Volume ! La revue des musiques populaires

8 : 2 | 2011 Sex Sells, Blackness too? Stylisation des rapports de domination dans les cultures populaires et postcoloniales The stylization of relations of domination in popular and postcolonial cultures

Franck Freitas, Malek Bouyahia et Karima Ramdani (dir.)

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/volume/2637 DOI : 10.4000/volume.2637 ISSN : 1950-568X

Édition imprimée Date de publication : 15 décembre 2011 ISBN : 978-2-913169-30-2 ISSN : 1634-5495

Référence électronique Franck Freitas, Malek Bouyahia et Karima Ramdani (dir.), Volume !, 8 : 2 | 2011, « Sex Sells, Blackness too? » [En ligne], mis en ligne le 15 décembre 2013, consulté le 10 décembre 2020. URL : http:// journals.openedition.org/volume/2637 ; DOI : https://doi.org/10.4000/volume.2637

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L'auteur & les Éd. Mélanie Seteun 1

Depuis les années 1990, les cultures populaires noires jouissent d’une reconnaissance artistique et commerciale sans précédent. Quelles places occupent les représentations de l’Autre, du corps, des femmes et de la « race » dans ces productions culturelles hautement médiatisées ? Plongeant sans détour dans le chaudron du hip hop et du dancehall mainstream pour aborder des questions scientifiques d’actualité (études postcoloniales, études sur le genre…), ce numéro de Volume ! entend apporter sa pierre à la constitution en cours des cultural studies à la française. Since the 1990s, Black popular cultures have been enjoying an unprecedented artistic and commercial recognition. What role do the representations of the Other, the body, women and race play in these highly publicized cultural productions? With various examples, from hip-hop to dancehall, to Missy Elliott, this new issue of Volume! intends to make its contribution to the current constitution of cultural studies "à la française".

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SOMMAIRE

Sex Sells, Blackness Too? Dossier

Ceci n’est pas une musique noire ! Malek Bouyahia

Bitch et Beurette, quand féminité rime avec liberté Représentation du corps féminin noir et maghrébin dans la musique rap et le R’n’B Karima Ramdani

Extrait d’ouvrage « Get Your Freak On ». Images de la femme noire dans l’Amérique contemporaine “Get Your Freak On”. Sex, Babies, and Images of Black Feminism Patricia Hill Collins

The Emancipation of Mimi ? Les enjeux du tournant communicationnel de Mariah Carey Gérome Guibert

“Blackness à la demande” Production narrative de l’“authenticité raciale” dans l’industrie du rap américain Franck Freitas

Tout n’est pas si noir dans cet Atlantique… noir !Du Bandit au Rebelle : transformations de la masculinité dans la musique reggae Dancehall Werner Zips

There ain’t just Black in the Atlantic, Jack! Transformations of Masculinity from the Outlaw to the Rebel in Dancehall Reggae Werner Zips

Le hip hop : une expression mineure Christian Béthune

Tribune

“Identités” dominantes et dominées :L’État d’Arizona contre les études ethniques Jim Cohen

Notes de lecture hip-hop

Kobena MERCER, Welcome to the Jungle : New Positions in Black Cultural Studies Diane Koch

William-T Jr. LHAMON, Peaux blanches, masques noirs : Performances du Blackface de Jim Crow à Michael Jackson Jean-Paul Lallemand

Nik COHN, Triksta. Life and Death and New Orleans Rap Emmanuel Parent

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La France de Diam's Extrait d'ouvrage

Les combinaisons de Diam’s Denis-Constant Martin

Prix IASPM branche francophone

“The Voice in the Mirror”Michael Jackson : d’une identité vocale à sa mise en image sonore Isabelle Stegner-Petitjean

“The Voice in the Mirror”.Michael Jackson: from a vocal identity to its double in sound Isabelle Stegner-Petitjean

Comptes-rendus

Séminaire du JCMP (Jazz, Chanson et Musiques Populaires actuelles), OMF, 2009-2011 Compte-rendu Bérenger Hainaut

Journée d’étude sur le rock et le metal Laura Maschio

Notes de lecture sur le jazz

Gérard RÉGNIER, Jazz et société en France sous l’occupation Philippe Gumplowicz

Jean-Claude TADDEI (ed.), Les territoires du jazz Yves Raibaud

Laurent CUGNY, Analyser le jazz Grégoire Tosser

Autrement joué. La musique comme puissance d'expérimentation

Christian BÉTHUNE, Le Jazz et l’Occident Pierre Carsalade et Alexandre Pierrepont

George LEWIS, A Power Stronger than Itself: the AACM and American Experimental Music Pierre Carsalade et Alexandre Pierrepont

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Sex Sells, Blackness Too? Dossier

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Ceci n’est pas une musique noire ! This Ain't a Black Music!

Malek Bouyahia

« … C’est par l’existence de cette part des sans- part, de ce rien qui est tout, que la communauté existe comme communauté politique, c’est-à-dire comme divisée par un litige fondamental, par un litige qui porte sur le compte de ses parties avant même de porter sur leurs "droits". Le peuple n’est pas une classe parmi d’autres. Il est la classe du tort qui fait du tort à la communauté et l’institue comme "communauté" du juste et de l’injuste. » Jacques Rancière

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1 Jay-Z, rappeur et homme d’affaire africain-américain, dans une publicité pour RBK * (marque urbaine de Reebok) scandait le slogan : « I am what I am, I got my MBA from Marcy Projects » (traduit en français : « J’ai tout appris dans les rues de Brooklyn, New York »). La marque Reebok a préféré créer une filiale Urban wear qui pouvait facilement s’attacher l’image de rappeurs bad boys sans que l’image de la marque fondatrice soit ni engagée ni entachée par le passé sulfureux de ces artistes. Pour autant, RBK n’essaie pas d’effacer ou de passer sous silence ce passé marqué par la drogue et la violence, entre le passif brutal et l’actualité dorée de ces rappeuses/eurs. Ce qui intéresse cette firme ce n’est pas la posture assagie et la quiétude que peut fournir l’aisance financière. Ce n’est pas non plus un quelconque message moralisateur auquel les États-Unis nous ont habitués. La stratégie marketing a compris le potentiel commercial de tout ce qui vient de la rue. Qu’importe que l’image véhiculée soit, elle, empreinte de clichés raciaux ou sexistes, le rêve américain le vaut bien ! Porté par le fait d’avoir misé sur Jay-z et , une autre icône du gangsta Rap, Reebok a enregistré une augmentation de ses ventes de plus de 350 % 1. L’exemple de Reebok n’est pas un cas isolé. Le sexe et la « race » sont devenus dans la publicité la règle et le canon du savoir-faire marketing 2.

2 Pour autant, doit-on uniquement penser la culture hip hop sous l’angle de l’instrumentalisation et de la place que lui octroie le système néolibéral ? Il est vrai que, comme le fait remarquer Dick Hedbidge : « C’est par le biais de ce processus constant de récupération que l’ordre subverti est restauré et que les sous-cultures (sic) sont intégrées en tant que spectacle distrayant au sein de la mythologie dominante dont elles émanent en partie […]. » (2008 : 98)

3 Le caractère marginal de tout ce qui relève du populaire et du périphérique ne prémunit pas contre la réappropriation et la marchandisation. Il nous faut comprendre que la culture urbaine à laquelle nous nous intéressons ici « est l’un des lieux où la lutte pour et contre la culture du puissant est engagée : c’est aussi l’enjeu de cette lutte. C’est l’arène du consentement et de la résistance » (Hall, 2007 : 78). Que la Fondation Cartier organise un événement en 2009 autour de la culture graffiti ne diminue aucunement le côté subversif du graff’ mais vient démontrer par contre qu’il n’y a pas de cloisonnement de la culture populaire et que le centre aménage toujours des plages de liberté qui offrent le change. C’est dire encore que les formes artistiques populaires peuvent à un moment historique être les vexillaires d’une revendication contre- hégémonique et s’installer à un autre moment dans les dorures du centre et être en adéquation avec les codes et les normes antinomiques d’hier.

4 Le présent numéro interroge le processus de normalisation, qui est en même temps un mouvement d’intégration et de disqualification : telle musique, telle danse, tel graff’, etc., doivent savoir faire montre de crédibilité aux yeux de leur public premier (celui de la rue) qui donnerait ainsi un blanc-seing à une exploitation stylisée de ses valeurs à

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une plus grande échelle et où la taille optimale exclut de fait, du moins marginalise, les productions indépendantes. La stylisation de la culture populaire et la tendance à sa large diffusion peut donner l’impression d’une ouverture aux cultures altérisées. Mais quand on s’y attarde d’un peu plus près, on se rend compte que les majors ne font que tirer leur épingle du jeu en surfant et en produisant les modes du moment. L’expérience subculturelle 3 devient dès lors un produit façonnable et commercialisable. La narration qui renvoie à une mise en récit de l’expérience vécue des minorisé.e.s et qui a servi de ferment à la naissance et au développement du hip hop et plus particulièrement du rap, est devenue, notamment aux États-Unis, la cible du marketing narratif qui a su faire de l’« authenticité raciale » un gage de qualité industrielle (cf. Franck Freitas) et d’édulcorer les politiques identitaires des minorisé.e.s. Ces dernières posent justement la question de la place des identités marginales dans les historiographies officielles du point de vue excentré 4. Ces tentatives de narration à rebrousse-poil se voient le plus souvent taxées de communautaristes et risque même l’interdiction, comme c’est le cas pour les raza studies (cf. Jim Cohen).

5 Le développement des mass-médias a rendu plus aisé la diffusion à la fois du message marketing associant marques de sports et rappeuses/eurs, mais aussi et surtout la vulgarisation, voire la banalisation, des stéréotypes raciaux et sexistes. Depuis une trentaine d’années, paroles et clips de hip hop ont répandu comme une traînée de poudre l’image de femmes noires-américaines à la sexualité débridée et dégénérée réactualisant ainsi les schémas raciaux qui prévalaient du temps du début du Jazz (cf. Patricia Hill Collins).

6 L’évolution du hip hop aux États-Unis a certes ses spécificités 5, mais il n’en demeure pas moins que les mutations que cette culture a connues, ont affecté de façon concomitante les cultures occidentales et périphériques. Il est évident aujourd’hui que la geste rap symbolise le rêve états-unien au même titre que Coca ou McDonald’s. H. Miliani (2002), montre à juste titre comment cette culture, dès les années 1980, a été récupérée par la jeunesse algérienne et montre l’imbrication des pratiques locales en faisant siennes les références de la scène rap transnationale. Il met en avant toute la vitalité de l’écriture rap en conjuguant savamment les emprunts langagiers centraux et la réalité politique périphérique. La marginalité de cette jeunesse n’est plus dès lors un « stigmate [mais un] signe. Un signe qui les ouvre à l’extérieur, qui leur donne un langage universel 6 ». Cette déterritorialisation de la culture rap, originairement ancrée dans le contexte états-unien, crée de nouveaux branchements inédits de mise en scène de l’expérience des populations minorisées qui ne l’exonèrent pas pour autant de la reproduction des stéréotypes (voire de la création de nouveaux). Le fait est que cette parole marginale s’exprime avec toutes ses contradictions, dévoile une présence qui se décline le plus souvent sur le mode du scandale qui suscite l’indignation ou encore l’indifférence. Ne relever que cet aspect scandaleux de la culture hip hop dénote d’une incompréhension totale de sa portée politique (cf. Christian Béthune). Néanmoins, saisir cette portée nécessite non plus seulement l’enregistrement du malaise social stylisé par les rappeuses/eurs ou encore la constatation (par les journalistes et les politiques) de l’atteinte à la dignité de tel ou tel groupe. L’analyse critique, pour ne pas dire postcoloniale, qui est la nôtre dans ce dossier, se veut avant tout un refus de toute pensée dogmatique, y compris celle de l’hybridité (cf. Werner Zips).

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7 Notre démarche tente de saisir les transformations culturelles dont le hip hop est une des nombreuses caisses de résonnance dans ses ambivalences. Cette culture nous offre à cet égard un bel exemple de discours reprenant tous les fondements de la Modernité – la liberté étant le sacro-saint –, en perpétuant notamment la rhétorique fondatrice de l’Émancipation. Pour autant, l’exigence d’une lecture critique nous oblige à saisir les transformations et l’intrication des rapports de pouvoir qui se manifestent, entre autres, dans la continuité des représentations coloniales qui définissent et dictent l’ordre social des sociétés postcoloniales. Une lecture genrée de cette continuité nous permet de saisir comment cette rhétorique de l’Émancipation peut, en même temps, signifier le refus des minorisés de l’identité assignée par le majoritaire, et la construction de figures (la bitch dans le rap et la beurette dans le R&B) qui confortent l’ordre hétéro-patriarcal (cf. Karima Ramdani). Mais, du fait de cette imbrication des rapports de pouvoir et de l’incorporation de la culture hip hop dans des logiques néolibérales, la question de l’émancipation ne peut être appréhendée qu’en analysant les différentes stratégies qui correspondent à différentes époques et donc à différentes contraintes (commerciales, politiques, techniques, etc.) (cf. Gérome Guibert).

8 Trouvères et ménestrels, les rappeuses/eurs le sont assurément aujourd’hui. Ils/elles reflètent à la fois les malaises qui traversent nos sociétés postindustrielles et postcoloniales mais aussi les aspirations liées aux promesses d’émancipation et de liberté chèrement payée dont nous sommes aujourd’hui les comptables. Ils/elles nous font rire à nos dépens et, oserions-nous dire, à leurs dépens. Nul.le autre que leurs textes ne saurait ouvrir le débat et, par là même, résumer ce qui nous a réunis autour de ce projet : « Nos vies font les gros titres dans leurs chapitres Les journalistes flippent et leurs cœurs palpitent S’inquiètent qu’ont fassent sauter sous tes cockpits Y’a pas d’espoir dans mon périmètre Ma côte est nulle à leur applaudimètre Tu peux m’croire, faire l’étonné et sourire avec ironie C’est le point d’vue des damnés des colonies 7 »

BIBLIOGRAPHIE

BÉTHUNE Christian (2004), Pour une esthétique du rap, Paris, Klincksieck.

DYSON Michael Eric (2010), Know What I Mean ? Reflections on Hip-Hop, New York, Basic Civitas Books.

GUIBERT Gérôme, PARENT Emmanuel (ed.) (2004), « Sonorités du hip hop », Volume !, n° 3-2, Bordeaux, Éd. Mélanie Seteun.

HALL Stuart (2007), Identités et cultures. Politiques des Cultural Studies, Paris, Éditions Amsterdam, p. 78

HEDBIGE Dick (2008), Sous-culture. Le sens du style [1979], Paris, Zones, p. 98. Miliani Hadj (2002), « Culture planétaire et identités frontalières », Cahiers d’études africaines, n° 168.

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NEAL Mark Anthony (2004), That’s the Joint ! The Hip-Hop Studies Reader, New York, Routledge.

ROSE Tricia (2008), The Hip Hop Wars : What We Talk About When We Talk About Hip Hop--and Why It Matters, New York, Basic Civitas Books.

ROSE Tricia (1994), Black Noise : Rap Music and Black Culture in Contemporary America, Middletown, Wesleyan University Press.

NOTES

*. Malek Bouyahia, Franck Freitas et Karima Ramdani souhaitent remercier les personnes qui ont contribué de près ou de loin, par leur remarques ou leurs encouragements, à ce numéro. Nous tenons particulièrement à témoigner notre profonde reconnaissance à Elsa Dorlin, Violaine Roussel, Eleni Varikas, Clemens Zobel, Rocé, Hank Willis Thomas et l’ensemble de l’équipe de Volume ! 1. Voir le documentaire de Thibaut de Longeville, Sneakers, le culte des baskets : http:// www.dailymotion.com/video/xbw31x_sneakers-le-culte-des-baskets-part4_webcam#rel-page-3 [en ligne le 10 octobre 2011]. 2. Les publicités Air Jordan par la marque Nike en sont une illustration. Souvenons-nous sinon de la publicité d’Audi criante par son explicitation : « Il a l’argent, il a le pouvoir, il aura la femme », et quand il a le pouvoir, il aura une Audi, en plus de l’argent et du pouvoir « il a une âme ». 3. On préfèrera ici l’usage de subculture à celui de sous-culture pour la différencier du sens commun et lui redonner ainsi sa dimension politique. Lors d’une émission sur France Ô, Eric Zemmour dira par exemple du rap que « c’est une sous-culture d’analphabètes », voir http:// www.youtube.com/watch?v=IqQ-3VhLnsk. 4. On peut par exemple citer la chanson « These are Our Heroes » (2004) de Nas ou encore « Gasoline Dreams » (2000) du groupe Outkast. 5. Voir Béthune (2004), Dyson (2010), Guibert et Parent (ed) (2004), Neal (2004) et Rose (1994 & 2008). 6. Cf. Feixa, cité par H. Miliani (2002 : 768). 7. Casey, « Dans nos histoires », Tragédie d’une trajectoire, Dooeen Damage, 2006.

INDEX

Thèmes : afro-américaine / African-American music, noire / Black music, rap / hip-hop Keywords : femininity / masculinity / gender, imperialism / (post)colonialism, race / racism / ethnicity Mots-clés : féminité / masculinité / genre, impérialisme / (post)colonialisme, race / racisme / ethnicité

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AUTEUR

MALEK BOUYAHIA

Malek BOUYAHIA est doctorant en science politique à l’université Paris VIII Vincennes Saint-Denis, membre du Centre de Recherches Sociologiques et Politiques de Paris (GTM- CRESPPA) ainsi que du Laboratoire des Théories du Politique (LABTOP). Il travaille sur le discours médical et son impact sur les processus de construction des identités postcoloniales. Il a récemment publié au Cahiers du genre (mai 2011), « Genre, sexualité et médecine coloniale. Impensés de l’identité indigène ». mail

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Bitch et Beurette, quand féminité rime avec liberté Représentation du corps féminin noir et maghrébin dans la musique rap et le R’n’B Bitch and Beurette: When Femininity Rhymes with Freedom. Representations of the Black Maghrebian Female Body in Rap and R&B Music

Karima Ramdani

1 LA MUSIQUE RAP ENVISAGÉE PAR RAPPORT AU GENRE ET À LA « RACE » est étudiée aux États- Unis par les féministes africaines-américaines comme Patricia Hill Collins, Tricia Rose, bell hooks 1, etc., qui interrogent les effets pervers des représentations dégradantes 2 qui circulent autour de la mise en scène des corps féminins noirs dans les clips de rap. On peut y voir des femmes presque nues, se dandinant autour de poteaux ou contre des murs, mouillées ou en cage, etc. Bien que la France soit un des pays où cette musique rencontre une large popularité, les recherches interrogeant les cultures populaires à travers l’imbrication des rapports sociaux de genre, de « race » et de classe restent minimes. Pourtant le déploiement du corps féminin noir dans des postures sensuelles – allant parfois jusqu’à la pornographie – est un phénomène visible dans certains clips de rap français comme chez le rappeur Booba, (voir « Rats des villes ») ou même avant cela dans certains clips du célèbre groupe N.T.M. (voir « Ma benz »). Face à la visibilisation importante de ce corps noir, on remarque, à l’inverse, une faible exposition du corps « maghrébin » qui n’est quasiment pas montré dans les clips de rap. En revanche, une grande partie des chanteuses R&B (autre musique urbaine issue de l’expérience noire- américaine et qui a trouvé un écho en France), du moins les plus médiatisées, sont des femmes dites maghrébines : Wallen, Nadia, Kenza Farah, Shérifa Luna, Zaho…

2 Mon article part du contexte français pour interroger la surexposition du corps des femmes noires dans les clips de rap : comment expliquer que la majorité des figurantes dans ces clips soient des femmes, et qui plus est noires ? En intégrant dans mon questionnement une réflexion sur les représentations féminines dans le R&B, j’interroge ensuite l’idée selon laquelle le corps « maghrébin », contrairement au corps noir, serait « par essence » pudique. Je montrerai alors comment on peut expliquer la

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particularité du contexte français par son histoire coloniale. Il s’agira dans cet article de décrypter la construction de deux féminités, à travers deux images : celle de la bitch symbole de la femme noire hypersexualisée dans le rap et celle de la beurette incarnée par les chanteuses « maghrébines » et symbolisant une intégration réussie en France. On peut se demander si l’exposition du corps noir dans le rap ne serait pas un moyen de contester, ou de détourner selon les cas, des images négatives de femmes noires virilisées ou hypersexualisées depuis l’époque esclavagiste ? De même, ne peut-on pas considérer le R&B comme une plateforme commerciale permettant de mettre en avant une « beurette » émancipée qui serait bien loin de l’image de la « femme voilée » soumise et qui pose problème depuis la fin des années 1980 ?

3 Cette réflexion s’inscrit dans une perspective postcoloniale permettant de voir les héritages de l’époque esclavagiste et coloniale dans la création des identités féminines racisées 3. Il s’agira d’observer dans des systèmes de domination différents des analogies dans les stratégies de domination notamment à travers la racialisation des féminités : « noire », « maghrébine » et « blanche ». L’esclavage comme la colonisation sont des périodes charnières dans la construction des stigmates qui sont aujourd’hui réactivés dans des expressions culturelles comme le rap et le R&B, parfois même dans une optique libératrice, soulignant ici les dilemmes quand il s’agit de penser, notamment, l’émancipation des femmes minorisées.

4 J’expliquerai dans une première partie comment la surexposition du corps des femmes noires dans les clips de rap est un moyen d’affirmer une beauté noire amenant à une redéfinition des normes féminines à travers la représentation de la « bitch ». Puis dans une seconde partie, j’expliquerai quels sont les moyens utilisés dans le R&B pour commercialiser une image de « la femme maghrébine » libérée d’un milieu social et familial vu comme oppresseur.

« Say it loud I’m black and I’m proud!4 »

5 Au printemps 2004, le rappeur , alors créateur d’une fondation sur les dons de moelle osseuse dans la communauté africaine-américaine est invité dans le cadre d’une campagne de sensibilisation à intervenir au Spelman College. Il voit sa visite annulée suite à l’appel au boycott lancé par de nombreux étudiants, en particulier des femmes noires. Ces étudiants remettent en cause un clip de Nelly intitulé « Tip Drill 5 », véhiculant des images dégradantes de femmes lascives et hyper-sexualisées6. Affirmer que le rap est tout simplement sexiste et le présenter comme fabriqué par des hommes pour d’autres hommes serait, me semble t-il, une vision trop simpliste. Il faut voir dans cette expression musicale un enjeu culturel où se mène une lutte entre une culture dominante, qui tente de désorganiser cette culture populaire, en tentant de la rendre plus conventionnelle, et ceux qui résistent à cette réappropriation. La mise en avant et la réduction de la culture rap à sa dimension « bling bing » et/ou « gangsta » dans le discours dominant (tenu par les médias, certains responsables politiques, intellectuels et militants…) dissimulent une variété de tendances présentes dans le rap (engagé, festif, etc.). Le sociologue anglais Stuart Hall affirme à ce sujet que « la culture populaire est l’un des lieux où la lutte pour et contre la culture du puissant est engagée ; c’est aussi le lieu de cette lutte. C’est l’arène du consentement et de la résistance » (Hall, 2008 : 78). C’est dans ce sens qu’il parle de « relations de représentation » (Hall, 2008 : 204) où va se mener une lutte des artistes pour avoir aussi

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bien le droit d’accéder à la représentation, ici synonyme de visibilité, que de contester une image stéréotypée du Noir(e). Il s’agit ici de voir si à travers l’instrumentalisation du corps des femmes noires dans les clips de rap, nous ne sommes pas en présence d’un processus de résistance cherchant à contester une des images de femmes noires datant de l’esclavage.

6 Tricia Rose auteur de l’ouvrage intitulé, Black Noise. Rap Music and Black Culture in Contemporary America, se demande pourquoi les hommes noirs affichent autant la féminité des femmes noires ? Elle donne plusieurs réponses. Selon l’auteure, on assiste à une surenchère du corps des femmes noires, l’objectif étant de les montrer comme belles et affriolantes. À travers cette représentation, l’idée est de contredire aussi bien le stigmate de la femme esclave musclée, tout en résistant à la norme féminine diffusée par la culture dominante à savoir un corps fin, avec de longues jambes, une peau claire, de petites lèvres. En effet, selon l’auteure, « l’homme noir affirme l’attractivité du corps des femmes noires dans un environnement culturel dans lequel elles sont esthétiquement rejetées 7 » (Rose, 1994 : 169). Ce processus d’exclusion n’est d’ailleurs pas nouveau et prend ces racines durant l’esclavage. En effet, l’idéologie esclavagiste construit différentes images des femmes esclaves dont certaines facettes seront mises en avant selon le contexte et les besoins politiques. Tout d’abord l’image de la « Mama ». À travers cette représentation l’idéologie esclavagiste va ici glorifier la mère, la ménagère possédant toutes les qualités indispensables pour la bonne gestion du foyer et de l’éducation des enfants. L’espace de prédilection de ces femmes sont les cases, elles sont « maîtresses » de maison, servantes, cuisinières, nounous… et font partie de cette « élite » d’esclaves – toute proportion gardée –, car jouissant de meilleures conditions de vies. Une autre représentation est celle d’un corps féminin noir robuste, ne permettant pas de différencier les femmes noires des hommes noirs. Au même titre que les hommes, celles-ci sont soumises au travail forcé dans les plantations. Aujourd’hui, dans la lignée du discours politique « Black is beautiful » des années 1960, les clips de rap semblent vouloir inverser ce stigmate et cherchent à affirmer une fierté noire. Ces clips exposent une féminité noire sensuelle qui rappelle une autre image construite des femmes noires durant l’esclavage, celle de la Jézabel 8. Contrairement à « la femme noire » virile, celle-ci est érotisée et représentée comme une femme aux mœurs dites légères. Elle correspondrait aujourd’hui à une « pute », une « pétasse » ou une « bitch 9 ». La Jézabel ou la « bitch » sont des mots nés dans des contextes différents mais qui marquent une continuité en termes d’images, celles de la « femme noire » assoiffée de sexe. Durant l’esclavage, cette figure avait pour fonction de « reléguer toutes les femmes noires dans la catégorie de femmes à la sexualité explicite, fournissant ainsi une légitimation suffisamment crédible pour autoriser les agressions sexuelles, largement répandues, commises par les hommes blancs comme en ont témoigné les esclaves noires » (Hill Collins, 1991 : 77). C’est aussi le moyen de décrire « les esclaves noires comme dotées d’un appétit sexuel insatiable, […] les maîtres [s’]attendent à un accroissement de leur fertilité, synonyme d’une plus grande productivité » (Hill Collins, 1991 : 77). Toutes les « images performatives (controlling images 10), transmettent des messages suffisamment clairs concernant les liens entre la sexualité, la fertilité des femmes et le rôle des femmes noires dans l’économie politique » (Hill Collins, 1991 : 78). On peut rajouter à cela le lien fort de ces images avec l’esthétisme intervenant dans un processus politique de racialisation.

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7 Ces images performatives dénigrent esthétiquement les femmes noires représentées comme affreuses, car ne correspondant pas aux critères de beauté : « ces représentations suggèrent que les femmes africaines en particulier et les femmes noires en général, possèdent des traits physiques, sociaux et culturels anormaux. Les traits de la femme africaine sont déformés – ses lèvres sont proéminentes, ses seins flasques et elle est souvent ivre. » (Pilgrim, 2002) Aussi bien dans le système esclavagiste que colonial, je dirais que le noir devient la norme de la laideur, les femmes noires étant décrites comme laides, mais cela n’empêchait pourtant pas « les Blancs [de les] trouver sexuellement attirantes. Pourtant, ce portrait de la femme africaine a une évidente connotation sexuelle : elle est souvent décrite dans une posture sexuelle, nue ou demi-nue, ivre ou tenant un verre, ses yeux suggérant le désir sexuel. C’est définitivement un objet de fantasme, mais pas celui que les hommes blancs devaient convoiter. » (Pilgrim , 2002) La beauté devient clairement une barrière de différenciation raciale. En France, la Vénus hottentote, également appelée Sara Baartman, est une parfaite illustration du processus de construction de la féminité noire. Exposée comme une bête de foire au cours d’évènements ad hoc, elle constitue une figure emblématique de « la femme noire » qu’il faut comprendre comme ne se rapprochant en rien de la norme féminine « blanche et bourgeoise » toute autant construite. En effet, « il y a cette première norme de la féminité (flegmatique, froide, faible, mais moralement toute en retenue, sexuellement innocente, peu entreprenante, etc.), qui s’est constituée par rapport à ces femmes prostituées, débauchées, ces "mules du démon" » (Dorlin, 2008). On peut parler d’un processus de racialisation de la féminité dont la norme, pendant la période de l’esclavage et de la colonisation, serait « blanche » : « Les femmes blanches fines, aux yeux bleus et blondes ne pouvaient pas être considérées comme belles sans l’Autre qui était la femme noire avec des traits africains classiques comme la peau foncée, le nez large, les lèvres épaisses et les cheveux crépus. » (Hill Collins, 1991 : 79) Les femmes noires virilisées ou bien hyper sexualisées sont bien loin d’incarner une vraie féminité que sont censées représenter les femmes blanches soumises elles aussi aux injonctions des hommes blancs hétérosexuels faisant d’elles de bonnes mères, de bonnes épouses.

8 La représentation de la « bitch » dans les clips de rap serait un moyen pour les hommes noirs d’affirmer leur virilité dans une société où elle est remise en cause par la discrimination raciale qui ne permet pas à ces derniers d’assurer le bien-être de leur famille – leur ôtant la place de « chefs ». Ils subissent ce que Rose appelle une « castration sociale ». Selon elle, « [être un] homme en bas [de l’échelle sociale], voire même hors du marché du travail, est un signe de castration, de dépendance ou de féminité. Si l’influence économique et sociale ne permet pas de fournir à l’homme une virilité alors la sphère privée est la deuxième alternative envisagée » (Rose, 1994 : 171). Or il se trouve, ici, que la sphère privée familiale se trouve prolongée au domaine public de la culture, et que les effets dépassent le simple cadre de la famille. Byron Hurt est le réalisateur américain d’un documentaire intitulé Hip Hop : Beyond Beats and Rhymes (2006 11). Ce dernier interroge la culture hip hop à travers la masculinité, le sexisme et l’homophobie. On y trouve des entretiens d’artistes, de rappeurs, d’universitaires, de consommateurs… On y apprend qu’avant le hip hop et sa démonstration exagérée d’une virilité noire, les hommes noirs étaient vus comme dociles dans la société américaine. La féminisation des hommes serait contestée entre autres dans la culture hip hop, cette dernière n’étant rien d’autre que le reflet d’une société américaine. Selon bell hooks 12 le sexisme et la misogynie « glorifiés dans le gangsta rap sont le reflet des valeurs qui

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prévalent dans notre société, des valeurs créées et soutenues par la suprématie blanche capitaliste et patriarcale » (1994). La virilité et la violence font partie intégrante de la société américaine et sont visibles notamment dans la culture hollywoodienne, la culture militaire… C’est pour contester les représentations négatives, qu’une masculinité noire est montrée de manière exacerbée dans le rap permettant ainsi d’affirmer une hétérosexualité. En effet, l’homophobie participerait à ce processus de virilisation nécessaire à la construction identitaire de ce mythique « homme noir » qui n’est surtout pas gay, l’image du cowboy « blanc » hétérosexuel étant un symbole fort aux États-Unis.

9 L’instrumentalisation du corps des femmes noires joue un rôle majeur dans la construction identitaire de la communauté noire, nous amenant à nous demander comment la féminité devient un enjeu important dans la formation d’une culture musicale africaine-américaine ? En effet, le corps féminin noir est rendu attractif sexuellement jusqu’à devenir une norme. Pour figurer dans un clip, les figurantes doivent répondre à des critères précis qui peuvent paraitre problématiques. Stéphanie Binet, journaliste à Libération a eu l’occasion de rencontrer celles qu’on appelle dans le milieu des « video girls ». L’une d’entre elles explique que son ticket d’entrée en tant que figurante c’est son « derrière », elle reconnaît que dans ce domaine être grande et mince n’est pas avantageux. Les mannequins sont vus comme « trop plates […]. Eux veulent des gros seins, des gros culs. Moi, quand je fais des castings, je porte des jeans très serrés pour qu’ils voient que j’ai aussi des formes. J’ai le corps d’un mannequin, je suis grande et fine et je leur dis : "Regardez, j’ai aussi un derrière si vous prenez le temps de jeter un œil" » (Binet, 2007). À première vue on peut parler d’une discrimination par rapport aux femmes « non noires » ne rentrant pas dans les critères définis. Pourtant parler de racisme « à l’envers » ne permet pas de voir que dans ce cas le « noir » n’est plus une marque somatique. Être une femme noire n’est plus une question de couleur, mais c’est répondre à des critères précis de féminité où le « noir » serait ici synonyme de gros seins, fesses bombées, etc., permettant à d’autres femmes « non noires » comme les latinos, les asiatiques, les « Blanches » d’avoir une chance de figurer dans ces clips. C’est parce que ces femmes répondent aux normes féminines diffusées par l’industrie du rap que leur entrée dans ce milieu est assurée.

10 Ce qui ne signifie pas que le noir en tant que teinte ait disparu. Notons qu’il existe une discrimination à l’intérieur de la catégorie « femmes noires », entre les femmes « légèrement noires » et celles que Hill Collins appelle « les filles noires trop grosses et aux cheveux crépus » (Hill Collins, 1991 : 80). En effet, selon l’auteur les « institutions contrôlées par les Blancs affichent clairement une préférence pour les Noirs à la peau plus claire » (Hill Collins, 1991 : 80). Rares sont les clips de rap affichant des « too big Negro girls », les peaux claires semblant faire figure de favorites. Ces images discriminantes dépassent le simple cadre de l’industrie du rap, d’autres institutions comme l’École, les médias, les institutions administratives, les véhiculent. Des institutions, qui, comme l’affirme Hill Collins, ne sont pas « contrôlées par des Africains-Américains et sont clairement la source et les ultimes bénéficiaires de "ces images performatives définies de l’extérieur" » (Hill Collins, 1991 : 85). Pour ce qui est du rap, l’ouverture du marché amène à ce qu’aujourd’hui les principaux consommateurs de cette musique soient les « Blancs ». Ainsi les impératifs commerciaux poussent à mettre en scène des femmes noires en objets sexuels selon ce que se représente l’ensemble de la société nord américaine envers ce groupe.

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11 La musique rap, et toute l’industrie économique autour, ont permis l’ascension sociale de quelques personnalités en termes financiers. Mais si on regarde au-delà de cette libération économique de quelques artistes, producteurs et video girls, on remarque que cette libération économique est rendue possible par l’enfermement des femmes dans des clichés. Les video girls sont souvent des actrices (parfois de porno) ou des mannequins qui sembleraient participer au système qui transforme les femmes noires en objets. Doit-on seulement les voir comme des complices de ce système ? Leur principale motivation correspond souvent à un désir d’ascension sociale et à une profonde envie d’être célèbre. Karrine Steffans, une célèbre video girls, écrit dans son autobiographie, Confessions of a Video Vixen, que « comme de nombreuses jeunes filles, j’ai grandi avec l’espoir de devenir célèbre. J’avais l’habitude de regarder la télévision et de rêver au mode de vie à la Beverly Hills vu dans mes films préférés. […] J’ai atteint la plupart de mes objectifs mais je ne l’ai pas fait de manière conventionnelle. Je suis parvenue à mes fins en utilisant la plus ancienne ruse au monde. Le sexe » (Steffans, 2005 : xi). On peut traduire cela par un profond désir d’ascension et de gloire, le moyen de lancer sa carrière dans le show business et de sortir d’une situation économique fragile. En effet, selon Binet, « pour nombre de video girls, les clips de rap sont une carte de visite pour le cinéma, la télé, des jobs mieux considérés et mieux rémunérés » (Binet, 2007). Cela s’apparente à une simple position stratégique répondant à un besoin fort de reconnaissance sociale et de notoriété car au final « l’identité c’est une position stratégique » (Hall, 2008 : 113). Ce que l’on pourrait voir comme un consentement est le résultat d’une stratégie d’émancipation individuelle et non pas collective, un choix auquel sont confrontées certaines rappeuses africaines-américaines.

12 Penser la question des femmes dans le hip hop permet d’objectiver les ambiguïtés existantes lorsqu’on réfléchit à l’émancipation des groupes en général. En plus de ce dilemme entre résistance et consentement, l’émancipation des femmes est souvent mise au second plan lorsqu’il s’agit du bien être de la nation, dans notre cas ici, du bien être de la communauté. Les institutions « contrôlées par les Africains-Américains peuvent être perçues comme des espaces contradictoires puisqu’il s’agit de lieux où les femmes noires apprennent l’autonomie et la confiance en soi, permettant aux familles, aux églises et aux organisations civiques africaines-américaines de perdurer, mais où en même temps les femmes noires apprennent à subordonner leurs intérêts en tant que femmes à ceux prétendument plus larges de la communauté africaine-américaine » (Hill Collins, 1991 : 86). La bitch (« chienne » ou « salope ») est une Jézabel détournée qui, à première vue, pouvait servir à libérer la communauté noire d’images dégradantes des femmes. Pourtant cette figure est devenue un instrument de catégorisation à son tour, que certaines rappeuses se sont empressées de critiquer. Les rappeuses comme Queen Latifah ou Lil’ Kim ont tenté de critiquer le terme de « bitch » dans certaines de leurs chansons mais de manière différente. Elles interrogent à leur façon cette dichotomie selon laquelle on aurait d’un coté la « sister 13 », une femme moralement acceptable et de l’autre côté la « bitch ». La rappeuse Queen Latifah dans sa chanson « U.N.I.T.Y 14 » s’exclame « Who You Callin’ a Bitch » et dit ceci : « C’est pour cela que je m’exprime, un jour je marchais dans la rue Je portais un short court déchiré car il faisait terriblement chaud J’ai dépassé ces mecs quand ils m’ont rattrapée L’un d’entre eux m’a touché les fesses, il était indécent Je me suis retournée rouge de rage, l’un d’eux était énervé Alors un des mecs m’a dit "yeah, salope" et a ri Comme il était avec ses potes, il essayait de frimer,

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Je lui ai donné un coup de poing dans l’œil et je lui ai dit "Qui traites-tu de tas-pé 15 ?" »

13 Dans un autre registre, le terme « bitch » prend une résonance toute autre lorsqu’il est revendiqué de manière affirmative par la rappeuse Lil’ Kim. Dans sa chanson « Queen Bitch », elle va jusqu’à s’autoproclamer « Queen Bitch ». Les paroles sont simples et sans équivoques : « Frappe fort comme avec un marteau piqueur, tas-pé Je suis un cristal de diamant, lascar Reine des tas-pés [ou] tas-pé de première Tuer un négro pour mon négro par tous les moyens, tas-pé Une scène de crime, tas-pé Une scène de crime, tas-pé Nettoie tout et ne laisse aucune trace, ta-spé […] Un flow si hardcore, qu’les négros bandent encore Siroter du Ziffendales [marque d’alcool] au dessus d’un Chippendale Dévaliser Bloomingdales [chaîne de grands magasins américaine] pour des sacs Prada La Don Dada [statut suprême dans une organisation mafieuse] au féminin qui n’en a rien à foutre de claquer son flouze avec son crew Droit direct comme 9-15, tu vois c’que j’veux dire ? Traverser un quartier de diamantaires avec mon arme à feu M’pavaner avec ma rolex de fortunés Afin qu’tu saches que j’reste cette ta-spé 16 »

14 Queen Latifah dénonce la figure de la « bitch » en soulevant l’absurdité de cette catégorie qui juge les femmes en fonction de leurs tenues vestimentaires et de leurs attitudes. Son objectif dans cette chanson, comme l’indique son titre, est un appel à l’unité entre les hommes et les femmes noirs. C’est pour cette raison qu’elle dénonce, entre autre, toutes formes de violence à l’encontre des femmes. Son appel à la solidarité (U.N.I.T.Y.) au sein de la communauté noire est un appel à la libération d’un groupe mais en termes de collectivité. À l’inverse, Lil’ Kim semblerait davanatge viser une émancipation individualisée et économique, la réussite financière semblant être primordiale pour toutes formes de libération.

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Queen Latifah, Nature of a Sista

Tommy Boy (1991)

15 À titre d’exemple, il suffit d’observer quelques photographies célèbres de ces deux artistes. Queen Latifah est une artiste qui dégage une image de femme sage, sur la pochette de son elle se met en position de prière (ses mains et son visage sont tournés vers le ciel). Le caractère sobre de la photographie – je dirais même pudique – illustre la véritable nature d’une « sista », sous-entendu ici d’une femme moralement acceptable, une femme pieuse.

16 À l’inverse, en véritable « coup de gueule », l’une des photos de Lil’ Kim, prise par le célèbre photographe David LaChapelle 17, opte pour la provocation. On y trouve l’association de la sensualité avec son regard aguicheur, et du « bling bling » avec son corps nu tout entier tatoué de motifs Louis Vuitton, mettant en valeur l’idée de richesse et de luxe ; peut-on y voir une référence au corps esclave anciennement marqué ? Le marquage du corps noir le laisse imaginer. Malgré leurs différences, ces deux rappeuses mettent en avant la pluralité au sein du groupe des femmes africaines-américaines. Elles exposent le champ des possibles, celui de femmes prenant possession de leur corps et définissant leur féminité et assumant dans le cas de Lil’ Kim une « hyper » activité sexuelle.

17 Le processus de racialisation des féminités n’est pas propre à la communauté noire des États-Unis. Lorsque l’on étudie les représentations des femmes dites d’origine maghrébine dans le R&B français, par exemple, on remarque que leurs corps sont aussi instrumentalisés dans un objectif précis : celui de revendiquer un mode de vie où les femmes maghrébines s’émanciperaient de leur milieu familial et social, vu comme oppresseur. Ici, encore se pose la question d’une pseudo-émancipation et de la construction d’une féminité propre, qui serait celle des femmes maghrébines.

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Le R&B 18 où l’émancipation des « beurettes »

18 On a vu ces dernières années se développer en France un genre musical nouveau mêlant à la fois raï et R&B appelé le RaïnB, qui se développa par l’intermédiaire de « djs » comme Kore et Skalp à l’origine de la compilation RaïnB fever 19. Cette réappropriation de la musique R&B, à l’origine africaine-américaine, amène à s’interroger sur la relation du R&B en France avec une partie de la population que l’on qualifie de « maghrébine ». Cette réappropriation sous-entendrait que le R&B serait un élément important de la culture de ces enfants d’immigrés. En quoi consisterait cette culture d’enfants d’immigrés ? Diffère-t-elle de cette culture de l’immigré évoquée par le sociologue Abdelamalek Sayad (1978) ? Ce dernier parle des usages sociaux d’une culture de l’immigré. Pour lui, cette culture est une pure création du groupe dominant, caricaturale et s’imposant comme une évidence. C’est une culture qui reste tout de même déniée car non seulement elle n’est jamais nommée mais surtout elle n’existe que par ses représentations : le couscous, les baklawas, le raï, l’Aïd, le ramadan, l’Islam, le voile, etc. Aujourd’hui il semblerait que le R&B fasse partie intégrante de la culture des enfants d’« immigrés ». Lorsqu’un journaliste demande à la chanteuse R&B Melissa « en France qui dit R&B dit Maghreb, pourquoi à ton avis ? […] Pourquoi les chanteuses R&B viennent-elles quasiment toutes du Maghreb ? C’est assez communautaire tout cela non ? » Cette dernière lui répond que « c’est une musique qui nous ressemble, une musique très mélodieuse […] et il n’y a pas que des maghrébines » (Melissa, 2009). La chanteuse ne donnera pas plus d’éléments de réponse. Alors que cette idée de ressemblance peut laisser perplexe, on peut se demander dans quelle mesure le R&B promouvrait de manières « excessives » des chanteuses d’origines « maghrébines 20 » ?

19 Au même titre qu’aux États-Unis où les représentations des femmes noires dans le rap sont utilisées en vue de critiquer les stigmates hérités de l’esclavage, en France, les chanteuses de R&B vont affirmer de manière positive une certaine pudeur des femmes « maghrébines » alors déniée depuis la colonisation française, notamment en Algérie. Selon Erving Goffman (2003), les stigmates sont des attributs qui disqualifient l’individu en interaction avec autrui. Ils comportent des aspects contradictoires les rendant immuables et effectifs dans différents contextes. Les stigmates ont cette capacité à perdurer dans le temps et l’héritage colonial est aujourd’hui visible à travers les représentations des femmes « maghrébines ». Les chanteuses vont jouer sur l’ambiguïté de ces différents stigmates en redéfinissant l’image de celle communément appelée la beurette comme une femme à la fois belle, séduisante et pudique.

20 D’où vient cette image de beurette 21 ? Lorsqu’elles interpellent la communauté maghrébine, les politiques d’intégration françaises l’identifient essentiellement par la religion musulmane. Un des objectifs de ces politiques est de promouvoir un islam à la française en utilisant notamment celles que l’on appelle la beurette. L’image de cette dernière apparaît à la fin des années 1970, et fait son « coming out » pour signifier l’efficacité du modèle français d’intégration républicaine. Les politiques d’intégration façonnent et utilisent l’image de la beurette pour justifier de l’utilité de ces politiques. Ces dernières soulignent que « l’intégration des musulmanes sera sans doute plus lente et plus difficile que celle des Italiens et des Polonais autrefois, des Portugais aujourd’hui, en raison de l’obstacle de la religion. Ce processus d’intégration sera d’autant plus difficile que la (tradition islamique) est particulièrement défavorable aux femmes, malgré le fait que les plus jeunes aspirent aux mêmes libertés que les

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Françaises que nos lois garantissent… » (Jelen, 1991 : 162). L’intégration de cette communauté est dite mise à mal par sa religion, la plaçant en bas de l’échelle dans ce qui semblerait être une hiérarchie des cultures (euphémisme de l’idée de « races »). De ce point de vue, les femmes musulmanes sont perçues comme les principaux atouts pour propager les valeurs françaises. Tous les domaines de la vie de ces femmes sont concernés : l’éducation, le mariage, l’apparence physique, la sexualité. Sur ce dernier point, les maghrébines doivent prendre tout simplement exemple sur les femmes françaises. C’est ainsi qu’on se réjouit que les beurettes aient « de plus en plus la même attitude que la Française moyenne à l’égard de la contraception » (Jelen, 1991 : 150). La virginité marquerait les corps des femmes maghrébines soumises aux injonctions de leur religion. C’est la culture dite maghrébine, et en particulier l’Islam, qui pourrait expliquer que ces femmes soient pudiques. Se pose dès lors la question de l’émancipation de ces femmes, dont la sexualité semble être un enjeu primordial. La « beurette » est vue comme l’occasion d’une libération sexuelle, une femme assumant une sexualité hors mariage, échappant ainsi au carcan et aux interdits de sa culture « d’origine ». L’image de la beurette se perpétue pour combler un paysage vide dans une communauté où les femmes voilées posent problème aux valeurs laïques et républicaines françaises depuis la fin des années 1980 (Nordmann, 2004 ; Guénif- Souilamas et Macé, 2004 ; Guénif-Souilamas, 2000). Les polémiques autour de la question du voile des femmes musulmanes en France permettent de relancer le débat sur l’émancipation des femmes musulmanes. L’image de la beurette devient ici primordiale le processus d’émancipation des femmes maghrébines, qui viennent d’un milieu hostile, étouffant, posant d’emblée le cadre d’« une pauvre fille de cité ».

21 Sylvia Faure, co-auteure d’un ouvrage intitulé Culture hip hop, jeunes des cités et politiques publiques (2005), affirme que ces dernières années, en plus des figures féminines présentes dans le rap comme la mère et la prostituée, s’ajoute l’image de la femme qui résiste, qui se bat, « qui se respecte ». Dans le R&B ces figures sont aussi présentes, aussi bien dans les textes que dans les images où sont valorisées les représentations de mère, de femmes pudiques « qui se respectent » notamment à travers leurs corps22, de « battantes » qui veulent s’en sortir, etc. Des figures émancipatrices que la musique R&B tente de mettre en avant. Qu’il s’agisse de la chanson « Intouchable » de Sarah Riani, de « Militante » de Kenza Farah, ou encore du fameux « poing levé » d’Amel Bent dans « Ma philosophie », ces chansons parlent de souffrance et appellent à l’espoir, « à la force d’y croire ». Il s’agit pourtant d’interroger cette idée d’émancipation. La chanson « Donna » de Wallen semble réunir tous les ingrédients faisant des femmes, dites de quartiers difficiles, des victimes. Leur identité semble s’effacer dans cet environnement hostile où la réputation est importante : « Donna dans la cité se fait discrète / Elle s’efface c’est juste la petite sœur de ses grands frères23 ». Ces femmes sont tiraillées entre deux choix : être pudique ou bien à l’inverse être lubrique. La chanteuse Wallen semble, dans sa chanson, faire l’apologie de la pudeur, repoussant d’emblée la question de la sexualité de ces femmes à un âge plus avancé, peut-être même dans un cadre marital. Et pour toutes les Donna, pour qui « très vite la pudeur devient un complexe […] et voit le sexe banalisé », Wallen leur répond ceci : « il ne faut pas grandir trop vite ».

22 La victimisation des femmes de cités s’accompagne d’une diabolisation des « mecs de cités ». Ceux que la chanteuse Wallen qualifie « de mecs qui tiennent les murs » sont, pour ces « meufs de cité », des individus malveillants devant lesquels « Donna presse le pas mais pas assez, pour ne pas entendre / Donna c’est qu’une…, Elle s’est fait … par une

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caille ». Dans ce processus de stigmatisation, les femmes sont hyper-fragilisées et les hommes hyper-virilisés passant pour des machos sans aucune éducation. Il s’agit de la figure du « garçon arabe », qu’analysent les sociologues Nacira Guénif-Souilamas et Éric Macé (2004) et dont la particularité est de ne pas s’intégrer. Ce processus de victimisation des femmes n’est pas propre aux femmes dites des quartiers difficiles dont font partie les femmes « maghrébines », mais prend une résonance particulière lorsqu’il s’agit de celles dites de confession musulmane, et cela depuis l’époque coloniale, notamment en Algérie24.

23 La colonisation française à travers la construction de « la femme indigène » a façonné une féminité « maghrébine » représentée à la fois comme une femme aux mœurs dites légères, mais aussi comme une femme triste que la colonisation se donnera pour mission de sauver. Cette émancipation qu’incarnerait la beurette aujourd’hui fait écho aux discours coloniaux sur la place des femmes « maghrébines » dans la société. La racialisation des colonisés passait notamment par une appréciation du statut des femmes dans la société musulmane. Il s’agissait de mesurer le degré de civilisation d’une société selon la condition des femmes et de leur oppression. Et en cela, les musulmans étaient représentés comme étant très éloignés de la modernité. La colonisation française en Algérie 25 a construit à travers des représentations à la fois discursives et iconographiques, une image type de ce qu’est la « femme orientale ». Je m’appuie ici sur les travaux d’Edward Said et de son fameux ouvrage L’Orientalisme. L’Orient crée par l’Occident, où il tente de déconstruire26 cette dichotomie de l’« Orient » et de l’« Occident ». L’idée principale est de comprendre que l’Orient n’est que perception, la croyance en une réalité qui est en fait interprétée sous le prisme d’un regard ethnocentré, racisé et même genré. Selon l’auteur « l’Orientalisme est une école d’interprétation dont le matériau se trouve être l’Orient, sa civilisation, ses peuples et ses lieux » (Said, 1980 : 233). Il s’agit de la constitution d’un savoir dont les représentations sont vues comme la base même de cette connaissance et, dans un sens foucaldien 27, l’Orientalisme est une parfaite illustration du lien entre pouvoir et savoir, l’un participe à la formation de l’autre. Dans ce savoir, l’« Oriental » qu’il soit homme ou femme fait partie d’une « race inférieure » qui fait de lui un dominé, un colonisé, « puisque l’Oriental était membre d’une race sujette, il devait être un sujet : c’est aussi simple que cela » (Said, 1980 : 238). Les femmes « indigènes », notamment algériennes, font partie intégrante, selon moi, de cet « Orient ». Elles sont mises en scène par deux grandes figures contradictoires 28, dans les peintures comme le fameux tableau de Delacroix Les femmes d’Alger dans leur appartement (1834) ; dans la littérature comme celle de Pierre Loti et son ouvrage Les trois dames de la Kasbah (1882), dans les dessins, les cartes postales, etc. (Alloula, 2001 : 80).

24 La Mauresque est cette image qui fait de « la femme indigène » la femme d’exception de l’époque coloniale, une « exception maghrébine » (Savarèse, 2000 : 262). Une particularité due aux nombres d’images de femmes maghrébines diffusées où elles sont représentées par des gravures, des peintures, des photographies, dans les écrits de voyage, etc. Cette Mauresque est souvent représentée les seins nus ; son corps sensuel et érotique, fait d’elle le symbole de la débauche orientale. Figure fantasmée, la Mauresque est une création qui permet d’imaginer un paysage féminin maghrébin qui ne donne rien à voir. En effet, « les Maghrébines ne font pas naturellement l’objet d’une charge érotique plus forte que les autres femmes indigènes : ce sont les sociétés dans lesquelles elles évoluent et le fait qu’elles y soient largement couvertes et cachées qui provoquent, chez les observateurs de la France coloniale, de telles inventions

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fantasmatiques » (Savarèse, 2000 : 131). C’est pour combler un vide que la Mauresque apparaît, les représentations permettent d’exprimer les fantasmes de ce que Malek Alloula appelle un « sous-érotisme colonial » (Alloula, 2000 : 80). Dans ce processus de racialisation, les femmes « blanches » sont censées être la norme féminine et contrairement à la Mauresque, elles ont des vertus, un sens moral faisant de ces femmes de « vraies femmes ». À l’opposé de la Mauresque, on retrouve dans toutes ces représentations la « Fatma illettrée », la musulmane (Hubertine, 1900 ; Bugéja, 1921). Elle correspond à cette femme au foyer, ignorante car inculte qui s’épanouit dans un espace clos qu’est la maison. C’est aussi et surtout cette femme cachée sous son voile qui souffre de la domination de son mari, de son frère, de son père. L’idéologie coloniale tente de représenter ce dernier comme un tyran afin de lui « faire honte […] du sort qu’il réserve à la femme » (Fanon, 1972 : 19). À travers cette figure, les images insistent sur un corps pudique qui ne laisse rien entrevoir car trop voilé ou trop habillé. Les femmes « indigènes » sont marquées somatiquement mais aussi culturellement par la religion musulmane. À travers cette catégorisation, la société coloniale se donne pour mission de sauver ces « pauvres femmes ». Selon le géographe et ethnographe français Émile Félix Gautier les femmes musulmanes sont des femmes cloîtrées et tyrannisées dont l’émancipation semble être « un devoir d’humanité, une loi du progrès » (Gautier, 1955 : 42) pour la société coloniale. C’est donc au nom du progrès et pour aider à l’émancipation des femmes « indigènes » que la mission coloniale en Algérie est nécessaire.

25 Les normes européennes deviennent dès lors la référence en termes de beauté et les femmes « blanches » sont prises comme modèle d’esthétisme. Christelle Taraud, qui a étudié la question de la prostitution coloniale, montre que les prostituées vont même jusqu’à utiliser « des produits européens : rouges à lèvres, fonds de teint, crèmes démaquillantes, poudres de riz pour blanchir leur peau, brillantine, vernis à ongles, fards, parfums et eau de Cologne » (Taraud, 2003 : 277). En plus du teint blanc, les prostituées cherchent à avoir les mêmes cheveux raides et décolorés que les femmes européennes ; « le fait de se raidir ou de se teindre les cheveux n’est pas anodin » (Taraud, 2003 : 278), nous dit l’historienne. À l’inverse, les femmes arabes sont vues comme des femmes laides. La saint-simonienne Suzanne Voilquin, qui a voyagé en Egypte, précise que « la couleur bronzée de leur peau n’est pas désagréable à la vue. Généralement les femmes arabes ne sont pas jolies ; les lignes si pures de l’ovale européen ne se retrouvent chez aucune d’elles ; leurs dents sont très blanches ; mais leur bouche, leur nez, leur front étroit, un peu déprimé, tous ces traits sont sans grâce, sans finesse et surtout sans expression. Leurs yeux seuls sont beaux, noirs et brillants, quand toutefois leur enfance a pu échapper aux effets de l’ophtalmie » (Voilquin, 1978 : 241). Il est clair que physiquement, les femmes arabes ne rentrent pas dans les normes de beauté européenne restant ainsi à jamais l’Autre.

26 Aujourd’hui le R&B s’attèle à donner une autre image des femmes « maghrébines », de femmes jolies et respectables. La chanteuse Wallen dit vouloir s’imposer avec son physique, être jolie, selon elle, cela n’empêche pas d’être « quelqu’un d’équilibré qui aspire à des choses vraies 29 ». On peut être interpellé par l’emploi du terme « équilibré » faisant référence ici à une femme qui se respecte. Pour l’artiste non seulement la pudeur ne doit plus être vécue comme un complexe 30 et les origines culturelles ne doivent pas être une honte. Diverses chansons de R&B insistent sur le respect des femmes et de leurs droits en vertu de leur rôle social de mère, elles font l’apologie de la figure maternelle, comme par exemple la chanson « Yemma » de

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Sheryfa Luna ou « Elle » de Mélissa et Wallen qui a donné le prénom de sa mère « Rahma », que l’on traduit par « Miséricorde », au titre de son dernier album. De plus,

27 cette femme à l’apparence « européenne », c’est-à-dire s’éloignant des codes vestimentaires qu’imposerait la religion musulmane, affirme une pudeur sans pour autant être voilée. Derrière cette idée de « femmes qui se respectent », il faut comprendre que ces artistes parlent de celles qui sembleraient « ne pas coucher » avant le mariage. La pudeur devient alors une qualité autant prisée par des artistes hommes que femmes. Celle qui « donne son corps avant son nom 31 » n’est sûrement pas le modèle à suivre. À la place, la pudeur et la maternité seraient les véritables qualités féminines qui doivent être prisées par toutes les femmes. La carrière de l’artiste Wallen – l’une des figures de proue du R&b français – permet d’illustrer mes propos.

28 À ce jour l’artiste a sorti trois :

Wallen, À force de vivre

Universal (2001)

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Wallen, Avoir la vie devant soi

Universal (2005)

Wallen, Miséricorde

Universal (2008)

29 Wallen s’est réellement fait connaître du grand public à la fin des années 1990. Il est intéressant d’observer son évolution, aussi bien en examinant ses pochettes d’album que ses chansons. La différence entre le premier et le deuxième album est visible notamment à travers leurs titres À force de vivre en 2001 puis Avoir la vie devant soi en 2005. Le titre de l’album Avoir la vie devant soi connote une certaine idée d’émancipation, un appel à vivre, contrairement au titre À force de vivre qui résonne comme le désespoir, comme un mal être montrant une Wallen subissant la vie. La couleur grise de la

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pochette apporte une certaine sobriété à l’album, contrairement aux deux autres qui sont hauts en couleur.

30 Si on s’intéresse aux images du clip « Celle qui a dit non » (en duo avec le rappeur Shurik’n du groupe marseillais IAM) de son premier album, la chanteuse apparaît en longue veste noire façon Matrix avec un chignon et les cheveux plaqués devant. Au contraire, dans le clip « Bouge ta vie », son attitude peut être interprétée comme une envie de changer les choses. Dans le clip l’artiste ressemble à son idole Aaliyah, vêtue d’un baggy assez large, un petit haut jaune serré et les cheveux lâchés sous une casquette, tous les éléments sont réunis pour rappeler le R&B américain. Son apparence décontractée dans le deuxième album diffère de celle du premier album, nous laissant penser à un changement de stratégie commerciale. Elle semble décomplexée, sa posture diffère des deux autres albums, plus confiante depuis qu’elle est devenue mère, elle appelle dans une de ces chansons à : « Conjurer le sort de ceux que la vie tue avant la mort […] Provoquer les causes, ose défier tout ce qui Fait que tout est joué d’avance Chaque vers de ce poème Chaque bouffée d’oxygène C’est mon hymne à la vie, la vie 32 ».

31 Dans son dernier album, Miséricorde, autoproduit 33 sous un autre label, la photographie du disque est un rappel à ses origines. Sur la pochette de l’album, Wallen est habillée en costume berbère ce qui laisse supposer pour elle l’importance de ses racines, l’importance de « comprendre d’où l’on vient surtout quand on est issu de l’immigration 34 ». L’appartenance à un groupe et donc à une origine est nécessaire dans la construction identitaire de chacun. Pour les enfants d’immigrés, il s’agit souvent de se reporter à une histoire qui a souvent était déniée. Cette idée de retour aux origines sera d’ailleurs reprise par d’autres artistes. On la retrouve également chez Sheryfa Luna et son titre « D’ici et d’ailleurs ». Dans une interview la chanteuse dit être particulièrement attachée à cette chanson car « elle parle de [s]es racines, de [s]on histoire et des difficultés en France quand on est une fille "métissée" […]. De par cette chanson, je montre à ma famille et à mon public que je suis fière de mes origines algériennes et de mon métissage » (Luna, 2009). On serait tenté, à travers cet exemple, d’affirmer qu’ici nous sommes en présence de ce que Nacira Guénif-Souilamas nomme une « ethnicisation subjectivée », l’« opération de conversion par laquelle elles [les filles de migrants nord-africains] parviennent à donner un contenu personnel aux différentes personnalités de leur être » (2000 : 183). Cette ethnicisation se distingue de celle dite « subie » qui se définit comme une « assignation à une culture qui leur est adressée sous des formes voilées ou directes par les parents et les "Français". Elle se traduit par l’affirmation d’une identité essentialisée (arabe, musulmane, femme) non pas construite à partir de leur expérience personnelle mais héritée d’un passé traditionnel mythifié » (Guenif-Souilamas, 2000 : 183). Cette logique de retour aux sources est un phénomène récurrent dans le R&B, laissant penser qu’il s’agit simplement d’une stratégie ayant pour objectif de proclamer la fierté de ses origines, la fierté d’un ailleurs dénigré par le monde « occidental ». De même que l’Autre féminin « maghrébin » se trouve idéalisé, cet Ailleurs est souvent mythifié. En revanche, ce qui semble réel et plein d’espoir, c’est l’exemple de Wallen qui décide d’autoproduire son dernier album dans un monde où « l’autoproduction c’est l’affaire des hommes » : n’est- ce pas faire preuve d’audace ?

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32 Le psychiatre Frantz Fanon évoquait déjà à son époque toute la difficulté qui existe pour le dominé de penser des armes de résistances autres que celles inventées par les dominants pour s’imposer. On a bien vu qu’utiliser la féminité comme stratégie de résistance comporte des effets pervers, renforçant des identifications raciales déjà bien diffusées à travers des pratiques et des discours. La condition des femmes dans le hip hop n’est que le reflet de ce qui passe dans les sociétés. « La femme noire » reste à jamais animalisée, « la femme maghrébine » à jamais victimisée, « la femme blanche » modélisée dans des sociétés où la question de l’émancipation des femmes va être utilisée pour discréditer des groupes de population vus comme trop violents, trop sexistes, trop musulmans, un trop plein de trop finalement. Qu’est ce qu’on fait des « renois 35 » qui ne savent pas se trémousser, des « rebeus 36 » qui ne savent pas chanter ? À quand une rappeuse « maghrébine » au hit parade ?

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QUEEN Latifah (1993), « Unity », Black Reign, Motown Records.

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WALLEN (2005), « Donna », Avoir la vie devant soi, Atmosphériques.

WALLEN (2008), Miséricorde, Polydor.

NOTES

1. J’aurai l’occasion de m’attarder plus loin sur les travaux de ces auteures. 2. Dans les clips de rap dits bling-bling, on note une importante mise en scène de corps féminins à moitié nus dans des villas gigantesques avec piscine. Des femmes s’y exhibent sur des voitures de luxe, avec de l’alcool à volonté, des bijoux ostentatoires, etc. Tout objet symbolisant une réussite sociale libérale basée sur le maté- riel ou la consommation est valorisée et les femmes, comme nous le verrons, sont insérées dans ce processus consumériste. L’expression bling bling vient d’ailleurs de « l’argot de la Nouvelle-Orléans et désigne le bruit que font les chaînes en or qui s’entrechoquent et par extension le rap matérialiste du label Cash Money Records », (Cachin, 1996 : 112). 3. Sur ce sujet voir les travaux d’Ann Laura Stoler, (2005 : 75-101). Voir aussi les travaux traitant de la question des zoos humains et de la fabrication des « races », comme l’ouvrage dirigé par Bancel Nicolas et al, (2004). 4. James Brown (1968), « Say it loud I’m black and I’m proud », dans l’album Say it live and loud. 5. Pour de plus amples informations sur la polémique autour de ce clip voir par exemple l’article, « Female students spurn Nelly over explicit rap video Artist’s charity drawn into furor over raunchy clip », le 29 avril 2004, visible sur le site : http://www.chron.com/disp/story.mpl/ nation/2529109.html. Le titre Tip Drill fait référence ici à une femme laide avec un joli corps, bonne que pour le sexe. 6. Dans ce clip, une image en particulier interpelle, on y voit le rappeur Nelly passer une carte de crédit dans l’entre fesses d’une femme. 7. Toutes les traductions de cet article sont de l’auteure. 8. En référence ici à la figure biblique de la Jézabel, princesse phénicienne accusée d’être une ennemie jurée des prophètes de Dieu, ne tolérant d’autre religion que la sienne. Présentée comme une mauvaise femme, elle est accusée de meurtre et de prostitution. 9. Ce terme couramment employé dans les paroles de rap signifie « chienne ». 10. Expression de Patricia Hills Collins permettant de désigner les images stéréotypées fabriquées des femmes noires. Elle en compte quatre principales, à savoir : la « Mammy », la « Matriarch », la « Welfare Mother » (autrement appelée la « Breeder Woman ») et enfin la « Jezebel ». 11. Hurt Byron, Hip Hop : Beyond Beats and Rhymes, visible sur : http://video.google.com/ videoplay?docid=-2020029531334253002. Voir aussi le site officiel du réalisateur notamment sur le contexte de fabri- cation du documentaire et des débats qu’il a suscités : http:// www.bhurt.com/beyondBeatsAndRhymes.php 12. Voir sur la question de la masculinité l’ouvrage de bell hooks (2003).

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13. Terme qui littéralement signifie « sœur ». 14. Queen Latifah (1993), « U.N.I.T.Y », dans l’album Black Reign, Motown Records. L’artiste fut d’ailleurs récompensé aux Grammy Awards en 1995 pour son single. 15. « Pétasse » en verlan. Autre terme couramment employé dans les textes de rap et renvoyant à « fille facile », « chienne » ou « salope ». 16. Lil’ Kim (1996), « Queen Bitch » dans l’album Hardcore, Atlantic. 17. La rappeuse Lil’ Kim collabore avec le photographe David LaChapelle, on retrouve de nombreuses mises en scène de la rappeuse, comme cette photographie symbolisant la marque Louis Vuitton, sur le site de l’artiste, http://www.lachapellestudio.com/portraits/lil-kim/ 18. R&B pour « Rhythm and Blues ». Ce genre musical qui se développe dans les années 1990 et qui combine à la fois les influences du hip hop, de la soul et de la musique pop. Contrairement au rap, on trouve de nombreuses artistes féminines dans le R&B. Ce dernier a une image plus douce, et est vu comme une activité féminine dont les thèmes des chansons tournent essentiellement autour des relations amoureuses. 19. La compilation sort pour la première fois en 2004, elle mêle des artistes de R&B, de raï et de rap. L’an- née 2011 a vu la sortie de son quatrième volume. 20. Voir des débats sur certains forum comme Les chanteuses de R&B en France sont toutes d’origine Maghrébine sur le site : http://mejliss.com/node/1458466?page=1, (consulté le 2 juin 2009) ou bien, Le R&B français serait-il anti-noir ?, http://www.sochoklate.com/?p=436 , (consulté le 19 février 2011). Malgré le fait que l’on puisse questionner de la pertinence de ces analyses, celles-ci peuvent être utilisées comme des indicateurs d’un sens commun constitué autour de cette musique. 21. Terme problématisé par certains chercheurs comme la sociologue Nacira Guénif Souilamas qui en a fait une thèse. La beurette est le féminin de beur qui lui même vient du verlan arabe. Ce terme politiquement correct a été fortement utilisé sous la gouvernance de Mitterrand dans une perspective discutable dite d’intégration des populations « maghrébines ». 22. Je pense notamment à des chansons comme « Elle » de Mélissa ; « Yemma » qui signifie « maman » en arabe de Kenza Farah et Sherifa Luna ; « Militante » ou « Je me bats » de Kenza Farah ; « Donna », Wallen. 23. Wallen (2005), « Donna », dans l’album Avoir la vie devant soi, Atmosphériques. 24. Je me réfère ici à mon travail de thèse en cours intitulé : L’histoire impossible des anonymes. Expériences des femmes « indigènes » algériennes durant la colonisation française (1830-1954). 25. Je parle essentiellement du contexte colonial en Algérie. Mais la construction d’une féminité type orientale peut s’extrapoler à d’autres pays, notamment à ceux du Maghreb. 26. La déconstruction en tant que concept permet de décortiquer n’importe quel type d’écrit, et ceci afin de comprendre les différentes significations d’un texte. En tant que concept, selon Derrida, la déconstruction a pour but d’observer l’architecture de chaque texte et de comprendre ses significations. Ici il s’agit surtout d’observer comment s’est créée une image type de la femme « indigène » maghrébine aussi bien dans les textes mais aussi dans toutes sortes de représentations iconographiques et discursives. 27. Voir sur la question de la relation savoir/pouvoir, l’ouvrage de Michel Foucault (1997). 28. Au même titre que pour les femmes noires, il ne s’agit pas, ici, de masquer une pluralité dans les groupes de femmes « indigènes ». Seulement d’un point de vue méthodologique, je choisis de m’attarder sur les deux grands stéréotypes en usage à l’époque coloniale pour catégoriser les femmes « indigènes » algériennes. 29. Entretien de Wallen (2005) visible sur le site : http://www.youtube.com/watch?v=ZDVEUpKy- Ks 30. Nous aurons l’occasion de voir cela à travers la chanson « Donna » de l’artiste Wallen. 31. Je me réfère ici au célèbre titre du groupe de rap IAM (1999), « Elle donne son corps avant son nom » dans l’album L’école du micro d’argent, Emi France.

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32. Wallen (2005), « Avoir la vie devant soi » dans l’album Avoir la vie devant soi, Atmosphériques. 33. Contrairement aux deux autres albums, la chanteuse a produit tous les titres de son dernier album (à l’exception d’un seul). Voir l’interview de Wallen du 18 janvier 2009 sur le site : http:// www.youtube.com/watch?v=qjZi3E8ywhc&feature=related 34. Interview de Wallen (2008) visible sur le site : http://www.youtube.com/watch?v=ma-Gw9K- ySM 35. Verlan du mot « noire ». 36. Verlan du mot « beur ».

RÉSUMÉS

Il s’agira dans cet article d’analyser la représentation du corps féminin noir, notamment dans la musique rap. Il sera particulièrement question des rappeuses et de l’exposition du corps des femmes (celles que l’on appelle les « video girls ») dans les vidéoclips de rap aussi bien aux États- Unis qu’en France, en soulignant toutefois les similitudes et les différences. Dans le contexte socio-historique du rap français vient en effet s’ajouter — à côté de la représentation du corps noir — une autre figure : celle de la « Maghrébine » particulièrement apparente dans un autre type de musique qui a connu la même expérience de réappropriation de la culture musicale africaine-américaine par une jeunesse postcoloniale en France, à savoir le R&B. Comment ces deux figures révèlent deux dimensions hétéro-normatives et antagonistes de la féminité ? Comment à travers ce dispositif (des techniques qui s’articulent ensemble et jouent ensemble) sont exprimées des normes de genre racisées qui participent de la construction identitaire de tous les groupes ?

INDEX

Keywords : body, communities / minorities, hegemony / domination / exploitation, femininity / masculinity / gender, identity (individual / collective), migration / diaspora / exile, perceptions / representations (cultural), imperialism / (post)colonialism, race / racism / ethnicity, religion / mysticism, sexuality / eroticism / pornography, stereotypes / stigma, videos (music) / clips nomsmotscles Bent (Amel), Farah (Kenza), IAM, Lil' Kim, Queen Latifah, Walden Index chronologique : 1990-1999, 2000-2009 Index géographique : États-Unis / USA, France Mots-clés : communautés / minorités, corps, hégémonie / domination / exploitation, féminité / masculinité / genre, identité individuelle / collective, migration / diaspora / exil, perceptions / représentations culturelles, impérialisme / (post)colonialisme, race / racisme / ethnicité, religion / mysticisme, sexualité / érotisme / pornographie, clips vidéo Thèmes : rap / hip-hop

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AUTEUR

KARIMA RAMDANI

Karima RAMDANI est doctorante en science politique à l’université Paris VIII Vincennes Saint- Denis et membre du Centre de Recherches Sociologiques et Politiques de Paris (GTM-CRESPPA) ainsi que du Laboratoire des Théories du Politique (LABTOP). Son sujet de thèse à pour titre : L’histoire impossible d’anonymes. Expériences des femmes « indigènes » algériennes pendant la colonisation française, 1830-1954. Ses travaux traitent de l’écriture de l’histoire des femmes, particulièrement celles appartenant à des groupes dits minorisés, en questionnant notamment les relations entre les femmes dites de « culture » différente. Elle tente de déconstruire les représentations des femmes musulmanes aussi bien dans un contexte colonial en Algérie que postcolonial aujourd’hui en France, en croisant les rapports de genre, de race, de classe et de sexualité. mail

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Extrait d’ouvrage « Get Your Freak On ». Images de la femme noire dans l’Amérique contemporaine “Get Your Freak On”. Sex, Babies, and Images of Black Feminism

Patricia Hill Collins Traduction : Emmanuel Parent

NOTE DE L’ÉDITEUR

© Routledge pour la publication originale © Éditions Seteun pour la traduction française Les intertitres de l’article ne sont pas de l’auteur, et le texte original a été légèrement réduit pour les besoins de la publication. Les coupes sont indiquées par la mention […].

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1 2001 : MISSY ELLIOTT, la célèbre auteur- compositrice, productrice et chanteuse de rap, envoie son troisième album au top des charts, grâce à un tube survitaminé : « Get Your Freak On ». Clamant à qui veut l’entendre qu’elle peut tenir vingt rounds avec des « Négros » [Niggahs], Missy Elliott martèle qu’elle est vraiment la meilleure, parce qu’elle a un « crazy style ». Dans un remix, la chanteuse Nelly Furtado donne aussi sa version de « Get Your Freak On ». Visant Missy Elliott, Furtado n’est pas en reste : « C’est une freak et moi je suis une putain de golfeuse ». Au cas où on ne l’aurait pas compris, elle ajoute : « C’est qui la Bitch ? Moi ! » Le tube de Elliott devient si populaire que des sites web proposent bientôt des sonneries de portable qui reprennent les sons orientaux hypnotisant du morceau. Et voici qu’on entend jusque dans les Burger King : « Get Your Freak On »… « Hello ? »

2 1981 : Au sommet de sa carrière, Rick James, « the King of Funk », marque les esprits avec « Superfreak ». La chanson parle des fans qui sont dans les coulisses avec leurs copines en espérant accoster une rock star. Superfreak, c’est la fille aux mœurs débridées, toujours sur la brèche. Elle est « plutôt chaude », lui, adore « la goûter », mais ce n’est pas le genre de fille qu’il peut présenter à sa mère. Ce grand succès de Rick James installe durablement le terme de freak dans la pop culture. Midnight Star chante « I’m Your Freakazoid, vient me voir et fait moi mal ». Le groupe Whodini, lui, raconte que les « freaks ne sortent que la nuit ». En 1990, MC Hammer samplera à son tour le « Superfreak » dans son album au succès planétaire, Can’t Touch This. Ironie du sort, lorsqu’en 2001 Missy Elliott sort « Get Your Freak On », Rick James est cité dans le Hall of fame d’un site web potache, The Funny Pages : List of Penises. Au travers d’une liste étrange, qui comptait le « American Penis (ne l’oublie pas chez toi) », le « Macdonald’s Penis (plus de 8 milliards de servis) », et le pénis de l’ « Uncle Sam (we want you) », on finissait par trouver celui de la star du funk : « le pénis de Rick James (il est superfreaky) ».

3 Sous des dehors anodins, le tube de Missy Elliott avait donc un passif. Les différentes strates sémantiques du terme freak se sont sédimentées au carrefour du colonialisme, de la science et du divertissement. Sous le joug colonial, la proximité des peuples d’Afrique de l’Ouest avec les animaux sauvages, et notamment les singes, suscita dans l’imaginaire occidental le spectre de pratiques sexuelles « sauvages », dans un environnement violent et fondamentalement non civilisé (Jordan, 1968 : 3–43). Dans le discours colonial, le stigmate de la noirceur de peau, l’apparence primitive des cultures africaines, marquaient la frontière de l’anomalie la plus complète. Dans un contexte où les sciences européennes étaient comme polarisées par la question du corps 1, les canons de la normalité blanche et occidentale se sont construits en miroir d’une déviance noire, fantasmée, et hyper hétérosexualisée. Le sort réservé à Sarah Bartmann, les expériences médicales forcées sur des femmes esclaves dans les premières heures de la gynécologie, et les expériences odieuses menées sur des patients

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noirs malades de la syphilis à Tuskegee, ces trois exemples illustrent la façon dont la science occidentale a construit la différence raciale, en recherchant dans la physiologie du corps noir la déviance sexuelle (Fausto-Sterling : 1995 ; Giddings : 1992). Parallèlement, la culture du divertissement contribuait elle aussi à la sédimentation des divers sens contemporains du mot freak. Au xixe siècle, le terme est utilisé pour décrire les bizarreries du corps humain qu’on montre dans les foires et les cirques. Les individus qui sortaient de la normalité – femme à barbe, géant et nain –, tous étaient présentés comme des monstres de la nature, pour le plus grand plaisir du public venu les voir.

4 Quand Missy Elliott chante « Get Your Freak On 2 », elle mobilise donc un terme qui a une longue histoire derrière lui. Mais il y a plus. Dans les 20 ans qui séparent les chansons de James et Elliott, le terme freak a littéralement envahi la culture populaire, et s’est immiscé au cœur des questions de sexualité, d’identités sexuées, et des pratiques sexuelles. Le sexe « freaky », c’est celui qui est pratiqué au-delà des limites de la normalité, le « kinky sex » invoqué par Rick James et tant d’autres. Tout comme les concepts de race 3, de genre et de sexualité dont les contours sont toujours mouvants, les sens de freaky, les pratiques freaky et les individus freaks évoluent en permanence. Le terme signifiait à l’origine une proximité sexuelle associée à la noirceur, mais être freaky n’est plus aujourd’hui réservé aux Noirs. Comme le disent Whodini dans un rap : « Les freaks sont de toutes sortes, de toutes les formes et couleurs, mais ce que j’aime le plus chez elles, c’est qu’elles savent vraiment faire l’amour. » James, Elliott ou d’autres artistes noirs ont peut-être montré la voie, mais les usages du freak se sont depuis longtemps affranchis de la seule expérience. Le mot lui-même est d’une résistance étonnante, passant sur le dancefloor comme une danse à part entière (Le Freak), comme un style connotant l’individualité, l’abandon sexuel, la folie, la sauvagerie et de nouveaux usages du corps. « Get Your Freak On » peut ainsi vouloir dire beaucoup de choses pour beaucoup de gens. Être qualifié de freak, être freak ou vivre freak tissent un écheveau complexe de significations sous les feux croisés de la race, du genre et du sexe.

5 Que faire alors des usages, du sens et de la volatilité même du terme freak dans le contexte du nouveau racisme ? Le terme se présente d’ailleurs rarement seul. Nigger (« négro »), bitch (« garce ») et faggot (« pédé ») émaillent eux aussi le langage de tous les jours. Pris ensemble, ces termes nous indiquent que les lignes de force du racisme et du sexisme contre les femmes et les gays sont retravaillées historiquement, et s’expriment pleinement dans les cultures médiatiques contemporaines. Bitch, nigger, freak et faggot ne sont peut-être après tout que des mots. Mais d’un autre côté, ces termes se trouvent à un carrefour idéologique qui reproduit tout comme il résiste aux logiques de domination qui le traversent de part en part. Parce que le nouveau racisme a besoin de nouvelles justifications idéologiques, ces mots participent à la transformation des conditions sociales. Tout en les subissant, les gens s’opposent aussi aux systèmes qui les oppriment. Souvent, c’est en retournant le stigmate qu’ils témoignent de cette faculté de résistance, à la manière des rappeurs noirs qui utilisent le terme nigger pour défier, sur le terrain du langage, l’Amérique raciste (Kennedy, 2002 : 48), même si on peut légitimement débattre de l’efficacité d’une telle stratégie.

6 La nouvelle donne aujourd’hui, sous le nouveau racisme, c’est l’influence déterminante de la culture populaire noire et des mass médias. C’est dans cet espace médiatique que les idées sur la sexualité noire sont débattues et contestées. Dans l’Amérique moderne,

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où les institutions communautaires se sont érodées, la culture populaire a vu son importance décuplée, comme source d’informations et d’idées. La jeunesse noire américaine, en particulier, ne peut plus s’appuyer comme avant sur le dense tissu de familles, d’organisations fraternelles, religieuses et communautaires, de clubs scolaires, sportifs, etc., qui les aidaient à construire leur vie dans un monde social profondément inégalitaire. Les mass médias remplissent ce vide, surtout les films, la télévision, et la musique qui forment le marché de la culture populaire noire. Avec les nouvelles technologies qui accroissent de façon considérable la création et la diffusion de l’information, les mass médias ont un besoin toujours plus vorace d’histoires et de matériaux culturels divers pour les chaînes câblés, les jeux et autres canaux publicitaires. Du fait de son autorité et de sa capacité à influer sur les perceptions du monde, la sphère médiatique mondialisée véhicule des images de la féminité et de la masculinité noires. Ce faisant, elle charrie inévitablement des idéologies raciales, de genre, de sexe et de classe.

7 Dans les années 1990, la culture populaire noire américaine a commencé à générer d’importants profits. À partir de ce moment, la culture africaine-américaine fut photographiée, enregistrée et/ou numérisée, et disséminée aux quatre coins du globe. Cette nouvelle culture commerciale noire est très marketing. Elle a donné un coup de fouet aux industries de la culture, qui puisent abondamment dans le style et les œuvres de la jeunesse urbaine noire. Dans ce contexte, l’image des femmes et des hommes noirs américains représente un enjeu majeur et l’objet de luttes intenses. Le nouveau racisme, ai-je dit, a besoin de nouvelles justifications idéologiques, et les images performatives [controlling images] de la féminité et de la masculinité noires y concourent pleinement 4. Dans le même temps, ces lieux médiatiques sont investis par les hommes et les femmes noirs pour s’opposer au racisme, à l’exploitation de classe et au sexisme.

8 Ce qu’il faut bien comprendre, c’est que dans un contexte post apartheid, les images de la différence raciale se sont nécessairement transformées pour s’adapter à l’idéologie color-blind mise en place à l’issue des luttes pour les droits civiques. Ces images ont alors souvent pris la forme d’une différence de classe. Dans les années 1980 et 1990, aux images classiques des Noirs pauvres et d’ouvriers se sont ajoutées des représentations opposées d’une forme nouvelle de respectabilité noire, qui servaient à qualifier une classe moyenne noire en devenir. La culture des pauvres et de la classe ouvrière était présentée comme « authentiquement » noire, au détriment des classes moyennes noires. Dans les séries télévisées, c’était les pauvres qui parlaient « noir », marchaient « noir », qui avaient une attitude « noire ». N’ayant pas assimilé les valeurs et les standards américains, il était somme toute normal que ces gens-là soient confinés dans les ghettos. À l’inverse, c’est parce que les personnages de la classe moyenne et de la bourgeoisie noire ne possédaient pas ces attributs ethnoculturels, qu’on pouvait considérer que les Noirs riches et assimilés étaient prêts pour l’intégration raciale. Cette convergence des représentations de classe et de race a aussi un impact sur les notions de genre et de sexe. Les représentations de l’authenticité des pauvres et de la classe ouvrière noire, et par effet de miroir, celles de la respectabilité middle-class, viennent toujours – et de plus en plus – sous des formes genrées. À mesure que la féminité et la masculinité noires se trouvaient reformulées au travers du prisme de la classe, une constellation mouvante d’images de la féminité noire reconfigurait la sexualité des femmes noires et venait donner une assise idéologique au nouveau racisme.

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La « Bitch5 »

9 Les images des femmes noires des milieux populaires semblent se polariser autour de deux stéréotypes : la « Bitch » d’une part, et la « Bad Black Mother » d’autre part – soit dans leurs rapports aux hommes, et aux enfants. L’image dominante de la « bitch » est une première représentation, qui décrit les femmes noires sous des dehors agressifs, braillards – des femmes grossières et arrogantes. Cette image, qui devient de plus en plus dominante lorsqu’il s’agit de penser les femmes pauvres et issues des milieux populaires, est d’une certaine manière une version moderne et revisitée de la mule de l’époque de l’esclavage. Mais là où la mule était simplement opiniâtre et têtue (c’est-à- dire opposant une résistance passive), devant être poussée et surveillée en permanence, la bitch est agressive et cherche ouvertement la confrontation. Le terme de bitch est clairement conçu pour remettre les femmes à leur place. Traiter quelqu’un de bitch est déjà injurieux, mais si on le combine à d’autres insultes, cela peut devenir vraiment glaçant. En 1999, la cour de l’État du New Jersey a suspendu un juge pour ses dérapages et ses écarts de conduite. Il avait notamment essayé de convaincre un procureur d’accepter un accord avec l’avocat de la défense pour revoir à la baisse les chefs d’inculpation à l’encontre de quatre hommes accusés d’avoir volé et tué une femme noire de 67 ans. Le juge avait signifié au procureur de ne pas trop s’en faire. Après tout, la victime n’était-elle pas qu’une « vieille bitch nègre » [some old nigger bitch] (Kennedy, 2002 : 63) ?

10 Dans la culture populaire contemporaine, dépeindre les femmes noires comme des bitches est donc devenue une sorte de lieu commun. Cela les diabolise et les déféminise. Toutefois, la culture hip hop nous a habitué à des retournements spectaculaires, comme avec le terme de nigger, détourné de son sens par les jeunes Noirs eux-mêmes. De la même façon, le terme de bitch et son cortège de connotations péjoratives font l’objet d’une réappropriation conflictuelle. Par ailleurs, il existe différentes sortes de bitches. Pour mes jeunes étudiantes de l’université de Cincinnati par exemple, il était assez clair que « bitch » et « Bitch » était deux choses différentes. Toutes les femmes sont potentiellement des « bitches » avec un b minuscule. Ce terme possède alors une connotation péjorative. Mais certaines étudiantes s’enorgueillissaient de pouvoir être des « Bitches », et affirmaient parfois de façon véhémente que seules les Africaines- Américaines pouvaient revendiquer ce titre, avec un B majuscule. Les Bitches avec une majuscule, ou dans leurs propres mots des « Black Bitches », sont des filles vraiment fortes, fières, qu’on peut légitimement admirer.

Archéologie de la Bad Black Bitch

11 Elles n’ont peut-être pas tout à fait tort. Au début des années 1970, quand des films comme Shaft et Superfly réduisaient les femmes à de simples accessoires sexuels pour héros noirs, les films de Pam Grier 6 ont annoncé l’arrivée d’une « bitch » d’un genre nouveau. Dans le registre de la « Black Bitch », les rôles joués par Pam Grier associaient la beauté, la féminité, la sexualité et la violence. Par exemple, dans Sheba Baby (1975), Grier se fait traiter de « bitch » par les voyous qu’elle fréquente, même si le terme apparaît à la fois dérisoire et décalé. Mais à d’autres moments du film, le mot est employé de façon beaucoup plus valorisante. Lorsqu’elle utilise sa beauté, son style, son

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intelligence et son agressivité même au service de la communauté, elle se transforme en « Bad Bitch », c’est-à-dire en femme noire à l’image positive. Mais ses films ne sont pas exempts de violence, et Grier sait d’ailleurs y tenir une place de premier plan. Même si au vu des canons esthétiques occidentaux, sa féminité est acquise (elle a de longs cheveux, un beau visage, une jolie silhouette), le fait qu’elle soit plus grande que la plupart des hommes la rend à même de les dominer. Elle ne s’en prive d’ailleurs pas : elle gifle son frère qui a cédé à des dealers dans Foxy Brown (1974), elle plonge la tête d’un gangster dans un sac de farine après l’avoir étranglé avec sa cravate (Sheba Baby, 1975). Aussi, elle peut bien se faire traiter de bitch, dans Foxy Brown et Sheba Baby, elle tient sa revanche sur les gangsters et les dealers qui exploitent leurs frères noirs. Et même, sa conduite lui vaut les louanges d’autres personnages masculins noirs, dans ces films comme dans le public. Le critique Daniel Bogle a décrit la réaction du public à une scène d’anthologie de Foxy Brown, qu’il décrit lui-même comme « perverse et jouissive ». Avant la scène proprement-dite, le petit ami et le frère de Grier/Foxy Brown se sont fait descendre par deux caïds de la drogue, un Blanc corrompu et sa petite amie. Foxy Brown rattrape finalement le dealer, lui fait baisser sa braguette et le castre. Bogle décrit alors la scène suivante : « Pam va ensuite rendre visite à la petite copine du dealer, en emmenant un bocal qui contient ses bijoux de famille. Elle le lui jette à ses pieds, et on devine que le précieux contenu se met à rouler par terre. Saisie d’épouvante en reconnaissant ce qu’elle a sous les yeux, la petite amie se met à hurler le nom de l’homme qu’elle a aimé. « Steeeeve ! » Et le public de rugir de plaisir et d’effroi à ce moment de la scène ! » (Bogle, 1989 : 252) Apparemment, en 1974, les hommes noirs n’étaient pas si intimidés que ça par le personnage que jouait Pam Grier, du moins tant qu’elle restait de leur côté.

12 Pourtant, même si les frasques de Pam Grier avait fait de la « Black Bitch » une nouvelle icône, la culture populaire noire actuelle – et sa tendance patriarcale – a plutôt délaissé cette dimension des rapports sociaux de sexe. Les comédiens noirs ont enfoncé le clou en se moquant systématiquement des femmes noires, les décrivant comme « vulgaires » et « laides ». À l’instar des homos noirs qui, comme le remarquait le cinéaste Marlon Riggs, sont perpétuellement les victimes de blagues sur les « sissy » [tapettes] et les « punks », les « bitches » sont régulièrement l’objet de moqueries dans la culture populaire noire. Par exemple, les femmes sont très souvent tournées en ridicule par des acteurs noirs célèbres comme Redd Fox, Eddie Murphy ou Martin Lawrence, qui les décrivent régulièrement comme des hommes (ce qui est aussi le lot habituel des lesbiennes noires). Dans d’autres situations, des acteurs noirs se déguisent en femmes pour créer des situations comiques. Quasiment tous les humoristes noirs du show Saturday Night Live se sont au moins une fois déguisés en femme pour caricaturer des femmes noires. En se travestissant de la sorte, les acteurs noirs alimentent les images stéréotypées de femmes laides et ressemblant trop aux hommes (grosses, noires, cheveux courts). Agressives comme les hommes, elles méritent bien leur surnom de « bitches ». Pour Jil Nelson : « Les comédiens noirs ont enfermé les femmes noires dans des stéréotypes négatifs, qui deviennent par la suite le support à une haine de soi projetée sur la plus facile des cibles : les femmes noires. » (Nelson, 1997 : 102)

13 Dans la culture populaire, l’association des stéréotypes sur les bitches et la sexualité peut finir par être fatale. Dans l’imaginaire américain traditionnel, les femmes noires vivent dans la promiscuité sexuelle. Dès lors, certaines représentations de la « bitch » drainent des images profondément ancrées sur la nature sauvage de la femme noire.

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C’est la question du contrôle de la sexualité de la « femme noire » qui est cruciale. L’un des signes du pouvoir de la « bitch » est sa capacité à utiliser la sexualité à son profit. Les bitches contrôlent les hommes, ou au moins tentent de le faire, en utilisant leur corps comme une arme. Dans son roman The Coldest Winter Ever, la MC Sister Souljah développe le personnage de la « bad bitch », traditionnellement associée à la culture hip hop dans ce qu’elle a de plus matérialiste. Souljah raconte l’histoire de Winter Santiago, fille d’un gros dealer de New York, l’aînée de trois autres sœurs aux patronymes pittoresques : Porsche, Mercedes et Lexus. Véritable roman d’apprentissage, le livre retrace l’adolescence turbulente de Winter et ses efforts pour devenir une « bad bitch », jusqu’à ce qu’elle apprenne à ses dépens, lorsque son père est jeté en prison, à quel point richesse et pouvoir peuvent s’avérer précaires. Les descriptions par Souljah de Winter Santiago comptent parmi les meilleurs portraits de la « bad bitch » : « Une bitch est une femme qui gère son business sans qu’on s’en rende compte. Seules les pauvres filles se laissent griser par l’amour au point de négliger les choses vraiment importantes. Par exemple, tu vois un beau négro qui descend le boulevard, et ça t’excite au point de mouiller rien qu’en le voyant. Tu l’accostes, tu le regardes d’un peu plus près et tu te dis qu’il est pas mal. Tu promènes ton regard sur son corps, tu vérifies qu’il est bien monté, et tu te dis que vraiment, il vaut le coup. Mais là, tu réalises soudain qu’il n’a pas de montre, tu ne vois pas de clés de voiture accrochées à son cou, pas de bijoux et il porte des baskets toutes pourries. Putain, il est fauché ce mec. » (Souljah, 1999 : 4)

14 Pour Winter, deux options se présentent alors. Elle peut soit l’emmener chez lui « et le baiser juste pour le plaisir du sexe, sans pour autant se laisser aller émotionnellement, étant donné qu’il n’a de toute façon pas les moyens de l’entretenir » ou bien elle peut passer son chemin et laisser ce petit cul fauché sur le carreau. Dans tous les cas de figure, une relation durable n’est même pas envisageable.

15 Cette bitch matérialiste et habitée par le sexe est devenue une véritable icône dans la culture hip hop. Toute la difficulté est de savoir ce qui fait la différence entre les représentations de femmes noires qui sont libérées sexuellement de celles qui ne sont que des objets sexuels à la disposition du stupre des hommes noirs. D’un côté, on a pu dire du personnage public de la star de rap Lil’ Kim qu’elle n’était finalement qu’une putain dominatrice [female hustler]. À l’image de ses alter-egos rappeurs qui profitent des femmes à la fois sexuellement et financièrement, Lil’ Kim semble être l’incarnation même du personnage de Winter Santiago. Dans le magazine Vibe, un journaliste dresse ainsi le portrait de la star : « La mythologie de Lil’ Kim tourne toute entière autour de son propre sexe : le pouvoir, le plaisir, le mélange trouble d’émotions et de commerce qu’est devenu le sexe dans la culture populaire. C’est probablement elle qui incarne le mieux l’image de la bombe sexuelle, une sorte de Madonna noire qui transforme la grandeur et la décadence du ghetto en une montagne de lingots d’or. »

16 Mais l’article de Vibe entend aussi attirer l’attention du lecteur sur la « dimension plus douce » de son personnage : « N’oublions pas que la vraie nature de Lil’ Kim, c’est l’amour. L’irrésistible attraction qu’elle exerce sur chacun d’entre nous est due au fait que l’amour – charnel, familial, autodestructeur et spirituel – est au centre de son personnage. Le sexe n’est que l’aspect le plus commercial et vendeur de cet amour profond. » (Marriot : 126) Que penser alors de Lil’ Kim ? N’est-elle que la version féminine des rappeurs misogynes ? Si oui, alors seules comptent ses performances

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publiques. Pour être réelle, sa mise en scène de la sexualité doit s’inscrire dans un récit plus large sur son authenticité de femme noire des classes populaires.

Prendre contrôle de la sexualité

17 De l’autre côté, de nombreuses rappeuses font plutôt de leur sexualité une arme au service de leur liberté et de leur indépendance. Être ouverte sexuellement ne fait pas d’une femme une fille facile ou une « pute » [ho]. Quand Salt ‘n Pepa mettent en scène le retournement du stigmate dans leur vidéo « Most Men Are Tramps », elles remettent en cause l’idée répandue selon laquelle la sexualité féminine est dangereuse quand elle n’est pas sous le contrôle des hommes. Laissées à elles-mêmes, les femmes deviennent immorales. Salt ‘n Pepa haranguent le dancefloor : « Avez-vous déjà vu un homme tebé et grossier… persuadé qu’il est le plus beau cadeau que Dieu ait envoyé sur terre aux femmes ? » Le clip met en scène un groupe de danseurs en trenchs noirs qui ouvrent leur manteau lorsque les MC’s répètent le mot « tramp », dévoilant une nudité mal cachée par un petit string rouge. La vidéo n’exploite pas ces hommes sexuellement, on ne les voit qu’une seconde dans le clip. Mais l’idée est de se servir de ce renversement des rôles pour mettre à nu et dénoncer les stéréotypes sur les femmes (Roberts, 1995 : 79). Dans d’autres morceaux comme « Let’s Talk About Sex » et « It’s None of your Business », les rappeuses réaffirment ce credo de liberté sexuelle.

18 La question du contrôle est donc devenue centrale dans l’univers d’une culture populaire noire façonnée par les mass medias. Certaines femmes sont des bitches qui contrôlent leur propre sexualité : elles se « maquent avec un freak » [They « get a freak on »], qui va rester sous leur emprise et leur bon vouloir. Qu’elle « baise des mecs » pour le plaisir, la drogue, la revanche ou l’argent, la bitch portée sur le sexe est une version moderne de la Jézabel biblique, reformatée pour les canaux médiatiques contemporains. L’image de la femme lubrique, cherchant à dominer de riches hommes noirs, a littéralement envahi la culture populaire. Les athlètes sont des cibles : avoir un enfant avec un sportif de haut niveau est une façon de s’assurer un avenir financier. Les travailleuses du sexe, que ce soit le téléphone rose, le lap dancing, ou encore la prostitution rémunérée, peuplent également cet imaginaire de la bitch sexualisée. Les prostituées qui travaillent sans mac, qui gardent pour elles les compensations financières, sont typiquement des bitches qui travaillent à leur compte.

19 Mais ces images de bitches noires hyper sexualisées ne sont pas seulement le produit d’espaces médiatiques mondialisés, impersonnels et lointains. Artistes, producteurs et chefs de projets noirs participent également à leur prolifération. Comme le remarque Lisa Jones, ce qui fait le plus mal avec la « salope » [skeezer] actuelle est que, à la différence de ses anciennes versions, celle-ci est directement créée par des hommes noirs (Jones, 1994 : 80). À voir les productions de certains artistes noirs américains de sexe mâle, on se dit que Lisa Jones n’a probablement pas tout à fait tort.

20 Au début des années 1990, avec l’émergence du gangsta rap, un glissement important et dramatique s’est produit au sein de la culture populaire médiatique africaine- américaine. D’une certaine manière, la célébration des corps des femmes noires et des usages qu’elles en faisaient a toujours fait partie des cultures populaires noires. Pensons par exemple au morceau de rhythm ‘n blues « Brick House ». Mais cette célébration a peu à peu laissé place à la réification du corps des femmes noires, comme simple élément d’une culture plus large façonnée par et pour le marché. Les clips

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vidéos actuels se sont progressivement peuplés de hordes de femmes noires dansant, se pavanant, et finalement réduites au rôle d’accessoires sexuels pour rappeurs misogynes. Ces femmes n’ont généralement que deux seuls et uniques attributs : elles ne sont jamais présentées individuellement et sont chichement vêtues. Chaque femme peut virtuellement être remplacée par une autre et toutes sont réduites à leur corps. Ce traitement des corps noirs féminins dénudés a, ironiquement, une longue histoire dans les sociétés occidentales, depuis les exhibitions d’esclaves nues lors des ventes aux enchères au temps de l’esclavage jusqu’aux représentations des corps féminins noirs dans la vidéo et le cinéma contemporains.

21 Depuis les débuts de la période coloniale, la réification des corps féminins noirs a été menée en fonction de buts variés, mais qui pouvaient tous être subsumés sous une même problématique raciale. Aujourd’hui, dans le contexte post droits civiques, le rôle dans lequel on cantonne les corps des femmes noires s’est complexifié et différencié selon le prisme du genre. Les hommes et les femmes ont joué des rôles différents dans ce processus de réification. Les hommes tout d’abord, qui apparaissent dans les clips vidéos, construisent une certaine version de leur masculinité, en contrepoint de ces corps de femmes noires nus et anonymes qui leurs servent de faire-valoir sur scène. De leur côté, les femmes font de leur corps un objet afin d’être acceptées au sein de cet univers contrôlé par les hommes. Aujourd’hui, les femmes noires peuvent se faire décrêper les cheveux, se mettre des lentilles de contact bleues, teindre leurs cheveux en blond et se faire mettre des implants siliconés pour avoir une poitrine plus avantageuse. Elles peuvent même, à l’instar de , se faire enlever une côte pour affiner leur tour de taille. Et tout cela pour apparaître plus « belles 7 ».

La « Bad Black Mother »

22 Les « Black bitches » sont une chose. Les « Black bitches » qui sont fécondes et deviennent des mères en sont une autre. Et sous cet angle, le terme de bitch revêt un sens nouveau. Dans une réminiscence de l’association des Africains et des animaux, le terme de bitch renvoie aussi à celui de chienne. Il convoque tout un réseau sémantique qui relie la sexualité débridée à une fécondité non maîtrisée. Les chiennes ou les bitches « s’accouplent » et produisent des portées de petits chiots. Dans le contexte de discours raciaux qui ont longtemps associé les Afro-descendants aux pratiques animales, le terme de bitch n’est pas anodin. En sus, les nouvelles technologies qui mettent l’accent sur les machines font émerger une variante de cette bitch animalisée. Face aux corps noirs animalisés, les femmes noires deviennent des machines faites pour durer. La « superwoman » noire devient une véritable « machine de sexe » qui ne tarde pas à se transformer à nouveau en « machine à pondre ». L’idéologie qui se trouve en filigrane de ces associations d’idées et de termes est qu’une sexualité débridée ne peut que produire des bébés non prévus, non désirés et, en bout de course, des enfants mal éduqués qui menaceront la société.

23 La représentation de la bitch sexualisée sollicite donc tout un nouveau réseau de représentations sur la féminité des classes populaires, qui incluent aussi des images performatives sur les mauvaises mères. Les mauvaises mères noires sont ces mères abusives et/ou qui négligent leurs enfants, pendant la grossesse ou après la naissance. Cruelle ironie, on reproche à ces mauvaises mères noires leur manque de féminité puisqu’elles ne cadrent pas avec les canons de la famille américaine lambda 8. Ce sont

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souvent des mères célibataires, qui vivent dans la pauvreté. Elles sont jeunes et transmettent leurs valeurs dépravées à leurs enfants qui ont de grandes chances de devenir plus tard des criminels et d’engrosser à leur tour des adolescentes, sans fonder de famille.

24 Réservée aux femmes noires pauvres et issus des milieux populaires, ou pour ces femmes qui sont tombées dans la pauvreté et la débauche du fait de leurs mauvais comportements, toute une constellation d’images est prête à surgir pour capter les moindres nuances de l’archétype de la mauvaise mère noire. Le portrait-type de la mère accroc au crack montre à quel point les images performatives sur la féminité noire peuvent parfois s’accorder à merveille avec des politiques sociales répressives. Quand le crack fait son apparition au début des années 1980, deux aspects en font une cible idéale pour l’administration Reagan et sa guerre contre les drogues. Le crack était principalement consommé dans les ghettos noirs, et les femmes représentaient environ la moitié de ses utilisateurs. Dès la fin des années 1980, on commençait à parler du nombre croissant de bébés testés positifs aux drogues. Mais cette couverture médiatique était loin d’exprimer une quelconque compassion envers les victimes de la drogue. Les femmes enceintes et accrocs étaient décrites comme « crack mothers », dont l’égoïsme et la conduite criminelle punissaient les enfants dès leur conception. Rapidement, ces histoires passèrent dans le cinéma et la littérature. Par exemple, dans Losing Isaiah, la célèbre actrice Halle Berry joue le rôle d’une femme tellement défoncée au crack qu’elle finit par abandonner son bébé. Une gentille famille blanche prend Isaiah en charge, et s’occupe avec patience et courage du petit, en faisant face à toutes les complications qu’il a héritées de l’état de santé déplorable de sa mère.

25 La diffusion de telles représentations ne pouvait que contribuer à un climat coercitif. Le système judiciaire pénal condamnait de plus en plus de femmes enceintes pour avoir exposé leur fœtus aux drogues. Il leur imposait le contrôle des naissances comme condition de probation. Entre 1985 et 1995, trente États ont condamné environ deux cents femmes pour usage de drogues pendant la maternité. Les chefs d’accusations allaient de la distribution de drogues à un mineur, abus et négligences vis-à-vis de l’enfant, mise en danger de la vie d’autrui, meurtre, et attaque à main armée (Roberts, 1997 : 153). Dans quasiment toutes ces affaires, les femmes jugées étaient pauvres et africaines-américaines. Comme le remarque la juriste Dorothy Roberts : « Les procureurs et les juges voient les femmes noires pauvres comme des coupables idéales pour ces condamnations, parce que la société elle-même les a d’emblée jugées comme n’étant pas des mères idéales. » (Ibid. : 152)

26 Ces images de bitches et de mauvaises mères s’imposèrent à un moment où la jeunesse noire de ce pays n’était plus aussi indispensable que par le passé. En un mot, à l’époque post droits civiques, les enfants noirs des ghettos étaient devenus une main-d’œuvre superflue. Au temps de l’esclavage et pendant la période Jim Crow, le besoin d’une force de travail bon marché et non spécialisée – qui plus est privée de pouvoir politique – incitait les pouvoirs publics dans le Sud à encourager une natalité forte chez les femmes noires. En outre, c’étaient les populations elles-mêmes qui assumaient le coût de l’entretien de cette main d’œuvre. Aussi, l’accroissement d’une large population noire sans droit civique ne nuisait pas aux intérêts de l’élite blanche en place. Les enfants noirs ne coûtaient rien à leurs employeurs, car ils n’occupaient que des postes non qualifiés, et ne pouvaient prétendre aux programmes d’aide sociale. À partir des années 1960, la donne avait changé du tout au tout. Les secteurs industriels et tertiaires sur

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lesquels reposait dorénavant l’économie avaient besoin d’une main-d’œuvre qualifiée, et la lutte pour les droits civiques avait conquis de nouveaux droits sociaux pour les enfants noirs. La population devenait progressivement plus chère à former et à entretenir. Dans ce contexte économico-politique, on chercha à contrôler davantage la natalité au sein des classes pauvres et laborieuses, au travers de politiques publiques souvent contraignantes et punitives.

27 En plus des tentatives pour criminaliser les grossesses et les maternités des femmes prises dans la spirale du crack, tout un ensemble de mesures ont été prises pour tenter de réduire le budget de l’État-providence, en diminuant notamment la fertilité des femmes noires 9. Malgré ses risques pour la santé et ses effets secondaires, le contraceptif Norplant a été conçu pour les adolescentes noires des ghettos (Roberts, 1997 : 122-142). Le Norplant était une méthode coercitive. Pour les femmes, il était facile d’obtenir des médecins qu’ils leur implantent la capsule hormonale dans le corps. Mais, puisque seuls les médecins avaient la main sur le procédé, se faire retirer le contraceptif de l’épiderme était beaucoup plus compliqué. Les injections de Depo Provera paraissaient également typiquement destinées au contrôle des naissances chez ces femmes qui ne pouvaient apparemment maîtriser elles-mêmes leur fertilité. Elles avaient besoin d’une intervention médicale pour éviter la grossesse (Ibid. : 143-148). Pour finir, la législation menaçant de priver d’aide sociale tout enfant supplémentaire était faite pour décourager les femmes d’avoir des enfants. Dans un contexte où l’avortement légal était difficile d’accès pour les femmes pauvres, le « choix » d’une stérilisation permanente prenait tout son sens. Les représentations de la mauvaise mère noire ont ainsi créé un environnement idéologique qui est venu normaliser ces politiques répressives.

28 Les images performatives de la femme noire pauvre prolifèrent à la télévision et au cinéma, mais le rap et le hip hop sont aussi des domaines où l’expression de – et la résistance à – la misogynie ont libre cours. La participation des femmes africaines- américaines à la culture hip hop, comme MC, productrices, ou compositrices, est révélatrice de leur capacité à négocier ces représentations. D’une certaine manière, les rappeuses qui rejettent ces représentations dévalorisantes marchent dans les pas d’anciennes générations de chanteuses de blues qui choisissaient de se lancer dans « la musique du diable » (Davis, 1998 ; Robert, 1995). Les années 1990 ont vu l’émergence d’une scène féminine pour qui les clips vidéos constituaient un tremplin pour la promotion, la créativité et l’expression des femmes noires. Des artistes comme Salt ‘n Pepa, Eryka Badu, Lauryn Hill et Missy Elliott se décrivent elles-mêmes comme des femmes indépendantes, fortes et autonomes. Le rap tournant lui-même autour de la promotion de soi, quand ces femmes utilisaient cette musique pour promouvoir le pouvoir des femmes noires, on ne pouvait pas leur reprocher – comme on l’aurait fait dans un autre contexte – de n’être que des femmes auto-centrées et narcissiques. Le rap est alors devenu un forum important pour les femmes (Roberts, 1995 : 324).

29 Qu’en est-il alors des représentations que se donnent d’elles-mêmes les rappeuses ? Dans une étude approfondie sur les clips vidéos féminins 10, Rana Emerson a montré à quel point elles étaient complexes, souvent ambivalentes et toujours multi-facettes (Emerson, 2002 : 116). Si l’on se penche sur les images des femmes noires dans ces clips de rap féminins, on mesure à quel point les représentations stéréotypées s’accompagnent simultanément d’un message contraire de résistance. D’un côté, lorsque les clips zooment sur ces corps féminins noirs, ils les montrent comme objets

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du désir masculin et jamais de maternité, et toujours sous la coupe d’un mâle noir. Ces clips ne font alors que reproduire les images performatives de la féminité noire. Mais d’un autre côté, ces vidéos musicales nous montrent aussi à l’œuvre une définition différente de la puissance d’agir des femmes. En premier lieu, dans beaucoup de vidéos, le fait d’être noir n’apparaît jamais comme un stigmate dévalorisant, mais au contraire comme le socle d’une expression positive de l’identité, de la force et du pouvoir. Deuxièmement, malgré des rôles très classiques sur le plan du genre, les interprètes sont actives, indépendantes, et elles se donnent à entendre. Au lieu de mettre en avant la violence physique et l’agressivité qui abondent dans les vidéos d’hommes, les clips retenus dans l’étude montrent toute l’importance de la confiance en soi, où « parler haut et fort et dire ce qu’on pense sont des thèmes qui reviennent sans cesse » (Ibid. : 126). Une autre thématique est la conquête de l’indépendance et la façon de la construire. Les femmes noires affirment leur indépendance, mais elles n’oublient pas de s’appuyer les unes sur les autres pour obtenir du soutien, de la fraternité ou pour s’associer. Ces clips vidéos qui mettent en scène des rappeuses appartiennent certes à la culture hip hop, mais ils reflètent les tensions qui résultent de la négociation des représentations de la féminité noire : « Ce qui émerge de cette combinaison complexe de puissance d’agir, de voix portée, de solidarité féminine sur un arrière-fond culturel noir, c’est la volonté de construire un récit véritablement centré sur la femme noire. […] Les femmes noires sont bien les sujets de ces histoires. Elles sont capables d’exprimer clairement et de façon univoque leur point de vue. » (Ibid. : 127) […]

30 Les images de la féminité noire dans les milieux populaires s’articulent donc avec le système social en vigueur depuis les années 1960 et la fin des luttes pour les droits civiques. Décrire les Africaines-Américaines comme des bitches ; insister sur la promiscuité sexuelle des femmes noires en mobilisant des représentations de leurs corps et en particulier de leur sexe ; porter atteinte à leurs corps et à leurs capacités reproductrices : tous ces processus tendent à éloigner encore un peu plus les rares opportunités sociales qui s’offrent aux Noires dans le contexte post-droit civiques de l’Amérique contemporaine. À un premier niveau, celui de l’opinion commune, ces représentations – qui font véritablement système – fournissent une explication plausible du statut social des femmes issues des classes pauvres et des milieux populaires : (1) les femmes trop solides, trop garces [bitchy], sont moins attirantes pour les hommes car elles sont moins féminines ; (2) pour pallier à cette situation, ces femmes moins séduisantes se servent de leur sexualité pour « piéger » des hommes et, avec de la chance, leur faire un enfant qui les obligera à les épouser ; (3) les hommes ne sont pas dupes, c’est pourquoi ils les quittent alors qu’elles sont jeunes mères, ne leur laissant d’autres choix que de « piéger » un autre homme ou de « frauder » l’État- providence. Mais à un niveau plus profond, on s’aperçoit que cette constellation de représentations fonctionne comme une véritable idéologie qui justifie les nouvelles relations sociales d’hyper ghettoïsation, de déségrégation inaboutie, et les tentatives de mettre à mal l’État-providence. Prises ensemble, ces représentations participent à la construction d’une féminité noire « naturelle », qui s’avère en retour être un élément pivot d’une culture noire « authentique ».

31 Les femmes noires font problème dans une Amérique très imparfaitement déségréguée, parce qu’elles sont moins enclines à accepter les termes de leur subordination. Dans ce contexte, les « bitches » noires de toutes sortes doivent être censurées, surtout celles

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qui se plaignent de leurs mauvais logements, d’écoles délabrées, de maris abusifs et de harcèlement sexuel, dans la vraie vie comme dans les représentations qui circulent dans les cultures médiatiques. Elles et leurs enfants doivent être décrits comme des candidats inaptes à l’intégration raciale. Il suffit de regarder les résistances que rencontrent les mères célibataires noires lorsqu’elles essaient de déménager dans les quartiers blancs. La résistance à la déségrégation raciale résidentielle est palpable, en premier lieu parce que les enfants noirs des quartiers populaires sont stigmatisés comme étant agressifs, indisciplinés, mal éduqués : ils ne peuvent pas être de bons compagnons de jeux pour les enfants blancs, de n’importe quelle classe sociale d’ailleurs. La logique dominante suggère que, en l’absence d’un père fort, leur mère trop forte ne pourra les éduquer de façon adéquate, et le gamin n’aura d’autre choix que de recommencer le cycle infernal des rapports de genre déséquilibrés propre à la communauté. C’est à ce moment là que le terme de bitch devient le moyen de stigmatiser les femmes pauvres noires américaines qui, à la différence des classes moyennes, ne se montrent ni passives, ni soumises à l’ordre établi. Leur comportement indésirable et inapproprié justifie la discrimination dont elles font l’objet au travail, à l’école, dans les services publics. […]

32 L’État-providence n’est pas le seul à punir les femmes noires jugées trop agressives. Au sein même des communautés, les femmes qui ne parviennent pas à situer et respecter la frontière ténue entre la femme noire indépendante et la « Black bitch » finissent rapidement par être moquées, isolées, abandonnées et même souvent en danger physique. Le meurtre en 2003 de la jeune fille de 15 ans Sakia Gunn nous donne une idée de ce qui peut arriver aux femmes noires qui ne savent pas rester à leur place. Mais, plus grave encore est le silence des principales organisations, non seulement sur le traitement médiatique des femmes noires, mais aussi sur les discriminations sociales réelles dont elles sont victimes, discriminations qu’elles subissent de la part des différents gouvernements des États-Unis, des hommes dans leur vie, des inconnus dans la rue, qui tous contribuent à leur oppression.

33 Pour conclure, les mass médias ont généré des images de femmes noires qui justifient et soutiennent l’assise du Nouveau racisme dans une Amérique déségréguée et supposément color blind. Pour des raisons y compris commerciales, la mise en forme et en images de la culture africaine-américaine par les médias se devait de marquer la différence d’avec les normes blanches, sans les remettre fondamentalement en question. La question du genre s’est avérée cruciale pour marquer cette différence. C’était seulement ainsi que la culture noire marchandisée pouvait susciter un sentiment de danger et d’excitation. La culture hip hop, avec ses images de quartiers sauvages, hors de contrôle, ses repaires de criminels, ses artistes rap et gangstas autoproclamés, et son rejet des valeurs familiales conservatrices au travers de ces jeunes mères célibataires entra également dans les foyers américains. En s’appuyant sur des histoires de promiscuité sexuelle, les descriptions de la sexualité des femmes noires était au cœur de cette sensation de danger et d’excitation. La télévision permettait aux spectateurs de vivre à leur tour l’excitation et l’impression d’aventures que des prédécesseurs blancs avaient pu connaître lors de safaris africains ou pendant des excursions dans le Harlem des années 1920 et ses clubs dissolus où l’on pouvait écouter du jazz. Si l’on pouvait faire passer les contours actuels des « dangers » et de « l’excitation » propre à la jeunesse noire populaire comme étant la culture authentique

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des Noirs, et qu’on parvenait à la vendre à des publics beaucoup plus larges, alors on satisfaisait pleinement les attentes du marché global. Les images sexuées des bitches noires et des mauvaises mères ont naturellement provigné sur ce terreau. C’est pourquoi il nous faut impérativement nous rappeler que les idéologies liées au genre, la race, la classe et la sexualité à la base des images performatives sur la féminité noire ne sont jamais figées. Au contraire, il est dans leur nature d’être toujours contradictoires, de réfléchir les expériences des gens qui les confortent ou les récusent. Elles sont donc en permanence en mouvement, et l’objet d’une âpre lutte (Magubane, 2001). Comme le montrent le travail d’artistes noires issues de la culture hip hop, les images contemporaines de la féminité réfléchissent ces contradictions.

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NOTES

1. Sur cette question politique du corps comme phénomène spécifiquement occidental, et corollairement son traitement beaucoup plus lâche dans les sociétés africaines, voir Oyewùmi (1977). 2. On pourrait traduire « Get Your Freak On » par « Lâche le côté sauvage qui est en toi » [ndt]. 3. Le terme de « race » n’ a, aux USA, pas les mêmes connotations qu’en France, et n’est pas systématiquement associé à une conception raciste de la société. C’est pourquoi dans ce contexte il n’exige pas de guillemets. Hill Collins justifie d’ailleurs son usage du terme dans l’introduction de son livre, Black Sexual Politics (ndt). 4. J’utilise les termes de représentations, de stéréotypes et d’images performatives [controlling images] pour qualifier les descriptions des Afro-descendants dans la littérature scientifique et la culture populaire. Chaque terme possède son histoire propre. Les représentations ne sont pas forcément stéréotypées, les stéréotypes ne fonctionnent pas obligatoirement comme des images performatives. Ce sont les images performatives qui sont le plus étroitement liées aux relations de pouvoir entre la race, le genre, la classe et la sexualité. Sur ce point, voir mes propres travaux : Black Feminist Thought : Knowledge, Consciousness, and the Politics of Empowerment (2000 : 69-96). 5. Le terme de « bitch », sur lequel se focalise l’article par la suite, désigne au sens premier la chienne, renarde ou louve. Puis dans un sens dérivé : « garce, salope » (Robert & Collins supersenior). Compte-tenu de sa forte valeur idiomatique, nous le laissons en anglais dans la traduction [ndt]. 6. Pam Grier est une actrice de l’époque de la Blaxploitation. Elle est connue en France pour son premier rôle dans le film de Quentin Tarantino, Jackie Brown (1997) [ndt]. 7. Au chapitre 6 de mon ouvrage Black Sexual Politics (« Very necessary : redefining black gender ideology »), j’examine comment les images de la féminité blanche, et tout particulièrement celle concernant la beauté physique, fonctionnent comme une idéologie de genre hégémonique pour toutes les femmes. 8. Je discute de l’impact de l’idéal familial américain moyen sur les femmes africaines- américaines dans Collins, 2000 : 46. 9. Sur les questions du contrôle des naissances et des aides sociales selon une problématique raciale, voir Collins 1999, et Neubeck et Cazenave, 2001. 10. Rana Emerson, « "Where My Girls At ?" Negotiating Black Womanhood in Music Videos » (2002).

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RÉSUMÉS

Dans ce chapitre extrait de son ouvrage Black Sexual Politics (2004), Patricia Hill Collins s’intéresse à la nouvelle configuration de la question raciale aux États-Unis, qu’elle nomme le « Nouveau Racisme ». Il s’agit d’une logique discriminante, dans une Amérique post mouvement des Droits civiques, qui ne place plus uniquement le biologique comme facteur explicatif d’une prétendue déviance des Noir.e.s mais qui justifie davantage l’exclusion et le contrôle d’une large partie de celles-ci en arguant et en se basant sur des facteurs culturels. La culture populaire noire constitue alors un espace stratégique de lutte pour la définition de l’identité noire. En examinant notamment les représentations de genre racisées (black gender ideology) produites dans la musique rap, en lien avec les médias de masse, la sociologue américaine interroge plus généralement la compréhension de l’identité noire par la société américaine, qui reste toujours hantée par l’histoire de l’esclavage.

INDEX

Index géographique : États-Unis / USA Mots-clés : cinéma, communautés / minorités, corps, féminité / masculinité / genre, clips vidéo, identité individuelle / collective, sexualité / érotisme / pornographie, stéréotypes / stigmates Keywords : body, communities / minorities, femininity / masculinity / gender, identity (individual / collective), race / racism / ethnicity, sexuality / eroticism / pornography, cinema, slavery Index chronologique : 1980-1989, 1990-1999, 2000-2009

AUTEURS

PATRICIA HILL COLLINS Sociologue africaine-américaine enseignant à l’université de Maryland, ses travaux s’inscrivent dans les théories black feminist et s’intéressent actuellement à la question de la co-extensivité des rapports de dominations (de genre, de « race », de classe) ou encore d’une épistémologies des savoirs émancipatoires. Ses deux ouvrages majeurs sont Black Feminist Thought: Knowledge, Consciousness, and the Politics of Empowerment (1990) et Black Sexual Politics : African Americans, Gender, and the New Racism (2004). mail / site

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The Emancipation of Mimi ? Les enjeux du tournant communicationnel de Mariah Carey The Stakes of Mariah Carey's Image Change

Gérome Guibert

« La culture populaire, non pas de masse mais directement accessible sans affiliation à des groupes de proximité, de goût, de sensibilité, d’apprentissage, par exemple le rap […] est certes instrumentalisé par les industries culturelles, mais ces industries ne sont pas uniquement des facteurs d’homogénéisation culturelle : la « marchandisation » tend au moins autant à spécialiser ces produits en fonction des marchés qu’à les stéréotyper. Elle va au devant des particularités culturelles […]. L’élaboration et la codification sont à l’œuvre dans tous les types sociaux de culture […]. » (Passeron, 2002 : 160-161) « La performance drag joue sur la distinction entre l’anatomie de l’acteur de la performance et le genre qui est l’objet de cette performance […] En imitant le genre, le drag révèle implicitement la structure imitative du genre lui-même – ainsi que sa contingence. » (Butler, 2005 : 260-261) « Un certain nombre d’européens ne comprennent pas vraiment le christianisme. Ils pensent que si tu es religieuse, tu dois t’habiller comme une nonne. Ce n’est pas le cas, tu peux t’amuser et être sexy. Ce n’est pas ton apparence qui compte, c’est ce que tu as en toi […]. En plus, nous ne sommes pas à moitié nues dans la rue, ce

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n’est qu’un costume de scène » (Destiny’s Child – Beyoncé et Michelle, 2001 : 38) 1.

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1 L’ÉPISTÉMOLOGIE DES SCIENCES SOCIALES dépend de l’aire culturelle ou civilisationnelle dans laquelle elle se développe2. Ainsi, dans chaque pays, dans chaque discipline, des écoles de pensée abordent les phénomènes sociaux à partir d’hypothèses, de méthodes et de théories par définition restreintes, laissant au passage des angles morts, des points aveugles. Toutefois, l’accumulation des résultats permet l’étude de la réalité sociale « en écheveaux » (J.C. Passeron, 1990). De ce point de vue, dans l’état de la littérature en sciences sociales concernant le champ musical, la confrontation des recherches anglo-saxonnes influencées par les cultural studies avec celles des sociologues européens a mis en évidence des compétences mais aussi des limites croisées. Du côté de la sociologie, des corpus, des terrains et des méthodes limités, mais aussi délimités, de manière à privilégier la cohérence et la validité scientifique des résultats. Du côté des cultural studies, des concepts « flottants » et une polysémie généralisée du sens (Maigret, 2003) en fonction d’une position revendiquée du chercheur, mais également, à l’inverse, effet éminemment nouveau et stimulant, la découverte fréquente de tendances ou de résultats décisifs jusque-là passés inaperçus ou ignorés. C’est ce que montrait par exemple Simon Frith (2004) en rappelant que, à la fin des années 1960, la sociologie anglaise qui s’intéressait aux milieux ouvriers n’avait pas perçu la montée des mouvements culturels liés à l’écoute et à la pratique des musiques populaires (par exemple, rock’n’roll, teddies, mods, rasta…) à l’œuvre chez les jeunes prolétaires. Ces derniers seront révélés à la recherche et étudiés par S. Hall et ses étudiants à Birmingham (Hall et al., 1976). Mais en plus du « sens du style » et la « résistance à travers les rituels », les cultural studies vont s’intéresser aux stars médiatiques (celebrity studies) et à l’attachement qu’elles peuvent générer. Elles vont chercher à étudier ces personnalités publiques au-delà de la critique de la marchandisation, notamment en prenant en compte les significations qu’en donnent les fans, s’intéressant dans cette optique aux minorités de genre ou aux conséquences du postcolonialisme.

2 Issu d’un travail encore en gestation basé sur un corpus d’interviews de la chanteuse entre 1995 et 2009, c’est dans cette perspective initiée par les cultural studies que se place cet article, qui prend au sérieux l’analyse d’une chanteuse au succès commercial hors norme et de sa production – par définition très peu étudiée par les sciences sociales en tant qu’œuvre spécifique (Martin, 2009). Pourtant, cette contribution s’écarte des cultural studies car le sujet du travail est bien l’artiste elle-même, et l’étude s’intéresse davantage aux problématiques de production plutôt qu’aux logiques de réception et de réappropriation (Hesmondalgh, 2007). Au-delà donc d’une analyse superficielle et pressée qui verrait en Mariah Carey une chanteuse formatée par la demande et pilotée par l’industrie culturelle, l’article passe en revue les stratégies de « présentation de soi » opérées par l’artiste et le virage radical qu’elle a négocié dans la seconde partie des années 1990. On montrera que ce dernier se déroule simultanément dans trois domaines (qui s’entrecroisent), d’abord celui du genre et de sa performance,

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ensuite celui du positionnement par rapport aux représentations ethniques, enfin celui des logiques entrepreneuriales, c’est-à-dire le rôle de la chanteuse dans l’élaboration et la commercialisation économique de son œuvre musicale. On discutera ainsi de quelques questions posées au féminisme par le comportement de Mariah Carey. Son positionnement peut-il être considéré comme postféministe, dans le sens où il porterait des revendications d’émancipation individuelle tout en faisant sienne une image de « femme objet » combattue dès les mouvements de libération de la femme des années 1960 et 70 (McRobbie, 2009) ?

La technique et le répertoire d’une « chanteuse « à voix »

3 Mariah Carey édite son premier album éponyme en 1990 et obtient dans l’année même un succès commercial peu courant. Les quatre singles de ce premier album seront tour à tour classés numéro 1 des ventes aux États-Unis, alors que la chanteuse remportait le Grammy Award du meilleur nouvel artiste 3. À l’époque, elle est considérée comme « une chanteuse à voix », reconnue avant tout pour sa capacité vocale extraordinaire, avec un ambitus de cinq octaves (Prescot, 2000), ce potentiel étant mis en valeur par une technique acquise dans sa formation initiale, notamment prodiguée par sa mère, chanteuse d’opéra (ibid.). Mariah Carey fait plusieurs fois sensation lors de prestations en direct en début de carrière, par exemple lorsqu’elle interprète son tube « Emotions » (son septième n° 1 consécutif ) en 1991 aux MTV Video Music Awards. Elle atteint alors le sol dièse situé trois octaves et demi au dessus du do central, l’une des notes les plus hautes produite par une voix humaine dans l’histoire de la musique enregistrée (Frere- Jones, 2007 : 23). Elle peut chanter très bas, comme un alto, et extrêmement haut comme un soprano colorature. Pour Sasha Frere-Jones (ibid.), ses possibilités vocales « la place dans la lignée d’une « pop théâtralisée » [pop’s theatrical lineage] en compagnie de chanteuses comme Barbara Streisand » (ibid.) ou encore Céline Dion ou Whitney Houston (Ankeny, 2001 : 610). D’un point de vue thématique, nombre de ses succès ont convaincu un public qui n’écoute pas de rock ou de rap mais préfère les ballades (citons parmi ses numéros 1, « Vision of Love » (1990), « » (1999), « My All » (1998)), chansons d’amour qui, pour citer Frere-Jones (Ibid.) privilégient « l’expression d’émotions chastes 4 ». Ainsi, avec « All I Want for Christmas is You », le single extrait de son album de chants de Noël publié en 1994, elle réalisera un « christmas classic », son album de Noël étant toujours celui qui, à l’heure actuelle, reste le plus vendu de tous les temps dans cette catégorie.

4 En cette première moitié des années 1990, ces caractéristiques font de Mariah Carey une chanteuse de variétés peu reconnue par le milieu des critiques musicaux. Comme en témoigne Jean Eric Perrin (ancien rédacteur en chef de Best, puis de l’édition française de Rolling Stones), « Longtemps j’ai détesté Mariah Carey ! C’était en 1994 […] Mariah Carey alignait en série des chansons calibrées et prévisibles. Une gymnaste des octaves, en robe du soir de soie grège un peu ringarde » (Perrin, 2006 : 27). Le parcours de la chanteuse est alors présentée comme « un conte de fée », une histoire qui se rapproche de celle de Céline Dion, par le rôle qu’y joue un homme âgé comme « mentor ». C’est en effet , le directeur de Columbia Records de vingt ans son ainé, qui fait signer à Mariah Carey un contrat d’artiste en 1990 chez Sony après avoir entendu sa voix sur une cassette démo (il l’épousera en 1993). Dès lors, ce qui

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caractérise Mariah Carey, c’est sa longévité en tête des classements (les succès tardifs dans la carrière longue d’un artiste ayant débuté en tête des ventes étant rares), puisqu’elle ne quitte pas le Top 100 des ventes américaines durant toute la décennie. Elle enchaîne 12 numéros un entre 1990 et 1998, ce qui l’amène à sortir un album composé de ce répertoire en tête des charts (#1’s, 1998) et à écrire dans les notes de pochette « c’est un album de n° 1, ce n’est pas un album greatest hits ! C’est trop tôt. Je n’ai pas assez enregistré pour cela ! » (Erlevine, 2003, 600).

5 Quelques exemples de la première période :

Mariah Carey, Mariah Carey

Columbia Records, 1990

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Mariah Carey, MTV Unplugged

Columbia Records, 1992

Mariah Carey, Music Box

Columbia Records, 1993

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Mariah Carey, Daydream

Columbia Records, 1995

Le triple tournant de Mariah Carey : la stratégie et ses conséquences

6 En 1997, Mariah Carey opère un changement radical dans la présentation qu’elle donne d’elle-même dans l’espace public, et ce à plusieurs niveaux, aussi bien pour des raisons personnelles que de stratégie économique. De ce point de vue, l’objectif est sans doute de toucher un nouveau public (plus jeune et davantage africain-américain qu’européen- américain) tout en conservant l’ancien (Cachin, 1999 : 60). Cette stratégie fonctionne, au moins en partie 5, puisque Mariah Carey est l’artiste femme ayant le plus vendu d’enregistrements de tous les temps. Elle compte aujourd’hui 18 titres classés n° 1 aux États-Unis. Elle est la première artiste femme ayant atteint ce niveau et devance – qui en compte 17. Seuls les Beatles en comptent davantage, avec 20 titres. On abordera successivement les évolutions de Mariah Carey qui sont liées à la féminité, au positionnement par rapport à la communauté africaine-américaine et au leadership en termes de production.

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Mariah Carey, une femme émancipée ?

Couverture de Musique Info Hebdo, 8 juin 2001.

Butterfly : l’émancipation déclarée de la « femme »

7 En 1997, Mariah Carey divorce et change son paraître. Dans le cadre de sa communication officielle, pour les couvertures de ses disques, ses clips ou les images promotionnelles de ses œuvres, elle va privilégier les photos en pied plutôt que les portraits et s’habiller de plus en plus sexy, montrant successivement par la nudité des parties de son corps : son dos, puis son ventre, puis ses cuisses. Elle va renouveler sa garde robe, privilégiant les tenues moulantes ne couvrant pas les genoux, puis les mini- shorts (bientôt déboutonnés, avec ceinture ouverte) et les talons aiguilles. Elle va proposer des poses de plus en plus suggestives, levant par exemple les bras pour donner à voir ses aisselles et mettre en avant sa poitrine, ou posant allongée sur le dos ou sur le ventre, sur des canapés, des lits, ou, plus tard, des capots de voiture. De ce point de vue, le clip du titre « Heartbreaker remix » (1999) dans sa version avec Da brat et Missy Elliott 6, intéresserait particulièrement les sémiologues… On y voit la chanteuse en maillot de bain deux pièces et talons hauts nettoyer une voiture de sport décapotable armée d’un seau et d’une éponge particulièrement mousseuse, alors que deux passagers satisfaits sont assis dans le véhicule et regardent la chanteuse 7.

8 C’est l’album Butterfly, réalisé en 1997, alors que la procédure de divorce d’avec Mottola est en cours, qui marque de ce point de vue une rupture 8. Pour Mariah Carey, « C’est toujours mon album préféré. Il représente la liberté artistique, et la liberté en général pour moi. Un virage personnel décisif 8 » (Carey, 2009 : 4). Le titre lui-même, au-delà d’une liberté retrouvée et donc de l’envol, évoque la notion de « papillonnage ». À compter de ce moment-là, Mariah Carey reliera son divorce et son nouveau look

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comme deux facettes de la même revendication, celle de la revanche d’une femme libérée, se faisant la porte parole de tous ceux qui cherchent « à s’émanciper 9 ». On retrouve dans les interviews qu’elle donne cette posture argumentaire, quelles que soit les provocations des journalistes dans les questions qu’ils posent.

9 « Q : ton image au fil des ans et des clips, tend de plus en plus vers celle de la « pouffe » ? R : Je ne pense pas être une bimbo ! Au début de ma carrière, tout le monde voulait que j’ai l’air « sérieuse ». Je peux être sérieuse quand il le faut. » (Perrin, 2006 : 29) Q : Une chanteuse qui a un physique comme le vôtre doit-elle constamment prouver qu’elle a plus de voix ? R : Merci, c’est très gentil de me dire cela mais honnêtement je me trouvais horrible dans mes premières vidéos. […] Pour les autres ils sortaient le grand jeu et moi j’avais des clips ennuyeux. » (Cachin, 1999 : 62)

10 Dans le même temps, elle spécifiera bien l’aspect carnavalesque et théâtral de cette manière de se montrer en public, séparant la personne publique de la personne privée, comme le montre par exemple l’interview suivante : « Q : Ce n’est pourtant pas innocent d’apparaitre d’une façon de plus en plus sexy, au fur et à mesure de ta carrière. R : J’appelle ça la liberté. Ma liberté de m’être éloignée de gens oppressants, qui me voulaient avec une image figée. Parce qu’ils se sentaient en insécurité vis-à-vis de moi. Mais maintenant je peux faire tout ce que je veux. Et puis, rien n’est aussi sérieux que ça. Je m’explique : quand des gens affichent une image sexy, et ne vont pas plus loin que cette image, c’est une chose. Mais on peut ajouter un peu d’humour et de distance dans tout ça, non ? C’est ce que je fais, moi. Dans la vraie vie, je ne suis pas une allumeuse, j’ai des relations normales avec les gens, et je m’habille de façon normale. » (Perrin, 2006 : 30)

11 Par ailleurs, au-delà du paraître, Mariah Carey revendique une exigence de la performance vocale tout en spécifiant que cela ne suffit pas à établir la pertinence d’une proposition musicale qui doit intégrer une dimension performative : « Q : Vous avez une voix très puissante et pourtant on vous a souvent considéré comme une belle plante. R : Je pense que les gens dans l’industrie du disque ont un certain cynisme et l’auront toujours. Et même si les maisons de disque peuvent lancer une « hype » une fois, deux fois, trois fois même, elles ne peuvent pas faire n’importe quoi. L’image n’est pas tout […]. J’ai de la voix et en plus j’ai débarqué à une époque où il y avait plein de non-chanteuses. Le truc c’était d’être chanteuse/danseuse, pas simplement d’interpréter sur différents octaves des ballades rétros. » (Cachin, 1999 : 60)

Mariah Carey, Butterfly

Columbia Records, 1997

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Mariah Carey, Rainbow

Columbia Records, 1999

Mariah Carey, « Heartbreaker »

Columbia Records, 1999

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Mariah Carey, « », E =MC2

Island Records Records, 2008.

Avant de revenir sur les enjeux de la posture publique de Mariah Carey du point de vue du genre, abordons le second tournant opéré par la chanteuse à la même période, qui se base sur son origine.

Rainbow : la revendication de l’africaine-américaine métissée, interprétant du R&B

12 De chanteuse à voix, Mariah Carey va glisser vers la catégorie « chanteuse R&B », se rapprochant de la communauté africaine-américaine auprès de laquelle elle va revendiquer son appartenance. On retrouvera cette affirmation à la fois dans les discours et la musique de lachanteuse. De mère irlandaise, mais de père moitié Vénézuélien et moitié noir américain, Mariah Carey a la peau particulièrement claire et les cheveux bouclés. Cependant, quelle que soit l’image qu’elle dégage et la couleur de sa peau, elle appartient, selon les conventions en vigueur aux États-Unis à la minorité africaine-américaine de par ses origines (Parent, 2007). Après avoir été longtemps comparée aux chanteuses à voix d’origine « blanche », Mariah Carey va expliciter son positionnement identitaire après son divorce d’avec Mottola (d’origine italienne), jusqu’à son remariage avec le présentateur télé africain-américain en 2009. En 1999, l’album Rainbow participe de son nouvel argumentaire : « Q : Pourquoi titrer votre album Rainbow (arc en ciel) ? R : Pour plein de raisons, c’est un symbole qui évoque le mélange de couleurs et c’est ce que je suis, un mix de couleurs » (Cachin, 1999 : 62)

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Une chanteuse noire américaine ?

Mariah Carey en couverture de Miss Ebene, magazine « communautaire » français (2009).

13 Un an plus tôt, l’anthologie des musiques africaines-américaines R&B, from doo wop to hip hop 10 publiée pour les 100 ans du label Sony contient un titre de Mariah Carey. La chanteuse est clairement catégorisée en fonction de son origine et référencée dans la lignée des chanteuses de la catégorie : « Once upon a time an Irish-Venezuelan-African-American princess named Mariah was born on Long Island […] she had soul in her voice and Aretha next lyric in her heart » (Prescot, 2000).

14 Musicalement, dès ses débuts, Mariah Carey se distingue des autres chanteuses à voix par son usage du mélisme, une technique vocale qu’on trouve déjà dans le chant grégorien mais qui est utilisée couramment dans les célébrations religieuses des églises réformées utilisant le répertoire negro spiritual et le gospel Afro-Américain (Frere : 26). Le mélisme consiste à faire successivement varier sur plusieurs notes consécutives la même syllabe, et cette technique a fait école auprès de la majeure partie des chanteuses R&B, jusqu’à devenir une mode auprès des postulants à l’émission de téléréalité American Idol (mais aussi à son équivalent français La Nouvelle Star). Le mélisme a ainsi dépassé le répertoire R&B pour atteindre la pop (en français « la variété »), Mariah Carey ayant joué un rôle important dans cette diffusion (Ankeny, op. cit.).

15 Mais au-delà du mélisme, et au-delà même des samples puisés dans le répertoire historique des musiques africaines-américaines que la chanteuse commence à utiliser dès 1993 11, le tournant explicite dans la musique de Mariah Carey viendra au moment où elle commence à inviter des rappeurs pour assurer les couplets de ses chansons. Une pratique effectuée régulièrement depuis Butterfly (1997) et inaugurée par le remix de son titre de 1995 « Fantasy 12 ».

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« […] La musique que j’écoute, c’est essentiellement du gospel et du rap. Il y a des chansons que j’ai faites avec des rappeurs, en 1995, que les médias ignorent peut- être. Comme « Fantasy » avec Ol’Dirty Bastard. Je n’étais pas autorisée, auparavant, à sortir en single mes chansons préférées. Ou alors je pouvais le faire, mais ils me disaient (d’un ton colérique) « ça va ruiner ta carrière » ! Je leur répondais « non, ce n’est pas grave, c’est juste une chanson ». Mes racines sont dans la musique R&B. Je suis moitié noire, moitié blanche, je ne suis pas une chanteuse pop […]. Je laisse Céline Dion faire son numéro. On ne vient pas du même univers. Elle ne fait pas de up tempo, or moi j’ai besoin de faire des disques hip hop dans l’esprit. » (Perrin, 2006 : 30) Avec l’enregistrement de Rainbow, en 1999, elle montre le milieu qu’elle côtoie, qui est celui du hip hop. « Je suis de New York et j’y habite, comme tous mes potes […] le programmateur de la radio Hot 97 est un bon ami et c’est grâce à lui qu’il y a eu la connexion Mobb Deep. La communauté hip hop n’est pas dure à rencontrer. Si tu connais une personne c’est presque comme si tu les connaissais tous. Jay-Z et moi avons des copains en commun et on se connait depuis un paquet de temps » (Cachin, 1999 : 60)

16 Après la collaboration avec Ol’Dirty Bastard, en 1995, ont notamment suivi Mobb Deep (1997), Jay-Z (1999), Snoop (1999, 2005), West Side Connection (2003), (2005), T- Pain, Young Jeezy (2008), soit un échantillon de rappeurs ayant une image « hard core » (c’est-à-dire dure, violente). En proposant cette sorte d’appariement entre mélodie de chanteuse à voix et rappeur privilégiant le débit textuel, Mariah Carey se plaçait explicitement dans un créneau africain-américain tout en déplaçant un certain nombre de frontières en vigueur dans les musiques populaires américaines. « Soudainement, les gens qui auraient traversé la rue pour éviter d’écouter du hip hop étaient confrontés à des rappeurs au sein même de leurs foyers, sous le couvert de Mariah Carey. Cela devint un standard pour les stars du R&B, comme Missy Elliot ou Beyoncé, de combiner des mélodies avec des couplets de rappeurs. Et les jeunes pop stars blanches, parmi lesquelles Britney Spears, ‘N Sync ou Christina Aguilera ont passé la plupart des dix dernières années à faire de la devenue sans ambiguïté du R&B » (Frere : 25). Pour conclure la description de l’évolution opérée par Mariah Carey en termes de « présentation de soi » et de revendication, il nous faut prendre en compte un troisième aspect, qui concerne la figure de l’entrepreneuse économique.

Mariah Carey, « big boss13 »

17 Mariah Carey a écrit ou coécrit dix-sept de ses dix-huit titres classés n° 1 des ventes aux États-Unis et a produit treize de ses dix-huit numéros 1, ce qui, en pourcentage est supérieur à n’importe quelle femme interprète ayant atteint la première place des ventes. La chanteuse apparait ainsi autant investie dans le financement et l’élaboration de son répertoire que dans son interprétation.

18 Elle se démarque ainsi de la plupart des interprètes féminines, et plus largement, des artistes classés en tête des ventes, et opère une relation entre l’authenticité des enregistrements et leur élaboration. « […] Je respecte les autres chanteuses en tant que telles, mais moi je produis mes disques, j’écris mes chansons… Parfois j’aimerais bien être comme celles qui se pointent et n’ont plus qu’à interpréter une chanson déjà faite. Mais quand je chante mes ballades, elles ont plus de profondeur, à cause de tout ce que j’ai vécu à travers elles. » (Perrin, 2006 :30)

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« En tant qu’auteur, je n’aime pas chanter quelque chose qui ne porte pas ma griffe. Plein de gens ne réalisent pas que j’écris mes chansons. La majorité des chanteuses que les gens appellent des divas n’écrivent pas leurs morceaux et peu de gens le savent. […] Je me vois avant tout comme une chanteuse compositrice qui écrit comme un tailleur fait ses costumes, sur mesure pour moi. » (Cachin, 1999 : 62)

19 Ses collaborations avec des producteurs et compositeurs de musique ne se déroulent en général que dans un premier temps, celui de l’élaboration de la musique. Elle se concentre ensuite sur la ligne de voix qu’elle élabore seule. Cette manière de travailler s’est affirmée au fur et à mesure que la chanteuse gagnait en indépendance, d’abord grâce au succès de ses disques, puis suite aux changements de comportements précédemment décrits quant à l’affirmation de sa personnalité. « Quand je travaille avec qui que ce soit, je participe à la musique, puis je prends la bande et je m’en vais. Je n’ai besoin de l’avis de personne. Surtout quand je bosse avec des producteurs hip hop qui ne savent pas vraiment comment on enregistre ce genre de musique, ils ne vont pas savoir mieux que moi ce que je dois faire […] Personne n’est avec moi dans le studio donc automatiquement je suis coproductrice […] c’est comme cela depuis « Daydreaming ». Je sais ce que j’ai à faire avec ma voix […]. Honnêtement, sans vouloir paraître arrogante ou coincée, je sais exactement où je veux aller et ce que je suis capable de donner. » (Cachin, 1999 : 60)

20 Cet article se limite aux représentations de genre et de « race » chez Mariah Carey, c’est pourquoi on ne fera que mentionner un autre élément caractéristique de la production de la chanteuse, les références à la première moitié des années 1980. Née en 1970, Mariah Carey est très influencée par la musique qu’elle a écoutée dans son adolescence. Elle y fait souvent référence, par l’intermédiaire de samples, de clins d’œil dans les gimmicks musicaux, ou même des reprises qu’elle décide de revisiter. Au-delà du répertoire des charts R&B, elle a ainsi reprit, principalement dans le registre des ballades, de la variété (comme « Take a look at me now » de Phil Collins), du rock FM (« I want to know what love is » de Foreigner) ou même du heavy metal (« Bringin’ on the heartbreak » de Def Leppard). Cette dernière référence est très peu relevée dans les écrits sur Mariah Carey, car le public de Def Leppard est très éloigné de celui de Mariah Carey. Il peut par contre parler à une population experte de la musique de cette période (le titre original fut édité en 1982), la chanteuse visant alors une autre communauté, cette fois générationnelle. Le choix de reprendre ces morceaux apparait souvent irrationnel aux directeurs artistiques de sa maison de disque mais il est imposé par la chanteuse qui estime savoir par elle-même les choix qu’elle doit faire.

21 Moins surprenant, il faudrait mentionner la stratégie 360° de commercialisation de produits annexes à la musique par la chanteuse (phénomène courant aux États-Unis). Ainsi, son dernier album contient un livret élaboré en partenariat avec le magazine Elle, véritable catalogue de publicités où la chanteuse présente les produits qu’elle aime (« secrets de beauté », vêtements, décoration de la maison…). C’est à la suite de cette opération de partenariat (co-branding) qu’elle commercialisera notamment son propre parfum.

Aliénation, résistance ou féminisme ? Essentialisme et performativité

22 La production artistique contemporaine élabore des registres de genre qui peuvent exacerber les différences sexuelles. Dans d’autres contextes, ils peuvent les déstabiliser,

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les subvertir, les refuser, ou encore les détourner (Mc Robbie, 1997). Quelles interprétations peuvent-elles être faites de la figure de Mariah Carey et de son évolution ?

La femme aliénée

23 Derrière des discours d’émancipation portés par la chanteuse, on peut analyser le parcours de Mariah Carey comme une confirmation de la domination du masculin sur le féminin en tant que constructions sociales. Par le paraître qu’elle adopte, la chanteuse irait dans le sens d’une hétérosexualité et épouserait des codes montrant qu’elle se plie aux injonctions masculines envers la femme. Elle confirmerait l’idéologie d’une exploitation économique doublée d’une exploitation individualisée du corps de la femme par le biais de la domination patriarcale (Delphy, 1998). Dans sa critique du postféminisme comme révélateur de cette tendance à revendiquer une liberté de la femme tout en se revendiquant « féminine », celles que Mc Robbie (2009) appelle « les top girls » sont porteuses d’une « hyperféminité de la mascarade, portent des talons aiguille et des jupes étroites par exemple, qui pourraient sembler repositionner les femmes au sein des hiérarchies traditionnelles de genre » (Ibid. : 21). Même si elles revendiquent leur liberté assumée tout en dénonçant l’archaïsme du féminisme ancien, elles se soumettraient en réalité à une féminité imposée par le nouvel ordre socioéconomique néolibéral (comme le fait d’être reconnue dans sa carrière professionnelle en plus d’assurer les tâches du foyer). C’est que, en acquérant du pouvoir financier par leur indépendance, les « top girls » craindraient d’être rendues peu féminines, et donc moins désirables, ce que montre leur paraître. « Une femme occupant une position importante, au moment de démontrer son aptitude professionnelle en public en donnant une conférence par exemple, peut saper l’effet de maîtrise et d’expertise qu’elle manifeste par un effet de coquetterie et de gestes féminins, rassurant de ce fait ses collègues masculins sur le fait qu’elle reste une vraie femme (et donc une femme soumise). » (Mc Robbie, ibid. : 23)

24 Au-delà des pratiques d’entretiens du corps telles que la manucure ou la pédicure, ou encore de divers traitements cosmétiques, ou encore des régimes alimentaires amaigrissants (Elle, 2009, 17), Mariah Carey fait l’appel à la chirurgie esthétique, notamment pour sa poitrine et son visage. Ces modifications corporelles qui la rapprochent des canons d’une féminité hypersexuée vont dans le sens d’une souffrance physique accrue, comme en ont témoigné plusieurs stars femmes du hip hop et du R&B américain (Sharpley-Whiting, 2008 : 33).

25 Pour Mc Robbie, l’ère des « top girls » est accompagnée d’une régression de la place des féminités noires ou asiatiques, et on assiste à une « réaffirmation de la blancheur comme dominante culturelle au sein du complexe mode beauté » (op. cit. : 24). De ce point de vue, Mariah Carey est un canon référentiel africain-américain, un exemple à suivre pour les femmes africaines-américaines 14 puisqu’elle possède de nombreux attributs des stéréotypes de la beauté « blanche » (comme les cheveux lisses) et la couleur de peau pâle. On trouve à cet égard un argumentaire pro Mariah Carey influencé par « l’ère des top girls » de Mc Robbie dans les magazines communautaires africain-américains comme Ebony ou Essence 15. Il en va de même dans les magazines français « communautaires ». Ainsi, selon le mensuel dédié aux jeunes femmes « de couleur » Miss Ebene :

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« Pour la sortie de son 12e album, Mimi sort le grand jeu. Seins obtus, débardeur moulant, pose lascive, Mariah revient plus sexy (et retouchée) que jamais […]. À 39 ans, la diva n’a jamais été aussi à l’aise dans son corps (Miss Ebene, 2009 : 69) ou encore « Au fur et à mesure des années, son look apparait comme l’expression de sa liberté retrouvée. Aux manettes de sa vie, amoureuse et épanouie, Mariah Carey a définitivement dit adieu à ses cols roulés pour révéler au monde une sensualité longtemps brimée pour cause de mari possessif. […] Comme Mariah, sortez vos griffes et votre plus beau sourire pour entamer une rentrée de winner. » (Ibid., 4)

26 Dans cette première section, on a parlé de la construction sociale du genre et de la légitimation des inégalités sexuées. Pour comprendre les questions que pose le cas Mariah Carey il nous semble qu’il faille également interroger la question de la performativité (Butler, 2005), et porter une attention aux formes que peuvent prendre chez Mariah Carey les transgressions des conventions de l’ordre social de genre.

Résistance féministe ? De l’hyper hétérosexualité aux transgressions de l’ordre social genré

27 Dans ses travaux, Mc Robbie (2008) pose la question de l’essentialisme de la féminité. Ainsi, du point de vue du premier féminisme, celui de la fin des années 1960 influencé par le marxisme scientifique, les femmes seraient en quelque sorte enfermées dans une identité idéal-typique de genre et de victimes. En outre, peu de place serait laissée aux femmes non blanches et aux femmes qui ne seraient pas hétérosexuelles. Ceci empêchant en quelque sorte les individus de sexe féminin dans toute leur diversité d’être des sujets de leur propre autonomie. C’est pourquoi Mc Robbie se fait l’avocate de la rupture anti-essentialiste proposée par Butler (op.cit.), à partir du moment cependant où les propos étudiés sont incarnés dans des cas concrets, des études comprenant des matériaux de terrain empiriques. Ainsi, défendre les femmes ce n’est pas défendre une idée de la « femme » qui devrait s’émanciper mais, par des exemples situés, sortir des catégories normées.

28 Pour Éric Macé (20016), Mc Robbie propose une « mise en doute systématique des catégories, y compris militantes, pour réinterroger la complexité et les contradictions des expériences et des subjectivités des femmes et des jeunes filles en tant qu’elles sont immergées dans un environnement culturel et médiatique qui reste prescripteur d’identité et de subjectivité de genre » (307). Ainsi, il faut prolonger l’analyse des rapports de pouvoir dans la culture jusque dans l’observation empirique des performances et performativités de genre.

29 À un premier niveau, celui de l’interaction, les interviews que donne Mariah Carey à la presse spécialisée nous permettent de comprendre comment elle contrôle les paramètres de la rencontre avec les journalistes : contexte, horaire, cadre. Pour parler comme Grignon et Passeron, il faudrait insister ici sur « le renversement de position de la domination symbolique », comme en témoignent les interviewers masculins dans le cadre des entrevues que la chanteuse accorde. On y assiste à une inversion conjoncturelle du pouvoir lié aux rapports de genre tels qu’ils apparaissent normés dans les sociétés occidentales de la fin du xxe siècle. Dans une perspective de lutte des positions sociales, la performance et la performativité de Mariah Carey sont ainsi confortés par sa structure en capitaux : son capital économique, ainsi que son capital esthétique et son capital social. Ainsi, pour cette interview retranscrite par O. Cachin ci-dessous, elle a plus de 6 heures de retard 17.

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« Mariah Carey, comme une apparition, surgit d’un des salons de la suite royale où attendent les médias et le staff Sony. Elle est en short jean avec un mini tee-shirt blanc en laine, et on lui donnerait 20 ans (elle en a 29) si l’on ne détectait pas dans son allure altière et décidée une maturité qui n’est pas celle d’une lolita. Mariah pèse, elle le sait et en plus elle a l’ambition d’être aux commandes de sa vie de chanteuse. […] [elle porte] un provoquant décolleté, des chaussures à talon carré et un short feu de plancher […] Quand on me conduit enfin dans le petit salon où aura lieu l’interview, Mariah est là, à moitié allongée sur un divan, éclairée par une bougie, un verre de vin blanc à la main. Et c’est un soir de pleine lune. Jusqu’où iront les superstars pour charmer les journalistes ? Pas plus loin hélas, et c’est très professionnellement que la diva Carey annonce qu’elle est désormais disposée à parler. » (Cachin, 1999, 60) « C’est donc en juillet 2001 que je passe une heure en tête à tête avec Mariah Carey […]. La diva aux 150 millions d’albums vendus reçoit moulée dans un short en jean découpé à la taille et aux cuisses et donc réduit à ce qui, aux yeux de la police, serait le minimum toléré en termes de tissus couvrant. Elle porte un top noir à fines bretelles qui a décidément renoncé à couvrir de manière digne son très généreux décolleté […]. À chaque mouvement de la diva, j’avais l’impression de recevoir un sein dans la figure ! Une paire de mules à talons vertige, auxquels ne manquent que le pompon mutin, qu’elles laissent au pied du canapé fleuri pour s’y blottir, agrippant un coussin au tissu assorti pour s’en faire un maladroit rempart contre l’air conditionné qui crache sa fraîcheur imperturbable, tel qu’il convient de le faire dans les palaces à clientèle internationale. » (J.E. Perrin, 2006 : 28)

30 Ainsi, comme le rappellent Grignon et Passeron (1989, op. cit.) à propos des rapports entre classes dominantes et classes dominées (qu’on peut aisément transposer aux rapports de genre ici) : « L’inversion de la polarité symbolique a au moins l’avantage de faire apparaître la tendance plus ou moins latente à l’ethnocentrisme qu’enferme l’approche légitimiste des cultures populaires » (95), ou encore « l’intériorisation des valeurs dominantes ne va pas de soi, n’est pas la règle […] il est vrai qu’une application aveugle de la théorie de l’ordre légitime pourrait mener, dans un élan d’allégresse théorique ou de déploration misérabiliste, jusqu’à cette extrémité […]. Ramener tous les effets de la domination symbolique à l’acceptation, c’est-à-dire à la pure et simple intériorisation par les membres des classes populaires de leur propre illégitimité culturelle interdit évidemment de décrire la gamme diversifiée des effets culturels que produit l’imposition d’un ordre légitime. » (88)

31 Mais au-delà même des situations d’interactions où les journalistes apparaissent déstabilisés par une immense star dont on ne sait si elle demeure humaine où bien ne possède une dimension machinique dans ses métamorphoses (Haraway, 2005), c’est structurellement que la chanteuse affirme une position remettant en cause la hiérarchie symbolique des rapports de sexe. Ainsi, les compositions R&B de Mariah Carey maintiennent le rôle des invités – rappeurs à la masculinité exacerbé et la réputation sulfureuse – à un second rôle. Elle leur cède un couplet de ses morceaux, et parfois un rôle de « backing vocals ». Cette configuration de forme se retrouve aussi sur le fond. Ainsi, dans son dernier album, Mémoirs of an Imperfect Angel (2009), elle interpelle dans une de ses chansons (« Obsessed ») le rappeur Eminem, lui expliquant qu’il n’a pas à tenir des propos grivois sur son compte et s’interrogeant sur son obsession envers elle. Son positionnement ici rejoint celui qu’elle affirme en interview : il existe une différence décisive entre la théâtralité du paraître de l’artiste et la réalité de sa propre personne.

32 Perçue comme blanche au début de sa carrière, Mariah Carey décide bientôt de se revendiquer comme noire 18. En termes de performativité, c’est aussi à partir de cette

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perspective qu’on peut comprendre le grossissement de sa poitrine, la mise en avant d’un corps pulpeux, et les chorégraphies de ses clips dans la seconde partie des années 1990, puisque ces éléments peuvent être rapprochés des codes en vigueur chez les artistes R&B africaines-américaines 19. De ce point de vue, Mariah Carey s’éloigne de l’image de la « top girl » postféministe de Mc Robbie (op. cit.) européano-centrée ou « caucasienne » et se rapproche du cyborg d’Haraway qui tient compte des minorités (notamment ethniques) dans les débats sur la question féministe. En se revendiquant de lignée noire, Mariah Carey acquiert la légitimité d’interpréter de la musique R&B mais aussi de parler du point de vue des minorités, tout en prônant dans le cadre de son répertoire l’amour et la tolérance. La revendication d’une adhésion à la chrétienté par exemple, particulièrement prégnante chez les artistes africains-américains, est reprise par Mariah Carey, à la fois dans son répertoire (voir première partie) mais aussi dans les récits de sa vie privée. Ainsi, c’est parce qu’il bénissait son repas avant de l’entamer qu’elle aurait interpellé pour la première fois son futur mari Nick Cannon 20.

33 La légitimité africaine-américaine donne à Mariah Carey une position de pouvoir dans le champ des musiques rap/R&B. Tracy Denean Sharpley Whiting (2005 : 28) rappelle à cet égard que le canon de la beauté féminine, pour le mâle africain-américain – et au- delà même pour la société américaine aujourd’hui si l’on en croit les classements effectués par les médias – est la figure de la mulâtre prescriptive (« ascriptive mulattas »). Pour Sharpley Whiting, cette figure additionne une quintessence en matière de sexe (associé dans l’imaginaire à la « femme noire ») et de beauté physique (associé dans l’imaginaire à la « femme blanche »). De ce point de vue, Mariah Carey fait ainsi figure d’icône puisque dans la communauté africaine-américaine mainstream, il existe une injonction faite pour faire disparaitre les caractéristiques les plus connotées à l’africanité, en se lissant par exemple les cheveux (Ibid. : 30). Pour autant, par la blancheur de sa peau, elle apparait singulière dans le monde du hip hop et donc originale.

34 Par son image proche des publications « pour homme », Mariah Carey correspond à l’image la plus commune que la population masculine hétérosexuelle (quelle que soit son origine ethnique, d’après Shirpley Whiting) est censée se faire du fantasme sexuel, en même temps qu’elle rappelle celle de la bitch (Bigot, 2005 21) dévalorisée par cette même population, mais détournée comme symbole de résistance et d’émancipation par le postféminisme. C’est pourtant deux autres populations qui forment sa fanbase, le noyau de ses supporters : les préadolescentes et les gays (Frère, 2008). Pour les premières, la chanteuse constitue une référence en termes de construction identitaire et sexuelle, permettant de tester les normes et les frontières de la personnalité publique qu’on peut choisir de se donner, et d’apprendre le rapport à autrui, selon un modèle éprouvé par les plus jeunes filles en termes de socialisation et de sociabilité concernant les stars (Mc Robbie, 1975). Quelles que soient leurs origines, mais parce qu’elles leur ressemblent d’une manière ou d’une autre, on pourrait de ce fait comparer l’attachement des adolescentes pour Mariah Carey aux États-Unis à celui de Diam’s en France, notamment à l’époque où son troisième album, triple platine, fut le plus vendu en France (Martin, 2008). De son côté, ce que valorise la communauté gay chez Mariah Carey c’est l’aspect extrême de sa performativité du point de vue du genre, mais aussi ses goûts kitsch (le papillon de Butterfly ou l’arc en ciel et la sucette en forme de cœur de la pochette de Rainbow) qui la rapproche d’un spectacle drag queen qui exagère jusqu’à l’outrance les formes de la féminité (Gelder, 345).

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Mariah Carey : un physique singulier dans le champ du hip hop américain des années 1990 et un repère pour la construction identitaire des adolescentes

Couverture de la revue rap française L’Affiche, avril 1999).

35 Le virage de 1997 n’apparait pas immuable dans la carrière de la chanteuse. Un des éléments qui ont fait sa popularité concerne justement les risques qu’elle a pu prendre et leurs conséquences. En effet, en 2001, après le succès de l’album Rainbow, Mariah Carey décide de quitter Sony (coupant ainsi symboliquement les derniers liens avec son passé) et signe un contrat d’artiste de 80 millions de dollars avec Virgin (la plus importante somme jamais dépensée pour embaucher un artiste à ce moment-là). Elle se met alors au travail pour produire un film, « », et un album du même nom, qui raconte de manière romancée son histoire. Le film est un échec retentissant et le disque (la bande son) également (échec bien entendu à l’échelle de Mariah Carey, car il n’est que disque d’or, là où les autres sont plusieurs fois platine 22). Virgin rendra son contrat à l’artiste qui saura bientôt renouer avec le succès, après une signature sur Def Jam (un label historique du hip hop qui appartient à Island/Universal). Son album de 2005 prendra d’ailleurs comme titre The Emancipation of Mimi pour montrer que la star n’a pas dit son dernier mot. Cependant, cet épisode de crise l’éclairera sous un jour plus humain (parce que faillible) auprès de l’opinion, mais aussi démontrera qu’elle est elle- même aux commandes de sa carrière 23. Par ailleurs, la trajectoire opérée ces trois dernières années et l’image que l’artiste donne d’elle-même mettront en évidence la réflexion de la chanteuse quant à son paraître. En 2009, elle se montre pour la première fois sans maquillage dans le film Precious où elle joue une assistante sociale (Elle, 2009), ou encore pose enceinte avec son mari en couverture du magazine américain Life&Style (avril 2011). Elle réfléchit aussi aux styles de photographie la représentant en fonction de sa couverture médiatique, proposant davantage de portraits pour les journaux féminins (voir les couvertures de Elle, oct. 2009, ou encore de Miss Ebene, Infra) et de photographies plus larges, montrant son corps, pour les magazines dédiés à la musique,

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lus par les adolescents ou un public plus masculin (voir infra les couvertures de Musique Info Hebdo ou L’Affiche), sur un modèle également adopté par d’autres chanteuses R&B comme Beyoncé (Fuchs, 2003).

Conclusion

36 Il est trop tôt pour savoir si le nouveau visage maternel et moins sexuellement connoté que propose Mariah Carey tient de la stratégie négociée en vue d’un nouveau virage définitif, ou bien encore s’il s’agit d’un statut conjoncturel expliqué par sa maternité. Quoi qu’il en soit, les éléments abordés dans le cadre de ce travail nous permettent de constater la pluralité des enjeux à l’œuvre dans les évolutions de la présentation opérées par Mariah Carey tout au long de ses vingt années de carrière artistique. À partir de la revendication d’émancipation clamée dans la seconde partie des années 1990 par la chanteuse, on a pu poser la question de son rapport au féminisme. On a montré que, si l’on se plaçait du côté des essentialistes revendiquant la cause des femmes, le profil de Mariah Carey allait plutôt dans le sens d’une aliénation puisque les codes qu’elle utilisait dans son paraître et sa vision du monde (recherche traditionnelle de l’amour, religion) pouvaient être considérés comme ceux de la « femme soumise ». Un profil qui, sur de nombreux points, rejoint celui des postféministes qui, sous couvert de choix, accentuent la domination selon la démonstration de Mc Robbie. C’est pourquoi on a cherché à expliciter comment le parcours peu ordinaire de Mariah Carey débordait ou pouvait contredire ce premier type de lecture, en y incluant la question de l’origine ethnique et les revendications identitaires de la chanteuse. D’un point de vue performatif, déconstructiviste, et anti-essentialiste on a alors vu à quel point la complexité du parcours de la chanteuse pouvait poser des questions aux sciences sociales. On espère ainsi avoir esquissé à quel point l’étude des parcours des célébrités pouvait poser de nombreuses questions non encore résolues à la recherche sur les musiques populaires. D’autant plus lorsque les travaux se situent à la jonction de plusieurs champs encore peu souvent croisés (genre, musique, postcolonialisme et médias par exemple).

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NOTES

1. Interview Destiny’s Child – Beyoncé et Michelle, Groove R&B, juillet 2001, hors série, p. 38. 2. Le titre de cet article fait référence au onzième album de Mariah Carey édité en 2005. 3. Équivalent américain des victoires de la musique. 4. Même si une double interprétation est toujours possible. Ainsi, à propos du titre « Vision of Love », pour Michael Slizak (2005), « From those opening sci-fi-esque synths to that signature dog-whistle high note, Mariah’s very first single is inspired : Even folks who object to her trademark vocal excesses are hard-pressed to fault this rousing, gospel-tinged song about finding ‘’the one that I needed.’’ Though it’s not clear if she’s celebrating a secular love or her relationship with a higher power, this exuberant ballad is a near-religious listening experience. » [http://www.ew.com/ew/article/0104828300.html], accès le 31/08/2011. 5. La fréquence des succès dans les années 2000 sera moins importante que dans les années 1990, et sa carrière sera plus accidentée durant cette décennie, mais cela ne pourra être détaillé, pour des raisons de format, dans le cadre de cet article. 6. http://www.youtube.com/watch ?v =BC2RfSuqsEo 7. L’un deux n’est autre que , un rappeur à la réputation particulièrement sulfureuse, notamment parce qu’il sera à l’origine peu de temps après du premier film mêlant musique hip hop et scènes pornographiques (Snoop Dogg’s Doggystyle, 2001, Hustler), ce qui n’empêchera pas Mariah Carey de retravailler avec lui, notamment sur The Emancipation of Mimi (2005). 8. Notre traduction de « It’s still my favorite album. Its represents artistic freedom – and freedom in general – for me. A huge personal turning point. » 9. D’autant plus que Tommy Mottola avait à l’époque la réputation d’être un « tyran » dans le comportement adopté envers ses artistes, en particulier envers sa femme Mariah Carey. Je dois cette information à Franck Freitas (com. pers.). 10. Dans le Billboard américain qui publie depuis les années 1930 les chiffres de vente de disques figurent un certain nombre de charts spécialisés (« séries »), dont celui consacré aux musiques noires appelé successivement « race records » (années 1930), puis « rhythm’n’blues (R&B) » (1949) puis « » (1949), puis « black music » (1982) puis à nouveau « R&B » (années 1990). 11. À commencer par la boucle du « Blind Alley » de The Emotions (1971) reprise pour le titre « Dreamlover » (1993) mais rendue célèbre dans le hip hop par le « Ian’t no half Steppin’« de Daddy Kane (1988). 12. L’original figurant sur l’album Daydream (1995). Le remix du morceau fut enregistré alors que le titre « Fantasy » était déjà numéro 1 (Il apparait sur la compilation de n° 1 de 1998 éditée par la chanteuse chez Sony). Le rappeur Ol’Dirty Bastard (du Wu Tan Clan) qui s’y illustre, était alors en prison et est mort d’overdose en 2004. 13. Olivier Cachin (1999) titre ainsi l’un de ses articles sur Mariah Carey « Une bimbo devenue Big Boss » 14. On reviendra sur cette question dans la section suivante.

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15. Voir par exemple « Mariah Carey’s big come back », Ebony, août 2006 reproduit sur [http:// monarc1984.blogspot.com/2008/12/mariah-careys-big-comeback-ebony-august_31.html], consulté le 15 oct. 2011 ou encore « Mariah Carey. America’s most misunderstood black women », Essence, avril 2005. 16. La page Wikipédia consacrée à l’album aborde notamment l’histoire de la réception de l’album et du nouveau style du clip pour le titre « Honey », qui met en scène une Mariah en robe à décolleté plongeant et talons hauts qui, prisonnière au début, réussit ensuite à s’évader. [http://en.wikipedia.org/wiki/Butterfly_(Mariah_Carey_album)#cite_note-nickson8-34]. 17. On prendra ici deux exemples Français, mais on retrouve le même phénomène aux États-Unis par exemple dans, « Sex & the single Diva », , fev. 1998 ; « A revealing 20Q », Playboy, mars 2007 ; « Mariah, you’re on fire », iD [UK], juin 2008. 18. Ce mouvement ne peut être compris que dans une logique d’hypodescendance (c’est-à-dire que « les enfants d’une union mixte se voient automatiquement assignés au groupe considéré comme inférieur »), perspective fortement ancrée dans les États-Unis du xxe siècle dans le rapport des blancs aux noirs (Parent, 2007 : 81) où couleur « phénoménologique » et « appartenance raciale » sont disjointes. 19. On peut voir à ce propos le texte de Karima Ramdani dans ce numéro de la revue Volume ! 20. Question « How did you know that Mariah Carey was the one ? ». N. Cannon « I always say grace over my food – it’s the way I was raised – so I bowed my head over my French fries at a meeting with her. She said "I do the same thing !" and pulled an electronic Bible out of her purse. I never met anyone in the business who’s on the same level as I am spiritually », Interview Nick Cannon in Elle (2009). 21. Bitch, qui est un qualificatif péjoratif pouvant être traduit par « garce » ou « salope » a été réutilisé comme revendication d’émancipation par certaines chanteuses R&B comme Lil’ Kim (surnommée « Queen Bitch », cf. Bigot, 2005). 22. Aux États-Unis, un disque d’or équivaut à 100 000 ventes et un disque de platine à 1 000 000 de ventes. 23. Il est toutefois à noter que « Glitter » a disparu de la présentation officielle de sa discographie dans le livret de son dernier album.

RÉSUMÉS

Signée chez Sony, puis chez Universal, Mariah Carey est une chanteuse américaine née en 1970 qui a vendu plus de 150 millions d’albums depuis les débuts de sa carrière professionnelle en 1990. Une analyse superficielle pourrait laisser penser qu’il s’agit d’une interprète façonnée par les majors pour interpréter des titres calibrés en fonction de la demande (Guibert, 1998). Pourtant, le fait qu’elle écrive ou coécrive la quasi intégralité de ses chansons et qu’elle soit elle- même productrice de ses enregistrements en font une exception dans le domaine des variétés (« pop music » aux États-Unis), et encore davantage des femmes interprètes. Cette contribution s’intéresse à la présentation de soi opérée par Mariah Carey qui a radicalement évolué dans la seconde partie des années 1990. De chanteuse à voix se présentant en robe du soir pour exécuter un répertoire mainstream comprenant une majorité de ballades, elle est devenue une interprète de R&B au look sexy et provoquant qui revendique ses origines africaines américaines. Mariah Carey justifie ce virage, en tant que femme, en utilisant un argumentaire d’émancipation personnelle. À partir d’éléments théoriques issus des cultural studies, et plus spécifiquement aux postcolonial studies et aux gender studies, on peut successivement lire les prises de paroles

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publiques de la chanteuse comme une preuve d’aliénation, de résistance ou encore comme une stratégie économique de promotion de carrière. Au-delà de paradigmes balisés, le cas étudié montre ainsi la complexité du travail sur des corpus spécifiques dans le cadre des études de célébrités.

INDEX

Keywords : album covers, body, femininity / masculinity / gender, marketing / communication / advertising, perceptions / representations (cultural), mainstream / commercialism / commodification, race / racism / ethnicity, sexuality / eroticism / pornography, videos (music) / clips Thèmes : afro-américaine / African-American music, funk, noire / Black music, rap / hip-hop, soul music, rhythm‘n’blues / r‘n’b Index chronologique : 1990-1999, 2000-2009 nomsmotscles Carey (Mariah) Index géographique : États-Unis / USA Mots-clés : corps, féminité / masculinité / genre, mainstream / commerce / marchandisation, marketing / communication / publicité, perceptions / représentations culturelles, performance / mise en scène, clips vidéo, pochettes de disques, race / racisme / ethnicité, sexualité / érotisme / pornographie

AUTEUR

GÉROME GUIBERT

Gérôme GUIBERT est docteur en sociologie, Maître de conférences à la Sorbonne Nouvelle (université Paris III), chercheur au CIM (EA n° 1484) et chercheur associé au GRANEM (UMR-MA n° 42, université d’Angers). Il est directeur du Master 2 Ingénierie des Échanges Interculturels à la Sorbonne Nouvelle. Par ailleurs, il est cofondateur et directeur de la publication de la revue Volume ! Il a notamment publié La production de la culture. Le cas des musiques amplifiées en France (Seteun/Irma, 2006). Centrés sur les musiques populaires, ses travaux se développent selon plusieurs axes, dont les principaux concernent d’une part la question du développement des scènes locales en France, et d’autre part une sociologie économique de la valeur en musique. Il a récemment dirigé une recherche pour le DEPS (Ministère de la Culture) sur les mutations économiques de la musique live en France (2010-2011). mail

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“Blackness à la demande” Production narrative de l’“authenticité raciale” dans l’industrie du rap américain “Blackness-on-demand”. The Narrative Production of “Racial Authenticity” in the American Rap Industry

Franck Freitas

« Les industries culturelles ont en effet le pouvoir de réélaborer et de refaçonner ce qu’elles représentent et, à force de répétition et de sélection, d’imposer et d’implanter des définitions de nous-mêmes qui correspondent plus facilement aux descriptions de la culture dominante ou hégémonique. » Stuart Hall « Yeah, and I don’t have to go to Hollywood ‘Cause Hollywood come through my neighborhood with cameras on I really think they’re stealin from us like a sample song » Lil’ Wayne 1

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1 AU COURS DE LEUR EMBRIGADEMENT dans une milice armée, il était de coutume que les enfants-soldats (entre autres de Sierra Léone ou de la République du Congo 2) adoptent un nouveau nom de guerre, marquant une rupture définitive avec leur expérience civile. Les surnoms sélectionnés par les jeunes recrues symbolisaient non seulement les traits de caractère qu’ils voulaient voir transparaître de leur personnalité mais désignaient également le type de représentations auxquelles ils s’associaient (Wessels, 2007 : 82-84). Les noms de personnages hollywoodiens comme Rambo ou Terminator côtoyaient ceux de certains rappeurs américains comme 2pac ou 50 Cent. En raison du « capital d’authenticité » qu’ils apportaient, ces derniers étaient particulièrement appréciés : la violence de leur musique reflétait fidèlement la violence de leur existence 3. En outre, ils incarnaient un certain type de virilité, celle exacerbée par la violence meurtrière, et les récits de vie que contiennent leurs paroles servaient de grille de lecture à l’environnement de violence et de mort permanente dans lequel se trouvaient ces adolescents 4. Les identifications qu’ils trouvaient soit dans le cinéma, soit dans la musique leur permettaient ainsi de se plonger dans des univers narratifs importés et réappropriés, les préparant psychologiquement à l’âpreté des combats (dont les enjeux politiques leur échappaient en général) (Wessel, 2007).

2 Au même titre que l’industrie hollywoodienne, le rap américain semble en mesure de fabriquer des fables collectives et de proposer des « types » d’identifications à ses auditeurs. Le type de narration que cette musique produit met principalement en scène les épreuves d’une expérience noire évoluant dans un cadre pauvre et urbain. Parmi ces narrations, on trouve celle dites « thug life » (« vie de voyou ») dominant la production de cette musique (depuis une vingtaine d’années) sous l’appellation de gangsta rap (« rap de gangster » 5) et dans lequel se trouvent exposées des représentations de genre racisées – venues signifier une « authenticité raciale » – présentant l’ambiguïté d’être à la fois dangereuses et « attractives » (à l’image des deux artistes susmentionnés). Ces récits mettent essentiellement en exergue des hommes noirs, pauvres et revanchards, usant crapuleusement de la violence armée pour obtenir aisément des biens matériels. Les femmes y sont généralement décrites comme objets sexuels et signes extérieurs de richesse.

3 Le rap aux États-Unis est devenu le médium par lequel s’affirme la « vérité » de l’identité noire (Rose, 2008) et les narrations produites dans cette musique agissent comme des « scripts » (Stephens & Phillips, 2003) ou des « controlling images » (Hill Collins, 1990 et 2005). Ces deux expressions désignent les discours 6 ou représentations produisant des effets réels lorsqu’ils sont dits – sur la population africaine-américaine (et j’ajouterai sur les jeunesses du monde entier en général, du moins celles exposées à ce genre d’images ou de narrations). Si les protagonistes de cette musique s’accordent pour affirmer l’authenticité de leurs paroles comme simple reflet de leur réalité – celle de l’« expérience vécue de Noir » dans le ghetto – ces derniers ont rapidement compris qu’ils pouvaient tirer profit de cette affirmation. Depuis une dizaine d’année

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l’expérience noire américaine n’est-elle pas de plus en plus réappropriée et canalisée par le secteur économique qui (re)produit des fables afin de vendre des produits ? L’authenticité « réelle » revendiquée dans la musique rap se confondrait alors avec une « authenticité » raciale et commerciale, intéressée et performée en vue de l’accroissement de gains financiers.

4 Sous couvert d’un « label d’authenticité », j’interroge la confusion entre réalité vécue et « réalité » reproduite (en spectacle), dans laquelle les représentations identitaires (mêlant les catégories de genre, de « race », de classe) deviennent des objets de consommation à part entière. Si le rap se trouve à la confluence de deux logiques narratives – l’art du storytelling hérité de la tradition orale noire-américaine d’un côté et le storytelling du marketing narratif de l’autre – quelle(s) incidence(s) cette nouvelle connexion induirait-elle sur la « mise en récit » d’une expérience noire dite « véridique » ?

5 J’inscris cet article dans le champ des cultural studies. Il tire parti des travaux de Stuart Hall, notamment ceux sur l’idéologie ou sur ses concepts de « codage/décodage » et dans lesquels le théoricien jamaïco-britannique tente de décrypter les mécanismes de production et de réception des messages transmis dans les médias en général. À partir de cette analyse, je propose de déconstruire la première phase du circuit de communication – le « codage » – et les logiques rationalistes qui façonnent les représentations « authentiques » et dominantes dans cette musique7. De ces représentations, il s’agit d’en souligner la dimension « mythique » 8.

6 Dans cet article, j’examinerai dans un premier temps les liens qu’entretient la musique rap avec la tradition noire américaine, afin de montrer en quoi la narration est l’expression d’une condition noire, où se formule de manière ésotérique une identité noire états-unienne. Dans un second temps, j’analyserai les effets de la commercialisation de la musique africaine-américaine, voir dans quelle mesure sa marchandisation a bouleversé sa capacité à traduire cette condition de subalterne. Enfin, j’analyserai comment, avec sa connexion à l’« industrie du spectacle », le gangsta rap peut être compris comme l’illustration de cette réorientation commerciale et constituer le résultat d’une narration hybride, au carrefour de l’héritage oral et narratif africain-américain et du marketing narratif (storytelling). Quelles incidences cette association peut-elle avoir sur la production d’un récit à la première personne, expression de l’« authenticité raciale » dans le rap américain ?

Le récit de l’âme

7 Bien que l’historien américain Lawrence W. Levine n’ait pu s’intéresser à la musique rap, (son ouvrage intitulé Black Culture and Black Consciousness ne sort qu’en 1978, soit lorsque le rap n’était encore qu’une pratique embryonnaire), sa recherche peut nous permettre de comprendre en quoi cette musique s’inscrit dans l’héritage culturel des Noir.e.s aux États-Unis. L’historien américain consacra sa recherche à analyser la naissance puis le développement d’une culture noire américaine qui s’est essentiellement forgée sur une tradition orale et narrative, et ceci afin de surmonter les assignations d’une identité subalterne (le statut de sous-homme de l’esclave). Plus précisément, l’expression orale développée par les esclaves – à mi-chemin entre la tradition africaine du griot et la tradition narrative déjà présente en Amérique (et héritée de l’Europe) – a permis à cette population de produire une subjectivité propre

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capable de contester et de subvertir un système d’exploitation leur refusant toute humanité.

8 C’est à travers l’investissement de l’oralité que les esclaves ont pu se constituer une mémoire commune faite d’histoires quelconques, de pratiques, d’enseignements et de fables qui constitueront, au fil des transmissions d’une génération à l’autre, une conscience noire aux États-Unis9. Celle-ci a pu devenir un médium maintenant la transmission et l’entretien de la mémoire telles les fables qui « permettai[en]t de réinscrire le passé dans l’expérience présente. En général, les esclaves utilisèrent chansons et sermons pour atteindre cette fin ; ils dirigeaient la structure et le message de leurs contes dans cette direction et au service de leur situation présente 10 » (Levine, 1977 : 97).

9 En réaction à la négation dont ils faisaient l’objet, les esclaves réinventèrent, par l’entremise de ces expressions orales, l’origine des hommes sur terre à partir de la « race noire » et ceci afin de se prémunir des discours brimant leur reconnaissance humaine : « les esclaves noirs se dotèrent de leur propre forme d’ethnocentrisme racial dans lequel la race blanche devenait la forme dégénérée de la race noire. » (ibid. : 85) Ce type d’inversion du stigmate a constitué les premiers balbutiements de l’émergence d’une fierté raciale qui sera, ensuite, récurrente dans la redéfinition de l’identité africaine-américaine. Ce renversement de situation se trouvera également dans les toasts 11 qui mettaient en scène des personnages anthropomorphes 12, dont l’habilité leur permettait de prendre l’avantage sur des adversaires plus redoutables. La figure du personnage rusé qui se sort d’une situation hostile sera également récurrente dans les récits de rap décrivant les aventures du player (le « manipulateur ») ou du hustler (le « lascar 13 »).

10 Enfin, la narration prenait une dimension cathartique dans laquelle les Noir.e.s exprimèrent leurs frustrations, leurs interrogations mais aussi leurs espoirs. Du Bois voyait, par exemple, dans les « sorrow songs 14 » l’expression d’espoirs déçus « parlant de mort et de souffrance » (2007 : 240), mais aussi « du désir indicible d’un monde plus vrai, d’errances confuses et de chemins secrets 15 ». Cette indicibilité évoquée par Du Bois mettait l’accent sur l’aspect ésotérique de ces musiques noires-américaines. Les sentiments profonds que l’on retrouve dans la narrativité du blues, du gospel, etc., sont ceux liés à une condition subalterne qui a marqué l’existence des Noirs en Amérique. Cette dernière a fourni la source d’inspiration à la production narrative de la culture populaire noire américaine (allant des contes aux musiques « black ») et permettait aux Noirs d’Amérique de se penser sur ce nouveau sol et de redéfinir leur propre identité (Jones, 1996).

11 C’est dans sa capacité à produire de la narration et à occuper certains rôles sociaux (espace de réflexivité, éveil des consciences, transmission de connaissances, etc.), que le rap est devenu l’héritier d’une tradition orale constituée au moment de l’esclavage comme médium principal de la conscience et de la mémoire des Noirs aux États-Unis (Du Bois, 2007). Cette musique se connecte à d’autres courants comme le blues, le jazz, la soul qui présentaient ces mêmes propriétés. Mais aux côtés des vertus « thérapeutiques » (Gilroy, 2004 : 16) – présentes « dans l’intimité de la communauté » – toute la musique africaine-américaine présentera également une autre dimension, celle, « publique » cette fois-ci, imaginée « lors de sa confrontation avec le monde blanc, [et] où la performance épousera forcément un aspect commercial » (Parent, 2009), tournée vers la satisfaction de la demande blanche.

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Commercialisation de l’« âme noire »

12 La ségrégation post-abolitionniste aux États-Unis ne se limitait pas uniquement à une séparation en terme spatial. La culture représentait également un moyen de distinguer les groupes raciaux. C’est ainsi que l’on parlait, à partir des années 1920, de « race music » puis de « race records16 » pour qualifier respectivement les musiques noires américaines (comme le blues ou le rhythm & blues) et les labels qui les produisaient. Lorsque des labels comme Atlantic ou Black Swan Records (respectivement dirigés par des entrepreneurs blancs et noirs) produisaient des artistes noirs, leurs musiques ne visaient que le marché africain-américain (quant au label Atlantic, qui produisait autant des artistes blancs que noirs, il ne cherchait pas à créer des musiques fédératrices allant au-delà de la « ligne de couleur »). Les amateurs blancs devaient alors transgresser la « frontière » spatio-raciale pour avoir accès à ce type de musique. Ce qui n’empêchait pas des artistes noirs de jouir d’un relatif succès, qui restait cependant limité aux frontières de la communauté, et seuls des artistes blancs (Elvis Presley, Jerry Lee Lewis, Rick Nelson) s’inspirant des musiques noires bénéficiaient d’un large succès.

13 Cependant, la création en 1960 du label Motown à Détroit par Berry Gordy va modifier la donne en termes de transgression des frontières raciales. Tout commença lorsque Gordy travailla sur une chaîne de montage de l’usine Ford à Détroit. Il voyait dans la méthode de travail fordiste un moyen de produire de la musique et de fabriquer des artistes à succès : « J’ai obtenu un emploi à l’usine d’assemblage des automobiles Ford. Tous les jours, je pouvais observer comment une barre de métal se transforma progressivement le long de la chaîne en une voiture flambant neuve. […] Peut-être que je pourrais faire de même avec ma musique – créer un lieu où un gamin de la rue pourrait entrer par une porte et en ressortir par une autre en véritable vedette. C’est ce genre de pensées qui me traversait l’esprit lorsque je parcourais la chaine d’assemblage de l’usine Ford et qui s’est ensuite nommée Motown, connue de tous 17. »

14 Chaque projet artistique fera dorénavant l’objet d’une division rationnelle du travail avec à chaque étape de la production des spécialistes : on trouvera ainsi le fameux trio « Holland-Dozier-Holland » affecté à la production des chansons, puis les Funk Brothers (musiciens de studio) pour la fabrication du son « Motown ». Mais Gordy ira encore plus loin. Constatant que les Noirs ne représentaient que douze pour cent de la population américaine, il en déduit que la communauté noire ne pourrait pas lui rapporter autant de bénéfices que s’il en vendait ne serait-ce qu’à un quart de la population blanche (Schweikart, 2003). Au cours d’un discours, Gordy juge l’accès à la population blanche comme un tremplin possible pour l’élévation sociale des Noirs mais seulement si ces derniers soignent leur présentation : « Croyez le ou pas, je savais dès l’âge de 11 ans que j’avais le sens des affaires. Je me nommais d’ailleurs expert en marketing lorsque je travaillais dans un hebdomadaire noir […]. J’ai eu, un jour, l’idée de vendre les "Chroniques du Michigan" (Michigan Chronicles) dans les quartiers blancs, car je les adorais, […]. Je sentais que les Blancs pouvaient les apprécier tout autant que moi. J’ai finalement vendu plus de journaux [chez les Blancs] que je n’en ai jamais vendus de ma vie. Partout où j’allais, j’en vendais et c’était merveilleux. Mon jeune frère Robert était tout excité car nous nous imaginions devenir riches et parce que nous étions les seuls à faire cela. Lorsque nous sommes retournés dans

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ces quartiers, nous avions avec nous, un paquet de journaux mais nous n’avions finalement rien vendu […]. C’était si ridicule que nous avions eu du mal à y croire. Nous étions trois petits garçons noirs : un était beau, les deux autres constituaient une menace pour ces quartiers blancs. [rire] C’était ma première leçon de marketing dont j’allais m’inspirer plus tard dans ma carrière. » (Schweikart, 2003)

15 Dans cette anecdote, Gordy souligne quelque chose de banal en économie : la stimulation de la demande dépend de la qualité de l’offre. Mais dans son raisonnement, lié au contexte de ségrégation raciale, l’offre et la demande sont racialement marquées et dans le cas qui intéressa Gordy – celui de la musique – c’est une « consommation/ demande blanche » qu’une « production/offre noire » se doit de « séduire ». Afin de percer la ligne de couleur et avoir accès à une potentielle demande, le patron de la Motown va soigner la forme de l’offre. Tout l’enjeu pour l’homme d’affaire était alors de rompre avec les productions rhythm & blues trop racialement connotées pour une Amérique blanche. Suivant la logique fordiste – à une production de masse, doit correspondre une consommation de masse – Gordy pensa à une musique qui soit la plus consensuelle et fédératrice possible (Schweikart, 2003). Un seul thème pouvait être décliné à l’infini : l’amour 18. Face à cette nouvelle règle, l’offre noire devait s’ajuster au profil de la clientèle visée (foyer blanc et puritain). D’une certaine manière, on peut dire que Gordy a été l’instigateur d’un formatage de la musique noire américaine en inventant une nouvelle façon de fabriquer et de vendre un produit, dont la principale distinction était l’expression d’une identité raciale. Ceci revenait à « polir » cette dernière selon les normes dominantes d’une « blanchité » bourgeoise et puritaine (faites de pudeur, de respect rigoureux de principes moraux, etc.).

16 Pour atteindre ces objectifs, Gordy s’est assuré les services de professionnels enseignant aux artistes les règles de « bonnes conduites » telles qu’apprendre à « bien » parler, à « bien » marcher, à « bien » s’habiller ou encore à « bien » danser (c’est-à-dire sans la moindre connotation sexuelle 19), conformément aux valeurs d’une société puritaine et blanche. Autrement dit ce sont de nouvelles performances raciales que le patron de la Motown invente, rationalise, exige (de ses artistes), réifie 20 et met sur le marché.

17 La stratégie de Gordy se présentait comme un modèle de réussite pour le « Black capitalism 21 ». Il constituait une version noire-américaine du Self-Made Man imaginé par l’auteur américain Horatio Algier et que Booker T. Washington définissait comme le « New Negro 22 » du siècle à venir, soit ce Noir dont l’émancipation, après l’abolition de l’esclavage (1865), ne devait dépendre que du développement économique et du service rendu à la nation (au détriment de revendications à l’égalité politique). Gordy ré- inventait donc une nouvelle manière de vendre de la musique noire pour qu’une partie de celle-ci ne se limite plus aux frontières communautaires mais vise bien plutôt des objectifs commerciaux plus ambitieux, par-delà la color line. Il privilégia dans sa musique la dimension de divertissement (entertainment) que l’on retrouvait déjà dans les Minstrel shows 23 aux XIXe et XXe siècles et dans le blues commercial conçu pour ce type de spectacle destiné à un public blanc. Selon Samuel Charters (historien américain spécialisé dans les musiques blues et jazz), cette musique du sud des États-Unis se constitue toujours dans une dualité : « d’un côté une créativité originale, soit la conscience d’une créativité personnelle utilisant le blues comme moyen d’expression. De l’autre, un blues perçu comme un divertissement » (cité dans Baker, 1983 : 841). C’est sans doute cette figure du « performeur » qui divertit (entertainer), que Berry Gordy réactualisera au sein de son label. Elle correspond à une activité professionnelle

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où l’offre s’ajuste aux attentes de la demande. Pour les artistes noirs, ce paramètre, se présentera sous la forme d’un dilemme : soit être complètement en phase avec son public de base – et communier avec lui ses espoirs et frustrations – soit se tourner vers un public plus largement blanc qui ouvre l’accès au rêve américain. Ainsi un artiste comme Ray Charles dira : « C’est mon peuple qui a fait de moi ce que je suis, car on doit d’abord devenir quelqu’un d’important dans sa "propre communauté", mais dès que j’ai cessé de m’adresser exclusivement au public noir, je n’ai plus jeté un seul regard en arrière. » (Guralnick, 2008 : 24) L’artiste soul indique ici que la fuite de la misère passe par une sorte de « transgression », c’est-à-dire l’éloignement de son environnement social et racial d’origine, pour évoluer dans un milieu certes racialement différent, mais qui garantit prospérité et liberté économique. Loin d’être un acte aliénant (ou de fourvoiement) contrairement aux apparences, Houston Baker explique que la démarche commerciale de l’expression noire (« black expressiveness ») s’inscrit au cœur même de la logique de la culture africaine-américaine. Elle constitue même un « acte déterminant dans l’esthétique qui se situe au cœur de la politique afro-américaine conçue en termes de qui obtient quoi et quand et comment » (Baker, ibid. : 842).

18 En 2004, le théoricien guyano-britannique Paul Gilroy publia un ouvrage intitulé Between Camps – Nations, Culture and the Allure of Race. L’auteur y analyse les effets pervers des discours sur la valorisation raciale (qui passe notamment par le corps noir) et d’inversion du stigmate, autrefois déployés par les populations noires pour se prémunir contre les dépréciations liées aux discours racistes. Aujourd’hui repris et réifiés par les groupes discriminés eux-mêmes (il parle essentiellement de la communauté africaine-américaine) en signe de capital identitaire, ces discours, au départ subversifs, enterrent tout projet de constitution d’une humanité commune post- raciale. Gilroy voit dans la musique rap les effets de cette réification et le déclin de la culture noire. Bien que cette musique connaisse un succès planétaire, celle-ci s’est faite, selon Gilroy, au prix d’un appauvrissement du contenu narratif (au profit d’une dimension visuelle). La commercialisation de cette musique et son association avec les nouvelles technologies multimédias ont fait progressivement perdre à cette dernière ses considérations morales et politiques (propre à l’oralité des descendants d’esclaves). La musique noire est passée d’un discours de libération à celui imagé autour du culte du corps (Gilroy, 2004 : 190). Bien que l’analyse du théoricien s’avère stimulante pour comprendre l’évolution générale qu’a connue la musique noire-américaine – et son passage de « musique de nègre » (race records) à musique populaire – l’opposition qu’il soulève entre forme vernaculaire d’un côté et forme visuelle de l’autre (faisant la part belle à la première au détriment de la seconde) me semble trop radicale et gagnerait à être repensée. Dans le cas de la musique rap, la transition de l’oralité au visuel, suggérée par Gilroy, fait l’impasse sur la connexion de la tradition narrative africaine- américaine avec le marketing narratif (autrement appelé storytelling) depuis les années 1990. Mais comment ces deux logiques narratives peuvent-elles s’articuler ?

19 Le storytelling repose sur l’idée que toute marque (aussi bien le simple produit que l’artiste ou la personnalité politique) doit avant tout s’inscrire dans un récit capable de la « mythifier » car « les gens n’achètent pas des produits, mais les histoires que ces produits représentent. Pas plus qu’ils n’achètent des marques mais les mythes et les archétypes que ces marques symbolisent » (Salmon, 2008 : 32). En tant que technique narrative, le storytelling produit des « effets de croyance », c’est-à-dire des histoires suffisamment crédibles pour faciliter l’identification des consommateurs avec ces récits et les amener à adopter des modèles de conduite (comme les actes d’achats) qui

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l’intègrent dans la rationalité de ladite narration. Dans le storytelling chaque individu est invité à investir un rôle prédéfini : « [Le néomarketing] transforme la consommation en distribution théâtrale. Choisissez un personnage et nous fournissons les accessoires. Donnez-vous un rôle, nous nous occupons du décor et des costumes. » (ibid. : 42) Le storytelling constitue un « espace performatif » dans lequel se produit, s’organise et se trouve sélectionné un ensemble de discours performatifs, soit des énoncés qui ont des propriétés à la fois descriptives mais aussi productives (d’effets concrets dans la réalité), en faisant concrètement advenir l’affirmation énoncée (Austin, 1991). Les discours performatifs soulignent comment s’orientent et se déterminent nos conduites au quotidien. En tant qu’« espace performatif », on peut imaginer que le storytelling sert de cadre à la myriade de discours performatifs existants, renforçant la cohérence de ces derniers entre eux et en les dotant d’une « couverture » narrative facilitant leur légitimité. Le storytelling constitue finalement un « instrument de contrôle » (ibid. : 8) donnant des voies à suivre et des modèles de conduite auxquels se conformer. Il est d’autant plus efficace qu’il stimule les émotions de tout un chacun, invoquant notre consentement et notre participation active dans le déroulement de la narration. L’intériorisation de modèles de conduite – autrement appelés « controlling images » par la chercheuse féministe africaine-américaine Patricia Hill Collins – que ce consentement implique, crée des « identifications carcérales » qui réduisent le champs des possibles d’une catégorie de population donnée, en les enfermant dans une naturalité et auxquels il devient difficile d’échapper.

20 Le gangsta rap est né au lendemain des luttes du mouvement des Droits civiques. L’analyse de Levine sur l’émergence de la figure du « bandit criminel » comme personnage majeur des contes et des toasts inventés par les Noirs Américains à la fin du xixe siècle, peut une fois de plus nous éclairer sur les conditions d’émergence d’un rap dit « de gangster » : « Ceux qui se satisfont de leur sort, qui disposent du pouvoir, qui se sentent pleinement intégrés dans leur société ne sont généralement pas ceux chez qui émanent les histoires de bandits. Les prérequis pour la création de ce type de figure dans les communautés aussi bien blanches que noires ont été le ressentiment d’un niveau de frustration et d’impuissance. » (Levine, 1977 : 419)

21 Le gangsta rap témoigne de la condition de la jeunesse africaine-américaine des centres urbains. Il exprime le harcèlement du système judiciaire à l’encontre de la communauté noire et formule sa propre réflexion politique sur l’Amérique. Bien que vivement critiqué, le « nihilisme noir » – discours rageur teinté de pessimisme et de désenchantement moral – illustrant les propos des rappeurs, revêt également une dimension subversive et « révolutionnaire » en remettant en question l’illusion de « progrès » que défend une Amérique (noire comme blanche) progressiste (De Genova, 1995).

22 En même temps que le gangsta rap délivrait un message politique nihiliste, il est devenu au début des années 1990 un genre musical à succès aux États-Unis, se vendant à des millions d’exemplaires, s’associant à des multinationales (de vêtements, de musique, de boissons, etc.) qui tirent leurs profits d’une clientèle jeune, urbaine et branchée. Ces marques commerciales s’inspirent de l’univers narratif créé par les rappeurs pour donner un caractère « cool » et rebelle à leurs produits24. Comment cette tradition narrative va-t-elle être récupérée puis réifiée par l’industrie du divertissement ?

23 Dans un ouvrage intitulé The Hip Hop Wars – What we talk about, when we talk about – and why it matters, Tricia Rose explique comment le gangsta rap s’est imposé comme genre

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musical prépondérant de ces vingt dernières années aux États-Unis. L’invention du Nielsen Soundscan (baromètre mesurant les ventes d’albums hebdomadaires) en 1991 a permis aux maisons de disques de constater deux choses : d’une part le succès national du groupe de rap N.W.A. (Niggers With Attitude) – connu pour ses propos provocants, outranciers et misogynes. De l’autre, que les principaux amateurs de ce type de musique sont des adolescents, majoritairement blancs, et de classe moyenne (Rose, 2008 : 4). La dimension subversive de cette musique accroît son attractivité, notamment auprès d’un public plutôt jeune et blanc : l’irrévérence des personnalités noires envers l’ordre établi est récupérée comme objet de fantasme et de transgression pour des adolescents désirant rompre avec les valeurs générationnelles de l’autorité parentale (De Genova, 1995 : 109). Cependant, comme l’affirme l’anthropologue De Genova : « La marchandisation de la « négrité » [blackness] dans la musique rap avec ses gangsters et ses représentations des ghettos est si facilement mobilisée pour heurter les parents de classe moyenne, ceci est rendu possible en raison de prémisses racistes et hégémoniques au sujet du « négro » [nigger] qui sont autant partagées par les parents que par leurs enfants récalcitrants » (ibid. : 109).

24 Patrons de maisons de disques et artistes s’accordent pour dire qu’il existe un marché autour d’une configuration narrative « type » – celle dite « thug life » (« vie de bandit25 »). S’ajustant à la demande du marché, les artistes n’ont plus qu’à s’y engouffrer, en conformant leur image à celle du proxénète, du trafiquant de drogue, de l’escroc (pour les hommes noirs) ou encore des prostituées et des michetonneuses (concernant les femmes noires). Dans son titre « Moment of Clarity » (« Instant de lucidité »), le rappeur Jay-Z admet que la rédaction de ses paroles a, avant tout, été influencée par la demande du public 26. Loin d’être une simple description d’une réalité, Patricia Hill Collins montre que les personnages des récits de rap correspondraient à des stéréotypes qui s’inscrivent dans une généalogie héritée de l’esclavage et de la ségrégation (Hill Collins, 1990). Ces représentations constitueraient la « matière » d’une nouvelle idéologie (succédant à celle de l’esclavage, puis de la ségrégation) dite du « genre noir » (Black Gender Ideology) (Hill Collins, 2004 27).

25 Bien que se revendiquant comme le reflet fidèle et sans concession d’une expérience noire aux États-Unis, la narration est guidée, comme on l’a dit, par l’intervention d’un spectateur externe, le consommateur, qui définit au final ce qu’il souhaite entendre. L’offre se trouve en quelque sorte interpellée par la demande et ceci se traduit, comme on l’a déjà vu avec la musique Motown, non seulement par une racialisation de ces deux éléments mais aussi par une « offre noire » finalement tributaire d’une « demande blanche ». En d’autres termes, l’authenticité des récits de vie, dont dépend la crédibilité des rappeurs dans leurs paroles, est sélectionnée et motivée pour des raisons commerciales. Elle donne lieu à la mise en place d’un véritable « jeu de rôle » de type « racial » où ces artistes revêtent consciemment le « masque du ménestrel » (« minstrel mask 28 »). Répétés abondamment et continûment sous des formes variées (publicités, vidéoclips, films, chansons, faits divers, etc.), ces discours sont vus et confirment les « clichés » (non-retouchés) des ghettos américains, servant de cadre normatif quant à la « vérité » de l’expérience urbaine noire-américaine.

26 Le storytelling « hybride » proposé dans le gangsta rap n’est pas tant l’exposition de l’authenticité d’un artiste, qu’une injonction à répondre à l'interpellation « qui tu es ? ». Le « je » narratif dépend de sa relation à l’Autre et du cadre imposé par ce dernier. Le processus de racialisation, entendu comme un rapport de pouvoir, installe une configuration mettant en scène des figures racialisées – celles du « real

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Nigga » (« vrai négro ») et de la « real Bitch » (« vraie chienne ») – se confrontant et construisant un modèle opposé, une féminité et une masculinité blanches et bourgeoises 29.

27 À l’instar de la méthode fordiste pour la fabrication standardisée de voitures, la narration « thug life » – réifiée dans l’« industrie du rap » – définirait, rationaliserait, puis produirait des performances de genre racialisées. Dans cette perspective, le corps ne pourrait-il pas être l’expression matérielle de cette narration ? Les tatouages ornés sur le corps d’un grand nombre de rappeurs et rappeuses indiquent déjà comment la surface corporelle sert de medium à l’expression d’un style de vie. Nous verrons en quoi ce dernier, comme « surface d’inscription » (Grosz, 1994 : 138-159), devient le lieu de marquage de ce récit « type » de « gangster® » pour en faire un produit fini « prêt-à- consommer ». Je propose maintenant d’illustrer mes propos sur les effets d’interpellation du récit de soi, vus à travers la biographie de Curtis Jackson, mieux connu sous le nom de 50 Cent.

Le corps noir comme surface de la narration

28 Loin d’être un simple divertissement, la musique rap est également productrice de « scripts » (scénarii) façonnant le regard porté sur la jeunesse noire-américaine. C’est ce que soulignent les chercheuses américaines Dionne P. Stephens et Layli D. Philips. Ces dernières montrent comment – à travers le cas des femmes noires – le sens dominant donné à leur sexualité est en fait produit par un « codage 30 » (Hall, 2008) réalisé par des entrepreneurs, en association avec les artistes hip hop, et dans lequel le corps devient un enjeu central (Stephens & Phillips, 2003 : 11). Et si les storytellings présents dans le gangsta rap paraissent si crédibles aux yeux du public, c’est parce qu’ils s’articulent harmonieusement avec l’ensemble des discours et institutions (soit un dispositif) qui définissent la population noire-américaine comme potentiellement déviante. Le corps de ces hommes et de ces femmes devient la cible sur laquelle s’exerce l’autorité d’un dispositif que l’on pourrait qualifier de racialo-capitaliste et qui viserait, depuis l’esclavage, à donner à cette population une fonction utilitaire. Cette musique sert de cadre de reconnaissance de la jeunesse noire américaine 31 (et peut- être des jeunesses noires en général) faisant écho aux minstrel shows qui servaient à renseigner la population blanche (en particulier du nord des États-Unis) sur ce que sont les esclaves noirs du sud.

29 La carrière de Curtis Jackson – alias 50 Cent – va me permettre d’illustrer mes propos. Si j’ai choisi cet artiste, c’est parce qu’il souligne à la fois la continuité entre expérience vécue et mise en scène de la réalité (fabriquée dans le rap commercial), mais aussi parce que sa promotion montre le lien entre représentation raciale et logique économique. Une partie de sa biographie a en effet servi d’argument marketing pour vendre ses albums (mais aussi son film et les nombreux produits dérivés), l’invitant à se tenir dans un rôle pré-établi afin d’assurer son succès commercial.

30 L’autobiographie de 50 Cent (50 Cent & Kris Ex : 2003), telle qu’elle nous a été commercialement présentée, commence dans un ghetto new-yorkais du Queens. La mère de Jackson n’avait que 15 ans quand il est né. L’artiste précisa que, l’élevant seule (son père, trafiquant de stupéfiants, fut assassiné), celle-ci fut obligée de vendre de la drogue et de se prostituer pour subvenir à ses besoins32 32. Mais quand elle fut empoisonnée (il n’avait que 12 ans), il fut repris par ses grands-parents. Son

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adolescence fut marquée par le trafic de drogue, la pratique de la boxe, du rap et quelques séjours en maison de correction. Malgré une signature en maison de disque, la carrière artistique de Jackson se trouvait en attente, le contraignant à continuer la vente illicite afin de nourrir son fils.

31 Mais l’an 2000 constituait un moment crucial dans sa vie/ carrière : il survit à une tentative d’assassinat après avoir été blessé de neuf balles dans le corps. La biographie de l’artiste, avant sa consécration artistique et commerciale s’arrête sur cet épisode. Toute la campagne promotionnelle de son premier album officiel va ensuite se constituer autour de cet événement : le témoignage d’un survivant du ghetto accédant au rêve américain.

Figure 1 : Extrait du clip de 50 Cent, « In Da Club »

Philip Atwell – Aftermath / Interscope / Shady (2003)

32 Cette histoire met l’accent sur le caractère menaçant et criminel du musicien. Elle vient ainsi corroborer les représentations racistes légitimant le contrôle institutionnel du corps noir masculin par le système carcéral et les politiques urbaines (Wacquant, 2001 ; Davis, 2006). À l’écoute de ce récit, les spectateurs sont invités à authentifier ce qui fait la particularité de l’« homme Noir ». La première vidéo – intitulée « In Da Club » – promouvant la sortie de son album Get Rich or Die Tryin (« Devenir riche, quitte à mourir ») détaille comment l’artiste parvient à se rétablir de ses blessures et à renaître en tant que rappeur.

33 La première scène s’ouvre sur un centre de formation pour artistes laissant imaginer comment se fabrique un modèle standard et hégémonique d’artiste rap et, par extension, une représentation commune et certifiée de masculinité noire (si l’on s’en tient à l’idée qu’il s’agit d’une musique exprimant la réalité de l’identité noire). On retrouve alors étrangement la fameuse métaphore de la chaîne de montage de Berry Gordy dans lequel un « gamin de la rue entre par une porte et en sort par une autre sous forme de célébrité ».

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Figure 2 : Extrait du clip de 50 Cent, « In Da Club »

Philip Atwell – Aftermath / Interscope / Shady (2003)

34 Je suggère que l’on assiste à une véritable présentation condensée d’une disciplinarisation du corps noir, symbolisée par la personnalité de 50 Cent, et qu’il s’agit de conformer aux normes de virilité dominante (dans le milieu du rap notamment). Le scénario qui organise la vidéo nous donne l’opportunité de voir – de manière explicite – la production d’un corps docile (racialisé). Il s’agit en effet de « construire » le « nouveau 50 Cent 33 ». Ces images nous donnent à penser ce qu’est l’« authentique » masculinité du « real nigga », celle que l’on retrouve dans la plupart des vidéoclips de rap (sous forme de « produit fini ») et que l’on se doit d’accepter comme « naturelle » conformément à la narration interpellative dans laquelle cette masculinité noire et urbaine s’inscrit. Dans son examen critique sur le sens du terme « populaire » associé au mot de « culture » (dont rend compte la citation en épigraphe de cette étude), Stuart Hall souligne la capacité des institutions à recréer des images de soi (Hall, 2007 : 72). La vidéo dans laquelle 50 Cent est le héros, pourrait nous aider à comprendre les propos du théoricien : la métaphore (filée) de la construction, que suggèrent ces images, ne désigne-t-elle pas au final la fabrication réelle des artistes, selon des normes (de genre, de « race », de classe) standard, fixées et établies par l’industrie de la musique (et sur l’idée qu’elle se fait de ce qu’est un « véritable » artiste de rap) ? Le scénario de la vidéo ne dénaturalise-t-il pas l’ « authenticité » de rigueur, imposée dans la commercialisation de cette musique ? On pourrait ainsi penser que cette présentation explicite de la fabrication d’un artiste de rap n’est pas innocente et serait déjà l’amorce d’une critique sur la réification du corps noir dans la musique rap et de l’expression d’une distance consciente par rapport aux rôles assignés 34.

Figure 3 : Extrait du clip de 50 Cent, « In Da Club »

Philip Atwell – Aftermath / Interscope / Shady (2003)

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35 Le processus de fabrication du corps noir masculin se déroule, ici, sur six scènes, chacune d’entre elles assignant un rôle particulier à la figure du « rappeur-gangster » : la salle d’opération, la salle de musculation, la piste de danse, la salle d’enregistrement, la salle de tir, puis la salle d’interrogation (indiquée par la présence d’un détecteur de mensonge). Six différents lieux déclinant autant de spécificités prêtées à la masculinité noire : la violence, la force, la concupiscence, l’appétit sexuel, le talent artistique, et la criminalité. En correspondant à des espaces clos, ces lieux réduisent la mobilité du musicien et rationnalisent son examen (par les médecins, les femmes présentes, etc.), facilitant le contrôle et le renforcement des techniques disciplinaires (observation, jugement normalisant, etc.), exercés sur son corps (Markula & Pringle, 2006).

36 Or ce qui caractérise les activités entreprises par notre protagoniste réside dans le fait qu’elles font justement l’objet d’une étroite surveillance. Le regard porté sur le corps de 50 Cent est en effet omniprésent. Que ce soit par le personnel médical pour juger de la viabilité de leur « produit » ou par les regards féminins sur l’artiste, dont la présence vise à certifier l’« authenticité » de sa virilité ainsi que l’attractivité d’un corps produit en tant qu’objet sexuel (à convoiter). Dans ce contexte la présence des femmes (celles principalement qui entourent l’artiste) ne bouleverse-t-elle pas les rôles de genre, en réduisant, à leur tour, le protagoniste en un objet à posséder ? Au même titre que la féminité se forme et se construit pour le regard masculin, ne pouvons-nous pas avancer l’idée que cette virilité racialisée se construit non pas uniquement pour le regard des « pairs masculins » en général (blancs comme noirs) mais aussi sous la validation d’un désir féminin ?

Figure 4 : Extrait du clip de 50 Cent, « In Da Club »

Philip Atwell – Aftermath / Interscope / Shady (2003)

37 Cette surveillance prend, par ailleurs, un caractère particulier, par notre participation constante et implicite. La caméra (pour 50 Cent) ou l’écran de télévision (pour nous spectateurs et spectatrices) jouent un rôle d’interface. Seul l’artiste, pourtant entouré, prend réellement conscience qu’il est observé par un œil extérieur et invisible (symbolisé par la caméra). Cette supposition l’amène alors à agir en conformité avec ce que les présupposés regards attendent de lui. Il se montre capable de s’auto-surveiller et de s’auto-discipliner sans la présence explicite d’un gardien (comme le suggère déjà sa pratique intensive et autonome d’exercices physiques). Cette idée d’auto-discipline se renforce par la présence d’un miroir sans tain (voir image ci-dessus), qui permet au protagoniste d’ajuster son attitude. Objet trivial, le miroir est associé à notre intimité. Cette position particulière confère à cet objet un fort pouvoir d’auto-contrôle (social) sur chacun de nous, et au niveau le plus intime, en invitant (à imaginer) le jugement du

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« regard invisible » sur nous. Dans la vidéo, il permet à nos deux superviseurs (Eminem et Dr Dre) d’observer l’évolution de leur « produit » sans être vus.

38 On retrouve, ici, l’idée de panoptisme, inspiré du philosophe anglais Jeremy Bentham, et que Michel Foucault reprend dans Surveiller et Punir – Naissance de la prison, pour expliquer comment l’architecture d’une prison permettait une rationalisation et un contrôle des conduites à distance et par la norme. Le panoptisme décrit une tour centrale autour duquel gravitent les cellules. Une telle architecture instaurait chez les prisonniers un sentiment de suspicion permanent (le surveillant pouvait observer sans être vu), qui devait les pousser à s’auto-discipliner. Pour Foucault, cette version carcérale n’a constitué que la forme paradigmatique d’une société de contrôle beaucoup plus large (englobant l’école, l’usine, etc.), et s’étendant à l’ensemble de la société. Le panoptisme, ici comme métaphore, permet de révéler non seulement quel type de relation unit l’« auditeur-client-surveillant » et l’« artiste-performeur », mais aussi comment la figure du décepteur (trikster), peut habilement tirer profit d’une situation normative et restrictive à son égard.

Figure 5 : Extrait du clip de 50 Cent, « In Da Club »

Philip Atwell – Aftermath / Interscope / Shady (2003)

Conclusion

39 Au travers de cet article, j’ai essayé de démontrer comment la musique rap se situe au carrefour de deux conceptions du storytelling : d’un côté une tradition narrative qui, par les contes et les musiques, délivre les tourments d’une « âme noire » ; de l’autre une narration, établie comme stratégie marketing, au service de la promotion d’un produit. J’ai par ailleurs voulu souligner dans quelle mesure cette musique participe de la constitution d’un savoir sur la jeunesse noire américaine au sein d’un dispositif racialo- capitaliste. Mon intérêt était de nuancer les propos de Paul Gilroy, en soulignant que l’évolution des musiques noires américaines actuelles, loin de muter simplement et « brutalement » d’une forme orale à une forme visuelle, devait avant tout se comprendre dans un processus de marchandisation au sein duquel l’expérience noire américaine, exprimée dans les paroles de rap américain, est captée, réifiée puis rationalisée dans un souci de rentabilité économique. Loin de constituer un phénomène nouveau et contradictoire, l’association du commerce et de l’art est un dualisme constitutif de la culture africaine-américaine depuis au moins la naissance du blues. Pour les artistes noirs américains, il s’agit en effet de revêtir un masque ou d’endosser un rôle dans un spectacle pour lequel un public a payé pour y assister. La performance

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de « nègre », née avec les Minstrel Shows, n’a cessé d’être réactualisée, sous des formes différentes mais toujours sous l’influence des normes dominantes blanches, comme l’a montré l’analyse de la fabrique Motown et de la carrière du rappeur 50 Cent. Elle a permis de voir comment se déroule le processus de négociation entre une « hégémonie blanche et une créativité noire » (Levering, cité dans Baker, ibid. : 842), dont font l’objet les musiques noires américaines dès lors qu’elles s’intègrent dans le marché de la musique. Se pose, au final, la question du sens accordé à ces performances raciales considérées comme véridiques, façonnant la représentation des artistes et des jeunesses noires en général. Face à l’objectivation dont elles font l’objet depuis leur entrée sur le territoire états-unien, comment les générations d’Africains-Américains parviennent-elles à déjouer les assignations identitaires qui tentent d’asseoir leur asservissement aux modèles économiques (esclavagistes, puis capitalistes) déterminant leur existence ? C’est dans le dualisme identitaire et l’interchangeabilité des « masques » (ou performances), comme tradition et mode d’expression d’une capacité d’agir produite par les esclaves et leurs descendants, qu’il faut chercher les stratégies de résistances capables de mettre à mal les mécanismes de domination.

Figure 6 : Extrait du clip de 50 Cent, « In Da Club »

Philip Atwell – Aftermath / Interscope / Shady (2003)

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NOTES

1. Outkast, « Hollywood divorce », Idlewild, Atlanta, La Face Records, 2006. 2. La Guerre civile au Sierra Léone se déroula de 1991 à 2002. Pour celle du Congo, nous faisons référence à celle de 1998-2002. 3. Tous deux décrivent abondamment la violence dans leurs paroles comme extension de leur vécu. Après avoir fait l’objet de plusieurs altercations armées, Tupac Shakur mourut dans la violence, en succombant à ses blessures par balle. Il avait alors 25 ans. Quant à Curtis Jackson (50 Cent), il allait également frôler la mort de près (voir infra). 4. « La double agression et le désespoir décrit dans les textes de Tupac ont à la fois marqué nombre de ces chansons postérieures à sa mort mais ont également offert une bande sonore résonnante aux vies de nombreux jeunes à partir de la fin des années 1990. » (Prestholdt, 2009 : 200 et sq.) 5. Rap originaire de la côte ouest des États-Unis et qui s’est propagé ensuite à l’ensemble de la scène rap américaine. J’inclus dans cette catégorie le rap dit « mafieux » symbolisé par des artistes comme Kool G Rap, Raekwon ou Rick Ross. J’explicite plus en détail p. 14 et al. Je traduis, ainsi que toutes les citations de ce texte, sauf mention contraire.

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6. On y inclut également les images qui sont aussi, pour Roland Barthes (1957), des formes de discours lorsque celles-ci se transforment en « mythe ». 7. Dans cet article, je m’arrêterai à la question de la production de la représentation. La transmission, c’est-à-dire la réception et la réappropriation du message (brièvement évoquée dans cette introduction et en conclusion), qui traite de la question de la « puissance d’agir » (agency) donnera lieu à un examen plus approfondi. 8. Je renvoie à la définition de Roland Barthes : est« mythique » une image faisant office de discours (puisqu’il interpelle le spectateur) et qui tire son apparition d’une histoire manipulée et orientée selon certaines fins. 9. L’expression « conscience noire » désigne la faculté des Noirs à penser leur condition et leur identité, en l’occurrence ici, sur le territoire états-unien. Parmi les premiers penseurs, on trouve Frederick Douglass et W.E.B. Du Bois. 10. Je traduis, ainsi que toutes les citations de ce texte, sauf mention contraire. 11. « Fables rimées mettant en scène la puissance de la parole et attachant une importance prépondérante à l’art de dire (flow), faisant la part belle à l’argot et aux images évocatrices, au sexe et à la violence. Le toast est généralement considéré comme l’ancêtre du rap. » (Béthune, 2004 : 161) 12. Les plus connus d’entre eux sont Br’er the Rabbit (Brother Rabbit) et The Signifyin’ Monkey – le singe semeur de zizanie. 13. Le rappeur Jay-z en constitue une parfaite illustration avec un titre comme « U Don’t Know » (The Blueprint, New York, Def Jam Records, 2001). 14. Littéralement « chansons mélancoliques » en référence aux chansons interprétées par les esclaves et leurs descendances (après l’Abolition de 1865) en réaction au mal-être qui marquait leur existence sur le sol américain. Ces « sorrow songs » sont souvent empreintes d’une dimension religieuse. 15. Ibid. Comme illustration des sentiments décrits par Du Bois, je propose ces vers tirés d’un Negro Spiritual intitulé There is a Balm in Gilead : « Sometimes I feel discouraged / And think my work’s is vain / But then the Holy Spirit / Revives my soul again. » 16. En 1949, le journaliste à Billboard Jerry Wexler (devenu ensuite co-dirigeant d’Atlantic) remplaça le terme « race music » par rhythm & blues « plus digne et plus descriptif » (Guralnick, 2008 : 34). 17. Berry Gordy Jr, allocution tenue à l’Occidental College (Los Angeles, États-Unis) vue sur le site http://www.oxy.edu/x2494.xml, le 10 janvier 2011. 18. . Les spécialistes musicaux comme Peter Guralnick opposaient généralement la Motown au label Stax de Memphis (dans le Tennessee) dont les artistes étaient ouvertement engagés dans la lutte pour les droits civiques. L’un des seuls albums Motown exprimant des revendications à caractère ouvertement politique est le fameux disque What’s Going On (1971) de Marvin Gaye. 19. Le public puritain et blanc reprochait à certains chanteurs blancs comme Elvis Presley ou Rick Nelson, par exemple, de danser comme des « nègres » en raison de leur déhanché jugé suggestif ou du moins transgressant les normes morales fondées sur la pruderie. 20. Le terme de « réification » désigne le processus par lequel l’objet fabriqué par le travailleur devient une marchandise mise en vente sur un marché. Il passe alors d’une valeur d’usage à une valeur d’échange (fixée par son prix) permettant à la marchandise d’être échangée contre n’importe quelle autre indépendamment de son usage. 21. Le « Black Capitalism » est un mouvement né à la fin du xixe siècle (sous l’instigation de Booker T. Washington) en réaction à l’exclusion des Noirs sur le marché de l’emploi. L’idée était de développer un tissu économique capable de fournir aux Noirs des emplois et d’encourager l’entrepreneuriat. 22. Cf. A New Negro for a New Century édité, en 1900, par Booker T. Washington, Fannie Barrier Williams et N.B. Wood. À ne pas confondre avec le concept de « New Negro » prêté au mouvement

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Harlem Renaissance et qui a donné lieu à un recueil de textes, du même nom, édité par Alain Locke. Selon Du Bois, ce concept reformulé par les activistes du mouvement se veut une réponse à la pensée de Washington. 23. Pièce théâtrale apparue dans la première moitié du xixe siècle aux États-Unis et dans laquelle les comédiens (d’abord Blancs puis Noirs) se couvre la peau de cirage noir pour parodier les esclaves (voir dans ce volume la note de lecture sur l’ouvrage de William Lhamon, Peaux blanches, masques noirs, p. 216). 24. Cf. la campagne de publicités « Rbk » (Reebok) « I am what I am » – slogan fondé sur l’expérience d’artistes (Jay-Z, 50 Cent) et de sportifs – en est une illustration parmi d’autres. Voir aussi des marques d’alcool comme St Ides (marque de bière pur malt). 25. Cette narration fut popularisée par des rappeurs comme Ice T, NWA ou 2pac sur la côte ouest (Los Angeles), et Jay-Z, Nas, Mobb Deep sur la côte est (New York). 26. « And the music I be making/I dumb down for my audience/And double my dollars » (« Sur la musique que je compose/ J’l’ai simplifiée pour plaire à mon public/Et doubler mes dollars »), in « Moment of Clarity », Jay-Z, The Black Album, Def Jam Island Music Group, 2003. 27. Cette idéologie se rapprocherait, dans le cas français, de celle d’une laïcité républicaine qui stigmatiserait le « garçon de cité » et « sa » religion musulmane en raison de ses mœurs « rétrogrades » et menaçant l’égalité républicaine entre les hommes et les femmes (cf. Guenif- Souilamas & Macé, 2004). 28. Voir l’analyse stimulante que fait Houston A. Baker dans son article « To Move without Moving : An Analysis of Creativity and Commerce in Ralph Ellison’s Trueblood Episode » sur le métayer Trueblood, personnage apparaissant dans le roman de Ralph Ellison Homme invisible, pour qui chantes-tu ?, et qui gagne sa vie en contant astucieusement sa vie dépravée à un public blanc, toujours enthousiaste lorsqu’il s’agit d’entendre un Noir stimuler leur propre fantasme. 29. Voir l’article de Karima Ramdani, « Bitch et Beurette, quand féminité rime avec liberté », dans ce présent numéro de Volume ! 30. Au côté du « décodage », le « codage » forme un circuit de communication reliant un émetteur à des récepteurs. Le « codage » s’intéresse aux mécanismes de production (matériel, relation de production et structure de connaissances) du message (fait d’un ensemble de signes) émis dans les médias de masse. Les messages proposées sont des types d’identifications que les spectateurs soit reconnaissent et reproduisent, soit négocient en se les appropriant et en les soumettant à leur propre système de pensée ou soit les refusent catégoriquement. 31. . « L’ exoticisation des femmes africaines-américaines, décrites comme sauvages, à la promiscuité sexuelle, et amorales, continue d’être normalisée par les descripteurs. Ces représentations sont largement diffusées, acceptées et utilisées pour structurer des idées sur cette population. » (Stephens & Phillips, 2003 : 4) Voir aussi l’ouvrage de bell hooks, Black Looks : Race and Representations (1992). 32. Voir la campagne de pub « RBK » intitulée « I Am What I Am » : http://www.youtube.com/ watch?v=vD5VDnMRj_s 33. Cf. le making-off in 50 Cent, 50 Cent – The New Breed [vidéo DVD], Los Angeles, Interscope Records, États-Unis, 2003. 34. Je remercie Cornelia Möser pour cette remarque. Dans la même veine, on trouve le clip de Lil’ Kim, « How many licks » (2000), dans lequel la rappeuse performe la poupée Barbie (au service des besoins masculins), fabriquée dans une chaîne de montage. Par ailleurs, je tiens à préciser que l’« authenticité » constitutive de ce type de rap n’en est qu’une parmi tant d’autres, et que cette dernière entre elle-même en concurrence avec d’autres types d’« authenticité » – celle, par exemple, qui fonde le rap conscient (autour d’artistes comme Lupe Fiasco, Talib Kweli ou encore Dead Prez) et qui repose sur une critique sociale de la société américaine.

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RÉSUMÉS

Cet article porte sur les effets de la rencontre de deux types de storytelling au sein d’un style de rap – gangsta rap – qui a connu un succès commercial sans précédent aux États-Unis et dans le monde. S’inscrivant dans la tradition orale africaine-américaine de transmission de connaissances sur soi et son milieu, le succès fulgurant du rap a progressivement donné lieu à un repositionnement stratégique de sa production narrative via sa connexion avec un nouvel outil de commercialisation : le marketing narratif. L’« authenticité raciale » fièrement affichée dans les paroles et vidéos de rap répond-elle simplement à l’expression « innocente » de son expérience vécue ou n’est-elle pas une performance de soi assujettie aux intérêts commerciaux escomptés ? Mes propos vont s'appuyer sur une analyse de la carrière de l'artiste 50 Cent et de son célèbre clip « In Da Club » qui souligne à la fois la continuité entre expérience vécue et mise en récit de celle-ci à des fins commerciales, et déconstruit la présupposé « naturalité » d’une masculinité noire, « label de qualité » dans cette musique, habillement manufacturée par l'« industrie du rap ».

INDEX

Mots-clés : authenticité, discours, féminité / masculinité / genre, industrie du disque / musicale, mainstream / commerce / marchandisation, propagande / storytelling, race / racisme / ethnicité, clips vidéo Thèmes : afro-américaine / African-American music, gangsta rap, noire / Black music, rap / hip- hop Index chronologique : 2000-2009 nomsmotscles Jackson (Curtis James) / 50 Cent, Jay-Z (Shawn Corey Carter) Index géographique : États-Unis / USA Keywords : authenticity, discourses, femininity / masculinity / gender, propaganda / storytelling, race / racism / ethnicity, mainstream / commercialism / commodification

AUTEUR

FRANCK FREITAS

Franck FREITAS est doctorant en science politique à l’université Paris VIII Vincennes Saint-Denis et membre du Centre de Recherches Sociologiques et Politiques de Paris (GTM-CRESPPA) ainsi que du Laboratoire des Théories du Politique (LABTOP). Sa thèse s’intitule : « Corps Black® » : généalogie d’une identification raciale par une valorisation marchande du corps, et ses travaux s’intéressent aux constructions sociales des identités racisées, les productions culturelles au sein de l’Atlantique Noir et à la globalisation économique. mail

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Tout n’est pas si noir dans cet Atlantique… noir ! Du Bandit au Rebelle : transformations de la masculinité dans la musique reggae Dancehall

Werner Zips Traduction : Franck Freitas et Jedediah Sklower

« Born and raised as a Rebel Some folks say, I may be miserable Always stand up for my rights And that’s the reason why they give me a fight… Yes, I’m a Rebel with a cause For that cause, that cause, that old babylon cause… » (Gregory Isaacs, Rebel with a Cause, 1987)

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1 Le reggae dancehall représente l’une des expressions artistiques de l’expérience caribéenne les plus vibrantes et les plus innovantes de ces dernières décennies 1 et pourrait servir de champ d’étude viable pour analyser empiriquement certains des attributs distinctifs des formes culturelles noires, celles sur lesquelles Paul Gilroy s’est appuyé pour fabriquer le concept d’« Atlantique noir », comme version critique spécifiquement noire d’une contre-modernité.

2 Dans cette contribution, j’analyserai le champ très spécifique du reggae pour remettre en cause certaines des propositions de Gilroy (1993), qui découlent de son concept de « contre-culture de la modernité », développé pour critiquer vivement les diverses formes de nationalismes culturels et politiques qui étaient dominantes dans les discours politiques noirs au moment de la rédaction de son ouvrage. Cet article aura pour seul objectif de proposer une analyse alternative à celle formulée par Gilroy sur la musique reggae. Son aspiration à dépasser l’opposition stérile entre une politique noire (Black politics) dite essentialiste (ou afrocentriste, celle du « Blakk Africa » supposément prémoderne et/ou antimoderne) et celle dite anti-essentialiste de l’« Atlantique noir légitimement hybride » me semble tourner court. [En effet] l’hybridation et l’authentification pourraient être interprétées comme autant de stratégies situées d’émancipation [empowerment]. Au lieu d’incarner des principes d’action absolus, l’hybridité et l’authenticité pourraient toutes deux être interprétées comme des formes de capital symbolique donnant sens à une situation précise, pendant une période donnée, dans le but d’atteindre des objectifs stratégiques. L’auteur de L’Atlantique noir privilégie, selon moi, une conception positive de l’hybridation en opposition avec une idéologie de l’authenticité construite négativement. L’exemple empirique du reggae dancehall offre cependant un accès parfait à une scène jamaïcaine locale, dans laquelle, par comparaison, la puissance politique et anti-raciste de ses variantes hybrides et « authentiquement afrocentristes » n’est d’emblée pas si évidente.

Retraductions locales d’images globalisées

3 La musique reggae dancehall émergea dans les conditions violentes de la géographie politique de Kingston. Celles-ci se trouvent dans une certaine mesure reflétées et reproduites dans cette musique, qui la déconstruit et la critique aussi occasionnellement. Par conséquent, l’abondante violence quotidienne que la dancehall exprime ne devrait pas être (exclusivement) comprise comme une activité endogène ou du fait d’artistes irresponsables, contrairement à l’image véhiculée majoritairement par la presse jamaïcaine ou les médias internationaux. Non pas que les « gens du ghetto », expression qui englobe l’ensemble des populations noires de Jamaïque, partagent une quelconque « tendance commune » à la résolution violente des problèmes. Ce sont les conditions économiques et sociales d’une pauvreté et d’une aliénation désespérée qui alimentent un foyer de criminalité et qui généralisent le

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recours à la force et à la justice arbitraire. Dans cet espace social pré-structuré, les tendances transculturelles à la violence proposées par l’industrie cinématographique globalisée trouvent un terrain fertile pour perpétuer et reproduire ces structures de comportements violents. À contre-courant des arguments essentialistes et racialistes sur la responsabilité des victimes/auteurs de violence, cette contribution scrutera les émanations textuelles et performatives de violence émanant du dancehall, afin de déceler les facteurs internes et externes qui contribuent à la construction de l’identité complexe du « mauvais garçon » [rude boy], ou plus récemment celle du « Gangsta for life » (pour paraphraser Mavado, le dernier phénomène dancehall à la mode au moment de la rédaction de cet article). Cette identité hybride sera analysée par le truchement des théories de la pratique [praxeological theory] et particulièrement à la lumière de la production de l’« habitus du Rude Boy ».

4 Le concept d’habitus peut se définir comme un « système durable et transposable de schèmes de perception, d’appréciation et d’action qui, en intégrant les expériences passées, fonctionne à chaque instant comme une matrice de perceptions, d’interprétations et d’actions rendant possible l’accomplissement de tâches infiniment diversifiées » (Bourdieu, 1972). Les théories de la pratique concernent la relation entre les pratiques culturelles et des processus sociaux plus vastes. En me concentrant sur un champ spécifique de la production culturelle et de son histoire, je compte déterminer les positions et les rôles sociaux d’artistes reggae qui produisent cette « culture populaire ». Ceci passe par la dissection des relations sociales entre les systèmes de pensée, les institutions sociales, et les différentes formes de pouvoir matériel et symbolique 2. L’application de ces notions ou de ces « outils analytiques » à cet exemple empirique devrait permettre de remettre en question les présupposés paradigmatiques du concept d’hybridité qui est au cœur de celui d’Atlantique noir formulé par Gilroy, qu’il a conçu comme moyen pour lutter contre la pensée racialiste et essentialiste. Je soutiendrai l’idée selon laquelle la mutation, l’hybridité et le brassage en tant que tels n’ont pas de légitimité incontestable pour « élaborer des théories plus pertinentes du racisme et de la culture politique noire » (Gilroy, 2010 : 313). L’exemple d’identités hybrides comme celles du « Rude Boy/Outlaw » dans les mondes jamaïcains et les réflexions émanant de la musique dancehall révèlent le besoin d’une histoire structurelle de la domination, qui semble manquer à l’essentialisation de l’hybridité comme contre-modèle aux théories essentialistes.

5 Par le biais des affrontements verbaux, les Deejays et les sound systems offrent un accès au fascinant univers cinématographique reproduit dans leurs performances scéniques, qui brouillent la frontière entre réalité et fiction 3. Les pratiques scéniques de cette musique ressemblent à s’y méprendre aux chorégraphies des films de Quentin Tarantino, notamment à la revanche sanglante de Kill Bill 1 (1994a) et 2 (1994b). En fait, les productions dancehall s’imprègnent des récits de ce genre de films, ou du moins des versions occidentale et asiatique qui influencent ce réalisateur hollywoodien. Les amateurs de reggae peu habitués à ces pratiques artistiques couramment utilisées dans la dancehall n’apprécieraient sans doute pas ce mélange des genres. En l’occurrence, ce sont des pratiques politiquement incorrectes qui dominent : l’éloge de la virilité mise en scène dans les mythes du pionnier et du gangster qui irriguent les films occidentaux. Ceux-ci mettent en scène une arrogance, une attitude misogyne envers toute forme de « féminité », une homophobie obsessionnelle et leur violence « gratuite », une culture de l’excès, des menaces de mort contre tout ce qui prétend s’opposer à ce style de vie

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(notamment les informateurs de la police) ; sans oublier d’autres pratiques provocatrices comme le salut au canon, les pétards, la pyrotechnie, le vol à la tire, le harcèlement sexuel, etc. (voir Salewicz et Boot, 2001 : 170-199). En d’autres termes, la réalité actuelle de la musique dancehall – la scène reggae la plus influente en Jamaïque, et de plus en plus dans le monde – est loin de l’image idéalisée du « Rebelle noir » tel qu’il est incarné par l’icône Bob Marley 4.

6 La formation des gangs ou des « posses » [posseism] – comme on a coutume de les nommer dans les Westerns – émergea comme type de formation dominante dans les « politiques partisanes » ou « de garnison 5 » de Kingston (Gunst, 1995 ; Stone and Brown, 1981). Un lieu de naissance (ou une implantation, dans le cas d’une migration de la campagne vers la ville ou un pays étranger) dans un « coin » particulier d’une rue de Kingston renvoie immédiatement à une appartenance politique, donc à une affiliation et une allégeance à un posse en particulier. Toute personne née dans une rue appartient de fait au parti politique qui contrôle cet espace (soit à l’un des deux partis dominants – le PNP ou le JLP 6), et ceci indépendamment de ses convictions idéologiques ou de ses affinités. Parler de la géographie politique de Kingston renvoie à ces répartitions spatiales du territoire, marqueurs d’une appartenance politique. Résider dans une localité, même une rue particulière, indique ainsi (de manière ne serait-ce factice) une identité politique. Ce phénomène fait que toutes les personnes vivant dans le pâté de maison adjacent pouvaient être perçues comme des ennemis naturels. La rivalité entre les deux partis politiques était (et continue d’être) intense. Lorsque tu nais dans un « posse » politique – pour citer la célèbre allégorie de DJ Josey Wales – « tu bouges toujours avec le posse ». Au moment de la naissance de la musique dancehall dans les années 1970, cette devise avait de nombreuses similitudes avec la pensée politique du président G. W. Bush : « qui n’est pas avec nous est contre nous. » Les ennemis se définissaient par leur appartenance spatiale qui, à une certaine époque – lorsque Kingston était politiquement « hot 7 » – se réduisait à une dichotomie simpliste : « tuer ou être tué ». Les habitants de Kingston devaient se préparer à tout donner (même leur vie) au parti (politique) et à son leader politique local appelé « seigneur de la zone » (Area Don) (Güldner, 2004 : 64).

7 Ce contexte particulier s’appuyait sur l’image occidentale d’un groupe d’hommes (essentiellement des bandits) se déplaçant en bande. En substance cette position présuppose un ensemble de « règles » – un code de l’honneur et de conduite régissant le groupe 8. Une autre notion renvoie aux pratiques du deejaying plus que toute autre chose : chevaucher le riddim (le rythme) [ride the riddim 9]. Le sens de cette métaphore renvoie à la capacité des artistes à « se poser sur le riddim » [stay on the riddim] en surpassant leurs compétiteurs par leur savoir-faire rythmique et rimique (voir Zips, 1994 : 118-145). Il y a des milliers de titres reggae qui incluent des expressions standardisées telles que « pose-toi sur le riddim comme le lézard sur une branche [« siddung [sit down] ‘pon de riddim like a lizard ‘pon a limb »] ou « chevauche le riddim comme un Cow-boy son cheval » [« ride de riddim like a Cowboy on his horse »]. À l’instar des rodéos, les compétences et les talents des deejays sont constamment mis au défi par leurs pairs. Les facultés artistiques à « chevaucher le riddim » sont en ce sens sémantiquement liées aux confrontations musicales du « Sounds Clash » (défi sonore) ou des « Dj Clash » (affrontement de Dj) au moment où deux Sounds Systems ou Deejays (ou plus) confrontent leur capital culturel (aptitudes musicales et rhétoriques), social (leur

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capacité à attirer les personnalités politiquement ou culturellement puissantes sur la piste de danse), et économique (infrastructures matérielles et techniques 10).

8 Les armes de ces duels sont, bien entendu, les « riddims » et les paroles, bien qu’à certaines occasions la violence physique semble l’emporter (Cooke, 2008 : 13). Compte tenu de la logique sous-jacente de défi et de réponse, l’ambivalence de ces rencontres artistiques n’est guère surprenante. Les confrontations sont en effet mises en scène dans une dramaturgie spectaculaire typique des acteurs des fictions importées d’Occident (Zips, 2001). Et c’est à ce moment là que la dramaturgie spectaculaire se transforme en vrai drame, lorsque des armes réelles entrent en scène. La métaphore locale pour qualifier une telle situation est le « Sounds crash » (collision sonore) ; elle signifie qu’un Sounds Clash s’est brisé en raison de l’éruption de violence – une violence qui n’est bien entendu pas une réponse directe à la musique mais qui se trouve plutôt conditionnée par les modes d’agir inscrits dans leur habitus (hybride). Contrairement aux interprétations essentialistes qui ramènent l’émergence de la violence, de la domination masculine, du sexisme et de la misogynie de ces artistes noirs (et de leurs fans) à des questions d’appartenance raciale, ces attitudes et ces pratiques ne proviennent pas exclusivement – c’est peu dire – de l’expérience culturelle noire mais, dans une large mesure, des valeurs en vigueur transmises par les expressions culturelles dominantes tels que les Westerns occidentaux (hooks, 1994 : 118).

9 Lorsque l’épreuve de force fortement ritualisée dans les films occidentaux ou asiatiques est remodelée dans la dancehall sous forme de duel lyrique, un processus syncrétique – souvent défini comme l’ancrage local d’un phénomène global [« glocalisation »] – a lieu. On peut retrouver l’origine des performances artistiques et d’autres pratiques sociales dans diverses traditions religieuses et culturelles. Les valeurs et les attitudes inculquées par la diffusion continue des films produits à Hollywood, Hongkong ou Tokyo se combinent avec la profonde histoire des modèles de discours hérités du « Black Talk » (Sidran 1981). Les formes de disputes de Men of Words (Abrahams, 1983 : 3) dans les actes et les performances des discours noirs se joignent à la quête de respect motivant les bandits de l’Ouest ou de l’Est sauvage 11. Les situations et les codes présents dans ces films s’accompagnent de sens et d’intérêts qui reflètent les conditions sociales actuelles des artistes et de leurs publics dans la société jamaïcaine. Un grand nombre de ces inventions artistiques sont en réalité des reconstitutions d’images et de thèmes importés d’Hollywood, et appartenant à la culture populaire états-unienne. Au cours de l’intériorisation de ces structures inspirées des films occidentaux, le jeu se transfert dans un autre environnement culturel. Ce qui est généralement perçu comme la « personnalité jamaïcaine violemment masculine » pourrait donc être considérée comme mythique 12.

10 Un mythe de la violence transmis dans le contexte jamaïcain à partir des centres de production culturels les plus puissants et prospères du monde. Inutile de souligner que la culture politique guerrière qui cherche l’accès illimité et le contrôle des ressources les plus importantes, a les mêmes origines que l’arsenal d’armes de guerre et les pistolets importés dans l’île dans des quantités astronomiques.

11 Il n’y a aucune corrélation nécessaire entre les fictions proposées par l’industrie cinématographique occidentale, le mythe de l’Ouest sauvage et les cultures caribéennes façonnées par les structures de domination violente et de résistance face aux diverses formes d’oppression. Les acteurs sociaux font signifier, dans le contexte des ghettos jamaïcains, des fragments symboliques tirés de scènes spectaculaires de ces films. Ce

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processus ne devrait être ni interprété comme la formation d’une identité consciente, ni comme l’application ferme d’une règle ou même un ajustement structurel ordonné, mais plutôt comme l’incorporation (acceptée) subconsciente de structures de domination dans l’habitus (Taylor, 1993). Grâce à cette notion-clé d’habitus chère à sa théorie de la pratique (1972), Bourdieu cherchait à échapper aux théories mécanistes de l’action sociale sans pour autant occulter le moment structurel (ou la reproduction) de la domination : « J’ai dit “habitus” aussi et surtout pour ne pas dire “habitude” – c’est-à-dire la capacité génératrice, pour ne pas dire créatrice, qui est inscrite dans le système des dispositions comme art – au sens fort de maîtrise pratique -, et en particulier ars inveniendi. » (Bourdieu et Wacquant, 1992 : 97)

« Hybridité » vs. Authenticité : certaines erreurs catégoriques

12 L’habitus – comme agrégat de dispositions durables et transposables – tend à se prémunir contre tout type de remise en cause et de critique. Un tel ensemble de structures intériorisées « cherche » des situations, des groupements sociaux et des discours auxquels il est déjà accoutumé, contribuant ainsi à sa reproduction. Mais une situation de crise sociale prolongée et récurrente le rend vulnérable à l’auto-critique et à l’auto-réflexivité. Dans le contexte (post) colonial jamaïcain, l’émergence du mouvement rastafari menaça les présupposés eurocentrés sous-jacents à l’idée de « juste » développement social 13. En réaction, le système dominant lança une vaste campagne de répression durant quatre décennies (des années 1930 aux années 1970) afin de « punir » les opposants à l’habitus colonial qui jouissaient d’une grande influence symbolique. Ce n’est que lorsque certains représentants rastafari obtinrent le capital symbolique, qui venait avec la reconnaissance internationale, que la situation changea.

13 Les émules de Bob Marley purent alors semer le trouble dans la doctrine officielle sur la formation de l’identité nationale jamaïcaine qui cherchait à intégrer les valeurs et les institutions coloniales héritées de l’Empire britannique, un héritage majoritairement constitué d’expériences d’expropriation, de désintégration et d’endoctrinement culturels (Nettleford, 1978 : 187-188). Out of many one ? La devise officielle de l’État, qui insistait sur la dimension intégratrice de l’identité nationale, fut constamment critiquée par le mouvement (rasta) reggae 14. Les Rastafari sont rétifs à tout processus de syncrétisme, de créolisation ou d’hybridation, qu’ils perçoivent d’habitude comme un dénigrement des postures émancipatrices enracinées dans les résistances africaines contre l’esclavage, la dépendance et l’assimilation.

14 Une analyse littéraire des variantes musicales du reggae (comme la musique roots ou rasta) semble offrir davantage d’éléments à charge contre les aspects violents de la modernité que les styles musicaux hybrides du dancehall, et sa porosité à la culture dominante, notamment aux productions cinématographiques états-uniennes ou asiatiques. Avec sa prétention explicite à l’authenticité – rejetée par le modèle théorique de l’Atlantique noir – le reggae rasta fournit peut-être un point de départ adéquat pour une théorie littéraire d’un contre-modèle de modernité. Ironiquement, c’est justement le nationalisme noir afrocentriste et panafricain des artistes rastafari qui conteste explicitement les formes culturelles hybrides de la formation identitaire et

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de la « construction nationale ». Perçues par ceux-ci comme un « esclavage mental » (Bob Marley), un « lavage de cerveau » (Sizzla), ou une « méconnaissance » (Mutabaruka), ces positions apparaissent pourtant comme plus utiles à la reformulation consciente d’une modernité universelle qui rendrait justice aux expériences noires, les intégrant à l’ensemble de l’expérience humaine 15. Même les images dominantes de scènes et de personnages typiquement occidentaux font l’objet d’un retour critique par des artistes rastafari comme Pablo Moses qui a intitulé l’une de ses chansons « Outlaw » (album Tension, 1985). Dans cette chanson, l’artiste a inversé l’imagerie dominante, non seulement en déconnectant l’image de l’icône occidentale du « bandit armé », mais aussi en la bouleversant en insinuant que la vertu, l’honnêteté et le bandit ne font qu’un dans une société qui repose sur la violence : « Outlaw I am an Outlaw With no ma an paw (Ma and Pa) I have no gun to draw Found guilty for honesty Wrongly charge by their sarge (seargant)… I gave my statement They know I am innocent But wanting me to suffer They make it rougher I am an Outlaw… I have no gun to draw 16… »

15 La célèbre chanson de Bob Marley « Buffalo Soldier » (sur l’album Confrontation, publié en 1983, bien après sa mort) constitue un autre exemple. La stratégie de détournement symbolique des mythes y est de nouveau employée. Marley s’inspire de l’image du « Buffalo Soldier » (luttant pour l’indépendance des États-Unis) pour donner sens à la figure du « Dreadlocks Rasta » (déporté d’Afrique) et faire une déclaration politique appelant à la formation d’une conscience (historique) noire en général et, particulièrement, à l’adhésion à l’africanité : « Buffalo Soldier, Dreadlock Rasta There was a Buffalo Soldier In the heart of America Stolen from Africa, brought to America Fighting on arrival, fighting for survival… If you know your history Then you would know where you coming from… I’m just a Buffalo Soldier In the heart of America Stolen from Africa, brought to America… Said he was a Buffalo Soldier Win the war for America 17… »

16 La plupart des exemples utilisés par les artistes reggae dans leur critique autoréflexive des éléments répressifs de la modernité, étaient effectivement tirés des doctrines rastafari et de leurs expressions philosophiques. Mais l’abondance des exemples du « Rebel without a cause » sur la scène du marché (plus ou moins) mondial du reggae ne devrait pas brouiller la critique de la reproduction de l’imagerie du « Bandit occidental » [Western Outlaw] et de son arsenal symbolique de violence sur la scène dancehall jamaïcaine, qui est une importante source de créativité pour le reggae. L’habitus du Bandit – le « rebelle sans cause » – prédomine dans ce champ, bien que les hymnes et les performances du « gangster » se confrontent de plus en plus aux

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impératifs afrocentristes et panafricanistes des Deejays rasta, particulièrement ceux du mouvement Bobo Ashanti 18 qui s’identifia au « Fire Bu(r)n » du reggae dancehall à partir milieu des années 1990. Depuis quelques temps, de telles « confrontations » dans la formation d’habitus divergents peut même se trouver chez un seul et même artiste, à l’instar de Munga Honarebel, la dernière révélation de la musique reggae dancehall. Le « Gangsta Ras » autoproclamé a acquis une certaine notoriété en 2007 grâce à la combinaison hybride d’un militantisme Bobo Shanti et de l’adoption délibérée d’un mode de vie et d’une attitude « Gangsta ». Les grands festivals de reggae en Jamaïque tels que le Eastfest ou le Rebel Salute, avec des performances d’artistes reggae qui emportent la compétition dans un champ plus large, permettent l’observation directe de la lutte stratégique pour le pouvoir symbolique. Ils donnent également accès à la manifestation effective de contradictions non résolues, qui mettent en garde contre des généralisations intenables et qui juxtaposent une qualité prétendument émancipatrice de l’hybridation aux tendances « conservatrices » ou vraisemblablement réactionnaires de l’« authenticité pure ».

17 Dans le champ du reggae, comme espace central de la production culturelle – jamaïcaine, un bon nombre d’artistes reproduisent principalement les structures mondiales de la violence dominante. Ce fait peut apparaître en contradiction avec leur critique occasionnelle de l’« empire ». Pourtant, la conscience politique et historique, l’interrogation des rapports oppressifs de « race », de classe ou de genre, ainsi que la réaffirmation visionnaire de l’unité, de la paix et de l’amour pourraient facilement prendre le dessus et leur obtenir à la fois l’adhésion du grand public (particulièrement à l’étranger) et des récompenses internationales (comme les Grammy Awards). À l’échelle locale, ces groupes considérés comme « internationaux » sont implicitement méprisés par « le noyau dur » du dancehall local. La population jeune de la société jamaïcaine se confronte à une large diversité de traditions, qui sont souvent contradictoires ou antagonistes. Certaines productions culturelles « étrangères » comme les films occidentaux ou orientaux sont altérées au cours d’adaptation aux expériences locales (par exemple, celle des ghettos de Kingston). Ces éléments culturels acclimatés à de nouveaux contextes sont dépouillés de leurs histoires et accumulées dans la formation d’un habitus hybride. Leurs actualisations artistiques dans le reggae dancehall permettent un accès pratique aux sites d’intégration, d’hybridation ou de « mixage » de diverses traditions. Ces sites fournissent donc une scène pour la mutation, l’hybridation et le mélange d’idées, de pratiques et de structures. Mais toutes ces pratiques de « fusion » sont remises en question par la conscience afrocentriste du reggae autoproclamé « roots », et qui adhère aux principes d’autoréflexivité, de résistance, et de subversion de la domination culturelle. D’ailleurs l’antinomie hybridité/authenticité est loin d’être convaincante, puisque la réappropriation d’une identité africaine perdue ou volée n’implique pas l’affirmation d’une image authentique, pure ou statique de l’Afrique. Elle constitue plutôt une déconstruction consciente de l’identification forcée à l’expérience de l’« esclave », une façon de ne pas subir l’impuissance et l’aliénation de la situation de pauvreté.

18 L’hybridité et le brassage ne garantissent donc pas de meilleures théories sur le racisme, ni une critique effective de la « modernité occidentale », ni une proposition innovante d’un contre-modèle de la modernité, tel que le voudrait le modèle de l’« Atlantique noir » de Gilroy. À mon sens, tout dépend d’autres facteurs inclus dans la réalisation particulière d’une rationalité communicationnelle, dans la mesure où de tels

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objectifs peuvent être atteints. Les théories de la pratique pourraient ainsi être d’un bon conseil pour s’abstenir de se rattacher à un modèle particulier, de « bonne » pratique culturelle et/ou politique. L’hybridité et l’authenticité seront plutôt analysées comme des stratégies flexibles orchestrées par des agents évoluant empiriquement dans des constellations de (luttes de) pouvoir.

Atlantique noir et identités essentielles

19 Les théories de la pratique cherchent à la fois à examiner les rapports de pouvoir inhérents et à trouver une position critique face aux situations de domination. Elles essaient de dévoiler les modes de domination qui ne sont parfois pas reconnus comme tels par les acteurs sociaux. Ces corrélations systématiques doivent trouver un chemin vers la conscience de ces acteurs pour qu’ils adoptent une posture réflexive sur ces structures qui favorisent la reproduction des rapports de domination. Ainsi les sciences humaines occupent et assument pleinement une fonction critique qu’elles se sont toujours données. Ce que bell hooks (1994 : 115-118) analyse au sujet des politiques culturelles qui se dissimulent derrière le phénomène du gangsta rap – une autre culture du bandit qui s’inspire largement de l’imaginaire cinématographique – apparaît tout aussi applicable au dancehall. Selon cette auteure, le rap comme genre musical n’est pas simplement un produit créé dans l’isolation du monde noir ségrégué, mais bien plutôt l’expression d’un croisement culturel, de brassages et de l’engagement culturel d’une jeunesse noire avec les valeurs, les attitudes et les préoccupations de la majorité blanche : « les modes de pensée sexistes, misogynes, patriarcaux et les comportements glorifiés par le gangsta rap sont une réflexion sur les valeurs dominantes de notre société, des valeurs créées et soutenues par un capitalisme patriarcal défenseur de la suprématie blanche » (hooks, 1994 : 116).

20 De ce fait, on pourrait avoir besoin d’une critique contextuelle afin d’éveiller les consciences aux structures de domination plus larges. Son objectif principal consiste à interroger l’intériorisation de « la norme » par les acteurs sociaux. Les valeurs générales de notre « culture dominante » – soit celles de l’individualisme (incarné par les cow-boys), du matérialisme (incarné par les gangsters) ou du patriarcat (incarné par les samouraïs des films asiatiques) – fournissent des normes qui sont ensuite reproduites dans la culture populaire 19. L’entreprenariat et les politiques du « consumérisme hédoniste » perpétuent et maintiennent ces valeurs en renforçant les normes incarnées de la violence, du sexisme et de la misogynie : « Combien d’hommes noirs privés de droits civils renonceraient à l’expression virulente du sexisme s’ils savaient qu’ils seraient récompensés par une puissance matérielle et une gloire inédites ? » (hooks, 1994 : 117)

21 Seuls des acteurs sociaux eux-mêmes peuvent finalement démanteler les processus masqués de l’habitus. En devenant l’instrument de la reproduction des structures de domination et de pouvoir, la musique populaire devient le moyen même par lequel peut également se formuler leur critique. Certaines paroles de chansons dancehall peuvent être analysées comme des exemples empiriques d’une perpétuation inconsciente de rapports de pouvoirs historiques, tandis que d’autres sont clairement critiques, par le recours à la contextualisation (historique) directe, l’ironie et d’autres formes rhétoriques ainsi que de stratégies tropologiques de déconstruction. Ces dernières scrutent minutieusement les ordres ancien et nouveau pour y choisir des actions

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militantes au détriment de solutions politiques. Cependant les jeunes des ghettos jamaïcains intègrent les structures fictives, les dispositions ainsi que les pratiques tirées des films occidentaux et asiatiques. Bien entendu, ces produits culturels sont eux-mêmes la reproduction d’une réalité en général violente. Les informations quotidiennes sur les guerres et les interventions militaires entendues comme le « droit du plus fort » perpétuent la leçon principale de la culture dominante : la violence paie. Les actes de violence locaux, au sens tant physique que symbolique, peuvent ainsi être interprétés comme des manifestations systémiques. La liste des artistes reggae assassinés ne raconte pas toute l’histoire. Leurs cas pourraient servir d’exemples tragiques, comment les jeux de rôle et les métaphores utilisés dans les performances scéniques ont fini par coïncider avec la réalité des acteurs sociaux.

22 Leurs reconnaissances nationale et internationale font qu’ils représentent la partie émergée de l’iceberg sous laquelle se dissimule des dizaines de milliers de victimes d’une violence continue en Jamaïque depuis les années 1970. Parmi eux se trouvaient bien évidemment des responsables de la violence, comme par exemple ces bandits jamaïcains localement connus, les bandits, les parrains de quartiers ou encore les policiers à la gâchette facile. Certaines de ces personnalités célèbres ont bénéficié d’une reconnaissance posthume grâce à la chanson « Warrior Cause », chantée par Elephant Man et Spragga Benz, deux des deejays les plus en vue des années 2000 : « Elephant Man me say hail up all warrior… Well me come fe big up every warriors from the present to the past Ah who know dem fight for a cause… So I big up all the warrior from the present to the past Ah who know dem died for a cause me nuh know So I big up all the warrior from the present to the past Ah nuff a dem died for a cause 20… »

23 La géographie politique du centre de Kingston, qui est divisé en quartiers, pourrait être identifiée comme une cause objective. Ces zones partisanes ont été formées sur la base de l’héritage colonial du système bipartisan de Westminster. Sa variante jamaïcaine participa d’une longue histoire de ce qui est localement appelé une « guerre tribale » entre les partisans des deux partis. La politique partisane mena à une série de vives épreuves de force. Leurs lois et règles de conduite (non-officielles) ont sans doute été alimentées et reproduites par la matrice (fictive) des films occidentaux et asiatiques (Zips, 2001). Ce climat « culturel » si étrange formait et informait (partiellement) l’habitus dont émergèrent les expressions artistiques. Il pourrait être défini comme une lutte quotidienne pour la survie au sein de l’environnement difficile des ghettos divisés de la capitale Kingston et de la violence politique.

24 Les artistes dancehall occupent un territoire local et politique qui se distingue par des frontières clairement délimitées. Ces démarcations physiques ne sont que l’émanation de loyautés métaphysiques qui ont été construites, reproduites et nourries par les structures de luttes politiques et par la concurrence entre les deux principaux partis politiques. Cependant les artistes franchissant les frontières internationales ont introduit des produits transculturels et transnationaux dans le champ esthétique. De telles dynamiques textuelles et performatives dans le champ du reggae dancehall étayent les hypothèses de base de l’« Atlantique noir », concernant l’instabilité et la mutabilité des identités, toujours inachevées, constamment remodelées et qui, selon le paradigme de Gilroy, désignent « l’hybridité et le brassage inévitables des idées » (Gilroy, 2010 : 12). Mais qu’est-ce que ce diagnostique empirique affirme de plus que

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l’évidence ? Gilroy part d’une « identité africaine » comme point de départ décisif pour sa « promotion » de l’hybridité, du syncrétisme, de la créolisation, du bricolage 21, ou plus généralement du brassage des idées en tant que vecteur d’une théorie de la contre- modernité à partir de l’Atlantique noir. Selon sa lecture de l’art africain-américain, les romanciers et les performances ainsi que la textualité de générations de musiciens et d’auteurs noirs (en littérature, littérature orale et en musique), « […], chez qui la convergence du racisme, de la rationalité et de la terreur systématique détermine à la fois leur désenchantement vis-à-vis de la modernité et leur aspiration à sa réalisation » (Gilroy, 2010 : 312).

25 Gilroy emploie et développe ainsi une théorie de la « double conscience » qu’il emprunte à W.E.B. Du Bois pour revendiquer une prise de position significative des intellectuels, écrivains et musiciens noirs dans le projet incomplet de la modernité. Il s’éloigne de l’objectif louable consistant à démontrer que la polarisation entre les théories essentialistes et non-essentialistes de l’identité noire devient inutile – comme d’ailleurs la plupart des polarisations pourraient se révéler l’être à la lumière de leur potentiel inachevé de rationalité communicationnelle. L’Atlantique noir propose un authentique déploiement universaliste de penseurs s’autoproclamant universalistes comme Marshall Berman et Jürgen Habermas, dont les travaux visent de manière eurocentriste à la réalisation du projet inachevé de la modernité dans et par la démocratie occidentale (Zips, 2002 : 214-228).

26 Pour Gilroy (2010 : 79), cette « foi profonde dans le potentiel démocratique de la modernité » est beaucoup trop exagérée, mais il défend l’idée centrale que la modernité peut être appréhendée par ses contre-discours. L’Atlantique noir constitue potentiellement un contre-exemple de la modernité. Sa conception confirme le fait évident que la modernité eurocentrée a hérité de l’ère prémoderne un ordre de la différence raciale qu’elle a soutenu et redistribué dans des sphères de pouvoir dispersées. Des structures de domination contraires aux aspects émancipateurs qui fondent ce concept occidental de modernité ont inoculé les relations transatlantiques. Gilroy critique ainsi des auteurs tels que Berman et Habermas dont les travaux soutiennent une approche (auto-)critique de la modernité qui négligent les masses noires transplantées et réduites en esclavage. Ils ignorent que c’est l’énergie physique des esclaves qui a garanti les conditions matérielles d’une modernité capitaliste. C’est ici que réside le principe de leur propre perpétuation d’une violence (symbolique) : « […] leur analyse est à peine affectée par la longue histoire de barbarie qui joue un rôle si considérable dans l’écart grandissant entre l’expérience de la modernité et les écarts qu’elle a fait naître » (Gilroy, 2010 : 80).

27 Réagissant à des auteurs eurocentrés comme Jürgen Habermas, Paul Gilroy fait appel aux contributions vitales, fondamentales et même centrales d’intellectuels, d’écrivains et d’artistes noirs qui ont cherché à dépasser les limitations de versions eurocentrées, violentes et racistes des Lumières, qui ont retourné le projet de la modernité contre ses propres potentialités. La critique philosophique et littéraire de Gilroy se livre, plutôt, à une réflexion sur la manière dont les générations d’intellectuels noirs se sont réapproprié leur connexion avec l’héritage des Lumières occidentales. Cet héritage étant entendu comme l’une de leurs cultures adoptives et parentales, Gilroy vise à démontrer comment ces générations ont travaillé avec, au sein et davantage encore contre les limitations à la fois de l’eurocentrisme, de l’hégémonie, de l’impérialisme, du colonialisme et de l’esclavage. Il souligne ainsi toute la puissance de la contribution de la production littéraire de ces intellectuels noirs dans la quête de liberté, de

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citoyenneté, et d’autonomie sociale et politique ; une idée qui a récemment et clairement été exprimée par Okpewho (1999 : xiv) au sujet de l’histoire des États-Unis :

28 « Dans son enfance, le capitalisme américain avait besoin d’une force de travail noire. Au moment de sa maturation au vingtième siècle, la démocratie américaine avait besoin du mouvement des droits civils et de la déracialisation pour concrétiser son concept fondateur établissant que "tous les hommes sont égaux". Ce sont les Noirs qui tenaient la démocratie américaine pour responsable de l’accomplissement de ses idéaux ultimes. Ils eurent un écho dans toute l’Afrique, lorsque celle-ci luttait pour se libérer d’un héritage d’exploitation vieux de plusieurs siècles, s’étendant de l’ère du travail jusqu’à l’ère de l’expansion coloniale. »

Cow-boys, ninjas et samouraïs jamaïcains, en route vers de meilleures théories du racisme ?

29 Le concept d’Atlantique noir comme contre-modèle de la modernité révèle pertinemment que le racisme, dans ses formes les plus manifestes et pourtant subtiles, est le principal obstacle au développement d’une modernité embrassant l’ensemble de l’humanité. Il rejette explicitement « [l]es dangereuses obsessions de la pureté "raciale" qui circulent au sein et en dehors de la politique noire » (Gilroy, 2010 : 12). La rupture totale avec la pensée raciale, le nationalisme, même dans leurs formes réactives, est conçue comme un préalable à l’achèvement de la raison universelle. En suivant, à sa manière, la trace d’un racisme systémique qui a permis à l’Europe/ Amérique du Nord/ Occident de se positionner au sommet d’une pyramide évolutionniste construite par ses propres soins, et de se définir ainsi comme la « superpuissance » la plus apte à diriger le monde, Gilroy s’attaque aux expressions réactives d’un « autochtonisme culturel » (2010 : 18) lié aux idéologies essentialistes. À la recherche d’une culture de l’Atlantique noir capable de dépasser l’ethnicité et la nationalité, Gilroy critique la majorité de la production des cultural studies pour ses visions inhérentes de ce que le penseur réduit à un « afrocentrisme ».

30 Il accuse ce « tropisme passéiste » et le nationalisme noir de partager une conception absolue de la différence ethnique dérivée de l’idée de nationalisme culturel. De telles positions sur la « conscience noire » contredisent son propre objectif, qui est d’être un intellectuel à la fois européen et britannique noir, qui a sa pierre à apporter à l’édification d’une modernité accomplie. Ainsi, pour lui, les politiques afrocentriste et nationaliste noire sont fondées sur des conceptions trop homogènes de la culture où des différences ethniques immuables auraient créé une rupture absolue dans les histoires des populations dites « blanche » et « noire ». Sa propre vision de la modernité cherche plutôt à établir une passerelle entre les différentes expériences de l’histoire moderne qui s’est caractérisée par les extrêmes atrocités qu’elle a engendrées : « Si cela apparaît comme une façon détournée de dire que les cultures et la conscience des colons européens et celles des Africains qu’ils ont réduits en esclavage, des "Indiens" qu’ils ont massacrés et des Asiatiques qu’ils ont exploités n’ont jamais été, même dans les situations de plus extrême violence, hermétiquement fermées les unes aux autres, qu’il en soit ainsi. » (Gilroy, 2010 : 17).

31 Avec sa propre logique hybride, le champ du reggae dancehall confirme bien évidemment le paradigme général de l’instabilité et de la mutabilité des identités. Mais

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peut-on pour autant affirmer que l’inéluctabilité de l’hybridité et du mélange des idées – qui fait suite à la dissémination des populations africaines du fait de l’esclavage – répond à son tour aux aspirations d’émancipation inscrites dans l’« Atlantique noir » ? Suffit-il d’avoir des identités « toujours inachevées, toujours réélaborées » (Gilroy, 2010 : 12) ? Les formes contestées du capital symbolique présent dans le champ du reggae dancehall fournissent peut-être un bon exemple pour juger de la présumée préférence du brassage sur ses contreparties afrocentriste et nationaliste noire. Les idées et les postures performatives de certains artistes dancehall, et d’une partie de leur public, se sont adaptées à l’imagerie des structures dominantes – transmise à travers les canaux de l’impérialisme culturel – qui se sont implantées dans leur propre environnement.

32 Certains modèles de comportements spécifiques et de conduites éthiques les ont (également) accompagnés. Un habitus tout fait du « Bad B(w)oy », du « Rude B(w)oy » ou, plus récemment du « Gangsta » s’est imprégné de représentations cinématographiques du « rebelle » comme celle du bandit dans les Westerns ou encore celles mythiques du samouraï, particulièrement le samouraï rônin (qui ne doit aucune loyauté ni allégeance à qui que ce soit), ou le membre de clan yakuza dans les films asiatiques. Ces personnages fictifs et leurs pratiques encodées donnent du sens aux circonstances concrètes, survenant dans le « Wild West and East » de Kingston, où règne de façon anarchique la violence individuelle et collective. Leur hybridation avec les expériences historiques de l’esclavage, de la colonisation et de la pauvreté non seulement aggrave la dégradation pratique de l’État de droit, qui pourrait certes être considéré de toute façon comme « colonial », mais qui menace également l’action politique consciente avec ses violences entre Noirs et de la division qu’elle sème au sein des populations pauvres. Un nombre de paroles de dancehall célèbre l’ignorance et l’insubordination aux autorités laïques comme marque de « liberté » insouciante face au risque de sanctions. Les paroles qui s’en prennent aux « mouchards » [so called « informers »] – ceux qui rapportent à la police où se portent témoin devant les institutions judiciaires – sont devenus monnaie courante dans les performances et les albums. Mais cette « liberté » reste politiquement vague et illusoire, à l’instar des personnages que ces artistes assemblent et réunissent à partir d’une variété de sources.

33 Composée d’une diversité de fragments tirés de figures comme celles du bandit armé et solitaire du Far West, du membre de gang, du samouraï ou encore du yakuza – associées à l’image opposée du rebelle solitaire [social rebel] et les figures, bien réelles, elles, du rastafari (avec son propre code de l’honneur et du défi) critique de Babylone – l’identité hybride réapparaît comme une « liberté » pluraliste à partir, ou plutôt en l’absence de standards critiques clairs. Pourtant la réflexivité et les positions critiques consciencieusement formulées pourraient à elles seules promettre des théories plus pointues sur le racisme et sur la culture politique noire auxquelles Gilroy aspire. Mais ces exemples empiriques sélectionnés dans la musique noire ne constituent à cet égard qu’une preuve partielle. Ceux choisis dans le vaste catalogue reggae, tels que Apache Indian et Macka B, semblent effectivement valider la puissance de l’hybridité et du brassage (Zips, 2003c). Les exemples textuels sélectionnés fournissent la preuve de la nécessité de couper les liens entre la culture de l’Atlantique noir et ses « racines africaines ».

34 C’est d’ailleurs à cette conclusion que Gilroy arrive à partir de sa lecture d’œuvres littéraires d’auteurs noirs comme Toni Morrison. Cette rupture sert de pré-condition à

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la formulation d’un contre-modèle élaboré de modernité. On donne l’impression soit que l’Afrique ne dispose pas des conditions propices à une pensée moderne, soit qu’elle reste enfermée dans un monde prémoderne, comme la conclusion finale de Gilroy et de « son Atlantique noir » semble le suggérer : « Leur œuvre est fondée sur la reconnaissance du fait que le monde moderne représente une rupture avec le passé, non pas au sens où les africanismes "traditionnels" et prémodernes ne lui auraient pas survécu, mais parce que l’importance et la signification des formes à travers lesquelles ils ont survécu sont irrévocablement coupés de leurs origines. L’histoire de l’esclavage et celle de sa redécouverte imaginaire par le biais des cultures expressives vernaculaires nous mettent au défi de ressaisir la dynamique spécifique de cette coupure. « La conclusion de ce livre, c’est qu’il ne faudrait pas qu’une telle recherche vise à retrouver des traditions raciales hermétiquement closes et culturellement absolues, qui se contenteraient à jamais d’invoquer le prémoderne comme antimoderne. Il s’agit au contraire d’affirmer que cette recherche est le moyen de démontrer la légitimité et le caractère inévitable de la mutation, de l’hybridité et du brassage, afin d’élaborer des théories plus pertinentes du racisme et de la culture politique noire que celles qu’ont avancées jusqu’à présent les partisans de l’absolutisme culturel, de quelque phénotype soient-ils. » (Gilroy, 2010 : 313)

35 La confiance en la vertu auto-rédemptrice et thérapeutique des expressions culturelles hybrides n’a rien de nécessaire. Cette confiance déduit, un peu hâtivement, d’une sélection d’exemples empiriques, une théorie au service d’une action politique émancipatrice et d’une production littéraire et musicale fondées sur la légitimité de la mutation, de l’hybridité et du brassage. Celles-ci ne sont-elles pas, dans la plupart des cas, confrontées à de puissants courants hégémonique, dominateur, et destructeur souterrains, particulièrement en ce qui concerne le cas (néo)colonial de la diaspora africaine ? La mutation, l’hybridité et le brassage sont bien entendu légitimes dans la mesure où personne n’a le droit de refuser à une personne la liberté artistique et intellectuelle de choisir et de développer une forme d’expression tirée de sources culturelles et d’expériences historiques divergentes. Il serait en effet très difficile pour les « afrocentristes » (pour reprendre les termes de Gilroy) de critiquer le dynamisme de la plupart des traditions ouest-africaines et diasporiques et qui sont probablement fondées sur le principe fructueux de la reproduction avec variation (ou différance). Une telle « répétition avec une différence » structurelle a apparemment appliqué une conception de l’authenticité liée à l’innovation. Comprise ainsi, l’« authenticité » incluait par conséquent l’idée d’une dynamique (Gates, 1989 : 124).

36 Pour beaucoup d’artistes évoluant dans le champ plus large de la production musicale noire et caribéenne, l’Afrique sert de source d’inspiration dynamique, interactive et proactive pour créer des solutions originales face à l’existence et à la persistance de tourments nés de la rupture esclavagiste avec la « Terre-Mère ». Le concept d’Atlantique noir postule la nécessité productive de cette persistance des « racines » africaines, qu’il promeut d’une façon peut-être un peu trop rigoureuse et précipitée sur la base de l’anti-essentialisme. Certes, Gilroy refuse sainement de répondre au racisme qui réifie le concept de « race » et établit avec clairvoyance une critique de l’absolutisme ethnique qui cherche à fixer absolument l’ethnicité, au lieu d’y voir un processus identitaire en formation permanente. Néanmoins, la théorie de l’Atlantique noir semble sous-estimer les possibilités créatives qu’offre l’exploration par la diaspora de significations anciennes et nouvelles de l’héritage africain. Par ailleurs, l’accent mis sur la rupture irréversible avec l’Afrique tend de façon problématique à rappeler l’imagerie caricaturale d’un continent stable, authentique et traditionnel, enfermé dans

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le passé et incapable de créer des solutions « modernes » viables. Cela permet en conséquence de soupçonner ceux qui promeuvent la remémoration du passé africain au sein de la diaspora africaine d’être réactionnaires ou « anti-modernes » (Mutabaruka, 2006a : 33-36).

37 Nul besoin de se référer aux sociétés de Marrons, qui survécurent à l’esclavage grâce à leur fort attachement à leurs expériences africaines antérieures de systèmes politiques, juridiques et sociaux 22, ni à la créativité néo-africaine des multiples expressions rastafari, pour remettre en question l’hypothèse selon laquelle les pratiques et les idées africaines ont été « irrévocablement coupées de leurs origines » (313) par leur fragmentation au sein de l’Atlantique noir. Les discours de la société civile pour décoloniser et ré-africaniser les corps constitutionnels des sociétés caribéennes présentèrent une vision alternative qui semblait plus convaincante pour une grande majorité, comme le cas de la Jamaïque l’a montré – bien que le processus de réforme ait peut-être été interrompu en raison de leurs intentions décolonisatrices (Zips, 2002 : 78-101). Du point de vue critique de nombreux intellectuels, activistes sociaux et mouvements caribéens comme les rastafari, la réorientation vers l’Afrique ne convient pas à une petite élite dominante/dominée. Les tactiques dilatoires de cette dernière – par exemple au niveau des réformes constitutionnelles – neutralisent le rétablissement de la relation complexe (entre l’Afrique et sa diaspora) qui a été violemment coupée pendant l’ère coloniale (Shepherd, 2002 : xvi-xviii). Contrairement aux autres tentatives de décolonisation qui interrogeaient les discours sur la créolisation dans la culture caribéenne, la préférence de Gilroy pour des auteurs comme Toni Morrison, W.E.B. Du Bois ou Richard Wright est explicitement motivée par le désir de documenter une rupture littéraire avec le passé pour ainsi légitimer la nécessité logique d’une séparation absolue d’avec les origines africaines (de l’expérience diasporique).

38 Il a bien entendu raison de souligner les dimensions globales de la diaspora et de réfuter l’idée puriste d’un flux à sens unique de la culture africaine allant d’est en ouest, mais ses propres exemples empiriques n’étayent même pas son dénigrement systématique des intérêts « afrocentristes » (Gilroy, 2010). Des artistes reggae comme Macka B, que celui-ci loue pour avoir établi des ponts entre l’Afrique, l’Amérique et l’Europe (dans sa chanson « Proud of Mandela », 1990), ont produit d’autres albums que Gilroy élude dans son analyse. Dans son titre sorti en 1991 « Gone Home », Macka B fait l’éloge du retour à la terre originelle (jamaïcaine) [return back to yard], au village rasta de Shashamane en Éthiopie. Devrait-on alors le taxer d’« afrocentriste » ? Ou bien ces deux exemples apparemment contradictoires ne présenteraient-ils pas tout simplement des stratégies critiques alternatives et pourtant non moins puissantes contre le racisme ?

39 Ce qui, dans la lecture que Gilroy fait des traditions musicales et littéraires noires, fonctionne comme moyen de créer un simulacre d’absolutisme essentialiste/racialiste devient plus problématique encore lorsque celui-ci érige quasi rituellement la mutation, l’hybridité, et le brassage en valeurs en soi. Le sacrifice des « absolutistes culturels » sur l’autel de la (contre-)modernité a pour but de requalifier en situation inévitable pour la pensée et l’action de la diaspora noire ce qui était à l’origine une position intellectuelle possible, relativement attrayante pour un universitaire noir britannique. Il suppose donc que tous ces processus sociaux d’hybridation sont des nécessités historiques. Il ne s’agit bien entendu pas ici de refuser le mélange en ce qu’il mènerait à des traditions « impures ». Il s’agit plutôt de savoir si l’hybridation et ses

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corollaires doivent avoir le même sens pour une personne qui a grandi à Rae Town (ghetto à l’est de Kingston) et pour un universitaire comme Gilroy (ou comme moi), ou même pour des auteurs, des musiciens et d’autres artistes cherchant à établir des ponts entre des contextes culturels divers et les expériences qui en découlent.

40 Pour Gilroy, comme aussi par exemple pour le militant et poète rastafari Mutabaruka, la « fusion » charrie une stigmatisation antérieure des cultures africaines, ainsi qu’une aliénation à celles-ci, ce qui mènerait inévitablement à la « confusion 23 ». Il interprète ainsi la mutation, l’hybridité et le brassage à partir de la perspective d’une victime potentielle de l’impérialisme culturel, rôle que l’artiste se refuse à endosser. La « valeur légitime de la mutation, de l’hybridité, et du brassage » (extrait de la citation ci-dessus) serait-elle donc invalidée par les poèmes reggae qu’il prend comme exemple 24 ? Des universitaires, des auteurs, des musiciens, entre autres, s’émancipent régulièrement [empower themselves] en franchissant les frontières. Dans la lutte pour des positions viables dans leur champ d’action respectif, un capital culturel hybride investit son détenteur d’une puissance lui permettant d’influencer (la narration de) l’histoire et le (la formation du) futur d’un champ particulier, donnant ainsi accès aux bénéfices tirés de cette intervention. Le positionnement d’opposition critique vis-à-vis de longs siècles de déprogrammation d’expériences, de visions de monde et de concepts africains doit donc ne pas être confondu avec la conception romantique et même discriminatoire des « traditions » africaines vues comme statiques, non-créatives, anhistoriques, voire même authentiquement pures et « immaculées » (Mutabaruka, 2006a & 2006b). En fait, une grande majorité des paroles de reggae est favorable à la reconnexion avec l’Afrique et critique l’endoctrinement des traditions occidentales, sans mettre l’accent sur une quelconque idée de pureté.

41 Des courants philosophiques tel que le rastafari ont fortement influencé la créativité culturelle et les contenus politiques de l’ensemble du reggae. Cette musique, dans laquelle Gilroy a choisi de puiser sélectivement certains de ses exemples, contesterait sans équivoque et avec éloquence tout concept de modernité ou de contre-modernité niant la relation dynamique des populations de la diaspora africaine à l’Afrique. À partir des années 1960, une ligue d’artistes de reggae a combiné la réappropriation des racines africaines avec une critique des concepts occidentaux de modernité, conçue comme essentiellement eurocentrée. Pour ces acteurs, probablement, les représentations de l’Afrique, de la diaspora africaine et de l’Atlantique noir entendus comme des concepts antagonistes servant à saisir les expériences post-esclavagistes posent une fausse antinomie. Leurs aspirations à la liberté ont bien entendu peu à voir avec les expériences, les intérêts, les stratégies, et les formes de capital disponibles à un universitaire en Grande-Bretagne (ou même en Autriche). Je n’ai pas connaissance d’un seul exemple dans l’immense catalogue des productions reggae de ces quarante dernières années qui ait accepté la réification opérée par le concept de « race » pour créer une théorie de l’absolutisme ethnique. Pourtant ils sont nombreux à contester le postulat de l’inéluctabilité et de la légitimité de la mutation, de l’hybridité, et du brassage. La quête créative d’expériences partagées de liens politiques et culturels, et de visions futures communes entre la (Mère) Afrique et « sa » diaspora, n’implique pas une notion racialiste, culturaliste, ethnocentriste ou même essentialiste de l’Afrique et de ses dynamiques historiques (c’est-à-dire ses « traditions »). Entre, d’un côté, la clôture de zinc, les cabanes faites de boîtes de carton de certaines zones de Kingston, puis la décharge de la violence moderne et l’héritage direct des structures de l’esclavage, la réévaluation des expériences africaines a énormément contribué à la

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formulation d’une critique noire de la modernité (occidentale). Ceci est peut-être radicalement différent du champ (heureusement) de plus en plus indifférent à la couleur de peau [colour-blind] des échanges universitaires transatlantiques. Du point de vue des défavorisés – majoritaires au sein de la musique reggae – la modernité occidentale offre une promesse d’émancipation qui a été brisée par des pratiques successives de « violence génocidaire ». On n’est peut-être pas si éloignés d’une excellente analyse formulée par Enrique Dussel : « La modernité inclut un "concept" rationnel d’émancipation que nous affirmons et englobons. Mais, au même moment, elle développe un mythe irrationnel, celui de la justification d’une violence génocidaire. Les postmodernistes critiquent la raison moderne en tant que raison de la terreur ; nous critiquons celle-ci en raison du mythe irrationnel qu’elle dissimule […]. Le mythe de l’origine qui se cache derrière le "concept" émancipateur de modernité, et que ce dernier constitue afin de fonder la réflexion philosophique de plusieurs autres positions théoriques de la pensée européenne et nord-américaine, doit avant tout établir la connexion entre l’eurocentrisme et le faux raisonnement concomitant du "développementalisme". Ce dernier vise à montrer que le chemin du développement moderne de l’Europe doit être suivi unilatéralement par les autres cultures. » (Dussel 1995 : 66f.)

42 En lien avec la critique de Dussel de la modernité, le concept d’Atlantique noir restreint son horizon en insistant sur l’irrévocable rupture d’avec les origines africaines. En considérant l’immense variété de sociétés pluralistes qui appartiennent à cette diaspora africaine ainsi que son hétérogénéité interne, il devient évident qu’une conception de l’hybridité comme seule valeur légitime ne pourra être validée pour des sociétés entières, et encore moins pour une diaspora dans son ensemble. Même au sein d’un champ d’action particulier comme le champ artistique du reggae jamaïcain et de sa variante le dancehall, plusieurs perspectives interagissent, s’opposent les unes aux autres et revendiquent leur validité. Sur une échelle temporelle, ces perspectives sont également dynamiques et évoluent autour de tendances politico-culturelles dans le champ de la musique reggae dancehall et de la scène musicale en général. À cet égard, un examen approfondi des biographies de chacun des acteurs de ce champ devrait suffire. Beaucoup de jeunes artistes sont attirés par les rôles de héros que les films occidentaux et asiatiques produisent et qui inspirent l’habitus hybride du Rude B(w)oy ou du Gangster. Cependant à un stade ultérieur de leur vie et de leur carrière 25, ces artistes se tournent vers une philosophie rastafari « Peace and Love », afrotropique.

43 Examinons brièvement la possible corrélation entre l’inscription de l’imagerie du Hors- la-loi [« Outlaw »] dans l’habitus des adolescents jamaïcains et la prépondérance de la violence, qui doit à l’île caribéenne de connaître l’un des plus hauts taux d’homicide au monde. À la lumière de la violence symbolique de la culture de masse remise en vigueur dans les pratiques locales, il semble n’y avoir que très peu d’éléments permettant de soutenir un paradigme faisant de l’hybridité la clé de voûte de meilleures théories du racisme et de la culture politique noire. La fusion n’est que l’un des résultats possibles de l’hybridation, du brassage et de processus similaires que Gilroy croit capables de réaliser un contre-modèle de la modernité avec un potentiel émancipateur. L’exemple des idoles des films occidentaux et asiatiques démontre que toutes ces catégories descriptives ne devraient pas être transformées en des valeurs sociales en tant que telles, avant que leur « légitimité » revendiquée soit validée par une procédure de communication rationnelle 26.

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Conclusion

44 Il y a beaucoup de bonnes raisons d’adopter sans réserve le but central de Gilroy de produire une contre-culture noire de la modernité. Il est grand temps de démanteler la « particularité qui se cache derrière les prétentions universalistes du projet des Lumières » (Gilroy, 2010 : 72). L’ethnocentrisme prospère à la racine de ce mythe. Gilroy a donc raison d’examiner les absolutismes ethniques qui constituent une partie du problème plutôt que leur solution. En suivant son souci de délégitimer la « tragique popularité des idées d’intégrité et de pureté de la culture » (ibid. : 23), il symbolise la « double conscience » d’une position intérieure/extérieure de penseurs noirs pris dans des traditions occidentales pour bénéficier de la « complicité et de l’interdépendance syncrétique de penseurs noirs et blancs » (de la modernité) (ibid. : 56). Les données empiriques fournies dans cet article n’étayent pas l’idée selon laquelle les « vertus » présumées « curatives » de l’hybridité sont si puissantes. La revendication d’une authenticité enracinée (en Afrique) n’est en rien en opposition nécessaire au déracinement. Beaucoup d’exemples du reggae dancehall rastafari font appel à des dynamiques culturelles et à une identité qui ne sont pas vraiment fixées, bien que fortement tournées vers l’Afrique. Le potentiel de l’hybridité et de l’authenticité au service d’une contre-modernité noire pourrait ainsi varier, en fonction de conditions spatio-temporelles spécifiques.

45 Certaines des appropriations des cultures dominantes dans des contextes locaux les plus hybrides révèlent une très faible puissance émancipatrice, tandis que certaines des expressions les plus manifestement afrologiques semblent bien plus tendre vers une déconstruction puissante de la violence moderne et vers la reconstruction de politiques noires rivalisant pour une conception anti-raciste et rationnelle d’une contre- modernité. Le concept d’Atlantique noir comme contre-modèle supérieur de la modernité (Gilroy, 1993) enraciné dans une double conscience, n’est pas suffisamment corroboré par l’exemple empirique du reggae dancehall. Une partie de sa production culturelle est mondialement diffusée à travers des cadres idéologiques faisant référence aux images et aux modèles du Cow-boy et du Bandit tirées principalement des films occidentaux ou des codes de conduite (des ninjas, samouraïs, yakuzas) présents dans les films asiatiques. Alors qu’un autre secteur de ce champ artistique hétérogène tolère beaucoup moins la culture populaire dominante. Sous l’étiquette « Fire Reggae », de nouvelles générations d’artistes rasta dancehall comme Sizzla, Capleton, Anthony B, Turbulance, et Jah Mason (pour n’en citer que quelques-uns) « incendient » (verbalement) toutes les « corruptions » provoquées par les idéaux occidentaux de développement socioculturel, politique, économique et religieux. À l’opposé de ces valeurs dominantes, ces artistes font l’éloge d’une identité africaine des peuples de la diaspora noire qui pourrait être qualifiée d’« essentialiste » à certains égards (Zips, 2003d). Mais par leur mise en miroir des hypothèses racistes de la modernité européenne et des Lumières, ces assauts musicaux contre « l’Empire » du développementalisme ouvrent un espace réflexif à l’autoréalisation de la violence génocidaire impliquée dans le mythe de la modernité. Ils invitent également à développer un discours ou un « raisonnement » sur les exigences participatives et procédurales présidant à l’accomplissement de ses promesses universalistes (Zips et Kämpfer, 2001 : 365-376).

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46 La forme reggae dancehall analysée dans la première articulation de cet article – une version de la modernité de l’Atlantique noire opposée à une approche afrologique – reconstitue abondamment les imageries hybrides des films occidentaux et asiatiques, et tend à réinventer la fixité des identités dans les frontières géographiques et génériques d’un lieu de naissance ou de résidence, comme par exemple un parti politique ou la circonscription d’un posse ou d’une zone à Kingston, et l’affiliation politique qui lui est associée. Le reggae dancehall d’influence rasta, en revanche, nie contre l’évidence les divisions créées historiquement par les rencontres culturelles répressives et hégémoniques (Zips, 2004). La flexibilité et même l’hybridité – comme facteurs évidents dans la production transculturelle et la diffusion de formes musicales comme le reggae – ne semblent pas conduire automatiquement à la désessentialisation prévue des identités ni à la dissolution des frontières géographiques et génériques. Le concept de l’Atlantique noir pourrait par conséquent avoir donné trop de poids éthique aux catégories descriptives et empiriques de la mutation, de l’hybridité et du brassage.

47 Les fusions sont loin d’être toutes provoquées par des choix libres. De surcroît, de nombreuses pressions en leur faveur sont astucieusement voilées derrière le mythe libéral du libre marché. La légitimité a donc besoin de paramètres libérés de préférences contingentes qui diffèrent nécessairement d’une sphère (de pouvoir) à une autre. Un tour du côté d’Habermas pourrait, à cet égard, se révéler utile, dès lors que l’on affranchit son projet de ses limites ethnocentristes. Le contre-modèle de modernité noire élaboré par Gilroy pourrait largement contribuer à cet objectif. Sa focalisation sur l’antiphonie d’une structure d’appel et réponse pourrait servir de lien possible à la notion de rationalité communicationnelle fondée sur des procédures participatives sous-jacentes œuvrant à l’élaboration de consensus (Zips, 2002 : 177-234).

48 Pour récapituler, les principaux contenus de la musique reggae dancehall d’un point de vue transatlantique/transculturel – mutation, hybridité, brassage aussi bien que syncrétisme, bricolage, fusion et transculturalisme – ne mènent finalement pas, dans le contexte jamaïcain, à un concept de modernité plus universel, qui inclurait l’ensemble de l’humanité et qui déconstruirait les perceptions de soi eurocentrées de la modernité et des Lumières. Tous ces phénomènes ne possèdent aucune vertu émancipatrice en soi. En fait, dans de nombreux cas empiriques, ils prennent plutôt la forme de classements définis par les rapports inégaux d’une nature à la fois dominante et coercitive.

49 Alors que les expériences prédominantes de la diaspora africaine étaient marquées par la répression et l’exploitation, contradictoires aux idéaux (mythiques) de la modernité européenne, certains de ces mythes furent transposés dans la figure du « Bandit » transatlantique et d’autres figures appropriées par le champ de la dancehall jamaïcaine. Ils se heurtent à la critique acerbe d’autres artistes qui puisent dans la philosophie rastafari et son engagement ferme à réhabiliter l’Afrique, son peuple disséminé et sa rationalité violée. À partir de la perspective empirique et comparative du reggae dancehall, la figure des « Rasta Rebels (with a Babylone cause) » semblent plus stimulantes pour une contre-critique de la modernité eurocentrée que celle du Cow- boy/ Bandit/« Rude Boy » hybride qui s’inspire plutôt de modèles cinématographiques (comme le « Rebel without a Cause »). L’hybridité et sa présumée contrepartie qu’est l’authenticité – comme faits ou comme simple revendications politiques – sont ainsi à la fois des signifiants contestables s’il faut les mettre au service de « théories plus pertinentes du racisme et de la culture politique noire ». La mise à disposition de leur potentialité agonistique au service d’une contre-culture de la modernité occidentale a

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finalement mené à la fausse antinomie d’un « Atlantique noir » et d’un « Blakk Africa ». Mais la recherche pragmatique de stratégies utiles de lutte continue pour l’égalité des droits et de la justice – comme la promesse utopique et « éternelle » de la modernité – requiert de puiser dans tout le spectre des expériences noires 27. Je considère donc le recours à toutes les formes d’hybridité et d’authenticité comme un exercice plus prometteur s’il s’agit d’élaborer de meilleures théories du racisme et de la culture politique noire.

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NINJA MAN feat. Q (1993), Kingston Hot. CD : Run Come Test. Ras Records.

NOTES

1. Pour une vue d’ensemble de la musique reggae et de ses différents sous-genres, en particulier du reggae dancehall, cf. : Chang et Chen (1998), Davis et Simon (1979), et Johnson et Pine (1982). 2. La théorie de la pratique de Pierre Bourdieu (1972 et 1993) fournit une cadre théorique utile pour d’examiner empiriquement ces questions. En particulier, les notions de champ et d’habitus qui permettent une analyse empirique de la dialectique entre les structures sociales et les agents (Johnson, 1993 : 5-7). Cf. aussi Calhoun (1993). 3. Cf. Gayle (1982) sur les pratiques populaires de Deejaying. 4. Cf. Cooper (1993) sur la dimension de genre ; Cooper (2004) sur la culture de la dancehall jamaïcaine en général. 5. En Jamaïque, les « garnisons » [garrisons] sont des enclaves urbaines ou domine un parti [ndt]. 6. People’s National Party, parti social-démocrate, et Jamaican Labour Party, parti conservateur de droite (contrairement à ce que laisse entendre son nom) [ndt]. 7. Comme cela a été vivement dépeint dans le titre dancehall « Kingston Hot » (1993) de Ninja Man (feat. Cocoa Tea). 8. La notion de posse – qui désigne au départ les bandes de criminels dans les films occidentaux – contient bien entendu des sens variables, qu’elle soit utilisée pour un groupe d’amis, pour une appartenance ou pour une organisation (légitime ou illégitime), un quartier comme le Jardin Tivoli, Waterhouse ou Dungle à Kingston, ou plus largement pour une identité nationale, voire pour une (quasi-) ethnie comme le posse jamaicain, le posse américain, le posse africain, ou le posse étranger. 9. En musique jamaïcaine, un « riddim » est une structure rythmique de base, enregistrée et reprise par les DJs pour la constitution de « versions » spécifiques (avec ajout d’éléments mélodiques, sampling, chant, etc.). Cf. l’article de Thomas VENDRYES (2010), « Des Versions au riddim. Comment la reprise est devenue le principe de création musicale en Jamaïque (1967-1985) », Volume !, n° 7-1, dossier « La Reprise », p. 191-222. [ndt] 10. Cf. Bourdieu (1993) et Calhoun (1993) pour un aperçu général du cadre praxéologique d’analyse utilisé dans le présent article. 11. Les joutes verbales pour obtenir la réputation de « lyriciste » [ Man of Words] ont été interprétées comme une partie essentielle de la rhétorique noire dans les cultures africaines et diasporiques. Les compétitions (performances) techniques sont privilégiées lors des rassemblements publics et peuvent prendre une diversité de formes. Les affrontements sonores

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et de Djs sont la version jamaïcaine d’une forme expressive que l’on trouve dans le jazz, le calypso, la capoeira, le rap ou les joutes sarcastiques [« Playing the Dozens »] (Abrahams, 1983 : 3 ; et Zips, 1994 : 135-143). 12. Un mythe sur lequel s’appuie la structure de l’Occident avec sa « conceptualisation symboliquement simple et remarquablement profonde des croyances sociales américaines » (Wright, 1994 : 119). 13. Cf. Yawney (1978) sur les dynamiques sociales des rastafari. 14. Le poème de Mutabaruka intitulé « Out of Many One » (1983) en est une parfaite illustration. 15. Cf. Zips 2006a et 2006b (XX-XXIII) sur la dimension universelle de la philosophie rastafari et 2006c (99) sur l’« héritage du vol » (« thieving legacy ») – pour employer le titre d’un poème de Mutabaruka (1989) – dans la musique de l’Atlantique noir ; cf. également le film « Rastafari – Death to all Black and White Downpressors » par Werner Zips (2004a). 16. Moses Pablo : Outlaw, LP : Tension. Sunset Records (1985). 17. Bob Marley and the Wailers, Buffalo Soldier, LP : Confrontation, Island Records (1983). 18. Cf. Zips (2003d) sur les sources et les débuts de la tradition militante rasta dans le reggae dancehall. 19. Cf. le film de Perry Henzel « The Harder They Come » pour une illustration du processus de formation de cet habitus. 20. Elephant Man et Spragga Benz : Warrior Cause. CD : Elephant Man : Log On. Greensleeves Records (2001). 21. Le bricolage est une autre notion descriptive pour la « formation de nouvelles formes culturelles à partir d’éléments de pratique culturelle issus de diverses origines » (Shaw et Stewart, 1994 : 10). Toutes ces catégories ne facilitent pourtant pas une détermination des structures inhérentes de pouvoir à l’œuvre dans le processus. Une telle analyse empirique fondée sur une théorie sociale permettant de combiner les points de vue des structures sociales et des agents apparaît comme indispensable. 22. Cf. Zips (1998, 2002, 2003a, 2003b) pour l’histoire sociale, légale et politique des Marrons jamaïcains. 23. Cf., par exemple, l’extrait suivant tiré du poème de Mutabaruka Thievin Legacy de l’album Any Which Way… Freedom (1989), Shanachie :« Gimme mi dis, gimme mi dat…Gimme mi reggae, gimme mi bluesGimme mi musik dat yuh confuse. » 24. Cf. le film Mutabaruka. The Return to the Motherland, par Werner Zips (2004b). 25. De tels exemples pourraient englober des artistes comme les Wailers eux-mêmes ou encore Buju Banton et d’autres. 26. Dans le sens d’un processus consensuel impliquant la société civile pour arriver à un accord, comme par exemple sur la valeur proposée de l’hybridation, etc. (cf. Habermas, 1992). 27. L’utopie, dans ce contexte, implique bien entendu rien de plus qu’une alternative tout à fait possible à l’eurocentrisme comme version violente et raciste de la modernité occidentale et « éclairée ».

RÉSUMÉS

À contre-courant des discours essentialistes et des explications racialistes sur la responsabilité envers les victimes et/ou des auteurs de violences, ma contribution analysera les formations

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textuelles et performatives de la violence dans la musique reggae dancehall. Dans cette perspective, je m’intéresserai aux influences tant extérieures que locales, qui contribuent à la construction d’une figure complexe qu’est celle du « Rude Boy ». J’analyserai cette identité sous l’angle des théories de la pratique, notamment à travers le concept bourdieusien d’habitus. La figure du « Rude Boy », analysée sous le prisme de ces « outils analytiques », devrait permettre de questionner certaines des hypothèses paradigmatiques autour du concept d’hybridité développé par Paul Gilroy dans son ouvrage majeur L’Atlantique Noir – Modernité et Double conscience, et qu’il oppose à la revendication de l’« authenticité » d’une pensée essentialiste et nationaliste.

INDEX

Keywords : acculturation / creolization / hybridization, authenticity, Black Atlantic, cinema / film industry, citizenship / national identity, globalization, capital / habitus, identity (individual / collective), migration / diaspora / exile, politics / militancy, race / racism / ethnicity, Rastafarianism, rude boys, subcultures, violence Index chronologique : 1980-1989, 1990-1999, 2000-2009 nomsmotscles Elephant Man, Isaacs (Gregory), Macka B., Marley (Bob – & the Wailers), Moses (Pablo), Mutabaruka, Ninja Man, Tarantino (Quentin) Mots-clés : acculturation / créolisation / hybridation, Atlantique (noir), authenticité, cinéma, citoyenneté / identité nationale, capital / habitus, identité individuelle / collective, migration / diaspora / exil, mondialisation, politique / militantisme, race / racisme / ethnicité, rastafarisme, rude boys, subcultures, contestation / transgression / révolte Thèmes : dancehall / raggamuffin, jamaïcaine / Jamaican music

AUTEURS

WERNER ZIPS

Werner ZIPS est anthropologue et professeur des universités à l’université de Vienne (Autriche). Ses thèmes de recherche actuels sont l’anthropologie juridique et visuelle. Ses objets d’étude portent principalement sur les aires africaines et caribéennes. Il a par ailleurs réalisé des documentaires, notamment Rastafari – Death to all Black and White Downpressors (2004) et Mutabaruka. The Return to the Motherland (2011).

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There ain’t just Black in the Atlantic, Jack! Transformations of Masculinity from the Outlaw to the Rebel in Dancehall Reggae

Werner Zips

Born and raised as a Rebel Some folks say, I may be miserable Always stand up for my rights And that’s the reason why they give me a fight … Yes, I’m a Rebel with a cause For that cause, that cause, that old babylon cause… (Gregory Isaacs, Rebel with a Cause, 1987)

Introduction

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1 DANCEHALL REGGAE REPRESENTS one of the most vibrant and innovative artistic expressions to emerge from the contemporary Caribbean experience(s).1 Although thoroughly Black in its political and cultural agenda, the music spread globally, perhaps because of its categorical connection to other cultural contexts and universal concerns (Bilby 1995: 180). This openness in turn may be the dominant reason why it appears unequaled in its multi-sited appropriations or „glocalizations“. Some of its most surprising strongholds may be found in Japan, Maoriland or Germany with their distinct local variants. It could thus serve as a viable field of study to analyze empirically some of the distinctive attributes of Black cultural forms, which Paul Gilroy focused on in his conceptualization of the „Black Atlantic“ as a critical Black version of an envisioned counter-modernity. For him these expressive cultures are modern, modernist and western, „(…) because they have been marked by their hybrid, creole origins in the West, because they have struggled to escape their status as commodities and the position within the cultural industries it specifies, and because they are produced by artists whose understanding of their own position relative to the racial group and of the role of the art in mediating individual creativity with social dynamics is shaped by a sense of artistic practice as an autonomous domain either reluctantly or happily divorced from the everyday world“ (Gilroy 1993: 73).

2 In this contribution I will use this very (sub-)field of Reggae to question some of the propositions made by Gilroy’s (1993) „counterculture of modernity“ which he developed in ostentious opposition to the various forms of Black political and cultural Nationalisms dominant in Black political discourse at the time of his writing. This limited aim does not cover a fundamental critique of Gilroy’s quite brilliant contribution to the deconstruction of European modernity, i.e. their imposition of a eurocentric, supposedly universalist version of Enlightenment and modernity on the rest of the globe against the background of its own genocidal violence (slavery, colonialism, imperialism). Nor do I want to dispute the importance and potential of double consciousness for the reconstruction of Diaspora Blacks cultures, „ (…) as expressions of and commentaries upon ambivalences generated by modernity and their locations within it“ (ib.: 117). I will only argue on the basis of the Reggae evidence that Gilroy stops somewhat short in his central intention to overcome the fruitless opposition between essentialist and anti-essentialist Black politics by creating a remodelled antinomy between the „legitimately hybridized black Atlantic“ and the presumably pre- and/or antimodern afrocentrist ideas of „Blakk Africa“. This juxtaposition of hybridity and authenticity may prove just as fruitless, because it seems to miss the particular logics of divergent practices in a spatial and temporal dimension.

3 On a praxeological level hybridization and authentication could be read as situational strategies of empowerment. They are then less expressions of dynamic, (counter-)modern versus static or stable premodern attitudes than different choices in

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comparable yet not congruent struggles for power. Instead of presenting absolute values, hybridity and authenticity could both be interpreted as forms of symbolic captial that make sense in a particular situation for a given period of time in order to achieve strategic goals. To inquire into their comparative rationality would subsequently require a critical parameter, as for instance provided for by the figure of communicative rationality elaborated by Jürgen Habermas (1984 and 1987). Gilroy makes partial use of this author’s critique of modernity in his well-sought exploration of the universalizing power of Black modernity for the unfinished project of modernity. But he neglects the critical potential of the concept of communicative rationality. The author of the „black Atlantic“ therefore privileges the affirmative acceptance of hybridization over a negatively constructed ideology of authenticity. The empirical example of dancehall Reggae however gives excellent access to a local Jamaican arena where the comparative potential of its hybrid and “authentically afrocentric“ variants for meaningful anti-racist politics are not that clear from the outset.

4 Dancehall by its very nature of extreme openness to transnational contexts embodies theoretical concepts of hybridity, syncretism, bricolage, or generally intermixture of bits and pieces from various cultural experiences. But this fact alone does not advance the project of a Black counter-modernity, as numerous counterexamples show. A good deal of dancehall productions follows the practical logic of mainstream (Western) modernity and thus incorporates cultural imperialism. Globalized images of (virtual) violence derived from Hollywood or Hongkong are reproduced in this hybrid artistic field that bears some resemblance with a „real“ war zone. The dominant violent means that the superpower(s) resort to, whereever they lack rationality to find political solutions, return as questionable reservoirs for creativity on the stage of performative acts. „Gun lyrics“ and ritualized verbal battles – in the form of DJ clashes – draw on the motives of the classical Western and, more recently, Eastern movies. Far from simple mimicry or imitation such dancehall tunes become hybridized by their translation into the Jamaican lifeworlds of the urban ghetto. Nevertheless, this does not save them from the scrutiny of other Reggae artists who consider the adaptations from foreign experiences as „mix up, mix up“ – to use a phrase of Bob Marley. Interestingly, self- coined conscious Reggae pleads for a re-orientation to the „authentic African roots“ to overcome the imported structures of physical violence. It will be argued in this chapter that firstly „mixing“ does not necessarily privilege cultural cross-fertilization, secondly that the directions and potentials of such hybridizations depend on the historical and material conditions, and thirdly that the concept of the black Atlantic juxtaposed against „Blakk Africa“ thus creates a false antinomy – the double k in „Blakk Africa“ indicating a connection to cultural and historical experiences rather than an essentialist notion of a racial or fixed identity.2

Local equivalences to globalized images

5 Dancehall Reggae came to life in the violent condition(s) of the political geography in Kingston, which the art form reflected and reproduced to some extent, but also deconstructed and occasionally critiqued. Therefore, the abundant everyday violence mirrored in the music should not be interpreted as a (entirely) homegrown activity or as a consequence of irresponsible role models, in contrast to the mainstream opinions in the Jamaican press as well as in other local and international media. Not the „ghetto

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people“, as a notion used in a common circumscription for the black masses in Jamaica, share a „primordial tendency“ to violent solutions, but the economic and social conditions of hopeless poverty and alienation prefigure a hotbed for the ubiquitous resort to force and arbitrary justice. In this prestructured social space the transcultural enactments of violence from the globalized film industry find a fertile soil to perpetuate and reproduce those very structures of violent behaviour. Against the essentialist and racialist shift of responsibility to the victims/perpetrators of violence this contribution will look behind the curtain of the textual and performative emanations of violence in dancehall Reggae to ask for the external and internal factors for the construction of the complex identity of the „Rude Boy“, or more recently the „Gangsta for life“ to paraphrase Mavado, the latest dancehall phenomenon at the time of writing. This hybrid identity will be analysed in the framework of a praxeological theory and particularly in the light of the „Rude Boy Habitus“ production. Habitus can be defined as a system of lasting, transposable dispositions which, integrating past experiences, functions at every moment as a matrix of perceptions, interpretations and actions and makes possible the achievement of infinitely diversified tasks (Bourdieu 1977: 82).

6 Such a praxeological perspective concerns the relationship between cultural practices and broader social processes. By concentrating on a specific field of cultural production and its accumulated history, I intend to determine the social positions and roles of Reggae artists who produce this so-called "popular culture". This requires dissecting the historical relationships between systems of thought, social institutions and different forms of material and symbolic power.3 The use of these notions or „analytical tools“ in the empirical example should allow to question some of the paradigmatic assumptions of Gilroy’s black Atlantic concept of hybridity, which he conceived as a means against essentialist and racialist thinking. It will be argued that mutation, hybridity, and intermixture as such have no unquestionable legitimate value „en route to better theories of racism and of black political culture“ (Gilroy 1993: 223). The example of the hybrid „Rude Boy/Outlaws“ identities in the Jamaican life worlds and in its dancehall Reggae reflection points towards the need for a structural history of domination, which the essentialization of hybridity against essentialist theories seems to lack.

7 Dancehall Reggae offers access to a fascinating world of cinematographic performances of the DJs and Sound Systems in (verbal) battle form that transects the real and the fictional.4 This artistic field and its actual practices resemble the choreography of Quentin Tarantino movies, as for instance the plot of bloody revenge in Kill Bill Vol. 1 (1994a) and Vol. 2 (1994b). In fact, dancehall productions share many of the narrative features of these movies, or the ones of the Western and Eastern genre „sampled“ by this Hollywood filmmaker. Reggae lovers unfamiliar with the musical and other practical expressions of the dancehall would (with some probability) shun the actual encounter with this cultural context. Politically incorrect practices dominate here: the celebrations of manhood as pictured in the Western movie myths of pioneers and gunmen – all "dead-serious", the misogynist contortion of "proper womanhood", the homophobic obsession, the „violence for violence“-excessiveness, the death threats to everything that gets in the way of such a lifestyle (especially police informers); not to speak of the astounding practices of "real" gun salute, firecrackers, flame throwing lighters, pick pocketing, actual sexual harassment and so on (see Salewicz and Boot

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2001: 170-199). In short, the actual reality of the dancehall, as possibly the most influential arena of Reggae in Jamaica, and indeed increasingly internationally, is a far cry from the idealized revolutionary image of the „Black Rebel“ that became iconized in the personality of Bob Marley.5

8 Posseism, the formation of gangs or „Posses“, as they are called in the Western genre, emerged as a dominant feature of „partisan or garrison politics“ in Kingston (Gunst 1995; Stone and Brown 1981). A place of birth (or settlement, in the case of migration from the country side or even a foreign country) in a particular “corner” of Kingston mediated a fixed political identity, affiliation with and allegiance to a particular Posse. Everyone born in one street belonged to a political party zone and therefore essentially, and not by conscious ideological or emotional decisions, to one of the two leading parties (PNP or JLP). Speaking of the political geography of Kingston refers to those spatial divisions as essential markers of belonging. Residence in one area, even a particular street, thus marked factitiously a political identity. Just around the corner all the people living in another street were conceived almost as natural enemies. Rivalry between the two parties was (and still is) intense, at times deadly. Once born into one political “Posse”, to quote famous dancehall DJ Josey Wales’ allegory to the Outlaw gangs of the Western movie, you were always “moving with this Posse”. The motto during the foundation time of dancehall in the 70s reveals a lot of conformity with contemporary dominant political thought in the US of America: “Who is not with us, is against us.” Foe and enemy were clearly marked through the spatial definition of affiliation that was at times – when „Kingston was (politically) hot“6 – played out in the simplistic mode of “kill or be killed”. One had to be ready to give everything (including one’s life) to a party and its leading local political “lord”, the so-called Area Don (Güldner 2004: 64).

9 Allegiance to a local (Kingstonian) Posse in practice meant an essential identity fixed to a „place“ with clear geographical boundaries. Its particular format drew on the Western image of a group of men (mostly Outlaws) riding together. In content this stance presupposed a set of informal "rules", a code of honour and conduct governing the group.7 Another notion signifies the practices of DeeJing more than anything else: to ride the riddim (rhythm). The meaning of this metaphor refers to the competitive personal abilities of the artists to "stay on the riddim" by making better use of their rhythmical and rhyming skills than their competitors (see Zips 1994: 118-145). There are thousands of Reggae tunes that include similar standardized phrases like "siddung (sit down) 'pon de riddim like a lizard 'pon a limb" or "ride de riddim like a Cowboy on his horse". Comparable to the Rodeo Cowboy the skills and abilities of the DJs are tested against each other; the artistic competence in "riding the riddim" is connected in meaning with the musical showdown of the "Sounds Clash" or "DJ Clash" when two or more Sound Systems or DJs meet in competition over their cultural capital (musical and rhetorical capabilities), their social capital (the politically or culturally powerful indviduals in the crowd they are able to attract to the dance), and their economic capital (material and technical infrastructure).8

10 The weapons of such a duel are of course "riddims" and words, although occasional switches to physical violence seem to be on the rise (Cooke 2008: 13). Given the underlying logic of challenge and (adequate) response, the ambivalence of such artistic encounters may hardly be surprising. The battles are indeed „staged“ upon the dramatic structures that are known to the actors through their exposure to the

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imported Western and Eastern drama (Zips 2001). At times the dramatization turns into a veritable drama, when real guns get into the "play". The local metaphor for such a situation is "Sounds crash"; it means that a Sounds Clash is broken down because of the outbreak of violence – a violence that is of course no direct response to the music, but rather conditioned by modes of acting encoded into the (hybrid) habitus. Contrary to interpretations which reduce the emergence of violence, male dominance, sexism and misogyny embraced by some Black male artists (and their audience) to an essentialist notion of blackness, these attitudes and practices stem at least not exclusively from the Black cultural experience but to a large extent from the prevailing values transmitted through dominant cultural expressions such as Western movies (see hooks 1994: 118).

11 When the highly ritualized showdown of Western or Eastern movies is reconceptualised into a lyrical duel in the dancehall, a syncretic process often circumscribed as a “glocalization” or localization of the global takes place. Artistic performances and other social practices appear traceable to intersecting dispositions appropriated from diverse religious and cultural traditions. Values and attitudes inculcated by the continual exposure to Hollywood, Hongkong, or Tokyo movies combine with historically deeper, long time embodied speech patterns of "Black Talk" (Sidran 1981). The contest forms of the Men of Words (see Abrahams 1983: 3) in Black speech acts and performances meet with the quest for respect in the Outlaw motive of the Wild West or East.9 Situations and codes of those movies are endowed with meanings and interests that reflect the actual social conditions of the artists’ and their audience’s positions within Jamaican society. Many of the artistic inventions are actually re-enactments of imported images and motives from Hollywood, and therefore mainstream US-culture. Through the embodiment of these structures drawn for instance from Western movies, the sense of the game becomes transferred to another cultural environment. What is generally conceived as the „violent male Jamaican personality“ might therefore be questioned as a myth.10 A myth of violence that is imparted on the Jamaican context from the most powerful and richest centre of cultural production. Needless to emphasize that the political culture of belligerence in the interest of gaining control and unrestrained access to the most important resources has the same origin as the arsenal of military weapons and handguns imported in excessive numbers into the island.

12 There is no given equivalence between the fictional actions of the Western movies, the myth of the Wild West and Caribbean cultures shaped by structures of violent domination and resistance against the various modes of oppression. Rather, the symbolic fragments of dramatized situations from the movies are given significance in the context of Jamaican ghetto life by the social actors. This process should neither be misinterpreted as a conscious identity formation nor as a forceful implementation of a rule or even an ordered structural adjustment, but as a subconscious (acceptance of) inculcation of dominant structures into the habitus (cf. Taylor 1993). By this key notion of habitus for the praxeological approach Pierre Bourdieu (1977: 82) sought to escape mechanistic theories of social action without doing away with the structural moment of (the reproduction of) domination: "I said habitus so as not to say habit – that is, the generative (if not creative) capacity inscribed in the dispositions as an art, in the strongest sense of practical mastery, and in particular as an ars inveniendi" (Bourdieu and Wacquant 1992: 122).

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Hybridity vs. authenticity: some categorical mistakes

13 Habitus as a conglomeration of lasting and transposable dispositions tends to protect itself against questioning and critique. Such a set of internalized structures „seeks“ situations, social groupings, and discourses that it is already (pre)accustomed to, therefore contributing to its reproduction. But prolonged, recurring, and reinforced situations of social crises make it vulnerable to (self-)critique and (self-)reflexivity. In the Jamaican context of (post-)colonial rule, the emergence of Rastafari in Jamaica threatened the eurocentric assumptions of „proper“ social development.11 The dominant system therefore „punished“ the symbolically powerful challengers of the colonial habitus with executive repression for a period of at least four decades (from the 1930s to the 1970s). Only when some Rastafari representatives gained the symbolic capital of international recognition the picture changed. Consequently the likes of Bob Marley were able to play havoc with the official doctrine of a national identity formation that sought to integrate the British legacy of colonial institutions and values with the majority experiences of cultural expropriation, disintegration, and indoctrination (cf. Nettleford 1978: 187-188). Out of many one? The official state motto for an integrative national identity came under constant attack in the field of (Rasta) Reggae.12 Rastafari show no sympathy for processes of syncretism, creolization or hybridization, which they usually interpret as a detraction from emancipatory attitudes rooted in the (African) resistance to slavery, dependence, and assimilation.

14 A literary analysis of so-called Roots or Rasta emanations of Reggae including its dancehall sub-field appears to offer much more evidence for a rational critique of the violent aspects of modernity, than the hybrid musical styles of the dancehall, with their textual openness for mainstream culture, as for instance the Western and Eastern film production. With its explicit claims to authenticity, shunned by the black Atlantic model, Rasta Reggae perhaps even provides rather adequate starting-points for a (literary theory) of a counter model to modernity. Ironically, for the perspective of the black Atlantic, as proposed by Gilroy (1993), the quite Africa-centric and Pan African Black nationalist positions of Rastafari artists, which explicitly tackle hybrid cultural forms of identity formation and „nation building“ as “mental slavery” (Bob Marley), “brainwashing” (Sizzla), or “confusion” (Mutabaruka) appear more promising for a conscious reformulation of universal modernity that pays due respect to the Black experiences alongside all other human experiences.13 Even the dominant images of Western set-scenes and personalities thus come under a critical revision by Rastafari Reggae artists like Pablo Moses who titled one song Outlaw on his album Tension (1985). It employed an inversion of the dominant imagery, which not only dismantled the image from its connection to the gunman icon of Western culture, but also rather turned it upside down by implying that righteousness and honesty make one to an Outlaw in the very society dependent on violence/the gun: Outlaw I am an Outlaw With no ma an paw (Ma and Pa) I have no gun to draw Found guilty for honesty Wrongly charge by their sarge (seargant)… I gave my statement They know I am innocent But wanting me to suffer

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They make it rougher I am an Outlaw… I have no gun to draw…14

15 In another famous example, the Bob Marley song Buffalo Soldier (on the album Confrontation), published in 1983 well after Marley’s passing, the subversive strategy applied to perceived equivalences is further heightened. Marley uses his identification of the "Buffalo Soldier" (fighting for American independence) with the "Dreadlocks Rasta" (stolen from Africa) to make a political statement for Black (historical) consciousness in general and the acceptance of Africanness in particular: Buffalo Soldier, Dreadlock Rasta There was a Buffalo Soldier In the heart of America Stolen from Africa, brought to America Fighting on arrival, fighting for survival… If you know your history Then you would know where you coming from… I'm just a Buffalo Soldier In the heart of America Stolen from Africa, brought to America… Said he was a Buffalo Soldier Win the war for America…15

16 Most examples for a self-reflexive critique of the suppressive elements of modernity created by Reggae artists indeed emanate from Rastafari doctrines and philosophical expressions. But the abundance of such „Rebel with a cause“-examples in the international arena of the (more or less) global Reggae market should not obstruct a critical view on the reproduction of the „Western Outlaw“ imagery and its symbolic arsenal of violent action in the Jamaican dancehall scene, which is an important source for the creativity of Reggae. The habitus of the Outlaw – „the Rebel without a cause“ – prevails in this field, although the „Gangsta“ hymns and performances increasingly clash with the afrocentric and pan-Africanist imperatives of Rasta DJs, particularly from the Bobo Shanti house who have become identified with the „Fire Bu(r)n“ dancehall Reggae from the mid 1990s onwards.16 Recently such „clashes“ of divergent habitus formations may even affect one and the same artist, as the example of Munga Honarebel, a current shooting star of dancehall Reggae reveals. The self-acclaimed „Gangsta Ras“ came to some prominence in 2007 through his hybridization of Bobo Shanti militancy with an open appraisal of „Gangsta“ lifestyles and attitudes. Big Reggae festivals in Jamaica, such as Eastfest or Rebel Salute with performances from Reggae artists holding competing positions in the larger field, allow the direct observance of the strategic struggle for symbolic power. They also give access to the practical manifestations of unresolved contradictions and thereby warn against untenable generalizations juxtaposing a preconceived emancipatory quality of hybridization against the „conservative“ or presumably reactionary tendencies of „pure authenticity“.

17 Reggae as Jamaica’s central space of cultural production hosts quite a few artists who predominantly reproduce global structures of dominant violence. This may appear in tension with their occasionally vocal critique of „empire“. Political and historical consciousness, the questioning of oppressive „race“, class or gender relations, and the visionary reaffirmations of unity, peace and love may easily gain the upper hand on the level of international audiences and Grammy awards. On the local core level of

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productivity, such acts are duly classified as „international“ and implicitly challenged by „hardcore“ local dancehall. Young people in Jamaican society are confronted with a wide spectrum of diverse and in many cases contradictory or oppositional „traditions“. Some „foreign“ cultural products such as the dominant attitudes of the Western or Eastern film genre become appropriated by their translation into local experiences (e.g. of Kingstonian ghetto zones). Elements fitting to the new contexts are stripped of their histories and accumulated in the hybrid habitus formation. Their artistic actualizations in dancehall Reggae allow empirical access to the sites of integration, hybridization, or "mixing" of diverse traditions. These sites therefore provide a stage for mutation, hybridity, and intermixture of ideas, practices and structures. But all these practices of „fusion“ remain contested by the afrocentric consciousness of self-acclaimed authentic „Roots Reggae“ with its adherence to selfreflexivity, resistance, and subversion to cultural domination. For that matter the antinomy of hybridity and authenticity is less than convincing, since the recovery of a lost or stolen African identity involves no authentic, pure or static image of Africa. It rather constitutes a decisive deconstruction of the forced identification with „slaves“ as a potential source to depart meaningfully from the powerless social positions of the alienated materially poor.

18 Hybridity and intermixture therefore hardly guarantee for better theories of racism and an effective critique of „Western modernity“ or an innovative approach to a counter model of modernity, as Gilroy’s „black Atlantic“ model envisions. In my view, it depends on other factors embedded in a particular realization of (communicative) rationality, if such aims can be achieved. A praxeological approach may thus appear well advised to refrain from binding itself to a particular model of „good“ cultural/ political practice. Hybridity and authenticity will rather be analyzed as open-ended strategies of actors in empirical constellations of power (struggle).

Black Atlantic and essential identities

19 Praxeological theory intentionally searches for the inherent power relations and seeks a critical position for situations of dominance. It tries to unveil modes of domination that are sometimes not recognized as such by the social actors. These systematic correlations have to be drawn into the consciousness of the actors in order to open a channel for a reflexive stance on structures that promote the reproduction of domination. Thereby social science gains the option to assume its full critical function. What bell hooks (1994: 115-118) writes on the cultural politics behind the phenomenon of Gangsta Rap – another Outlaw culture that draws extensively from incorporated images of motion pictures – appears just as applicable to dancehall. According to this author, the musical genre of Rap is not a product created in isolation within a segregated black world but is rather expressive of the cultural crossing, mixings, and engagement of black youth culture with the values, attitudes and concerns of the white majority: "The sexist, misogynist, patriarchal ways of thinking and behaving that are glorified in gangsta rap are a reflection of the prevailing values in our society, values created and sustained by white supremacist capitalist patriarchy" (hooks 1994: 116).

20 Therefore, a contextualized critique may be needed to raise the consciousness about larger structures of domination. Its most important aim consists in questioning the embodiment of "the norm" by social actors. General values of "mainstream culture" – such as the individual (Cowboys) or the material (Gangsters) or the patriarchal (e.g. the

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Samurai from the Eastern genre) – provide these "norms" that are reproduced in popular culture.17 Entrepreneurship and the politics of "hedonistic consumerism" perpetuate and maintain these values by reinforcing the embodied norms of violence, sexism and misogyny (hooks 1994: 117): "How many disenfranchised black males would not surrender to expressing virulent forms of sexism if they knew the rewards would be unprecedented material power and fame?"

21 Only the social actors themselves can finally dismantle such veiled processes of habitus formations. The same medium of popular music that reproduces structures of dominance and power can also be applied for their very critique. Some Reggae dancehall texts can be analytically understood as empirical examples for the unconscious continuation of historical power relations, whereas others are clearly critical through the use of direct (historical) contextualization, irony and other rhetorical forms and tropological strategies of deconstruction. The latter scrutinize old and new world orders for their preference of militant measures over political solutions. However, Jamaican ghetto youths do incorporate the fictional structures, dispositions, and actual practices learned from Western (and Eastern) movies. Of course, these cultural products are themselves reproductions of violent global realities. Daily news of warfare and military intervention as the „right of the fittest“ perpetuate the central lesson of dominant culture: Violence pays. Local acts of violence, in the physical and symbolic sense, can be interpreted accordingly as linked manifestations. The row of killed Reggae artists tells only one part of the whole story. Their cases may serve as tragic examples, how the role-play and metaphor used in performances caught up with the actors in reality. They stick out as nationally and (partly) internationally known artists from a mass of ten thousands of anonymous victims of violence since the 1970s in Jamaica. Among them were. of course, also perpetrators of violence, as for instance most locally known individual Jamaican Outlaws, area Dons, and gun-crazy policemen. Some of these famed personalities received their posthumous recognition through the tune Warrior Cause co-performed by Elephant Man and Spragga Benz, two leading DJs in the first decade of the third millennium: „Elephant Man me say hail up all warrior… Well me come fe big up every warriors from the present to the past Ah who know dem fight for a cause… So I big up all the warrior from the present to the past Ah who know dem died for a cause me nuh know So I big up all the warrior from the present to the past Ah nuff a dem died for a cause…“18

22 One objective cause might be identified with the political geography of downtown Kingston that is divided into frontiers. Such partisan zones were shaped on the basis of the perceived colonial heritage of the Westminster dual party system. Its Jamaican variant contributed to a long history of what is referred to locally as “tribal warfare” between the supporters of both parties. The partisan politics led to a series of fierce showdowns. Their (unofficial) laws and rules of conduct were arguably fuelled and reproduced by the (fictitious) matrix of the Western and Eastern films (Zips 2001). Such a „strange“ cultural climate (partially) formed and informed the habitus out of which the artistic expressions emerged. It may be defined by a daily struggle for survival (subsistence) in the harsh environment of divided ghettos in Jamaica’s capital Kingston and of political violence.

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23 Dancehall artists inhabit a local political terrain dissected by clearly marked boundaries. These physical frontiers evoke metaphysical loyalties that were constructed, reproduced and even nurtured by the structures of political strife and competition between the two leading political parties. Nevertheless the artists cross over international borders with their transcultural and transnational products in the aesthetic field. Such textual and performative dynamics in the field of dancehall Reggae support the basic assumptions of the “black Atlantic” regarding the instability and mutability of identities which are always unfinished, always being remade and therefore underline Gilroy’s (1993: xi) paradigm of “the inescapable hybridity and intermixture of ideas”. But does this empirical diagnosis (re)state more than the obvious? Gilroy takes the severance from an “African identity” as the decisive starting point for his „promotion“ of hybridity, syncretism, creolization, bricolage19, or more generally the intermixture of ideas as a vehicle for a “black Atlantic theory” of countermodernity. According to his readings of African American art, the novelists and the performances as well as the textuality of generations of Black musicians and authors (literary, oral literary, and musical) „allowed the confluence of racism, rationality, and systematic terror to configure both their disenchantment with modernity and their aspirations for its fulfillment” (Gilroy 1993: 222).

24 Gilroy thus employs and develops a theory of „double consciousness“ that he appropriates from W. E. B. Du Bois to claim a meaningful position for Black intellectuals, writers and musicians in the unfinished project of modernity. He departs from the venerable aim to demonstrate that the polarisation between essentialist and anti-essentialist theories of Black identity has become unhelpful – as indeed most polarisations might prove in the light of their unrealized potential of communicative rationality. The black Atlantic approach proposes a true universalist unfolding of self- declared universalist thinkers such as Marshall Berman and Jürgen Habermas whose works eurocentrically aim at a realization of the unfinished project of modernity in and through Western democracy (Zips 2002: 214-228).

25 For Gilroy (1993: 49), this „deep faith in the democratic potential of modernity“ is much too farfetched, but he upholds the core idea that modernity can be apprehended through its counter-discourses. The black Atlantic constitutes such a potential countermodel to modernity. Its design pays recognition to the evident and unquestionable reason that eurocentric modernity inherited an order of racial difference from the premodern era that it sustained and relocated to its dispersed power spheres. Structures of domination counterfactual to the emancipatory aspects of this Western concept of modernity pervaded the transatlantic relationships. Gilroy therefore criticizes authors such as Berman and Habermas whose works emphasize a (self-)critical approach towards modernity for their neglect of the transplanted and enslaved Black masses. They ignore that the physical energy of the enslaved built the material conditions of capitalist modernity. Therein lies the main reason for their own continuation of (symbolic) violence: „(T)heir analyses remain substantially unaffected by the histories of barbarity which appear to be such a prominent feature of the widening gap between modern experience and modern expectation“ (Gilroy 1993: 49).

26 Against Jürgen Habermas and other eurocentric authors, Paul Gilroy claims the vital, essential, and even central contribution of Black intellectuals, writers, and artists to transcend the limitations of eurocentric, violent, and racist versions of enlightenment, which turned the project of modernity against its own potential results. Gilroy’s

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philosophical literary criticism engages instead in the multifarious ways how generations of Black intellectuals have understood their connection to the enlightenment heritage of the West, as one of their adoptive, parental cultures, and worked with, within, and most importantly against its limitations of eurocentrism, hegemony, imperialism, colonialism, and slavery. He thereby highlights the indispensable contribution of the Black intellectuals’ writing and speaking in pursuit of freedom, citizenship, and social and political autonomy; an idea, which has been expressed more recently by Okpewho (1999: xiv) in all possible clarity in relation to US history: “In its infancy, American capitalism needed Black labour. In its maturation in the twentieth century, American democracy needed the civil rights movement and deracialization to realize its founding concept that ‘all men are equal.’ It was the Blacks who held American democracy accountable to its own ultimate ideals. The echoes reverberated all over Africa as she struggled to free herself of centuries-old legacies of exploitation, stretching from the era of labour through the era of territorial imperatives.”

Jamaican Cowboys, Ninja and Samurai en route to better theories of racism?

27 The black Atlantic concept as a countermodel of modernity correctly perceives racism in its overt yet also subtle forms as the most dominant obstacle to a panhuman idea of modernity. It explicitly repudiates “the dangerous obsessions with ’racial’ purity which are circulating inside and outside black politics” (Gilroy 1993: xi). A complete break with racial thought and nationalisms, even in their reactive forms, is seen as a precondition to fulfill the unfinished business of global reason. Working his way through the record of systematic racism that allowed Europe/North America/“the West“ to position itself at the highest stage of its selfconstrued evolutionist ladder and thereby to define itself as the legitimate leader/superpower of the globe, Gilroy co- attacks the reactive expressions of “cultural insiderism” of essentialist ideologies. In search of a black Atlantic culture that transcends ethnicity and nationality, Gilroy criticizes (most) cultural studies for their inherent views of what he belittles as “Africentrism”. He accuses this ‘backward orientation’ together with Black nationalism for their shared absolute sense of ethnic difference derived from the idea of cultural nationalism. Such positions of “Black consciousness” contradict with his own aim to be both European and a Black British intellectual who has something to contribute to a full realization of modernity. Thus, he interprets afrocentric and Black nationalist politics as based on overintegrated conceptions of culture that present immutable ethnic differences as an absolute break in the histories of “black” and “white” people. His own vision of modernity rather seeks to establish a bridge over the different experiences in modern history which were characterized by extreme atrocities: “If this appears to be little more than a roundabout way of saying that the reflexive cultures and consciousness of the European settlers and those of the Africans they enslaved, the ’Indians’ they slaughtered, and the Asians they indentured were not, even in situations of the most extreme brutality, sealed off hermetically from each other, then so be it” (Gilroy 1993: 2).

28 Obviously the field of dancehall Reggae with its own specific hybrid logic supports the overall paradigm of the instability and mutability of identities. But can the inescapability of hybridity and intermixture of ideas following the Diasporization of

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African people through slavery in turn support the emancipatory expectations inscribed in the “black Atlantic”? Does it suffice to have „always unfinished, always being remade“ (Gilroy 1993: xi) identities? The field of dancehall Reggae with its contested forms of symbolic capital perhaps provides a good example to test the presupposed preference of intermixture against some of its afrocentric, Black nationalist counterparts. Ideas and performative attitudes of some dancehall Reggae artists and parts of their audiences adapt the imagery of dominant structures that were transmitted through the channels of cultural imperialism into their own particular environment.

29 Certain models of adequate comportment and ethic behaviour go with them. A ready- made habitus of the „Bad B(w)oy“, „Rude B(w)oy“ or, more recently, the „Gangsta“ becomes incorporated from cinematographic portrayals of „rebels“ such as the Outlaw in the Western or other equally mythical figures like the Samurai, particularly of the Ronin type (Samurai without a lord he owes loyalty and allegiance to), or the Yakuza clan member in the Eastern films. These fictional characters and their encoded practices make sense in the concrete circumstances of a Kingstonian „Wild West and East“ with its anarchic resort to individual and collective violence. Their hybridization with the historical experiences of slavery, colonization and poverty not only fuels the practical erosion of the rule of law, which may be deemed still „colonial“ anyway, but also threatens conscious political action with its „Black against Black“ violence and „poor against poor“ division. Numerous dancehall lyrics celebrate the ignorance and insubordination to secular authorities as a „freedom“ of fear from sanctions. Lyrical death threats to so-called „informers“ – those who report to the police or give evidence in front of judicial institutions – have become commonplace in performances and on recordings. But this „freedom“ remains politically vague and fictitious like the characters it assembles and puzzles together from a variety of sources.

30 The hybrid identity formation mixing bits and pieces of the lonesome gunman of the Wild West, the member of an Outlaw “Posse”, the Samurai or Yakuza member along with the opposite idea(l)s of the social rebel and real world Rastafari critics of Babylon (with their own code of honour and defiance) reappears as a pluralistic “freedom” from, or rather absence of clear critical standards. Yet reflexivity and consciously shaped positions of critique could alone promise better theories of racism and of Black political culture that Gilroy hopes for. But his selectively chosen empirical examples from Black music provide only a partial evidence in this regard. Those picked from the extensive Reggae catalogue, such as Apache Indian and Macka B, indeed seem to validate the potential of hybridity and intermixture (cf. Zips 2003c). Those selected textual examples are raised as evidence for a necessary severance of black Atlantic culture from its “African roots” that Gilroy concludes from his reading of literary work by Toni Morrison and other Black authors. This rupture serves as a precondition for the elaborated countermodel of modernity. One gets the impression that Africa either lacks the condition of modern thought or remains in the premodern domain as some of Gilroy’s (1993: 222-223) final conclusions to „his black Atlantic” seem to suggest: “Their work accepts that the modern world represents a break with the past, not in the sense that premodern, ’traditional’ Africanisms don’t survive its institution, but because the significance and meaning of these survivals get irrevocably sundered from their origins. The history of slavery and the history of its imaginative recovery through expressive, vernacular cultures challenge us to delve into the specific dynamics of this severance. The conclusion of this book is that this ought to

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be done not in order to recover hermetically sealed and culturally absolute racial traditions that could be content forever to invoke the premodern as the anti- modern. It is proposed here above all as a means to figure the inescapability and legitimate value of mutation, hybridity, and intermixture en route to better theories of racism and of black political culture than those so far offered by cultural absolutists of various phenotypical hues.”

31 What makes the slip from selective empirical examples to the theoretical level of a theory of emancipatory political action, literary and musical production based on the legitimacy of mutation, hybridity, and intermixture somewhat snappy is the contingent reliance on the selfcleansing and –healing forces of hybrid cultural expressions. Are they not in many or most cases confronted with a strong undercurrent of hegemony, dominance, and profound suppression, particularly in the (neo)colonial case of the African Diaspora? Mutation, hybridity, and intermixture are of course legitimate in the sense that no one has the right to deny the artistic and intellectual freedom to choose and develop a form of expression derived from and integrating divergent cultural sources and historical experiences. It would be very difficult indeed for any „Africentric“ (in Gilroy’s terms) to argue against the integral dynamism of most West African and Diasporan “traditions” which were arguably based on a productive principle of reproduction with a variance (or differance). Such a structural “repetition with a difference” applied apparently a concept of authenticity linked with innovation. “Authenticity” in this sense therefore actually included dynamism (cf. Gates 1989: 124).

32 For many artists in the larger field of Caribbean and Black music production, Africa serves as a dynamic, interactive, and proactive inspiration for creative solutions towards existing and persisting ills following the original severance from the „Motherland“ through enslavement and total reification. The (concept of the) black Atlantic postulates the productive necessity of this perseverance of these African “roots” perhaps too rigorously and too hastily on the basis of its anti-essentialist campaign. Notwithstanding Gilroy’s sound dismissal of a response to racism that reifies the concept of race and his elucidating critique of an ethnic absolutism that tries to fix ethnicity absolutely, instead of seeing it as an infinite process of identity construction, the „black Atlantic“-theory appears to underrate the creative possibilities rooted in the exploration of old and new meanings of the African heritage in the Diaspora. Furthermore the emphasis on the absolute severance from Africa comes problematically close to stereotypical images of Africa as stable, authentic, and traditional, locked into its past, and unable to create viable „modern“ solutions, which allows to suspect those promoting a recollection of the African past in the presence of the African Diaspora as backwards oriented or “anti-modern” (Mutabaruka 2006a: 33-36).

33 One does not have to go as far as to Maroon societies who survived slavery with their strong reliance on their earlier African experiences of political, legal, and social systems20, or to the neo-African creativity of various Rastafari expressions, to question the hypothesis that African ideas and practices have been „irrevocably sundered from their origins“ by their fragmentation in the black Atlantic. Civil society discourses to decolonize and re-Africanize the constitutional bodies of Caribbean societies presented an alternative vision that appeared more convincing for a large majority as the case of Jamaica showed – though the reform process was perhaps brought to a halt because of its decolonizing intentions (Zips 2002: 78-101). From the critical perspective of many Caribbean intellectuals, social activists and movements such as Rastafari the

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reorientation towards Africa does not suit a small dominated/dominant elite. The delaying tactics of the latter – for instance on the level of constitutional reform – counteract the reestablishment of the complex relationship (between Africa and her Diaspora) that has been cut by violent means during colonial times (Shepherd 2002: xvi- xviii). In contrast to other’s decolonizing attempts in questioning creolization discourses in Caribbean culture, Gilroy’s pretension to authors such as Toni Morrison, W. E. B. Du Bois or Richard Wright is explicitly motivated by the wish to document a literary break with the past and thus to legitimize the logical necessity of an absolute severance from the African origins (of the Diasporan experience).

34 Of course he is right to highlight the global dimensions of Diaspora and to rebuke the purist idea of one-way flow of African culture from east to west, but the bashing of „Africentric“ interests do not even find unanimous support in his own empirical examples (cf. Gilroy 1993: 95-96). Reggae artists like Macka B praised for his bridging the gap between Africa, America, Europe and the Caribbean seamlessly together (in the song Proud of Mandela (1990) have quite a few other releases that Gilroy eludes his analysis. In his 1991 release Gone Home the same Macka B promotes the return back to yard (Jamaica) and, ultimately, to the Rasta village of Shashamane in Ethiopia. Would he then not qualify as an „Africentric“ or could the two seemingly contradictory textual examples not merely pass as alternative, yet equally potent strategies of the critique of racism?

35 What functions in Gilroy’s reading of Black musical and literary traditions as a means to create a dummy of an essentialist/racialist absolutism becomes even more questionable when turned into an almost ritual reinvention of mutation, hybridity, and intermixture as a value as such. The sacrificial offering of „cultural absolutists“ on the altar of (counter)modernity serves the purpose to redefine a possible intellectual position attractive for a Black British academic into an inescapable predicament for Black Diasporan thought and action. All these social processes of hybridization are accordingly presumed as historical necessities. The point here is of course not that mixing is questionable because it leads to „impure“ traditions. It is rather if the hybridization and so forth necessarily have to make the same sense for someone born and grown in Rae Town (a ghetto district of East-Kingston) and for academics such as Gilroy (and, readily admitted, also myself), some authors, musicians and other artists interested in bridging diverse cultural contexts and the experiences arising thereof.

36 For the former, such as for instance the Rastafari poet and activist Mutabaruka, „fusion“ comes with an earlier denigration of and forced alienation from the African cultures and thus inevitably leads to „confusion“.21 He therefore interprets mutation, hybridity, and intermixture from the perspective of a potential victim of cultural imperialism, a role he refused to play. The „legitimate value of mutation, hybridity, and intermixture“ (taken from the quote above) is accordingly denied its validity in his Reggae supported poems?22 Some of these poems scrutinize such valuations for their embedded self-interest. Academics, authors, musicians and others regularly empower themselves by crossing over. In the strive for viable positions in their respective field of action a hybrid cultural capital possibly invests its owner with a relative power to influence the (narration of) history and (the shaping of the) future of the particular field and thereby gives access to the profits returned from this intervention. The oppositional critical positioning towards the centuries long deprogramming of (dynamic) African experiences, worldviews, and philosophical concepts must therefore

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not be confounded with the romanticist and even discriminatory conceptualization of African “traditions” as static, uncreative, ahistorical or even authentically pure and “uncontaminated” (cf. Mutabaruka 2006a and 2006b). In fact, the vast majority of Reggae lyrics support the reconnection with Africa and criticise the indoctrination with Western traditions without an emphasis on purity of whatever sort.

37 Philosophical currents such as Rastafari that strongly influenced the cultural creativity and political contents of the entire genre of Reggae, from which Gilroy chose selectively some of his examples, would unequivocally and eloquently contest any concept of modernity or countermodernity that denies the dynamic relationship of African Diaspora people to Africa. A league of Reggae artists from the 1960s onwards combined their recovery of the African roots with a critique of Western concepts of modernity as essentially eurocentric. For these actors, arguably, the representations of Africa, the African Diaspora and the Black Atlantic as oppositional concepts to grasp the post-slavery experiences pose a false antinomy. Their aspirations for liberation have of course little in common with the experiences, interests, strategies, and forms of capital available to an academic in Britain (or Austria). I am not aware of any examples from the huge catalogue of Reggae productions over the past four decades embracing a reifying concept of race to create a theory of ethnic absolutism. Yet there are many disputing the postulate of the inescapability and legitimate value of mutation, hybridity, and intermixture. The creative search for shared experiences, political cultural links, and common future visions between (Mother) Africa and „her“ Diaspora does not imply a racialist, culturalist, ethnocentric, or even essentialist notion of Africa and its historical dynamics (i.e. “traditions”). Between the zinc fence and cartoon box shacks of some parts of Kingston, the dump area of the violent actions of modernity and the direct heir to the structures of slavery, the reappraisal of the African experiences has a lot to contribute to the Black critique of (Western) modernity. This may be radically different from the (luckily) increasingly colour-blind field of transatlantic academic exchange. Seen from the experience of the disprivileged, which employs much room in the chosen empirical field of Reggae music, Western modernity contains a promise of emancipation that was broken by successive practices of “genocidal violence”. This may be not so far away from an excellent analysis by Enrique Dussel: “Modernity includes a rational ‘concept’ of emancipation that we affirm and subsume. But, at the same time, it develops an irrational myth, a justification for genocidal violence. The postmodernists criticize modern reason as a reason of terror; we criticize modern reason because of the irrational myth that it conceals (…). The myth of origin that is hidden in the emancipatory ‘concept’ of modernity, and that it constitutes to underlie philosophical reflection and many other theoretical positions in European and North American thought, has to do above all with the connection of Euro-centrism with the concomitant ‘fallacy of developmentalism.’ The fallacy of developmentalism consists in thinking that the path of Europe’s modern development must be followed unilaterally by every other culture” (Dussel 1995: 66f.).

38 In relation to Dussel’s critique of modernity, the black Atlantic concept narrows its horizon with the insistence on an irrevocable severance and a sundering from the African origins. By considering the great variety of pluralistic societies that belong to this African Diaspora and its internal heterogeneity, it should become evident that a conception of hybridity as the only legitimate value will not be valid for entire societies, much less for the Diaspora as a whole. Even within a particular field of action

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such as the Jamaican artistic field of Reggae and its subfield of dancehall, various perspectives will interact, oppose each other and claim validity. On the temporal scale these perspectives are also dynamic and evolve with current cultural-political trends in the field of dancehall Reggae and the musical scene at large. A close look at the individual biographies of actors in this field should suffice in this respect. Many young artists are attracted by the role models of Western and Eastern movies forged into the hybrid habitus of the Rude B(w)oy or Gangsta, but turn to the Africa-oriented philosophy of Rastafari „Peace and Love“ in a later stage of their life and careers.23 Let us briefly consider the possible correlation between the inscription of the Outlaw imagery into the habitus of adolescent Jamaicans and the preponderance of violence, which makes the Caribbean island to one of the global centres of homicide. In the light of mass culture symbolic violence re-enacted in local practices there seems to be little evidence to support a paradigm that upholds hybridity as a key factor for better theories of racism and of Black political culture. Cross-fertilization is but one possible outcome of hybridization, intermixture and similar processes that Gilroy believes to be capable of providing a countermodel for modernity with liberating potential. The example of the Western and Eastern (movie) role models demonstrates that all these descriptive categories should not be turned into social values as such, before their claimed “legitimacy” masters the test of a rational communicative procedure.24

Conclusion

39 There are many good reasons to wholeheartedly embrace Gilroy’s central aim to forge a Black counterculture of modernity. It is long overdue to dismantle the „particularity that lurks beneath the universalist claims of the Enlightenment project“ (Gilroy 1993: 43). Ethnocentrism dwells at the root of this myth. Gilroy is therefore right to scrutinize ethnic absolutisms as rather constituting part of the problem than the solution. Following his concern to delegitimize the „tragic popularity of ideas about the integrity and purity of cultures“ (ib.: 7), he epitomizes the „double consciousness“of the insider/outsider position of Black thinkers in Western traditions for a presumably inescapable „complicity and syncretic interdependency of black and white thinkers“ (of modernity). However, the empirical evidence provided with this discussion does not support that the presumed „healing force“ of legitimate hybridity is all that strong. Claimed authenticity referring to rootedness (in Africa) poses no necessary opposition to routedness. Many examples from Rastafari dancehall Reggae appeal to cultural dynamics and an identity not all that fixed, though strongly Africa-oriented. Hybridity and authenticity may thus vary in their potential for a Black counter-modernity in relation to the particular conditions in space and time.

40 Some of the most hybrid appropriations of mainstream cultures to local contexts reveal very little emancipatory force, whereas some of the decidedly Africalogic expressions appear to come much closer to a powerful deconstruction of the violence of modernity and the reconstruction of Black politics vying for an anti-racist rational design of counter-modernity. The „black Atlantic“ concept of a superior countermodel to modernity (Gilroy 1993) rooted in a double consciousness finds insufficient evidence in the empirical example of dancehall Reggae. Part of its cultural production is highly globalized in its ideological frames of reference to images and models of the Cowboy and Outlaw taken mainly from the Western film or the Ninja/Samurai/Yakuza codes of

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behaviour taken from the Eastern. Whereas another sector of this heterogeneous artistic field is much less tolerant of mainstream dominant culture(s). Under the label of „Fire Reggae“, new generations of Rasta dancehall artists, such as Sizzla, Capleton, Anthony B, Turbulance, and Jah Mason (to name but a few) „burn“ (verbally) all „corruptions“ by enforced Western idea(l)s of cultural, social, political, economic, and religious development. In sharp contrast to these dominant values they praise an African identity of Black Diasporan people that may be considered „essentialist“ in some regards (Zips 2003d). But by their mirroring of racialist assumptions of European modernity and enlightenment, these musical attacks on „the Empire“ of developmentalism open a reflexive space for the self-realization of the genocidal violence involved in the myth of modernity and invite to a discourse or „reasoning“ on the participatory and procedural requirements for the fulfillment of its universalist promises (Zips and Kämpfer 2001: 365-376).

41 Perhaps surprisingly for a version of the black Atlantic modernity set against an Africalogic approach, the former section of dancehall Reggae with its abundant re- enactment of hybrid imageries from the Western and Eastern film production tends to reinvent the fixture of identities to geographical and generic boundaries of a place of birth or residence – for instance a political party/Posse constituency or zone in Kingston – and its attendant political belonging. Rasta influenced dancehall Reggae on the other hand counterfactually negates the existing divisions that were created by the accumulated history of suppressive and hegemonic cultural encounters (Zips 2004). Hybridity and even flexibility as obvious factors in the transcultural production and dissemination of musical forms such as Reggae do not seem to lead automatically to the prospected de-essentialization of identities and the dissolution of geographical and generic boundaries. The descriptive, empirical categories of mutation, hybridity, and intermixture may therefore occupy an ethically overburdened status in the concept of the black Atlantic. Yes, they are legitimate and they are perhaps ubiquitous following the post-slavery spider web of crossroads linking the African cultural forms and the political cultures of Diaspora Blacks in varying intensities over time. But this condition does not realize much more than stating the obvious. If the fusions are reinterpreted as ideological frameworks to gain a Black theory or countermodel to modernity their heuristic usefulness appears overstretched.

42 Openness to and acceptance of intermixture and cross-fertilization are certainly moral rights, but should they also constitute ethical duties? In my view, partly based on the reading of the empirical example of dancehall music, the politics of fusion do not represent absolute values of legitimate agency. After all, their ontological existence tells very little about the power structures behind their back. By far not all fusions are caused by deliberate free choices. And furthermore, many of the pressures in their support are artfully hidden in the liberal myth of the free market. Legitimacy therefore needs parameters that are free from contingent preferences that necessarily differ from (power) field to (power) field. A turn to Habermas in this regard may be helpful, once his project becomes unleashed of its ethnocentric limitations. Gilroy’s countermodel of Black modernity may have a lot to contribute towards this aim. His focus on the antiphony of the call and response structure in Black music could serve as a possible link to a notion of communicative rationality that is based on the underlying participatory procedures of consensus building (Zips 2002: 177-234).

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43 To sum up on the substantive contents of dancehall Reggae music in a transatlantic/ transcultural perspective: Mutation, hybridity, and intermixture as well as syncretism, bricolage, fusion, and transculturalism at least in the Jamaican context do not necessarily lead to a more universal concept of modernity, which includes all humanity and deconstructs eurocentric self-perceptions of modernity and enlightenment. All these phenomena possess no conclusive emancipatory quality. In fact, in numerous empirical cases they rather take the shape of orderings defined by unequal relationships of a dominant and coercive nature. This is an important reason why Rastafari voices, made transnationally audible through Reggae music, confronted the modern concepts of syncretism and fusion with their critique built around discursive elements such as mental slavery, brainwashing, and confusion. Rastafari philosophy with its Africa-(re)orientation and its Black nationalist, Panafricanist slogans in turn may offer more („ital“) food for a universal unfolding of equal rights and justice, as core imperatives of a truly transcultural idea of “enlightenment”. Their counter- colonizing appeal to global audiences may perhaps partly be found in the reflexive possibilities that the apparent essentialist notions used by Rastafari offer for the self- realization of the irrational myth that the “fallacy of developmentalism” (Dussel 1995) employs. Many of these Africa-oriented versions of identity formation however refrain from trying to fix ethnicity absolutely and remain open to infinite processes of identity construction in the philosophy of universal „One Love“.

44 This view points to the African procreations of „modernity“. Certainly notions like modernity, enlightenment, and democracy are of European making, but the contents these notions describe and define may indeed be much more native to the African experiences of discursive consensus building, participation, basic equality, and individual freedom constrained by the collective interest of the living and the „unborn“ (the generations to come), at least over a reasonable temporal and spatial diffusion of the past 500 odd years. Whereas the predominant experiences of the African Diaspora were marked by suppression and exploitation against the proclaimed (mythical) ideals of European modernity. Some of these myths became extrapolated in the transatlantic Outlaw (and similar) re-enactments in the Jamaican dancehall field, where they clash with the profound critique of other artists who draw on the Rastafari philosophy with its strong commitment to rehabilitate Africa along with her dispersed people and their violated rationality. At least from the comparative empirical perspective of dancehall Reggae, the „Rasta Rebels (with a Babylon cause)“ seem more inspiring for a critical countermodel to eurocentric modernity, than the Cowboy/ Outlaw/Rude Boy hybrids that rather resemble other cinematographic patterns (of the „Rebel without a Cause“). Hybridity and its presumed counterpart authenticity – as facts or as mere political claims – are thus both questionable signifiers for „ better theories of racism and of black political culture“. Their vying potentials for a counterculture to (Western) modernity ultimately lead to the false antinomy of the „black Atlantic“ and „Blakk Africa“. But the pragmatic level of a meaningful search for useful strategies in the ongoing struggle for equal rights and justice, as the „eternal“ utopian promise of modernity, requires the entire spectrum of the Black experiences.25 I therefore regard the complementary use of all stakes based on hybridity and authenticity as the more promising exercise en route to better theories of racism and of Black political culture.

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FILMS

HENZELL, Perry. 1972, The Harder They Come. International Films.

TARANTINO, Quentin. 1994a, Kill Bill Volume 1. Miramax Films.

TARANTINO, Quentin. 1994b, Kill Bill Volume 2. Miramax International.

ZIPS, Werner. 2004a, Rastafari – Death to All Black and White Downpressors, Bayern Alpha.

ZIPS, Werner. 2004b, Mutabaruka. The Return to the Motherland, Bayern Alpha.

DISCOGRAPHY

ELEPHANT MAN and SPRAGGA BENZ. 2001, Warrior Cause. CD: Elephant Man: Log On. Greensleeves Records.

ISAACS, Gregory. 1987, Rebel with a Cause, CD: Talk Don’t Bother Me. SKD, Inc.

MACKA B. 1990, Proud of Mandela, CD: Natural Suntan. Ariwa Sounds, Ras Records.

MACKA B. 1991, Gone Home, CD: Peace Cup. Ariwa Sounds, Ras Records.

MARLEY, Bob and the WAILERS. 1983, Buffalo Soldier, LP: Confrontation. Island Records.

MOSES, Pablo. 1985, Outlaw, LP: Tension. Sunset Records.

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MUTABARUKA. 1983, Out of Many One, LP: V. A. Word Soun’ ’Ave Power. Reggae Poetry. Heartbeat Records.

MUTABARUKA. 1989, Thievin Legacy, CD: Any Which Way … Freedom. Shanachie.

NINJA MAN feat. COCOA TEA. 1993, Kingston Hot. CD: Run Come Test. Ras Records.

NOTES

1. For an overall view of the music and its various sub-fields, particularly dancehall Reggae see: Chang and Chen (1998), Davis and Simon (1979), and Johnson and Pine (1982). 2. Gilroy doesn’t capitalize the notion of black. I therefore stick to this writing when it directly refers to his category of the black Atlantic. In contrast to this usage „Black“ is capitalized in reference to afrocentric, pan-Africanist and Black nationalist discourses, in order to mark the critical differentiation to racialist associations of Black skin colour and Africa. It relates to the totality of African Diaspora experiences including racism. 3. Pierre Bourdieu's theory of practice (1977 and 1993) provides a useful framework to look empirically into these questions. Especially the concepts of field and habitus allow for an empirical analysis of the dialectic between social structures and agents (Johnson 1993: 5-7). See also Calhoun (1993). 4. See Gayle (1982) on the popular practice of Deejaying. 5. Cf. Cooper (1993) on the gender aspects; and Cooper (2004) on Jamaican dancehall culture in general. 6. As vividly decribed by the dancehall tune „Kingston Hot“ (1993) by Ninja Man (feat. Cocoa Tea). 7. The notion Posse carries of course flexible meanings if used for a group of friends, a belonging to an (illegitimate or legitimate) organization, a district like Tivoli Gardens, Waterhouse or Dungle in Kingston, or extensively for a national(ist) identity, or (quasi-)ethnicity like in Jamaican Posse, American Posse, African Posse, or foreign Posse. 8. Cf. Bourdieu (1993) and Calhoun (1993) for a general outline of the praxeological framework of analysis used in this chapter. 9. Verbal battles to gain the reputation of being a Man of Words have been interpreted as an essential part of Black rhetorics in African and Diasporan cultures. Contest (performance) techniques come to the fore at places of public congregation and can take on a diversity of forms. Sound- and DJ Clashes are one (originally) Jamaican variant among comparable expressive resources in Jazz, Calypso, Capoeira, Rap or Playing the Dozens (see Abrahams 1983: 3; and Zips 1994: 135-143). 10. A myth that draws upon the structure of the Western with its "symbolically simple but remarkably deep conceptualization of American social beliefs“ (Wright 1994: 119). 11. See Yawney (1978) on the social dynamics of Rastafari. 12. Mutabaruka’s poem titled „Out of Many One“ (1983) offers the best example. 13. See Zips 2006a and 2006b (xx-xxiii) for the potential of Rastafari as a universal philosophy and 2006c (99) on the „thieving legacy“ – to use a poem’s title of Mutabaruka (1989) – of black Atlantic music; see also the film „Rastafari – Death to all Black and White Downpressors“ by Werner Zips (2004a). 14. Moses, Pablo: Outlaw, LP: Tension. Sunset Records (1985). 15. Marley, Bob and the Wailers: Buffalo Soldier, LP: Confrontation. Island Records (1983). 16. See Zips (2003d) on the sources and beginnings of the Rasta militancy tradition in dancehall Reggae.

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17. See Perry Henzell’s film The Harder They Come for an illustrative treatment of this habitus formation. 18. Elephant Man and Spragga Benz: Warrior Cause. CD: Elephant Man: Log On. Greensleeves Records (2001). 19. Bricolage is another descriptive notion for “the formation of new cultural forms from bits and pieces of cultural practice of diverse origins” (Shaw and Stewart 1994: 10). All these categories do not yet facilitate a determination of the inherent power structure at work in the process. For such a grounded empirical analysis a social theory that allows to combine the perspectives of social structures and agents appears indispensable. 20. See Zips (1998, 2002, 2003a, 2003b) for the social, legal and political history of the Jamaican Maroons. 21. As for instance in the following excerpt from Mutabaruka’ poem Thievin Legacy from the album Any Which Way … Freedom (1989), Shanachie: „Gimme mi dis, gimme mi dat… gimme mi reggae, gimme mi blues gimme mi musik dat yuh confuse.“ 22. See the film. Mutabaruka. The Return to the Motherland, by Werner Zips (2004b). 23. Such examples might be drawn from the Wailers themselves to the likes of Buju Banton and others. 24. In the sense of a consensual process involving civil society to reach an agreement, as for instance over the proposed value of hybridization and so forth (cf. Habermas 1992). 25. Utopia in this context of course implies nothing more than unsuspicious, absolutely possible alternatives to eurocentric, violent, and racist versions of „enlightened“ Western modernity.

ABSTRACTS

À contre-courant des discours essentialistes et des explications racialistes sur la responsabilité envers les victimes et/ou des auteurs de violences, ma contribution analysera les formations textuelles et performatives de la violence dans la musique reggae dancehall. Dans cette perspective, je m’intéresserai aux influences tant extérieures que locales, qui contribuent à la construction d’une figure complexe qu’est celle du « Rude Boy ». J’analyserai cette identité sous l’angle des théories de la pratique, notamment à travers le concept bourdieusien d’habitus. La figure du « Rude Boy », analysée sous le prisme de ces « outils analytiques », devrait permettre de questionner certaines des hypothèses paradigmatiques autour du concept d’hybridité développé par Paul Gilroy dans son ouvrage majeur L’Atlantique Noir – Modernité et Double conscience, et qu’il oppose à la revendication de l’« authenticité » d’une pensée essentialiste et nationaliste.

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INDEX

Keywords: acculturation / creolization / hybridization, authenticity, Black Atlantic, cinema / film industry, citizenship / national identity, globalization, capital / habitus, identity (individual / collective), migration / diaspora / exile, politics / militancy, Rastafarianism, rude boys, protest / transgression / revolt, violence Chronological index: 1980-1989, 1990-1999, 2000-2009 nomsmotscles Elephant Man, Isaacs (Gregory), Macka B., Marley (Bob – & the Wailers), Moses (Pablo), Mutabaruka, Ninja Man, Tarantino (Quentin) Mots-clés: acculturation / créolisation / hybridation, Atlantique (noir), authenticité, cinéma, citoyenneté / identité nationale, capital / habitus, identité individuelle / collective, migration / diaspora / exil, mondialisation, politique / militantisme, race / racisme / ethnicité, rastafarisme, rude boys, subcultures, contestation / transgression / révolte Subjects: dancehall / raggamuffin, jamaïcaine / Jamaican music

AUTHOR

WERNER ZIPS

Werner ZIPS is an anthropologist at the University of Vienna (Austria). He specializes in juridical and visual anthropology, in Africa and the West Indies. He directed several documentaries, among which Rastafari – Death to all Black and White Downpressors (2004) and Mutabaruka. The Return to the Motherland (2011).

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Le hip hop : une expression mineure Hip-Hop: A Minor Expression

Christian Béthune

« Le rap est un art prolétaire, alors les minorités y sont majoritaires. » (Kery James, À l’ombre du show business)

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1 C’EST À PARTIR D’UNE ANALYSE DE L’ŒUVRE DE KAFKA que Deleuze et Guattari ont élaboré leur concept de « littérature mineure ». L’idée de minorité renvoie en l’occurrence à une manière de modeler les formes dominantes de l’expression à l’aune de sa propre minorité : « Une littérature mineure n’est pas celle d’une langue mineure, plutôt celle qu’une minorité fait dans une langue majeure. » (Deleuze & Gattari, 1975 : 29) Juif de Prague, mais écrivain allemand, Kafka a dû « minoriser » la langue germanique qui s’imposait à lui dans la mise en œuvre de sa poétique, quitte à faire sonner cette « langue de papier » de manière à la fois étrange et inquiétante. Deleuze et Guattari y reconnaissent l’affirmation assumée d’une déterritorialisation culturelle : pour l’auteur du Procès ou de la Métamorphose, l’allemand ne fut finalement qu’un idiome d’emprunt. Or, c’est précisément à ce titre que l’usage de l’allemand aura constitué pour Kafka une source d’invention littéraire : « L’allemand de Prague est une langue déterritorialisée, propre à d’étranges usages mineurs. » Et les auteurs de préciser par parenthèse : « cf. dans un autre contexte aujourd’hui ce que les Noirs peuvent faire de l’américain. » (Ibid. : 30) Cette constatation incidente, signalée comme en passant par les auteurs, sera le point d’ancrage de notre interrogation sur statut mineur de la culture hip hop. De la même manière qu’il y a chez Kafka une impossibilité d’écrire autrement qu’en allemand, on peut parler chez les rappeurs d’une impossibilité de s’exprimer autrement que dans la langue dominante (anglais pour les afro et les latino-américains, français pour les représentants des minorités africaines, maghrébines, ou antillaises sur notre sol, etc.).

2 Dès l’émergence d’une culture afro-américaine, ce que les maîtres ont interprétés comme une inaptitude des Noirs à assimiler correctement la prononciation de l’anglais, son lexique ou sa syntaxe, doit plutôt être envisagé comme l’effet d’une entreprise concertée de minorisation, de déterritorialisation, de la langue dominante dans laquelle les esclaves et leurs descendants ont été contraints de s’exprimer. En outre, dans le cas le la culture afro-américaine en général, et du hip hop en particulier, ce n’est pas simplement la langue qui va se trouver soumise à une entreprise de minorisation, mais l’ensemble des manières d’être au monde du dominant : le rapport au corps et au mouvement, les pratiques vestimentaires, ou encore le rapport à la sacro-sainte propriété et à la jouissance des biens matériels, vont se voir retravaillés par les afro-américains à l’aune d’une déterritorialisation généralisée. Le processus fonctionne en fait à double sens : la culture afro-américaine exprime le jeu ironique de déterritorialisation/ reterritorialisation caractéristique de la diaspora africaine sur le sol américain, mais la culture afro-américaine déterritorialise et reterritorialise également ce qu’elle emprunte à la culture du dominant (langue, religion, musique, etc.). Située à la jonction de plusieurs milieux, la culture afro-américaine est vouée à engendrer des ritournelles pour baliser son propre territoire 1. Et même à en reprendre les manifestations sous une forme réductrice ou caricaturale, c’est bien cette culture minorisée des Noirs qui, des spectacles de minstrels et des romans de Mark Twain en

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passant par les cartoons et les films hollywoodiens, sans oublier naturellement le jazz… jusqu’au hip hop, permettra à la culture américaine de conquérir son autonomie et de quitter son propre état de minorité, en s’affranchissant de la tutelle qui la soumettait implicitement au modèle culturel européen. C’est au prix de cette déterritorialisation, via la culture mineure développée par les afro-américains, qu’une culture proprement américaine aura finalement pu émerger. Amiri Baraka n’a pas donc tort lorsqu’il affirme que la culture afro-américaine aura servi à la fois de combustible et de catalyseur à l’ensemble de la culture américaine (Baraka, 2009 : 75).

3 Outre la déterritorialisation linguistique, phénomène premier de toute littérature mineure selon les analyses de Deleuze et Guattari, une expression mineure se distingue encore par deux autres caractéristiques déterminantes : elle s’impose comme immédiatement politique ; et elle est également agencée collectivement de sorte que la communauté y prévaut toujours sur la figure isolée de l’auteur : « Les trois caractères de la littérature mineure sont la déterritorialisation de la langue, le branchement de l’individuel sur l’immédiat politique, l’agencement collectif d’énonciation. » (Deleuze & Gattari, 1975 : 33) Or, pour les auteurs de Kafka et de Mille plateaux, ces critères récurrents inversent le rapport de préséance entre le mineur et le majeur : « Autant dire que « mineur » ne qualifie plus certaines littératures, mais les conditions révolutionnaires de toute littérature au sein de celle qu’on appelle grande (ou établie). Même celui qui a le malheur de naître dans un pays d’une grande littérature doit écrire dans sa langue comme un juif tchèque écrit en allemand ou comme un Ouzbek écrit en russe. » (Ibid.)

Minorité linguistique

4 Qu’il soit anglophone ou francophone, le profane en matière de culture hip hop admet, non sans un certain agacement, son incompétence linguistique à l’écoute d’un rap : « on ne comprend pas ce qu’ils racontent » se plaignent la plupart des auditeurs néophytes. Cela ne signifie pas pour autant qu’à l’opposé les amateurs de rap comprennent d’emblée l’ensemble de ce qu’ils écoutent, mais plutôt – de la même façon où le sens d’un poème se révèle rarement à la première lecture – ces derniers admettent la nécessité d’écoutes répétées pour mettre au jour le sens du morceau. L’impossibilité avouée de saisir correctement le contenu d’un énoncé, pourtant proféré dans sa propre langue, est donc moins le fait d’une mauvaise volonté de la part de l’auditeur que la conséquence d’une intention poétique délibérée par laquelle, nous dit Gilles Deleuze : « Il s’agit d’être, dans sa propre langue, un étranger. » (2003 : 56)

5 En installant la langue d’usage, la langue dominante, dans un rapport systématique de transgression à elle-même, en rendant l’anglais (ou le français) étranger à ce qui, de manière imprévisible, s’y énonce soudain, le black english (ou le français des cités, parfois agrémenté de verlan), dont les rappeurs font un usage systématique, déterritorialise l’anglais (ou le français) en dévaluant le pouvoir institutionnel et normatif d’une langue standard inculquée par l’école2. Nombre de M. C’s se plaisent à célébrer au fil de leurs rimes les agressions et les salissures qu’ils font subir à la langue dont ils usent afin de lui conférer sa véritable puissance expressive : « My language is polluted » (mon langage est pollué) affirme par exemple Sticky Fingaz, MC du groupe Onyx 3.

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6 « Cette syntaxe nouvelle, fautive, comme éventrée, marque une rupture très nette avec la correction et l’usage commun » note Julien Barret (2008). Le rap affirme une volonté sans équivoque de subversion verbale, faisant du rappeur un « malfaiteur textuel 4 ». Cette salissure verbale ne semble – toutes choses égales – pas très éloignée de la souillure visuelle que les taggueurs imposent aux murs des villes : « Jette-moi 8 mesures à souiller comme 8 murs assaillis d’enflures sur des aires de raclures 5 » Composants à part entière de la culture hip hop, le tag et le graf, par leur intention flibustière de convertir l’espace public en un espace pictural, s’affichent en tant que pratiques déviantes et donc nécessairement mineures : « On déconstruit les clichés. On transgresse les règles. On abolit les frontières 6. »

7 Aux États-Unis comme en France, le rapport subversif à la langue d’usage s’instaure à plusieurs niveaux. D’abord en y introduisant un « parler rude », explicitement formulé, les rappeurs rendent tangible tout le pouvoir d’indécence de la langue qu’ils utilisent 7. Ensuite en reconfigurant le lexique, le black english se plaît à utiliser certains termes courants de l’anglais standard dans un sens complètement inédit, une opération de déplacement sémantique qui rend la langue équivoque. De leur côté, les rappeurs français n’hésitent pas à introduire des termes « exotiques » issus de l’arabe du parler manouche ou des dialectes africains, quand ils ne vont pas réactiver le lexique fleuri du vieil argot des « fortifs », cher à Bruant et aux escarpes de la fin du xixe siècle (« blaze », « daron », « surin », et même cambuter 8…). Maltraiter la syntaxe constitue un autre stratagème efficace de « délinquance textuelle » : « Nique les règles grammaticales ! On est pire qu’des zanimals ! », vitupère, goguenard, Le Célèbre Bauza, en featuring dans un morceau d’Oxmo Puccino 9. Quant à Kerry James, provocateur, il revendique : « Cette année on rappe salement tellement malment(sic) qu’ils croient qu’on rappe en allemand 10. »

8 Mais c’est sans doute au niveau de la ré-appropriation phonétique et du travail sur la prosodie que les rappeurs font sonner de façon particulièrement étrange la langue qu’ils utilisent. Dès lors, se demander si cette maltraitance linguistique est le résultat d’une volonté délibérée ou la conséquence d’une déficience d’apprentissage et de maîtrise de la langue comme le font, certains commentateurs, des deux côtés de l’Atlantique, ne semble guère pertinent.

9 En tout état de cause, tous les MC’s n’ont pas le même niveau d’études ni de compétence linguistique. Or, même en situation d’échec scolaire, certains rappeurs peuvent, à juste titre, être considérés comme de fins linguistes, non seulement par leur habileté à jongler avec les mots, à entrelacer dans leurs rimes les sonorités, les rythmes, et les registres linguistiques, mais tout simplement parce qu’ils pratiquent souvent plusieurs langues et font de cette polyglossie une véritable arme de combat identitaire et poétique. Une compétence dont se prévaut par exemple Sefyu : « Je peux parler le français, puis enchaîner en soninké, mettre un crochet en arabe pour accélérer en japonais 11 »

10 Entreprendre alors ce qu’Anthony Pecqueux (2007 : 126) dénonce à juste titre comme une enquête en intentionnalité 12 – c’est-à-dire un procès d’intention – en suspectant a priori la compétence linguistique de ses acteurs, permet d’évincer à bon compte la dimension esthético-poétique du rap, pour mieux rabattre la culture hip hop sur les seules conditions sociales de son émergence et de sa diffusion, et se cantonner à une problématique misérabiliste du manque ou de la déficience. Ce qu’il convient plutôt de

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prendre en compte avec le rap, c’est une volonté impérieuse de se faire entendre par le truchement d’une langue ré-appropriée et qui, indépendamment de l’éventuel niveau de compétence de ses locuteurs ou de leur aptitude à maîtriser les formes validées de la syntaxe, n’ignore pas qu’elle brise un consensus. Peut importe au fond la part de manipulation délibérée ou de fatalité sociale, le rappeur se sait pertinemment en marge des formes d’expression – grammaticales, lexicales, phonétiques – conventionnellement admises. L’important, c’est la reconquête poétique de la langue par les rappeurs : ce qui, selon l’idéologie majoritaire, devrait être une occasion de se taire, et d’assimiler la norme du discours, devient, avec le rap, une raison de prendre la parole et de se faire entendre. Même s’ils n’ont pas forcément lu Deleuze et Guattari, les rappeurs ont la secrète intuition qu’« une règle de grammaire est un marqueur de pouvoir, avant d’être un marqueur de syntaxe » (1980 : 96). Radicalement mineure, la langue des rappeurs se fait porteuse d’une parole qui refuse d’entériner comme « maîtres mots » les « mots du maître » ainsi que le proclament, non sans lucidité ni élégance, les rappeurs du groupe La Rumeur : « Maîtres mots et mots de maître, maîtres mots à suivre à la lettre, ordre des mots et mots de l’ordre, ordre des mots dressés pour mordre 13. »

11 Le coup de force porté à l’encontre de la langue d’usage et de son ordre normatif par les rappeurs est rendu d’autant plus prégnant qu’il s’accompagne d’une manière de prononcer qui, en anglais comme en français, ne laisse pas de doute possible sur la nature subversive des intentions qui animent les locuteurs. Ainsi la pratique qui consiste, chez les rappeurs américains, à renforcer l’accent et les tournures phonétiques régionales, voire locales, de manière à rendre immédiatement repérable leur lieu d’origine, ou bien la façon dont les rappeurs français soulignent leur appartenance aux minorités ethniques en exagérant dans leur flow l’accent africain ou maghrébin, constitue une façon phonétiquement efficace rendre la langue d’usage étrangère à elle-même, en dévoyant les formes académiques de sa prononciation. Partis d’une forme d’élocution plutôt conventionnelle, voire scolaire, dans leurs premiers essais de scansion dans les années 1980, les rappeurs français ont progressivement appris à altérer la prononciation du français en multipliant les tournures elliptiques ou en introduisant un usage systématique de phonèmes qui, à l’origine, n’appartiennent pas aux standards de la prononciation de notre langue. C’est en particulier le cas avec l’irruption, chez les rappeurs de la nouvelle génération, du « r » uvulaire arabisant, qu’Anthony Pecqueux appelle à tort « r apical » mais dont il décrit avec précision les effets poético-politique :

12 « Cette consonne est assimilé par Ivan Fónagy à un “index érigé”, et elle constituerait selon lui une “menace” ; il faut reconnaître à tout le moins qu’elle provoque un certain heurt sonore. Ainsi “khouya”, mot signifiant “mon frère”, par cette consonne apicale accentue sans conteste vers une certaine interpellation 14. » (Pecqueux, 2003) On peut dater cette irruption à partir de l’album « Mauvais Œil » du groupe Lunatic en particulier le titre 921 où se déploie en ritournelle dans le morceau la formule « C’est pour mes khos 15 ». Avec Sefyu, c’est finalement l’ensemble de la langue française qui semble affecté de ce tropisme phonétique déterritorialisant : « De la gorge métallique de Sefyu, surgit une sémantique éclatée à la métrique complexe qui mélange fond et forme, flow et mot en un tout de son et de sens. De fait sa voix goudronnée, ornée de gimmicks que lui seul maîtrise, heurte de plein fouet. » (Blondeau & Hanak, 2008 : 221)

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13 Sa façon d’articuler et d’accentuer notre langue donne l’impression que le MC broie littéralement les mots qu’il prononce en étayant sa diction perturbante sur un remarquable travail prosodique : « On a des gueules trop cramés d’après les médias ha ha 16 » Frappée au coin de son étrangeté phonétique, la diction du rappeur, ponctuée de nombreux coups de glotte, martèle à la fois la prise de conscience et l’affirmation d’une appartenance minoritaire qui vaut comme processus d’individuation personnelle et collective.

14 Dans un registre similaire, nous pourrions également évoquer la façon dont Joey Starr confère énergie et violence à son phrasé (flow) par un procédé énonciatif d’hyper voisement (apparu dans sa diction avec l’album des NTM : « 1993, J’appuie sur la gâchette »), les grasseyements de Booba ou de Rhoff, les inflexions traînantes d’Oxmo Puccino, suggestives d’une hypothétique Afrique qui viendrait mâcher ses mots dans la prosodie de la langue française.

L’immédiat politique

15 Le second critère d’une expression mineure serait, selon Deleuze et Guattari : « le branchement de l’individuel sur l’immédiat politique », de sorte que, spontanément, « tout y est politique » (1975 : 33). La nature politique de l’expression – les auteurs insistent particulièrement sur ce point – ne tient pas en l’occurrence à la signification effective des énoncés formulés. Ce qui s’avère immédiatement politique dans une forme d’expression mineure, ce ne sont en effet ni les thèses soutenues, ni les critiques mises en œuvre, ni les mots d’ordre ou les slogans proposés. C’est par leur situation même que les individus se trouvent directement branchés sur le politique, quel que soit finalement le contenu des énoncés proférés. D’une façon générale, ce qui semble immédiatement politique dans une forme mineure d’expression, c’est le simple fait que les sujets aient décidé de s’exprimer comme ils l’entendent. C’est ce que font les rappeurs lorsqu’ils prétendent investir le « site de l’art » au lieu d’abdiquer leur droit à la parole poétique, en proférant ce que l’on attendrait d’eux, et en acceptant d’adopter une contenance soumise (correction grammaticale, clarté des énoncés, ton mesuré, déférence…) qui rendrait leur prise de parole conforme au moule imposé par les formes de l’expression majeure. Le politique tient en l’occurrence au refus obstiné d’un devenir insignifiant de sa propre langue, d’une stase silencieuse de sa musique : « Discourir, peu importe ; raconter, peut-être ; mais plutôt chroniquer des vies tumultueuses. Dire ce qu’on a sous le nez, juste là, maintenant, ce qui vient d’arriver à l’instant, ce qu’on vient de ramasser et qu’on a dans la poche, ce qui nous passe par la tête, ce qui nous traverse ; et qui devient matière sonore crachée en rythme, vent du nord soufflé dans nos bronches. » (Sorman, 2007 : 48)

16 Une certaine critique marxiste a, par exemple, régulièrement reproché à Kafka de ne pas articuler sa mise en scène de l’absurdité de la bureaucratie judiciaire ou administrative sur une dénonciation politique effective de l’univers qu’il met en scène dans ses romans ou dans ses nouvelles. En effet, K., le héros générique du Procès ou du Château, collabore à la situation absurde dans laquelle il se trouve inopinément impliqué, et semble en cautionner les plus extravagantes péripéties, sans jamais se rebeller contre ce qui lui arrive. De façon similaire, on reproche globalement aux rappeurs de ne pas contester les fondements politiques ou économiques d’une société

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inégalitaire, fondée sur la recherche du profit par l’exploitation des plus vulnérables, et la valorisation des seuls biens matériels, mais de vouloir simplement en tirer pour leur propre compte le maximum d’avantages possibles, d’accumuler les biens matériels et de se complaire à une consommation ostentatoire. Une critique que le rappeur multimillionnaire Jay-Z évince sans ambiguïté : « We as rappers must decide what’s most important And I can’t help the poor if I’m one of them So I got rich and gave back To me that’s the win, win » (Nous en tant que rappeurs on doit décider de ce qui est le plus important Et je ne peux pas aider les pauvres si je suis l’un d’entre eux Alors je suis devenu riche et j’ai distribué Pour moi c’est gagnant-gagnant 17.)

17 Si les acteurs du mouvement hip hop reconnaissent volontiers la nature politique de leur attitude, ils refusent de limiter le contenu de leurs énoncés à une stricte dimension sociale ou politique : « Le rap ne doit pas être politique mais le hip hop dans sa genèse est conscient et politique » affirme par exemple Rockin’ Squat, MC du groupe « Assassin 18 ». Même si certains rappeurs revendiquent, plus que d’autres, la dimension militante de leurs propos, c’est d’abord comme manière d’être au monde et comme intention de parole, que le hip hop doit être considéré comme « immédiatement politique 19 ». Les formulations explicitement politiques ou revendicatrices sont certes bien réelles dans le hip hop 20, mais il s’agit en fin de compte d’une dimension accessoire ; leur absence n’efface pas la nature politique du rap. En effet, dans son immédiateté même, la dimension politique du hip hop déborde du cadre de la simple signification, et l’on peut caractériser le rap, avec Anthony Pecqueux, comme la manifestation d’une « politique incarnée 21 ». Une situation dont le rappeur américain Common, semble parfaitement conscient en dépit de son étiquette de « rappeur politique » : « Tu sais je n’ai jamais été impliqué tant que ça dans la politique. Les gens me voient comme un "artiste politique", mais je suis plutôt un artiste qui parle de conscience, de spiritualité, de vie d’amour. Ce que j’ai appris c’est qu’on a un grand impact sur le monde, nous, la culture hip hop la jeunesse… On peut bouger les montagnes si on s’y prend ensemble 22 . »

18 Pour Common, la teneur politique de ses interventions ne tient pas directement au contenu de ses déclarations ou à ses prises de position, elle s’incarne immédiatement du fait de la dimension collective de son implication dans le mouvement hip hop : « On peut bouger les montagnes si on s’y prend ensemble. »

19 Alors que l’engagement politique est censé procéder d’un choix réfléchi, d’une décision consciente et qu’il suscite une démarche militante, voire une stratégie révolutionnaire, se trouver impliqué dans la culture hip hop est souvent revendiqué comme une sorte de fatalité qui échappe à la volonté du sujet : « I’m a prisoner of circumstances/Frail nigga » (Je suis un prisonnier des circonstances/un négro vulnérable) constate Jay-Z 23. Le hip hop serait donc d’abord une situation qui vous échoit et qui s’impose au sujet de manière presque inopinée, sans que les individus soient vraiment en mesure d’y échapper : « Que voulez-vous que je fisse sinon du hardcore. Je fais partie du triste décor de la banlieue Nord24. »

20 Revendiquée par Joey Starr comme une fatalité, dans un élan un peu bancal d’hypercorrection, l’immersion dans « ce triste décor de la banlieue Nord » suffirait en soi à faire de vous un élément actif du mouvement hip hop. Tout individu qui participe à la culture hip hop se trouverait en somme impliqué, presque à son corps défendant, dans un processus globalement politique et cela indépendamment de ses options

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personnelles et des manifestations textuelles ou musicales de son art de rappeur. Le voudrait-il, l’individu ne parviendrait pas à se singulariser politiquement. Il y a dans cette façon de justifier son engagement et de mettre les situations en scène une part incontestable de posture poétique, presque une coquetterie.

21 Dans la mesure où devenir un acteur du hip hop exige un processus complexe d’acculturation, la démarche ne peut-être que délibérée et procède d’une adhésion consciente, voire méthodique. Le simple fait que ce prétendu déterminisme social soit explicitement manifesté et fasse l’objet d’une revendication confirme d’ailleurs qu’il s’agit d’une construction esthético-poétique. C’est toujours à notre insu que les déterminismes, d’où qu’ils viennent, pèsent sur notre volonté pour orienter nos choix. Il faut donc entendre ces déclarations comme la mise en abyme poétique d’une discrimination sociale – à la fois perçue et mise en scène – processus qui permet aux membres de la culture hip hop de se confronter aux formes majeures de l’expression et de rivaliser avec elles. Opter pour la culture de rue n’est donc ni une fatalité, ni un choix aussi irresponsable que certains le prétendent, mais une option réellement choisie : « Vu nos capacités on aurait pu quitter la cité Pour l’université mais bon on a pas profité J’serais peut-être jamais friqué mais bon j’ai pas tout perdu J’ai ma culture du ghetto et ma littérature de rue 25 »

22 Ce qui n’est pas de l’ordre du choix, ou plutôt ce qui reste une condition inhérente à l’expression hip hop, c’est la dimension « immédiatement politique » des dispositifs symboliques élaborés par ses acteurs et qui se pose indépendamment de toute adhésion explicite à un mouvement ou à un parti politique. Que les rappeurs viennent à titre personnel soutenir tel ou tel figure politique, se placer dans tel ou tel camp, reste à ce titre secondaire ; la dimension politique du rap se situe précisément ailleurs.

23 En tant que représentant d’une forme mineure d’expression, le rappeur est d’abord perçu comme un individu en marge. S’exprimant depuis cette marge26, lieu de sa minorité, c’est comme élément indifférencié d’un ensemble que le rappeur existe face à l’expression majeure : pas question donc d’être reconnu comme un artiste ou un auteur par les tenants de l’idéologie majoritaire, tout juste le considère-t-on à titre de symptôme. Pour la majorité, l’individu n’est en l’occurrence pris en considération qu’en fonction de son lieu de résidence et d’une appartenance sociale ou ethnique qui d’emblée stigmatise son existence : « Je suis une bande ethnique à moi tout seul » dénoncent les rappeurs du groupe La Rumeur, en un démarquage désabusé de la chanson popularisée quelque trente ans plus tôt par Renaud (Je suis une bande de jeunes à moi tout seul 27) : « Les journaux disent vrai, les philosophes aussi Je suis l’ennemi juré du rayonnement de la francophilie J’héberge trois tribus Massaï sous mon lit Dont les mioches ont appris à fondre sur Paris »

24 Et le refrain enfonce le clou de ce constat d’exclusion systématique : « Je suis une bande ethnique à moi tout seul Regarde ! C’est écrit sur ma gueule Un cordon sanitaire autour de mon C.V. Il y a d’quoi s’énerver 28 »

25 Pour un afro-américain des ghettos de l’inner city, – ou pour un fils d’immigré résidant, en France, dans ces quartiers pudiquement qualifiés de « sensibles » –, faire du rap constitue un moyen d’exister de manière individuée et de sortir du dilemme qui n’offre d’autre alternative que l’assimilation des codes majoritaires en vigueur ou l’exclusion. C’est parce que le hip hop permet au sujet d’attester de sa langue, de son ethnie, de son

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lieu et de ses modes de vie et de s’en prévaloir 29 en refusant l’alternative où on voudrait réduire les individus, selon une logique bipolaire de la victime ou de la racaille, qu’il constitue une forme « immédiatement politique » d’expression.

26 Avec le hip hop, ce qui s’affirme comme politique, c’est moins le choix particulier du citoyen, supposé responsable de ses opinions et de ses décisions (qui se traduit par une démarche électorale réfléchie, l’adhésion à un parti, le militantisme…) que l’expression collective d’un « Nous », prenant globalement position contre « Eux », ainsi que le souligne Anthony Pecqueux (2007 : chap. 5 ; 2009 : 105-110) ; une position massive dont la manifestation tapageuse et la violence du propos se veulent à la mesure de la dureté de l’exclusion subie : « On l’a déjà dit mec, c’est nous contre eux 30. » Mais, de la même manière que dans le Procès, Kafka n’éclaircit jamais la nature des charges qui pèsent contre K., dans le cadre du rap, note encore Anthony Pecqueux (2007 : 156) : « On n’en sait pas plus, ni sur l’identité ou la qualité de « eux », ni sur l’objet du différend, sauf qu’il y est question de conditions de vie morale ou politique » et, faudrait-il ajouter, que la lutte est sans merci : « Y a bien longtemps on était des rois Aujourd’hui c’est niqué mais on va pas leur servir de proies Combattre on sait faire que ça Et on repartira avec leur argent, leur sang et leur peusa (vêtements) 31 »

27 Une des constantes du hip hop, reste que cet affrontement de « nous » contre « eux » s’y accomplit par le truchement du bruit. Faire le plus de bruit possible, comme le réclament sur scène les rappeurs à leur public, c’est prendre le contre-pied de l’opinion majoritaire qui estime pour sa part que les minorités sont censées ne jamais se faire remarquer. Au « Bring the noise » explosif de Public Enemy 32 vient faire écho un « À nous le bruit » revendiqué par les français du groupe La Rumeur : « À nous le bruit et ses effractions en série, son sous-sol, ses clés d’acier et ses clés de sol. À nous le bruit, à nous le bruit et ses effractions en série 33 »

28 Davantage encore que le contenu sémantique des paroles prononcées, c’est finalement l’intensité sonore perturbatrice de leur émission – ainsi que celle de leur accompagnement musical ou prévaut un tumulte à la cadence impérieuse – qui se trouve, presque à lui seul, investi d’une efficace subversive et confère au propos sa dimension politique. Perturbant par nature, le bruit peut rapidement devenir envahissant : en effet, il ne suffit pas de tourner la tête pour le faire cesser, comme il est possible de détourner les yeux ou de clore les paupières devant un spectacle qui nous choque ou nous embarrasse ; même se boucher les oreilles ne réussit pas toujours à faire cesser l’agression sonore dans la mesure où le bruit se caractérise par une prégnance tactile qui dépasse la simple perception auditive et met à contribution la totalité du corps par la pression qu’il fait ressentir au sujet jusque dans le tréfonds de ses organes. Par son intensité, le bruit compense, pour les minorités, la « force du nombre ». L’inflation sonore devient ainsi l’arme privilégiée de « l’oppressé contre la répression », l’outil d’une rébellion contre le maître qui abolit les hiérarchies : « Le son qui met la pression Garçon C’est l’oppressé contre la répression Y a plus d’maître ici 34 »

29 Le bruit véhicule donc, en tant que tel, un immédiat politique. En revanche, si les majorités, se veulent par définition silencieuses, c’est précisément dans la mesure où, désireuses de ne rien changer à l’ordre en place – garant à leurs yeux d’une manière d’être qu’elle considèrent comme rectrice – elles se prétendent a-politiques, puisque l’objectif de l’action politique c’est précisément de changer le monde. Toute opinion

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majoritaire veut conformer les minorités à son modèle et, à ce titre, prétend s’abstraire du devenir : « Ce qui définit une majorité, c’est un modèle auquel il faut être conforme : par exemple l’Européen moyen, adulte mâle habitant les villes… Tandis qu’une minorité n’a pas de modèle, c’est un devenir, un processus. » (Deleuze, 2003 : 235)

30 Contre les majorités silencieuses et l’idéal sclérosé qu’elles prétendent imposer, peu importent finalement les thèses, les mots d’ordre, ou les slogans, c’est par la force intrinsèque du son, nous dit le hip hop, que la Révolution s’initie et se propage comme un élan vital : « Pour la révolution du son pas trop de tergiversations L’attaque est rythmée par une lourde programmation Boum dans les basses et les mediums, clac Poussant mon corps à suivre un mouvement de tic-tac vital 35 »

31 Le bruit impose sa dimension immédiatement politique en ce qu’il nous empêche de tourner le dos au concret et nous réoriente vers le lieu de l’action. Les endroits consacrés à l’universalité abstraite (bibliothèques, théâtres, salles de concerts ou salles de cours) sont par définition des lieux où, pour l’assistance, le silence est de rigueur ; il s’agit en effet d’y intégrer une norme, d’y entériner un ordre ou d’y assimiler un contenu 36 que l’on vous assigne et auxquels chacun est a priori tenu de consentir, sans, les commenter et à plus forte raison de les contester. Cette perspective rectrice se situe à l’opposé de la demande de battage régulièrement formulée par les rappeurs lors de leurs prestations.

L’énonciation collective

32 Contrairement aux formes symboliques qui participent d’une expression majeures, et où prévalent les figures exemplaires du maître et de l’auteur que leur charisme isole de la masse, dans les formes d’expression mineures : « Les conditions ne sont pas données d’une énonciation individuée, qui serait celle de tel ou tel « maître » et pourrait être séparée de l’énonciation collective. » (Deleuze & Guattari, 1975 : 31) Ce qui caractérise un culture mineure, c’est que tout ce que le sujet isolé y profère : « constitue déjà une action commune » (Idem). Avec la culture hip hop, héritière de la tradition jazzistique et de sa communauté mimétique (Béthune, 2008 : II, 1) cette dimension collective de l’expression se manifeste de manière particulièrement prégnante et chaque protagoniste – artiste, public – possède l’intime conscience de cette appartenance collective. Si la production sonore d’un morceau ou l’écriture d’un rap apparaissent comme des pratiques le plus souvent solitaires, faire du rap implique en revanche de se positionner (moralement, esthétiquement, socialement) dans un cadre nécessairement collectif et d’intégrer dynamiquement ce cadre à son travail. En effet, dans le hip hop, l’évolution, la diffusion et l’évaluation des performances repose non pas sur des principes moraux ou esthétiques posés a priori de manière transcendante – ce que Jean- Marie Schaeffer appellerait la « théorie spéculative de l’art » – mais sur un consensus immanent, empiriquement partagé par les membres de la communauté, et continuellement renouvelé, comme par l’effet d’une création continuée.

33 Lorsque les rappeurs proclament de façon récurrente qu’ils « représentent », cette déclaration ne signifie pas stricto sensu qu’ils parlent au nom, ou à la place de qui que ce soit ; ils signalent plutôt que l’ensemble de la collectivité hip hop s’exprime par le truchement de leurs productions ou de leurs performances 37. Chaque acteur de la culture hip hop (MC, DJ, graffeur, breakdancer…) est moins l’auteur de ses prestations

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qu’il ne constitue (ou « représente ») une occasion pour la collectivité toute entière de se manifester, de se retrouver et d’apparaître précisément en tant que minorité.

34 On ne s’étonnera donc pas si la culture hip hop abonde en stéréotypes de tout ordre : musicaux, verbaux, gestuels et posturaux, vestimentaires, plastiques et picturaux, etc., ces lieux communs sont la conséquence de la dimension collective de l’expression. Par nature anonyme, le stéréotype ne vaut ni par la personnalité de son auteur, ni par l’originalité de son contenu, mais par la pertinence de son usage. Ce qui fait l’intérêt d’un stéréotype, c’est la manière dont il est mis en œuvre dans le flux d’une performance, c’est l’esprit d’à propos avec lequel il est sollicité. De nature interlocutoire, le stéréotype, dans l’acte de sa formulation, signale une intuition commune de l’instant. En outre, dans la mesure où il s’agit précisément d’un lieu commun, le stéréotype permet à tout un chacun de s’identifier à une mémoire collective de s’y projeter et de s’y reconnaître. Ce qui prévaut du point de vue poétique, c’est donc la façon dont un stéréotype parvient à embrayer une connivence entre pairs. Éminemment plastique, le stéréotype s’adapte à des contextes variés ; il s’apparente en cela à un schème que chacun peut s’adjuger en l’adaptant, en le modulant à des fins propres. Constater la fréquence des stéréotypes ne signifie pas pour autant que la culture hip hop en général, et le rap en particulier, soient dépourvus de trouvailles ou d’originalité – certaines inventions musicales ou langagières se révèlent même tout à fait saisissantes – mais que les innovations s’y trouvent d’emblée mises à un pot commun. En tout état de cause, solliciter un stéréotype pour lui faire porter une signification inédite constitue en soi une forme d’innovation. Avec le hip hop, même les traits les plus personnels ou les plus inventifs semblent procéder d’une genèse collective et prennent volontiers une tournure formulaire ; chacun peut alors en disposer à sa guise, à condition de se montrer à la hauteur du matériau sollicité dans l’usage particulier qu’il en propose. Ce jeu constant avec les stéréotypes, érigés en schèmes collectifs de création et d’invention, n’est d’ailleurs pas propre au seul hip hop : déjà à l’œuvre dans la culture des plantations, il est également constitutif du gospel et du blues, et participe des fondements du jazz.

35 Mais c’est peut être avec la pratique révolutionnaire de l’échantillonnage (sampling) que la culture hip hop s’enracine de la manière la plus radicale dans une forme mineure (et donc collective) d’expression. Pour les tenants des arts majeurs, les esthètes de la grande forme incarnée dans des œuvres – voire des chefs-d’œuvre – par définition intouchables, la pratique du sampling (qui consiste à prélever sur un matériau élaboré par d’autres, les éléments de ses propres productions) constitue une sorte de scandale. Véritable tour de passe-passe technologique, l’échantillonnage, du fait de ses manipulations, accomplirait trois transgressions impardonnables. D’abord, l’échantillon disloque la sacro-sainte unité des œuvres qu’il démembre pour s’en approprier des parcelles ; ensuite il remet en cause l’autorité morale du créateur tant sur la forme que sur le contenu de son travail 38 ; on accuse enfin le sampling de faire fi de la propriété intellectuelle et de spolier les auteurs (et leurs ayant droits) des rétributions légitimes émanant de leurs créations. Considéré comme un véritable pillage, à la fois intellectuel, éthique et financier, le sampling ne saurait en conséquence prétendre à l’universalité de principe dont se réclament tant la morale que l’esthétique, ce qui condamne a priori les réalisations qui se livrent à ce genre de manipulations techniques à demeurer des formes mineures d’expression.

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36 À travers les échantillons prélevés, se dévoile alors une dimension latente, quasi inépuisable, qui démultiplie le sens des œuvres et les rend comme étrangères à elles- mêmes. Ainsi, la technique de l’échantillonnage ouvre-t-elle des perspectives inquiétantes pour les expressions majeures : là où l’ontologie de l’art, sous-jacente à l’acte de création, s’imagine en avoir terminé en installant les œuvres dans la perfection indépassable de leur achèvement, le sampling, véritable épée de Damoclès suspendue au-dessus des œuvres (et de leurs auteurs), y réintroduit la menace d’un devenir indéfini dont on les croyait illusoirement préservées.

37 Or, en contestant l’au(c)torité des œuvres constituées, en les mettant à la disposition de chacun, la pratique de l’échantillonnage, situe toute énonciation personnelle dans le plan d’une expression collective et transforme toute propriété individuelle en un bien commun. La jubilation esthétique ne se limite plus dans ce cas à une attitude contemplative de simple réception, elle est collectivement instrumentée par les membres de la communauté hip hop, dépossédant au passage « l’auteur » de ses prérogatives d’exclusivité, esthétique, morale ou financière dont ils banalisent la maîtrise. Même s’il ne réalise pas lui-même des productions sonores, tout amateur de hip hop est à sa manière un collecteur d’échantillons, il développe une autre forme d’écoute musicale, dans laquelle l’intérêt esthétique procède moins de la continuité du morceau entendu que de la possibilité d’en recombiner mentalement certains passages à l’intérieur d’une autre continuité. L’échantillonnage ouvre l’inquiétante possibilité d’une diffraction du plan d’immanence des œuvres cher à Adorno.

38 Dans la mesure où, d’autre part, il est possible d’échantillonner non seulement des portions d’œuvres constituées, mais également des fragments de conversations, des extraits de programmes radio, des passages de discours politiques, des dialogues de séries télévisées ou de films, des rumeurs et des fracas issus de l’activité urbaine, etc., de les placer côte à côte, ou encore de les superposer (layering) en une agressive mixture sonore, l’échantillonnage fait voler en éclats des hiérarchies ontologiques jusqu’alors soigneusement entretenues. La levée de boucliers contre la pratique perturbante de l’échantillonnage met au jour la relation de circularité qui unit l’économie des droits d’auteur et l’idéologie de l’œuvre d’art où se distingue la figure du créateur inspiré.

Minorité et négrité

39 Le hip hop est-il une forme culturelle spécifiquement afro-américaine ? Peut-on parler à propos du rap d’expression noire ? Pour certains chercheurs, le rap est incontestablement une musique afro-américaine ‒ un Black Noise ‒ selon la formule désormais canonique de Tricia Rose 39. Pour d’autres, il s’agirait d’une expression multi- ethnique dont nul groupe ne saurait génériquement se prévaloir. Pour certains, plus radicaux encore, c’est la notion de musique noire qui, en elle-même, aurait perdu toute pertinence 40. Rappelons que lorsqu’aux États-Unis on a voulu définir la race, l’administration de certains états ne s’est pas embarrassée de tels scrupules discriminatoires : une simple goutte de sang noir avéré suffisait à vous désigner comme « Black », avec toutes les restrictions qu’une telle classification impliquait en matière de droits (la règle de la goutte de sang unique se généralisant à l’ensemble du territoire après la guerre de sécession). Les bénéfices symboliques semblent en l’occurrence plus

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aisés à décolorer à fins de mutualisation ethnique que le stigmate de la race à ignorer dans la perspective d’une égalité sociale effective : « everything but the burden ! »

40 En fait, nous n’entrerons pas directement dans cet épineux débat. La genèse du rap est composite, les ingrédients qui s’y incorporent apparaissent extrêmement divers et procèdent d’une complexe « miscegenation ». Faut-il, pour autant, décolorer le rap ? Faut-il au contraire « négrifier » ceux des acteurs du hip hop qui n’appartiennent pas à la communauté afro-américaine et inclure dans une négrité performative tous ceux qui ont conjointement portés le hip hop sur les fonds baptismaux du Bronx, ou qui continuent de le promouvoir ? Faut-il phagocyter la Jamaïque ou bien au contraire considérer cette île des Caraïbes comme la véritable mère patrie du rap (Blum, 2009) ? Autant de controverses byzantines que les chercheurs risquent de ne jamais clore. Ce qui paraît en revanche incontestable, c’est que, sitôt la culture hip hop évoquée, la question de la race se trouve implicitement posée et le poids de la négrité vient massivement peser sur les commentaires ou les analyses. Anthony Kwame Harrison met bien en évidence comment même ceux qui se prétendent indifférents à l’appartenance ethnique (color blind), restent implicitement travaillés par les questions de race et de négrité. De manière assez saisissante, l’auteur de Hip hop Underground évoque même, chez les non-afro-américians, le renversement du processus de la « double consciousness » – mis en évidence dès 1903 par W.E.B Du Bois dans le séminal The Souls of the Black Folk (Harrison, 2009 : 110). Une thèse déjà implicite pour Jeffrey Ogbar lorsqu’il constate que les rappeurs, qu’ils soient d’origine « latine », asiatique ou européenne, « affirment leur ethnicité de non-afro-américains et s’approprient simultanément les marqueurs et les tournures linguistiques des rappeurs afro- américains afin de manifester leur légitimité rappologique » (2007 : 38). Dans son ensemble la culture culture hip hop apparaît « saturée de symbolisme racial » (Harrison, 2009 : 118), et le fait que les membres de la jeunesse blanche y adhèrent massivement à des fins d’identification et d’individuation n’y change rien.

41 Une manière d’éviter de tels pièges consiste à entendre « noir » non pas tant comme un marqueur racial ou ethnique, mais comme l’indice d’une volonté de s’en tenir à une forme résolument mineure de l’expression. Du fait de l’histoire chaotique dans laquelle, à son corps défendant, il s’est trouvé impliqué, l’Afro-Américain cristallise sur sa personne toutes les formes de minorités, et la culture que la communauté noire a dû mettre en place pour préserver l’humanité de ses membres, s’articule depuis ses origines comme la synthèse de ces minorités convergentes. D’où la remarque incidente sur le rapport linguistique des Noirs à l’anglais standard dont nous avons relevé la prégnance en ouverture, placée entre parenthèses par Deleuze et Guattari, au moment où les auteurs se proposent d’aborder la problématique d’une expression mineure à partir de l’œuvre de Kafka.

42 Forger le syntagme provocateur de « black noise, » comme le fait Tricia Rose, pour désigner le rap revient à pointer le doigt sur son ancrage dans une dimension mineure de l’expression : l’exclusion du bruit de la sphère musicale venant en l’occurrence renforcer la marginalisation des Noirs de la sphère économique et sociale 41. En ce sens « Black » ne fait référence ni à une race, ni même à une essence ou à un patrimoine culturel, mais fonctionne comme un opérateur implicite de minorité. C’est pourquoi les entreprises qui s’attachent à minimiser la négrité de la culture hip hop, comme celles qui s’efforcent d’en légitimer les contenus (exposition des graffs dans les musées, prise en main de la break dance par des chorégraphes institutionnels, reproche aux rappeurs

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de leur usage du mot nigger ou des clichés gangsta 42…) procèdent d’une intention comparable : arracher cette forme d’expression de la minorité où pourtant elle s’enracine avec insistance, ainsi que le signale le vers de Kery James cité en épigraphe.

43 Car, à rester ostensiblement une expression mineure, le hip hop, comme naguère son grand oncle le jazz, « minorise » à son tour l’ensemble des manifestations symboliques dont l’homme peut se montrer capable et remet à plat les présupposés ontologiques sur lesquels se fondent les stratégies de distinctions d’où émanent nos théories de l’art. Si, par exemple, passées les séductions de la première heure, les maîtres de la grande forme musicale ont aussi rapidement renoncé à se confronter au jazz, gageons que c’est dans la mesure où ils durent s’apercevoir que la référence à cette nouvelle forme de musique, incorporée dans leurs œuvres, n’élevait pas cette dernière, sous leur égide, au rang des expressions majeures, mais ouvrait des perspectives sur une dimension mineure de leur propres créations, incompatible avec une conception universaliste et dûment légitimée de leur art définitivement « majeur ».

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NOTES

1. « La ritournelle va vers l’agencement territorial, s’y installe ou en sort. En un sens général, on appelle ritournelle tout ensemble de motifs territoriaux (il y a des ritournelles motrices, gestuelles, optiques). En un sens restreint, on parle de ritournelle quand l’agencement est sonore ou dominé par le son. » (Deleuze & Gattari, 1980 : 397) 2. La réalité d’un parler noir structuré en marge de l’anglais standard aura longtemps été contestée. Dès les années 1970, le linguiste William Labov constatait déjà cette réticence institutionnelle : « Pour diverses raisons, beaucoup parmi les enseignants, les directeurs d’école et les dirigeants du mouvement pour les droits civiques voudraient nier que l’existence d’un parler noir défini par ses propres structures constitue aujourd’hui une réalité linguistique et sociale aux États-Unis. » (Labov, 1978 : 32) 3. . Slam, album « Bacdafucup », 1993, Def Jam/Universal. Cité dans Imani Perry (2005), Prophets of the Hoods. Analysant le morceau cité, l’auteure montre comment dans son texte, le MC rejette une économie de la pureté langagière pour faire prévaloir une économie de la créativité verbale (2005 : 46-47). Ajoutons que le texte se trouve de surcroît « pollué » par le débit précipité du flow et par le niveau sonore d’un l’accompagnement musical particulièrement agressif qui rend les paroles difficilement intelligibles. 4. Selon la formule du 113. Cf. Ouais Gros, album « Les Princes de la Ville » 1999. 5. La Rumeur À nous le bruit, Album « Regain de tension », 2004, La Rumeur Records/EMI. 6. Darco (graffeur), propos recueillis par Numa Murard et cités par Patricia Osganian : « Darco, Mode 2 : le graff sur le fil du rasoir » in revue « Mouvement » n° 11 Hip hop, les pratiques, les marchés, la politique septembre/octobre 2000, Éditions La Découverte. 7. Sur l’obscénité dans le rap, cf. Christian Béthune, Le rap une esthétique hors la loi (2001 : 133-157). 8. « Pour monter en grade c’est vole, deale, cambute, dévalise » : Kenny Arkana, La mère des enfants perdus, album « Entre Ciment et Belle Étoile », 2006. Issu de l’argot parisien des camelots, le verbe cambuter, déjà recensé par le dictionnaire de Napoléon Hayard en 1907, signifie : « échanger », « escroquer », « flouer ». Son usage est relativement rare, même chez les familiers de la langue verte. 9. . Premier suicide, Album « L’Amour est mort », 2001, Time Bomb. Cité par A. Pecqueux (2007 : 127). 10. . Foolek in « À l’Ombre du Show Business », 2008, Warner. 11. « Sans plomb 93 » Album « Suis-je le gardien de mon frère ? » 2008, Bec5772326. On notera que le choix des verbes : enchaîner, mettre un crochet, accélérer font partie du vocabulaire sportif et plus particulièrement celui de la boxe. 12. Au critère normatif, Pecqueux propose judicieusement de substituer le critère énonciatif qui permet de considérer ce qui est proféré par les rappeurs dans une véritable perspective poétique (2007 : 127). 13. . Maître mot, mots du maître, album « Regain de Tensions ».

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14. En fait le « r apical » est un r roulé avec le bout de la langue, d’où son nom d’apical ; le « r » arabe /X/ comme dans Khaled, est un r uvulaire guttural plus dur encore que la jota en espagnol ou le ch allemand, noté /x/ par les phonéticiens. 15. Publié en 2000 sous le label indépendant 45 Scientific. Avant cette date le terme « gros » assurait de manière détournée cette subreption phonétique cf Ouais gros ! du groupe 113, album « Les Princes de la Ville », 1999. 16. Sefyu, op. cit., après trois allitérations tr, cr, pr, le vers se termine par une onomatopée qui, redoublée en coup de glotte, rend le tour phonétique d’autant plus mordant. 17. . Moment of Clarity « The Black Album », 2003, Roc-A-Fella Records. 18. Magazine Teknikart, 20 juin 2002. 19. Comme n’est au demeurant pas moins politique l’attitude existentielle indifférenciée où se complaît la majorité silencieuse telle que la dénoncent les rappeurs du groupe La Rumeur dans La meilleure des Polices, album « Du cœur à l’outrage », 2007, La Rumeur Records/EMI. 20. On ne peut en effet pas placer au même niveau de conscience politique les paroles des raps scandés disons par « 50 cent » figure de proue du gangsta rap new-yorkais, et celles formulées par les deux MC du collectif « Dead Prez », qui revendique une approche révolutionnaire. 21. Je ne reviendrai que de manière accessoire à cette thématique développée par Anthony Pecqueux, elle constitue le noyau de sa thèse, puis de son ouvrage Voix du rap. L’auteur y analyse rigoureusement le processus de cette incarnation du politique. 22. Magazine « Rap US » , n° 44, février/mars 2009. 23. Jay-Z, Dope Man , album « Life and Time of S.Carter », 1999. 24. NTM Pour un nouveau massacre, album « J’appuie sur la gâchette », 1993. 25. 113, Les regrets restent, « Les princes de la ville ». 26. Selon Oxmo Puccino : « Les rappeurs sont des gens qui n’auraient fait de la musque nulle part ailleurs. » (Blondeau et Hanak, 2008 : 119) 27. Renaud, 1977, album « Laisse Béton ». 28. . Je suis une bande ethnique à moi tout seul, album « Du cœur à l’outrage », 2007. 29. Au risque d’être « pris pour cible » comme le dénoncent un titre du groupe Sniper, album « Du rire aux larmes », 2001, East West. 30. Fonky Family, Art de rue titre éponyme d’un album paru en 2001, Sony. 31. Lunatic, introduction de l’album « Mauvais Œil », 2000, 45 Scientific. L’alternance du « on » et du « leur », rend le « nous » d’autant plus indéterminé, mais paradoxalement fortement individué. 32. . Bring the noise, album « It Takes a Nation of Millions to Hold us Back », 1988, Def Jam. L’album de Public Enemy met en oeuvre la théorie du « mur sonore » prônée par le Bomb Squad, expression esthétique de cette polique du bruit. 33. . À nous le Bruit, album « Regain de Tension », 2004, EMI. 34. Groupe « Lunatic », C’est le son qui met la pression ̧ album « Mauvais Œil », 2000, 45 Scientific. 35. Suprème NTM, La révolution du son, album « 1993, J’appuie sur la Gâchette ». 36. « La maîtresse d’école n’informe pas quand elle interroge un élève pas plus qu’elle n’informe quand elle enseigne une règle de grammaire ou de calcul. Elle “enseigne”, elle donne des ordres […] la machine de l’enseignement obligatoire ne communique pas des informations mais impose à l’enfant des coordonnées sémiotiques. » (Deleuze & Guattari, 1980 : 95) 37. Davantage que simplement « représenter », dans la bouche d’un MC américain, « to represent » signifie d’abord « produire une performance remarquable » (Kearse, 2006 : 466). En d’autres termes, dans le hip hop même formulée dans le langage de l’ego exacerbé, l’excellence se revendique le plus souvent avec une perspective collective. 38. La technologie peut en effet faire subir au fragment prélevé toute une série de manipulations susceptibles de le rendre méconnaissable (flipping).

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39. « Le rap est une expression culturelle noire qui fait prévaloir la voix des noirs depuis les marges de l’Amérique urbaine. » (Rose, 1994 : 2) 40. C’est en particulier le cas de Philip Tagg « Lettre ouverte sur les musiques ‘’noires’’ » (2008). Voir également la précédente livraison de Volume !, n° 8-1, 2011, « Peut-on parler de musique noire ? » (dir. Emmanuel Parent). 41. Il est d’ailleurs significatif que Tricia Rose insiste pour intégrer les porto-ricains à la négrité fondatrice du rap. 42. À ce titre, par exemple, les deux MCs qui forment le groupe « Dead Prez », et dont les propos se veulent explicitement politiques, prennent bien soin de revendiquer un double statut de révolutionnaire et de gangster : « Revolutionary but Gangsta », 2004, Columbia.

RÉSUMÉS

Saisissant l’occasion ouverte par Deleuze et Guattari à propos du concept de « littérature mineure », l’article questionne le hip hop à l’aune de la perspective Guattaro-deleuzienne : déterritorialisation linguistique, immédiat politique, énonciation collective, tous les ingrédients d’une expression mineure semblent effectivement à l’œuvre dans la culture hip hop. Ce qui ne veut bien sûr pas dire qu’il s’agit d’une expression de second ordre, bien au contraire, mais d’une expression radicalement hors des normes établies, qui vient questionner les arts majeurs de façon « révolutionnaire ».

INDEX

Index géographique : États-Unis / USA, France Thèmes : afro-américaine / African-American music, rap / hip-hop Index chronologique : 1990-1999, 2000-2009 Keywords : communities / minorities, enunciation (regime), language / multilingualism, politics / militancy, norms / autonomy / heteronomy Mots-clés : communautés / minorités, énonciation (régime), langue / multilinguisme, politique / militantisme, normes / autonomie / hétéronomie

AUTEUR

CHRISTIAN BÉTHUNE

Christian BÉTHUNE né en 1949 dans le neuf trois, titulaire d’un doctorat de philosophie et d’une habilitation à la direction de recherche en « épistémologie des disciplines artistiques » (sic). Chercheur associé au CIEREC (université Jean Monnet de St-Etienne/ université de Lyon) a récemment publié Le rap une esthétique hors la loi (Autrement 2003) ; Pour une esthétique du rap (Klincksieck 2004) ; Le Jazz et l’Occident (Klincksieck 2008). mail

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Sex Sells, Blackness Too?

Tribune Op-ed

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“Identités” dominantes et dominées : L’État d’Arizona contre les études ethniques Dominating and dominated “identities”: the State of Arizona against ethnic studies

Jim Cohen Traduction : Emmanuel Parent

1 EN MAI 2010 LA GOUVERNEURE de l’État d’Arizona Mme Jan Brewer a converti en loi, par sa signature, un projet (dit « HB 2281 »), porté par quelques personnalités très motivées de la droite républicaine locale, qui visait la suppression du programme d’Études mexicaines- américaines enseigné dans certains lycées de la ville de Tucson, deuxième ville de l’État (environ 520 000 habitants). Les autorités scolaires locales sont menacées d’une perte significative de fonds publics s’ils ne suppriment pas le programme. Un groupe d’enseignants a alors porté plainte mais le conseil élu local qui veille aux affaires scolaires (School Board) n’a pas suivi la démarche, ce qui augmente les chances d’une suppression durable1.

2 La loi ne venait pas de nulle part. À peine trois semaines plus tôt la même gouverneure avait approuvé un autre texte (« SB 1070 ») qui autorisait la police de son État à contrôler les papiers d’identité des personnes soupçonnées – selon le principe douteux du « soupçon raisonnable » (« reasonable suspicion ») – d’être en situation irrégulière.

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Quelques heures avant l’entrée en vigueur de la loi, une juge fédérale en a annulé les clauses les plus essentielles. Néanmoins la police – notamment celle du comté très peuplé de Maricopa où se trouve Phoenix, cinquième ville des États-Unis – commet régulièrement des actes de profilage racial en contrôlant et arrêtant des personnes qui ont le tort de « ressembler » phénotypiquement à des immigrés mexicains ou centro- américains pouvant être en situation irrégulière.

3 Quand on examine la loi sur les Mexican American Studies en tenant compte de ce contexte de surveillance policière accrue des immigrés (et de ceux qui leur « ressemblent ») et de forte polarisation politique à l’échelle nationale sur le thème des « illégaux », on voit à l’œuvre une logique de ciblage d’une catégorie « suspecte ». Les autorités de l’Arizona s’en prennent à un programme d’enseignement qui s’affiche comme « Mexican American » (ou, parfois, Chicano, ou « Raza ») en l’accusant d’inciter des élèves à adopter des attitudes « anti-américaines ». En effet, le programme questionne l’espace national états-unien dans son histoire et entend fournir aux élèves d’origine mexicaine, et à quelques autres, les bases d’un savoir critique.

4 De quoi cette affaire est-elle le symptôme ? En quoi nous renseigne-t-elle sur le « modèle d’intégration » américain – si tant est qu’on puisse parler d’un tel modèle – et, plus généralement, sur la question des « identités » ethniques et raciales dans l’espace public ? Si les « identités » marchandisées et spectacularisées des minorités ethnoraciales alimentent aujourd’hui l’industrie culturelle de façon routinière, qu’en est-il des revendications identitaires qui se conçoivent, au contraire, comme une résistance aux modes de connaissance et de perception dominants ? Ces revendications-là sont moins audibles dans l’espace public aujourd’hui qu’en pleine période de mouvements de révolte dans les années 1960-1970, mais ils sont encore présents dans certains espaces éducatifs ou artistiques.

5 Le programme de Tucson est un exemple de ce que sont devenues les études ethniques, 45 ans après la création du premier programme de Black Studies à San Francisco State University (Rolland-Diamond, 2012). C’est un exemple atypique, puisque ce programme s’adresse aux élèves du secondaire (high school) et non aux étudiants du supérieur. Les fondements intellectuels du programme invitent au débat. On y trouve – nous le verrons – certains traits « essentialistes » qui sont pourtant loin de constituer un sectarisme ethniciste, un enfermement communautaire ou un défi à l’autorité de l’État comme le prétendent les gouvernants qui cherchent à le faire disparaître. Mais avant d’entrer en détail sur le sujet il convient de situer notre discussion dans le contexte du débat franco-français permanent (depuis les années 1980) sur les « modèles d’intégration », compte tenu du rôle que joue dans ce débat la figure controversée du « modèle américain ».

Quel « modèle américain » ?

6 Le monde intellectuel français reste aussi divisé que le monde politique français – peut- être même un peu plus – à propos du mode américain de traitement de la diversité ethnique/ raciale dans le cadre de la citoyenneté. Qu’est-ce que le « modèle » américain ? Allons droit à l’essentiel : de nombreux observateurs sont tentés, outre- Atlantique, d’attribuer à la forme de citoyenneté en vigueur aux États-Unis une cohérence de « modèle », informé par une « philosophie d’intégration » (Favell, 2001), qu’elle ne possède pas nécessairement. Cette cohérence imputée au « modèle

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américain » est souvent liée à un schématisme qui s’explique par la fonction de repoussoir ou d’épouvantail de ce « modèle » dans le débat public français2. En effet, le « modèle américain » fait davantage objet de polémiques que d’études sérieuses (il y a naturellement quelques heureuses exceptions : Lacorne, 1997 ; Sabbagh, 2003 ; Le Texier, 2006 ; Schor, 2009 ; Le Texier, Estèves, Lacorne, 2010).

7 Pour certains le « multiculturalisme » américain est un repoussoir, synonyme de « communautarisme », donc antithèse de la citoyenneté républicaine. Pour d’autres le multiculturalisme américain serait plutôt une idée intéressante à creuser en vue d’un aménagement du modèle français. Ce que l’on ne sait pas en général, c’est qu’il n’y a pas, à proprement parler, une politique américaine de multiculturalisme à l’échelon de l’État fédéral. Il peut y avoir, localement, des municipalités ou des campus universitaires qui revendiquent différentes sortes de normes de reconnaissance de la diversité ethnoraciale et culturelle. Le multiculturalisme à l’américaine, là où il existe, est caractérisé à juste titre par Michel Wieviorka comme un multiculturalisme « éclaté » (1999 : 418-425). Il n’est notamment pas lié à une politique sociale, autrement dit ce multiculturalisme mise dans le meilleur des cas sur une « reconnaissance » des minorités ethnoraciales ou ethnoculturelles sans proposer aucune politique significative de redistribution des richesses et des chances de succès dans l’éducation et dans l’emploi.

8 Le « modèle américain », objet à la fois terriblement vague et terriblement polémique, miroir à la fois déformant et déformé du « modèle français », gagnerait à être mieux compris dans son fonctionnement réel. Il ne sera pas question, ici, d’en rendre compte intégralement, mais nous tenterons plus modestement d’éclaircir l’un des nombreux nœuds de la controverse : la place dans l’espace public des affirmations identitaires des minorités ethniques/raciales.

9 Évitons le cours magistral sur la notion d’« identité », dont les interprétations diverses remplissent des rayons entiers de bibliothèques. En deux mots, le terme est à manier avec précaution parce qu’il s’applique indifféremment à la manière dont les individus ou les groupes s’identifient eux-mêmes et à la manière dont d’autres les identifient. Il s’applique indifféremment – à moins qu’on le précise – aux identifications plutôt rigides et intransigeantes et aux identifications plus malléables ou « plastiques ». De même, il s’applique indifféremment – à moins qu’on le précise – aux identifications officielles et à celles que les acteurs sociaux s’assignent ou assignent aux autres3.

10 On ne comprendra pas grand-chose à la manière dont l’État, le système politique et les acteurs sociaux américains traitent les questions identitaires si l’on va droit à des jugements de valeur sur le caractère « communautariste », « ethnicisé », « anti- républicain » de ce système voire de cette société. Il est indispensable de connaître le système et la société américaine dans leur historicité propre. Car dès qu’on s’intéresse un tant soit peu à l’histoire de la constitution de l’espace national des États-Unis, on peut comprendre les raisons d’une si forte prégnance des questions raciales et ethniques et de la si forte tendance, dans les années 1960, à l’affirmation identitaire sur la scène publique de groupes minoritaires longtemps marginalisés et en quête de reconnaissance.

11 En étudiant dans son historicité propre l’espace national étatsunien (Marienstras, 1976), que trouve-t-on ? La conquête coloniale progressive de tout un continent, la marginalisation par la guerre et l’enfermement des populations indigènes, l’esclavage des Noirs enlevés d’Afrique à partir de 1619, la conquête territoriale de la moitié nord

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du Mexique (1846-1848), l’immigration majoritairement blanche et européenne pendant toute une période, et, depuis 1965 environ, l’immigration en provenance, pour l’essentiel, de l’Amérique latine, la Caraïbe, et l’Asie.

12 Première conclusion : la diversité au sens le plus banal du terme, avant d’être détournée en un slogan mystificateur, est d’abord un fait incontournable de l’histoire des États- Unis depuis la période coloniale, en raison d’un mode de formation nationale où la domination coloniale/impériale et l’esclavage se sont combinés en une formule particulière de colonialité du pouvoir4 (Quijano, 2005) qui s’intègre dans une matrice globale (transnationale) de colonialité (Quijano, 2005 : 201-246 ; Grosfoguel, 2003). Si la notion de diversité a pu être mobilisée en slogan, c’est parce qu’elle tend à aplanir des différences, et, surtout, les inégalités liées à celles-ci, en les assignant toutes à une « diversité » vague et généralisée (Bereni, Jaunait, 2009 ; Cohen et Lamoureux, 2009 : 9-31). Avec un peu de recul critique cependant, on voit bien que les différences (raciales, ethniques, culturelles, etc.) attribuées et/ou revendiquées forment un système non seulement de différences mais d’inégalités racistes (Poiret, Rudder, Vourc’h, 2000). Quand on tient compte de cette histoire, il n’est pas très étonnant qu’au moment historique de l’affirmation des catégories ainsi subalternisées, notamment dans les années 1960, celles-ci se soient affirmées comme des groupes, non seulement en revendiquant des droits (civils, politiques, sociaux) au nom de l’égalité citoyenne, mais aussi en s’identifiant comme des peuples issus de l’oppression et forgés en grande partie par elle.

13 Le mouvement des droits civiques s’est annoncé en partie comme un mouvement « républicain » en ceci qu’il a formulé comme revendication essentielle l’égalité des droits, c’est-à-dire l’égalité de chaque citoyen devant la loi, indépendamment et abstraction faite de la couleur de peau ou de la nationalité d’origine. Mais le thème du Black Power s’est manifesté très tôt dans le discours de quelques militants de ce même « mouvement des droits civiques » (voir notamment le parcours politique et intellectuel de Stokeley Carmichael, co-auteur avec Charles Hamilton de l’ouvrage Black Power dès 1967 – [Joseph, 2006]). Le mouvement chicano 5 et le mouvement portoricain avaient leurs propres raisons d’être et auraient existé d’une manière ou d’une autre, mais dans le contexte des années 1960 ils se sont greffés sur le modèle de mobilisation des Noirs en revendiquant à la fois l’égalité des droits et une pleine reconnaissance de groupes, de minorités, ayant leur place dans le récit national et leur histoire propre.

Black Studies, Chicano Studies… Ethnic Studies

14 En effet, le rôle historique des Chicanos et des Portoricains, comme celui des Afro- Américains, avait été longtemps rendu invisible, ou minimisé, ou représenté de façon triviale. Il s’agissait donc de restituer des histoires occultées ou effacées, tout en mettant en évidence les raisons de l’oubli, c’est-à-dire les formes d’oppression, de racisme, d’exclusion dont ces groupes avaient été – et continuaient à bien des égards d’être – l’objet. La revendication, dans plusieurs campus universitaires de la création de départements ou centres de Black Studies, Chicano Studies, etc., a été la conséquence directe de cette quête de reconnaissance.

15 Pour ceux qui sont allergiques, pour des raisons liées à un certain républicanisme, à toute démarche identitaire de ce genre, il est difficile de rendre compte des nuances et des subtilités des approches adoptées par différents courants au sein des mouvements

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noir, chicano ou portoricain. Mais d’une manière ou d’une autre, tous ces mouvements, ainsi que toutes les expériences des ethnic studies, ont toujours été confrontés à une série de contradictions auxquelles il importe d’être sensible si l’on veut comprendre l’affaire actuelle qui secoue l’Arizona. Ces dilemmes portent aussi bien sur le mode de revendication identitaire que sur les finalités des programmes d’enseignement ou de recherche (Grosfoguel, 2007 : 35-47 ; Muñoz, 1989 : 127-169 ; Rolland-Diamond, 2012).

16 — Les contradictions politico-intellectuelles à propos du mode de revendication identitaire : les mouvements pour les Black Studies et Latino Studies ont toujours connu en leur sein des discussions sur le caractère plus ou moins « ferme » et exclusif des identités revendiquées. Il y a toujours eu une petite minorité d’Afrocentristes et une minorité de nationalistes chicanos plaidant pour une forme de souveraineté territoriale, une tendance à « fétichiser » une « identité » revendiquée au singulier. Ce n’est pas la tendance dominante, d’autant plus que ces programmes ont bien souvent été invités ou forcés 1) à combiner leurs efforts avec ceux d’autres minorités pour former des entités plus larges d’ethnic studies (Noirs + Latinos + Asiatiques par exemple) – élargissement qui les a obligés, par la même occasion, à situer leur propre quête identitaire dans un contexte national – et transnational – plus large ; 2) à se conformer aux conventions universitaires établies en matière institutionnelle ou scientifique.

17 En dépit de telles pressions, un autre type de contradiction identitaire s’est manifesté dès le départ, entre une démarche qui traite comme une donnée indépassable le cadre national et la quête d’intégration dans ce cadre institutionnel et symbolique, et une approche qui va jusqu’à questionner l’espace national lui-même, au nom d’une analyse et d’un projet politique plus internationaliste ou transnational, se réclamant parfois d’une perspective critique « postcoloniale » ou « décoloniale ». Certains programmes se conçoivent en effet comme des « expériences de décolonisation du savoir », comme le dit Ramón Grosfoguel (2007).

18 — Les dilemmes à propos de la finalité des programmes sont étroitement liés aux contradictions politico-intellectuelles. Depuis le départ, comme nous l’avons souligné, ces programmes subissent des pressions considérables pour se conformer au cadre établi des universités. Celles-ci peuvent être publiques ou privées mais elles sont en tout cas dominées par un certain type de modèle de savoir qu’on peut appeler – quitte à approfondir la question à un autre moment – eurocentré ou eurocentrique. Au début du mouvement pour les études noires ou latinos, ce modèle a fait l’objet dans certains campus de défis radicaux lancés par des courants militants qui entendaient faire des programmes d’études et de recherches des instruments au service d’un mouvement populaire, des « besoins de la communauté », voire des couches sociales les plus défavorisées de celle-ci.

19 Compte tenu des pressions politiques et budgétaires des dirigeants universitaires et compte tenu des aspirations de bon nombre de professeurs et chercheurs issus des minorités à la réussite individuelle dans leur carrière universitaire, le modèle militant des programmes n’a nulle part vu durablement le jour. Selon Caroline Rolland- Diamond :

20 « Pendant près de 15 ans après leur apparition dans le paysage de l’enseignement supérieur américaine, ces structures souffrent d’une crise de légitimité prolongée les obligeant à dépenser leurs forces pour se défendre contre ceux, au sein de l’université comme ailleurs, qui souhaitaient les voir disparaître, soit qu’elles étaient accusées

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d’offrir un enseignement au rabais sur des sujets de moindre importance, soit qu’on leur opposait l’argument liberal contre l’existence même de structures séparées. « … [Ces programmes] restent aujourd’hui largement contestées au sein de l’institution universitaire. » (Rolland-Diamond , 2012)

Le programme de Tucson et sa philosophie éducative

En tant que programme dirigé aux élèves du secondaire, le Mexican American Studies Department de Tucson nécessite sans doute une grille de lecture un peu différente. Son existence témoigne en soi d’une démarche de lutte qui affecte directement une communauté locale.

21 En reconnaissant que les ethnic studies – ce programme comme les autres – sont historiquement issues de luttes, il importe de mesurer toutes les implications de cette affirmation. Si ces études donnent l’impression, vues de loin par des chercheurs situés dans d’autres contextes, d’être centrées uniquement sur des solidarités particularistes, étroitement « ethniques », c’est sans doute parce qu’elles sont issues de luttes historiquement situées qui constituent une sorte de négation déterminée des systèmes de domination en place. Elles reflètent aussi, en partie, le genre de savoir instrumental qui alimente les luttes au jour le jour et qui n’a pas toujours les moyens de prendre la distance critique qu’exigerait une démarche sociologique ou philosophique.

22 Le particularisme qu’on peut souvent trouver à l’œuvre dans certains discours issus des ethnic studies est ce qu’on peut caractériser comme de l’« essentialisme stratégique » : il ne s’agit pas d’une « bévue » théorique, ni d’une vision particulièrement étroite et sclérosée du monde, mais d’une nécessité pratique de la lutte qui dresse une catégorie racialisée déterminée contre un système de domination. Il ne suffit pas, dans cette perspective, de rester une « catégorie », encore faut-il accéder un tant soit peu au statut de groupe de manière à s’organiser efficacement en vue de changer le système en place (ou l’abolir).

23 Mais les ethnic studies sont très loin de se réduire à un discours d’affirmation particulariste d’identités particulières, essentialisées et figées. Dès le départ, nous l’avons vu, elles ont constitué un terrain de contestation au sein des groupes minoritaires – et également entre les porte-paroles de ces groupes, les administrations universitaires, les disciplines universitaires constituées et les autorités politiques.

24 Dans les polémiques opposant partisans et adversaires du programme de Tucson, les malentendus sont fréquents. L’un des plus significatifs porte sur le nom. Pour les dénonciateurs, le programme s’appelle « Raza Studies ». C’est effectivement l’un des noms informels qui lui est donné, mais le nom principal et officiel, c’est Mexican American Studies. Il est commode pour les adversaires d’attirer l’attention sur le terme Raza parce qu’il suggère – notamment pour ceux qui ne le connaissent pas – que le programme est purement et simplement un exercice de solidarité « raciale », « tribale ». Il s’agirait donc d’une sorte de racisme à rebours, une tentative de revanche, de reconquête, de sécession… alors que l’État fédéral, lui, ne serait racialement « neutre ».

25 La traduction littérale de la Raza – « la race » – est une traduction très tendancieuse. Une traduction plus proche de la vraie connotation du terme serait « peuple ». Plaider pour « la Raza » signifie plaider pour la justice à ceux qui se revendiquent du peuple chicano, mais il ne s’agit pas de s’opposer aux personnes d’autres origines. Depuis la

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grande époque du mouvement chicano (1965-1975), le terme s’est banalisé au point de devenir le nom d’un groupe de lobbying plutôt modéré et institutionnel : le National Council of La Raza (NCLR6) qui a adopté ce nom en 1973.

26 En quoi consiste donc le programme de Mexican-American Studies à Tucson ? Sans enquête de terrain sérieuse il est difficile d’en parler avec autorité. Ce dont je suis directement témoin pour avoir séjourné en Arizona en été 2008, ce sont les premières protestations contre les menaces de suppression du programme. Dans une rencontre organisée dans un café du centre de Tucson le 23 août 2008, j’ai entendu des élèves défendre leur programme avec éloquence en déclarant qu’il avait réussi à faire d’elles – c’étaient des lycéennes en l’occurrence – des élèves consciencieuses et motivées, en leur donnant les bases d’une réelle connaissance de leurs origines et de l’histoire de leur pays.

27 Les responsables du programme se sont chargés de le présenter sur le site internet du système scolaire municipal (Tucson Unified School District7). Il y a une cohérence dans leur démarche qu’il importe de comprendre quoiqu’on pense par ailleurs du programme. Les adeptes universitaires de la théorie politique ou de la sociologie pourraient trouver la présentation conceptuellement assez maladroite, nous verrons pourquoi, mais on voit néanmoins à l’œuvre une véritable philosophie éducative.

28 La présentation commence par une entrée intitulée « Notre vision », qui annonce d’emblée que le Département d’études mexicaines-américaines se consacre à l’empowerment et au renforcement de « notre communauté d’élèves (learners) ». L’empowerment, notion qui ne se laisse pas facilement traduire de l’anglais, signifie plus ou moins ceci : qu’un groupe largement privé de pouvoir et de reconnaissance commence à acquérir un sens de sa propre capacité à agir. La première raison d’être du programme, avant même qu’il soit question de contenus, consiste à apprendre aux élèves à agir, à avoir confiance en soi, à être les leaders de demain.

29 Les divers documents de la présentation (« About Us », « Curriculum », « Frequently Asked Questions », « Mexican American Studies Model », etc.) forment un tout dans lequel les responsables du programme n’évitent pas le piège d’un certain jargon « politiquement correct » dont les assises conceptuelles manquent parfois de clarté. Des termes tels que « Latino Critical Race Pedagogy », « Authentic Caring », « Critical Compassionate Intellectualism » ( ! !) etc., donnent une impression de bricolage intellectuel qui tend à se figer trop vite en doctrine.

30 Néanmoins, il ne convient pas de se fier aux apparences. Pour aller droit à l’essentiel, qu’en est-il, dans ce discours, de la question identitaire ? Lorsque les élèves sont invités à aborder l’histoire des États-Unis par le biais de l’histoire des Mexicains du sud-ouest, s’agit-il d’une identification exclusive qui vise à distancer les élèves de la collectivité nationale et à favoriser leur appartenance ethnique ? En citant sélectivement la présentation on peut trouver des passages qui suggèrent que le programme plaide en effet pour une identification privilégiée au groupe d’origine. « Le département – lit-on – cherche à faire avancer la compréhension et les intérêts des populations raza au sein de la zone scolaire, à l’échelle des États-Unis et dans le monde en général ». Ou encore, vers le début de la liste des objectifs énumérés dans le document « Curriculum » : « Notre approche présente des concepts, des événements et des problèmes depuis la perspective et l’expérience des Chicanos/Latino. « [….] mais aussi du point de vue de toute une gamme (a range) de groupes raciaux, ethniques et culturels. [Car] le fait de présenter des contenus depuis plusieurs perspectives et points de vue

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permet aux élèves de comprendre de façon plus précise l’héritage et les traditions de la nation. « Les leçons et activités utilisées par les enseignants aident les élèves à cultiver des attitudes positives envers les différents groupes raciaux, ethniques et culturels. » (Curriculum)

31 Si la majorité des élèves qui suivent les cours du programme sont effectivement chicanos, ce n’est pas le cas de tous. Il suffit pour s’en rendre compte de lire la liste des élèves primés pour l’excellence de leurs résultats scolaires, sportifs ou artistiques. Les noms « anglos » sont très minoritaires mais ils sont là. Si les noms hispaniques dominent, c’est d’abord pour des raisons historiques de ségrégation résidentielle, d’ordre à la fois ethnoracial et socio-économique. Les responsables du programme tiennent compte des besoins de la minorité non mexicaine-américaine : « Bien que le Département d’études mexicaines américaines ait été créé spécialement pour promouvoir le succès scolaire des élèves latinos, le modèle éducatif et le cursus d’études élaborés par le Département aidera tous les élèves. En favorisant la « conscience critique » (ils s’inspirent ici de l’œuvre de Paulo Freire, auteur de Pédagogie des opprimés), en promouvant ce qu’ils appellent (curieusement) l’empathie authentique (« authentic caring ») entre enseignants et élèves, en promouvant enfin une « écologie éducative fondée sur l’équité » (« educational ecology of equity »), le Département entend en faire bénéficier tous les élèves. « Si, pour les élèves latinos, le modèle [pédagogique, dit Mexican American Studies Model] sert de miroir, pour les élèves non-latinos le modèle sert de fenêtre sur la compréhension culturelle, historique et sociale. »

32 On le voit, la démarche de solidarité ethnique n’exclut pas une invitation à dépasser ce particularisme et à favoriser aussi les intérêts. La manière dont cette ouverture est exprimée, en tant qu’ouverture vers les autres « groupes ethniques, raciaux et culturels », peut donner l’impression d’une lecture un peu réductrice de la société, mais les Mexicains-Américains de Tucson sont loin d’en avoir le monopole. Leur formulation est, encore une fois, une « négation déterminée » du système qu’ils critiquent. Si ce système fonctionne beaucoup sur la base des hétéro-identifications ethniques et raciales, il n’est pas étonnant que les sujets qui cherchent à s’émanciper des inégalités racistes engendrées par ce système aient intériorisé ces identifications-là mais en transformant le signe négatif de la stigmatisation en signe positif d’une identification qui rime avec une quête de justice.

Les discours des dénonciateurs

33 De quoi le programme de Tucson est-il accusé exactement ? Selon les termes de la loi, conçue par M. Tom Horne, alors directeur (Superintendent) de l’éducation publique de l’État (aujourd’hui procureur de l’État), les écoles de l’État d’Arizona « n’incluront pas dans leur programme d’instruction des cours qui promeuvent le renversement du gouvernement des Etats-Unis », « promeuvent le ressentiment envers un groupe ou classe de personnes », « sont conçus principalement pour des élèves d’un groupe ethnique particulier », « plaident pour la solidarité ethnique au lieu du traitement des élèves en tant qu’individus ».

34 Cette loi, il faut le préciser, représente une version atténuée d’un autre projet, conçu par un Sénateur d’État particulièrement marqué à droite et anti-immigré, Russell Pearce, qui envisageait d’interdire, explicitement, tout programme qui « dénigre les valeurs

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américaines et les enseignements de la civilisation européenne ». Ce même projet de loi proposait également de démanteler des organisations étudiantes telles que MeCha (Movimiento Estudiantil Chicano de Aztlán), qui date des années 1970 et qui est représentée sur des dizaines de campus du sud-ouest des États-Unis. Or, cette version encore plus extrême du projet n’a pas été retenue car même en Arizona on n’a pas encore osé dissoudre des organisations de sur la base du délit d’opinion, ni aboli des programmes d’études ethniques à l’université. Le programme de Tucson représentait une cible plus facile, mais c’était avant tout une cible symbolique, une cible visant à radicaliser une ambiance déjà tangible de polarisation, un peu, toutes proportions gardées, comme le « geste » de Nicolas Sarkozy à l’encontre les Roms en été 2010, ou le débat sur l’identité nationale.

35 Le débat médiatique au sujet de ce programme est naturellement houleux. Les militants conservateurs et les éditorialistes penchant à droite, voire très à droite, insistent sur le caractère « subversif » du programme. Comme nous l’avons vu, aucun de ces commentateurs ne rate l’occasion d’appeler le programme « Raza Studies » et d’insister sur le caractère « raciste » de ce nom. Ils sont nombreux à citer également un livre utilisé – selon eux – dans le programme, mais cela n’est pas vérifié : le livre Occupied America : A History of Chicanos par Rodolfo Acuña, l’un des fondateurs des Chicano Studies en Californie dans les années 1960 (Thorne, 2010). Dans Occupied America, dont la première édition date de 1972 – il a été ré-édité plusieurs fois depuis – Acuña examine la thèse du « colonialisme interne » pour rendre compte de l’expérience des Chicanos. Il s’agit pour ces dénonciateurs de dépeindre les Mexican American Studies comme le genre de programme qui appelle en permanence à la lutte contre la souveraineté états- unienne au nom de la nation chicana.

36 Or Acuña, aujourd’hui professeur à la retraite de la California State University à Northridge, est un homme très respecté qui, tout en restant très critique des effets du système en place sur les Chicanos, n’a rien d’un agitateur violent. Dans sa préface à la troisième édition d’Occupied America (1988), il reconnaît la colère qui a caractérisé la première édition du travail mais se vante d’avoir écrit, dès la 2e édition (1984) « une œuvre plus calme » qui s’efforce de « persuader le lecteur en documentant abondamment les injustices qui reléguaient la majorité des Chicanos à un statut de sous-classe (underclass) » (Acuña, 1988).

Parole à la défense

37 À 78 ans, Acuña est encore actif en tant que défenseur des programmes de Chicano Studies menacés. Début avril 2011, lors d’un congrès de la National Association for Chicana and Chicano Studies fondée en 1972, il a déclaré : « Les études ethniques ne servent pas à isoler les étudiants, elles servent au contraire à les inviter à explorer toute la diversité culturelle et historique incorporée dans le tissu de l’expérience américaine, ce qui bénéficie clairement à nous tous dans ce pays. » (Torres, 2011) Il défend le programme de Tucson en déclarant qu’il a été « fondé précisément parce que les écoles étaient, et sont, en échec ». Son but était de promouvoir « une identité qui avait un besoin criant d’être réparée, d’être respectée… ».

38 Il est difficile de comprendre ce que veulent vraiment les autorités actuelles d’Arizona, si ce n’est d’augmenter le degré de polarisation politique à connotation ethnique.

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Comme l’ont fait remarquer de nombreux autres défenseurs du programme, entre autres Alicia Gaspar de Alba, directrice du programme de Chicano Studies à UCLA, ce qui est cocasse dans cette affaire, c’est que « l’État reproche aux Chicano Studies de fomenter le ressentiment contre l’Amérique blanche », de provoquer « l’animosité et la division » alors que ce sont elles, les autorités, qui pratiquent le racisme et opèrent une forme de « régression culturelle » qui nous renvoie à l’époque d’avant le mouvement des droits civiques, « lorsque les gens de couleur étaient censés savoir que leur place était au fond du bus » (Rodríguez , 2011).

39 Ce ne sont pas seulement les intellectuels proches du mouvement chicano qui défendent le programme. L’affaire n’est pas seulement considérée comme une affaire de Chicanos, une affaire étroitement « ethnique », mais plus généralement comme une affaire de libertés civiles. Le représentant démocrate au Congrès de la 7e circonscription d’Arizona, Raúl Grijalva, a dénoncé cette prohibition qui « s’intègre dans une logique (pattern) de politiques mal conçues dirigées contre des communautés déterminées en Arizona et à l’échelle nationale » (Biggers, 2011).

40 Plus récemment encore, le représentant local de l’American Civil Liberties Union (ACLU) a demandé à un juge d’obliger l’actuel directeur du système scolaire de l’État, John Huppenthal, de rendre public le dossier d’évaluation du programme puisque « cette loi a été écrite délibérément pour permettre au directeur du système scolaire de bannir le programme d’études mexicaines-américaines sur la base de ses propres points de vue et préjugés » (Herreras, 2011).

41 Le programme de Tucson, comme d’autres exemples des ethnic studies, peut avoir ses limites, que nous ne sommes pas les derniers à mettre en évidence, mais les attaques liberticides contre le programme sont-elles pour autant justifiées ? On peut évoquer les limites du programme, si on le souhaite, dans le cadre d’un dialogue critique sans s’arroger un pouvoir de vie et de mort sur un programme auquel de nombreux enseignants et élèves sont visiblement très attachés. En d’autres termes, la réponse critique à l’ethnocentrisme des autorités de l’État n’est pas nécessairement la défense inconditionnelle du programme de Tucson, car elle peut également prendre la forme d’une invitation au dépassement du faux universalisme ethnocentrique par une prise de conscience de la « di-versalité épistémique », pour reprendre le terme du philosophe Enrique Dussel (1994, cité dans Grosfoguel , 2007).

42 Si la défense des libertés civiles est probablement l’argument le mieux compris et le plus universalisable dans l’espace public étatsunien tel qu’il est constitué aujourd’hui, il y a d’autres raisons de s’opposer à la suppression du programme de Tucson. La fonction politique du programme n’est pas facile à défendre dans les pages des journaux mainstream – surtout ceux d’Arizona ! – mais elle est à prendre au sérieux. On peut, encore une fois, avoir des critiques à formuler par rapport à la conception du programme, mais il apparaît en dépit de ses imperfections comme une perle rare dans le système éducatif contemporain. Les responsables du programme, nous l’avons vu, se donnent pour objectif d'encourager les élèves à devenir des acteurs autonomes, capables de se situer dans l’histoire et de faire leurs propres choix dans un système économique, politique et médiatique qui incite plus souvent, de nos jours, à la dépolitisation – où les « identités » et les « différences » sont promues sous une forme infiniment plus banale, commerciale, consumériste, réifiante et réifiée.

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Tucson Unsified School District (TISD) : http://www.tusd.k12.az.us/contents/depart/ mexicanam/index.asp

NOTES

1. « Arizona, in the classroom », éditorial du New York Times, 16 janvier 2011. 2. Observation faite également par Éric Fassin et par bien d’autres. Cf. É. Fassin, « Aveugles à la race ou au racisme ? Une approche stratégique » (D. Fassin, É. Fassin, 2006 : 113). 3. Pour une approche critique qui met en évidence les pièges de la notion d’identité, voir Brubaker & Cooper (2001 : 66-85). 4. Cette notion, dont l’inventeur est le sociologue péruvien Aníbal Quijano, signifie – en deux mots – que les formes de domination issues de la colonisation se sont perpétuées au-delà de la disparition du colonialisme proprement dit puisque les hiérarchies sociales – notamment ethnoraciales et culturelles – issues de la conquête coloniale n’ont pas disparu avec les indépendances nationales mais restent des enjeux de luttes contemporaines. 5. Les Chicanos sont, par définition, des personnes d’origine mexicaine qui sont nées aux États- Unis et ne sont pas directement « issus de l’immigration ». 6. Voir le site web de l’organisation : http://www.nclr.org/.

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7. Les documents cités dans les paragraphes qui suivent viennent tous de cette source : http:// www.tusd.k12.az.us/contents/depart/mexicanam/index.asp.

INDEX

Index géographique : Arizona, États-Unis / USA, Mexique / Mexico Index chronologique : 2000-2009, 2010-2019 Keywords : race / racism / ethnicity, education / pedagogy, globalization, identity (individual / collective), integration / assimilation, migration / diaspora / exile, communities / minorities Mots-clés : acculturation / créolisation / hybridation, éducation / pédagogie, identité individuelle / collective, intégration / assimilation, migration / diaspora / exil, mondialisation, communautés / minorités

AUTEURS

JIM COHEN

Jim COHEN est professeur à l’Institut du monde anglophone, université de Paris III et enseignant à l’Institut des hautes études de l’Amérique Latine. Il a coordonnée, avec Andrew Diamond et Philippe Vervaecke, le livre collectif L’Atlantique multiracial, éd. Karthala/CERI, 2011 (à paraître).

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Sex Sells, Blackness Too?

Notes de lecture hip-hop Hip-hop book reviews

Volume !, 8 : 2 | 2011 174

Kobena MERCER, Welcome to the Jungle : New Positions in Black Cultural Studies

Diane Koch

RÉFÉRENCE

Londres & New York, Routledge, 1994

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1 Kobena Mercer occupe une place de premier rang parmi les universitaires noirs travaillant dans le domaine des cultural studies. Son travail porte notamment sur les politiques des représentations et de l’identité dans les diasporas africaines, asiatiques, au sens britannique, et antillaises, en Grande- Bretagne et aux États-Unis. Dans Welcome to the Jungle, son premier livre, il regroupe dix articles, pour la plupart écrits à Londres entre 1985 et 1990. Ces articles portent un regard critique sur la diversité des événements, des expériences et des pratiques culturelles noires qui ont marqué le contexte britannique des années 1980. Je précise que le terme « noir » a été réapproprié au cours des années 1970 et 1980 par les diasporas asiatiques, africaines et antillaises pour articuler une identité politique inclusive fondée notamment sur une lutte commune contre le racisme.

2 Mercer constate la possibilité et la nécessité de construire une nouvelle culture, une culture dans laquelle interagissent une multiplicité de subjectivités et d’identités hybrides et instables. Cette possibilité est née des bouleversements de la postmodernité caractérisée par l’éclatement des normes et des certitudes (occidentales) et l’étiolement de la conception de l’identité comme une essence fixe et immuable. Au niveau politique, cette nouvelle « indétermination » rend intenable la division du terrain politique en Droite, Centre, Gauche et donne lieu à l’émergence d’une grande diversité de mouvements sociaux, notamment féministes, antiracistes et queer. Au niveau artistique, les valeurs esthétiques traditionnelles et l’autorité culturelle fondée sur la reconnaissance d’un « canon » transhistorique sont ébranlées. Ainsi le décentrement des discours dominants est accompagné par la démarginalisation des pratiques et des politiques culturelles noires et permet aux acteurs des diasporas de gagner en visibilité.

3 Cette nouvelle visibilité apparaît particulièrement dans le domaine du cinéma noir en Grande-Bretagne. Les années 1980 ont vu naître une grande variété de films produits par des réalisateurs et réalisatrices noirs. Ce foisonnement a offert la possibilité de diversifier les formes cinématographiques et les codes esthétiques à travers une approche expérimentale. En effet, le réalisme documentaire des années 1960 et 1970 avait pour fonction de construire un contre-discours aux représentations dominantes et racistes des sujets noirs. Alors que dans les années 1980, le cinéma noir constitue toujours une contre-pratique qui conteste ces représentations, l’abondance et l’hétéroclisme des œuvres a permis d’élargir le contre-discours en montrant qu’il n’y a pas un sujet et une expérience noirs, mais que les communautés noires regroupe une multiplicité d’identités traversées, entre autre, par les questions de genre et de sexualités. Mercer accorde une place importante à ces questions, comme le montre notamment son étude de la masculinité noire. Il explique que les identités de genre des

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hommes noirs ont été historiquement et culturellement construites à travers des rapports de pouvoir et de subordination. Dans le système patriarcal occidental, la masculinité noire est ainsi construite comme une masculinité subordonnée à la masculinité blanche qui lui refuse les attributs de l’homme (blanc, hétérosexuel) tels que l’autorité et la responsabilité familiale. Au lieu de sortir de ce système, nombre de militants noirs des années 1960 ont développé une rhétorique masculiniste dont le sexisme et l’homophobie a provoqué des divisions au sein de la communauté noire. Cet exemple illustre l’importance de la reconnaissance de la diversité, à travers laquelle il devient également possible d’atténuer le « fardeau de la représentation » qui donne aux artistes noirs le sentiment de devoir créer une œuvre représentative de toute la communauté noire parce que, en l’absence de financements, ils sont seuls à pouvoir réfuter le « récit officiel des rapports de race ».

4 Mercer montre que les films noirs britanniques des années 1980 participent au décentrement des codes de la culture dominante sans pour autant les rejeter en bloc. En effet, dans des œuvres comme Looking for Langston (1988), les réalisateurs et réalisatrices construisent un dialogue avec ces codes en procédant à une appropriation syncrétique qui leur permet de les hybrider, de les créoliser. Ces stratégies syncrétiques apparaissent également dans les pratiques culturelles de la musique et des coiffures. Les peuples de la diaspora africaine ont ainsi créé des styles noirs dans lesquels ils se sont réappropriés des éléments de la culture dominante en les créolisant. Mercer propose deux exemples de coiffure avec le conk (cheveux défrisés) des années 1940 et la curly-perm (permanente frisée) des années 1980, ainsi que l’exemple du jazz, qui transforme radicalement des éléments tels que les gammes, les harmonies et même le piano des traditions culturelles occidentales.

INDEX

Index géographique : Grande-Bretagne / Great Britain Thèmes : afro-américaine / African-American music, noire / Black music Keywords : femininity / masculinity / gender, identity (individual / collective), perceptions / representations (cultural), sexuality / eroticism / pornography Mots-clés : féminité / masculinité / genre, identité individuelle / collective, sexualité / érotisme / pornographie, perceptions / représentations culturelles

AUTEURS

DIANE KOCH

Diane KOCH est traductrice et doctorante en études féministes à l’université Paris VIII – Saint- Denis et membre de l’équipe Genre, Travail, Mobilités (GTM) du laboratoire CRESPPA. Elle travaille sur le Black Feminism et les sexualités des femmes africaines-américaines.

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William-T Jr. LHAMON, Peaux blanches, masques noirs : Performances du Blackface de Jim Crow à Michael Jackson

Jean-Paul Lallemand

RÉFÉRENCE

Paris, Éditions de l’Éclat, 2008. Préface de Jacques Rancière

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1 « VOILÀ UN LIVRE QUI DONNERA LE VERTIGE à ceux qui sont habitués aux standards de l’histoire culturelle ». Ainsi débute la préface qu’offre Jacques Rancière à l’édition française de l’ouvrage de William Lhamon. Vertigineuse, l’entreprise de Lhamon l’est sur bien des points ; son projet d’une histoire culturelle du Blackface débute avec ses premières représentations autour du Marché Sainte Catherine au début du xixe siècle jusqu’à leurs dernières manifestations, que l’auteur retrouve dans les figures de danse Hip-Hop de M.C. Hammer au début des années 1990, dernier avatar d’un undergound railroad culturel qui n’a eu de cesse de circuler, et dont le sens se reconfigure à l’infini. L’auteur nous propose de suivre la trace du Blackface, « cette mauvaise herbe » de l’histoire où des hommes blancs se grimaient en noirs en reprenant tout un répertoire stéréotypé et racialisé de chants, de danses et d’histoires supposés appartenir à la communauté noire. Ces spectacles ne sont pas nés comme on pourrait le croire dans les plantations du Sud mais bien dans les marges des grandes métropoles du Nord des États-Unis du début du xixe siècle, autour des marchés, ces « zones de tolérance et de mixité entre les cultures ».

2 C’est ici que réside toute la force du travail de Lhamon : faire l’archéologie de la réception du Blackface en évacuant le prisme (qu’il juge aveuglant) de la race sans pour autant en minimiser le racisme inhérent. Le Blackface qui se dessine sous sa plume devient le premier spectacle de culture de masse de l’histoire des États-Unis et la première manifestation culturelle à convoquer des images de la culture noire. Pour ces jeunes Blancs, se mettre dans la peau d’un noir était une stratégie pour échapper à un contrôle social et culturel. Une fois sous le masque, leurs identités de jeunes immigrés irlandais, français ou allemands, disparaissaient. Un moyen donc, pour une « masse de jeunes blancs déracinés », de se forger une identité. Le Blackface était aussi un métissage culturel, une image qui était renvoyée en miroir aux publics de ces quartiers inter-ethniques ; métissage qui s’incarnait dans le maquillage qui laissait voir leurs peaux blanches sous les couches de bouchons brûlés et que les mélodies irlandaises chantées en dialecte créole colportaient. Le Blackface à travers la figure du Noir devient une identité commune pour ces jeunes immigrés qui désormais se retrouvent plus dans la figure de Jim Crow que dans celles proposées par le répertoire de l’Amérique rurale (Davy Crockett) ou du théâtre anglais. Jim Crow, personnage subversif détesté de toute part, que ce soit par les élites ou les classes moyennes, était célébré par ce « lumpen » qui l’érigea en figure quasi politique d’une lutte des classes en gestation. En effet, Jim Crow, de par sa stature parfois bossue et souvent claudicante, invoquait celle du travailleur, du pauvre. Le Blackface était également un moyen pour

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ces jeunes de mettre à distance les querelles politiques des élites et notamment celles de l’esclavage. Avec le succès de ces spectacles dans les années 1850, le capitalisme étouffa la critique portée par le Blackface et en fit un art bourgeois, mercantile et raciste. L’identification demeura et circula jusqu’à nous mais sous une forme cryptée : le Blackface devint une lutte sociale vernaculaire dont on retrouve encore la trace dans la culture hip hop contemporaine.

3 Ainsi se dessine peu à peu pour Lhamon le concept de lore. Tandis que Clifford Geertz et Richard Price ont mis l’accent sur les circulations et les transmissions culturelles, Lhamon « radicalise la théorie, il parle d’une culture sans propriété » (Rancière). Le lore est ce tissu de savoir et de récits transmis par la tradition et qui est produit par une multiplicité de circulations. « C’est ce que l’on a de commun avec d’autres et que l’on s’approprie au détriment d’autres. Il est ce par quoi on se sépare de l’autre ». Lhamon parle de lore et non de folklore car il s’intéresse à des groupes qui ne sont pas intégrés aux cultures traditionnelles et orales, des groupes qui n’ont ni racines, ni modèles. C’est un habitus instable qui se reconfigure en permanence et régule les représentations collectives. Le Blackface est devenu un rite social que les élites sociales ont réussi à s’approprier. À ses débuts, il était un symbole de l’union entre les races et il s’est très vite transformé en un moyen de connoter la ségrégation et le mépris racial. Lhamon, bien que se revendiquant « historien culturel » signe ici un ouvrage qui tient plus de l’essai que de la monographie historique. Le déplacement conceptuel qu’il opère sur le sujet est conséquent mais manque véritablement de scientificité : il n’utilise qu’à peine une dizaine de sources, ce qui fragilise ses conclusions. Son style incomparable en fait tout de même un ouvrage à conseiller à tous ceux qui s’intéressent à l’histoire des représentations et du racisme.

INDEX

Mots-clés : acculturation / créolisation / hybridation, blackface / minstrels, danse, race / racisme / ethnicité, reprise / pastiche / parodie, tradition / lore, performance / mise en scène Thèmes : afro-américaine / African-American music, jazz, noire / Black music, rap / hip-hop Index chronologique : 1800-1899, 1900-1999 Keywords : acculturation / creolization / hybridization, blackface / minstrelsy, cover version / pastiche / parody, dance, lore / tradition, performance / staging, race / racism / ethnicity Index géographique : États-Unis / USA

AUTEURS

JEAN-PAUL LALLEMAND

Jean-Paul LALLEMAND travaille, sous la direction de François Weil, à une thèse de doctorat sur la ségrégation du sang aux États-Unis, de la fin des années 1930 au début des années 1970. Dans une perspective d’histoire sociale de la médecine et d’histoire politique, son travail porte sur la mise en place d’un « racisme socio-médical » et de sa contestation dans le champ politique.

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Nik COHN, Triksta. Life and Death and New Orleans Rap

Emmanuel Parent

RÉFÉRENCE

New York, Vintage Books/Random House, 2007 (2e éd.), 243 p.

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1 EN 2005, LE CRITIQUE ROCK NIK COHN faisait paraître une étonnante élégie pour le rap de la Nouvelle-Orléans1. Coincée entre ses deux imposantes sœurs des côtes Ouest et Nord-Est, la musique rap du Sud des États- Unis, parfois appelée scène « Dirty South » en raison de ses accointances gangsta, est plus souvent associée à des villes comme Atlanta (Lil John) ou Houston. Pourtant, New Orleans, célèbre musicalement pour le jazz, les fanfares funk, et la culture carnavalesque des Second Lines, a vu naître quelques producteurs de talents comme Master P ou DJ Jubilee. Plusieurs MC ont également percé nationalement, comme Lil Wayne, parfois cité par Obama dans ses discours à destination des jeunes Noirs du Sud, et surtout auteur à la fin des années 1990 avec BG et les Hot Boys du titre « Bling Bling », terme qui devait connaître une certaine fortune par la suite.

2 L’intérêt du récit de Cohn réside tout d’abord dans sa dimension ethnographique. Il connaît la ville depuis une première rencontre lors d’une tournée avec les Who en 1972, et y réside de longs mois par an depuis lors. S’intéressant de près à la scène « bounce » rap à partir de la fin des années 1990, il devient finalement producteur de rap lui-même pour entrer dans la fièvre du « rap game ». Intimement imprégné du concept de scène locale, ce n’est pas une histoire de ses stars et de leurs frasques judiciaires et médiatiques que propose Nik Cohn, mais une suite de portraits détaillés. Lil Mel, un gamin de 12 ans qui ne réalisera jamais son rêve d’enregistrer un morceau de rap chez un label de la ville, Earl Mackie le patron de Take Fo’ records, modèle de l’entrepreneur noir à la Berri Gordy, un coiffeur du ghetto qui ne prêche pas la violence armée ni le sexe mais reste proche de la rue, Choppa le jeune prodige aux dents en or puis en platine, Junie B. la rappeuse de talent à la notoriété restreinte, ou encore quelque producteur inconnu issu d’une famille de Black panthers, qui a décidé de trahir l’idéal familial (rap) conscient, pour embrasser une carrière de gangsta, et en faisant, comme il le reconnaît lui-même dans un accès de lucidité amère à la Loïc Wacquant, « the white’s man dirty work » (p. 194).

3 Deuxièmement, c’est le positionnement de son auteur qui rend ce livre pertinent pour l’œil critique. Connaisseur au long cours des cultures populaires, associé comme rock critic à leur versant blanc et euroaméricain, Nik Cohn choisit précisément de franchir la ligne de partage des couleurs en ethnographiant les Third, Seventh et Ninth Ward de la Nouvelle-Orléans. Il adopte d’ailleurs un ton plus grave que dans d’autres de ses écrits à la tonalité gonzo, probablement en raison de cette problématique en noir et blanc. Car c’est bien la question de la race qui s’inscrit en filigrane de ce récit. Passionné par la culture noire américaine depuis sa tendre enfance en Irlande où il découvrit un album de Jelly Roll Morton – un créole sulfureux, pianiste jazz de la Nouvelle-Orléans –, Cohn est lucide sur sa fascination pour le hip hop. Cette sous-culture revitalise l’esprit

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contre-culturel du rock des premiers temps, et la dimension raciale de cette fascination (le pôle noir comme antithèse de la culture dominante blanche et bourgeoise) ne lui échappe pas. Comme lui ont toujours rappelé ses amis noirs sans qu’il ne lui soit facile d’accepter cette froide assertion : « All whites, cut them deep, are racist at core » (p. 4).

4 New Orleans met particulièrement en évidence ces contradictions raciales. Vieille cité du Sud à la longue histoire musicale brassée culturellement, son rap se distingue d’ailleurs par une rythmique particulière, le « bounce rhythm », qui s’inscrit dans une filiation avec d’autres musiques de la ville : jazz, funk, mardi gras indians chant, chanson créole, etc. Mais New Orleans est une ville intensément ségréguée, rude, à l’influence caraïbe prononcée. Seul Blanc dans les studios rap de la ville, Nik Cohn s’en rend rapidement compte : « La ségrégation est si forte à la Nouvelle-Orléans que pour de nombreux jeunes Noirs, il n’était même pas imaginable d’entretenir une relation avec un Blanc. Les Blancs sont des flics, des touristes ou des patrons. Tout ce qu’il y a à en attendre est un minimum de politesse, et un pourboire. » (p. 117)

5 C’est aussi une ville en perpétuel déclin, et ce depuis la guerre de sécession. Elle possède le taux de meurtre le plus élevé des États-Unis après Detroit. Comptant encore 1,2 million d’habitants en 1960, elle devait passer sous la barre du demi million après l’ouragan dévastateur Katrina. Le bounce rap, à l’image d’une ville décatie mais encore très vivante culturellement, est dès lors la moins polie des émanations de la culture hip hop.

6 Sans ignorer les excès de la culture gangsta, Cohn se lance dans une sorte de célébration respectueuse de la culture des ghettos du Sud. « Même si j’adorai et respectai Public Enemy et KRS-One, j’avais fini par me fatiguer de leurs harangues perpétuelles. Comme le rock, le hip hop était tombé dans le piège de croire qu’il devait changer le monde, alors que sa véritable fonction était d’en rendre l’écho. » (p. 93-94)

7 Plus que la violence ou la misogynie de cette musique, ce qui lui semble symptomatique est l’absence radicale d’espoir social2. La prison ou la mort ne semblent jamais inspirer la moindre crainte aux jeunes Noirs de New Orleans. Comme dans les romans de Faulkner, « They endure ». Ou comme le rappelle Soulja Slim dans son album Years Later : « Rest in peace, or rest in prison ». Puissant artistiquement (les descriptions musicologiques des séances de studios sont très entraînantes, voir p. 114-119), et d’une certaine manière lucide politiquement, le gangsta rap répond selon Nik Cohn aux vertus cardinales de l’art (populaire) : catharsis émotionnelle, ancrage dans une actualité communautaire et subculturelle, transcendance et rédemption esthétique.

8 Encore faut-il pénétrer les arcanes de ce lore noir, hermétique à l’observateur blanc de prime abord, violant ses codes culturels et lui fermant ses portes au sens propre comme figuré. Tout en accumulant les échecs avec différents MC et producers. Nik Cohn l’impresario n’abandonne jamais : « Rap fever was in me too deap » (p. 186). Il pénètre les arcanes de la Black New Orleans, cela le grise complètement. Il finit par se faire une réputation dans le milieu (les rappeurs qui le chambrent au début sur son style décalé finissent par s’approprier certains détails de son look de rocker sur le retour, comme sa montre à $20) et réussit son tour de passe-passe : devenir un initié de la scène rap. On finit par comprendre que le Triksta, c’est lui3.

9 On peut remarquer que les questions liées aux genres, malgré un long chapitre sur la rappeuse Junie B, restent en suspens. Comment les femmes se font-elles une place sur

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la scène rap ? Comment se positionnent-elles (puisqu’elles les utilisent) sur les gangsta rhymes ? Comment s’intègre dans le paysage actuel le « Sissy Bounce », cette sous- branche du rap New Orleans qu’est la scène rap travestie et transexuelle depuis le début des années 2000 ? Bien que le livre de Cohn n’ait pas de prétention scientifique, son regard critique et ethnographique lui donnait sans doute l’opportunité d’approfondir sa réflexion sur ces sujets, et sur sa propre position dans le milieu du rap qui reste pensé (presque uniquement) en terme racial. On suit quand même avec plaisir la plume vive et douce-amère du rock critic Nik Cohn. Ce livre de journalisme à la première personne s’avère ainsi être une bonne introduction à cet aspect méconnu et récent d’un continuum musical néo-orléanais toujours aussi efficace, et sur lequel peu de travaux semblent avoir été menés.

NOTES

1. En 2006, paraissait une traduction française chez L’Olivier, Triksta. Un écrivain blanc chez les rappeurs de la Nouvelle-Orléans, par Bernard Hoepffner. 2. Sur ce débat, on peut citer l’article « Nihilism in Black America » de Cornel West, publié dans son recueil Races Matter (Boston, Beacon Press, 1993). 3. Le « Trikster », qu’on peut traduire par le terme de décepteur, est une figure centrale de la mythologie afro-américaine (voir H.L. Gates, The Signifying monkey, 1988). Dans les contes noirs, il s’incarne chez Brer Rabbit, John the slave ou le Signifying monkey. Il resurgit avec force dans le rap US, surtout dans le courant gangsta.

INDEX

Keywords : journalists / critics, race / racism / ethnicity, city / suburbs Mots-clés : journalistes / critiques, race / racisme / ethnicité, ville / banlieue Index chronologique : 1990-1999, 2000-2009 Index géographique : États-Unis / USA, New Orleans Thèmes : rap / hip-hop, afro-américaine / African-American music, noire / Black music

AUTEURS

EMMANUEL PARENT Après des études de philosophie et de musicologie, Emmanuel Parent a obtenu un doctorat d’anthropologie à l’EHESS en 2009. Sa thèse interrogeait la vision de la culture américaine et de la musique populaire chez l’intellectuel afro-américain Ralph Ellison. Aujourd’hui affilié comme

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post-doctorant au LAHIC, ses travaux de terrain se déroulent depuis 2011 dans le Sud des États- Unis (Louisiane, Géorgie, Caroline du Nord). Depuis 2004, il est membre du comité de rédaction de Volume ! la revue des musiques populaires. Il travaille par ailleurs au Pôle régional des musiques actuelles des Pays de la Loire, en tant que chargé de l’observation. mail

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La France de Diam's Extrait d'ouvrage

Book excerpt

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Les combinaisons de Diam’s

Denis-Constant Martin

Extrait de Quand le rap sort de sa bulle, sociologie politique d’un succès populaire Éditions Mélanie Seteun, 2010, 190 pages, 18 € ISBN 978-2-916668-28-4 distribution IRMA – www.seteun.net

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1 LE RAP NE PEUT ÉVIDEMMENT ÊTRE CONSIDÉRÉ comme un mouvement social. Il est, constate Manuel Boucher, « désarticulé » et « erratique », incapable d’impulser une action collective. Le plus grand succès de Diam’s, en ce domaine, demeure d’avoir contribué à l’inscription de nouveaux électeurs en vue de la présidentielle 2007. En revanche, le rap a mis en sons et en mots les préoccupations, les angoisses, les désirs, les demandes d’un ample segment de cette génération, même si tous ses membres n’en sont pas des auditeurs acharnés.

2 C’est bien ceci qui ressort de l’effort de repérage des valeurs dans le rap et chez Diam’s mené au cours des chapitres précédents : le rap de France, tel que consigné dans un mythe d’origine encore largement répandu, a été bâti sur un socle de valeurs dont la paternité est attribuée à Afrika Bambaataa et dont l’arrangement a été affiné et raffiné au fil des ans.

3 Les arrangements et réarrangements de valeurs que l’on peut saisir dans le rap correspondent pour l’essentiel à ceux que les sociologues ont décelés dans la société française, et tout spécialement chez les moins de 30 ans. Autour de l’idée de respect, comme dû à chaque personne et obligation de chacune, ont été placés : la tolérance (donc l’antiracisme et une certaine forme de permissivité), la solidarité, la sincérité (l’intégrité, l’authenticité) mais aussi le travail (avec son corollaire de nécessité de l’instruction), l’ambition individuelle accompagnée d’espoirs de réussite et de reconnaissance (matérialisées dans la consommation). Ces valeurs sous-tendent des transformations des formes de sociabilité (dont témoigne le rap), au centre desquelles la famille, cimentée par la fidélité, joue un rôle insigne, dans une conception qui semble classique. Ces valeurs nourrissent également la demande de nouvelles régulations des relations sociales, dans les sphères privées et publiques, soit finalement l’espoir d’un nouvel ordre, dont on a vu que le rap le représentait symboliquement. Dans le rap, cette organisation des valeurs n’élimine pas les tensions, du fait de la confrontation permanente des valeurs, comme idéal, à la réalité sociale du nouveau millénaire : tensions entre l’individu et le groupe, dans les attitudes face au « système » au sein duquel il faut fonctionner même si on le récuse. Il en découle un pessimisme social directement énoncé ou sous-jacent dans la difficulté (même chez les rappeuses) à donner une place « convenable » à la femme, donc à la situer dans des relations sentimentales heureuses. Pessimisme social que n’apaisent pas les appels à la révolte ou à la rébellion, dans la mesure où le rap ne peut leur donner véritable effet ; c’est le constat désolé que dressent Kool Shen et Joey Starr au moment de faire renaître NTM de ses cendres ; pour le premier : « Même si, encore plus que Chirac, Sarko représente ce qu’on déteste, on ne revient pas pour commenter le climat social, ni pour donner une leçon à la scène hip-hop. » Et le second de préciser : « On revient pour nous. De

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toute façon, nos chansons n’ont rien changé à la situation à l’époque, pourquoi elles le feraient aujourd’hui ? ». Et ce pessimisme social trouve toute sa place dans la société du scepticisme qu’abrite la France des années 2000.

4 De cet héritage du rap, Diam’s a conservé le modèle de la combinaison : des sons, des mots et des valeurs. Elle officialise, en quelque sorte, le fait que les auditeurs du rap ne sont pas seulement des enfants des quartiers défavorisés, mais aussi des banlieues pavillonnaires et, implicitement, des centres villes. Non seulement parce qu’elle rappe pour les « tess » aussi bien que pour les « pav’« , mais parce que, tout en insistant sur son indiscutable formation rap, elle assume totalement son infléchissement mélodique et qu’elle confère à certains morceaux qu’elle interprète une dimension sentimentale intime ignorée de la plupart de ses consœurs et confrères. Ce faisant, elle instaure une relation complexe avec son public : il s’agit bien d’un rapport collectif établi en concert avec l’ensemble des présents mais il est tissé des liens individuels avec chacun des auditeurs, du concert ou des enregistrements. Diam’s n’innove pas en ce domaine, les grandes vedettes (surtout les femmes mais aussi certains hommes) de la chanson ou du jazz possèdent ce talent de faire croire à chaque personne qui les écoute qu’elles ne s’adressent qu’à elle, en particulier. Mais Diam’s a déployé ce savoir-

5 faire dans l’idiome du rap, et s’est ainsi mise en position de jouer un rôle de modèle que ses fans lui reconnaissent volontiers, et de distribuer des conseils appuyés sur les valeurs qu’elle défend : importance de la famille et de la fidélité ; antiracisme ; valorisation d’un travail joyeusement organisé ; individualisme intègre ; engagement citoyen. Diam’s tente de surmonter le pessimisme qui imprègne le rap, elle le transcende en partant de ses anxiétés personnelles – éprouvées dans l’adolescence ou encore aujourd’hui face à son devenir de star – pour mettre en avant ses succès, qui peuvent être ceux de toutes les « boulettes », les « petites meufs » et de leurs « mecs mortels », si elles parviennent à les découvrir...

6 En fin de compte, Diam’s a su intégrer à son héritage rap des innovations qui n’appartiennent qu’à elle. L’élargissement du rap auquel elle est parvenue lui a permis de mettre de manière très audible sur la place publique (les scènes, les ondes et les lieux d’écoute intimes d’où sourdent des conversations et des liens d’affinité) les glissements et recompositions de valeurs qui travaillent une bonne partie de la jeunesse française, glissements et recompositions que le rap avait, avant elle, commencé de faire entendre mais pas de manière aussi claire et en peinant à les détacher d’une mélancolie imparfaitement compensée par la formulation farouche d’un sentiment de révolte. Son succès en 2006 est probablement dû à cet ensemble de facteurs : un talent reconnu – certifié – dans le rap, un soin particulier apporté par son équipe et elle-même à la confection de combinaisons musicales attirantes, l’approfondissement de la dimension mélodique de ce langage et son application à des thématiques sentimentales, le tout pris en charge par les « dispositifs » de l’industrie du divertissement. Ce sont sans doute ces caractéristiques qui la distinguent de rappeuses – pour en rester aux seules femmes – telles que Princess Aniès, Sté Strausz, Lady Laistee, Bams ou Kenny Arkana, en lui permettant de proposer une bien plus grande diversité de modes expressifs. Et, surtout, en faisant de ces modes expressifs variés les véhicules de valeurs en mouvement et en recomposition.

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INDEX

Index géographique : France Thèmes : rap / hip-hop Index chronologique : 2000-2009 nomsmotscles Diam's Mots-clés : féminité / masculinité / genre Keywords : femininity / masculinity / gender

AUTEUR

DENIS-CONSTANT MARTIN Denis-Constant Martin est directeur de recherche à la Fondation nationale des sciences politiques (LAM, Sciences Po Bordeaux, Université de Bordeaux) ; il enseigne l’anthropologie politique à Sciences Po Bordeaux. Ses recherches portent sur les rapports entre culture et politique et la sociologie de la musique ; il a travaillé sur l’Afrique orientale et australe, les Caraïbes et les États- Unis et a publié, entre autres : Auxsources du reggae, musique, société et politique en Jamaïque, Marseille, Parenthèse, 1982 ; L’Amérique de Mingus, musique et politique : les « Fables of Faubus » de Charles Mingus, Paris, P.O.L., 1991 (avec Didier Levallet) ; Le gospel afro-américain, des spirituals au gospel-rap, Arles, Actes Sud/La Cité de la musique, 1998 ; La France du jazz, musique, modernité et identité dans la première moitié du XXe siècle, Marseille, Parenthèses, 2002 (avec Olivier Roueff), et Quand le rap sort de sa bulle, sociologie politique d’un succès populaire, Paris, Mélanie Seteun / IRMA, 2010 (avec Laura Brunon, Mariano Fernandez, Soizic Forgeon, Frédéric Hervé, Pélagie Mirand et Zulma Ramirez). mail

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Prix IASPM branche francophone IASPM-French-speaking European branch prize

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“The Voice in the Mirror” Michael Jackson : d’une identité vocale à sa mise en image sonore

Isabelle Stegner-Petitjean

Prix annuel 2011 jeune chercheur IASPM branche francophone d'Europe * Lien pour écouter les extraits sur un smartphone : http://www.seteun.net/spip.php? article271

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1 MICHAEL JACKSON EST UN ARTISTE dont la carrière est devenue, avec un paroxysme certain, l’emblème de la musique populaire d’un XXe siècle transculturel et technologique. Il a porté à certains sommets les paradigmes de l’esthétique pop internationale que sont l’impact et la diffusion à grande échelle et s’est façonné une image représentative de la synthèse d’expressions artistiques et des figures trans-raciales qui constituent le ciment de la pop music. La réappropriation des influences esthétiques qui ont marqué le chanteur, renforcée par un esprit d’innovation permanent, a servi de base à l’élaboration d’une identité artistique à part entière, vecteur d’une authenticité expressive qui, sur le plan vocal, est assimilable à ce qu’il convient d’appeler une personnalité.

2 Ne se limitant à aucun carcan esthétique, l’artiste a, tout au long de sa carrière, cherché à développer et à renouveler une évidente pluralité expressive. Celle-ci, alliant voix parlée et chantée, sons voisés ou non voisés, percussions buccales, bruitisme, jeux de souffle et chorégraphies vocalisées, s’est trouvée relayée et centralisée par un corps très présent phoniquement dans le champ musical, confirmant le propos de Roland Barthes : « Pour la pop music, il y a le contenu corporel, auquel cette forme de contre- culture accorde une grande importance. Il y a là un rapport nouveau au corps, qu’il faut défendre. » (Barthes, 1981 : 164)

3 Mais outre l’aspect corporel, nous verrons que cette pluralité est sous-tendue autant par un travail vocal dirigé par un professeur issu du monde lyrique, Seth Riggs, que le recours spontané à des modes d’expression plus originels ou moins esthétisés. Soucieux de ne pas voir sa personnalité vocale diluée ou amoindrie, Michael Jackson − conscient de la portée et de la responsabilité médiatique de l’enregistrement − a porté un intérêt tout particulier à sa fixation et au façonnage de ce qui se devait d’être non pas seulement son image sonore, mais son double enregistré. Ce faisant, il s’est adjoint, pour l’ensemble de sa carrière, la collaboration d’un ingénieur du son emblématique, Bruce Swedien, porteur d’une quête parallèle d’authenticité sonore, dont les choix techniques guidés par cette dernière, feront l’objet de la seconde partie de notre étude. Mais avant, nous nous proposons d’étudier les éléments constitutifs de l’identité vocale de Michael Jackson, à travers des critères techniques mais également à la lumière d’un travail sur le timbre qui a fait évoluer cette notion d’identité à celle, plus coloriste, de personnalité.

La voix de Michael Jackson : de l’identité à la personnalité

Berceau et prémices

4 L’identité vocale de Michael Jackson puise ses premières racines dans son parcours musical de jeunesse. Doté dès la petite enfance d’une certaine expressivité vocale (qui

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faisait douter, même parmi les professionnels1, de son jeune âge) et d’un don pour la danse, Michael Jackson a initié son parcours artistique long de presque cinquante ans par une première carrière d’amateur très dense débutée à l’âge de cinq ans, avec des répétitions quotidiennes et tardives doublées de concours et représentations fréquentes. À cette époque, il s’imprègne des musiques classique et country qu’écoute sa maman, clarinettiste, mais aussi de Little Richard, Chuck Berry, The Temptations, Aretha Franklin, Fats Domino et autres chanteurs de rhythm and blues. L’objectif que se fixe la famille lors de ces concours ne se limite pas à « reprendre » un titre connu, mais à y apporter l’élément musical, expressif ou scénique qui créera la démarcation. Ainsi commence sa formation, sous l’égide d’un père strict et efficace, aboutissant à l’âge de onze ans à la signature d’un contrat avec le label Motown : « Les cinq jeunes frères […] impressionnèrent Berry Gordy avec leur professionnalisme précoce, leur discipline et leur talent brut lors de leur audition durant l’été de 19682. » (Smith, 1999 : 229)

5 Le programme « artist development » du groupe des Jackson 5 est dès lors élaboré selon la tradition de Hitsville, chaque aspect relatif aux prestations ou à l’image publique étant sous contrôle. Les auteurs et producteurs de la Motown ont alors conçu pour les Jackson 5 un répertoire de chansons spécifiques et de reprises3 d’esthétiques variées, ne leur laissant jamais la moindre possibilité de proposer l’une de leurs compositions et nourrissant finalement peu à peu les causes de la rupture de 1976.

6 En signant avec le label Epic Records, et à un âge où d’autres commencent à peine leur carrière, Michael Jackson ressent nécessairement un profond besoin de créer son style. Ayant pendant ces sept années exploité les veines expressives rock, country, soul et funk du répertoire Motown, il va peu à peu amorcer l’agrégation de ces références en une seule identité artistique. Cette période, couverte par six albums 4, est marquée par un bouillonnement d’idées et d’initiatives compositionnelles mais aussi vocales. Si, avec l’album éponyme The Jacksons5 en 1976, Michael Jackson s’adonne désormais à l’écriture et la composition, il ose déjà, dans ses deux premières chansons 6, quelques formules vocales idiomatiques moins policées, orientées vers une rythmicité et un bruitisme qui seront, en effet, bientôt constitutifs de son identité propre. Sur l’album Goin’ Places7 en 1977, le chanteur intègre ses premières interjections, futurs éléments symboliques de son style vocal.

7 Lorsqu’il rencontre Quincy Jones, sur le tournage du film The Wiz8, le chanteur, désormais majeur, exprime clairement sa détermination à rompre avec son image d’enfant star. L’artiste a prouvé sur les derniers albums familiaux qu’il savait, au-delà de ses performances scéniques, écrire, composer, produire et arranger. Il souhaite voir désormais ses frères et sœurs remplacés par des musiciens professionnels et décide de superviser chaque étape de la production et de se poser en arbitre final de toutes les décisions artistiques et esthétiques. « Je ne veux pas être une copie de ceux qui sont venus avant moi, je ne veux pas me répéter constamment, je dois toujours innover. » (Cachin, 2009 : 39)

8 La phrase-précepte de Michael Jackson fait écho, à ce point crucial de sa carrière, au propos de Glynne Jones : « Il est important que les chanteurs développent un style unique […] le chanteur doit cultiver les aspects de son chant qui lui sont uniques 9. »

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9 Michael Jackson inscrira sa personnalité vocale et son catalogue dans une dynamique en flèche qui délaisse le confort des redites pour une évolution parfois déstabilisante pour le public.

10 Nous nous proposons à présent d’analyser les éléments constitutifs de la démarcation vocale de Michael Jackson. Et nous verrons comment cette identité plurielle est nourrie par un réseau de références multi-esthétiques ayant pour dénominateur commun l’intérêt porté par le chanteur-compositeur aux textures et aux timbres sonores.

Profil vocal : éléments techniques et esthétiques

11 Nous allons à présent évoquer la voix de Michael Jackson selon les quatre grands critères d’analyse évoqués par Allan F. Moore : la tessiture et l’ambitus, le sens tonal, la rythmicité vocale et le « degré de résonance », nous attachant à montrer que le travail vocal entrepris par le chanteur n’a pas altéré sa quête d’authenticité. Au contraire, nous complèterons ces critères en montrant combien ce travail a engendré une malléabilité accrue et propice aux références plurielles qui caractérisent de façon fondamentale son panel timbriste.

Les éléments techniques de l’identité vocale de Michael Jackson

12 La voix de Michael Jackson, faite d’expressions multiples (mélodies, sons buccaux, gutturaux et bruits vocalisés à tous les étages de son ambitus) a fait l’objet d’un travail et d’un entretien réguliers. Soucieux d’optimiser en toutes circonstances son instrument vocal, Michael Jackson s’est octroyé, dès 1979, les conseils d’un coach vocal, Seth Riggs10, qui l’a, tout au long de sa carrière, entraîné de façon personnalisée et quotidienne, même en dehors des périodes d’enregistrement ou de spectacle.

Tessiture et ambitus

13 Lorsque Seth Riggs a fait la connaissance de Michael Jackson, celui-ci possédait déjà un ambitus très large. Quincy Jones, producteur et arrangeur de l’artiste, souhaitait à cette époque baisser d’une tierce mineure la tonalité de quelques chansons de l’album Off the Wall afin de donner à la voix du chanteur plus d’aisance, de souplesse et un timbre plus riche aux extrémités du registre. Seth Riggs a donc travaillé à élargir encore davantage l’ambitus du chanteur et lui a fait gagner une quarte supplémentaire. Au fil de séances quotidiennes, sa méthode de travail et les exercices qu’il lui a fait pratiquer ont visé (et c’est là un élément essentiel du Speech Level de Seth Riggs) à gagner et conserver une homogénéité vocale sur toute la tessiture – celle de Michael Jackson s’étendait du mi 1 au sol# 4 sans recourir à la voix de tête ou falsetto – en gommant les ruptures de couleur et les sensations de passage d’un registre à l’autre. En cultivant, tout au long de sa carrière, une vocalité mélodique claire et expressive de ténor, mais également de baryton, Michael Jackson avait même initié un travail via le répertoire lyrique français, bien que celui-ci, pour des raisons de stratégie commerciale, soit resté non édité 11.

14 Outre ce travail sur l’ambitus et l’égalité entre les registres, les objectifs visés par Seth Riggs ont été l’acquisition et l’entretien de sonorités vibrantes moyennant une balance harmonique constante, et d’un vibrato de relaxation permettant à l’artiste de chanter sans fatigue. Beaucoup d’exercices se sont portés conjointement sur la gestion du

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souffle, point essentiel pour le danseur. Il faut souligner que le choix de Seth Riggs comme coach vocal s’est inscrit clairement dans la quête d’authenticité de Michael Jackson, puisque sa méthode de travail, bien que baptisée de façon générique Speech Level Singing permet des adaptations et un respect des spécificités vocales de ses élèves.

La résonance

15 Avec sa technique vocale, Michael Jackson a donc parcouru les strates de résonance évoquées par Allan F. Moore en lien avec la localisation physique de la voix : voix de tête, voix nasale ou de poitrine. En gommant les passages de registre, il a rendu possible une unicité d’émission vocale transversale allant à l’encontre de l’association généralement admise à l’intention des chanteurs de pop music en termes d’inégalité de timbre.

16 Si le placement nasal de voix entre fort peu en ligne de compte dans les pratiques de Michael Jackson, la voix de tête fait l’objet d’une utilisation beaucoup plus fréquente mais très souvent imperceptible compte tenu de la gestion homogène lors du changement de registre. Cette voix de tête, confinée à une tessiture suraiguë, ne s’accompagne pas plus que la voix de poitrine extrêmement grave d’une chanson comme « 2000 Watts 12 », d’une perte de clarté et de puissance vocale. Il faut souligner que l’utilisation par Michael Jackson d’une voix de tête détimbrée relève, dans les quelques cas existants, d’un choix climatique ou émotionnel, et non d’une carence technique − une partie du travail avec Seth Riggs ayant porté sur l’enrichissement vocalique des voyelles et leur énonciation purifiée et distincte, même dans les extrémité de sa tessiture 13. « 2000 Watts » : http://www.seteun.net/IMG/mp3/2000watts.mp3

Sens tonal et rythmicité vocale

Autres éléments d’analyse évoqués par Allan F. Moore, le sens tonal et la gestion du rythme sont, dans le cas de Michael Jackson, des marqueurs influents dans la restitution vocale et le travail d’enregistrement de sa voix.

17 Le sens tonal englobe la précision et la justesse et donc la capacité d’une voix à se situer dans un contexte harmonique et polyphonique. Si l’expression de Bruce Swedien « Michael était capable de distinguer un son au coin de la rue 14 » évoque une oreille musicale précise, les conséquences induites par cette image se traduisent concrètement par la transmission vocalisée de ses compositions (comprenant tant ses éléments mélodiques et harmoniques qu’une simulation vocalisée du timbre instrumental attendu) via le producteur ou arrangeur chargé de les retranscrire, ou, le cas échéant à destination de chaque musicien, et ce sans l’intermédiaire d’un enregistrement préalable. Mais ce sens tonal s’est traduit également par l’élaboration et l’enregistrement d’harmonies vocales15 fournies, qui ont engendré chez l’ingénieur du son une technique spécifique 16 jouant justement sur la tonalité, technique qu’il n’a jamais réutilisée hors de son travail avec Michael Jackson.

18 Quant à la rythmicité vocale du chanteur, cette caractéristique n’est pas négligeable puisque, comme nous avons pu l’évoquer auparavant, elle s’est développée dès l’enfance au contact du répertoire Motown, aboutissant à un potentiel rythmique volontairement exploité par la suite et souligné dès l’album Off the Wall 17 par le compositeur Rod Temperton18 : celui-ci explique en effet avoir volontairement utilisé

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ses capacités en lui confiant des mélodies instables et rythmées comme celles des couplets d’ « Off the Wall » ou des lead vocaux up-tempo au débit mordant dont l’exemple le plus saisissant est « Workin’ Day and Night ». Cette gestion du rythme et du contretemps est une constante que l’on retrouvera dans un répertoire plus tardif, avec, entre autres, les couplets d’un titre comme « Jam 19 ».

19 « Jam » : http://www.seteun.net/IMG/mp3/jam.mp3

Une personnalité vocale fondée dans le pluralisme : de la mélodicité au bruitisme

20 Passionné depuis toujours par le son, le timbre, instrumental, vocal ou concret, Michael Jackson a développé son expérience en grandissant dans les studios d’enregistrement. Les expérimentations sonores dont il était féru et auxquelles il se prêtait, sont passées par la création de textures complexes et alors inédites20 souvent étroitement liées à la concrétude et au bruitisme. Mis en jeu dans la diversité des timbres instrumentaux, électroniques et concrets employés ou créés, cet intérêt a été originellement et naturellement exploité au sein de son propre instrument, sa voix. Et en s’appuyant sur des veines plus « racées » comme le funk, le rock ou le rap, Michael Jackson a mis en œuvre des expressions vocales plus originelles, complémentaires de sa pratique vocale policée et entretenue.

21 Du point de vue timbriste et mélodique, il a ainsi développé une vocalité proche de ce que Jean-Claude Éloy nomme le son sale (Éloy, 22 juin 1999), usant de textures vocales rauques et saturées ou se confinant dans des graves inhabituels, et il a également donné aux cris et aux interjections, relégués au rang de commentaires vocaux dans le funk ou le rock, des statuts musicaux propres. En combinant ces aspects timbristes aux paramètres rythmiques, il a prolongé le travail amorcé par les courants afro-américains comme le jazz et le funk, en faisant de sa voix un véritable instrument à percussion qui s’appuie souvent prioritairement sur la sonorité des mots (sans pour autant négliger leur sens), ou qui se dégage totalement de ceux-ci pour plonger dans un bruitisme vocal et buccal qui trouve son expression la plus aboutie dans le beatboxing 21. Ainsi, dans une chanson comme « Shout22 » ou encore le rap de « Can’t Let Her Get Away23 », il a modifié sa texture vocale de façon très marquante pour en faire un flux rauque distant de toute hauteur mesurable mais jouant avec les impulsions vocales et la rythmicité des mots jusqu’à réduire le texte à son plus pur squelette sonore, en marge du sens. La voix du chanteur oscille alors entre une verve physique et concrète et une irréalité synthétique (sans cependant recourir à aucun effet artificiel), entre une voix humaine porteuse de texte et une mutation instrumentiste de celle-ci. Michael Jackson a poussé loin ces pratiques, il les a affichées et, d’une certaine façon imposées, au point qu’elles sont devenues les symboles de sa personnalité vocale. Une interjection ou quelques bruits vocaux en prélude de chanson comme les célèbres t-k-tch-tch ou hee ! hee ! qui ouvrent respectivement (et entre autres) « Billie Jean24 » ou « The Way You Make Me Feel25 », sont rapidement devenus pour le public un moyen instantané d’identification, à la manière d’initiales ou d’une signature vocale de l’artiste. « Shout » : http://www.seteun.net/IMG/mp3/rockwithyou-2.mp3 « Can’t Let Her Get Away » : http://www.seteun.net/IMG/mp3/ cantlethergetaway.mp3 « Billie Jean » : http://www.seteun.net/IMG/mp3/billiejean.mp3

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« The Way You Make Me Feel » : http://www.seteun.net/IMG/mp3/ thewayyoumakemefeel.mp3

22 En combinant dans ses expressions mélodiques des principes multi-esthétiques et poly- expressifs — timbres non polissés, agressifs ou étranges, cris et rythmicité — Michael Jackson a créé une personnalité vocale qui lui est propre et qui est reconnaissable d’emblée par un large public. Il a, certes, nivelé en surface des expressions proprement contestataires en les fondant dans l’éclectisme de sa musique et de sa vocalité, mais il a contribué, de ce fait aussi, à populariser et à galvaniser ces expressions au sein d’une acceptation plus massive véhiculée par la veine pop. Et au sein même des veines contestataires, il a, par cette personnalité, osé et permis une conciliation 26 (Thonon, 1998 : 95) entre le rock et le rap en les combinant souvent dans une même chanson27. C’est donc en unissant et en surplombant ces esthétiques populaires que Michael Jackson est parvenu à créer une personnalité authentique et à se faire le miroir du plus grand nombre.

23 Nous allons à présent expliquer comment Bruce Swedien, porteur d’une philosophie du son qui se trouve être le prolongement de la quête d’authenticité et d’unicité de Michael Jackson, a été l’artisan technique de ce qu’il a établi comme le véritable double vocal enregistré de l’artiste. Nous évoquerons les approches conceptuelles et techniques de l’ingénieur du son, traditionnelles ou innovantes, mais toutes convergeant vers un même objectif : la conservation et la restitution des particularismes et aspérités de la voix de Michael Jackson.

Mise en image sonore et restitution enregistrée de la personnalité vocale de Michael Jackson

Un personnage-clé : Bruce Swedien

« Les meilleurs ingénieurs puisent dans leur réservoir de connaissance et d’expérience pour gérer l’interface entre la musique et la machine, l’art et la technologie, avec une sensibilité vis-à-vis de l’expression musicale qui guide leur propre "performance" technique 28 » (Zak III, 2001 : 168)

24 Sonoriste et architecte de la voix de Michael Jackson depuis Off the Wall en 1979 jusqu’à Invincible en 200129, Bruce Swedien, surnommé le « philosophe du son » par ses pairs, est celui qui a fait basculer le statut d’ingénieur du son de technicien à co-artiste. Sa carrière balaye toutes les évolutions du travail en studio qui ont jalonné le XXe siècle : en effet, sa carrière a débuté dans les années 1950, à l’époque où le travail en studio n’en était qu’à ses balbutiements, en enregistrant à Minneapolis des orchestres et chœurs classiques, mais aussi en expérimentant ses techniques avec des grands noms comme Count Basie, Duke Ellington, Dizzy Gillespie, Lionel Hampton, Oscar Peterson, Sarah Vaughan ; il a connu l’évolution des multipistes depuis l’acquisition de son premier quatre pistes en 1959, et a connu la révolution du numérique. Pourtant, ce collaborateur et admirateur de Bill Putnam, lequel fut un pionnier en termes de technologies toujours actuelles comme la réverbération et l’écho, a gardé, tout au long de sa carrière, cette même devise : « Music First », reléguant au second plan un recours à la technologie qu’il juge souvent, dans les musiques populaires, trop systématique et artificiel 30.

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25 De même que la masterisation ne constitue pas, pour Bruce Swedien, une ultime étape où l’on sauve la musique, il affirme ne pas être un adepte de la technologie corrective (et ce même en termes d’égalisation, qu’il préfère gérer directement dans la position du musicien face au micro, instrument par instrument, même dans le cas d’un orchestre) et lui préfère clairement une fonction créatrice.

26 Il faut noter que le souci porté aux détails du champ sonore orchestré par Bruce Swedien a été rendu possible par un choix alors d’avant-garde, qui est resté longtemps son exclusivité : l’utilisation des Monster Cable (Swedien, 2009a : 110-111) créés par son ami Noel Lee31. Ceux-ci furent les premiers câbles haute-fidélité ayant pallié définitivement aux degrés variables de performance audio réalisés par les standards zip-cord, câbles jusqu’alors utilisés sans distinction pour le son, l’électricité ménagère et les lampes. C’est grâce à l’utilisation de connectiques en or 24 carats que sont donc nés ces câbles audiophoniques haute-performance, lesquels allaient améliorer considérablement pour Bruce Swedien, dès 1987 et l’album Bad32, la finesse de perception des éléments mis en scène au sein du champ sonore et particulièrement l’approche de la voix de Michael Jackson, dont les modes d’expressions, lyriques ou pointillistes, parsèment les différentes strates des chansons.

Une quête commune

« Certains producteurs […] choisissent leurs ingénieurs très attentivement, parce que les producteurs savent que ces ingénieurs vont apporter certains aspects au disque 33. » (Zak III, 2001 : 170)

27 Si le producteur Quincy Jones est le vecteur de la rencontre entre Bruce Swedien et Michael Jackson en 1979, c’est bien Michael Jackson lui-même, comme producteur mais surtout comme artiste, qui prolongera et scellera pour de longues années sa collaboration avec l’ingénieur du son, bien après la scission avec son instigateur. Fournir un travail de précision et veiller aux détails dans leurs moindres mesures sont deux traits professionnels qui ont rapproché les deux hommes. Mais au-delà, c’est autour de la quête d’une certaine authenticité que s’est scellée leur collaboration, mise en œuvre par la corporalité vocale du chanteur et par l’approche technique la plus naturelle possible de l’ingénieur.

28 L’authenticité, pour Bruce Swedien, commence par le respect de la substance musicale originelle d’une chanson. Ainsi, il explique que si, la plupart du temps, les chansons finalisées sont, suite à d’innombrables remodelages en studio, généralement très éloignées de leur concept original pour finir dissoutes dans le paysage sonore à la mode, sa démarche, en particulier avec Michael Jackson, s’est voulue justement inverse. Soucieux de ne pas quitter le concept initial toujours précisément défini par l’artiste (et souvent même enregistré vocalement de façon très complète34, ce qui lui permettait d’y revenir régulièrement), attentif à l’esprit musical inhérent à chaque chanson, il a toujours cherché à restituer avec fidélité les intentions vocales du chanteur dans une high fidelity qui n’a, selon ses propres termes, rien d’aseptisant.

29 Nous allons donc voir à présent comment, partageant avec Michael Jackson ce souci d’une restitution sonore précise, Bruce Swedien a opté pour des choix techniques privilégiant toujours la proximité face au micro, les espaces ou effets naturels, et une gestion tridimensionnelle de l’espace sonore où trouve place chaque mode d’expression vocale du chanteur.

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Le micro comme vecteur d’authenticité

30 Le premier outil propre à véhiculer les éléments constitutifs de la personnalité vocale de Michael Jackson est le microphone. Il va être utilisé comme le prolongement du corps du chanteur, et non comme un outil de remodelage artificiel. En effet, l’apparition des micros et des outils technologiques avait permis, dans l’antre sacré des studios, de retravailler la voix humaine autant que les timbres instrumentaux. Elle avait donné lieu à des expérimentations qui ont contribué à faire de ces outils et autres ordinateurs les nouveaux ventres où tout se crée, se façonne, se redessine artificiellement. Ces techniques appliquées à la pop music sont le terreau même de la veine synthétique mais se sont aussi généralisées à tous les courants. Malheureusement pourtant, ce sont trop souvent elles qui, compte-tenu de leur utilisation emphatique, simplificatrice ou corrective, ont été à l’origine de la notion d’effet facile qui symbolise et a souvent assombri l’image de la pop.

31 Ainsi, pendant un temps, la microphonisation de la voix a suscité l’effarement de certains théoriciens, comme Raoul Husson (1962 : 75), pour qui le chant avec micro ne pouvait que dénaturer le timbre propre d’une voix et conduire à la négation de la culture vocale individuelle. À l’inverse, des compositeurs comme John Cage ont vu en lui un moyen de restituer une voix plus naturelle que la technique d’amplification organique du Bel Canto. En effet et en fait de dématérialisation, le microphone a permis, dans le cas de Michael Jackson, de rapprocher l’oreille du corps en contribuant à révéler les gestes de ce dernier dans la phonation. Il s’agit bien là de l’utilisation instrumentale évoquée par Michael Chanan dans son ouvrage Repeated Takes (Chanan, 1995) et ayant inspiré et initié de nouvelles pratiques vocales, dont celle du close miking, mises en pratique par Bruce Swedien.

32 La notion de personnalité vocale telle que ce dernier l’utilise pour parler de la voix de Michael Jackson, trouve d’ailleurs un parallèle intéressant dans l’idée de « photographie acoustique 35 » exprimée par Sophie Herr (2009 : 108) et se définit en effet, dès lors et au-delà du simple contour d’un corps dématérialisé, par l’enregistrement d’un style, d’une manière, d’une authenticité de l’« être-en-vie » dont témoigne avant toute chose la respiration. Avec cette conception partagée, Bruce Swedien nous donne donc à écouter plus que la voix d’un chanteur. Il nous fait tendre l’oreille au corps sonore, membre à part entière du corps visible, qui le devance et le dépasse : « Le placement proche du microphone place le son en avant, de façon suggestive, comme le dit un auteur à propos du crooning de Bing Crosby : « une relation intime, personnelle avec les fans » 36. » (Chanan, 1995 : 128)

33 Un nouveau phénomène d’intimité, souligné par Simon Frith (Frith et al., 2001 : 98) naît dès lors entre le public et l’artiste, qui participe du grain de la voix barthésien et qui, grâce au micro, donne tout à coup à entendre un ton de voix jusque-là réservé aux conversations intimes. Et cette approche, relayée par Bruce Swedien et Michael Jackson, participe également de cette intensification de la suprématie vocale, amorcée dès la fin des années 1940, et qui a fini par supplanter dans l’esthétique des chansons populaires, la patte compositionnelle.

34 Plus qu’à amplifier et à amener la voix du chanteur, le micro a donc permis à Bruce Swedien de faire un gros plan sur le lieu de naissance de cette dernière, le corps, faisant

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à sa manière du grain vocal barthésien ce « mixte érotique de timbre et de langage » (Barthes, 1973 : 88-89) en étroite relation avec la prise de son cinématographique par laquelle le sémiologue définissait son propos : « Il suffit que le cinéma prenne de très près le son de la parole et fasse entendre dans leur matérialité, dans leur sensualité, le souffle, la rocaille, la pulpe des lèvres, toute une présence du museau humain… » (Barthes, 1973 : 88-89) « Ce que j’écoute c’est la transparence, là où l’idée bouge de son lieu de création à l’auditeur avec le moins de forces générant une impédance sur elle 37. » (Zak III, 2001 : 169)

35 Pour mettre en pratique cette approche et restituer avec fidélité la vocalité corporelle de ce corps vocal, les choix techniques de Bruce Swedien ont donné lieu à des procédés de captation sonore les plus naturels possibles (dans le sens non technologique du terme) – lesquels entrent en résonance avec le souci de transparence de son ami George Massenburg 38. Opérée par la main nécessairement invisible de l’ingénieur, cette captation se devait d’englober tout un corps sonore et bruitiste, généré par le théâtre corporel de sa source, toujours en mouvement, et interagissant quelque peu avec les impulsions rythmiques de la voix. Ses mouvements de danse irrépressibles pendant les sessions d’enregistrement et l’usage percussif et émotionnel du corps du chanteur et de sa bouche (souffles, inspirations sonores, hoquet vocal, prononciation déformée ou exagérée de mots, claquement de doigts, tapements de pied), ne pouvaient qu’être, en tant que reflets de sa personnalité et de ses origines ethnico-sociales, partie prenante et nécessaire de son champ vocal. Et cela est sans compter sur la recherche directe et artisanale d’effets, que souligne Matt Forger 39, un autre ingénieur du son de l’artiste, et qui se traduit tant par des attitudes délibérées face au micro (déplacements ou mises à distance épisodiques), que par une utilisation parcimonieuse et réduite à de minimes exceptions de l’outil de compression sur la voix du chanteur (utilisation par ailleurs répandue et presque inévitable pour la plupart des artistes pop), et ce afin de ne pas annuler ou dénaturer cette dimension bruitiste assumée.

36 C’est dans ce même esprit que Bruce Swedien a choisi d’enregistrer la voix du chanteur en analogique, préférant éviter les artefacts qui s’ajoutent pendant le processus numérique et dénaturent, même de façon minimaliste, la réalité. Cette préférence marquée pour une image du point source analogique et monophonique lui a permis de préserver la richesse du prisme sonore et un profil naturel. L’essentiel, pour Bruce Swedien, consistait véritablement à enregistrer et à mixer la voix du chanteur de manière à ce que les informations qui reviennent des haut-parleurs conservent et respectent autant que possible la valeur du champ sonore.

37 Avant d’aborder en détail les technologies utilisées, en tête desquelles nous placerons le choix des micros, il nous faut nous arrêter sur un outil fondamental dont l’utilisation a été commandée par l’importance de la conservation des éléments corporels inhérents à cette image vocale : la plywood.

Fonction et impact de la plywood dans l’image vocale du chanteur

« Un aspect du rôle d’un ingénieur est d’apporter aux artistes une impression de bien-être dans le studio 40. » (Zak III, 2001 : 166)

38 Michael Jackson était chanteur tout autant que danseur. La pratique de ces deux arts participait d’une seule et même nature au point que le fait de chanter générait irrépressiblement chez l’artiste des mouvements corporels. Empêcher l’interprète de

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danser ou éliminer les impacts sonores et vocaux de ses mouvements par le biais de la compression aurait relevé de ce que Bruce Swedien appelle une approche chirurgicale totalement dénaturée.

39 Afin donc de permettre à Michael Jackson d’user librement de ses mouvements et de conserver, sans avoir à les traiter artificiellement, la part juste nécessaire des bruits et percussions corporels qui font partie intégrante de sa personnalité vocale, Bruce Swedien a fait réaliser, dès 1979, une plywood (estrade en contreplaqué) qui est devenue le pôle d’enregistrement du chanteur-danseur. Cette estrade a été pensée et réalisée en conséquence : élaborée par les menuisiers du studio, d’une largeur de huit pieds et élevée à dix pouces du sol, elle a été renforcée et contre-renforcée. Sa surface a été conservée sans verni ou peinture, afin d’assurer une porosité du matériau et donc une part d’absorption phonique. Elle permettait également d’éviter qu’une mise en contact directe avec le sol ne provoque une résonance qui se propage et génère des interférences.

Des micros : choix, position et caractéristiques techniques

« [le grain de la voix] implique un certain rapport érotique entre la voix et celui qui l’écoute. » (Barthes, 1981 : 200)

40 L’érotisme mis ici en évidence par Roland Barthes est étroitement lié à cette tangibilité corporelle du chanteur, ses propres « apports du corps dans l’œuvre » selon l’expression même de Paul Valery (Larnaudie, 1998), soulignés par une proximité physique avec un micro qui, nous allons le voir, sert justement d’amplificateur au grain vocal barthésien présent chez Michael Jackson.

41 Si les types de microphones ont fait l’objet de choix précis dans cette restitution, nous allons voir en effet qu’il en est de même pour le positionnement du chanteur. Ainsi, pour les lignes mélodiques principales des chansons, ou leads vocaux, c’est la technique du close miking qui a été privilégiée par Bruce Swedien : en plaçant le chanteur très près du micro, il éliminait ainsi naturellement l’essentiel des réflexions et des bruits environnants, hormis le son direct de la voix. Contrairement aux pratiques courantes des studios, il n’utilisait aucun windscreen, afin de ne pas perdre les petits bruits corporels du chanteur, puis il adaptait, si nécessaire, le predelay en fonction de la vitesse du morceau, en utilisant l’emblématique E.M.T. 250 Electronic Reverberator Unit, considéré aujourd’hui encore par les professionnels comme le meilleur outil de réverbération et la référence à partir de laquelle ont été définies toutes les réverbérations digitales actuelles.

42 En plaçant ainsi le micro près de la bouche et en enregistrant les moindres bruits buccaux, respiratoires et corporels de Michael Jackson, qui font cependant l’économie de toute surcharge expressive, Bruce Swedien a finalement révélé et mis en scène cette proximité, cette intimité vocale qu’évoquait plus haut Michael Chanan, et il a mis à jour, d’une certaine façon, une part de cette « inquiétante étrangeté 41 » qui a fasciné et parfois dérangé le public.

43 Concernant le choix des micros, s’il en possède cent cinq, Bruce Swedien en a privilégié deux seulement, en prenant en considération les paramètres vocaux de Michael Jackson. Les micros, utilisés à parts inégales, ne sont pas le fruit des dernières technologies mais relèvent de valeurs sûres qu’il juge in-supplantées42. Mais, puisqu’il ne s’agit pas, pour l’ingénieur, de produire une musique scientifiquement à la pointe

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« qui ne communiquerait rien » (selon ses propres termes), il effectue des choix qu’il estime sans concession, sans être fondamentalement conservatistes, mais guidés par son expérience au sein des évolutions technologiques.

44 C’est ainsi que le micro de prédilection de Bruce Swedien, celui-là même qu’il utilisera pour enregistrer toutes les parties vocales de Michael Jackson (exceptée une seule chanson que nous évoquons juste après), est le microphone dynamique Shure SM-7. Acheté en 1977 au Westlake Audio à Hollywood, son Shure SM-7 fut le premier à être utilisé dans des projets musicaux d’envergure. L’ingénieur du son explique son choix relativement aux prérogatives de Michael Jackson et notamment pour les qualités du son qu’il restitue, transparent, fidèle, non artificiel dans les aigus et offrant beaucoup de présence. Bien adapté aux voix dynamiques, le Shure SM-7 n’écorche pas les consonnes sifflantes dont use fréquemment le chanteur. Celles-ci passent de façon plus lisse, avec une sonorité légèrement flûtée, sans perdre corps. Au contraire, le micro enrichit légèrement la texture. Le Shure SM-7 demande en effet, conformément aux pratiques de Bruce Swedien avec Michael Jackson, à être utilisé très près de la source d’émission sonore, et confère tant une grande chaleur qui flatte la voix, qu’une restitution précise de la dynamique vocale. En enregistrant Michael Jackson avec ce micro, Bruce Swedien obtient une image sonore très nette et précise. En étant, de surcroît, peu réactif aux sons environnants, le Shure SM-7 constitue un premier filtre « naturel » aux bruits corporels du chanteur et garantit, avec la plywood, de n’en garder que la part nécessaire. C’est la raison pour laquelle Bruce Swedien n’y adjoint donc aucun windscreen supplémentaire, lequel aurait risqué d’éliminer les bruits de souffle et les émissions sonores explosives justement voulues.

45 La seule chanson qui n’a pas été enregistrée avec le Shure SM-7 est « Earth Song » sur l’album HIStory Past, Present and Futur43 en 1995, chanson au message mi-apocalyptique mi-prophétique dans laquelle Bruce Swedien a choisi de souligner et timbrer la voix du chanteur avec un micro offrant un son chaud, captant un spectre sonore plus large : le Neumann M-49. Ce micro électrostatique a été créé en 1949, commercialisé en 1950, et acquis par Bruce Swedien peu après son tout premier micro (qui fut le Telefunken U-47). Pour l’ingénieur, il constitue un excellent micro pour l’enregistrement des voix, bien que ses spécificités lui permettent d’être utilisé pour de nombreuses autres applications44. Le Neumann M-49 est multi-directif et totalement ajustable, et permet une utilisation omnidirectionnelle, intéressante pour capturer des backgrounds vocaux par exemple. Le ton riche et rond qu’il restitue confère aux sons les plus durs des couleurs agréables et chaudes. Et c’est la structure incantatoire des refrains de cette chanson, constitués de vocalises aiguës, et les ad libitum finaux traités comme des cris, qui ont imposé la nécessité d’incorporer une dose supplémentaire de chaleur à l’image vocale, et donc dicté à Bruce Swedien le choix circonstancié de ce micro. « Earth Song » : http://www.seteun.net/IMG/mp3/earthsong.mp3

46 La voix, nous l’avons vu, a pris une importance considérable en tant qu’identité dans les esthétiques populaires, supplantant même l’importance du compositeur, au point de devenir un jalon essentiel dans les arrangements, détrônant même souvent les instruments. « Les voix sont devenues centrales dans les arrangements musicaux des groupes – les harmonies vocales et les sons renforçant les refrains devaient faire le travail des cordes et des échos et des astuces de studio des disques pop pour jeunes 45. » (Martin, 1983 : 32)

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47 Ce même paradigme irrigue les structures vocales des chansons de Michael Jackson, notamment lorsqu’au-delà des leads vocaux qui constituent la partie émergente portée et exprimée par sa voix, sa personnalité vocale se déploie dans les différentes strates musicales des chansons, des harmonisations de la mélodie à la réalisation quasi instrumentale d’éléments mélodico-rythmiques, ou buccaux et non voisés, de l’accompagnement. Tous ces éléments font l’objet d’un enregistrement adapté afin de trouver une place dans un espace sonore que Bruce Swedien ne veut pas seulement stéréophonique, mais tridimensionnel.

Une personnalité vocale multi-expressive au sein de l’espace sonore

L’espace sonore tridimensionnel de Bruce Swedien

48 L’espace sonore et la tridimensionnalité jouent un rôle important dans l’esthétique vocale enregistrée de Michael Jackson. L’espace sonore tel qu’il est exploré par Bruce Swedien peut être rapproché de la description que font Roberto Casati et Jérôme Dokic (1994 : 102) d’un « espace accessible au mouvement corporel, et dans lequel (c’est-à- dire, à certains endroits duquel) se produisent des sons, qui peuvent être localisés par un auditeur ». C’est dans cet apparent vide matériel qui entoure le corps, que la personnalité vocale de Michael Jackson et les événements sonores qui la constituent sont organisés par l’ingénieur pour façonner une épaisseur sensorielle et une image sonore dans la tridimensionnalité de l’espace. L’une soutient et valorise l’autre, comme le décor et la théâtralisation mettent en scène le personnage, ici véritable vocalité organique.

49 Si pour Bruce Swedien, l’espace stéréophonique est profondément tridimensionnel, c’est qu’il ne le considère pas comme un simple effet de latéralisation, mais comme une occupation pleine du panorama acoustique par des personnages sonores dont les espaces vitaux respectifs ne s’entre-étouffent pas. À l’instar de Sophie Herr pour qui la « photographie acoustique » (Herr, 2009 : 74) brise le miroir d’une pensée selon l’œil et ne saurait donc être un quelconque reflet, Bruce Swedien ne considère pas l’image sonore comme la restitution d’une quelconque spatialisation réaliste du son et tient cette conception des années 1950, laquelle conception avait émergé suite au succès d’une chanson emblématique de Les Paul et Marie Ford « How High the Moon46 ». Celle-ci en effet, bien avant l’apparition des enregistreurs multipistes, était construite autour d’une superposition de lignes vocales et harmoniques préenregistrées appelée overdubbing, sur laquelle, lors de présentations télévisées qui mettaient en avant cette nouveauté 47, la mélodie principale était la seule voix qui soit posée en direct, en réalité. La prise de conscience liée à cette chanson avait été, pour Bruce Swedien, de faire évoluer la notion d’exactitude sonore, cette quête de pureté symbolisée par la high fidelity, en une notion d’image sonore globale, dotée d’une profondeur de champ et d’un relief acoustique dont les limites étaient désormais fixées par l’imaginaire du créateur- compositeur-ingénieur. Et l’idée de transparence, évoquée plus haut, intervient justement lorsque la manipulation de la réalité sonore devient, pour l’auditeur, une réalité en elle-même.

50 Pour placer la voix de Michael Jackson, avec toutes ses composantes esthétiques et organiques, dans un cadre sonore qui la souligne ou l’enrobe en faisant l’économie d’effets artificiels à contrepied de l’authenticité recherchée, Bruce Swedien s’attache à créer des espaces acoustiques réels et modulables au sein du studio. Son choix va

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porter, comme pour les Monster Cable, sur du matériel de pointe avec l’adoption, dès l’album Bad en 1987, de gobos d’une toute nouvelle génération appelés Tubetraps, pensés et réalisés par son ami Arthur M. Noxon d’Acoustic Sciences 48. Ces Tubetraps (traps signifiant « pièges ») sont des cylindres aux formes étudiées, montés sur pieds et pourvus de revêtements acoustiques spéciaux qui permettent la modulation d’espaces dotés de caractéristiques sonores pouvant être, en dépit des variables extérieurs, hautement prévisibles. Les Tubetraps, variation des Quick Sound Fields, sont rapides à la fois en termes d’installation, mais également de réactivité, puisqu’ils recréent un champ sonore réaliste sans réflexion importune ou écho flottant. Certains cylindres sont creux et recouverts de fibre de verre densément tissée. Il en découle un taux de pression important entre la surface fortement résistante et l’intérieur vide, différentiel de pression qui contribue à maximiser la vitesse acoustique. La particularité novatrice de ces Tubetraps fut que, dans un même temps, toute la surface du cylindre absorbait le spectre des basses, tandis qu’une moitié permettait également de diffuser avec une brillance et une clarté contrôlée, le spectre aigu. Cette acoustique hybride est rendue possible par la suspension d’une mince mais lourde feuille de plastique mou perforée qui couvre à moitié la face avant du cylindre. Les propriétés hybrides de la feuille plastique permettent l’absorption des basses fréquences et la réflexion des hautes. Ces Tubetraps étaient donc installés autour de la plywood sur laquelle chantait Michael Jackson, et disposés sur la base d’un cercle de trois mètres de diamètre. Cependant, il est à noter que le chanteur, familiarisé avec les outils des studios et leurs contraintes d’utilisation, ajustait lui-même leur position suivant les réflexions vocales qu’il souhaitait obtenir.

51 C’est donc au sein de ces espaces acoustiques maîtrisés qu’était enregistré le chanteur, et, couplée aux techniques de prise de voix que nous allons évoquer à présent, cette mise en espace joue sur la proximité et la physicalité tout en soulignant les aspects vocaux caractéristiques convoqués par l’esprit et la sève musicale propres à chaque chanson.

Les leads vocaux : une présence soulignée

52 Nous l’avons vu, les leads vocaux de Michael Jackson étaient enregistrés monophoniquement et analogiquement, le chanteur étant positionné très près du microphone Shure SM-7 pour ne pas perdre toutes les particules bruitistes et corporelles liées à son identité sonore. Mais Michael Jackson réalisait également lui- même ses harmonies vocales, superposant avec une précision sur laquelle insiste Bruce Swedien, son vibrato sur chaque ligne. Dans cette phase des enregistrements, le chanteur doublait tout d’abord la même piste en conservant la même proximité avec le micro, puis, à la troisième prise, reculait et réenregistrait une nouvelle fois la même ligne mélodique. Bruce Swedien montait ensuite le niveau sonore de cette troisième prise au même degré que les deux précédentes. Ce procédé générait une augmentation de la proportion des early reflections et créait un premier renforcement de la richesse sonore.

53 Une quatrième prise lui permettait d’enregistrer à une distance encore plus lointaine, mais cette fois en stéréophonie, au moyen de deux microphones configurés en une paire X-Y, ou « Blumlein Pair 49 ». Cette méthode a été conçue par Alan Dower Blumlein 50 : elle est la technique stéréophonique la plus connue et celle que privilégie Bruce Swedien. Très simple, elle consiste à placer deux microphones bidirectionnels, l’un en

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face de l’autre de manière à ce que les capsules convergent autant que possible en gardant entre elles un angle de 90 degrés. Le résultat de cette prise était ajouté aux précédentes.

54 C’est cette addition d’early reflections qui est à l’origine de la profondeur de champ dont sont affublés les différents blocs d’harmonies vocales de nombre des refrains des chansons de Michael Jackson. Le titre « Rock With You 51 » de l’album Off the Wall, fut le premier à faire entendre ce procédé, et génère un effet acoustique novateur pour l’époque, son aboutissement étant, à l’autre bout de sa carrière, les larges déploiements vocaux de la chanson « Butterflies 52 » en 2001. « Butterflies » : http://www.seteun.net/IMG/mp3/butterflies.mp3 « Rock With You » : http://www.seteun.net/IMG/mp3/rockwithyou.mp3 « Rock With You » (2nd extrait) : http://www.seteun.net/IMG/mp3/ rockwithyou-2.mp3

55 Notons que le même procédé est appliqué au chœur d’Andrae Crouch dans la chanson « The Man in the Mirror 53 » de l’album Bad et y génère une densité sonore qui démultiplie le chœur et le rend présent dans tout le champ. Il faut préciser que dans ce cas particulier et puisqu’une importante réverbération était ajoutée à cette partie vocale, Bruce Swedien a veillé précisément à prévoir suffisamment de retard initial pour que la réverbération ne couvre pas les early reflections. « Man in the Mirror » : http://www.seteun.net/IMG/mp3/maninthemirror.mp3

Les harmonies vocales : impact de la stéréophonie et profondeur de champ

Le caractère poly-expressif de la personnalité vocale de Michael Jackson est ainsi exploité, souligné et mis en valeur par le biais des techniques d’enregistrement.

56 Nous avons vu comment les harmonies vocales du chanteur sont non seulement stratifiées mais aussi mises en perspective dans le champ acoustique et quel impact les prises de son stéréophoniques jouent dans cette mise en scène sonore : appliquées aux backgrounds vocaux, elles jouent sur la profondeur du champ ; appliquées au chœur, elles confèrent à ce dernier une présence tangible. Enfin, utilisée pour l’orchestre, comme dans la chanson « Childhood 54 », la stéréophonie exploitée par Bruce Swedien tisse un réseau de relations spatiales entre l’ensemble instrumental et l’auditeur et maintient ce dernier dans une vraie perspective d’auditoire de concert. L’intérêt de la stéréophonie s’était également imposé à Bruce Swedien dès les années 1950, alors que nombre de dirigeants des sociétés d’enregistrement n’avait pas pressenti la révolution qui se profilait et ne souhaitait pas investir dans ce domaine. Alors que certains d’entre eux gageaient que, pas plus qu’« une douche avec deux pommeaux55 » la stéréophonie n’avait d’intérêt, Bruce Swedien, à l’instar de son modèle et ami Bill Putman, avait, au contraire, installé un poste de commande séparé et dissimulé à l’arrière du studio pour réaliser des expérimentations en stéréo, qui lui ont permis d’avoir ensuite une longueur d’avance dans ce domaine. Il avait, en effet, saisi dès le début son intérêt en termes de profondeur d’espace sonore et d’impact expressif.

57 Notons que les enregistrements de Bruce Swedien par paires stéréo, appliqués aux backgrounds vocaux mais surtout de façon systématique aux instruments, constituèrent longtemps une méthode de travail unique, baptisée Acusonic Recording Process par Quincy Jones et qui a fait repenser la notion de stéréophonie à toute une génération d’ingénieurs. Soupçonné à une certaine époque d’être un nouvel outil technologique tenu secret, l’Acusonic Recording Process (combinaison des mots accurate, se référant à la

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précision de l’imagerie sonore de la vraie stéréo, et sonic se référant au son que l’on cherche à personnaliser) désignait en fait un procédé pensé par Bruce Swedien visant à combiner plusieurs enregistreurs multipistes, afin de multiplier les paires stéréophoniques56. Il en a utilisé jusqu’à quatre-vingt-seize pour la chanson « Places You Find Love57 » de Quincy Jones. La musique de Michael Jackson nécessitait en moyenne soixante-six pistes audio (soient trois appareils de vingt-quatre pistes reliés, sachant qu’une piste de chaque appareil servait à synchroniser le SMPTE timecode et qu’une autre était gardée vide pour éviter de générer une interférence) (Swedien, 2009a : 109-110). Le fait d’avoir à disposition autant de pistes que nécessaire58 a ainsi permis à Bruce Swedien de multiplier les images stéréo dans les champs sonores de la musique de Michael Jackson et ce procédé a contribué plus que tout autre à créer une démarcation qualitative et une nouvelle identité sonore. « Places You Find Love » : http://www.seteun.net/IMG/mp3/ placesyoufindloveQuincyJones.mp3

58 Mais les harmonisations vocales du chanteur ont également donné lieu à d’autres procédés d’enregistrements spécifiques. En effet, très tôt dans sa collaboration avec Michael Jackson, Bruce Swedien a saisi l’opportunité de créer, à partir de la voix du chanteur, une perspective sonore usant de la largeur et de la profondeur de l’espace. Il explique que les compétences vocales de l’artiste, couplées avec son intérêt et son goût pour les expérimentations sonores, en faisaient un vaste laboratoire d’expériences. De plus, Quincy Jones et Michael Jackson ayant toujours été enthousiasmés par le sens créatif de Bruce Swedien, ce dernier avait toute latitude pour apporter sa propre personnalité à la musique. C’est dans ce contexte propice que, adepte des techniques naturelles, Bruce Swedien a fait réaliser en direct à Michael Jackson des effets sur les doublages de sa voix principale : pour donner encore davantage de relief à la texture sonore de ces blocs vocaux, l’ingénieur du son s’employait à ralentir très légèrement l’enregistrement de la voix principale en cours de doublage (trois ou quatre pour cent), et donc, par la même occasion, à baisser très légèrement sa tonalité. Michael Jackson enregistrait la doublure en tenant compte de cette nouvelle micro-tonalité. Puis, Bruce Swedien combinait les deux voix, avec leur quasi-imperceptible décalage de fréquence, en mixant le niveau sonore de la piste du double légèrement en-deçà de celle du lead vocal. Cette technique, qui nécessite un bon sens tonal relatif et une grande précision vocale, comme le souligne Bruce Swedien pour qui cette expérience est restée unique 59, permettait d’apporter un soutien à la voix en enrichissant son spectre sonore de façon naturelle et réelle, sans recourir à des retraitements artificiels.

Conclusion

59 Ainsi, si Michael Jackson n’a jamais eu de cesse de développer, enrichir ou renouveler sa personnalité vocale et musicale, il a porté en parallèle un soin particulier à la transmission fidèle de celle-ci. Il a eu à cœur de développer une esthétique innovante et indépendante, symptomatique d’un moteur qui consiste à aller toujours de l’avant plutôt que de goûter au confort sûr du succès précédent. En doublant ses aptitudes vocales d’un travail quotidien relatif à sa tessiture et à son timbre vocal, il est parvenu à créer une personnalité sonore originale, convoquant et réhabilitant dans sa voix toute la sphère corporelle.

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60 À l’instar de la création contemporaine qui goûte à ce grain de la voix barthésien et qui tend l’oreille au corps, l’approche de Michael Jackson s’est, en effet, portée sur le réinvestissement, au sein du champ vocal, d’une physicalité tangible. Utilisant sa voix comme un instrument de musique à part entière, le chanteur l’a posée sur toutes les strates musicales de ses chansons, incluant mélodie, harmonies, cellules voisées ou projections rythmiques du canevas mélodico-rythmique, lignes vocalisées de basse. Il ne l’a pas cantonnée à être le vecteur d’une expression de l’intellect et de l’émotion, mais l’a établie comme média sonore d’un corps entier interagissant organiquement dans l’image vocale et dont les plus petites particules de présence, maintenue dans le spectre du mix final, jouent un rôle fondamental dans la restitution de cette authenticité. Les techniques employées à cet effet par l’ingénieur du son Bruce Swedien ont visé, par des stratégies de studio évitant les retraitements artificiels, à architecturer chaque intervention vocale, qu’elle soit linéaire ou pointilliste au sein d’un espace acoustique profondément tridimensionnel, sans rien perdre du lien d’intimité auditive tissé entre l’interprète, à travers son double sonore, et l’auditeur.

61 Michael Jackson a établi sa personnalité vocale au travers d’une esthétique musicale populaire très large, non stigmatisée, en développant une pluralité expressive tournée vers la multiplicité des références esthétiques, ethniques ou sociales du syncrétisme culturel pop. Certes, les conditions de travail offertes par l’artiste, en termes de budget et de temps, demeureront pour longtemps une exception expliquant les longues stratégies de studio souvent mises en place − de l’enregistrement parcimonieux d’orchestres à la création d’entités sonores inédites combinant éléments concrets, timbres électroniques et instrumentaux – ainsi que le jusqu’au-boutisme des démarches. En effet, Michael Jackson a autofinancé une grande partie de son travail en studio, cherchant par la même occasion à conserver une certaine autonomie ; il a également doté les studios de matériel de pointe et octroyé des délais de travail très étendus, se confrontant parfois aux impératifs des contrats ; bref, il est parvenu à réunir des facteurs primordiaux qui ont tous et chacun contribué à la réalisation d’un travail de fond.

62 Mais, au-delà, l’éthique sonore et artistique partagée par Michael Jackson et Bruce Swedien restera probablement, en amont de toute autre donnée technique, la clé de ce qu’il convient d’appeler une véritable démarcation musicale au sein des musiques populaires internationales du XXe siècle.

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NOTES

*. Informations sur le prix annuel jeune chercheur IASPM branche française : http:// volume.revues.org/2592 [ndlr] 1. L’histoire de la chanson « Who’s Loving You » est, à cet égard, révélatrice : celle-ci, écrite en 1960 par Smokey Robinson, n’avait toujours trouvé qu’une seconde place en face B des 45 Tours,

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jusqu’à la reprise des Jackson 5. Parlant de rupture, de maltraitance conjugale, de culpabilité, elle n’était pas le genre de chanson pouvant être interprétée par un enfant de dix ans. Et pourtant, séduit par la version enregistrée par Michael Jackson, Smokey Robinson demande à rencontrer l’interprète et se trouve tellement étonné d’être face à un enfant qu’il demande à vérifier son identité et sa date de naissance, chose courante pour l’enfant qui était souvent soupçonné d’être un « nain » par ses adversaires lors des concours d’amateurs qu’il passait. 2. « The five young brothers […] impressed Berry Gordy with their precocious professionnalism, discipline, and raw talent at their audition in the summer of 1968. » 3. En jouant sur les valeurs sûres de son catalogue, la Motown sécurise financièrement quelques succès phares qui assureront ensuite la promotion d’inédits sur chaque album. Citons parmi ces reprises des titres de Dionne Warwick, Stevie Wonder, the Four Tops, the Supremes, the Temptations, the Miracles, the Isley Brothers, Sly and the Family Stone, Ray Charles, George Clinton, Simon & Garfunkel, Marvin Gaye, Petula Clark, Funkadelic, Carole King ou encore the Crests. 4. The Jacksons (1976), Goin’ Places (1977), Destiny (1978), Triumph (1980), Victory (1984), 2300 Jackson Street (1989 Michael Jackson n’y apporte qu’une contribution vocale dans les chorus). 5. The Jacksons, [disque 33 tours, cassette, CD], prod. Gamble and Huff / Philadelphia International Records, label Epic, 1976. 6. Il s’agit de « Blues Away » et « Style of Life », album The Jacksons, ibid. 7. The Jacksons, Goin’ Places, [disque 33 tours, cassette, CD], prod. Gamble and Huff / Philadelphia International Records, label Epic ASIN : B0012GN0LW, sortie 18 octobre 1977. 8. The Wiz, film musical américain de Sydney Lumet, sorti en 1978 ; adaptation de la comédie- musicale créée à Broadway en 1975.. 9. « It is important for singers to develop a unique style […] The singer must cultivate thoses aspects of his singing which are unique to him. » 10. Seth Riggs professeur de chant, est le créateur du « Speech Level Singing », méthode inspirée de la technique vocale lyrique. Ayant lui-même fait carrière à l’opéra et à Broadway, il s’est ensuite tourné, voilà cinquante ans, vers l’enseignement, ayant pour élèves des chanteurs, acteurs, danseurs, fantaisistes issus du star system américain (Ray Charles, Barbara Streisand, Stevie Wonder, Madonna, Prince) ou francophone (Johnny Hallyday, Sylvie Vartan, Mireille Mathieu). Il préside des Master-classes de technique vocale dans les collèges et universités du monde entier et a aussi apporté son aide à des docteurs américains spécialistes des troubles organiques et fonctionnels de la voix, participant à l’élaboration de thérapies vocales. 11. . Seth Riggs nous a expliqué qu’il avait souhaité faire enregistrer un disque de chant lyrique à Michael Jackson, car, bien qu’il n’ait pas la technique parfaite d’une voix lyrique, il chantait de façon adaptée et surprenante ce répertoire, ce que nous avons pu constater à l’écoute d’un extrait de ses enregistrements personnels. Seth Riggs nous a confirmé que Michael Jackson écoutait d’ailleurs régulièrement les ténors Georges Thill, Edmond Clément, le baryton Michel Dens ou la soprano coloratura Nathalie Dessay. Il lui avait fait travailler des œuvres françaises comme « Le rêve » dans Manon, « Pourquoi me réveiller, ô souffle du printemps ? » des Contes d’Hoffmann, ou encore « Salut ! Demeure chaste et pure » du Faust de Gounod. 12. Michael Jackson, Invincible , [disque 33 tours, cassette, CD], prod. Michael Jackson, Label/Réf : Epic / Sony EPC 495174 2, sortie 30 octobre 2001. 13. . Un exemple emblématique de cette voix de tête non détimbrée est la chanson « Don’t Stop ‘Til You Get Enough » de l’album Off the Wall, op. cit., que l’on peut mettre en balance avec le falsetto volontairement vaporeux d’un titre comme « Fall Again », album Ultimate Collection, [CD 4], prod. Michael Jackson, Label/Réf : Sony Music Entertainment / BMG Entertainment, sortie 16 novembre 2004. 14. « Michael was able to hear a sound around the corner », propos tenu par Bruce Swedien lors des différents entretiens avec l’auteur, à Paris et en Floride.

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15. John Robinson, pianiste et batteur américain ayant travaillé sur l’album Off the Wall, explique : « Il créait des overdubs pour chacune des parties de chant et superposait les couches de parties chantées. La seule autre personne que j’ai entendu faire ça, c’est Chaka Kahn. Elle le fait mieux que n’importe qui, mais Michael était extraordinaire à ce niveau. Je l’entendais placer une troisième note sur un ensemble de quatre, et je me disais en me basant sur ma connaissance harmonique acquise à l’université de Berkeley que ça n’allait pas sonner juste. Et, tout d’un coup, il ajustait la quatrième note là-dessus et tout s’imbriquait parfaitement. » (Cachin, 2009 : 22-23) 16. Nous reviendrons sur ce travail dans la seconde partie. 17. Michael Jackson, Off the Wall, (Special edition), [CD] ,prod. Inc, label Epic / Sony ASIN : B0025 M0LTG, (1979) sortie 16 octobre 2001. 18. Michael Jackson, Off the Wall, (Special edition) ibid., piste 18 « Voice-over Intro Rod Temperton Inteview ». Rod Temperton (Rodney Llyn Temperton) auteur-compositeur et arrangeur anglais, né en 1947, a composé et arrangé huit titres pour Michael Jackson et travaillé sur les albums Off the Wall et Thriller. 19. Michael Jackson, Dangerous, [cassette, CD], prod. Teddy Riley, Michael Jackson, Label/Réf : Epic / Sony EPC 504424 2, sortie 21 novembre 1991. 20. Michael Jackson a consacré une part importante de son temps et de ses finances à des recherches dans ce domaine. Il a mis à contribution de nombreux ingénieurs et techniciens pour façonner des concepts originaux et novateurs pour l’époque. Chuck Wild, qui a travaillé de longs mois à la création de sons pour les albums HIStory et Blood on the Dancefloor, nous a ainsi expliqué comment il avait répondu à la requête de Michael Jackson, qui souhaitait dès 1995, combiner et fondre sons concrets, électroniques et instrumentaux dans une même entité qui se devait d’être à la fois méconnaissable, totalement inédite, mais empreinte, en un seul son, de l’esprit de chaque chanson. 21. Le Beatboxing ou Human beatbox est un terme évoquant l’imitation multivocaliste d’une boîte à rythmes, laquelle trouve son développement le plus abouti dans la culture urbaine hip-hop américaine. Michael Jackson a progressivement mis en place cette expression dans ses chansons comme la terminaison logique de ses bruits vocaux et buccaux jusque-là disparates. Les prémisses officielles de son beatboxing ouvrent la chanson « Speed Demon » de l’album Bad. Dès lors, le beatboxing va être une composante musicale importante agrémentant et enrichissant la polyphonie vocale et timbriste de ses chansons. Mais elle est d’autre part un moyen fondamental pour le chanteur de transmettre oralement ses compositions à ses musiciens et ingénieurs, en leur proposant ainsi un canevas mélodico-rythmique plutôt complet de sa chanson. 22. Michael Jackson, Shout, [CD Single, 12’’, 7’’] prod. Michael Jackson, R. Kelly, label Sony, 2001, face B de Cry. 23. Michael Jackson, HIStory, Past, Present and Future, [CD], prod. Michael Jackson, Label/Réf : Epic / Sony EPC 474709 2, sortie 16 juin 1995, CD 2. 24. Michael Jackson, Thriller, op. cit. 25. Michael Jackson, Bad , Special Edition [CD], prod. Quincy Jones, Michael Jackson, Label/Réf : Epic / Sony ASIN : B00005NUZO, (1987) sortie 15 octobre 2001. 26. Rock et rap sont, en effet généralement opposés dans leur principe. Ainsi, le rock, qui se traduit vocalement par des textures rauques qui ne sont pas sans évoquer la distorsion sonore, est également attaché au support instrumental, lequel peut être par ailleurs développé dans des pièces musicales pures, et rejette la vocalité primordiale des rappeurs dont les instruments sont enfermés dans des boîtes à rythme ou des samples. Quant au rap, il privilégie l’expression vocale et semble souvent tourner en dérision l’outil-instrument de musique autant que la barrière sociale que représentent matériellement son acquisition et symboliquement l’accès à sa pratique (Gilles Boudinet). 27. C’est le cas, par exemple, dans « Black or White », album Dangerous, op. cit. Dans cette chanson, le double-pont (pensé comme tel avec ses seize mesures scindées par un break d’une

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mesure) restait, après 18 mois de travail sur la chanson, le dernier élément de composition à élaborer, et a été pensé par Bill Bottrell et Michael Jackson comme un pont vocal soutenu et renforcé par des guitares rock suivi dans sa seconde partie par un rap. 28. « The best engineers draw their reservoir of knowledge and experience to manage the interface between music and machine, art and technology, with a sensitivity to musical expression guiding their own technical "performance". » 29. Même si Bruce Swedien a participé à des projets ultérieurs pour Michael Jackson, comme l’enregistrement du collectif de la chanson à vocation caritative « What More Can I Give » en 2003. 30. Propos recueillis au cours de différents entretiens avec l’auteur. 31. Noel Lee, fondateur en 1979 de la société Monster Cable Products, Inc est un ingénieur en fusion- laser au Laboratoire de Lawrence-Livermore, mais également audiophile et batteur professionnel. 32. Michael Jackson, Bad, op. cit. 33. « Certain producers […] choose their engineers very carefully, because the producers know that those engineers are going to bring certain aspects to the record », propos de Kevin Killen, producteur de Peter Gabriel et ingénieur du son de Kate Bush et U2. 34. Michael Jackson enregistrait en effet très souvent en les superposant l’essentiel des parties vocales et musicales (mais réalisées vocalement) des chansons, fournissant ainsi des démos polyphoniques a cappella très élaborées. Un exemple édité, très parlant est la démo de la chanson « Beat It », album This Is It, [CD], prod. Michael Jackson & John McClain, Label/Réf : Jive Epic Group, ASIN : B002Q4U9YU, sortie 26 octobre 2009. 35. Il est intéressant de constater que Sophie Herr et Bruce Swedien établissent la même frontière entre les notions de photographie acoustique et de personnalité vocale d’une part et celles d’image acoustique (chez Sophie Herr) et d’image sonore (chez Bruce Swedien). 36. « […] close microphone placement brings the sound forward, suggesting, as one writer says of Bing Crosby’s crooning, "an intimate, personal relationship with fans". » 37. « What I listen for is transparency, where the idea moves from its inception to the listener with the least amount of forces impeding it », propos de George Massenburg. 38. George Massenburg est ingénieur du son, producteur et designer électronique. 39. Propos recueillis lors d’un entretien de l’auteur avec Matt Forger au studio Westlake de LosAngeles. Matt Forger a travaillé à de nombreuses reprises avec l’artiste sur les albums Thriller (1982), E.T. Story-board (1982), Victory (The Jacksons, 1984), Bad (1987), Dangerous (1991), HIStory (1995), Blood on the Dancefloor (1997), ainsi que sur les musiques des courts-métrages Captain Eo (1986) et Ghosts (1996). 40. « One aspect of an engineer’s task is to afford performers a sense of well-being in the studio. » 41. . Terme emprunté à Freud, tiré de son article Das Unheilmliche, 1919, format électronique : http://classiques.uqac.ca/classiques/freud_sigmund/essais_psychanalyse_appliquee/10_ inquietante_etrangete/inquietante_etrangete.pdf 42. Propos exprimés lors d’un entretien de l’auteur avec Bruce Swedien. 43. Michael Jackson, HIStory Past, Present and Futur, op. cit. 44. Propos exprimés lors d’un entretien de l’auteur avec Bruce Swedien. 45. « […] voices became central to the group’s musical arrangements – vocal harmonies and back- up chorus sounds had to do the job of the strings and echoes and studio tricks of the teen pop records », propos de Simon Frith. 46. Les Paul & Mary Ford, « How High the Moon », [78 tours, 25 cm /10’ 78 rpm], Telefunken/ Capitol 14660. Chanson écrite par Morgan Lewis (musique) et Nancy Hamilton (paroles) en 1940, enregistrée en 1949 par Art Tatum pour Capitol Records, puis interprétée par Les Paul et Mary Ford dans différentes émissions télévisées en 1951. 47. Comme par exemple, lors de leur participation à l’émission d’Alistair Cooke « Omnibus », le 23 octobre 1953.

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48. Acoustic Sciences Corporation (ASC) a été fondée par l’ingénieur du son Arthur M. Noxon en 1984. Depuis, ASC s’est forgée une réputation mondiale dans le domaine du traitement acoustique. 49. Blumlein Pair est le nom d’une technique d’enregistrement stéréotechnique inventée par Alan Blumlein et visant à recréer les caractéristiques spatiales du signal enregistré. 50. Alan Dower Blumlein (29 juin 1903 – 7 juin 1942), ingénieur anglais en électronique, célèbre pour ses nombreuses inventions dans les domaines des télécommunications, de l’enregistrement sonore, de la stéréo, la télévision et le radar. Il a reçu 128 récompenses et fut considéré comme un des plus importants ingénieurs et inventeurs de son époque. Il a mis en place la technique d’enregistrement appelée « binaural sound » en 1931. 51. Michael Jackson, Off the Wall, (Special edition), op. cit. 52. Michael Jackson, Invincible, [disque 33 tours, cassette, CD], op. cit. 53. Michael Jackson, Bad, op. cit. 54. Michael Jackson, HIStory, Past, Present and Future, op. cit. 55. Selon l’expression employée par un dirigeant de label devant Bruce Swedien à l’époque. 56. Bruce Swedien insiste bien sur la notion de « paire stéréophonique » à ne pas confondre avec un enregistrement sur deux canaux en mono, confusion visiblement très répandue dans le milieu pop. 57. Album Back on the Block, [CD], prod. Quincy Jones, label Dreamworks, ASIN : B000A2H8WQ, 1989, réed. 9 août 2005. L’organisation est, certes, acrobatique, mais Bruce Swedien dit aimer ce genre d’exercices. 58. Notons enfin qu’à l’heure actuelle, avec les workstations audio digitales, le nombre de pistes est virtuellement illimité. 59. Propos exprimés lors d’un entretien de l’auteur avec Bruce Swedien.

RÉSUMÉS

Michael Jackson est un artiste dont les multiples expressions vocales constituent le premier jalon d’une identité paroxystiquement pop. Les références esthétiques éclectiques qui ont échafaudé et nourri sa vocalité se sont trouvées systématiquement réappropriées, réinvesties et assimilées en une seule et même personnalité vocale. L’identité sonore de Michael Jackson, outre ses constituants mélodiques et rythmiques, est construite de façon audible et tangible sur un phénomène de physicalité qui fait la part belle au bruitisme buccal, guttural, respiratoire ou corporel d’un chanteur dansant même en studio. Soucieux de restituer avec transparence cette identité, l’ingénieur du son Bruce Swedien a opté pour des approches techniques et des stratégies de studio visant à conserver fidèlement les expressions premières du chanteur : micros, prises de son analogiques, techniques d’enregistrement des larges prismes vocaux, élaboration d’espaces acoustiques naturels, champ stéréophonique converti en un espace sonore tridimensionnel jouant sur les early reflections, plywood, Monstercable ou encore Tubetraps ont fait l’objet, dans la quête d’authenticité de Bruce Swedien, de choix délibérés convoquant conjointement ou tour à tour tradition et technologie.

Michael Jackson was an artist whose many vocal expressions made up the first ground of an eminently pop identity. The aesthetical and eclectic references which inspired and built his vocality had been systematically re-appropriated, re-invested and assimilated in a single vocal

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personality. Michael Jackson’s sound identity, besides its melodic and rhythmic constituents, was built in an audible and tangible way, upon a phenomenon of physicality favoring the oral, guttural, respiratory bruitism of an irrepressible singer, dancing even during the recording sessions. Very concerned about a transparent rendition of this identity, the sound engineer Bruce Swedien opted for some technical approaches and studio strategies aiming at keeping as truly as possible the singer’s intimate and natural expressions : mikes, analogic recordings, special techniques elaborated to design vocal prisms, creation of natural acoustic spaces, conversion of stereophonic fields in tri-dimensional sound spaces playing with early reflections, plywood, Monstercable or Tubetraps – each element was deliberately chosen, serving Bruce Swedien’s quest of authenticity, including and mixing alternately tradition and technology.

INDEX

Index géographique : États-Unis / USA nomsmotscles Jackson (Michael), Swedien (Bruce) Keywords : studios / home studios, body, voice, key / tone / tonality, harmony, rhythm, recording / editing / production, techniques, sound engineer / editor, beatboxing, dance, intermediaries / mediators, execution / performance / instrumental technique, melody Mots-clés : studios / home studios, corps, voix, timbre / ton / tonalité, harmonie, rythme, enregistrement / montage / production, techniques, ingénieur son / monteur, beatboxing, danse, intermédiaires / médiateurs, exécution / interprétation / technique instrumentale, mélodie Thèmes : afro-américaine / African-American music, pop music, soul music, rhythm‘n’blues / r‘n’b Index chronologique : 1980-1989, 1990-1999, 2000-2009

AUTEUR

ISABELLE STEGNER-PETITJEAN

Isabelle STEGNER-PETITJEAN, est doctorante en musicologie à l’université de Paris IV – Paris Sorbonne où elle rédige actuellement une thèse de doctorat intitulée « Les apports artistiques de Michael Jackson : aspects esthétiques, technologiques et culturels ». Cette thèse fait suite à un premier mémoire de Master 2 pour lequel elle a obtenu une mention TB à l’université « Marc Bloch » de Strasbourg et qui portait sur « La personnalité vocale de Michael Jackson : identité, corporalité, syncrétisme ». Professeur certifié bi-admissible, elle enseigne également l’éducation musicale en collège depuis 1997. mail

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“The Voice in the Mirror”. Michael Jackson: from a vocal identity to its double in sound

Isabelle Stegner-Petitjean

2011 young researcher IASPM French-Speaking Europen branch prize*

Links to listen to the musical excerpts: http:// www.seteun.net/spip.php?article271

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1 MICHAEL JACKSON IS AN ARTIST whose career became, with a definite paroxysm, the emblem of pop music in a trans-cultural and technological twentieth century. He brought to a certain height the paradigms of the international pop aestheticism which are the high-scale impact and broadcasting and shaped an image representative of the synthesis of artistic expression and trans-racial figures which make up the cement of pop music. The taking over of esthetical influences that impacted the singer, strengthened by a continuous spirit of innovation, was at the root of the creation of an artistic identity in its own right, medium of an expressive authenticity which, on a vocal level, is comparable to what we can call a personality.

2 Not limiting himself to any aesthetical fetters, the artist, all along his career, tried to develop and renew an obvious expressive plurality. Plurality which, combining spoken and sung voices, voiced and non-voiced sounds, oral percussions, bruitism, breathing games and voiced choreographies, was taken over and centralized by a body with a great phonic presence in the musical sphere, confirming what Roland Barthes said: “In pop music, there is the physical component which is so important for this type of counter-culture. There is a new relation to the body, which we need to defend”. (Barthes,1981: 164) But apart from the physical aspect, we will see that this plurality is underpinned by a vocal work directed by a teacher coming from the lyrical world, Seth Riggs, as well as by the spontaneous use of more original or less aestheticized forms of expression.

3 Concerned that his vocal personality shouldn’t be diluted or diminished, Michael Jackson - conscious of the reach and responsibility of recording in the media - took a high interest in its fixing and the shaping of what had to be not only his sonorous image but also his recorded double. In doing so, he appointed, for his whole career, a figurehead sound-engineer, Bruce Swedien, who was in a parallel quest of sound authenticity and whose technical choices, guided by this quest, will make up the second part of this study. But first, we propose to study the components of Michael Jackson’s vocal identity, through technical criteria but also in the light of a work on the tone which made this notion of identity develop into the more colorful notion of personality.

Michael Jackson’s voice: from identity to personality

Cradle and beginnings

4 Michael Jackson’s vocal identity took its roots in his youth’s music career. Endowed with a definite vocal expressiveness since his boyhood (which made even professionals1 doubt his young age), and a gift for dancing, Michael Jackson initiated his artistic career – which lasted almost 50 years – by a first very dense amateur career starting at the age of 5, with daily evening rehearsals, along with competitions and frequent

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shows. At this time, he absorbed the classical and country music his Mom, a clarinetist, was listening to, but also Little Richard, Chuck Berry, The Temptations, Aretha Franklin, Fats Domino and other rhythm and blues singers. The goal the family set themselves during these competitions was not limited to “taking up” a famous title but to bring the musical, expressive or scenic element which will create the demarcation.

5 That is how his training started, under the aegis of a strict and efficient father, leading to the signature of a contract with the Motown label at the age of 11: « The five young brothers […] impressed Berry Gordy with their precocious professionalism, discipline, and raw talent at their audition in the summer of 1968 ». (Smith, 1999 : 229)

6 The “artist development” program of the Jackson 5 group was then drawn up according to the Hitsville tradition, with every aspect of the performance or the public image being under control. Motown’s writers and producers created a repertoire of specific songs and covers2 of various aestheticisms for the Jackson 5, without letting them the slightest possibility to propose one of their own compositions, and thus feeding little by little the reasons for the breaking-off in 1976.

7 While signing with the Epic Records label, at an age when others are only starting their careers, Michael Jackson necessarily felt the deep need to create his style. Having made during these seven years the most of the expressive, rock, country, soul and funk inspirations of the Motown’s repertoire, he will start, little by little, to aggregate these references in a unique artistic identity. This period, covered by six albums3, was characterized by a ferment of ideas and composition initiatives, but also by vocal initiatives. If, with the eponymous album The Jacksons4 in 1976, Michael Jackson devoted himself, from then on, to writing and composing, he already dared, in his first two songs5, a few idiomatic vocal phrases that are less polished and orientated towards a rythmicity and a bruitism which will indeed soon form his own identity. On the album Goin’ Places6 in 1977, the singer integrated his first interjections, the future symbolic elements of his vocal style.

8 When he met Quincy Jones on the shooting of the movie The Wiz7, the singer, now of age, clearly expressed his resolution to break up his image of a star-child. The artist proved in the last family albums that he could, beyond his scenic performance, write, compose, produce and arrange. He then wanted to replace his brothers and sisters with professional musicians and decides to oversee each step of production and to set himself as the final arbiter in all artistic and aesthetic decision. “I don’t want to be a copy of those who were there before me, I don’t want to constantly repeat myself, I must always innovate”. (Cachin, 2009 : 39)

9 Michael Jackson’s precept is an echo, at this crucial moment of his career, to Glynne Jones’ words: « It is important for singers to develop a unique style […] The singer must cultivate those aspects of his singing which are unique to him ». (Martin, 1983: 98)

10 Michael Jackson will inscribe his vocal personality and his catalogue in a soaring dynamic which gave up the comfort of repeats for an evolution that is sometimes destabilizing for the audience. We now propose to analyze the components of Michael Jackson’s vocal demarcation. And we will see how this plural identity is fed by a network of multi-aesthetical references with as a common point the interest shown by the singer-composer to textures and tone colors.

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Vocal profile: technical and aesthetical elements

11 We will now evoke Michael Jackson’s voice according to the four main criteria of analysis mentioned by Allan F. Moore: tessitura and ambitus, tonal sense, vocal rythmicity and “resonance degree”, and we will endeavor to show that the vocal work performed by the singer did not alter his quest of authenticity. On the contrary, we will complete these criteria by showing how this work brought about an increased malleability which was propitious to the plural references characterizing his timbre panel in a fundamental way.

12 Michael Jackson’s voice, made of multiple expressions (melodies, buccal sounds, guttural sounds and vocalized noises at every level of his ambitus) was regularly worked and taken care of. Wanting to optimize his vocal instrument in all circumstances, Michael Jackson took up, from 1979, the advice of a vocal coach, Seth Riggs8, who trained him all along his career, in a tailored way, daily, and even outside recording periods or shows.

Tessitura and ambitus

13 When Seth Riggs met Michael Jackson, the latter already owned a very broad ambitus. Quincy Jones, the artist’s producer and arranger, wanted at that time to reduce by a minor third the tone of some songs of the album “Off the wall” so as to give the singer’s voice more ease, suppleness and a timbre richer at the register’s extremities. So Seth Riggs worked to further broaden the singer’s ambitus and made him gain another fourth. Over daily sessions, his method of work and the exercises he required him to carry out had a view to (and this is an essential element of Seth Riggs’s Speech Level Singing) gaining and retaining a vocal homogeneity on all his tessitura – Michael Jackson’s one ranged from E1 to G# 4 without resorting to head voice or falsetto – erasing the color interruptions and sensations of going from one register to the other. Cultivating, all along his career, the melodic, clear and expressive vocality of a tenor but also of a baritone, Michael Jackson even started working on the French lyric repertoire, although this work has remained unedited for strategic commercial reasons9.

14 Apart from this work on ambitus and equality between registers, the goals fixed by Seth Riggs were acquiring and maintaining vibrating tones by means of a constant harmonic balance and a relaxation vibrato allowing the artist to sing without being tired. Many exercises had also a view to managing the breathing, which was essential for the dancer. We have to underline that the choice of Seth Riggs as a vocal coach clearly fell within Michael Jackson’s quest of authenticity, since his method of work, although generically called Speech Level Singing, allows him to tailor and respect his pupils’ vocal specificities.

Resonance

15 So with his vocal technique, Michael Jackson covered the resonance stratums evoked by Allan F. Moore linked to the voice’s physical localization: head voice, nasal voice or chest voice. By erasing the changes of register, he allowed a unicity of transversal vocal

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emission that was contrary to the association that was generally admitted for pop music singers in terms of timbre inequality.

16 If the voice’s nasal position is seldom taken into account in Michael Jackson’s habits, the head voice is far more used although very often imperceptible thanks to a homogeneous management during the change of register. This head voice, confined to a very high-pitched tessitura no more goes with a loss of clarity and vocal strength than the extremely low-pitched chest voice of a song such as “2000 watts10”. It is worth highlighting that Michael Jackson’s use of a de-toned head voice is due, in the few existing cases, to environmental or emotional reasons and not to a technical flaw – part of the work with Seth Riggs being focused on the vocal enrichment of vowels and their purified and distinct enunciation, even in the far ends of the tessitura11.

Tonal sense and vocal rythmicity

17 The other elements of analysis mentioned by Allan F. Moore: tonal sense and rhythm management are, in Michael Jackson’s case, influent artifacts in the vocal restitution and the work in voice recording. The tonal sense encompasses precision and accuracy and thus a voice’s capability to place itself in a harmonic and polyphonic context. If Bruce Swedien‘s phrase: “Michael was able to hear a sound around the corner12” conjures up an acute musical ear, the consequences of this image are translated in practical terms into the vocalized broadcasting of his compositions (including his melodic and harmonic components as well as a vocalized simulation of the expected instrumental timbre) via the producer or arranger whose task it is to record them, or if applicable, to each musician, without the intermediary of a prior recording. But this tonal sense also translated into developing and recording abundant vocal harmonies13, which allowed the sound engineer to create a specific technique14 precisely playing on tonality, technique he never used in works others than his work with Michael Jackson.

18 As for the singer’s vocal rythmicity, this feature is not insignificant since, as we said before, it started developing as early as childhood in contact with the Motown repertoire, and led to a rhythmic potential that was from then on voluntarily exploited and highlighted since the album “Off the wall15” by the composer Rod Temperton16, who indeed explained that he voluntarily used his capabilities by giving him changing and rhythmic melodies such as those of the couplets from “Off the wall”, or vocal up-tempo leads with a sharp delivery whose most striking example is “Working day and night”. This management of rhythm and offbeat is a permanent feature that we will find again in a later repertoire, with, among others, the couplets from a title like “Jam17”.

A vocal personality anchored in pluralism: from melodicity to bruitism

19 Since ever passionate about sound, timbre, be them instrumental, vocal or concrete, Michael Jackson developed his experience by growing up in recording studios. The sound experiments he was interested and took part in went through creating complex textures that were then original18, often directly linked to concreteness and bruitism. Staked in the diversity of instrumental, electronic and concrete timbres, used or created, this interest was from the origin naturally exploited by his own instrument,

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his voice. And using “sleeker” influences such as funk, rock or rap, Michael Jackson implemented more original vocal expressions, which were complementary to his polished and well maintained vocal practice.

20 From the point of view of timbre and melody, he thus developed a vocality close to what Jean-Claude Eloy calls the dirty sound (Eloy, 22 nd June 1999), using raucous and saturated vocal textures, or keeping to unusual low notes, and he also gave their own musical status to shouting and interjections, which are consigned to vocal commentaries in funk or rock. By combining these timbre aspects to rhythmic parameters, he continued the work started by the Afro-American trends such as jazz and funk, making his voice a real percussion instrument that often uses the words’ sonority as a priority (though without neglecting their sense), or that is totally moving away from them to plunge into a vocal and buccal bruitism, which finds its best expression in beatboxing19. Thus, in a song like “Shout20” or in the rap of “Can’t let her get away21”, he drastically modified his vocal texture to make it a raucous flow away from any measurable height but playing with vocal impulsions and words’ rythmicity until reducing the text to its purest sound frame, away from sense. The singer’s voice oscillates then between a physical and concrete verve and a synthetic unreality (without using any artificial effect though), between a human voice bearing a text and an instrumentalist mutation of this voice. Michael Jackson pushed these practices further; he displayed them and in a way imposed them, to the point that they became the symbols of his vocal personality. An interjection or some vocal noises at the start of a song like the famous t-k-tch-tch or hee! hee! which open respectively (and among others) “Billie Jean22” or “The way you make me feel23”, quickly became an instant mean of identification for the audience, in the way of initials or a vocal signature.

21 By combining in his melodic expressions some multi-aesthetic and poly-expressive principles which combine unpolished, aggressive or strange timbres, shouting and rythmicity, Michael Jackson created a vocal personality that is his own and is at once recognizable by a large audience. He admittedly levelled at the surface some clearly anti-establishment expressions by melting them in his music and vocality’s eclecticism, but he also contributed, in doing so, to make these expressions popular and to galvanize them, in a more massive acceptation conveyed by the pop inspiration. And even among the anti-establishment inspirations, he, with this personality, dared and allowed to conciliate24 (Thonon, 1998: 95) rock and rap by often combining them in the same song25. It is then by uniting and overhanging these popular aesthetics that Michael Jackson managed to create an authentic personality and be the mirror of the greater number.

22 We will now explain how Bruce Swedien, bearer of a philosophy of the sound that continues Michael Jackson’s quest of authenticity and unicity, was the technical architect of what he established as the real vocal double of the artist, and we will evoke the sound engineer’s conceptual and technical approaches, traditional or innovative, but always converging towards the same goal: keeping and reproducing the distinctive identity and harshness of Michael Jackson’s voice.

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Translation of a sound into image and recorded restitution of Michael Jackson’s vocal personality

A key character: Bruce Swedien

«The best engineers draw their reservoir of knowledge and experience to manage the interface between music and machine, art and technology, with a sensitivity to musical expression guiding their own technical “performance”». (Zak III, 2001 : 168)

23 Sonorist and architect of Michael Jackson’s voice from Off the wall in 1979 to Invincible in 200126, Bruce Swedien, nicknamed “the philosopher of sound” by his peers, is the one who dramatically changed the status of sound engineer from technician to co-artist. His career sweeps all the evolutions of studio work that have lined the twentieth century: indeed, his career started in the 1950s, when studio work was only in its infancy, with recording orchestras and classical choirs in Minneapolis, but also with experimenting his techniques with great names such as Count Basie, Duke Ellington, Dizzy Gillespie, Lionel Hampton, Oscar Peterson, Sarah Vaughan; he saw the multi- track evolution since the acquisition of his first four-track in 1959, and he saw the digital revolution. And yet, this colleague and admirer of Bill Putnam – who was a pioneer in technologies still used today like reverberation and echo – kept, all along his career, this motto: “Music first”, relegating to the background the use of technology that he often considers too systematic and artificial27 in popular music.

24 Just as does not constitute, for Bruce Swedien, an ultimate step where one saves music, he claims not to be an adept of corrective technology (and this even in terms of equalization, which he prefers to manage directly in the musician’s position in front of the mike, instrument by instrument, even in the case of an orchestra), and clearly prefers a creative function.

25 It is worth noting that the care shown to the details of the sound field orchestrated by Bruce Swedien was made possible by a choice that was then avant-garde, and that remained his exclusivity for a long time: the use of Monster Cables (Swedien, 2009a : 110-111) created by his friend Noel Lee28. Those were the first high-fidelity cables to compensate, once and for all, for the variable degrees of audio performance achieved by the standard zip-cords, cables that were up to then used indistinctly for sound, domestic electricity and lamps. It is thanks to the use of connectors in 24-carat gold that these high-performance audio-phonic cables were created; they were going to considerably improve for Bruce Swedien, from 1987 and the album Bad29, the sharpness of the perception of the elements staged in the sound field, and in particular the approach of Michael Jackson’s voice, whose forms of expression, lyrical or pointillist, scatter the song’s different stratums.

A common quest

«Certain producers (…) choose their engineers very carefully, because the producers know that those engineers are going to bring certain aspects to the record». (Zak III, 2001: 170)

26 If the producer Quincy Jones was the vector of the encounter between Bruce Swedien and Michael Jackson in 1979, it was however Michael Jackson himself, as a producer but above all as an artist, who will extend and cement his collaboration with the sound engineer for many years, well after the break-up with his initiator.

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Supplying a work of precision and taking special care of every slightest detail are two professional features that brought the two men together. But beyond that, it is around the quest of a certain authenticity that their collaboration was sealed, implemented by the singer’s vocal corporality and the engineer’s most natural technical approach possible.

27 Authenticity, for Bruce Swedien, starts with respecting the original musical substance of a song. Indeed, he explains that if, most of the time, finalized songs are, following countless remodeling in studios, generally very different to their original concept to end up dissolved in the fashionable sound landscape, his reasoning, particularly with Michael Jackson, was exactly meant to be the contrary. Anxious not to move from the original concept that is always precisely defined by the artist (or often even recorded vocally and very thoroughly30, which allowed him to regularly go back to it), mindful of the musical spirit inherent in each song, he always tried to restitute with fidelity the singer’s vocal intentions, in a high fidelity that has – in its own words – nothing impersonal or sterile. We will now see how, sharing with Michael Jackson this concern for a precise sound restitution, Bruce Swedien opted for technical choices that always put the emphasis on the proximity with the mike, the natural spaces or effects, and a three-dimension management of the sound space in which each form of the singer’s vocal expression finds its place.

The mike as a vector of authenticity

28 The first tool to convey the components of Michael Jackson’s vocal personality is the microphone. It will be used as the extension of the singer’s body and not as a tool of artificial remodeling. Indeed, the apparition of mikes and technological tools allowed, in the sacred den of the studios, to rework the human voice as well as the instrumental timbres. It resulted in experiments which contributed to make of these tools and other computers the new bellies where everything was created, shaped, artificially redesigned. These techniques, applied to pop music, are the very foundations of the synthetic inspiration, but they also spread to all currents. Yet, unfortunately, they were too often the ones which were, due to their emphatic use, made to simplify or correct, at the origin of the notion of easy effect that symbolizes, and often shades, the image of pop music.

29 Thus, for a while, the microphonisation of the voice provoked the indignation of some theoreticians, such as Raoul Husson (1962: 75), for whom singing with a mike could only alter the voice’s own timbre and lead to negating the individual vocal culture. On the contrary, composers like John Cage saw in the mike the means to reproduce a more natural voice than the technique of organic amplification of the Bel Canto. Indeed, and as regards dematerialization, the microphone allowed, in Michael Jackson’s case, to bring the ear closer to the body by contributing to reveal his gesture in the phonation. This is really about the instrumental use mentioned by Michael Chanan in his book Repeated takes (Chanan, 1995), which inspired and initiated new vocal practices, among which close miking, put to practice by Bruce Swedien.

30 The notion of vocal personality as used by Bruce Swedien to talk about Michael Jackson’s voice is interestingly similar to the idea of “acoustic photography31” expressed by Sophie Herr (2009: 108) which is indeed defined, from the start and

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beyond the simple outline of a dematerialized body, by the recording of a style, a way of being, an authenticity of “the being-in-life” that a breathing shows before anything else. With this shared conception, Bruce Swedien gives us more to listen than the singer’s voice. He makes us prick up our ears to the sound body, full-fledged member of the visible body, which it outstrips and overtakes: «Close microphone placement brings the sound forward, suggesting, as one writer says of Bing Crosby’s crooning, “an intimate, personal relationship with fans”». (Chanan, 1995 : 128)

31 A new phenomenon of intimacy, underlined by Simon Frith (Frith et al., 2001: 98), then springs up between the audience and the artist, who participates in the barthesian voice grain and who, thanks to the mike, lets the audience suddenly hear a voice tone that was until then kept for intimate conversations. And this approach, relayed by Bruce Swedien and Michael Jackson, also participated in this intensification of the vocal supremacy, started in the late 1940s, and which ended up by superseding the compositional touch in the aestheticism of popular songs.

32 More than amplify and bring the singer’s voice, the mike indeed allowed Bruce Swedien to do a close-up on where the voice is born, the body, making in his own way from the barthesian vocal grain this “erotic mix of timbre and language” (Barthes, 1973: 88-89) in close relation to the cinematographic sound take by which the semiologist defined his thoughts. “The cinema only needs to take the voice sound from very close and let hear in their materiality, their sensuality, the breathing, the rocky sound, the lips’ flesh, a whole presence of the human muzzle...”(Barthes, 1973: 88-89) «What I listen for is transparency, where the idea moves from its inception to the listener with the least amount of forces impeding it». (Zak III, 2001: 169)

33 To implement this approach and reproduce with fidelity the corporeal vocality of this vocal body, Bruce Swedien’s technical choices resulted in processes of sound capture that were the most natural possible (in the non-technological meaning of the word) – which met his friend George Massenburg’s32 concern for transparency. Operated by the necessarily invisible hand of the engineer, this capture had to comprehend a whole sonorous and bruitist body, generated by the body theatre of its source, always moving and interacting somehow with the voice’s rhythmic impulsions. His irrepressible dance movements during recording sessions and the percussive and emotional use of the singer’s body and mouth (breathing, sonorous inspirations, vocal hiccups, distorted or exaggerated pronunciation of words, finger snapping or feet stamping) could only be, as reflects of his personality and his ethnic and social origins, necessary stakeholders of his vocal field. And this does not take into consideration the direct and traditional research of effects, highlighted by Matt Forger33, another of the artist’s sound engineers, and which translates into deliberated attitudes towards the mike (moves or occasional distancing) as well as a parsimonious use, reduced to minute exceptions, of the compression tool on the singer’s voice (use that is otherwise widespread and almost inevitable for most pop artists), and this so as not to write off or alter this assumed bruitist dimension.

34 It is in the same spirit that Bruce Swedien chose to record the singer’s voice analogically, preferring to avoid the artifacts that are added during the digital process and distort, even minutely, reality. This marked preference for an analogical and mono-phonical image of the source point allowed him to preserve the richness of the sound prism and a natural profile. The main point, for Bruce Swedien, really consisted

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in recording and mixing the singer’s voice so that the information coming back from the speakers keep and respect as much as possible the sound field’s value. Before addressing in detail the technologies used, on top of which we will put the choice of mikes, we have to study a paramount tool whose use was made necessary by the importance of retaining the components inherent in this vocal image: plywood.

Function and impact of plywood in the singer’s vocal image

«One aspect of an engineer’s task is to afford performers a sense of well-being in the studio » (Zak III, 2001 : 166)

35 Michael Jackson was as much a singer as a dancer. The practice of these two arts participated in a one and only nature, so much so as the fact of singing irrepressibly generated corporeal movements in the artist. Forbidding the interpret to dance or eliminating the sound and vocal impacts his movements had by means of compression would have been close to what Bruce Swedien calls a totally distorted surgery approach.

36 So as to let Michael Jackson freely use his movements and keep, without having to artificially treat them, the fair necessary part of sounds and corporeal percussions being integral part of his vocal personality, Bruce Swedien ordered, in 1979, a plywood stage that became the recording center of the singer-dancer. This platform was thought and made accordingly: created by the studio’s carpenters, eight feet wide and ten inches over the ground, it was doubly reinforced. Its surface was kept unvarnished and unpainted so as to allow a porosity of the material and thus some phonic absorption. It also made it possible to avoid that a direct contact with the ground bring about a resonance that would spread and create interferences.

Mikes: choices, position and technical features

“[The voice grain] implies a certain erotic connection between the voice and the listener”. (Barthes, 1981 : 200)

37 The eroticism Roland Barthes brings to light here is closely linked to the singer’s body tangibility, his own “body contributions to the piece“, according to Paul Valery’s34 own phrase, underlined by a physical proximity to the mike which, we will see, was precisely used to amplify the barthesian vocal grain found in Michael Jackson. If choosing a type of mike was carefully done for this restitution, we will see that it was indeed the same for the position of the singer.

38 Thus, for the main melodic lines of songs, or vocal leads, close miking was Bruce Swedien’s favorite technique: by placing the singer very near the mike, he could naturally erase most of the echo and surrounding noises, keeping the voice’s direct sound. Contrary to studios’ common practices, he did not use any windscreen, so that he did not lose the small corporeal noises of the singer, then he adapted, if necessary, the predelay, according to the piece speed, using the emblematic EMT 250 Electronic Reverberator Unit, considered until today by professionals as the best reverberation tool and the reference from which all the current digital reverberations have been defined.

39 By placing in this way the mike near the mouth and by recording the slightest buccal, breathing and corporeal noises made by Michael Jackson, yet without inducing any expressive surcharge, Bruce Swedien actually revealed and staged this proximity, this vocal intimacy that Michael Chanan was mentioning above, and he brought to light, in

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a way, part of this “worrying strangeness35” which fascinated and sometimes disturbed the audience.

40 Concerning the choice of mikes, if he owns one hundred and five of them, Bruce Swedien only privileged two, taking into consideration Michael Jackson’s vocal parameters. The mikes, unequally used, are not the fruits of the latest technologies but result from reliable products that he judges un-superseded36. But, since, for the engineer, it is not about producing a music that is scientifically state-of-the-art and that “would not communicate anything” (according to his own words), he makes uncompromising choices, without being fundamentally conservative, but guided by his experience of technological evolutions.

41 This is how Bruce Swedien’s favorite mike, the very one he will use to record all Michael Jackson’s vocal parts (except for a sole song we will later mention), is the dynamic Shure SM-7 mike. Bought in 1977 from the Westlake Audio in Hollywood, his Shure SM-7 was the first one to be used in great-scope musical projects. The sound engineer explains his choice in relation to Michael Jackson’s prerogatives and particularly to the quality of the sound that it reproduces, transparent, accurate, non artificial in the high-pitched sounds and offering much presence. Well suited to dynamic voices, the Shure SM-7 does not flay the sibilant consonants the singer frequently uses. These ones appear smoothed, with a slightly piping sonority, without losing body. On the contrary, the mike slightly enriches the texture. The Shure SM-7 indeed requires, in accordance with Bruce Swedien’s practices with Michael Jackson, to be used very near the source of sound emission, and gives a great warmth that flatters the voice, as much as an acute restitution of the vocal dynamic. By recording Michael Jackson with this mike, Bruce Swedien obtained a very neat and acute sound image. Being, moreover, hardly reactive to the surrounding sounds, the Shure SM-7 was a first “natural” filter to the singer’s corporeal sounds, and warranties, with the plywood, to only keep the necessary part. This is the reason why Bruce Swedien did not assign any more windscreens, which would have run the risk to erase the breathing sounds and the explosives sonorous emissions that were indeed intended.

42 The only song that was not recorded with the Shure SM-7 was “Earth Song” on the album HIStory Past, Present and Future37 in 1995, song bearing a half-apocalyptic, half- prophetic message in which Bruce Swedien chose to underline and timbre the singer’s voice with a mike offering a warm sound, capturing a larger sound spectrum: the Neumann M-49. This electrostatic mike was created in 1949, commercialized in 1950, and bought by Bruce Swedien soon after his very first mike (that was the Telefunken U-47). For the engineer, it is an excellent mike for voice recording, even though its specificities allow it to be used for many other applications38. The Neumann M-49 is multi-directional and totally adjustable, and allows an omni-directional use, which is interesting for capturing vocal backgrounds for example. The rich and round tone it reproduces gives the harshest sounds some pleasant and warm colors. And it is the incantatory structure of this song’s chorus, made of high-pitched singing exercise, and the final ad libitum treated as shouting, that made it necessary to incorporate additional warmth to the vocal image, and thus dictated to Bruce Swedien the choice of this mike.

43 As we saw, the voice became significantly important as an identity in the popular aestheticisms, even overriding the role of the composer, to the extent that it became a major milestone in the arrangements, so much so as often dethroning the instruments.

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«Voices became central to the group’s musical arrangements – vocal harmonies and back-up chorus sounds had to do the job of the strings and echoes and studio tricks of the teen pop records». (Martin, 1983 : 32)

44 This very paradigm spreads the vocal structures of Michael Jackson’s songs, notably when beyond the vocal leads which form the emerging part carried and expressed by his voice, his vocal personality fans out in the different musical stratums of the songs, from the melody harmonization to the almost-instrumental implementation of melodic, rhythmic or buccal and unvoiced elements of the accompaniment. All these elements were suitably recorded so as to find a position in a sound space that Bruce Swedien does not only want to be stereophonic but also tri-dimensional.

A multi-expressive vocal personality in the sound space

Bruce Swedien’s tri-dimensional sound space

45 The sound space and the three dimensions play a large part in Michael Jackson’s recorded vocal aestheticism. The sound space as it is explored by Bruce Swedien can be compared to Roberto Casati and Jerome Dokic’s (1994: 102) description of a “space accessible to the corporeal movement, and in which (that is to say, in some parts of which) sounds are produced, that can be located by a listener”. It is in this seemingly empty material surrounding the body that Michael Jackson’s vocal personality and the sonorous events it is formed of were organized by the engineer to create a sensory substance and a sound image in the three-dimension space. One supports and adds value to the other, as the décor and dramatization stage the character, here a real organic vocality.

46 If, for Bruce Swedien, the stereophonic space is deeply tri-dimensional, it is because he does not consider it as a mere effect of lateralization, but as a full occupation of the acoustic panorama by sonorous characters whose respective vital spaces do not muffle each other. In the manner of Sophie Herr for whom the “acoustic photography” (Herr, 2009: 74) breaks the mirror of a thought according to the eye and thus could not be the reflection of anything, Bruce Swedien does not consider the sound image as the reproduction of any realist space positioning of the sound and takes this conception after the 1950s, conception that emerged following the success of an emblematic song by Les Paul and Marie Ford “How high the moon39”. This song, indeed, long before multi-track recorders appeared, was built around an overlapping of pre-recorded vocal and harmonic lines called overdubbing, on which, during television shows promoting this novelty40, the main melody was the only voice that was put live, in reality. The awareness linked to this song was, for Bruce Swedien, to change the notion of sound exactness, this quest of purity symbolized by high-fidelity, to a notion of comprehensive sound image, endowed with a depth of field and an acoustic relief whose limits were from then on fixed by the creator-composer-engineer’s imagination. And the idea of transparency, mentioned above, occurs precisely when the handling of the sound reality becomes, for the listener, a reality in itself.

47 To place Michael Jackson’s voice, with all its aesthetic and organic components, in a sound frame that underlines it or wraps it without using any artificial effects at the opposite of the intended authenticity, Bruce Swedien strove to create real and adjustable acoustic spaces in the studio. His choice was, as for the Monster Cables, state- of-the-art material with the adoption, from the album Bad in 1987, of gobos from the

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newest generation called Tubetraps, thought and created by his friend Arthur M. Noxon from Acoustic Sciences41. These Tubetraps are cylinders with designed shapes, mounted on a base and equipped with special acoustic coatings allowing to modulate spaces endowed with sonorous features that can be, despite outside variables, highly predictable. The Tubetraps, variation of the Quick Sound Fields, are quick in terms of installation as well as of reactivity, since they recreate a realist sound field without unwelcome reflection or floating echo. Some cylinders are hollow and covered with a densely woven fiberglass. It results a great rate of pressure between the highly resistant surface and the hollow inside, pressure differential that contributes to maximize the acoustic speed. The innovative particularity of these Tubetraps was that, at the same time, the whole surface of the cylinder would absorb the spectrum of low- pitched sounds, whereas a half of it also let diffuse the high-pitched spectrum with brightness and a controlled clarity. This hybrid acoustic is made possible by suspending a thin but heavy sheet of perforated soft plastic covering half the front face of the cylinder. The hybrid features of the plastic sheet allow absorbing the low-pitched frequencies and reflecting the high-pitched ones. These Tubetraps were then placed around the plywood on which Michael Jackson was singing, and disposed on a circle with a diameter of three meters. However, it is worth noting that the singer, familiarized with the studios’ tools and their technical constraints, would adjust himself their position according to the vocal reflections he wanted to obtain. It is thus within these controlled acoustic spaces that the singer was recorded, and, coupled with the techniques of voice take we will now mention, this staging plays on proximity and physicality while underlining the characteristic vocal aspects called by the mind and the musical energy peculiar to each song.

The vocal leads: an underlined presence

48 As we saw, Michael Jackson’s vocal leads were monophonically and analogically recorded, the singer being placed very near the microphone Shure SM-7 so as not to lose all the bruitist and corporeal particles linked to his sound identity. But Michael Jackson also created himself his vocal harmonies, overlaying, with an accuracy Bruce Swedien insisted on, his vibrato on each line. In this phase of recording, the singer first doubled the same track while keeping the same proximity to the mike, then, at the third take, he would take a step back and record again the same melodic line. Bruce Swedien would then turn the sound level of this third take up to the same degree as the first two. This process resulted in an increase in the proportion of early reflections and created a first reinforcement of the sound richness.

49 A fourth take allowed him to record from an even further distance, but this time in stereophony, by using two mikes, set up in an X-Y pair, or “Blumlein Pair42”. This method was conceived by Alan Dower Blumlein43: it is the best known stereophonic technique and the one Bruce Swedien favored. Very simple, it consists in placing two bidirectional microphones, one opposite the other so that the capsules converge as much as possible while keeping an angle of 90 degrees between them. The result of this take is added to the previous ones.

50 It is this addition of early reflections that is at the origin of the depth of field present in the different blocks of vocal harmonies in a number of Michael Jackson’s songs’ choruses. The title “Rock with you44” of the album Off the Wall was the first one to display this process, and creates an acoustic effect that was innovative at that time, the

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outcome being, at the other side of his career, the large vocal unfolding of the song “Butterflies45” in 2001. Let’s note that the same process was applied to Andrae Crouch’s choir in the song “The man in the mirror46” of the album Bad, and creates there a sound density that amplifies the choir and makes it exist in the whole field. It is worth adding that in this particular case, and since a great reverberation was added to this vocal part, Bruce Swedien precisely made sure to plan enough initial delay for this reverberation not to cover the early reflections.

Vocal harmonies: impact of stereophony and depth of field

51 The poly-expressive nature of Michael Jackson’s vocal personality was thereby exploited, underlined and emphasized through recording techniques. We saw how the singer’s vocal harmonies were not only stratified but also put into perspective in the acoustic field and what impact the stereophonic sound takes play in this sound staging: applied to the vocal backgrounds, they play on the depth of field; applied to the choir, they give it a tangible presence. Finally, used for the orchestra, as in the song “Childhood47”, the stereophony exploited by Bruce Swedien weaves a network of spatial relationships between the instrumental ensemble and the listener and maintains the latter in a real perspective of concert audience. Bruce Swedien has also been raising an interest in stereophony since the 1950s, when many directors of recording companies did not anticipate the upcoming revolution and did not want to invest in this field. Whereas some of them bet that, not more than a “shower with two heads48”, stereophony had not any interest, Bruce Swedien, like his model and friend Bill Putnam, had, on the contrary, installed a separated control station hidden at the back of the studio to make some experiments in stereo, which allowed him later to be a step ahead in this field. He had indeed grasped from the beginning its interest in terms of depth of sound space and expressive impact.

52 Let’s note that Bruce Swedien’s recordings by stereo pairs, applied to vocal backgrounds but most of all systematically applied to the instruments, were for a long time a unique method of work, called Acusonic Recording Process by Quincy Jones, and had a whole generation of engineers think about the notion of stereophony again. Suspected at a certain time to be a new technological tool kept secret, the Acusonic Recording Process (combination of accurate, referring to the accuracy of the sound image of real stereophony, and sonic, referring to the sound one tries to personalize) actually designated a process designed by Bruce Swedien, aiming to combine several multi- track recorders, so as to multiply the stereophonic pairs49. He used up to ninety-six of them for the song “Places you find love50” by Quincy Jones. Michael Jackson’s music required on average sixty-six audio tracks (that is three linked appliances of twenty- four tracks, given that a track of each appliance was used to synchronize the time code SMPTE and that another one was kept empty to avoid generating any interference) (Swedien, 2009a: 109-110). The fact to have on disposal as many tracks as necessary51 indeed allowed Bruce Swedien to multiply the stereo images in the sound fields of Michael Jackson’s music and this process contributed more than any other to create a qualitative demarcation and a new sound identity.

53 But the singer’s vocal harmonization also led to other specific recording processes. Indeed, very early in his collaboration with Michael Jackson, Bruce Swedien grabbed the opportunity to create, from the singer’s voice, a sound perspective using the width and depth of the space. He explains that the artist’s vocal abilities, coupled with his

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interest and his liking for sound experiments, made him a great laboratory of experiments. Moreover, Quincy Jones and Michael Jackson being always enthusiastic about Bruce Swedien’s creative sense, the latter was always entirely free to bring his own personality to music. It is in this favorable context that, supporter of natural techniques, Bruce Swedien had Michael Jackson make, singing live, effects on the dubbing of his main voice: to give even more relief to the sound texture of these vocal blocks, the sound engineer would very slightly slow down the recording of the main voice during the dubbing (three or four percents), and thus, at the same time, very slightly lower its tone. Michael Jackson would record the dubbing keeping into account this new micro-tone. Then, Bruce Swedien would combine the two voices, with their near imperceptible gap in frequency, by mixing the sound level of the double track slightly below that of the vocal lead. This technique, which needs a good relative sense of tone and a great vocal precision, as Bruce Swedien, for which this experiment remained unique, underlines, allowed bringing support to the voice by enriching its sound spectrum in a natural and real way, without resorting to any artificial reprocessing.

Conclusion

54 So, if Michael Jackson did not stop developing, improving or renewing his vocal and musical personality, he particularly took care, in parallel, to convey it with fidelity. He was committed to developing an innovative and independent aestheticism, symptomatic of a driving force consisting in always going forward instead of enjoying the safe comfort of the previous success. By coupling his vocal abilities with daily work on his tessitura and vocal timbre, he managed to create an original sound personality, summoning and restoring the entire corporeal sphere in his voice.

55 In the manner of contemporary creation which has a taste of this barthesian voice grain and which lends an ear to the body, Michael Jackson’s approach focused on reinstating a tangible physicality in the vocal field. Using his voice as a music instrument in its own right, the singer laid it on his songs’ every musical stratum including melody, harmonies, voiced cells or rhythmic projections of the melodic-rhythmic framework, low-pitched vocalized lines. He did not confine it to conveying an expression of intellect and emotion, but established it as the sound media of a whole body organically interacting in the vocal image and whose smallest particles of presence, maintained in the final mix spectrum, play a major part in restoring this authenticity. The techniques used to that effect by the sound engineer Bruce Swedien aimed to, by studio strategies avoiding artificial reprocessing, structure each vocal intervention, be it linear or pointillist among an acoustic space that is deeply three-dimensional, without losing any of the link of auditory intimacy woven between the interpreter, through his sound double, and the listener.

56 Michael Jackson established his vocal personality through a very large popular musical aestheticism, not stigmatized, by developing an expressive plurality looking into the multiplicity of aesthetical, ethnical or social references of the pop cultural syncretism. Admittedly, the work conditions offered by the artist, in terms of budget and time, will remain for a long time an exception accounting for the long studio strategies often implemented – from parsimonious recording of orchestras to the creation of unprecedented sound entities combining concrete elements, electronic and

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instrumental timbres – as well as the hard-line character of the approach. Indeed, Michael Jackson self-funded a great part of his work in studio, trying at the same time to keep certain autonomy; he also equipped the studios with state-of-the-art facilities and allocated much extended work deadlines, sometimes facing the contracts requirements; in short, he managed to gather paramount factors which all and each of them contributed to achieve a substantive work.

BIBLIOGRAPHY

But, beyond this, the sound and artistic ethics shared by Michael Jackson and Bruce Swedien will probably remain, upstream from all other technical element, the key to what should be called a true musical demarcation in international popular music of the twentieth century.

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DISCOGRAPHY

THE JACKSONS CHRONOLOGICAL DISCOGRAPHY

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1. Enjoy yourself (3:24) 2. Think happy (3:07) 3.Good times (4:57) 4. Keep on dancing (4:31) 5.Blues away (3:12) 6.Show you the way to go (5:30) 7. Living together (4:26) 8. Strength of one man (3:56) 9. Dreamer (3:05) 10. Style of life (3:19)

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1.Music's takin' over (4:26) 2. Goin' places (4:30) 3.Different kind of lady (3:35) 4. Even though you're gone (4:31) 5. Jump for joy (4:42) 6. Heaven knows I love you girl (3:55) 7. Man of war (3:13) 8. Do what you wanna (3:31) 9. Find me a girl (4:34)

MICHAEL JACKSON CHRONOLOGICAL DISCOGRAPHY

JACKSON, Michael, Off the Wall, (Special edition) [CD], prod. Inc, label Epic / Sony ASIN: B0025M0LTG, (1979) sortie 16 octobre 2001

1. Don't Stop 'til You Get Enough (6:04) 2. Rock With You (3:40) 3. Working Day And Night (5:04) 4. Get On The Floor (4:57) 5. Off The Wall (4:06) 6. Girlfriend (3:04) 7. She's Out Of My Life (3:38) 8. I Can't Help It (4:29) 9. It's The Falling In Love (3:48) 10. Burn This Disco Out (3:48) 11. Voice-over Intro Quincy Jones Interview/Quincy Jones #1 (0:37) 12. Voice-over Intro Don’t stop ‘til you get enough (original demo from 1978) Quincy Jones (0:13) 13. Don’t stop ‘til you get enough (original demo from 1978) Michael Jackson (4:48) 14. Quincy Jones Interview #2 Quincy Jones (0:30) 15. Voice-over Workin’ day and night (original demo from 1978) Quincy Jones 16. Workin’ day and night (original demo from 19758) Michael Jackson (4:19) 17. Quincy Jones Interview #3 Quincy Jones (0:48) 18. Voice-over Intro Rod Temperton Inteview/Rod Temperton (4:57) 19. Voice-over Intro Quincy Jones Interview #4 Quincy Jones (1:32)Bas du formulaire

JACKSON, Michael, Thriller, [disque 33 Tours, cassette, CD], prod. Quincy Jones, Michael Jackson, label Epic / Sony EPC 504422 2, sortie 30 novembre 1982

1.Wanna Be Startin' Somethin' (6:02) 2. Baby Be Mine (4:20) 3. The Girl Is Mine (with Paul McCartney) (3:42) 4. Thriller (5:57) 5. Beat It (4:17) 6. Billie Jean (4:57) 7. Human Nature (4:05) 8.

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P.Y.T. (Pretty Young Thing) (3:58) 9. The Lady In My Life (4:57) 10. *Someone In The Dark (Bonus Réédition 2001) (4:48) 11. *Carousel (Bonus Réédition 2001) (2:01)

JACKSON, Michael, Bad, Special Edition [CD], prod. Quincy Jones, Michael Jackson, Label/Réf: Epic / Sony ASIN : B00005NUZO, (1987) sortie 15 octobre 2001.

1. Bad (4:07) 2. The Way You Make Me Feel (4:59) 3. Speed Demon (4:01) 4. Liberian Girl (3:54) 5. Just Good Friends (4:08) 6. Another Part Of Me (3:55) 7. Man In The Mirror (5:19) 8. I Just Can't Stop Loving You (4:25) 9. Dirty Diana (4:52) 10. Smooth Criminal (4:19) 11. Leave Me Alone (4:40) 12. Streetwalker (5:49) 13. Todo Mi Amor Eres Tu (4:04) 14. Fly Away (3:26)

JACKSON, Michael, Dangerous, [cassette, CD], prod. Teddy Riley, Michael Jackson, Label/Réf: Epic / Sony EPC 504424 2, sortie 21 novembre 1991.

1. Jam (5:39) 2. Why You Wanna Trip On Me (5:24) 3. In The Closet (6:32) 4. She Drives Me Wild (3:41) 5. Remember The Time (4:00) 6. Can't Let Her Get Away (5:01) 7. Heal The World (6:24) 8. Black Or White (4:16) 9. Who Is It (6:35) 10. Give In To Me (5:29) 11. Will You Be There (7:40) 12. Keep The Faith (5:58) 13. Gone Too Soon (3:22) 14. Dangerous (6:59)

JACKSON, Michael, HIStory, Past, Present and Future, [CD], prod. Michael Jackson, Label/Réf: Epic / Sony EPC 474709 2, sortie 16 juin 1995.

CD1

1. Billie Jean 4:54 2. The Way You Make Me Feel 4:57 3. Black or White 4:15 4. Rock with You 3:40 5. She's Out of My Life 3:38 6. Bad M.Jackson 4:07 7. I Just Can't Stop Loving You 4:12 8. Man in the Mirror 5:19 9. Thriller 5:57 10. Beat It 4:18 11. The Girl Is Mine (duo avec Paul McCartney) 3:41 12. Remember the Time 3:59 13. Don't Stop 'Til You Get Enough 6:05 14. Wanna Be Startin' Somethin' 6:04 15. Heal the World 6:24

CD2

1. Scream (4:38) 2. They Don't Care About Us (4:45) 3. Stranger In Moscow (5:45) 4. This Time Around (4:20) 5. Earth Song (6:45) 6. D.S. (4:50) 7. Money (4:40) 8. Come Together (5:25) 9. You Are Not Alone (5:45) 10. Childhood (4:28) 11. Tabloid Junkie (4:30) 12. 2 Bad (4:50) 13. HIStory (6:35) 14. Little Susie (6:15) 15. Smile (4:55)

JACKSON, Michael, Blood on the dancefloor, HIStory in the mix, [cassette, CD], prod. Michael Jackson, Label/Réf: Epic / Sony EPC 487500 2, sortie 21 avril 1997.

1. Blood on the Dance Floor (4:13) 2. Morphine (6:28) 3. Superfly Sister (6:27) 4. Ghosts (5:08) 5. Is It Scary (5:35) 6. Scream Louder (Flyte Tyme Remix) (5:30) 7. Money (Fire Island Radio Edit) (4:23) 8. 2 Bad (Refugee Camp Mix) (3:32) 9. Stranger in Moscow (Tee's In-House Club Mix) (6:54) 10. This Time Around (D.M. Radio Mix) (4:05) 11. Earth Song (Hani's Club Experience) (7:55) 12. You Are Not Alone (Classic Club Mix) (7:37) 13. History (Tony Moran's History Lesson) (8:01)

JACKSON, Michael, Invincible, [disque 33 Tours, cassette, CD], prod. Michael Jackson, Label/ Réf: Epic / Sony EPC 495174 2, sortie 30 octobre 2001.

1. Unbreakable (6:25) 2. Heartbreaker (5:10) 3. Invincible (4:45) 4. Break Of Dawn (5:32) 5. Heaven Can Wait (4:49) 6. You Rock My World (5:39) 7. Butterflies (4:40) 8. Speechless (3:18) 9. 2000 Watts (4:24) 10. You Are My Life (4:39) 11. Privacy (5:05) 12. Don't Walk Away (4:25) 13. Cry (5:01) 14. The Lost Children (4:00) 15. Whatever Happens (4:56) 16. Threatened (4:19)

JACKSON, Michael, Shout, [CD Single, 12’’, 7’’] prod. Michael Jackson, R. Kelly, label Sony, 2001, face B de Cry.

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JACKSON, Michael, Ultimate Collection, [4 CD + 1 DVD], prod. Michael Jackson, Label/Réf: Sony Music Entertainment / BMG Entertainment, sortie 16 novembre 2004.

CD 1 (titres inédits uniquement)

9.Ease on Down the Road (en duo avec Diana Ross) 11.Shake A Body (Démo) 17. Sunset Driver (chanson inédite non-finalisée)

CD 2 (titres inédits uniquement)

9.Scared of the Moon (chanson inédite) 10. We Are the World (version non-finalisée) 11. We Are Here To Change The World (version studio inédite)

CD 3 (titres inédits uniquement)

7.Cheater (non-finalisée) 8.Dangerous (non-finalisée) 9. Monkey Business (non-finalisée) 14. Someone Put Your Hand Out (non-finalisée)

CD 4 (titres inédits uniquement)

4.On the line 6. Fall again (demo) 11. Beautiful girl (demo) 13. We’ve had enough

[DVD voir Live in Bucarest]

JACKSON, Michael, This is it, [CD], prod. Michael Jackson & John McClain, Label/Réf: Jive Epic Group, ASIN : B002Q4U9YU, sortie 26 octobre 2009.

CD1

1. Wanna be startin’ somethin’ (6:02) 2. Jam (5:39) 3. They don’t care about us (4:45) 4. Human nature (4:06) 5. Smooth Criminal (4:17) 6. The way you make me feel (4:59) 7. Shake your body (down to the ground) (3:54) 8. I just can’t stop loving you (4:12) 9. Thriller (5:57) 10. Beat it (4:18) 11. Black or white (4:16) 12. Earth song (6:46) 13. Billie Jean (4:54) 14. Man in the mirror (5:20) 15. This is it (album version) (3:37) 16. This is it (orchestra version) (4:55)

CD2

1. She’s out of my life (démo) (3:19) 2. Wanna be startin’ somethin’ (démo) (5:43) 3. Beat it (démo) (2:05) 4. Planet Earth (3:14)

Hip-hop is read presents: Michael Jackson, The a cappella archive http://www.hiphopisread.com/2009/07/michael-jackson-acapella-archive.html

OTHERS

Back on the Block, [CD], prod. Quincy Jones, label Dreamworks, ASIN: B000A2H8WQ, 1989, réed. 9 août 2005

LES PAUL & MARY FORD, How High the Moon, [78 Tours, 25 cm /10’ 78 rpm], Telefunken/Capitol 14660

THE MIRACLES, Who’s loving you, [45 Tours], prod. William “Smokey” Robinson, label Tamla T 54034, 27 septembre 1960, face B de Shop around

THE SUPREMES, Who’s loving you, [45 Tours], prod. Berry Gordy Jr & Barney Ales, label Tamla T 54045, juillet et août 1961, face B de Buttered Popcorn

THE JACKSON 5, Who’s loving you, [45 Tours], prod. Bobby Taylor, label Tamla Motown 2C006 90927, 7 octobre 1969, face B d’ I want you back

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NOTES

*. Information on the prize: http://volume.revues.org/2592 [editor’s note]. 1. The story of the song « Who’s loving you » is, in this respect, revealing : this one, written in 1960 by Smokey Robinson, had never find a better place than the second one, on B-sides, until the Jackson 5’s cover. Talking about break-up, conjugal ill-treatment, guilt, it was not the kind of song to be sing by a ten years old child. But even so, appealed by Michael Jackson’s recorded cover, Smokey Robinson asked a meeting with the singer and was so surprised to be in front of a child that he asked to check his identity and his birth date – common thing for the boy, often suspected to be a “dwarf” by his musical opponents during the amateur-musical-competitions he used to take part in Gary and Chicago. 2. Playing on the solid values of its catalogue, Motown financially secured some flagship hits which would then ensure the promotion of a few unreleased songs on each album. Some examples among these covers are hits from Dionne Warwick, Stevie Wonder, the Four Tops, the Supremes, the Temptations, the Miracles, the Isley Brothers, Sly and the Family Stone, Ray Charles, George Clinton, Simon & Garfunkel, Marvin Gaye, Petula Clark, Funkadelic, Carole King or The Crests 3. The Jacksons (1976), Goin’ Places (1977), Destiny (1978), Triumph (1980), Victory (1984), 2300 Jackson Street (1989 Michael Jackson contributes only in the vocal parts of the choruses) 4. The Jacksons, [LP 33 rpm, audio cassette, CD], prod. Gamble and Huff / Philadelphia International Records, label Epic, 1976 5. These songs are « Blues away » and « Style of life », album The Jacksons, ibid. 6. THE JACKSONS, GOIN’ PLACES, [LP 33 RPM, AUDIO CASSETTE, CD], PROD. GAMBLE AND HUFF / PHILADELPHIA INTERNATIONAL RECORDS, LABEL EPIC ASIN : B0012GN0LW, RELEASED ON OCTOBER 18TH 1977. 7. The Wiz, Sydney Lumet’s American musical film, released in 1978 ; adapted from the musical produced in Broadway in 1975 8. Seth RIGGS, singing teacher, is the inventor of the « Speech Level Singing », method inspired by the lyrical vocal technique. Having himself pursued a career in Opera and in Music-Hall, he chose, 50 years ago, to teach and had as students singers, actors, dancers, fantasists from the American star system (Ray Charles, Barbara Streisand, Stevie Wonder, Madonna, Prince) or francophone ones (Johnny Hallyday, Sylvie Vartan, Mireille Mathieu). He uses to preside at Master-classes about vocal technique in Colleges and Universities of the whole world and also contributed to medicine, assisting doctors specialized on organic and functional vocal pathologies and participating to the development of vocal therapies. 9. Seth Riggs explained us that he wanted to record an album of lyrical songs with Michael Jackson, because, although he didn’t have the perfect technique of a lyrical voice, ha was singing this kind of repertoire in an adapted and surprising way, what we noted when we listened to one of his personal recording of Michael Jackson. Seth Riggs ensured that Michael Jackson was also regularly listening to the tenors Georges Thill, Edmond Clément, the baritone Michel Dens and the coloratura soprano Nathalie Dessay. He worked with him on french works like as « Le rêve » in Manon, « Pourquoi me réveiller, ô souffle du printemps ? » in The Tales of Hoffmann, or « Salut ! Demeure chaste et pure » in Gounod’s Faust. 10. Michael JACKSON, INVINCIBLE , [LP 33 RPM, AUDIO CASSETTE, CD], PROD. MICHAEL JACKSON, LABEL/REF: EPIC / SONY EPC 495174 2, RELEASED ON OCTOBER 30TH 2001. 11. An emblematic example of this sounding head voice is the song « Don’t stop ‘til you get enough » from Off the Wall, op. cit., example we can balance with the falsetto deliberately vaporous of « Fall gain », album Ultimate Collection, [CD 4], prod. Michael Jackson, Label/Ref: Sony Music Entertainment / BMG Entertainment, released on November 16th 2004. 12. Quotation often repeated by Bruce Swedien during the different meetings with the author, in Paris and in Florida.

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13. John Robinson, the American pianist and drummer who worked on Off the Wall, explained « He used to record overdubs for each singing part and he used to overlap the layers of singing tracks. The only other person I heard doing so was Chaka Kahn. She’s able to do it better than anybody, but Michael was remarkable at this level. I was listening to him singing the third note in a group of four, and I was thinking, referring to my harmonic knowledge from the University of Berkeley that it couldn’t work. But, suddenly, he adjusting the fourth note upon all the others and all was sounding perfectly. », (Cachin, 2009 : 22-23). 14. We’ll underline this work in the chapter II.4.2. 15. Michael JACKSON , Off the Wall, (Special edition), [CD], prod. Inc, label Epic / Sony ASIN: B0025M0LTG, (1979) released on October 16th 2001. 16. Michael JACKSON, Off the Wall, (Special edition) ibid., track 18 « Voice-over Intro Rod Temperton Inteview ». Rod TEMPERTON (Rodney Llyn Temperton) is an english author-composer and arranger, born in 1947; he composed and arranged eight hits for Michael Jackson and worked on the albums Off the wall et Thriller. 17. Michael JACKSON, DANGEROUS, [AUDIO CASSETTE, CD], PROD. TEDDY RILEY, MICHAEL JACKSON, LABEL/REF: EPIC / SONY EPC 504424 2, RELEASED ON NOVEMBER 21TH 1991 18. Michael Jackson devoted a major part of his time and of his finances to research in this field. He called many sound engineers and technicians upon to develop some original and innovative concepts for that time. Chuck Wild, who worked for long months to design the sounds of the albums HIStory and Blood on the dancefloor, explained us how he responded to Michael Jackson’s request, which was, in 1995, about combining and melting concrete, electronic and instrumental sounds in a unique entity, unrecognisable, totally previously unheard, but full of the spirit of the song. 19. The words Beatboxing or Human beatbox evoke the multi-vocal imitation of a beatbox which outcome belongs to the American urban culture with hip-hop. Michael Jackson progressively used this way to express and vocally transcribe his songs as a logical end for his vocal and buccal sounds, till then disparate. The official premises of his beatboxing open the song « Speed demon » on Bad. Therefore, the beatboxing has be used as an important musical component, enhancing and extending the vocal and timbrist polyphony of his songs. But it is, secondly, an important way used by the singer to orally convey his composings to his musicians and engineers, being then able to propose a melodic and rhythmic canvas, almost complete, of the song. 20. Michael JACKSON, SHOUT, [CD SINGLE, 12’’, 7’’] PROD. MICHAEL JACKSON, R. KELLY, LABEL SONY, 2001, B-SIDE OF CRY. 21. Michael JACKSON, HIStory, Past, Present and Future, [CD], prod. Michael Jackson, Label/Ref: Epic / Sony EPC 474709 2, released on June 16th 1995, CD 2 22. Michael JACKSON, Thriller, op. cit. 23. Michael JACKSON, Bad , Special Edition [CD], prod. Quincy Jones, Michael Jackson, Label/Ref: Epic / Sony ASIN : B00005NUZO, (1987) released on October 15th 2001. 24. Rock and Rap are, indeed, generally in opposition in their principle. Thereby, Rock, which vocally corresponds to hoarse textures similar to acoustic distortion, is linked to instrumental medium, which can be developed in pure musical works, and dismisses the rappers’ primary vocality, whom instruments are contained in beatboxes or in samples. On the other side, Rap focuses on vocal expression and often seems to accessorize the musical instrument-tool as much as the social boundary which involves, materially, its acquisition, and symbolically, the access to its practice. (Gilles Boudinet) 25. We can hear it, for example, in « Black or White », album Dangerous, op. cit. In this song, the double-bridge (thought as such with its sixteen bars cut by one bar of break) was, after 18 months worked on the song, the last element to compose, and it was finally thought by Bill Bottrell and

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Michael Jackson as a vocal bridge sustained and reinforced by the rock and followed in its second part by a rap section. 26. Even if Bruce Swedien took part in later projects with Michael Jackson, as the recording of the collective and charity song « What more can I give » in 2003 27. Quote taken from different interviews with the author. 28. Noel Lee, who created in 1979 a society named Monster Cable Products Inc. is engineer in laser fusion in the Laboratory of Lawrence-Livermore, and is also audiophile and professional drummer. 29. Michael JACKSON, Bad , op. cit. 30. Michael Jackson used very often to record the essential of the musical and vocal parts of the songs (but vocally realized), superimposing them, and then providing polyphonic demos a cappella and very developed. A released example is the demo of « Beat it », album This is it, [CD], prod. Michael Jackson & John McClain, Label/Ref : Jive Epic Group, ASIN : B002Q4U9YU, released on October 26th 2009. 31. It is interesting to notice that Sophie Herr and Bruce Swedien consider a same boundary between the concepts of acoustic photography and of vocal personality, firstly, and, secondly, between the concept of acoustic image (Sophie Herr) and of sound image (Bruce Swedien). 32. George Massenburg is a sound engineer, producer and electronic designer. 33. Quotes taken by the author during an interview with Matt Forger in the Westlake Studio in Los Angeles. Matt Forger worked with the artist on several albums like Thriller (1982), E.T. Storyboard (1982), Victory (The Jacksons, 1984), Bad (1987), Dangerous (1991), HIStory (1995), Blood on the dancefloor (1997), and on the music of the short-films Captain Eo (1986) and Ghosts (1996). 34. Suzanne LARNAUDIE, PAUL VALÉRY : RÉFLEXIONS SUR LE CORPS, ASSOCIATION POUR LA DIFFUSION DE LA RECHERCHE LITTÉRAIRE, BOULOGNE, 1988. 35. Word taken to Freud, extract of his Das Unheilmliche, 1919, web link : http:// classiques.uqac.ca/classiques/freud_sigmund/essais_psychanalyse_appliquee/ 10_inquietante_etrangete/inquietante_etrangete.pdf 36. Quotes taken by the author during an interview with Bruce Swedien 37. Michael JACKSON, op. cit. 38. Quotes taken by the author during an interview with Bruce Swedien 39. Les Paul & Mary Ford, « How High the Moon », [78 rpm, 25 cm /10’ 78 rpm], Telefunken/ Capitol 14660. Song written by Morgan Lewis (music) and Nancy Hamilton (lyrics) in 1940, recorded in 1949 by Art Tatum for Capitol Records, and then performed by Les Paul and Mary Ford in different shows on TV in 1951. 40. As, for instance, when they featured in the Alistair Cooke’s « Omnibus » show, on October 23th, 1953. 41. Acoustic Sciences Corporation (ASC) was created by the sound engineer Arthur M. Noxon in 1984. Since, ASC garnered a worldwide reputation in the field of acoustic processing.

42. BLUMLEIN PAIR IS THE NAME GIVEN TO A STEREO RECORDING TEHNIQUE CREATED BY ALAN BLUMLEIN AND AIMING TO RECREATE THE SPATIAL CHARACTERISTICS OF THE RECORDED SIGNAL. 43. Alan Dower BLUMLEIN (JUNE 29TH 1903 – JUNE 7 TH 1942), ENGLISH ENGINEER SPECIALIZED IN ELECTRONIC, FAMOUS FOR HIS NUMEROUS INVENTIONS IN THE FIELDS OF TELECOMMUNICATION, SOUND RECORDING, STEREO, TELEVISION AND RADAR SYSTEMS. HE WON 128 AWARDS AND WAS CONSIDERED AS ONE OF THE MOST IMPORTANT ENGINEERS AND INVENTOR OF HIS TIME. HE SET UP THE RECORDING TECHNIQUE NAMED « BINAURAL SOUND » IN 1931. 44. Michael JACKSON, Off the Wall, (Special edition), op. cit. 45. Michael JACKSON, INVINCIBLE , [LP 33 RPM, AUDIO CASSETTE, CD], OP. CIT. 46. Michael JACKSON, Bad , op. cit. 47. Michael JACKSON, HIStory, Past, Present and Future , op. cit. 48. In the words used by the label’s director in front of Bruce Swedien at this time.

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49. Bruce Swedien insists on the concept of “stereophonic pair”, not to be confused with a recording on two mono channels, confusion visibly widespread in the pop field. 50. Album Back on the Block, [CD], prod. Quincy Jones, label Dreamworks, ASIN: B000A2H8WQ, 1989, new released on August 9th 2005. The organization is admittedly acrobatic, but Bruce Swedien uses to say that he loves this kind of exercises. 51. Note that, at this time, with audio digital workstations, the number of tracks is virtually unlimited.

ABSTRACTS

Michael Jackson was an artist whose many vocal expressions made up the first ground of an eminently pop identity. The aesthetical and eclectic references which inspired and built his vocality had been systematically re-appropriated, re-invested and assimilated in a single vocal personality. Michael Jackson’s sound identity, besides its melodic and rhythmic constituents, was built in an audible and tangible way, upon a phenomenon of physicality favoring the oral, guttural, respiratory bruitism of an irrepressible singer, dancing even during the recording sessions. Very concerned about a transparent rendition of this identity, the sound engineer Bruce Swedien opted for some technical approaches and studio strategies aiming at keeping as truly as possible the singer’s intimate and natural expressions : mikes, analogic recordings, special techniques elaborated to design vocal prisms, creation of natural acoustic spaces, conversion of stereophonic fields in tri-dimensional sound spaces playing with early reflections, plywood, Monstercable or Tubetraps – each element was deliberately chosen, serving Bruce Swedien’s quest of authenticity, including and mixing alternately tradition and technology.

Michael Jackson est un artiste dont les multiples expressions vocales constituent le premier jalon d’une identité paroxystiquement pop. Les références esthétiques éclectiques qui ont échafaudé et nourri sa vocalité se sont trouvées systématiquement réappropriées, réinvesties et assimilées en une seule et même personnalité vocale. L’identité sonore de Michael Jackson, outre ses constituants mélodiques et rythmiques, est construite de façon audible et tangible sur un phénomène de physicalité qui fait la part belle au bruitisme buccal, guttural, respiratoire ou corporel d’un chanteur dansant même en studio. Soucieux de restituer avec transparence cette identité, l’ingénieur du son Bruce Swedien a opté pour des approches techniques et des stratégies de studio visant à conserver fidèlement les expressions premières du chanteur : micros, prises de son analogiques, techniques d’enregistrement des larges prismes vocaux, élaboration d’espaces acoustiques naturels, champ stéréophonique converti en un espace sonore tridimensionnel jouant sur les early reflections, plywood, Monstercable ou encore Tubetraps ont fait l’objet, dans la quête d’authenticité de Bruce Swedien, de choix délibérés convoquant conjointement ou tour à tour tradition et technologie.

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INDEX

Geographical index: États-Unis / USA Subjects: afro-américaine / African-American music, pop music, soul music, rhythm‘n’blues / r‘n’b Keywords: studios / home studios, body, voice, key / tone / tonality, harmony, rhythm, recording / editing / production, techniques, sound engineer / editor, beatboxing, dance, intermediaries / mediators, execution / performance / instrumental technique, melody nomsmotscles Jackson (Michael), Swedien (Bruce) Mots-clés: studios / home studios, corps, voix, timbre / ton / tonalité, harmonie, rythme, enregistrement / montage / production, techniques, ingénieur son / monteur, beatboxing, danse, intermédiaires / médiateurs, exécution / interprétation / technique instrumentale, mélodie Chronological index: 1980-1989, 1990-1999, 2000-2009

AUTHOR

ISABELLE STEGNER-PETITJEAN

Isabelle STEGNER-PETITJEAN, est doctorante en musicologie à l’université de Paris IV – Paris Sorbonne où elle rédige actuellement une thèse de doctorat intitulée «Les apports artistiques de Michael Jackson : aspects esthétiques, technologiques et culturels». Cette thèse fait suite à un premier mémoire de Master 2 pour lequel elle a obtenu une mention TB à l’université « Marc Bloch » de Strasbourg et qui portait sur « La personnalité vocale de Michael Jackson: identité, corporalité, syncrétisme ». Professeur certifié bi-admissible, elle enseigne également l’éducation musicale en collège depuis 1997. mail

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Comptes-rendus Conference reports

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Séminaire du JCMP (Jazz, Chanson et Musiques Populaires actuelles), OMF, 2009-2011 Compte-rendu

Bérenger Hainaut

1 Parmi les champs étudiés en musicologie, celui des « musiques populaires actuelles » fait certainement partie des plus récents. Témoignage de cette apparition tardive au sein du milieu universitaire, il a fallu attendre 2005 pour qu’un groupe de recherche consacré à ces musiques se forme au sein de l’OMF1 sous l’intitulé : JCMP (Jazz, Chanson et Musiques Populaires actuelles). Considérant le mode d’existence particulier de ces différentes musiques – qui sont plus souvent fixées par un support phonographique qu’à l’aide d’éléments d’une écriture musicale –, l’équipe du JCMP développe une approche pluridisciplinaire de ses objets d’études, et s’attache donc à mêler à des techniques d’analyse musicale adaptées, un regard ethnographique à même de prendre en compte les enjeux propres à ces répertoires.

2 Il manquait aux activités du groupe un séminaire doctoral permettant de concrétiser régulièrement ce travail collectif, tout en y associant la réflexion d’autres chercheurs. Cette lacune est comblée depuis maintenant deux ans : à cette occasion, les quelques lignes qui suivent vont tenter de dresser un portrait d’ensemble de ce séminaire, plutôt que de réaliser le compte rendu d’une de ses séances en particulier.

3 Jusqu’à présent, le séminaire du JCMP a comporté cinq séances par année universitaire2. Lors de sa séance inaugurale le 7 novembre 2009, la pluridisciplinarité était déjà au cœur des débats puisqu’à cette occasion, les musicologues et sociologues du groupe avaient invité Howard Becker, sociologue et musicien de jazz3. Celui-ci était venu présenter son dernier ouvrage – Do You Know…? The Jazz Repertoire in Action –, co- écrit avec Robert Faulkner et dédié à l’étude des moyens musicaux dont disposent certains musiciens de jazz pour collaborer rapidement, alors qu’ils ne se connaissent pas d’emblée. Les auteurs, qui ont tous deux une longue expérience du milieu du jazz, ont pour l’occasion réalisé une série d’observations participantes, se plaçant « en

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situation » pour tenter de comprendre comment ces musiciens jouent ensemble. Dans son analyse, Becker – à travers ses « mondes de l’art » – mobilise le concept de « convention musicale » : l’étude des interactions qui se produisent entre les différents acteurs d’une musique demande en effet de se pencher sur le matériau musical contribuant à ces interactions ; les « conventions musicales » alors mises au jour permettent notamment de comprendre le « faire ensemble » de la musique. Au cours de la discussion qui a suivi cette première conférence, Hyacinthe Ravet a souligné le réel croisement entre sociologie et musicologie réalisé ici à l’aide de ce concept particulier. Elle rejoignait d’ailleurs Catherine Rudent qui, à la suite de Becker, avait déjà remarqué le caractère prolifique de cette notion aux multiples dimensions : sociale, esthétique et cognitive (Rudent, 2000 : 96).

4 Implicitement, c’est encore cette idée de convention qui soutenait l’intervention d’Allan Moore, le 6 février 2010. Au cours de celle-ci, le musicologue anglais a en effet présenté le fruit de ses travaux en cours, visant à mettre en avant une dimension du son encore peu explorée par l’analyse musicale : la spatialisation du son des musiques enregistrées. Le propos de Moore était double : après avoir montré qu’entre 1965 et 1972 s’installe une configuration spatiale des sources particulière (que l’auteur nomme « normative mix » : on retrouve ici le versant esthétique de la convention musicale), le chercheur s’est orienté vers une première tentative « d’herméneutique de la spatialisation », reposant notamment sur les concepts proxémiques théorisés par l’anthropologue américain Edward Hall. Pour appuyer ses propos, Moore a développé – en collaboration avec Ruth Dockwray – un outil qu’il nomme la soundbox, figurée à l’aide d’un cube en perspective. Cette méthode analytique a été particulièrement discutée par l’assistance, et certains de ses aspects semblaient encore en cours d’élaboration : Moore avait en effet peu publié à ce propos avant cette conférence, à travers laquelle le chercheur offrait pour une des premières fois ses idées à la confrontation.

5 Si Moore proposait de partir d’une technique particulière pour analyser des corpus divers, Franco Fabbri a de son côté pris l’exact contrepied de cette démarche lors de sa présentation du 6 novembre 2010 : à cette occasion, il a en effet semblé mettre toute son expérience de la musicologie au service d’un unique répertoire – celui des « cantautori », « auteurs-interprètes » de chansons dans l’Italie des années 1960 et 1970. En somme, Fabbri s’est penché sur son objet d’étude avec un maximum d’approches différentes, cette pluralité lui permettant de cerner celui-ci avec le plus de netteté possible. Il s’est donc intéressé à l’histoire des cantautori et à leurs conditions d’émergence, s’est préoccupé brièvement de leur style musical (notamment en abordant la forme des chansons considérées), a proposé des éléments de sémiologie musicale, etc. C’est que le chercheur approche son sujet à l’aide du concept de « genre », qu’il définit par des « normes » musicales, « comportementales, sociales », mais aussi économiques. Si donc Fabbri préfère les « normes » aux « conventions » beckeriennes, une certaine pluridisciplinarité est ici encore une fois de mise – bien que Fabbri questionne plus particulièrement son versant musicologique – et riche en perspectives.

6 Les conventions servent aussi de point de départ à Derek Scott. Ce dernier s’est intéressé à l’émergence de la notion de « musiques populaires », et lors de sa conférence du 19 février 2011, il défendait l’idée suivante : dans la Vienne du xixe siècle, qui voit les musiques de danse atteindre une popularité remarquable, le terme

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« populaire » se réfère non seulement à la réception de la musique, mais aussi à la présence de certains éléments musicaux. Constatant comment les transformations sociales ont entraîné une relative polarisation entre une musique dite « de divertissement » – « légère et commerciale » – et une musique « sérieuse », Scott cherche ensuite à s’éloigner de l’histoire sociale pour se pencher sur les conventions musicales propres aux musiques populaires en s’appuyant sur deux constats : d’une part, les idiomes musicaux produits par les musiques populaires étaient suffisamment différents du répertoire classique pour créer de sérieux problèmes aux interprètes non familiarisés avec ces nouvelles conventions ; d’autre part, certains critiques de l’époque rejetaient des musiques dites « populaires » sur la base de traits stylistiques clairement perçus – la « marque » des musiques populaires –, que ces musiques soient réellement populaires ou non.

7 Bien sûr, le prisme des conventions ici choisi ne permet qu’une synthèse parmi d’autres du travail réalisé au sein de ce séminaire : il ne s’agit dès lors que d’un bref aperçu de la diversité de celui-ci. Par ailleurs, ce bilan ne rend pas justice à la qualité des présentations réalisées par tous les intervenants non cités ici, faute de place. Le séminaire du JCMP reprendra dès novembre prochain.

BIBLIOGRAPHIE

FAULKNER R. & BECKER H. (2009), Do You Know… ? The Jazz Repertoire in Action, Chicago, University of Chicago Press.

RUDENT C. (2000), « L’analyse du cliché dans les chansons à succès », in GREEN A.-M., Musique et sociologie : enjeux méthodologiques et approches empiriques, Paris, L’Harmattan, p. 95-121.

NOTES

1. L'Observatoire Musical Français – ou OMF – est l'une des deux Équipes d'Accueil dédiées à la musicologie au sein de l'université Paris-Sorbonne. 2. Ces rencontres, qui se tiennent en Sorbonne le samedi après-midi, sont signalées sur le site du groupe : http://www.omf.paris-sorbonne.fr/omf-articles.php3 ?id_rubrique =98&id_article =615. 3. L'enregistrement de cette séance inaugurale sera prochainement mis en ligne sur le site du JCMP.

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AUTEUR

BÉRENGER HAINAUT

Étudiant à l’université Paris-Sorbonne, Bérenger HAINAUT achève actuellement un master de Musique et Musicologie consacré au style black metal. mail

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Journée d’étude sur le rock et le metal

Laura Maschio

« Regards et perspectives des Sciences sociales », synthèse de la journée d’étude du 20 mai 2011 à l’université Paris Descartes-Sorbonne, organisée par Laure FERRAND et Alexis MOMBELET, membres du Centre d’étude sur l’actuel et le quotidien (CEAQ), Groupe de recherche et d’étude sur la musique et la sociabilité (GREMES).

1 L’AMPHITHÉÂTRE ÉMILE DURKHEIM s’est vu occupé en ce vendredi de mai 2011 d’un auditorat encore peu coutumier des bancs universitaires puisque composé de chercheurs de tous horizons réunis autour d’un intérêt commun pour le rock et le metal, considérés sous l’angle des sciences humaines et sociales. La journée se voulait en effet marquée du signe de l’interdisciplinarité dans la présentation de travaux variés ayant pour similarité de prendre au sérieux des objets qui ne le semblent pas afin de dresser un panorama des travaux francophones actuels.

2 Après une introduction proposée par Michel Maffesoli, directeur du CEAQ, revenant notamment sur l’historique des recherches sur le rock, et un aperçu du programme par les organisateurs, la journée s’est ouverte par une table ronde intitulée « Penser les musiques » présidée par Alexis Mombelet. La première communication, proposée par Gerhardt Stenger, a consisté en une analyse du mouvement « yé-yé » à travers le regard d’Edgar Morin, soulevant un point récurrent tout au long de la journée, à savoir la rupture entre naturel et culturel. La fin du cycle s’est avérée d’avantage sociologique avec une présentation par Laure Ferrand de l’approche des cultural studies et de Simon Frith, impliquant un basculement du rock de sous-culture à accompagnateur du quotidien, puis une analyse de la représentation des genres et sous-genres musicaux à la télévision envisagée à travers la notion de légitimité culturelle par Laura Maschio.

3 La matinée s’est terminée par une seconde table ronde, animée par Céline Schall, centrée sur une « Appropriation en marge » du rock et du metal, dont est ressorti un besoin de démarcation de la part des acteurs de ces sphères musicales, qu’ils soient

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artistiques, à travers les friches culturelles, véritables lieux de sociabilisation, présentées par Fabrice Raffin, ou politiques, pour Eliel Markman, dans son étude de la fonction du rock dans la dictature argentine des années 1970.

4 Le programme de l’après-midi s’est déroulé identiquement avec un premier cycle, présidé par Nicolas Bénard, axé sur l’idée de « Vécu collectif ». Corentin Charbonnier a alors évoqué le phénomène de socialisation et de légitimation du métalleux par sa participation à des évènements faisant autorité, ici le Hellfest, aspect ensuite prolongé sous l’angle des sciences de la communication par Céline Schall via le prolongement d’un « être ensemble » amené par le concert grâce au DVD de metal, observé ici comme un dispositif de médiation. Enfin, Pierre Garcin a soulevé l’importance de la communauté virtuelle, permise par Internet, dans la création de nouvelles formes de liens publics/artistes, estompant peu à peu leurs frontières respectives grâce à une participation plus active des amateurs de musique.

5 Ultime séquence de la journée, la quatrième table ronde, dirigée par Laure Ferrand, était intitulée « Esthétique et imaginaire ». Méi-Ra St-Laurent a tout d’abord proposé une approche musicologique visant à montrer les rapprochements opérés entre musique classique et metal symphonique à travers l’étude de cas du groupe Therion, opposé à la musique dite savante de Richard Wagner. Nicolas Bénard a ensuite introduit le paradoxe de l’utilisation d’images de guerre dans l’univers de certains artistes metal, tantôt dénonciateurs, tantôt fascinés par la violence militaire. Ce rapport à une esthétique relevant parfois de la bestialité a également été évoqué par Amanda Studniarek qui s’est intéressée à l’œuvre de Marilyn Manson, empruntant la notion de chaosmos d’Edgar Morin pour mettre en évidence la continuité du chaos dans l’univers proposée par l’artiste via un travail de construction de la déconstruction. Alexis Mombelet s’est enfin attaché à montrer que le metal est une culture de l'ubris, de la démesure, tant sur le plan musical qu'au regard de son imaginaire et des comportements qui lui sont associés.

6 Cette journée d’étude sur le rock et le metal s’est clôturée sur une communication de Jean-Marie Seca fondée sur l’interrogation du bien fondé pour un chercheur de bâtir une analyse du rock en le définissant comme une esthétisation de la colère. La richesse de cette réflexion, autant que celle des treize précédents participants, nous aura permis de souligner l’intérêt indéniable de telles journées dans la construction d’un domaine de recherche encore jeune, situé à la croisée des disciplines et qui semble, aux vues de l’aperçu proposé, amené à connaître des enrichissements significatifs dans le futur.

INDEX

Thèmes : heavy metal / hard rock

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AUTEUR

LAURA MASCHIO Laura Maschio est une jeune chercheuse en sociologie et communication. Future doctorante, elle est titulaire d’un Bachelor en Systèmes d’Information et de Communication et d’un Master en Sciences de la Communication et des Médias de l’université de Genève, Suisse. Ses principaux champs de recherche sont les musiques actuelles, la télévision, la médiation culturelle et le théâtre de rue. mail

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Notes de lecture sur le jazz Book reviews on jazz

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Gérard RÉGNIER, Jazz et société en France sous l’occupation

Philippe Gumplowicz

RÉFÉRENCE

Paris, L’Harmattan. Collection « Musiques et champ social », 2009, 300 p. ISBN : 978-2-296-10134-0. Préface de Pascal Ory.

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1 PRÉCÉDÉ D’UNE INTRODUCTION de Pascal Ory et prolongé par une chronologie concise et d’une bibliographie compacte (qui eût demandée à être mieux découpée), cet ouvrage de 266 pages résume une thèse d’histoire fort consistante (sept cents pages agrémentées de 150 documents placés en annexe). Gérard Régnier braque la focale sur le jazz dans la France des années de guerre sur laquelle on n’avait jusqu’alors que peu de chose de valeur historique conséquente, à l’exception d’un article déjà ancien de Ludovic Tournès consacré à la question dans La vie musicale sous Vichy, dirigée par Myriam Chimènes, en 20011. L’ouvrage de Gérard Régnier pose deux questions en surplomb : quelle est la place et le devenir d’une musique fort peu conforme à la vision du monde des autorités nazies et pétainistes ? Comment expliquer le sentiment partagé (et faux) de l’interdiction du jazz durant la période concernée ?

2 Dans un registre descriptif, ce livre brosse un tableau très précis du monde du jazz sous l’occupation. Les réflexions que Gérard Régnier développa lors du colloque de Dijon sur l’Histoire du Jazz en France2,sur le jazz à la radio (sur ce sujet très compliqué où se mêlent les préoccupations de censeurs pas toujours armés pour assurer une censure bétonnée) sont déjà présentes ici. Cet ouvrage embrasse bien d’autres domaines : le jazz sur disques, le jazz dans les clubs, brasseries et music-hall, cela est abordé avec subtilité à partir de sources indiscutables, telles les Archives de l’Assistance publique et des Hôpitaux de Paris qui gèrent le droit des pauvres et qui permettent de se faire une idée de l’économie du jazz d’une époque qui, pour la musique et les arts s’entend, est âge sombre autant qu’âge d’or. Et puis, il y a les personnes. En premier lieu, Hugues Panassié. Après un premier article publié en 1930 dans la Revue musicale puis dans Le Jazz Hot, publié en 1934, Hugues Panassié a imposé la présence d’une grande musique « noire » à côté de la « grande musique ». Entretenu et relayé par un petit noyau de puristes, son discours finira par obtenir la légitimation de cette musique. Gérard Régnier a dépouillé ses archives dans la médiathèque de Villefranche-de-Rouergue. Son futur opposant Charles Delaunay est évidemment présent3. Très exhaustif, Gérard Régnier ne manque pas de s’intéresser aux sections locales du Hot Club de France (Marseille, Rennes, Carcassonne, etc.), ainsi qu’aux prestations jazzistiques au stalag. L’auteur aborde le cas des musiciens juifs, des Noirs, le cas Django Reinhardt, celui des collaborationnistes et la place du jazz dans la presse de l’époque, vichyssoise ou collaborationniste pour battre en brèche beaucoup d’idées reçues. Et puis, l’auteur a lu les ouvrages de l’époque et la presse qui en assure la réception notamment d’André Cœuroy.

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3 Aujourd’hui, alors que resurgissent des polémiques liées à la période de l’occupation (autour du rôle de Jacques Chailley, secrétaire général du Conservatoire en 1940, par exemple), que de nouvelles recherches s’emploient à travailler sur la musique durant l’occupation (on attend la thèse de Frédéric Gaussin4), l’ouvrage de Gérard Régnier est indispensable. Travail obstiné sur les sources, subtilité de l’analyse. L’auteur évite les généralités et les lieux communs. Il sépare soigneusement faits et hypothèses. Démonstration de manière fluide, prudente. On ne peut que souscrire au jugement de Pascal Ory mis en prologue de l’histoire : « Gérard Régnier est un amateur de jazz et un professionnel de l’histoire ».

NOTES

1. Ludovic Tournès, « Le jazz, un espace de liberté pour un phénomène culturel en voie d’identification », in Myriam Chimènes, La vie musicale sous Vichy, Paris, Complexe, 2001. 2. Colloque « Histoire du Jazz en France », Dijon, 23, 24, 25 mars 2011. Les actes du colloque sont à paraître aux éditions Outremesure en 2012. 3. Voir aussi Anne Legrand, Charles Delaunay et le jazz en France dans les années 30 et 40, Paris Éditions du Layeur, 2010. 4. Voir Frédéric Gaussin, « Vies parallèles, destins mêlées : Alfred Cortot (1877-1962), Lazare-Lévy (1882-1964), deux virtuoses dans l’État français », dans Marine Branland et David Mastin (dir.), De la guerre dans l’art, de l’art dans la guerre, Paris, Textuel, n° 63, 2010.

INDEX

Index géographique : France Index chronologique : 1940-1949 Thèmes : afro-américaine / African-American music, jazz, New Orleans / hot jazz

AUTEURS

PHILIPPE GUMPLOWICZ

Philippe GUMPLOWICZ, né en 1950 à Paris, est Professeur (musicologie) à l’université d’Evry Val d’Essonne. Il est chargé de conférences à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales à Paris. Il a publié : - Les Travaux d’Orphée, Paris, Aubier, 1988, réed. Flammarion, 2001. Nommé au Prix de Littérature

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musicale. - Le Roman du Jazz, première époque, 1893-1930, Paris, Fayard, 1991. - Paris 1944-1954, Artistes, intellectuels, publics, Paris, Autrement, 1995 (dir. avec Jean-Claude Klein). - Le Roman du Jazz, deuxième époque, 1930-1942, Paris, Fayard, 2000. - Le Roman du Jazz, les modernes, Paris, Fayard, 2008. - Les Résonances de l’ombre, Paris, Fayard, 2012. mail

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Jean-Claude TADDEI (ed.), Les territoires du jazz

Yves Raibaud

RÉFÉRENCE

Angers, Presses universitaires d’Angers, 2011.

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1 PAR LA FAUTE D’UN MOIS DE JUIN chargé je n’avais pas pu me rendre à Angers, à l’invitation de Jean-Claude Taddei, pour un colloque consacré aux territoires du jazz. Hier un joli volume coloré de 130 pages est arrivé chez moi par la poste et je ne l’ai pas lâché avant de l’avoir fini. Cet ouvrage me fait penser à un recueil de nouvelles. Les auteurs partent de points de vue si différents qu’on ne s’ennuie jamais : flash back sur l’occupation allemande en France, puis sur le Harlem des années 1920, retour dans la France des yéyés et des premiers magazines de rock and roll… Entre temps, comme s’il s’agissait d’interludes, on trouve une réflexion sur le charisme du chef de chœur, une autre sur l’improvisation musicale, une méditation sur ces images qui hantent les musiques, on décrit les réseaux de festivals qui participent à la construction d’espace, on énumère les incertitudes que connaissent les orchestres de jazz subventionnés dans les années de disette. Il serait difficile de faire un compte rendu global de cet ouvrage s’il n’y avait cette présence permanente du « jazz », qui apparaît et disparaît au détour de chaque paragraphe. Le jazz n’est pas le sujet du livre, il est l’opérateur de multiples combinaisons, qui s’agencent autour des situations présentées par les auteurs. Ici il convoque collaborateurs et résistants, nazis et franchouillards pour leur demander : êtes-vous pour ou contre moi, et pour quelles raisons ? Là, il pénètre un quartier de New York et s’instille comme un poison dans les mélancolies post-esclavagistes. Il dynamite l’école de musique, salit les voix, travestit les chanteurs en musiciens de big band, transforme les palmes académiques en bilan de compétences… Sûr, quand le jazz est là, la java s’en va… mais quand le rock est là que devient le jazz ? Qui pleure son déclin lorsqu’il devient trop blanc ? Black is black, n’y a-t-il plus d’espoir ?

2 Outre que cette façon d’approcher le jazz par des écrits discordants ressemble aux slave narratives du XIXe siècle (si vous ne savez pas ce que c’est, lisez Emmanuel Parent), je me demande si ce n’est pas la bonne solution pour approcher ce type d’objet culturel « gorgé de social » : envisager chaque manifestation du jazz comme un « phénomène », l’interroger sous l’angle de ses manifestations les plus ordinaires, avec tous les outils possibles, le tourner, le retourner, puis vérifier si ce qu’on a vu ressemble aux grands récits structurants – le récit n° 1 (l’origine africaine, le village de cases, l’esprit communautaire, les tambours, le rythme, la danse et la transe, l’esclavage, les champs de coton) – le récit n° 2 (le gospel, le New-Orleans, les big band, le be-bop, le free-jazz, la soul music et le R&B) – le récit n° 3…

3 Peut-être faudrait-il, pour aller encore plus loin, constituer des « collections » d’objets et d’approches qui nous disent comment le jazz opère et ce qu’en disent les personnages humains (et aussi les « quasi-personnages » non-humains) qui s’agrègent autour de lui et finissent par constituer des mondes : musiciens, instruments,

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compositeurs, auditeurs, fans, chroniqueurs et critiques, médias et marchands, mais aussi costumes, looks et autres images corporelles ou abstraites.

4 Cette façon de procéder permet de revenir sur le sens du titre « les territoires du jazz ». Le jazz, lorsqu’il « opère », crée une vie sociale dont l’espace est une des conditions. Les « territoires du jazz » peuvent être alors considérés comme un continuum d’espaces non contigus, de tailles et de natures différentes – scènes, aires de diffusion, lieux de répétition, école, presse spécialisée, lieux de festivals, villes légendaires ou patrimoniales – auxquels chacun donne un sens particulier mais qui, de temps à autre, sont aussi les lieux où s’expriment de violentes émotions collectives.

INDEX

Mots-clés : géographie Keywords : geography Index géographique : France Thèmes : afro-américaine / African-American music, jazz

AUTEURS

YVES RAIBAUD

Yves RAIBAUD, géographe, maître de conférences [HDR], université de Bordeaux, ADES-CNRS. Après une carrière de musicien professionnel (violoniste, chanteur), puis d’enseignant et directeur d’écoles de musique et de danse, il obtient un doctorat de géographie sur les rapports entre musique et territoires. Sur ce sujet, il a publié deux ouvrages Territoires musicaux en région(2005), et Comment la musique vient aux territoires (2009), ainsi que de nombreux articles sur les musiques actuelles, les écoles de musique, les orchestres amateurs, les fêtes musicales. En 2008, il a dirigé le vol. 6, n° 1-2 de la revue Volume ! sur le thème « Géographie, musique et postcolonialisme », et en 2011, le n° 76 de la revue Géographie et cultures, intitulé « Géographie des musiques noires ». mail

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Laurent CUGNY, Analyser le jazz

Grégoire Tosser

RÉFÉRENCE

Paris, Outre mesure, 2009

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1 LE VOLUMINEUX LIVRE de Laurent Cugny vient très heureusement combler une lacune dans la littérature française sur le jazz en général, et sur l’analyse du jazz en particulier. Il s’agit en effet pour Cugny d’écrire un ouvrage de référence pour traiter de l’œuvre de jazz comme un objet d’étude musicologique, statut qui lui a longtemps échappé, qui lui a souvent été refusé, à cause, notamment, des difficultés d’appréhension que cette musique présente et des différences notables avec les œuvres de la tradition savante ayant pour support la partition.

2 Après un préambule qui annonce l’ambition du livre (en particulier le « défrichage méthodologique » p. 14, qui est fondé sur « l’intuition qu’en repassant par la matière, on pourra peut-être retrouver une essence », p. 18), l’ouvrage se divise en trois grandes parties – « L’œuvre » (p. 19-149), « Les paramètres » (p. 151-321), « L’analyse » (p. 323-533) – suivies d’une conclusion générale et assorties d’annexes, notamment d’un « Aide-mémoire pour l’analyse de l’œuvre de jazz » (p. 544-549) qui souligne la volonté pédagogique de l’ouvrage. Fort de ses activités plurielles, de musicien, compositeur, pianiste, arrangeur, chef d’orchestre, enseignant, chercheur, conscient des implications musicales, mais aussi socio-historiques et anthropologiques d’une telle entreprise, Laurent Cugny s’attèle à l’analyse (et non seulement à « l’exégèse », p. 15) de l’œuvre de jazz. Bénéficiant du recul historique et critique nécessaire à sa mise en place, le panorama inclut la littérature anglaise et américaine sur la question (à laquelle la large bibliographie, de façon significative, offre une place de choix), la théorie littéraire et l’esthétique (par exemple Jean Molino, Gérard Genette ou Nelson Goodman auquel Cugny empruntera la démarche par l’exemplification qui semble particulièrement adaptée pour aborder l’objet du jazz), mais aussi le commentaire précis, technique, musicologique – comme le montre l’imposante troisième partie, cœur véritable de l’ouvrage.

3 S’ils occupent une place conséquente, les prolégomènes et la première partie (« L’œuvre ») se lisent avec grand intérêt, tant ils sont émaillés de points de repère historiques et méthodologiques, de rapports d’étape suspensifs, ou de définitions provisoires qui seront amenées à être modifiées et infléchies au gré des apports de la réflexion – il s’agit donc, pour l’auteur, dans son parcours que le lecteur suit, de proposer plutôt que d’imposer. Si la convocation de certaines théories peut paraître arbitraire (comme celle de Roman Ingarden, même si, en conclusion, Cugny « en appelle » à « une phénoménologie du jazz plutôt qu’à une ontologie », p. 542) ou relevant d’une recherche encyclopédique universitaire, d’autres transpositions ouvrent des perspectives prometteuses, comme les notions de « performance » (p. 53) ou de « manifestation » (p. 55) qui indiquent la nécessité, dans le jazz peut-être plus que partout ailleurs, de considérer la matière sonore et les phénomènes acoustiques comme primordiaux – ce qui glorifie la position de l’improvisation. Le mérite de Laurent Cugny

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est d’avoir les moyens de mettre les mains dans le cambouis (je n’ose pas dire « les oreilles »), c’est-à-dire de plonger au cœur de musique sans contourner les difficultés, sans évacuer a priori aucune possibilité, et en abordant les problèmes de front – tels ceux du timbre et du son qui parsèment l’ouvrage, comme si chacune des parties parcourues devait apporter une réponse partielle à leur définition et à leur délimitation.

4 Agrémentés de tableaux et diagrammes à la lecture parfois malaisée mais toujours éclairants, les « paramètres », malgré un découpage un peu étonnant (trois chapitres « harmonie » sont suivis d’un « rythme » puis à quelque distance d’une triplette « forme – son – mélodie », à partir de la p. 298), présentent des exemples précis et des transcriptions passionnantes par leur clarté et leur intégration dans le cours du propos.

5 Mais la vraie initiative, qui découle des deux premières parties auxquelles elle doit non seulement son existence, mais aussi sa force didactique, c’est la troisième partie – « analyse ». Ici encore rigoureusement inscrites dans le contexte historique, mises en perspective avec les théories esthétiques (musicales ou littéraires), les propositions scientifiques de Cugny prennent en compte toutes les « procédures de mise en œuvre » concrètes d’une analyse, incluent l’ensemble des écueils et des réquisits, en passant même par l’erreur, valorisent la transcription en détaillant, notamment, les « positions » de dix auteurs, entre 1934 et 1996.

6 Œuvre d’un auteur érudit en parfaite adéquation avec son objet d’étude, l’ouvrage, incontestablement de référence, de Laurent Cugny semble être un livre en forme d’histoire de l’œuvre de jazz à l’épreuve de l’analyse, dans lequel le mélomane, l’amateur, le musicien, le musicologue trouveront chacun du grain à moudre. Quant aux perspectives d’étude du jazz contemporain (en considérant la borne de 1975, comme le suggère Cugny), elles semblent particulièrement alléchantes – nul doute à présent que l’analyste a à sa disposition un outil salutaire et décisif à l’exercice d’une telle pratique.

BIBLIOGRAPHIE

Outre de nombreux articles pour des ouvrages collectifs ou pour Les Cahiers du jazz, Laurent Cugny est l’auteur de :

(1993) Électrique Miles Davis (1968-1975), Marseille, André Dimanche, coll. « Birdland ».

(1989) Las Vegas Tango : une vie de Gil Evans, Paris, P. O. L., coll. « Birdland ».

INDEX

Thèmes : jazz

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AUTEURS

GRÉGOIRE TOSSER

Agrégé de musique et docteur en musicologie, Grégoire TOSSER enseigne à l’université d’Évry-Val d’Essonne. Son travail de recherche et ses publications concernent principalement la musique américaine, russe et hongroise des XXe et XXIe siècles, et notamment Dimitri Chostakovitch, György Kurtág et John Coltrane. mail

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Notes de lecture sur le jazz

Autrement joué. La musique comme puissance d'expérimentation

Volume !, 8 : 2 | 2011 259

Christian BÉTHUNE, Le Jazz et l’Occident

Pierre Carsalade et Alexandre Pierrepont

RÉFÉRENCE

Paris, Klincksieck, « Collection d’esthétique », 2008, 337 p.

Volume !, 8 : 2 | 2011 260

1 AIMER LE JAZZ. Jean-Pierre Moussaron, dans un essai récent s’affichant comme une déclaration (Moussaron, 2009), prolongeait les démarches ferventes qu’une musique (naguère) dérangeante a suscitées – posant autant de questions sur ce que peuvent encore avoir d’aimables les expressions musicales du champ jazzistique, que sur une nouvelle distribution des séries passionnées. Aimer, le jazz ? Aimer jusqu’au « free jazz », si la liberté qu’il réaffirme est bien la « somme intensifiée » du jazz ? Christian Béthune se demande lui aussi en quoi consiste l’amour pour le jazz, « la grande aventure culturelle du XXe siècle », « la première musique globale » : « Ni le public, ni les musiciens occidentaux qui – avec l’enthousiasme que l’on sait – ont adopté la cause du jazz ne s’y sont trompés. Ils y ont adhéré avec l’intuition subreptice d’une brèche ouverte dans la thèse qui érigeait la conscience malheureuse en fatalité humaine. » (p. 19)

2 Le philosophe n’ignore pas cette contingence fondamentale : les créateurs afro- américains de cette musique, descendants d’hommes et de femmes assujettis, absentés de l’Histoire en tant que sujets, « n’ont pour leur part jamais eu de négation de la négation à faire valoir. N’ayant rien à nier, il leur restait tout à affirmer ; c’est pourquoi – osons le dire – le jazz s’impose à nos oreilles comme une musique entièrement positive, une musique sans trace de négativité ». (p. 16-17).

3 L’annonce faite par le titre démesurément ambitieux de l’ouvrage de Béthune peut néanmoins laisser perplexe : de quoi s’agit-il au juste dans « Le Jazz et l’Occident » ? Que signifie la copule entre ces deux blocs que l’on croirait d’un seul tenant ? Un sous- titre apparaît aux alentours de la page 5, pour disparaître mystérieusement par la suite, alors qu’il donne une idée plus juste du projet de l’auteur : Culture afro-américaine et philosophie. Synthétisant plus de vingt ans de travaux critiques et philosophiques consacrés aux musiques du champ jazzistique1, de Sidney Bechet à Grandmaster Flash, Béthune entend ainsi confronter une certaine compréhension de la philosophie, considérée comme le discours ontologique dominant en Occident depuis son irruption au ve siècle av. J.C., à une certaine compréhension de la culture afro-américaine, telle qu’elle s’est exemplairement exprimée dans le jazz depuis le tournant du XXe siècle, jusqu’à manifester une « nouvelle ontologie ». Il ne s’agit donc pas d’une approche strictement philosophique ou esthétique, mais d’une critique de tout un pan de l’esthétique et de la philosophie occidentales (en tant que « formations discursives » globales et globalisantes) par le biais des logiques socio-musicales afro-américaines. Pour ce faire, Béthune se range du côté de ceux pour qui le jazz n’est pas qu’une musique, mais l’instance depuis laquelle l’histoire a enfin pu commencer à se (re)faire pour celles et ceux qui étaient sans histoire, « une façon d’être qui s’articule sur une vision du monde » (p. 13) – c’est-à-dire une culture. Si celle-ci semble se soustraire aux

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séparations ontologiques convoyées par les théories esthétiques de la plupart des philosophes à système, au point d’apparaître comme leur impensé, voire comme leur refoulé ou comme la musique utopique que « la culture occidentale appelait de ses vœux », elle le doit principalement à l’ethnogenèse des Afro-Américains aux États- Unis : altérité composite émergeant malgré tout de la société qui évida l’identité et l’humanité des Africains transbordés. Altérité composite au cœur des contradictions de la construction politique américaine, indissociable du projet des « Lumières » comme de « l’institution particulière » que fut l’esclavage, laquelle leva dès le départ un soupçon sur les prétentions émancipatrices d’une telle « modernité ». Reprenant la fameuse formule d’Édouard Glissant, « L’Occident n’est pas à l’Ouest. Ce n’est pas un lieu, c’est un projet », Béthune entend donc montrer que le « projet occidental » est d’abord et avant tout un rapport de forces, mis en place par une culture dominante lettrée, ambitionnant depuis le Platon de « La République » d’ordonner la cité et d’évacuer tout ce qui ne participerait pas des exigences de clarté et de discrimination du logos. « Au nom de la vérité dont il s’affirme porteur, l’universel s’arroge le droit de contraindre ou d’exclure, et – avec la politique – l’art s’impose sans doute en Occident comme l’un des lieux majeurs où, sous la catégorie du goût, se fomente cette exclusion. » (p. 188)

4 Si les poètes devaient être expulsés de la cité idéale pour contemplation insuffisante des essences, et complaisance envers le domaine du sensible, on peut se demander ce qu’il serait advenu, dans un pareil contexte, des musiciens de jazz… Pour Christian Béthune, tout l’intérêt de l’altérité du jazz, ou plutôt de sa puissance d’altération, puisqu’il n’est « en mesure de manifester son identité qu’en forgeant sa propre altérité » (p. 317), puisque culture afro-américaine et « projet occidental » ne sont pas tout à fait étrangers l’un à l’autre, est de jeter un jour nouveau sur nos modes de penser, de les décaler et de les rendre « exotiques à eux-mêmes ». Le philosophe revient ainsi longuement sur les malentendus et les détournements auxquels le jazz donna lieu, dès son apparition en Amérique du Nord et dès son surgissement en Europe, pointant comment les musiques du champ jazzistique surent se servir de telles ambiguïtés pour, à la longue, s’attaquer au(x) jugement(s) universel(s). Béthune, reprenant le concept majeur de W.E.B. Du Bois (2004), conclut même : « La conscience dédoublée de ses initiateurs [« noirs » par ordre de la loi et américains par la force des choses] conférait en effet à la substance jazzistique une souplesse, une ductilité qui lui permettait de se confronter à tous les contextes où se jouait la modernité, de transcender tous les malentendus – quitte à les laisser se déployer en son sein – et finalement de devenir le lieu de projection d’un éventail d’imaginaires : culturel, esthétique, social, idéologique, racial, sexuel, politique, ou simplement ludique. Dans la mesure où le jazz permettait à tout un jeu de contradictions de se déployer dans une forme inédite, il fut le lieu où la double consciouness des Afro-Américains devenait non seulement tangible, mais productrice d’identité et de différence. […] À ce titre, le "champ jazzistique" aura surtout été un champ de bataille permettant à la culture occidentale de déployer les contradictions symboliques ou idéologiques qui l’animaient et qui ne trouvaient finalement pas d’autres terrains où exprimer leur antagonisme. » (p. 316-317)

5 Si les Occidentaux ont toujours eu tendance à privilégier un seul niveau d’interprétation, du fait d’une absence caractérisée de « double conscience », d’une difficulté ontologique à admettre la possibilité d’appartenances multiples, le champ jazzistique a quant à lui toujours articulé une pluralité de perspectives. Béthune émet une audacieuse hypothèse : le jazz donnerait à entendre et à voir une culture

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américaine réellement originale, parce que réellement composite. Plus largement, il ouvrirait l’Occident – subjugué par ce « voisinage immédiat des contraires » (p. 87) – au dédoublement de la conscience que son « projet » pourtant réprimait. Autrement dit, le jazz « signifierait » l’Occident – le signifyin(g) théorisé par Henry Louis Gates Jr. (1988), supposant la capacité de manier et d’insinuer plusieurs significations à la fois, lesquelles ne sont pleinement saisies que par les « initiés ». Dédoublant l’esthétique ou la philosophie occidentales, il ne les effacerait pas mais les conjuguerait à ce qu’elles pensaient devoir et pouvoir écarter de leur élaboration : « La culture occidentale se trouve mal à l’aise sitôt que les catégories du "savant" et du "populaire", du "grave" et du "récréatif", du "profane" et du "religieux", du "dérisoire" et du "sérieux", du "même" et de "l’autre" perdent leur pertinence discriminatoire. » (p. 320)

6 On peut se demander si la confrontation organisée par Christian Béthune, entre « jazz » et « Occident », ou culture afro-américaine et philosophie, en objectivant et en opposant à outrance les deux termes de l’équation, ne prorogerait pas un tel malaise. Car la philosophie se réduit difficilement à l’axe Platon-Hegel, qui ne saurait recouvrir tout le « projet occidental ». De même, le « jazz » n’est pas un, ne saurait se ramener à une unité organique – celle d’un genre musical – qui recouvrirait la totalité de l’expérience culturelle afro-américaine. Le net privilège argumentatif accordé par l’auteur à la genèse historique de cette culture, dans laquelle l’institution esclavagiste s’impose comme la principale détermination, tend à la figer dans un donné plutôt qu’à embrasser son devenir – lors même que Béthune, en connaissance de cause, salue son exceptionnelle plasticité. Pour la même raison peine-t-il à tirer parti des quarante dernières années de développements du champ jazzistique, au-delà du « free jazz », au- delà des mouvements des droits civiques et du Black Power. C’est-à-dire : au-delà du moment historique au cours duquel les Afro-Américains cessent de n’être qu’une entité manipulable pour se présenter comme les sujets, individuels et collectifs, de leur propre histoire. Nonobstant cette réserve, Béthune propose trois outils d’analyse d’une haute précision, non seulement pour penser les musiques du champ jazzistique, mais pour repenser le monde, tout au moins la culture afro-américaine et le projet occidental, de concert.

L’éclectisme fonctionnel

7 Le caractère hybride de la culture afro-américaine, longtemps interprété comme le symptôme de son « inauthenticité » par une pensée occidentale que rongent les problématiques de la mémoire et de l’identité, ainsi que s’est attaché à le décrypter Paul Gilroy (2003), constitue pour Béthune le fondement d’une « nouvelle ontologie ». Après le quasi-ethnocide imposé par l’esclavage, la ségrégation et le racisme aux individus et aux populations d’origines africaines, la culture des Afro-Américains ne s’est pas bâtie sur la base d’un patrimoine commun à conserver, « en l’état », malgré les tentations tardives d’un certain nationalisme culturel au début du moment post- colonial. Elle a réinvesti une « puissance d’attitudes adaptées, permettant à chacun d’intégrer de façon cohérente les ingrédients les plus divers ou les plus inattendus, en opérant les discriminations et les regroupements susceptibles de s’organiser en un nouvel ordre signifiant » (p. 31) – soit une série de schèmes psychiques et moteurs spécifiques (gestuels, langagiers, relationnels ou musicaux, détachés de leurs précédents contextes rituels, religieux ou symboliques), dans la constante

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reconfiguration à laquelle la contraignaient ses conditions précaires d’existence. Davantage qu’un vocabulaire, c’est une grammaire, une matrice générative d’ordres signifiants, comme en roue libre, dont le champ jazzistique serait la traduction musicale, qui s’est alors instaurée. À cet « éclectisme ontologique » offrant un schème de médiation entre l’individu et son environnement, correspond l’« éclectisme fonctionnel » des musiques du champ jazzistique : alors que l’esthétique dite classique tend à séparer le sacré du profane, le savant du populaire, le beau de l’utile, etc., le jazz les emboîte en un mixte hétérogène, toutes sortes d’éléments pouvant entrer dans sa composition – pouvant l’improviser. Alors que l’esthétique dite classique tend à réifier la pratique artistique en œuvres, figées dans l’écrit ou la notation, la culture afro- américaine propose des performances agrégeant divers processus. Sachant qu’il est dans la nature des musiques du champ jazzistique de jouer de tout, d’user de tout, on eusse pu attendre de Béthune qu’il en détaillât davantage les modes d’élaboration : comment affectent-ils ce qu’ils saisissent, comment sont-ils saisis par ce qui les affecte. Faute de quoi la notion d’« éclectisme », en dépit des précautions prises par l’auteur, peut présenter un caractère passif, voire consommateur (l’éclectique est celui qui sait « choisir parmi »), au lieu d’être le principe actif dont se servirent même inconsciemment les musiciens de La Nouvelle-Orléans à la fin du xixe siècle, dont se servent très consciemment la plupart des musiciens du champ jazzistique depuis les années 1960. On peut lui préférer la notion de « diversalité », avancée par Patrick Chamoiseau (1997), qui s’accorde mieux au caractère différentialiste de ces musiques et à leur dynamique combinatoire. Chaque fois, les musiciens effectuent une nouvelle opération d’éléments autant endogènes (d’une altérité intérieure à soi) qu’exogènes (d’une identité extérieure à soi).

L’oralité seconde

8 Christian Béthune reprend à Walter Ong (1982) le concept d’« oralité seconde » pour qualifier les rapports spécifiques du jazz à l’oralité. Si la musique de « jazz » est indéniablement une musique de l’oralité (par ses modes de transmission dans l’apprentissage comme dans les directives de jeu, par la médiation rendue accessoire de la partition et donc des compétences de lecture et d’écriture attachées à ce médium, par la prévalence de la performance et la mise à contribution du corps du musicien, etc.), elle ne méconnaît nullement l’écriture et les supports mémoriels extérieurs. Le disque, notamment, et l’ensemble des techniques modernes d’enregistrement, ont contribué à une part essentielle de son développement en permettant à chacun d’être à l’écoute de ce qui se faisait ailleurs dans l’espace et dans le temps. Mais la nature de cette « mémoire externe » diffère foncièrement de celle de la partition, puisqu’elle sollicite l’ouïe plutôt que la vue. L’« oralité seconde » du jazz, qui sait avoir recours aux modalités de la raison graphique sans pour autant en surestimer l’importance, en fait toute l’originalité dans le champ esthétique occidental. Ainsi, l’indistinction entre compositeur et interprète (l’improvisation à plusieurs est pensée et vécue comme structurante, comme une « composition spontanée » selon la formule de Charles Mingus), la valorisation de chaque singularité et d’une intersubjectivité créatrice entre chacune de ces singularités, ou encore l’importance de l’accidentel et du spontané dans l’improvisation, disent les logiques même contre lesquelles une partie de l’esthétique occidentale s’est construite, soucieuse de préserver l’autorité naturelle de l’artiste maître d’œuvre et la permanence intouchable de son œuvre. Le musicien improvisateur

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est l’un des nœuds d’un dense réseau de relais et de relations inscrites tout autant dans le contexte de la performance (interactions avec les partenaires, l’auditoire, l’environnement) que dans l’assemblée des pairs présents ou absents, dans la communauté d’expression partagée ou lore, à laquelle il s’adresse également. En improvisant à partir de ce bien ou de ce fonds communs, quitte à les bouleverser, le musicien improvisateur maintient ouvert un champ de relais et de relations que Béthune désigne comme un espace (potentiel) d’interlocution : « L’improvisation n’est donc jamais repli sur soi mais dépassement dans l’altérité ; elle n’est pas non plus une rupture avec le déjà-là : improviser n’est possible – répétons-le – qu’à condition de s’insérer à l’intérieur d’une tradition assimilée […]. » (p. 212)

Une musique de l’interlocution

9 Ce dépassement dans ou vers l’altérité, ces altérations constitutives de l’improvisation jazzistique s’inscrivent dans la problématique plus générale de l’interlocution que Christian Béthune emprunte cette fois-ci à l’anthropologue Jean-Louis Siran (1998). Si l’esthétique dite classique a eu tendance à faire de l’œuvre le produit exclusif d’un auteur, c’est aussi en lui faisant perdre toute valeur d’usage pour les autres, pour ses interprètes ou pour son public, hormis d’être « mise en œuvre » par les uns et contemplée par les autres. Béthune insiste sur le fait que la musique des esclaves était au contraire dotée d’une fonctionnalité quotidienne, non-spectaculaire, rythmant le travail en commun, comme les rares échappées hors de celui-ci, construisant du lien social – telle une langue : « Dans l’univers culturel afro-américain, toute manifestation esthétique inclut donc une composante musicale, et la musique n’est jamais le fait d’un seul auteur, défini à l’avance comme musicien. La musicalité repose sur une composante sociale ; elle se construit dans le jeu complexe des interactions qui se tissent entre les participants et dont dépendent tant le rythme que l’harmonie d’ensemble. » (p. 224)

10 La valeur responsoriale de ces pratiques musicales (le « call and response »), la conversation entre les individus, entre les individus et le groupe et/ou le cosmos, attestée dès les ring shouts et les work songs, puis dans les gospels et les blues, a fondé l’équivalence si particulière entre musique et parole. Dès lors que leur parole ne pouvait se placer dans une perspective de suprématie ou d’autorité, la langue musicale des esclaves s’est développée dans un champ interlocutoire ou conversationnel – propriété et invention collectives de la tradition – qu’illustrent l’ensemble des tactiques improvisatoires mobilisées depuis par les musiciens du champ jazzistique. La créativité du musicien tient à « sa façon particulière de faire chatoyer la tradition dans le flux de son propre jeu et d’y donner à entendre des échos jusqu’alors inouïs » (p. 235).

11 Certaines de ces assertions sont toutefois à relativiser. D’une part, l’interlocution, même minoritaire, n’est pas inconnue en « Occident » : des philosophes présocratiques aux écrivains de l’Oulipo, en passant par les compositeurs et improvisateurs anonymes de la Matière de Bretagne, les exemples de productions « intellectuelles » inscrites dans une communauté d’auteurs ne manquent pas, pas plus que les expérimentations sur l’invention collective dans l’acte poïétique. Parallèlement au déploiement du champ jazzistique, surréalistes et situationnistes ont développé une théorie et une praxis du télescopage ou du détournement qui subjectivisent d’une autre manière l’acte de création – de même que leur était chère l’idée d’une « union des contraires ». D’autre

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part, depuis les années 1940 et le be-bop, les musiciens afro-américains et leurs alliés se présentent et se représentent de plus en plus souvent en « artistes » et en « individus créateurs », imaginant des approches et des langages de plus en plus différenciés. De Cecil Taylor à Paul Bley, ou de Julius Hemphill à Henry Threadgill, en passant par Sun Ra ou William Parker, on ne se contente plus de jouer avec la « tradition », on la transforme parfois radicalement. Les uns et les autres ont étendu le principe des « formes étendues », que Béthune reprend à Charles Mingus, pour associer au sein de suites composées/improvisées la temporalité linéaire et la temporalité cyclique qui, selon Béthune toujours, distinguent l’œuvre classique (se déroulant selon le plan de l’auteur) de la performance jazzistique (s’embobinant autour des échanges collectifs). Il s’ensuit que « l’horizon de référence » du public s’est considérablement complexifié : peu d’auditeurs sont aujourd’hui susceptibles d’embrasser avec un même degré de « complicité », et encore moins de « communion », toutes les excroissances du champ jazzistique.

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NOTES

1. La notion de champ jazzistique n’a pas prétention à remplacer le terme « jazz », mais à déplacer le débat : plutôt que d’entendre le jazz comme un genre musical et s’exposer ainsi à un essentialisme formel qu’ont réfuté la plupart des musiciens (de Duke Ellington à Steve Coleman), il paraît plus fécond de parcourir les réseaux de relations et d’opérations qui traversent ce champ d’expressions socio-musicales et de découvrir que la production d’une altérité interne y est indissociable de la recherche d’alliances avec ce qui n’est objectivement pas (en) elle/soi. La notion de champ jazzistique entend rendre compte de la dimension rhizomatique de ces musiques.

INDEX

Index géographique : États-Unis / USA Thèmes : jazz Keywords : aesthetics, orality, philosophy Index chronologique : 1900-1999 Mots-clés : oralité, philosophie, esthétique

AUTEURS

PIERRE CARSALADE Ethnologue et musicien ayant consacré son travail de thèse aux débuts de la reformulation du « free jazz » américain en France, dans les années 1960-1970 – selon une perspective locale d’une part, en termes de pratiques sociales et musicales comme de représentations de l’altérité ; selon une perspective comparative d’autre part, en termes de logiques socio-musicales mises en œuvre dans les diverses musiques du champ jazzistique. mail

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ALEXANDRE PIERREPONT Ethnologue travaillant sur les altérités internes aux sociétés occidentales et plus particulièrement sur les musiques afro-américaines en tant qu’institution sociale ; conseiller artistique et directeur de projets pour des festivals et des labels de jazz et de musiques improvisées ; écrivain et critique musical ; traducteur. mail

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George LEWIS, A Power Stronger than Itself: the AACM and American Experimental Music

Pierre Carsalade et Alexandre Pierrepont

RÉFÉRENCE

Chicago, The University of Chicago Press, 2008, 676 p.

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1 GEORGE LEWIS, AVEC « A POWER STRONGER THAN ITSELF », explore par le dedans la poétique plurielle du champ jazzistique en faisant l’étude sociale et historique d’un seul « lieu propre » : l’AACM (Association for the Advancement of Creative Musicians), organisation de musiciens créée en 1965 à Chicago, constituée d’hommes et de femmes associés autour de valeurs, de logiques et de pratiques socio-musicales souvent qualifiées de « créatives », dont l’ambition aura notamment été de ménager un contre- espace où toutes ces virtualités pourraient se développer dans les creux de la société dominante. Le livre tâche par conséquent de dégager les valeurs, logiques et pratiques propres à cette « hétérotopie » (Foucault, 2001), si l’on veut bien rattacher l’AACM à la typologie proposée par Michel Foucault, face aux utopies qui, par définition, n’auraient nul lieu où se réaliser. Lewis, lui-même membre de l’AACM depuis 1971, incarne la complexité culturelle afro-américaine, cette « double conscience », à la fois source de déchirement et d’équilibre, telle qu’elle s’est traduite dans la condition des artistes créateurs post-droits civiques : musicien et intellectuel, membre de l’AACM et professeur à l’université Columbia, jouant de sa subjectivité musicienne et de l’exigence de réflexivité qu’impliquent ses fonctions universitaires, et vice-versa. Depuis les années 1960 et 70, depuis l’époque du Black Power Movement et du « free jazz », les musiciens ont gagné le droit, la possibilité morale et matérielle, de parler pour eux-mêmes, sans en passer par les médiations habituelles1. Cette « prise de parole » a été la conséquence d’années de luttes pour tenter de sortir réellement du temps de l’esclavage, de la ségrégation et du racisme, du temps de la mise sous silence et « sous relation ». À cet état de fait s’est opposée une musique qui justement fait du bruit, qui fait parler le bruit en faisant parler le monde, qui invite chacun à faire entendre sa voix, son bruit – son récit : « saying something ». Le livre de Lewis se présente comme une autobiographie collective, tramée de 90 entretiens formant comme un orchestre virtuel, un « maelstrom of heteroglossia », et destinée à tisser les liens d’un continuum qui renverserait le vacuum imposé, à attester de l’invention de nouvelles relations dans le champ jazzistique. Ainsi que nous l’assurait fièrement le saxophoniste Douglas Ewart, partenaire privilégié de Lewis au sein de l’AACM, et en dehors : « Nous sommes d’un puissant continuum. Nous embrassons ce qui vient d’au-delà de nous et ce qui va au-delà de nous, et ce faisant nous sommes totalement à ce que nous faisons. Ce continuum est notre réalité et il nous dit de ne jamais mourir. »

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L’organisation

2 Plus de quarante-cinq ans après sa fondation, le rôle tenu par l’Association for the Advancement of Creative Musicians dans les développements contemporains du champ jazzistique – les musiques de ses membres excédant les limites du genre « jazz » – est unanimement reconnu, permettant à George Lewis de stipuler que « l’AACM, en tant qu’organisation, peut être considérée comme une articulation post-moderne du multi- perspectivalisme » (p. 194). Toutefois, peu de commentateurs ont pris la mesure de la manière avec laquelle les intéressés ont articulé la dimension esthétique et la dimension socioculturelle de leurs musiques. Ainsi, quand Lewis énumère quelques- unes des valeurs cultivées « dans la serre atmosphérique d’auto-réalisation que constitue l’AACM », à savoir : « une collectivité musicale et économique, une idéologie centrée sur le compositeur, une diversité méthodologique et une liberté de références culturelles » (p. 277), faut-il encore s’interroger sur le contexte d’émergence d’une telle philosophie collective.

3 D’abord et avant tout, il convient de rappeler que, en dépit de son aura et de son retentissement international, la musique créative dite de jazz a presque toujours été une activité économique en crise. Ses conditions de production, en marge des hautes sphères commerciales et en l’absence de soutien institutionnel notable, sont très couramment celles de la survie. Au cours des années 1960, les musiciens de Chicago et d’ailleurs furent ainsi confrontés, d’une part à de significatives pertes d’emplois dans leur secteur sous-capitalisé, d’autre part à une standardisation accrue de leur activité, en partie due à l’accentuation de la division du travail entre le compositeur, le leader ou soliste vedette, et les accompagnateurs ou interprètes. George Lewis déplore avec raison la naturalisation de « l’esprit du jazz », communément renvoyé à la conception « compétitive » (machiste et machinale) de la jam session de type be-bop, qui a notamment débouché dans les années 1980 sur la reconstruction unitaire d’un canon « jazz » avec les conséquences que l’on sait sur les aspirations des musiciens, sommés d’adhérer aux protocoles du bop, à des formes, structures et répertoires convenus, limitatifs… L’universitaire tromboniste n’hésite pas à attribuer cette évolution à la production de masse capitaliste. Il faut également rapporter une telle évolution à la transition qui lui fut contemporaine entre l’ancien « ghetto communautaire » et ses infrastructures, même de fortune, et ce que Loïc Wacquant a appelé l’« hyperghetto » (Wacquant, 2007), avec sa ceinture de sécurité carcérale. Jusqu’aux années 1960, l’un des paradoxes de la ségrégation avait été de renforcer la solidarité de l’ensemble de la population afro-américaine, unie par une « communauté de destin ». Lorsque la reconnaissance politique obtenue de haute lutte par le Mouvement des droits civiques se ramena à l’ascension sociale et économique de la bourgeoisie « noire », enfin autorisée à quitter l’enclave du ghetto et à prospérer ailleurs, la stratification par classes décousit peu à peu le tissu socioculturel afro-américain, détacha les plus riches de la fourmillante « lower class » des « inner cities », abandonnée à son sort. Le départ des classes moyennes, bientôt aggravé par la crise fiscale des grandes villes américaines, précipita le démantèlement du ghetto communautaire, la fuite des capitaux, la fermeture des entreprises, des commerces, mais aussi des salles de concert ou de spectacle, la disparition des emplois et des moyens de vivre en général. Ne resta plus que la survie.

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4 Avec la création de l’AACM, en 1965, certains musiciens décidèrent de mutualiser leurs efforts, sur tous les plans, d’approfondir les rapports coopératifs caractéristiques de leurs pratiques socio-musicales, en regard des notions d’autodétermination et d’autogestion que le Mouvement du Black Power, sur le point de succéder au Mouvement des droits civiques, mettait à l’ordre du jour. Ainsi que le professèrent le pianiste Muhal Richard Abrams et le trompettiste John Shenoy Jackson en 1973 : « L’AACM entend démontrer que les défavorisés et les sans-grade peuvent s’unir et déterminer leurs propres stratégies vers la liberté économique et politique, et donc vers le contrôle de leurs propres destins. »

5 Avant même l’époque du Black Arts Movement, l’aile culturelle du Black Power, la coopération entre les musiciens était toujours venue complémentariser leur émulation – la communauté afro-américaine ayant pris l’habitus de pallier les absences du pouvoir politique en matière de justice sociale et économique, de solidarité et d’organisation, particulièrement dans le domaine de l’éducation. Dans le ghetto communautaire, tout le monde savait que la culture populaire se doit d’être une expérimentation collective. Et la musique, omniprésente (chacun en écoute et/ou en joue dans l’environnement immédiat : chez soi, dans les bars, à l’église, de jour comme de nuit, etc.), représentait un débouché socioprofessionnel autant qu’un mode de socialisation et de conscientisation alternatif, dont héritèrent les nombreuses organisations de musiciens apparues dans les années 1960. Déjà sensible dans l’apprentissage musical (autodidacte, interpersonnel et intergénérationnel, en situation), de même que dans la constitution de la formation socio-musicale (à la fois fluctuante et affermie, contraignante et libertaire, etc.), ce mode de socialisation et de conscientisation alternatif se perpétua et se renouvela dans des écoles parallèles (telle que l’AACM school of music) ou dans le grand orchestre qui précéda l’AACM, et qui connut par la suite de nombreux avatars, le bien nommé Experimental Band, conçu comme un forum, un lieu d’échanges, d’explorations, où chacun venait apprendre à lire et à écrire la musique, à composer, à diriger et à interpréter les pièces de ses partenaires, à expérimenter.

Empowerment

6 « A Power Stronger Than Itself » cherche à déconstruire l’idée reçue selon laquelle les musiciens afro-américains auraient été ballottés par et dans l’histoire. Il propose des membres de l’AACM, au contraire, une image volontariste et agissante, et rapporte les débats passionnants et pleinement conscients autour de la fondation et du maintien de l’organisation. En matière d’analyse politique, le trompettiste Lester Bowie se montrait implacable : « Afin qu’un groupe puisse en supprimer, en dominer ou simplement en contrôler un autre, il lui faut couper (ou au moins contrôler) les lignes de communication entre les gens. En d’autres termes, un peuple opprimé ne doit rien savoir de lui- même, ou sur quoi que ce soit, il doit se voir refusé les moyens par lesquels il pourrait entrer en communication avec quoi que ce soit. » (p. 190)

7 Afin de contrer ce mouvement et de se détacher le plus possible de « l’économie du jazz », les membres de l’AACM se donnèrent pour mission de rétablir les communications, entre les musiciens membres de l’organisation, sans cesse à échanger idées et projets, entre leur organisation et d’autres organisations de la ville et d’ailleurs (par le moyen, notamment, de séries de concerts où les uns et les autres se rendent les invitations reçues), entre les musiciens et la population, à la rencontre de laquelle les

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premiers ne cessent d’aller en donnant des concerts dans des lieux inusités (églises, centres communautaires, associations de quartiers, restaurants bio, jardins publics, terrains de sport, etc.), en impliquant les familles et les proches des enfants et des adolescents inscrits à l’école de musique de l’organisation, dont les professeurs sont pour la plupart d’anciens élèves. Depuis plus de quatre décennies, les membres de l’AACM excellent dans la construction de situations, dans l’élaboration d’un système de survie que revendique Douglas Ewart : « L’organisation existe comme un moyen de se soutenir soi-même et sa culture. Elle représente une institution importante pour la population noire. Nous fournissons une source de musique, de travail, d’éducation. Nous fournissons un système émotionnel, intellectuel et spirituel de soutien. » (p. 501)

Diversité de la Great Black Music

8 L’une des thèses principales de l’ouvrage de George Lewis, sous-titré « The AACM and American Experimental Music », consiste à établir que certains musiciens afro- américains se sont tenus aux avant-postes d’un projet de société pluraliste. Pour ce faire, l’auteur doit d’abord déconstruire deux identifications, racialiste et populiste : celle de la musique expérimentale à la seule musique d’obédience occidentale ; celle de la musique noire à la seule musique dite populaire.

9 Sur sa droite, George Lewis rappelle plusieurs fois que l’un de ses objectifs est de faire admettre et comprendre la spécificité de la contribution des Afro-Américains à la « musique expérimentale américaine », de battre en brèche le centralisme pan- européen en matière de culture « savante ». Ne pas admettre la possibilité d’une « musique savante moderniste basée sur la culture noire », c’est d’une part confiner le musicien noir dans son rôle de « jazzman », ou apparenté. C’est d’autre part homogénéiser et axiomatiser le jazz, éternellement redevable de ses « racines », et attribuer l’expérimentation en musique aux seuls compositeurs blancs, seuls libres de leurs références et de leurs mouvements – seuls bénéficiaires des substantielles subventions accordées à la « haute culture ». Sur sa gauche, George Lewis défend les expérimentations des membres de l’AACM et de leurs proches contre l’assimilation de la musique noire à la musique faite sur mesure par et pour le peuple noir, c’est-à-dire une certaine idée du peuple noir, appelant à ne pas confondre culture populaire et culture de masse. Sous couvert de blackness – d’authenticité – et, dans une moindre mesure, sous couvert du canon « jazz », on en est effectivement venu à dénier au sujet musical afro-américain la possibilité d’assumer une mobilité esthétique équivalente à sa diversité positionnelle dans la société américaine et occidentale. Si Lewis est prêt à reprendre la critique du Black Arts Movement dès qu’il s’agit de remettre en cause l’hégémonie de la conception occidentale ou marchande de l’art, il s’en éloigne à partir du moment où ce mouvement tend à essentialiser la culture et la personnalité afro- américaines, à négliger sa complexité et sa multiplicité d’expériences, courant ainsi le risque de retomber dans les problématiques éculées – et pour le coup typiquement occidentales – d’un art moins fonctionnel qu’engagé (réaliste, naturaliste, explicite). Là encore, recoupant et surpassant les anciennes querelles entre populisme et élitisme, tradition et innovation, de salubres débats n’ont cessé d’animer la vie de l’AACM, entre celles et ceux qui se préoccupaient d’illustrer les nouvelles formes d’expression et celles et ceux qui voulaient inaugurer un rapport différent au public du ghetto, dans les années 1960 ; entre les tenants d’une progression continue et les tenants d’une large

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récapitulation à partir des années 1980, etc. Le concept même de « Great Black Music », forgé par Lester Bowie et le contrebassiste Malachi Favors Maghostut, repris ensuite par la plupart des membres de l’AACM, doit d’ailleurs s’entendre au sens où il suppose l’intégration de musiques qui ne sont pas de « jazz » et de musiciens qui ne sont pas « noirs ». Muhal Richard Abrams avait très tôt posé l’équation : « Il y a différentes sortes de vies noires, et ainsi savons-nous qu’il y a différentes sortes de musiques noires. Parce que les musiques noires viennent des vies noires. » (p. 214)

10 Ces manières différentes d’être soi-même – cette puissance d’altération et d’expérimentation collective, cette poétique plurielle – sont fondatrices de l’identité afro-américaine. Que les descendants d’hommes et de femmes néantisés par l’expérience de l’esclavage, de la ségrégation et du racisme, rendus interchangeables et invisibles en tant qu’individus et en tant que groupe, aient réussi à se rendre audibles, à se faire entendre, à travers une musique fondée, d’une part sur la plus exigeante mise en je (ou subjectivation : chacun doit développer sa propre sonorité et son propre langage, se montrer capable de tenir tous les rôles, meneur, accompagnateur, soliste, ensemblier), d’autre part sur la plus radicale mise en commun (chacun doit maîtriser les langages développés par les autres et participer aux créations et improvisations collectives), n’est certes pas anodin. Lewis détaille systématiquement les origines sociales et culturelles des membres de l’AACM, leur organisation étant l’organisation d’hommes et de femmes noirs dont les familles sont issues de la Grande Migration, et appartiennent pour la plupart à la classe ouvrière du ghetto de Chicago. Dès lors que les musiques créées par des hommes et des femmes issus du peuple n’étaient pas couronnées d’un sensationnel succès commercial, pouvaient-elles être décrétées « non- vernaculaires » ? Et que nous révèle un tel raisonnement, que n’hésita pas à tenir Amiri Baraka, sur la construction en vérité idéologique d’un moyen d’expression vernaculaire, naturalisé, essentialisé ? En lieu et place, « l’AACM représente une tentative indigène de la classe ouvrière pour ouvrir l’espace de la culture populaire à de nouvelles formes d’expression, en brouillant les frontières entre culture populaire et culture savante. » (p. 370)

Expérimentation socio-musicale et créativité collective

11 Cette « conscience de soi » ne date certes pas du « free jazz » et des années 1960, mais c’est alors qu’elle prit une tout autre ampleur. Aujourd’hui encore, une partie de la critique et le sens commun continuent à n’y entendre que du bruit, du désordre, de « l’informe », là où le « free jazz » a été vécu comme une ouverture sur soi-même et sur soi-autre, sur d’autres possibilités d’organisation de la musique et des relations sociomusicales – sur le domaine du possible. Lewis confirme encore une fois le degré de conscience des musiciens : dès les premières réunions de l’AACM (et sans cesse depuis), la question d’une musique « originale » et « créative » fut soulevée, jusqu’à l’obtention d’un consensus. Être un musicien créateur, c’était composer et interpréter une musique originale, quand bien même celle-ci contiendrait des formes et structures connues, à charge pour le musicien de les réassembler, de les recombiner. Le batteur Ajaramu eut cette formule heureuse :

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« Toute la musique qui a été jouée jusqu’ici mène au point où nous en sommes, à pouvoir créer de nouveaux sons et de nouvelles compositions. Notre héritage musical est avec nous à chaque instant, je ne vois donc pas pourquoi nous aurions à nous en inquiéter. » (p. 124)

12 En outre, l’organisation ne devait pas être (n’a jamais été) conçue comme ce qui rendrait les musiciens « meilleurs », mais comme le rassemblement sans cesse à renégocier de musiciens créateurs – désormais, en 2011, de plusieurs générations de musiciens créateurs. De même, quand les membres de l’AACM mirent au point des stratégies d’alliance avec d’autres organisations dans d’autres villes, puis quand ils se mirent à essaimer au-delà de Chicago et de l’Amérique du Nord, à la recherche de travail, mais au risque de l’éclatement, ils se posèrent la question parfois houleuse du rapport entre reconnaissance artistique et implication socioculturelle, se faisant peu à peu une morale du rapprochement entre une démarche communautaire et une démarche cosmopolite, apprenant à articuler les échelles locales, nationales et internationales. Sur tous ces sujets, Lewis cite régulièrement l’imparable Muhal Richard Abrams : « Cette musique entretient de nombreux rapports avec le fait de déranger tout statu quo ou tout système, mais je ne dis pas que c’est le but que nous poursuivons. Comme je l’ai dit plus tôt, notre but est d’éveiller les consciences. » (p. 124) « Les nouveaux musiciens éprouvent un besoin d’expansion mentale… L’expérience et l’environnement déterminent différemment ce besoin – mais ce besoin d’expansion est ce que nous avons tous en commun. » (p. 154)

13 S’il faut résumer sur le plan musical certaines des innovations apportées par les membres de l’AACM, la plupart tournent autour de la déclinaison de l’idée de liberté. Dorénavant, on ne se contenterait plus de l’harmonie fonctionnelle mais on rouvrirait le champ des sonorités, des sources sonores, en s’autorisant tous les traitements, toutes les manipulations ; on diversifierait l’instrumentation (sachant qu’on peut produire de la musique à partir de la voix, du corps, d’instruments, acoustiques ou électriques, de machines et de programmes, etc.) ; on diversifierait les méthodes et structures mélodiques, harmoniques ou rythmiques pour créer des musiques éventuellement tonales, micro-tonales, pantonales, polytonales, atonales, sérielles ou modales ; on répartirait la charge rythmique à tout l’orchestre, quitte à émanciper les batteurs, quitte à démultiplier les rythmes, à jouer sans tempo ou sur des tempi irréguliers ; on déploierait de nouvelles interactions, plus fluides et plus variables, entre les musiciens, solistes et/ou accompagnateurs, « à l’avant » et/ou « à l’arrière », afin de privilégier une articulation et une responsabilité collectives – immanentes – des sons, des formes et des espaces ; on chercherait de nouvelles formes, des formes étendues ou changeantes, et une nouvelle « intégrité structurelle », en faisant de la composition un environnement auquel chacun contribuerait. Etc. Les membres de l’AACM assumèrent tous leurs héritages en refusant la spécialisation, les limitations de l’assignation à demeure esthétique (le « jazz ») ou politique (les « Noirs »), de l’assignation à demeure identitaire. La Great Black Music étant censée être le garant de cette polyvalence, d’une musique virtuellement totale envisagée d’une multitude de points de vue particuliers. En déconstruisant certaines identifications et en dynamisant la complémentarité entre ce qui les définissait (les rapports entre l’individualité et la collectivité, entre l’approche communautariste et l’approche cosmopolite, entre les musiques « africaines » et les musiques « européennes », entre le passé le plus reculé et le futur le plus avancé, entre les éléments apparemment les plus rudimentaires et les éléments apparemment les plus sophistiqués, entre le silence et le chaos, entre la composition et

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l’improvisation, etc.), les musiciens créateurs ont aussi refusé le système binaire – l’ordre établi – d’une modernité « à l’occidentale » (« noir/blanc », « jazz/classique », « populaire et accessible » contre « savant et incompréhensible », etc.). À l’instar de Christian Béthune avec son concept d’ « éclectisme fonctionnel », Lewis fait ainsi le lien, d’une part, entre les pratiques sociomusicales hybrides et mutantes des membres de l’AACM et les qualités de « mobility » (adaptabilité buissonnière et braconnière, et non corvéable flexibilité) et d’« agency » (capacité à agir : à interpréter et transformer) que les Afro-Américains, selon Farah Jasmine Griffin (1995), ont dû développer pour survivre et pour vivre en Amérique du Nord. Il reprend d’autre part les concepts d’« esthétique diasporique » et de « dialogisme critique » mis en place par Kobena Mercer (1994), théorisant la « puissante dynamique syncrétique qui s’approprie critiquement certains éléments des codes majeurs de la culture dominante et les créolise, désarticulant les signes donnés et réarticulant autrement leur signification symbolique ». Puis vantant « le potentiel d’outrepasser certaines relations binaires liées à la maintenance des frontières hégémoniques en multipliant les dialogues critiques à l’intérieur de communautés spécifiques et entre les différentes composantes qui font la "communauté imaginée" d’une nation… Un tel dialogisme montre que notre "autre" est déjà à l’intérieur de nous, que les identités noires sont plurielles et hétérogènes » (p. 208). Tout au long de son livre, George Lewis insiste sur la diversité et la mobilité méthodologiques (et référentielles) cultivées par les membres de l’AACM, lesquels auront réussi à imaginer des musiques moins « non-idiomatiques », comme on l’a dit et répété au sujet d’une improvisation libre apparue en Europe et se voulant la plus démarquée possible, que trans-idiomatiques. Rompant avec l’hégémonie pan-européenne et renonçant au nationalisme pan-africain, ils ont remis en jeu et en circulation les « traditions » de ces deux univers, d’autres encore, pour créer leur lieu de vie, leur entre-deux-mondes, une bi-musicalité (Mantle Hood) comparable à la double conscience de la condition afro-américaine et qualifiée par eux de trans-européenne et de trans-africaine. Selon le saxophoniste et clarinettiste Anthony Braxton : « L’AACM a été trans-idiomatique. Il ne s’agissait pas d’un style que tout un chacun pourrait reprendre, auquel tout le monde pourrait s’identifier. C’était un mode de penser. C’était la reconnaissance des dynamiques transformationnelles d’une plate- forme globale émergente, et de tout ce que cela impliquait pour mettre au défi les définitions identitaires. » (p. 506)

14 Ce que d’aucuns rapporteraient ainsi à une « créolisation de l’expérimentation » correspond davantage, en réalité(s), à une affirmation de l’hybridité native, de la multiplicité intérieure de toute identité, à commencer par l’identité afro-américaine, laquelle a su réactiver cette multiplicité dans les musiques et chez les musiciens, pour entretenir la notion et le rêve – musicalement réalisé – d’une société pluraliste, polyphonique.

15 Il est dans la nature de cette hybridité native et des hybridations subséquentes d’autoriser l’ordre comme le désordre, les régularités comme les irrégularités, tous les décalages. Si l’analyse que Daniel Belgrad (1998) fait de l’intersubjectivité dans le be- bop, en termes de démocratie directe et participative, a souvent été reprise, le « free jazz » a montré que ces modes de socialisation et de conscientisation ne reposaient pas sur un égalitarisme de bon aloi, mais sur un rapport de forces créatives, sur des contrastes, des tiraillements et des métamorphoses. Lewis invoque l’anthropologue John Szwed (1980) :

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« L’esthétique du jazz attend d’un musicien qu’il fasse preuve d’une complète originalité, qu’il joue en affirmant son individualité musicale propre… En même temps, le jazz demande aux musiciens de se montrer capables de fondre leurs voix uniques dans l’improvisation collective et totalisante de la polyphonie et de l’hétérophonie. Les implications d’une telle esthétique sont non seulement profondes, mais plus que vaguement provocatrices, car aucun système politique n’a encore été conçu sur des principes sociaux privilégiant l’expression la plus individuelle à l’intérieur d’un cadre d’interactions égalitaires et spontanées. » (p. xi-xii)

16 Et Lewis d’insister : « L’AACM utilise le trope de l’individualité dans la collectivité, non seulement au niveau de la facture et de la fabrique de la musique, mais au niveau de l’organisation politique du collectif, fournissant ainsi un possible symbole du système socio-politique utopique décrit par Szwed. » (p. xii)

17 En ce sens, la créativité collective dans l’expérimentation musicale peut être comprise comme une expérimentation sur le social, le sociomusical. Selon la sagesse du pianiste Jodie Christian, l’un des fondateurs de l’AACM : « Quand vous faites partie d’une communauté, vous agissez. » (p. 21)

18 Cette singulière intrication des sphères sociales et musicales, diversement interprétée par Christian Béthune et par George Lewis, court comme la sève d’un ouvrage à l’autre – leur principale différence étant à chercher du côté du rôle accordé à l’altérité dans le dispositif conceptuel, un rôle fortement conditionné en définitive par les positions sociales et culturelles respectives des deux auteurs : l’un est « blanc », européen, auditeur et philosophe ; l’autre est « noir », américain, musicien et jazz scholar 2.

19 Le premier, sur le modèle des fondateurs et armchair anthropologists français qu’ont été Émile Durkheim ou Marcel Mauss, trouve dans les multiples expressions d’une culture autre la matière d’un profond renouvellement intellectuel, théorique, mais aussi éthique, du même – le jazz étant envisagé comme la transvaluation en acte du projet occidental, tel que la philosophie l’a d’une certaine manière justifié depuis Platon jusqu’à Hegel. Ce rôle accordé à l’altérité conduit Béthune à en surdéterminer parfois l’importance, à accentuer les différences ou à les essentialiser, par un effet de sources historiques privilégiant celles immédiatement liées à l’ethnogénèse afro-américaine durant l’esclavage, ou au jazz d’avant les années 1960.

20 Le second trouve l’altérité en lui-même, en un soi-même doublé d’un soi-autre, double conscience obligeant, ou tout au moins la voit proliférer dans les relations qu’il recueille (qu’il a en partie vécues), dans les processus de création socio-musicale dont il se fait le relais. Il croise les démarches réflexives rendues nécessaires par son statut ambigu d’acteur et d’observateur (d’entendeur), tant au sein de l’association dont il fait l’histoire et la légende que du champ musical dont il se réclame (la musique expérimentale américaine dans la perspective afrologique, ou la Great Black Music, plutôt que le « jazz »). À partir d’un espace et d’un temps circonscrits (l’AACM comme terrain – terrain de jeu, territoire convoité et terre promise), et par la vertu d’une autobiographie collective, polyphonique, que seul un membre de cette association pouvait réaliser (avec les avantages et les inconvénients d’une telle appartenance), Lewis donne une matière à la fois narrative et conceptuelle – c’est-à-dire explicitement située – aux logiques d’expérimentation sociomusicales que Béthune relève à distance.

21 Toutefois, ces positions ne sont pas contradictoires, mais complémentaires : et l’un, et l’autre pensent les pratiques musicales du champ jazzistique comme des expériences

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sociales et comme des expérimentations sur le social, supposant de nouvelles ontologies, de nouvelles cosmologies pour notre « modernité » – l’actuelle, déjà hétérogène, et celle qui reste encore à venir. Telle est certainement l’une des raisons que l’on peut avoir d’aimer le jazz, pour sa folie et sa sagesse, pour ses communautés imaginées et à venir.

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NOTES

1. Citons Notes and Tones, le livre d’entretiens « inter pares » du batteur Arthur Taylor, publié en 1977 (Taylor, 1993) et celui du contrebassiste William Parker (Parker, 2011) : Conversations. Ou la série des Arcana, cinq volumes anthologiques de textes de musiciens créateurs, publiés sous la direction du saxophoniste John Zorn (Zorn, 2000, 2007, 2008, 2009, 2010). 2. C’est-à-dire universitaire dans le domaine pluridisciplinaire des Jazz Studies.

INDEX

Index géographique : Chicago, États-Unis / USA Thèmes : afro-américaine / African-American music, free jazz / Great Black Music, jazz, noire / Black music nomsmotscles Association for the Advancement of Creative Musicians (AACM) Keywords : association / organization, collective creation / interaction, experimentation, politics / militancy, DIY / self-production / self-organization Mots-clés : associations / milieu associatif, DIY / autoproduction / auto-organisation, création collective / interaction, expérimentation, politique / militantisme

AUTEURS

PIERRE CARSALADE Ethnologue et musicien ayant consacré son travail de thèse aux débuts de la reformulation du « free jazz » américain en France, dans les années 1960-1970 – selon une perspective locale d’une part, en termes de pratiques sociales et musicales comme de représentations de l’altérité ; selon une perspective comparative d’autre part, en termes de logiques socio-musicales mises en œuvre dans les diverses musiques du champ jazzistique. mail

ALEXANDRE PIERREPONT Ethnologue travaillant sur les altérités internes aux sociétés occidentales et plus particulièrement sur les musiques afro-américaines en tant qu’institution sociale ; conseiller artistique et directeur de projets pour des festivals et des labels de jazz et de musiques improvisées ; écrivain et critique musical ; traducteur. mail

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