Les déboires du cardinal Mermillod

14.10.2017

Mgr Gaspard Mermillod, photographié probablement dans l’atelier Lorson. © DR

Le Genevois Gaspard Mermillod, qui a donné son titre à la Brasserie du Cardinal, refait parler de lui

Propos recueillis par Pascal Fleury

Son titre ecclésiastique a inspiré à la Brasserie du Cardinal sa raison sociale. Mgr Gaspard Mermillod (1824–1892) revient sur le devant de la scène à la faveur d’un colloque universitaire, qui s’est tenu hier à l’Albertinum à , et de la publication d’une volumineuse biographie* retrouvée récemment dans un fonds familial à Genève.

Longtemps considéré comme « gênant », envoyé en exil à l’époque du Kulturkampf, vite relégué dans les oubliettes de l’histoire, ce prélat a pourtant été un « personnage clé » du catholicisme genevois et romand au XIXe siècle et l’un des acteurs majeurs de la doctrine sociale de l’Eglise. Les explications du Père dominicain Paul-Bernard Hodel, professeur d’histoire de l’Eglise à l’Université de Fribourg.

Qu’est-ce qui vous a amené à ressortir le cardinal Mermillod de l’oubli ?

Paul-Bernard Hodel : Il y a quelque temps, la famille du cardinal Mermillod a remis aux Archives de l’évêché de Lausanne, Genève et Fribourg son fonds familial. Ce fonds, qui était dans un certain désordre, a été maintenant sommairement classé. Il va permettre de renouveler la connaissance que l’on a du prélat, en complément d’autres fonds dispersés entre l’évêché, Genève et le Vatican. Au début du XXe siècle, ce fonds familial avait été exploité par l’abbé Louis Jeantet, auteur d’une biographie du cardinal en 1906. Mais il est ensuite rapidement tombé dans l’oubli.

Dans ce fonds, vous avez découvert un manuscrit très intéressant...

Il s’agit d’une biographie inédite de Mgr Mermillod, écrite de son vivant dans les années 1880 par le chanoine François Fleury, alors vicaire général à Genève. Ce manuscrit de 600 pages raconte les faits et gestes de l’évêque, de sa naissance à (GE) à son arrivée à Fribourg en 1883. Il évoque longuement son combat à Genève et ses dix années d’exil forcé. Le , doté d’un charme vieillot savoureux, est très « XIXe siècle ». L’ouvrage, entièrement annoté, vient d’être édité par la Société d’histoire de Fribourg.

Cette biographie fait la part belle à l’époque genevoise de Mgr Mermillod. Le canton était alors en proie à de vives tensions religieuses ?

Lorsque Genève devient canton suisse en 1815, la ville agrandit son territoire avec toute une couronne de communes catholiques. Mais le gouvernement protestant accepte mal ce statut de canton « mixte ». L’abbé Mermillod se retrouve alors au cœur du conflit. Il lutte avec force pour que les catholiques aient leur place. C’est lui qui va construire la Genève catholique moderne, avec la basilique Notre-Dame, l’église -Joseph ou encore l’église Saint-François.

En 1864, il est nommé évêque auxiliaire à Genève, libérant progressivement Mgr Etienne Marilley de l’épineux problème genevois. Lorsqu’en 1873, le pape Pie IX crée un vicariat apostolique à Genève, premier pas vers la constitution d’un évêché, c’en est trop pour le gouvernement radical, présidé par Antoine Carteret. Jugeant l’évêque trop dérangeant, il s’en débarrasse en l’expulsant de Suisse.

En exil en , Mgr Mermillod reste très proche de ses ouailles...

On est alors en plein Kulturkampf, un conflit qui a été particulièrement virulent à Genève et dans le Jura. Durant cette époque de trouble, Mgr Mermillod dirige son vicariat apostolique à distance. Les confirmations se font par exemple sur la frontière. Le gouvernement Carteret, de son côté, crée une Eglise catholique nationale dépendante de l’Etat, qui sera rattachée à l’Eglise vieille-catholique. Il supprime le traitement du clergé catholique et confisque les églises. Il engage des prêtres français, souvent des ecclésiastiques mariés ou en situation irrégulière. Mais cela ne va pas du tout marcher. Faute de lieux de culte, les fidèles se réfugient dans des « chapelles de la persécution ».

Durant tout son exil, l’évêque se montre aussi très combatif...

Mgr Mermillod passe son temps à quêter dans toute l’Europe pour faire vivre son Eglise genevoise. Il peut compter sur un vaste réseau d’évêques, mais fréquente aussi les salons de comtesses. Prédicateur reconnu, beau parleur, il prêche des retraites du clergé. Il se bat aussi à distance : il existe une correspondance complètement inconnue qui montre qu’il a cherché à ramener les prêtres schismatiques de Genève dans le « droit chemin ». Sans grand succès...

En 1883, la Confédération lui permet enfin de rentrer à Fribourg, où il devient l’évêque diocésain. Il fonde alors l’Union de Fribourg, un mouvement qui travaille à la mise en place d’une doctrine sociale de l’Eglise…

Son intérêt pour la justice sociale s’observe déjà dans ses sermons à Sainte-Clotilde à Paris, en 1868 et 1872. Lors de la Guerre de 1870, il montre aussi sa fibre sociale en organisant les secours pour les prisonniers de guerre français. Et pendant sa période d’exil, il visite des cercles d’ouvriers en France et en Belgique. Comme les ultramontains, il est à la fois très conservateur, favorable à la primauté du pape, et très novateur s’agissant de la justice sociale.

De retour en Suisse, il fonde l’Union de Fribourg, réunissant à l’Hôtel de Fribourg (l’actuel Albertinum) et à l’évêché des personnes de divers pays pour réfléchir à la doctrine sociale de l’Eglise, un débat alors dans l’air du temps. Ce groupe élabore des textes par exemple sur la question du juste salaire ou de l’assurance des ouvriers. On a longtemps dit que ce mouvement avait influencé le pape Léon XIII dans sa rédaction de l’encyclique , publiée en 1891, mais cela reste à revoir. Des études sont en cours à ce propos. Quelques lettres du fonds familial permettront peut-être de le préciser.

Lors de la fondation de l’Université de Fribourg, il ne partage pas les vues du conseiller d’Etat Georges Python…

On l’a accusé d’être un opposant à la fondation d’une université contrôlée par l’Etat, en particulier pour ce qui est de la théologie. Et d’avoir voulu sauver son école théologique au séminaire, qui a d’ailleurs survécu jusque dans les années 1960. Sachant ce qu’il a vécu à Genève, on peut comprendre qu’il ait eu peur d’une institution sous le contrôle de l’Etat. Je pense cependant qu’on a un peu noirci le tableau en faisant de Python le superhéros et de Mermillod le mauvais coucheur. On a dit que s’il avait été nommé cardinal, c’était pour l’évacuer de Fribourg. Tout cela mériterait d’être réétudié, l’historiographie ayant été jusqu’à présent très favorable à Georges Python, alors que ce politicien n’était pas sans ambiguïtés.

Il faut se souvenir que Mgr Mermillod est seulement le deuxième cardinal suisse de l’histoire, après Matthieu Schiner au XVIe siècle. Sa nomination a été un grand honneur pour notre pays. Il reste un personnage clé de l’histoire religieuse de la Suisse romande au XIXe siècle.

* François Fleury (1812-1885), Vie de Gaspard Mermillod – De Genève à Fribourg par les routes de l’exil, ouvrage édité par Paul-Bernard Hodel, Ed. Société d’histoire du canton de Fribourg, 2017.

Un banquet gargantuesque... et une bière !

Si la promotion de Mgr Mermillod au rang de cardinal sanctionne sa défaite face au gouvernement de Georges Python, elle n’en a pas moins été fêtée dignement. Les Annales fribourgeoises de la Société d’histoire (Vol. 74/2012) évoquent ainsi deux repas « somptueux ». Le premier est offert par le Conseil fédéral à Berne et garni, entre autres, de « homards à la cardinale ». Le second, le 16 juillet 1890, est un « banquet phénoménal », de « haute cuisine internationale ». Agrémenté de plus de 15 plats bien arrosés, il est donné par le Conseil d’Etat fribourgeois dans l’ancien pensionnat des jésuites, richement décoré, en présence d’une centaine de dignitaires. C’est toutefois une marque de bière qui passera à la postérité, le brasseur Paul-Alcide Blancpain, de confession protestante, ayant un sens aigu du marketing. Le 26 mai déjà, il annonçait sa nouvelle raison sociale : la Brasserie du Cardinal. PFY

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Gaspard Mermillod

(Selon le Dictionnaire Historique de la Suisse)

Portrait de Gaspard Mermillod. Eau-forte vers 1880 de Léopold Flameng d'après un tableau de Juliette de Bourge (Bibliothèque de Genève).

Auteure/Auteur : Victor Conzemius Traduction : Olivier Meuwly

Naissance 22.9.1824 Carouge (GE) Décès 23.2.1892 à , cath., fils de Jacques, boulanger et aubergiste, et de Pernette Mégard. Petit séminaire de Chambéry, collège jésuite Saint-Michel et grand séminaire à Fribourg dès 1841, prêtre en 1847. Vicaire à Genève (Saint-Germain), M. manifesta des dons d'orateur lors de voyages qu'il fit à Paris et dans d'autres diocèses français afin de collecter des fonds pour la construction d'une nouvelle église à Genève. Recteur de Notre-Dame (1857), archiprêtre et curé de Genève (1864), il fut nommé évêque titulaire d'Hébron (consacré par Pie IX le 25 septembre 1864 à Rome), avec fonctions d'auxiliaire de Genève. Il reçut alors de l'évêque Etienne Marilley la juridiction sur le canton de Genève, ce qui, en plein Kulturkampf, fut considéré comme le premier pas vers l'érection d'un diocèse à Genève, au mépris de la volonté des autorités politiques. En soutenant le dogme de l'infaillibilité pontificale lors du concile Vatican I, il renforça la méfiance du gouvernement radical genevois. Celui-ci vit dans sa nomination au poste de vicaire apostolique de Genève, le 16 janvier 1873, une atteinte à la Constitution fédérale et l'expulsa de Suisse le 17 février 1873. M. s'installa non loin de la frontière, à Ferney, où il poursuivit son ministère. Il devint évêque de Lausanne et Genève en 1883 et cardinal en 1890. Il posséda très tôt une sensibilité marquée pour les questions sociales et sociétales. Il présida de 1884 à 1889 l'Union catholique d'études sociales et économiques, mieux connue sous le nom d'Union de Fribourg, qu'il avait cofondée et qui apporta sa contribution à l'encyclique de Léon XIII Rerum novarum. Il reconnut aussi l'importance de la presse, qu'il encouragea dans le sens de l'ultramontanisme. (Version du : 31.10.2008)