mobilise des compétences pro- fessionnelles spécifiques, des savoirs et des techniques, l’expertise ne vise cependant jamais la connaissance pour elle-même et s’inscrit dans « un ho- rizon d’efficacité » (Jeannesson, Jesné & Schnakenbourg, 2018, p. 8) — en l’occurrence, la résolution de situations contentieuses. À ce titre, la formali- sation des connaissances que permet l’expertise apparaît davantage comme un savoir situé de la construction, qui doit composer avec les pratiques lo- cales, que l’expression d’une science invariable de la construction. Dans le cadre d’une procédure judiciaire, déterminer si un édifice a été bien ou mal construit revient souvent à apprécier la valeur des travaux réalisés afin de fixer le montant de l’indemnité à laquelle a droit la partie flouée, en réparation du préjudice qu’elle a subi. Il peut aussi s’agir d’estimer les réparations locatives que doit exécuter un bailleur. Cependant,

18 Les parties litigantes peuvent, à l’issue de la visite de l’expert sur les lieux contentieux, se diriger vers un arrangement amiable dont la justice de paix ne conserve pas la trace, l’expert ne déposant pas son rapport au greffe du tribunal. 260 THIBAULT BECHINI même lorsqu’il existe des séries de prix officielles pour le juste chiffrage des travaux, séries établies sur la base de considérations techniques censées ga- rantir la qualité de l’exécution, les experts tiennent compte dans leurs esti- mations des « rabais » que pratiquent les entrepreneurs. Ces rabais peuvent découler du remploi de matériaux, des libertés prises dans la composition des mortiers ou, plus généralement, d’un moindre soin apporté à la réalisa- tion. La part de ces rabais est elle-même soumise à de fortes variations, at- tribuables à la fois à la distance temporelle qui sépare deux expertises, à la nature des travaux expertisés ou à la qualité de l’expert — architecte, ingé- nieur ou entrepreneur. À Marseille, où les séries de prix éditées par la Ville servent de référence, l’entrepreneur de travaux en ciment Michelis, mandaté en 1909 pour évaluer des travaux de peinture, tapisserie et vitrerie, rappelle qu’ « on consent habituellement 20 à 25 % de rabais » sur les prix fixés par la série alors en vigueur19. Quelques années plus tard, en janvier 1914, l’architecte Boët, chargé d’éclairer le tribunal sur la valeur des travaux de plomberie réalisés par Dominique Bondi pour le compte de Giuseppe Saf- fiotti, tout en faisant figurer dans son rapport des prix fixés selon les cri- tères de la série officielle de la Ville de Marseille, précise que « les entrepre- neurs consentent des rabais quelquefois très importants » ; il ajoute qu’« en cette circonstance », il croit devoir appliquer un rabais de 5 %20. Ces estimations pécuniaires, qui, pour un ouvrage de même nature, varient d’un chantier à l’autre, sont tributaires de la configuration sociale et spatiale dans laquelle s’inscrit l’édifice expertisé : la qualité des travaux exé- cutés en centre-ville et de ceux réalisés dans la périphérie ne s’apprécie pas de la même manière. Dans les quartiers populaires, le « bon marché » peut même justifier, aux yeux des experts, un travail « moins soigneusement » exécuté, ainsi que le fait observer, en 1909, l’entrepreneur de travaux en ciment Eugène Michelis, chargé d’évaluer les travaux de peinture et tapisse- rie exécutés dans une petite villa :

En ce qui concerne les tapisseries, l’Expert fait justement remarquer que si le prix des ouvriers de la Ville, travaillant en banlieue comporte un supplé- ment, il ne faut pas oublier qu’il existe en dehors de la Ville un noyau

19 ADBR, 4 U 20 49, Justice de paix du 8e canton de Marseille, année 1909, acte n° 143, rapport de l’entrepreneur Michelis, expert dans l’affaire Blazy contre Ra- petti. 20 ADBR, 4 U 20 56, Justice de paix du 8e canton de Marseille, année 1914, acte n° 32, rapport de l’architecte Boët, expert dans l’affaire Saffiotti contre Bondi. LE CHANTIER COMME MILIEU DE SAVOIR... 261

d’ouvriers indigènes, travaillant moins soigneusement peut-être, mais dans tous les cas à bien meilleur marché que ceux de la ville.21

De façon similaire, les solutions techniques suggérées par les experts et professionnels du bâtiment ne sont pas les mêmes en fonction du type d’habitat considéré. Ainsi, à l’occasion d’une expertise réalisée en 1908 dans une ancienne porcherie transformée en villa, l’entrepreneur chargé des tra- vaux répond à la propriétaire, qui se plaint de malfaçons dans l’exécution du regard d’évacuation des eaux, que « le travail ne se fait pas différemment pour de petits travaux en campagne »22.

• Le mur expertisé : un abrégé des savoirs constructifs locaux Les murs mitoyens, dont l’importance est double, d’une part parce qu’ils servent fréquemment de structure porteuse aux édifices, d’autre part parce qu’ils sont à l’interface des droits immobiliers de plusieurs proprié- taires, constituent une matière litigieuse par excellence. À ce titre, ils don- nent lieu à nombre d’expertises qui permettent de suivre, au fil des décen- nies, la transformation des pratiques de construction dans les quartiers péricentraux de Marseille. Unité de base de la production courante en bâti- ment, le mur, comme support d’expérimentations techniques variées et ob- jet de discussions entre acteurs de la construction, est un milieu de savoir en soi. En 1862, dans le rapport qu’il rédige à la demande du juge de paix, Nicolas Barbaroux, entrepreneur maçon, expert dans le litige qui oppose la dame Remuzat au sieur Laugier, signale que la paroi mitoyenne entre leurs deux immeubles est « très ancienne et construite avec briques et plâtre » ; il ajoute qu’on y a placé des solives pour soutenir les poutres du premier étage et de la toiture, selon « un système ancien dont on ne se sert plus au- jourd’hui parce qu’il a été reconnu qu’il était mauvais ». Aussi préconise-t-il, « pour la sécurité des habitan[t]s », qu’elle soit remplacée par un mur de quarante centimètres d’épaisseur, « une surcharge de neige sur la toiture ou même le placement d’un mobilier un peu lourd sur le plancher du premier

21 ADBR, 4 U 20 49, Justice de paix du 8e canton de Marseille, année 1909, acte n° 143, rapport de l’entrepreneur Michelis, expert dans l’affaire Blazy contre Ra- petti. 22 ADBR, 4 U 20 48, Justice de paix du 8e canton de Marseille, année 1908, acte n° 222, rapport de l’entrepreneur Michelis, expert dans l’affaire Jeansolin contre Carrière. 262 THIBAULT BECHINI

étage » pouvant causer l’effondrement du mur existant23. Laugier estime cependant que Nicolas Barbaroux n’a pas régulièrement rempli son mandat et souhaite qu’un nouveau rapport soit rédigé. Pour déférer à cette de- mande, Louis Bonsignour, entrepreneur maçon désigné par le juge de paix, visite les lieux et formule des conclusions très proches de celles de Nicolas Barbaroux — « les bois d’enfustage placés dans la cloison sont en état de vétusté et leur emploi n’est plus usité dans les nouvelles constructions » — et va même jusqu’à recommander la construction d’« un mur de séparation ayant cinquante centimètres d’épaisseur »24. Malgré des constats communs, la divergence de vue que manifestent les experts relativement à l’épaisseur à donner au mur mitoyen n’a rien de trivial, tant d’un point de vue constructif — il en va de la solidité des im- meubles — qu’économique — les propriétaires doivent se résoudre, ainsi que l’écrit l’expert Barbaroux, à « sacrifier » une portion de leur « emplace- ment », qui sera plus ou moins importante selon le système retenu. De plus, les deux experts préconisent l’emploi de solutions constructives et de maté- riaux différents : tandis que Nicolas Barbaroux suggère de conserver les « morceaux les plus droits et les moins humides de l’ancienne cloison à dé- molir » et de bâtir en briques les interstices à reconstruire, Louis Bonsi- gnour propose d’élever un mur entièrement neuf et de « placer de distance en distance sur sa hauteur des pierres formant repaire [sic] dans les murs des façades ». La diversité des solutions envisagées est le reflet des tâton- nements dont tout chantier est potentiellement l’objet. Les rapports que rédigent les deux experts, dressés « d’après [leurs] consciences et connais- sances » (Louis Bonsignour) ou encore « d’après [leurs] lumières et [leur] conscience » (Nicolas Barbaroux), soulignent que, bien plus qu’une simple formalisation des connaissances techniques dont ils disposent, l’expertise est aussi un lieu et un moment où les « hommes de l’art » sont appelés à débattre des systèmes constructifs les plus à même de garantir la solidité des bâtiments. Les observations des experts, fondées, ainsi que le rappelle le mandataire de la dame Remuzat, Médard Vivian, lui aussi entrepreneur ma- çon, « sur les données pratiques de la maçonnerie », ne sont cependant vali- dées qu’en partie par le juge de paix, qui ordonne que le mur soit recons- truit « avec les dimensions et l’épaisseur qu’il a aujourd’hui », tout en reconnaissant à la dame Remuzat la liberté « de donner audit mur tel excé-

23 ADBR, 4 U 20 22, Justice de paix du 6e canton de Marseille, année 1862, acte n° 6, rapport de l’entrepreneur Barbaroux, expert dans l’affaire Remuzat contre Laugier. 24 ADBR, 4 U 20 22, Justice de paix du 6e canton de Marseille, année 1862, acte n° 22, rapport de l’entrepreneur Bonsignour, expert dans l’affaire Remuzat contre Laugier. LE CHANTIER COMME MILIEU DE SAVOIR... 263 dant d’épaisseur qu’elle jugera convenable en ne la prenant que de son cô- té »25. De fait, le chantier est aussi le lieu où s’élabore une jurisprudence du bâtiment qui doit composer avec les usages locaux aux dépens des considé- rations architectoniques, a fortiori en ce qui concerne l’épaisseur des murs mitoyens, qui n’est pas fixée par la loi. Outre l’échange de vues entre experts qu’ils suscitent fréquemment, les murs litigieux alimentent une vaste iconographie judiciaire, dont la fonc- tion est tout autant de mettre en évidence les malfaçons constructives des parois expertisées que de fournir des indications sur la manière de rebâtir convenablement celles qui sont jugées défectueuses. Le différend qui s’élève, en 1885, entre la veuve Carvin et Toussaint Bonifay, son fermier, au sujet d’un mur de soutènement qui s’est écroulé dans la campagne que pos- sède la requérante aux confins de la ville, suscite la désignation d’un expert, l’entrepreneur maçon François Barthélemy, qui doit déterminer si l’effondrement est lié aux arrosages pratiqués par le fermier — ainsi que l’avance la propriétaire — ou à « la mauvaise assiette et aux matériaux dé- fectueux employés à la construction » du mur — ainsi que le suggère le lo- cataire. L’expert se range aux conclusions du fermier et réalise un croquis évolutif sur lequel il fait figurer l’« ancien mur écroulé » et le « mur à cons- truire », « d’après les principes de la résistance des matériaux »26. Les murs expertisés permettent également d’observer le chevauche- ment de plusieurs générations techniques au travers des procédés qui sont mis en œuvre dans leur construction. Tout au long de la période concernée par notre dépouillement, la mise en œuvre des matériaux traditionnels que sont le plâtre et la chaux se fait de concert avec celle du ciment. On entre- voit des solutions mixtes que les chantiers mettent à l’épreuve et que les experts valident ou récusent lorsqu’ils sont mandatés pour apprécier la qua- lité des travaux réalisés — à moins que ce ne soient eux qui proposent ces solutions. En 1862, l’entrepreneur Marius Barbaroux, expert dans le litige qui oppose les nommés Michel et Aillaud, suggère de conforter un mur mi- toyen en faisant des jambages en briques « placées à bains de ciment » ; dans le même temps, il prescrit de poser « à bains de plâtre » les briques employées dans la construction des arceaux qui complètent l’ouvrage27. Un

25 ADBR, 4 U 20 22, Justice de paix du 6e canton de Marseille, année 1862, acte n° 30, jugement contradictoire, Remuzat contre Laugier. 26 ADBR, 4 U 20 30, Justice de paix du 6e canton de Marseille, année 1885, acte n° 106, rapport de l’entrepreneur Barthélemy, expert dans l’affaire Carvin contre Bonifay. 27 ADBR, 4 U 20 22, Justice de paix du 6e canton de Marseille, année 1862, acte n° 45, rapport de l’entrepreneur Barbaroux, expert dans l’affaire Michel contre Ail- laud. 264 THIBAULT BECHINI demi-siècle plus tard, en 1911, l’architecte Cravio, expert nommé dans le litige qui oppose deux propriétaires mitoyens au sujet d’un mur de clôture, recommande de reconstruire ce mur en « maçonnerie ordinaire composée de chaux hydraulique du Theil et sable de carrière », avec des « pierres pro- venant des carrières environnantes », mais conseille toutefois que le chape- ron soit exécuté « au mortier de ciment »28. Enfin, l’expertise judiciaire concourt à la reconnaissance des savoirs constructifs émergents, dont elle consacre la valeur technique et, par là même, économique. En témoigne la double expertise dont fait l’objet une petite villa construite en 1906 par le maçon cimenteur piémontais Giuseppe Antonio Aghina pour le compte des époux Stripoli-Moccia. Le soubasse- ment des murs porteurs de cette maison comporte une chape isolante en ciment qui est signalée comme un élément de plus-value par les deux ex- perts chargés de concilier le maçon cimenteur et les propriétaires, qui se trouvent en désaccord sur le montant des travaux exécutés29. En soulignant la spécificité des aménagements réalisés par Giuseppe Antonio Aghina, cette expertise judiciaire participe, de concert avec d’autres rapports d’expert, à la construction du champ des travaux en ciment comme milieu de savoir distinct de celui de la maçonnerie générale. Cette autonomisation des travaux en ciment de la maçonnerie générale est confirmée, on l’a vu, par l’apparition en 1898 d’une rubrique dédiée dans l’Indicateur Marseillais. De fait, si les annuaires commerciaux rendent perceptible la formation d’un milieu professionnel dont les acteurs maîtrisent des savoirs constructifs spécifiques, l’expertise judiciaire, tout en décrivant les conditions locales de la mise en œuvre du ciment, contribue à la formalisation des nouvelles pra- tiques de construction. L’apparition d’un nouveau matériau, le ciment, est propice à la struc- turation d’un groupe professionnel qui se distingue par la maîtrise de tech- niques de construction jusqu’alors inconnues. Les chantiers de la ville ordi- naire apparaissent comme un laboratoire où sont expérimentées des solutions constructives qui, sans faire table rase des savoirs préexistants, viennent enrichir les pratiques locales. Leur diffusion souligne l’ancrage du changement technique dans des configurations spatiales et sociales qui n’ont rien d’universel. L’expertise judiciaire, moment de formalisation des « données pratiques de la maçonnerie » tout autant que lieu de débat entre

28 ADBR, 4 U 20 52, Justice de paix du 8e canton de Marseille, année 1911, acte n° 214, rapport de l’architecte Cravio, expert dans l’affaire Esquelle contre Evange- lista. 29 ADBR, 4 U 20 46, Justice de paix du 8e canton de Marseille, année 1906, s.n., rapports de l’architecte Sautel et de l’entrepreneur Arnaud, experts dans l’affaire Aghina contre Stripoli. LE CHANTIER COMME MILIEU DE SAVOIR... 265 experts, fournit à l’historien une voie d’accès à ces configurations qui, en apparence périphériques et triviales, n’en constituent pas moins des milieux de savoir. L’enquête prosopographique conduite à partir de la rubrique des « Entrepreneurs de travaux en ciment » de l’Indicateur Marseillais et le corpus d’expertises réuni grâce au dépouillement des minutes d’un canton de jus- tice de paix, fournissent deux entrées complémentaires l’une de l’autre pour étudier les modalités du changement technique dans la fabrique de la ville ordinaire. Tandis que la biographie collective permet de lier changement technique et changement social en soulignant la précocité de la présence italienne dans le champ des travaux en ciment à Marseille, les minutes de la justice de paix rendent possible la saisie des mutations constructives à l’échelle du mur, unité de base de la production courante en bâtiment et milieu de savoir en soi.

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Varia Cahiers François Viète, série III, 10, 2021, p. 271-294

Analyse des raisonnements évolutionnistes dans les controverses sociotechniques sur les OGM agricoles en France (1990-2010)

Gaëlle Le Dref∗

Résumé Les OGM agricoles sont à l’origine de controverses sociotechniques en France depuis la fin des années 1990. Une analyse des essais et articles produits par les acteurs de cette controverse révèle que les défenseurs comme les opposants aux OGM agricoles font usage de raisonnements évolutionnistes pour convaincre l’opinion de la justesse de leurs vues. Dans cet article, nous présentons une partie de ces raisonnements, tous relatifs aux risques sanitaires, agricoles ou environnementaux. Nous montrons que la controverse scientifique majeure opposant saltationnisme et gradualisme est incidemment restituée à travers ces controverses sociotechniques sur les OGM. In fine, nous nous interrogeons sur le statut de la pensée évolutionniste en tant qu’espace doxique servant à la délibération.

Mots-clés : OGM agricoles, raisonnements évolutionnistes, France, controverse sociotech- nique, risque, controverse scientifique, saltationnisme, gradualisme, espace doxique.

Abstract Agricultural GMOs have been the source of social and technical controversies in France since the late 1990s. An argument analysis of the essays and articles produced by the ac- tors in this controversy reveals that both advocates and opponents of agricultural GMOs use evolutionary reasoning to convince public opinion that their views are correct. In this article, we present some of these arguments, all of which are related to health, agricultural or environmental risks. We show that the major scientific controversy opposing saltation- ism and gradualism is incidentally restored through this social and technicals controversies about GMO. Finally, we question the status of evolutionary thinking as a doxic space for deliberation.

Keywords: Agricultural GMOs, evolutionary reasoning, France, socio-technical controver- sy, risk, scientific controversy, saltationism, gradualism, doxic space.

∗ Université de Strasbourg, Université de Lorraine, Archives Henri-Poincaré - Phi- losophie et Recherches sur les Sciences et les Technologies (AHP-PReST, UMR 7117, CNRS). 272 GAËLLE LE DREF

AR leurs applications, les biotechnologies — entendues comme l’ensemble des techniques issues des génies génétique et enzyma- P tique permettant la manipulation du vivant à un niveau cellulaire et infra-cellulaire — sont omniprésentes dans nos vies (Douzou et al., 2001), en particulier dans les domaines du médical, de l’agroalimentaire, de la bio- chimie ou encore de la recherche scientifique. La plupart des applications biotechnologiques sont socialement bien acceptées et ne suscitent aucune controverse (Le Dref, 2017). Cependant, parmi les techniques issues du gé- nie génétique, certaines sont à l’origine de ce que l’on appelle communé- ment des « controverses sociotechniques », à savoir des controverses à la fois publiques et populaires, articulées autour d’enjeux technoscientifiques, mais aussi socioéconomiques et éthiques, prenant la forme de tribunes dans les journaux ou de débats télévisés, d’ouvrages et d’articles, ou encore de « conférences citoyennes » (Callon et al., 2001 ; Lemieux, 2007). Parmi les techniques suscitant actuellement des controverses socio- techniques, on peut citer les tests et diagnostics prénataux, les tests de pré- disposition génétique, la thérapie génique ou encore les organismes généti- quement modifiés à destination agro-alimentaire (OGM agricoles). Les OGM agricoles sont ainsi devenus objet de controverses sociotechniques dans les années 19901. En France, la controverse atteint un niveau de mé- diatisation important à l’occasion de l’arrivée des premières cargaisons de soja modifié à Anvers en 1996 (Roy, 2011)2. Les OGM agricoles ne cesse- ront plus de susciter une abondante littérature, spécialisée comme vulgari- sée, celle-ci alimentant en retour la controverse — avec un pic de produc- tion allant de la fin des années 1990 à la fin des années 2000. Les chercheurs en sciences humaines et sociales qui se sont consa- crés à cette controverse en France sont nombreux, notamment en sociolo- gie des sciences (Bonneuil, 2006 ; Joly & Marris, 2003 ; Roy, 2001, Boy et al., 2000). Pour notre part, tout en nous référant à ces travaux, nous nous

1 Les organismes transgéniques existent depuis les années 1970 et leur production a suscité très vite de l’inquiétude au point de donner lieu en 1975 à la fameuse confé- rence d’Asilomar, au terme de laquelle les experts présents décidèrent d’un strict confinement en laboratoire des micro-organismes transgéniques (Barinaga, 2000). Cependant, les organismes transgéniques ne devinrent objet de controverse socio- technique que dans le courant des années 1990, avec la perspective d’une mise sur le marché de plantes transgéniques (Bonneuil, 2006). 2 Greenpeace bloqua symboliquement le déchargement des cargos avec une large approbation du public, alors encore en prise avec « la crise de la vache folle ». C’est à cette occasion, le 1er novembre 1996, que Libération titra en première page « Alerte au soja fou ». ANALYSE DES RAISONNEMENTS ÉVOLUTIONNISTES... 273 sommes intéressée à la façon dont les OGM agricoles étaient discutés par leurs défenseurs comme par leurs opposants, à partir d’un corpus franco- phone couvrant la période 1990-2010 — période que nous avons identifiée comme couvrant les débuts, le développement, l’acmé et la stabilisation de la controverse sociotechnique en France. Cet article est fondé sur l’analyse d’un corpus de vingt-cinq textes dédié à la « littérature d’idée », c’est-à-dire des textes dont la finalité est d’exposer, débattre, défendre ou réfuter des thèses ou des opinions faisant socialement débat. Ce corpus est composé, d’une part, d’essais et, d’autre part, d’articles ou chapitres d’ouvrages relevant de la philosophie ou des sciences humaines et sociales3. Nous avons estimé que ces textes s’adressaient à un large public, plutôt cultivé et instruit, désireux de s’informer et susceptible d’être convaincu par les raisonnements des uns ou des autres. Les textes choisis pour composer ce corpus avaient pour carac- téristique d’avoir un point de vue militant, les auteurs apparaissant ainsi à la fois comme traducteurs et acteurs de la controverse sur les OGM, qu’ils soient par ailleurs philosophes, scientifiques, journalistes ou autres4. À partir de ces critères de sélection des textes, nous avons étudié les raisonnements mis en avant par les auteurs afin de ranger à leurs opinions les lecteurs, a priori profanes ou, à tout le moins, indécis. Pour mettre à jour les raisonnement mis en œuvre dans les textes de notre corpus, nous avons utilisé la méthode d’analyse de Stephen Toulmin (1958)5, dont nous avons

3 Dans un second temps, à des fins de comparaison, nous avons constitué un deu- xième corpus, cette fois composé de textes issus d’une revue spécialisée (Cahiers Agricultures, 110 articles), d’une revue semi-vulgarisée (La Recherche, 58 articles) et d’un journal généraliste grand public (Le Monde, 622 articles). L’analyse de ce se- cond corpus a largement confirmé les résultats d’analyse du corpus « littérature d’idées ». 4 Certains de ces auteurs étaient très médiatisés, à l’instar de Jacques Testart ou de Christian Vélot, ceux-ci se considérant d’ailleurs comme des lanceurs d’alerte. La plupart des auteurs dont nous avons retenu les textes étaient scientifiques ou de formation scientifique — et plus particulièrement spécialisés en génétique ou biologie moléculaire d’une part, et en écologie, d’autre part —, mais c’est la position militante de leur texte qui constituait notre critère d’inclusion dans le corpus. 5 Selon Toulmin, il est possible d’analyser un raisonnement et d’en éprouver la solidité en mettant en évidence et en distinguant plusieurs étapes du raisonnement en question : la thèse ou assertion (claim), les faits (grounds), la justification ou l’argument (warrant) — censés faire le lien entre les faits et la thèse —, le ou les fondements (backing) qui rendent l’argument valable, et enfin les restrictions ou objections (rebuttal) qui constituent une réfutation possible ou indiquent les circonstances dans lesquelles le raisonnement (argument) ne peut plus être valable. 274 GAËLLE LE DREF par ailleurs adopté le postulat selon lequel il est possible d’analyser des dé- monstrations relevant des sciences humaines et sociales de la même façon que des démonstrations relevant des sciences de la nature — les deux types de démonstration étant présents dans les discours que nous nous propo- sions d’analyser et souvent mis sur un même plan. Suivant la méthodologie de cet auteur, nous avons distingué plu- sieurs éléments au sein des raisonnements mis en avant par les défenseurs et les opposants aux OGM, à savoir, la thèse (ou assertion), les faits, les ar- guments, le fondement théorique au soubassement des arguments. Nous avons poursuivi notre travail de lecture et d’analyse jusqu’à saturation des données, c’est-à-dire jusqu’à ce que n’apparaissent plus de nouveaux schèmes de raisonnement, selon la définition analytique donnée à ce terme par Toulmin6. Nous avons ainsi procédé à une analyse qualitative, relevant de l’analyse de discours, prenant en compte à la fois la forme du raisonne- ment et son contenu. Grâce à cette méthodologie, nous avons pu établir que, relativement à l’ensemble des schèmes de raisonnement analysables, il était significative- ment fait usage de raisonnements évolutionnistes, c’est-à-dire faisant réfé- rence ou se fondant sur la théorie scientifique de l’évolution7 depuis la fin des années 1990 jusqu’à la fin des années 20008. Au cours des ans, ces rai- sonnements particuliers n’évoluent par ailleurs pas de façon significative que ce soit dans leurs formes, leurs contenus ou leurs usages, et ce malgré les différentes inflexions des termes de la controverse suscitées par les di-

6 Le lecteur trouvera en annexe de cet article quelques exemples de « schèmes de raisonnement » établis au moyen de cette méthode. 7 Nous n’avons pas effectué d’analyse quantitative. Notre observation concernant la part significativement importante des raisonnements évolutionnistes n’est pas réductible à une étude de fréquence des types de raisonnement : il s’agissait d’établir la forme et le contenu de l’ensemble des raisonnements utilisés par les auteurs. Il est à noter cependant qu’une analyse quantitative aurait été complémentaire de notre analyse qualitative et aurait sans doute fourni de précieux éléments d’analyse, notamment en permettant de mettre en relation type de raisonnement, position du locuteur (pour ou contre les OGM), son statut et éventuellement ses domaines de recherche. 8 Nous avons trouvé peu de textes « militants » relevant de la littérature d’idées et datant du début des années 1990, la controverse n’étant pas encore à proprement parler devenue publique et préoccupant essentiellement les spécialistes. Aux mêmes dates, nous avons pu en revanche en trouver dans les Cahiers Agricultures et La Recherche, sans doute du fait du type de lectorat ciblé. ANALYSE DES RAISONNEMENTS ÉVOLUTIONNISTES... 275 verses observations effectuées durant cette période, tant d’un point de vue sanitaire qu’agricole et environnemental9. En outre, nous avons pu établir que ces raisonnements évolution- nistes étaient utilisés aussi bien par les opposants que par les défenseurs des OGM, dans le cadre de démonstrations relevant tant de la philosophie et des sciences humaines et sociales que des sciences de la nature. Nous avons constaté enfin que ces raisonnements évolutionnistes étaient utilisés pour discuter de l’ensemble des « risques »10 — sanitaires, agricoles et environ- nementaux — mis en avant dans le cadre des controverses sociotechniques sur les OGM, à l’exception notable des risques socio-économiques. Nous avons alors voulu comprendre comment un usage aussi diver- sifié de la théorie de l’évolution était possible et comment l’évolutionnisme pouvait permettre aussi bien aux défenseurs qu’aux opposants d’avancer des raisonnements et arguments de façon a priori contradictoire dans le dé- bat. À cet effet, nous avons procédé à une étude philosophique et épisté- mologique de l’histoire de l’évolutionnisme. Cette étude nous a permis de procéder à une analyse plus précise des fondements théoriques des raison- nements employés par les différents acteurs et ainsi de comprendre com- ment un tel usage de l’évolutionnisme était possible dans le cadre de ces controverses sur les OGM. Dans cet article, nous présenterons d’abord les principaux types de raisonnements évolutionnistes dont nous avons pu observer l’utilisation tant par les défenseurs que par les opposants aux OGM agricoles dans le cadre des différents champs de controverse concernés : l’agriculture, la san- té et l’environnement. Cette première partie sera l’occasion de restituer une part de la diversité des raisonnements et arguments évolutionnistes mis en avant par les acteurs de la controverse, et la façon dont ils peuvent se ré-

9 Précisons aussi que si nous n’avons pas pu constater d’évolution remarquable en ce qui concerne les raisonnements évolutionnistes, ce n’est pas le cas d’autres types de raisonnements ou arguments, comme les sociologues des sciences cités ci-dessus ont pu l’observer. 10 Le terme de risque est ici à entendre dans un sens élargi et tel que l’utilisent notamment Michel Callon, Pierre Lascoumes et Yannick Barthes dans Agir dans un monde incertain (2001). Dans le cadre des controverses sociotechniques, le terme de « risque » ne recouvre pas uniquement les risques discutés rationnellement par les experts mais aussi ceux vécus par les acteurs « profanes » en prise avec telle ou telle innovation (Joly, 2001). La question du « risque » est non seulement élargie, mais aussi dépassée par celle du sens et de la possibilité d’intégration sociétale de l’innovation technique dont il est fait débat. Le « risque » ainsi entendu ne concerne pas seulement les questions environnementales ou sanitaires, mais aussi les questions sociales, économiques, culturelles, éthiques ou morales. 276 GAËLLE LE DREF pondre et s’opposer les uns aux autres. Nous exposerons ensuite comment la controverse scientifique opposant l’hypothèse saltationniste à l’hypothèse gradualiste11 est restituée incidemment à travers ces controverses socio- techniques sur les OGM. Nous verrons que, malgré leur référence à une théorie scientifique, les raisonnements évolutionnistes ont en réalité une portée philosophique dans le cadre de la controverse sociotechnique sur les OGM et que, par na- ture, ils ne peuvent prétendre y mettre un terme ni même l’infléchir. Nous conclurons sur l’idée selon laquelle l’évolutionnisme, en tant que doctrine scientifique largement diffusée et vulgarisée, constitue un espace doxique dont les auteurs-acteurs de la controverse peuvent à ce titre user rhétori- quement avec la certitude de pouvoir convaincre leur lectorat.

Un usage récurrent de raisonnements évolutionnistes dans les con- troverses sur les OGM Un OGM est un organisme dont un ou plusieurs gènes ont été mo- difiés ou auquel a été transféré un ou plusieurs gènes issus d’un organisme d’une autre espèce. Les OGM agricoles sont généralement cultivés en plein champ. La plus grande partie, en termes de masse produite, est destinée à l’alimentation, humaine comme animale. La majorité de ces OGM agricoles sont des OGM dits pesticides12, une caractéristique qui motive d’ailleurs,

11 Selon l’hypothèse gradualiste l’évolution naturelle s’effectuerait de façon graduelle, c’est-à-dire de façon continue et progressive, « par petites touches », à mesure que les modifications qui apparaissent à chaque génération, même les plus infimes, sont passées au crible de la sélection naturelle. Au contraire, selon l’hypothèse saltationniste, l’essentiel de l’évolution s’effectuerait « par sauts » ou accélérations brutales, c’est-à-dire à l’occasion de grandes mutations favorables, ayant pour conséquence le passage d’une forme à une autre au sein d’une espèce, voire d’une espèce à une autre. Dans l’Origine des espèces (1859), Charles Darwin défend une hypothèse gradualiste. Bien plus que l’existence même d’un principe de sélection naturelle, cette hypothèse gradualiste suscite d’intenses oppositions et controverses au sein de la communauté des biologistes de l’évolution. Ce n’est qu’avec la consécration de la théorie synthétique de l’évolution que la controverse s’éteint plus ou moins au profit de l’hypothèse gradualiste. Avec les progrès permis par le développement de la biologie moléculaire dans les années 1970, c’est, jusqu’à nos jours, plutôt la part d’accélérations évolutives, sur fond de gradualité, qui est discutée. 12 À l’heure actuelle, 99 % des OGM agricoles sont des plantes dites « pesticides ». Ces OGM sont capables, soit de produire un insecticide grâce un gène qui leur a été transféré, soit de supporter certains herbicides que l’on épand durant leur crois- ANALYSE DES RAISONNEMENTS ÉVOLUTIONNISTES... 277 comme nous allons le voir, une grande partie des controverses sur les OGM. Les OGM agricoles alimentent ainsi une série de controverses parti- cipant de trois grands domaines de risques : socio-économiques et culturels, sanitaires, et enfin environnementaux — ces derniers se subdivisant en risques pour les systèmes agricoles et risques pour les systèmes « natu- rels »13. Ces risques — mais aussi évidemment les avantages supposés des OGM — sont débattus de diverses manières entre partisans et opposants aux OGM. Leur mise en débat suscite ainsi différents types de raisonne- ments, qui mobilisent des arguments, des faits et des fondements théo- riques très variés. Les « faits », les types de risque discutés et la position fa- vorable ou défavorable de l’auteur sont bien sûr à l’origine de raisonnements différents, mais pas seulement. Ainsi, les convictions scienti- fiques ou philosophiques, le champ disciplinaire et la tradition épistémique des acteurs sont autant d’éléments à l’origine de la variété des raisonne- ments énoncés. Parmi la grande diversité et hétérogénéité des raisonnements tenus pas les différents acteurs, se trouvent les raisonnements que nous avons qualifiés d’« évolutionnistes ». C’est à une partie de ces raisonnements parti- culiers que nous allons à présent nous intéresser. Nous allons voir que, si les partisans comme les opposants utilisent de tels raisonnements, ils n’en usent ni de la même façon ni nécessairement pour discuter le même type de risque. Ainsi, selon le cas, les uns et les autres ne disposent pas toujours de raisonnements évolutionnistes, ou encore, ne font pas reposer leur raison- nement sur les mêmes hypothèses constitutives de la théorie contempo- raine de l’évolution. Enfin, on peut souligner que, malgré leur diversité, toutes les catégo- ries de thèses régulièrement mises en avant par les acteurs de la controverse et qui tendent à mobiliser des raisonnements évolutionnistes, ont pour but général de mettre l’accent sur la naturalité ou au contraire sur l’anti- naturalité de la transgénèse14, la naturalité étant considérée comme inoffen- sive et la non-naturalité comme dangereuse. sance contre les « mauvaises herbes », soit encore de produire un insecticide et de supporter un herbicide (Vélot, 2009, p. 93). 13 Les controverses suscitées par les OGM agricoles convoquent de fait l’ensemble des catégories de risques censées caractériser les controverses sociotechniques (Cal- lon et al., 2001). 14 La transgénèse est l’opération par laquelle est effectué le transfert d’un ou de plusieurs gènes dit(s) « d’intérêt » d’une espèce à une autre. Ce que l’on appelle les « nouveaux OGM » ne sont pas des organismes transgéniques, comme le sont la plupart des OGM « traditionnels », mais des organismes obtenus par mutagenèse 278 GAËLLE LE DREF

• Les risques pour la pérennité des systèmes agricoles Une grande partie des raisonnements évolutionnistes que nous avons pu mettre à jour ont pour but de discuter des risques que feraient courir ou non les OGM pour la pérennité des systèmes agricoles, voire pour la sécuri- té alimentaire mondiale. En ce qui concerne ce risque en particulier, ce sont surtout les opposants aux OGM qui font usage de tels raisonnements, sou- tenant donc que les OGM constituent un risque majeur pour la pérennité des systèmes agricoles. Ils mettent souvent en avant l’argument de l’acquisition d’une « résistance » par les « nuisibles ». Les OGM-pesticides induiraient ainsi une évolution des caractéristiques de la population des plantes ou insectes ciblés, ces caractéristiques leur conférant la capacité de ne pas ou peu pâtir des pesticides épandus ou générés par la plante elle- même. L’acquisition de cette résistance aux pesticides est décrite comme inévitable — et catastrophique — par les opposants, qui usent pour décrire ce risque spécifique de raisonnements reposant sur le principe de sélection naturelle15. Dans cette perspective, le défaut majeur des OGM-pesticides consiste dans la possibilité pour le cultivateur d’épandre à volonté ou dans le fait que la plante elle-même produise un ou plusieurs pesticide(s) tout au long de son développement. Et en effet, l’évolution de la faune ou de la flore ciblées dans un tel contexte est bien connue : au cours du temps, les espèces ciblées évoluent pour devenir de plus en plus insensibles aux pesti- cides utilisés16. Les opposants aux OGM ne manquent évidemment pas de rappeler l’existence de ce phénomène maintes fois constaté. Citons, par exemple, Christian Vélot, microbiologiste, qui, dans l’extrait ci-après, prend soin d’expliquer la différence d’impact sur l’évolution des nuisibles de l’usage des pesticides tel que pratiqué en agriculture conventionnelle et celui pratiqué en culture OGM, où la pression de sélection est incomparablement plus forte :

dirigée, c’est-à-dire par des manipulations visant à « muter » des gènes spécifiques à l’aide de diverses techniques, dont le fameux CRISPR-CAS9. 15 Dans le tableau placé en annexe (cas 1), le lecteur trouvera l’analyse du raisonnement rapporté ici selon les principes méthodologiques de Toulmin. 16 De fait, on constate depuis déjà plusieurs années que certaines espèces, insectes ou plantes, par un processus de sélection naturelle, sont devenues résistantes au glyphosate ou à la protéine Bt, à l’image de ce que l’on peut d’ailleurs observer dans le cadre de l’agriculture conventionnelle (cf., par exemple, Russel & Deguine, 2006 ; Fok, 2010). ANALYSE DES RAISONNEMENTS ÉVOLUTIONNISTES... 279

La production permanente d’insecticide par une culture de plantes Bt crée un nouveau milieu de sélection qui peut favoriser le développement de résis- tances chez les insectes. Des insectes résistants (à un insecticide particulier) peuvent apparaître spontanément et être naturellement présents dans une population donnée d’insectes, mais ils sont très minoritaires, et le restent tant que l’on ne crée pas d’avantage sélectif en leur faveur17. Dans l’agriculture conventionnelle où la pulvérisation de l’insecticide est ponctuelle et donc li- mitée dans le temps, il ne porte pas une atteinte massive à l’ensemble des populations de l’insecte concerné au point d’inverser les proportions des in- sectes sensibles et des insectes résistants au sein de ces populations. (Vélot, 2009, p. 130-131)

D’autres raisonnements évolutionnistes sont convoqués par les op- posants aux OGM agricoles concernant les risques relatifs à la pérennité des systèmes agricoles. C’est ainsi le cas des raisonnements évoquant le risque encouru pour la préservation du patrimoine biologique des cultivars, déve- loppés par sélection massale au cours des millénaires de façon qu’ils soient relativement adaptés à différents milieux de culture (qualité du sol, précipi- tation, ensoleillement, etc.) et résistants vis-à-vis des différentes « pestes » et parasites environnants18. Le philosophe Christian Godin (2012, p. 40) souligne ainsi, par exemple, que la substitution parfois massive des OGM aux cultivars tradi- tionnels, d’origine souvent ancestrale, pourrait à plus ou moins long terme constituer un risque pour la sécurité agricole, en nuisant à la richesse du patrimoine mondial des dits cultivars, qui constituent une ressource de ré- ponses adaptatives face aux aléas (pestes, ravageurs, etc.) et aux évolutions environnementales, notamment climatiques. Marc Dufumier (2004), agro- nome, affirme en ce sens que les cultivars traditionnels sont adaptés à leur environnement, alors que les OGM exigent que l’environnement leur soit adapté, de sorte que les paysans du Sud en particulier se voient confrontés à des cultures moins adaptées au climat, au sol et aux parasites et prédateurs locaux, ce qui leur fait courir un risque pour leur sécurité alimentaire.

17 Si les insectes résistants sont et restent minoritaires en l’absence de forte sélection par le pesticide, c’est parce que cette résistance implique généralement un « coût » supplémentaire pour l’insecte et donc un désavantage par rapport aux insectes non résistants (par exemple, dans le cas d’une résistance obtenue par inactivation ou moindre production de la molécule ciblée par le pesticide). 18 La sélection massale est une technique traditionnelle d’amélioration des plantes consistant à sélectionner les graines des meilleurs individus dans une population donnée afin de les ressemer et ainsi obtenir des espèces cultivées de plus en plus adaptées aux besoins humains et aux contraintes agricoles et environnementales. 280 GAËLLE LE DREF

• Les risques sanitaires Opposants comme partisans des OGM agricoles formulent par ail- leurs des raisonnements concernant le risque ou l’innocuité sanitaire relative à la culture ou à la consommation alimentaire d’OGM. Ainsi, contrairement au type de risque précédent, les défenseurs des OGM trouvent aussi ma- tière à puiser dans la théorie de l’évolution pour discuter ou réfuter les risques évoqués par les opposants. Par exemple, les OGM agricoles sont soupçonnés par leurs opposants de constituer une menace potentielle pour la santé des consommateurs, les espèces génétiquement modifiées n’ayant, par définition, pas co-évolué avec l’espèce humaine au cours du temps. Or, à cela, les défenseurs opposent un raisonnement lui aussi fondé sur des considérations évolutionnistes. Ils rappellent ainsi que les cultivars que nous consommons actuellement, à l’instar des OGM, ne sont pas issus de l’évolution naturelle, mais bien de la sélection, fût-elle massale, et même de la manipulation humaine, à l’instar de l’hybridation depuis longtemps pratiquée au moyen des greffes. Le généticien Philippe Lherminier relativise ainsi l’aspect innovant des OGM agricoles, et par-là même leur aspect in- quiétant et risqué. Il rend équivalent organisme transgénique et hybride, insistant sur la profonde continuité de nature entre les techniques issues du génie génétique et les techniques ancestrales de greffage :

Les Romains greffaient leurs arbres il y a deux mille ans et les blés généti- quement remaniés nourrissaient l’Egypte antique. Pourquoi aujourd’hui por- ter sur scène ces lieux communs, pourquoi les présenter comme des innova- tions, qui plus est, compromettantes ? (Lherminier, 2009, p. 6-7)

Selon l’auteur, d’un point de vue sanitaire, les cultivars traditionnels ne seraient donc pas essentiellement différents des OGM agricoles actuels, les premiers n’ayant comme avantage sur les seconds que d’avoir fait un nombre incalculable de fois la preuve de leur innocuité. Les partisans des OGM tendent ainsi à rappeler qu’au cours de son évolution, l’espèce hu- maine a diversifié son alimentation, quittant son régime originel de primate arboricole pour devenir omnivore. Certains, tel Yves Chupeau, spécialiste en biologie végétale, n’hésitent pas à aller jusqu’à défendre l’idée selon la- quelle les OGM sont des plantes comme les autres, c’est-à-dire issues d’une évolution tout à fait comparable à celle caractérisant l’évolution naturelle du vivant végétal. En effet, selon lui, les techniques de transgénèse effectuées pour ob- tenir des OGM ne feraient qu’imiter la « transgénèse naturelle » en tant que ANALYSE DES RAISONNEMENTS ÉVOLUTIONNISTES... 281 processus d’évolution normal du vivant. Chupeau affirme ainsi à propos du transfert de gènes entre espèces que :

On peut penser qu’il s’agit d’un phénomène assez général chez les plantes supérieures, y compris les plantes cultivées […] ce qui veut dire que l’homme et les animaux consomment des plantes transgéniques depuis la nuit des temps. (Chupeau & Testart, 2007, p. 50)

Le transfert de gènes étant un phénomène naturel, l’auteur affirme que la nature produirait ainsi sans cesse des « graines transgéniques », sans que cela n’ait a priori jamais nui à notre santé. Or, comme nous allons le voir à présent, ce type de raisonnement reposant sur l’existence du transfert de gènes en tant que facteur d’évolution est aussi présent dans les controverses spécifiques aux risques relatifs à l’équilibre des écosystèmes naturels et à la biodiversité.

• Les risques environnementaux Les risques relatifs à l’environnement suscitent à leur tour des rai- sonnements évolutionnistes tant de la part des opposants aux OGM que de leurs partisans. D’une manière générale, les controverses spécifiques à l’environnement et à la biodiversité se jouent sur deux fondements théo- riques opposés : soit la tendance inhérente à tout système naturel à évoluer en cas de modification des paramètres est conçue comme un facteur d’inertie, soit, au contraire, cette tendance est conçue comme un vecteur de changements potentiellement catastrophiques au regard de la biodiversité. Par exemple, les anti-OGM utilisent fréquemment le raisonnement scientifique consistant à souligner que, du fait de l’extrême interdépendance de l’ensemble des organismes constituant un écosystème, il est extrême- ment risqué d’y introduire un nouvel organisme. Ils soulignent aussi généra- lement que l’organisme en question est, en outre, artificiellement créé pour être plus compétitif, ou encore que le fait d’introduire un transgène consti- tue un risque inédit — dans l’hypothèse où celui-ci pourrait se transmettre à d’autres organismes par transfert horizontal, ou encore par hybridation —, en étant à l’origine de nouveaux caractères phénotypiques imprévisibles aux conséquences tout aussi imprévisibles. Certains opposants aux OGM soulignent qu’une incertitude pèse sur l’ampleur des perturbations possibles, celles-ci pouvant être suffisantes pour nuire à la « stabilité »19 des écosystèmes, et donc à la biodiversité. Ain-

19 Notons que la notion de « stabilité » en écologie est toute relative, bien qu’elle soit souvent mise en avant par les défenseurs de l’environnement : par définition, 282 GAËLLE LE DREF si, selon le biologiste Pierre-Henri Gouyon, qui estime que la culture d’OGM agricoles constitue une prise de risque trop importante au regard des bénéfices attendus, « les études de génétique écologique ont montré qu’on ne connaît en général pas les effets d’un gène donné dans un envi- ronnement complexe » (Gouyon, 2003), car « même avec une différence d’un seul gène, la complexité écologique reste grande. […] Changer un gène peut modifier beaucoup d’éléments dans l’écologie d’une population » (Gouyon, 2000, p. 29). D’une manière générale, les opposants soulignent que les OGM pourraient remettre en cause certains des équilibres naturels actuels, en tant que systèmes à la fois complexes et fragiles, et, par suite, constituer une menace pour la biodiversité à long terme. Godin (2012, p. 25) rappelle à ce propos que ce qui peut paraître non significatif à l’échelle du temps humain, n’est pas nécessairement le cas à « l’échelle du temps de la nature », c’est-à- dire à l’échelle de l’évolution. Il nous incomberait ainsi de modifier notre évaluation du risque en fonction du temps long de l’évolution — si tant est que l’on adopte un point de vue écologique. Jean-Marie Pelt, botaniste, détracteur des OGM par conviction éco- logiste, convoque un autre type de raisonnement, également évolutionniste, mais servant une posture métaphysique. La transgénèse est alors présentée comme une technique contre-nature, transgressant la barrière des espèces mise en place au cours de l’évolution naturelle. Selon le botaniste, « ce qui se profile à l’horizon du génie génétique, dans un gigantesque pied-de-nez à la nature, c’est la perte de l’identité des espèces » (Pelt, 2000, p. 43). Cette perte « identitaire » est jugée comme potentiellement catastrophique. Dans ce type de perspective, les OGM apparaissent comme des créatures mons- trueuses ne pouvant trouver leur place au sein des systèmes naturels, dont ils ne peuvent que perturber, jusqu’à les compromettre, les relations extrê- mement complexes qui unissent les espèces entre elles et qui sont, au con- traire des OGM, le fruit d’une longue et graduelle évolution20. Or, sur ce point, certains défenseurs des OGM opposent un raison- nement évolutionniste contraire, d’une part, en soutenant que l’évolution peut connaître des phases d’accélération et/ou des sauts, et, d’autre part, en un système écologique est en perpétuelle évolution et donc « instable » (Gouyon, 2000). 20 Le lecteur trouvera dans le tableau en annexe (cas 2) une analyse détaillée de ce type de raisonnement se fondant à la fois sur les sciences de l’évolution et plus particulièrement l’hypothèse de la coévolution et des convictions métaphysiques. Dans la colonne « réfutation », on reconnaîtra par ailleurs le type d’argument pouvant être opposé par les défenseurs des OGM et que l’on trouve dans la suite du texte à travers l’exposition des raisonnements de Chupeau et de Houdebine. ANALYSE DES RAISONNEMENTS ÉVOLUTIONNISTES... 283 soulignant la naturalité des transferts génétiques entre espèces différentes, en tant que facteur normal de l’évolution des écosystèmes. Ainsi, si les op- posants aux OGM insistent sur le fait que ces transferts de gène concernent surtout le règne des bactéries, certains partisans mettent en exergue la bana- lité du transfert de gènes dans les processus évolutifs de l’ensemble du vi- vant. Par exemple, Chupeau, dans sa défense des OGM, affirme ainsi :

L’échange de matériel héréditaire entre organismes parfois très éloignés est un phénomène naturel. Depuis le tout début de l’évolution de la vie, ces processus naturels se manifestent avec une fréquence élevée. Les spécialistes de l’étude des premières formes de vie considèrent aujourd’hui que les trans- ferts de gènes constituent l’un des moteurs essentiels des mécanismes de l’évolution. (Chupeau & Testart, 2007, p. 43)

Chupeau peut ainsi conclure que « les scientifiques ne font que co- pier, et à bien petite échelle, l’œuvre de la nature » (p. 44). De manière assez similaire, Louis-Marie Houdebine, biologiste, souligne la naturalité du trans- fert de gène et son importance dans l’évolution du vivant :

Le transfert de gènes entre espèces n’est pas une invention de l’homme. On l’observe dans la nature. Des gènes étrangers entrés par accident dans un gé- nome peuvent s’y implanter et enrichir ainsi le matériel génétique de l’hôte, qui acquiert de ce fait une certaine supériorité sans devoir attendre une mu- tation spontanée de ses propres gènes. L’apport de gènes étrangers bouscule le plus souvent le génome hôte et accélère très notablement l’évolution, pour le meilleur ou pour le pire. Des traces de tels événements sont très présentes dans les génomes. (Houdebine, 2000, p. 30-31)

Selon ce raisonnement, la nature est censée supporter ce qu’elle en- gendre parfois elle-même de façon contingente, à savoir des êtres « transgé- niques ». En d’autres termes, il n’y a aucune raison d’imaginer que l’on fasse courir des risques particuliers aux écosystèmes ou à la biodiversité en culti- vant des OGM. Les écosystèmes sont implicitement supposés robustes et capables de s’adapter aux changements rapides et brutaux, y compris lors- qu’il s’agit d’« intégrer » des êtres vivants issus de la transgenèse, comme en témoigne du reste le génome des végétaux issus du seul « travail » de l’évolution :

le nombre de transferts de portions d’ADN de différents organismes qui ont contribué, et contribuent encore, aux génomes des végétaux est lui aussi ab- solument faramineux. (Chupeau & Testart, 2007, p. 59)

284 GAËLLE LE DREF

Or, si la nature « bricole » en mêlant les génomes par transfert de gènes ou par hybridation, notre espèce le peut aussi sans inconvénient : de toute évidence, la nature ne s’effondre pas malgré ces échanges génétiques et les accélérations évolutives qu’ils induisent. Bien au contraire : « il faut bien constater que le résultat est plutôt réussi ! » (Chupeau & Testart, 2007, p. 88). Comme nous avons pu le montrer à l’aide de quelques cas, les ac- teurs de la controverse sur les OGM agricoles s’opposent donc les uns aux autres des raisonnements faisant référence à la théorie de l’évolution. Une partie de ces raisonnements ne s’opposent en fait pas directement les uns aux autres, soit qu’ils concernent des « risques » différents, soit qu’ils sou- tiennent des thèses qui ne sont pas absolument contraires, soit encore qu’ils sont de nature différente, les uns relevant plutôt des sciences de la nature et les autres plutôt de la philosophie. Mais comment expliquer que certains raisonnements scientifiques puissent s’opposer entre eux tout en se réclamant de la théorie de l’évolution, comme on l’a vu en ce qui concerne les risques environnemen- taux ? Nous allons voir que s’il est possible pour les protagonistes de la controverse de s’opposer des arguments contraires, tout en se fondant sur la théorie de l’évolution, donc sur une théorie a priori commune, c’est parce qu’il existe des hypothèses concurrentes au sein même de la théorie synthé- tique de l’évolution, qui fait office actuellement de paradigme pour les sciences du vivant (Morange, 2011).

Des fondements évolutionnistes théoriques divergents pour débattre des OGM À moins de s’adresser à un public spécialisé, il est d’usage depuis plu- sieurs décennies de présenter la théorie de l’évolution comme une et uni- fiée, à l’instar de la façon dont le faisait déjà Julian Huxley dans Evolution : the Modern Synthesis (1942). De fait, dans les années 1970, la théorie synthé- tique de l’évolution est considérée comme l’unique théorie de l’évolution validée par la communauté scientifique pouvant servir de cadre de re- cherches aux sciences du vivant (Gould, 2002). Mais, du fait des observa- tions permises par le développement de la biologie moléculaire depuis les années 1970, la théorie a depuis beaucoup évolué et de nouvelles hypo- thèses, parfois très éloignées de l’orthodoxie néodarwinienne21 des « fonda- teurs », ont été discutées ou intégrées (Morange, 2011).

21 On peut citer la théorie neutraliste de Motoo Kimura (1983), qui remet en cause le « sélectionnisme » propre à la théorie synthétique. La théorie d’une transmission ANALYSE DES RAISONNEMENTS ÉVOLUTIONNISTES... 285

Le paradigme néodarwinien est ainsi devenu « composite », selon le concept développé par Donald A. Gillies (2005). Il cohabite avec diverses hypothèses plus ou moins contradictoires, plus ou moins intégrées ou ad- mises par la communauté scientifique, et à la source de différentes contro- verses scientifiques. C’est précisément cette pluralité théorique fondamen- tale et les divergences de point de vue qu’elle induit qui rend possible aux acteurs des controverses sur les OGM, en particulier celles concernant les risques environnementaux (mais aussi sanitaires), de s’opposer des raison- nements évolutionnistes se réfutant les uns les autres. Nous allons voir qu’en se focalisant sur les soubassements théo- riques des différents raisonnements, il est possible de se rendre compte que les opposants aux OGM font appel exclusivement à la version « ortho- doxe » de la théorie de l’évolution, c’est-à-dire à la théorie synthétique. À l’inverse, nous verrons qu’à l’analyse, les partisans, en se référant en particu- lier au phénomène des transferts génétiques horizontaux font, quant à eux, usage de théories plus « hétérodoxes »22.

• La théorie synthétique comme fond théorique exclusif pour les opposants aux OGM Les raisonnements des opposants aux OGM sont particulièrement « traditionnels » au regard de la théorie synthétique de l’évolution telle qu’elle fut formulée par ses fondateurs et telle qu’elle est encore connue et véhiculée aujourd’hui pour le plus grand nombre.

exclusivement héréditaire des gènes fut quant à elle battue en brèche par la découverte des « gènes sauteurs », des échanges génétiques entre espèces symbiotiques et plus généralement de l’importance du transfert horizontal de gènes entre espèces (Bapteste, 2013 ; Combes, 2001). La théorie d’une hérédité exclusivement génétique est elle aussi de plus en plus remise en question du fait des observations effectuées dans le domaine de l’épigénétique (Dajoz, 2012, p. 204 et suiv.). Enfin, la découverte des gènes Hox ou homéotiques a remis en cause l’hypothèse d’une stricte gradualité de l’évolution faite de micromutations génétiques, donnant lieu au champ de recherches de l’« évo-dévo » et à l’élaboration de la théorie des « équilibres ponctués » par Niles Eldredge et Stephen J. Gould (1972). 22 L’usage des termes « orthodoxes » et « hétérodoxes » ne recouvre ici aucun sens péjoratif ou mélioratif. Les deux termes sont utilisés en référence aux travaux de Thomas Kuhn (1962) et à son concept de « science normale ». Ces termes permettent de situer la façon dont les acteurs de la controverse se positionnent par rapport à la théorie synthétique de l’évolution « traditionnelle » ou « académique », telle qu’elle est encore pour l’instant enseignée et vulgarisée. 286 GAËLLE LE DREF

Cela est notamment le cas des raisonnements faisant état du risque accru d’acquisition rapide de résistance(s) par les populations de nuisibles ciblés par les OGM-pesticides. Les opposants soulignent en effet que les OGM-pesticides induisent un nouveau milieu de sélection favorable à cer- taines variations phénotypiques, de sorte qu’une évolution progressive des populations ciblées est inévitable. Le fait que les mutations génétiques à l’origine de ces variations phénotypiques favorables soient transmises par les survivants bénéficiaires de ces mutations à leur descendance, induit en effet une transformation continue, potentiellement rapide, de la population d’insectes ou de plantes. De la même façon, les opposants aux OGM sont fidèles au dogme de la théorie synthétique en soutenant que l’introduction d’un seul nouveau gène dans une population est susceptible de perturber les « équilibres » na- turels de façon imprévisible sur le long terme. Il est aussi tout à fait ortho- doxe de souligner la vulnérabilité ou l’instabilité des écosystèmes en tant que composés d’espèces toutes co-adaptées entre elles et dont les interac- tions produisent les écosystèmes eux-mêmes, et par conséquent l’environnement auquel les différentes espèces sont soumises par le biais de la sélection naturelle. Supposer que la culture d’OGM agricoles pourrait provoquer de nouvelles évolutions au sein des différents écosystèmes au risque de nuire à la biodiversité est notamment conforme à l’hypothèse de Ronald Fisher (1930) sur « l’optimum sélectif » ou encore à celle de Sewall Wright (1931) sur « l’optimum adaptatif », tous les deux situant leurs hypothèses dans le cadre de la théorie synthétique de l’évolution (Gayon, 1992). Toute intro- duction d’un complexe génique menace ainsi potentiellement l’existence d’une ou de plusieurs espèces. De la même façon, les anti-OGM qui soutiennent que les organismes humains ou animaux pourraient ne pas être spontanément adaptés aux mo- difications induites par des transgènes sont tout à fait conformes à la théo- rie néodarwinienne. En effet, d’un point de vue darwinien, prédateur et proie (le « mangeur » et le « mangé ») n’ayant pas co-évolué ensemble de façon graduelle et continue, il pourrait bien se révéler certaines difficultés de métabolisation des nouvelles molécules éventuellement produites par les OGM, avec des risques de toxicité totalement imprévisibles sur le long terme. De manière générale, les opposants sont donc très orthodoxes du point de vue de la théorie synthétique de l’évolution. Ils s’appuient en parti- culier sur l’hypothèse d’une évolution graduelle et continue, reposant sur une suite de micromutations génétiques soumises à la sélection naturelle. Les raisonnements des opposants se fondent ainsi régulièrement, tant pour ANALYSE DES RAISONNEMENTS ÉVOLUTIONNISTES... 287 les risques environnementaux, agricoles que sanitaires, sur l’hypothèse selon laquelle l’évolution ne peut se produire que progressivement, les espèces se transformant les unes en les autres à l’occasion de petites variations favo- rables, c’est-à-dire rendant les individus plus adaptés à leur environnement, parfois sur des temps incommensurables avec la vie humaine et donc diffi- cilement appréhendables pour évaluer les risques encourus.

• Des raisonnements moins conventionnels du côté des défenseurs des OGM Les défenseurs des OGM ne manquent pas de faire référence à la théorie traditionnelle de l’évolution en usant d’hypothèses tout à fait « con- ventionnelles », y compris, par exemple, pour discuter du problème d’acquisition de résistances par les populations de « nuisibles ». Cependant, ils se démarquent des opposants en faisant appel à certaines des hypothèses plus récentes, rendues possibles par les observations effectuées grâce à la biologie moléculaire (cf. supra), en particulier celles qui ont permis de se rendre compte qu’il existe des transferts génétiques inter-espèces, y compris entre des espèces appartenant à des règnes différents. En faisant référence aux transferts génétiques horizontaux — mais aussi à l’hybridation — comme à des phénomènes constitutifs de l’évolution, les partisans des OGM font implicitement référence à la théorie d’une évolution dite réticulée, c’est-à-dire ne reposant pas sur la transmis- sion verticale des gènes au moyen de l’hérédité, la seule originellement prise en compte par la théorie synthétique (Bapteste, 2013). Or, si l’existence de ces phénomènes est admise par la communauté scientifique, leur impor- tance relative par rapport aux autres facteurs de variation et par rapport au principe de sélection naturelle est loin d’être tranchée, de même que l’importance de la fréquence du phénomène lui-même en dehors du règne des bactéries (Dajoz, 2012)23. Ces transferts constitueraient en quelque sorte des macromutations, pouvant être à l’origine d’une évolution non plus graduelle et continue, mais discontinue, en provoquant des « sauts » ou des accélérations évolu- tives. Aussi, faire du transfert génétique entre espèces un phénomène pré- pondérant et/ou régulier — comme le sous-entendent certains défenseurs des OGM pour élaborer leurs raisonnements —, c’est implicitement suppo- ser que l’évolution serait en grande partie réticulée et donc caractérisée par des sauts et des accélérations, ce qui est plutôt hétérodoxe au regard de la

23 Même si leur importance, tant du point de vue de la fréquence que de l’impact sur l’évolution, n’est pas admise de tous, il est en revanche généralement admis que ces transferts ont eu une importance cruciale lors des débuts de la vie sur Terre (Combes, 2001). 288 GAËLLE LE DREF théorie synthétique traditionnelle, et, à tout le moins, sujet à controverse pour les actuels biologistes de l’évolution.

• Les « Anciens » contre les « Modernes » ? Pour prendre la défense des OGM, leurs partisans tendent ainsi à se fonder sur une théorie de l’évolution plus « moderne », en phase avec cer- taines des observations faites au cours des dernières décennies grâce au dé- veloppement de la biologie moléculaire. Pour leur part, les opposants don- nent l’apparence d’être plus orthodoxes et donc d’être du côté d’une théorie plus assurée, validée par des générations de biologistes. Les opposants et les partisans semblent in fine renouer à leur façon avec la controverse scienti- fique majeure qui opposa les tenants d’une hypothèse gradualiste aux te- nants d’une hypothèse saltationniste à la suite de la publication de l’Origine des espèces (1859), et ce jusqu’à l’élaboration de la théorie synthétique et sa consécration (Gayon, 1992 ; Hoquet, 2009). Les protagonistes déplacent donc incidemment la controverse socio- technique sur les OGM sur un plan scientifique, en faisant s’opposer posi- tion gradualiste et position saltationniste, la première permettant plus aisé- ment de raisonner en défaveur des OGM et la seconde en leur faveur. Mais, ce faisant, les acteurs de la controverse tendent à hypostasier cette contro- verse entre hypothèses gradualiste et saltationniste. En effet, s’il existe quelques biologistes prêts à défendre une position radicale (Morange, 2011), la plupart d’entre eux admettent que, sur fond de gradualité et de continui- té, l’évolution puisse connaître de temps à autres des sauts ou des accéléra- tions à l’occasion de circonstances exceptionnelles et/ou de phénomènes biologiques particuliers engendrant des mutations majeures. Ce sont ainsi deux visions « radicalisées » de la théorie de l’évolution qui sont opposées l’une à l’autre par les protagonistes de la controverse. Les premiers utilisent une version traditionnelle de la théorie synthétique qui n’a en fait plus cours — la théorie ayant été largement revue et aménagée (Da- joz, 2012) — et les seconds une version plus moderne de la théorie mais quelque peu outrancière — en faisant des transferts génétiques horizontaux un phénomène biologique fréquent et un facteur prédominant de l’évolution. Les acteurs de la controverse sur les OGM introduisent ainsi une controverse scientifique dont ils gomment soigneusement les nuances et les complexités. Pour les uns comme pour les autres, l’enjeu est évidemment de con- vaincre leur lectorat de l’innocuité ou de la dangerosité potentielle des OGM, en tenant des raisonnements manifestement scientifiques tendant à « démontrer » la naturalité ou au contraire la non-naturalité des OGM. En d’autres termes, d’une part, leur posture vis-à-vis de la théorie de l’évolution ANALYSE DES RAISONNEMENTS ÉVOLUTIONNISTES... 289 est prise en fonction de leurs convictions vis-à-vis des OGM, et, d’autre part, leur usage de la théorie de l’évolution a, en dernier ressort, pour but de resituer le débat des OGM non pas tant sur un plan scientifique que sur un plan métaphysique, en opposant le naturel au non-naturel, étant entendu et non discuté que le naturel est licite et sans danger, et que le non-naturel est illicite et dangereux.

Conclusion Nous avons présenté dans cet article certains des types de raisonne- ments évolutionnistes dont peuvent faire usage les acteurs-auteurs des con- troverses sur les OGM agricoles dans la littérature d’idées. Nous avons vu que partisans comme opposants utilisent ainsi l’évolutionnisme pour servir leurs convictions en jouant sur la diversité des hypothèses constitutives de la théorie de l’évolution actuelle, se gardant bien de révéler aux lecteurs ce qu’une considération plus globale de la théorie pourrait permettre d’arguer en faveur ou en défaveur des OGM. Ce faisant, les protagonistes de la controverse jouent sur deux as- pects, à la fois contradictoires et complémentaires, propres à la théorie de l’évolution. En effet, y faire référence, outre de fournir un raisonnement d’apparence scientifique, qui, en tant que tel, est plus convaincant (Bronner, 2013), permet de situer la délibération dans un cadre de références familier au lectorat ciblé, a priori cultivé et instruit, et, dans le même temps, de jouer sur la compréhension imparfaite du darwinisme (Bronner, 2007) et sur l’ignorance probable de la complexité actuelle de la théorie néodarwinienne. Dans ce contexte de controverse sociotechnique, la théorie de l’évolution offre ainsi un espace de représentations partagées, offrant la possibilité d’un « espace doxique » (Amossy, 2000) aux acteurs de la con- troverse. Elle fournit un espace intellectuel autorisant commodément la délibération à partir de notions et d’opinions communes, à même de trou- ver un écho dans l’imaginaire scientifique et philosophique des lecteurs, et donc de faire sens et de convaincre. Il reste que cet usage de la théorie échoue à mettre un terme à la controverse, au même titre que toutes les autres sortes de raisonnements, y compris ceux se référant à des faits ob- servables ou à des démonstrations expérimentales (Demortain, 2015). On peut supposer que ce qui permet de faire un usage très varié de la théorie, de même que ce qui fait d’elle un espace doxique est aussi ce qui explique qu’elle ne permet pas de mettre fin à la controverse en fournissant les critères d’une normativité permettant de trancher entre ce qui respecte ou transgresse la nature. Le « scandale » (De Blick & Melieux, 2005) n’en finit pas d’exister et de s’approfondir. Rien, en effet, ne permet de con- 290 GAËLLE LE DREF vaincre, et en tout cas pas les raisonnements évolutionnistes, que les oppo- sants aux OGM sont de simples réactionnaires aux croyances obsolètes ou que leurs partisans sont des technophiles prêts à transgresser les lois de la nature au risque de mettre la communauté humaine et toute la biosphère en danger.

Remerciements Je remercie mes rapporteurs pour leur précieux travail de relecture, leur re- gard critique et leurs suggestions avisées.

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Annexe Exemple de deux schèmes de raisonnement évolutionniste obtenus avec la méthode d’analyse proposée par Toulmin (1958)

Assertion L’introduction d’un trans- Les OGM transgressent la « Claim » gène rendant les plantes barrière des espèces et ne mortelles pour leurs préda- peuvent qu’être perturba- teurs naturels est source de teurs des équilibres naturels. risques accrus de résistance chez les insectes ciblés. Faits Les PGM Bt produisent une Les OGM sont des chimères. « Grounds » protéine mortelle pour leurs Ils peuvent posséder les ca- prédateurs naturels grâce à ractéristiques génétiques un gène issu de Bacillus thu- d’espèces distinctes, y com- ringiensis tout au long de leur pris d’espèces appartenant à développement. des règnes différents. La transgénèse fait se croiser des espèces qui n’auraient jamais pu se reproduire en- semble. Justification Les PGM Bt induisent une Les OGM sont des « Warrant » pression de sélection très « monstres », mais qui peu- forte. vent survivre, se reproduire, s’hybrider et supplanter des espèces homologues dont ils peuvent ainsi occuper la « place » dans l’écosystème, menaçant ainsi son « équi- libre » et la biodiversité. Fondement En cas de modification du Les espèces transgéniques « Backing » milieu, les espèces évoluent : menacent les « équilibres » seuls les individus adaptés naturels qui sont « fragiles » survivent, se reproduisent et et peuvent être facilement 294 GAËLLE LE DREF

transmettent le caractère « perturbés » car ils sont le avantageux à l’origine de leur fruit d’innombrables coadap- meilleure adaptation. tations ou coévolutions. Réfutation Il est possible d’empêcher ou Les OGM ne font qu’imiter « Rebuttal » de ralentir les phénomènes la nature car les transferts de résistance en instaurant génétiques interspécifiques des « zones refuges » ou en- font partie de la dynamique core en faisant en sorte que du vivant et de son évolu- la toxine produite par tion. La technique OGM ne l’OGM soit tellement puis- diffère pas essentiellement sante qu’elle éradique les des techniques d’hybridation, populations ciblées. qui sont pratiquées depuis longtemps avec profit et sans dérèglement majeur. Présence de Evolutionnisme biologique : Evolutionnisme biologique : l’évolutionnisme ? Théorie de la sélection natu- Théorie de la sélection natu- relle. relle, coévolution Versus Evolution par transfert de gène horizontal + Ecologisme : Fragilité des écosystèmes, valeur en soi de la biodiversi- té Versus Stabilité ou résilience des écosystèmes, coévolution homme-nature Auteurs cités dans Christian Vélot Jacques Testart l’article faisant ap- Jacques Testart Jean-Marie Pelt pel à ce type de raisonnement