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Immense Hymans Il a donné chair au libéralisme social, tous ses grands combats à la charnière des XIXe et XXe siècles ont nourri une pensée politique féconde, servie par une brillante éloquence. Une biographie restitue la saisissante modernité de Paul Hymans. Le Vif/L’Express en témoigne, en primeur. Par Pierre Havaux

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jalonnés de responsabilités ministérielles assumées aux Affaires économiques, à la Justice et surtout aux Affaires étrangères (de 1918 à 1920, de 1924 à 1925 et de 1927 à 1935). Avec, en toile de fond, les épreuves de la Première Guerre mondiale et ses séquelles annonciatrices du second conflit. Epoque tourmentée : Paul Hymans s’y forge une stature internationale. L’acharnement que met le ministre des Af- faires étrangères à faire entendre la voix de la petite Belgique dans le concert des grandes puissances victorieuses lors de la Conférence de la paix à Versailles en 1919 lui vaut l’hom- mage tout particulier du « Père la Victoire » : « Votre mari est un méchant homme », confie à son épouse le redoutable Georges Clemenceau, président du Conseil français. La presse américaine le fait passer pour un « pestiferous mos- quito ». Sa réputation est faite. Elle mène Paul Hymans à présider la première session de l’Assemblée de la Société des Nations, qu’il contribue à faire sortir de terre en 1920. Paul Smets, docteur en droit et professeur émérite à l’ULB, ressuscite l’avocat engagé, le correspondant de presse politique, l’essayiste lucide, le négociateur redoutable, le diplomate incisif, le discret franc-maçon, que fut Paul Hymans (1): « L’homme multiple, un homme d’Etat et de tête, de cœuret de plume, probe et libre, fraternellement engagé, sobre et distingué, sensible au progrès humain et social. » Question coloniale, militaire, religieuse, scolaire, électorale : c’est toujours le libéral social qui prend fait et cause. Qui af- fiche des positions avant-gardistes pour améliorer la législation pénitentiaire, milite pour l’affranchissement des femmes mariées, lutte pour l’instruction obligatoire, se bat pour le suffrage universel pur et simple. Mais qui reste aussi l’homme de son époque : adversaire des syndicats obligatoires, hostile au droit de vote pour les femmes par crainte de l’emprise du clergé. « Délivrer le pays de la domination cléricale » : Paul Hymans en fait aussi sa croisade. Jusqu’à combattre la loi, voulue par les catholiques, qui impose à tous le repos du dimanche. Alors que les bruits de bottes se font assourdissants, Paul Hymans donne sa dernière conférence publique à l’ULB, le 5 janvier 1940 : c’est pour clamer une fois encore, à 75 ans, sa foi dans la liberté que le totalitarisme est sur le point d’étouffer. La défaite consommée, réfugié en , il gagne : plutôt « l’exil libre sur la terre étrangère » que TALENT Paul Hymans, c’est l’acuité d’une réflexion politique « l’exil moral sous la domination de l’ennemi ». Il y décède servie par l’art de trouver les mots justes. Ici, à Bruxelles le 6 mars 1941. en 1936, entouré d’une cohorte de journalistes. Il reste l’acuité d’une réflexion politique qui résiste éton- PHOTO NEWS namment bien à l’épreuve du temps. D’autant qu’elle est l est né il y a cent cinquante ans, à l’aube d’un règne. servie par cet art de trouver les mots justes que Paul Hymans Lorsque Paul Hymans voit le jour le 23 mars 1865 à maîtrisait à merveille. « Immense Hymans. Il n’est pas passé , la Belgique indépendante a 35 ans et s’apprête de mode », conclut son plus récent biographe. Le Vif/ à connaître son deuxième roi, le remuant Léopold II. L’Express a eu le loisir de le vérifier. Morceaux choisis. Le Parti libéral, fondé en 1846, n’a pas encore soufflé ● Le mépris pour les « gens gorgés d’or et d’argent ». ses vingt bougies: comment résister à ses sirènes « Il est des gens qui ne se contentent plus de la fortune et avec un père député libéral de Bruxelles mais trop qu’elle ne satisfait plus que pour autant qu’ils en puissent tôt disparu, alors que Paul n’a que 19 ans ? faire montre publiquement. Ils ne sont qu’une minorité, Le jeune avocat s’efface rapidement au profit du dé- mais c’est une minorité qui se dresse au sommet de la pyra- puté, élu pour la première fois en 1900 sur la liste de la « Ligue mide sociale et qui s’offre à tous les regards. [...] Le contraste libérale ». Le virus de l’engagement politique ne quittera violent qui se creuse entre les accumulations de capitaux plus Paul Hymans. Quarante ans de vie parlementaire dans quelques mains puissantes et l’extrême misère où •••

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••• gémit la cohorte des déshérités, ne saurait laisser in- sensible ni l’homme d’Etat, ni l’homme de cœur. [...] Les séductions du luxe, le frôlement capiteux des élégances de la vie moderne, la disproportion des conditions sociales, l’éblouissant ruissellement d’or qui coule à travers les grandes villes, la contagion du plaisir énervent le sens moral, éveillent les tentations, et créent des besoins artificiels, avides de sen- sations immédiates. » (L’avocat, à 27 ans, devant le Jeune barreau de Bruxelles, en novembre 1892.) ● « La crise du parlementarisme coïncide avec la crise de l’idée de liberté. » Au Parlement, « le dénouement d’un débat est toujours connu d’avance, sauf de très rares exceptions. La question est réglée avant d’avoir été discutée. [...] A proprement parler, la discussion parlementaire n’est donc pas un combat ; c’est un tournoi, c’est une passe d’armes. [...] Trop de discours et pas assez d’actes ; trop d’amendements et pas assez de lois ; une mauvaise distribution du travail ; une préparation insuffisante ; trop de lenteur ou de précipitation. » HOMME D’ÉTAT Paul Hymans (Le professeur d’histoire parlementaire à l’ULB, à 32 ans, er en novembre 1897.) et Albert I à La Panne, en 1917. ● La bourgeoisie ou « le spectacle de la plus extraordinaire confusion et de la plus complète anarchie intellectuelle ». ● « Des femmes utiles et pratiques, qui sachent être plus que « Trois ulcères nous rongent : l’indifférentisme, qui nous l’ornement de la maison et l’institutrice primaire de leurs anémie ; l’esprit de parti, qui nous divise ; et le dénigrement enfants. » niveleur – signe de médiocrité – qui s’attaque à toutes les su- Des femmes, plaide Hymans, « pour lesquelles la société où périorités et, sous prétexte d’esprit, paralyse et débilite toutes elles vivent cesse d’être un domaine inconnu, fermé à leur les initiatives. [...] Ainsi on apprend au peuple à rire de tout ; vue et à leur compréhension, qui partagent nos préoccupa- on se désintéresse du sort du pays, et de sa sûreté comme de tions d’intérêt général comme nos préoccupations d’intérêt sa grandeur. On néglige la chose publique et, à force de douter privé, qui sachent sentir et suivre les grands courants d’idées de soi-même et de se décrier mutuellement, on perd sa propre dont tressaille notre monde moderne. » estime et l’on se diminue dans celle d’autrui. » (Le conférencier en décembre 1897.) (Le conférencier, à 32 ans, au Cercle artistique et littéraire ● « Le parti clérical est un parti de secte, comme le parti de Bruxelles, en décembre 1897.) socialiste est un parti de classe. » ● « Il est difficile d’imaginer quelque chose de plus absurde « L’un vise à assurer la prédominance d’un culte, d’une que notre programme d’enseignement secondaire. » Eglise, de leurs pratiquants, de leurs desservants. Le second « L’infériorité et l’insuffisance des études secondaires ra- revendique le pouvoir pour une classe de la société, à l’ex- baissent le niveau des études supérieures et réagissent sur clusion des autres. » toute la culture de notre jeunesse. » (L’avocat, à 35 ans, dans une brochure sur le libéralisme (Le conférencier en décembre 1897.) et l’Eglise, en 1900.) ● « Nul ne peut vivre de soi [...] nul ne peut vivre pour PG soi. » « L’idée de solidarité planera sur le siècle. Qui ne la comprendra pas ou prétendra se soustraire à son em- pire, sera destitué. » (L’essayiste, à 36 ans, en février 1901.) ● « Un peuple prospère qui néglige de s’assurer contre les risques d’agression ou de conquête n’a pas d’excuse. Il s’endort dans sa graisse. » « Nous nous sommes habitués à considérer l’Europe comme un monde lointain dont les agitations expirent à nos frontières. C’est ainsi que les peuples industrieux INFLUENT Lors d’un congrès de la SDN s’engourdissent et que les énergies se relâchent. [...] dont il fut le deuxième président en 1920. La prévoyance n’est pas seulement une vertu privée ; De g. à dr., les Belges Joseph Merlot, elle s’impose aux nations comme aux individus. » Frans Van Cauwelaert, Paul Hymans, , Louis de Brouckère. (Le député, à 36 ans, à la Chambre et dans un article publié en 1901.) •••

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••• ● « L’Etat est neutre et laïque. Il n’est pas juge des ● « Les petits partis ne comptent guère. Ce sont souvent doctrines, il ne peut pas choisir entre elles, favoriser l’une des combinaisons de personnes, des improvisations, des ou persécuter l’autre. » flambées qui s’éteignent après avoir donné plus de fumée « Il n’y a pas de droits de l’Eglise, c’est un abus de mots ; que de lumière. » l’Eglise, dans notre ordre constitutionnel, n’existe pas L’esprit de parti, dit Paul Hymans, est un « poison » : il est comme être juridique, l’Eglise n’est pas un sujet de droit. « la préoccupation, dans les affaires publiques, de servir [...] Aujourd’hui, cependant, au mépris de la doctrine consti- les ambitions, les rancunes, les appétits d’une bande ou tutionnelle, il y a de fait une religion d’Etat, il y a une d’une clique de politiciens professionnels, de favoriser in- religion officielle, la religion est devenue l’auxiliaire et la justement, arbitrairement, les serviteurs et les fidèles au protectrice du parti catholique et du gouvernement. » détriment de l’équité et de l’intérêt général. » (Le député, à 39 ans, à la Chambre, en avril 1904.) (Le ministre sortant, à 71 ans, lors d’un meeting électoral ● « Chacun, en Belgique, songe d’abord de l’Alliance libérale à Bruxelles, en mai à son village, à sa coterie, à son clan, à PG 1936.) son patois, à son église, à son parti. » ● « Le flamingantisme recherche des « L’esprit professionnel, l’esprit confes- prétextes de bataille. » sionnel, l’esprit de caste, l’esprit de « Il est naturel que les Flamands enten- classe, l’esprit de parti divisent la Bel- dent assurer le respect de leur langue. gique en autant d’armées ennemies, et, Mais on ne saurait, en saine raison, com- au milieu de cette confusion, l’intérêt prendre qu’ils cherchent à étouffer, à général s’obscurcit et s’efface. On ne proscrire la langue française, qui non le cherche pas, on le découvre à peine. seulement est celle de la grande majorité Toute notre puissance d’attention est de la population bruxelloise et de toute absorbée par nos affaires intérieures. la Wallonie, mais qui constitue un levier On ne regarde point ce qui se passe au puissant de la pensée humaine, qui nous dehors, et l’habitude de la paix, de la attache à une des plus belles civilisations tranquillité, nous a donné l’insouciance du monde, à une culture intellectuelle, et l’indifférence. » à une littérature qui ont le caractère de (Le député, à 48 ans, à la Chambre en l’universalité. [...] Sans doute a-t-on eu février 1913, à propos du service mili- tort, pour complaire à des opinions ex- taire personnel obligatoire.) trêmes, de donner pour base à notre lé- ● « Je n’appartiens pas à ce pacifisme gislation linguistique l’idée régionale, idyllique et larmoyant qui se complait qui renferme un principe de division. Il en de puériles hallucinations [...] » MÉDIATIQUE A la une du Pourquoi pas ? eût été plus sage d’assurer le libre choix « [...] ni à cette sorte de pacifisme puritain en 1911. de la langue et le droit des minorités. » qui s’imagine pouvoir proscrire la guerre (Le ministre sortant, à 71 ans, lors du en promulguant un code de morale autoritaire et doctrinale, meeting de l’Alliance libérale.) ni à cet indifférentisme béat qui confine à la lâcheté, ni enfin ● « J’ai foi dans la liberté. Je crois aux forces éternelles de à ce vague humanitarisme, où se noie l’idée de patrie dans la conscience humaine. » des effusions impersonnelles et internationales, qui ne choi- « On frissonne. Nos idées de liberté seront-elles écrasées sissent et ne distinguent, et qui se répandent libéralement sur par les doctrines totalitaires qui nient les droits de l’homme, toute la surface du globe, où elles se dispersent et se perdent. » enferment la jeunesse dans un rigide conformisme, font (Le conférencier, à 55 ans, au Jeune barreau de Bruxelles, du citoyen le rouage automatique d’une immense machi- en février 1921.) nerie d’Etat et livrent l’individu à l’arbitraire d’un pouvoir sans contrôle et sans frein ? Comment l’intelligence « On apprend au peuple à rire de tout ; pourrait-elle subir la loi du silence ? [...] J’ai été élevé dans le culte de la liberté. Je l’ai servie autant on se désintéresse du sort du pays » que je l’ai pu. Je continue de l’aimer. La liberté est nécessaire pour faire un peuple vigoureux, des ● « Malgré les divisions de nationalité, de race et de langues, âmes fières, une jeunesse entreprenante, pour éveiller les malgré le contraste des tempéraments et des institutions, vocations et les initiatives. Elle est nécessaire pour l’épa- l’Europe ne forme pas moins une communauté. » nouissement de la pensée et de tout ce qui fait la beauté « Sa prospérité, sa civilisation, la paix européenne doivent de la vie. » être sauvegardées, non seulement dans son intérêt propre, (Le conférencier, à 75 ans, lors de sa dernière conférence mais dans l’intérêt de l’univers. Des antagonismes violents, publique à l’ULB, en janvier 1940.) • P. Hx politiques ou économiques, provoqueraient des catastrophes dont toute l’humanité serait atteinte. » (1) Paul Hymans, Un authentique homme d’Etat, (Le ministre des Affaires étrangères, à 65 ans, devant 1865-1941, par Paul-F. Smets, l’Assemblée de la Société des Nations, en 1930.) éd. Racine, 486p.

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