Grand oral Denis MacShane Ancien ministre britannique des Affaires européennes Modération : Nicolas César (Sud Ouest)

En partenariat avec le 23 novembre 2017 Revue de presse

Entrée libre | en partenariat avec Denis MACSHANE : « or Not Brexit ? that is the question »

La Grande-Bretagne a besoin d’un Winston internationale des travailleurs de la métallurgie Churchill, mais elle n’a que Boris Johnson ». Les dont le siège est à Genève, entre 1979 et 1992. punchlines de Denis MacShane font les délices des C’est au cours de cette activité qu’il va s’engager “observateurs de la chose politique au Royaume-Uni. très fortement en faveur du syndicat Solidarnosc, Il faut dire que leur auteur a été lui-même journaliste premier syndicat libre autorisé de l’autre côté du à la BBC, député du Labour Party, secrétaire d’État « Rideau de Fer », entre septembre 1980 et décembre aux Affaires européennes dans le cabinet Blair et 1981. Il sera même arrêté en 1982 par la police intervient régulièrement dans les médias français polonaise alors qu’il apporte son aide à la direction pour commenter les différents épisodes de la vie désormais clandestine du syndicat. politique britannique. Avec un fighting spirit digne des meilleurs « Crunchs ». La circonscription législative de dont il est élu député pour la première fois le 5 mai 1994 est Un « bébé Erasmus » avant l’heure qui essentiellement ouvrière. Cette partie de l’Angleterre a pris de plein fouet la crise des années 1980 et a devient le député des « Full Monty » particulièrement souffert de la politique néo-libérale Denis MacShane est un « bébé Erasmus » bien de Margaret Thatcher qui a mené un combat frontal avant l’heure. Son père, Josef Matyjaszek, échappe contre les mineurs et les ouvriers métallurgistes. au massacre de la quasi-totalité C’est à Rotherham d’ailleurs que des officiers polonais à Katyn en Peter Cattaneo va tourner, en s’enduisant longuement les mains Denis MacShane 1997, plusieurs scènes d’un film de boue et parvient à se faire est peut-être une qui va vite devenir culte : « The passer pour un paysan. Il parvient, Full Monty ». La circonscription clandestinement, à rejoindre le des personnalités législative est, typiquement, un Royaume-Uni et combat dans rotten borough, autrement dit les rangs de l’armée polonaise politiques un « bourg pourri », expression aux côtés des Alliés. Sa mère, britanniques parmi désignant une circonscription Isobel MacShane, mi-irlandaise, mi- « sûre » pour l’un des deux écossaise, sera institutrice. Né le les plus europhiles. grands partis britanniques. 21 mai 1948, Denis est orphelin de Les Travaillistes sont en terrain père à l’âge de 10 ans. Il prend le nom de sa mère conquis dans cette partie du Yorkshire et Denis quand il débute une carrière de journaliste à la BBC. MacShane, fort de son expérience acquise au sein de l’organisation internationale des travailleurs de la MacShane montre très tôt des dispositions fortes à métallurgie n’a aucun mal à se faire élire. l’engagement et au militantisme. Très actif pendant l’année 1968, il fait partie de ceux qui bousculent la Un europhile blairiste soumis aux « grande université » britannique en tant qu’étudiant aléas de la vie politique au Merton Collège d’Oxford. Dès 1974, alors qu’il travaille encore à la BBC, il tente une première MacShane est un proche de qui prend candidature aux « Communes » sous l’étiquette du la tête du Labour Party le 21 juillet 1994 et va Labour dans la circonscription de Solihull (West engager sa formation politique dans une profonde Midlands). Il est battu. Avant sa première élection en mutation. Trois ans plus tard, le jeune et brillant qualité de MP dans la circonscription de Rotherham dirigeant travailliste, âgé de 44 ans, bat John Major dans le Yorkshire (non loin de Sheffield) en mai 1994, lors des élections au Parlement et fait son entrée au Denis MacShane va être successivement journaliste 10, Downing Street, le 2 mai 1997. Il y reste 10 ans, à la BBC (1969-1977) et, après avoir été limogé de la 1 mois et 25 jours. MacShane, quant à lui va demeurer BBC, conseiller politique au sein de la Fédération parlementaire pendant 18 ans, de mai 1994 à sa

2 démission le 5 novembre 2012, mis en cause dans le Traité Constitutionnel Européen… à Bordeaux. l’affaire des « fausses notes de frais » alors qu’il était « Ce jour-là, le 24 mars, il cloue au pilori, sous les suspendu le même jour par le Parti Travailliste. rires, les « réactionnaires, les néoconservateurs, les Condamné le 23 décembre 2013 à six mois de prison, néocommunistes, les néocons qui tentent de vous dont trois fermes, il ne restera incarcéré que six persuader que voter non est une bonne chose » … semaines avant que sa peine ne soit commuée. Avant d’ajouter que « la maladie transmissible antieuropéenne a franchi la Manche et a infecté Denis MacShane est peut-être une des personnalités les responsables du PS français ». Le scandale politiques britanniques parmi les plus europhiles. est tel qu’Arnaud Montebourg, justement l’un Cela ne tient pas seulement au fait qu’il a été Minister des leaders socialistes français favorables au of State for Europe (Secrétaire d’État aux Affaires « non », va demander des excuses officielles à européennes) du 3 avril 2002 au 5 mai 2005 mais l’ambassadeur du Royaume- Uni… Il était presque surtout à une véritable passion pour la construction question « d’ingérence » puisque MacShane était européenne. Quand Jacques Duplouich, pour Le encore secrétaire d’État britannique aux Affaires Figaro (19 mai 2005) l’interroge pour savoir d’où européennes quand il prononçait cette philippique, vient l’enthousiasme qu’il nourrit à l’égard de l’Union en … européenne, MacShane répond : « De la paix, de la démocratie et de la prééminence de la loi qu’elle Un polémiste qui a du flair pour a instaurée et que, désormais, elle garantit sur notre territoire commun. De la réponse politique comprendre l’opinion publique qu’elle constitue aux catastrophes de deux guerres britannique mondiales ». Il est comme ça, MacShane : cash et sans détour. C’est le même qui, ces derniers jours à propos Parlant parfaitement la langue de Molière, du scandale « Tariq Ramadan » interroge, depuis connaissant tout le personnel politique français, son compte Twitter qu’il alimente beaucoup, son Macshane a été régulièrement invité à intervenir université, Oxford, sur son « silence pudique » alors dans le débat national, de ce côté-ci du Channel. qu’elle accueille le médiatique théologien dans une Souvent pour croiser le fer avec ses « camarades » chaire financée par le Qatar. C’est le MacShane des du Parti Socialiste. « Le Monde » daté du 3 mai 2005 formules qui font mouche et qui, plus d’une fois, rapporte une intervention de Denis MacShane lors ont fait scandale, provoquant quelques ulcères aux d’un meeting en faveur du « oui » au referendum sur diplomates et générant plus d’une protestation.

3 Son propre camp n’a pas été épargné : même l’emporter dans l’hypothèse d’un référendum, Denis , successeur de Tony Blair, y a eu MacShane a publié au printemps 2017 un essai droit. Mais les « meilleurs adversaires » de l’ancien intitulé : Brexit, No Exit. Why Britain Won’t Leave Europe. parlementaire travailliste sont, bien sûr, les Brexiters. Résumant son analyse dans un entretien accordé C’est peu dire que les Johnson, Farage et Murdoch au journal Ouest France, le 11 août dernier il disait : sont détestés par MacShane. Ils portent la lourde « Je crois que ce qui est possible, c’est de quitter le responsabilité d’avoir amené le « oui » à l’emporter traité, quitter l’UE, résilier les traités européens. Puis (51,9 %) lors du référendum britannique du 23 juin le Premier ministre pourra alors dire honnêtement : 2016. Mais Cameron, le Premier ministre initiateur nous avons rempli le mandat du référendum ; nous de cette consultation, n’est pas épargné non plus : sommes partis de l’UE. Notre parlement décide « En démocratie, dit MacShane au « Monde » le désormais de toutes les lois. Donc nous sommes 24 août 2016, toute décision visant à changer libres et indépendants. Cela dit, nous sommes le l’ordre des choses constitue un défi. Dans l’histoire pays le plus pragmatique, axé sur le commerce, une constitutionnelle anglaise depuis Edmund Burke au nation de boutiquiers, comme disait Napoléon. Une XVIIIe siècle jusqu’à Margaret Thatcher au XXe siècle, bonne partie des règlements de l’Europe a été écrite la doctrine de la démocratie par représentation par nous, par Mme Thatcher et les autres premiers parlementaire a dominé tout populisme. Margaret ministres, pour avoir une Europe plus libérale et Thatcher disait : « Les référendums sont les armes adaptée à notre commerce. Nous n’allons pas rejeter des dictateurs et des démagogues ». De ce fait, David ce que nous avons créé. Donc, on va mettre en Cameron est méprisé pour avoir cédé à la demande place des contrôles plus rigoureux sur le marché du du Parti pour l’indépendance du Royaume-Uni travail pour encourager l’accès au travail pour les [UKIP, extrême droite europhobe et xénophobe] de citoyens britanniques, et on va continuer à payer recourir à un plébiscite, qui a plongé le Royaume-Uni les cotisations, au lieu de payer une énorme ardoise. dans cette période d’instabilité ». Mais on resterait dans le marché unique ».

Vers un Brexit qui n’en serait pas tout à L’équipe des « Rencontres fait un ? Sciences Po Bordeaux / Sud Ouest » S’il a été un des premiers parmi les Travaillistes, dès 2014, à prédire que le « oui » au Brexit pouvait

Équipe de préparation

Pour Sciences Po Bordeaux : Direction des Rencontres #ScPoBxSO : Yves DÉLOYE Pour Sud Ouest : Coordination des Rencontres #ScPoBxSO : Christophe LUCET

Équipe de préparation du grand oral de Denis MacShane : Modération : Nicolas CÉSAR (Sud Ouest) Sciences Po Bordeaux : Yves DÉLOYE avec Myriam AUDIRAC, Jean PETAUX, Alicia QUINVEROS et Priscilla RIVAUD Liste des élèves : Mariane BLOUDEAU, Émile BOUJU, Sébastien BRACCO, Marie GABENISCH, Jules GEORGIADES, Alice HAMET, Aurélie HESS, Adrien SARLAT, Nina TAPIE, Patricia TRGO

Merci pour le concours matériel et technique de : Paul ROUGER (DSI) et Stéphan ARMENGAUD, Nacer BRAHMIA, Jonathan DI VITA, Yann LEGALLAIS, Jean-Claude LIROU et Roger SAGUEY

4 5 Biographie

Denis MacShane est l’ancien ministre britannique des Affaires Européennes. Il est député travailliste de la circonscription de Rotherham et ministre des Affaires européennes dans le gouvernement de Tony Blair entre 2002 et 2005. Il a été élu au Parlement pour la première fois en 1994, après une élection législative partielle. Il quitte son poste en 2012. Source : France Inter

Études : • Master of Arts en Histoire moderne, Merton College (Oxford), • PhD en économie internationale, Birkbeck College (Université de Londres).

Carrière : Membre du Parlement du Royaume-Uni - Rotherham 5 mai 1994 - 5 novembre 2012 Ministre d’État chargé de l’Europe 3 avril 2002 - 5 mai 2005 Ministre d’État des Affaires étrangères 11 juin 2001 - 3 avril 2002

Publications : • Globalising Hatred: The New , Hachette UK, 2008 • Brexit: How Britain Left Europe, I.B.Tauris, 2016 • Brexit, No Exit: Why Britain Won’t Leave Europe, I.B.Tauris, 2017.

6 Partie 1 L’expérience ministérielle 8 Chez les Français, « blairiste » est un gros mot

Denis MacShane, ancien ministre de l’Europe de Tony Blair, dresse le bilan politique et économique du Premier ministre britannique avant son départ annoncé. Et souligne l’influence des réformes blairistes sur les candidats français à la présidentielle, bien qu’ils s’en défendent.

Pourquoi Tony Blair quitte-t-il le pouvoir avant terme ? Est-ce un aveu d’échec ? Parce que cela suffit. Tony Blair a gagné trois fois de suite les élections. Il a changé complètement la Grande-Bretagne, qui est devenue un pays avec une réelle réussite économique, sociale, culturelle. C’est donc le moment de partir. La règle aux États-Unis est, par exemple, de deux mandats présidentiels, soit huit ans. Je pense que c’est un maximum pour un chef de gouvernement démocratique. Pendant ses mandats, Tony Blair a été incontestablement le meilleur leader que le Labour ait jamais eu.

Laissons de côté la question de l’Irak. J’ai réalisé une analyse du parti depuis vingt ans. On dit que c’est à cause de ce conflit que les adhérents, ceux qui payent les cotisations, ont quitté le parti. C’est faux. La plupart de ceux qui ont quitté le Labour ces dix dernières années l’ont fait pendant le premier gouvernement de Blair, à cause de l’intervention au Kosovo et en Sierra Leone, de sa politique proeuropéenne ou peut-être aussi de sa politique économique, très critiquée par la gauche. Celle-ci a porté ses fruits avec deux millions de gens en plus à avoir un travail. Beaucoup de ces emplois sont pourtant des « petits boulots » précaires, et les inégalités ne se sont-elles pas creusées pendant ces années de pouvoir du New Labour ? Non. La majorité des nouveaux emplois créés en Grande-Bretagne sont des postes stables et non précaires, dans le secteur public de la santé, dans l’éducation ou la police, mais aussi dans les nouvelles industries innovantes. Certes, la Grande-Bretagne a des travailleurs mal payés comme la France, mais les inégalités ont diminué sous le gouvernement travailliste. Il ne s’agit pas de faire de l’angélisme, et il se peut que la Grande-Bretagne soit un jour victime des changements économiques mondiaux, mais, ainsi que la France l’a découvert avec Airbus, aucun job n’est garanti à vie dans notre économie moderne.

Tony Blair n’a-t-il pas aussi subi l’usure du pouvoir ? C’est vrai, il y a sur ce plan un problème mais comme dans toutes les démocraties. Je connais la France et c’est exactement comme avec François Mitterrand après 1988. Jacques Attali avait raison de lui dire alors : « Ne faites pas le deuxième septennat. ». Si j’observe les leaders de la gauche qui sont restés au pouvoir jusqu’au bout, comme Goran Person en Suède, François Mitterrand en France, Felipe Gonzalez, tous ont permis à la fin l’arrivée de la droite. Tony Blair passe le relais à Gordon Brown pour mettre en avant une nouvelle figure, un nouveau style de gouvernement. Je crois que cela va donner à Gordon Brown ainsi qu’aux travaillistes beaucoup plus de possibilité de gagner les élections. Il est impossible d’imaginer un autre candidat. Gordon Brown est à Tony Blair ce que Helmut Schmidt était à Willy Brandt. Le nouveau Premier ministre doit avoir la confiance de la Chambre des communes et, dans deux ans, il se présentera à une élection générale.

9 N’est-ce pas quand même l’Irak le vrai problème de la fin de son mandat ? Bien sûr, l’Irak a sapé son autorité. Nous avions sous-estimé les ingérences extérieures qui ont attisé les conflits entre Irakiens et leur capacité à s’entre-tuer. Il y a seulement 7 000 soldats britanniques en Irak. Si l’Europe était restée unie en 2002-2003 sur la crise irakienne, nous aurions pu faire pression sur la Ligue arabe, persuader Saddam Hussein de partir à la retraite, convaincre George W. Bush de prendre un peu plus de temps avant de lancer une intervention militaire. Mais nous étions divisés. Tony Blair n’a pas choisi seul. C’était un vote de la Chambre des communes britannique et non pas une décision personnelle. Il n’a pas le pouvoir présidentiel d’envoyer le pays en guerre. Mais il était moralement convaincu de la nécessité de faire quelque chose. Tony Blair est de la génération de Srebrenica, celle du « Plus jamais ça ! ». L’Otan était intervenue au Kosovo sans la permission de l’ONU. Je persiste à penser qu’un Saddam Hussein toujours au pouvoir et bafouant l’autorité de l’ONU en 2007 aurait été aussi très néfaste pour le monde. La situation actuelle est-elle pire que ce qu’aurait été la continuation de cette tyrannie ? C’est l’argument de Pinochet, d’Idi Amin Ada, de Loukachenko et de tous les dictateurs : « C’est moi ou le chaos. ».

Pensez-vous que Blair regrette sa décision ? Il regrette que les États-Unis n’aient pas su mener après le renversement du régime baasiste une véritable politique en Irak. Il regrette aussi que la politique étrangère des États-Unis, depuis l’arrivée de George W. Bush, ait été incohérente, notamment sur le dossier israélo-palestinien.

Comment expliquez-vous que la politique de Tony Blair soit un tel repoussoir pour la gauche française ? Tony Blair est l’un des rares leaders de gauche en Europe qui évite le double langage, cynique en privé et socialiste en public. Il a toujours tenu un discours qui n’était pas gauchiste. Il peut paraître parler à droite mais il agit à gauche. Quand je regarde le chômage de masse en France sous les gouvernements successifs ces dix dernières années, je me dis qu’en France, c’est peut-être l’inverse. On y martèle un discours de gauche, mais on laisse les chômeurs sans possibilité de trouver un emploi. Ce que Tony Blair dit en Tony Blair est l’un privé, c’est ce qu’il dit à Downing Street, au Parlement, à la télévision ou au Congrès. Il n’y a pas de double langage. des rares leaders Honnêtement, je dois dire que ce que tous mes camarades et mes amis de la gauche française - je ne parle pas de de gauche en Ségolène Royal - disent à titre privé est très différent de leurs Europe qui évite papiers que je lis dans Libé ou le Monde. le double langage, En France, « blairiste » est pratiquement cynique en privé et une injure. Pourquoi ? socialiste en public. Chez vous, « blairiste », c’est effectivement un gros mot ! Je regretterais toujours que le terme « troisième voie » ait été inventé en Angleterre. Hippolyte Taine disait : « Pénétrez dans la tête d’un Anglais, vous trouverez plein de faits mais jamais une idée. » Malheureusement, quelques idées sont venues de Londres ces derniers quinze ans pour la gauche européenne. Avant, toutes les idées venaient de Paris. Malheureusement, Paris n’est pas producteur des idées qui inspirent le reste de la gauche européenne ou mondiale. Avec l’arrivée de la présidente Royal, cela pourra changer. Il y a quelques semaines, François Hollande me disait : « Viens faire campagne pour le Parti socialiste. ». « Je le fais volontiers car je suis de la famille», ai-je répondu. Il m’a dit alors : « Mais je t’en prie, Denis, pendant six mois, ne dis pas que Ségolène est une blairiste ! » Dont acte. Mais disons que madame Royal et son équipe, sont inspirées - je l’espère - par toutes les idées qui ont bien marché ces derniers dix ans, dans un monde changé par la mondialisation, les nouvelles attitudes des citoyens, l’arrivée des femmes.

10 Nicolas Sarkozy, lui, est venu voir Tony Blair sans hésiter. Est-il blairiste ? Il a aussi été photographié avec George W. Bush et Angela Merkel. Je ne le crois pas blairiste. Il reste toujours très protectionniste. J’ai lu soigneusement tous ses discours et j’ai été étonné de voir à quel point ils sont nationalistes. Tony Blair a changé complètement la composition de la représentation Labour au Parlement, avec 40 parlementaires maintenant venant des communautés ethniques. Sarkozy dénonce les Noirs et les Arabes comme sources de problèmes dans les banlieues. Pour Blair, il est impensable d’utiliser ces mots. Blair est très chrétien. Sarkozy, que je sache, comme toutes les élites françaises, n’est pas croyant. Blair a dans sa serviette la Bible et le Coran. Toujours. Il lit les deux avant d’aller se coucher. Il accepte l’avortement, le mariage homosexuel. Il a dit aux Églises catholique et anglicane de ne pas imposer leurs idées à la démocratie britannique. Mais je crois qu’il est inspiré par des valeurs religieuses pas très compréhensibles pour un Français, qu’il soit de droite ou de gauche.

Sarkozy se réclame de Blair pour l’économie de marché, en disant qu’il faut libéraliser le marché du travail, ce qui horrifie la France. A-t-il raison sur ce point ? En France, on pourrait croire que la priorité des gouvernements successifs a été de maintenir le chômage aussi élevé que possible ! Je crois que Tony Blair et le New Labour ont montré une alternative. La vedette en matière de création d’emplois est l’Espagne. Si vous détestez Blair, imitez alors Zapatero ! Si vous n’aimez pas Zapatero, imitez les Suédois, les Danois ! La France a cette mentalité de « ligne Maginot » : si ce n’est pas made in France, cela ne peut pas marcher. Cela me semble une absurdité. Tony Blair a piqué un peu des Suédois, un peu des réformes de Bill Clinton des États-Unis, un peu aux Néerlandais, un peu aux Allemands.

Vous parliez tout à l’heure de la politique de Tony Blair vis-à-vis des minorités, mais, quand on regarde les sondages, on voit qu’une majorité de musulmans disent ne pas se sentir britanniques ou secondairement britanniques. Selon les sondages, une consistante minorité déclarait, en outre, comprendre les motivations des auteurs des attentats du métro de Londres en juillet 2005. Est-ce un échec du modèle britannique ? Il faut reconnaître que la politique culturelle et communautaire de la Grande-Bretagne n’a pas converti chaque radical islamiste en un apôtre de paix, mais la Grande-Bretagne a également subi des attentats terroristes commis par des citoyens britanniques membres de l’IRA. Au moins y a-t-il de plus en plus de leaders de la communauté musulmane en Grande- Bretagne élus localement ou au Parlement qui mènent une campagne contre l’islamisme jihadiste. Quand la France va-t-elle avoir des centaines de parlementaires et conseillers municipaux musulmans ?

La grande majorité des Français d’origine musulmane et des jeunes issus de l’immigration disent néanmoins se sentir français. Comment expliquez-vous cette différence ? Il existe, en effet, un désir des Français musulmans de devenir français à plein titre. Chez nous, les musulmans sont britanniques, mais ils s’identifient toujours avec la religion parce que la plupart d’entre eux viennent de beaucoup plus loin. Vous allez au Maroc ou en Algérie, pas mal de monde parle un peu le français, a une culture française. Là, nous avons des gens venant des plus pauvres villages du Bangladesh. Ils font venir leurs femmes, leurs cousins, leurs cousines pour se marier.

Tony Blair voulait ramener le Royaume-Uni en Europe. Où en est-on dix ans après ? La véritable question est plutôt celle de savoir où en est l’Europe dix ans après. Nous avons montré

11 à nos partenaires comment mener une politique de croissance, avec des créations d’emplois. Nous sommes contributeurs nets au budget européen. Qu’en a fait l’Europe ? Les Britanniques étaient très proeuropéens globalement dans les années 60-70, même dans les années 80. Pourquoi ? L’Europe à l’époque (la France, l’Allemagne, le Benelux) avait un taux de croissance qui était nettement supérieur à celui de l’Angleterre. Ces derniers dix ans, ce n’était pas le cas. En Angleterre, on veut des faits, pas des théories. De plus, nous baignons dans une presse eurosceptique, d’un antieuropéanisme primaire, pleine de mensonges.

Même le quotidien était farouchement hostile à l’euro. Le principal parti d’opposition est lui-même farouchement hostile à l’Europe. C’est difficile quand un des deux grands partis du pays - je ne parle pas des extrêmes - critique sans cesse l’Europe. C’est pourquoi cette élection en France est si importante pour nous, les Européens, parce que la France est le pays indispensable pour l’Europe. Sans une France qui redécouvre son élan, une confiance, un dynamisme, l’Europe va être stagnante.

François Sergent, Libération, mardi 10 mars 2007

Ministre de l’Europe de Tony Blair de 2002 à 2005, Denis MacShane est un ancien journaliste de la BBC. Député depuis 1994 de Rotherham, une circonscription ouvrière du nord de l’Angleterre, ce proche de Tony Blair, fin connaisseur de la France et de l’Allemagne dont il parle la langue, ne cache pas ses sympathies proeuropéennes dans un pays eurosceptique. Polémique et bon débatteur, il écrit régulièrement dans The Guardian et dans les journaux français. Ses commentaires sur Hugo Chávez, «un démagogue populiste», ses critiques de l’islamisme, sa proximité en son temps avec le syndicat Solidarnosc au pays de son père, ses doutes sur Gordon Brown, dauphin désigné de Blair, ont été autant de prétextes à controverses.

12 Partie 2 L’Européen 14 Brexit : les cinq scénarios britanniques

Remise en question des lois passées depuis l’adhésion de la Grande-Bretagne à l’UE en 1973, « statut à la carte », entente commerciale sur le modèle canadien ou absence d’accord... À dix-huit mois de l’échéance, le Royaume-Uni se retrouve dans une impasse.

De part et d’autre de la Manche, l’incompréhension règne. Alors que le Royaume-Uni négocie les conditions de sa sortie de l’Europe, les 27 autres pays de l’Union européenne attendent que les discussions commencent... En réalité, le premier joue une partie de poker refusant de résoudre les trois points préalables posés par l’Union - le statut des Européens résidant en Grande-Bretagne, le règlement de ses engagements financiers au sein de l’UE et la frontière avec l’Irlande du Nord - tant qu’il n’est pas assuré de remporter un « bon deal ». Résultat, une situation en forme d’impasse que Pascal Lamy, ancien directeur de l’Organisation mondiale du commerce, a résumé ainsi : « La profonde différence entre nous et les Britanniques, c’est qu’ils pensent que c’est une négociation. Or il s’agit d’un processus. Les Britanniques estiment par exemple qu’ils peuvent se servir de l’argent qu’ils doivent à l’UE comme d’un moyen de pression, mais il n’y a rien à discuter sur ce sujet, la seule question, c’est combien ils doivent. » Conséquence, à dix-huit mois de l’échéance finale, quels sont les scénarios possibles pour la Grande-Bretagne ?

1. UNE PHASE DE TRANSITION QUI S’ÉTERNISE C’est le scénario idéal, rêvé par les « brexiteurs doux », autrement dit les partisans du « soft Brexit », représentés au sein du gouvernement par le chancelier de l’Echiquier, Philip Hammond, et la ministre de l’Intérieur, Amber Rudd. C’est aussi le vœu de la City et du CBI, le patronat britannique. Ce scénario s’articule autour d’une « phase de transition » de quelques années au cours de laquelle rien ne changerait. Histoire de laisser aux uns et aux autres le temps de saisir réellement les conséquences d’un Brexit sur l’économie et l’industrie, de trouver des solutions (ou de conclure que toute l’aventure était en fait une erreur). Que se passerait-il après cette phase de transition illimitée dans le temps ? Là, les brexiteurs font preuve d’une imagination et d’un optimisme débordants. Ils s’imaginent toujours membres de l’union douanière, ayant accès au marché unique sans être membre de l’UE et sans en payer le coût, persuadés que « l’UE a beaucoup trop à perdre » et leur accordera un « statut à la carte » très favorable. Les brexiteurs estiment ainsi que la Grande-Bretagne pourra bénéficier de la manne des aides à la recherche scientifique, sans jamais y contribuer, et qu’elle n’aura pas à suivre les décisions de la Cour européenne de justice. Ils sont également convaincus que la Grande-Bretagne pourra choisir les Européens qu’elle souhaite accueillir selon les besoins de son économie. S’il est évident que ces brexiteurs sont de doux rêveurs, l’éventualité d’une phase transitoire qui n’en finirait pas semble tentante pour bien des décideurs britanniques. Elle est en revanche improbable pour les Européens.

2. LE MODÈLE NORVÉGIEN Pour Denis MacShane, ancien ministre de l’Europe de Tony Blair, qui avait prédit le Brexit deux ans avant tout le monde - il vient de publier Brexit, No Exit, lire, p. 43 -, les Britanniques s’acheminent vers un statut norvégien : « Ce serait évidemment tragique pour nous dans le sens où nous perdrions tous nos avantages actuels, pour un statut qui ne nous donnerait que peu de pouvoir au sein de l’Union et surtout des obligations. Mais, à l’heure actuelle, c’est la seule voie raisonnable envisageable. » Ainsi, la Grande-Bretagne garderait son accès au marché unique, en payant cher ce droit, et pourrait limiter le nombre des migrants arrivant sur son sol, mais n’aurait plus son mot à dire quant aux règles régissant le marché unique. Elle devrait également suivre les décisions de la Cour européenne de justice et des institutions européennes. Selon ce scénario, elle aurait beaucoup à perdre. En revanche, ce statut ne nécessite qu’un ajustement législatif, et non une révolution et une remise en question totale de toutes les lois passées depuis l’adhésion de la Grande-Bretagne à l’UE en 1973. Le Financial Times estime que c’est en effet « le scénario le moins perturbant pour le pays et son économie, mais il est difficile d’y voir des avantages par rapport à ce que nous avons en tant que membre de l’Union ».

15 3. LE MODÈLE CANADIEN Toujours mieux que rien, mais sans doute pas le « deal » rêvé par le gouvernement britannique. Michel Barnier a récemment lancé l’idée d’un accord à la canadienne suivant lequel le gouvernement britannique pourrait - s’il en faisait dès à présent la demande - prétendre à une entente commerciale du même genre que le Ceta, l’accord économique et commercial global. Il résoudrait près de 99 % des barrières d’importation entre les deux entités économiques et permettrait aux entreprises britanniques et européennes de participer aux marchés publics, de services et d’investissements de l’autre partenaire. Cependant, le processus serait forcément long (la ratification du Ceta a pris près de huit ans) et, durant ces années de négociations, la Grande-Bretagne devra rester membre de l’UE et remplir tous ses engagements. Par ailleurs, détail important, un accord à la canadienne n’apporterait aucune réponse la question névralgique de la City et de sa capacité à offrir ses services financiers en euro aux pays de l’UE.

4. LE « NO DEAL » « Pas d’accord est toujours meilleur qu’un mauvais accord », avait cru bon de marteler Theresa May. Les fondamentalistes brexiteurs au sein de son parti l’ont prise aux mots. Ils aiment désormais jouer avec cette idée à longueur d’interview sur les ondes de la BBC et dans les pages des tabloïds et les colonnes du quotidien conservateur : « On part de l’Union européenne sans accord, et alors ? Peu nous chaut. Ce sont les Européens qui souffriront, pas nous. Nous réussirons quoi qu’il arrive. » Ils se gardent d’entrer dans les détails et d’expliquer comment une absence d’accord fonctionnerait en pratique et en quoi elle serait bénéfique au pays. C’est une question de foi et de volonté, dire le contraire relèverait du défaitisme mental. Autrement dit, le concept du no deal relève d’une idéologie servie par les nostalgiques d’un temps où la Grande-Bretagne régentait le monde et le commerce mondial. Emmanuel Macron a traité les partisans du no deal de bluffeurs ; pourtant, l’éventualité d’une absence d’accord doit se préparer dès maintenant et plusieurs membres du Ce sont les gouvernement de Theresa May ont affirmé que cette entreprises option faisait l’objet d’études au sein de l’administration britannique. Ce sont cependant les entreprises britanniques britanniques qui qui supporteront le poids d’un no deal. Et, à seulement supporteront le dix-huit mois de l’échéance, elles se demandent si elles ne devraient pas également se préparer à ce scénario poids d’un no deal. catastrophe. D’ailleurs, sur le continent, on s’y prépare aussi. La fédération des industries allemandes, le BDI, se penche sur la question pour être prête le cas échéant. La Chambre des lords a même déclaré qu’en cas de no deal la Grande- Bretagne serait alors libérée de ses obligations financières et n’aurait rien à débourser, ce qui entraînerait probablement la saisie de la Cour Internationale de La Haye par l’Union européenne. Les droits des trois millions de citoyens européens résidant outre-Manche cesseraient du jour au lendemain et seuls des accords bilatéraux entre la Grande-Bretagne et chacun de ses voisins européens pourraient remédier au problème de leur statut. Enfin, les règles du commerce de l’OMC s’appliqueraient avec des droits de douane de 2 à 3 % pour les produits industriels, 10 % sur les automobiles et entre 20 et 60 % sur les produits agricoles. Quand on sait que les Britanniques importent la majorité de leurs denrées alimentaires, les consommateurs britanniques peuvent se faire du souci.

5. UN SECOND RÉFÉRENDUM Si cette option paraît, aujourd’hui, la plus invraisemblable, rien ne dit qu’elle ne s’imposera pas d’ici à mars 2019... Certains observateurs et intellectuels, et non des moindres, comme le philosophe Anthony Grayling, le maire de Londres, , et le leader des libéraux-démocrates, Vince Cable, estiment ainsi que le Parlement doit reprendre la main. Selon eux, à l’issue des pourparlers et de la présentation aux Communes et à la Chambres des lords de l’accord proposé par le gouvernement de Theresa May, le Parlement britannique votera contre et convoquera un second référendum. Ce serait l’occasion pour une majorité de Britanniques de refermer la page de l’hystérie Brexit en votant

16 le maintien dans l’Union européenne. Une échéance qui correspond à celle de la fin du mandat de Donald Trump... Après quatre ans de turbulences, d’hystérie anglo-américaine et de repli sur soi, ces indéfectibles européens croient en une nouvelle écriture de l’histoire... Si l’hypothèse prête à sourire, elle existe néanmoins dans quelques savants esprits britanniques... it plus son mot à dire quant aux règles régissant le marché unique. Elle devrait également suivre les décisions de la Cour européenne de justice et des institutions européennes. Selon ce scénario, elle aurait beaucoup à perdre. En revanche, ce statut ne nécessite qu’un ajustement législatif, et non une révolution et une remise en question totale de toutes les lois passées depuis l’adhésion de la Grande-Bretagne à l’UE en 1973. Le Financial Times estime que c’est en effet « le scénario le moins perturbant pour le pays et son économie, mais il est difficile d’y voir des avantages par rapport à ce que nous avons en tant que membre de l’Union ».

Agnès Catherine Poirier, Marianne, 10 novembre 2017

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Partie 3 L’homme de gauche Jeremy Corbyn, leader du Labour Party

20 Ce siècle est mal parti

L’ex-député travailliste Denis MacShane présente le favori de l’élection visant à désigner le nouveau leader du Labour, qui vient de s’ouvrir en Grande-Bretagne. Jeremy Corbyn est le candidat qui représente l’aile gauche du parti.

C’est décidé. S’il y a encore un ami politique non-britannique qui m’appelle pour me demander : « C’est qui ce Jeremy Corbyn ? » ou «Was ist los mit dem Labour Partei?», je lance un service d’information payant.

La réponse est simple : Jeremy Corbyn est le fantôme des tergiversations passées du Parti travailliste britannique. De toutes les périodes où le Labour s’est posé la sempiternelle question de la gauche démocratique : le pouvoir ou la foi ? La gauche européenne est bonne dans l’opposition, et mauvaise lorsqu’elle est aux affaires ; c’est là sa tragédie. Dès lors, pourquoi ne pas s’installer dans le confortable rôle d’opposant ; pourquoi ne pas se contenter de dénoncer les innombrables injustices de ce monde ?

Le défenseur des grandes causes C’est là un parfait résumé du parcours de Jeremy Corbyn. C’est un Candide à la mode socialiste, toujours à regarder au-delà de la sagesse officielle, toujours à demander pourquoi les choses ne peuvent être différentes de ce qu’elles sont.

Il s’oppose au capitalisme et pense que l’État peut gérer l’économie. Il s’oppose au militarisme, à l’austérité et à l’équilibre budgétaire

Jeremy n’est pas un organisateur politique de la trempe de Tsipras, de Gysi ou de Mélenchon. Il défend toutes les causes chères à la gauche. Il s’oppose au capitalisme et pense que l’État peut gérer l’économie. Il s’oppose au militarisme et la guerre, à l’austérité et à l’équilibre budgétaire. Il est entré dans la vie adulte en s’opposant à la guerre du Vietnam, puis à la politique de Reagan, puis à la mondialisation et au libre-échange, puis à George W. Bush et à l’invasion de l’Irak et de l’Afghanistan. Autant dire qu’il ne porte pas l’Amérique dans son cœur.

Demandez à Jeremy de soutenir un individu maltraité par quelque odieux gouvernement ou un groupe d’opprimés (les Kurdes, le front Polisario, les personnes déplacées par la construction d’une base américaine sur l’île Diego Garcia dans les années 1960 –les Américains, encore eux...). Il répondra toujours présent.

Contre la ligne du parti à plus de 500 reprises Il s’est opposé au régime soviétique et condamne le capitalisme et le communisme chinois avec la même virulence. Jeremy est un moraliste et un prédicateur, pas un homme politique cherchant à réunir un groupe de fidèles ou à diriger un mouvement. À la Chambre des communes, il a voté contre la ligne du parti à plus de cinq cents reprises.

Il explique son point de vue avec calme et rigueur, et passe à autre chose, la prochaine cause à défendre, la prochaine réunion en petit comité, la prochaine manifestation devant telle ou telle ambassade

Mais lorsqu’il exprime son désaccord, il le fait sans mépris ni dédain. Il explique son point de vue avec calme et rigueur, et passe à autre chose –la prochaine cause à défendre, la prochaine réunion en petit comité, la prochaine manifestation devant telle ou telle ambassade. Contrairement aux autres tribuns de la gauche, il ne dénonce pas ses collègues du Parti travailliste et ne sacrifie pas à la tradition ancestrale de la dénonciation personnelle.

21 Jamais la moindre parole agressive Voilà trente ans que je connais Jeremy Corbyn et que j’appartiens à l’aile réformatrice et modernisatrice de la social-démocratie travailliste –et nous n’avons jamais échangé la moindre parole agressive. Contrairement aux nombreux hommes et femmes politiques de gauche (ou de droite) qui s’adonnent à la dénonciation personnelle, aux ricanements et aux insultes, Jeremy Corbyn se contente de mettre des mots sur ses rêves socialistes.

Jeremy Corbyn, candidat crédible –désormais favori– dans la course à la direction du parti ? Chez les travaillistes, personne n’aurait pu l’imaginer –et le premier surpris n’est autre que Jeremy Corbyn lui- même.

Tout ceci montre à quel point le Labour est devenu un parti vide et creux en vingt ans, sous l’égide de Tony Blair, puis de Gordon Brown, et enfin de l’une de leurs créations, Ed Miliband.

L’ingratitude de la gauche La gauche punit toujours ceux qui la mènent au pouvoir et aux affaires. Pour preuve, le traitement réservé à George Papandreou en Grèce ; le destin de Lionel Jospin, devenu complètement insignifiant aux yeux des Français ; la disparition de Zapateros en Espagne. La droite remercie ses anciens Premiers ministres ; la gauche les jette à la poubelle.

La conférence annuelle du Labour n’avait plus aucun intérêt. Aucun jeune talent ne pouvait s’illustrer lors des débats. Blair et Brown ont façonné une nouvelle génération d’hommes et de femmes politiques, simples rouages dans la machine

Le Parti travailliste a dû se transformer en machine électorale hautement disciplinée pour accéder au pouvoir il y a vingt ans. Il a interdit tout débat politique interne ; la ligne était fixée par l’élite, par les apparatchiks. La conférence annuelle du Labour n’avait plus aucun intérêt. Aucun jeune talent ne pouvait s’illustrer lors des débats. Blair et Brown ont façonné une nouvelle génération d’hommes et de femmes politiques : tous étaient fraîchement sortis d’Oxford ; aucun d’entre eux ne savait mener un combat politique, influencer l’opinion et lutter au sein du parti pour le moderniser. Ils n’étaient que des rouages dans la machine Blair-Brown ; on les installait au Parlement, puis on faisait d’eux des ministres, sans réelle expérience de la discussion, du débat ou de la gestion du parti.

Un désir de socialisme Ed Miliband est le symbole de cette génération post-politique. Lorsqu’il n’est pas parvenu à ramener les travaillistes au pouvoir en mai 2015, le parti a implosé, purement et simplement. Comme le prouvent Syriza en Grèce et Podemos en Espagne, le désir de « socialisme » est bel et bien présent –et par socialisme, il faut entendre une vérité simple et authentique, en laquelle chacun peut croire, et qui, si elle est bien expliquée aux électeurs, peut amener la gauche au pouvoir et transformer la nation.

Corbyn incarne ce désir d’un monde meilleur. Dans un élan de générosité populaire, le Parti travailliste a proposé de rendre l’élection de son chef plus démocratique. Toute personne désirant voter pour le nouveau dirigeant peut le faire en l’échange de 3 livres (4 euros) ; 600.000 citoyens ont répondu à l’appel. Une fois leur vote enregistré, ces derniers cessent d’être considérés comme des membres du parti ; les 220 députés travaillistes et les cadres existants devront alors trouver un moyen de faire fonctionner un Labour dirigé par Corbyn.

Pour une Europe anti-austérité Il y aura des querelles et des désaccords sans fin. Les débats sur Israël et sur l’Union Européenne nous en donne déjà un avant-goût. L’idéologie véhiculée par Corbyn ne comporte pas un iota d’antisémitisme, mais il lui arrive d’apparaître avec des organisations et des orateurs particulièrement virulents, antijuifs et partisans de l’élimination d’Israël. Pour Jeremy, la cause du peuple palestinien supplante le devoir d’examiner l’idéologie de ceux qui dénoncent et souhaitent détruire Israël ; de ceux qui souhaitent enlever aux Juifs le droit de disposer de leur propre lopin de terre.

22 Lors du référendum sur le retrait du Royaume-Uni de l’UE, il se pourrait donc qu’il s’oppose à tout accord sur l’Union Européenne soumis à un vote par Cameron si ledit accord était unilatéralement néo-libéral et préjudiciable aux travailleurs

Côté Europe, Jeremy s’oppose bien évidemment au TTIP. Il n’appelle certes pas au Brexit, mais il dit soutenir une Europe pro-travailleurs et anti-austérité. Lors du référendum sur le retrait du Royaume- Uni de l’UE, il se pourrait donc qu’il s’oppose à tout accord sur l’Union Européenne soumis à un vote par Cameron si ledit accord était unilatéralement néo-libéral et préjudiciable aux travailleurs et à la justice sociale.

L’épineuse question écossaise La question européenne pourrait avantager le Labour : si les électeurs votent en faveur d’une sortie de l’UE, David Cameron devra présenter sa démission. Le Parti conservateur sera en déroute, divisé ; une opposition habile pourrait alors exiger la tenue de nouvelles élections pour gérer la crise constitutionnelle et économique générée par le vote en faveur du Brexit.

Mais le Parti travailliste doit également trouver une ligne claire quant à l’Ecosse, qui, à l’image du Québec ou de la Catalogne, souhaite mener une existence nouvelle et ne plus être gouvernée par Londres. Les députés travaillistes écossais, qui ont toujours joué un grand rôle au sein du parti, ont été remplacés par des députés nationalistes.

Inventer le Labour du XXIe siècle Le Labour doit aujourd’hui s’adapter à la disparition de la classe ouvrière liée à l’industrie manufacturière et à la disparition de ses syndicats, qui étaient de véritables réservoirs de voix et une source de soutien politique imprégné de bon sens.

Le Labour est un parti du XXe siècle qui ne sait pas comment exister au XXIe siècle. L’élection prochaine de Corbyn est un symptôme de ce désarroi. Il ne se plaira pas à la tête du parti et ne fera pas long feu. Mais le Labour vit ce que vivent nombre d’autres vieux partis de gauche en Europe : il peine à trouver le chemin du pouvoir, peine à trouver une raison d’être au cœur d’une économie et d’une société nouvelles.

« Lettre à mes amis européens qui ne connaissent pas Jeremy Corbyn » Denis MacShane, traduit par Jean-Clément Nau, Slate.fr, 20 Août 2015.

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