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Vie des Arts

Tunis, la capitale des Hafcides Abdelaziz Daoulatli

Volume 18, numéro 73, hiver 1973–1974

URI : https://id.erudit.org/iderudit/57777ac

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Éditeur(s) La Société La Vie des Arts

ISSN 0042-5435 (imprimé) 1923-3183 (numérique)

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Citer cet article Daoulatli, A. (1973). , la capitale des Hafcides. Vie des Arts, 18(73), 31–35.

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ABDELAZIZ DAOULATLI des Hafcides

A la veille de la formation de l'émirat partie de l'Ifrîqiya, Tunis, au même titre seurs des Almohades de Marrakech, con­ hafcide, Tunis présentait déjà l'image que les autres cités, subit les contrecoups nut une activité architecturale et une ex­ d'une cité que la géographie favorisa et de cette immigration. Elle se replia sur pansion urbaine qui en firent une véritable que l'histoire a élue. Sous la dynastie des elle-même et ne communiqua plus avec la métropole, digne des grandes villes de Béni Hafç qui régna durant trois siècles et campagne environnante que par trois ou­ l'Orient et de l'Occident. Au XVe siècle, sa demi (1228-1574), elle connut une expan­ vertures. Cependant, des embryons de fau­ population est estimée à environ 100,000 sion urbaine et une activité architecturale bourgs firent leur apparition, dus proba­ habitants répartis entre la médina centrale sans précédent, faisant d'elle une ville par­ blement à l'immigration rurale, elle-même et les deux faubourgs Nord et Sud de Bab mi les plus importantes de l'Occident mu­ provoquée par celle des Nomades, et le Souïka et de Bab Djazira. sulman. palais du gouverneur, jadis situé à l'exté­ L'emplacement géographique de la ca­ Se trouvant dans une région de plaines rieur (probablement à la Rabta), se réfu­ pitale la prédestinait à un rôle important fertiles comme celles de la Mornaghia, de gia, sous la nouvelle dynastie locale des dans le commerce méditerranéen, notam­ la Soukra et de la , elle bénéficia Béni Khorassan, à l'intérieur des murail­ ment le commerce avec l'Europe. Avec la en outre de conditions climatiques, hy­ les. Un palais, le Ksar, une mosquée et une Sicile, dont elle est séparée par un couloir drauliques et stratégiques favorables, qui nécropole royales virent le jour dans le de 140 kilomètres, elle contrôle le passage furent à l'origine de sa naissance et de son quartier qui porte encore le nom de cette entre la Méditerranée orientale et la Médi­ développement. Mais, si elle demeura d'un dynastie. La ville, malgré les dégâts cau­ terranée occidentale. Sous les Hafcides, sés par les Nomades, connut tout au long les besoins d'une cour et d'une minorité intérêt tout à fait secondaire durant l'Anti­ e e quité, il n'en fut pas de même après l'éta­ du XI siècle et au XII siècle une certaine privilégiée, qui aspiraient à une vie de plus blissement des Arabes. Elle se distingua prospérité. en plus fastueuse, avaient favorisé le dé­ alors par le rôle militaire qu'elle joua en Quand les Almohades s'établirent en veloppement des arts et des métiers et in­ tant que ville-citadelle, bastion de l'Islam Ifrîqiya, à partir du milieu du XIIe siècle, ils tensifié le négoce à l'intérieur de souks et dirigé contre la puissance byzantine, et choisirent Tunis comme capitale de la pro­ de marchés plus nombreux, plus variés et participa de ce fait à la conquête des gran­ vince. Leur chef, Abd-el-Moumin, avant de plus vastes qu'aux siècles précédents. De des îles méditerranéennes telles que Malte regagner Marrakech, prit le soin d'ordon­ plus, les bénéfices tirés par certains cita­ et la Sicile. ner la construction d'une casbah sur le dins de l'exploitation de la terre augmen­ Au IXe siècle, l'Ifrîqiya connut un grand flanc occidental de la Médina. L'apparition taient les richesses de la capitale et fa­ essor urbain dont Tunis tira un large profit, de cet organe, greffé sur la vieille cité, vorisaient la consommation de produits devenant même pour quelque temps la affaiblit sans doute le rôle politique et ad­ de luxe, dont beaucoup provenaient de capitale du royaume aghlabide. Mais ce ministratif de celle-ci mais n'entama ni son l'étranger et, notamment, de l'Europe ou ne fut qu'aux Xe et XIe siècles qu'elle ac­ activité économique ni le prestige de sa par son intermédiaire. Ainsi s'établit un quit une grande richesse, qui n'échappa grande mosquée. Les Almohades introdui­ courant d'échanges organisé et réglemen­ point aux auteurs Ibn Hauqal (Xe siècle) et sirent ainsi un type d'organisation urbaine té par l'État. Sa zone d'expansion s'éten­ El-Bekri (XIe siècle). C'était alors une ville propre à la tradition marocaine, caractéri­ dait sur un grand rayon dépassant pour largement ouverte sur l'extérieur grâce à sée par la séparation entre la ville-magh- certains produits l'Europe et l'Afrique pour ses cinq portes, Bab Souïka, Bab Djazira, zen (ville administrative) représentée ici atteindre la Chine, l'Inde,... D'Afrique ar­ Bab el Bahr, Bab Carthajna et Bab Artah. par la Casbah et la cité à activités lucrati­ rivait l'or du Soudan, qui était vivement Quand, à partir du milieu du XIe siècle, ves et culturelles: la médina. recherché, et Tunis était considérée com­ les Nomades hilaliens (Banou Riyah et Pourvue des organes essentiels à la vie me un grand centre commercial où arri­ Zoghba) arrivèrent d'Egypte de plus en et au gouvernement des hommes, la ville, vaient tes caravanes sahariennes. plus nombreux et occupèrent une grande une fois occupée par les Hafcides, succes­ Par le moyen des métiers urbains, par

DOSSIER TUNIS-/31 3. Souk el Attarine (15e s.) La salle des ablutions (Midha).

4. , Mosquée de Sidi Sahab. (Phot. O.N.T.T., Tunis)

5. Souk el Attarine. Détail du décor de la midha: lambrissage de marbre noir et blanc. (Phot. A. Nefzi, Tunis)

6. Kouba du Belvédère. (Phot. O.N.T.T., Tunis)

32/DOSSIER TUNIS-CARTHAGE DOSSIER TUNIS-CARTHAGE/33 34/DOSSIER TUNIS-CARTHAGE le commerce international, par les revenus descriptions des historiens, les parcs sul- Ahmed Saqqa, le Rawdhat as-Saoud, près de la terre dont une bonne partie profitait taniens de Ras et-Tabia et d'Abou Fihr. de la porte de Sidi Kassem, les cimetières à des citadins, une masse importante de Quant au courant oriental mamelouk, c'est du Charaf, dominant le lac Sedjoumi, le richesses était accumulée dans la capita­ surtout grâce aux vestiges du XVe et du cimetière d'EI-Gorjani où étaient inhumés le, rendant possible les dépenses en ma­ XVIe siècles, comme la midha du sultan les grands notables et les serviteurs de tière d'urbanisme et d'architecture. (salle d'ablutions) au souk el Attarine, ou l'Empire, et enfin le grand cimetière popu­ Tunis, capitale politique et économique des Parfumeurs, la porte de la bibliothè­ laire du Djellaz. de l'Ifrîqiya, était incontestablement une que d'Abou Amr Othman, certains décors Les faubourgs du XIIe siècle, peu déve­ grande métropole culturelle. La Grande du mausolée de Sidi Kacem el Jalizi et loppés et faiblement urbanisés, se virent Mosquée de la Zitouna, ou de l'Olivier, les l'ensemble tardif mihrab-minbar de la mos­ doter, à partir du XIIIe siècle, d'installa­ nombreuses médersas (collèges), dont la quée de la Casbah, qu'on arrive à mesurer tions urbaines telles que mosquées, mé­ première fondée en Afrique du Nord était son importance. Mais, à l'intérieur de ce dersas, fontaines, palais,... Dès le début la Chammaciyya, les zaouïas (mausolées), brassage, l'élément ifrîqiyen ne conserve du XIVe siècle, ils reçurent des remparts ... étaient des foyers de culture où l'on pas moins la place de choix, ce qui donne dont les traces ont pu être repérées sur recevait les rudiments de l'enseignement à l'architecture de la plupart des édifices, des cartes tardives du XIXe siècle ainsi religieux et, pour certains, où l'on appro­ médersas Chammaciyya et Mountasiriyya, que dans le sous-sol d'un jardin bordant fondissait ses connaissances. Mais, c'est façades de Bab Menara et Bab Djedid ain­ la rue Zaouïa Boukriyya. Au XVe siècle, le également par le voyage tant en Orient que si que celles de Sidi , Sidi Kelaï, faubourg de Bab Souïka fut entouré d'une dans les pays du Maghreb et en Andalou­ fenêtre de la Grande Mosquée de la Zitou­ deuxième enceinte passant par Bab Bou sie qu'on se mettait au courant des nou­ na et celle du souk al-Qimach, ou des Saâdoun. D'où l'hypothèse que le fau­ veautés qui se faisaient jour au dehors de Étoffes, un aspect typique et original par bourg Nord a connu, sous les Hafcides, l'Ifrîqiya. La doctrine almohade était bat­ rapport à tout ce qu'on faisait en Orient et une évolution en deux grandes étapes: la tue en brèche par le triomphe du rite tra­ en Occident. première, correspondant au début du XIVe ditionnel en Ifrîqiya: le malékisme et par Tunis doit ces chefs-d'œuvre de l'art siècle, marquée par la première enceinte, l'expansion du soufisme sous sa forme ma- ifrîqiyen à l'intense activité architecturale la seconde, correspondant à la ligne pas­ raboutique. Malékisme et soufisme provo­ sant par Bab Bou Saâdoun datant proba­ déployée par ses sultans, leur entourage e quèrent sans doute à la longue une sorte et l'élite citadine des artisans, commer­ blement de la première moitié du XV siè­ de sclérose et d'abâtardissement de la çants et propriétaires terriens. Cette acti­ cle. Il semble donc que, dès le règne pensée et de la culture. Mais la controver­ vité des fondateurs traduisait leurs soucis, hafcide, le fabourg de Bab Souïka eut le se continuait d'être alimentée par les idées leurs besoins ou leurs ambitions. Elle visait maximum de son extension orientée dans reçues tant de l'Orient que de l'Occident parfois l'intérêt général et le bien public, un sens sud-nord alors que celui de Bab musulmans, et des esprits aussi éminents d'autres fois le confort personnel du sultan Djazira (faubourg Sud) eut une extension qu'lbn Khaldoun et Ibn Arafa étaient cer­ et de la classe privilégiée. Mais quel que beaucoup plus lente, dirigée principale­ tainement les fruits de cette confrontation soit le but pour lequel le monument était ment d'ouest en est et gagnant de plus en des cultures dont l'Ifrîqiya constituait le créé, lucratif ou éducatif, d'intérêt général plus de terre sur les marécages bordant véritable creuset. Sur la route de l'Orient, ou particulier, sa fondation marque cha­ le lac. Tunis était une escale où l'on descendait que fois le triomphe du fait urbain, qui Le peuplement des faubourgs, la multi­ volontiers quand on venait d'Andalousie et porte en lui les germes de la civilisation. plication des portes intérieures afin de du Maghreb ou quand on y retournait. Le souk, la mosquée, la médersa, la faciliter la circulation entre la Médina et Les arts, notamment l'architecture, con­ zaouïa, la fontaine ou la simple demeure les agglomérations suburbaines, la multi­ nurent durant le régne hafcide un essor s'inséraient ainsi dans le cadre des tra­ plication des mosquées à Khotba pour ren­ considérable, marqué par une rénovation vaux qui visaient le confort et le bien-être dre la prière du vendredi plus aisée à tous du style architectural et décoratif tradition­ physique et moral des habitants. Et même ceux qui habitent à l'extérieur de la Mé­ nel, grâce aux apports de l'art hispano- le palais, né dans la banlieue de la capi­ dina, l'alimentation en eau par la création maghrébin et de l'art mamelouk d'Egypte. tale, peut témoigner du degré de progrès de nouvelles installations hydrauliques, Le courant occidental fut intense au XIIIe atteint par les gens de la ville. tous ces témoignages constituent autant siècle, où il s'identifia pratiquement avec On distingue ainsi deux grandes épo­ d'indices sur l'extension du périmètre ur­ l'art officiel, comme en témoignent les mo­ ques où l'activité architecturale parut le bain de Tunis. Aussi, vers le milieu du e numents typiquement almohades tels que plus intense: les XIIIe et XVe siècles. Ces XV siècle, les faubourgs se présentaient- la Casbah et sa grande mosquée. Bab deux siècles correspondent effectivement ils comme des formations urbaines mor­ Djedid ainsi que, si l'on en juge d'après les aux deux époques de grande expansion phologiquement solidaires entre elles et urbaine. Alors que, dans la première pé­ situées par rapport aux remparts de la riode, les fondateurs visaient surtout la Médina centrale «non pas à la manière mise en place des institutions urbaines es­ d'ailes», précisait l'auteur brugeois Ador- sentielles à l'organisation de la capitale ne, mais plutôt comme les «fleurons d'un d'un grand royaume, la seconde est mar­ diadème», selon l'expression d'un auteur quée par des œuvres de bienfaisance et andalou. d'utilité publique nécessitées par l'impor­ L'époque hafcide constitue de ce fait tant développement de la ville. une étape importante dans l'évolution gé­ L'urbanisation du périmètre urbain de nérale de la cité de Tunis. Elle a le mérite la Médina eut pour conséquence de refou­ non négligeable d'avoir donné à l'architec­ ler à l'extérieur des murailles les cimetiè­ ture tunisienne l'aspect qu'elle gardera res qui occupaient depuis très longtemps longtemps après la fin de la dynastie et, à les franges Ouest et Nord-Est de la Médi­ Tunis, un équipement urbain parfaitement na, et, notamment, le grand cimetière oc­ adapté aux besoins de la ville appelée à cidental de la Silsila, ou de la Chaîne, qui jouer, après la décadence de Kairouan et ne servait que très rarement aux inhuma­ de , le rôle de capitale d'un grand tions. En remplacement de cette vieille royaume. vCI 7. Mausolée de Sidi Kacem el Jalizi (15e s.). chaîne, un second cordon de nécropoles Faïence polychrome (zelliges) à motifs étoiles tapissant les murs. vit le jour tout autour de la deuxième en­ (Phot. I.N.A.A., Tunis) ceinte, englobant le cimetière de Sidi English Translation, p. 94

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