Revue d’histoire des chemins de fer

39 | 2008 Le livre des 20 ans de l’AHICF Actes du colloque anniversaire de l’AHICF, , Musée d’Orsay, 22-24 novembre 2007‎

François Caron et Marie-Noëlle Polino (dir.)

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/rhcf/667 DOI : 10.4000/rhcf.667

Éditeur Association pour l’histoire des chemins de fer

Édition imprimée Date de publication : 1 juin 2008 ISSN : 0996-9403

Référence électronique François Caron et Marie-Noëlle Polino (dir.), Revue d’histoire des chemins de fer, 39 | 2008, « Le livre des 20 ans de l’AHICF » [En ligne], mis en ligne le 01 juin 2011, consulté le 15 octobre 2020. URL : http:// journals.openedition.org/rhcf/667 ; DOI : https://doi.org/10.4000/rhcf.667

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En 2007, l’Association pour l’histoire des chemins de fer en France a eu 20 ans. Cet anniversaire fut l’occasion d’un bilan mais aussi de visions d’avenir. Le colloque, accueilli par le Musée d’Orsay en novembre 2007, est revenu sur les vingt années de recherche et d’activité de l’AHICF et sur la façon dont son action a accompagné les mutations du secteur ferroviaire en Europe et dans le monde. Mais, surtout, un dialogue nourri, qui se poursuit aujourd’hui avec les partenaires de l’Association parmi les professionnels des transports, de la recherche, du patrimoine et de la culture, a permis de définir les axes de la recherche en histoire ferroviaire, ses problématiques et thèmes nouveaux, ses fonctions sociales et ses possibles partenaires pour les vingt années à venir. Cet ouvrage, qui marque une étape, rend hommage aux fondateurs de l’AHICF et à leur action, exprime l’intense vitalité, le dynamisme et la variété de l’histoire des chemins de fer d’aujourd’hui et ouvre de multiples perspectives à celle de demain.

NOTE DE LA RÉDACTION

Sous la direction scientifique de François Caron, professeur émérite à l'université de Paris-Sorbonne, président du Comité scientifique de l'AHICF.

Textes réunis et édités par Marie-Noëlle Polino.

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SOMMAIRE

Remerciements

Avant-propos

Allocution d’ouverture Anne-Marie Idrac

Première partie. Le mouvement de l'innovation technique : sécurité ferroviaire, confort et qualité du service

Le mouvement de l’innovation technique. Sécurité ferroviaire, confort et qualité du service : un bilan de recherche François Caron

Document

Le Service de la recherche de la SNCF vu par Roger Guibert Roger Guibert

Des innovations électriques dans les chemins de fer à Albert Sartiaux : itinéraire d’une recherche Aurélien Prévot

Table ronde

Les chemins de l’innovation : le dialogue entre le constructeur de matériel ferroviaire et l’exploitant Table ronde animée par André Blanc Nicolas Castres Saint-Martin et Jean-Marie Metzler

Document

Constructeurs et exploitants alliés dans l’innovation : l’électrification du réseau français vue par un de ses principaux acteurs André Blanc et Marcel Garreau

Deuxième partie. Voyage dans les réseaux et la mobilité : grandes vitesses, développement, et évolution des réseaux ferrés

Vingt ans de travaux scientifiques sur les réseaux et la mobilité ferroviaires Etienne Auphan et Gabriel Dupuy

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Vitesses et temps ferroviaires Un chapitre du programme scientifique de l’AHICF, 2008-2013 François Caron et Etienne Auphan

Grande vitesse française et espagnole José María de Ureña Francés

Table ronde

Territoires et grandes vitesses en Europe Table ronde animée par Gabriel Dupuy Gabriel Dupuy, Etienne Auphan et Michel Walrave

Document

Le concept de réseau dans l’univers ferroviaire. Conclusions de la journée, par le professeur Maurice Wolkowitsch Maurice Wolkowitsch

Troisième partie. La libéralisation des chemins de fer européens au regard de l’histoire

Table ronde

La libéralisation des chemins de fer européens au regard de l’histoire Table ronde animée par Patrice Leroy. Introduction historique par Michèle Merger Patrice Leroy, Michèle Merger, Yves Crozet, Michel Lebœuf, Hubert du Mesnil et Émile Quinet

Document

Les enjeux d’une réforme au regard de l’histoire : retour sur un débat de 1997 choisi par Michèle Merger Michèle Merger

Quatrième partie. Le monde des cheminots : dynamisme professionnel et mutations sociales

Nouvelles perspectives en histoire sociale des transports par rail ? Christian Chevandier

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Nous n’entrerons pas dans la carrière. Le turn-over dans les services publics : le cas de la Compagnie des omnibus et tramways de Lyon (OTL), de l’entre-deux-guerres aux Trente Glorieuses Florent Montagnon

L’histoire de la société cheminote du point de vue du témoin Michel Gorand

Document

Origines sociales et géographiques des cheminots français : regards croisés Christian Chevandier

Cinquième partie. Les paysages de l’architecture et du patrimoine

Vingt ans d’histoire du patrimoine architectural et du paysage ferroviaire Jean Fosseyeux

Table ronde

Les perspectives de la recherche : patrimoine et architecture, urbanisme et paysages Table ronde animée par Karen Bowie François Loyer, Evelyne Lohr, Anne Hecker et Jean-François Belhoste

Document

Voyage en train et paysage Karen Bowie et René Thom

Conférence de clôture

Histoire des transports, histoire culturelle : mobiliser le passé des chemins de fer Colin Divall

Les publications de l’AHICF, 1989-2008

Travaux universitaires soutenus par une bourse de l’AHICF, 1990-2009

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Remerciements

1 En première page de cet ouvrage qui prolonge la célébration du vingtième anniversaire de l’AHICF et lui ouvre de riches perspectives d’avenir, nous exprimons notre gratitude aux entreprises du secteur ferroviaire qui ont voulu l’AHICF et dont le mécénat la fait vivre. Le soutien que lui apporte son président, Guillaume Pepy, président de la SNCF, ses vice-présidents, Hubert du Mesnil, président de Réseau ferré de France, Pierre Mongin, président-directeur général de la RATP, et Christian Philip, président de la FIF, la présence au colloque d’Anne-Marie Idrac, présidente de l’AHICF en 2007 et la participation de nombreux collaborateurs, dirigeants et anciens dirigeants de la SNCF, de RFF et de la RATP, nous encouragent à continuer cet accompagnement par l’histoire de l’évolution du secteur des transports par rail que nous poursuivons depuis vingt ans.

2 Nous tenons ensuite à remercier Serge Lemoine, président du Musée d’Orsay au moment du colloque « Voyage dans un monde en mouvement : l’histoire des chemins de fer d’un siècle à l’autre, 1987-2027 », d’avoir accueilli le vingtième anniversaire de l’AHICF dans le Musée du XIXe siècle qui se trouve être une des premières gares du XXe siècle, avec Caroline Mathieu, conservateur général pour l’architecture, Stéphane Guégan, chef du service culturel, Scarlett Reliquet, responsable des cours, colloques et conférences dans ce service, Pierre Korzilius, chef du service de l’auditorium et responsable de la programmation musique, Sylvie Ananos, régisseur général de l’auditorium, Milan Dargent et tout le personnel du Musée.

3 Nous remercions également les partenaires scientifiques de l’association qui ont bien voulu accompagner le colloque et tous les chercheurs et doctorants issus de ces établissements qui ont participé aux débats : • l’université Paris 1 – Panthéon-Sorbonne • l’université Paris-Sorbonne • le Centre d’histoire sociale du 20e siècle et sa directrice, Annie Fourcaut • l’Institut d’histoire moderne et contemporaine et son directeur, Christophe Charle • l’IPRAUS, Institut parisien de recherche architecture, urbanisme, société, et son directeur, Pierre Clément • le LATTS, Laboratoire techniques, territoires et sociétés et son directeur, Jean-Marc Offner.

4 Nous incluons dans ce nombre les correspondants de l’AHICF au ministère de la Culture, en particulier à la direction des Archives de France, dont la directrice, madame

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Martine de Boisdeffre, est administrateur de l’AHICF, et à la direction de l’Architecture et du Patrimoine, où œuvrent Luc Fournier, chargé du patrimoine technique et de sa protection, et Paul Smith, membre du Comité scientifique de l’AHICF. Henri Zuber, alors président de l’Association des archivistes français, directeur des archives et de la documentation de la SNCF, également membre du Comité scientifique de l’AHICF, aide quotidiennement l’AHICF à accomplir ses missions de centre de ressources et de dialogue pour les acteurs de la culture et du patrimoine et les entreprises.

5 Les partenaires de l’AHICF en France et en Europe qui poursuivent des buts similaires aux siens, associations, fondations, ont été très présents tout au long de ce colloque et ont démontré la force et la vitalité d’un réseau animé par de nombreux projets communs. Nous prenons donc l’occasion de cet ouvrage pour saluer et remercier de leur amicale collaboration, en France : l’AFAC, Association française des amis des chemins de fer, et son président, Bernard Porcher ; la FACS, Fédération des amis des chemins de fer secondaires, son président au moment du colloque †Claude Bouchaud, dont nous aimons à rappeler la mémoire, et aujourd’hui Jean-Paul Lescat ; l’UNECTO, Union des exploitants de chemins de fer touristiques et son président, Louis Poix, et toutes les associations intéressées au patrimoine ferroviaire, musées et correspondants de l’AHICF dans de nombreuses villes de France.

6 En Europe, nous sommes heureux de mentionner nos liens avec la Fondation des chemins de fer suisses menée par madame Stephanie von Erlach, sa directrice générale, avec la Fundación de los Ferrocarriles Españoles, Miguel Muñoz Rubió, directeur de la documentation et Francisco Polo Muriel, chargé des programmes historiques, et nos échanges soutenus avec l’Institute of Railway Studies & Transport History dirigé à York par le professeur Colin Divall, qui a bien voulu donner une conclusion en forme d’appel à des recherches futures à notre réunion.

7 Tous et bien d’autres sont réunis par l’Association internationale d’histoire des chemins de fer fondée par Michèle Merger et dont Henry Jacolin est le président, aux travaux de laquelle l’AHICF participe activement.

8 Toute l’équipe de l’AHICF adresse enfin des remerciements tout particuliers à Elena Razvozzhaoeva, doctorante en histoire à l’université de Paris I – Panthéon-Sorbonne, qui a assuré le secrétariat du colloque et contribué à l’édition de cet ouvrage avec une inventivité sans bornes et un professionnalisme remarquable, et à tous les anciens collaborateurs, boursiers, étudiants dont certains aujourd’hui sont nos collègues qui avaient accepté avec plaisir de venir nous aider à accueillir les participants, pour nous retrouver et faire de cette réunion un bon souvenir, celui qu’ils avaient gardé de notre association.

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Avant-propos

1 En 1987 aboutit un projet conçu par un groupe d’ingénieurs issus de la SNCF, d’amateurs et de défenseurs des chemins de fer avec l’accord de représentants des organisations du personnel. Les dirigeants entrés à la SNCF au sortir de la Deuxième Guerre mondiale, ceux qui ont connu et construit l’électrification du réseau, les très grandes vitesses, qui ont vu plus récemment se développer politique commerciale, marketing, communication, ceux-là quittent l’entreprise ; la SNCF a changé de statut et se meut dans un cadre législatif nouveau ; l’horizon économique, réglementaire, est désormais européen ; la décentralisation est amorcée et, avec elle, l’émergence de nouvelles autorités organisatrices de transport qui ne sont encore que de nouveaux partenaires avec lesquels il faut apprendre à échanger. Un récent conflit social, enfin, a montré que les relations industrielles ont profondément évolué. L’heure est donc au changement mais, quelles que soient ses promesses, celui-ci s’accompagne, chez certains, d’un sentiment de perte : quel souvenir conserver, quelle mémoire construire des années décisives qui viennent de s’écouler ? Au-delà de toute nostalgie individuelle ou collective, ne risque-t-on pas une solution de continuité dans les savoir-faire de tous ordres ? Face aux mutations en cours, a-t-on une connaissance suffisante de l’existant, de ses origines et de ses raisons d’être ?

2 Ces multiples motivations se rejoignent dans une double action : la préservation, l’organisation et la communication des archives de l’entreprise, fort négligées depuis l’organisation de la SNCF en régions à partir de 1972, surtout les fonds anciens hérités des anciennes compagnies ; l’établissement de liens entre le secteur ferroviaire et la recherche en sciences humaines, en particulier l’histoire, afin de susciter de nouveaux travaux qui pourraient prendre ces archives comme sources et coordonner les initiatives.

3 C’est ainsi qu’en mai 1987 les statuts de l’AHICF sont déposés par Jean Bouley, alors secrétaire général de l’UIC, directeur du matériel de la SNCF de 1974 à 1980. Il s’appuie sur le professeur François Caron, auteur de la première thèse d’histoire économique (publiée en 1973) portant sur une entreprise de réseau, qui plus est ferroviaire : la Compagnie du Nord. Forts de l’expérience récente mais décisive de l’Association pour l’histoire de l’électricité en France, soutenue depuis 1982 par EDF, portés par le mouvement contemporain de développement des comités d’histoire dans les ministères (Comité d’histoire économique et financière de la France, 1986), des associations

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d’histoire sectorielles (Institut pour l’histoire de l’aluminium, soutenu par Pechiney, 1986), tous deux bâtissent le programme d’action d’une association qui réunit rapidement la SNCF, la RATP, Alstom (alors Alsthom), la Fédération des industries ferroviaires, la Compagnie des Wagons-Lits (entreprises que RFF rejoint dès sa création en 1997), 300 particuliers, des syndicats, des collectivités, des associations d’histoire et de sauvegarde du patrimoine autour d’historiens, de géographes, de sociologues, de représentants de l’administration. À la mi-mai 1988 un colloque pluridisciplinaire prouve l’enthousiasme et la motivation des fondateurs.

4 Vingt ans plus tard, jalonnés d’événements majeurs comme le colloque organisé en 2000 : « Une entreprise publique dans la guerre : la SNCF, 1939-1945 », les acquis sont importants. L’AHICF, malgré son nom, fait de l’histoire, certes, mais beaucoup plus que de l’histoire. Son ouverture sur les autres disciplines est réelle, il n’est que de voir la centaine de travaux de maîtrise et de thèse qui ont bénéficié de bourses d’étude, les étudiants bien plus nombreux qui ont fréquenté le fonds documentaire réuni par l’association, ses séminaires, ses colloques : géographes, politistes, sociologues, architectes... Mais surtout, au-delà de la recherche qu’elle produit et qu’elle anime ou de l’ingénierie de la recherche (financements, réunions, publications), l’AHICF est désormais un acteur culturel. Elle joue pleinement son rôle d’association en mettant en relation, en dehors de tout but lucratif, tous ceux qui concourent, où qu’ils se trouvent, à la connaissance de l’histoire et à la préservation du patrimoine. Tête d’un réseau, elle partage avec tous ses membres les outils forgés pendant ces vingt années, son expérience, le tissu de relations qui est sans cesse renouvelé, en France et à l’étranger. Elle fournit à un projet culturel documentation, références, contacts ; à un maître d’ouvrage, une expertise ; à tous, des informations et des conseils fondés sur ses publications et sur la documentation qu’elle a rassemblée et organisée.

5 C’est pour mettre en lumière cette évolution, rendre hommage à ses fondateurs, mais surtout se projeter dans l’avenir que l’AHICF, en novembre 2007, a souhaité célébrer son anniversaire mais aussi voulu marquer une étape de son développement en réunissant un colloque qui fut magnifiquement accueilli par le Musée d’Orsay, partenaire de longue date de l’association. Intitulé : « Voyage dans un monde en mouvement : l’histoire des chemins de fer d’un siècle à l’autre, 1987-2027 », il avait pour mission de présenter le travail accompli, mais surtout de rendre compte du dynamisme de la recherche en sciences humaines et sociales sur les chemins de fer et de la façon dont elle accompagne les mutations du secteur ferroviaire en France et en Europe tout en réunissant le réseau d’amis et de partenaires constitué par l’Association pendant ses vingt premières années d’existence : professionnels du rail comme de la recherche, entreprises et organisations sociales, administrations des transports, de la culture, de l’éducation, universités, archives et musées, associations culturelles et professionnelles, collectivités publiques, gestionnaires et promoteurs du patrimoine historique et amateurs des chemins de fer et de leur histoire.

6 Le présent ouvrage, préparé par les membres du Comité scientifique de l’AHICF sous la direction de François Caron, rend compte de cette réunion, mais aussi du dialogue nourri qui se poursuit aujourd’hui avec les partenaires de l’Association et a permis de définir les axes de la recherche en histoire ferroviaire, ses problématiques et thèmes nouveaux, ses fonctions sociales et ses possibles partenaires pour les vingt années qui viennent. Un appel à recherche a été lancé, régulièrement mis à jour sur le site

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www.ahicf.com ; les nombreuses réponses reçues permettent désormais, avec le concours de tous, de le mettre en œuvre.

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Allocution d’ouverture

Anne-Marie Idrac

1 Merci de m’avoir invitée et de me permettre de tracer à grands traits, sinon une rétrospective, du moins une prospective.

2 C’est le 20e anniversaire de votre association, ce sera aussi, le 1er janvier 2008, le 70e anniversaire de la SNCF. Nous avons choisi à cette occasion d’inviter le public à une exposition, au Grand Palais, qui porte précisément sur l’art et l’architecture liés au chemin de fer, empruntant le même chemin que celui qui nous a réunis dans ce lieu aujourd’hui.

3 2007, c’est aussi le 50e anniversaire du service Trans Europe Express entre Lyon et Milan, me dit-on, le 40e du Capitole à 200 km/h, le 20e du TER, le 10e de RFF...

4 Ce qui me semble intéressant dans cette histoire de notre entreprise, puisque jusqu’à l’an passé SNCF et chemin de fer en France étaient synonymes, c’est de comprendre la nature des liens entre mon entreprise, notre entreprise, et la société française, des liens qui sont tout à fait particuliers, très originaux, faits d’affection, quelquefois d’amour, mais, dans ce domaine, c’est un peu « je t’aime, moi non plus ».

5 Des sept premières décennies de l’histoire de la SNCF, même si votre colloque n’en retient que deux, je souhaite retenir quatre éléments marquants.

6 Le premier, c’est que la SNCF est et a su rester populaire : c’est son premier lien avec la société française. Je crois que ceci est dû, en particulier, au modèle de développement qui a été choisi en France pour la grande vitesse, caractérisé par un très fort taux de remplissage qui implique des tarifs qui ne sont pas très élevés. Ce modèle est donc très différent de celui qu’ont adopté les autres pays européens. Ce modèle populaire concilie une rentabilité économique très forte avec le caractère démocratique souhaité pour le chemin de fer dans notre pays, a fortiori bien sûr pour l’entreprise publique que nous sommes. Ce choix de la politique de volume, qu’on a vu pour la grande vitesse, je souhaite le développer dans une large mesure, et valoriser dans l’imaginaire de l’entreprise, davantage qu’on ne l’a fait jusqu’ici, les activités de proximité, et les TER que je viens de mentionner, précisément en raison de ce côté populaire qui me paraît être très important dans notre identité passée et pour la préservation de notre identité à venir, puisque nous aurons à la défendre dans la concurrence.

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7 Le deuxième élément, c’est bien sûr la fierté d’être pour notre pays, à travers le monde, une vitrine technologique. C’est l’excellence technologique des records du monde de vitesse sur rail successifs, comme le dernier en date sur la ligne du TGV Est Européen auquel plusieurs d’entre nous avons eu la chance de participer. Nous partageons cette vitrine technologique avec le constructeur Alstom, un partage qui va sans doute évoluer à l’avenir. En effet, Bombardier vend par exemple à présent des trains en Chine ; faut-il que la SNCF s’abstienne d’y accompagner Bombardier pour la raison que, pour l’instant, nous achetons des trains à grande vitesse Alstom en France ?

8 Quoi qu’il en soit, cette excellence technologique me semble devoir s’ouvrir à présent, et de plus en plus, sur les services. Par exemple, nous avons investi l’année dernière une vingtaine de millions d’euros dans la connexion Internet Wifi à bord. Autre exemple, l’un des projets dans lesquels nous investissons le plus en ce moment est la dématérialisation des titres de transport. Par ailleurs, la période de crise que traverse la SNCF en ce moment [18-23 novembre 2007] nous aura au moins permis de gagner des points dans le domaine de l’information des clients.

9 Troisième élément historique qui se prolonge dans le présent, c’est la notion de responsabilité sociale. Nous avons fait procéder à une notation extra financière de la SNCF et j’ai choisi Vigéo pour ce faire. J’en aurai les résultats à la fin de 2007. La SNCF a toujours été, bien évidemment, une entreprise responsable, en particulier dans sa relation avec les territoires ; aujourd’hui elle développe sa responsabilité sociale du point de vue de l’accès de ses services aux personnes handicapées, du point de vue de la diversité des recrutements qui est une forme, je crois, moderne et nouvelle de cette responsabilité. C’est pour cela, et j’y reviendrai, que la notion de développement durable me paraît extrêmement porteuse puisqu’elle lie tous les enjeux de responsabilité : économique, sociale, sociétale et environnementale.

10 Enfin, le dernier point de cette histoire, s’il n’a pas tout à fait la même valeur que les autres, est important, surtout à la gare d’Orsay : c’est le lien entre le train et la société via l’architecture et le patrimoine. Notre patrimoine architectural n’est pas figé. On voit bien, par exemple, ce que Jean-Marie Duthilleul a réussi à faire de la gare de Strasbourg, quelque chose de tout à fait extraordinaire qui l’a fait passer du XIXe au XXIe siècle.

11 Voilà donc une entreprise qui a gardé des liens et créé des liens avec ce qui bougeait dans la société française, liens que finalement l’aventure du TGV symbolise le mieux. Nous avons transformé la carte de France, en la rendant non plus lisible en kilomètres mais en heures de trajet, et, du coup, nous avons adapté les tarifs. C’est avec Jacques Fournier, je m’en souviens, quand j’étais commissaire du gouvernement auprès de lui, que nous avons transformé la tarification kilométrique en tarification, pour partie, à la vitesse, par un arrêté de 1994 qui porte mon nom.

12 La SNCF a projeté les Français dans leur propre modernité, nous avons projeté le ferroviaire dans un univers de services. Aujourd’hui, nous sommes dans la dimension européenne de cette modernité, liée au territoire. Je pense que le TGV Est Européen donne une dimension plus complète au TGV par son articulation avec le TER. Encore mieux que précédemment, les horaires et les gares ont été aménagés pour faciliter les correspondances. À Strasbourg, on privilégie très largement l’intermodalité avec les autres modes de transport : le tramway, le tram-train. Cette relation au territoire s’est, à mon avis, enrichie et atteint sa plénitude à la fois régionale et européenne dans le cas du TGV Est Européen où l’on retrouve le côté populaire de la grande vitesse, avec un taux de remplissage de 80 % sur les liaisons vers Paris. Du côté des trains intersecteurs

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le résultat est moins probant, à ce stade, mais il est normal qu’il y ait moins de voyageurs qui aient envie d’aller de Strasbourg à Bordeaux. Il faut créer le produit, il faut créer le marché. Comme en outre la technologie du TGV Est Européen est tournée vers le service – y compris par l’architecture – je le vois comme le point d’articulation entre notre histoire et ce qu’il préfigure de notre avenir.

13 Le chemin de fer en France, dans vingt ans, sera fort différent de ce que vous connaissez puisque vous aurez dans la salle, bien sûr des cheminots de la SNCF, et peut- être le président de la SNCF, peut-être même encore une présidente, mais aussi d’autres entreprises ferroviaires. Ce sera la première – très grande – différence avec aujourd’hui : le chemin de fer ne sera plus synonyme de SNCF.

14 De même il faut à présent préciser, quand on parle de cheminots, « cheminots de la SNCF », si on veut être conforme à la réalité. Il y a d’autres cheminots que ceux dont je suis la patronne depuis maintenant dix-huit mois. Cela va faire bouger les choses, beaucoup de choses. J’ai dit récemment aux dirigeants du groupe SNCF, devant Jacques Barrot que j’avais invité, que nous sommes dans trois révolutions.

15 La première et la plus importante est évidemment l’entrée dans la concurrence intramodale. Que le chemin de fer soit en concurrence avec la voiture, avec le camion, avec l’avion n’est évidemment pas une nouveauté. Mais son avenir, c’est d’être en concurrence avec lui-même avec l’espoir, bien entendu, que cela stimule le marché et développe le chemin de fer pour toutes les entreprises concernées, comme cela a été le cas dans les pays voisins, en particulier en Grande-Bretagne ou en Allemagne, où l’on constate effectivement la stimulation du marché par la concurrence et le gain de parts de marché, notamment en Grande-Bretagne, du fret ferroviaire par rapport au fret routier. Cette concurrence nous amène à nous positionner, nous, c’est-à-dire l’entreprise, mais aussi tout son environnement : les pouvoirs publics, les politiques, les intellectuels, etc., car tous sont plus ou moins pris de court par la nécessité de trouver leur place dans des univers totalement nouveaux, comme cela a été le cas pour les télécommunications ou pour l’électricité. Mais si ces secteurs s’y sont préparés depuis plusieurs décennies, nous, à vrai dire, ne l’avons guère fait, parce qu’on n’a pas osé dire les choses ni les regarder en face, par peur. Cette concurrence sera très différente selon les produits, elle ne sera pas la même pour le fret et pour les transports de proximité ou pour le transport à longue distance. La concurrence portera aussi sur le matériel. La maintenance sera-t-elle effectuée par l’entreprise de transport ou par ses fournisseurs ? Elle va jouer aussi dans le domaine des infrastructures. Quelle sera la part des travaux d’infrastructure faits par des entreprises privées de travaux ferroviaires par rapport à l’entreprise intégrée SNCF ? Des univers nouveaux vont s’ouvrir, bien sûr il va falloir tirer au mieux notre épingle du jeu. Revenons à votre colloque qui porte, au-delà de la SNCF, sur le transport ferroviaire.

16 La deuxième révolution est à mon avis celle qu’en France nous appelons le Grenelle de l’environnement et qui, à l’échelle mondiale, à l’échelle européenne en tout cas, se nomme le développement durable. Alors vous vous dites tous que le chemin de fer, ayant, comme le prédisait Louis Armand, survécu au XXe siècle, c’est à présent le mode de transport du XXIe siècle. Je pense effectivement, quand on se place à l’échelle mondiale, que certaines des évolutions conduisent à donner un très grand espoir au chemin de fer. J’en vois deux en particulier : le monde est en train de se structurer autour des ports et des grandes métropoles.

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17 Le chemin de fer va très bien avec les ports et les grandes métropoles parce qu’il s’accorde avec la massification, qu’il s’agisse des containers pour les ports ou des forts volumes de personnes pour les grandes métropoles. Je résume certes à l’extrême, mais je crois que ce schéma est juste ; dans le cas de la France, où nous avons très peu de ports, ou en tout cas peu de ports dont l’hinterland soit important, où les investissements dans ce domaine ont été faibles et où le contexte administratif reste complexe (par exemple quant à la propriété des voies des ports), ce lien privilégié entre ports et chemin de fer passera par le transport de marchandises à longue distance, en particulier par la containerisation ; je pense ainsi être en mesure de doubler le trafic par transport combiné dans les quatre à cinq années qui viennent. Du côté des voyageurs, ce sera le développement du transport de proximité et de la grande vitesse. Les critères retenus pour le développement des lignes nouvelles sont la possibilité de conquérir des parts de marché par rapport à l’avion, la désaturation du réseau et les capacités des gares à gérer les nouveaux flux qu’elle va générer.

18 Cette révolution que représente le développement durable est, vraiment, j’en ai la conviction, très porteuse d’avenir, pour toutes les entreprises ferroviaires. Les dispositions qui viennent d’être annoncées, en particulier la fameuse taxe sur les camions que les cheminots attendaient depuis longtemps, va améliorer la compétitivité du fer en général et des entreprises ferroviaires par rapport au camion ; même si cette disposition n’améliorera pas la compétitivité relative de la SNCF par rapport aux autres entreprises ferroviaires, elle lui donnera un nouvel élan.

19 Le chemin de fer est un mode écologique parce qu’il est – nous sommes – un mode collectif, parce que nous massifions les flux ; en France, nous sommes un mode écologique parce que nous fonctionnons, plus ou moins, grâce à l’énergie nucléaire. La diversification de l’alimentation électrique m’oblige à dépenser beaucoup d’argent pour acheter des certificats verts, parce que je ne veux pas que le changement d’approvisionnement électrique ait de répercussion écologique. Nous devons bien entendu être exemplaires dans nos économies d’énergie, dans notre diversification des carburants et dans notre mode de gestion des rejets, du papier, etc. Le développement durable est un processus, non un état ; ce qui est important, c’est d’être et de devenir toujours davantage un acteur de ce développement durable.

20 La troisième révolution est d’ordre social et managérial. On le voit bien, il existe un décalage entre la vie à l’intérieur de ma société, de mon entreprise, et la vie de la société française. Ce décalage est manifesté, sans doute, par les difficultés actuelles à comprendre l’évolution du régime de retraite qui est ressentie par les cheminots comme une rupture du contrat. Je le ressens aussi, comme je ressens la revendication du monde extérieur qui nous dit en retour : « Vous êtes en train de rompre le contrat entre la société globale et la Société nationale des chemins de fer français. » Cette évolution sociale et managériale a donc une très grande importance – d’autant que la grève actuelle est l’anti-Grenelle de l’environnement puisqu’on met par elle beaucoup de CO2 dans l’atmosphère et de camions sur les routes.

21 Ce qui est en train de se passer de ce point de vue est dramatique : on en vient à un sujet historique qui n’est pas simplement le problème des dirigeants de la SNCF. Si le port de Marseille est malheureusement contourné par des autoroutes maritimes qui vont de Gênes à Barcelone, c’est pour des raisons sociales. Ce sujet dépasse donc le seul problème interne de l’entreprise. Si les chargeurs sont réticents à se rapprocher de la SNCF c’est parce que, pour une large part, ils ne nous font pas confiance en termes

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sociaux. Entendre des chargeurs dire : « Heureusement que j’ai adopté le camion dans mon organisation logistique depuis plusieurs années parce qu’au moins je peux approvisionner ainsi mes usines, mes clients ou être approvisionné par mes fournisseurs » est la traduction d’un phénomène d’envergure. La troisième révolution que je dois mener, qui relève de ma responsabilité puisque je me trouve là, moi, à ce moment-là, c’est donc de rapprocher l’économique et le social, c’est de faire en sorte que cette formidable mutation économique, technologique et de services dont j’ai parlé entraîne aussi une évolution sociale qui est restée en arrière par rapport aux autres, en grande partie d’ailleurs pour des raisons réglementaires puisque cette insuffisante préparation à la concurrence que j’ai mentionnée s’accompagne d’une adaptation insuffisante à la vie ordinaire et quotidienne des entreprises. Songez que la plupart de mes accords, lorsque j’en passe, doivent être transformés en décret. Ce n’est pas cela, le chemin de fer du XXIe siècle, ça ne peut pas être cela, ça ne peut être un corps social vivant si on continue à être contraint par ces aspects juridiques. Moi, je voudrais qu’on soit dans le management et dans une relation entre l’interne et l’extérieur de l’entreprise via la relation de clientèle entre l’agent et le client, et que cela conduise à une réconciliation avec toutes les dimensions de la société.

22 De ces dimensions, plusieurs sont bien assumées par la SNCF, notamment les approches territoriales, technologiques, écologiques. En revanche nous manque la compréhension réciproque de l’ensemble des enjeux de société. C’est pour moi une grande chance d’être le président de l’entreprise au moment où elle est confrontée à ces trois révolutions nécessaires. Tous les patrons qui m’entourent, que j’ai mis en place, avec qui j’ai la chance de travailler, ressentent avec moi la gravité de ce moment historique. Votre association doit sans doute relativiser ce caractère ; pour moi, j’ai la faiblesse de considérer que trois aussi fortes révolutions en même temps ont un caractère plus historique que d’autres et que ce moment est extraordinairement motivant.

23 Je terminerai en disant que la dimension de ces évolutions n’est plus celle de la France. Dans vingt ans, ce ne sera plus l’Association pour l’histoire des chemins de fer en France qui nous recevra puisque cette dimension n’aura plus autant de sens. La dimension du chemin de fer est européenne, les trafics sur lesquels j’ai intérêt à faire circuler mes trains de marchandises viennent d’Anvers beaucoup plus que du Havre. Environ 25 % de mon chiffre d’affaires pour la grande vitesse est fait à l’international. Le potentiel de développement le plus important se trouve dans la dimension internationale. Mon ambition est européenne – elle est mondiale pour certains aspects seulement du transport de marchandises par l’intermédiaire de Géodis dont nous sommes l’actionnaire industriel – quand il s’agit d’alimenter les flux transportés par le chemin de fer.

24 D’ici quelques années, l’histoire du chemin de fer dépassera peut-être le chemin de fer français ou européen, pour être celle de la mobilité écologique et du rôle du ferroviaire dans cette mobilité écologique. Très peu de mes clients me disent : « Je veux acheter du train. » Mes clients me disent : « Je veux acheter de la mobilité. » Ils choisissent le train, quand le train est compétitif ou quand ils y sont contraints. Tout ce que nous pourrons faire pour amener les clients vers le train est ce que nous pourrons faire de mieux pour le ferroviaire : cela va nous mener dans des lieux inhabituels. Par exemple, l’autorisation que j’ai donnée à Géodis d’acheter une commission de transport sur le port de Shanghaï fera partie de l’histoire du chemin de fer français. Autre exemple, on m’a suggéré d’acheter l’an prochain une société de distribution de billets de tourisme

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en Europe pour en quelque sorte rendre européen www.voyages-.com. C’est ainsi que je veux développer le chemin de fer, en investissant dans la distribution. De même, j’ai refusé de vendre les parkings, qui resteront donc dans le patrimoine de la SNCF, car je pense que c’est un levier essentiel du développement du trafic TER.

25 Voilà donc comment, quand nous nous projetons dans l’avenir, notre chemin de fer prend d’autres dimensions, une autre dimension géographique, d’autres dimensions économiques et, finalement, de services. Je ne sais pas si mes propos rendent compte de ce que vous, les spécialistes, les historiens, pouvez déjà percevoir par votre analyse intellectuelle des faits, mais, en tout cas, c’est ce que nous vivons, nous, aujourd’hui, à la tête de ce morceau-là de l’histoire du chemin de fer français.

AUTEUR

ANNE-MARIE IDRAC Présidente de la SNCF de 2006 à 2008

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Première partie. Le mouvement de l'innovation technique : sécurité ferroviaire, confort et qualité du service

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Le mouvement de l’innovation technique. Sécurité ferroviaire, confort et qualité du service : un bilan de recherche Technical innovation in action: railway safety, com fort, and quality of service: research findings

François Caron

1 En ouvrant ce chapitre de notre bilan, je voudrais plaider en faveur d’une approche de l’histoire des transports qui ne se limite pas à la simple description des phénomènes de mobilité en négligeant celle des systèmes, des réseaux et des circulations qui rendent possible cette mobilité. Notre parti pris initial à l’AHICF a été en effet de ne pas séparer ces deux aspects d’une même réalité. Car si la technique est une construction sociale, elle construit aussi le social.

2 À propos de notre bilan dans le domaine de l’histoire des innovations, nous avons prospecté tous les domaines de l’innovation ferroviaire même si l’histoire de la traction et des ateliers a été quelque peu favorisée. Nous avons aussi beaucoup travaillé sur l’histoire des installations fixes, de la signalisation et du matériel roulant. Nous avons ainsi tout naturellement été confrontés aux grands problèmes de l’histoire des techniques, qu’il s’agisse de la dynamique des trajectoires technologiques, de la relation entre le système ferroviaire et le système technique global ou du rôle joué par les différents acteurs qui participent à la construction des connaissances et des pratiques.

3 Les « logiques de sentier » (path dependance) sont omniprésentes dans l’histoire des chemins de fer. On peut, sur chaque réseau, identifier des trajectoires spécifiques liées soit à des contraintes d’ordre géographique, soit à des choix technologiques, faits dès l’origine ou ultérieurement. Ainsi se développe un processus de différenciation des systèmes qui impose la définition de politiques d’unification et de standardisation des réseaux, lorsqu’il s’agit de réaliser des interconnexions. Nous avons, de fait, beaucoup

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travaillé sur cette dialectique de la différenciation-standardisation dans le cas, en particulier, des électrifications1.

4 La différenciation des systèmes ferroviaires n’est pas seulement le fruit d’une logique de sentier. Des cultures d’ingénieurs comme les cultures de métier originales se sont construites à partir d’un terreau national ou local spécifique, au gré d’expériences et d’environnements intellectuels particuliers, mais aussi d’échanges entre les différents milieux technoscientifiques nationaux. Dans les orientations prises par les ingénieurs français on peut facilement identifier les influences germaniques, anglaises ou américaines. On peut aussi identifier des cultures techniques propres à chaque grand réseau comme aux chemins de fer d’intérêt local, auxquels nous avons consacré deux importants colloques et publications de grande tenue2.

5 En réalité l’histoire technique ferroviaire n’est que l’une des composantes de l’histoire technique générale car les systèmes ferroviaires sont imbriqués dans le système technique global. Marcel Garreau a pu écrire que « le tractionnaire n’inventait rien » parce qu’il se contentait de « puiser dans l’arsenal des autres ». Il faisait ainsi allusion à l’application de l’ignitron à la locomotive électrique. Il serait facile de multiplier les exemples de ce type. Je pense pourtant que l’on peut inverser la formule et soutenir que la technologie ferroviaire a et reste une source d’innovations qui se sont ensuite diffusées dans l’ensemble du système. On ne peut surestimer le rôle joué par le chemin de fer dans l’évolution des techniques sidérurgiques au XIXe siècle ou des techniques de communication aux XIXe et XX e siècles. Les ateliers et les dépôts ont été des lieux majeurs de diffusion des techniques mécaniques dès le XXe siècle et des méthodes d’organisation du travail au XXe siècle.

6 Mais de telles questions ne peuvent être éclairées de manière satisfaisante que si l’on analyse les jeux d’acteurs qui participent à l’élaboration des choix technologiques. Notre approche repose sur le paradigme de la construction sociale de la technologie. Elle permet non seulement de comprendre la nature réelle des alternatives et des enjeux mais aussi de reconstituer les cheminements de la prise de décision finale. Le colloque que nous avons consacré en 1994 à la naissance du TGV, au cours duquel se sont confrontés les points de vue des universitaires et des décideurs de l’époque, a démontré la validité d’une telle approche3. L’importance de ces jeux d’acteurs est bien illustrée par la relation très complexe qui s’est instaurée, dès l’origine des chemins de fer, entre les entreprises ferroviaires et leurs fournisseurs dans le domaine de l’innovation. Cette relation ne concerne pas seulement les modes de passation des marchés mais aussi les processus d’innovation et les choix technologiques. Je ferai référence une fois encore à ce propos à la coopération entre Du Bousquet, directeur du Matériel et Traction à la Compagnie du Nord, et De Glehn, le directeur de l’Alsacienne de constructions mécaniques dans les années 1880 et 1890, à l’époque de la conception des locomotives compound4. L’intérêt et l’actualité de cette question nous ont paru justifier l’organisation d’une table ronde réunissant autour de M. André Blanc deux éminentes personnalités qui ont vécu cette expérience.

7 L’attention portée à l’histoire des innovations et des systèmes techniques ne nous a pas fait négliger pour autant celle des circulations et de la mobilité des hommes et des marchandises. Notre conviction est qu’une telle histoire ne doit pas se contenter de décrire cette mobilité. Elle doit aussi rendre compte des moyens mis en œuvre par les exploitants des réseaux pour conquérir le trafic et assurer la possibilité de cette circulation. L’histoire de la configuration des réseaux, examinée dans une perspective

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dynamique, depuis leur développement jusqu’à leur contraction et leur renaissance, a beaucoup retenu notre attention, de même que celle de la gestion des flux, envisagée sous ses aspects les plus concrets possibles. Nous avons beaucoup parlé des « crises de transport » et des encombrements, de la coordination et de l’interopérabilité, des triages et du dispatching system mais aussi des stratégies commerciales et tarifaires 5. Nous avons beaucoup réfléchi aux effets de la mobilité ferroviaire sur le développement économique et sur l’aménagement du territoire. Toutes ces pistes resteront ouvertes. Mais nous voudrions, dans les prochaines années, réaliser une connexion plus étroite entre l’analyse des stratégies d’offre replacées dans leur conditionnement technique et l’analyse des réponses qu’elles ont reçues dans la société, ce qui suppose une étude en profondeur des transformations économiques et socioculturelles associées aux grandes étapes de l’évolution du système ferroviaire. Au lieu de privilégier une vision plutôt systémique de l’innovation technique nous voudrions privilégier une vision fonctionnelle, centrée sur l’analyse de la qualité de l’offre de mobilité, et valorisant trois thèmes : • sécurité du voyage et du travail, • vitesse ferroviaire et société, • confort ferroviaire et société.

Sécurité et chemins de fer

8 Il me semble qu’une recherche portant sur la sécurité pourrait s’orienter dans trois directions : l’analyse de son influence sur les choix technologiques, l’analyse de son influence sur les choix organisationnels, l’analyse de sa perception par l’opinion publique et de son impact sur l’image du chemin de fer et des compagnies.

9 Un programme de recherche consacré à l’histoire de la sécurité ne peut, dans un premier temps, faire l’économie d’une analyse des statistiques d’accidents, de leurs circonstances et de leurs conséquences. Les données statistiques existent, même si elles sont d’interprétation délicate. Les sources permettant de reconstituer les circonstances des accidents et leurs suites sont nombreuses. La première enquête officielle consacrée à l’étude des accidents fut lancée en 1853. Elle concluait que la cause première des accidents survenus aux voyageurs était leur imprudence. Quant aux accidents résultant de l’exploitation ils n’étaient pas dus pour l’essentiel aux « hommes de science », c’est- à-dire aux techniques mises en œuvre, mais aux « hommes d’ordre et de prévoyance » qui devaient mieux choisir les agents, rédiger à leur intention des règlements plus clairs et exercer sur eux « une surveillance de tous les instants ». La sûreté du trafic, en un mot, était plus une affaire d’organisation et d’obéissance que de technique. La distinction entre ces deux causes d’accidents se retrouve dans tous les rapports consacrés aux accidents qui furent rédigés par la suite par les commissions d’enquête réunies à l’occasion de chacun d’entre eux.

10 Ces enquêtes ont toujours, dans leurs conclusions, tiré les leçons de l’accident et débouché sur la publication de nouvelles réglementations ou recommandations et parfois même d’instructions précises, concernant par exemple les systèmes de freinage ou de signalisation. Indépendamment de cette relation directe entre l’accident et les choix technologiques, c’est en réalité l’ensemble des orientations prises par les techniques ferroviaires qui a été très fortement influencé par l’exigence de sécurité. Cela ne signifie pas que ces choix étaient clairement définissables. C’est ainsi que

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l’histoire de l’introduction des automatismes dans les systèmes de signalisation et de régulation révèle l’importance des hésitations éprouvées par les ingénieurs européens dans les années 1890 et 1900 pour adopter les automatismes électriques pourtant de plus en plus répandus aux États-Unis. L’historien verra dans ces hésitations le signe de différences profondes entre ces deux cultures techniques. Les chantiers à ouvrir dans ce domaine sont très nombreux, depuis l’histoire des passages à niveau jusqu’à l’histoire des triages, depuis celle de la circulation en pleine voie jusqu’à celle de la gestion des points singuliers.

11 Cette influence n’est pas moins sensible dans le domaine de l’organisation. Toute l’organisation repose sur des ordres de service et des règlements qui définissent, avec une grande précision, la conduite à tenir en toutes circonstances. Il fallut organiser des formations destinées aux différents opérateurs afin qu’ils appliquent correctement ces règles. Dans le même ordre d’idées l’introduction des méthodes de recrutement et de contrôle des carrières fondées sur la psychologie du travail fut justifiée en grande partie par des préoccupations appartenant au domaine de la sécurité. On peut soutenir également que l’organisation hiérarchique des compagnies de chemin de fer a été largement associée aux contraintes de sécurité. Pour les rapporteurs de l’enquête de 1853 la première vertu d’un agent des chemins de fer est la vertu d’obéissance. La contrainte de sécurité a aussi largement justifié l’élargissement continuel du contrôle de l’État sur les compagnies. Il faut pourtant reconnaître que le concept de dangerosité du système comme source possible du comportement imprudent des voyageurs ou du non-respect des règlements par les agents ne s’est introduit dans la réflexion des ingénieurs que très progressivement.

Vitesse ferroviaire et société

12 L’histoire de la vitesse ferroviaire ne doit pas être réduite à la description des sensations éprouvées par les voyageurs lorsque le train roule vite. Elle doit être replacée dans son contexte technique, socioéconomique et socioculturel. Elle doit prendre en compte la vitesse de circulation des marchandises aussi bien que des voyageurs, l’analyse enfin des comportements et des pratiques culturelles associés à l’expérience de la vitesse.

13 La prise en compte des distinctions établies entre les différentes formes de vitesses, qu’il s’agisse de la vitesse en ligne, de la vitesse limite, de la vitesse moyenne, de la vitesse commerciale ou de la vitesse généralisée rendent ces analyses particulièrement délicates. Mais l’obstacle n’est pas insurmontable. Je me contenterai aujourd’hui de trois propositions qui peuvent servir de cadre à une étude à long terme du phénomène.

14 Premièrement, il est clair que l’histoire de l’élaboration et de la réalisation des politiques de vitesses doit être replacée dans le cadre du système ferroviaire global. Charles Boyaux, dans un rapport présenté au conseil d’administration de la SNCF en 1958, indiquait que la vitesse limite des trains de voyageurs n’était qu’un élément d’une évolution d’ensemble dont les paramètres étaient interdépendants. Il ajoutait que « la possibilité de circuler à 140 km/heure n’était qu’un sous-produit de la puissance installée »6. En réalité les réseaux ont utilisé très précocement les travaux d’entretien et de renouvellement des voies et introduit des aménagements qui permettaient d’accroître les vitesses sur les axes principaux. Un programme dit d’équipement des voies en vue de permettre des circulations en grande vitesse fut défini et entrepris dans

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l’entre-deux-guerres et poursuivi par la SNCF. Sa réalisation, selon un rapport de 1967, a d’ailleurs été grandement favorisée par le fait que « le tracé des lignes retenu à l’origine contenait en puissance des possibilités d’accélération ». Les interdépendances à l’intérieur du système ne concernent pas seulement la circulation des trains. Elles intéressent aussi l’aménagement des gares et leur accessibilité, la régulation des trains de marchandises ou le triage des wagons.

15 Deuxièmement, il faut s’interroger sur les raisons qui ont justifié l’adoption d’une politique de vitesse et définir les systèmes de représentation qui expliquent les orientations prises par cette politique. La première justification serait que la vitesse peut être à la fois un moyen d’assurer la sécurité des flux et une source d’économies. La possibilité de franchir rapidement les points singuliers est un facteur majeur de sécurité. On peut en donner de nombreux exemples comme celui de la bifurcation de Gagny. De plus la vitesse est, dans de très nombreux cas, le seul moyen d’apporter une réponse aux problèmes d’encombrements en l’absence de toute possibilité d’accroissement des infrastructures. Elle est de ce fait un moyen de réaliser d’importantes économies. Le rapport de Charles Boyaux, que je viens de citer, avait pour but de démontrer l’absurdité de la demande présentée par le gouvernement, dans le cadre d’un programme d’économies pour le budget d’exploitation de 1958, de réduire à 120 km/h les vitesses limites sur les lignes où les 140 km/h avaient été autorisés antérieurement. Boyaux montrait, chiffres à l’appui, que la vitesse était au contraire une source importante d’économies en tenant compte aussi bien des installations fixes que du matériel roulant sur les trajets de Paris à Lyon comme de Paris à Bordeaux. Charles Boyaux terminait son rapport par ces mots : « Toutes ces considérations n’ont d’ailleurs de valeur que parce qu’il s’agit de grandes lignes ayant de bons profils et un trafic très dense. Il ne faudrait pas, bien entendu, les extrapoler à des lignes difficiles ou à trafic médiocre sur lesquelles la recherche de la grande vitesse serait une erreur coûteuse. »

16 D’une manière beaucoup plus générale, la vitesse est destinée à permettre au voyageur ou à l’expéditeur d’aménager son temps de manière optimale. La variable stratégique devient ici la vitesse commerciale, c’est-à-dire la durée du parcours. L’histoire des vitesses ferroviaires a, de ce point de vue, deux facettes : celle de la réduction des temps de parcours sur les grands axes du réseau et les grandes distances, mais aussi celle du « raccourcissement du délai de transport considéré moins comme un supplément de confort que comme une facilité de circulation accessible à tous », selon l’expression utilisée en 1946 par le président de la SNCF dans une réunion du conseil. Car l’homme d’affaires ou l’homme pressé en général, qu’il soit touriste, fonctionnaire, journaliste, universitaire ou espion, n’ont pas été les seules cibles des exploitants, même si les trains spéciaux qui leurs été destinés ont eu la vie dure. Pour l’homme d’affaires la cible majeure était la possibilité de régler ses affaires en une seule journée grâce à un aller- retour possible dans cette seule journée. Mais dès avant le TGV la vitesse s’est démocratisée. Ce mouvement a pris son essor surtout à partir des années 1880. L’aboutissement de ce courant fut très certainement le turbotrain puis le TGV, qui de ce point de vue ne fut pas une rupture mais un accomplissement.

17 Troisièmement, la vitesse est un instrument de la construction et de l’aménagement du territoire. Un rapport de 1969 définissant la politique d’investissement pour l’année suivante parle de « l’amélioration des relations rapides entre les grands centres » pour ce qui concerne les voyageurs et de « l’aménagement des transports entre grands

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centres ». Une importante littérature a été écrite sur chacun de ces deux thèmes. Elle me semble pourtant encore insuffisante autant du côté des stratégies d’offre que de leur réception par les acteurs locaux et régionaux et de leurs effets sur ces territoires. On a beaucoup parlé de l’effet du TGV sur la métropolisation du territoire. Il faudrait aussi s’interroger avec plus de précision sur les périodes antérieures. De même l’histoire des transports de marchandises à grande vitesse et du régime accéléré de la SNCF mériterait une relecture complète. Il faut enfin poursuivre les travaux sur les conséquences sociologiques et psychosociologiques de la vitesse et du raccourcissement des parcours en les appuyant sur des enquêtes réalisées auprès des voyageurs pour apporter un complément aux impressions de voyage qui constituent encore aujourd’hui la source principale de ces recherches.

NOTES

1. RHCF HS 5. Les références des publications de l’AHICF sont développées dans la bibliographie, p. 325. 2. RHCF 24-25 et RHCF 30. 3. RHCF 12-13. 4. Voir François Caron, Histoire de l'exploitation d'un grand réseau. La Compagnie du chemin de fer du Nord, 1846-1937, Paris, La Haye, Mouton, 1973, 622 pages. 5. RHCF HS 3. 6. Centre des Archives historiques de la SNCF, Le Mans, versement 505 LM.

RÉSUMÉS

Ce bilan de l’un des domaines de recherche de l’AHICF de 1987 à 2007 plaide en faveur d’une approche de l’histoire des transports qui ne se limite pas à la simple description des phénomènes de mobilité et qui inclue celle des systèmes, des réseaux et des circulations qui la rendent possible. En effet, si la technique est une construction sociale, elle construit aussi le social. L’AHICF a prospecté tous les domaines de l’innovation ferroviaire (traction et ateliers, installations fixes, signalisation et matériel roulant). Ce faisant, elle a rencontré les grands problèmes de l’histoire des techniques. L’histoire des circulations et de la mobilité des hommes et des marchandises n’en a pas été pour autant négligée. Elle rend compte des moyens mis en œuvre par les exploitants des réseaux pour conquérir le trafic et comprend l’histoire de la configuration des réseaux comme celle de la gestion des flux. Nous avons beaucoup réfléchi également aux effets de la mobilité ferroviaire sur le développement économique et sur l’aménagement du territoire. Toutes ces pistes resteront ouvertes. Mais nous voudrions, dans les prochaines années, réaliser une connexion plus étroite entre l’analyse des stratégies d’offre replacées dans leur

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conditionnement technique et l’analyse des réponses qu’elles ont reçues dans la société. Cela suppose une étude en profondeur des transformations économiques et socioculturelles associées aux grandes étapes de l’évolution du système ferroviaire. Au lieu de privilégier une vision plutôt systémique de l’innovation technique nous voudrions privilégier une vision fonctionnelle, centrée sur l’analyse de la qualité de l’offre de mobilité, et valorisant trois thèmes : - sécurité du voyage et du travail, - vitesse ferroviaire et société, - confort ferroviaire et société.

This report on one of the AHICF’s areas of research presents a case for an approach to the history of transportation that is not simply limited to describing aspects of mobility but also includes a description of the systems, networks, and traffic that make it possible. In fact, if technique is a social construct, it also constructs ‘the social.’ The AHICF has investigated all areas of railway innovation (traction and workshops, permanent installations, signals, and rolling stock). Along the way, it has encountered the major problems of the history of technology. The history of the traffic and mobility of people and goods has, however, not been neglected. This history also acknowledges the ways that network operators found to capture traffic and includes the history of the configuration of networks as well as the management of flow. Much critical consideration has been given as well to the effect of railway mobility on economic development and town and country planning. All these avenues of research remain open. In the next few years, we would like to develop a closer connection between offer strategies reinserted into their technical set of conditions and the analysis of the responses that these strategies received in society. This implies an in-depth study of the economical and socio-cultural transformations associated with the major stages of the development of the railway system. Rather than privilege a more systemic image of technological innovation, we would prefer to foreground a functional vision focused on the qualitative analysis of the supply-side mobility that privileges three topics: - travel and work safety - railway speed and society - railway comfort and society

INDEX

Keywords : comfort, historiography, method, mobility, network, security, speed, technique, town and country planning Mots-clés : aménagement du territoire, confort, historiographie, méthode, mobilité, réseau, sécurité, technique, vitesse Thèmes : Histoire de l’innovation et des techniques, Réseaux et territoires Index chronologique : XIXe siècle, XXe siècle

AUTEUR

FRANÇOIS CARON Historien, professeur émérite à l’université de Paris-Sorbonne, président du Comité scientifique de l’AHICF

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Document

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Le Service de la recherche de la SNCF vu par Roger Guibert

Roger Guibert

1 François Caron a choisi de publier le document suivant, extrait des Archives historiques de la SNCF (CAH, 505 LM), qui rejoint des travaux antérieurs de l’AHICF sur l’histoire des grandes vitesses en France et ouvre un cours de réflexion sur les chemins de l’innovation ferroviaire.

2 Le 15 décembre 1971 Roger Guibert présente au conseil d’administration de la SNCF les travaux du Service de la recherche depuis 1966. Parmi les quarante-deux rapports rédigés et les vingt projets entrepris, il sélectionne « les plus caractéristiques par leurs aspects pluridisciplinaires et prospectifs ». Ces deux mots rendent clairement compte de l’esprit qui a inspiré les fondateurs et les animateurs du service. La pluridisciplinarité se manifeste à la fois par la coopération que le Service de la recherche a su instaurer entre les différents services de l’entreprise au sein des « groupes de travail » que par l’ouverture vers des organismes de recherche, des bureaux d’études et des entreprises extérieurs. Ainsi est institué un « dialogue permanent entre les chercheurs, les bureaux d’études et les utilisateurs ». La nature prospective s’exprime par la volonté d’ouvrir de nouveaux domaines de recherche tels que « les recherches économiques de caractère scientifique » mais aussi par le désir de mettre au service de « l’outil ferroviaire existant [...] l’utilisation des techniques et des méthodes les plus avancées ». La SNCF entre ainsi dans l’ère des hautes technologies et de la prospective à long terme qui n’a jamais cessé, depuis lors, d’influencer son mode de gestion. Ce texte montre enfin que la création du Service de la recherche ne constitue pas une rupture1. On y perçoit bien des échos de l’enthousiasme des premiers jours que Guibert a vécu, ou de l’esprit modernisateur des disciples de Dautry, de Louis Armand et de quelques autres... François Caron

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Annexe au Procès-Verbal de la séance du Conseil d’Administration du 15 décembre 1971

EXPOSÉ de M. GUIBERT, Directeur Général sur l’activité du Service de la Recherche de 1966 à 1971

3 Le Service de la Recherche a maintenant 5 ans d’existence. C’est, en effet, le 27 juillet 1966 que j’avais exposé, devant le Conseil, les raisons pour lesquelles, bien que la S.N.C.F. menât déjà une politique active de recherches ainsi qu’en témoignaient les résultats obtenus dans de nombreux domaines, l’organisation existante ne paraissait plus suffisante si l’on entendait garantir l’avenir du chemin de fer au milieu d’autres modes de transport de plus en plus perfectionnés. En fait, nos recherches n’étaient complètes qu’en ce qui concerne le perfectionnement de l’outil actuel, et leur degré d’approfondissement variait en fonction inverse du nombre de Services appelés à y participer. Les recherches prospectives n’étaient encore que fragmentaires, ne couvrant pas systématiquement l’ensemble des problèmes, et des lacunes subsistaient dans le domaine des recherches économiques de caractère scientifique.

4 Dans ces conditions, un groupe de travail avait été chargé d’étudier une nouvelle organisation de nos Services de recherche. Il préconisa la création d’un organisme nouveau qui, tout en laissant à chaque Direction sa part de recherches intégrée – celle qui est liée aux études courantes de ces Directions –, centraliserait tout ce qui peut avoir un caractère prospectif et pluridisciplinaire, c’est-à-dire intéressant plusieurs spécialités ferroviaires : mouvement, activité commerciale ou action technique.

5 L’ORGANISATION ET LES MÉTHODES DE TRAVAIL du nouveau Service qui, à la fin de l’année 1966, fut chargé de cette mission, devaient évidemment tenir compte des particularités de cette dernière. Celles qui ont été alors adoptées peuvent, au bout de 5 ans, être considérées comme ayant fait leurs preuves.

6 Je rappelle d’abord que le Service de la Recherche dispose actuellement de quelque 130 agents qui, abstraction faite des tâches afférentes à l’administration et à la documentation, sont groupés par discipline dans cinq Départements : « Technique », « Scientifique », « Exploitation », « Cybernétique » et « Économie ». Il n’est pas envisagé de dépasser cet effectif qui est notablement inférieur à celui de 200 à 300 agents indiqué en 1966, mais qui paraît bien correspondre aux besoins actuellement prévisibles.

7 Ce personnel du Service de la Recherche a été recruté dans les Régions et dans les autres Services de la Direction Générale, avec le souci, toutefois, de ne pas trop dégarnir les Divisions d’études des Directions techniques. En principe, les agents ainsi affectés au Service de la Recherche, où ils apportent l’expérience pratique de leur spécialité, retournent, après quelques années, dans leur service d’origine, enrichis d’une formation complémentaire particulièrement intéressante sur les problèmes fondamentaux du chemin de fer. Je signalerai notamment que le Service de la Recherche a fourni, pour les nouvelles structures, deux Directeurs de Région et un Directeur Adjoint.

8 Les chercheurs de chaque Département s’occupent, bien entendu, en priorité, des études et projets qui intéressent directement le Chemin de fer et que je vais tout à l’heure évoquer dans leurs lignes essentielles, mais ils consacrent également une partie notable de leur activité et de leur temps à des travaux qui concernent leur discipline

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propre, notamment pour tout ce qui touche les approches scientifiques et méthodologiques nouvelles. À cet effet, ils doivent faire largement appel à des organismes extérieurs et même à des recrutements d’experts contractuels dans les spécialités cybernétiques, économiques et mathématiques. Cette ouverture sur l’extérieur a en outre l’avantage de faire mieux ressentir la présence de la S.N.C.F. et l’importance des problèmes ferroviaires dans les milieux scientifiques ou économiques concernés par l’avenir des transports, qu’il s’agisse d’organismes publics, d’instituts de recherche publics ou privés, d’universités ou de sociétés d’études.

9 Parmi ces organismes avec lesquels nous sommes en rapport, je citerai : sur le plan national : • l’Institut de Recherche des Transports (I.R.T.), • la Direction de la Prévision au Ministère de l’Économie et des Finances, • le Service des Affaires Économiques Internationales (mission de la recherche), au Ministère des Transports, • la Délégation à l’Aménagement du Territoire et à l’Action Régionale (D.A.T.A.R.), • la Délégation Générale à la Recherche Scientifique et Technique (D.G.R.S.T.), • le Centre National de la Recherche Scientifique (C.N.R.S.), • le Centre National d’Etudes des Télécommunications (C.N.E.T.), • les grandes écoles d’ingénieurs ; sur le plan international : • le « Department of transportation » (DOT) au Ministère des Transports des États-Unis d’Amérique, • l’Institut des Transports Aériens (I.T.A.), • les Services de recherche et de planification prospectives des principaux Réseaux de chemins de fer européens et, notamment, la Commission de Recherche Prospective de l’UIC.

10 En fait, ces contacts extérieurs se concrétisent souvent par des contrats de recherche dans des domaines où la S.N.C.F. ne dispose pas de moyens ou d’expérience suffisants. 37 contrats de cette nature ont été conclus depuis la création du Service de la Recherche, pour un montant global de 5,3 M.

11 J’en citerai quelques-uns qui me paraissent propres à donner une idée du genre de recherches que nous demandons à des organismes extérieurs.

12 Nous avons ainsi passé, à propos du projet d’automatisation de la circulation (dit projet A 31), un contrat avec la C.I.I. (Compagnie Internationale pour l’Informatique), pour l’étude et la réalisation d’un système de régulation automatique, • avec IBM pour l’étude d’un système central de fluidification par ordinateur digital, • avec la SNECMA pour la fourniture d’une « mémoire active » de laboratoire, dont j’aurai l’occasion de dire un mot tout à l’heure, • avec la Compagnie de Signaux et d’Entreprises Électriques (C.S.E.E.), pour l’étude et la réalisation d’un prototype de simulateur de réseau, • avec la Compagnie Électro-Mécanique, Faiveley-Secheron, en vue de la fourniture d’équipements prototypes pour la marche programmée des automotrices « sud-ouest ».

13 Pour le projet relatif aux infrastructures nouvelles (projet C 03), le C.N.R.S. et la S.E.S.S.I.A. (Société d’Études et de Constructions, de Souffleries, de Simulateurs et d’Instrumentation Aérodynamique) se sont vu confier des études aérodynamiques de base sur les effets de la circulation des trains à très grande vitesse.

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14 Quant au projet concernant la « fiabilité » (projet A 91), il a entraîné la conclusion de trois contrats avec MATRA pour les études de fiabilité de divers équipements et composants et d’un contrat avec la C.S.E.E. pour la fiabilité des systèmes de signalisation susceptibles d’être retenus dans le cadre du projet Paris-Lyon.

15 En ce qui concerne l’économie et 1’économétrie, ont été passés un contrat avec MATRA pour l’étude des interactions horaires-demande, un contrat avec l’IRIEC (Institut de Recherche et d’Informatique de l’Économie) pour la détermination de l’impact économique d’une ligne nouvelle sur les entreprises régionales et deux contrats avec l’I.T.A. pour des études documentaires sur le transport aérien.

16 Enfin, en ce qui concerne les technologies nouvelles, ont été conclus un contrat avec Alsthom pour l’étude d’une pile à combustible et un autre avec l’Université de Grenoble pour l’étude d’une suspension magnétique.

17 Mais l’originalité essentielle de la méthode de travail suivie par le Service de la Recherche apparaît nettement dans l’étude des « projets » de recherche pluridisciplinaires. La procédure est la suivante : une fois inscrit au programme de recherche, chaque « projet » est confié à une équipe conduite par un haut fonctionnaire de la S.N.C.F. qualifié « directeur de projet ». Chaque équipe comporte, non seulement des membres du Service de la Recherche, mais également des spécialistes des diverses Directions centrales (notamment des Divisions d’études de ces Directions) et même, dans certains cas, des Régions. Les directeurs de « projets » appartiennent généralement au Service de la Recherche, mais ils sont amenés à créer des équipes spécialisées dont les animateurs peuvent être choisis en dehors de ce Service de la Recherche et entre lesquelles les différents travaux d’un même projet sont répartis. À titre d’exemple, le projet C 03 – qui, comme nous l’avons vu ci-dessus, se rapporte aux possibilités ferroviaires sur infrastructures nouvelles et, plus spécialement au projet de desserte de Paris-Lyon à très grande vitesse – a comporté 4 sous-projets et a nécessité la constitution de 15 équipes associant plus de 100 personnes, tant du Service de la Recherche que des Directions centrales et des Régions de la S.N.C.F.

18 Ainsi, notre organisation a pour but d’intégrer avec une souplesse suffisante tous les moyens d’étude de la S.N.C.F. en instituant un dialogue permanent entre les chercheurs, les bureaux d’études et les services utilisateurs.

19 Le programme de travail du Service de la Recherche est fixé, sur le plan national, par la Commission de la Recherche qui est présidée par moi-même ou par l’un de mes Adjoints, et à laquelle assistent, outre le Chef du Service en cause, les Directeurs des principaux Services centraux. C’est elle qui, dès 1967, a arrêté le premier programme de travail du Service de la Recherche, programme remanié et complété pendant les exercices suivants.

20 Au total, depuis la création du Service de la Recherche, fin 1966, la Commission de la Recherche a tenu 39 séances (en moyenne 8 par an), elle a examiné 42 rapports présentant les conclusions d’études relatives aux projets de recherche, et elle a évidemment décidé des suites à donner à ces rapports.

21 C’est également cette Commission qui, chaque année, établit le projet de budget de la Recherche, lequel intéresse à la fois le Service de la Recherche et les Services d’études des Directions techniques.

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22 LES TRAVAUX DU SERVICE DE LA RECHERCHE ont été d’abord organisés autour de trois thèmes fondamentaux : 1. Quel résultat optimal peut-on tirer de l’outil ferroviaire existant grâce à l’utilisation des techniques et des méthodes les plus avancées ? 2. Quelles sont, dans une perspective à long terme, les caractéristiques économiques et les possibilités du transport ferroviaire ? 3. Convient-il, pour répondre à la demande future, d’avoir recours à des nouvelles techniques de transport terrestre guidé, même non ferroviaires au sens strict de l’expression ?

23 Un 4ème thème est venu ultérieurement préciser et compléter les précédents : quelles perspectives l’horizon 1985 offre-t-il à la S.N.C.F. ?

24 Je ne puis, bien entendu, entrer dans le détail des 42 rapports et des 20 « projets » encore en cours d’étude. J’évoquerai néanmoins les plus caractéristiques par leurs aspects pluridisciplinaire et prospectif. • Le projet A 11, qui concerne l’acheminement des marchandises, l’un des problèmes fondamentaux de l’exploitation ferroviaire, comporte deux sous-projets. L’un, relatif à l’amélioration rapide du Régime Ordinaire, a donné lieu, depuis mars 1968, à plusieurs conclusions suivies d’exécution. L’autre est afférent à la possibilité de créer un Régime Unique se substituant aux deux Régimes actuels (Ordinaire et Accéléré) ; il s’agit là d’une question extrêmement importante et très délicate ; si le stade du défrichement a été dépassé, celui du difficile inventaire des avantages et des inconvénients que présenterait ce Régime Unique ne l’est pas et des études complémentaires ont dû être prescrites. • Le projet A 22 a pour objet la définition du matériel roulant pour les trains de voyageurs. Il inclut, entre autres, le sous-projet « rames à turbine à gaz », dont les conclusions ont débouché sur la mise en service des ETG sur Paris-Cherbourg, puis sur la commande des RTG pour la desserte de lignes transversales, notamment. Dans le cadre de ce même projet, un nouveau sous-projet a été retenu : il tend à définir, pour le long terme, les caractéristiques d’un matériel électrique adapté à une desserte voyageurs de jour à moyenne distance, dans des conditions comparables à celles que satisfait actuellement le matériel à turbine. • Le projet A 31 (Automatisation de la circulation) relève plus que d’autres, peut-être, de l’anticipation.

25 Son premier objectif est d’augmenter le débit des trains sur les infrastructures existantes.

26 Il a comporté, en particulier, un sous-projet « Paris-Juvisy », grâce auquel ont été définis les moyens qui, en accroissant les possibilités de trafic de 30 % par rapport à 1967, permettraient de différer la construction d’une 5ème voie. Ce sous-projet a donné lieu ou va donner lieu à divers travaux exécutés par étapes ; une première opération consiste à remanier le block automatique de ce secteur et à établir un PRS à hauteur de Choisy-le-Roi, travaux qui sont inscrits au budget de 1972. On remarquera, incidemment, qu’une augmentation de quelque 30 % du débit de la ligne Paris-Juvisy correspondrait à une utilisation maximale des possibilités du tronçon Paris-Austerlitz - Paris-Quai d’Orsay.

27 Un autre sous-projet d’automatisation vise à augmenter dans toute la mesure du possible le débit du « triangle » de Gagny où passent chaque jour quelque 300 trains ; différents systèmes automatiques ont été définis pour assurer une « fluidification » optimale des circulations et ces systèmes font l’objet de diverses expérimentations.

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28 Dans cet ordre d’idées, je ferai une courte digression pour signaler l’intérêt d’un simulateur de type original qualifié « mémoire active » et inventé par un chercheur étranger à la Société Nationale, le Docteur Sauvan, aux travaux duquel, néanmoins, nous avons collaboré si étroitement que la S.N.C.F. vient de recevoir pour la mise au point de cette mémoire active, conjointement avec cet inventeur, le prix « Apollo de l’Innovation ». Pour maints problèmes que nous avons à résoudre, le recours à l’ordinateur de type classique est théoriquement possible grâce à l’existence des méthodes séquentielles, mais celles-ci, pour d’autres problèmes, conduiraient à envisager un nombre de combinaisons si élevé (s’exprimant par millions ou centaines de millions) que les temps de calcul deviendraient prohibitifs. Le simulateur de « mémoire active » utilise des méthodes plus intuitives, moins complexes, moins rationnelles aussi, peut-être, mais qui aboutissent à une approximation très satisfaisante. Son mécanisme, plus proche, paraît-il, de celui du cerveau humain, doit permettre, précisément, de résoudre, dans des limites de temps raisonnables, les problèmes qui nous intéressent dans le domaine de la régulation du trafic ferroviaire ou de l’affectation des moyens, qu’il s’agisse de machines, d’hommes ou d’éléments d’infrastructures, voies ou quais par exemple.

29 Toujours en ce qui concerne l’automatisation de la circulation, une étape de recherche à plus long terme va être entreprise pour définir un système plus achevé d’automatisation de la circulation. Elle pourrait néanmoins comporter des applications à échéance relativement proche, allant jusqu’à l’automatisation complète d’une ligne.

30 Lorsqu’il s’agit d’un matériel utilisant des composants connus, dans des environnements toujours semblables, l’analyse statistique de son comportement peut être effectuée a priori, en partant de données expérimentales qui ont été antérieurement collectées sur les composants eux-mêmes ; c’est le cas des appareils électroniques, pour lesquels il est possible de faire des calculs de fiabilité prévisionnelle.

31 Lorsqu’il s’agit d’un matériel spécifique, la fiabilité ne peut être calculée qu’à partir des données expérimentales recueillies sur ce matériel, à moins qu’il [n’]existe déjà un matériel similaire en service. Le calcul permet de quantifier les risques de défaillance de ce matériel au cours de sa mission, de préciser le degré de confiance à accorder à cette quantification et, corrélativement, d’orienter les services d’étude et de contrôle.

32 Dans le cadre de ce projet, nous cherchons à évaluer l’intérêt pratique de ces méthodes de fiabilité pour le chemin de fer et également à former des spécialistes. Les techniques de fiabilité étant surtout développées dans le domaine de l’aérospatiale, nous avons exécuté des études conjointement avec la Société MATRA pour bénéficier de son expérience, études qui ont confirmé la valeur de ces méthodes.

33 Leur importance dans le cas du projet C 03 de ligne à très grande vitesse mérite d’être soulignée. L’utilisation intensive du matériel qui est à prévoir impose, en effet, un effort particulier pour réduire les risques de panne et de défaillance. Les études portent plus spécialement sur la fiabilité de certains composants de l’équipement des rames C 03 et sur celle des systèmes de signalisation.

34 Le rôle du Service de la Recherche est, bien entendu, d’assumer la direction technique de ces études, de les coordonner et de contrôler la validité des méthodes utilisées tout en assurant aux agents qui y participent le complément de formation qui peut leur être nécessaire.

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35 Son principal sous-projet, celui de la ligne à très grande vitesse Paris-Lyon, est bien connu du Conseil devant lequel M. le Président a fait le point de la question le 31 mars dernier.

36 Mais le projet C 03 comporte d’autres sous-projets. Les possibilités d’exploitation ferroviaire sur infrastructures nouvelles sont étudiées au plan international, en fonction d’échéances relativement lointaines certes, mais dont il importe de se préoccuper dès à présent. Il s’agit, en particulier, des perspectives nouvelles qu’ouvrirait le percement du tunnel sous la Manche et nous étudions avec les Réseaux concernés l’intérêt de relations à très grande vitesse sur le triangle Londres-Paris- Bruxelles et au-delà de ce triangle, vers l’Allemagne et la Hollande. • Les études qui se rattachent au projet D 01 (études « transports » du Plan ; la S.N.C.F. en 1985) ont été entreprises en 1968 en liaison avec le Comité directeur des « Études Transports 1985 », chargé par le Commissariat du Plan de dégager les principales caractéristiques que pourrait présenter le secteur des transports eu 1985. L’intérêt de cette recherche est éventuellement de permettre la définition d’un plan directeur à long terme du chemin de fer. Malgré les aléas que comporte une telle projection dans un avenir assez lointain, on peut tout de même en tirer bénéfice pour l’orientation de nos plans d’entreprise à plus court terme. • Enfin, j’évoquerai les projets d’études régionales qui sont également élaborés dans la perspective de « l’horizon 1985 » et qui ont pour objet d’apprécier l’évolution de l’offre et de la demande de transport le long de certains axes ferroviaires ou dans certaines régions où peuvent se poser, à relativement brève échéance, des problèmes de capacité. Quand on examine la prospective du chemin de fer pour les dernières années du siècle, on est conduit, même en recourant à des évaluations très prudentes, à multiplier le trafic par 2,5, ce qui soulève des questions de capacité assez importantes dont il faut se préoccuper longtemps à l’avance. Ces recherches de capacité sont actuellement concentrées sur l’axe Paris- Dijon- Lyon-Méditerranée, les vallées alpines – où se multiplient les dessertes des stations de sports d’hiver –, la Région Parisienne et la Basse-Seine.

37 Toujours dans le domaine de la CYBERNÉTIQUE, le Service de la Recherche a montré ce que pouvait être l’apport des méthodes de simulation pour la résolution de problèmes ferroviaires, notamment lorsqu’il s’agit de phénomènes trop complexes pour être décrits par des modèles analytiques. Ces méthodes semblent devoir être appelées à un large développement, en matière économique et opérationnelle, voire pour certains problèmes touchant à la gestion du personnel.

38 D’autres recherches cybernétiques concernent l’élaboration de modèles analytiques appliqués au débit des lignes, les études d’implantation et de gestion automatique des installations permanentes de contresens, les applications de la Mémoire Active, la transmission d’informations numériques au moyen d’une liaison radio préexistante, etc.

39 Dans le domaine TECHNIQUE , les travaux dont le Service de la Recherche prend l’initiative sont essentiellement de nature théorique. Ils ont leur origine dans l’existence de méthodes nouvelles tant pour la formulation mathématique de certains problèmes complexes (problèmes mécaniques, notamment) que pour les résolutions de systèmes d’équations auxquels cette formulation conduit presque toujours. Ces méthodes nouvelles, rendues possibles par l’utilisation des calculatrices électroniques, nécessitent, pour leur mise en œuvre, des spécialistes joignant une compétence combinée de mécanicien, de mathématicien et d’informaticien. C’est ainsi, par exemple,

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que la connaissance de la programmation linéaire pour la résolution de problèmes économiques, a suggéré l’application de cette programmation à des problèmes techniques.

40 Le Service de la Recherche a, sous cet angle, étudié, en particulier, l’optimisation de la rectification des courbes de voie, la stabilité transversale d’un véhicule circulant sur une voie présentant des défauts, l’aérodynamisme instationnaire, l’utilisation des freins à courant de Foucault, et apporté, pour diverses autres études, une aide de nature informatique et scientifique aux Directions fonctionnelles.

41 Indépendamment des études économiques nécessitées par les divers projets, les recherches économiques auxquelles se livre le Service précité se situent pour la plupart dans le cadre d’une collaboration avec la Direction Commerciale et la Direction des Études Générales. Mentionnons, à cet égard, l’élaboration et l’exploitation de modèles de prévisions de la demande voyageurs (modèles prix-temps, modèles à coût généralisé, modèles plurimodaux), la mise au point de méthodes d’analyse multidimensionnelle de fichiers de données (qui ont d’ailleurs une portée générale dépassant les seuls besoins commerciaux), certains travaux concernant les méthodologies de choix des investissements et les conséquences de la crise de l’énergie.

42 La construction de modèles analytiques ou de simulation s’est également introduite dans les RECHERCHES « TRANSPORT » nécessitées par l’analyse des perspectives à long terme du chemin de fer : modèle analytique prospectif du plan de transport, modèle simplifié de circulation à coût minimal sur un réseau, études de capacité d’un réseau...

43 Indépendamment de ses recherches dans les divers domaines spécifiques intéressant toutes les disciplines du chemin de fer, le Service de la Recherche participe à de très nombreux travaux effectués à la demande d’un ORGANISME EXTÉRIEUR NATIONAL (missions ministérielles concernant l’apport des techniques nouvelles au transport terrestre guidé ou l’élaboration des stratégies pour la mise en place des transports interrégionaux de voyageurs, Club des Transports Rapides, Commissariat du Plan, expertises pour la DGRST...) OU INTERNATIONAL : U.I.C. (Commission « Recherche Prospective »), O.R.E., Groupe des Neuf, Comité Commun du Tunnel, Commission Économique et Sociale pour l’Asie et le Pacifique (CESAP), Coopération franco- soviétique et avec le Ministère des Transports des U.S.A.

44 La contribution à ces études représente une charge importante. On doit cependant observer que la plupart des travaux correspondants ont des retombées positives sur ceux du Service car les objectifs de recherche sont de même nature. Ils permettent, de plus, d’avoir accès aux activités des organismes de recherche extérieurs.

45 Enfin, le Service de la Recherche consacre une part non négligeable de ses activités à la fonction « enseignement » dans plusieurs Grandes Écoles ou Organismes universitaires.

46 Voici, très rapidement survolées, ce qu’ont été les principales activités du Service de la Recherche au cours des derniers exercices, activités – on le voit – très variées qui vont de la conduite de grands projets pluridisciplinaires à des études assez fondamentales effectuées pour tels ou tels domaines spécifiques du chemin de fer où le Service de la Recherche joue en quelque sorte un rôle de prospection.

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NOTES

1. Voir « Aux origines des très grandes vitesses ferroviaires en France : histoire d’une décision, genèse d’une innovation », Actes de la sixième journée scientifique de l’AHICF (31 mars 1994), Revue d’histoire des chemins de fer n°12-13 (printemps-automne 1995), qui suivait une enquête orale sur le même sujet commandée par l’AHICF au CNRS, bientôt en ligne sur le site http:// www.memoire-orale.org.

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Des innovations électriques dans les chemins de fer à Albert Sartiaux : itinéraire d’une recherche Albert Sartiaux ’s electrical innovations for the railway: the trajectory of a research path

Aurélien Prévot

1 Passionné depuis longtemps par les chemins de fer, j’ai rapidement su que la maîtrise que je ferais en histoire serait consacrée au monde du rail. Ma directrice de recherche, Florence Bourillon, prit alors contact avec l’AHICF qui, chaque année, propose divers thèmes de travaux. Je fus intéressé par l’un deux qui avait l’avantage d’associer aux chemins de fer un autre secteur où le progrès est constant, l’électricité : « chemin de fer et innovation, le rôle de l’électricité dans les chemins de fer » ; intéressé et non davantage car les problèmes purement techniques me faisaient peur : allais-je comprendre ? Mais je savais que je pouvais compter sur l’AHICF et sur la Fondation EDF Diversiterre pour mener mon travail à terme. Comme il me fallait centrer mon étude sur une zone géographique et une période chronologique précises et que ma famille était originaire du nord de la France, c’est tout naturellement que je choisis de m’intéresser à la Compagnie des Rothschild dont les archives sont conservées à Roubaix, à une heure et demi de trajet de Paris, archives qui avaient été en partie dépouillées par François Caron, ce qui facilitait ma tâche. Toutefois, avant d’entreprendre un voyage sur place, il fallait déjà avoir une connaissance plus précise de l’objet de mes futures recherches. J’ai donc commencé par lire les ouvrages du professeur François Caron sur les chemins de fer en France et sur la Compagnie du chemin de fer du Nord. De même, il m’est apparu indispensable de me documenter sur l’histoire de l’électricité en France. J’ai donc lu, d’Alain Beltran : La Fée électricité1 et, de François Caron et Fabienne Cardot, le tome premier de l’Histoire de l’électricité en France2. Outre des connaissances fondamentales sur les chemins de fer et l’électricité, essentielles pour la suite de mon travail, j’en ai tiré aussi une première idée de la recherche que j’allais entreprendre. Les discussions avec Marie-Noëlle Polino durant le

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dépouillement de la Revue générale des chemins de fer rue d’Amsterdam, dans les anciens locaux de l’AHICF, aboutirent au choix de trois grands axes de recherche : l’éclairage électrique, la manutention électrique et la traction électrique. Ces trois thèmes allaient me réserver bien des surprises.

L’éclairage électrique de La Chapelle

2 Albert Sartiaux (1845-1921, fig. 1 et 2), fraîchement recruté par son futur beau-père Félix Mathias (1821-1889) comme ingénieur à la Compagnie du Nord, rapporte dans la Revue générale des chemins de fer d’octobre 18783 ses expériences en matière d’éclairage électrique dans les halles de la gare des marchandises de La Chapelle. Il explique avec précision quels étaient les problèmes rencontrés et comment il est parvenu à les résoudre.

3 Les halles étaient très mal éclairées par quelques becs de gaz et la compagnie devait faire face à trois difficultés. Les employés profitent de la pénombre pour y dormir tranquillement tandis que ceux qui travaillent ont du mal à lire les étiquettes de destination4. Enfin, à la faveur de l’obscurité, les clients apportent des colis en mauvais état qui sont acceptés sans réserve. La Compagnie du Nord est ensuite dans l’obligation de verser des dédommagements alors qu’elle n’est nullement responsable des détériorations5.

4 La solution d’évidence serait de multiplier par deux le nombre de becs de gaz. Mais le coût d’une telle opération est considérable et sans rapport avec le profit espéré. Albert Sartiaux propose donc d’utiliser l’électricité dans deux halles de La Chapelle où s’effectuent les expéditions pour Boulogne et Lille, deux destinations importantes de la Compagnie du Nord. Le choix d’un éclairage coûteux qui, pour cette raison, n’est encore utilisé que dans les grands magasins et que l’on peut donc qualifier « de luxe » est étonnant à première vue mais l’essai est une réussite. L’installation est fort simple : une locomobile fonctionnant au charbon entraîne cinq machines Gramme, une sorte de dynamo (fig. 3). Chaque machine alimente une lampe à arc. Comme ce type de lampe est éblouissant, c’est un éclairage indirect qui est utilisé : la lampe éclaire le plafond des halles, peint en blanc et qui sert donc de réflecteur6. Les halles baignent alors dans une lumière uniforme et modérée qui ne fatigue pas les yeux des employés. À l’extérieur des halles, d’autres lampes sont installées en hauteur qui permettent d’éclairer jusqu’à soixante mètres environ7. Le coût est certes élevé mais la lumière est de meilleure qualité que celle fournie par le gaz et l’on pouvait espérer dans un avenir proche une baisse des frais d’exploitation.

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1. Albert Sartiaux en habit de polytechnicien, gravure imprimée, s.l.n.d. (vers 1875-1880).

2. Signature d’Albert Sartiaux, dans le dossier ANMT 202 AQ 1357 : « Éclairage électrique de La Chapelle ».

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3. Machine Gramme, illustration extraite de Alfred Niaudet, « Éclairage à l’électricité », La Nature, n° 214 (16 juillet 1877), p. 93.

5 L’éclairage électrique fonctionne en moyenne quinze heures et demie par jour. Le travail dans les halles se fait ainsi plus vite, avec 25 % d’hommes en moins8. Le travail de nuit se fait désormais comme celui de jour puisque les chefs d’équipe ne sont plus dans l’obligation de porter avec eux des lanternes à main pour chercher les colis ou déchiffrer les adresses et les marques. Les indemnités versées pour détérioration diminuent également. Bref, c’est un succès total : l’électricité vient de prouver son intérêt dans l’exploitation des chemins de fer et, malgré son coût, génère des économies. Les autres compagnies admirent la nouveauté et toutes les revues professionnelles publient des articles à propos de cette innovation9.

6 Albert Sartiaux, dans son article de la Revue générale des chemins de fer10 (qui ressemble de près au compte rendu11 qu’il envoie au Comité de direction, organe de décision de la Compagnie du Nord), oublie un « détail » qui a son importance. Avant d’installer l’éclairage électrique de manière définitive à La Chapelle, il l’avait essayé dans la salle des bagages de la gare des voyageurs de Paris-Nord. La lecture des archives12 montre tout le talent d’Albert Sartiaux qui parvient à obtenir de la compagnie des crédits, certes limités, mais, surtout, le prêt de quasiment tout le matériel nécessaire pour son essai auprès d’entreprises qui espèrent obtenir ensuite le marché13. Il a ainsi montré l’intérêt de sa solution sans prendre de grand risque financier et sans entamer son crédit auprès de sa direction.

7 C’est la première utilisation de l’électricité dans les chemins de fer en France. J’avais donc la date de début de mes recherches : 1875.

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Convaincre des bienfaits de l’innovation

8 Grâce à la bourse conjointe accordée par l’AHICF et la Fondation EDF Diversiterre, j’ai pu effectuer de nombreux voyages à Roubaix pour approfondir mon travail et étudier les cabestans électriques. Je ne reviendrai pas ici sur le fonctionnement du cabestan ni sur les différents types de machines que j’ai abordés dans la Revue d’histoire des chemins de fer à l’automne 2006 14. Toutefois le cas des cabestans électriques me permit de comprendre concrètement le fonctionnement de la compagnie.

9 La Compagnie du Nord, comme toute société anonyme, est théoriquement dirigée par ses actionnaires, réunis annuellement en assemblée générale pour élire un conseil d’administration auquel ils délèguent leur pouvoir. La Compagnie du Nord présente la spécificité de ne pas posséder de directeur général mais un comité de direction, contrairement à toutes les autres compagnies de chemin de fer, telle la Compagnie de Paris-Lyon-Méditerranée (PLM) dirigée de manière autoritaire par Gustave Noblemaire de 1879 à 1907. Le comité, organe central et permanent de la direction, est constitué de sept membres issus du conseil d’administration (ils partagent la même présidence et la même vice-présidence). À une permanence quotidienne de deux membres au moins s’ajoutent deux séances hebdomadaires où sont soumis les projets présentés par les ingénieurs en chef des trois divisions (Matériel et Traction, Travaux et Surveillance, tous deux sous l’autorité de l’Exploitation). Nommé pour un an par le conseil d’administration qui lui délègue l’ensemble de ses pouvoirs (mis à part toutefois celui de nomination des chefs de division, ingénieurs-conseil, notaires, caissiers et autres avoués), le comité est l’exécutif de la compagnie. L’originalité de la Compagnie du Nord tient à ce rôle déterminant des administrateurs dans la gestion quotidienne. C’est le capital qui entend diriger. L’absence de directeur, auquel se substitue un comité indirectement élu par les actionnaires, le montre nettement. Les administrateurs sont les plus gros actionnaires de la compagnie, un article des statuts précisant que tout administrateur doit être titulaire d’un minimum de cent actions. L’assiduité de James de Rothschild aux réunions du comité (une fois sur deux, soit une réunion par semaine) montre son rôle actif dans la gestion et son intérêt pour la compagnie. Toutefois, dans le cours ordinaire des choses, l’ingénieur en chef de l’Exploitation joue de plus en plus le rôle de directeur, ce qui permet à Albert Sartiaux de dire : « Le Nord, c’est moi15 » et, surtout, de prendre un poids considérable dans les décisions qui engagent l’avenir.

10 Dans toutes les demandes transmises au comité auquel les ingénieurs, chefs des trois divisions, soumettent leurs rapports écrits deux fois la semaine, l’argument mis en avant est d’ordre financier : grâce à l’installation de l’équipement demandé, la compagnie réalisera de substantielles économies. Les ingénieurs en ont vite compris la portée et en usent à satiété. Le prix de revient est ce qui importe le plus et, dans toutes les demandes, de savants calculs démontrent l’intérêt de la réalisation des travaux en prenant en compte le prix de revient avec le système précédent d’une part, le prix de revient avec ce qui est proposé, augmenté de l’amortissement de l’investissement d’installation d’autre part. Chaque fois qu’une demande arrive jusqu’au comité, c’est que le prix de revient final du système proposé est inférieur à celui de l’équipement existant. Une fois la dépense acceptée par le comité, il faut l’accord du ministère des Travaux publics à l’investissement envisagé. Il s’obtient par la démonstration de l’augmentation de la sécurité obtenue par les travaux, et l’argument n’est pas faux.

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Parfois, Albert Sartiaux demande un avis au ministre avant même la mise à l’étude des projets16 ou son autorisation à poursuivre plus avant les recherches17.

11 Les frais jugés trop élevés de certains postes et le coût du recours à des entreprises extérieures permettent à Albert Sartiaux de favoriser l’innovation conçue à l’intérieur de la compagnie. Ainsi, le premier cabestan électrique est installé par la Société de la transmission de la force par l’électricité qui, fondée par Marcel Deprez, appartient à la galaxie Rothschild18. Toutefois, cet appareil est livré avec du retard et peine à fonctionner correctement. De nombreux courriers sont échangés entre la compagnie et la société de Marcel Deprez. Des notes sont adressées au comité pour le tenir informé du déroulement de la commande. En conséquence, les cabestans suivants sont conçus en interne par le frère d’Albert Sartiaux, Eugène, qui a rejoint la compagnie. Il n’est plus question de retards, frais ou problèmes techniques. Quelques mois plus tard, Eugène Sartiaux explique en détail ses créations dans la Revue générale des chemins de fer et en démontre l’intérêt19.

La traction électrique

12 En matière de traction électrique, la Compagnie du Nord ne s’est pas placée au premier rang. Bénéficiant des mines de charbon du Nord, il lui était difficile de mécontenter ses plus gros clients, même s’il semble que la compagnie ait cherché à mettre au point une locomotive vapeur-électrique suivant le même principe que celle conçue par Jean- Jacques Heilmann20 pour le réseau de l’État. Le courant nécessaire à la traction est produit au moyen d’une machine à vapeur placée sur la locomotive même. Elle fait tourner directement une machine dynamo à excitatrice séparée qui produit le courant électrique, alors envoyé dans d’autres machines dynamos calées sur les essieux de la locomotive. Ce système permet, sur le papier, d’utiliser au mieux la chaleur dégagée par la combustion de la houille. Le réglage est plus fin que celui qu’il est possible d’obtenir d’une locomotive à vapeur seule et permet d’atteindre de plus grandes vitesses. Le temps de chauffe est plus réduit et les frottements des bielles, manivelles et énormes roues sont supprimés, ce qui induit des économies. Il reste peu de traces à la Compagnie du Nord de ce projet, juste évoqué dans quelques revues de vulgarisation.

13 La Compagnie du Nord réalise en revanche une locomotive à accumulateurs (fig. 4). L’exploration du comportement des machines dynamo-électriques hors des installations fixes est l’un des objectifs des essais. La compagnie, toujours dans un souci d’économie, a utilisé pour les mener à bien le châssis d’une ancienne locomotive à vapeur, de type Mammouth, parvenue à sa limite d’usure. Quatre machines dynamo- électriques motrices sont calées sur les essieux, à l’extérieur des roues, et leur anneau extérieur ou inducteur est suspendu au châssis par de forts ressorts destinés à neutraliser les trépidations. Chacune de ces machines développe normalement une force de 30 chevaux-vapeur qui peut-être portée à 100 chevaux par machine au moment du coup de collier du démarrage et à 60 chevaux lorsqu’il s’agit de gravir une rampe. L’intérêt de la traction électrique est donc bien, encore une fois, sa souplesse, « ces variations de puissance [étant] impossibles à réaliser avec les machines à vapeur » 21. 80 accumulateurs électriques, pesant environ 18 tonnes, fournissent l’énergie nécessaire. Ainsi équipée, la locomotive peut rouler pendant cinq heures et parcourir plus de 200 km.

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4. Exceptionnel cliché de la locomotive électrique à accumulateurs de la Compagnie du Nord, pris vers 1900, sans doute à La Chapelle (album photographique d’amateur, coll. Aurélien Prévot).

14 On peut imaginer que ces essais, réalisés en 1893, après un voyage d’étude à Londres, de la traction électrique dans le Métro, servent à préparer et à favoriser le développement de ce que René Clozier appelle « le projet Sartiaux », c’est-à-dire la pénétration plus avant dans Paris des lignes de chemin de fer, tant pour le trafic voyageurs que pour le trafic des marchandises22.

15 Ces divers essais sont tous sans lendemain. L’innovation à la Compagnie du Nord semble se tarir à partir de 1900. Les articles donnés à la Revue générale des chemins de fer sont plus rares, les archives sont moins nombreuses ou ne concernent que des améliorations de détail. Est-ce à dire que le réseau de la Compagnie est si parfait qu’il ne soit plus nécessaire d’innover ? Nullement, et la grève de 1911, terrible au Nord, nous le rappelle. Devais-je dès lors limiter mon étude à 1900 ou au contraire la poursuivre jusqu’en 1914 ? Mes discussions avec François Caron et Marie-Noëlle Polino m’ont permis d’élargir le champ de mes recherches en m’intéressant au Paris-Orléans, la compagnie qui innove au début du XXe siècle.

16 La Compagnie d’Orléans a obtenu, à l’occasion de l’Exposition universelle de 1900, le droit de construire au Quai d’Orsay une gare dédiée aux voyageurs. Celle-ci doit donc être une vitrine. Il lui faut par conséquent être imbattable en matière de progrès des techniques comme des services. Il se manifeste avec l’apparition des ascenseurs électriques, des escaliers mécaniques et des « toiles à bagages » pour permettre la remontée de ceux-ci au rez-de-chaussée depuis le sous-sol où se trouvent les quais23 ; c’est également le développement de l’énergie électrique mise en œuvre dans le trajet entre la gare d’Austerlitz et la gare d’Orsay avec les célèbres locomotives « boîtes à sel » 24 (fig. 5), résultat de plusieurs voyages d’études aux États-Unis25. La traction électrique se développe ensuite sur le réseau de banlieue du Paris-Orléans26 (fig. 6 et 7), à l’exemple du réseau de l’Ouest qui avait opté pour d’autres techniques d’alimentation électrique27 (fig. 8).

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5. Schéma des « boîtes à sel » qui remorquaient les trains de luxe entre les gares d’Austerlitz et d’Orsay illustrant la notice « Locomotives électriques servant à la traction électrique des trains entre la gare d’Austerlitz et la gare d’Orsay », in « Les chemins de fer et les tramways à l’exposition universelle de 1900. Matériel et objets exposés par la Compagnie d’Orléans. Catalogue du matériel exposé », Revue générale des chemins de fer, novembre 1900, p. 685-774, notice p. 691-692, planche CXXXIX.

6. Locomotive électrique du Paris-Orléans pour la traction sur la ligne Paris-Juvisy, in F. Paul- Dubois, « Note sur la traction électrique des trains de banlieue de la Compagnie d’Orléans, entre Paris et Juvisy », Revue générale des chemins de fer, décembre 1904, p. 353-369, planche X.

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7. Automotrice électrique du Paris-Orléans pour la traction sur la ligne Paris-Juvisy, in F. Paul- Dubois, « Note sur la traction électrique des trains de banlieue de la Compagnie d’Orléans, entre Paris et Juvisy », Revue générale des chemins de fer, décembre 1904, p. 353-369, planche XI.

8. Locomotive électrique de la Compagnie de l’Ouest, photographiée après le rachat de cette dernière par l’État (1908). Ces machines circulaient sur la ligne Invalides-Versailles Rive gauche (album photographique d’amateur, coll. Aurélien Prévot).

17 De 1875 à 1900, l’électricité s’impose progressivement comme une énergie d’avenir. Cette arrivée dans le monde des chemins de fer ne s’est pas faite sans appréhension de la part de bien des ingénieurs qui estiment que la fiabilité de ces équipements n’est pas encore à même de garantir la sécurité du système ferroviaire. C’est pourquoi l’électricité est d’abord utilisée dans l’éclairage des locaux ou dans les opérations de manœuvres sur les voies de débord avant de s’imposer dans la signalisation puis dans la traction. Les dernières années du XIXe siècle sont donc celles où l’image de l’électricité change : ce n’est plus une énergie de salon, une énergie expérimentale, c’est une énergie utile pour l’entreprise, pour améliorer la productivité et la sécurité. Ce qu’avaient imaginé les premiers découvreurs de l’électricité devient dès lors réalité.

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Albert Sartiaux, un visionnaire méconnu

18 Cet article le montre, l’étude des innovations techniques ne présente un intérêt véritable que replacée dans le contexte général, économique et social de la France. Elle a été pour moi le moyen d’aborder la gestion concrète d’une grande société française avant la Première Guerre mondiale. Le souci de l’efficacité, la prise de risques calculée, une gestion rigoureuse du personnel employé, des interventions constantes des représentants du capital dans l’administration quotidienne, tout montre qu’on est loin d’un capitalisme sauvage, uniquement soucieux de faire des bénéfices sans tenir compte ni des réalités sociales ni de la sécurité des voyageurs ou de leur confort. Ce travail m’a aussi amené à rencontrer constamment la figure d’Albert Sartiaux. Comment, dès lors, ne pas partager l’admiration de François Caron pour cet homme exceptionnel et injustement oublié et dont la carrière à la Compagnie du Nord s’est faite au gré de l’innovation, tandis qu’au PLM Gustave Noblemaire développait d’autres valeurs : paternalisme et discipline ?

19 Nés à treize ans d’écart, les deux hommes ont suivi des parcours très proches. Tous deux sont issus de familles bourgeoises. Le père de Gustave Noblemaire est capitaine d’infanterie, celui d’Albert Sartiaux, brasseur28. Tous deux sont élèves de l’École polytechnique, qui déjà forme l’élite de la Nation. Les meilleurs d’entre eux peuvent compléter leur formation dans une école spécialisée. Gustave Noblemaire poursuit ses études à l’École des Mines de Paris et Albert Sartiaux entre aux Ponts et Chaussées où l’on note en 1868 une assiduité exemplaire, une conduite parfaite, une tenue convenable mais un travail excessif avec cette appréciation : « Cet élève a une tendance à se livrer à des recherches spéculatives ou à des études abstraites qui nuisent à l’efficacité de ses efforts. Il sera du nombre des ingénieurs qui se laissent absorber par une ardeur passionnée pour le travail29. » Le compte rendu de l’année suivante est de la même teneur mais l’appréciation est plus positive : « Il a besoin, selon nous, d’un service actif pour utiliser une ardeur au travail qui séparait volontiers les études abstraites et les spéculations scientifiques30. » Durant son stage en Haute-Garonne en 1866-1867, son acharnement à comprendre le fonctionnement des systèmes hydrauliques est mis en valeur31. Voici donc un élément de la force d’Albert Sartiaux qui explique sa réussite. Son goût de l’innovation, que l’on ne retrouve pas avec la même intensité chez Gustave Noblemaire, provient probablement de l’École des Ponts et Chaussées, sans doute plus novatrice que celle des Mines à l’époque. Mais il vient peut-être aussi de son environnement familial puisque son frère cadet, Eugène, qui n’a aucun diplôme, est également passionné par les nouveautés scientifiques. Entré rapidement après lui à la Compagnie du Nord comme simple télégraphiste, il prend plus tard la direction des Services électriques ! L’esprit entreprenant d’Eugène Sartiaux, son côté un peu visionnaire ont sans doute influencé Albert, d’autant que l’entente entre les deux frères est profonde et qu’il ne peut y avoir de compétition entre eux. Albert a certainement été amené ainsi à défendre quelques idées de son cadet. Albert Sartiaux, dans ces conditions, a un profil tout à fait original. Il est d’une autre génération que les Jean-François Cail32 (1804-1871) ou Charles Christofle33 (1805-1863) qui, partis de rien ou presque, ont construit une entreprise véritable référence dans leur secteur d’activité. Mais il est aussi différent de bien des ingénieurs polytechniciens comme Gustave Noblemaire. Certes, comme lui, c’est un parfait gestionnaire qui

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annonce les nouveaux entrepreneurs qui font carrière dans des entreprises qu’ils n’ont pas fondées et dont ils ne sont pas les propriétaires mais, en même temps, il se veut aussi novateur que les premiers et croit comme eux en l’avenir du progrès pour l’entreprise et pour son personnel. Il est ainsi la preuve qu’il n’y a pas de réussite économique véritable sans une présence humaine de qualité, capable de penser demain. C’est une leçon que l’enseignant que je suis devenu n’est pas prêt d’oublier.

20 Ainsi, j’ai pu mener un travail passionnant, véritable parcours d’initiation au métier d’historien grâce à l’AHICF et la Fondation EDF Diversiterre qui m’ont aidé financièrement mais aussi grâce à Florence Bourillon, Philippe Boutry, Marie-Noëlle Polino sans oublier bien sûr François Caron qui ont suivi la progression de mes recherches et qui ont toujours su les faire rebondir dans la bonne direction par les innombrables questions qu’ils m’ont posées.

NOTES

1. Alain Beltran, La Fée électricité, Paris, Gallimard, coll. « Découvertes », 1991. 2. François Caron et Fabienne Cardot (dir.), Histoire de l’électricité en France, tome I er, 1881-1918, Paris, Fayard, 1991. 3. Le premier numéro de cette revue est celui de juillet 1878. Albert Sartiaux est un des membres fondateurs. 4. Dans la journée, un ouvrier traite 850 kg par heure contre 530 kg la nuit (Albert Sartiaux, « Note sur les essais d’éclairage électrique faits à la gare de La Chapelle depuis le 15 janvier 1875 », Revue générale des chemins de fer (désormais : RGCF), octobre 1878, p. 310). Les chiffres donnés par Albert Sartiaux sont ceux qui sont ressortis des comptages répétés opérés sous la direction de M. Létienne, chef des gares de La Chapelle. 5. Archives nationales du monde du travail (désormais : ANMT), 202 AQ 1361 : « Éclairage de la gare de Paris : buffet, cabestans, lignes à haute tension, éclairage des bureaux loués, des tas de combustible, treuils, déplacement des éclairages », liasse sur l’éclairage électrique de La Chapelle, note sur l’éclairage électrique installé dans la halle depuis 1877. 6. Albert Sartiaux, « Note sur les essais... » citée note 4, 1878, ibid. 7. Ibid., p. 317. 8. D’après Létienne, chef de gare à La Chapelle. 9. Citons par exemple la « Note sur les essais d’éclairage électrique dans une halle de La Chapelle », Revue générale de l’architecture et des travaux publics, tome XXXIV, 1877, p. 90-91. Cet article s’appuie sur le rapport des essais d’Albert Sartiaux conservé dans le fonds ANMT 202 AQ 1340 : « Brochures et notes sur l’électricité. » 10. Albert Sartiaux, « Note... », citée note 4, 1878, p. 311. 11. Albert Sartiaux, Rapport au Comité, ANMT 202 AQ 1361. 12. ANMT 48 AQ 3479 : « Services électrique et télégraphique : Électricité (éclairage et machines à éclairer), téléphone. » 13. Comme par exemple la maison Bréguet qui commercialise la machine Gramme. 14. « L’électrification de la manutention dans les gares au XIXe siècle », Revue d’histoire des chemins de fer, n° 35 (automne 2006), p. 89-109.

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15. Paul-Émile Javary, « Nécrologie », RGCF, mars 1922, p. 232-236. 16. Comme par exemple pour le téléphone : Albert Sartiaux écrit le 1 er juillet 1891 au ministre pour lui demander son avis sur l’installation du téléphone dans les postes de secours. La demande n’en est présentée au comité qu’en mars 1892 (ANMT 48 AQ 3479). 17. Ainsi, en octobre 1890, la compagnie demande au ministère de modifier provisoirement le règlement des signaux afin de pouvoir effectuer des essais (ANMT 202 AQ 1349 : « Services électriques et télégraphiques : électricité (éclairage et machines à éclairer), téléphone. » 18. Société fondée par Deprez et Leblanc pour exploiter leurs brevets en 1887 et rachetée en 1890 par les Rothschild. 19. Eugène Sartiaux, « Note sur les divers appareils de manutention électro-mécaniques employés sur le réseau du Chemin de fer du Nord », RGCF, juin 1897, p. 429. 20. Max de Nansouty, « La locomotive électrique », L’Illustration, 21 janvier 1893. 21. M. de Nansouty, « La locomotive électrique », ibid., 28 janvier 1893. 22. René Clozier, La , thèse pour le doctorat présentée à la faculté des lettres de Paris, 1940, p. 56 à 60. 23. Voir mon article cité note 14. 24. « La traction électrique sur le prolongement du chemin de fer d’Orléans dans Paris », RGCF, novembre 1898, p. 384. 25. « Note sur la traction électrique des trains aux États-Unis », RGCF, octobre 1898, p. 245. 26. F. Paul-Dubois, « Note sur la traction électrique des trains de banlieue de la Compagnie d’Orléans entre Paris et Juvisy », RGCF, décembre 1904, p. 353. 27. C’est le 1er juillet 1901 que la Compagnie de l’Ouest ouvre à l’exploitation la première section de la ligne à traction électrique qui doit relier sa nouvelle gare des Invalides à Versailles (Rive Gauche) en passant par Issy, Val-Fleury, le plateau de Meudon et Vélizy-Viroflay. C’est la première ligne en France et même en Europe où est appliquée la traction électrique des trains lourds sur une aussi grande longueur (17 km). Comme pour la Compagnie d’Orléans et, avant elle, pour le Baltimore-Ohio, le motif principal qui a déterminé la Compagnie de l’Ouest à adopter la traction électrique est la traversée souterraine du plateau de Meudon par un tunnel de 3 350 m, en rampe continue de 8 m/m. Le grand nombre de trains qu’impose un service actif de banlieue eût rendu insuffisante la ventilation naturelle d’un tel souterrain. 28. Lorsqu’Albert Sartiaux entre à Polytechnique, son père n’est plus brasseur mais employé de banque, payé 2 000 francs par an, ce qui lui permet de bénéficier d’une demi-bourse pour acquitter les frais de ses études. 29. Du 2 juillet 1868, conservé dans le dossier « Sartiaux » des Archives Nationales (AN F14 11612) 30. Ibid. 31. Ibid. 32. Entré comme chef d’atelier chez Derosne à Paris en 1824, Cail devient son associé en 1836 puis seul propriétaire en 1846. Menacé en 1848 dans ses avoirs par ses propres ouvriers (regroupés au sein d’une association ouvrière soutenue par Louis Blanc), il fonde en 1850 une nouvelle société spécialisée dans la construction de matériel sucrier et ferroviaire. La société existe toujours de nos jours, intégrée dans le groupe Fives. 33. Il entre à 15 ans comme apprenti chez son beau-frère, le bijoutier Hughes Calmette. Il succède à son maître en 1830 et développe l’entreprise qui devient l’une des plus grandes bijouteries en 1839. À partir de 1842, il exploite des brevets anglais concernant l’électrolyse. Devant le succès du procédé, il fonde la société Charles Christofle et Compagnie en 1845.

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RÉSUMÉS

L’auteur rend compte de la démarche qui l’a conduit à privilégier trois thèmes pour écrire sa maîtrise d’histoire, sur le conseil de l’AHICF et du comité d’histoire d’EDF qui ont soutenu son travail : l’éclairage électrique, la manutention électrique et la traction électrique à la Compagnie du chemin de fer du Nord à la fin du XIXe siècle. L’installation de l’éclairage électrique dans les halles de la gare des marchandises de La Chapelle, projet d’Albert Sartiaux (1845-1921), marque le point de départ de l’étude (1875). Les cabestans électriques qui facilitent la manutention des wagons, d’abord achetés à une filiale des Rothschild, propriétaires de la Compagnie du Nord, sont conçus ensuite par le frère d’Albert Sartiaux, Eugène, qui a rejoint la compagnie (1897). Enfin, à la différence d’autres compagnies comme le Paris-Orléans, la Compagnie du Nord a à peine développé la traction électrique. Après 1900, de façon générale, les innovations s’y font rares. L’étude de ces trois domaines a permis de comprendre le fonctionnement interne de l’entreprise et les chemins qu’y emprunte l’innovation technique et organisationnelle. Elle a mis en lumière le rôle prééminent d’un homme exceptionnel et injustement oublié, Albert Sartiaux.

Following the advice of the AHICF council and the EDF committee for history who supported his research, the author describes the critical approach that led him to valorize three topics in writing his master’s thesis in history: the electric lighting, handling of train cars, and traction of the Compagnie du chemin de fer du Nord at the end of the nineteenth century. The study begins with the installation of electric lighting in the storerooms of the merchandise railway station of La Chapelle, created by Albert Sartiaux (1845-1921) in 1875. The electric winches that facilitated the handling and maneuverability of the train cars were initially purchased from a subsidiary of the Rothschilds, owners of the Compagnie du Nord and later created by Albert Sartiaux’s brother, Eugène, who joined the company (1897). Finally, unlike other companies, such as the Paris- Orléans, the Compagnie du Nord hardly developed electric traction. After 1900, innovations were generally less frequent there. The study of these three areas enabled an understanding of the internal working of the company and the paths taken by technical and organizational innovation; it has also brought to light the significant role played by an exceptional and unfairly forgotten man, Albert Sartiaux.

INDEX

Thèmes : Histoire de l’innovation et des techniques Mots-clés : Albert Sartiaux (1845-1921), Compagnie du chemin de fer du Nord, éclairage traction, électricité, manutention, technique Index chronologique : XIXe siècle, XXe siècle

AUTEUR

AURÉLIEN PRÉVOT Maître en histoire, professeur d’histoire-géographie

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Première partie. Le mouvement de l'innovation technique : sécurité ferroviaire, confort et qualité du service

Table ronde

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Les chemins de l’innovation : le dialogue entre le constructeur de matériel ferroviaire et l’exploitant Table ronde animée par André Blanc Railroads of innovation : the dialogue between the builder of railway material and its user

Nicolas Castres Saint-Martin et Jean-Marie Metzler

1 André Blanc Nous allons parcourir, trop brièvement bien sûr, les chemins de l’innovation en matière de matériel ferroviaire en cherchant à dégager comment les concepteurs ont traduit concrètement leur souci permanent, et commun à tous, d’obtenir un service de qualité pour la clientèle, performant et fiable pour ceux qui ont ou ont eu la charge de l’entretenir et cela dans les meilleures conditions économiques possibles.

2 Ce qui frappe dans ce survol de l’histoire, c’est la constance de l’association entre les constructeurs et l’utilisateur : il faut se demander quelle est sa nature quand les résultats sont les meilleurs. La bonne prise en compte des besoins et des conditions d’utilisation d’un côté, des contraintes autant que des perspectives de progrès industriels de l’autre, est facilitée par cette relation. La « frontière », si l’on peut dire, entre les rôles est fluctuante selon les circonstances et les périodes : quand les anciens réseaux ont voulu expérimenter la technique des autorails dont ils n’avaient guère l’expérience, ils ont demandé aux constructeurs automobiles de proposer des solutions (puis au monde aérien pour les turbotrains). Le choix ensuite a été réalisé en fonction des résultats obtenus en service ; les réseaux puis la SNCF ont alors joué un rôle plus directif. La mise en œuvre pratique de la traction électrique par courant monophasé 50 hertz fut aussi marquée par l’appel à l’imagination des constructeurs : Alsthom, Jeumont, Schneider, Oerlikon, CEM (en dépit du peu d’enthousiasme initial de sa maison mère) pour ne citer que les principaux ; les solutions proposées furent variées et souvent innovantes, malgré l’incrédulité, voire l’hostilité dominantes. La SNCF orientait, appréciait, essayait si possible, puis choisissait. Ce fut un bon exemple de la

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complémentarité des rôles, comme le disait Marcel Garreau le 6 février 1958 à la Société française des électriciens.

3 Par la suite, le nombre des acteurs s’est progressivement réduit. Quelles en sont les causes, les effets ?

4 Sans remonter aux origines du chemin de fer et aux premières machines à vapeur, il est intéressant de voir comment des acteurs récents, mais aussi détenteurs d’histoire, ont vécu des phases de l’innovation ferroviaire.

5 Dans un ordre chronologique :

• Jean-Marie Metzler qui pourra nous parler des tout débuts du TGV avec toutes les incertitudes d’un saut technologique remarquable, sous l’impulsion d’un directeur éminent, Jean Dupuy. • Nicolas Castres Saint-Martin, vice-président Engineering Services, Alstom, qui a participé activement à la modernisation du TGV, en vitesse et en confort, tout en répondant aux besoins de plus grande capacité liés à son succès et à la mise au point de remarquables matériels de desserte régionale, de banlieue ou urbains outre, bien entendu, la poursuite de la construction de locomotives.

6 Ils ont contribué profondément au bon résultat des records de vitesse successifs qui ont été permis par la qualité de conception et de construction des matériels, mais aussi par la cohésion des équipes qui réunissent toutes les parties prenantes.

7 Jean-Marie Metzler Je dois être un des survivants de cette aventure et, à ce titre, je vais vous faire faire un voyage, bien entendu très rapide, à travers l’histoire du TGV. J’ai eu la chance de dérouler ma carrière d’ingénieur sur cette toile de fond qu’a été l’émergence du TGV jusqu’à sa maturité manifestée de manière éclatante, publique, médiatique presque, à travers le Grenelle de l’environnement. Je voudrais tout de même évoquer au moins deux personnes, plus quelques autres dont je tairai le nom, parce que la caractéristique essentielle du chemin de fer, c’est qu’il se conjugue au pluriel, et c’est l’une d’entre elles qui est d’ailleurs l’auteur de cette belle expression, Jean Dupuy qu’André Blanc vient d’évoquer, à qui le pays doit indéniablement les choix majeurs en matière du TGV français dont au moins une partie des vertus est reconnue au plan mondial.

8 Raymond Garde, récemment décédé, a été le premier ingénieur de la SNCF chargé de conduire la campagne d’essais sur les trains à turbines et sur une automotrice électrique, pour définir la caractéristique de ce TGV. J’ai en mémoire, et je ne les citerai pas parce que leur modestie en souffrirait, et puis je ferais des particularités, les ingénieurs d’Alstom avec qui j’ai bataillé pour que ce TGV soit à la hauteur de ce que nous attendions.

9 Ce qui est intéressant, c’est que le TGV a été décidé au prétexte, si on s’en souvient, de la crise de l’énergie en 1974. Et le voilà, maintenant, par une espèce de retour de l’histoire, au service de la protection de la planète, ainsi que cela a été évoqué lors du Grenelle de l’environnement. Je vous propose de retracer très rapidement ce parcours, en mettant en exergue quatre temps de l’histoire du TGV qui suit un fil rouge technique : celui de l’économie et de la technique, celui du marketing, le troisième est celui de la concurrence et de l’Europe, puis, maintenant, la maturité et l’environnement.

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10 Les choses s’entremêlent, bien sûr, et cette présentation que j’ai imaginée au travers de ce que j’ai entendu ces deux jours a sa part d’arbitraire. Je crois au moins que le premier temps fut indéniablement celui des économistes et des ingénieurs. Prouver, au milieu du scepticisme général, que la grande vitesse ferroviaire était économiquement pertinente et financièrement possible et techniquement faisable, ce furent les longues années d’expertise, de contre-expertise, de lobbying... Certains se souviennent ici des présentations que, jeunes ingénieurs, nous faisions autour du TGV 001 dans la plaine des Landes, puis en Alsace, lorsque la première rame a été livrée par Alstom en 1978.

11 Temps de la construction du matériel roulant et de la ligne, avec un objectif, obsédant à l’époque, qui était celui de respecter les délais et les coûts fixés, si bien que la coloration de cette première phase a été indéniablement technique. Obtenir la sécurité et la fiabilité, en démentant les Cassandre. Des rapports soi-disant savants démontraient que jamais deux TGV ne pourraient se croiser en unités multiples. Je vous assure que la première fois que, en février 1979, je m’en souviens comme si c’était hier, , j’ai vu, dans la cabine de conduite, arriver en face de moi l’autre TGV à 260 km/h, j’étais fier pour tous ceux qui l’avaient fait. François Arago n’était pas mort en somme, simplement l’enjeu de la vitesse qu’il craignait dans les années 1830 était multiplié par dix.

12 Non que de cette première phase, que j’ai dite d’économistes et d’ingénieurs, les financiers aient été absents ; nous nous souvenons des calculs que nous faisions pour assurer la rentabilité de tout cela. Mais les préoccupations marketing non plus n’étaient pas absentes, avec la conception de la voiture coach, on l’évoquait à l’instant, et la mixité première-deuxième classe au nom de la démocratisation de la vitesse sur laquelle je reviendrai en terminant. Il fallait obtenir le même prix de réalisation et, néanmoins, obtenir un confort des sièges qui marque un saut qualitatif par rapport aux voitures de l’époque. Les études ergonomiques ont été faites avec la régie Renault. Enfin, un attribut marketing essentiel était la réservation dite obligatoire. Voilà le premier temps, celui qui finalement est marqué par des décisions essentielles : l’architecture de la rame TGV, l’électrification de la ligne, les attributs de marketing comme la réservation obligatoire. Ce mot de marketing, ce vilain mot pour un ingénieur, au moins à l’époque, le voilà à la tête, au premier rang, dans la deuxième phase : le temps du marketing et de l’expansion.

13 La coloration du TGV Sud-Est était ainsi essentiellement technique et industrielle pour des raisons que j’ai exposées. Le TGV Atlantique, lui, se veut support de « la croisière à 300 km/h ». Souvenez-vous des slogans de base de la communication d’alors ! Le design et la couleur des sièges n’avaient plus besoin, à l’époque, on avait dépassé cette étape, de l’approbation de l’épouse du président de la SNCF, mais on croyait déjà, et on croit toujours, aux études de marché qui fournissent des critères de choix un peu plus savants.

14 Temps du marketing encore, pour le TGV Atlantique, par la modulation tarifaire, ancêtre du yield management qui fut mis en place à l’époque suivante. Celui qui vous parle avait été tancé pour avoir parlé du TGV Atlantique lors de la présentation sur la ligne nouvelle Sud-Est du précédent TGV. L’expansion du TGV, qui marque aussi cette deuxième phase, a été confirmée par le TGV Nord qui le fait entrer dans le temps de la concurrence et dans l’Europe. La technique, notre fil rouge, n’en était pas absente. La traction synchrone n’a pas permis de massifier la traction, passant de six à quatre

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bogies-moteurs. Je me souviens très bien de Jean Dupuy, alors que nous avions comme obligation de concevoir ce TGV Atlantique, se tournant en réunion vers André Cossié et moi-même en disant : « Vous arriverez bien à faire marcher la traction synchrone que vous êtes en train d’essayer sur une locomotive. » Je lui ai dit : « Peut-être. » Et ça a marché.

15 Le troisième temps est plutôt celui de la concurrence, de l’aménagement du territoire envisagé à l’échelle européenne. Le TGV Nord-Europe de 1993 marque en effet l’entrée en concurrence frontale avec la route sur Paris-Lille. C’était nouveau, car la concurrence entre fer et air à laquelle on pensait se passait entre gens relativement policés. J’étais, à l’époque, administrateur d’Air Inter. Nous n’avions pas d’accords. Simplement, nous savions que nous avions chacun notre domaine de pertinence. Le Nord-Europe, c’était une tout autre affaire. Là, nous entrions en concurrence frontale avec un marché par définition grand public. Nous avons d’ailleurs hésité avec mes responsables de la communication à montrer, sur les films de lancement du TGV Nord- Europe, les comparaisons de files de voitures sur une autoroute saturée, ou d’essuie- glaces fonctionnant difficilement, par temps de pluie et de brouillard, à côté d’un TGV qui filait à 300 km/h.

16 La question qui s’est posée, également pour le TGV Nord, est celle de l’aménagement du territoire. Je pourrais peut-être répondre à des questions là-dessus : j’ai beaucoup réfléchi et beaucoup travaillé, beaucoup bataillé personnellement sur cette question de la manière de servir les villes à une heure de Paris. Question hautement actuelle avec Reims, Tours, Le Mans, Lille, et peut-être demain d’autres. Ce TGV donc, il ne s’est pas seulement appelé « Nord », mais « Nord-Europe », parce que, effectivement, nous étions persuadés qu’Eurostar et Thalys, qui allaient suivre en 1995 et en 1997, changeraient la carte de l’Europe du Nord-Ouest.

17 Le quatrième temps, c’est celui du développement durable et du succès commercial. La naissance du TGV Méditerranée s’est faite dans les affres des objections, pas toujours objectives, sur le tracé et la préservation de l’environnement. Je vous renvoie là aux querelles épouvantables et aux accidents plus que gênants qui se sont passés autour du choix du tracé. Une fois surmontées ces énormes difficultés, et les acteurs Pierre Izard et Gilles Cartier en ont des souvenirs bien vifs, le TGV Méditerranée a été un énorme succès commercial. Sans doute, pour une part, grâce à un système de prix qui fait cette fois un appel délibéré à la modulation tarifaire, ou yield management. Croissance à deux chiffres de la distribution, des ventes par Internet. Le paradigme de la concurrence air- fer en est complètement bouleversé, parce que l’équilibre de la part de marché 50 %-50 % entre fer et air qui, jusqu’alors, correspondait à la distance-temps d’un trajet Paris-Bordeaux, soit trois heures, se trouve désormais porté à quatre heures. Pour des tas de raisons : montée des préoccupations de l’environnement sûrement, montée des préoccupations ou des sujétions de la sécurité aérienne et du contrôle aérien également.

18 Cet attribut fondamental que je voyais, personnellement, je dois le confesser, difficilement émerger avec autant de force, le respect de l’environnement, vient d’être consacré de manière éclatante par le Grenelle de l’environnement, tandis que l’IDTGV retrouve, à l’aide d’outils modernes de distribution, l’idée initiale, qu’il approfondit, de la démocratisation de la vitesse. Les techniques employées pour développer le TGV Méditerranée ou, autour du TGV Méditerranée, les matériels appelés à servir ces lignes font appel aux calculs des caisses pour les TGV à deux niveaux : la maîtrise des alliages

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d’aluminium, l’aérodynamisme, l’acoustique pour la prévention des bruits, l’amélioration également des performances de freinage pour économiser sur l’entretien. Nous voilà bien loin, là, de l’économie, et aussi des techniques initiales.

19 L’ingénieur a-t-il pour autant disparu dans la déferlante de préoccupations de marketing et d’environnement ? Je ne le crois pas. Certes, le rôle du technicien de la SNCF que je représente ici s’est considérablement modifié depuis le temps où le dessin de détails des bogies TGV a été fait à la direction du matériel. La SNCF a eu un rôle éminent en matière de développement du produit, c’est certain. Mais les constructeurs ont vu ensuite, dans les années 1990, leur rôle monter en puissance pour de nombreuses raisons qu’il serait trop long d’analyser ici. Le paradis serait que l’opérateur se contente de spécifications fonctionnelles : voilà trente ans que je l’entends dire et c’est un objectif qui, d’expérience, est très actuel, car je vous assure qu’il est extrêmement difficile de faire comprendre à un opérateur ferroviaire qu’il doit s’en tenir à des spécifications fonctionnelles. Je n’ai pas essayé auprès de la SNCF. Le souci du détail revient au galop. Il est porté aussi, et ceci est beaucoup moins anecdotique, par la caractéristique fondamentale de l’exploitation ferroviaire, qu’une autorité concédante telle qu’un opérateur doit avoir : le souci de la sécurité et de la fiabilité. Mais il est certain que métier et équilibre SNCF-industrie changent. Une autre source de changement est celle de la séparation infrastructure-opérateur qui a été évoquée dans ce colloque. J’ai retenu des propos d’Hubert du Mesnil qu’il estimait, je ne suis pas complètement d’accord avec lui, que seule l’intégration entre l’infrastructure et les opérations avait permis le produit TGV. J’en ai le contre-exemple récent : celui du record du monde du 4 avril 2007 dans lequel deux bogies TGV, faits par les collaborateurs d’Alstom, ont été montés tout frais sortis du banc, et ont roulé à 574 km/ h, ce qui montre que vraiment, certes la SNCF a fait confiance au constructeur, mais que le constructeur a été capable, lui, de développer seul, sur ses fonds propres, une technique qui est à la pointe, et que ce mariage, ou cet équilibre ternaire entre le gestionnaire de l’infrastructure, l’opérateur et le constructeur peut être atteint. Je rappelle que la nouvelle ligne TGV Est a été réalisée sous la maîtrise d’ouvrage de RFF et non sous celle de la SNCF... On peut donc atteindre un équilibre peut-être différent dans les années qui viennent.

20 André Blanc Après ce rappel fort intéressant, je crois qu’il est bon que le représentant des constructeurs prenne la parole. Je voudrais néanmoins orienter le débat. Jean-Marie Metzler vient d’évoquer les nouvelles directives. Les directives européennes imposent un renforcement de la séparation client/constructeur au nom de la concurrence. Compte tenu des premières années d’expérience, est-ce favorable ou défavorable ?

21 J’ajoute une autre question : on a souvent critiqué la SNCF en disant, et ça ressortait de la situation que présentait Jean-Marie Metzler, que les spécifications techniques de la SNCF ont parfois été très poussées, voire très contraignantes. Alors, ont-elles constitué une aide ? Ont-elles constitué une contrainte ? Ont-elles limité l’imagination des constructeurs ? De toute façon, l’effacement des services techniques d’étude de la SNCF amenuisera ce rôle. Je crois qu’il serait intéressant que vous développiez ces points de vue.

22 Nicolas Castres Saint-Martin Je voudrais profiter de cette occasion pour remercier la SNCF au nom d’Alstom de lui

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avoir fait confiance, comme le rappelait M. Metzler tout à l’heure, sur la technologie AGV dans le projet V150, c’est-à-dire dans le record du monde. Ce n’était pas forcément évident, c’était un pari assez audacieux puisque les deux bogies équipés d’une chaîne de traction AGV, donc d’un moteur à aimant permanent, installé au milieu du mini-tronçon de rame pour le record du monde, n’avaient jamais roulé sous ce train avant la fin de 2006, date de ses premiers essais. Je pense que c’est quelque chose qu’il faut ici saluer.

23 Je ne vais pas parler trop longtemps du passé. Je suis arrivé chez Alstom Transport en 1987, j’ai succédé à M. Jacquemin qui était patron de la technique à l’établissement de La Rochelle d’Alstom Transport, en charge des études et de la fabrication du TGV, ou plus exactement du tronçon remorque du TGV, responsabilité qui depuis s’est étendue puisque La Rochelle assure la construction de l’ensemble des rames TGV. Ce qui m’a beaucoup marqué à mon arrivée, c’est la très forte et excellente collaboration qui existait alors entre la SNCF et le constructeur, mais aussi de constater que l’essentiel de la technique ferroviaire était concentré à la SNCF ; même si le constructeur avait le droit d’avoir de bonnes idées, c’était quand même la SNCF qui était à l’origine du concept. J’ai vécu la mise en service du TGV Atlantique. Ce dernier a été marqué par l’introduction de l’informatique embarquée sur les trains qui au départ a causé quelques soucis de mise au point, mais qui a fini par fonctionner. Je pense que, sur ce plan, il y a eu une très forte collaboration entre les deux parties, qu’Alstom a joué un rôle très important et la SNCF aussi bien sûr, mais Alstom a été le moteur et a trouvé à la SNCF une oreille relativement ouverte. Je pense que c’était extrêmement bénéfique.

24 On passe maintenant au TGV Duplex dont j’ai vécu la genèse de bout en bout. Je me souviens d’une très forte collaboration aussi sur la structure des caisses : ça a été l’introduction de l’aluminium sur les remorques pour gagner une diminution de la masse, puisqu’il fallait toujours respecter les 17 tonnes à l’essieu avec 30 ou 40 % de voyageurs en plus, d’où l’introduction de l’aluminium dans le TGV. Ce fut réellement une grande aventure, parce que cette entreprise n’avait rien d’évident. Ce fut aussi l’introduction de la sécurité passive sur le TGV. Là encore, c’est quelque chose sur quoi nous avons beaucoup travaillé avec la SNCF, conduit beaucoup d’essais. Dans ces deux domaines, sur le TGV Duplex, la collaboration a été extrêmement constructive, avec toujours un leadership fort de la SNCF, mais, je le pense, une collaboration exemplaire et constructive.

25 Si maintenant on se projette un peu dans l’avenir, voici comment je ressens la période actuelle en ce qui concerne la collaboration et, en tout cas, l’évolution du paysage ferroviaire. Je crois que nous sommes en train de vivre une évolution fantastique. Les pays européens sont dans une période de transition entre une situation qui prévalait dans la décennie 1980-1990, où l’essentiel des techniques ferroviaires était concentré chez les opérateurs, et un état cible que l’on peut situer, je pense, aux alentours de 2010-2015, dans laquelle toute une série d’acteurs auront un rôle bien délimité, que nous allons passer en revue brièvement.

26 À tout seigneur tout honneur : les opérateurs et les gestionnaires de l’infrastructure, séparés à des degrés divers selon les pays, seront, je pense, focalisés chacun sur son métier propre, qui sur les aspects commerciaux, qui sur les aspects financiers, qui sur les aspects opérationnels, en générant des spécifications supposées fonctionnelles, bien que ce soit un exercice relativement difficile, et peut-être en définissant l’architecture

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générale des produits ; tout cela dans un cadre normatif et réglementaire européen et souvent, aussi, par référence, je pense, à des produits déjà homologués.

27 Deuxième acteur important : les organismes tiers indépendants qui, eux, auront la charge de la réalisation de l’homologation. Troisième acteur important : les fournisseurs, les constructeurs qui, eux, devront être capables de livrer des matériels, des installations, ou des systèmes complètement validés, mis au point, homologués, mais homologués sans impact sur les opérations, avec un niveau de fiabilité élevé, et ce, dès le kilomètre zéro, dès la mise en service. C’est nouveau parce que, jusqu’à présent, l’opérateur acceptait une période dite de « déverminage » pendant laquelle on confondait un peu les essais de mise au point, de validation, d’homologation et pendant laquelle on résolvait des problèmes techniques, pendant laquelle la fiabilité devait croître. Tout cela, à mon avis, a volé en éclats, les opérateurs maintenant, par leur rôle, s’attendent à recevoir des matériels qui marchent dès le kilomètre zéro et avec lesquels ils puissent exploiter et avoir des revenus commerciaux dès le début de la mise en service. Les constructeurs seront aussi pleinement responsables de leur R&D, de la définition de leur gamme de produits. Pour cela, ils pourront s’appuyer sur les ressources, sur des organismes de recherche techniques et universitaires, mais ils en seront complètement responsables, ils devront donner des garanties fortes de ce qu’on appelle le FDMS (Fiabilité Disponibilité Maintenance Sécurité) et même parfois de la valeur résiduelle de leur matériel, en en fournissant la maintenance intégrée, ou au moins le soutien logistique intégré, et ils devront de plus en plus maîtriser l’ingénierie de maintenance de leurs fournitures. Nous, constructeurs, nous commençons, sans vouloir nullement concurrencer la SNCF dans ce domaine, à développer nos activités de maintenance : chez Alstom Transport les activités de service de façon générale représentent un milliard d’euros de chiffre d’affaires annuel, soit environ 20 % de notre chiffre annuel, une part amenée, je pense, à se développer.

28 Le quatrième acteur, très important, ce sont les organismes de recherche qui auront des responsabilités accrues, en particulier pour la R&D et les produits, mais aussi au niveau des systèmes complets pour rationaliser les compétences, notamment en matière de sécurité.

29 Le cinquième acteur, lui aussi extrêmement important, ce sont les entreprises d’ engineering indépendantes ou issues des opérateurs. Elles auront un rôle de plus en plus fondamental à la fois auprès des donneurs d’ordres et auprès des fournisseurs.

30 Et enfin, le sixième acteur, et non des moindres : les agences, européennes et nationales, qui établiront et maintiendront un appareil normatif et réglementaire structuré permettant d’assurer la cohérence et la sécurité de l’ensemble, si possible sans en augmenter le coût ni la complexité et tout en permettant l’évolution des techniques, ce qui est d’ailleurs un véritable défi.

31 Voilà comment on a l’impression que le paysage ferroviaire s’esquisse pour les années 2010-2015. On est déjà dans cette tendance, et ce qui est passionnant, c’est que le rôle des différents acteurs ferroviaires change complètement, se dessine assez nettement et la relation constructeur-opérateur doit, à mon avis, être réinventée, repensée pour rester tout aussi fructueuse que par le passé, mais simplement adaptée à un nouvel environnement, à un nouveau cadre, notamment un nouveau cadre réglementaire.

32 Pour rebondir sur ce que disait Jean-Marie Metzler sur le marketing, je pense que la relation entre l’innovation et le marketing doit marcher dans les deux sens : c’est-à-

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dire qu’il est évident que les ingénieurs en charge de l’innovation doivent être à l’écoute du marché, prendre en compte les besoins du marché, et, pour nous, écouter nos clients, mais aussi les clients de nos clients qui deviennent de plus en plus exigeants, notamment en termes de confort. Mais je pense aussi que cela doit fonctionner dans l’autre sens : c’est-à-dire qu’il ne faut pas attendre les besoins du marché pour innover. Nous avons beaucoup d’exemples dans lesquels c’est l’innovation qui a poussé le produit futur et non pas le marché qui l’a tiré. C’est le cas du téléphone mobile, dans le domaine ferroviaire c’est celui du TGV Duplex. Je ne suis pas certain qu’à l’intérieur de la SNCF tous les commerciaux étaient absolument fanatiques du principe du TGV Duplex qu’ils voyaient plutôt comme le voisin de la bétaillère de banlieue. Des exemples comme ceux-là sont extrêmement importants. Pour moi, l’innovation doit bien sûr écouter le marché, mais elle doit aussi provoquer, pousser, générer le besoin.

33 Enfin, dernier point sur les spécifications du donneur d’ordre : sont-elles fonctionnelles ou pas ? C’est un vaste débat. Ce que je pense, c’est que la SNCF est allée un peu trop loin dans le passé : la SNCF dessinait les plans de bogies, mais en plus elle préconisait la façon de découper les tôles de châssis de bogie pour les soudures. Ça allait encore plus loin, quelquefois jusque dans le domaine de l’industrialisation. Alors, était-ce un avantage ou non, inconvénient ou non ? À l’époque c’était une aide, mais c’était aussi une contrainte. Les choses sont en train d’évoluer assez nettement. Évidemment, les constructeurs se plaignent toujours de recevoir un cahier des charges supposé fonctionnel, mais qui peut atteindre plusieurs milliers de pages. Actuellement, il semble y avoir une prise de conscience chez nos donneurs d’ordres, chez la SNCF, chez les opérateurs et, de ce point de vue, les choses sont en train d’évoluer dans le bon sens.

34 Jean-Marie Metzler À propos de la spécification, je vais donner deux exemples. Le premier est, effectivement, un exemple de spécification excessive, que j’ai moi-même vécue ; je me rappelle la spécification d’un thermomètre de chaîne de froid pour la restauration des premiers TGV dont la valeur unitaire était de 4 000 francs à l’époque. Un de mes collaborateurs m’a dit : « J’ai une caravane dans laquelle il y a un « machin », tu ne pourrais pas monter ça ? Ça coûte 30 francs. » On l’a monté sur les voitures, ils y sont toujours. Voilà un exemple.

35 Ce qui a complètement changé, et ceci est lié à ma deuxième remarque, c’est l’existence des spécifications techniques européennes : les STI ou TSI (spécifications techniques d’interopérabilité / Technical Specifications for Interoperability), qui donnent un cadre que le réseau ne pourra pas changer. Dans une expérience récente, celle de l’aide que j’apporte à titre personnel au réseau saoudien pour créer une ligne à grande vitesse, quand j’ai fait le tour des spécifications techniques qui existaient, je me suis dit : « Je m’arrête et j’écris une spécification pour le matériel roulant qui fera quatorze pages, et non pas un millier. » Elles sont bien sûr accompagnées par de nombreuses spécifications techniques, STI notamment, et j’ai demandé, ceci rejoint les propos tenus à l’instant, que les produits soient homologués, ou prouvés, ou testés.

36 Ce nouvel équilibre est effectivement lié nolens volens à la séparation des gestionnaires de l’infrastructure et des opérateurs. Je l’ai vécu et suis en train de le vivre dans des opérations de BOT, c’est-à-dire Built Operate Transfer, du type saoudien, je le vis également dans des concessions de type anglais ou allemand. Pourquoi ? Parce que dans le système des concessions, notamment britanniques, la durée de celles-ci est de quelques années. Les candidats s’efforcent de les rendre les plus longues possibles, mais

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elles restent en tous les cas inférieures de beaucoup à la durée de vie des matériels. D’où les problèmes évoqués à l’instant qui sont ceux de la maintenabilité de ce matériel, de sa valeur résiduelle à la fin de la concession, et plus encore de la responsabilité attachée à sa propriété. Si les rolling stocks owning companies, les ROSCOS, ont été inventées en Angleterre, c’est parce qu’elles sont l’instrument financier et industriel de « portage » d’un matériel qui durera de toute façon plus longtemps que la concession d’exploitation accordée par l’autorité concédante. Là-dessus, comme on dirait en Angleterre: there is no way to escape.

37 Cela entraîne un deuxième fait sur lequel je suis personnellement très prudent. Les ROSCOS sont tentées de faire appel à des organismes extérieurs pour assurer la maintenance de leur matériel. Je commence peut-être à devenir un peu conservateur, ou est-ce parce que j’ai été très marqué par mon expérience, mais j’ai une réticence, ou en tout cas un très grand souci de prudence devant cette tendance. J’ai été responsable de l’entretien du matériel moteur à la SNCF avant d’avoir travaillé à sa construction. La maintenance du matériel roulant, d’un objet aussi bizarre qu’un matériel qui doit rester en bon état 25 ans ou 30 ans, est fonction de l’exploitation et de l’observation de ce que l’exploitation concrète, quotidienne, apporte comme dégradations. Les règles de la maintenance doivent être en permanence adaptées.

38 Je vous donne comme exemple le TGV Sud-Est que je connais bien : il continue de gagner 2,5 % de productivité dans son entretien tous les ans, et ce, 25 ans après sa création. Je n’en croyais pas mes yeux, j’en ai vu les chiffres. Ce point, à mon avis, obligera à un équilibre délicat entre les constructeurs, qui veulent faire de la maintenance, et les opérateurs.

39 Je conclus en disant que nous sommes en train d’assister, pardonnez ce terme peut-être pédant, à une fragmentation de tout ce qui constitue la chaîne de valeur de l’opérateur. J’ai parlé de la maintenance, on pourrait parler de la commercialisation, des règles de sécurité que vous avez évoquées et, dans chacun de ces domaines, un certain nombre de règles sont en train de changer radicalement qui sont liées à la séparation de l’infrastructure et des opérateurs qui, pour bien des raisons, s’installera et s’approfondira. Demain, après-demain, il en sera de même pour les transports régionaux.

40 André Blanc Le rôle du marketing dans la conception du matériel évoqué tout à l’heure à trouve un écho dans la conférence de Marcel Garreau que j’ai mentionnée. Il disait : « Le client que nous sommes a ses propres clients : les services utilisateurs. Je leur rendrai un hommage détourné : ils s’estiment assez facilement comblés. Cela pourrait être une autre raison de dire non aux innovations. »

41 Jean-Marie Metzler Marcel Garreau était sans nul doute un très grand ingénieur de cette entreprise et une des grandes figures du management de la direction du matériel. Je ne crois pas le trahir en disant que, lorsque nous pensions, à la direction du matériel, avoir des clients, nous pensions surtout aux services de la SNCF qui étaient nos clients. Aller chercher le client dans sa motivation, dans son comportement, nous le devons à un autre homme de la SNCF, Jean Ravel, qui est arrivé en 1975, un peu dans le fracas, parce qu’il a commencé par dire : « Le TGV, qu’est-ce que c’est que ce truc ? » Nous avons a eu des débats extrêmement houleux entre nous. Je crois néanmoins que en mettant de côté certains excès de ses positions, il avait parfaitement raison, que la seule justification du

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transport voyageurs, je connais moins le fret –, c’est le client final. C’est le client final qui nous fait vivre. Tout doit tourner autour de cela. Alors, quels sont ses besoins ? Et Jean Ravel a introduit, encore une fois un peu au forceps, des considérations, des préoccupations sociologiques, comportementales, dont certaines étaient sans doute soit trop futuristes, soit même fantaisistes, mais dont beaucoup se sont avérées complètement exactes. Interroger les sociologues pour voir comment les styles de vie changent, ce doit être aujourd’hui le souci majeur d’un opérateur.

42 Nicolas Castres Saint-Martin Je rebondirai là-dessus, en disant que ce qui me frappe, c’est qu’aujourd’hui, de plus en plus, le confort du voyageur est au centre des préoccupations. Au plan du développement de matériel, trois grands piliers, trois grands objectifs prévalent : la performance, l’économie, le confort des voyageurs. C’est inouï de voir l’évolution, l’accroissement de la proportion de nos développements directement liés au confort, que ce soit le confort postural avec le siège, que ce soit le confort vibratoire, le confort acoustique, le confort visuel, le confort environnemental, le confort climatique, et une nouvelle notion qui vient de naître, le confort global qui fait la synthèse de tous ces conforts. Puis, le développement de tout ce qu’on appelle les systèmes de « public address », c’est-à-dire tous les systèmes d’information voyageurs qui sont les fruits de l’évolution de notre civilisation. Actuellement, énormément de développement est investi pour fournir l’Internet à bord des trains, un développement en cours à la SNCF sur lequel Alstom travaille également. Il est frappant de voir que le voyageur est maintenant au centre des préoccupations du développement des matériels.

43 Jean-Marie-Metzler Pour confirmer ce que je disais du point mort qui existe désormais entre parts de marché fer/air, et qui est de l’ordre aujourd’hui de quatre heures, il est certain que la valorisation du temps du voyage n’en devient que plus essentielle, de même que le confort général du voyage. Sur le confort existent, j’ai eu l’occasion d’en parler au Japon avec mes collègues de la Recherche SNCF, des recherches qui, au lieu de prendre en considération des notions analytiques de confort comme le niveau de bruit à telle vitesse, le confort vibratoire en bout, en milieu de caisse, travaillent sur des notions qui intègrent l’ensemble de celles-ci, plus des perceptions physiologiques, comme l’éclairage ou les couleurs.

44 Nicolas Castres Saint-Martin Pour revenir sur la question que vous avez posée sur la séparation clients- constructeurs qui se dessine : est-elle favorable, est-elle défavorable après quelques années de retour d’expérience ? Je dirais qu’elle est sans doute favorable à la concurrence, parce qu’elle a quand même été faite pour cela. En revanche, si on n’y prend pas garde, elle pourra être défavorable à l’optimisation des matériels, parce que le constructeur, qu’on le veuille ou non, même s’il peut avoir un peu d’expérience dans la maintenance, ne sera jamais opérateur, ne sera jamais exploitant. Je pense que, si on veut avoir un matériel optimisé, il faut, d’une façon, ou d’une autre, qu’il soit le fruit d’une synthèse étroite entre la compétence du constructeur et celles du mainteneur et de l’exploitant. Cela veut dire qu’il faut réinventer cette coopération dans le nouveau cadre réglementaire dans lequel nous arrivons. Un modèle que l’on pourrait adopter, ou dont on pourrait s’inspirer, est celui de l’aéronautique. L’A 380 a été développé avec la présence, sur les plateaux de développement, des compagnies aériennes clientes. Je ne vois pas pourquoi ce qui se fait dans le domaine aéronautique ne pourrait pas être

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fait dans le domaine ferroviaire. Le développement de l’AGV dont nous avons parlé a été exclusivement le fait d’Alstom, la SNCF n’a peut-être pas voulu y participer de peur qu’on l’accuse ensuite de distorsion de concurrence. Alstom l’a fait seul, pas tout à fait heureusement parce que le projet V150 l’a associé à la SNCF, mais je suis persuadé qu’il pourrait être encore meilleur, si il avait été conçu en impliquant davantage les ingénieurs de la SNCF.

45 Jean-Marie Metzler On peut sûrement trouver un équilibre de ce genre, de type aéronautique. J’ai été moi aussi frappé par ce que j’ai lu sur le développement d’Airbus. Nous avons un exemple a contrario que je suis avec beaucoup d’attention, celui des rames dites « Domestic Services » dans le Kent. La filiale de la SNCF, Keolis, qui s’occupe des transports urbains, suburbains et ferroviaires à l’étranger, a gagné, voici deux ans, la franchise du Kent qui comporte une part de services sur la ligne à grande vitesse qui vient d’être prolongée jusqu’à Saint-Pancras. Ces rames sont fournies par Hitachi, les spécifications ont été élaborées par, pour simplifier, le Department for Transportation anglais. Quand, avec mes camarades de Keolis, aidés de l’expertise de la SNCF, nous avons lu ces spécifications, nous avons été un peu atterrés en tant que futurs opérateurs... J’exagère, mais nous avons été au moins surpris. On va voir comment ça va se passer. C’est très intéressant, parce que là, on est vraiment en présence de constructeurs qui ont reçu une spécification détaillée, certes, mais qui n’a pas été faite par un opérateur, même si elle tente de s’appuyer sur des règles d’interopérabilité, sachant néanmoins qu’on est en Angleterre et que l’Angleterre est une île. J’espère que nous ne souffrirons pas trop, parce que cela sera un autre sujet, mais voilà une belle expérience, en grandeur réelle, finalement, de complète dissociation entre l’opérateur, le prescripteur de matériel, et le constructeur. Enfin, il faut dire que les premiers pas de ces engins ne sont pas très faciles. Nous sommes peut-être dans un cas où la fameuse fiabilité japonaise risque d’être, au moins au début, mise à mal. Ça sera intéressant à regarder. Rendez-vous fin 2009.

46 André Blanc En prolongement de cette question de séparation des infrastructures, une question si l’on veut accessoire : jusqu’à présent, on a privilégié les essais en ligne plutôt que des essais sur circuits spécialisés, même s’il en existe : celui d’Alstom près de Valenciennes, il en existe en Russie, etc. Ce genre d’installations ou cette tendance aux essais hors circuit vous paraissent-ils intéressants ? Seront-ils finalement imposés par les faits ?

47 Nicolas Castres Saint-Martin Je pense que ça deviendra de plus en plus indispensable, pour les raisons suivantes : le petit circuit d’essai que nous avons à Valenciennes est vraiment petit, il était spécialement orienté vers les tramways et les métros. D’ailleurs, il a été fait pour le métro de Singapour. Pour vous donner un ordre de grandeur, on ne peut pas y dépasser les 70 ou 80 km/h stabilisés, et on peut atteindre les 100 km/h pendant 10 secondes seulement car on arrive au bout de la ligne.

48 Le contexte ? Je dirais que, de toute façon, l’accès aux voies en exploitation pour faire des essais va devenir de plus en plus difficile. Pourquoi ? Pour plusieurs raisons. La première, c’est la séparation, comme on l’a dit tout à l’heure, entre les opérateurs et les gestionnaires d’infrastructure qui ne va pas nécessairement créer des coûts supplémentaires, mais rendre visibles les coûts d’occupation des voies pour des besoins autres que l’exploitation et, donc, les répercuter sur les commanditaires des essais, qui

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seront pour eux beaucoup plus chers, sans compter que les sillons sont précieux pour l’exploitation, et qu’ils seront d’autant moins nombreux et disponibles pour les essais de mise au point. C’est un fait.

49 Deuxième raison. Le « time to market » est de plus en plus sévère, c’est-à-dire que nos clients ont raison : quand ils passent une commande, ils ne veulent pas attendre un temps fou avant d’avoir leur matériel et, de plus en plus, ils veulent avoir leur matériel rapidement pour pouvoir l’exploiter et pour pouvoir en tirer des revenus commerciaux, c’est bien normal. Le marché exerce là une forte pression.

50 Troisième point. Les exigences de qualité de nos clients sont de plus en plus fortes et notamment en termes, je le disais tout à l’heure, de fiabilité dès le kilomètre zéro. Qui dit « fiabilité dès le kilomètre zéro » dit « mise au point suffisamment à temps, validation suffisamment à temps » ; en outre nous avons maintenant une autre obligation, celle d’homologuer le matériel. Mais pour l’homologuer, on pourra très difficilement accéder au réseau. Il serait donc souhaitable de pouvoir procéder à une partie de l’homologation sur site propre.

51 Toutes ces raisons font qu’on doit faire de plus en plus d’essais de plus en plus tôt et que, parallèlement, on a de moins en moins accès aux voies en exploitation. L’évidence est là : cela débouche nécessairement sur l’utilisation, pour faire les essais de validation, les mises au point, voire au moins une partie de l’homologation (parce qu’on ne pourra pas faire tous les essais d’homologation sur un site propre), sur l’utilisation d’un site propre. Aujourd’hui, Alstom va souvent à Velim en Tchéquie pour faire les essais de ses matériels « grande vitesse », une grande vitesse entre guillemets puisqu’il s’agit par exemple du Pendolino italien, qui y a été essayé. La motrice du TGV POS, vers l’Est, a aussi été essayée là-bas. Tous nos engins qui dépassent 100 km/h vont soit à Velim, soit à Wildenrath. Voilà comme ça se présente aujourd’hui, et vous savez peut- être qu’il existe au niveau européen des projets de création de centres d’essais plus performants, pouvant aller jusqu’à un dimensionnement permettant de faire du 250 km/h stabilisé. Il y a notamment une ambition d’en faire un dans le Nord de la France, mais ce n’est pas évident parce qu’il faut trouver la place nécessaire : cela représente un anneau de 25 km de circonférence.

52 Jean-Marie Metzler Je donnerai, pour la petite histoire, l’aventure de la rame V150 dont vous parliez. Elle a eu un moment les pires difficultés à sortir du Technicentre de l’Ourcq, parce qu’elle n’avait avait pas de crocodiles, parce que sa hauteur, ses grandes roues... Finalement, l’Établissement public de sécurité ferroviaire a failli refuser la circulation de cette rame, ce qui eût été quand même intéressant.

53 D’ailleurs, on a le même genre cercles vicieux à propos des rames Hitachi en Angleterre qui effectivement ne sont pas homologuées. Elles ne pouvaient donc pas circuler. On ne sait pas en effet pas comment et si fonctionne la transmission voie-machine. De plus, on est en territoire étranger : ils ne connaissent pas bien le cantonnement téléphonique. La reine d’Angleterre a failli inaugurer la gare de Saint-Pancras sans la présence de la rame Hitachi ! Les choses se sont arrangées... dans la nuit qui a précédé.

54 Sur la fiabilité qui doit être obtenue dès le kilomètre zéro, je corrigerai un peu ce que vous avez dit. Je suis d’accord avec vous, néanmoins dans les spécifications que l’on fait, la fiabilité est croissante rapidement, je ne vais quand même pas jusqu’à dire qu’il faut que la fiabilité soit à l’asymptote dès le kilomètre zéro, cela n’a pas de sens pour un

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ingénieur. Néanmoins, il est vrai que les spécifications de fiabilité sont extrêmement suivies, puisque les concessionnaires ont maintenant des « Performance Regime » extrêmement sévères. C’est un des points majeurs où tout le profit de l’opérateur peut être confisqué par l’autorité concédante. Ce ne sont pas des clauses de style, mais des clauses de pénalités financières extrêmement importantes. Je discutais cette semaine en Arabie Saoudite des spécifications de l’espèce que nous allons insérer dans le BOT, le Built Operate Transfer, à propos de la ligne Médine - La Mecque.

55 André Blanc Je crois qu’il est temps de conclure cette table ronde et, tout d’abord, de remercier très vivement les deux témoins qui nous ont retracé de façon vivante dans quelles conditions a pu s’exercer le dialogue entre constructeurs, utilisateurs et concepteurs de matériel ferroviaire. Ils en ont retracé l’évolution au cours des dernières décennies marquées par la mise en œuvre de techniques innovantes mêlées à celles issues de l’expérience quels que soient les types de matériels. Ils ont vécu aussi bien les périodes exceptionnelles et exaltantes des records que la vie « normale » des bureaux d’études dans la vie courante.

56 Après les avoir entendus, il apparaît que les domaines d’action des uns et des autres se sont souvent entrecroisés alors que, et on a insisté là-dessus, on prône une séparation plus nette encore entre ceux qui commandent un produit et l’achètent et ceux qui l’étudient et le proposent. En somme, on irait chez le concessionnaire d’une marque d’automobiles ou de réfrigérateurs.

57 Je remarque, d’ailleurs, que vous avez rappelé qu’Airbus ne se limite pas aux études des ingénieurs d’Airbus, quelle que soit leur qualité. Ils font aussi appel à des ingénieurs aussi bien des compagnies aériennes que des aéroports qui sont intégrés dans les équipes d’études. Or il existe quand même des analogies entre l’aéronautique et le ferroviaire, le ferroviaire ne décolle pas, certes, mais les prototypes sont aussi onéreux, les séries sont relativement limitées. On se trouve quelquefois dans des conditions de choix assez analogues.

58 J’ai évoqué, en introduction, une conférence de Marcel Garreau à la Société française des électriciens traitant des rapports entre utilisateurs et constructeurs. Elle est intéressante pour illustrer les points de vue de l’époque mais nous pouvons aussi en tirer des leçons.

59 Je prends la liberté d’en citer quelques extraits : « La machine à faire des études comporte deux voies d’enroulement : les spires du client et celles des constructeurs. La machine a débité parce que ses spires se sont trouvées à peu près constamment couplées de façon additive. La formule est simple. Elle n’est pas si facile à appliquer ; elle ne se réalise pas spontanément. « Je reprends l’image des « spires clients » et des « spires constructeurs ». Si j’avais dit que chacune d’elles devait jouer son rôle, cela aurait semblé parfaitement évident, et cela n’aurait pas du tout conduit au même résultat. « Je ne vais pas rappeler ici ce que sont les rôles respectifs et traditionnels du client et du constructeur, le premier fixant les objectifs à atteindre, le second imaginant et réalisant les solutions, le premier réintervenant à différents stades pour vérifier la conformité des résultats aux garanties données. En découvrant ces lieux communs, on s’aperçoit que dans ce pas de deux classique, il n’y en a généralement qu’un qui danse ou, pour revenir à une image plus électrique, on voit qu’en jouant ces rôles, le circuit client débite quand l’autre ne débite pas, ce qui ne saurait s’appeler un couplage parallèle.

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« Je sais bien qu’il est bon que des limites soient fixées aux initiatives et aux responsabilités de chacun. C’est bien commode pour que les juges s’y retrouvent en cas de contestation. Descartes et l’administration ont engendré toute une descendance qui aime à séparer les rôles. Ce faisant, le constructeur et le client bobinent chacun leurs ampères-tours sur le circuit magnétique, mais comme ils fonctionnent en « push-pull », quand ils ne se neutralisent pas, la seule chose qui s’ajoute à coup sûr dans ces bobinages, c’est leur encombrement. « […] Parlant de la collaboration entre le client et les constructeurs, j’ai suffisamment expliqué qu’elle n’avait pas plus de pouvoir créateur qu’une bonne règle du jeu, tant que les partenaires se contentent chacun de remplir leur rôle conventionnel, si consciencieusement qu’ils le fassent. « C’est donc que la vraie collaboration commence à partir du moment où client et constructeur traversent l’un et l’autre cette ligne de démarcation qui les séparait. Ils s’attellent à la même corde et tirent ensemble. « La collaboration devient une nécessité, prend une forme encore plus profonde lorsque les études nécessitent une expérimentation en commun sur les voies de la SNCF ou dans ses sous-stations, là où l’on dispose de la puissance. Je ne parle pas des essais de vérification, je parle des recherches, qui vont au-delà des obligations du contrôle. « C’est la même atmosphère qui régnait lorsqu’on a exécuté les nombreux essais qui devaient préparer le record mondial de vitesse [de 1955]. Qu’il s’agisse des moteurs, des transmissions, des boîtes d’essieux, pouvait-on distinguer le rôle du client et celui du constructeur dans ces ingénieurs qui cherchaient ensemble à se prémunir contre tous les risques avant de les affronter en commun ? Le succès les a comblés, mais de toute façon ils avaient connu cette période exceptionnelle où les frontières théoriques étaient effacées, où les mots de cahier des charges, de garantie, de pénalités n’avaient plus de signification. « On ne pouvait plus savoir qui achetait et qui vendait ; j’ai oublié moi-même qui a payé les essais, nous avons été payés par les résultats. « Les frontières conventionnelles réapparaissaient, bien sûr. Mais elles restent perméables. Les ingénieurs du client et ceux des constructeurs ont pris l’habitude de les traverser. Les petites victoires, autant que les grandes, ont presque toutes été remportées de cette façon-là. »

60 Ces textes datent d’une cinquantaine d’années. Ils se situent à une époque où le souci était de rassembler après les déchirures de la guerre, d’éviter des concurrences excessives et épuisantes, la SNCF, assembleuse, s’efforçant de choisir le meilleur des composants chez chacun des partenaires industriels.

61 Mais après les exposés de nos deux témoins, il me semble qu’ils conservent une large actualité, bien que l’environnement organisationnel ait changé. Il convient de s’adapter aux nouvelles directives dans un esprit ouvert, mais en conservant les conditions d’un dialogue apte à favoriser la qualité du produit en termes techniques, économiques et de délais.

62 Voilà un thème de réflexion pour le quarantième anniversaire de l’AHICF.

63 Ma conclusion sera très simple : une bonne connaissance, lucide, de l’histoire des entreprises et des matériels constitue bien une aide réellement précieuse pour préparer l’avenir.

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RÉSUMÉS

Ce débat entre Nicolas Castres Saint-Martin, vice-président Engineering Services, Alstom Transport et Jean-Marie Metzler, directeur honoraire de la SNCF, animé par André Blanc, directeur honoraire de la SNCF, avait pour objet les conditions de l’innovation en matière de matériel ferroviaire et l’évolution dans ce domaine du rapport entre les industriels constructeurs de matériel et les compagnies exploitantes, clientes de ces fournisseurs. J.-M. Metzler rappelle d’abord les débuts du TGV, avec toutes les incertitudes que présentait ce saut technologique remarquable. Il compare les caractères des quatre étapes de son développement que représentent les TGV Sud-Est, Atlantique, Nord et Méditerranée. Il conclut son propos en montrant quels sont les rôles respectifs de la technique, du marketing, des préoccupations environnementales dans cette évolution, ainsi que celui des directives européennes qui ont récemment imposé un renforcement de la séparation client/constructeur au nom de la concurrence. N. Castres Saint-Martin insiste sur la collaboration entre Alstom et la SNCF qu’il a connue dans l’élaboration commune du TGV Atlantique et du TGV Duplex avant de commenter les transformations actuelles du secteur ferroviaire. Il compare la situation des années 1980-1990, où l’essentiel des techniques ferroviaires était concentré chez les exploitants, et la situation qui devrait prévaloir à partir de 2010-2015, quand les exploitants ferroviaires et les gestionnaires de l’infrastructure devront définir les spécifications fonctionnelles des matériels, des organismes indépendants auront la charge de leur homologation au regard des normes internationales, et les constructeurs les constructeurs devront être capables de livrer des matériels validés et homologués, avec un niveau de fiabilité élevé dès leur mise en service, sans période d’essai. Les constructeurs seront pleinement responsables de leur recherche et développement et de la définition de leur gamme de produits. Ils seront assistés par des organismes de recherche techniques et universitaires et par les entreprises d’engineering, tandis que les agences européennes et nationales établiront la normalisation permettant d’assurer la cohérence et la sécurité de l’ensemble. Le rôle des différents acteurs ferroviaires change donc complètement et la relation constructeur-exploitant doit être réinventée pour rester aussi fructueuse que par le passé, mais adaptée à un nouveau cadre réglementaire. Le débat porte ensuite sur la nature et la définition des spécifications techniques fonctionnelles et sur l’impact du souci du client final, le voyageur et son confort, dans la production du matériel. Il se conclut sur la nécessité, reconnue par les différents participants, d’une coopération soutenue entre constructeurs et exploitants, même si désormais les premiers sont davantage responsables de la conception du matériel que les seconds. Il convient donc de s’adapter aux nouvelles directives dans un esprit ouvert, mais en conservant les conditions d’un dialogue apte à favoriser la qualité du produit en termes techniques, économiques et de délais.

The topic of this debate between Nicolas Castres Saint-Martin, Vice-President of Engineering Services for Alstom Transport, and Jean-Marie Metzler, hono rary director of the SNCF, moderated by André Blanc, Honorary Director of the SNCF, was the necessary conditions for the innovation of railway rolling stock and the evolution of the relationship between the industrialists that manufacture this material and the operating companies who are the clients of these providers. J.-M. Metzler began by recalling the early stages of the TGV and the concerns that this remarkable technological advance represented: he compared the characteristics of the four stages of its development, represented by the Southeast, Atlantic, North, and Mediterranean TGV, and concluded his remarks by demonstrating the respective roles of technique, marketing,

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and environmental concerns in this evolution, as well as the role of European guidelines that have recently imposed the separation of client and manufacturer on grounds of competition. N. Castres Saint-Martin emphasized the partnership between Alstom and the SNCF that he observed in the collaborative project for the Atlantic TGV and TGV Duplex, before commenting on the present transformations in the railway sector. He compared the situation during the years 1980-1990, when the sum and substance of railway techniques were concentrated among operators, with the new situation that will dominate after 2010-2015 when railway operators and infrastructure managers will define the functional specifications of material and independent organizations will be responsible for their certification with respect to international norms: manufacturers will be expected to deliver approved and standardized material that is highly reliable from the moment service begins with no trial period. Manufacturers will be fully responsible for their research and development and for the definition of their product line. They will be assisted by technical research and academic organizations as well as by engineering companies, while European and national agencies will set the standards that will ensure overall coherence and safety. The role of the various railway participants will be completely transformed; the relationship between manufacturer and operator must be reinvented in order to remain as productive as it has been in the past but in such a way that is adaptable to a new statutory context. The debate then focused on the nature and definition of functional technical specifications and on the impact of the final client’s concerns, in other words, the relationship between passengers and comfort, with respect to the production of materials. Finally, the various participants recognized the need for sustained cooperation between manufacturers and operators, even if from now on the former are more responsible for designing materials than the latter. In this sense, one should adapt to new guidelines with an open mind but preserve the conditions for a dialogue that will encourage product quality in terms of technique, economics, and sensitivity to deadlines.

INDEX

Thèmes : Histoire de l’innovation et des techniques, Histoire juridique institutionnelle et financière Index chronologique : XXe siècle Mots-clés : concurrence, confort, grande vitesse, industrie ferroviaire, normalisation, politique des transports/France, sécurité Keywords : comfort, competition, high speed, politics of transportation/France, railway industry, safety, standardization

AUTEURS

NICOLAS CASTRES SAINT-MARTIN Vice-président Engineering Services, Alstom Transport

JEAN-MARIE METZLER Directeur honoraire de la SNCF

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Première partie. Le mouvement de l'innovation technique : sécurité ferroviaire, confort et qualité du service

Document

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Constructeurs et exploitants alliés dans l’innovation : l’électrification du réseau français vue par un de ses principaux acteurs

André Blanc et Marcel Garreau

NOTE DE L’ÉDITEUR

Extrait de : Électricité et chemins de fer, cent ans de progrès ferroviaire en France par l’électricité, Actes du colloque des 17-19 mai 1995 organisé conjointement par l’AHICF et l’Association pour l’histoire de l’électricité en France, Revue d’histoire des chemins de fer hors série 5 / coll. « Histoire de l’électricité », X, Paris, PUF, 1997, 440 pages.

1 André Blanc a choisi d’attirer l’attention sur l’analyse qu’il a donnée en 1995 d’un document inédit, le journal professionnel de Marcel Garreau (13 août 1940 - 6 octobre 1955), journal tenu par un ingénieur de haut rang responsable des choix techniques des chemins de fer français à un tournant de leur histoire.

2 Ces notes professionnelles, que la généralisation des moyens électroniques de communication rend de plus en plus rares au grand regret des historiens, illustrent de façon concrète les actions conjointes des constructeurs et de l’utilisateur pour, à la fois, préparer des innovations et choisir les plus pertinentes. Elles furent présentées lors d’un colloque mémorable qui réunissait, aux côtés des historiens de l’électricité et des chemins de fer, les témoins et acteurs des évolutions décisives dont il est ici question, mobilisés par les deux associations pour l’histoire de l’électricité en France (constituée en 1982 et dissoute en 2000, dont les activités ont été reprises par la Fondation EDF Diversiterre) et pour l’histoire des chemins de fer en France, celle-ci ayant été comme on sait inspirée par celle-là avec laquelle elle entretenait des liens très étroits. Nous reproduisons donc l’introduction d’A. Blanc à la publication partielle de ces notes, aujourd’hui déposées à l’AHICF par la famille de Marcel Garreau.

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André Blanc directeur honoraire de la SNCF, membre du Comité scientifique de l’AHICF

Le journal professionnel de Marcel Garreau. 13 août 1940 - 6 octobre 1955. Du 1 500 V continu au 25 000 V 50 Hz, l’électrification du réseau ferroviaire français vue par l’un de ses principaux acteurs

3 Marcel Garreau (1903-1982), ancien élève de l’École polytechnique et de l’École supérieure d’électricité et ingénieur des Télécommunications, fut d’abord ingénieur aux PTT (téléphones) de 1923 au 29 juillet 1930. Recruté par Raoul Dautry pour le réseau des Chemins de fer de l’État le 30 juillet en vue de l’électrification des grandes lignes, il est affecté, après quelques stages en région parisienne, aux ateliers de Mézidon (octobre 1930 - mai 1931) ; adjoint au chef d’« arrondissement Matériel et Traction » de Rouen jusqu’à la fin de 1931 et chef d’arrondissement du Mans jusqu’à l’automne 1934, il quitte les postes d’encadrement de terrain pour s’occuper des études d’électrification, d’abord pour la ligne Paris-Le Mans (1934-1937) du réseau de l’État puis, à la création de la SNCF, il est affecté à la division des Études de traction électrique de l’entreprise qu’il dirigera pendant près de vingt ans avant de devenir directeur adjoint du Matériel et de la Traction jusqu’à sa retraite en 1968.

4 Durant toute sa carrière, il a montré de remarquables qualités de théoricien de la traction électrique, alliées à un réalisme constant et à la recherche tenace de l’élégance des réalisations.

5 Très proche de Louis Armand, il anima l’équipe peu nombreuse, mais compétente et décidée, qui réussit à maîtriser l’utilisation du courant industriel alternatif à 50 Hz pour les besoins de la traction ferroviaire. Promoteur en particulier de la locomotive à redresseurs, il contribua de façon magistrale au succès, maintenant universellement reconnu, de ce mode d’électrification des chemins de fer.

6 Le rangement de papiers familiaux a permis de retrouver deux cahiers où Marcel Garreau notait l’essentiel des réunions de quelque importance auxquelles il a participé. Il ne s’agit donc pas de laconiques comptes rendus « officiels » ; la relation de positions des uns et des autres s’accompagne souvent de l’explication du choix ou de commentaires.

7 Ces deux cahiers couvrent la période du 13 août 1940 au 6 octobre 1955. Il est vraisemblable qu’un troisième cahier ait existé ; il n’a pas été retrouvé.

8 Ces notes présentent un intérêt en ce sens qu’elles permettent de compléter et de préciser les souvenirs des acteurs de l’époque en matière d’électrification des chemins de fer.

9 Elles indiquent également les sujets d’étude ou de réflexion d’une division d’études de la SNCF pendant cette période particulière où, dans un premier temps, les contraintes dues à la guerre côtoyaient les perspectives d’amélioration des performances du 1 500 V continu, pour ensuite céder la place, pour l’essentiel, à la mis au point de la traction en courant monophasé 50 hertz. [...]

10 On peut discerner cinq phases dans la nature des réflexions et des études.

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1. L’activité « ordinaire » (1940-1942)

11 De nombreuses réunions sont consacrées aux projets d’électrification en courant continu 1 500 V : • Brive-Montauban et Bordeaux-Montauban, • Paris-Lyon (le rapport d’Henri Lang, dit Rapport rose, est signé le 23 octobre 1940).

12 Les études de locomotives portent sur des prototypes offrant des performance meilleures que celles des locomotives existantes des réseaux PO et État : CC et BBB étudiées par SW (réunions des 11 septembre 1940 et 17 octobre 1940) par exemple.

13 Des innovations sont évoquées, même si elles ne seront réalisées que plus tard :

14 Les automotrices de banlieue font l’objet de nombreux échanges de vue quant à la composition des rames, l’emmarchement, le nombre des portes (18 octobre 1940).

15 Le plus grand nombre de réunions concerne le projet d’électrification de la ligne Paris- Lyon, dont la mise en service est toujours prévue pour le milieu de 1944 (16 août 1940, 9 novembre 1940 et 12 novembre 1940).

16 Il est intéressant de remarquer que, même pour cette ligne importante, la vitesse n’est pas particulièrement à l’ordre du jour : les horaires banlieue prévus sont modestes et les installations d’alimentation proposées sont estimées surabondantes. Il est nécessaire aux techniciens d’argumenter, de « grignoter » des améliorations, devant une incrédulité marquée quant à la nécessité de voir « plus grand » (17 octobre 1940, 17 décembre 1940, 15 janvier 1941, 11 février 1941, 1er mars 1941, 27 mai 1941, 22 juillet 1942).

17 À côté des questions relevant de la technique, apparaissent en filigrane quelques contraintes liées à cette période de guerre :

18 Durant cette première phase, aucun système d’électrification autre que le courant continu 1 500 V n’est évoqué.

2. L’extension des domaines d’études (1943-1945)

19 La pause dans les réalisations, imposée par l’environnement de l’époque et les contraintes de tous ordres résultant du conflit en cours, est mise à profit pour étendre le champ des réflexions : les prix d’électrification en 3 000 V continu ou en monophasé 15 000 V 16 2/3 Hz font l’objet de comparaisons (juin 1943). Il n’est pas possible, d’après les notes de Marcel Garreau, de préciser si cette comparaison est venue spontanément ou a été « suggérée1 » .

20 Mais compte tenu de l’expérience de traction en monophasé 50 hertz, tentée par la sur la ligne du Höllental (Fribourg-Titisee), la décision est prise le 7 juin 1944 de lancer les études pour mettre au point ce système sur la SNCF, malgré son abandon par la DR en 1943. On peut relever que la solution du moteur direct 50 hertz était à l’époque considérée comme la plus intéressante.

21 La présentation du monophasé 20 000 V 50 Hz comme étant le système destiné aux lignes à moyen et faible trafic, n’est pas involontaire. Marcel Garreau m’a précisé dans les années soixante, à l’époque où ce mode de traction voyait son succès confirmé, qu’à l’intérieur même de la SNCF, et en plein accord avec Louis Armand, le monophasé a été

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sciemment présenté comme une électrification économique, intéressante pour de petites lignes, d’une part parce que c’était exact, d’autre part par prudence (la locomotive correspondante n’existait pas encore), mais surtout parce que c’était le moyen d’arriver à « jouer dans la cour des grands » sans risquer un rejet initial. Nous insérons dans le cours de ces notes le procès-verbal d’une réunion qui a eu lieu le 7 juin 1944, au lendemain du débarquement et quelques jours avant l’arrestation de Louis Armand (emprisonné comme on sait à Fresnes du 24 juin au 18 août et libéré après un marchandage avec les autorités allemandes)*.

22 Parallèlement aux réflexions sur les modes d’alimentation, celles relatives aux locomotives à grande vitesse sont poursuivies (27 mai 1944 et 1er juin 1944) malgré l’incrédulité persistante quant au besoin de tels engins moteurs (4 août 1944). Ce souci de disposer d’un matériel plus performant pour préparer l’avenir est, d’ailleurs, partagé par la division d’Études de locomotives à vapeur (8 août 1944).

23 La même réserve s’observe pour des automotrices de grandes lignes (17 janvier 1945). Quant au matériel de banlieue, les multiples points de vue paraissent vraiment difficiles à coordonner (19 décembre 1945).

24 Les demandes de la puissance occupante ne cessent pas après le débarquement allié en Normandie et la confiance dans la possibilité de poursuivre les hostilités est encore réelle, ainsi qu’en témoigne une intervention de la Hauptverkehrsdirektion (13 juillet 1944) pour augmenter le nombre de sous-stations mobiles en vue de suppléer aux destructions de sous-stations fixes existantes.

25 La solution retenue visera en fait à préparer la remise en service du réseau électrifié après la cessation des hostilités.

3. Le lancement du 50 Hertz (1947-1950)

26 La traction en monophasé 50 hertz constitue l’objet essentiel des réunions. Un grand nombre d’entre elles se tient avec des représentants des constructeurs, ce qui illustre l’importance attachée à un travail en commun, dans la mesure bien entendu où cela est désiré par ces derniers. Les sujets, très divers, témoignent de la variété des questions à résoudre : utilisation de solutions nouvelles (ignitrons, 24 juin 1947), recherche des dispositions les mieux adaptées (entretiens à Darmstadt les 3 et 4 février 1948), incitation à une coopération entre les constructeurs (6 octobre 1947).

27 Certains constructeurs se lancent avec enthousiasme avec des livraisons de prototypes dans de courts délais (27 juin 1949), d’autres sont franchement réservés (18 septembre 1948), puis prennent conscience du succès prévisible (17 octobre 1949).

28 La commande de locomotives BB à grande vitesse se heurte à de multiples oppositions ; l’opiniâtreté courtoise de Marcel Garreau et ses qualités de clarté d’exposition emportent finalement une décision favorable dont les chances initiales étaient bien réduites (27 juin 1949 ; 9, 12, 16, 20 juillet 1949). Cette commande sera approuvée par le comité des marchés le 17 janvier 1950 ; une locomotive de ce type détiendra le record de vitesse de 1955, conjointement avec une CC de puissance comparable, mais plus chère, illustrant la pertinence du choix préconisé par Marcel Garreau.

29 D’autres oppositions persistaient, dont celle de Hippolyte Parodi. Les contacts directs entre deux grands ingénieurs ne pouvaient rester infructueux et l’opposition initiale se transforme en adhésion (15 mars 1950, 31 mai 1950).

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30 Le choix de la ligne Valenciennes-Thionville pour une exploitation lourde soulève aussi des remarques, non dénuées de justesse d’ailleurs (12 avril 1950).

31 Enfin il est intéressant de trouver mention de l’expérimentation d’une rame pendulaire par la SNCF le 26 janvier 1950.

4. La mise au point opérationnelle... et le développement des oppositions (1951-1955)

32 Le Congrès d’Annecy (12-15 octobre 1951) présente la première réalisation d’une ligne alimentée en 20 000 V 50 hertz depuis les essais du Höllental. Les conclusions sont favorables, les discussions sont animées et des oppositions se durcissent, entraînant des mises au point (8 avril 1952-14 janvier 1953). Certains adhèrent rapidement, même aux États-Unis, pourtant peu portés à électrifier (M. Brown, 3 juillet 1952). La position britannique est hostile, malgré l’intérêt de rares constructeurs (15 octobre 1952).

33 Alors que la locomotive à redresseurs ignitrons démontre rapidement ses qualités, la confiance dans les progrès possibles du moteur direct reste grande (22 mars 1954), ce qui illustre la variété des solutions permises par le 50 hertz, sans la gêne résultant d’un réseau spécialisé de distribution du courant.

34 On peut noter, au passage, certaines réserves surprenantes devant les performances offertes par les nouveaux engins moteurs : la charge remorquable serait trop élevée ! (3 juillet 1952.)

35 Au moment où le congrès de Lille (11-14 mai 1955) se prépare et permet de convaincre les incrédules par la présentation d’une exploitation performante sur une ligne chargée, Marcel Garreau voit déjà plus loin : des machines plus performantes seront nécessaires pour les services rapides à venir (14 septembre 1954) et des locomotives légères, plus économiques, répondront aux besoins courants (juin 1955).

5. Le système 25 kV 50 Hz est « installé » (à partir de mai 1955)

36 Le Congrès de Lille ayant conforté clairement et amplement les conclusions tirées en 1951 à Annecy de l’expérimentation sur la ligne de Savoie, une dernière mise en cause, déplaisante, du bien-fondé des résultats, nécessite en septembre 1957 une mise au point précise qui semble constituer la clôture des débats (voir le numéro spécial de la Revue générale des chemins de fer publié alors) rédigée par Marcel Garreau et signée, en plein accord, par M. Porchez, directeur général adjoint.

37 Alors que le succès du monophasé est reconnu, Marcel Garreau reste soucieux des contraintes de l’exploitation courante :

38 Les dernières notes sont relatives au problème de la jonction continu/monophasé et à l’examen de diverses solutions envisageables (6 octobre 1955).

39 Les difficultés correspondantes ne seront vraiment résolues que grâce à l’emploi des diodes au silicium à partir de 1958. Une locomotive monophasée, la BB 16028, avariée accidentellement, sera reconstruite sous la forme d’un prototype de locomotive bicourant, capable de performances analogues sous les deux modes d’alimentation. Cette transformation, fruit de la demande opiniâtre de Pierre Priqueler, chef de la division de la Traction du réseau de l’Est, en vue de faciliter les interpénétrations d’engins moteurs entre l’Est et le Sud-Est, et du travail d’une équipe animée par Marcel

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Tessier, André Cossié et André Gaide, soutenue par Marcel Garreau, alors directeur adjoint du Matériel, a permis de s’affranchir de la complexité d’installation des gares bicourant ; ses principes sont ceux de l’importante génération d’engins bicourant qui a suivi, TGV compris*.

40 Dans le même temps, la même équipe a mis au point la transmission électrique à alternateur pour les locomotives Diesel, aujourd’hui mondialement répandue.

41 Rappelons enfin que, lors des multiples investigations menées sur les engins de Savoie, l’essai de moteurs de traction synchrones autopilotés a été réalisé en utilisant des excitrons. Ce montage de laboratoire était évidemment trop encombrant pour un usage commercial. Le thyristor a résolu le problème d’encombrement et c’est selon ce principe que fonctionnent le plus grand nombre de TGV et les dernières machines universelles de grande puissance de la SNCF (BB 26000).

Conclusion

42 En conclusion, au cours des années couvertes par ces notes on peut remarquer que la technique a été constamment le moteur du progrès ; l’offre a toujours été en avance sur la demande et il a fallu généralement argumenter pour surmonter les incrédulités :

43 On aurait pu penser que les avantages du monophasé 50 hertz auraient conduit à un accueil enthousiaste et large. En effet :

44 Dans la pratique, il n’en a rien été en dehors du cercle réduit de ses promoteurs et de quelques constructeurs et la traction monophasée 50 hertz se heurta, dès le début, à de l’incrédulité bien sûr, mais aussi à une véritable hostilité, sourde ou déclarée.

45 Plusieurs raisons expliquent peut-être les comportements incrédules.

46 Tout d’abord la difficulté technique.

47 Après les premiers essais hongrois, l’expérience allemande sur la ligne du Höllental s’était terminée par un constat d’échec en 1943 malgré le sérieux et la compétence de ses protagonistes.

48 Comment croire si peu de temps après que la solution était en vue ? Rappelons que la décision de la SNCF de se lancer à nouveau dans l’aventure est prise dès 1944, les prototypes de Savoie sont commandés en 1948 et le congrès d’Annecy qui donne une conclusion positive se tient en 1951, huit ans seulement après l’abandon de 1943 !

49 Louis Armand ne disait-il pas que le petit groupe qui avait foi dans le succès de l’entreprise pouvait se dénombrer au début sur les doigts d’une seule main ?

50 Les raisons qui ont pu aboutir à des manifestations d’hostilité sont plus complexes.

51 Il est évident que ceux qui avaient préconisé et mis au point des systèmes déjà largement répandus (courant continu 1 500 V ou 3 000 V, 600 V à 800 V pour des lignes urbaines ou suburbaines, courant monophasé 15 000 V 16 2/3) pouvaient juger superflu voire inopportun d’introduire un système supplémentaire, générateur de complications aux points de contact.

52 Un tel point de vue trouvait d’ailleurs une justification dans la qualité de service déjà obtenue.

53 À l’étranger, la Grande-Bretagne s’engageait dans un vaste programme de diésélisation de sa traction et on peut penser que la perspective de voir apparaître un mode d’électrification, performant et économique, allait à rencontre de la politique engagée.

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54 Du côté de la Suisse et de l’Allemagne, la bonne maîtrise du monophasé 16 2/3 hertz a abouti à des réactions diverses : certains et non des moindres ont adopté, au moins les premiers temps, une attitude très incrédule, voire hostile ; peut-être était-il difficile d’accepter le succès du 50 hertz après avoir conclu négativement une dizaine d’années auparavant. Par contre, il faut souligner l’esprit très constructif d’entreprises qui ont utilisé leur bonne connaissance du moteur direct à 16 2/3 hertz pour adapter convenablement ce type de moteur au courant 50 hertz.

55 Les comportements des individus variaient d’ailleurs au sein d’un même organisme.

56 C’est ainsi que Marcel Garreau a, un temps, caressé l’espoir de voir les chemins de fer allemands revenir sur leur décision de 1943 et poursuivre leur électrification pour la plus large part en 50 hertz, technique dont ils avaient bien perçu l’intérêt dès le milieu des années 1930 (voir l’entretien Armand-Nouvion, 8 avril 1952).

57 Il était simplement un peu trop en avance puisque l’essentiel des engins moteurs récents en 16 2/3 utilise des redresseurs (sous leurs diverses formes) pour l’alimentation des moteurs, ce qui est la négation même d’un courant à fréquence spéciale, justifié seulement par le moteur direct.

58 Il se dégage aussi de ces notes le sentiment que le progrès apporté par l’emploi du 50 hertz a été facilité, sinon permis, par une liaison confiante entre utilisateurs et constructeurs, de nature à susciter l’enthousiasme créatif de tous, bien au-delà de l’inévitable sécheresse des contrats. Voici des extraits du discours de Marcel Garreau, président entrant de la Société française des électriciens (6 février 1958). Ces réflexions paraissent d’une brûlante actualité, alors que d’aucuns prônent une séparation plus poussée entre concepteurs et utilisateurs. Les enseignements de l’histoire pourraient se révéler fort utiles dans le développement de telles réflexions.

ANNEXES

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Fac-simile du procès-verbal de la réunion tenue le 7 juin 1944 au Service technique de la direction générale de la SNCF.

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NOTES

*. Voir ci-après en annexe *. Voir les entretiens avec Marcel Tessier en ligne sur le site www.mémoire-orale.org, entretien n° 2, plage 12. 1. Par la Deutsche Reichsbahn qui contrôlait l’exploitation de la SNCF, par le gouvernement français ou même par les autorités allemandes, ces fréquences étant celles du réseau allemand [N.d.l.R].

AUTEURS

ANDRÉ BLANC Directeur honoraire de la SNCF, membre du Comité scientifique de l’AHICF

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Deuxième partie. Voyage dans les réseaux et la mobilité : grandes vitesses, développement, et évolution des réseaux ferrés

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Vingt ans de travaux scientifiques sur les réseaux et la mobilité ferroviaires Twenty Years of Research on Railway Networks and Mobility

Etienne Auphan et Gabriel Dupuy

1 Si on en juge par les articles parus au fil des numéros de la Revue d’histoire des chemins de fer, et par les travaux universitaires soutenus par l’association, la contribution de l’AHICF à la connaissance de l’histoire du chemin de fer à travers les réseaux et la mobilité procède de trois approches principales : la mise en place et la configuration des réseaux, la politique commerciale des compagnies ferroviaires et l’impact du chemin de fer sur la ville et le développement régional.

2 La mise en place et la configuration des réseaux est abordée quelle que soit leur nature : national principal (par exemple Paris-Rouen-Le Havre)1, régional (la Compagnie des Charentes), chemins de fer secondaires départementaux (le Var)2, ou urbains (la RATP), et même plus récemment le réseau à grande vitesse. D’une manière assez logique, cette « approche réseau » se veut la base de la recherche en histoire des chemins de fer. Très nombreux sont les travaux qui retracent la mise en place du réseau ferré dans divers territoires : en Charente, en Haute-Vienne ou au nord-est de Lyon par exemple3. Ce thème est précisément celui qui a fait l’objet de la première journée scientifique de l’ AHICF en 1989. Il s’agissait d’un premier cadrage du concept de réseau, depuis la conception (références à la théorie de Léon Lalanne ; conception du réseau à grande vitesse national et international) jusqu’à son utilisation au regard de l’accessibilité des villes ou des lieux urbains à Paris ou à Lyon en passant par leur configuration analysée au travers de la théorie des graphes4. Le réseau à grande vitesse lui-même n’a pas été en reste puisque sa genèse a fait l’objet d’un colloque spécifique en 1994. Si on en laisse de côté l’approche innovation, très développée et retenue par ailleurs dans un autre domaine de ce colloque, l’approche réseau n’en est pas moins très présente5.

3 À l’opposé, les réseaux secondaires ont fait l’objet de nombreux travaux, à commencer par les nombreuses et classiques monographies qui ont porté, entre autres, sur les

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chemins de fer départementaux du Calvados, de la Drôme, de la Dordogne, du Pas-de- Calais ou de la Gironde6. D’autres ont concerné le Réseau Breton, les Landes de Gascogne, l’Est de Lyon ou Nice-Digne et même le réseau de tramways du Nord7. Plus globalement, les chemins de fer secondaires ont été le thème du neuvième colloque de l’AHICF en 20018. Outre un rappel du cadre général dans lequel ils se sont développés, plusieurs monographies y ont été présentées, notamment sur l’Indre, l’Hérault, la Haute-Saône, le Lot-et-Garonne, le Tarn, le Haut-Beaujolais et l’Alsace. Mais c’est surtout l’immense travail de Maurice Wolkowitsch paru en 2004 et intitulé Le Siècle des chemins de fer secondaires en France 1865-1963 qui fera la synthèse magistrale tant attendue sur ce sujet même si ce dernier a fait l’objet de nombreuses monographies plus ou moins nourries antérieurement9. Enfin, il ne faut pas oublier les réseaux ferrés urbains comme ceux de Paris et de Lyon (OTL)10.

4 Les chemins de fer d’outre-mer, particulièrement en Afrique, mais aussi dans les îles de l’océan Indien et en Asie, n’ont pas été laissés de côté puisqu’ils ont fait l’objet du thème de la quatrième journée scientifique de l’AHICF en 199111. Au regard des réseaux perçus à travers les acteurs économiques et les promoteurs, on peut signaler les études sur des chemins de fer tunisiens, ceux de la Réunion, d’Indochine, de Madagascar, et même sur le Jaffa-Jérusalem. En dehors de ce colloque, d’autres travaux ont porté sur le Transsaharien, l’Abidjan-Ouagadougou et plus généralement sur les chemins de fer de l’Afrique intertropicale12. D’une manière moins classique, on s’est interrogé sur le rôle de l’un des grands acteurs industriels dans la mise en valeur de l’Empire à travers la Compagnie des Batignolles pour le Congo-Océan.

5 Mais un réseau de transport n’offre pas d’intérêt s’il n’est pas accessible aux voyageurs ou aux marchandises. D’où la troisième journée scientifique de l’AHICF : « Les chemins de fer dans la ville » qui a porté sur les points d’accès au réseau que sont les gares urbaines13. Ce point est abordé en premier lieu sous l’angle classique de l’histoire de l’art et de l’architecture (par exemple pour la gare d’Orsay à Paris) et de l’urbanisme (Paris, Nancy, Lyon, Lille ou Marseille). Plus originale est l’approche par laquelle est analysée l’influence des chemins de fer sur les architectes au XIXe siècle, ou encore par laquelle sont recherchés les principes de conception des gares. Mais la gare urbaine est soumise au poids des ans et sa fonction dans la cité évolue avec le temps. C’est tout le problème de la modernisation des gares évoquée notamment par les cas de Saint- Lazare et Montparnasse à Paris.

6 Le vaste thème des rapports entre la gare et la ville, c’est-à-dire le rôle du chemin de fer dans le développement urbain, a fait l’objet de nombreux travaux, parmi lesquels on peut citer ceux sur Angers, Metz, Nancy, Bordeaux, Rennes, Marseille, Arras ou Douai, et même les nouvelles gares TGV. D’une manière plus exclusive, le chemin de fer a créé ses propres villes, les agglomérations cheminotes, telles Trappes, Morcenx, Miramas ou Audun-le-Roman qui ont également été analysées au travers de leur histoire14.

7 Les rapports entre la mobilité et les territoires, c’est en premier lieu la réalité des trafics, de marchandises comme de voyageurs, en d’autres termes : « Le chemin de fer : pour qui, pour quoi ? » Cette question a valu un certain nombre de contributions sur les politiques commerciales des compagnies de chemins de fer. Dès son premier colloque en 1988, « Les chemins de fer, l’espace et la société en France », l’AHICF a présenté quelques exemples de travaux sur les politiques commerciales de marchandises d’anciens réseaux (Ouest, Médoc) ou de la SNCF depuis sa création, mais aussi sur quelques aspects de la politique commerciales de voyageurs (trains de nuit ou grande

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vitesse)15. À la suite de ce colloque, d’autres études sur les politiques commerciales seront développées. En ce qui concerne les marchandises, on peut citer le trafic charbonnier du Nord, celui du monde agricole et en particulier des primeurs du Sud-Est ou celui des expéditions générales, ou encore le cadre dans lequel sont acheminés ces trafics, la tarification au XIXe siècle et au début du XXe siècle, ou encore le contexte réglementaire du trafic de marchandises de la SNCF depuis l’après-guerre jusqu’à la libéralisation des prix sous la pression des instances européennes16. Le rôle des embranchements particuliers a été aussi analysé, notamment dans les quartiers industriels de Lyon, ainsi que celui du bassin minier du Nord ou de la conteneurisation sur le trafic ferroviaire de fret, tout comme l’acheminement des wagons isolés17.

8 Au regard des trafics de voyageurs, on note des études sur le rôle du chemin de fer sur le tourisme de masse, sur les liaisons entre la France et la Grande-Bretagne, ou encore sur les trains-autos accompagnées, mais aussi sur le rôle du chemin de fer dans le développement du tourisme de masse dans la première moitié du XXe siècle, thème qui sera repris à travers la politique touristique du PLM et celle de la Compagnie du Nord, ainsi que par une étude sur la place du chemin de fer dans le tourisme en région Provence-Alpes-Côte d’Azur18.

9 Mais le chemin de fer a largement contribué au développement régional. Des recherches monographiques l’ont montré dans un grand nombre de régions : en Charente, dans le Trièves, dans la Vienne, en Anjou, en Vendée et dans le Lot-et- Garonne où les effets de l’implantation ferroviaire sur le développement agro- alimentaire ont été essentiels19. Il n’est pas jusqu’à l’Île-de-France où l’on se soit attaché à mettre à jour les effets économiques de l’électrification de la banlieue Saint-Lazare ou la ligne d’interconnexion des TGV.

10 Mais si les réseaux ferrés supportent des trafics plus ou moins importants, ceux-ci s’opèrent dans un cadre économique et politique qui évolue avec le temps, ce qui a pour effet de modifier la configuration des réseaux, le plus souvent dans le sens de la contraction. Ce processus général a été analysé notamment au niveau national à travers la coordination des transports dans les années 1930, et par des études de cas régionales, notamment dans l’Ille-et-Vilaine, l’Indre, le Vaucluse, les Bouches-du-Rhône et le Var20. Mais, une fois ce redéploiement effectué, que faire des voies ferrées supprimées ? C’est ce que mettent au jour des études sur les voies ferrées lorraines ou la Petite Ceinture de Paris. Au stade final de l’évolution, elles peuvent être réhabilitées sous forme de chemins de fer touristiques comme le montrent notamment les exemples de la Baie de Somme ou de la Brévenne21.

Pistes de recherche pour l’avenir

11 Rappelons d’abord, pour éviter toute ambiguïté, que l’AHICF ne fait pas elle-même de recherche mais fait faire des recherches. Le contenu de ses travaux provient des intérêts universitaires (eux-mêmes soumis aux évolutions des intérêts académiques, voire aux modes), des historiens amateurs (au meilleur sens du terme), des témoignages, des expériences des praticiens ou ex-praticiens.

12 Les travaux réalisés et rassemblés depuis vingt ans sous l’égide de l’AHICF ont mis en évidence la puissance et la prégnance du transport ferroviaire en France. L’histoire de l’installation d’un mode de transport, progressivement organisé en quasi-monopole

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économique et technique sur le territoire français, est désormais mieux connue, même si certaines zones d’ombre demeurent, notamment du côté des usages du chemin de fer mais aussi du côté de la couverture du territoire par les recherches. On observe ainsi de vastes lacunes concernant une grande partie des Alpes et des Pyrénées, le Massif central et aussi, de manière peut-être plus surprenante, le Bassin parisien hors Île-de- France. Ces lacunes dessinent une sorte de « Désert français » et interrogent peut-être notre perception des rapports entre chemin de fer et territoire.

13 Quoi qu’il en soit, on a pu comprendre l’installation en France du chemin de fer comme mode de transport à part entière, au sens des habitudes.

14 Si l’on comprend mieux désormais comment une telle organisation s’est imposée à l’échelle nationale pour le transport ferroviaire, la question des rapports entre le chemin de fer et les autres modes de transport n’a pas encore trouvé dans les travaux de l’AHICF toutes ses réponses. Le chemin de fer a-t-il définitivement compromis l’avenir de la batellerie ? Le camionnage, l’oléoduc, le gazoduc ont-ils tué le fret ferroviaire ? Comment s’est opérée la concurrence entre le mode ferroviaire et les autres modes dans un contexte de mobilité accrue des marchandises ? Même en restant dans le mode ferroviaire, on n’a sans doute pas assez étudié les formes émergentes ou larvées qui anticipèrent les tendances à la dérèglementation. Ces formes ont existé, de manière plus ou moins cachée, semi-officielle, tolérée, marginale. Il faudrait les recenser et pousser l’investigation sur les raisons de leur émergence et de leur insuccès ou de leur échec.

15 Pour le transport des personnes, les questions demeurent encore plus complexes et ouvertes. La seconde moitié du XXe siècle a été marquée par une croissance très forte des mobilités. Si sur certaines liaisons particulières (lignes à grande vitesse, banlieue parisienne, peut-être aujourd’hui TER) le chemin de fer a bénéficié de cette tendance, ce sont d’autres modes de transport, l’automobile et l’avion, dont le rôle était auparavant négligeable, qui ont absorbé l’essentiel de l’accroissement des trafics. Cette évolution était-elle inéluctable du fait des technologies en présence ? A-t-elle partie liée avec la géographie particulière de la France et l’aménagement de son territoire ? Ou bien résulte-t-elle de politiques, de choix stratégiques (en faveur du TGV par exemple) adoptés à un moment où la motorisation apparaissait comme une tendance naturelle et où le transport aérien semblait ne pouvoir être contré que sur les moyennes portées ?

16 Le train a sans doute puissamment contribué à la fabrique du territoire français, tel qu’il s’est organisé et aménagé, en assurant une partie des navettes domicile-travail, une forte proportion des voyages d’affaires et des déplacements à grande distance pour motifs dits « personnels ». Pourtant la mobilité des loisirs et du tourisme dont la croissance est depuis quelques décennies très soutenue (sinon soutenable) boude le mode ferroviaire. Comprendre les rapports entre le chemin de fer et ce type particulier de mobilité « libre » demande des investigations historiques. Le chemin de fer a-t-il été réactif par rapport aux tendances de la mobilité « choisie » ? Rappelons ici l’extraordinaire développement du tourisme de court séjour, bien avant les 35 heures (en fait depuis le début des années 1980). Ces courts séjours relèvent principalement d’un tourisme urbain, ce qui donnait toutes ses chances au mode ferroviaire. Pourquoi ce vaste créneau n’a-t-il pas été investi par le chemin de fer comme il aurait pu l’être dans un pays comme la France ? Qu’est-il advenu des initiatives prises ici ou là (trains- auto, trains de pèlerinage, chemins de fer touristiques) ? Disons seulement un mot des trains-autos. L’AHICF n’a pas ignoré la question mais sous forme monographique 22.

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Resterait à comprendre quel est le sens du mouvement. S’agit-il d’une intermodalité tendancielle, ou d’une forme moribonde de transport ? Difficile de le savoir. Alors que l’on annonce régulièrement la fin des TAC, Narbonne reçoit encore aujourd’hui bon mal an deux TAC par jour de semaine et quatre par jour de week-end. Y a-t-il eu vraie concurrence avec les autres modes ? Le train a certes fait beaucoup dans le passé, à la fois en faveur d’un tourisme élitiste et pour le transport de masse vers des stations de vacances. Mais la généralisation des loisirs et du tourisme à la carte relevait-elle encore du mode ferroviaire ou lui échappait-elle par nature ?

17 Les colloques qu’organise l’AHICF, les recueils d’information qu’elle commande, les travaux universitaires qu’elle soutient ne sauraient évidemment apporter des réponses définitives à des questions aussi générales. Les vingt années de l’Association ont permis de constater que les recherches portent toujours sur telle technique particulière, tel territoire, tel segment de population. Elles s’appuient sur telle base de données ou telle source d’archives. Les sujets peuvent paraître un peu minces, les résultats incertains. Mais la connaissance progresse à petits pas. L’essentiel est d’aller dans la bonne direction.

NOTES

1. [58]. Les numéros entre crochets renvoient aux travaux universitaires soutenus par l’ AHICF dont la liste est publiée en fin d’ouvrage. 2. [79]. 3. [25] [24] [71]. 4. RHCF 2 et ci-après p. 139. [Les références des publications de l’AHICF sont développées dans la bibliographie, p. 325]. 5. RHCF 12-13. 6. [7] [4] [51] [53] [78]. 7. [50] [83] [71] [72]. 8. RHCF 24-25. 9. RHCF 30. 10. [63] [64]. 11. RHCF 7. 12. RHCF 4. 13. RHCF 5-6. 14. [54] [89]. 15. RHCF HS 1. 16. RHCF HS 3 et RHCF 9. 17. [9] [81]. 18. [10] [60]. 19. [25] [11] [24] [65]. 20. [59] [95] [79] et RHCF 9.

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21. Voir Etienne Auphan, « Les chemins de fer touristiques entre patrimoine et tourisme récréatif », RHCF 20-21, p. 255-288 et « L’apogée des chemins de fer secondaires en France : essai d’interprétation cartographique », RHCF 24-25, p. 24-45. 22. Raoul Balso, « Évolution du service des trains auto accompagnées sur la SNCF (1957-1987) », RHCF 9, p. 113-129 et [60].

RÉSUMÉS

À partir de la Revue d’histoire des chemins de fer et des travaux universitaires soutenus par l’association, les auteurs évaluent la contribution de l’AHICF à la connaissance de l’histoire du chemin de fer à travers les réseaux et la mobilité de 1987 à 2007. Elle procède de trois approches principales : la mise en place et la configuration des réseaux, la politique commerciale des compagnies ferroviaires et l’impact du chemin de fer sur la ville et le développement régional. La mise en place et la configuration des réseaux est abordée quelle que soit leur nature, national principal, régional, chemins de fer secondaires départementaux ou urbains (la RATP), et le réseau à grande vitesse. Les chemins de fer d’outre-mer n’ont pas été laissés de côté. Mais un réseau de transport n’offre pas d’intérêt s’il n’est pas accessible aux voyageurs ou aux marchandises, c’est pourquoi le vaste thème des rapports entre la gare et la ville a fait l’objet de nombreux travaux. Quant aux rapports entre la mobilité et les territoires, ils impliquent en premier lieu l’étude de la réalité des trafics, de marchandises comme de voyageurs, et les politiques commerciales des compagnies de chemins de fer. Des recherches monographiques ont montré comment et combien le chemin de fer a largement contribué au développement régional. L’évolution dans le temps du cadre économique et politique a pour effet de modifier la configuration des réseaux, le plus souvent dans le sens de la contraction. Ce processus général a été analysé au niveau national à travers la coordination des transports dans les années 1930, et par des études de cas régionales. Pour l’avenir, les auteurs montrent quelles sont les lacunes à combler et tracent des pistes de recherche nouvelles.

Referencing the Revue d’histoire des chemins de fer and thesis research supported by the association, the authors evaluate the AHICF’s contribution to knowledge of railway history through its networks and mobility from 1987 to 2007. Findings are based on three main approaches: the installation and configuration of networks, the railway companies’ trade policies, and the railway’s impact on towns and regional development. The installation and configuration of networks are considered regardless of their status, be it major national, regional, secondary departmental or urban (RATP) lines, or the high-speed network. French colonial railway lines overseas are also taken into account. But a transportation network is only useful in relation to its accessibility to travelers and merchandise, which explains why the broad topic of the relationship between railway station and town has been the subject of numerous studies. Relationships between mobility and different territories pre-suppose first of all the study of the realities of railway traffic, the circulation of merchandise as well as travelers, and the railway companies’ trade policies. Research monographs have demonstrated how and to what extent the railway has significantly contributed to regional development. The historical development of the economic and political setting has contributed to modifying network configuration, most often curtailing its size. This general process has been studied at the national level through the coordination of transportation in the 1930s and studies of regional cases.

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The authors indicate areas that will require further research as well as outline avenues for new research.

INDEX

Keywords : historiography, method, network, town and country planning, transportation policy/France, urban history Thèmes : Histoire juridique institutionnelle et financière, Réseaux et territoires Index chronologique : XIXe siècle, XXe siècle Mots-clés : aménagement du territoire, histoire urbaine, historiographie, méthode, politique des transports/France, réseau

AUTEURS

ETIENNE AUPHAN Etienne Auphan, géographe, professeur émérite à l’université de Paris-Sorbonne, membre du Comité scientifique de l’AHICF

GABRIEL DUPUY Gabriel Dupuy, géographe, professeur à l’université Paris I – Panthéon-Sorbonne, membre du Comité scientifique de l’AHICF jusqu’en 2007

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Vitesses et temps ferroviaires Un chapitre du programme scientifique de l’AHICF, 2008-2013*

François Caron et Etienne Auphan

1 D’une façon générale, la vitesse est la mesure de la distance parcourue dans un temps donné. Le chemin de fer a fait franchir un saut à la vitesse ferroviaire, au moins pendant près d’un siècle. Dans les premiers temps du développement du chemin de fer même, la vitesse des convois et la contraction du temps des voyages et des transports de marchandises furent perçues comme leurs principales nouveautés. Mais le temps ferroviaire a très tôt été découpé en catégories, comme celles de la petite et de la grande vitesse pour les marchandises. Dès lors le train est souvent apparu comme un symbole de lenteur et non de vitesse, plus encore au fur et à mesure du remplacement du réseau routier issu du XIXe siècle par le nouveau réseau rapide adapté à l’automobile. L’histoire de la vitesse ferroviaire ne peut donc se réduire à celle des records et des performances réalisées par les « rapides et express » sur les grands axes du réseau ni à celle des impressions éprouvées par les voyageurs des trains rapides lorsqu’ils regardent par la fenêtre des voitures. Elle doit être replacée dans son contexte technique, socioéconomique et socioculturel. En d’autres termes : la vitesse, pour qui, pour quoi ? Que faire du temps gagné par la vitesse (pour un voyageur) et que faire de la marchandise expédiée ou reçue plus tôt (pour l’utilisateur) ? Derrière ces interrogations se profile la valeur économique du temps : quel est le prix que l’usager du transport est prêt à payer pour que son transport soit plus rapide ou pour recevoir plus rapidement ce qu’il attend (demande) ? Ou, formulée de manière inverse, du côté de l’offre : quel est le coût que l’exploitant est prêt à assumer pour mieux répondre à la demande de rapidité ? La réponse est naturellement multiforme en fonction de la nature de la clientèle et des types de transport, mais aussi des conditions du marché de l’époque. Elle doit prendre en compte la vitesse de circulation des marchandises aussi bien que celle des voyageurs.

2 Pour réaliser un tel programme, il semble pertinent : 1. d’analyser dans un premier temps la perception que les exploitants ont eue de la vitesse et des besoins des usagers (ou clients) dans ce domaine ; 2. dans un deuxième temps, l’influence que les politiques de vitesses ont eue sur l’évolution des techniques ferroviaires ;

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3. dans un troisième temps, les transformations du temps ferroviaire du point de vue des vitesses en ligne, des temps de parcours ou des horaires, et les modalités de l’adaptation de l’exploitation et du comportement des voyageurs à ces contraintes temporelles.

La perception des besoins : les fondements des politiques de vitesse

3 Il faut s’interroger sur les raisons qui ont justifié l’adoption des politiques de vitesse et définir les systèmes de représentation qui expliquent les orientations prises par ces politiques. L’hypothèse de départ est qu’il faut prendre en compte de manière prioritaire dans une telle analyse la vision que les exploitants ont pu avoir des attentes et des besoins des utilisateurs du réseau. Cette vision peut être inspirée aussi bien par des préjugés et des a priori sociaux et culturels que par les leçons tirées de l’expérience ou par des formalisations à prétention scientifique. Un dialogue plus ou moins confus s’établit entre les voyageurs et les expéditeurs d’un côté, les ingénieurs chargés de concevoir les services de l’autre. Ce dialogue s’est peu à peu organisé et institutionnalisé. À partir de l’entre-deux-guerres et, surtout, des années 1950, il a reposé sur des enquêtes d’opinion, dont il conviendrait d’écrire l’histoire. Elles jouèrent à la SNCF un rôle considérable dans les prises de décision. Les ingénieurs y trouvaient un moyen de satisfaire leur besoin de rigueur et de rationalité.

4 On peut s’interroger sur les origines de l’invention du voyageur pressé et plus généralement de « l’homme pressé », tel que décrit par Paul Morand. Il a joué un rôle considérable dans le système de représentation des exploitants. On doit s’interroger aussi sur la différenciation des classes en fonction de la vitesse tout autant qu’en fonction du confort. Une attention toute particulière doit être portée à l’étude des conceptions des exploitants des compagnies et de la SNCF dans le domaine des « rapides et express » et au changement qui s’est produit dans ce domaine dans le courant des années 1960. Ainsi, selon la période envisagée, il conviendra de retenir tel ou tel aspect de la vitesse ferroviaire, notamment : • la vitesse comme argument publicitaire. Rappelons-nous quelques slogans caractéristiques d’une époque : « Paris - Lyon en 4 h 15 », « 100 villes à plus de 100 », « Gagner du temps sur le temps... » ; • la vitesse (positive ou négative) indirectement valorisée sous la forme de l’utilisation de la durée du parcours : « le temps d’un déjeuner, vous ferez Paris - Rennes » ou bien « le temps d’une vraie nuit entre Paris et Toulouse »...

5 Des analyses du même ordre doivent être appliquées aux transports de marchandises et tout particulièrement à celle des transports dits de grande vitesse ou encore du « régime accéléré » et du « régime ordinaire » à la SNCF. Il faudrait, dans une telle perspective, porter une attention particulière à la vitesse comme argument commercial du transport de fret, par exemple pour le transport des animaux et des denrées périssables ou pour la messagerie. On ne peut qu’être étonné de la lenteur avec laquelle les mentalités ont évolué dans ce domaine. D’une manière générale, le rôle de cette variable a été très largement sous-estimé dans l’histoire des politiques de transports de marchandises, dont la caractéristique principale fut longtemps la lenteur...

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6 Les sources pour écrire une telle histoire ne manquent pas : traités et manuels, articles, archives des compagnies, enquêtes d’opinion et analyses sociologiques sur les budgets temps, publicité ferroviaire.

Vitesse, temps de parcours et techniques ferroviaires

7 C’est une banalité de dire que l’histoire de l’élaboration et de la réalisation des politiques de vitesses doit être replacée dans le cadre du système ferroviaire global. Il conviendra donc de porter une attention diachronique sur les « coulisses » techniques de la vitesse : investissements concernant l’infrastructure (suppression des limitations ponctuelles de vitesse par simplification du plan de voie, rectification des courbes, amélioration de l’alimentation électrique et adaptation de la signalisation, suppression des passages à niveaux...) et le matériel roulant (dispositifs de freinage, bogies...) grâce auxquels s’élabore tout particulièrement la vitesse en ligne autour de deux pôles bien distincts : celui de la réalisation de records et de performances extrêmes, celui de la limitation réglementaire des vitesses.

8 Les techniques de la traction du matériel roulant et des installations fixes doivent maintenir entre elles une symbiose parfaite. Leur histoire doit donc s’écrire dans la perspective d’une analyse de leurs interférences. Charles Boyaux, dans un rapport présenté au conseil d’administration de la SNCF en 1958, indiquait que la vitesse limite des trains de voyageurs n’était qu’un élément d’une évolution d’ensemble dont les paramètres étaient interdépendants. Il ajoutait que « la possibilité de circuler à 140 km/heure n’était qu’un sous-produit de la puissance installée ». En réalité les réseaux ont utilisé très précocement les travaux d’entretien et de renouvellement des voies et des établissements pour introduire des aménagements qui permettaient d’accroître les vitesses sur les axes principaux. Un programme dit « d’équipement des voies en vue de permettre des circulations en grande vitesse » fut défini et entrepris dans l’entre-deux- guerres et poursuivi par la SNCF. Sa réalisation, selon un rapport de 1967, a d’ailleurs été grandement favorisée par le fait que « le tracé des lignes retenu à l’origine contenait en puissance des possibilités d’accélération ». Les interdépendances à l’intérieur du système ne concernent pas seulement la circulation des trains. Elles intéressent aussi l’aménagement des gares et leur accessibilité, la régulation des trains de marchandises ou le triage des wagons.

9 L’attention des historiens s’est concentrée principalement sur la relation entre vitesse et sécurité. Mais il faut noter que la vitesse peut être un moyen d’assurer la sécurité des flux. C’est ainsi que la possibilité de franchir rapidement les points singuliers est un facteur majeur de sécurité. De plus la vitesse est, dans de très nombreux cas, le seul moyen d’apporter une réponse aux problèmes d’encombrements en l’absence de toute possibilité d’accroissement des infrastructures. Le rapport de Charles Boyaux, que nous venons de citer, avait pour but de démontrer l’absurdité de la demande présentée par le gouvernement, dans le cadre d’un programme d’économies pour le budget d’exploitation de 1958, de réduire à 120 km/h les vitesses limites sur les lignes où les 140 km/h avaient été autorisés antérieurement. Boyaux montrait, chiffres à l’appui, que la vitesse était au contraire une source importante d’économie en tenant compte aussi bien des installations fixes que du matériel roulant sur les trajets de Paris à Lyon comme de Paris à Bordeaux. Charles Boyaux terminait son rapport par ces mots : « Toutes ces considérations n’ont d’ailleurs de valeur que parce qu’il s’agit de grandes

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lignes ayant de bons profils et un trafic très dense. Il ne faudrait pas, bien entendu, les extrapoler à des lignes difficiles ou à trafic médiocre sur lesquelles la recherche de la grande vitesse serait une erreur coûteuse. » Cette phrase illustre parfaitement la totale dépendance des politiques de vitesse à l’égard des installations fixes. Une histoire du TGV en apporterait une autre illustration. Enfin une histoire exhaustive des relations, parfois tendues, entre les services des installations fixes et les services du matériel et traction réserverait bien des surprises. Mais la relation entre vitesse et matériel roulant est tout aussi fondamentale que la relation entre vitesse et installations fixes. Nous n’insisterons pas sur ce point.

La construction du temps ferroviaire et ses conséquences économiques, sociologiques et culturelles

• D’une manière générale la régulation de la vitesse est destinée à permettre au voyageur ou à l’expéditeur d’aménager le temps de manière optimale. La variable stratégique devient ici la vitesse commerciale et la durée du parcours. L’histoire des vitesses ferroviaires a de ce point de vue deux facettes : celle de la réduction des temps de parcours sur les grands axes du réseau et les grandes distances, mais aussi celle du « raccourcissement du délai de transport considéré moins comme un supplément de confort que comme une facilité de circulation accessible à tous », selon l’expression utilisée dès 1946 par le président de la SNCF dans une réunion du conseil. Car l’homme d’affaires et l’homme pressé en général, qu’il soit touriste, fonctionnaire, journaliste, universitaire ou espion n’ont pas été les seules cibles des exploitants, même si les trains spéciaux qui leurs étaient destinés ont eu la vie dure. Pour l’homme d’affaires la cible majeure était la possibilité de régler ses affaires en une seule journée grâce à un aller-retour possible vers la capitale, la métropole régionale ou le chef- lieu de département dans cette seule journée, ce qui devint réalité avec les « trains d’affaires » à partir des années 1960. • La recherche de l’accroissement de la vitesse commerciale a eu des conséquences importantes sur le fonctionnement du réseau. L’augmentation de la vitesse commerciale (affichée pour le public et perçue par le voyageur sous la forme de la réduction de la durée du parcours) s’est opérée principalement (en dehors de l’augmentation de la vitesse en ligne) par la réduction du nombre des arrêts intermédiaires et le raccourcissement de leur durée. Ce sont ces deux facteurs qui – avant le TGV – ont sans doute eu les effets les plus prégnants sur l’évolution des voyages en train et sur les rapports entre le territoire et le réseau ferré. En effet, la recherche d’arrêts plus brefs a entraîné celle de la suppression des services annexes, soit déjà permise par l’évolution technique de la traction (suppression des échanges de machines), soit spécifiquement voulue dans ce but (suppression du services des bagages, de la Poste, de la restauration à quai, de la recomposition des trains à tranches multiples, etc.). Mais dès avant le TGV la vitesse s’est démocratisée. Ce mouvement a pris son essor à partir des années 1880. Il faut en reconstituer avec précision les différentes étapes. L’aboutissement fut le turbotrain qui transforma totalement la desserte des liaisons transversales puis le TGV qui, de ce point de vue, ne fut pas une rupture mais un accomplissement.

10 Il serait souhaitable que soient entreprises des recherches plus systématiques réalisées soit sur un plan local et ligne par ligne, soit sur un plan général, concernant les différentes variables de construction du temps ferroviaire et de leur combinaison en

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fonction de la nature des différents trains, qu’il s’agisse des arrêts, des correspondances, des buffets, des horaires ou des cadencements ou encore des relations entre la gare et la ville. Une attention particulière pourrait être portée à des problèmes spécifiques tels que la traversée de Paris, les horaires des trains de nuit, l’accessibilité des gares et la construction des parkings, ou encore le « temps perdu » dans les gares, qui peut être, on le sait, un temps de méditation et forme le complément du temps de l’homme pressé. • La vitesse est un instrument (à double tranchant) de l’aménagement du territoire. Un rapport de 1969 définissant la politique d’investissement de la SNCF pour l’année suivante parle de « l’amélioration des relations rapides entre les grands centres » pour ce qui concerne les voyageurs (en réalité, il ne s’agissait que des grands centres situés sur un même axe) et de « l’aménagement des transports entre grands centres ». Une importante littérature a été écrite sur chacun de ces deux thèmes. Elle nous semble pourtant encore insuffisante tant du côté des stratégies d’offre que de leur réception par les acteurs locaux et régionaux et de leurs effets sur ces territoires. On a beaucoup parlé de l’effet du TGV sur la métropolisation du territoire. Il faudrait aussi s’interroger avec plus de précision sur les périodes antérieures.

11 Ainsi, la suppression de nombre d’arrêts intermédiaires a entraîné celle des dessertes rurales les moins fréquentées sur les lignes secondaires, mais aussi sur les grandes lignes parcourues par les trains à grand parcours ; elle s’est traduite par la spécialisation des grands express à la desserte des gares de premier niveau (de plus en plus limitées à une aire déterminée), impliquant des correspondances par « omnibus » (puis TER) « de cabotage » vers les gares de niveau inférieur sur la même ligne, traversées sans arrêt par le train concerné. Il en est d’ailleurs de même de la suppression des rebroussements par utilisation de raccordements existants, remis en service ou construits tout exprès, etc. Cette politique a eu pour effet de reporter souvent sur la route les liaisons entre villes de second niveau sur un même axe principal (par exemple d’Amboise à Libourne par correspondance à Saint-Pierre-des- Corps et à Angoulême – ou pire, à Bordeaux !).

12 Naturellement, le TGV a amplifié ces effets qui ont également un aspect tarifaire : la « déterritorialisation » du déplacement introduite par le TGV et l’abandon partiel de la tarification kilométrique ont concrétisé le passage de la distance-temps à la distance- coût. Cette évolution est en réalité l’aboutissement d’une politique tarifaire de la vitesse, d’abord conçue dans l’après-guerre sous la forme d’un supplément limitatif de fréquentation (1re classe). À vrai dire, au cours de cette période, c’est surtout la vitesse commerciale de la liaison assurée uniquement en 1re classe qui est « rapide » par comparaison aux liaisons « toutes classes ». Ce n’est qu’à partir de la fin des années 1960 que les investissements réalisés sur l’infrastructure et le matériel permettront d’augmenter notablement la vitesse en ligne, justifiant ainsi un supplément spécifique, jusqu’à ce que la vitesse soit considérée comme « démocratiquement accessible à tous » et que le supplément se fonde progressivement dans une politique de modulation tarifaire pour régulation du trafic dans le temps (tarif tricolore).

13 De même l’histoire des transports de marchandises à grande vitesse et du régime accéléré de la SNCF mériterait une relecture complète.

14 Il faut enfin poursuivre les travaux sur les conséquences sociologiques et psychosociologiques de la vitesse et du raccourcissement des parcours en les appuyant sur des enquêtes réalisées auprès des voyageurs pour apporter un complément aux

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impressions de voyage qui constituent encore aujourd’hui la source principale de ces recherches.

NOTES

*. Ce texte adopté par le Comité scientifique de l’AHICF en mai 2008 oriente désormais une partie des recherches de l’association appuyées sur une journée scientifique en 2010 et un colloque en 2011, année qui verra le 30e anniversaire de l’ouverture de la première ligne à grande vitesse en France.

INDEX

Index chronologique : XIXe siècle, XXe siècle

AUTEURS

FRANÇOIS CARON Historien, professeur émérite à l’université de Paris-Sorbonne, président du Comité scientifique de l’AHICF

ETIENNE AUPHAN Géographe, professeur émérite à l’université de Paris-Sorbonne, membre du Comité scientifique de l’AHICF

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Grande vitesse française et espagnole French and Spanish high-speed railway

José María de Ureña Francés Traduction : Pascale Richard

NOTE DE L’ÉDITEUR

Traduit de l’espagnol par Pascale Richard

1 Aujourd’hui, la création d’un réseau ferroviaire à grande vitesse à l’échelle de l’Europe semble un objectif réalisable, même en prenant en compte des problèmes de compatibilité technique et les formes d’implantation des réseaux propres à chaque pays. Cet objectif n’était guère envisageable en 1981, lors de l’inauguration de la première ligne de TGV en France (Paris-Lyon), ou encore en 1992, quand fut mise en service la première ligne espagnole.

2 L’Europe compte autant de modèles de réseaux ferroviaires à grande vitesse que de pays. Cependant, deux grands modèles inspirent leur orientation à des sous-modèles. Le premier, dont le réseau français est le premier et le principal représentant, se caractérise par la construction de nouvelles lignes adaptées à une vitesse d’environ 300 km/h, distinctes des lignes traditionnelles et réservées au transport de voyageurs, sur des voies indépendantes des services ferroviaires traditionnels. L’objectif est de parcourir des distances les plus grandes possibles en un minimum de temps pour connecter les grandes villes françaises entre elles, afin de mettre en place « un avion sur rails » qui serait une alternative au transport aérien. À l’heure où les questions énergétiques prennent toute leur importance, le TGV, par l’utilisation de l’énergie électrique que la France produit en excédent, s’avère un bon choix comparé au transport aérien dépendant du pétrole, énergie pour laquelle la France est totalement tributaire du marché extérieur.

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3 Le second modèle, incarné par le réseau ferroviaire à grande vitesse allemand, est caractérisé par l’utilisation des lignes traditionnelles, améliorées pour bon nombre d’entre elles, qui permettent de desservir un plus grand nombre de villes à une vitesse moyenne de 200 km/h. Ces réseaux doivent cohabiter avec les services traditionnels de transport de voyageurs et de marchandises. Les services ferroviaires à grande vitesse sont beaucoup moins flexibles dans ce second modèle, mais autorisent en contrepartie des arrêts dans un plus grand nombre de villes intermédiaires.

4 Les représentants du premier modèle sont les systèmes espagnol, italien, hollandais, et de la partie wallonne de la Belgique ; les représentants du second modèle sont la partie flamande de la Belgique, le Royaume-Uni (à l’exception de la ligne de la Manche) et la Suède.

5 Par conséquent, nous allons ici nous intéresser à deux sous-modèles d’un modèle unique de grande vitesse ferroviaire avec la création de lignes réservées exclusivement au transport des voyageurs. De plus, le système traditionnel du chemin de fer français, étant donné la position géographique du pays, caractérisée par ses frontières avec six autres pays (Angleterre, Belgique, Luxembourg, Allemagne, Italie et Espagne), dispose de connexions internationales abondantes, tandis que le système traditionnel du chemin de fer espagnol, par sa position géographique et ses choix techniques, avec seulement deux pays frontaliers (France et Portugal) et un écartement de rails différent de l’écartement européen, offre moins de connexions internationales.

6 Notre communication compare l’implantation territoriale des réseaux ferroviaires à grande vitesse en France et en Espagne, en prenant en compte les lignes actuelles et les lignes prévues, leur compatibilité, leur géométrie, les gares et leur qualité. Autrement dit, elle s’attache à effectuer une comparaison avant tout au plan territorial, national ou régional.

7 Nous ne traiterons pas ici des implications urbaines, notamment des projets de renouvellements urbains menés à bien autour des gares accueillant la grande vitesse ferroviaire, bien que des différences existent entre les modèles espagnols et français. En France, ces projets reposent avant tout sur des activités productives (tertiaires ou industrielles), tandis qu’en Espagne ils reposent surtout sur des activités résidentielles.

Les infrastructures actuelles des trains à grande vitesse français et espagnol

8 Actuellement, les deux réseaux ferroviaires à grande vitesse sont semblables dans les deux pays (fig. 1). Dans les deux cas : • les lignes sont radiales, avec pour chacune un centre : Paris pour le premier, Madrid pour le second. En France, on dénombre quatre lignes ferroviaires à grande vitesse contre trois en Espagne. • Il s’agit de lignes nouvelles, séparées du réseau traditionnel et créées à cet effet, autorisant une vitesse de 300 à 350 km/h, et réservées exclusivement au transport des voyageurs à grande vitesse. • Les lignes ferroviaires à grande vitesse des deux pays offrent des services mixtes afin de communiquer avec les lignes traditionnelles, ce qui permet de relier quelques unes des villes non desservies par ces nouvelles lignes.

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Figure 1. Les réseaux ferroviaires à grande vitesse en France et en Espagne au début de 2008.

© J.M. de Ureña Francés

9 Cependant, on remarque certaines différences (tableau 1). Les lignes ferroviaires à grande vitesse en France sont compatibles avec les lignes ferroviaires traditionnelles grâce à un écartement de rails identique, tandis qu’en Espagne les deux réseaux sont incompatibles en raison d’écartements différents. Cela signifie qu’en France les services ferroviaires à grande vitesse peuvent se prolonger sur les lignes traditionnelles partout où les lignes sont électrifiées, tandis qu’en Espagne cette solution est beaucoup plus complexe à mettre en œuvre : les services ferroviaires à grande vitesse peuvent continuer sur les lignes traditionnelles à condition d’être pris en charge par un matériel roulant adapté (train articulé léger Goicoechea Oriol, dit Talgo), et seulement dans les rares endroits où existe une station de changement d’écartement. De plus, en Espagne, les tracés des lignes ferroviaires traditionnelles sont sinueux et les lignes ne sont pas toutes électrifiées, si bien que la vitesse des circulations y est réduite. Plusieurs facteurs expliquent cette situation : une orographie extrêmement complexe, l’âge de certaines lignes, le très mauvais état de certains tronçons et, surtout, la faiblesse des investissements avant l’implantation du réseau ferroviaire à grande vitesse.

Tableau 1. Comparaison des réseaux à grande vitesse français et espagnol, état début 2008

Le réseau actuel en France Le réseau actuel en Espagne

Réseau traditionnel et réseau à grande Réseau traditionnel et réseau à grande vitesse vitesse incompatibles (écartement des compatibles. rails).

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Gares consacrées au réseau à grande vitesse peu Gares spécifiques plus nombreuses, nombreuses, prépondérance de la géométrie géométrie moins directe, desserte de plus ferroviaire, au détriment de la desserte de quelques nombreuses villes. villes régionales importantes.

Plus de services « régionaux » (dans un rayon de 60 à 200 km à 260 km/h) pour les lignes à grande vitesse.

6 points de connexion seulement où les 20 connexions avec le réseau classique où les TGV services à grande vitesse changent empruntent des lignes traditionnelles normales ou d’écartement pour continuer sur des lignes améliorées. traditionnelles.

Changement d’écartement automatique avec des trains spéciaux.

Une grande partie des trajets longue distance sont Vitesse très réduite des trains à grande assurés par le TGV. vitesse sur le réseau traditionnel.

Qualité moyenne des services du TGV, avec moins de Meilleure qualité des services à grande ponctualité qu’en Espagne. vitesse (ponctualité, etc.).

L’AVE est encore un service qui n’est utilisé La majorité de la population utilise le TGV. que par une partie de la population.

Presque tous les trajets longue distance sont assurés Peu de trajets longue distance sont assurés par des TGV (en passant par Paris). par un matériel AVE (ou similaire)1.

10 Cela explique, selon moi, certaines particularités de chacun des systèmes qui les différencient. En France, le système mixte (qui associe des voies à grande vitesse et des voies traditionnelles) permet de relier la grande majorité des villes tout en limitant le nombre de gares réservées au réseau à grande vitesse. De plus, la connexion entre les grandes villes se fait sur des lignes au tracé plus direct, et ces villes ne nécessitent pas de gare consacrée au réseau à grande vitesse, sinon une gare implantée à une certaine distance de la ville (entre 10 et 30 km). En Espagne, il semble que ce soit le contraire. D’une part, il est plus difficile de mettre en place des services mixtes pour desservir toutes les villes, car on a fait pression pour que les lignes à grande vitesse s’écartent du tracé direct entre grandes villes pour desservir davantage de villes intermédiaires ; d’autre part, les services à grande vitesse sur des distances plus courtes (60 à 200 km) et à des vitesses moins élevées (260 km/h) sont plus nombreux. Ces services, autrefois appelés « navettes » (lanzaderas), sont maintenant appelés « AVANT ».

11 Finalement, en Espagne, la grande vitesse ferroviaire ne s’est pas généralisée comme en France. La congestion des lignes ferroviaires à grande vitesse y est beaucoup moins importante qu’en France où les services mixtes à grande vitesse et sur réseau classique sont également plus nombreux. Ces deux spécificités expliquent que les retards des trains soient plus fréquents en France qu’en Espagne et que les voyageurs espagnols aient une meilleure perception de la qualité du service ferroviaire à grande vitesse que les voyageurs français (propreté du matériel, traitement du client, etc.).

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12 Selon moi, ce sont là les principales différences entre les réseaux ferroviaires à grande vitesse actuels de France et d’Espagne. Mais on peut relever d’autres différences dont l’effet général est moins important.

13 Le système ferroviaire à grande vitesse français dispose de plus de connexions internationales, à grande vitesse (Belgique et Angleterre), et mixtes (avec l’Allemagne et le Luxembourg), tandis que le système espagnol n’offre aucune connexion internationale. Cette différence s’explique par la position plus centrale de la France en Europe – aucune des lignes ferroviaires à grande vitesse de l’Espagne n’arrive encore aux frontières de la France ou du Portugal – et par l’écartement du système ferroviaire traditionnel espagnol.

14 Le système des gares des grandes métropoles de ces deux pays, Paris en France et Madrid et Barcelone en Espagne, est lui aussi différent. À Paris, on dénombre plusieurs gares centrales terminales non connectées entre elles et en cul-de-sac (gare du Nord, de Lyon, Montparnasse) et une dérivation périphérique, « l’interconnexion francilienne », avec quelques gares pour les TGV qui desservent des villes de province sans entrer dans les gares centrales de Paris. Madrid et Barcelone disposent seulement de deux gares centrales qui seront reliées par un tunnel, ce qui signifie que, outre des services ferroviaires à grande vitesse de terminus, elles offriront aussi des services de transit. De plus, à Madrid et à Barcelone, des services ferroviaires à grande vitesse existent sur les lignes radiales pour desservir des villes capitales des départements situées entre 60 et 90 km de part et d’autre des deux métropoles.

15 En outre, la typologie des gares et leur emplacement sont différents en Espagne et en France (tableau 2). En Espagne, les gares centrales sont plus nombreuses et la plupart des gares périphériques n’a pas de connexion avec le réseau ferroviaire traditionnel.

Tableau 2. Les gares du réseau à grande vitesse en Espagne

Gares mixtes à grande vitesse et Gares à grande vitesse différentes des gares traditionnelles traditionnelles

Implantation de la gare identique – Madrid (Atocha et Chamartin) – Puertollano Gares du réseau de grande vitesse différentes et sans – Cordoue connexion avec le chemin de fer traditionnel – Calatayud – Guadalajara – Lérida – Tarragone – Tolède – Ségovie – Valladolid – Olmedo – Málaga – Puente Genil – Barcelone (Central et Sagrera) – Barcelone (aéroport et Prat) – Gérone – Figuières – Valence

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Nouvelle implantation urbaine avec des services traditionnels Gare urbaine du réseau de grande vitesse – Séville – Antequera – Ciudad Real – Saragosse

Nouvelle implantation extra-urbaine avec des services traditionnels – Cuenca

Différences futures entre les deux réseaux

16 Si les schémas actuels du réseau ferroviaire à grande vitesse en France et en Espagne sont actuellement similaires, les schémas prévus, en principe dans un futur proche, seront, à mon avis, assez différents l’un de l’autre.

17 Le réseau ferroviaire à grande vitesse espagnol devrait être transformé en un schéma maillé (non radial) plus utile dans un pays qui a opté pour une structure politique décentralisée et qui favorise non seulement les connexions radiales vers les grandes métropoles, mais aussi les connexions transversales entre toutes les villes. Le réseau français tente d’accroître les connexions internationales et de devenir le centre du système ferroviaire à grande vitesse européen (fig. 2). En tout cas, il faut tenir compte du fait qu’en France le système ferroviaire à grande vitesse se développe depuis plus de 25 ans, tandis que le réseau espagnol existe seulement depuis 16 ans. Lorsque les connexions avec la France (deux ou trois) et le Portugal (deux ou trois) de la grande vitesse ferroviaire espagnole seront effectives, les deux systèmes se ressembleront de nouveau un peu plus.

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Figure 2 (2a et 2b). Comparaison des futurs réseaux ferroviaires à grande vitesse en France et en Espagne.

18 Les projets de construction de lignes nouvelles à grande vitesse en France sont de deux types (fig. 2a). En premier lieu, des projets pour compléter le réseau radial vers le Sud et l’Ouest, en second lieu, des projets pour établir ou améliorer des connexions internationales vers l’Allemagne, la Suisse, l’Italie et l’Espagne. Ce deuxième type de projets qui complètent le réseau existant permettra la mise en place, à travers toute la France, de connexions internationales entre pays tiers, qui traversent la France (par exemple : Angleterre-Italie, Angleterre-Espagne, Allemagne-Espagne, Belgique-Italie, etc.). À mon avis, cela permettra aussi à la compagnie ferroviaire française, la SNCF, d’essayer d’obtenir une partie des marchés de transport ferroviaire à grande vitesse dans ces autres pays.

19 L’objectif à long terme du schéma du réseau ferroviaire à grande vitesse en Espagne (fig. 2b) est de transformer le réseau radial en un réseau maillé, tout en assurant la consolidation et l’amplification des lignes radiales exclusivement réservées au trafic des voyageurs (en gris sur la figure 2b) et en améliorant des lignes traditionnelles pour accueillir le trafic ferroviaire à grande vitesse à des vitesses moins élevées (200 ou 250 km/h) et des services traditionnels de voyageurs et de marchandises (en noir sur la figure 2b). La raison invoquée pour le choix de ce second type de lignes améliorées est que le trafic envisagé n’est pas suffisamment important pour justifier des investissements dans la création de lignes nouvelles exclusivement réservées au réseau ferroviaire à grande vitesse. La combinaison des deux types de ligne établira un réseau ferroviaire à grande vitesse maillé où cohabiteront deux vitesses de circulation pour les voyageurs.

20 Néanmoins, à mon avis, et en tenant compte des arguments développés plus en détail dans la section suivante, le schéma ferroviaire qui sera mis en place en Espagne dans un

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avenir proche n’est pas très clair. Le schéma directeur décidé par le gouvernement socialiste (2003) établit clairement un réseau maillé, tandis que le schéma futur décidé par le gouvernement précédent du Parti populaire (1995) envisage un réseau radial.

21 La raison pour laquelle je pense qu’il n’est pas possible de déterminer le schéma qui sera finalement mis en place en Espagne dans un futur proche est que les lignes en fonctionnement et les investissements les plus développés au milieu de 2008 sont communs aux deux schémas (voir figure 3b). Dans cette première phase du schéma futur, les lignes ferroviaires à grande vitesse sont encore nouvelles, radiales et exclusivement réservées aux voyageurs. En d’autres termes, il n’a pas encore été décidé s’il y aurait des lignes améliorées, avec des services mixtes voyageurs-marchandises et, pour les voyageurs, à la fois à grande vitesse et traditionnels (d’agglomération, régionaux, à grande distance, etc.).

Figure 3a. Comparaison des schémas directeurs du réseau ferroviaire à grande vitesse espagnol élaborés par le Parti populaire (1995, à gauche) et par le Parti socialiste (2003, à droite)

Figure 3b. État des réalisations en 2008 : le réseau à grande vitesse qui existera dans un futur proche est commun aux deux schémas

22 Un objectif encore plus exigeant et à plus long terme prévoit la substitution de l’écartement de toutes les lignes ferroviaires traditionnelles de 1 668 mm (5 pieds 5 pouces et demi) et du réseau ferroviaire à grande vitesse par l’écartement européen de 1 435 mm (4 pieds 8 pouces et demi). Cela nécessitera un investissement très lourd, mais fera progresser l’intégration européenne de l’Espagne.

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Problèmes posés au futur réseau espagnol

23 Dans son état actuel, le réseau ferroviaire espagnol est composé de trois éléments nettement indépendants et incompatibles entre eux. Un premier, le réseau classique, de faible qualité, sillonne tout le pays avec une voie dont l’écartement est plus large que l’écartement européen, et accueille à la fois des trains de voyageurs et des trains de marchandises sur de longues distances, régionaux et d’agglomération ; un second, composé des trois lignes ferroviaires à grande vitesse à écartement européen, accueille uniquement des services ferroviaires à grande vitesse, et n’est connecté au premier qu’à six endroits ; enfin, un troisième, composé de quelques lignes traditionnelles à écartement métrique, inférieur donc à l’écartement européen (le réseau de chemin de fer à voie étroite, Red de ferrocarriles de vía estrecha), présent seulement dans une partie du littoral nord cantabrique de l’Espagne, qui n’est pas connecté aux deux autres.

24 Saisir l’opportunité de la transformation en cours du réseau pour implanter un réseau à grande vitesse ferroviaire avec des investissements plus importants pour remplacer le triple réseau actuel par un réseau unique à écartement unifié (européen) permettrait d’améliorer tout le système ferroviaire espagnol et favoriserait sa meilleure intégration au réseau ferroviaire européen. Cependant, outre la question des investissements considérables qui seraient nécessaires et de leur financement, cela poserait deux autres problèmes importants.

25 La coexistence de trois écartements différents pour le transport de voyageurs sur de longues distances pose des problèmes techniques pour lesquels des solutions existent. À présent, les trains de type Talgo intègrent la modification automatique de l’écartement des essieux, y compris ceux de la motrice, en réduisant la vitesse à 20 km/ h (sans qu’il soit nécessaire de s’arrêter) dans les endroits où une station de changement d’écartement existe2. Ces stations sont un dispositif assez simple qui nécessite un investissement relativement faible.

26 Actuellement, ces stations de changement d’écartement existent en six points du réseau pour les longues distances (les services et les matériels régionaux ou d’agglomération ne sont pas concernés)3. Ils permettent de prolonger les lignes ferroviaires à grande vitesse par quelques lignes classiques pour autant que ces dernières soient électrifiées.

27 Cependant, pour les services marchandises, la modification de l’écartement est une procédure beaucoup plus compliquée et qui nécessite plus de temps ; la motrice doit être remplacée, ainsi que les essieux de chaque wagon de marchandises. Une installation plus complexe est nécessaire, ainsi qu’une main-d’œuvre plus importante.

28 Ces deux problèmes techniques montrent que la transformation de l’écartement n’est envisageable que pour le transport de voyageurs sur de longues distances, et ce, de manière progressive, car cette solution ne convient qu’au matériel roulant Talgo et parce qu’il faut augmenter le nombre de stations permettant le changement d’écartement. Pour le transport des marchandises, ainsi que pour les services régionaux, et plus encore pour les services d’agglomération, vitaux pour les grandes villes, la mise en place de stations de changement d’écartement est plus complexe parce que les différentes lignes sont fortement interconnectées et que l’adoption de matériel Talgo nécessiterait un investissement bien plus important.

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29 Dans ce contexte, les problèmes propres à chaque solution pour le transport des marchandises sur des lignes améliorées et pour les services régionaux et d’agglomération seraient les suivants :

30 – Le maintien de l’écartement espagnol, excepté pour les lignes réservées au transport de voyageurs sur de longues distances Transport des voyageurs avec deux écartements de voie, et transport des marchandises, régional et d’agglomération, avec un écartement unique. Les régions frontalières espagnoles demanderaient l’écartement européen pour le transport des marchandises.

31 – La substitution de toutes les lignes au profit de l’écartement européen Comment réduire le nombre de stations nécessaires au changement d’écartement ? Changer l’écartement des lignes traditionnelles sur les itinéraires de prolongement des lignes nouvelles à grande vitesse.

32 – L’introduction d’un troisième rail Probablement la solution la plus flexible, mais l’investissement devient inutile si, à plus long terme, l’écartement doit devenir européen.

33 Il ne me paraît guère possible actuellement de savoir si l’Espagne choisira d’implanter des lignes améliorées et de transport mixte voyageurs/marchandises ou si elle poursuivra la construction de nouvelles lignes ferroviaires à grande vitesse réservées au transport des voyageurs, solution qui accroîtrait les investissements nécessaires et réduirait le nombre d’endroits desservis.

34 En outre, en l’état actuel, deux autres difficultés viennent limiter de manière significative l’utilisation des chemins de fer en Espagne. Premièrement, une partie importante du réseau classique est à voie unique. Or, améliorer le service ne passe pas uniquement par la résolution des problèmes d’écartement, mais aussi par le doublement des voies dans de nombreux lieux (ou par la mise en place d’une gestion très précise de ces lignes, voir l’article de Castillo, et alii, 2008). Deuxièmement, la topographie est complexe et les rampes doivent être très limitées pour les lignes marchandises (plus encore que pour les lignes voyageurs), ce qui nécessite un investissement supplémentaire très important.

Quels schémas territoriaux pour faciliter le développement des réseaux à grande vitesse français et espagnol ?

35 Compte tenu des travaux en cours ou prévus en France, et compte tenu de l’incertitude sur le choix de faire passer le réseau espagnol d’un type radial à un type maillé incluant des lignes à trafic mixte en Espagne, le sentiment est que la grande vitesse renforcera avant tout les villes centrales de ces deux réseaux, Paris et Madrid.

36 En Espagne, Madrid comptera cinq lignes radiales à grande vitesse, trois déjà totalement ou partiellement en exploitation : Madrid-Séville-Malaga,Madrid-Saragosse- Barcelone-Pampelune, Madrid-Valladolid-Galicia-Asturias-Pays basque et deux en cours de réalisation : Madrid-Murcie-Valence et Madrid-Lisbonne. Dans le même temps, Barcelone disposera de trois lignes, dont deux déjà en exploitation totale ou partielle : Saragosse-Barcelone-Madrid (plus, éventuellement, la portion après Saragosse vers le

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Pays basque le long de la vallée de l’Èbre ou par la Navarre), Barcelone-Tarragone- Valence, et une en exploitation : Barcelone-France. Cette différence sera sans doute plus favorable à Madrid qu’à Barcelone.

37 En outre, à court terme, la transformation en réseau maillé au-delà de la rocade de Madrid est difficilement envisageable (situation comparable à celle de Paris) pour les lignes de Séville, de Barcelone et de Valence, pour la ligne Méditerranée (Barcelone- Valence) et la possible connexion de la vallée de l’Èbre.

38 Dans le cas de la France, Paris reste la grande favorisée du réseau à grande vitesse en étant le point de convergence de quatre lignes radiales, les quatre actuellement en service : Sud-Est, Sud-Ouest, Nord et Est. Aucune autre grande ville en France ne dispose d’autant de lignes, pas même Lyon, Marseille ou Lille. Les liaisons de province à province possibles sans passer par l’une des gares centrales / terminales de Paris via le contournement périphérique pourront favoriser davantage d’autres grandes villes de province.

39 En outre, bien que les gares de la voie de contournement de Paris (Marne-la-Vallée, Charles-de-Gaulle et Massy) soient des gares qui comptent plus de voyageurs en transit sans descendre du train que des gares de départ ou d’arrivée (de 500 à 600 000 voyageurs par an contre plusieurs millions de voyageurs dans les gares du centre de Paris ou des grandes villes de France), dans une certaine mesure, elles sont également utilisées en qualité de gares de l’agglomération parisienne. 20 % des voyageurs qui descendent dans ces gares sont des usagers locaux qui les empruntent pour se rendre dans le centre de Paris, 10 à 20 % sont des voyageurs en transit en provenance d’autres villes, les 60 % de voyageurs restant arrivent d’autres villes et ont recours à ces gares pour accéder soit à la zone métropolitaine de Paris, soit à l’aéroport Charles-de-Gaulle, soit au parc Eurodisney.

40 En ce sens, le réseau à grande vitesse qui contourne Paris concerne principalement des liaisons de province à province, et, dans une moindre mesure, des liaisons province- Paris.

41 En conclusion, malgré les connexions internationales du réseau de grande vitesse en France et malgré le désir de transformer le réseau espagnol en un réseau maillé, les deux réseaux ont donné la préférence à un modèle territorial polarisé sur les métropoles de Paris et de Madrid.

Conclusion

42 À l’heure actuelle, les réseaux ferroviaires à grande vitesse français et espagnol sont assez semblables en dépit de quelques différences.

43 Le futur réseau français s’oriente vers un réseau européen avec des projets limités compensés par de solides connexions avec les longues distances internationales.

44 Le futur réseau espagnol s’oriente vers un réseau maillé, en grille, ouvert à différents trafics, à écartement européen, mais au prix de gros problèmes de transition pour les marchandises, et avec une décision déjà prise, mais sans que l’on sache quels seront les moyens de sa réalisation.

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45 Enfin, même si les deux réseaux voient leur structure spatiale modifiée et sont étendus à un nombre plus important de localités, ils profiteront toujours davantage aux deux capitales nationales (Paris et Madrid) qu’aux autres grandes villes.

BIBLIOGRAPHIE

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NOTES

1. Cette situation a commencé à changer au début de l’année 2008 et davantage de services mixtes sont désormais assurés par un matériel à grande vitesse. 2. Une méthode plus ancienne nécessitait le changement de la motrice et demandait un peu plus de temps.

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3. Il existe probablement un nombre similaire de dispositifs pour la gestion technique du matériel roulant.

RÉSUMÉS

Notre communication compare l’implantation territoriale des réseaux ferroviaires à grande vitesse en France et en Espagne, en prenant en compte les lignes actuelles et les lignes prévues, leur compatibilité, leur géométrie, les gares et leur qualité. Cette comparaison est effectuée avant tout au plan territorial, national ou régional. À l’heure actuelle, les réseaux ferroviaires à grande vitesse français et espagnol sont assez semblables en dépit de quelques différences. Le futur réseau français s’oriente vers un réseau européen avec des projets limités compensés par de solides connexions avec les longues distances internationales. Le futur réseau espagnol s’oriente vers un réseau maillé, en grille, ouvert à différents trafics, à écartement européen, mais au prix de gros problèmes de transition pour les marchandises, et avec une décision déjà prise, mais sans que l’on sache quels seront les moyens de sa réalisation. Enfin, même si les deux réseaux voient leur structure spatiale modifiée et sont étendus à un nombre plus important de localités, ils profiteront toujours davantage aux deux capitales nationales (Paris et Madrid) qu’aux autres grandes villes.

This paper compares the territorial installations of high-speed railway networks in France and Spain, taking into account both current and anticipated lines, their compatibility, geometry, railway stations, and quality. The comparison has been made principally on the territorial, (national, or regional) level. Despite some differences, the French and Spanish high-speed railway networks are very similar at present. The French network of the future is moving toward a European network with restricted projects compensated by solid connections with long international distances. The Spanish network of the future will move toward a gridiron system open to a variety of traffic of European gauge, but at the expense of significant transitional problems for merchandise; a decision has already been made, but without knowledge of how it will be implemented. Finally, although the spatial structure of the two networks may be modified and extended to a larger number of localities, they will still benefit more in the two capital cities (Paris and Madrid) than in other large cities.

INDEX

Thèmes : Histoire juridique institutionnelle et financière, Réseaux et territoires Index chronologique : XXe siècle Mots-clés : aménagement du territoire, écartement des rails, Espagne, grande vitesse, politique des transports/Europe, réseau

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AUTEURS

JOSÉ MARÍA DE UREÑA FRANCÉS Professeur d’urbanisme et d’aménagement du territoire, Universidad de Cantabria, Santander (Espagne)

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Deuxième partie. Voyage dans les réseaux et la mobilité : grandes vitesses, développement, et évolution des réseaux ferrés

Table ronde

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Territoires et grandes vitesses en Europe Table ronde animée par Gabriel Dupuy Territories and high-speed trains in Europe

Gabriel Dupuy, Etienne Auphan et Michel Walrave

1 Gabriel Dupuy J’ouvre une table ronde qui nous permet d’avoir à nos côtés Michel Walrave, grand témoin de l’histoire récente ferroviaire. Etienne Auphan et moi-même nous sommes mis d’accord sur une série de questions qui ouvriront le débat. Nous pourrons d’une part poser des questions relatives aux exposés précédents qui ont dressé le bilan des vingt ans d’études menées par l’AHICF et d’autre part lancer un débat à propos des interventions concernant des expériences de pays étrangers dans le domaine de la grande vitesse ferroviaire.

2 Je commence par poser la question de l’adaptation d’un système de grande vitesse ferroviaire à un territoire donné. José Maria de Ureña Francés a mis en lumière une différence substantielle entre la conception d’un réseau espagnol, national dans son organisation, et celle d’un réseau français qui semble bien vouloir s’européaniser. Du côté coréen*, nous avons l’impression d’un territoire extrêmement différent du territoire français dans son occupation auquel pourtant un système technologique analogue au système français a su s’adapter.

3 Michel Walrave Je remercie l’AHICF de son invitation et c’est toujours avec grand plaisir que je participe à ses colloques afin de confronter un point de vue technico- économique à l’analyse des historiens et aujourd’hui des géographes. En effet, dans cette grande histoire des réseaux, les déterminants de géographie humaine et les déterminants historiques sont fondamentaux ; on ne travaille pas à partir de rien, mais à partir d’une longue histoire qu’il faut transformer avec les moyens technologiques du moment. Dans son remarquable exposé, le professeur de Ureña Francés a insisté à juste titre sur les similitudes entre réseaux français et espagnol. Les débats précédents ont mentionné Paris et le désert français et il est vrai que la première ligne de TGV a traversé le fameux

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désert français de M. Gravier. Or on pourrait aussi parler de désert espagnol, parce que la géographie de l’Espagne distingue une très grosse agglomération, Madrid, quoiqu’elle n’ait pas la taille de l’agglomération parisienne, et une série de villes situées à la périphérie et dans toutes les directions. Cette configuration rend les choses beaucoup plus difficiles du point de vue de la conception des réseaux et du point de vue de l’économie du système parce que les flux sont forcément éventaillés dans toutes ces directions et que, avec quatre grands axes majeurs, il est difficile de couvrir certaines zones, en particulier le nord-ouest de l’Espagne. En France, avec quatre lignes radiales on parvient à peu près à couvrir toutes les directions ; en France (sans comparer son cas avec les densités humaines du Japon et de la Corée – la Corée c’est le corridor du Tokaido divisé par deux pour ce qui concerne la taille de Séoul et des agglomérations à relier, avec une distance presque similaire à la ligne japonaise) nous avons aussi la chance d’avoir l’agglomération parisienne, Lille, Lyon et Marseille presqu’alignés sur un même axe, et ce n’est pas le fruit du hasard si on a commencé par construire la ligne Paris-Lyon. Le TGV Atlantique a suivi à cause des avatars qui ont marqué le projet de TGV Nord et surtout de tunnel sous la Manche, qui a failli démarrer en 1975 mais est resté en plan une vingtaine d’années. Lorsqu’à l’origine on a discuté au sein de la SNCF pour choisir entre le TGV Nord et l’axe Paris – Sud-Est, ce dernier s’est imposé pour plusieurs raisons, d’une part à cause de la démographie, d’autre part à cause de la gamme des distances, plus propices à l’expression de la grande vitesse. Par ailleurs vers le Nord le projet n’avait de sens que s’il était international ; or lancer d’emblée un projet aussi innovant sous tous ses aspects que le TGV sur un plan international lorsqu’on connaît les lenteurs et les difficultés, les contraintes de tous ordres qui marquent la coopération internationale encore plus grandes à l’époque qu’à présent, semblait déraisonnable : il fallait pour concevoir un système avoir les coudées franches et rester « entre nous », c’est l’un des éléments qui ont conduit au choix de l’axe Paris – Sud-Est.

4 Un autre grand débat, au début du TGV, était l’exemple japonais ; les études du TGV avaient démarré en 1966-1967 et le Japon venait de mettre en service la ligne du Tokaido en 1964. Évidemment, beaucoup de gens disaient « le Japon n’est pas la France » (le corridor du Tokaido, 50 millions d’habitants, dont la moitié à Tokyo, concentrait à lui seul la population de toute la France), et les données de territoire, géographie et démographie, étaient donc fondamentalement différentes. On dit parfois que la pauvreté rend intelligent et nous, face à la pauvreté des trafics potentiels en comparaison avec les énormes trafics du Japon, nous avons conçu un système dont la ligne directrice était l’économie de moyens, l’économie de construction de l’infrastructure, l’économie du matériel, l’économie de l’exploitation, en visant notamment des coefficients d’utilisation du matériel très élevés, jugés très irréalistes à l’époque mais dont l’expérience a montré qu’ils pouvaient encore être dépassés par les nouvelles politiques commerciales du type yield management.

5 Si je reviens à l’Espagne, nous avons cette différence de la dispersion géographique espagnole ; le fait aussi qu’en France nous avons plus de chance du point de vue du relief : l’Espagne a des zones difficiles à franchir au nord de Madrid et vers l’Andalousie, il faut donc des tunnels importants, ouvrages d’art que nous avons pu éviter sur la première ligne et celles qui ont suivi. Du point de vue des caractéristiques orographiques du territoire, l’Espagne est ainsi beaucoup plus pénalisée que la France. Deux différences ont été évoquées sur lesquelles il faut revenir. Bien sûr, la différence dans la réalisation de l’objectif de compatibilité des circulations sur les lignes nouvelles

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et les lignes existantes, puisqu’en Espagne la différence d’écartement est une sujétion très importante. Il faut vraiment saluer la vision d’avenir du gouvernement espagnol de l’époque qui, en privilégiant l’aspect européen et la vision à long terme, a choisi de donner à la ligne Madrid-Séville l’écartement standard européen malgré les problèmes d’exploitation très importants que cela pose à court terme et que l’Espagne va résoudre progressivement, au prix quand même de grandes difficultés et de controverses quant aux choix effectués.

6 Je crois aussi que, du fait de la géographie espagnole, l’objectif du maillage du réseau est économiquement beaucoup plus difficile à réaliser en Espagne qu’en France où nous avons déjà des transversales assez importantes, comme l’axe Strasbourg-vallée du Rhin-vallée du Rhône, ou la vallée de la Garonne, le Languedoc ; il y a déjà des transversales avec des agglomérations situées dans des gammes de distance telles que le train à grande vitesse puisse y jouer un rôle important. Autre différence de poids, c’est que le réseau français [atteint une certaine rentabilité ] – je mets à part le cas du TGV Est, typiquement un TGV d’aménagement du territoire et d’ouverture vers l’Europe – alors que l’Espagne, finalement, et c’est aussi un choix très courageux du gouvernement espagnol, a investi à fonds perdus dans la construction de l’infrastructure. On parvient à l’équilibre financier de l’exploitation, mais l’infrastructure ne peut pas être rentabilisée à cause de la faiblesse des courants de trafic.

7 Enfin deux différences qui ont été évoquées. La différence de qualité : l’AVE espagnol obtient des performances de régularité excellentes et celles de la SNCF sont nettement moins bonnes. Quand nos amis espagnols ont mis en place cette mesure commerciale qui consistait à rembourser le prix du voyage pour tous les trains dont le retard excédait cinq minutes, nous étions un peu inquiets car cela était de nature à susciter des demandes similaires en France. Or celles-ci sont impossibles à satisfaire ; c’est le revers de la médaille de la compatibilité : la compatibilité présente l’avantage de desservir sans rupture de charge toutes les gares situées en dehors des lignes à grande vitesse mais, à l’inverse, elle expose le trafic à grande vitesse à tous les aléas de l’exploitation sur le réseau classique. Alors que, quand on a une exploitation de densité plus faible, comme c’est le cas en Espagne, abritée de ces sujétions, on peut évidemment viser et obtenir des performances de régularité bien meilleures. Dernière différence, celle de la politique tarifaire : l’AVE espagnol a été conçu davantage comme un train de luxe même s’il a une classe touriste ouverte à tous, avec une tarification nettement supérieure à celle des trains conventionnels alors que la politique française a été de viser d’emblée le transport de masse avec une politique tarifaire très modérée qui à mon avis en a fait le succès non seulement économique mais aussi populaire et politique comme l’a rappelé madame Idrac.

8 Gabriel Dupuy Je demande l’avis du géographe sur la même question...

9 Etienne Auphan Je crois que le modèle français à grande vitesse, le premier modèle européen du genre, au sens global du terme, et qui a reçu en premier son application territoriale, a été conçu dans le cadre d’un territoire bien déterminé, celui de la France, avec une technologie qui s’est adaptée à ce territoire, et j’ai la conviction qu’on ne peut pas séparer le modèle français à grande vitesse du territoire pour lequel il a été conçu. La question qui s’ensuit alors est celle de savoir dans quelle mesure ce modèle peut être

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adapté à des territoires autres, étant entendu qu’on supposait que la technologie pouvait être exportée sans problème : le défi principal est de savoir si, en dehors de la technologie, l’application territoriale pouvait s’opérer dans des territoires différents. Michel Walrave l’a parfaitement rappelé : ce modèle a été fondé sur le principe visant à construire la plus faible longueur d’infrastructure nouvelle pour assurer le plus grand nombre de liaisons possibles. Il y a là en France quelque chose d’unique en son genre puisqu’autant en Corée qu’au Japon les lignes nouvelles sont des corridors et qu’en Espagne on hésite entre un schéma radial et un schéma maillé. Les quatre axes radiaux français correspondent à un besoin, à un problème économique très précis qui est de construire la plus faible longueur d’infrastructure.

10 Deuxième point, ce modèle, précisément, a engendré la massification des flux sur le modèle aérien du hub, même s’il ne s’agit que d’une assimilation imparfaite au concept de hub, le hub francilien, soit au sens strict avec transit à Paris, soit le hub fonctionnel mais non réel avec les liaisons province-province par l’interconnexion francilienne. Autre point, avec le modèle français à grande vitesse, il s’agit bien du premier exemple du passage d’une logique nationale de service public de desserte à une logique d’entreprise. Anne-Marie Idrac a évoqué dans ce colloque les impératifs de l’entreprise et je considère pour ma part que, dès le début des années 1980 et dans la conception même du TGV à la fin des années 1970, il s’agissait bien du premier exemple de passage à la logique d’entreprise dans lequel la dimension de desserte territoriale venait au deuxième plan ; la preuve, c’est précisément que le territoire français permettait en quelque sorte, mais moyennant des conséquences relativement importantes, Michel Walrave l’a rappelé, d’assurer quasiment toutes les relations importantes de ville à ville en France, qu’elles soient radiales ou territoriales, en s’affranchissant de cette zone topographiquement contraignante qui est au centre du territoire français, à savoir le Massif central. Donc on contourne l’obstacle, et on le contourne précisément par l’Île- de-France qui se trouve décentrée au Nord. Dernier aspect, cette logique d’entreprise vient en porte-à-faux avec les contraintes de l’aménagement du territoire entendu d’une certaine manière en France, c’est-à-dire au sens d’équilibre territorial. On peut se référer sur ce point au schéma des liaisons ferroviaires à grande vitesse de 1992, aujourd’hui complètement dépassé car une grande partie est caduque du fait de sa dimension « politicienne », mais dont il reste néanmoins une autre partie. Il y a là une confrontation entre les effets territoriaux de la mise en application du schéma des lignes à grande vitesse conçu par la SNCF et la demande politique devant les premiers succès de ses applications territoriales. Donc je pense que, vis-à-vis de la Corée et du Japon, il faut faire la différence entre la technologie, exportée dans le cas de la Corée, et le modèle territorial et je ne suis pas certain que le fait que la conception du modèle français associe une technologie et un territoire bien précis ait été parfaitement perçu dans les exportations du modèle.

11 Gabriel Dupuy Une autre question : quand on se promène à Barcelone aujourd’hui, on y voit des grands chantiers ferroviaires. L’on nous explique qu’il s’agit de faire des gares de passage des trains à grande vitesse en plein cœur de la ville. Cela pose la question plus générale de l’interconnexion. En France cette question n’est pas spécifiquement parisienne puisqu’elle s’est posée également à Lille : c’est tout simplement la question de l’organisation du réseau.

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12 Michel Walrave Un point très intéressant a été souligné par José Maria de Ureña Francés, c’est la possibilité de traverser les grandes agglomérations, Madrid ou Barcelone, par des tunnels ferroviaires existant ou à compléter. C’est en effet un avantage considérable. La ligne d’interconnexion faite en Île-de-France est encore une fois une conception économique. Elle était infiniment moins coûteuse que la construction d’une grande jonction sous Paris, qui se fera peut-être un jour, l’avenir n’est écrit nulle part... Une telle interconnexion, comme il en existe également à Bruxelles ou à Berlin, est un élément très intéressant pour le développement des réseaux et pour la desserte des grandes agglomérations. L’interconnexion en Île-de-France a visé un double objectif : d’une part, créer des relations de région à région passant par la région parisienne mais sans changements de train et surtout de gare à Paris (c’est une idée qui avait été évoquée par une association d’usagers des transports mais qui s’était révélée irréalisable avec des trains classiques car les temps de parcours et les flux de trafic n’auraient pas permis de remplir convenablement de tels trains), l’interconnexion, qui joue un rôle complémentaire par rapport aux lignes radiales, permettant de faire bénéficier à moindre coût ces trafics de région à région de tout l’investissement qui, lui, a été justifié par les grands flux radiaux ; d’autre part, de procurer un accès plus aisé à la grande vitesse pour les zones d’Île-de-France, plus périphériques, sans même parler de l’atout majeur d’organiser une complémentarité avec le transport aérien à partir de Roissy.

13 Je voudrais faire une incidence : je ne suis pas tout à fait d’accord avec ce qu’a dit le professeur Auphan du schéma directeur de 1992. C’est peut-être un plaidoyer pro domo car je suis largement responsable de ce schéma, mais je ne crois pas qu’il soit dépassé. L’essentiel de ce schéma est en train de se concrétiser, toutes les lignes qui ont été réalisées et celles qui sont actuellement « dans les tuyaux » y figurent, et, par ailleurs, s’il existait quelques scories « politiques », elles sont restées très limitées par rapport au schéma d’ensemble ; enfin, ce schéma fut la première occasion à partir de laquelle on a vraiment parlé d’ouverture européenne comme l’a montré la carte du professeur de Ureña avec les maillons qui prolongent les lignes nationales existantes vers le reste de l’Europe, notamment vers l’Europe du Nord et de l’Est.

14 J’ajoute à propos de cette interconnexion que sa réalisation a été anticipée de manière en quelque sorte accidentelle. Les demandes, voire les exigences d’Aéroports de Paris et d’Air France qui, craignant de voir leur trafic international de la région parisienne détourné sur l’aéroport de Bruxelles, avaient souhaité fortement le passage du TGV Nord dans l’aéroport de Paris (ce qui aurait coûté beaucoup de temps et beaucoup d’argent) ont indirectement déclenché la réalisation et surtout l’accélération de la mise en œuvre de l’interconnexion. À l’époque nous envisagions l’interconnexion à l’horizon 2010 et, en fait, sa réalisation a été beaucoup plus rapide car, prenant la balle au bond, nous avons dit à ADP et Air France, dont les demandes avaient reçu un fort soutien politique : « Plutôt que de nous pénaliser sur le TGV Nord et de vous donner seulement l’accès au nord de la France, en réalisant toute l’interconnexion nous vous offrons l’accès de Roissy à toutes les grandes métropoles de France. » C’était donc une réussite, du point de vue du territoire et de la complémentarité avec les autres modes de transport, un élément qui prend beaucoup de poids dans le schéma – complémentarité entre transport aérien et transport ferroviaire, avec les transports régionaux et avec les transports urbains. Je crois que ceci était tout à fait fondamental.

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15 Etienne Auphan Une réflexion sur cette interconnexion francilienne qui résulte de la conjonction d’intérêts qui a priori n’étaient pas tous présents au départ et n’allaient pas dans le même sens. On vient de dire ce qu’il en est de Roissy, en rappelant précisément qu’initialement la desserte de Roissy CDG était prévue sur le TGV Nord et non sur l’interconnexion, pensée en tant que telle ; est venue ensuite l’opportunité d’Eurodisney, avec la participation d’Eurodisney à la desserte de Marne-la-Vallée, et puis, en dernier lieu, l’opportunité politique de Massy, d’une manière un peu marginale, avec la demande, la démarche très volontariste, du maire de l’époque, Claude Germon ; c’est ainsi qu’on en est arrivé à cette conjonction d’intérêts divers et de celui de la SNCF ; est venu également s’ajouter l’intérêt des responsables de l’aménagement francilien avec le fait que ces trois gares périphériques correspondaient en quelque sorte au développement en tache d’huile de l’agglomération parisienne, donc à la décongestion des gares centrales parisiennes, etc. ; sur ce plan-là, on peut dire que le contournement de l’Île-de-France, l’interconnexion francilienne des TGV, résulte d’une ambiguïté très grande dans sa fonction, d’autres diraient de la conjonction des intérêts. En effet, elle donne à la fois la possibilité, soit directement, soit par correspondance, d’assurer des relations de province à province transversales autrefois assurées soit par la correspondance inter-gares parisiennes, soit par les liaisons directes inter-régionales transversales dans le centre et la moitié sud de la France mais aussi, par les mêmes TGV, la desserte périphérique des pôles d’activité parisiens, donc la desserte de Paris qui était assurée autrefois en partie ou en totalité par les gares centrales parisiennes et le RER vers la périphérie. Je crois pour ma part que cette ambiguïté se traduit encore actuellement par quelque chose qui n’est pas tout à fait satisfaisant sur le plan du fonctionnement territorial – c’est ici le géographe qui parle – puisque cela continue à alimenter (on va me dire que c’est la constante du fonctionnement territorial français et qu’on ne peut faire autrement) la concentration des activités sur la région francilienne et contribue d’une certaine manière à renforcer le déséquilibre territorial qui est un élément important du débat. Voilà ce que je voulais dire sur l’ambiguïté fondamentale de cette interconnexion.

16 Gabriel Dupuy Une autre question, évoquée par nos collègues, est celle de la spécialisation des trafics. Je pense notamment, dans le cas espagnol, au fait qu’il ne semble pas y avoir eu de choix entre fret et voyageurs, les deux registres étant liés, quelles que soient les difficultés. Par ailleurs, comme nous l’avons dit dans notre exposé, en France on doit constater la force de l’opérateur ferroviaire national dans le domaine des voyageurs, où le défi a été relevé à bien des égards, alors que sa position est certainement moins dynamique du côté du fret ferroviaire. Je souhaite donc sur ce point recueillir l’avis du grand témoin Michel Walrave et celui de l’historien géographe qu’est Etienne Auphan.

17 Michel Walrave Je ne dirai pas que la spécialisation est une innovation française, car les Japonais ont construit aussi une ligne spécialisée ; mais les Japonais devaient compter avec une caractéristique particulière, c’est que le réseau japonais existant était à voie étroite, ne permettant pas la grande vitesse, donc cette spécialisation à la grande vitesse s’est trouvée au Japon tout à fait naturelle, liée au fait qu’évidemment le volume des trafics à transporter et la nécessité d’avoir des plages d’entretien la nuit ne permettait pas d’envisager une utilisation de cette ligne pour le trafic marchandises. En Europe, je

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crois que ce qu’il faut bien voir c’est que les premières lignes qui ont été conçues en Allemagne et en Italie étaient des lignes non spécialisées et que c’est l’Espagne qui, après la France, a fait la première le choix de lignes spécialisées. Il y a plusieurs raisons à cela ; il y a une raison de sécurité, car faire coexister du trafic marchandises avec des trains à grande vitesse dans les mêmes plages horaires peut poser des problèmes – c’est moins vrai si on spécialise par périodes, les trains de marchandises circulant la nuit et les TGV de jour, mais la nuit il faut aussi ménager des plages pour l’entretien des voies. Cette spécialisation a surtout résulté en France de l’économie de construction que nous visions pour les lignes nouvelles puisqu’on a pu adopter ainsi des pentes beaucoup plus importantes, ce qui permettait d’éviter tunnels et ouvrages d’art dans une large mesure. En Europe, progressivement, le choix de la spécialisation, je ne dirai pas s’est généralisé, mais s’est imposé de manière assez large. Les nouvelles lignes allemandes sont des lignes spécialisées, les nouvelles lignes italiennes également et cette idée de la spécialisation, du fait de ses avantages, à l’exemple français et espagnol, a gagné du terrain. Il faut aussi souligner qu’on peut adapter les caractéristiques géométriques de la voie – j’entre un peu dans la technique –, les rayons de courbure, les dévers à la vitesse des trains, cette vitesse étant homogène ; il en résulte des usures de voie beaucoup moins importantes que sur une ligne appelée à supporter des trains dont les charges par essieu et les vitesses sont hétérogènes. Enfin, le réseau français étant déjà relativement maillé, l’idée était qu’en adoptant cette spécialisation on pouvait libérer de la capacité sur les lignes existantes pour le trafic marchandises. Cette spécialisation n’est pas non plus un dogme absolu, on le voit avec la ligne nouvelle vers l’Espagne par Barcelone qui sera une ligne mixte pour donner des débouchés à l’écartement européen au port de Barcelone ; ce sera la même chose pour le « Y basque » pour le port de Bilbao. Sur les lignes où la densité du trafic permet la coexistence de ces deux types de trafic, je crois qu’on peut très bien envisager des lignes mixtes. Il y a aussi un débat à propos de la branche sud du Rhin-Rhône, pour savoir si cela doit être une ligne spécialisée ou mixte. Je crois que tous ces débats sont légitimes, il s’agit simplement de mettre en balance avantages et inconvénients des solutions de la spécialisation et de la mixité. Je crois que cette spécialisation s’imposait sur le réseau TGV français pour toutes les lignes radiales au départ de Paris, elle s’impose peut-être moins sur d’autres axes, comme par exemple le cas du tunnel sous la Manche, ou l’intêret de la sécurité est évident, ou celui du Lyon-Turin où la spécialisation serait une absurdité ; dans toutes ces débats il faut raison garder et mener une analyse économique rigoureuse pour déterminer avantages et inconvénients des deux solutions.

18 Etienne Auphan Deux observations : par comparaison avec l’Espagne et avec le Japon, la France est le seul pays parmi les trois où ne se posait pas au départ le problème d’un écartement différent, voie étroite au Japon, vous l’avez dit, ou voie large en Espagne. La situation française est donc un peu particulière. Ensuite, à propos de cet argument que vous avez rappelé, et qui a été longtemps avancé, la spécialisation des lignes nouvelles à grande vitesse aux voyageurs permet de dégager des sillons sur le réseau classique pour le fret : en fait on s’est heurté à deux facteurs, deux oppositions qui l’ont contredite. Entre temps s’est produite en effet la régionalisation des services ferroviaires et le développement des TER suburbains et périurbains si bien que l’acheminement des trains de fret se trouve en discordance, en opposition dans les grandes métropoles, avec le trafic TER. La seconde c’est que, précisément, les anciennes voies ferrées, les voies ferrées classiques construites au XIXe siècle, ont pour caractéristique de traverser

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aujourd’hui les centres villes et les agglomérations qui se sont développées autour d’elles, et sont source de toutes les nuisances que cela peut entraîner. On sait évidemment qu’un train de fret lourd engendre des nuisances considérables sur le plan sonore alors que la majorité du trafic se fait de nuit. D’où la nécessité de construire des déviations des grandes agglomérations, voir les exemples et les projets de Lyon et de Bordeaux, mais là on se heurte à quelque chose de tout à fait inconnu, si je puis dire, en France : investir sur le rail dans quelque chose de bien moins spectaculaire et populaire que les lignes à grande vitesse Paris-province et pour lequel la priorité budgétaire et l’acceptation sociale apparaissent beaucoup plus problématiques. Il est donc plus difficile d’investir lourdement dans des contournements de grandes agglomérations. Je sais bien que la déviation de Tours a été profilée de telle manière qu’elle puisse recevoir du trafic de fret mais il reste un certain nombre d’exemples en France où la situation est beaucoup plus complexe à résoudre.

19 Gabriel Dupuy Voici venu le moment de notre dernière et commune question à Michel Walrave : vous avez entendu le bilan des travaux de l’AHICF et notre programme de recherche, comment, en tant que témoin, y réagissez-vous ?

20 Michel Walrave Vous me posez une question difficile. Dans toute la fresque brossée par le professeur Auphan, peut-être a-t-il été donné une place disproportionnée aux services voyageurs par rapport aux services marchandises, bien que ça soit à mon avis un sujet extrêmement difficile ; l’analyse de l’économie et de l’impact sur l’aménagement de l’évolution des installations des lignes ouvertes au trafic marchandises est encore plus difficile à mener que pour celles ouvertes aux voyageurs, mais c’est un sujet qui n’a pas été beaucoup défriché. Pour prendre dans l’histoire plus récente un exemple sur un sujet que je connais bien, je crois qu’un thème sur lequel il serait tout à fait intéressant de mobiliser des jeunes chercheurs, c’est l’utilisation des opportunités qu’a représentée la création des nouvelles gares liées au réseau à grande vitesse pour le développement régional et local, parce qu’on constate là une grande diversité de situations. Par exemple, à Lille, l’occasion de l’arrivée du TGV Nord et de la nouvelle gare de Lille- Europe a été vraiment parfaitement mise à profit par les autorités régionales et locales pour en faire un grand pôle de développement. À l’inverse, il ne s’est rien passé autour de la gare de Mâcon, alors qu’on aurait pu penser que ç’aurait pu être une opportunité pour l’agglomération mâconnaise ; si je prends la gare de l’Arbois, c’est-à-dire d’Aix-en- Provence TGV, elle va conduire à créer un pôle de développement extrêmement important, même si son utilité avait été contestée par le maire de Marseille de l’époque qui avait une vision très (trop ?) marseillaise des choses... Ce sujet de l’impact et de l’utilisation de l’opportunité que représente la création d’une gare nouvelle pour le développement serait un thème intéressant ; il y aurait certainement bien d’autres thèmes, tels ceux évoqués par le professeur Dupuy.

21 Gabriel Dupuy À la fin de cette table ronde, je tiens à remercier tout particulièrement Michel Walrave, qui nous a donné des éclairages originaux et des suggestions qui seront notées sur l’agenda de l’AHICF. Etienne Auphan et moi rendons hommage à Maurice Wolkowitsch, membre fondateur de l’AHICF et membre de son comité scientifique pendant plus de quinze ans, qui aurait dû, s’il n’avait été empêché aujourd’hui, présider cette séance à notre place.

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NOTES

*. Le programme du colloque comprenait une intervention de M. Kyung Chul Lee, « Grandes vitesses françaises et coréennes ».

RÉSUMÉS

Ce débat entre Etienne Auphan, professeur émérite à l’université de Paris-Sorbonne et Michel Walrave, directeur général honoraire de l’Union internationale des chemins de fer, animé par Gabriel Dupuy, professeur à l’université de Paris I – Panthéon-Sorbonne, met en perspective les interventions précédentes, tant sur le bilan des vingt ans d’études menées par l’AHICF que sur les expériences de pays étrangers dans le domaine de la grande vitesse ferroviaire. La première question posée par G. Dupuy est celle de l’adaptation d’un système de grande vitesse ferroviaire à un territoire donné, à travers les exemples précédemment développés. M. Walrave commente les différences entre réseaux à grande vitesse français, coréen et espagnol. E. Auphan pense pour sa part que le modèle français de réseau à grande vitesse a été conçu dans le cadre d’un territoire déterminé et qu’on ne peut pas l’en séparer. Son adaptation à d’autres territoires est donc la question qui reste posée et qui n’a sans doute pas été suffisamment prise en compte lors de l’exportation de la technologie française. La deuxième question posée est celle de l’interconnexion au sein des réseaux ferroviaires à grande vitesse par des gares de passage de leurs trains dans le cœur de la ville, comme à Madrid et à Barcelone, par opposition avec les choix français d’interconnexion autour de Paris. M. Walrave remarque que ce choix assure la complémentarité entre transport aérien et transport ferroviaire à Roissy - Charles-de-Gaulle. Pour E. Auphan, ce contournement de l’Île-de-France est ambigu car, résultat de la conjonction de divers intérêts (aéroport, Eurodisney…), l’interconnexion donne à la fois la possibilité d’assurer des relations de province à province transversales et la desserte périphérique des pôles d’activité parisiens, renforçant donc leur concentration. La troisième question est celle de la spécialisation des réseaux à grande vitesse pour les trafics de marchandises et de voyageurs, différente selon les pays. Pour M. Walrave, le choix français de la spécialisation des trafics s’est imposé en Europe avec raison, en particulier en France pour les lignes radiales pour des raisons de tracé et de densité des circulations. En revanche, seule une analyse économique rigoureuse pourra déterminer les avantages et les inconvénients des deux solutions pour les lignes à venir. E. Auphan met en valeur les problèmes que cause l’acheminement du trafic fret, en particulier dans les agglomérations, et qui contredisent l’argument selon lequel la spécialisation des lignes nouvelles à grande vitesse pour les voyageurs permet de dégager des sillons sur le réseau classique pour le fret. La réaction de M. Walrave, en tant que témoin, au bilan des travaux de l’AHICF et à son programme de recherche clôt le débat.

This debate between Etienne Auphan, professor emeritus at the University of Paris-Sorbonne and Michel Walrave, honorary general manager of the Union i nternationale des chemins de fer, moderated by Gabriel Dupuy, professor at the university of Paris I Panthéon-Sorbonne, puts the

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preceding papers into a critical perspective, in relation to an assessment of the past twenty years of studies led by the AHICF as well in connection with the experiences of foreign countries in the field of high-speed railways. G. Dupuy’s first question concerned the adaptation of a high-speed railway to a specific territory, through previously developed examples. Mr. Walrave commented on the differences between French, Korean, and Spanish high-speed networks. E. Auphan was of the mind that the model of the French high-speed network was conceived in the context of a specific territory and cannot be considered separately. Its adaptability to other areas remains in question and has definitely not been taken sufficiently into account when French technology has been exported. The second question concerns the interconnection of trains at the core of high-speed railway networks via transit stations in the center of a city, as in Madrid and Barcelona, versus the French choice of locating interconnections around rather than in Paris. Mr. Walrave observed that this choice ensures the complementarity of air and rail transportation at Roissy-Charles-de- Gaulle. The bypass through the ÎIe-de-France is multifaceted for E. Auphan, since the interconnection, which is the result of the intersection of various points of interest (airport and Euro Disney, for instance), creates the possibility both of providing cross-relationships from province to province and servicing the periphery of the poles of Parisian activity, thereby reinforcing their concentration. The third question concerns the specialization of high-speed networks for traffic in merchandise and passengers, which varies from country to country. For Mr. Walrave, the specialization of traffic impressed itself appropriately upon Europe, especially in France with respect to radial lines, for reasons related to routes and density of circulation. E. Auphan emphasized problems caused by the routing of freight traffic, especially in built-up areas, contradicting the argument that the specialization of new high-speed lines for travelers leaves lines in the traditional network free for freight. Mr. Walrave’s reaction as a witness to the assessment of the AHICF’s work and research program ended the debate.

INDEX

Keywords : high speed, Spain, Korea, network, town and country planning, transportation policy/International Thèmes : Réseaux et territoires, Histoire juridique institutionnelle et financière Mots-clés : grande vitesse, Espagne, Corée, réseau, aménagement du territoire, politique des transports/International Index chronologique : XXe siècle

AUTEURS

GABRIEL DUPUY Professeur à l’université de Paris I – Panthéon-Sorbonne, membre du Comité scientifique de l’AHICF

ETIENNE AUPHAN Professeur émérite à l’université de Paris-Sorbonne (Paris IV), membre du Comité scientifique de l’AHICF

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MICHEL WALRAVE Directeur général honoraire de l’Union internationale des chemins de fer

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Deuxième partie. Voyage dans les réseaux et la mobilité : grandes vitesses, développement, et évolution des réseaux ferrés

Document

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Le concept de réseau dans l’univers ferroviaire. Conclusions de la journée, par le professeur Maurice Wolkowitsch

Maurice Wolkowitsch

NOTE DE L’ÉDITEUR

Extrait de la publication des Actes de la première journée scientifique de l’AHICF (11 octobre 1989), « Le concept de réseau dans l’univers ferroviaire », Revue d’histoire des chemins de fer n° 2 (printemps 1990), 284 pages, sous la direction de Maurice Wolkowitsch et Paul Claval, dont le sommaire figure en annexe.

1 Cette journée d’étude sur le concept de réseau dans l’univers ferroviaire me semble avoir répondu à notre attente, j’en veux pour preuve l’assiduité de l’auditoire qui ne s’est pas démentie.

2 Les intervenants dans leur communication ou dans les débats ont abordé le sujet sous tous ses aspects, prenant en compte les divers modes de transport ferroviaire malgré l’absence du tramway, à toutes les échelles, ville, État, Europe. Des conceptions variées se sont exprimées, ce qui nous a valu une grande diversité de méthodes dans la recherche d’une définition de la notion de réseau. L’étude des étapes de la formation des réseaux a permis de voir les résultats des périodisations établies par les historiens, mais aussi par l’application de la théorie des graphes. M. Bouley a opposé deux systèmes, l’un vectoriel, correspondant à des nécessités économiques et dont la construction suppose le profit, l’autre à un réseau voulu dans une perspective de cohésion et action politiques et correspondant davantage à une conception administrative.

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3 Cette richesse ne saurait nous faire oublier qu’il reste beaucoup à faire ; de multiples pistes de recherche s’ouvrent devant les membres de l’Association, nous en évoquerons quatre.

4 1. Toutes les études conçues dans le sens d’une application de la théorie des graphes méritent d’être poursuivies et précisées. Mme Dancoisne a montré quelles applications on pouvait en tirer : il faudrait multiplier les comparaisons entre réseaux régionaux, nationaux pour aboutir peut-être à une typologie d’état de la desserte d’un territoire donné. Compte tenu de la complémentarité entre certains modes de transport, ne faudrait-il pas pousser plus loin les analyses en combinant par exemple les réseaux de chemin de fer et d’autobus sur un territoire donné ? Enfin la comparaison entre les résultats obtenus par les historiens et les utilisateurs de la théorie des graphes pour définir les dates charnières dans les étapes de formation des réseaux aurait intérêt à être affinée.

5 2. M. Peny a évoqué le rôle de la station comme intermédiaire entre la ville et le réseau de métro. L’idée reste valable pour la gare de chemin de fer. René Clozier a consacré en 1940 sa thèse à la Gare du Nord1 ; il en a retracé l’histoire, les agrandissements successifs en liaison avec le développement des trafics de marchandises et de banlieue. La gare est aussi l’interface entre transport urbain et transport ferroviaire. La gare traduit dans son architecture la puissance de la compagnie ; elle est un élément de perturbation mais aussi de structuration dans un quartier, elle joue un rôle dans l’aménagement. Au moment où de nouvelles gares apparaissent (Lyon Part-Dieu, gares des TGV...) ou d’autres sont restructurées avec les quartiers alentours, des études consacrées à ces questions enrichiraient utilement nos connaissances. Même la situation juridique des gares pourrait être évoquée : M. Poinssot, directeur Commercial Fret de la SNCF, à un jury de thèse se demandait si les chambres de commerce qui gèrent les aéroports ne se sentiraient pas davantage concernées par le chemin de fer, si elles étaient associées à la gestion des gares.

6 3. L’histoire de l’évolution des réseaux offre des pistes de recherche ouvrant de larges possibilités. L’étude du développement du réseau a donné lieu à d’innombrables publications et peut en alimenter bien d’autres. Nous souhaitons attirer l’attention sur la rareté des recherches consacrées à la contraction des réseaux ; il convient cependant de signaler l’étude globale qui en a été présentée à propos des réseaux allemand, anglais et français par E. Auphan dans sa thèse2.

7 L’ouverture d’esprit et l’appui de deux ingénieurs de la région Sud-Ouest, MM. Menu et Rousselet, m’avaient permis d’accéder, il y a une quarantaine d’années, aux dossiers de fermeture de ligne et aux plans départementaux de transport, documents essentiels pour la période 1938-1952. Un demi-siècle s’est écoulé, il s’agit bien d’histoire : le propos n’est pas de juger la politique ferroviaire du gouvernement et de la SNCF, mais d’en définir les objectifs et les conditions d’application. Quelles orientations de recherche suggérer ?

8 La politique de contraction du réseau est voulue par le gouvernement et exécutée par la SNCF qui, dans ses sphères dirigeantes, y est acquise : elle correspond à la volonté d’une gestion plus économe, mais aussi au souhait de transférer au transport routier une part du trafic ferroviaire. L’encouragement de l’État se traduit dans les avantages financiers promis aux départements présentant un plan de transport « raisonnable » avant le 1er juillet 1938 : 150 000 F plus 3 000 F par an et kilomètre de ligne fermée ou partiellement

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exploitée. Les résultats de ces mesures et les dépenses correspondantes n’ont jamais fait l’objet d’analyses d’ensemble.

9 Les conseillers généraux dans leur immense majorité (font exception ceux qui sont très proches du gouvernement) sont hostiles aux fermetures et le manifestent dans leurs délibérations ; il en va de même au niveau municipal ; la presse locale consacre beaucoup d’articles à la question des transports avec des points de vue plus nuancés que ceux des élus. Ces diverses formes d’expression de l’opinion publique, si soigneusement rassemblées et conservées lors de la construction des réseaux, sont étrangement absentes des dossiers bien minces de fermeture de ligne parce qu’elles ne vont pas dans le sens souhaité. Collecter cette documentation aurait, me semble-t-il, un grand intérêt.

10 L’action des préfets mérite l’attention : manœuvres pour placer un conseil général rétif devant le vote d’une assemblée voisine, plus compréhensive ; un vote négatif (le refus de la fermeture de lignes) du premier devient impossible, les lignes s’achevant en cul- de-sac à la limite du département ; utilisation d’une lettre de la direction de la SNCF réclamant une décision urgente du conseil général pour éviter de lourds investissements indispensables en cas de maintien en activité de lignes condamnées ; cette argumentation se retrouve comme un leitmotiv pour les lignes concernées de chaque département, au point qu’on s’interroge sur sa réalité, ou alors il faut admettre que le réseau ait été bien délaissé ? Transmission du plan de transport avec une note confidentielle d’un préfet signalant les entreprises routières demandant des compensations pour des services jamais exploités. Tout cela peut éclairer les conditions dans lesquelles la politique de coordination des transports a débuté.

11 Les demandes de sanctions contre des hommes de terrain jugeant la politique de fermeture de ligne contraire à l’intérêt général et local posent beaucoup de questions ; nous en avons trouvé à propos d’un ingénieur des Ponts et Chaussées qui avait voté au comité technique départemental de la Haute-Vienne contre la fermeture de deux lignes et d’un ingénieur de la SNCF qui avait communiqué à des conseillers généraux des arguments à opposer à ceux de la SNCF. Le phénomène s’est-il souvent reproduit ? Y a- t-il eu ou non des sanctions ? Des agents de l’État ou d’une entreprise publique peuvent-ils exprimer une opinion personnelle sur des questions qu’ils connaissent parfaitement ? Jusqu’où peut aller la liberté d’expression et jusqu’où s’impose le devoir de réserve ? Les problèmes de rapports au sein de l’entreprise apparaissent à cette occasion pleinement posés.

12 L’analyse des plans de transport montre la SNCF et les transporteurs routiers échanger des kilomètres voyageurs d’un bout de la France à l’autre (arrêt de la concurrence routière entre Perpignan et Banyuls en échange de services de remplacement de lignes fermées dans l’Indre), sans aucune analyse des conséquences pour la population.

13 Comparer la desserte d’un département pour les marchandises et les voyageurs avant et après l’adoption des mesures préconisées serait riche d’enseignements. Quels ont été les effets sur le rayonnement des villes et bourgs, y a-t-il eu des modifications dans l’aire d’approvisionnement et dans les marchés des entreprises agricoles, industrielles et commerciales ? Autant de questions auxquelles la recherche n’a guère apporté de réponse, alors que les effets positifs du chemin de fer ont alimenté une littérature abondante. Sans doute l’autocar et le camion étaient-ils prêts à prendre la relève, mais comment ont réagi concrètement, localement les habitants, des habitudes de déplacements ont-elles été modifiées ?

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14 Pour répondre à ces interrogations, quelles sont aujourd’hui les sources disponibles, sont-elles accessibles aisément ?

15 4. La communication de M. Bouley nous a rappelé le rôle politique des réseaux ferrés ; la cohésion des États a conduit les gouvernements à s’intéresser à leurs tracés. Aujourd’hui le réseau des lignes à grande vitesse ne doit-il pas apparaître comme un instrument capable de favoriser et forger l’unité de l’Europe ? La réflexion géopolitique s’inscrit aussi dans notre horizon de recherche.

16 La richesse des débats montre qu’il reste beaucoup à faire ; professionnels, qui pourraient peut-être plus aisément accéder à certaines sources, et chercheurs n’ont plus qu’à se mettre au travail.

ANNEXES

REVUE D’HISTOIRE DES CHEMINS DE FER. Numéro 2 - printemps 1990. Le concept de réseau dans l’univers ferroviaire

Editorial

Le concept de réseau dans l’univers ferroviaire, par MM. Maurice Wolkowitsch et Paul Claval, membres du Comité scientifique de l’AHICF.

Communications

Allocution de M. Maurice Wolkowitsch Evolution du réseau et hiérarchie des voies ferrées, par Etienne Auphan. Des saint-simoniens à Léon Lalanne : projets, thèses et controverses à propos de l’organisation des réseaux ferroviaires, par Georges Ribeill. Discussions Réseaux ferroviaires et relations interrégionales en France, par Jean Varlet. Utilisation de la théorie des graphes pour l’analyse des réseaux ferroviaires, par Pascale Dancoisne. La ligne C du métro lyonnais : un réseau « multi-services » ?, par Jean-Marc Offner et Franck Scherrer.

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Discussions De la ligne au réseau à grande vitesse : le concept de réseau dans l’émergence des grandes vitesses en France, par Jean-Michel Fourniau. Le réseau à très grande vitesse européen se construit, par Jean Bouley. Discussions Entre ville et réseau : la station de métro, par André Pény. Discussions Allocution de M. François Caron, Secrétaire général de l’AHICF. Conclusion de la Journée, par Maurice Wolkowitsch.

NOTES

1. Clozier, René, La Gare du Nord, Paris, Baillère, 1940, 294 p., 110 fig. 2. Auphan, Etienne, « Obsolescence ou renaissance des réseaux ferrés pour le transport de voyageurs en Europe occidentale ? (France, Grande-Bretagne, Allemagne fédérale) », Thèse d’État, Université d’Aix-Marseille II, décembre 1989, exemplaires dactylographiés, 2 tomes (796 + 694 p.), 367 fig., 45 phot.** ** Thèse partiellement publiée depuis lors sous le titre : Quel avenir pour les réseaux ferrés d’Europe occidentale ? (Paris, éd. du CNRS, 1991, 204 pages) [ndlr].

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Troisième partie. La libéralisation des chemins de fer européens au regard de l’histoire

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Troisième partie. La libéralisation des chemins de fer européens au regard de l’histoire

Table ronde

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La libéralisation des chemins de fer européens au regard de l’histoire Table ronde animée par Patrice Leroy. Introduction historique par Michèle Merger The liberalization of European railways from a historical pe rspective

Patrice Leroy, Michèle Merger, Yves Crozet, Michel Lebœuf, Hubert du Mesnil et Émile Quinet

1 Patrice Leroy Dans l’esprit d’associer l’histoire à des sujets d’actualité brûlants, cette table ronde aborde la libéralisation des chemins de fer européens au regard de l’histoire. Après que chacun des participants se sera présenté, je donnerai la parole à Michèle Merger pour une introduction historique, puis chacun interviendra avant d’élargir le débat.

2 Michèle Merger Chargée de recherche au CNRS, à l’Institut d’histoire moderne et contemporaine, et membre du Comité scientifique de l’AHICF, j’ai eu le plaisir de diriger un projet de recherche européen d’histoire au temps présent, l’action COST 340 « Vers un réseau de transport européen intermodal : les leçons de l’histoire ». Mes recherches récentes portent sur les grands projets transeuropéens tels le Lyon-Turin, et la libéralisation des chemins de fer européens depuis les années 1990.

3 Émile Quinet Je suis professeur émérite à l’École nationale des Ponts et Chaussées, spécialisé en économie des transports et, également, membre du Comité scientifique de l’Association.

4 Michel Lebœuf Je suis le directeur du développement du secteur Voyageurs France-Europe, la branche de la SNCF chargée du transport des voyageurs à longue distance, aussi bien pour le transport intérieur que pour le transport international. Dans ma fonction, je suis chargé d’instruire tous les projets de développement à long terme, ainsi qu’un certain

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nombre des sujets stratégiques qui ont un lien assez étroit avec cette table ronde, comme la politique de péage avec l’État et RFF et la stratégie européenne.

5 Hubert du Mesnil Je suis président de Réseau ferré de France après en avoir été le directeur général. Ni historien, ni spécialiste du chemin de fer, j’ai été cependant à la fois témoin et acteur de l’histoire de ces dix dernières années, puisque, avant un passage dans le monde du transport aérien, j’ai été directeur au ministère des Transports, notamment dans la période 1995-2000, qui a connu des étapes qui ont marqué l’histoire récente.

6 Yves Crozet Yves Crozet, professeur à l’université de Lyon et membre du Laboratoire d’économie des transports.

7 Michèle Merger Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs, je voudrais rappeler dans cette courte introduction que, en mai 1997, l’Association pour l’histoire des chemins de fer en France avait déjà organisé un colloque, le cinquième pour elle, autour d’un thème, brûlant à l’époque, « Le chemin de fer en temps de concurrence : choix du XIXe siècle et débats actuels ». Ce projet avait été conduit sous la direction scientifique de Michel Walrave, ici présent, et sous la mienne. Il visait à mettre en regard les longs débats qui avaient accompagné la construction des premières lignes de chemin de fer et ceux qui étaient apparus au début des années 1990 et, plus précisément, au lendemain de la publication de la célèbre directive de la Commission européenne, la directive 1991-440, de juillet 1991, qui concernait le développement des chemins de fer communautaires.

8 Dix ans se sont écoulés depuis cette rencontre durant laquelle une table ronde avait été organisée et animée par François Caron sur le thème « Infrastructures et exploitation ferroviaire : intégration ou séparation ? Les enjeux d’une réforme au regard de l’histoire »1. Le débat avait donc porté sur l’un des quatre changements fondamentaux préconisés par la directive 91/440, les trois autres étant l’indépendance de gestion des entreprises ferroviaires, leur assainissement financier et le libre accès à l’infrastructure.

9 Dans son introduction, M. Caron avait rappelé, fort justement, comment les logiques de l’intégration de l’infrastructure et de l’exploitation s’étaient imposées historiquement. Je dis bien « intégration de l’infrastructure et de l’exploitation ». « Le chemin de fer, écrivait-il, était vite perçu comme étant un système global, où l’interdépendance des trois grands services, Voie et Bâtiments, Matériel et Traction et Exploitation était si étroite qu’elle les rendait inséparables. » Cette intégration a été justifiée par la théorie du monopole naturel dont le corollaire était le concept juridique de service public. Ces concepts et cette réalité ont été renforcés avec la nationalisation progressive des réseaux au cours de la première moitié du XXe siècle, à la suite de la nationalisation des chemins de fer suisses intervenue à la fin du XIXe. Cette directive était la première d’une longue série visant à recomposer le transport ferroviaire de l’Union en fonction d’une approche libérale et en s’inspirant de l’exemple de la Suède qui avait commencé de réformer son système ferroviaire dès le début de 19892. Il s’agissait de mettre fin au statut juridique des entreprises publiques ferroviaires et au monopole de l’exploitation dont elles bénéficiaient et dont elles avaient hérité lors de la nationalisation des réseaux de chaque pays. Il s’agissait également d’ouvrir ces derniers à la libre concurrence afin de faciliter leur adaptation aux conditions du marché unique, d’accroître leurs activités et d’améliorer la qualité de leurs services.

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10 Ces principes étaient déjà contenus, affirmés et signés par les premiers membres de l’Union, ou plutôt de la Communauté européenne. Le Traité de Rome, c’était bien l’ouverture des marchés et l’ouverture des réseaux, la libre circulation.

11 La table ronde d’aujourd’hui ne prétend pas dresser un bilan complet de cette « thérapie de choc »3 européenne qui s’appuie sur l’idée « que l’utilité sociale fondée sur la concurrence est plus grande que l’utilité sociale issue du monopole naturel »4, mais cette « thérapie » – car malgré les retards accumulés, dus aux difficultés d’application de ces directives et aux vives oppositions que suscitait cette politique de libéralisation, nous pouvons affirmer qu’au cours des quinze dernières années les chemins de fer européens ont davantage évolué que durant les quatre décennies précédentes – me conduit à dégager plusieurs questions auxquelles sont invités à répondre les différents intervenants de cette table ronde.

12 Une première question se pose et vient à l’esprit tout naturellement : « Quels sont les pays et les acteurs européens les plus réfractaires à cette thérapie ? » et, à l’inverse, « Quels sont les pays et les acteurs les plus favorables ? » Pour les premiers, c’est-à-dire les réfractaires, quels arguments opposent-ils aux directives de Bruxelles ?

13 La deuxième question : « Existe-t-il une typologie des réformes entreprises, comme il y avait eu des modèles du point de vue de l’organisation, et donc, du point de vue de la concession du statut juridique des différentes compagnies privées au XIXe siècle ? N’y a- t-il pas là aussi des modèles, et si oui, quels sont-ils ? »

14 Troisième question : « Quel type de service ferroviaire attendons-nous et pouvons-nous attendre... ? » En d’autres termes, quel est le devenir du concept de service public ? Va- t-il être remplacé par le concept de service universel qui a été défini par une directive européenne de 1996 et qui concerne les télécommunications et la poste, deux entreprises de réseaux, soumises elles aussi à la politique de libéralisation préconisée par Bruxelles ?

15 Enfin, la quatrième et dernière question : « Qu’en est-il de la revitalisation du fret ferroviaire au lendemain de l’ouverture des corridors de fret, accessibles à des opérateurs tiers, et favorisés par ces directives, notamment des ensembles des paquets ferroviaires : le premier et le second notamment ? » La part des chemins de fer dans le cadre du trafic des marchandises est-elle tendanciellement orientée à la baisse ? A-t- elle oui ou non résisté à l’érosion là où les réformes sont plus approfondies ? Aussi, quels sont les nouveaux entrants et quelle est la nouvelle Europe du fret ferroviaire ?

16 Patrice Leroy Merci, Michèle Merger. Je vais d’abord donner la parole à Hubert du Mesnil. Comment se positionne RFF et quelles sont vos priorités sur ce sujet ?

17 Hubert du Mesnil Le sujet est vaste, il faut l’aborder avec modestie, d’autant qu’il y a dans cette salle des personnalités qui ont pris une part déterminante dans cette histoire récente et qui mériteraient autant que moi de s’exprimer à son sujet. J’ai envie de m’écarter de la voix officielle d’une entreprise qui a sur ces sujets des positions, des doctrines... pour apporter un témoignage personnel de ce que je ressens, que j’ai observé, et que je vois à travers la vision d’un gestionnaire d’infrastructures qui tente de trouver sa place dans le système.

18 Vous posez la question de manière un peu rude : « les pays réfractaires »... Vous savez qu’à Bruxelles tout le monde considère que la France fait partie des pays les plus

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réfractaires, et son image, je dis bien « image », est celle d’un pays complètement réfractaire.

19 Quant à « la thérapie de choc », c’est l’expression employée par un ministre luxembourgeois, or on ne peut pas dire que ce ministre luxembourgeois ait appliqué cette thérapie de choc à sa propre entreprise ferroviaire. Parfois, dans les discours, on se laisse un peu aller, on utilise des mots qui plaisent ou qui frappent. Ce qui est sûr, c’est que les chemins de fer en Europe sont tous entrés en crise les uns après les autres, ou les uns et les autres ; et ils ont tous été menacés dans une concurrence intermodale où ils ont régressé très fortement par rapport aux modes montants. Tous ont dû trouver d’une manière ou d’une autre une thérapie dans laquelle ont été combinés des réformes, des changements qui ont associé des réformes de structure, des modalités de financement, des changements de personnes, une dose de libéralisation, une dose d’Europe. Les corps, si je puis dire, étaient malades, la thérapie nécessaire. Elle a été diversifiée. Je ne suis pas certain qu’elle se résume purement et simplement à l’introduction de la libéralisation, c’est-à-dire à l’ouverture du marché. Je pense que plusieurs registres ont été utilisés différemment par chacun des pays. En termes d’image, il est clair que nous faisons partie des pays qui n’ont pas cru à la libéralisation, ou qui n’ont pas voulu pendant certaines périodes aborder le problème sous cet angle. Je pense que la France comptait parmi les opposants à l’adoption de ces directives, qu’elle y a longtemps résisté sur le plan politique : des gouvernements successifs de droite et de gauche ont tenté de s’y opposer. J’ai participé à une étape de cette négociation européenne, celle du paquet ferroviaire négocié entre 1997 et 2000, à l’époque où Jean-Claude Gayssot était ministre des Transports et où la France, notamment lorsqu’elle assurait la présidence de l’Europe, a eu l’occasion de d’orienter cette négociation européenne. L’une des raisons pour lesquelles on s’y est opposé et l’une des raisons pour lesquelles nous étions considérés comme réfractaires, c’est que nous ne voulions pas que la thérapie de choc se résume à une simple ouverture à la concurrence. Nous avons voulu faire valoir l’idée que le redressement du mode ferroviaire en Europe consistait aussi à élargir le réseau à l’échelle de l’Europe. Construire un réseau européen, c’est traiter de questions d’interopérabilité, d’harmonisation technique, d’harmonisation tarifaire, d’harmonisation des règles de concurrence par rapport aux autres modes, mais ce n’est en aucun cas une simple question d’ouverture à la concurrence. En ce sens, nous faisions effectivement partie des réfractaires. D’autres formes de réticences se sont exprimées : je n’ai par exemple jamais eu l’impression, à l’époque, que nos collègues luxembourgeois étaient des militants de l’ouverture, bien qu’ils aient été plutôt libéraux. À l’échelle du Luxembourg, la notion de l’ouverture à la concurrence n’était peut-être pas la solution à leurs difficultés ; le problème était sans doute le même pour la Grèce ou l’Irlande. Ces concepts n’étaient pas forcément les mieux adaptés à leur situation. Nous voulions simplement agrandir le champ de vision, en disant qu’il paraissait utile d’élargir le sujet aux autres aspects de l’évolution ou du redressement du secteur ferroviaire et de la construction d’une Europe ferroviaire qui ne pouvait pas se contenter d’être ramenée à une Europe concurrente.

20 Il est vrai que le cheminement a été très différent suivant les situations : chaque pays a entrepris le sien, jusqu’à des exemples un peu caricaturaux… L’Angleterre, à sa manière, a opté pour la thérapie de choc et l’on peut en parler comme d’une voie ultralibérale perceptible dès le début, puis qui a trébuché et qui, finalement, a connu des évolutions très substantielles. On s’est singulièrement écarté du modèle initial sur

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un certain nombre de points. On peut dire d’une certaine manière que la France a dit « non » à la concurrence pendant un certain temps, puis s’y met à sa manière. Si aujourd’hui on regarde ce qui est fait concrètement en matière d’accueil des nouveaux entrants, je ne suis pas certain que la France réserve le moins bon accueil aux nouvelles entreprises ferroviaires ; je ne suis pas certain que nous soyons le plus mauvais élève de la classe quand il faut délivrer un certificat de sécurité ou permettre à une entreprise anglaise ou belge de venir chez nous. Je constate que, en dix-huit mois, toutes les régions de France sans exception sont aujourd’hui traversées par des entreprises concurrentes, ou de « nouveaux entrants », comme on les appelle. Toutes, sans exception. Et je ne suis pas certain que ce taux de pénétration des entreprises étrangères sur le marché français soit honteux par rapport à celui qu’ont connu les autres pays. Mais alors, pourquoi la France est-elle considérée comme réfractaire ? Parce que notre démarche a été particulière, qu’elle a été progressive, qu’il y a un certain nombre d’instruments du libéralisme que nous n’avons pas voulu mettre en place tout de suite : je pense à la création du régulateur. Il est clair que, au regard du concept, le fait qu’il n’existe pas de régulateur en France est considéré comme une abomination. Il n’existe pas de régulateur, certes, mais il y a quand même un pays, une administration qui assure la régulation, et cela n’empêche pas l’arrivée des nouveaux entrants. En pratique, chaque réforme a été menée à sa manière et, plus le temps passe, plus on s’aperçoit, me semble-t-il, que ces réformes ont été menées en tenant compte d’un contexte local, d’une histoire locale, d’un dimensionnement, d’une géographie, d’une sociologie : le Luxembourg, la France ou l’Espagne, ce n’est pas la même chose. Mais on peut aussi constater que, au fil du temps, plus les étapes se succèdent, conduites par chacun à sa manière, plus il existe d’éléments de convergence qui nous rapprochent progressivement les uns des autres, par des cheminements complètement différents. Je ne serais pas loin de penser que, dans quelques années, la situation ferroviaire s’harmonisera, qu’il existera un marché européen, que sur ce marché européen il y aura un certain nombre de grandes entreprises historiques qui auront constitué des places à l’échelle de l’Europe et des positions majoritaires, des systèmes dominants, auxquels il faudra ajouter l’apparition d’un certain nombre d’acteurs nouveaux, très diversifiés : des petits, des moyens et des grands, certains proches des armateurs, d’autres proches des grands chargeurs, peu importe... Mais il me semble que, par des cheminements très différents, et très diversifiés, on peut imaginer que, dans quelques années, finalement, il y aura un rapprochement et que les choses s’harmoniseront peu à peu.

21 En ce qui concerne le service public ferroviaire, je préférerais laisser la SNCF et M. Lebœuf en parler. Pour nous, il ne fait aucun doute que l’infrastructure est un service public. Nous sommes dans le monopole ou le quasi-monopole, par conséquent, dans le service public, l’intérêt public... On verra s’il faut revenir sur l’idée de la privatisation de l’infrastructure. Personnellement, je ne le crois pas. Vous avez vu ce qui s’est passé en Angleterre ; des débats intéressants ont lieu en ce moment avec l’Allemagne où la question se pose de savoir si, dans la privatisation de la DB, on inclut ou non l’infrastructure. Curieusement, des personnalités politiques d’Allemagne viennent nous demander comment ça se passe en France, parce qu’ils se demandent si, finalement, ce que nous avons fait en France, qui paraissait très obscur, très antilibéral..., était si bête que ça.

22 Terminons avec la question du fret. Il est vrai que, pour le fret, on ne peut pas ne pas se poser la question du rapprochement entre l’ouverture et la revitalisation. Cette

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évolution nous interpelle : nous devons comprendre pourquoi le monopole français a pu engendrer le TGV et pourquoi il n’a pas pu engendrer quelque chose d’équivalent pour le fret. La question qui s’ensuit est purement théorique : si nous étions restés dans le monopole, auquel le retour n’est plus possible, aurions-nous pu redresser le fret ferroviaire ? Pourquoi un monopole est-il capable, dans un cas d’engendrer une telle puissance d’innovation et un tel succès commercial, et dans un autre de s’avérer, apparemment, impuissant à le faire ? Puisque, au moins jusqu’à l’année dernière, toutes les démarches successives, tous les efforts successifs, considérables du côté de la SNCF, n’ont pas permis d’opérer ce redressement, alors qu’apparemment, là où les marchés se sont ouverts pour le fret ferroviaire, des résultats ont été obtenus qui semblent réellement meilleurs que chez nous ?

23 Patrice Leroy Pour faire alterner la parole des acteurs et celle des chercheurs, je donne la parole à Yves Crozet. Les questions qui sont posées ne donnent-elles pas des repères, historiques ou d’une autre nature ?

24 Yves Crozet Le premier repère, le premier qu’il faut traiter, c’est la schizophrénie française. L’expression « directive » prête en effet à confusion, parce qu’on a vraiment l’impression que c’est un oukase qui tombe du ciel de Bruxelles, alors que, comme l’a expliqué Hubert du Mesnil, ces directives ont été négociées par la France, et que la France les a acceptées. Quand une directive vient de Bruxelles, elle a été discutée avec les élus, par exemple avec M. Gayssot. Pour bien le comprendre, il suffit de regarder ce qui a été fait dans les différents pays et qui est extrêmement différent. Une fois que l’on accepte le principe de la séparation de l’infrastructure et de l’exploitation, que peut-on faire ? la séparation comprend au moins quatre degrés sur l’axe de l’infrastructure. La séparation comptable des deux secteurs d’abord, comme le font les Allemands ou les Suisses. En allant plus loin, on conserve comme la France un monopole public ; au-delà, une première étape est la création d’un monopole privé et la dernière un retour au XIXe siècle, avec une multitude de propriétaires de l’infrastructure différents.

25 Sur l’axe de l’exploitation, soit vous gardez, comme la France, un seul opérateur ferroviaire, au moins jusqu’à l’ouverture du fret ; soit vous gardez un opérateur dominant, comme en Allemagne, avec quelques concurrents dont Keolis qui vient d’emporter un nouveau marché ; soit vous allez encore plus loin, comme les Anglais : vous faites un allotissement du réseau à 25 opérateurs ; soit, carrément, vous rêvez à l’ open access avec des milliers d’opérateurs, de la concurrence dont nous, économistes, nous rêvons.

26 Vous le voyez, avec quatre options sur le premier axe et quatre sur le second vous obtenez seize possibilités. Évidemment, le sens de l’histoire n’est pas d’aller à la case extrême qui aboutirait à la fois à une multitude d’opérateurs et à une multitude de propriétaires. Peut-être que quelques économistes en ont rêvé, mais ce n’est pas du tout le résultat espéré. Ce résultat n’est pas non plus le statu quo, ou le retour d’un monolithe ferroviaire intégré. Le résultat, si vous regardez les modèles allemand, français, suédois, et même anglais, c’est qu’on revient partout au même système : une infrastructure globalement gérée par les puissances publiques, d’où les questions posées par les Allemands, parce qu’ils seraient les seuls en Europe à prendre le risque de la privatisation. Je vous rappelle que, en Allemagne, la demande commune d’une privatisation du réseau vient du syndicat, parce qu’il veut éviter l’éclatement du

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personnel entre ceux qui gèrent le réseau et ceux qui gèrent l’exploitation. On reste partout ailleurs sur des logiques de propriété publique. Du côté de l’exploitation, le résultat est uniforme, comme il l’est dans les télécommunications, dans le transport aérien, dans toutes les industries de réseau. On voit apparaître quelques gros opérateurs dominants et des opérateurs secondaires. On voit bien que, de fait, après une vingtaine d’années de réformes, le système converge vers une configuration qui existe dans les autres industries de réseau.

27 Mais le paradoxe français, c’est que notre schizophrénie nous pousse à ne pas voir la situation, à renâcler, à rechigner, comme si ces réformes nous avaient été imposées, alors que nous les avons acceptées et négociées. Or dans ce jeu-là, nous sommes gagnants ! C’est un grand paradoxe des Français : comment vous, nous, Français, sommes vus par les Anglais, par les Allemands, etc. ? Nous sommes vus en permanence comme des traîtres, des râleurs, voire pire... Mais de ceux qui se sortent de la situation, qui, finalement, s’en sortent très bien. Je suis extrêmement optimiste sur la situation du groupe SNCF à l’horizon de dix ou quinze ans dans le paysage européen. Reste la partie « fret » qui pose problème, mais je suis extrêmement optimiste sur la position des opérateurs français et de Veolia Transport qui est aussi un opérateur français de fret. Je suis très optimiste parce que, ce qui a changé fondamentalement dans les réformes, c’est que nous ne nous posons plus de questions à l’échelle de la nation, mais des questions d’entreprise. On raisonne en termes d’optimisation d’entreprise et c’est évidemment ce qui pose question à nos traditions, à nous, Français : l’indicateur de profit devient un indicateur de performance collective, et pas seulement de performance privée. Le profit, c’est le signe qu’on apporte du surplus à la collectivité, alors que les pertes et les subventions, c’est le signe qu’on prend du surplus à la collectivité, c’est là l’immense changement. Par conséquent, aujourd’hui, ce que la collectivité demande à la SNCF et aux autres opérateurs privés, c’est qu’ils gagnent de l’argent, parce que, s’ils en perdent, cela signifie que la collectivité doit payer pour eux. C’est un changement important, au-delà même du mot « libéralisation », parce que la SNCF peut rester propriété publique, un EPIC, pendant de nombreuses années encore, il n’y a aucune raison de la privatiser. Ce qui change la donne, c’est que cette société, on lui a donné comme objectif de ne plus faire de déficits, puisqu’on l’a déchargée d’une partie de la dette et que les péages ont été mis à des niveaux tels – de cela, vous débattrez entre vous –, qu’on n’a pas tué la SNCF. La preuve : son bénéfice récent. Le système est là pour que ce soit bien l’indicateur du profit qui soit l’indicateur collectif de bien-être, et c’est en cela que les Français ont un gros problème.

28 Patrice Leroy Merci, Yves Crozet. « Passer d’un raisonnement de nation à un raisonnement d’entreprise » est une belle formule. Michel Lebœuf, comment ressens-tu les choses de l’intérieur de la SNCF ?

29 Michel Lebœuf Je vais répondre aux questions qui ont été posées, d’abord en ce qui concerne la « thérapie de choc ». Je pense que, de ce point de vue, on peut dire qu’en France on a fait la réforme au minimum. C’est peut-être pour cela que certains nous considèrent comme des réfractaires. Effectivement, nous avons séparé juridiquement l’infrastructure de l’exploitation ferroviaire. Ce n’est pas en apparence une réforme minimum, sauf que le gestionnaire de l’infrastructure n’a pas les forces nécessaires pour entretenir ou renouveler les voies. Il passe un contrat avec la SNCF qu’on n’a pas

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voulu démanteler ou séparer en plusieurs entités pour des raisons qu’on imagine. On a essayé de faire bouger les choses, mais au minimum. Il en va de même dans un autre domaine, parce qu’il faut rappeler que la directive 1991-440 n’est pas qu’une directive de libéralisation. Elle suggère aussi que les États essayent de désendetter le secteur ferroviaire. Je pense qu’en France on était plutôt dans une solution minimum, par comparaison, par exemple, avec l’Allemagne.

30 De ce point de vue, on peut dire que « oui, effectivement, la France a été plutôt réfractaire ». Mais maintenant, quand on regarde ce qu’ont fait les autres pays, notamment l’Allemagne qui dit : « Moi, j’ai ouvert mon marché très vite, etc. », et quand on regarde justement le fret, ceci m’amène à répondre à l’une de vos questions... Le fret a été libéralisé en Allemagne dès 1994, alors que chez nous il le fut seulement en 2006. Mais il a fallu attendre six ans en Allemagne pour que les nouveaux entrants atteignent 3 % du marché ferroviaire. Aujourd’hui (en 2006), ils ont à peu près entre 16 et 17 % du marché. Nous, environ en deux ans, nous sommes aujourd’hui à 3 %. On peut considérer qu’effectivement, je souscris à ce qu’a dit le président Hubert du Mesnil, je crois que de ce point de vue, on a mis en place les conditions qui permettent d’accueillir correctement les nouveaux entrants. Peut-être trop correctement de l’avis de la SNCF, mais en tout cas, il est clair que les nouveaux entrants sont en passe de prendre des parts de marché significatives. Nous avons calculé, par exemple, que la capacité de transport actuelle des nouveaux entrants représente à peu près 10 % du trafic fret. Aujourd’hui, ils sont trois, ils ne sont pas en pleine utilisation de leurs capacités. Il y aura de d’autres nouveaux entrants ; actuellement, sept entreprises ont un certificat, des entreprises françaises, belges ou luxembourgeoises, Eurotunnel a même récemment créé un nouvel entrant. Il est vrai que la France est plutôt réfractaire. Quand je regarde par exemple le projet de loi pour la création d’une autorité de régulation, je trouve personnellement que c’est un projet minimum. On ne donne à cette autorité qu’une seule mission, celle de s’assurer de la non-discrimination. En réalité, ce régulateur, que l’on crée au dernier moment, est fondé sur l’article 30 de la directive 2001-14, lequel article dit que l’autorité doit aussi regarder si la tarification est bonne pour le marché, mais cette fonction ne figure pas dans la mission que l’on propose aux régulateurs. Là, on est bien dans un projet minimum.

31 En ce qui concerne la typologie des réformes, deux grands cas se distinguent. Le premier, c’est ce qu’on appelle la concurrence sur le marché, et le second, c’est la concurrence pour le marché. En Angleterre, on est franchement dans la concurrence pour le marché. Dans les autres pays, on est plutôt pour l’accès libre au réseau, sauf, évidemment, pour un certain nombre de services publics qui feront l’objet d’appels d’offres dans le cadre du futur règlement OSP, qui seront des appels d’offres pour le marché. En France, en tout cas, nous sommes bien, dans les grandes lignes, dans la concurrence sur le marché, pour les voyageurs comme pour le fret.

32 En ce qui concerne le service public, je pense qu’en France il relève manifestement du règlement OSP qui entrera en vigueur à partir de 2010 et qui permet à une autorité organisatrice de transport de définir le transport qu’elle souhaite voir réaliser et de le confier après appel d’offres à un opérateur ou de le confier directement ; la procédure d’appel d’offres n’est pas obligatoire. Ce règlement permet aussi une période d’adaptation de dix ans. En France, pour les services régionaux, on peut s’attendre qu’à partir de 2010 certaines régions lancent des appels d’offres, à mon avis de façon très progressive et peu risquée. En d’autres termes, je ne crois pas qu’une région lance un

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appel d’offres pour la totalité des TER sur son territoire, elle le fera plutôt pour une ligne ou deux, histoire de mettre la SNCF un peu en concurrence, histoire aussi, peut- être, de booster son opérateur historique préféré.

33 Je tente aussi de répondre à une question que Hubert du Mesnil a très bien posée : « Pourquoi donc le fret n’arrive-t-il pas à se relever ? » Si on prend l’année 2007 où l’on a commencé à sentir un petit frémissement... que, je le crains, la grève a annihilé... Très franchement, je ne sais pas répondre à la question... Mais je pense qu’un certain nombre de facteurs peut expliquer cela. D’abord, il me semble que la SNCF a fait un choix plus implicite qu’explicite d’investissement massif dans le transport des voyageurs. Elle donne la priorité aux voyageurs et témoigne, à mon sens, d’une ambition beaucoup plus forte dans le domaine des voyageurs, peut-être aussi poussée par la technique et le plaisir de la vitesse, un facteur important. Évidemment, il y a aussi un certain nombre de facteurs sociaux, mais il y a aussi le fait que le fret a toujours été le parent pauvre dans l’exploitation opérationnelle. Il est évident que, lorsque la question se pose de savoir si l’on accorde la priorité aux trains de fret ou aux trains de voyageurs, la priorité va toujours aux voyageurs. Il semble qu’actuellement on essaye de remédier à cela, puisque dans les propositions qui ont été faites en matière de péage, RFF pense que le train de fret ne paye pas son coût marginal. Pour RFF, évidemment, il n’est pas intéressant de donner à un train fret son sillon. L’idée qui vient, c’est de faire en sorte que RFF ait une recette au moins égale à son coût marginal par train, donc, avec un Shadow péage, de telle façon qu’on puisse effectivement, par tous les moyens – ce moyen-là, mais d’autres aussi –, mis en œuvre à l’intérieur de la SNCF, redonner au fret la place qu’il devrait avoir. Dans ce domaine, il me semble que la SNCF est en train d’opérer un tournant. C’est peut-être ce qui explique qu’on est en train de changer, car jusqu’à présent, il y avait mutualisation des ressources. Les conducteurs n’étaient pas forcément des conducteurs de fret d’un côté et des conducteurs de voyageurs de l’autre, les locomotives servaient aux deux. Il se trouve qu’avec l’évolution, les grandes lignes ce sont les TGV. Par définition, leurs locomotives ne peuvent pas servir à faire du fret. Progressivement, on s’oriente vers une allocation des moyens. Et l’allocation des moyens, c’est quand même un des grands éléments de la réforme de l’outil industriel de la SNCF. Voilà un changement. Mais j’ajouterai que la concurrence en soi est elle aussi un élément très important, parce que, d’une part, elle opère une pression sur les prix qui est plutôt favorable pour le marché et, d’autre part, je pense que les cheminots avaient besoin d’être un peu réveillés ; le fait de voir les nouveaux entrants, le fait de voir finalement leur activité en danger a, en ce sens, un certain nombre de vertus. On ne peut pas non plus ne pas évoquer la concurrence avec la route. Cette concurrence a-t-elle été favorable ou défavorable ? Je pense qu’un débat va s’instaurer, mais il n’empêche que dans le climat actuel, où l’énergie commence à coûter cher, et où la conscience des dégâts faits à l’environnement est de plus en plus forte, ces facteurs sont favorables à un essor du fret ferroviaire. Voilà ce que je voulais dire dans un premier temps pour apporter quelques éléments de réponse.

34 Émile Quinet C’est l’avantage et l’inconvénient d’intervenir en dernier : beaucoup de choses ont été abordées et ce que je vais dire va forcément être parcellaire pour apporter des remarques complémentaires à certains des points qui ont été évoqués.

35 En ce qui concerne le caractère réfractaire de notre politique, j’en étais persuadé, jusqu’au jour où un de mes collègues anglais m’a demandé : « Mais pourquoi avez-vous

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séparé l’infrastructure de l’exploitation ? Vous n’y étiez pas obligés par les textes européens. » J’ai pensé alors que, finalement, nous n’étions pas si réfractaires que cela. Sur certains points, nous sommes allés un peu plus loin que ce qui était strictement prévu par les textes. Évidemment, ça a été un petit peu compliqué, brouillé par les rapports bizarres entre la SNCF et RFF en matière d’entretien du réseau. Néanmoins, là nous sommes allés plus loin que la stricte obligation qui nous en était faite.

36 En matière de baisse du fret, je voudrais faire une petite mise en perspective. La part de fret en France était assez élevée, plus élevée que dans les pays voisins où elle a augmenté. Mais si elle a augmenté en Angleterre, il faut tenir compte du fait que les routes anglaises ne sont pas très propices à la circulation, elles sont assez congestionnées. De ce point de vue, si l’on adopte une perspective historique d’évolution sur de longues périodes, si on regarde les chiffres de part modale actuelle, la situation du fret n’est pas catastrophique. Elle l’est peut-être pour les comptes de la SNCF, mais elle ne l’est pas autant qu’elle pourrait le paraître.

37 Ce qui me frappe aussi, c’est la diversité des choses que l’on met sous le même mot de « libéralisation » et « réformes ferroviaires ». Je vais peut-être un peu m’évader de l’Europe pour remarquer que dans tous les pays du monde, ou presque, il y a eu en quelques dizaines d’années des réformes ferroviaires, et que ces réformes ont pris des formes assez différentes. Finalement, ce n’est qu’en Europe que la réforme menée a conduit à une séparation de l’exploitation et de l’infrastructure. Aux États-Unis, il y a simplement eu une déréglementation, c’est-à-dire la disparition des réglementations de prix, de tarifs et de contingentement qui existaient. Au Japon, ce fut un découpage de l’entreprise nationale en sept parties géographiques qui ont été ensuite privatisées, mais la privatisation est venue ensuite, et n’a peut-être pas été l’élément le plus déterminant de la réforme. Pour élargir le champ, toutes les réformes menées par la Banque mondiale, notamment en Amérique du Sud, ont été fondées sur un découpage géographique des réseaux nationaux, puis sur une mise en concession sur de longues périodes des sections ainsi délimitées. Au Royaume-Uni, la réforme a été parallèle et allant au-delà, mais aussi quelquefois, finalement, contre la doctrine européenne, parce qu’au Royaume-Uni il n’y a pas de concurrence sur les rails : la réforme a allié un découpage complet que tout le monde connaît avec la séparation de l’infrastructure et de l’exploitation et la décomposition des exploitants en un grand nombre d’opérateurs privatisés. Ce qui fait que finalement, la libéralisation, la réforme est passée par différentes composantes : la déréglementation, la privatisation, l’éloignement de l’État et puis des ersatz de concurrence, concurrence par comparaison au Japon, concurrence pour le marché en Amérique du Sud, et, en Europe, on ne peut pas qu’il y ait une concurrence parfaite. Ce sont des concurrences à la frange.

38 Par ailleurs, si on analyse les évolutions historiques en France, on ne peut pas dire que la libéralisation ait commencé en 1991. La libéralisation des transports et des chemins de fer a commencé pratiquement après la guerre lorsqu’il y avait des contingentements et une réglementation des tarifs routiers et également ferroviaires. Toutes ces contraintes se sont progressivement desserrées. Tout ce que l’on dit en termes de recherche d’une gestion commerciale, on le retrouve dans le rapport Nora, qui date de la fin des années 1960. Ce qui fait qu’il y a certainement une rupture dans les années 1990, mais je pense que, sur une très longue période, il y a aussi une très forte continuité dans le mouvement.

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39 Pour répondre à la question d’Hubert du Mesnil concernant les TGV, je serais tenté de penser qu’il est heureux qu’on n’ait pas séparé plus tôt l’infrastructure de l’exploitation, parce que je crois que c’est l’intégration, précisément, de l’infrastructure et de l’exploitation, et les liens très forts entre l’opérateur et les constructeurs qui ont permis de mettre au point un système qui nécessitait une intégration technique forte. Je me dis que si cette séparation avait été faite beaucoup plus tôt, le TGV aurait peut- être eu plus de mal à voir le jour.

40 Patrice Leroy Merci, Émile Quinet. Voulez-vous, Michèle, Merger donner à nouveau une perspective historique ?

41 Michèle Merger Je suis tout à fait d’accord pour souligner que la « thérapie de choc » et ces notions de libre concurrence, d’ouverture, etc., et les vertus de la concurrence ne sont pas liées à Bruxelles et qu’elles ne sont pas nées ex nihilo dans la tête de fonctionnaires européens. Ce sont des concepts et des approches de l’exercice de l’activité ferroviaire qui existaient dès le XIXe siècle, dès l’apparition des chemins de fer. Dans une première phase, les premières lignes venaient en complément des voies traditionnelles de transport du charbon de la mine vers le fleuve ou vers le canal, mais ensuite les chemins de fer se sont comportés comme toute entreprise qui a pour objectif de faire des bénéfices et du profit et d’avoir une attitude de conquête des marchés, de la clientèle du côté des voyageurs, et de conquête du trafic des marchandises.

42 Mais il faut bien reconnaître que la « thérapie de choc » est née d’un constat partagé par tous : à la fois par les entreprises ferroviaires traditionnelles, par de hauts fonctionnaires européens, et par ceux qui constataient l’évolution du trafic marchandises. C’est en voyant ce trafic décliner fortement, en part relative, comparé aux autres moyens de transport, la route en ce qui concerne le fret, dont on sait les vertus du point de vue de la flexibilité et le grand avantage du porte à porte, que cette thérapie de choc est née.

43 Il me semble aussi qu’il faudrait rappeler que les compagnies ferroviaires du XIXe siècle passaient des accords commerciaux et tarifaires, les fameux services communs transnationaux. On peut citer des exemples, ô combien célèbres, dans les domaines de voyageurs. Les travaux de Laurent Tissot ont mis en lumière cette stratégie commerciale des compagnies et les accords passés entre les compagnies anglaises et les compagnies françaises, compagnies de transit, pour acheminer les voyageurs anglais jusqu’aux sommets suisses. Or les directives sont en fait l’émanation d’un accord, des accords entre pays membres. Cette vision européenne, en matière de trafic de marchandises, s’exprime par les corridors de fret, qui reposent sur des accords qui correspondent à ceux que passaient les compagnies au XIXe siècle, c’est-à-dire un itinéraire élaboré par les opérateurs traditionnels, comme le corridor Belifret, et les freeways, que l’on peut rapprocher du concept d’autoroute, avec des opérateurs qui demandent des sillons et payent leur passage. La vision européenne de ces opérateurs est très évidente. Si, dans vingt ou quarante ans, un colloque est organisé dans le cadre de cette association, il faudra que les historiens de demain aillent consulter les archives de ces opérateurs auxquels on peut lancer un appel pour qu’ils les conservent de façon à ce qu’on puisse retracer leurs stratégies. Quand on fait de l’histoire au présent, on n’a pas toujours, et on ne peut pas avoir tous les éléments de réflexion pour écrire cette histoire qui se tisse sous nos yeux.

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44 Je voudrais poser à nouveau quelques questions. M. Lebœuf évoquait, à propos du service public, les appels d’offres que les régions pourront lancer à partir de 2010. Cela sera-t-il plus facile dans le cadre des régions frontalières et de leurs liaisons transfrontalières ? Je pense notamment à l’Alsace, pionnière de la régionalisation dessinée par le sénateur Haenel. De fait, la géographie parle et efface les frontières entre réseaux ferroviaires.

45 Michel Lebœuf Dans ce domaine, les textes qui encadrent la procédure sont à la fois la loi SRU (solidarité et renouvellement urbain du 13 décembre 2000) et le règlement OSP. La loi SRU dit que la région organise le service national sur son périmètre propre, mais elle peut aussi organiser les relations TER avec la région adjacente et aussi avec sa voisine à l’étranger, au-delà de la frontière. Effectivement, on peut penser qu’il y aura des appels d’offres avec certains voisins qui, eux, sont beaucoup plus dans cet esprit. On peut imaginer, lorsque la liaison Barcelone-Perpignan sera réalisée complètement, que les régions Languedoc-Roussillon et Catalogne essaieront de mettre en place ce qu’on appelle le TERGV, le train régional à grande vitesse, c’est même tout à fait probable... tout au moins probable qu’il y ait un appel d’offres. Mais, parfois, il est assez difficile de faire des prévisions dans ce domaine. Aujourd’hui, le seul cas où l’idée d’un TER transfrontalier est apparue, c’est dans le Nord-Pas-de-Calais, où la région veut faire une liaison TER entre Lille et Bruxelles. Il est probable que de telles coopérations se développeront.

46 Yves Crozet Le transport régional est un aspect extrêmement important et, pour ma part, je crois beaucoup plus en l’impact de l’ouverture à la concurrence par les appels d’offres lancés par les régions sur une concurrence pour le marché, comme l’a dit Michel Lebœuf, qu’à l’idée de l’ouverture à la concurrence sur les trains internationaux. Si vous prenez Thalys, c’est quelque chose qui fonctionne bien et qui permet une interopérabilité entre plusieurs opérateurs. Il est beaucoup plus simple d’avoir un Thalys que trois opérateurs concurrents sur Paris-Bruxelles. Je ne crois pas du tout en l’efficacité de la concurrence dans ce domaine. En revanche, le fait que des régions puissent, pour tout ou partie de leur réseau régional, de leur exploitation régionale, faire appel à un autre opérateur que la SNCF est très intéressant, parce que les travaux qui ont été menés au Laboratoire d’économie des transports, je pense à Julien Leveque ou à Christian Desmaris5, montrent bien que la SNCF elle-même est un opérateur dont les performances sont très différentes dans les vingt et une régions françaises. On peut faire ce que nous, économistes, appelons de la concurrence par comparaison et démontrer quelles sont les régions où la SNCF est relativement performante et quelles sont celles où elle a profité des subventions régionales. Seule une université peut le dire ; j’en profite donc. On voit ainsi concrètement où sont les gains de productivité, où sont les surcoûts, où sont parfois les sureffectifs. C’était une première remarque.

47 Ma deuxième remarque porte sur le fret. La réponse à la question d’Hubert du Mesnil est très simple pour les économistes. Il suffit de lire les ouvrages d’Émile Quinet pour bien comprendre qu’il n’y a pas entre le fret et les voyageurs ferroviaires d’économie d’envergure. En d’autres termes, le fait de joindre les deux activités dans une même entreprise diviserait le coût moyen par deux. Il n’y a pas d’économie d’envergure comme il y en a dans l’aérien. Les grandes entreprises aériennes de transport de fret sont Fedex et UPS, et juste après elles vous trouvez des compagnies comme British

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Airways, Lufthansa et Air France, parce que, sous les voyageurs, il y a de la place et qu’on peut y mettre du fret. Sous les voyageurs des TGV, on ne peut pas mettre de fret. De plus, et cela a été très bien expliqué par Michel Lebœuf, la concurrence pour les voies est très importante. Par conséquent, la question est très délicate, parce que soit nous sommes devant une question d’organisation, et la solution est simple pour un universitaire : il faut séparer les deux activités, il faut sortir le fret de l’entité qui transporte les voyageurs pour qu’on ait deux entités différentes qui ensuite se battront auprès de RFF pour avoir des sillons, et pour que les péages soient calculés justement. Ou, plus grave, nous sommes devant un problème technique. Lorsqu’une voie donne systématiquement la priorité aux voyageurs, le fret est toujours perdant. C’est peut- être là le nœud du problème : si vous regardez les grands pays, mis à part sans doute la Chine et la Suisse aujourd’hui, partout où le fret est puissant, c’est que les voyageurs le sont très peu. En revanche la Suisse et la Chine sont deux pays où le fret et les voyageurs cohabitent très bien : en Suisse, on est à plus de 30 % de parts de marché pour le fret ferroviaire – 35 %, en France, je vous rappelle qu’on était à 15 %. Et les Anglais étaient à 6 % seulement après l’ouverture. S’il s’agit d’un problème technique, cela veut dire qu’il faut choisir clairement, et qu’il faut dire : « Désolés, on ne transporte que des voyageurs, parce qu’on a un beau système, et le fret, il sera limité à quelques lignes. » La question est vraiment très délicate, car c’est une question politique, et si j’osais, en tant que ministre, je ne dirais jamais qu’il n’y aura plus de camions sur les autoroutes dans les quinze ans, parce qu’on aura augmenté le fret ferroviaire. Mais je n’imagine pas qu’un ministre puisse dire une bêtise pareille.

48 Patrice Leroy Une réaction, Michel, sur les régions, les négociations, la concurrence dans les régions ?

49 Michel Lebœuf Je voudrais dire que, effectivement, le fait que le fret s’oriente vers une spécialisation des moyens est d’une certaine façon la reconnaissance de l’absence de ces économies d’échelle. Il n’empêche que le fret et les voyageurs circulent sur les mêmes voies. La question de l’allocation de la capacité entre fret et voyageurs est la question centrale. Et la question d’avoir des sillons fret de qualité est tout aussi centrale. Mais je sais que RFF s’en occupe et envisage même une tarification adaptée. En ce qui concerne la concurrence dans le domaine du transport de voyageurs, notre analyse est la suivante : effectivement, les contrats du service public que peuvent passer les régions avec des opérateurs sont les tremplins pour les opérateurs, parce qu’au fond ils ne prennent de risque que sur leur coût d’exploitation, le matériel roulant étant la propriété de la région. Du coup, il est beaucoup plus facile d’entrer dans le ferroviaire voyageurs par ce biais, que de franchir directement la grande marche pour accéder à la grande vitesse. Mais n’oublions pas que, dans le domaine de la grande vitesse, nous aurons certainement d’abord la concurrence des opérateurs historiques. Nous savons déjà par exemple que la DB souhaite exploiter Londres-Cologne. Ce ne sera pas facile, car, compte tenu des spécificités du tunnel, le matériel doit remplir un certain nombre de conditions. Il y a aussi plusieurs types d’alimentation électrique successifs, c’est un matériel qui n’est pas très simple, mais elle le souhaite. Air France s’est déjà exprimé en tant que futur opérateur ferroviaire, ça l’intéresse. Le cas le plus concret, c’est celui de NTV, Nuovo Trasporto Viaggiatori, qui est en train de passer commande d’un marché d’une quarantaine de rames à grande vitesse, dans l’intention de concurrencer

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TrenItalia en Italie, d’où nous pensons que ça risque de déborder en France, mais l’avenir nous le dira6.

50 Émile Quinet Je voulais intervenir sur les remarques d’Yves Crozet et de Michel Lebœuf concernant la concurrence « voyageurs ». Je crois qu’en ce qui concerne les voyageurs, comme le disait Yves Crozet, on voit ce qui peut se passer avec les TER. Mais on est davantage dans le flou en ce qui concerne la grande vitesse et les précisions que tu as données vont dans ce sens. Je posais la question de la concurrence dans l’autre sens : qu’est-ce que la SNCF peut aller faire à l’étranger ? Parce qu’il peut y avoir des réciprocités.

51 Patrice Leroy J’aimerais qu’Hubert du Mesnil s’exprime, en particulier sur la régulation du système.

52 Hubert du Mesnil Pour poursuivre nos échanges, je voudrais revenir sur un autre point – et puis avoir aussi quelques échanges entre nous –, celui de la séparation de l’infrastructure dans le mode français pour donner un témoignage, car je pense quand même qu’il faut dire la vérité. Quand on a séparé l’infrastructure de l’exploitation en 1997, ce n’est pas parce que les décideurs politiques de l’époque croyaient en la vertu de la séparation de l’infrastructure ; si on l’a séparée c’est purement et strictement pour enlever la dette. Puisque, à peine avait-on enlevé l’infrastructure à la SNCF, on a dit : « Ne vous en faites pas, ça ne change rien, puisqu’on la redonne. » Le problème, d’ailleurs, de RFF, c’est bien un problème de cette nature, c’est-à-dire que le problème génétique du corps social du RFF, si je peux dire, biologique, c’est que c’est un être qui n’a pas été désiré.

53 Ce qui se passe c’est que, pour diverses raisons, il a fallu à cette période traiter prioritairement le problème du moment, le problème de la dette : on a inventé quelque chose qui permettait à la fois d’enlever la dette et en même temps de dire qu’on enlevait les actifs. Après, finalement, une fois qu’on l’a fait, un rapport à la Cour des Comptes dit – on sait pas si c’est à regret ou avec espoir – que RFF semble prendre goût à exercer vraiment les compétences pour lesquelles il a été créé. Il est vrai que l’enfant en grandissant s’est dit : « Après tout, pourquoi on ne ferait pas aussi un peu d’infra ? » Je ne reviens pas plus longtemps sur ce thème. Mais il y a, à mon avis, un certain intérêt historique à procéder à une relecture de ce cheminement qui, vu de Londres ou de Bruxelles, n’est peut-être pas très facile à percevoir. Je veux dire qu’il y a un côté empirique dans notre démarche. Et je ne suis pas sûr que l’histoire se fasse exactement comme on l’aura imaginée ou voulue.

54 Je reviens sur la question fret/voyageurs puis sur la régulation du système. Pour moi, la question que je vous ai posée tout à l’heure, qui a été reprise par plusieurs intervenants, ne doit pas être perdue de vue parce qu’elle occupe beaucoup le fond de ma pensée. Il faudra rendre justice de cela et je retiens volontiers de ce qui a été dit que si la séparation de l’infrastructure avait été faite avant que la SNCF n’invente le TGV, je ne suis pas sûr qu’il y aurait le TGV. Nous rendons à la SNCF le fait que, sans doute parce qu’elle a été configurée comme ça, elle a su inventer le produit qui, probablement, n’aurait pu être inventé de la même manière si on n’avait pas eu cette configuration précise. Mais, ne peut-on dire aussi que c’est parce qu’elle a été configurée comme ça qu’a contrario elle n’a pas pu comprendre que le transport de fret et le transport de voyageurs sont deux métiers différents ? Je veux aller un peu plus loin que ce qui a été dit : ce n’est pas uniquement une question économique, de synergie ou de l’économie

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d’échelle, c’est presque une question de stratégie d’entreprise, c’est que ce sont deux métiers différents. Et qu’une même entreprise se trompe et échoue quand elle ne sait pas quel métier elle exerce. Elle pouvait soit choisir d’en exercer un et de renoncer à l’autre, soit comprendre que ces deux métiers étant différents, il ne fallait pas les exercer de la même manière. Ce n’est pas parce que dans les deux cas on roule sur les mêmes voies ferrées qu’il s’agit du même métier. Comme j’ai eu l’occasion d’observer la route de très près, je me suis demandé s’il existe des entreprises, des autocaristes qui font le transport de marchandises ? Il est vrai que dans le mode aérien, Air France met les deux dans le même engin. Ils doivent donc utiliser cette économie-là pour apprendre à le faire. Mais il n’y a pas d’autocars dans lesquels on mette des marchandises, et il n’y a pas de camions dans lesquels on mette des voyageurs. Quand vous fréquentez le monde de la route, en l’occurrence notre mode concurrent, vous voyez que ce sont deux mondes complètement différents : leur structure syndicale, leur corps social, le personnel correspondant ne veulent pas qu’on les mélange parce qu’ils considèrent que ça n’a rien à voir. La même entreprise qui, parce qu’elle était intégrée, a su inventer le produit génial, n’a pas su voir, je pense, qu’elle se trompait de route en ce qui concernait le fret, c’est le cas de le dire. Je tenais à faire cette observation.

55 À propos de la question des sillons, de la gestion de la capacité d’abord, nous devons tous prendre acte du fait que de moins en moins de trains circulent en France. Notre métier étant de vendre du sillon, c’est-à-dire d’utiliser une capacité, nous sommes en régression permanente. Notre activité d’entreprise baisse sans arrêt, même lorsque la SNCF dit que depuis le début de l’année 2007, je mets entre parenthèses la période actuelle, il y a eu un redressement de l’activité fret. Certes, ce redressement de l’activité fret existe pour la SNCF, mais il n’existe pas pour RFF. Le nombre de trains qui circulent n’augmente pas. Notre activité étant de compter des trains, bien sûr sans perdre de vue ce qu’ils transportent, nous comptons, nous vendons la capacité, nous voyons que le nombre de trains continue à diminuer : l’activité ferroviaire en France n’a pas cessé de diminuer depuis une quinzaine d’années. Nous sommes donc toujours dans la régression. C’est ça qu’il faut voir en face. Dans nos prévisions de moyen terme, nous nous demandons si, un jour ou l’autre, en France le nombre total de trains augmentera. Évidemment, c’est le fret qui est la clé de la réponse, puisqu’on ne doute pas que le nombre de TGV puisse augmenter au fur et à mesure des investissements. Mais quand on ne crée pas de lignes nouvelles de TGV, le nombre de TGV n’augmente pas. Le nombre de voyageurs augmente, parce qu’on double le TGV en longueur et en hauteur, mais le nombre de trains n’augmente pas. Donc, il reste de la capacité, puisque le nombre de trains est diminué. Il ne faut pas se faire de souci. Si un jour on arrive à faire rouler plus de trains, ne vous en faites pas, on a tout ce qu’il faut : le réseau est surabondant. Je sais bien qu’il y a quelques nœuds dont il faut s’occuper, avec le contournement de Lyon ou autre... Mais au total, ça passe.

56 Ensuite, il faut que le système ou l’autorité qui distribue les sillons, quand il reçoit deux demandes, d’une part ait le pouvoir de les rendre compatibles, d’autre part ne fasse pas un choix purement économique. Si on regarde le comportement d’entreprise à Réseau ferré de France, il vaudrait mieux que lorsqu’on vend des sillons à une entreprise qui transporte du fret ça ne nous fasse pas perdre de l’argent chaque fois que le train roule, auquel cas moins il roule, mieux on se porte. Il y a bien un système à trouver, on a une idée, on l’a proposée, allons-y, continuons ! Sous cette seule réserve-là, qui peut être levée très facilement, il suffit de le vouloir, et si l’État le veut, on l’applique très vite, on

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ne demande pas d’argent supplémentaire, on propose seulement d’affecter la ressource publique pour compenser le décalage entre le coût réel du passage du train et le coût supportable en fonction du marché. Bruxelles ne nous empêche pas de le faire. Et même si elle nous en empêchait, on le ferait, on trouverait le moyen de le faire. Et je pense qu’on sera dans l’esprit de développement durable, ça ira très bien. Sous cette réserve- là, ça va bien.

57 Simplement nous, en tant que distributeur de capacités, nous aurions besoin de partager avec les autorités publiques, parce que nous considérons que nous ne sommes pas les seuls à donner la réponse, la manière de répartir cette capacité entre les uns et les autres. De ce point de vue, le problème nous dépasse nous, entreprise, car c’est un véritable problème national : est-ce que, par exemple, nous pourrions partager avec les responsables politiques, je pense notamment aux présidents de régions, le fait que c’est aussi leur problème que des trains de fret roulent ? C’est aussi leur problème, qu’on arrive, pas tout de suite, mais assez vite, à choisir, à réguler, en disant sur cette voie je fais passer X trains de voyageurs et Y trains de fret dans telles conditions. Cela veut dire qu’au dernier train de voyageurs qui voudrait être créé, on dira « non », parce que, entre telle heure et telle heure, on a réservé les capacités pour le fret. On n’en est pas encore là. C’est vrai, je retiens tout à fait ce qui a été dit, nous regrettons que dans les réflexions actuelles sur le régulateur, on n’ait pas encore créé en France une capacité d’arbitrer ou de décider à un moment donné que, pour faire passer l’ensemble des trains, il faut répartir cette capacité, si on approche de la saturation ; ce n’est pas nous, Réseau ferré de France, qui devons faire cet arbitrage en fonction d’un intérêt politique ou de notre préférence. Ce n’est pas non plus le rapport de forces qui existe entre les entreprises ferroviaires, parce que l’une crie plus haut que l’autre. C’est un élément de responsabilité publique que nous voudrions voir prendre en mains par une autorité publique.

58 Michèle Merger Une question à M. du Mesnil, à propos de la tarification de l’infrastructure. La taxation doit suivre le coût marginal, mais il existe quand même des coûts externes : le bruit, etc. C’est un vrai débat, qui dépend en fait des États membres. Or l’absence d’une autorité de régulation en France ne pose-t-elle pas un problème supplémentaire à RFF de ce point de vue ?

59 Hubert du Mesnil Je pense qu’en la matière, presque tout est devant nous, parce que le modèle tarifaire à appliquer à l’infrastructure ferroviaire devrait être bâti à l’échelle de l’Europe, et qu’il ne l’est pas du tout. Je pense qu’il devrait être ensuite harmonisé au niveau intermodal, pour que cette prise en compte de coûts externes, par exemple, puisse être faite, pour nous, comme pour d’autres modes. Ça pourrait par exemple se traduire par le fait que lorsqu’il y a des sections qui engendrent du bruit, on fasse payer plus cher ; lorsqu’il y a des zones très saturées, dans les réseaux denses, on fasse payer plus cher, etc. En contrepartie, on internalise d’autres avantages sur le plan économique. Actuellement, dans nos évaluations économiques, on met très peu de valeurs écologiques. Ça a été déclaré abondamment à l’occasion du Grenelle de l’environnement, mais c’est vrai. Simplement, on ne peut progresser qu’en tenant compte d’une vision européenne, parce que nos concurrents vont venir sur le réseau et on n’imagine pas qu’on puisse leur imposer une tarification qui ne soit pas lisible pour eux qui viennent de l’étranger, et qu’ils puissent comparer ou comprendre chez nous par rapport à ce que font les

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voisins. Il s’agit bien d’un problème d’harmonisation des règles de tarification européenne pour le mode ferroviaire. De même qu’il y a simultanément un problème d’harmonisation de la tarification intermodale entre nous et la route. Tout est devant nous dans cette affaire, et on ne fait que répéter inlassablement qu’il est temps, plus que temps, que la France s’en saisisse.

60 Je suis très prétentieux, excusez-moi, mais je propose qu’à la prochaine présidence française de l’Union européenne, la France, qui a beaucoup d’ambition en ce moment vis-à-vis de l’Europe, on l’a bien senti, mette sur la table cette question de la tarification européenne, intermodale. Vous savez qu’il va falloir qu’on relance le dossier de l’euro- vignette, et les autres États sont assez satisfaits que cette idée ait progressé ces dernières semaines avec le Grenelle de l’environnement. Il me semble qu’on serait plus forts pour faire passer cette euro-vignette routière européenne, si, dans le même temps, on mettait en chantier la tarification ferroviaire. Cela permettrait de faire avancer et l’un et l’autre sous une même autorité, et, puisqu’on vient de marquer un point avec cette euro-vignette ou le principe même de cette redevance routière, je trouve que ça aurait du sens, que ce serait équilibré de dire que dans le même temps il faut avancer sur la voie de la tarification ferroviaire.

61 Il reste les débats que nous avons sur le niveau de la tarification de l’infrastructure. Je peux, si vous le voulez, pour alimenter notre table ronde, essayer de vous dire ce que nous en pensons. Je voudrais profiter de mon expérience, ayant traversé successivement les différents modes, pour dire qu’il est parfaitement normal que le sujet de la tarification soit un sujet de confrontation entre le gestionnaire d’infrastructure et le transporteur. Quand on me dit : « Il faut arrêter de vous battre avec la SNCF », ça n’a pas de sens. J’entendais la même chose quand j’étais à Aéroports de Paris : « Arrêtez de vous battre avec Air France ! » C’est un sujet de contradiction. Il faut le prendre comme tel. Dans un cas, une situation de monopole, nous, gestionnaires d’infrastructure, qui, évidemment, n’avons en tête qu’une chose, faire payer le plus cher possible. De l’autre côté, une entreprise qui est en concurrence avec d’autres concurrents du même mode ou avec des modes concurrents, qui n’a qu’une peur, celle de se faire étriller par le gestionnaire qui, lui, est en position de monopole. Une telle situation est forcément conflictuelle. Il est absurde de dire qu’il faut arrêter de se battre. En revanche, il faut essayer de se battre intelligemment. Puisqu’il y a une confrontation, il faut qu’il y ait un dialogue, il faut qu’il y ait un troisième acteur, le régulateur ou l’État, qui ait le pouvoir de nous faire jouer intelligemment ce jeu, de nous pousser dans nos retranchements. Il faut qu’il y ait des économistes, des observateurs et des experts qui nous disent : « À quoi ça rime, votre tarif ? Vous voulez payer quoi ? Qu’est-ce que le coût marginal ? » Il ne doit pas s’agir d’un face à face où l’on se regarde en se chipotant, mais d’une confrontation à deux, à laquelle participent d’autres acteurs qui ont leur mot à dire pour éclairer le débat, pour lui donner du sens, pour comprendre la réalité économique de ce dont nous parlons. Il faut également un acteur décisionnaire qui lui, à un moment, dise : « Stop ! Maintenant, c’est comme ça. » Ce n’est pas encore le cas en France. Il y a encore du chemin à faire pour que cette confrontation s’organise intelligemment et que, par ailleurs, on puisse avoir une politique tarifaire compréhensible et qui ait du sens, étant arbitrée finalement par l’État, parce que c’est bien son rôle. Cette confrontation étant normale, nous pensons qu’il en va de l’intérêt du système ferroviaire et de ses utilisateurs, donc des entreprises. Contrairement à ce qu’elles semblent dire, il est dans leur intérêt que ce système engendre lui-même sa propre richesse. Plus l’infrastructure pourra être payée

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par ses utilisateurs, plus cela voudra dire que le système ferroviaire créera de la valeur économique, et mieux il se portera. Je me retranche derrière les experts et les économistes, mais c’est notre conviction. Ce n’est pas faire de la peine à la SNCF que d’aspirer à ce qu’elle paye de plus en plus cher l’infrastructure, parce que cela signifierait qu’elle vaut quelque chose. D’une certaine manière, lorsque le fret ferroviaire en France pourra payer l’infrastructure, ça voudra dire qu’il est sauvé.

62 Patrice Leroy Merci, tout cela soulève beaucoup plus de questions que nous n’aurons le temps d’en traiter. Yves Crozet, que pouvez-vous dire sur toutes ces questions soulevées à la fois : le modèle ferroviaire européen, le coût externe, la place du régulateur, le risque d’une situation oligopolistique comme dans l’énergie ou la communication ?

63 Yves Crozet Je crois qu’on peut en effet résumer ce qu’a dit Hubert du Mesnil de façon un peu caricaturale, en disant qu’une façon intelligente de se battre consiste à faire payer l’utilisateur. Je souscris tout à fait à cette vision. Je pousse loin la caricature, mais l’idée selon laquelle l’ouverture à la concurrence sur les grandes lignes ferroviaires TGV est indispensable pour faire baisser le prix pour l’utilisateur ne doit pas être répandue. Parce que, actuellement, dans le système ferroviaire, ce que paye la SNCF à RFF sur certaines lignes, par exemple Lyon-Paris, est très supérieur au coût marginal. En revanche, ce qui est payé sur Paris-Strasbourg est inférieur non pas au coût marginal, mais au coût total, puisqu’il a fallu subventionner l’exploitation. Si on veut développer le système ferroviaire à l’échelle française, le président de la République a parlé de 2 000 km de lignes nouvelles, il est évident que cela doit se faire avec une participation sensible de l’usager. Rappelez-vous que, quand la première ligne à grande vitesse a été ouverte en septembre 1981, le prix du billet de seconde classe Lyon-Paris était le même que le prix du billet sur la ligne classique. Quand on ouvre Paris-Strasbourg en juin 2007, le prix du billet Paris-Strasbourg de seconde classe en TGV est d’emblée 20 euros plus cher que le billet de train classique. Les usagers et leurs élus ont bien sûr protesté. Mais il ne faut pas être sensible à cette protestation, puisque c’est le but du jeu. Soyons clairs : les calculs économiques peuvent nous le montrer sans que l’opérateur SNCF se comporte comme un rentier qui augmentera les prix à un niveau si élevé que le trafic s’effondrera, puisque ce n’est pas ce qui s’est passé. Tout le monde s’insurge contre les prix trop élevés, les trains sont pourtant pleins quand ils circulent. La demande est extrêmement forte, et cette demande forte, il faut la faire payer. Si on veut un jour avoir un TGV PACA, même sur une partie de la ligne, il devra être subventionné pour son infrastructure à hauteur de 60-70-80 %, mais ça ne doit surtout pas être une raison de la réaliser à bas prix. Il faut absolument que ces TGV soient à des prix relativement élevés. C’est aussi parce que le TGV verra au moins une partie de son coût payé par les voyageurs qu’on pourra dans le même temps justifier les taxes sur le kérosène pour les avions, qu’on pourra justifier les taxes sur les poids lourds, etc. Il ne faut surtout pas laisser penser, comme on l’a fait pour l’énergie, qu’« on va libéraliser l’énergie et vous payerez l’énergie moins cher »... Quand on sait ce qu’il va falloir investir dans les années à venir dans l’énergie, il est stupide de parler de baisse des tarifs. Pour le téléphone, c’est autre chose, car pour ces réseaux le problème est tout à fait différent, mais pour l’énergie, pour le transport, ce serait une stupidité. Il va falloir que les

usagers payent plus, et pas seulement pour des questions de CO2.

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64 Michel Lebœuf Hubert du Mesnil a dit que la confrontation était inévitable, mais constructive. Je crois qu’on ne va pas s’en priver maintenant. D’abord, je voudrais rectifier une chose. Le TGV ne paye pas que son coût marginal, il paye le coût complet, c’est-à-dire les charges financières, la construction... Il est vrai que le nombre de trains n’augmente pas, vu de RFF, mais les revenus de RFF augmentent. Et l’on peut s’en féliciter, parce que d’un côté les revenus de RFF augmentent, en tout cas pour le TGV, c’est tout à fait vrai, et de l’autre c’est la preuve que le chemin de fer est capable de massifier les flux, puisque le trafic augmente, en tout cas récemment. Donc, si le nombre de trains n’augmente pas, c’est que le poids par train augmente. C’est une très bonne chose.

65 Maintenant quand on parle du niveau des péages, je suis très inquiet à propos du péage des TGV, parce qu’on a fait quelques calculs sur la base des hypothèses formulées dans le dernier rapport du Conseil général des Ponts et Chaussées et de l’Inspection générale des Finances. Si l’on prend, par exemple, une relation comme Paris-Nice en rame duplex à une heure normale, pas en heure de pointe, elle roule en unité simple, remplie à 65 %, le péage par voyageur sera, en 2015, de 44 euros (88 euros aller-retour). Maintenant, quand on s’interroge sur le tarif Easy Jet, par exemple, par Internet, pour les six semaines qui viennent. C’est-à-dire que je pose la question pour aujourd’hui, pour demain, pour après-demain pour dans un mois et demi pour connaître la moyenne du tarif Easy Jet. J’obtiens la somme de 119 euros l’aller-retour. Le péage sera à 88 euros, alors que le prix du billet sur Easy Jet sera à 119 euros – et la SNCF n’a pas que le péage comme coût : elle doit acheter des rames, il lui faut des conducteurs, entretenir ses rames... Donc, le niveau de péage, dans de nombreux cas, va atteindre des niveaux relativement inacceptables. Globalement, dans le rapport de l’IGF et du CGPC qui adopte une approche que je trouve extrêmement budgétaire, ça fonctionne. Mais quand on regarde marché par marché, ça ne fonctionne pas. J’attire l’attention sur le fait que nous avions réussi à contingenter le trafic des compagnies aériennes low cost, voire à éliminer ces compagnies, mais que nous allons revenir en arrière. Je signale un fait assez extraordinaire : la France est en Europe un des pays où les distances sont les plus longues avec l’Espagne et l’Italie. Mais nous sommes le pays où il y a le moins de compagnies aériennes low cost. Pourquoi ? Parce que c’est nous qui sommes la compagnie low cost. Si les péages augmentent trop, nous cesserons de l’être. Il n’y aura plus de raison pour que les compagnies aériennes low cost ne s’installent pas. Aujourd’hui, par exemple, le trafic de nuit qui part de Barcelone par la compagnie Lypsos devient très déficitaire, notamment à cause des péages. Nous sommes très impatients de voir la nouvelle ligne entre Barcelone et Perpignan mise en service parce que nous avons du mal à survivre et la réalité est qu’il faudra arrêter cette exploitation. Ce qui fait que le RFF aura encore moins de trains.

66 Il y a un point sur lequel je rejoins tout à fait ce qui a été dit sur les péages au niveau européen. Je pense que, dans la politique européenne, plusieurs volets ont été souhaités par l’Europe : le volet du désendettement, le volet de la libéralisation, et un troisième volet très important, le volet de l’interopérabilité. Je pense que, dans ce domaine, des efforts très importants ont été faits par la Commission européenne, des efforts importants seront faits par les gestionnaires de l’infrastructure et les entreprises ferroviaires. Mais quelque chose me choque profondément, c’est qu’en matière d’interopérabilité, en même temps qu’on fait des efforts coûteux au plan technique, on est en train de créer au niveau de la tarification quelque chose de totalement aberrant.

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On s’est amusé dans une étude faite assez récemment à voir comment les sillons sont tarifés en Europe par les différents gestionnaires de l’infrastructure. En gros, ils utilisent une quarantaine de paramètres différents. Chaque gestionnaire de l’infrastructure en utilise six ou sept, mais ce ne sont pas les mêmes. Lorsque vous passez d’un pays à l’autre, vous êtes incapable de prévoir quel sera le péage de bout en bout. En tout cas, vous êtes incapable d’en avoir un ordre de grandeur par un calcul mental, ce que j’appelle une tarification inintelligible. Sans compter qu’il y a dans l’infrastructure une très grande instabilité des péages. Si je prends le cas de RFF, nous avons vu d’une année sur l’autre que le tarif N2, par exemple, a augmenté de 38 à 40 %. Et ça va continuer sans compter qu’il peut y avoir des changements dans la structure. Si c’est la même chose dans les autres pays, l’opérateur qui a envie d’investir dans du matériel roulant pour pouvoir exploiter les relations internationales commencera par se dire : « Mais alors, quels vont être les péages dans dix ans ? », parce qu’il ne peut pas rentabiliser le matériel sur un an. Je souscris donc tout à fait à l’idée qu’il y a vraiment quelque chose à faire au niveau européen à la fois en termes de philosophie de coût (coût marginal ? coût moyen ? coût complet ?), en matière d’internalisation des effets externes et puis, également, un minimum de convergence sur les paramètres, ce qui permet de calculer le coût d’un sillon. Sinon, le système est complètement incohérent.

67 Du débat avec la salle, nous avons retenu le témoignage de M. Michel Walrave, directeur général adjoint de la SNCF puis directeur général de l’Union internationale des chemins de fer.

68 Michel Walrave Ce n’est pas tant une question qu’une remarque et une contribution à verser au débat qui a été lancé par Hubert du Mesnil. Pourquoi la SNCF a-t-elle réussi le TGV et pourquoi a-t-elle échoué dans les marchandises ? Michel Lebœuf a donné une explication : la mythologie de la vitesse. Pour ma part, je n’y crois pas beaucoup. Je pense qu’il y a deux éléments fondamentaux, d’une part, le marché, d’autre part, la technologie.

69 Le marché. Hubert du Mesnil avait tout à fait raison de dire que les marchandises et les voyageurs, ce sont deux métiers totalement différents. Le marché des marchandises s’est extrêmement éclaté : chaque chargeur, chaque marchandise a ses problèmes spécifiques d’exigence de qualité de service, de matériel, etc. En revanche, les voyageurs donnent une stabilité à long terme au marché, la population des plus grandes agglomérations croît... Je prends un autre exemple à propos des marchandises : il ne faut pas oublier que quand Louis Armand a fait l’électrification en 25 000 volts sur la ligne Valenciennes-Thionville, il a d’abord pensé aux marchandises, ce qui prouve qu’à l’époque l’idée des marchandises prévalait, pour acheminer le trafic du minerai de fer de la Lorraine vers la sidérurgie du Valenciennois. J’ai vécu la période, vingt ans plus tard, où le trafic de minerai venait du port de Dunkerque pour alimenter la sidérurgie de Lorraine. Cela montre bien l’instabilité à long terme du trafic « marchandises ». C’est une incidente.

70 En matière de marchandises, la SNCF, mais aussi la DEUTSCHE BAHN, a beaucoup réfléchi à des systèmes techniques, automatisations de transfert de containers, des wagons automoteurs, etc. Et aucune solution technologique n’a été trouvée, parce que, je crois, il n’y en a pas, ou alors, elles sont très coûteuses et incompatibles avec les conditions de concurrence sur le marché. Je crois que l’explication est là et qu’elle est très simple.

71 Je rappelle un souvenir très précis pour dire que la SNCF n’a pas toujours misé sur les voyageurs. Quand je suis entré dans cette maison, en 1964, pratiquement tous les

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patrons de l’époque, à l’exception d’un seul, Roger Hutter, m’ont dit : « L’avenir du trafic ferroviaire, l’avenir du chemin de fer, ce sont les marchandises. Les voyageurs, il faut les oublier. Regardez ce qui se passe aux États-Unis : c’est ce qui nous attend dans 10 ans, 15 ans, ou 20 ans. » Il y avait quand même une idée très ancrée selon laquelle l’activité des marchandises était l’activité de base du chemin de fer à long terme. Évidemment, l’évolution des structures des marchandises à transporter, le développement de la concurrence routière dont les progrès ont été certainement sous- estimés ont fait changer les choses. Il y a aussi, je crois, un phénomène plus général, c’est que l’Europe est un continent qui se prête beaucoup moins au trafic marchandises que les États-Unis, sans aller prendre des exemples comme la Chine ou l’Inde. L’Europe est un continent dont les côtes sont très découpées, or avec le développement de la mondialisation, une grande partie des transports sont des transports complémentaires du transport maritime et, de tous les points du territoire de l’Europe, presque aucun n’est éloigné de plus de 500 km d’un port. À mon avis, c’est ce facteur qui joue contre le développement du trafic ferroviaire, sauf révolution du côté des coûts externes, etc.

ANNEXES

Chronologie de la libéralisation ferroviaire 1991-2004 par Michèle Merger

Directive 91-440 du 29 juillet 1991 relative au développement des chemins de fer communautaires. Quatre changements fondamentaux sont envisagés : – indépendance de gestion, – séparation de la gestion des infrastructures et de l’activité de transport, – assainissement financier, – accès à l’infrastructure permis à des tiers. Cette directive est complétée par les deux directives du 19 juin 1995 : – directive 95/18 ayant pour objet la licence des entreprises ferroviaires ; – directive 95/19 concernant la répartition des capacités d’infrastructure ferroviaire et la perception des redevances d’utilisation de l’infrastructure. Le droit d’accès est limité à tout regroupement international.

Directive 96-48 du 23 juillet 1996

Elle prévoit l’interopérabilité du réseau européen à grande vitesse.

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Premier paquet ferroviaire du 26 février 2001 (Paquet infrastructure ferroviaire), entré en vigueur le 15 mars 2001

C’est un ensemble de trois directives qui met en place des mécanismes visant à favoriser une meilleure intégration du marché ferroviaire.

Directive 2001-12

Elle modifie la directive 91-440 et pose le principe du droit d’accès équitable des entreprises ferroviaires au réseau transeuropéen de fret ferroviaire (RTEFF) qui regroupe les principales voies des États de l’Union (50 000 km soit un tiers de la longueur totale des réseaux européens, sur lesquels circulent 70 % du trafic marchandises). Ce principe devra être étendu à toutes les lignes à partir de 2008. Elle améliore la transparence et les garanties de la concurrence. Elle impose de séparer les comptes des trafics marchandises des comptes des dessertes voyageurs ; les subventions publiques ne doivent pas être croisées : l’aide publique au service voyageurs déficitaire ne doit pas être détournée et financer une baisse des prix du fret visant à élargir des parts de marché.

Directive 2001-13

Elle modifie la directive 1995-18 ; elle élargit la notion d’entreprise ferroviaire et prévoit que les licences (sillons de circulation) et les taxes d’accès à l’infrastructure (péages) doivent être décidées par un organisme indépendant des exploitants ferroviaires.

Directive 2001-14

Elle modifie la directive 95-19 et prévoit que les chargeurs peuvent demander des capacités d’infrastructure sur leur propre territoire. Cette directive est applicable depuis le 15 mars 2003.

Directive 2001-16 du 19 mars 2001

Elle prévoit l’interopérabilité des trains ordinaires.

Deuxième paquet ferroviaire proposé le 23 janvier 2002 (Vers un espace ferroviaire intégré) et adopté le 16 mars 2004

Il vise à accélérer la création d’un espace ferroviaire intégré et propose des actions qui avaient déjà été envisagées dans le Livre blanc La Politique européenne des transports à l’horizon 2010 : l’heure des choix, publié en septembre 2001. – Développer une approche commune de la sécurité ferroviaire. – Compléter les principes fondamentaux de l’interopérabilité.

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– Création d’une Agence ferroviaire européenne pour mettre au point des solutions communes en matière de sécurité et d’interopérabilité. – Ouverture de l’ensemble du transport international du fret y compris le cabotage au 1er janvier 2007 (et non au 1er janvier 2008 comme le prévoyait la directive 2001-12).

– Adhésion à l’Organisation pour les transports internationaux ferroviaires (OTIF).

Présentation du troisième paquet ferroviaire le 3 mars 2004

La Commission envisage : – l’ouverture à la concurrence des trafics internationaux de voyageurs en 2010 ; – la certification des conducteurs de locomotives et de trains (compétences spécifiques requises) ; – la définition des droits des passagers (ponctualité, moyens de recours, remboursements) en transport ferroviaire international ; – l’amélioration de la qualité des services de transport de marchandises par chemins de fer.

NOTES

1. Voir « Les chemins de fer en temps de concurrence. Choix du XIXe siècle et débats actuels », Revue d’histoire des chemins de fer, n° 16-17 (printemps-automne 1997), p. 392-405 et la reproduction de ce texte, ci-après, p. 177. 2. Voir la chronologie en annexe. 3. Expression utilisée par le ministre des Transports luxembourgeois Henri Grethen pour désigner la libéralisation du trafic ferroviaire de marchandises, Rail et transports, 9 avril 2003, p. 16. 4. F. Caron, « Table ronde Infrastructures et exploitation ferroviaire... », art. cit., p. 394, ci-après p. 177. 5. Voir les pages personnelles des deux chercheurs sur le site du Laboratoire d’économie des transports : http://www.let.fr/fr/annuaire/auteurs/cdesmaris/index.php et http://www.let.fr/ fr/annuaire/auteurs/jleveque/index.php. 6. Précision apportée par Michèle Merger : derrière ce sigle, il y a Luca Cordero di Montezemolo, très connu en Italie pour être à la tête de Ferrari, et Diego Della Valle, un grand industriel, connu pour la marque de chaussures Tod’s ; ils veulent tous deux intervenir et faire en sorte que des trains à grande vitesse circulent sur les lignes à grande vitesse italiennes, lorsqu’elles seront construites, et qu’ils transportent des voyageurs sur le réseau classique.

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RÉSUMÉS

La table ronde « La libéralisation des chemins de fer européens au regard de l’histoire : avancée, risque ou régression ? » avait pour mission de mettre en perspective historique la libéralisation des chemins de fer européens : son évolution et sa place dans une histoire à long terme, ses résultats, les nouvelles relations que ces mesures ont instituées entre gestionnaires des réseaux et exploitants de transport, entre le secteur des transports et les pouvoirs nationaux, régionaux ou locaux. Après une introduction historique assurée par Michèle Merger, chargée de recherche au CNRS, qui rappelle la directive 91/440 et ses quatre recommandations – séparation juridique et comptable de l’infrastructure des réseaux et de leur exploitation, indépendance de gestion des entreprises ferroviaires, leur assainissement financier et le libre accès de nouvelles entreprises exploitantes à l’infrastructure –, qui ont conduit à une évolution très rapide du secteur en quinze ans, quatre questions sont posées aux participants : quels sont les pays et les acteurs européens les plus réfractaires et les plus favorables à cette évolution, et quels sont leurs arguments respectifs ? Existe-t-il une typologie des réformes entreprises, conduisant à des modèles plus u moins largement diffusés ? Quel type de service ferroviaire attendons-nous et pouvons-nous attendre de cette réforme, en d’autres termes, quel est le devenir du concept de service public ferroviaire ? Qu’en est-il de la revitalisation du fret ferroviaire au lendemain de l’ouverture des corridors de fret favorisés par ces directives, quelle est la nouvelle Europe du fret ferroviaire ? Patrice Leroy, directeur honoraire de la SNCF, ancien secrétaire général adjoint du CEEP, président délégué de l’AHICF anime ensuite le débat qui réunit Yves Crozet, professeur à l’université Lumière-Lyon 2, Michel Lebœuf, directeur Développement à Voyageurs France Europe, SNCF, Hubert du Mesnil, président de RFF et Émile Quinet, professeur émérite à l’École nationale des Ponts et Chaussées.

ROUND TABLE with Yves CROZET, Michel LEBŒUF, Patrice LEROY, Michèle MERGER, Hubert du MESNIL and Emile QUINET The purpose of the round table discussion of “The liberalization of European railways from a historical perspective: progress, risk, or regression?” was to put the liberalization of European railways into a historical perspective: the discussants’ goal was to define the place and evolution of this trend in an open-ended history, its results, and the new relationships that such measures have brought about between network managers and transportation operators, as well as between the transportation sector and national, regional, and local authorities. After an historical introduction provided by Michèle Merger, a researcher at the CNRS, who reminded us of the 91/440 directive and its four recommendations—the legal and accounting separation of network infrastructures and their operations, the independent management of the railway companies and their financial streamlining, and open access to the infrastructure for new operating companies —led to a very rapid evolution of the sector in fifteen years, the participants were asked four questions: which European countries and players are the most opposed to and the most in favor of this evolution, and what are their respective arguments? Is there a typology of business reform that leads to more or less widespread models? What kind of railway service is in store for us and what should we expect from such reforms? In other words, what is the future of the concept of public railway service? What will be the impact of the revitalization of rail freight in the aftermath of the opening of freight corridors advantaged by these directives? What will the new Europe of rail freight look like? Patrice Leroy, honorary director of the SNCF, former adjunct secretary general of the CEEP, and Deputy Chairman of the AHICF, then moderated the debate that brought together Yves Crozet, professor at the university Lumière-Lyon 2, Michel Leboeuf, developmental director of

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Voyageurs France Europe, SNCF, Hubert du Mesnil, President of the RFF, and Emile Quinet, professor emeritus at the Ecole nationale des Ponts et Chaussées.

INDEX

Index chronologique : XXe siècle Keywords : competition, freight transportation, public service, railway infrastructure, railway operations, RFF, SNCF, transportation policy/Europe Mots-clés : concurrence, exploitation ferroviaire, infrastructure ferroviaire, politique des transports/Europe, RFF, service public, SNCF, transport de fret Thèmes : Histoire juridique institutionnelle et financière

AUTEURS

PATRICE LEROY Directeur honoraire de la SNCF, ancien secrétaire général adjoint du CEEP, président délégué de l’AHICF

MICHÈLE MERGER Chargée de recherche au CNRS, membre du Comité scientifique de l’AHICF

YVES CROZET Professeur à l’université Lumière-Lyon 2

MICHEL LEBŒUF Directeur Développement à Voyageurs France Europe, SNCF

HUBERT DU MESNIL Président de RFF

ÉMILE QUINET Professeur émérite à l’École nationale des Ponts et Chaussées

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Troisième partie. La libéralisation des chemins de fer européens au regard de l’histoire

Document

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Les enjeux d’une réforme au regard de l’histoire : retour sur un débat de 1997 choisi par Michèle Merger

Michèle Merger

NOTE DE L’ÉDITEUR

Extrait de : Michèle Merger et Michel Walrave (dir.), « Les chemins de fer en temps de concurrence, choix du XIXe siècle et débats actuels », Actes du cinquième colloque de l’AHICF (21-23 mai 1997) avec la collaboration de l’Union internationale des chemins de fer, Revue d’histoire des chemins de fer, 16-17 (printemps- automne 97), 440 pages.

1 Il nous est apparu intéressant de publier à nouveau les propos des intervenants à la table ronde organisée à l’occasion du cinquième colloque de l’AHICF qui s’est tenu du 21 au 23 mai 1997 autour du thème : « Les chemins de fer en temps de concurrence, choix du XIXe siècle et débats actuels. » Cette table ronde qui avait été placée sous la présidence de François Caron, alors professeur à l’université de Paris-Sorbonne, avait réuni deux personnalités venues du monde ferroviaire (Dominique Maillard – aujourd’hui président de RTE – et Michel Walrave) et Christian Stoffaës, qui, en tant que directeur de l’Inspection générale et de la Prospective à Électricité de France, et économiste spécialiste des services publics, avait participé l’année précédente aux côtés de Claude Martinand à une réflexion sur le devenir du système ferroviaire français.

2 Les réflexions des participants portaient sur la question suivante : infrastructures et exploitation ferroviaire : intégration ou séparation ? Les enjeux d’une réforme au regard de l’histoire. Il s’agissait d’une question placée au cœur de l’actualité car la loi n° 97-135, promulguée par le président de la République le 13 février 1997, venait de modifier profondément l’organisation du transport ferroviaire de notre pays qui, comme ses partenaires européens, avait été appelé à se soumettre aux premières directives que la Commission européenne avait élaborées en vue d’améliorer l’efficacité des chemins de fer communautaires. Avec la réforme de 1997, la France a mis fin à un

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système hérité de la nationalisation des réseaux ferroviaires en 1937. Cette réforme avait été élaborée dans un contexte de crise marqué par le mécontentement du monde cheminot qui était dû notamment à la question des retraites et qui avait conduit à la grève de novembre-décembre 1995, l’une des grèves les plus longues et les plus suivies que la SNCF ait eu à connaître au cours de son histoire. Ce contexte de crise était entretenu par les incertitudes qui pesaient sur l’avenir de la SNCF dont l’endettement semblait être un problème sans espoir de solution et par le climat de méfiance qu’un tel déficit financier suscitait dans les milieux politiques et dans l’opinion publique, qui a été par ailleurs fortement troublée par l’arrestation, en juin 1996, c’est-à-dire six mois après sa nomination à la tête de l’entreprise, de Loïk Le Floch-Prigent pour des faits qui lui étaient reprochés alors qu’il était président d’Elf Aquitaine.

3 Relire les propos tenus par les uns et les autres nous permet de redécouvrir les interrogations que bon nombre d’observateurs se posaient alors face à une réforme considérée par certains comme étant « historique ». À la lumière des débats actuels sur la nature et l’évolution des relations entre d’une part, Réseau ferré de France – l’établissement public à caractère industriel et commercial, créé par la loi de février 1997 et chargé d’aménager et de développer l’infrastructure du réseau ferroviaire dont il est pleinement propriétaire – et d’autre part la SNCF à laquelle incombe la gestion et l’exploitation des services de transport, cela nous permet également de comprendre les arguments des adversaires de la réforme qui, dès sa mise en place, avaient souligné qu’il n’était pas facile de concilier les intérêts de l’organisme chargé d’investir en recherchant la juste rémunération de son activité et ceux de l’exploitant qui veut limiter cette charge au profit du trafic et du service. Confronter témoignages du passé et témoignages actuels – ainsi que les témoignages oraux recueillis par l’AHICF dix ans après les faits – permettra aussi au lecteur de se rendre compte que la France a répondu d’une manière limitée aux autres directives de Bruxelles qui sont venues compléter ou modifier celle de 1991, dans le but de faire avancer la libéralisation du transport ferroviaire en l’ouvrant à la concurrence. L’historien sera sans aucun doute enclin à penser que, comme aux siècles précédents, la question ferroviaire demeure un sujet toujours aussi brûlant pour l’avenir des transports européens. Michèle Merger

Table ronde sous la présidence de M. François Caron, professeur à l’université de Paris-Sorbonne (Paris IV), secrétaire général de l’AHICF. Infrastructures et exploitation ferroviaire : intégration ou séparation ? Les enjeux d’une réforme au regard de l’histoire

À laquelle ont participé messieurs Dominique Maillard, directeur de la Stratégie de la SNCF, Christian Stoffaës, directeur de l’Inspection générale et de la Prospective d’Électricité de France, Michel Walrave, département Grandes Vitesses de l’Union internationale des chemins de fer.

4 François Caron Je suis très honoré d’avoir été appelé à présider cette table ronde et, bien que je plaide mon incompétence dans le domaine de l’actualité des transports ferroviaires et de leurs infrastructures, je vais ouvrir le débat en posant des questions précises aux trois

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participants après avoir, comme c’est mon rôle, rappelé comment se sont historiquement construits ses termes.

5 J’insiste d’abord sur le fait que des logiques de l’intégration, de l’exploitation et de l’infrastructure se sont imposées historiquement et ont progressivement créé ce que j’appellerai une culture de l’intégration. Ce colloque nous a montré qu’aux débuts des chemins de fer européens l’intégration n’était pas une option évidente et que les années 1840 et 1850 avaient connu des partisans d’autres solutions, d’une séparation de l’infrastructure et de l’exploitation sur le plan technique et sur le plan économique. Les projets de concession à très court terme à d’anciennes sociétés de messagerie dont j’ai traité la réalisent sur le plan commercial ; l’activité des entrepreneurs de traction mentionnés par Georges Ribeill, qui ont existé en France jusqu’à la fin des années 1860, reposait sur une séparation, sur le plan technique, entre la compagnie, qui concédait la traction, et « l’entrepreneur ». Des projets et des réalisations ont donc existé en France, fondés sur l’idée de la séparation, dont on peut dire qu’elle inspirait aussi la loi de 1842. Or nous constatons quelques années plus tard le triomphe total de l’intégration. Comment l’expliquer ? On peut avancer l’hypothèse selon laquelle les directeurs des compagnies, qui sont des ingénieurs, ont été amenés progressivement à considérer le chemin de fer comme un système et le système ferroviaire comme un système global qui imposait entre les trois grands services apparus très rapidement, Voie et Bâtiments, Matériel et Traction et Exploitation – service commercial –, une interdépendance qui les rendait inséparables. Les décisions à prendre dans l’un des trois domaines dépendaient des décisions prises dans les autres. Par exemple, lorsque dans les années 1860 le directeur de la Compagnie du chemin de fer du Nord Jules Petiet prend la décision d’acheter des locomotives puissantes, il prend – elle figure dans le même rapport – celle de baisser les tarifs du transport de la houille. Cette détermination technique est donc fondamentale et est à la base de l’unité de la « science des chemins de fer », qui se constitue dans ces années 1870 avec la parution de grands manuels techniques comme celui de Couche, et qui repose bien sur l’idée que le chemin de fer est un tout, un ensemble technique que l’on ne peut pas diviser. L’identité respective des trois grands services n’altère pas leur solidarité fondamentale et la culture des cheminots, qui semble aujourd’hui un obstacle à la séparation des infrastructures et de l’exploitation, leur identité particulière reposent sur la conscience d’appartenir au même ensemble technique, même s’il existe bien un monde de la traction, un monde des gares, un monde de la voie et des bâtiments. Cette culture commune, illustrée déjà par Zola, et reposant sur l’intégration technique, est encore vivante et forte et aura beaucoup de difficultés à disparaître.

6 Deuxième acquis de nos débats, nous avons constaté qu’au XIXe siècle cette culture d’intégration n’était pas opposée à toute idée de concurrence. On constate une forte concurrence entre les compagnies dans chaque pays, en particulier pour s’attirer les trafics internationaux, puisque comme l’a montré Laurent Tissot huit solutions différentes s’offraient pour traverser la Manche, ou pour capter des trafics intérieurs rémunérateurs, en France le transport du charbon ou des vins du Midi. Cependant, malgré cette intensité de la concurrence entre les compagnies, parfois sur les mêmes infrastructures ou « couloirs de circulation », et j’en viens ici aux questions que peut poser cette évolution, il est clair qu’on a élaboré, pour justifier le système des réseaux et l’intégration qui l’accompagne, la théorie du monopole naturel, qui les justifie du point de vue de la science économique, lié à la notion juridique de service public.

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7 Or un siècle plus tard, au début des années 1970, s’impose l’idée, inspirée par une science économique issue du libéralisme, que l’utilité sociale produite par la concurrence est plus grande que l’utilité sociale issue du monopole naturel. Je pose donc trois questions à mes collègues participant à cette table ronde. Premièrement, quelle est l’origine réelle de cette remise en cause du système de l’intégration ? Est-ce bien la remise en cause de la notion de monopole naturel ? Deuxièmement, quelle est, à leurs yeux, la justification de cette remise en cause ? Enfin, quel avenir pour cette séparation ?

8 Je répondrai pour ma part aux deux premières questions en avançant plusieurs hypothèses que je leur soumets. L’évolution de la science économique, qui voit la montée en puissance d’un courant fortement libéral, est bien entendu la première. Mais, parallèlement, s’affirme une nouvelle conception générale de la gestion des réseaux, une théorie des réseaux développée dans les années 1960 qui considère que la gestion de tous les grands réseaux techniques pose des problèmes identiques. C’est la « chute » du monopole du Bell system aux États-Unis voici trente ans qui représenterait la rupture fondamentale, au niveau mondial, dans la gestion des réseaux et le début de cette évolution. L’assimilation de l’intégration des réseaux aux blocages et à la rigidité des formes organisationnelles des grands systèmes qu’elle aurait créés, opposées à l’efficacité d’une gestion flexible permettant une plus rapide adaptation au changement, peut être une autre justification de leur déstructuration. Cette justification, de caractère organisationnel, de la séparation serait alors un effet de la remise en cause permanente des structures qui fait la vie des organisations.

9 Christian Stoffaës Je commence par me présenter dans cette assemblée de cheminots comme un étranger intégré, afin d’expliciter le point de vue qui va dicter mes propos. Comme directeur de l’Inspection générale et de la Prospective à Électricité de France, issu du corps des Mines et entré à EDF voici dix ans, après quinze ans de carrière au ministère de l’Industrie, je suis étranger au secteur ferroviaire. Comme économiste, je m’intéresse aux services publics et c’est pourquoi j’ai été chargé par le ministre des Transports Bernard Bosson d’une réflexion sur l’avenir du transport ferroviaire dans le cadre européen, mission confirmée par son successeur Bernard Pons et par Anne-Marie Idrac, qui a abouti à un rapport ; j’ai également été appelé à participer au débat national sur l’avenir du ferroviaire présidé par Claude Martinand qui a débouché sur la réforme récente du secteur ferroviaire en France, c’est-à-dire à la séparation de l’infrastructure et de l’exploitation et à la création de l’établissement public Réseau Ferré de France. Cette expérience ne m’est pas tout à fait nouvelle car voici aujourd’hui vingt ans, en 1977, j’avais été remarqué au ministère de l’Industrie par Pierre Guillaumat, ancien président d’Elf Aquitaine qui, lui aussi étranger intégré au secteur ferroviaire, avait été à l’époque chargé par le gouvernement de Raymond Barre d’un travail sur la SNCF qui a laissé semble-t-il un mauvais souvenir dans le milieu cheminot. Il m’avait donc sélectionné comme rapporteur, probablement à cause de ma qualité d’étranger à ce milieu qui pouvait apporter son expérience d’un autre secteur.

10 Avant de répondre aux questions posées par le professeur Caron, je rappellerai les conditions de mon étude sur l’avenir du ferroviaire et ses résultats. Quand j’ai commencé ce travail, j’ai dû pénétrer dans un milieu particulier, clos, où il m’a fallu dessiner la géographie des problèmes qui se posaient. Pour m’y aider, j’ai regardé ce qui se passait à l’étranger et j’ai vu que le secteur ferroviaire était en mouvement, du point

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de vue de son organisation et de sa structure. C’est un secteur en crise, qui perd de l’argent, qui coûte cher aux finances publiques et qui, alors qu’il est très fier de ses réalisations et est caractérisé par une forte culture qui prend ses racines dans un siècle et demi d’histoire, a en même temps à porter de lourdes charges financières et d’endettement.

11 Le secteur ferroviaire bouge, en Europe comme dans le monde. En particulier en Europe s’est développée, depuis une dizaine d’années, l’idée d’une séparation organique de l’infrastructure et du service de transport. Le premier pays à en faire l’expérience a été la Suède puis des réformes spectaculaires ont touché en 1993 des pays limitrophes de la France, l’Allemagne fédérale et le Royaume-Uni ; parallèlement cette idée a été définie au niveau européen par une directive européenne qui en fixe le cadre, un cadre non contraignant mais qui indique la voie à suivre. Enfin, d’autres pays limitrophes de la France comme l’Italie, les Pays-Bas, commencent à l’emprunter, étant entendu que d’autres pays n’ont pas encore bougé, en particulier l’Espagne, la Belgique et la France qui, jusqu’à récemment, était restée stable dans son organisation. L’Europe suit une voie particulière parce que les réformes ferroviaires que connaissent les États-Unis, le Japon, les pays en développement n’adoptent pas un principe de désintégration verticale mais géographique : au Japon la réforme a plutôt consisté à créer des entités régionales pour désintégrer le monopole ferroviaire, aux États-Unis n’existe pas de séparation formelle de l’infrastructure et des services mais une libre circulation des trains de fret sur les territoires des différentes compagnies concessionnaires. J’insiste sur le fait que ce principe fort, qu’a adopté l’Europe, de désintégration des monopoles intégrés, n’existe pas avec la même force ailleurs. Analyser les réformes mises en œuvre par d’autres pays et leurs motifs a donc été ma première démarche.

12 J’ai eu aussi le sentiment que l’histoire était très utile, car bien qu’économiste je m’intéresse beaucoup à l’histoire économique, et je me suis plongé dans les travaux historiques de cette association et dans les œuvres de référence du professeur Caron. Pour comprendre le présent, pour prévoir l’avenir, il est très important de savoir d’où l’on vient et où l’on se trouve, or pour savoir où on est il faut savoir d’où l’on vient. J’ai par ailleurs le sentiment que le secteur ferroviaire est à un tournant de son histoire et que ce que nous voyons aujourd’hui est une réforme historique, qui s’inscrit dans l’histoire. Elle n’a pas été considérée ainsi en France, le gouvernement a d’abord hésité longtemps à la lancer, il a fait un pari après la crise de décembre 1995 et la réforme a été décidée sans éclat en fin d’année 1996. Pourtant, les dispositions de la loi du 13 février 1997 sont à mon avis historiques. Cette date sera retenue comme une charnière, comme celle de la loi de 1842, ou les conventions de 1859, quand le principe de six monopoles intégrés sur une base régionale s’est imposé ou, encore, 1937 qui n’est pas celle d’une grande loi, mais d’une convention avec les compagnies qui n’ont été nationalisées que partiellement puisque la SNCF créée en 1937 était une société d’économie mixte dont l’État ne contrôlait que 51 % du capital.

13 Je vais tenter à présent de m’inscrire dans le cadre fixé par le professeur Caron. Quelles sont les origines de la « désintégration » ? Il est vrai qu’on constate le même mouvement dans tous les grands secteurs de services publics industriels et commerciaux depuis quelques années. Je rejoins le professeur Caron en pensant qu’il est né aux États-Unis par la simple application de la législation anti-trust qui vise au trust busting, à « casser » les trusts. L’économie américaine est une économie libérale fondée sur l’initiative privée mais il existe un domaine où l’intervention de l’État est

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forte depuis un siècle, celui du contrôle des abus de position dominante, des effets de concentration économique forts dans des zones de l’économie où ils peuvent nuire à l’intérêt général et au bien-être collectif. Il s’agit soit de les empêcher d’abuser de prédations tarifaires ou de malthusianisme en matière d’investissement, soit, au contraire, de provoquer des innovations face à des structures économiques concentrées, rigides et donc routinières et bloquant l’innovation. Ce mouvement est donc né aux États-Unis voici une vingtaine d’années, il a pris le nom de deregulation, c’est-à-dire la critique des structures et des monopoles intégrés notamment quand ils opèrent dans des secteurs de service public comme l’énergie, les transports et les communications. Je rappelle que la loi anti-trust avait déjà frappé les positions dominantes dans les services publics aux États-Unis à deux époques. À la fin du XIXe siècle avec le Sherman Act, elle s’est attaquée au chemin de fer et au pétrole, en particulier à la Standard Oil puis, à l’époque du New Deal de Roosevelt, a cassé un certain nombre de trusts, en particulier le secteur de l’électricité, les grands trusts qui se partageaient le territoire national des États-Unis ayant été divisés en 300 compagnies électriques régionales – il ne s’agissait pas de désintégration verticale. Cette réaction est étrangère à la culture française et européenne : quand nous voyons des trusts, nous ne les désintégrons pas, nous ne les « cassons » pas, nous les nationalisons !

14 Les « trusts » des chemins de fer, de l’électricité et bien d’autres, ont été nationalisés dans les années 1930 et 1940 alors qu’aux États-Unis ils ont été démantelés. C’est une profonde différence de culture ; la prévention contre les trusts est en train de pénétrer chez nous notamment par le biais du droit communautaire qui nous reste pour l’instant peu usuel.

15 Ce principe de désintégration a été appliqué dans le secteur des télécommunications puisque la « dérégulation » des télécommunications a consisté à séparer l’infrastructure du service rendu en obligeant les opérateurs « historiques », notamment, aux États-Unis, AT&T, suivi d’opérateurs européens, à véhiculer sur leur réseau des informations vendues et commercialisées par des tiers. L’accès des tiers au réseau dans le secteur des télécommunications est cependant relativisé par l’ouverture récente aux télécommunications de l’espace hertzien avec le radio téléphone portable et la télédiffusion par satellite : le réseau filaire n’a plus le monopole des communications et l’accès à ce réseau n’en est plus la clé. Dans le secteur de l’énergie une directive communautaire vient de marquer le début de désintégration entre les réseaux électriques et le service rendu, tandis que le transport de gaz est déjà concerné. Bien entendu le champ privilégié de la dérégulation est le transport aérien, puisque son infrastructure est l’espace aérien, structuré par des accords de concession de lignes ; ces dispositions qui obligeaient les opérateurs de transports aériens à détenir des licences de concession ont été simplement abrogées.

16 Ce principe général est donc d’application plus ou moins aisée selon les secteurs, selon le caractère contraignant ou non du réseau. Si le transport routier connaît une séparation de fait, puisque l’infrastructure routière est d’accès libre et que les sociétés concessionnaires d’autoroutes sont tenues de transporter tous les véhicules qui se présentent moyennant un péage transparent et équitable, ce modèle ne s’applique pas à tous les secteurs. Il le peut dans le cas du transport du gaz, c’est beaucoup plus difficile pour le transport électrique, ce n’est pas facile dans le chemin de fer. Je suis d’accord avec le professeur Caron pour voir l’origine de la « dérégulation » dans l’idée

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que les monopoles intégrés sont rigides, n’innovent pas assez, ont tendance à abuser des positions dominantes ; autre cause, dans le cas de réseaux qui, comme les chemins de fer, subissent de lourdes pertes, on a pensé que la désintégration pouvait faciliter la résolution des problèmes financiers et l’adaptation du système à un processus de déstructuration. Nous pouvons dire en effet que nous sommes face à un processus de déstructuration-restructuration selon la définition de Schumpeter : ces questions de monopole sont soumises comme d’autres à des cycles idéologiques et, alors que voici un demi-siècle l’idée d’intégration et de monopole triomphait, notamment en France, c’est l’inverse aujourd’hui. Il s’agit de modifier les structures de façon à ce que chaque acteur se redéploie puis prenne éventuellement les nouvelles directions imposées par l’innovation technologique.

17 Voyons rapidement les deux autres questions : « Quelles justifications, quel avenir ? »

18 La justification de la désintégration est différente d’un secteur à l’autre. Dans celui des télécommunications elle a essentiellement pour objet la promotion des technologies nouvelles, proliférantes dans ce secteur. Dans le secteur ferroviaire où les technologies sont relativement matures, c’est plutôt la résolution de ses difficiles problèmes financiers qui joue. En particulier, la séparation de l’infrastructure et des transports a pour effet de créer un dialogue conflictuel mais constructif – parce que du dialogue surgit l’avenir – entre le réseau (RFF) et l’opérateur (SNCF). Il porte principalement sur la tarification de l’infrastructure et sur les nouvelles infrastructures – je remarque que c’est à partir de la création de Réseau Ferré de France qu’on a commencé à parler du train pendulaire en France, sujet jusque-là interdit. Il porte enfin sur le problème des lignes régionales. À partir du moment où deux autorités discutent, du conflit surgit l’avenir dans le processus dialectique défini par Schumpeter.

19 Mais quel avenir ? Je crois pour ma part que ce dialogue va permettre de résoudre progressivement, avec le temps, les problèmes du chemin de fer. Mais je ne suis pas sûr que la libre circulation sur le réseau soit une solution à ces problèmes, ni qu’elle prenne le même sens dans ce secteur que dans les autres, énergie ou télécommunications. Elle a un sens à mon avis pour le transport du fret dont le réseau est de dimension au moins nationale et même européenne. Le transport ferroviaire de marchandises souffre beaucoup en effet de n’avoir pas encore acquis un espace européen intégré comme ses concurrents, notamment le transport routier. Une fois cet espace construit, le fret ferroviaire regagnera à mon avis des parts de marché considérables. Je pense même qu’il sera possible, lorsque les transports combinés européens seront mis en place, avec une infrastructure ouverte à la libre circulation, de prendre des mesures coercitives pour empêcher le trafic par camions de marchandises sur des distances de plus de 500 km, c’est-à-dire dans les espaces nationaux. C’est un grand avenir qui s’ouvre pour le chemin de fer dans ce secteur. Et s’il faudra bien modifier à nouveau les structures qui se mettent en place, car l’histoire montre que les structures ne sont jamais stables, je crois cependant que nous sommes en train de vivre une réforme de portée historique, peut-être sans nous en apercevoir comme Fabrice à Waterloo ; c’est pourquoi il est particulièrement utile d’enrichir notre réflexion et de la faire profiter de la lumière de la perspective historique.

20 Dominique Maillard Avant de répondre aux trois questions posées, je souhaite apporter une précision, qui me semble importante, à propos de l’origine historique de « l’intégration » et de la question de savoir si elle est ou non naturelle aux réseaux, sans pour autant contester

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l’analyse du professeur Caron. Il ne me semble pas en effet que l’on ait assez insisté sur l’importance que revêt la dimension financière de la question autant dans la réforme présente qu’à l’origine de l’intégration. La loi de juin 1842 prévoyait un système dont le principe était assez proche, sans toutefois lui être identique, d’un schéma actuel de séparation des infrastructures ferroviaires et de leur exploitation. Le projet gouvernemental prévoit des lignes qui auraient été financées pour l’essentiel par l’État et les collectivités locales et confiées, sous forme de baux, en affermage à des sociétés privées d’exploitation ; il était d’ailleurs défendu avec beaucoup d’acharnement par un homme illustre plus connu pour son œuvre littéraire que pour son action politique, à savoir Lamartine. Or, l’amendement introduit par Duvergier de Hauranne prévoit à titre exceptionnel la concession des lignes de chemin de fer en totalité ou en partie à l’industrie privée en vertu de lois spéciales et aux conditions qu’elles détermineront (les cahiers des charges). C’est donc la solution que nous appelons la concession intégrée, considérée comme une exception, qui est devenue la règle, à part la ligne de Montpellier à Nîmes confiée à une société fermière. Pour moi, sous réserve des conclusions des travaux historiques, le succès de la concession intégrée est tout simplement dû à la possibilité qu’elle offrait d’alléger le poids qui pesait sur les finances publiques. L’origine, en France du moins, de l’intégration des sociétés est à mon avis d’abord strictement financière. Cette solution a bien entendu prouvé ensuite sa validité technique qui explique qu’elle se soit perpétuée et qui l’a justifiée. Je ne pense pas en effet que la justification technique de l’association du développement du réseau et de l’exploitation se soit imposée au départ : le projet de loi démontre le contraire.

21 Si nous nous tournons dans un esprit de comparaison vers les origines des autres modes de transport et considérons le plus récent, nous voyons que si les transports aériens se sont développés dans un contexte de séparation des infrastructures et de l’exploitation – qui n’exclut pas bien sûr la concertation et le dialogue parce que les avions doivent atterrir sur les aéroports et les aéroports doivent être conçus pour les avions ! – nous constatons que ni le développement technologique, ni le développement commercial du secteur n’ont été obérés par cette absence d’intégration qui peut elle aussi trouver bien des arguments pour sa justification.

22 Après avoir réintroduit dans notre débat sa dimension financière, je réponds aux questions posées et d’abord à la deuxième : quelles sont les justifications de la remise en cause de la situation d’intégration des réseaux et de leur exploitation ? Son échec financier, dans nombre de pays et le nôtre en particulier, me semble être la première. La technique me paraît hors de cause. Les arguments techniques en faveur de l’intégration subsistent et doivent être pris en compte dans les réformes ; il ne faut pas les sacrifier au principe de la séparation de l’infrastructure et de l’exploitation, car l’intégration a fait la preuve de son intérêt dans la conception des systèmes, dans leur sécurité, dans la gestion et l’optimisation du réseau. Peut-être la séparation n’est-elle pas la bonne solution à apporter à une situation financière pour le moins problématique mais c’est ainsi qu’elle a été perçue.

23 Revenons à la première question qui nous est posée : quelle est l’origine de cette remise en cause du monopole et de l’intégration ? Sans vouloir me livrer à des distinctions excessives, je serai tenté de distinguer le mouvement de remise en cause des monopoles du débat sur l’intégration ou la séparation des infrastructures et de l’exploitation des réseaux. Christian Stoffaës a lié à fort juste titre ce courant de pensée à celui de la contestation des trusts. Je pense que l’un peut être considéré comme la conséquence de

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l’autre : les attendus des textes réglementaires, en particulier européens, font suivre un discours général sur les vertus de la concurrence et les inconvénients des monopoles qui lui sont contraires du paragraphe qui expose la nécessité d’une séparation organique institutionnelle, comptable, etc. entre infrastructures et exploitation. Or une lecture attentive révèle que le lien entre l’un et l’autre est peu clair ou pour le mieux ténu. Les deux problèmes sont en effet en partie disjoints puisque des monopoles, qui peuvent être « intégrés » ou « séparés », peuvent être chargés de l’exploitation ou de l’infrastructure comme c’est le cas en Suède et en Grande-Bretagne : Railtrack est bien un monopole. La séparation n’a pas fait disparaître le monopole, il a été privatisé à cette occasion. C’est là encore une autre dimension du problème. Il reste que nous avons intérêt à « séparer » également la question du monopole, d’une part, celle de l’intégration, d’autre part.

24 Quelle justification donner à la remise en cause de celle-ci ? Nous retrouvons la dimension financière de la séparation dont le poids est indéniable ; dans le cas français elle est à mon avis le facteur de déclenchement de la réforme que nous connaissons. La SNCF n’aurait-elle pas connu une suite d’exercices se terminant sur des déficits d’environ dix milliards de francs, je ne suis pas certain que la réforme du système ferroviaire aurait heureusement vu le jour comme elle l’a fait en février 1997 après une gestation de seulement quelques mois. Cependant, le contexte idéologique et culturel – je rejoins ici le professeur Caron qui a défini une « culture de l’intégration » – joue un rôle important. Notre « culture » tend à privilégier, et à considérer comme étant un facteur d’efficacité, l’introduction de dispositifs favorisant la multiplication des acteurs sur le marché. Les exemples ne manquent pas qui corroborent le fait que la multiplication des acteurs introduit plus de fluidité dans le marché, qu’elle induit aussi une pression sur les coûts, donc sur les prix, et qu’elle doit ainsi bénéficier au public. Il aurait été surprenant que les chemins de fer échappent à cette tendance et à ce courant d’idée qui touchent tous les secteurs et leurs grands réseaux. Je partage le point de vue de Christian Stoffaës et approuve bien entendu le parallèle qu’il a tiré entre les chemins de fer et l’évolution actuelle du secteur de l’énergie, des télécommunications et des autres transports, terrestres ou aériens. Cependant je répète que l’accélération récente de l’évolution du secteur ferroviaire et, même, le caractère de précurseur qu’on peut lui attribuer – dans la mesure où la directive européenne qui les concerne date de 1991 alors que celle qui oriente le secteur de l’énergie vient à peine de paraître – sont à mon avis fondamentalement liés à la situation financière de ce secteur.

25 Quel avenir alors prédire à cette séparation de l’infrastructure et de l’exploitation ferroviaires ? La séparation comporte à l’évidence un premier avantage qui est la clarification des responsabilités des acteurs. Par un curieux retour des choses elle revient, à peu de choses près, à la loi de 1842 puisqu’elle investit l’État, RFF étant en l’occurrence son « démembrement », de la responsabilité, de la consistance et du financement du réseau. Elle fait disparaître du point de vue à la fois de la décision et du financement des infrastructures cet amalgame qui a été pratiqué pendant plus de cent cinquante ans entre la responsabilité commerciale de l’exploitant et celle des pouvoirs publics qui voient dans un réseau de chemins de fer, de même que dans un réseau de routes ou un réseau de canaux, des instruments de politique économique, d’aménagement du territoire ou de politique de développement. Je pense que ce retour aux sources est, en tous les cas, utile, que son principe doit être conservé et qu’un certain avenir doit lui être laissé. Cette opération est-elle pourtant suffisante en elle- même pour assurer le retour à l’équilibre et à la viabilité de l’ensemble du système

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ferroviaire ? Mes fonctions m’engagent à répondre affirmativement. Cependant, le citoyen que je suis pense à titre personnel que des précautions sont encore nécessaires, que la prudence est de mise car le chemin sera long et les embûches nombreuses, en particulier pour faire progresser cette réforme sur le terrain social encore que je ne pense pas que la question de la « séparation » doive focaliser un débat qui l’excède. L’une des vertus de la réforme réside à mon avis dans le fait qu’elle opère une séparation indéniable, juridique et financière, entre l’exploitation et l’infrastructure sans provoquer de rupture sociale dans la mesure où RFF n’a pas vocation à avoir des effectifs très nombreux mais à rester un organisme de gestion, de pilotage, l’essentiel des travaux étant confiés à la SNCF et à ses agents ou, éventuellement, à d’autres acteurs. Si la responsabilité de RFF est ainsi régalienne, c’est que les critères de convergence imposés par le Traité de Maastricht empêchaient sans doute l’État d’agir lui-même. Je pense donc que la séparation n’a pas à devenir un objet majeur de contestation. Du temps est seulement nécessaire pour que la conscience collective, la culture des agents de la SNCF, dont le professeur Caron énonçait les racines, puissent évoluer.

26 En revanche, d’autres questions me semblent devoir être approfondies, en particulier celle de la spécialisation des missions. S’il n’y a pas de corrélation nécessaire entre succès commercial et séparation, on constate en revanche que les sociétés de chemin de fer les plus performantes dans leurs résultats commerciaux et financiers – j’exclus la performance technique – sont des sociétés intégrées mais spécialisées, américaines dans le domaine du fret, japonaises dans celui du transport des voyageurs.

27 Réfléchir à la spécialisation des missions, des métiers et des marchés comme à une façon d’améliorer l’efficacité des entreprises ferroviaires peut être une réflexion tout aussi fructueuse que celle qui conduit à la séparation des infrastructures et de l’exploitation qui, dans le cas d’un système de transport guidé comme l’est le chemin de fer, se heurte par ailleurs à des difficultés purement opérationnelles.

28 Michel Walrave Je suis d’accord avec mes prédécesseurs pour rappeler qu’aspects techniques et aspects économiques et financiers sont très liés dans cette question de l’intégration des infrastructures et de l’exploitation, qu’il s’agisse de son origine ou des problèmes qu’elle pose aujourd’hui. Je crois qu’au siècle dernier il fallait effectivement, pour maîtriser, du point de vue financier, le développement des infrastructures, maîtriser le marché et les conditions techniques d’exploitation : ce n’est qu’à cette condition que les financiers s’engageaient dans le financement des infrastructures. Si l’intégration repose sur une logique d’ingénieur, elle relève donc, parallèlement, d’une logique financière tout aussi puissante. Aujourd’hui c’est la première qui est surtout mise en avant ; pour ma part j’ai été nourri de la « culture de l’intégration » vue à la fois sous l’angle technique mais peut-être encore plus sous celui de la gestion du réseau. Je vais cependant prendre par rapport à cette influence la distance nécessaire au débat.

29 Or si celui-ci met en jeu la technique ferroviaire, la gestion de la sécurité des transports, la complexité croissante des systèmes d’exploitation et met en avant le fait qu’ils intègrent les véhicules, le matériel fixe, les procédures d’exploitation, c’est bien, à mon avis, parce que l’évolution de la technologie est un facteur qui dans le domaine ferroviaire pousse à l’intégration, ou qui y pousserait si on ne considérait que lui, autant qu’elle engage à la désintégration dans le secteur des télécommunications. S’il n’y avait pas eu en France de société ferroviaire « intégrée », le TGV n’aurait sans doute

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pas été développé comme il l’a été. Même si cet argument n’est pas valable absolument, dans le domaine des grandes vitesses il est justifié par le fait que la difficulté actuelle de la mise en œuvre des projets sera augmentée lorsque la maîtrise d’ouvrage ou la maîtrise financière de l’infrastructure seront confrontées à plusieurs exploitants sans pouvoir elles-mêmes maîtriser les conditions d’exploitation. Quant aux aspects économiques et financiers, ils plaident également pour l’intégration, et de deux façons. Je suis d’accord avec les Américains et les Japonais quand ils font remarquer que l’infrastructure est un facteur de production du service ferroviaire comme un autre. Pourquoi lui faire un sort à part ? Les Américains affirment catégoriquement ne pouvoir se passer de l’infrastructure comme instrument de gestion de leur système : il est vrai que lorsqu’on veut améliorer un service ou en créer un nouveau il faut trouver une combinaison d’améliorations de l’infrastructure, des matériels, etc., et il est nécessaire de procéder à un arbitrage entre les diverses options possibles qui prenne en compte l’ensemble des facteurs, ce qui est à mon avis plus facile dans un système intégré que « désintégré ».

30 Le deuxième aspect, financier, du problème, qui n’est pas souvent mentionné, est exprimé par cette question : comment dégager la contrepartie du coût de l’infrastructure en termes de marges générées par l’exploitation ? Je crois, personnellement, qu’il est très difficile d’y parvenir par le biais d’un tarif d’infrastructure qui aura un caractère relativement universel pour des raisons de non discrimination entre opérateurs. Les divers marchés peuvent sécréter par rapport à leur coût direct des marges plus ou moins importantes et si on veut minimiser le coût résiduel, pour la collectivité, du chemin de fer, il faut maximiser tout ce qu’on peut tirer du marché. Il faut donc définir des politiques tarifaires discriminatoires en fonction du marché, il faut « l’écrémer », ce qui est beaucoup plus difficile à faire dans le cadre d’un système éclaté que d’un système global, comme le montre l’expérience suédoise qui a par ailleurs beaucoup de vertus.

31 Ces deux aspects sont indissolublement liés et l’aspect purement économique, financier, de gestion pèse d’un poids important dans la justification de l’intégration. Elle a aussi bien entendu ses inconvénients, de même que le monopole, dont la théorie oppose le monopole naturel aux effets pervers du monopole. On ne peut adopter une approche unilatérale ; il faut dresser des bilans car, à un moment donné, certains effets pervers des monopoles l’emportent sur les avantages qui découlent de la théorie du monopole naturel ; les réponses seront diverses dans le temps, selon les techniques dont on parle : je rejoins ici la réflexion de Christian Stoffaës qui parlait de cycles idéologiques et structurels. À un moment donné on trouve au monopole des avantages, on l’établit, petit à petit il développe ses effets pervers et, à un autre moment, ces effets pervers sont jugés insupportables et on ouvre le système à la concurrence. Les inconvénients de la concurrence se font jour ensuite, qui entraînent des réactions inverses. Dans tout phénomène de régulation joue ce mouvement cyclique, de balancier.

32 Les exemples européens présentent des caractères opposés. Du côté suédois, l’origine de la séparation des infrastructures et de l’exploitation revient à l’entreprise ferroviaire qui, confrontée à une situation très difficile, a remis les charges de l’infrastructure à l’État dans l’idée de retrouver son équilibre financier. Cependant, les cheminots n’ont pas pris en compte le fait qu’un tel système allait développer des dynamiques qui lui étaient propres. L’État suédois a répondu d’une façon très

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intelligente. Premièrement, il a consacré le caractère de monopole et le caractère public de la gestion de l’infrastructure, ce que j’approuve ; deuxièmement, il en a profité pour mettre en place un système de tarification de l’infrastructure qui prend en compte le chemin de fer et les autres modes de transports, dans la ligne du marginalisme évoqué lors de notre première séance, en y intégrant d’une part des coûts marginaux techniques et d’autre part des coûts marginaux d’environnement. C’est là une des grandes vertus du système suédois même s’il présente par ailleurs quelques inconvénients : il coûte d’abord très cher aux contribuables qui supportent tous les coûts fixes ; il présente ensuite, bien entendu, les inconvénients inhérents à la séparation de l’infrastructure et de l’exploitation que j’évoquais à l’instant.

33 En Grande-Bretagne c’est au contraire une démarche politique, idéologique même, qui a prévalu. Croyance dans les vertus de la concurrence, attaque des trusts intégrés, des syndicats que madame Thatcher voulait ouvertement « casser »... Cette dernière préoccupation n’a pas été non plus étrangère à la réforme japonaise qui a conservé l’esprit du monopole mais qui a découpé effectivement le réseau en plusieurs entités, son principe fondamental restant la juxtaposition de monopoles géographiques intégrés, réunissant le transport des voyageurs et l’infrastructure correspondante, tandis qu’un monopole national assure le transport du fret en empruntant les infrastructures des précédents. Il ne s’agit donc pas au Japon d’introduire la concurrence dans le secteur ferroviaire bien que la réforme soit inspirée par une conception libérale de la gestion économique des réseaux. La réforme japonaise doit, par ailleurs et surtout, ses traits particuliers aux masses considérables de voyageurs : les trafics réels et potentiels sont tels que l’équilibre financier des sociétés créées par la réforme est possible. Le « découpage » du secteur est relatif à son importance : la plus grande société ferroviaire obtient un chiffre d’affaires qui est égal au triple de celui de la SNCF.

34 Les origines de la remise en cause des monopoles ferroviaires sont donc diverses ; pour ce qui est des arguments avancés pour la justifier, j’adhère à ce qui a été dit sur les avantages et les inconvénients du monopole, les avantages d’une diversification des acteurs dans la concurrence. Mais ces arguments doivent-ils pour autant prendre force de loi universelle ? J’ai très souvent entendu dire par les collaborateurs de la Commission européenne comme par ses dirigeants qu’il fallait traiter les modes de transports sur un pied d’égalité si bien que la séparation des infrastructures et de l’exploitation devait être la règle universelle. Je répondais peu sérieusement à ces arguments : « Que faites-vous pour l’appliquer aux téléphériques ? » ou même, plus sérieusement, « aux métros ? » Je rends cette justice aux partisans les plus convaincus de la séparation qu’ils s’arrêtent devant cette absurdité. Après avoir poussé l’argument à l’absurde, nuançons-le : les intérêts respectifs de la séparation et de l’intégration sont liés à la prédominance relative dans les réseaux considérés des trafics voyageurs ou marchandises, au degré de saturation des infrastructures qui implique, d’une part, des investissements et la nécessité d’une bonne gestion du système, d’autre part, des règles d’attribution des capacités entre les divers intervenants. À ce propos je suis très surpris de constater que ni les Anglais ni les Suédois ne savent répondre à des questions comme : « Comment gérez-vous ce système ? Êtes-vous satisfaits de vos tarifs d’infrastructure ? De quels outils d’attribution de la capacité disposez-vous en cas de conflit ? » Les Anglais ont réglé leur système de façon pragmatique : après avoir calculé les charges d’infrastructures qu’ils pouvaient faire supporter aux exploitants ils ont déterminé les redevances à payer à Railtrack qui ont constitué la base de l’attribution

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des contrats de concession. Aucune rationalité des systèmes tarifaires ne sous-tend ce dispositif. De même ne disposent-ils pas d’outil rationnel d’allocation de la capacité quand elle est rare. Or ces deux éléments sont à mon avis fondamentaux. J’émets donc pour l’instant des réserves sur l’idée de la séparation ; je suis prêt à m’y rallier le jour où l’on me prouvera que l’on peut mettre en place des systèmes tarifaires et des systèmes de gestion de capacité efficaces.

35 Quant à la réforme française, peut-être dans dix ans pourra-t-on décider de son caractère de tournant historique. C’est à mes yeux – et c’est ainsi qu’elle est perçue à l’étranger – une application inégale du principe de séparation, une agréable chauve- souris : les responsabilités financières du réseau et de l’exploitation sont séparées mais, ce que j’approuve, on conserve l’unicité des acteurs dans l’exploitation du réseau, notamment en ce qui concerne les problèmes que pose la gestion de sécurité.

36 Quel avenir pour la séparation des infrastructures et de l’exploitation ? Américains et Japonais nous donnent l’exemple d’autres modes de gestion possibles qui sont efficaces. Aux États-Unis les compagnies sont à la fois des gestionnaires commerciaux, des propriétaires de matériels et des propriétaires d’infrastructure. Elles négocient, sur une base contractuelle, leur accès réciproque à leurs réseaux ou des partages de recettes, avec férocité et sur une base purement commerciale. Ce système fonctionne bien, est très profitable et a permis d’énormes progrès de productivité. Or il fonctionne sans l’intervention du législateur, sans décision de principe quant à la séparation des infrastructures et de l’exploitation ou de l’établissement de droits d’accès aux infrastructures : il repose sur la règle de l’intérêt mutuel dans un cadre contractuel, rendu possible par un système interopérable (en matière de gestion informatique, de technique, et de règles d’échanges).

37 Terminons par l’Europe. J’ignore si la séparation peut être un remède à la situation des chemins de fer en Europe, car d’autres raisons plus fondamentales expliquent leurs difficultés. D’abord les conditions de leur concurrence avec la route, en particulier pour le transport des marchandises ; tant que ce très ancien problème n’aura pas été résolu la situation financière des réseaux ferroviaires restera difficile. Ensuite la parcellisation du secteur : gérer aujourd’hui en Europe un trafic marchandises 15 fois inférieur à celui des États-Unis avec 43 sociétés me paraît aller contre le bon sens ; de « bonnes » solutions ne pourront pas exister tant qu’un tel système subsistera.

AUTEUR

MICHÈLE MERGER Historienne, chargée de recherche au CNRS (Institut d’histoire moderne et contemporaine), membre du Comité scientifique de l’AHICF

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Quatrième partie. Le monde des cheminots : dynamisme professionnel et mutations sociales

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Nouvelles perspectives en histoire sociale des transports par rail ? The social history of railway transportation revisited?

Christian Chevandier

1 La réflexion sur ce qui est souhaitable et possible dans un champ de l’histoire est, comme toute approche épistémologique ou programmatique, inscrite en son temps. Au lecteur des décennies prochaines de faire la part des choses, mais ce texte tente néanmoins de prendre en compte le temps long des questionnements de l’historien confronté à la société cheminote. Et ce temps long ne peut que partir de ce qui a été fait. Et beaucoup a été fait depuis deux décennies dans le cadre de l’AHICF. Cette rapide approche où l’on pourra déceler quelques suggestions commence donc par un inventaire succinct avant de soulever quelques questions, qui peuvent être investies comme autant de champs, et de suggérer quelques méthodes.

Inventaire

2 Les Cheminots : ce petit ouvrage de Georges Ribeill a été le livre de chevet de tous les chercheurs en sciences sociales, historiens, sociologues, politistes, ethnologues, qui depuis le milieu des années 1980 se sont penchés sur le monde des travailleurs du rail. Dans la partie bibliographique, l’auteur pouvait écrire : « Les travaux proprement sociologiques consacrés au personnel de la SNCF sont plutôt limités 1. » S’il était alors possible de citer quelques chapitres ou passages d’ouvrages de grands noms de la sociologie, Pierre Belleville et Renaud Sainsaulieu2, ainsi que la thèse de J. Curie consacrée à l’analyse du comportement des cheminots d’origine agricole embauchés au début des années soixante en région toulousaine, les textes d’historiens étaient plus rares. À l’exception de la thèse d’Yves Lequin, qui intégrait dans des analyses plus large une approche ponctuelle de certaines populations cheminotes (par exemple les cheminots mariés à Oullins entre 1902 et 1911)3, ils renvoyaient avant tout aux luttes sociales et au syndicalisme : la thèse d’Élie Fruit sur les débuts du syndicalisme cheminot en France et, dans le Mouvement social, un article de François Caron sur les

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mécaniciens de la Compagnies du Nord avant la Grande Guerre4. Quant à l’histoire du syndicalisme et des mouvements sociaux, elle avait donné lieu à deux ouvrages, celui de Guy Chaumel au moment de la scission d’après-guerre5 et près de vingt ans plus tard celui de la Fédération CGT6, d’une telle qualité qu’il été largement utilisé par les chercheurs et en grande partie repris pour une autre autobiographie de la fédération après deux décennies7. Quant aux travaux les plus approfondis sur le monde cheminot, nous les devons à Georges Ribeill et ils n’existent que sous la forme de dactylogramme8, quand bien même ils sont devenus classiques. Le GRECO Travail et travailleurs du Transport permettait jusqu’à la fin des années 1970 à quelques chercheurs de diverses disciplines de se rencontrer, dans un cadre plus large que celui qui était limité aux seuls chemins de fer. Nombre d’entre eux ont eu, ensuite, l’occasion de se retrouver, notamment à l’occasion de manifestations de l’AHICF9.

3 Patrick Fridenson a souligné en 1987 que « l’histoire contemporaine en France a longtemps dédaigné les problèmes de l’organisation du travail. Pour l’essentiel, le travail appartenait aux sociologues et psychologues. Dans la première série des Annales, avant la guerre, le seul article sur le sujet émane ainsi de Georges Friedmann et date de 1935 »10. Parmi les premiers travaux qui ont marqué la prise en compte de ces problèmes, signalons un article de Georges Ribeill sur les premières années des compagnies ferroviaires11. La question a ensuite irrigué l’histoire des chemins de fer et est présente tout au long de l’Histoire des chemins de fer en France de François Caron12.

4 Au début du XXIe siècle, une bibliographie d’histoire sociale des cheminots serait fournie et prendrait largement en compte les travaux menés au sein de l’AHICF, particulièrement sa commission d’histoire sociale. Dès le premier colloque, tenu en mai 1988, une demi-journée était consacrée à « la société cheminote »13. Quant au syndicalisme et aux conflits sociaux, deux numéros de la Revue d’histoire des chemins de fer ont été consacrés aux actes de journées scientifiques qui se sont tenues à leur propos. La première14 s’est déroulée avant même la création de la commission d’histoire sociale en 1995 et la seconde15, près d’une décennie plus tard, correspond à une séance tenue au Centre d’histoire sociale du XXe siècle de l’université Paris 1, rue Malher, qui avait été quelque peu perturbée par une grève de la SNCF. Là ne s’est d’ailleurs pas arrêtée l’œuvre de la commission puisque mon ouvrage sur les Cheminots en grève a été en bonne partie le fruit de travaux ou de discussions menés dans le cadre de la commission, notamment l’étude de la grève de juin 197116. Quant au Maitron des cheminots17, avant qu’il soit pris en charge par le Comité central d’entreprise de la SNCF, son élaboration avait été entreprise dans le cadre de la commission. Tous ces travaux ont été très féconds et ont permis qu’une histoire scientifique existe largement, pas toujours sans difficulté, à côté d’une histoire militante elle-même renforcée par la création en 1998 de l’Institut d’histoire sociale de la Fédération CGT des cheminots.

5 Parmi les travaux de la commission d’histoire sociale de l’Association pour l’histoire des chemins de fer en France, soulignons la recherche coordonnée de démographie historique qui a permis de donner sa juste place à la légende d’une hérédité professionnelle des cheminots et d’un groupe social qui se reproduirait lui-même. Associant des généalogistes, des étudiants en deuxième ou troisième cycle et des chercheurs confirmés, elle s’est en outre déroulée selon des modalités, notamment de respect mutuel, qui correspondent à ce que l’on est en droit d’attendre d’une société scientifique18. Enfin, l’AHICF et le Centre d’histoire sociale du XXe siècle (université de Paris 1/CNRS) ont organisé de 2002 à 2005, avec le Service du livre du Comité central

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d’entreprise de la SNCF, le séminaire « Les cheminots, images et représentations croisées » puis, en mars 2006, avec le Centre des archives du monde du travail, le colloque « Images de cheminots. Entre représentations et identités ». Les actes en ont été publiés en un seul volume19.

6 Une des spécificités de la recherche menée au sein de l’AHICF est ce rapport qu’entretiennent en son sein les chercheurs tout comme les travailleurs des chemins de fer, à quelque niveau de la hiérarchie qu’ils se trouvent et quels que soient leurs spécialisations et leurs engagements. Ces rapports ne peuvent être qu’ambigus, tant il est peu plaisant d’être objectivé et parce que la présence même de professionnels du rail dans une telle association souligne l’intensité de leur identité professionnelle. « Ce que demandent les groupes mémoriels, quels qu’ils soient, aux historiens, est moins le résultat de leurs recherches, par définition toujours ambivalentes, toujours irrécupérables, que des arguments en faveur de leur juste cause. Il revient donc aux historiens de trouver les voies d’un dialogue difficile20. » Il n’est pas pour autant facile à beaucoup de cheminots de lire que la principale faiblesse des mouvements sociaux dans les chemins de fer tient dans la division : clivage syndical d’abord, dispersion entre réseaux et régions, avec des tendances qui se repèrent sur un temps très long, segmentation entre les différents groupes professionnels au sein de la corporation, les mécaniciens se substituant dans les années 1950 aux ouvriers d’atelier comme le groupe le plus vindicatif. Ce serait pécher par naïveté que de croire que le constat de l’éclatement du groupe social pourrait être innocemment posé. Remarquons par ailleurs que l’intérêt bien compris des institutions dérangées par les questions de l’historien devrait passer par la réponse à ces questions. Celle des divisions, catégorielles, régionales, d’organisation, revient de manière récurrente dans le syndicalisme cheminot et c’est bien du refus de se confronter à cette réalité, quand ce sont des militants autonomes qui conduisent les trains lors des grèves de la CGT ou des militants cégétistes qui conduisent les trains lors des grèves du syndicat autonome, que provient la vulnérabilité du mouvement social des travailleurs des chemins de fer.

Questions

7 Précisons d’abord que les sujets déjà étudiés n’ont pas été épuisés. Ainsi, les nombreux travaux sur les grèves, les grévistes, les syndicats et les militants rendent d’autant plus nécessaire une histoire de ceux qui se sont opposés aux grèves ou, plus simplement, se sont abstenu de tout engagement dans un milieu syndical qui était, dans les chemins de fer, profondément réformiste. Il y aurait bien sûr les « jaunes », les « renards » stigmatisés lors des grandes grèves, mais aussi ceux qui, en faisant acte de présence à leur poste lors d’une grève, se tenaient à l’écart de leurs compagnons de travail et ont été qualifiés lors d’une assemblée générale du mouvement de novembre 2007 comme « les copains et copines qui ne sont pas en grève aujourd’hui »21. Le comportement de ces « passagers clandestins » (free riders22), qui profitent des résultats de l’action des autres sans s’impliquer directement, gagnerait ainsi à être étudié, au-delà même de ce qu’apporte le paradigme utilitariste, et nous aurions là un observatoire pour mieux comprendre la société cheminote, parce que, comme le cheminot gréviste, celui qui s’abstient s’inscrit volens nolens dans un corpus plus large. Que ce soit en dépit ou du fait même de cette identité sociale profondément réformiste23, l’importance des mouvements sociaux dans les chemins de fer est telle que nous ne pouvons laisser cet

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aspect de côté. Il n’est pas paradoxal de penser que le conflit social participe de l’investissement des agents et donc de la qualité, en France, de l’activité ferroviaire. Il faut alors se remettre à l’ouvrage, approfondir et comprendre en quoi les a-grévistes, les non-grévistes, les opposants à la grève contribuent à construire le caractère et la nature d’un mouvement social.

8 L’impressionnant bilan ne rend pas superflue toute nouvelle recherche, mais celle-ci devrait précisément s’appuyer sur ce qui a été fait, non pour simplement élargir ou préciser, mais parce que de nouvelles problématiques peuvent questionner les mêmes faits ou parce qu’il est possible de les appréhender sur un temps plus long, qui reformule alors nos questionnements. Lorsque, le 12 décembre 1995, Pierre Bourdieu a animé, , une rencontre entre les grévistes et des intellectuels, il était tentant de mettre en perspective cette réunion et la manifestation du 24 mai 1968, lorsque des étudiants qui manifestaient dans le quartier et qui étaient poursuivis par les forces de l’ordre n’ont pu se réfugier dans la gare de Lyon bouclée par la CGT24. Mais l’évolution ne s’arrête pas là : le 30 mars 2006, dans le cadre du mouvement contre le Contrat première embauche, lorsque des centaines d’étudiants occupèrent les voies de la gare de Lyon, ce sont des cheminots qui permirent à la plupart d’entre eux d’échapper, cette fois, à la police25.

9 Les travaux sur la mobilité sociale et géographique des cheminots français, complétés et confirmés26 depuis la publication de la recherche menée dans le cadre de la commission d’histoire sociale des transports par fer, qui font qu’il s’agit aujourd’hui sans doute de la population la mieux connue à cet égard, peuvent être poussés plus avant. Si ces études ont, en dépit de quelques incursions jusqu’au milieu du XXe siècle, surtout porté sur le temps d’avant la Grande Guerre, il faudrait sans doute établir une périodisation de l’hérédité cheminote, voir comment elle a pu être un remède ou un antidote aux crises génératrices de chômage, pouvoir saisir le devenir des enfants de ce groupe malthusien. Il conviendrait de savoir aussi ce que deviennent les cheminots lorsqu’ils quittent les chemins de fer. Si une histoire des retraites des cheminots a pu être écrite27, il reste à rédiger une histoire des retraités des chemins de fer. Déchargés tôt de la charge du labeur, ils sont alors disponibles et l’on est curieux de voir si ce temps est alors mis, par des engagements associatifs ou édilitaires, à la disposition de la population, ce qui correspondrait à ce caractère ouvert du groupe social mis en évidence à de nombreuses reprises. Les études sur les représentations des cheminots peuvent être complétées par des recherches d’ethnologues ou de sociologues. Nous avons à plusieurs reprises, dans la continuité des travaux de Michel Ionascu28, abordé la place des cheminots dans l’art cinématographique et un numéro de CinémAction est consacré en 2009 au « train au cinéma »29. Le théâtre cependant n’a pas été véritablement interrogé, alors que des pièces populaires qui mettaient en scène au XIXe siècle cette nouvelle technologie à une création du début du XXIe siècle, Les Pas perdus30, le corpus est loin d’être négligeable. Il est un autre domaine qui devrait être plus largement exploré, celui de la pratique de l’écriture dans le monde des travailleurs du rail. Il est pour le moins surprenant que, de Georges Valero à Maxime Vivas, il soit si facile d’écrire sur les postiers romanciers ou poètes et qu’il se révèle malaisé de dénicher un écrivain cheminot31, un véritable travailleur du rail qui ne serait ni Jacques Valdour, ni Pierre Hamp, ni Henri Vincenot. Alors que la « littérature d’expression populaire »32 est si riche pour d’autres groupes sociaux tel celui des travailleurs de la

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mine33, des textes de cheminots, notamment des autobiographies, restent à dénicher. À moins qu’il ne faille s’interroger sur l’indigence qu’en révèle le dénombrement.

10 La période de la Deuxième Guerre mondiale et de l’Occupation a été largement abordée. Deux ouvrages sur la Résistance des cheminots, emblématiques l’un de la mémoire gaulliste34 et l’autre de la mémoire communiste35, s’étaient répondu à la fin des années 1960. Depuis, deux colloques de l’AHICF en ont traité36 et elle a fait l’objet d’un chapitre d’un ouvrage37, mais le sujet est loin d’avoir été épuisé comme l’on montré les communications de Laurence Bour, Georges Ribeill et Marie-Noëlle Polino à un colloque du groupement de recherches du CNRS « Les entreprises françaises sous l’Occupation »38. Là aussi, comme a été souligné l’intérêt d’une étude des non-grévistes au sein de ce groupe social supposé porté sur la lutte sociale, il serait intéressant de se pencher sur les collaborateurs et les pétainistes d’une corporation parfois présentée comme unanimement résistante. Est-il ainsi vraiment impossible de dénicher le dossier du cheminot Paul Touvier ? Quant aux trains de la déportation, aussi rares furent-ils parmi un trafic développé, répétons qu’il faudrait se pencher sur ceux qui ont pu les conduire, les identifier39, recueillir avec précaution leurs témoignages s’il est encore temps. Un autre champ reste à défricher, qui nous rappelle que l’histoire sociale des transports par rail n’est pas uniquement l’histoire sociale des cheminots, c’est celle des voyageurs. Des voyageurs, pas des clients, puisqu’une telle approche nécessiterait de ne pas se contenter d’une simple démarche d’histoire économique ou de la gestion. Les travaux de Nels Anderson sur les hobos40 ne pourraient certes pas trouver un équivalent dans notre pays, mais il n’en reste pas moins qu’une étude sur un temps long des pratiques de voyage en fraude serait à mener. Plus largement, une étude de la violence exercée dans les chemins de fer, à l’encontre des usagers comme du personnel, devrait être perçue comme indispensable. Nombre des prochains mouvements sociaux pourraient être appréhendés avec plus de pertinence si nous comprenions pourquoi et depuis quand il est insupportable pour un travailleur des chemins de fer d’être la victime de violences, voire que les voyageurs le soient.

11 Surtout, une histoire sociale des chemins de fer ne peut être hermétiquement isolée. Elle ne peut se développer sans prendre en compte les apports de l’histoire économique, ceux de l’histoire des techniques, de l’histoire des innovations, et nous savons à quel point cet élément est essentiel. Mais n’oublions pas non plus l’histoire politique. En quoi le chemin de fer contribue-t-il à construire la cité, à construire la nation ? Peu avant sa mort, au colloque de Chateauvallon, Fernand Braudel datait l’unité de la France des débuts du chemin de fer (et aussi de l’école primaire)41. En cela, la dimension politique du plan Freycinet est essentielle et la technologie ferroviaire a bien contribué à construire la France en la quadrillant, en reliant les Français, de Dunkerque à Hendaye, de Brest à Menton. La construction politique de l’Europe passera, ainsi, par le TGV, mais peut-être également par l’action sociale des cheminots européens. La dimension politique du chemin de fer est, sans nul doute, un des facteurs des engagements des cheminots français, que ce soit dans la Résistance ou dans les mouvements sociaux de la fin du XXe et du XXIe siècle, lorsque le groupe social des travailleurs du rail s’est perçu comme investi d’une mission à l’échelle de l’ensemble du salariat (« À quoi ça sert d’avoir une histoire si on la ramène pas ? »42). Là aussi, l’histoire politique ne pourra faire fi des représentations. De longue date, la perception de ce rôle est franche : sur la façade de la préfecture du département du Rhône, édifiée dans les années 1880 face à la basilique de Fourvière, deux médaillons circulaires

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représentent l’un un métier à tisser, ce qui n’a rien pour nous surprendre en la ville des canuts, mais l’autre une locomotive, évocation certes de la construction de matériel ferroviaire très développée dans l’agglomération lyonnaise43, mais célébration également dans une ville girondine du moyen de transport qui rapproche de la capitale.

12 Toutes ces problématiques nécessiteraient, en un jeu d’échelles, une approche comparative. Lors du séminaire « Les cheminots, images et représentations croisées » puis du surtout du colloque « Images de cheminots. Entre représentations et identités », une attention particulière a été apportée aux éléments qui comportent ou permettent une telle démarche, entre le monde des chemins de fer dans les divers pays mais également entre les différents groupes professionnels et sociaux. Les tentatives de mise en rapport qui permettent de confronter pour comprendre doivent s’effectuer à tous les niveaux possibles et ne peuvent donc pas éluder une comparaison entre les différentes compagnies, voire entre les villes. Les travaux sur le personnel des omnibus et tramways lyonnais menés par Florent Montagnon, dont un texte est publié dans ce volume, sont enrichis des résultats d’une étude des travailleurs de transports en commun parisiens44, mais permettent aussi d’en préciser les spécificités. C’est, bien sûr, le cas pour l’histoire des conflits sociaux tant il est vrai qu’elle ne peut que s’intégrer dans une histoire plus large des rapports sociaux45.

Méthodes

13 Les travaux des ethnologues et des sociologues, en dépit de la place prise dans ce champ par Georges Ribeill46 qui combine les approches de diverses sciences sociales, présentent le risque de fixer chaque chercheur dans son identité disciplinaire. Or, pour les chemins de fer comme pour l’ensemble des activités, c’est un véritable gâchis qu’entraîne ce respect formaliste et frileux. Il n’y a pas à craindre de se lancer dans des démarches qui ne paraissent étrangères que par convention, et que d’aucuns n’ont pas hésité à pratiquer. « Certains historiens ont ainsi pratiqué l’observation participante comme des chercheurs d’autres sciences sociales, tout en gardant le souci de croiser les résultats de cette observation avec d’autres sources. Le chercheur acquiert ainsi avec son objet de recherche une familiarité et une compréhension « éprouvée » qui transparaissent immédiatement à la lecture du travail universitaire, enrichissent le questionnement et les apports historiques et singularisent les travaux relevant de cette démarche47. » Une histoire sociale des cheminots peu aussi passer, pour un chercheur, par des voyages dans la cabine d’un conducteur qui n’excluent pas la conduite (très encadrée !) de locomotives, l’assistance pendant des conflits sociaux à des assemblées générales où, sans prendre la parole, le chercheur peut participer à certains rituels, comme celui d’alimenter un feu en allant chercher des morceaux de bois. La qualité des travaux de certains sociologues vient notamment de leur présence48 ; au demeurant, elle permet de mieux comprendre un milieu qu’en se limitant à des sources habituelles. Le risque est bien sûr celui de l’anachronisme, mais à l’historien de prendre garde ! Le risque d’anachronisme passe aussi par la confusion entre différents documents. Nous avons tous en tête la phrase de Jean Gabin à Simone Simon à propos de la Lison : « Quant on aime quelqu’un, on n’a pas idée de l’appeler avec un numéro. » Dans le roman, ce n’est pas un dialogue des deux personnages, mais une explication plus neutre : « Ainsi que les autres machines de la Compagnie de l’Ouest, en dehors du numéro qui la désignait, elle portait le nom d’une gare, celui de Lison, une station du Cotentin. Mais

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Jacques, par tendresse, en avait fait un nom de femme, la Lison, comme il disait, avec une douceur caressante.49 » Lors de son enquête préalable, Zola avait seulement noté : « Les trains et les machines sont désignés par des numéros. Les machines ont des noms, mais pour le pittoresque50. » Mais si nous avons la chance, en ce cas, de bien pouvoir distinguer ces différents textes et leurs natures respective, elle est pour le moins inaccoutumée et, somme toute, du moins pour le texte initial51, récente.

14 Il n’en reste pas moins que la fine connaissance du milieu est indispensable. Jacques Julliard, après la relation d’une discussion avec Gilbert Declercq qui lui racontait une grève (« À la fin, chacun de nous, de son côté, était devenu meilleur » expliquait le syndicaliste, parlant des grévistes et des patrons), commente : « C’est une situation à la Sorel, à la Péguy, à la Pascal même. » Plus loin, il écrit : « Ce que j’appelle ici transcendance peut donc effectivement surgir du temporel. Quiconque a participé à une grande expérience collective sait très bien que ce qui s’est passé excède toujours les résultats obtenus52. » À la lecture de certains passages de cet ouvrage, comment ne pas penser à ce bel article d’Annie Kriegel, après la grève de l’été 1953, dans lequel elle a voulu « noter quelques images, rassembler quelques traits de ces heures-là, exaltantes et dures »53. Identifier explicitement le caractère exceptionnel de ces moments est au demeurant un privilège d’intellectuel, la culture ouvrière incorporant une très forte pudeur de ces émotions-là, sauf peut-être dans des tête-à-tête où l’on se laisse aller mais où le chercheur est rarement présent. Rien donc, ici, de spécifiquement ferroviaire, mais une démarche qui peut se retrouver peu ou prou pour l’ensemble du monde du travail des milieux populaires54.

15 Le grand chantier de recueil de sources orales55, précédé notamment par une réflexion méthodologique et épistémologique56, se situe dans la continuité des entretiens qui ont été menés par la plupart des chercheurs cités dans ces lignes. Surtout, le cadre de l’histoire des hommes et des femmes au travail y est aisément délimité ; il n’en est pas moins bien difficile à respecter, et c’est ainsi qu’il a bien fallu prendre garde dans ce programme de collecte d’archives orales sur les métiers à la SNCF depuis 1945 à ne pas susciter des récits de vie qui éloignent par trop du labeur dans les chemins de fer. Sans doute ses modalités éviteront-elles des mésaventures, comme la suspension de la publication de l’entretien avec André Beynet effectué à son domicile par Georges Ribeill le 24 octobre 1988. Il avait été, dans un premier temps, envisagé de publier ce texte dans le n° 19 de la Revue d’histoire des chemins de fer.

16 Dernier point, au croisement des méthodes, des champs et, déjà, du bilan. Ne serait-ce que pour critiquer les résultats antérieurs, donc les méthodes, il conviendrait que les chercheurs qui ont travaillé sur le monde des travailleurs du rail mettent pour leurs successeurs leurs archives de côté. Mais si les conversations téléphoniques s’envolent, peut-être l’archivage de sources numériques est-il assez commode pour que les échanges électroniques demeurent, par exemple ceux qui ont été menés lors de la rédaction commune de quelques notices du Dictionnaire de la Résistance et de la Libération57 (« Louis Armand » ; « Cheminots » ; « Sabotages ferroviaires » ; « Résistance fer »). Les historiens de demain auront peut être l’usage de ces sources de choix et sans doute exceptionnelles58.

17 Cette tentative pour dégager de nouvelles perspectives peut sembler peu innovante. Le seul fait qu’elle commence par un inventaire accorde toute leur place aux questionnements anciens. Ne nous y trompons pas : même dans le domaine scientifique, il est malaisé de penser l’avenir autrement que dans les termes du présent,

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c’est-à-dire du passé59. Les sciences sociales, même l’histoire, ne font que tenter de répondre aux questions contemporaines. Qui aurait ainsi prévu, au moment de la publication de Les Cheminots, en 1984, que tant de recherches historiques, au cours des décennies suivantes, concerneraient les mouvements sociaux et le syndicalisme dans les transports par fer, le terrain qui semblait déjà le mieux balisé ?

NOTES

1. Georges Ribeill, Les Cheminots, Paris, La Découverte, p. 124. 2. Renaud Sainsaulieu, L’Identité au travail, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1985 (première édition : 1977 ; la seconde est revue et complétée). 3. Les Ouvriers de la région lyonnaise (1848-1914), t. 1, La Formation de la classe ouvrière régionale, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 1974, carte n° 70. Sur le syndicalisme des cheminots, voir le t. 2, Les Intérêts de classe et la République, p. 327-335. 4. Élie Fruit, Les Syndicats dans les chemins de fer en France (1890-1910), Paris, Les éditions ouvrières, 1976, 216 pages ; François Caron, « Essai d’analyse historique d’une psychologie du travail. Les mécaniciens et chauffeurs de locomotives du réseau du Nord de 1850 à 1910 », Le Mouvement social, n° 50 (1965), p. 3-39 (suivi d’une discussion, p. 39-40). 5. Guy Chaumel, Histoire des cheminots et de leurs syndicats, Paris, Marcel Rivière, 1948. 6. Joseph Jacquet (dir.), Les Cheminots dans l’histoire sociale de la France, Paris, Éditions sociales, 1967. 7. Jean Gacon (dir.), Batailles du rail, Paris, Messidor, 1986. 8. Georges Ribeill, Le Personnel des compagnies de chemins de fer, matériau pour une contribution à la sociologie historique des professions, tome 1, Des origines à 1914, Paris, Développement et aménagement, 1980 ; Le Personnel des compagnies de chemins de fer, t. 2, Les Cheminots en guerre, 1914-1920. Les métamorphoses d’une corporation, Paris, CERTES-ENPC, 1988 ; Le Personnel de la SNCF (1937-1981). Contraintes économiques, issues techniques, mutations professionnelles et évolutions sociales. Les cours successifs d’une entreprise publique, Paris, Développement et aménagement, 1982. 9. Par exemple Philippe Corcuff qui a soutenu sa thèse en 1991, « Constructions du mouvement ouvrier. Activités cognitives, pratiques unificatrices et conflits dans un syndicat de cheminots », École des hautes études en sciences sociales, et Atsushi Fukasawa dont la thèse, « Histoire du syndicalisme cheminot en France. Des grèves générales à la Grande Guerre », préparée à l’université de Paris 1 sous la direction d’Antoine Prost fut soutenue en décembre 1992. 10. Patrick Fridenson, « Un tournant taylorien de la société française (1904-1918) », Annales Économies Sociétés Civilisations, n° 42/5 (septembre-octobre 1987), p. 1031-1060. 11. Georges Ribeill, « Gestion et organisation du travail dans les Compagnies de chemin de fer des origines à 1860 », Annales Économies Sociétés Civilisations, n° 42/5 (septembre-octobre 1987), p. 999-1029. 12. François Caron, Histoire des chemins de fer en France, tome premier, 1740-1883, et tome second, 1883-1937, Paris, Fayard, 1997 et 2005. 13. Le titre même du colloque introduisait une histoire sociale qui ne serait pas limitée au monde des cheminots, « Les Chemins de fer, l’espace et la société en France », RHCF HS 1 [Les références des publications de l’AHICF sont développées dans la bibliographie, p. 325 ]. 14. RHCF 3.

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15. RHCF 19. 16. Deux séances, les 26 avril et 21 juin 2001, se sont tenues à ce propos au Centre d’histoire sociale du XXe siècle. Marie-Louise Goergen, Michel Gorand, Georges Ribeill, Pierre Vincent et moi-même avons étudié à cette occasion les archives syndicales et de police ainsi que celles de la SNCF, dépouillées par Georges Ribeill. 17. Marie-Louis Goergen, Cheminots et militants. Un siècle de syndicalisme ferroviaire, Paris, Éditions de l’Atelier, 2003. 18. « Origines sociales et géographiques des cheminots français », RHCF 22. 19. « Images de cheminots, entre représentations et identités », RHCF 36-37. 20. « Ils n’y parviennent pas toujours et se contentent de peu » conclut Christophe Prochasson, L’Empire des émotions. Les historiens dans la mêlée, Paris, Demopolis, 2008, p. 210. 21. Assemblée générale des grévistes du dépôt du Charolais, 14 novembre 2007 ; mis en perspective, de tels propos signalent une singulière évolution. 22. Mançur Olson, La Logique de l’action collective, Paris, PUF, 1978. 23. Le fait que les attaques contre le groupe social des cheminots sont considérées comme emblématiques, dans le cadre de la dérégulation de l’économie et des contre-réformes qui défont l’État social, devrait d’ailleurs amener à se demander si ce n’est pas précisément l’identité réformiste du groupe social qui est à l’origine des mouvements sociaux qui ont marqué les chemins de fer français depuis le milieu des années 1980 et qui ont tous eu un caractère défensif. Seule exception, le mouvement de 2003 a cessé lorsque le ministre et le président de la SNCF ont promis aux agents de la SNCF qu’ils conserveraient leur régime spécial de retraite, « Chapitre 4, Les régimes particuliers des services publics », Michel Pigenet (dir.), Retraites. Une histoire des régimes spéciaux, Paris, ESF Editeur, 2008, p. 53-70, notamment p. 67 la déclaration du ministre des Transports, Gilles de Robien. 24. Christian Chevandier, Cheminots en grève, ou la construction d’une identité (1848-2001), Paris, Maisonneuve et Larose, 2002, p. 299. 25. Loin des censiers battus. Témoignages et documents sur le mouvement contre le CPE et la précarité, Paris, Éditions CNT, 2007, p. 131. 26. David Lamoureux, « Les cheminots du Sud-Est de la France de la démobilisation au Front populaire. Hommes, agents, syndiqués », thèse d’histoire contemporaine, université de Nice, 2004, notamment le tome 1, « Devenir cheminot ». 27. Georges Ribeill, Des faveurs patronales au privilège corporatif. Histoire du régime de retraites des cheminots des origines à nos jours (1850-2003), Dixmont, chez l’auteur, 2003. Voir aussi les Cahiers des Caisses de prévoyance et de retraite, revue générale de Sécurité sociale. 28. Michel Ionascu, « Cheminots argentiques : l’image d’un groupe social dans le cinéma et l’audiovisuel français », thèse de recherches cinématographiques et audiovisuelles, université de Paris III, 1999. Il a notamment étudié un corpus d’une quarantaine de longs métrages, d’une vingtaine de courts métrages de fiction, de onze téléfilms de fiction, de deux feuilletons télévisés, de dizaines de reportages pour la télévision, de deux documentaires syndicaux, de documentaires « indépendants » ainsi que de fictions tournés par des cheminots cinéastes amateurs, regroupés notamment au sein des clubs de l’Union artistique et intellectuelle des cheminots français. 29. Sous la direction d’Albert Montagne. La revue n’avait pas auparavant ignoré les chemins de fer. Voir ainsi, à propos de deux films largement abordés dans le n° 36-37 de la Revue d’histoire des chemins de fer, Sylvie Dreyfus, « Deux films qui se répondent : Les Rendez-vous de décembre et Nadia et les hippopotames », CinémAction, n° 110, 1er trimestre 2004, p. 186-188. 30. Pièce de Denise Bonal mise en scène par Gilles Guillot, Théâtre du Rond-Point, 6 septembre au 29 octobre 2005. 31. Sophie Béroud, Tania Régin (coord.), Le Roman social, littérature, histoire et mouvement ouvrier, Paris, Éditions de l’Atelier, 2002.

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32. Michel Ragon, Histoire de la littérature prolétarienne de langue française, Paris, Albin Michel, 1986. 33. Diana Cooper-Richet, Le Peuple de la nuit. Mines et mineurs en France, XIXe-XXe siècles, Paris, Perrin, 2002 ; un chapitre entier développe « l’imaginaire de la mine » et l’auteur souligne (p. 209) la place du succès de Germinal dans le passage à l’acte d’écrire de nombreux mineurs. Cela fut-il le cas pour un autre roman d’Emile Zola, La Bête humaine, et, si ce ne fut pas le cas, pourquoi ? 34. Paul Durand, La SNCF pendant la guerre, sa résistance à l’occupant, Paris, Presses universitaires de France, 1968. Voir auparavant, du même auteur, « La politique de l’emploi à la SNCF pendant la Deuxième Guerre mondiale », Revue d’histoire de la Deuxième Guerre mondiale, janvier 1965, p. 19-40. 35. Marcel Choury, Les Cheminots dans la bataille du rail, Paris, Librairie Perrin, 1970. 36. Une entreprise publique pendant la guerre : la SNCF, 1939-1945, Paris, Presses universitaires de France, 2001 et « Les cheminots dans la Résistance. Une histoire en évolution », actes de la journée du 3 décembre 2005, RHCF 34. 37. Christian Chevandier, Cheminots en grève, op. cit., chapitre III, « Les batailles du rail (1939-1944) », p. 155-218. 38. « La réquisition des cheminots pour le travail en Allemagne. L’apport des archives de la SNCF », « Entre effectifs réduits et besoins accrus, quelques aspects de la gestion du personnel de la SNCF » et « La réquisition des cheminots pour le travail en Allemagne. Une étude de cas », in Christian Chevandier et Jean-Claude Daumas (dir.), Travailler dans les entreprises en France sous l’Occupation, Dijon/Besançon, Presses universitaires de Franche Comté, 2007, p. 131-135, 137-153 et 155-174. 39. Pour des recherches où serait respecté leur anonymat, l’historien n’ayant pas la vocation de sycophante et l’obtention de dérogations pour l’accès aux dossiers du personnel ou de retraite en étant ainsi facilitée. 40. Nels Anderson, The American Hobo : an Autobiography, Leiden, E. J. Brill, 1975. 41. Les actes en ont été publiés l’année suivante sous le titre : Une Leçon d’histoire, Paris, Arthaud, 1986. 42. Voir, à propos du film Nadia et les hippopotames, le débat entre historiens et cinéaste, http:// www.ahicf.com/commissions.htm. 43. Si l’atelier de Marc Seguin, à Perrache, avait fermé dès 1851, les Chantiers de la Buire à la Guillotière, les Ateliers Jules Weitz à la Mouche et bien sûr les Ateliers PLM d’Oullins comptaient parmi les industries les plus florissantes de l’agglomération. 44. Noëlle Gérôme, Michel Margairaz, Métro, dépôts, réseaux. Territoires et personnels des Transports parisiens, Paris, Publications de la Sorbonne, 2002. 45. Patrick Fridenson, « Le conflit social », in André Burguière et Jacques Revel (dir.), Histoire de la France, volume 3, dirigé par Jacques Julliard, L’État et les conflits, Paris, Le Seuil, 1990, p. 351-453. 46. Que le lecteur qui serait tenté de voir dans la présente contribution un long panégyrique de Georges Ribeill lise nos travaux respectifs pour constater qu’il arrive parfois à nos approches de ne point converger. 47. Catherine Omnès, « Les historiens et la tentation ethnographique », in Anne-Marie Arborio, Yves Cohen, Pierre Fournier, Nicolas Hatzfeld, Cédric Lomba et Séverin Muller (dir.), Le Travail, l’histoire et l’ethnologie, Paris, La Découverte, collection « Recherches », 2008, p. 281-297. Voir également, dans le même volume, Nicolas Hatzfeld, « Retour en chaîne et histoire d’usine. Une interférence de temporalités », p. 137-152 ; Jean Peneff, « La lecture d’historiens, une double invitation à l’ethnographie », p. 169-184 et Yves Cohen, « Conclusion : présent/passé, ethnographie/histoire », p. 313-324. 48. Comment, ici, ne pas penser à Didier Leschi, « La construction de la légitimité d’une grève : le rôle des assemblées générales de la gare de Lyon », Sociologie du travail, n° 4/1997, p. 425-448 ? 49. La Bête humaine, Paris, Le livre de poche, 1965, p. 273. 50. Carnets d’enquête. Une ethnographie inédite de la France, Paris, Plon, 1986, p. 499-553.

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51. Les Carnets d’enquête d’Emile Zola n’ont été publiés qu’en 1986. Rares était les chercheurs qui, tel Henri Mitterand, les avaient consultés à la Bibliothèque nationale. 52. Le Choix de Pascal, Paris, Desclée de Brouwer, 2003, p. 308-309. 53. Annie Besse, « Ce que furent les grèves du mois d’août », La Nouvelle Critique, n° 48 (septembre-octobre 1953), p. 17-34. 54. Richard Hoggart, La Culture du pauvre, Paris, Éditions de Minuit, 1970. 55. Voir notamment la RHCF 31. 56. « De la série à l’individu. Archives du personnel et archives orales », La Gazette des Archives, n° 198 (2005/2). 57. François Marcot (dir.), Dictionnaire historique de la Résistance, Paris, Robert Laffont, 2006. 58. Si des correspondances entre historiens ont été conservées – et publiées –, les conversations ou les entretiens téléphoniques au cours desquels se sont élaborés de tel textes n’ont bien sûr pas laissé de trace. 59. 1900. Comment ils voyaient le nouveau siècle ? Comment ils voyaient l’avenir ? Colloque de l’université Paris 1, 28-29 octobre 1999, Boulogne-Billancourt.

RÉSUMÉS

Le bilan dressé par l’auteur de l’un des domaines de recherche de l’AHICF de 1987 à 2007 commence par un inventaire succinct des travaux réalisés avant de soulever quelques questions, qui peuvent être investies comme autant de champs de recherche futurs, et de suggérer des méthodes. Il rappelle les travaux de la commission d’histoire sociale de l’Association pour l’histoire des chemins de fer en France (1995-2006), qui ont pour spécificité le rapport qu’y entretiennent les chercheurs et les travailleurs des chemins de fer, à quelque niveau de la hiérarchie qu’ils se trouvent et quels que soient leurs spécialisations et leurs engagements. Cependant les sujets déjà étudiés n’ont pas été épuisés, comme l’histoire des conflits sociaux. Les travaux sur la mobilité sociale et géographique des cheminots français peuvent être poussés plus avant, jusqu’au milieu du XXe siècle. Une histoire des retraités des chemins de fer reste à écrire. Les cheminots au cinéma ont été étudiés, mais non au théâtre, et la pratique de l’écriture dans le monde des travailleurs du rail est un sujet d’enquête. La période de la Deuxième Guerre mondiale et de l’Occupation a été largement abordée, mais des aspects peuvent être approfondis. On peut aussi penser à une étude de la violence exercée dans les chemins de fer, à l’encontre des usagers comme du personnel, dans toutes ses circonstances. Finalement, une histoire sociale des chemins de fer ne peut être isolée. Elle doit pour se développer prendre en compte les apports de l’histoire économique, de l’histoire des techniques, de l’histoire des innovations, de l’histoire politique. Toutes ces problématiques nécessitent, en un jeu d’échelles, une approche comparative. Quant aux méthodes elles doivent combiner, sans frilosité, les approches des diverses sciences sociales.

The author’s evaluation of one of the AHICF’s research areas from 1987 to 2007 begins with a brief inventory of studies completed to date; he then raises some issues that may serve as areas of future research and suggests appropriate research methods. He recalls the contribution of the Association’s commission on social history to the history of the railway in France (1995-2006), work based on the relationship between academic researchers and railway professionals, regardless of their rank on the professional ladder, their area of expertise, or union affiliations.

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However, the topics that have already been explored, such as the history of social conflicts, have not been exhausted. Work on the social and geographic mobility of railway workers may be expanded chronologically to the middle of the 20 th century. The history of retired railway workers is yet to be written. Railway workers in film have been studied but not in the theatre, and their writing practice is still a subject of inquiry. The Second World War and the Occupation period have been studied, but some aspects could be examined more closely. We also anticipate a study of the railway and violence, as experienced by passengers and personnel alike, under all circumstances. Finally, the social history of the railway must not be studied in isolation. Its development must take into account the contributions of economic history, the history of technology and innovations, and political history. All of these problematics require a gradated comparative approach. Methodology should boldly combine the critical approaches of the various social sciences.

INDEX

Mots-clés : cheminot, grève, histoire sociale, historiographie, méthode Thèmes : Histoire sociale Index chronologique : XIXe siècle, XXe siècle

AUTEUR

CHRISTIAN CHEVANDIER Historien, maître de conférences à l’université Paris I - Panthéon-Sorbonne

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Nous n’entrerons pas dans la carrière. Le turn-over dans les services publics : le cas de la Compagnie des omnibus et tramways de Lyon (OTL), de l’entre- deux-guerres aux Trente Glorieuses We don’t want to make a career out of it”: Turnover in public service: the case of the Compagnie des omnibus et tramways de Lyons (OTL) from the period between the two World Wars to the Thirty Glorious Years, by Florent Montagnon

Florent Montagnon

1 La rotation des salarié-e-s travaillant dans les services publics est réputée faible. Les licenciements et les démissions seraient rares, dans un secteur dit « protégé »1, dont les employeurs, sous la pression des syndicats, voire des pouvoirs publics, mais avant tout dans une stratégie de stabilisation de la main-d’œuvre, ont défini un statut pour leur personnel. En garantissant une certaine stabilité d’emploi et de rémunération ainsi que des prestations sociales en avance sur la législation du travail, il réalise l’ossature d’un marché du travail interne dans lequel sont organisés les redéploiements de la main- d’œuvre dans l’entreprise ou l’administration et la formation que commande le progrès technique2. Il s’agit donc avant tout pour ces entreprises de conserver la main-d’œuvre qualifiée ou exerçant des métiers spécifiques à la nature de la production (par exemple des kilowattheures d’électricité ou de gaz, des kilomètres-voitures parcourus par des trains ou par des tramways) et d’assurer la continuité du service public et son adaptation à la demande dans des conditions optimales de sécurité et de synchronicité. Stabiliser la main-d’œuvre permettrait donc d’amortir les coûts de la division du travail et de l’intériorisation lente de normes pratiques jusqu’à leur transformation en actes réflexes3.

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2 Les statistiques, qu’elles soient de première main – fournies par les services du personnel des employeurs – ou de seconde main – construites par les historien-ne-s de l’emploi public à partir d’archives nominatives – attestent que le turn-over est limité dans ces entreprises et que les carrières longues constituent généralement le modèle dominant. Par exemple, le taux annuel de démissions (nombre de démissions rapporté à l’effectif moyen annuel) des salarié-e-s de la Compagnie du métropolitain de Paris (CMP) est situé entre 4 % et 12 % dans les années 1920 et entre 0,1 % et 4 % dans le contexte de crise économique des années 1930. Le taux de licenciements varie entre 2 % et 5 % puis entre 0,1 % et 1 %4. Durant les Trente Glorieuses, le nombre de démissionnaires de la Régie autonome des transports parisiens (RATP) ne dépasse pas 3 % des effectifs moyens5. Presque la totalité des agents des postes recruté-e-s entre 1909 et 1938 – 88 % des femmes et 91 % des hommes – ont effectué dans cette administration une carrière « complète », c’est-à-dire ouvrant le maximum de droits à une pension de retraite6. Néanmoins, ce paradigme de l’emploi public est nettement battu en brèche dans les années 1960 car moins de la moitié des hommes et des femmes embauché-e-s entre 1959 et 1974 font une carrière aux PTT durant l’ensemble de leur vie active7. Chez les hommes, trois carrières « courtes » – c’est-à-dire durant moins de quinze ans – sur quatre, et une sur deux chez les femmes, se déploient en début ou en milieu de vie active. Les statistiques mentionnées supra ne laissent apparaître un semblable phénomène ni à la RATP, où le taux de démissions décroît à partir de 1962, ni à la SNCF où, certes, ce taux augmente durant les Trente Glorieuses, mais n’excède pas 1,85 %8.

3 Ces statistiques concernant la CMP, la RATP, la SNCF et les PTT ne donnent pas entière satisfaction car elles induisent une sous-estimation du turn-over en ne prenant pas en compte la main-d’œuvre précaire qui ne bénéficie pas du statut du personnel et des garanties de l’emploi qui lui sont attachées. Les données relatives aux trois entreprises de transport intègrent les titulaires et a priori les stagiaires, susceptibles d’être titularisé-e-s après leur période d’essai, mais ni les auxiliaires, ni les temporaires. Même si ces formes d’emploi précaire sont très minoritaires dans la structure statutaire face au personnel « permanent », elles participent à des dynamiques du marché, ou plutôt des marchés du travail dans les entreprises de service public ou les administrations, qui restent encore largement à explorer, comme celle produite par la multiplication des séquences d’emploi avant l’admission au cadre permanent. Ce mode de gestion du personnel est mis en œuvre durant l’entre-deux-guerres par la Compagnie du Paris-Lyon-Méditerranée (PLM), dont de nombreux cheminots ont été embauchés à plusieurs reprises, comme auxiliaires ou journaliers, avant leur période d’essai précédant le commissionnement9. Les études réalisées à partir de dossiers de personnel, comme celle concernant le PLM, offrent donc d’intéressantes perspectives. Mais si seul-e-s les titulaires figurent dans le corpus, celles et ceux resté-e-s auxiliaires ainsi que les stagiaires dont la brièveté du passage exclurait toute éventualité de titularisation, aux PTT par exemple, nous échappent.

4 De ces quelques remarques liminaires ressort la nécessité, pour une bonne appréhension du turn-over aussi bien dans ses aspects qualitatifs que quantitatifs, de travailler non pas sur des masses numériques indifférenciées mais sur des individus et de n’exclure aucune forme d’emploi. Alors que se multiplient sous nos yeux les atteintes au modèle salarial fordien et au droit du travail en voie de démantèlement, suscitant des recherches sur l’histoire des formes d’emploi « atypiques » et de la

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flexibilité tant interne qu’externe10, tous les flux, ceux des commissionnés ou titulaires, des stagiaires pas encore titularisé-e-s mais également des temporaires et autres précaires, sont porteurs de sens pour écrire l’histoire de la polyvalence et du travail à temps partiel et/ou à durée déterminée.

5 L’informatisation sur base de données d’archives nominatives de différentes natures produites par la Compagnie des omnibus et tramways de Lyon (OTL) – registres d’entrées, récapitulatifs de carrière, dossiers de personnel et livres de paie – permet, d’une part, de donner une mesure du turn-over des salarié-e-s des transports publics urbains lyonnais et, d’autre part, de montrer sa place dans la gestion du personnel. L’entretenant davantage qu’elle ne le subit réellement, la Compagnie OTL trouve en effet un intérêt à maintenir le taux de rotation du personnel à un certain niveau, en particulier pour les receveurs, qui sont chargés notamment de la perception du prix des places dans les tramways et dans les autobus, et parmi lesquels sont recrutés les agents de conduite (wattmen et machinistes), et pour les laveurs et les ouvriers qui assurent dans les dépôts l’entretien courant des véhicules. L’étude préalable des relations contractuelles entre la compagnie et son personnel s’avère nécessaire. La teneur des contrats de travail, c’est-à-dire la manière dont les salarié-e-s sont embauché-e-s, donne en effet des clés d’analyse du turn-over.

Les formes d’emploi

6 La Compagnie OTL ne fait pas exception parmi les entreprises assurant un service public puisqu’elle octroie à son personnel titulaire une certaine garantie de l’emploi, un avancement réglementé selon l’ancienneté et le niveau de qualification et des prestations sociales au sens large : caisses de retraite, caisses de secours aux malades, allocations familiales ou bien congés annuels payés.

7 Dans la première moitié du XXe siècle, la titularisation, accordée si les conditions d’aptitudes médicales et professionnelles sont remplies, est systématiquement précédée d’une période d’auxiliariat durant laquelle les salarié-e-s peuvent être licencié-e-s sans préavis ni indemnité de licenciement, malgré la loi du 27 décembre 1890 sur le contrat de louage de services et sur les rapports des agents des chemins de fer avec les compagnies11 qui affirme le principe du versement de dommages-intérêts en cas de rupture unilatérale du contrat12. Les recherches récentes sur l’histoire des contrats de travail montrent que les patron-ne-s ne reconnaissent pas le délai-congé et mettent largement en œuvre des pratiques de contournement d’une législation pourtant bien timide13, à l’image de la Société de transports en commun de la région parisienne (STCRP) dont les contrats d’embauche sont libellés de la sorte : « Je reconnais avoir été prévenu que, tant qu’une clause contraire ne sera pas intervenue en termes exprès, je pourrai quitter le service de la Société et que la Société pourra se priver de mes services sans qu’il soit nécessaire d’observer de part et d’autre aucun délai de préavis14. »

8 D’autres compagnies de transports urbains sont néanmoins plus vertueuses que leurs homologues lyonnaise ou parisienne, en définissant un délai-congé voire une indemnité de licenciement pour leurs personnels, y compris les plus précaires. Les agents « temporaires, embauchés pour des travaux exceptionnels ou de durée limitée » et « stagiaires, susceptibles d’être commissionnés » de la Société des transports en commun de la région toulousaine bénéficient d’un préavis de licenciement de huit

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jours15. À Marseille, les receveurs « stagiaires », « conservés que tout autant que leur présence est nécessaire, [...] peuvent être licenciés dès réduction de service ». Dans ce cas, la Compagnie des tramways de Marseille doit les prévenir dix jours à l’avance et, s’ils refusent d’effectuer leur préavis, ils perçoivent une indemnité équivalant à six jours de salaire16.

9 Le délai-congé est affirmé dans le droit commun par la loi du 19 juillet 1928 mais elle n’impose ni son existence ni sa durée17, alors « fixées en conformité des usages pratiqués dans la localité, la profession ou, à défaut de ces usages, par des conventions collectives »18. À cet égard, les contrats collectifs de travail entre l’OTL et ses salarié-e-s demeurent muets et les feuilles d’embauche des auxiliaires comportent toujours la mention « La Compagnie pourra me licencier quand elle le jugera utile et sans aucune indemnité ». Seul-e-s les employé-e-s de l’administration centrale bénéficient d’un délai-congé de huit jours s’ils-elles sont licencié-e-s.

10 L’auxiliariat des laveurs et des ouvriers de la maintenance est caractérisé par une durée déterminée de trois mois. En revanche, le mode d’emploi à l’embauche des receveurs, qui constituent, jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, près de la moitié des effectifs globaux de l’entreprise, est à durée indéterminée, ce qui laisse à l’entreprise une grande marge de manœuvre pour réguler les effectifs de receveurs titulaires. Cette durée s’échelonne entre quelques mois et plusieurs années : six mois à la sortie de la Première Guerre mondiale – quand il a fallu reconstituer les effectifs de titulaires – et quatre ans à la fin des années 1920 ou à la fin des années 1930, lorsque la compagnie a mis en application des programmes d’économies qui se sont traduits notamment par une suspension des embauches et des titularisations. Entre ces deux extrêmes, la durée de l’auxiliariat atteint généralement dix-huit mois, avant la titularisation le cas échéant.

11 Les receveurs sont embauchés en tant qu’auxiliaires « accidentels de semaine ». Le volume hebdomadaire de jours de travail, dicté par les besoins de l’exploitation, est aléatoire. Faute d’un seuil minimum, le puissant syndicat cégétiste demande non seulement une répartition égale des journées de travail entre auxiliaires « accidentels », mais également de pouvoir la contrôler19. Toutefois, cette revendication reste lettre morte, la compagnie n’autorisant pas qu’un tiers s’immisce dans la distribution du travail décidée par les inspecteurs.

12 Les « accidentels de semaine » sont nommés auxiliaires « dits à la semaine » ou auxiliaires « de carrière » – le lecteur ou la lectrice appréciera l’oxymore ! –, auxquels la compagnie assure contractuellement un minimum de six jours de travail par semaine20. Ces nominations ont lieu concomitamment à la mise en place de l’horaire d’été et de l’horaire d’hiver et aux titularisations (le nombre de ces dernières étant conditionné par les besoins définis par les horaires), c’est-à-dire aux 1er janvier et 1 er juillet de chaque année. Au niveau individuel, la nomination est soumise à l’examen de la liste des sanctions éventuellement infligées pour manquement au règlement général d’exploitation. Elle est ajournée si le cumul de ces sanctions (observations, avertissements, réprimandes, mises à pied) atteint les seuils qui ont été définis pour conditionner l’avancement à l’ancienneté des personnels titulaires. Les dossiers de personnel montrent que ces retards ne sont pas rares. La nomination d’Henri B., embauché le 6 janvier 1925, est ainsi ajournée à deux reprises, au 1er janvier 1926 (« deux réprimandes, un avertissement, une mise à pied : attendre ») et au 1er juillet

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suivant (« retardé 1er janvier 1926 et 1er juillet 1926, depuis un avertissement : nomination auxiliaire de semaine »)21.

13 Parallèlement à un auxiliariat menant logiquement à la titularisation, l’OTL met en place un second marché du travail spécifique pour renforcer ses effectifs les dimanches : le trafic voyageurs et les recettes à encaisser sont plus élevés que les autres jours de la semaine alors que, par l’application de la loi du 13 juillet 1906 sur le repos hebdomadaire, 14 % des receveurs ne sont pas en service ce jour-là. L’OTL embauche donc des auxiliaires « des dimanches et fêtes », hommes et femmes, ayant souvent un employeur principal. Pour autant, les cinquante-deux dimanches de travail annuels ne leur sont pas garantis, le trafic dominical étant plus faible en hiver qu’en été. C’est également sous ce mode d’emploi qu’elle embauche les receveurs-euses affecté-e-s aux tramways desservant la foire de Lyon au mois de mars.

14 L’auxiliariat défini par la Compagnie OTL, qu’il puisse être assimilé à une période d’essai ou qu’il réponde à une besoin ponctuel ou intermittent de main-d’œuvre, est une forme d’emploi tout aussi précaire que celle définie pour les auxiliaires ou les agents non encore commissionnés dans les chemins de fer, touchés par les coupes sombres opérées par les compagnies dans la première moitié des années 193022. Ils-elles sont les premières victimes des réductions de personnel par chômage complet ou licenciement.

15 Par ailleurs, la Compagnie OTL dispose de toute liberté pour organiser le travail des auxiliaires, tandis qu’elle doit respecter, pour les titulaires, une réglementation des conditions de travail, issue de la législation et de règles internes de fonctionnement, plus ou moins négociées avec le syndicat CGT du personnel.

16 La convention collective nationale du personnel des tramways, autobus et trolleybus, signée en 1948, remanie la taxinomie statutaire23. Les salarié-e-s susceptibles d’être titularisé-e-s sont dorénavant embauché-e-s en tant que stagiaires. Le stage, quand il se solde par une titularisation, se distingue de l’auxiliariat aux multiples déclinaisons définies antérieurement par l’OTL : d’une part, il est à durée déterminée de douze mois, quel que soit le poste, et, d’autre part, sa rupture, le cas échéant, n’est effective qu’après un préavis de huit jours. La convention collective définit aussi un auxiliariat pour des embauches à l’heure, à la journée ou à la semaine. La Compagnie OTL établit les catégories suivantes : auxiliaires intermittents « AI 1 » (sans employeur principal ; travaillent de 120 à 200 heures par mois), « AI 2 » (ayant un employeur principal, retraité-e-s de la compagnie ou d’une autre entreprise) et auxiliaires « des dimanches et fêtes » (travaillent moins de dix jours par mois et plus particulièrement les samedis, dimanches et fêtes). Les flexibilités internes qui pesaient sur les auxiliaires sont reportées sur les stagiaires et permettent ainsi de maintenir les effectifs d’auxiliaires en deçà de 5 % de l’effectif total de l’entreprise, correspondant à la limite imposée par la convention collective nationale.

17 Dans bien des cas au cours de l’entre-deux-guerres et des Trente Glorieuses, la perspective de bénéficier d’un emploi stable ne fait pas le poids face à la médiocrité des salaires d’embauche et à la rudesse des conditions de travail en début de « carrière », d’où de nombreuses démissions dans les mois suivant l’embauche.

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Le turn-over en quelques chiffres

18 Plusieurs indices permettent d’exprimer le degré de stabilité du personnel d’un employeur mais la définition donnée à chacun peut varier d’un ouvrage à l’autre. Le taux de turn-over utilisé par Catherine Omnès, dans son étude des marchés du travail dans lesquels s’inscrivent les ouvrières parisiennes au XXE siècle, retranscrit très bien l’intensité des mobilités24. Il correspond au pourcentage des salarié-e-s qui entrent et qui sortent d’une entreprise dans la même année par rapport au nombre des entrées de l’année. Celui des receveurs de la Compagnie OTL s’élève à 20 % dans les années 192025. Autrement dit, un receveur auxiliaire « accidentel de semaine » sur cinq quitte l’entreprise avant le 1er janvier suivant son embauche. Le turn-over oscille autour de 13 % pendant la crise des années 1930.

19 Cependant cet indice ne rend pas compte des passages dans l’entreprise intégrant un 31 décembre et un 1er janvier, aussi brefs soient-ils, par exemple avec une embauche le 10 décembre 1930 et une démission le 2 janvier 1931. Parmi 295 receveurs « accidentels de semaine » non titularisés embauchés entre 1919 et 193826, 107 présentent ce type de « carrière », dont 84 sont restés moins d’une année dans l’entreprise, soit 12,2 % des embauches. Le taux de turn-over minore donc l’ampleur de la rotation du personnel, essentiellement pour les années 1920, durant lesquelles ces « carrières » courtes chevauchant deux années civiles sont de loin les plus nombreuses ; en effet, sur ces 84 parcours, 66 ont été entamés entre 1919 et 1929 inclus.

20 Le calcul des durées des séquences d’emploi, adjoint à celui du turn-over, permet, comme préconisé par l’historienne des Ouvrières parisiennes, une analyse plus fine de la mobilité séquentielle. Les receveurs de l’entre-deux-guerres, du moins ceux embauchés dans la seconde moitié des années 1920 et dans les années 1930 compte tenu des archives disponibles27, qui quittent l’OTL en tant que titulaires font une carrière de près de vingt ans en moyenne28. Seuls 12 % d’entre eux sont partis dans les trois ans ayant suivi la titularisation. Les titulaires à la carrière longue sont majoritaires, d’une marge toutefois relativement faible puisqu’ils représentent 60 % des 5 000 receveurs embauchés entre 1919 et août 1939. Les 40 % restant – 2 000 receveurs – non titularisés (démissionnaires, licenciés ou décédés) restent dans l’entreprise en moyenne durant onze mois ; la moitié d’entre eux demeurent dans les effectifs moins de sept mois et le quart moins de trois mois. Parmi le total des embauches, un receveur sur cinq est resté moins de sept mois dans l’entreprise. Pour beaucoup, le passage par la Compagnie OTL est donc très court. Ces départs précoces sont à 80 % des démissions.

21 Comme les receveurs, les ouvriers des moteurs et trucks et les laveurs des divers dépôts de la compagnie se partagent entre des titulaires restant vingt ou trente ans dans l’entreprise et des auxiliaires ou des titulaires présents de quelques jours à quelques mois, démissionnaires pour la plupart, mais également licenciés suite à des compressions de personnel, comme en janvier 1927 et en décembre 1937. La moitié des entrants quittent l’entreprise dans les deux ans suivant leur embauche.

22 Le turn-over du personnel, d’une partie du moins, est encore plus intense durant les années 1941-1942. La moitié des salarié-e-s embauchés en 1941 quitte l’entreprise au plus dans les six mois suivant leur embauche. L’année suivante, la médiane des temps de présence des embauché-e-s n’est que de cinq mois. Les faibles rémunérations dues

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au blocage des salaires et la forte dégradation des conditions de travail sont une cause majeure de cette instabilité.

23 Les mesures mises en place par le gouvernement de Vichy, visant à renforcer le contrôle de l’État sur le marché du travail en soumettant à autorisation de l’inspection du travail les embauches et les sorties, réduisent, dans une certaine mesure, les taux de démissions en 1943-1944. L’entreprise qui souhaite rompre le contrat de travail d’un-e salarié-e doit se justifier. Cette contrainte est aussi imposée aux salarié-e-s qui désirent quitter leur emploi et échapper aux prélèvements de main-d’œuvre. Le personnel de la compagnie est requis au titre de la loi du 11 juillet 1938 sur l’organisation de la nation en temps de guerre, qui prévoit, dans son article 31, que « quiconque n’obéit pas à un ordre régulier de réquisition ou abandonne le service public, établissement ou entreprise soumis à réquisition auquel il est personnellement requis, est passible d’une peine de six jours à cinq ans d’emprisonnement ». L’OTL doit alors signaler « les agents défaillants »29 aux ingénieurs des Ponts et Chaussées « en vue de provoquer les sanctions prévues par la loi »30. Les dossiers de personnel mettent en évidence le fait que la direction de l’entreprise fait la preuve d’une attitude pour le moins légaliste à cet égard31.

24 La structure de la main-d’œuvre révélée par les archives nominatives de l’entre-deux- guerres se pérennise dans les Trente Glorieuses, d’autant qu’un nouvel ingrédient vient alimenter le turn-over des receveurs. L’ OTL veut en effet constituer un vivier de machinistes, attendu que la ville de Lyon et le département du Rhône lancent, au lendemain de la Libération, un vaste programme de substitution progressive des autobus et des trolleybus aux tramways pour rénover le réseau dont ils sont les propriétaires depuis 1942. La Compagnie OTL décide de ne titulariser que les stagiaires aptes à la conduite et licencie, comme la convention collective nationale le permet, les stagiaires recalés par les médecins du travail ou éliminés de l’école de conduite interne. In fine, le temps de présence à l’OTL des salarié-e-s embauché-e-s entre 1947 et 1972 en tant que receveurs-euses stagiaires ou auxiliaires s’élève en moyenne à six ans et neuf mois mais la moitié d’entre elles et eux sont resté-e-s au plus quatorze mois dans l’entreprise32. Ces statistiques ne sont guère plus élevées quand seuls sont observés les parcours professionnels des receveurs-euses – la part des femmes n’est que de 2,4 % – embauché-e-s comme stagiaires, donc sur des postes du cadre dit « permanent ». Dans ce cas, la moyenne des temps de présence à la compagnie se chiffre à sept ans et cinq mois et la médiane à un an et cinq mois33. Ce ne sont plus 12 % mais 41 % des titulaires qui quittent l’OTL au cours des trois années suivant leur titularisation34. Comme aux PTT, les carrières « courtes » de salarié-e-s titulaires se multiplient.

25 Dans les petits ateliers des dépôts, les moyennes des temps de présence sont équivalentes, autour de six années. Toutefois le turn-over est encore plus prononcé puisqu’un salarié sur deux embauché entre 1947 et 1972 ne reste pas plus de six mois dans l’entreprise s’il s’agit d’un laveur ou d’un graisseur35, pas plus d’un an et demi s’il s’agit d’un ouvrier professionnel (OP)36. Les premiers sont tout en bas de l’échelle salariale ; les seconds gagnent le même salaire de base qu’un receveur s’ils sont OP 1 ou qu’un machiniste d’autobus s’ils sont classés OP 2. Tous, comme le personnel roulant, travaillent selon le roulement dit « parisien », c’est-à-dire sept jours d’affilée avant un jour de repos hebdomadaire, doublé s’il tombe un dimanche. Six dimanches sur sept se passent donc à l’atelier. Rien d’étonnant à ce que les trois quarts des départs soient des démissions. Ce n’est que plus tard, dans la seconde moitié des années 1970, que l’OTL

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exige de ses mécaniciens stagiaires amenés à procéder à des dépannages sur la voie publique l’obtention du permis « poids lourds » et fait de l’impossibilité de passer les épreuves du permis ou de l’échec à ces épreuves un motif valable de licenciement des stagiaires.

26 Comme durant l’entre-deux-guerres, c’est aux ateliers centraux, où les autobus et les trolleybus sont intégralement démontés quand ils subissent la « grande visite », où les mécaniciens, les carrossiers et les peintres ont fort à faire pour réparer les véhicules accidentés, que la main-d’œuvre est globalement plus stable. Là, les possibilités d’avancement dans la hiérarchie des niveaux de qualification et dans celle des salaires, par la réussite d’essais professionnels en interne, sont plus nombreuses. De plus, en comparaison avec leurs collègues des dépôts, ils subissent moins les sujétions liées à la continuité du service public puisqu’ils sont en repos hebdomadaire tous les dimanches. La médiane des temps de présence des ouvriers recrutés entre 1947 et 1972 se chiffre à quatre ans et sept mois, pour une moyenne égale à douze ans et trois mois37.

27 Les statistiques du turn-over extraites des archives nominatives sont assez éloquentes pour montrer l’importance des effectifs des salarié-e-s dont le passage à la compagnie ne dure que quelques mois voire quelques semaines, en dépit du statut du personnel, de la sécurité de l’emploi et des prestations sociales qu’il assure. La crise économique, peu favorable aux démissionnaires, surtout s’ils sont peu ou non qualifiés38, allonge sensiblement les temps de présence très courts et atténue le turn-over, sans l’annuler pour autant.

28 Alimentée par le turn-over, la strate composée des salarié-e-s ayant une faible ancienneté dans l’entreprise est d’une épaisseur non négligeable – ce qui présente un intérêt certain pour la direction de l’entreprise qui cherche à limiter la masse salariale, alors qu’un avancement selon l’ancienneté est défini dès les premiers contrats collectifs de travail, à la fin du XIXE siècle – et relativement constante. Durant l’entre-deux- guerres comme pendant les Trente Glorieuse, 20 à 25 % des salarié-e-s appartenant au service du Mouvement (receveurs-euses, wattmen et machinistes) présentent une ancienneté inférieure à trois années. C’est essentiellement sur elles et eux que la Compagnie OTL exerce les formes de flexibilité qu’elle juge nécessaire à l’exploitation du réseau.

Le turn-over dans la gestion du personnel

29 Si les contrats collectifs de travail signés depuis la fin du XIXE siècle par la direction de la Compagnie OTL et le syndicat CGT du personnel définissent les règles encadrant le déroulement des carrières, ils remplissent également une fonction normative des conditions de travail en établissant une stabilité et une prévisibilité des temps et des rythmes de travail ainsi que des affectations de ligne ou de dépôt. Ce sont les titulaires, ayant un peu d’ancienneté dans l’entreprise, qui bénéficient de ces dispositions touchant aux dimensions temporelles et spatiales du travail. Néanmoins l’OTL se préserve des marges de dérogation à ces principes d’organisation en faisant des auxiliaires, des stagiaires et des salarié-e-s titularisé-e-s depuis peu les variables d’ajustement au jour le jour des effectifs des dépôts.

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Les flexibilités internes alimentées par le turn-over

30 Les auxiliaires du service du Mouvement et des services techniques n’ont l’assurance ni de travailler à temps plein, comme les titulaires, ni de bénéficier régulièrement d’un jour de repos hebdomadaire. Dans les faits, le statut des receveurs auxiliaires « de carrière » ne les met pas à l’abri d’un chômage partiel ou complet quand l’entreprise réduit les services par mesures d’économies en 1927 ou en 1937-1938, mais les rend prioritaires sur les « accidentels de semaine ». Les inspecteurs ou les chefs de dépôt qui organisent les journées de travail peuvent, avec les auxiliaires, adapter les effectifs au plus près de la charge de travail. Et quand un supplément de main-d’œuvre est nécessaire ou qu’un agent, absent, doit être remplacé au pied levé, plutôt que de faire appel à des « assureurs de service », titulaires, dont les effectifs sont limités, de payer des heures supplémentaires – majorées –, de demander à un titulaire de décaler son jour de repos hebdomadaire, il est plus facile et surtout plus économique à l’encadrement de faire travailler un auxiliaire, quand bien même il enchaîne vingt-neuf jours de travail d’affilée avant son premier jour de repos (non payé puisque le salarié n’est pas encore titulaire), comme ce laveur embauché en février 1936. Par la suite, il travaille à deux reprises pendant six jours suivis d’un jour de repos, puis pendant vingt- sept et seize jours consécutifs avant sa titularisation39.

31 L’attachement du receveur Antoine B. illustre également bien l’imprévisibilité des jours de repos. Engagé comme auxiliaire « accidentel de semaine » le 6 avril 193640, il travaille dix-sept jours d’affilée jusqu’au 27 avril, n’est pas porté de service le 28 – sa journée ne lui est pas payée –, travaille le 29, pas le lendemain. En mai, il travaille tous les jours, sauf le 11. Les mois suivants, les durées de ses périodes de travail, entrecoupées par une ou plusieurs journées de repos non rémunérées, sont tout aussi irrégulières. Pour limiter le nombre d’auxiliaires « des dimanches et fêtes » qu’il est difficile de recruter et surtout de conserver, l’OTL le fait travailler tous les dimanches. Il est nommé auxiliaire « de carrière » le 1er mai 1936 et, à ce titre, bénéficie, comme les titulaires, des jours des congés annuels ; un « accidentel de semaine » est alors susceptible de le remplacer. Pour autant, son rythme de travail demeure irrégulier. Il est titularisé le 1er juillet 1937. Consécutivement, ses jours de repos hebdomadaire sont payés et attribués selon le roulement « parisien »41. Le travail des titulaires suit un rythme régulier, celui des auxiliaires est arythmique.

32 Le statut de « stagiaire », en vigueur à partir de 1949, est davantage « protégé » que ceux d’ « auxiliaire » ou d’ « accidentel de semaine » auxquels il a été substitué par la convention collective nationale. Comme ceux des titulaires, les jours de repos hebdomadaire sont payés, dus et rendus aux stagiaires quand ils sont travaillés à la demande de la hiérarchie pour pourvoir un poste laissé vacant suite à une absence imprévue.

33 La prévisibilité et l’imprévisibilité du calendrier des jours travaillés sont au cœur de la gestion quotidienne du personnel au niveau de chaque dépôt de tramway ou de bus. La Compagnie OTL étend ce système discriminant en fonction du statut de l’agent, à l’attribution à la fois des lignes ou des dépôts d’affectation et des horaires de travail.

34 À la fin du XIXE siècle, les inspecteurs et les chefs de dépôt ont toute latitude pour répartir les postes de travail des receveurs, cochers et palefreniers, l’attribution d’un horaire et d’une ou de plusieurs lignes se décidant la veille pour le lendemain. La compagnie met ensuite en place pour son personnel roulant un mode d’affectation de

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ligne et d’horaire similaire à celui pratiqué par les transports parisiens42. L’OTL définit des postes de « titulaires en pied affectés à une seule ligne »43. L’affectation unique a pour corollaire la prévisibilité des horaires de travail car les agents « en pied » les connaissent plusieurs mois à l’avance : « On avait des semaines fixes où on savait ce qu’on faisait. [...] On savait un an à l’avance ce qu’on allait faire. Pour les congés c’est pareil ; on avait les congés du 1er janvier au 31 décembre. Alors ça tombait en février, en novembre, n’importe quand, mais ça aussi on le savait. »44

35 Mais en début de carrière, les salarié-e-s du service du Mouvement sont « postulants ». Les contrats collectifs de travail définissent des postes de « titulaires remplaçants, postulants titulaires en pied, traités au même taux que ces derniers, mais non affectés à une seule ligne »45, mais leur effectif est contingenté à « 2 % du nombre des wattmen et receveurs en pied »46. Tous les receveurs-euses auxiliaires de la compagnie complètent ce volant de nomades en attente d’une affectation définitive sur une ligne, qui peuvent être amenés à changer d’horaire, de ligne, voire de dépôt, du jour au lendemain, selon les besoins du service. Antoine B., le receveur auxiliaire évoqué supra est, d’avril 1936 à juillet 1937, affecté tantôt à une ou des lignes urbaines de tramways47, tantôt aux funiculaires de la rue Terme, de Croix-Paquet ou de Saint-Paul, tantôt à la ligne de trolleybus de Francheville, au dépôt de Perrache ou à la ligne du cimetière de Loyasse, avant de n’effectuer son service que sur le réseau des tramways urbains. Ces transferts de dépôts d’auxiliaires, qui constituent le plus gros effectif des agents en attente d’une place « en pied », n’ont pas d’impact sur la masse salariale car seuls les titulaires perçoivent une prime de déplacement.

36 Les livres de paie et d’attachement ne contiennent plus d’information relative aux lignes du réseau dans la seconde moitié du XXE siècle. S’il n’est plus possible de reconstituer un suivi continu et quotidien de l’affectation de ligne, les « comptes rendus de surveillance des receveurs » ou « des machinistes » dressés par les contrôleurs ou par les chefs machinistes permettent d’établir un suivi échantillonné, dont la précision dépend de leur fréquence48. Ils mentionnent explicitement – alors que les livres d’attachement sont imprécis pour les lignes du réseau urbain de tramways – la ligne sur laquelle travaille l’agent le jour de leur rédaction. Le receveur Maurice B., embauché le 13 septembre 1951, fait l’objet d’une série de comptes rendus alors qu’il est affecté sur la ligne n° 7 le 19 septembre 1951, sur la n° 18 le 3 octobre, de nouveau sur la n° 7 le 24 octobre, sur la n° 17 le 21 novembre, sur la n° 26 le 30 juin 1952 et sur la n° 2 le 27 juillet 1952, avant de démissionner le 12 août 195249.

37 La possibilité laissée à la hiérarchie de définir, la veille, la journée de travail du lendemain des salarié-e-s en début de carrière lui permet de se soustraire à la réglementation des conditions de travail s’appliquant aux salarié-e-s « en pied ». Leurs horaires de travail changent tous les huit jours, selon un roulement établi à l’avance. Les durées de la journée de travail ou de son amplitude particulièrement élevées durant une semaine sont compensées la semaine suivante afin que les moyennes contractuelles soient respectées. Quant aux postulant-e-s, ils-elles ne bénéficient pas de garde-fou limitant l’enchaînement de « mauvaises » journées, comme celles effectuées en trois reprises, avec une amplitude journalière pouvant atteindre quatorze heures.

38 Un système similaire d’affectations multiples et successives selon les besoins du service est défini pour les laveurs et les ouvriers des dépôts qui, en début de carrière, appartiennent à « l’équipe spéciale [...] destinée aux remplacements des

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permissionnaires et des malades »50. Puis ils sont nommés « en pied » dans un dépôt, en fonction du nombre de places disponibles et de leur ancienneté, soit environ neuf mois après leur embauche. Marcel R. est affecté, à son embauche le 22 avril 1936, au dépôt des Pins, jusqu’au 25 suivant. Il travaille au dépôt de Caluire entre le 26 avril et le 23 mai, au dépôt de Perrache à partir du 25 mai et au dépôt d’Alsace entre le 22 juillet et le 10 janvier 1937, avec, entre temps, une affectation de trois jours, du 25 au 27 août, à l’équipe de levage des Ateliers centraux. Il reste au dépôt des Pins à partir du 11 janvier 1937, auquel il est définitivement affecté à l’occasion des nominations semestrielles du 1er août suivant51.

39 Même si l’équipe de remplacement n’est plus mentionnée dans les archives postérieures à la Libération, la pratique perdure, comme l’atteste le témoignage d’un électricien à la retraite : « Quand je suis rentré, on était souvent déplacé. Le chef de dépôt disait : “Te déshabille pas, prends tes bleus, tu pars à tel endroit. C’est pas pour longtemps, c’est pour huit jours”. Tu penses, on y restait six mois52. »

La sauvegarde de l’emploi des titulaires

40 De 1947 à 1972, le nombre de receveurs-euses passe de 1 350 à 200 pour avoisiner la dizaine dans les années 1980. Ces suppressions de postes relèvent de deux logiques. Amorcée peu après la Libération, la substitution des autobus et des trolleybus aux tramways, qui nécessitent chacun un, deux ou trois receveurs-euses selon le nombre de remorques attelées à la motrice, diminue les besoins en receveurs-euses. Dans un second temps, les postes de receveurs-euses sont supprimés par la généralisation très progressive, à partir de la fin des années 1950, des véhicules à agent unique, exerçant les fonctions de machiniste et de receveur-euse.

41 Le turn-over sur les postes de receveurs-euses, dû à l’action combinée des licenciements de stagiaires inaptes à la conduite et des démissions motivées notamment par le faible niveau des salaires, permet qu’une baisse des recrutements d’une année sur l’autre engendre une réponse rapide sur les effectifs globaux de receveurs-euses53. Par conséquent, les suppressions de postes se font « par le bas », en fermant plus ou moins les robinets d’embauche, et en interne, par les reconversions de receveurs-euses en machinistes-receveurs-euses, et non par des licenciements de titulaires. Si, en raison des difficultés rencontrées pour trouver du personnel sur le marché du travail, la Compagnie OTL assouplit ses critères de recrutement entre 1958 et 1967, non seulement en embauchant mais aussi en titularisant les receveurs ne pouvant obtenir le permis de conduire de transports en commun, en raison de leur état de santé ou d’un échec aux examens psychotechniques utilisés pour mesurer l’aptitude à la conduite, elle ne prend guère de risques à long et même à moyen terme. Sans réelle possibilité d’avancement, ils démissionnent rapidement54.

42 Le type de parcours professionnel caractérisé par un bref passage dans l’emploi public, précédant, s’insérant ou suivant une ou plusieurs séquences d’emploi dans le « privé », n’est pas une découverte. Néanmoins, ce qui frappe à l’étude des archives nominatives de la Compagnie OTL, c’est l’ampleur des effectifs concernés. Si le statut du personnel stabilise des agents restant à la compagnie durant vingt ou trente années, le faible niveau des rémunérations et la dureté des conditions de travail (grande amplitude des journées de travail, repos hebdomadaires et heures des repas décalés) dissuadent bon

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nombre de salarié-e-s de « faire carrière ». Des parcours des salarié-e-s embauché-e-s entre 1927 et 1972, il ressort que les départs en retraite ne représentent pas plus de 15 % des sorties de l’entreprise, tandis que la part des démissions avoisine 65 % et celle les licenciements, tous motifs confondus, est d’environ 15 %55. Le turn-over induit par les démissions a pour effet de limiter la masse salariale en maintenant à 25 % la proportion des postes occupés par des salarié-e-s embauché-e-s depuis moins de cinq ans, dont le salaire ne bénéficie pas, ou quasiment, de majoration pour ancienneté. La mesure du turn-over donne de précieux éclairages, d’une part sur l’organisation du travail et sur la gestion du personnel dans la quotidienneté des dépôts et des ateliers et, d’autre part, sur le fonctionnement du marché du travail interne à l’entreprise. La prévisibilité du calendrier des jours de travail et de repos et des affectations des salarié-e-s ayant une certaine ancienneté est assurée au prix de la concentration en début de carrière des flexibilités internes affectant les vies au travail. Le turn-over, alimenté par la rudesse des conditions de travail qui en découle, facilite cette gestion duale du personnel. Par ailleurs, quand des postes sont supprimés, comme ceux de receveurs-euses, il n’est pas étranger à la réussite du « redéploiement de la main-d’œuvre dans l’entreprise » évoqué par Catherine Omnès dans sa définition des marchés internes. Préciser qu’il s’agit du redéploiement de la main-d’œuvre titulaire prend ici tout son sens.

NOTES

1. Gérard Noiriel, Les Ouvriers dans la société française, XIXe-XXe siècle, Paris, Éditions du Seuil, 1986, p. 145. 2. Catherine Omnès, Ouvrières parisiennes. Marchés du travail et trajectoires professionnelles au 20e siècle, Paris, Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales, 1997, p. 54. 3. Georges Ribeill, Les Cheminots, Paris, Éditions La Découverte, 1984, p. 26. 4. Pierre Deval, Le Personnel de la Compagnie de chemin de fer métropolitain de Paris. Étude juridique et sociale, Paris, Librairie sociale et économique, 1939, p. 196. 5. Georges Ribeill, Deux entreprises de transport : SNCF et RATP. Un essai de comparaison sociale sur la longue durée, ENPC-CERTES, 1988, p. 14 ; Christine Tillie, Trajectoires sociales et culture d’entreprise à la RATP : analyse socio-historique de la RATP, RATP Réseau 2000/ministère de la Recherche et de la Technologie/Centre de recherche et d’étude sur la société française, 1987, p. 149. 6. Odile Join-Lambert, Le Receveur des Postes, entre l’État et l’usager, 1944-1973, Paris, Belin, 2001, p. 153. 7. Ibid. 8. Georges Ribeill, Deux entreprises de transport..., op. cit., p. 14. 9. David Lamoureux, « Les Cheminots du Sud-Est de la France, de la démobilisation au Front Populaire. Hommes, agents, syndiqués », thèse de doctorat d’histoire (dir. Alain Ruggiero), université de Nice Sophia-Antipolis, 2004, p. 112. 10. Sylvie Schweitzer, « Gestions de salariés : métiers et flexibilités (Lyon, XIX e-XXe siècles), Histoire, Économie et Société 20 (4), oct.-déc. 2001, p. 455-470 ; Anne-Sophie Beau et Sylvie Schweitzer, « Aushilfs- und Teilzeitarbeit : untypische Beschäftigungen ? Frankreich im 19. und 20. Jahrhundert », L’Homme, Zeitschrift für feministische Geschichtwissenschaft (1), 2000, p. 23-36 ; Anne-Sophie Beau, Un siècle d’emplois précaires. Patron-ne-s et salarié-e-s dans le grand

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commerce (XIXe-XXe siècles) , Paris, Éditions Payot & Rivages, 2004, 303 p. ; Catherine Omnès, Ouvrières parisiennes..., op. cit. 11. Loi du 27 déc. 1890, Journal officiel de la République française du 28 déc. 1890. 12. Damien Sauze, « Construction et stabilité du CDI comme norme d’emploi en France : enjeux de la maîtrise de la durée de la relation salariale », communication au Forum 2001 de la régulation, Paris, 11-12 oct. 2001, mise en ligne sur Internet (http://matisse.univ-paris1.fr/doc2/ sauze02.pdf), p. 8. 13. Anne-Sophie Beau, « Flexibilité de la main-d’œuvre et précarité de l’emploi dans les grands commerces aux XIXe et XXe siècles », Histoire et sociétés. Revue européenne d’histoire sociale (15), 3 e trim. 2005, p. 76-77 ; Catherine Omnès, « Les acteurs sociaux et politiques et le délai-congé (1890-1936) », in Jean-Pierre Le Crom (dir.), Les Acteurs de l’histoire du droit du travail, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2004, p. 386-387. 14. Archives municipales de Lyon (AML), 47WP020, Modèle de contrat d’embauche envoyé par la Société de transports en commun de la région parisienne à l’ingénieur en chef de la ville de Lyon, 1er août 1927. 15. Ibid., Statut du personnel de la Société des transports en commun de la région toulousaine, 4 mars 1926. 16. Ibid., Statut du personnel de la Compagnie des tramways de Marseille, 30 janv. 1926. 17. Catherine Omnès, « Les acteurs sociaux et politiques et le délai-congé (1890-1936) », contribution citée, p. 393-394 ; Danièle Rousselier, Quand les patrons s’organisent. Stratégies et pratiques de l’Union des industries métallurgiques et minières, 1901-1950, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2007, p. 188. 18. Loi du 19 juil. 1928 modifiant l’article 23 du livre 1er du Code du travail, Journal officiel de la République française du 21 juil. 1928. 19. AML, 75II279, Lettre de la chambre syndicale des employés et ouvriers au directeur de la Compagnie OTL, 14 déc. 1932. 20. AML, 47WP020, Traité entre la Compagnie OTL et son personnel de l’Exploitation, 28 juin 1919. 21. Archives de la Société lyonnaise de transports en commun (SLTC), Dossier de personnel. 22. François Caron, Histoire des chemins de fer en France, tome second, 1883-1937, Paris, Fayard, 2005, p. 589 ; Christian Chevandier, Cheminots en usine. Les ouvriers des Ateliers d’Oullins au temps de la vapeur, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 1993, p. 77 et Cheminots en grève ou la construction d’une identité (1848-2001), Paris, Maisonneuve & Larose, 2002, p. 132. 23. Arrêté du 29 décembre 1948 portant agrément des dispositions de la convention collective nationale de travail du personnel des tramways, autobus et trolleybus, Journal officiel de la République française du 8 janv. 1949. La convention collective est publiée à la suite de l’arrêté. 24. Catherine Omnès, Ouvrières parisiennes..., op. cit., p. 159. 25. Archives SLTC, Registres d’entrées. 26. Un échantillon de salarié-e-s a été constitué pour mettre les archives nominatives sur bases de données. Le critère de sélection est l’initiale du nom patronymique ou marital. La lettre « B » a été choisie, les noms commençant par la lettre « B » représentant près de 15 % des noms figurant dans les listes de recensement de la population lyonnaise entre 1896 et 1936, ce qui fait d’eux les plus nombreux. La répartition des embauché-e-s de la Compagnie OTL en fonction de leur nom aboutit à une conclusion analogue. Les salarié-e-s dont le patronyme ou le nom marital commence par la lettre « B » constituent donc un groupe représentatif des embauché-e-s recensé-e-s dans les registres d’entrées de la Compagnie OTL. 27. Il n’existe pas de récapitulatifs de carrière des salarié-e-s ayant quitté la Compagnie OTL avant 1927. 28. Archives SLTC, Récapitulatifs de carrière.

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29. Archives départementales du Rhône (ADR), 1650W89, Circulaire de J. Morane, directeur des chemins de fer (cabinet du secrétaire d’État à la production industrielle et aux communications) au président du comité d’organisation des voies ferrées d’intérêt local, 9 déc. 1942. 30. Ibid. 31. Florent Montagnon, « La Gestion du personnel de la Compagnie des omnibus et tramways de Lyon durant la Seconde Guerre mondiale », in Marie-Noëlle Polino (éd.), Transports dans la France en guerre, 1939-1945, Mont-Saint-Aignan, Publications des universités de Rouen et du Havre, 2007, p. 359-373. 32. Archives SLTC, Récapitulatifs de carrière des 914 salarié-e-s, dont le nom patronymique ou marital commence par la lettre « B », embauché-e-s entre 1947 et 1972 comme receveurs-euses, stagiaires ou auxiliaires. 33. Archives SLTC, Récapitulatifs de carrière des 777 salarié-e-s, dont le nom patronymique ou marital commence par la lettre « B », embauché-e-s entre 1947 et 1972 comme receveurs-euses stagiaires. 34. Archives SLTC, Récapitulatifs de carrière des 315 salarié-e-s (dont 12 femmes), dont le nom patronymique ou marital commence par la lettre « B », embauché-e-s entre 1947 et 1972 comme receveurs euses stagiaires et ayant quitté l’entreprise avec le statut de titulaires. 35. Archives SLTC, Récapitulatifs de carrière des 78 salarié-e-s, dont le nom patronymique ou marital commence par la lettre « B », embauché-e-s entre 1947 et 1972 comme laveurs ou ouvriers spécialisés, auxiliaires ou stagiaires. 36. Ibid., Récapitulatifs de carrière des 125 salarié-e-s, dont le nom patronymique ou marital commence par la lettre « B », embauché-e-s entre 1947 et 1972 comme ouvriers professionnels, auxiliaires ou stagiaires. L’introduction des auxiliaires dans le corpus ou leur extraction ne modifie pas la médiane des temps de présence dans l’entreprise. Idem pour les laveurs et les graisseurs. 37. Ibid., Récapitulatifs de carrière des 45 ouvriers, dont le nom patronymique ou marital commence par la lettre « B », embauché-e-s entre 1947 et 1972 aux ateliers centraux. 38. Nicolas Baverez, « Chômage des années 1930, chômage des années 1980 », Le Mouvement social, 154 (janv.-mars 1991), p. 105-112. 39. Archives SLTC, Feuille de paie et d’attachement du salarié pour l’année 1936. 40. Ibid., Dossier de personnel et feuilles de paie et d’attachement du salarié pour les années 1936 et 1937. 41. Archives SLTC, Feuille de paie et d’attachement du salarié pour l’année 1936. 42. Noëlle Gerôme, Agnès Guiche, Un village éclaté : le dépôt Floréal. Une étude ethnologique des pratiques culturelles dans un dépôt d’autobus de la RATP, Régie autonome des transports parisiens, rapport de recherche de la mission prospective (17), mai 1987, p. 107-118. 43. AML, 47WP020, Traité entre la Compagnie OTL et son personnel de l’Exploitation, 28 juin 1919. 44. Entretien avec Jean T., embauché le 4 juillet 1947. 45. AML, 47WP020, Traité entre la Compagnie OTL et son personnel de l’Exploitation, 28 juin 1919. 46. Ibid. 47. Son attachement ne précise pas lesquelles. 48. Le zèle des contrôleurs et/ou l’inobservation du règlement d’exploitation par les contrôlé-e-s revêtent alors un intérêt épistémologique de premier choix. 49. Archives SLTC, Dossier de personnel. 50. AML, 47WP020, Traité entre la Compagnie OTL et son personnel de l’Exploitation, 28 juin 1919. 51. Archives SLTC, Feuilles de paie et d’attachement du salarié. 52. Entretien avec René V., embauché le 23 mai 1955.

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53. Archives SLTC, Effectifs de l’entreprise et registres d’entrées. 54. Ibid., Récapitulatifs de carrière. 55. Pourcentages obtenus à partir des récapitulatifs de carrière des 2 600 salarié-e-s, dont le patronyme ou le nom marital commence par la lettre « B », embauché-e-s entre 1927 et 1972.

RÉSUMÉS

La rotation des salariés et salariées travaillant dans les services publics est réputée faible. Les statistiques attestent que le turn-over y est limité et que les carrières longues constituent généralement le modèle dominant. Cependant, elles ne prennent pas en compte la main-d’œuvre précaire qui ne bénéficie pas du statut du personnel et des garanties de l’emploi qui lui sont attachées. Pour apprécier le turn-over, il faut donc travailler sur des individus et n’exclure aucune forme d’emploi. L’informatisation sur base de données d’archives nominatives de différentes natures produites par la Compagnie des omnibus et tramways de Lyon (OTL) permet, d’une part, de donner une mesure du turn-over des salariés et salariées des transports publics urbains lyonnais et, d’autre part, de montrer sa place dans la gestion du personnel. L’entretenant davantage qu’elle ne le subit réellement, la Compagnie OTL trouve en effet un intérêt à maintenir le taux de rotation du personnel à un certain niveau. Après l’étude préalable, indispensable, des relations contractuelles entre la compagnie et son personnel, l’étude des archives nominatives de la Compagnie OTL démontre l’ampleur des effectifs concernés. Des parcours des salariés et salariées embauchés entre 1927 et 1972, il ressort que les départs en retraite ne représentent pas plus de 15 % des sorties de l’entreprise, tandis que la part des démissions avoisine 65 % et celle les licenciements, tous motifs confondus, est d’environ 15 %. La mesure du turn-over donne de précieux éclairages, d’une part sur l’organisation du travail et sur la gestion du personnel dans la vie quotidienne des dépôts et des ateliers et, d’autre part, sur le fonctionnement du marché du travail interne à l’entreprise.

The turnover of wage earners in public service is reputedly low: statistics confirm that turnover is limited and long careers are the predominant model. These figures, however, do not taken into account the precarious position of workers who lack staff status and the job security that comes with it. For a better understanding of turnover, we must study the phenomenon on an individual basis that includes all forms of employment. The computerized of archival name-specific material of different types provided by the Compagnie des omnibus et tramways de Lyons (OTL) enables us to assess the turnover of wage earners employed by the urban public transportation services of Lyons and explain its significance for personnel management. Reacting more positively than negatively, the OTL company found it profitable to maintain a certain rate of employee turnover. After a necessary preliminary study of contractual relations between the company and its personnel, the study of the OTL company’s name-specific archives revealed the breadth of the workforce that was affected. A survey of wage earners hired between 1927 and 1972 indicated that retirees represent no more than 15% of those who left the company, while those who resigned represented almost 65%, and those who were let go also approximately 15%.

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The evaluation of turnover sheds significant light on the organization of labor and the management of personnel in the day-to-day life of depots and workshops as well as on how a company’s internal labor market actually works.

INDEX

Index chronologique : XXe siècle, 1918-1938 Entre-Deux-Guerres, 1946-1958 Quatrième République, 1958-1981 Cinquième République Thèmes : Histoire sociale Mots-clés : Compagnie des omnibus et tramways de Lyon (OTL), histoire sociale, Lyon, organisation du travail Keywords : Lyon, social history, the Compagnie des omnibus et tramways de Lyon (OTL), the organization of labor

AUTEUR

FLORENT MONTAGNON Doctorant à l’université Lumière-Lyon 2

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L’histoire de la société cheminote du point de vue du témoin An eyewitness history of the railway workers’ community

Michel Gorand

1 L’histoire de la société cheminote du point de vue du témoin me paraît un exercice difficile dans le temps qui m’est imparti. Le professeur Caron, Christian Chevandier et Georges Ribeill ont écrit des volumes sur les cheminots. Je vais donc essayer d’apporter un témoignage qui sera succinct, empirique et plutôt centré sur les métiers et sur les mobilités car il y a encore des recherches à poursuivre sur ces points.

2 Je suis entré à la SNCF en 1952 comme élève exploitation. J’avais 15 ans, la SNCF aussi.

La baisse constante du nombre de cheminots

3 En 1952, nous étions 415 000 cheminots, c’est-à-dire déjà 100 000 de moins qu’en 1938, année qui avait bénéficié de l’application des 40 heures décidées par le Front populaire et du recrutement massif qui s’en était suivi dans les chemins de fer.

4 Le nombre de cheminots baissera sans cesse, à une exception près et j’y reviendrai, pour atteindre 160 000 aujourd’hui en 2007. Depuis l’origine de la SNCF, les gains de productivité et la réduction des emplois ont marqué cette société cheminote, entraînant bien sûr évolution ou disparition de métiers mais aussi conflits sociaux nombreux et importants.

5 Chacun sait que les années qui ont suivi la Libération étaient une phase de reconstruction mais aussi d’évolution technique importante notamment grâce au développement de l’électrification des lignes (4 000 km en 1950 et 10 000 km au début des années 1980). Les efforts des cheminots ont alors été importants, de nombreux métiers ont évolué, d’autres ont été créés dans tous les services. Dans cette période du début des années 1950, les attaques contre le chemin de fer ont fleuri, je pense au rapport Pellenc, et aussi contre la société cheminote, je pense au décret Laniel sur les retraites qui entraîna le conflit long d’août 1953. La première rencontre de la

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commission « Histoire sociale des transports par fer » de l’AHICF de juin 1998 a traité des conflits sociaux et la Revue d’histoire des chemins de fer n° 19 en a rendu compte. Je n’insiste donc pas.

6 À cette époque j’étais élève à Gerzat, petite gare voisine de Clermont-Ferrand, et le chef d’arrondissement de l’Exploitation s’appelait M. Beynet. Il devint directeur du Personnel de la SNCF et, 25 ans plus tard, dans le numéro d’août 1978 de la Revue générale des chemins de fer, il expliquera la politique de recrutement du personnel de la SNCF dans une période où les effectifs sont passés de 402 000, à la fin de 1953, à 261 000, à la fin de 1978. Les éléments existent sans doute pour mesurer dans la même période les conséquences sur l’évolution des métiers et sur les mobilités. Pour la politique de recrutement de 1978 à 2000, je pense qu’il convient d’envisager de nouveaux contacts avec les acteurs de cette période.

7 Si je parle de Gerzat, c’est pour faire une digression et souligner que dans les années 1950 un arrondissement comme celui de Clermont-Ferrand avait besoin d’un effectif dans les gares plus important l’été à cause de la desserte des stations thermales. En conséquence, il était proposé aux jeunes agents de se porter volontaires en dehors de cette période pour fournir des renforts à d’autres arrondissements : Modane, par exemple, recevait des renforts. Sera-t-il possible d’intégrer ce type de mobilités périodiques dans les recherches à venir ? Je ne suis pas certain qu’il en reste des traces.

8 Je voudrais aussi souligner que 1953 fut la dernière année où les élèves de l’Exploitation étaient rassemblés pour leur formation au niveau de l’ensemble de la région (les régions Sud-Est et Méditerranée n’en faisant qu’une de ce point de vue). Après cette date, la formation professionnelle des élèves exploitation se réalisa au niveau de chaque arrondissement. La dernière promotion régionale du Sud-Est – Méditerranée s’appelait la promotion « Mistral » et, pour la petite histoire, elle se réunit annuellement depuis 1989, c’est-à-dire depuis les premiers départs à la retraite de ces ex-élèves de 1952. Je ne saurais dire si des initiatives comparables existent chez les retraités mais je sais que des comités d’établissements des régions (aujourd’hui 23) organisent des activités en direction des retraités. Il est vrai qu’il y a eu peu de recherches sur les retraités.

Évolutions sociales d’après 1968

9 Pour abréger mon propos, je passe volontiers du grand conflit de 1953 à celui de 1968 parce que ce dernier a ouvert, selon moi, une nouvelle évolution de la société cheminote et je vais insister sur quatre points. 1. Tout d’abord, et c’est sans doute l’évolution la plus conséquente, c’est après le conflit, en juillet 1968, qu’aboutit la signature de l’accord cadre de modernisation, en discussion depuis le début de l’année 1968. L’objectif de cet accord, signé par toutes les organisations syndicales, est de protéger les cheminots contre les conséquences sociales de la modernisation, par exemple la suppression de services entiers, la réduction massive de gardes-barrières, ou encore le transfert de services parisiens en province. On pourrait presque dire qu’il faut vingt ans à la SNCF pour reconnaître les conséquences sociales de la modernisation, mais on peut aussi souligner qu’un tel accord est demeuré valable pendant plus de vingt ans, moyennent quelques réactualisations périodiques des indemnités qu’il prévoyait. Gageons que l’observation et l’étude des applications de cet accord permettra

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d’en apprendre beaucoup sur les mobilités des cheminots, voire sur les évolutions ou disparitions de métiers. 2. C’est également le constat des négociations de juin 1968, article 14, qui prévoit des réunions tripartites ministère des Transports - direction de la SNCF - syndicats pour, je cite, « consulter sur la politique des transports poursuivie par le Gouvernement et débattre des moyens d’assurer l’avenir à long terme de la Société Nationale » ; il en sera bien ainsi à partir du projet de contrat programme 1969-1973 dont l’objectif essentiel est le retour à l’équilibre financier (je rappelle au passage que ce dossier est longuement traité dans la Revue d’histoire des chemins de fer hors série n° 4 de l’AHICF parue en février 1996). Lors de la préparation de ce contrat État-SNCF, les fédérations syndicales représentant l’ensemble des cheminots déclarent en commun le 11 février 1969, je cite, « qu’elles ne peuvent être d’accord avec l’orientation libérale dans laquelle s’inscrit cette réforme de la SNCF... », opinion qui sera réitérée régulièrement, ce désaccord entraînant des conflits sociaux périodiques et unitaires lors de la préparation des contrats État-SNCF ; je pense notamment à la grève du 7 mars 1979, suivie par plus de 61 % des cheminots. Pourquoi de telles réactions de la société cheminote contre les orientations libérales ? Parce qu’à chaque fois il y a, de fait, réduction d’activités et plus ou moins de suppression de cheminots, de gares, de kilomètres de lignes et aussi qu’il y a forcément des conséquences sur l’évolution des métiers et sur la mobilité.

3. La réforme de la SNCF et sa régionalisation plus de trente ans après la création de la SNCF. C’est en effet une réforme importante de la structure professionnelle de terrain puisque ce niveau régional nouveau entraîne la suppression des arrondissements EX (exploitation) – VB (voie et bâtiments) – MT (matériel et traction) puis la disparition progressive de ce qui est appelé le Réseau, espace hérité des anciennes compagnies PLM, PO, Nord, etc. Cette réforme va entraîner une réorganisation, que je qualifie d’importante, de la société cheminote, de sa représentation syndicale, qui mériterait, j’en suis convaincu, d’être analysée quarante ans plus tard, et pas seulement sous l’angle de la mobilité des cheminots. 4. La réforme du système de rémunération prévue dans l’art. 2 du constat de juin 1968 sera négociée jusqu’à 1970. La fin des discussions en juillet 1970 ne rencontrera pas l’accord de tous les syndicats mais surtout cette réforme entraînera dans les années suivantes, notamment en 1972-1976, de nombreuses actions pour la « requalification » de certains grades et métiers. Mais en 1970 la mutation sociale la plus importante est sans doute la nouvelle formule adoptée pour cadrer et prévoir les augmentations de salaires et pensions de la société cheminote : la présence de M. Delors au cabinet du Premier ministre expliquant cela. À partir de cette période, il y a discussion entre direction et syndicats pour l’augmentation des salaires et pensions mais aussi pour l’évolution du temps de travail. Un accord est éventuellement signé ou non. Il est signé par tous les syndicats en décembre 1970 pour l’année 1971, accord qui officialise le retour aux 42 heures hebdomadaires, et il est signé à nouveau par tous les syndicats en décembre 1981, ce dernier officialisant les 39 heures et la création de plus de 4 000 emplois, ce qui est un cas unique dans l’histoire de la SNCF, habituée à la baisse des effectifs. Mais cet accord et la mise en place des comités d’établissement vont entraîner quelques temps plus tard la création au Sénat d’une commission de contrôle de la gestion SNCF qui souligne dans son rapport du 21 mai 1985 « le coût des mesures sociales » et demande entre autres le respect d’un impératif qui est, je cite, « la poursuite du mouvement de compression des effectifs » ; cette tendance était de nouveau à l’ordre du jour depuis 1983, le nombre de cheminots passant de 248 000 en 1984 à 175 000 en 2000.

10 Je termine mon témoignage avec le TGV. En effet, après quelques années de responsabilités syndicales, j’ai passé mes cinq dernières années de cheminot actif au Service de la gestion commerciale du TGV Sud-Est qui comprenait une centaine de rames. (Je fais une digression sur un point d’actualité : en 1992, j’ai presque 40 ans de

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service à la SNCF mais seulement 37 années prises en compte pour la retraite car les années d’élève avant 18 ans ne comptent pas pour une retraite de cheminot.)

11 L’arrivée du TGV à la SNCF dans les années 1980 a également entraîné une évolution de nombreux métiers, ainsi qu’un développement important du trafic. En 2000, vingt ans après sa mise en service il y avait déjà 350 rames TGV et quelle progression en voyageurs ! Mesurée en milliards de voyageurs-kilomètres qui est la mesure de référence au chemin de fer, on est ainsi passé de 22 milliards de VK en 1938 à 70 milliards en 2000 dont 35 milliards en TGV. Les gains de productivité sont immenses ! Avec le TGV, c’est une nouvelle SNCF...

RÉSUMÉS

L’auteur, entré à la SNCF en 1952 à l’âge de 15 ans, apporte sur l’ensemble de sa carrière un témoignage qu’il veut succinct, empirique et centré sur les métiers et sur les mobilités, champs pour des recherches encore à venir. Il remarque d’abord la baisse constante du nombre de cheminots depuis cette date (1938 : 515 000, 1952 : 415 000, 2007 : 160 000). Puis, dans les différentes caractéristiques de chaque période, il trouve matière à de futures études. Ainsi l’électrification des années 1950 explique l’évolution des métiers. Le conflit social de 1953 a été étudié par l’AHICF : retraites et retraités pourraient faire l’objet d’autres travaux. La mobilité saisonnière des cheminots selon les besoins du trafic est également un aspect oublié de l’emploi de l’époque, etc. Passant au conflit de 1968, il y voit le point de départ d’une nouvelle évolution de la société cheminote, caractérisée par quatre tendances : avec la signature de l’accord cadre de modernisation, la SNCF reconnaît les conséquences sociales de la modernisation sur l’emploi et les métiers ; les négociations de juin 1968 prévoient des réunions tripartites ministère des Transports - direction de la SNCF - syndicats. Le désaccord de la société cheminote avec les orientations libérales des contrats de plan Etat-SNCF successifs s’exprimera par des conflits sociaux dénonçant leurs conséquences sur l’évolution des métiers et sur la mobilité (contraction du réseau) ; la réforme de la SNCF et sa régionalisation plus de trente ans après la création de l’entreprise entraîne une réorganisation importante de la société cheminote, de sa représentation syndicale, qui mériterait d’être analysée ; La réforme du système de rémunération prévue dans l’art. 2 du constat de juin 1968 et ses modalités successives jusqu’aux années 1980 mérite également une étude. Il conclut son témoignage avec le TGV, qui a également entraîné une évolution de nombreux métiers, ainsi qu’un développement important du trafic, et, donc, des gains de productivité immenses.

The author, who began working for the SNCF in 1952 at age fifteen, offers an intentionally succinct and empirical testimonial that spans his career, focused on occupations and mobility as areas of study for further research. He begins by observing the steady decrease in the number of railway workers from that date: (1938 : 515 000, 1952 : 415 000, 2007 : 160 000). He then finds material for future studies in the different characteristics of each period. Accordingly, electrification in the 1950s explains the evolution of various trades. The AHICF has already studied the social conflict of 1953: retirement and retirees might be a topic of study in the future;

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to cite another example among many, the seasonal mobility of railway workers depending on transportation needs is a forgotten aspect of employment in that period. Skipping to the 1968 conflict, he sees the events of that time as the beginning of a new evolution of the railway workers’ community characterized by four main tendencies: - upon signing the agreement outlining its modernization, the SNCF recognized the social consequences of modernization for jobs and occupations; - the negotiations in June 1968 provided for tripartite meetings between the Transportation Ministry, the board of the SNCF, and the unions. The disagreement of the railway workers’ professional community with the more liberal direction of the successive contractual plans signed by the State and the SNCF manifested itself in the social conflicts denouncing the consequences of these contracts for occupations and mobility (decreases in network size); - the reform of the SNCF and its regionalization thirty years after the company was created brought about a significant reorganization of the railway workers’ professional community and its unionized representation, which should be studied; - the reform of the pay scale provided for in Article 2 of the official report made in June 1968 and its successive increments until the 1980s also deserves an independent study. The author concludes his testimonial with the TGV, which has brought about its own evolution of several occupations as well as a significant development of traffic with tremendous increases in productivity.

INDEX

Mots-clés : cheminot, grève, histoire sociale, métier, organisation du travail, politique sociale, SNCF, témoignage Keywords : occupation, organization of labor, railwayman, SNCF, social history, social policy, strike, testimony Index chronologique : XXe siècle, 1953 Grève des cheminots, 1958-1981 Cinquième République, 1968 Mai, 1972 Réforme de la SNCF Thèmes : Histoire juridique institutionnelle et financière, Histoire sociale

AUTEUR

MICHEL GORAND Retraité de la sncf, administrateur de l’ahicf

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Quatrième partie. Le monde des cheminots : dynamisme professionnel et mutations sociales

Document

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Origines sociales et géographiques des cheminots français : regards croisés

Christian Chevandier

1 Christian Chevandier a choisi de rappeler les travaux menés au sein de la commission « Histoire sociale des transports par fer » de l’AHICF par des étudiants en maîtrise soutenus par l’association et des généalogistes cheminots amateurs, qui ont contribué ensemble au volume « Origines sociales et géographiques des cheminots français », publié en 2000 à la suite du colloque qui avait permis d’échanger les résultats obtenus. Des représentants de plusieurs disciplines (histoire, démographie, sociologie) avaient accepté de commenter ces apports. Ce sont des extraits de leurs analyses qui sont reproduits ici, à la suite du sommaire de la 22e livraison de la Revue d’histoire des chemins de fer qui a conservé sa valeur d’ouvrage de référence.

REVUE D’HISTOIRE DES CHEMINS DE FER N° 22 (2000)

« Origines sociales et géographiques des cheminots français », Actes des Deuxièmes rencontres de la Commission « Histoire sociale des transports par fer » de l’AHICF accueillies par l’université de Paris I-Panthéon-Sorbonne (Centre d’histoire sociale du XXe siècle), Paris, 4 avril 1999.

Sommaire

Préface d’Antoine Prost

Contextes et comparaisons

François Robert, Le recensement de 1911 : méthodes, pratiques et exploitation.

Elise Feller, Les origines géographiques et sociales d’une cohorte d’agents des transports parisiens du début du XXe siècle.

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Études monographiques de populations cheminotes

Le PLM

Christelle Geneste, Cheminots de la misère, les origines géographiques et sociales des cheminots de Villeneuve-Saint-Georges à partir du recensement de 1911.

Georges Ribeill, Les cheminots de Migennes (Yonne) en 1911.

Christian Chevandier, Être cheminot du PLM sur une colline de canuts : les cheminots de la Croix-Rousse, à Lyon.

L’Est

Luc Delmas, Mobilités et enracinement dans une cité cheminote lorraine au tournant du siècle : Conflans-Jarny.

Le Nord

Bernard Carcel, Les cheminots habitant le site d’Ermont et d’Eaubonne.

Valérie Danelle-Thiriet, Les cheminots de Saint-Quentin à partir des listes nominatives du recensement de 1911 : un groupe aux origines sociales et géographiques et au comportement social homogènes.

Le Midi

Catherine Marconis, Les origines géographiques et sociales des cheminots à Toulouse au début du XXe siècle.

L’Ouest et le PO

Alix Maurin et Véronique Icole, Les cheminots de Trappes.

Jean Castets, Éléments d’enquête sur les origines géographiques et sociales des employés au chemin de fer inscrits comme tels sur les listes nominatives du recensement quiquennal de 1911 à Granville (Manche).

Christine Chaoui, Les origines géographiques des cheminots de la Compagnie du Paris-Orléans (PO) sur le site ferroviaire de Tours-Saint-Pierre-des-Corps (1900-1936).

Conclusions : des représentations aux réalités

Michel lonascu, L’image que donne le cinéma des origines géographiques et sociales des cheminots.

Christian Chevandier, Mobilités sociales et géographiques des travailleurs du rail en France au temps des compagnies : certitudes, vraisemblances et questionnements.

Critiques et perspectives d’une recherche

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Guy Brunet, Pour une démographie historique des cheminots : concepts et méthodes, quelques suggestions.

Olivier Faron, « Race » ou population cheminote ?

Dominique Merllié, Quelques questions sociologiques soulevées par l’étude de la mobilité sociale des cheminots.

Yves Lequin, Clôture de la Journée.

Critiques et perspectives d’une recherche

Extrait de : Guy Brunet, « Pour une démographie historique des cheminots : concepts et méthodes, quelques suggestions »

Qu’en est-il de la fécondité des cheminots ?

2 Quelques textes se sont intéressés, à travers les informations fournies par les listes nominatives, à la dimension des familles et à la fécondité1. Certains auteurs ont même évoqué un éventuel malthusianisme de la population cheminote. Redisons qu’il serait vraisemblablement plus pertinent de chercher à mesurer la fécondité de différents groupes de cheminots, en fonction par exemple du niveau de revenu, plutôt que globalement d’individus ayant des statuts sociaux et professionnels aussi différents qu’un cheminot-ingénieur et un cheminot-manœuvre en atelier.

3 Mais, surtout, je souhaite ici attirer l’attention sur une question de méthode : peut-on directement, à partir du nombre d’enfants recensés dans les ménages, établir la fécondité d’un couple et parler de malthusianisme ? La réponse est sans ambiguïté négative. Ce que nous apprend le recensement est uniquement le nombre d’enfants présents à une date donnée au sein du ménage de l’individu étudié : les enfants décédés, les enfants vivant ailleurs (jeune enfant en nourrice, adolescent placé en domesticité, jeune homme aux armées, enfant adulte et marié pour ne citer que ces exemple précis) ne sont pas signalés. Un couple peut ainsi avoir eu un nombre élevé d’enfants et apparaître, dans le recensement, sans descendance présente au sein du ménage. En outre, la dimension de la famille est fonction de plusieurs paramètres bien connus des démographes, dont celui de l’âge de la femme, de l’ancienneté du mariage et de la durée de celui-ci2. Imaginons que l’on observe à un recensement trois couples : le premier vient juste de se marier et n’a pas d’enfants, le second est marié depuis cinq ans et a deux enfants, le troisième est marié depuis dix ans et a trois enfants. Cela a-t-il un sens d’établir une moyenne et de dire que la fécondité de ces couples est de 1,67 enfant en moyenne ? Non, bien entendu. Il faudrait pour le moins tenir compte de l’âge des couples observés ou de l’ancienneté du mariage. A. Maurin et V. Icole signalent ainsi : « Le vieillissement progressif des cheminots au fil des recensements : alors que plus de la moitié a moins de trente ans en 1921, ce sont les 31/40 ans qui deviennent de plus en plus nombreux, près de 44 % des cheminots appartenant à cette classe d’âge en 19313. » Il est donc illusoire de chercher à déduire une évolution de la fécondité à partir du nombre d’enfants présents dans des ménages qui n’en sont pas au même stade de leur cycle de vie familiale. Or c’est ce type de calcul qui est parfois imprudemment tenté : par exemple qu’il y ait en moyenne, dans une commune donnée et à une date

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donnée, 1,5 enfant présent par ménage de cheminot et 2,2 par ménage d’agriculteur peut tout aussi bien provenir d’un âge différent des chefs de ménages observés ou d’une moindre mobilité des enfants d’agriculteurs que d’une fécondité plus élevée des agriculteurs. Un effort semble ici encore nécessaire de la part des historiens pour maîtriser les méthodes et les concepts de la démographie, et une plus grande prudence est sans doute de mise dans l’approche de la fécondité.

4 Mesurer la fécondité des couples de cheminots passerait par la reconstitution de la vie féconde de ces couples à partir de l’état civil, selon la méthode exposée par Louis Henry4 : identifier l’acte de mariage et retrouver toutes les naissances successives issues de ces unions, en s’assurant de la stabilité géographique du couple ou en suivant celui-ci dans ses déplacements. Alors on pourrait établir la « descendance finale » (nombre d’enfants issus du couple) en fonction de la durée de l’union et de l’âge de la femme au mariage. On pourrait également observer le rythme de constitution de la descendance et rechercher des indices d’une éventuelle limitation volontaire des naissances : quel est l’intervalle entre le mariage et la première naissance ? quel est l’espacement entre les naissances successives ? quel est l’âge de la femme à la dernière maternité ? On possède maintenant des informations de cet ordre pour toutes les régions françaises, pour de nombreux groupes sociaux. Par comparaison on pourrait, alors et seulement alors, situer le niveau de la fécondité des ingénieurs-cheminots ou des ouvriers-cheminots et évoquer leur éventuel malthusianisme, en se rappelant, par exemple, que les générations féminines nées à la charnière du XIXe et du XXe siècle ont été particulièrement peu fécondes.

Extrait de : Olivier Faron, « “Race” ou population cheminote ? »

La construction d’un espace social national

5 La répartition géographique des cheminots apparaît de facto comme le fruit de deux logiques complémentaires : d’un côté, l’exode rural, et, de l’autre, les conditions des tracés du rail.

6 Les études aujourd’hui rassemblées démontrent avec éclat comment la naissance d’une nouvelle catégorie sociale comme celle des cheminots est en fait une émanation du monde rural. Par là même, on en arrive à rejeter l’idée de parcours complexes et évolutifs, étalés sur plusieurs générations : un paysan ayant des enfants artisans, des petits-enfants ouvriers et des arrière-petits-enfants travailleurs du rail... Rien de tout cela ne semble avéré. On assiste en fait essentiellement à un passage direct des campagnes aux compagnies ferroviaires. Très peu d’agents des transports parisiens sont par exemple fils d’ouvriers [E. Feller].

7 Sur ces logiques, somme toutes traditionnelles, de flux migratoires se greffe un déterminisme fort : l’appartenance à une compagnie hiérarchisée, qui embauche sur le territoire qu’elle contrôle. Il existe ainsi un lien quasi automatique entre les lieux de recrutement de la main-d’œuvre et la géographie ferroviaire. Les employés de Trappes remontent ainsi au sens propre du terme la voie ferrée [V. Icole -A. Maurin]. On retrouve la même chose pour le Paris-Lyon-Méditerranée qui embauche le long de son axe d’exploitation [Ch. Geneste]. Ce double processus entraîne une double logique d’implantation, qui permet de construire, ou mieux, de reconstruire un espace national. Il faut en fait séparer de véritables nœuds ferroviaires, qui constituent autant d’articulations majeures de l’installation de la population cheminote, de pôles de

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localisation moins marqués, où les travailleurs du rail sont complètement immergés dans une population aux activités les plus diverses.

8 Dans le premier cas, se mettent en place des mécanismes prononcés de reproduction sociale. L’assimilation d’individus d’origines multiples est contrebalancée par une tendance claire à l’auto-recrutement. Une règle se dessine : on est travailleur du rail de père en fils si le bassin ferroviaire est important et si la population cheminote est bien implantée depuis plusieurs générations sur le site [B. Carcel]. Sur celui d’Ermont et d’Eaubonne en 1911, 80 % de la première génération de cheminots sont d’origine rurale. 20 % correspondent à la deuxième génération, Paris ou le site même d’Ermont et d’Eaubonne étant la résidence d’emploi des parents à la Compagnie du Nord. Plus généralement, la consolidation de véritables sites cheminots débouche clairement sur des formes de stagnation. À Saint-Pierre-des-Corps, l’immobilisme social constitue une réalité prégnante d’une génération à l’autre comme entre les familles de l’époux et de sa femme [Ch. Chaoui]. Loin des véritables sites ferroviaires, c’est en revanche le contexte urbain qui prévaut. La situation de la Croix-Rousse est marquée par de multiples formes de cohabitation [Ch. Chevandier] : entre cheminots et canuts, entre cheminots et artisans...

Extrait de : Dominique Merllié, « Quelques questions sociologiques soulevées par l’étude de la mobilité sociale des cheminots »

Peut-on infirmer une légende ?

9 Si l’on peut constater qu’il est faux, au moins dans la période considérée, de dire que les cheminots se recrutent massivement dans des familles de cheminots, doit-on dire que le mythe ou la légende s’effondrent ? D’abord, il faudrait plutôt dire qu’ils se corrigent, puisque l’intuition qu’ils expriment sous une forme erronée en termes de recrutement se vérifie bien en termes de destinée. Mais, au-delà de ce déplacement de la signification à accorder à l’idée d’hérédité professionnelle, il faut se demander si la « vérité » que de tels stéréotypes peuvent exprimer relève effectivement de la vérification statistique.

10 Quand un groupe social présente une image de son identité à travers des récits ou des stéréotypes, il ne faut pas penser qu’il s’agisse, qu’il puisse s’agir habituellement, de description d’une moyenne statistique : les catégories les plus nombreuses ne sont pas nécessairement celles qui apparaissent comme les plus « typiques » et, inversement, les images sociales des groupes sociaux ne se cristallisent pas à partir des cas les plus nombreux5. On peut suivre sur ce thème les analyses de Luc Boltanski à propos des cadres en France, comme groupe social aux frontières floues, éventuellement très large, même si le cadre type est toujours décrit avec des traits qui restent rares et nullement caractéristiques de l’ensemble du groupe ou de ceux qui en revendiquent pour eux- mêmes l’étiquette. De même, explique Boltanski, qu’il y a des « chiens plus chiens que d’autres » (c’est-à-dire plus aptes à être reconnus comme chiens ou à venir à l’esprit quand on imagine un chien ou qu’on veut illustrer l’idée de chien), tous les « cadres » ne constituent pas également des exemples qui viennent spontanément à l’esprit, lorsqu’on se propose de décrire les cadres : on voit alors apparaître assez systématiquement des traits du cadre « type » qui sont en réalité statistiquement très rares, par exemple le trait « ancien élève de HEC »6. Même si les cheminots fils de cheminots sont (relativement) rares, minoritaires parmi les cheminots, il est probable

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qu’ils se sentent plus cheminots que les autres, plus prêts à parler pour le groupe, ou simplement à penser qu’il existe ou peut exister en effet comme groupe, ayant, au-delà des divisions catégorielles, une identité sociale identifiable, comme une sorte, justement, de famille, à laquelle on appartient plus facilement, plus naturellement, par destin familial, de père en fils. Ainsi y a-t-il lieu d’entendre une forme de vérité sociale dans un discours qui apparaît tout à fait contraire aux faits si on le comprend comme ayant une pertinence statistique. S’il est utile de confronter les discours spontanés des groupes, ou de ceux qui s’en érigent en porte-parole, aux réalités observables – c’est là un bon réflexe sociologique –, une analyse sociologique plus poussée doit encore pouvoir rendre compte de la fonction de ces discours et du sens de l’écho qu’ils rencontrent, et continueront de rencontrer malgré les démentis statistiques.

NOTES

1. Ce thème revient notamment dans les textes de Ch. Geneste, d’A. Maurin et V. Icole, de B. Carcel et dans la synthèse de Ch. Chevandier. 2. Les bases de cette méthode ont été exposées par L. Henry, Manuel de démographie historique, Genève, Droz, 1970, 146 pages. L’application de cette méthode a donné lieu à des dizaines de monographies. 3. Voir le texte de A. Maurin et V. Icole. 4. Ibidem. 5. Cela peut être illustré par l’histoire même du terme « cheminot », qui a désigné une partie des travailleurs de la voie avant de connaître la fortune qui l’a imposé comme terme général pour englober tous les salariés des chemins de fer. 6. Luc Boltanski, Les Cadres. La formation d’un groupe social, Paris, Éd. de Minuit, 1982, p. 463-471.

AUTEUR

CHRISTIAN CHEVANDIER Historien, maître de conférences à l’université Paris I - Panthéon-Sorbonne

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Cinquième partie. Les paysages de l’architecture et du patrimoine

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Vingt ans d’histoire du patrimoine architectural et du paysage ferroviaire Twenty Years of the History of Architectural Heritage and Rai lway Landscape

Jean Fosseyeux

1 Lorsque, il y a maintenant vingt ans, l’Association pour l’histoire des chemins de fer en France s’est constituée, l’existence et l’importance d’un patrimoine bâti ferroviaire français, fortement marqué par une architecture spécifique et donnant naissance à un paysage ferroviaire créé par ce patrimoine et cette architecture ou à partir d’eux, n’étaient perçues que par quelques-uns et depuis assez peu de temps.

2 Dans le premier numéro de la Revue d’histoire des chemins de fer, paru en octobre 1989, on trouvait des articles et communications consacrés à l’histoire politique, juridique, administrative, technique, économique, commerciale des chemins de fer, mais le thème du patrimoine n’apparaissait qu’assez furtivement dans une communication de Paul Gerbod sur l’histoire culturelle des chemins de fer en France.

3 En revanche, dans ce même numéro, figurait, assez discrètement il est vrai, un compte rendu de lecture rédigé par Marie-Noëlle Polino, compte rendu qui concernait l’exposition consacrée aux grandes gares parisiennes du XIXe siècle, exposition organisée en 1987, année de la constitution de notre association, sous la direction de Karen Bowie qui avait également dirigé la rédaction du catalogue de l’exposition. Dans sa note de lecture, Marie-Noëlle Polino rappelait l’exposition, intitulée « le Temps des Gares », présentée dix ans auparavant (en 1978) par le Centre de création industrielle du Centre Pompidou1. D’après elle, cette exposition faisait de la gare une utopie et un « ailleurs dans la ville » et elle pensait que l’exposition organisée par Karen Bowie et le catalogue l’accompagnant apportaient une tout autre présentation de la gare, en mettant en lumière les relations des gares : • avec leurs constructeurs, • avec les techniques développées aux époques de leur conception, • avec les quartiers où elles s’implantaient,

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• avec les activités et les milieux sociaux de ceux qui empruntaient les trains et qui trouvaient dans ces gares leurs points de départ, d’arrivée ou de changement de direction.

4 Cette note de lecture rattachant une exposition et son catalogue à une autre exposition et à un autre catalogue lançait ainsi, pour l’AHICF, un thème de recherche qui depuis n’a pas été abandonné.

5 Avant d’aborder la présentation des principales étapes parcourues par les chercheurs auxquels notre association a permis de s’exprimer, on doit, pour mieux situer l’action de l’AHICF dans le contexte historique de l’époque de sa création, faire une évocation rétrospective de ce qui, avant 1987, s’était passé de marquant dans le domaine qui aujourd’hui retient notre attention.

6 La première protection au titre des monuments historiques d’un bâtiment ferroviaire remonte à 1926. Elle a concerné l’entrée du tunnel ferroviaire de Fréjus à Fourneaux en Savoie, entrée de tunnel dont on sait qu’elle a été, en 1977, déplacée sur la commune de Modane.

7 La deuxième protection, toujours une simple inscription, a concerné, en 1938, la gare du Bourbonnais à Lyon, mais on sait que cette gare a été rayée de l’Inventaire en 1953, puis détruite.

8 En 1965, ce sont trois ouvrages d’art qui ont été inscrits : les viaducs de Garabit, de Rouzat et de Neuvial.

9 En 1972, un classement a été décidé au profit du buffet de la gare de Lyon et en 1973 est intervenue une décision majeure pour l’histoire des chemins de fer : l’inscription de la gare d’Orsay. Nous pouvons nous arrêter quelques instants sur cette date et sur cette décision qui, à l’époque, détermina de nombreux commentaires. En 1972, la gare d’Orsay n’était plus une gare, du moins plus un « bâtiment voyageurs ». En effet, dès 1938, la jonction souterraine à deux voies reliant les gares d’Orsay et d’Austerlitz s’était révélée saturée aux heures de pointe. Pour le réseau grandes lignes, un autre problème était apparu : les quais d’Orsay ne pouvaient recevoir des trains de plus de douze voitures alors que les nouvelles locomotives pouvaient en tracter seize. La gare de la Belle Époque était de ce fait condamnée et la gare d’Austerlitz redevint le 2 novembre 1939 la tête de ligne du grand réseau. Quant au trafic de banlieue qui restait à Orsay, il fut descendu au sous-sol en 1958. Devenue inapte au service, la gare d’Orsay faillit alors mourir et ses bâtiments disparaître. En 1962 on envisagea réellement d’y envoyer les bulldozers. Un concours d’architecture fut alors lancé en vue d’édifier à sa place un hôtel. Le projet présenté alors par Le Corbusier fut écarté puis le temps passa. Les goûts et les sensibilités évoluant, les débats se développèrent pour savoir s’il fallait ou non démolir cette gare. En 1972, le hall de la gare servait de parking pour les services de la Caisse des dépôts et consignations voisine et abritait le chapiteau de la Compagnie Madeleine Renaud – Jean-Louis Barrault. Un peu plus tard, les commissaires-priseurs rejoignirent l’endroit pour y organiser leurs ventes. Quant à l’hôtel de la gare, appelé Palais d’Orsay, où le général de Gaulle avait prononcé sa célèbre conférence de presse, il fut cette année-là désaffecté. L’année précédente, c’est à dire en 1971, Jacques Duhamel, alors ministre des Affaires culturelles, s’était opposé à l’adoption définitive du projet de grand hôtel destiné à être construit à la place de la gare d’Orsay. En effet ce projet n’avait pas été abandonné. Lentement mais sûrement les autorisations nécessaires avaient été demandées, des financements avaient été rassemblés et le projet avait même reçu un accord préalable du ministre de l’Équipement. Finalement, celui-ci

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accepta de revenir en arrière et de suivre l’avis tout à fait contraire du ministre de la Culture, avis émis en application de la loi sur les abords des monuments historiques. Le permis de construire fut alors refusé et le ministère de l’Équipement, après plusieurs mois de réflexion, s’orienta non plus vers l’étude d’un nouveau projet de construction neuve mais vers la conservation de la gare d’Orsay et son utilisation par des services publics ou d’intérêt général.

10 Le premier projet de réutilisation pris en considération fut celui visant à rassembler dans la gare les services du Commissariat au tourisme et différentes « maisons des provinces françaises » installées à Paris. Le ministère de la Culture fit alors valoir qu’il était peu favorable à tout projet d’aménagement conduisant à tronçonner le volume intérieur du bâtiment et que la direction des musées de France pourrait s’intéresser à la gare d’Orsay en vue, par exemple, d’y installer un musée des impressionnistes. C’est dans ce contexte et pour que le ministère de la Culture puisse contrôler l’utilisation de l’édifice que la protection, au titre des monuments historiques, de la gare d’Orsay fut envisagée.

11 Les opinions concernant la qualité architecturale de la gare d’Orsay étaient alors assez contrastées mais il était difficile de dénier tout intérêt à cette gare, contemporaine du pont Alexandre III et du Grand Palais, qui s’intégrait très bien dans le site urbain et qui répondait parfaitement aux volumes du Louvre voisin. François Loyer pouvait même à l’époque faire valoir que « la qualité architecturale de la gare lui paraissait supérieure à celle des pavillons terminaux du Louvre » dont l’ornementation était « trop éclectique », Le Fuel s’y étant perdu dans un décor redondant que Visconti aurait su éviter. François Loyer faisait également valoir que le pavillon de Flore avait été construit en 1878 et la gare d’Orsay en 1899. Vingt ans seulement séparaient les constructions des deux bâtiments et il était difficile de croire qu’un édifice nouveau aurait pu mieux s’intégrer dans un contexte aussi exigeant. De son côté, Robert Vassas, tout en reconnaissant les remarquables qualités extérieures et intérieures de la gare, portait un jugement beaucoup plus réservé sur le Palais d’Orsay et regrettait que l’ensemble écrasât trop le délicat Hôtel de Salm. Nonobstant ces réserves, il pensait que le tout devait être préservé.

12 C’est ainsi que le 12 février 1973 la délégation permanente de la Commission supérieure des monuments historiques proposa l’inscription à l’Inventaire supplémentaire des monuments historiques de la gare en sa totalité et du Palais d’Orsay pour ce qui concernait les façades, les toitures ainsi que la salle des fêtes et la salle à manger avec leurs décors. Quatorze jours plus tard, le 26 février, la commission supérieure entérinait cette proposition. L’événement fut alors abondamment commenté car, en 1973, il était assez rare de protéger un monument du XIXe siècle. Cette protection était la reconnaissance de l’intérêt que présentaient les grand équipements publics du siècle précédent et l’idée se répandit alors de tenter de faire naître là ce qu’on avait laissé mourir aux Halles où, pendant quelques temps, s’étaient développés une culture hors commerce et un ludique gratuit.

13 Le président du conseil d’administration de la SNCF fut formellement informé dès le 8 mars de la protection prononcée. Dans son courrier le ministre lui signalait l’intérêt qu’il y avait à ce que l’État puisse se rendre acquéreur de divers objets mobiliers dignes d’intérêt qui se trouvaient alors dans le Palais d’Orsay. Rapidement, il fut convenu entre le ministère des Affaires culturelles, la SNCF, propriétaire, et le ministère de l’Équipement qui exerçait sa tutelle que l’ancien hôtel du Palais d’Orsay serait affecté

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aux musées nationaux qui y installerait « les Impressionnistes » puis toute la peinture du XIXe siècle. Des négociations s’ouvrirent très rapidement pour permettre à l’État d’acheter à la SNCF (qui continuerait à exploiter la gare et ses voies) les locaux abandonnés au début de l’année par l’Hôtel d’Orsay. Le mois suivant, c’est Maurice Druon, le nouveau ministre des Affaires culturelles, qui avait remplacé Jacques Duhamel très malade, qui prit en charge le lourd dossier de la gare d’Orsay dans son ensemble. Il ne fallait pas que l’aménagement du futur musée qui serait installé sur l’ensemble de la gare et de l’hôtel soit retardé par les négociations sur le transfert de propriété. En 1977, le président de la République lui-même décidait d’y établir le musée du XIXe siècle. En 1978, par un arrêté du 15 mars, la gare et le Palais d’Orsay étaient classés en totalité.

14 On entra alors dans une assez longue période de querelles étranges autour d’un projet qui avait pourtant semblé assez largement accepté, à savoir : montrer au public l’ensemble des créations d’un siècle riche entre tous et cela dans un bâtiment qui restait l’un des rares et précieux exemples de l’architecture 1900. Ce projet de musée interdisciplinaire, à la fois musée d’art et de civilisation, ne semblait pas rencontrer un acquiescement universel. Certains continuaient à dire qu’ils auraient préféré qu’on ait fait disparaître cette ancienne gare inutile, incongrue, trop imposante et trop ornée, que l’on ait construit à la place un bel objet architectural, clair et affirmé, et qu’on ait laissé là où elles étaient, éparses et enfouies, les collections que le stupide XIXe siècle avait laissées.

15 Je ne raconterai pas, après tant d’autres, la longue marche architecturale et muséographique à l’issue de laquelle la gare d’Orsay s’est retrouvée transformée en musée et pour la suite nous irons à très grande vitesse pour rejoindre sans trop tarder la date de 1988, à savoir celle du démarrage de l’AHICF.

16 Pendant la période allant de 1973 à 1988, ont été protégés, au total, 57 bâtiments ferroviaires. En 1975, se manifesta la première vague de protections, de bâtiments ferroviaires, protections décidées par Michel Guy à l’initiative de Bruno Foucart : trois viaducs et neuf gares auxquels vinrent s’ajouter, en 1976, un viaduc, en 1977, l’ancienne gare de Pierrefonds, en 1981, celle de Cauterêts, en 1982, celle de Valence. La deuxième vague est connue, c’est celle décidée par Jack Lang à l’initiative de Christian du Pavillon. Par trois arrêtés de 1984 furent protégés 19 gares, 12 viaducs, 4 rotondes, 3 têtes de tunnel, 2 funiculaires, 1 château d’eau, 1 maison de garde-barrière.

17 Revenons donc à 1988, et examinons, à partir de l’exposition sur les gares parisiennes et du catalogue qui l’accompagnait, le développement des recherches historiques conduites à l’initiative de notre association ou avec son soutien. Dès 1990, Karen Bowie rejoignit le comité scientifique de l’AHICF et le premier groupe de travail créé par l’association fut dédié à l’architecture et aux chemins de fer. Il commença aussitôt à se réunir. Au printemps 1991, la quatrième manifestation scientifique de l’AHICF était reçue par le Musée d’Orsay : elle s’intitulait « Les chemins de fer et la ville », marquant dès l’abord la dimension urbanistique et sociale que revêtait l’architecture des gares dont le citadin et le voyageur ne perçoivent qu’une partie2. Elle démontrait aussi la nécessité de larges comparaisons, dans l’étude de l’architecture ferroviaire, avec des communications qui ont fait date sur les gares d’Europe centrale et d’Italie, et en France même entre plusieurs régions. Notons que cette journée fut ouverte par M. Raoul Balso, historien et ingénieur, qui avait été le dernier chef de gare de la gare d’Orsay et qui est parmi nous aujourd’hui. Le succès de cette journée d’études explique

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la part importante prise par le thème de l’architecture et du patrimoine dans le colloque organisé en 1993, à Paris, et intitulé « Arts et chemins de fer ». La troisième partie de ce colloque avait pour titre « Construire pour le chemine de fer » et comprenait des communications sur : • les constructions pionnières sur la ligne d’Avignon à Marseille, • l’architecture ferroviaire et les ouvrages d’art en Île-de-France, • les gares de l’architecte Louis Brachet sur la ligne de Sceaux, • la gare du Nord à Paris, • les gares projetées par Angiolo Mazzoni dans les années 1930-1940.

18 Le groupe de recherche « architecture et chemins de fer » (aujourd’hui « chemins de fer, architecture et villes »), placé sous la présidence de Karen Bowie, a fourni à l’automne 2000 un ensemble de communications qui ont permis la publication d’un numéro spécial de la Revue d’histoire des chemins de fer consacré à ce que l’on peut appeler l’urbanisme ferroviaire et à l’articulation entre la ville et le réseau ferré3. Il comprend des communications portant sur les emplacements de plusieurs gares par rapport aux villes où elles sont implantées : Rennes, Turin, Marseille, Prague, les grandes villes du Rhin supérieur, Strasbourg, mais aussi sur des aspects plus monumentaux et, en particulier, l’escalier de la gare Saint-Charles à Marseille.

19 En 1998, le thème du patrimoine ferroviaire s’est épanoui à l’occasion du colloque « Le patrimoine ferroviaire : enjeux, bilans et perspectives » organisé au Musée français du chemin de fer de , colloque au cours duquel il fut largement débattu : • du patrimoine roulant de la SNCF, • du patrimoine historique de la RATP, • de la mise en valeur du patrimoine de la Compagnie internationale des wagons-lits, • des archives des constructions ferroviaires, • du patrimoine invisible, mais aussi : • de la typologie des gares rurales de moyenne importance du nord-est de la France, • de la gare de Marseille et de la gare Saint-Lazare à Paris, • des interventions sur les gares anciennes, • de la réhabilitation des sites ferroviaires, • du rôle patrimonial des anciennes voies ferrées.

20 À la fin de ce colloque, un débat public s’est instauré autour de trois questions concernant la politique du patrimoine ferroviaire en France : • quels principes ? • quels auteurs ? • quels moyens ?

21 Du débat auquel participèrent des représentants de la ville de Mulhouse, de la SNCF, de RFF (Réseau ferré de France) et de la direction régionale des affaires culturelles sont ressorties quelques idées générales sur : • les objectifs à partager, • les responsabilités à définir, • les moyens à dégager.

22 Les idées qui se sont alors exprimées mériteraient le développement de nouveaux débats4.

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23 La rencontre suivante concernant l’architecture et le patrimoine ferroviaire a été la journée scientifique organisée à Paris le 9 novembre 2006 par le groupe de recherche architecture, chemin de fer et ville, avec pour objet : « Gares et villes, usages et représentations »5. Cette journée d’études a permis d’entendre les communications de : • Stéphanie Sauget sur les usages détournés des gares parisiennes, • Joanne Vajda sur les Pereire et Nagelmackers, promoteurs du transport ferroviaire et du réseau hôtelier parisien, • Asta von Buch sur la peinture murale de la gare de Lyon à Paris, • François Poupardin sur les bâtiments-voyageurs du réseau sud-est de la France, • Frédéric Pillet sur la gare de marchandises des Batignolles, • Christophe Le Bollan sur l’implantation de la gare de Brest, • Georges Ribeill sur la délocalisation des installations ferroviaires de Tonnerre à Laroche, • Thomas Bourelly sur les embranchements particuliers à Lyon au temps du PLM (Paris-Lyon- Marseille), • Karen Bowie sur la rue Watt et les ponts du Paris-Orléans à Paris.

24 Il faut également faire état ici des très nombreuses communications présentées à l’occasion d’autres colloques organisés par l’AHICF et concernant peu ou prou l’architecture ou le patrimoine ferroviaires. Certaines de ces communications, dont celle qui m’avait été confiée aux rencontres d’Arles consacrées aux ateliers et dépôts du matériel ferroviaire6, ont conduit à élargir les préoccupations de l’association au paysage ferroviaire, souvent consubstantiel avec le patrimoine ferroviaire. Au cours de ces rencontres d’Arles, le double thème des architectures et du patrimoine est réapparu et plusieurs communications furent consacrées à la typologie des dépôts de gare et aux nouvelles rotondes. Enfin, le 3 février 2005, une journée pionnière organisée avec le ministère de l’Écologie et du Développement durable jeta les bases d’une analyse patrimoniale du paysage ferroviaire7.

25 Sur 379 articles publiés dans les numéros 1 à 34 de la Revue d’histoire des chemins de fer, 93 concernent au moins partiellement l’architecture et le patrimoine et le paysage ferroviaire. Si l’on tente de regrouper ces articles par thèmes particuliers, on peut dégager les ensembles suivants : • les gares et le chemin de fer dans la ville : 30 • les sites et les paysages ferroviaires : 13 • les ateliers et dépôts : 12 • les trains touristiques et la mise en valeur du patrimoine ferroviaire, les chemins de fer et le tourisme : 12 • le cadre juridique, la connaissance et la protection des bâtiments et des sites : 6 • les chemins de fer secondaires : 6 • le rôle de l’architecte, de l’ingénieur et de l’artiste : 5 • les ouvrages d’art : 4 • les voies ferrées : 3

26 Au terme de ce survol, avec arrêts sur image, de trente années d’intervention au profit de la connaissance de l’histoire du patrimoine et du paysage ferroviaire, notre association peut s’estimer satisfaite des résultats obtenus. Les travaux concernant le patrimoine et le paysage ferroviaire dont l’AHICF a suscité ou soutenu le développement ont bien trait à l’histoire : • histoire de la ville et des campagnes, • histoire des techniques, des savoirs et des métiers,

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• histoire des goûts, des pratiques et des échanges, • histoire des grands événements qui agitèrent le monde et nos sociétés.

27 Ils ont permis que soient établis des liens fructueux avec d’autres institutions publiques et privées attachées à d’autres titres aux mêmes histoires. C’est donc avec un sentiment de satisfaction pour l’œuvre accomplie et de reconnaissance pour ceux qui ont agi que nous pouvons célébrer ces vingt ans d’existence en écoutant maintenant ceux et celles qui vont pour nous tracer des voies nouvelles pour des recherches et travaux encore plus élargis.

NOTES

1. Jean Dethier (dir.), Le Temps des gares, catalogue de l’exposition, Paris, éd. du Centre national d’art et de culture G. Pompidou, CCI, 1978, 159 pages. 2. RHCF 5-6 [Les références des publications de l’ AHICF sont développées dans la bibliographie, p. 325]. 3. RHCF 23. 4. RHCF 20-21. 5. RHCF 38. 6. RHCF 28-29. 7. RHCF 32-33.

RÉSUMÉS

Le bilan dressé par l’auteur de l’un des domaines de recherche de l’AHICF de 1987 à 2007 montre combien celui-ci s’est récemment développé. Lorsque L’AHICF s’est constituée, l’existence et l’importance d’un patrimoine bâti ferroviaire français, fortement marqué par une architecture spécifique et donnant naissance à un paysage ferroviaire créé par eux, n’étaient perçues que par quelques-uns et depuis assez peu de temps. La protection de l’ancienne gare d’Orsay au titre des monuments historiques, en 1973, a marqué le véritable point de départ de l’intérêt public pour ce patrimoine. L’analyse des colloques successifs de l’AHICF dans ce domaine, jusqu’à la journée pionnière organisée avec le ministère de l’Écologie et du Développement durable qui a jeté en 2005 les bases d’une analyse patrimoniale du paysage ferroviaire, témoigne des orientations successives qu’il a prises. Finalement, 93 articles de la Revue d’histoire des chemins de fer (numéros 1-34) concernent au moins partiellement l’architecture, le patrimoine ou le paysage ferroviaire (sur 379). L’AHICF peut donc s’estimer satisfaite des résultats obtenus.

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The author’s evaluation of one of the AHICF research areas from 1987 to 2007 demonstrates the breadth of recent developments. When the AHICF was created, only a few observers rather recently perceived the existence and importance of a French railway built heritage, strongly marked by a specific architecture that gave rise to a railway landscape inflected by this heritage. The preservation of the former gare d’Orsay as a historical monument in 1973 marked the real starting point of public interest in this heritage. The analysis of the AHICF’s ensuing colloquia on this topic, leading to the pioneering one-day conference organized with the ministry of Ecology and Development in 2005 that laid the foundation for a historical analysis of railway landscape heritage, attests to the successive directions taken by the study. In conclusion, ninety-three articles (out of 379) in the Revue d’histoire des chemins de fer (numbers 1-34) are at least partially devoted to this architecture, its heritage, or railway landscape. Therefore, the AHICF may be truly proud of these results.

INDEX

Index chronologique : XIXe siècle, XXe siècle Keywords : patrimony heritage, architecture, historiography, method, historical monument Thèmes : Patrimoine architecture paysage Mots-clés : patrimoine, architecture, historiographie, méthode, monument historique

AUTEUR

JEAN FOSSEYEUX Inspecteur général honoraire des Affaires culturelles, membre du Comité scientifique de l’AHICF

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Cinquième partie. Les paysages de l’architecture et du patrimoine

Table ronde

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Les perspectives de la recherche : patrimoine et architecture, urbanisme et paysages Table ronde animée par Karen Bowie Round table. Historical perspectives: Cultural heritage and architecture, urbanism and landscapes,

François Loyer, Evelyne Lohr, Anne Hecker et Jean-François Belhoste

NOTE DE L’ÉDITEUR

La diffusion de certaines illustrations n’est pas autorisée sur l’Internet. Les lecteurs sont invités à consulter l’édition imprimée de la Revue d’histoire des chemins de fer pour prendre connaissance de l’article complet.

1 Karen Bowie Je remercie Jean Fosseyeux d’avoir dressé un bilan précis et analytique de nos activités depuis vingt ans avant que nous consacrions un débat aux perspectives de la recherche dans le domaine du patrimoine architectural, urbain et paysager ferroviaire. Il doit permettre non seulement un échange de réflexions entre les intervenants, mais aussi avec tous les participants au colloque.

2 Afin de réfléchir ensemble aux « perspectives de la recherche : patrimoine et architecture, urbanisme et paysages », nous avons communiqué à chacun des intervenants l’appel à la recherche lancé par l’AHICF et élaboré par Jean Fosseyeux et moi-même en ce qui concerne le domaine « chemin de fer, patrimoine, architecture et paysage » dans lequel nous avons développé le thème : « Connaissance du patrimoine ferroviaire : architecture, urbanisme, paysage. » Nous les avons invités à se sentir libres d’y réagir ou non selon ce qu’il leur paraissait important d’exprimer.

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3 François Loyer Je vais vous proposer quelques remarques en introduction. Elles sont très générales, assez éloignées de notre quotidien, mais nécessaires peut-être pour expliquer la raison d’être de l’activité de l’AHICF dans le domaine de l’architecture et du patrimoine. Je dirai d’abord la surprise d’un homme de ma génération de voir le chemin de fer survivre à la disparition qui lui était promise dans ma jeunesse. Je pensais en effet que, fils de marin, je ne verrais plus de bateaux et que, neveu de gens du chemin de fer, je ne verrais plus de trains, car l’autoroute et les avions, qui étaient alors pour moi le moyen du déplacement, les auraient remplacés définitivement. C’est le contraire qui s’est produit : la démocratisation de l’automobile qu’on nous avait annoncée a abouti à la congestion des transports et à de dramatiques problèmes d’environnement, tandis que l’obsolescence du chemin de fer s’est inversée et qu’il est devenu un mode de transport moderne alors que l’on croyait que le développement du transport serait celui du seul transport aérien. Ce retournement a modifié complètement notre regard sur les questions historiques, car l’archéologie industrielle, dans laquelle j’inclus les chemins de fer, est née dans un contexte où l’on voulait marquer un changement d’époque et un changement de culture. On pensait alors qu’il était urgent de garder les traces d’un passé promis à la disparition et dont les chemins de fer étaient l’armature, de capitaliser le souvenir, sachant que l’obsolescence était omniprésente. Le fascinant retournement, pour ainsi dire copernicien, de l’histoire du chemin de fer auquel nous avons au contraire assisté est à mon avis le résultat de deux facteurs. Le plus important me semble résider dans les effets de la conurbation ; c’est le fait que le chemin de fer s’est avéré le seul moyen de transport approprié à l’existence de continuités urbaines à des échelles devenues continentales ; les autres moyens de transport se sont révélés inadaptés à ce type de besoin par la pollution qu’ils entraînaient. On s’est aperçu par ailleurs que les moyens de transport ne se succédaient pas en cycles et que le mode le plus ancien ne serait pas entièrement remplacé par les suivants, le canal étant vaincu par le chemin de fer, celui-ci par la route, le transport aérien finissant par les dominer ou remplacer tous. Or les aspects les plus traditionnels du transport, comme le canal et derrière lui le chemin de fer, ont démontré une vitalité inattendue.

4 En deuxième lieu, je souhaite souligner le basculement des problématiques qui s’est produit « d’un siècle à l’autre », pour reprendre le sous-titre de notre colloque, à travers la question de l’énergie. La « crise du pétrole », si secondaire qu’elle puisse paraître avec le passage du temps, est en réalité l’indice d’une transformation culturelle très profonde de notre approche de l’industrie. Or c’est à ce moment qu’est apparu le patrimoine. On est passé de l’inventaire avant ou après décès d’un système technique considéré comme dépassé à une thématique du passage de relais. On a commencé à considérer que la culture héritée avait quelques chances d’être réinvestie dans la culture du futur, qu’elle était même un élément de compréhension de ce qui allait arriver. Alors que le patrimoine a d’abord été l’expression d’un refus de la modernité, d’une contestation du mouvement en cours et qu’il a construit son identité comme une instance d’opposition, aujourd’hui, il apparaît tout d’un coup comme un vecteur de projet. C’est ce basculement qui justifie notre présence ici. Ce n’est pas en tant que nostalgiques d’un chemin de fer condamné à devenir un décor de théâtre que nous sommes réunis, mais parce que nous réfléchissons à la fois sur le passé et sur l’avenir du chemin de fer.

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5 Cependant, ce sera mon troisième point, le sous-titre donné à notre débat, « Les perspectives de la recherche », me semble ambigu ; mais cette ambiguïté est significative, car elle touche aux deux couples antinomiques « patrimoine et architecture, urbanisme et paysage ». « Patrimoine et architecture » ne sont pas naturellement destinés à s’entendre ni même à se soutenir réciproquement, mon expérience professionnelle à la Cité du patrimoine et de l’architecture me l’a prouvé. L’hostilité que manifestent les architectes libéraux à l’égard des architectes des bâtiments de France en est un autre exemple : ils rejettent la surveillance de leur activité au nom de valeurs qu’ils ne partagent pas. Cette antithèse est institutionnelle, elle oppose les institutions qui défendent l’image de l’héritage collectif à celles qui proclament le renouvellement ininterrompu de l’imaginaire artistique. Si donc la réunion de ces deux termes n’est pas assurée d’un résultat positif, il faut pourtant reconnaître qu’aujourd’hui, même dans les écoles d’architecture qui sont le lieu d’une défense corporatiste de l’architecture moderniste, le patrimoine fait une extraordinaire percée : il est désormais associé à la modernité d’une façon très forte et qui n’est plus contestée.

6 Quant à « urbanisme et paysage », leur antinomie repose sur un concept aujourd’hui en passe d’être très fortement contesté, l’opposition « ville-campagne ». L’urbain, en fait, touche la totalité des espaces, y compris les espaces non urbanisés. C’est là où le regard sur le chemin de fer est novateur, parce qu’il traite non seulement des questions de paysage, mais aussi des questions d’organisation des réseaux et que, à ce titre, il fait comprendre comment des éléments dispersés entretiennent des liens très étroits. Notre problématique, dans son ambiguïté même, montre donc à quel point nos axes de pensée sont en train d’évoluer parce qu’on a compris que le paysage ouvert n’est pas plus un paysage naturel que le paysage construit des villes ; c’est un paysage habité, restructuré par l’homme, totalement transformé. L’Éden rural est une utopie qui appartient davantage au XVIIIe qu’au XXIe siècle.

7 Après ces trois remarques préliminaires, j’en viens à l’introduction du débat, également en trois volets. Il me semble que ses thèmes traitent du paysage, des abords et de ce que j’appelle modestement le bâti, pour ne pas dire l’architecture, qui sont trois échelles différentes d’une même pratique. J’en ajouterai une quatrième en conclusion.

8 À propos du paysage, nous avons beaucoup évolué, grâce en particulier à l’action de votre association, car le regard que nous portons désormais sur les guides de voyage du XIXe siècle nous fait comprendre qu’on peut saisir la dimension de récit du paysage à travers l’observation des lignes de chemin de fer1 ; nous avons regardé autrement, nous avons regardé des paysages en mouvement, ce qui rejoint le thème de notre réunion. J’en trouve l’écho dans la littérature actuelle, avec par exemple Paysage Fer de François Bon, un ouvrage très proche de nous aujourd’hui2. Je pense aussi à des thèses universitaires qui ont étudié la constitution des paysages touristiques de bord de mer ou de montagne et qui montrent à quel point l’analyse des récits d’espace, en principe caractéristique de l’architecture, s’élargit aux échelles géographiques, sans limitation. Cela vient en parallèle d’autres approches, comme celles de Antoine Picon3 ou de Claude Jasmin4 qui, en s’intéressant à la transformation de la nature par le travail de l’ingénieur, montrent l’action de l’homme, y compris dans le modelé des sols, bouleversé par l’intervention des réseaux de chemin de fer. On a donc progressivement osé parler de la mise en forme du paysage par le travail humain, ce qui est aujourd’hui une des grandes thématiques dans laquelle nous vivons. Un ouvrage comme De Paris à la

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mer en vient à écrire un trajet en chemin de fer qui fait apparaître à la fois la politique d’une entreprise investissant dans le réseau de chemin de fer et la trace définitive qu’elle inscrit dans la compréhension du paysage et dans la culture régionale5. Dans le même genre d’idées, on s’intéresse aujourd’hui à des formes d’occupation ferroviaires complexes, notamment toutes les formes un peu hybrides, comme les trains d’intérêt local empruntant la voie publique à la fin du XIXe siècle en une espèce de partage du territoire surprenante, comme les tramways interurbains et les tram-trains qui deviennent une des modes de notre société, ou les embranchements particuliers, les voies de port... La réflexion s’intéresse à un type de chemin de fer différent de celui, mieux connu, qui est en voie propre et complètement autonome.

9 Si ces questions de paysage sont largement ouvertes, je regrette cependant l’absence de réflexions, par exemple sur les faisceaux de voies autoroutières, de chemin de fer et de transport de l’énergie à distance – les grandes lignes électriques à haute tension – qui se constituent sous nos yeux : cette manière de réunir en un seul lieu toutes sortes d’objets parce qu’ils ont la caractéristique de provoquer de la nuisance n’a pas encore fait naître une qualité de production suffisamment intéressante. Je crois que nous sommes en droit d’exiger que, dans ce domaine, une synergie créative se produise au- delà de la simple association d’éléments perçus comme négatifs : c’est un axe de l’introduction des voies nouvelles dans notre paysage du siècle à venir. Il en est de même pour le développement spectaculaire de ce que j’appelle « le mobilier » par un abus de langage, c’est-à-dire, pour le chemin de fer, les fils des lignes électriques aériennes, les potences, les portiques, les signaux. Tous ces éléments se développent et occupent une place visuelle considérable dans le paysage, mais ils n’ont pas encore été traités – on le voit dans le cas des lignes à haute tension – ils ne bénéficient pas d’une démarche de design très poussée et leur qualité pourrait être grandement améliorée.

10 Les abords ont fait l’objet des travaux de recherche les plus importants depuis deux décennies. Ces travaux ont analysé le lien qui attache la gare au milieu urbain, lien pour lequel on peut mettre en œuvre la problématique du paysage esquissée plus haut. Les portes de ville, les gares, qui ont été la réussite de la pensée scientifique, ont été très richement étudiées. Les interventions urbaines contemporaines sont en revanche plus compliquées, moins abouties et plus contradictoires, comme Tolbiac à Paris, lieu où on a repris un modèle d’urbanisme du début du XXe siècle, celui des grandes gares américaines telles Park Avenue à New York. Comme beaucoup d’opérations urbaines, ce projet créera sans doute un paysage inattendu, expression des conflits entre les acteurs.

11 Le troisième et dernier volet est le point de vue architectural. On peut resserrer encore la focale, poser la question de la corrélation des éléments à l’échelle de l’architecture. La plupart des travaux sur les grandes gares prennent aujourd’hui cette dimension en compte ; ils ne traitent plus le monument comme un objet indépendant, mais comme un objet dans un contexte avec lequel il dialogue. Les opérations de rénovation menées depuis une vingtaine d’années, notamment dans le cadre du réseau à grande vitesse, exploitent cette connexion avec l’environnement urbain et architectural de la gare. Sur cette thématique de la gare s’est greffée une réflexion paradoxale sur la façon d’associer demande de monumentalité et demande de consommation : comment faire à la fois un grand supermarché et un grand monument dans un même lieu, alors que les deux projets sont en contradiction, opposant l’idée de stabilité de la représentation du point de vue du paysage au renouvellement du décor et des fonctions au quotidien ? Les

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problèmes, à l’évidence complexes, qui se posent aboutissent toujours à la même question : la gare est-elle un territoire fermé pour des raisons de sécurité et de dangerosité du transport ou, au contraire, un lieu ouvert d’échange ? Le compromis est permanent. L’une des choses les plus surprenantes qui se produit sous nos yeux est en effet la revendication monumentale de la gare qui a repris sa vigueur ces dix dernières années. Les grandes gares construites pour le TGV, dans leur recherche du prestige, sont bien des monuments du XXe siècle. En revanche, je serai plus prudent dans mon appréciation d’autres aspects de l’étude architecturale du bâti. L’analyse des types architecturaux a en effet tendance à s’enfermer dans une réflexion un peu étroite sur l’architecture réglementaire normalisée, en faisant entrer les gares dans le système qu’on connaît pour les casernes, les écoles, etc. La description de la rationalisation des types n’est pas à mon avis la seule réponse à apporter sur l’architecture de la gare. Par ailleurs, la gare n’est pas tout. Quantité d’autres constructions extrêmement intéressantes sont dignes d’être analysées, éventuellement d’être conservées. Je prendrai deux exemples qui ont fait l’objet de débats récents : ce sont la gare des Batignolles, dont le destin sera la disparition pure et simple, parce que c’est un grand objet qui prend beaucoup de place et dérange toutes les politiques d’aménagement, et la halle du Sernam d’Austerlitz, dérangeante aussi, mais que quelques acteurs sont décidés à prendre en compte.

12 Il est évident que, voici quinze ans, tous ces bâtiments auraient été rasés dans un silence total alors qu’aujourd’hui des doutes, des hésitations, des conflits se font jour. Le patrimoine commence toujours avec la contestation, il peut ensuite progresser.

13 Je souhaite ajouter une quatrième échelle à l’analyse, qui n’est pas architecturale, ou du moins c’est une architecture non située : tout ce qui est design, tout ce qui est objet et que j’appelle « une architecture sans site ». Je pense à l’architecture intérieure des voitures, à celle des bâtiments fonctionnels, à celle des équipements techniques, une architecture dont la durée est moins longue, tout ce travail du design ferroviaire qui a des proximités avec notamment le monde de la mode. Je pense que la réflexion pourrait être approfondie, car nous disposons d’une richesse de documentation, d’information, de signification aussi de cette production qui mériterait d’être valorisée. Je prends un exemple : il existe toute une réflexion sur le bruit du roulement, sur le silence et le confort acoustique à l’intérieur des voitures qui me semble assez peu prise en compte par nos réflexions. Si l’on pouvait comparer des enregistrements concernant 150 ans de matériel ferroviaire, on constaterait que l’environnement sonore est un monde qui a complètement changé, sans doute sous l’influence de l’aviation ou de l’automobile. Nous n’avons pas entendu, précisément, combien il y avait là une création artistique.

14 Évelyne Lohr Je remercie Karen Bowie de m’avoir invitée à participer à cet échange sur les perspectives de la recherche. Je travaille au sein d’un conseil général, celui de la Seine- Saint-Denis, territoire urbain tourmenté et très marqué, comme beaucoup d’autres territoires de la banlieue, à la fois dans l’histoire de sa constitution et aujourd’hui dans ses paysages, par les infrastructures de transport, notamment ferroviaires. C’est un territoire concerné actuellement par de très importantes mutations, dans lesquelles, là encore, les emprises ferroviaires ne sont pas en reste. On a assisté dans les dernières années à la modernisation du faisceau nord, à l’arrivée du RER B, du TGV Nord, puis, sur le faisceau est, du RER E, du TGV Est avec l’installation de nouveaux équipements de maintenance très importants ; parallèlement, on constate le déclin de la desserte fret

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en milieu urbain dense et des embranchements industriels qui suivent la désindustrialisation de la banlieue, la fin des grands triages urbains, le déclin des grandes gares de marchandises et des études pour l’installation de plates-formes à caractère multimodal plus restreintes. Enfin, dans le domaine du transport de voyageurs, c’est la mise en route d’un certain nombre de nouvelles dessertes ou la reprise d’anciennes dessertes, comme le tram-train entre Bondy et Aulnay ou le projet de ligne « tangentielle » sur le tracé de la Grande Ceinture. Dans ce mouvement qui affecte le territoire coexistent la modernisation et la désaffectation ou l’obsolescence d’un certain nombre de lignes et d’équipements. Notre Service du patrimoine culturel tente de contribuer à la compréhension de ce territoire complexe et peu aimé et de lui apporter une cohérence, à travers son analyse rationnelle et documentée, et essaie de forger des outils pour contribuer à une évolution plus soucieuse de l’existant qu’elle ne l’est. Nous nous plaçons bien dans cette perspective d’un patrimoine qui est un moteur d’évolution et non un objet de nostalgie.

15 Le point de départ de notre démarche est la connaissance du territoire, donc son inventaire, qui peut être communal, territorial, cantonal, thématique. S’intéresser au chemin de fer n’est pas une chose aisée, puisque le réseau de ce patrimoine linéaire se moque des limites administratives ; qui plus est, le chercheur entre dans un univers technique extrêmement difficile d’accès pour qui ne le connaît pas intimement ; enfin, il est difficile de plaider pour sa sauvegarde car, surtout dans ce territoire de banlieue si ingrat du point de vue de l’occupation du territoire, il représente d’énormes emprises, des extra-territoires très étendus et causes de nuisance dont le patrimoine technique est difficile à défendre.

Figure 1. Copie d’écran de la page Internet : http://www.atlas-patrimoine93.fr/documents/cartei/ index.html

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16 Cette carte de l’atlas en ligne du patrimoine de la Seine-Saint-Denis montre, à travers l’évolution des infrastructures de transport, celle de la construction de notre territoire depuis le début du XVIIIE siècle jusqu’à nos jours. Dans ce document de 1935 (fig. 1), on voit l’ensemble des infrastructures situées à l’arrière de la gare du Nord et de la gare de l’Est, gare de marchandises, gare de triage et chemin de fer industriel qui occupent un espace très important dans la plaine Saint-Denis et sur les communes de Pantin, Bobigny et Le Bourget. Au-delà, le faisceau se réduit en largeur et l’emprise redevient linéaire. Les territoires se sont mobilisés pour obtenir des dessertes locales, d’où une urbanisation « en tache d’huile » qui a pour résultat un tissu pavillonnaire lié au chemin de fer, dont les habitants ont été soumis à des mouvements pendulaires de plus en plus lointains.

17 Cette vue du faisceau nord depuis Paris vers la banlieue illustre un phénomène désormais bien étudié (fig. 2). Après l’installation des têtes de lignes à l’intérieur des fortifications dans ce qui allait bientôt être Paris, l’augmentation croissante du trafic a généré des équipements à l’arrière, toujours plus loin, franchissant les anciennes fortifications pour s’étendre dans de grands espaces plus faciles à exproprier. La gare de La Chapelle franchit la limite de Paris pour s’installer sur le territoire de Saint-Denis. L’extension du chemin de fer au cours du XIXe siècle vient contrarier un ordre paysager préexistant ; dans le même temps il contribue à valoriser les espaces voisins, il génère une urbanisation dont la densité va à son tour contraindre la gare dans son développement. Cela explique une géographie peu rationnelle, extrêmement complexe, avec une gare qui a été obligée de s’agrandir vers la périphérie, en faisant se succéder les gares de marchandises de La Chapelle, La Chapelle-triage, La Chapelle-charbons, puis la gare de marchandises de La Plaine-Saint-Denis, jusqu’à la gare du Bourget située plus loin vers le Nord, gare de triage qui assure la régulation d’un trafic très important.

18 L’inventaire s’intéresse aussi à l’intérieur de cet extra-territoire où l’on trouve un certain nombre d’immenses bâtiments dont la réaffectation est très difficile et s’inscrit dans une problématique très proche de celle du patrimoine industriel en général.

19 Il en est ainsi des immenses halles de transbordement de la gare de marchandises de Pantin, datant des années 1860-1870, époque de l’origine de la gare de marchandises à Pantin (fig. 3).

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Figure 3. Les halles à marchandises de Pantin, avril 2006.

© E. Lohr, Département de la Seine-Saint-Denis.

20 À Pantin se trouve également un bâtiment d’intérêt patrimonial beaucoup plus récent, dû à l’ingénieur Bernard Lafaille (1900-1955). Il s’agit d’une halle pour le trafic accéléré des marchandises, elle aussi désaffectée, qui sera amenée à se transformer en profondeur ou à disparaître, du moins en partie (fig. 4).

Figure 4 (a et b). Les halles à trafic accéléré de Pantin, Bernard Lafaille, ingénieur, 1946-1947.

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© Antoine Furio, Département de la Seine-Saint-Denis, 2005.

21 Le dépôt de La Plaine, un atelier d’entretien et de réparation des locomotives, a fait l’objet d’une protection au titre des monuments historiques temporaire de trois ans le 23 mars 2004, dans l’idée de trouver dans ce laps de temps la réaffectation indispensable à sa survie. On disait alors de ce type de protection (qui ne connait aucun fondement juridique, une protection ne pouvant être limitée dans le temps) qu’elle ne génèrerait pas de périmètre de protection autour de l’élément protégé, ce qui a permis, malheureusement, le démontage de la plaque et du faisceau rayonnant qui étaient à proximité immédiate du dépôt. Or un bâtiment n’est pas isolé, il est lié à un environnement technique. Aujourd’hui la plaque tournante ne se trouve plus sur le site, même si on peut noter qu’elle a été récupérée par une association et remontée dans un autre lieu (fig. 5).

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Figure 5 (a et b). Le dépôt des machines de La Plaine, l’atelier de levage (a) et le petit entretien (b), 1945-1952.

© L. Desmoulins, Département de la Seine-Saint-Denis.

22 L’histoire des docks de Saint-Ouen illustre les impacts des réseaux sur l’évolution du territoire (fig. 6). Comme La Plaine-Saint-Denis, qui étaient structurée par un réseau de chemin de fer industriel d’initiative privée (fig. 7), les docks de Saint-Ouen, vaste zone d’entrepôts reliée à la Seine et au chemin de fer du Nord, étaient parcourus par un réseau d’embranchements ferrés. Quand on s’intéresse à la structuration de l’espace dans ce territoire en mutation, on aimerait conserver une partie de cette infrastructure

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technique pour comprendre comment elle a entièrement modelé l’espace industriel et celui des entrepôts à La Plaine.

Figure 6. Docks de Saint-Ouen, extrait de l’Atlas du Département de la Seine, révisé en 1936, feuille de Saint-Ouen.

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Figure 7. Plan du Chemin de fer industriel de La Plaine-Saint-Denis et d’Aubervilliers (1883 ?)

Archives des EMGP, Archives de Paris.

23 Sur la ligne de Bondy à Aulnay, on n’est plus dans le réseau national mais sur une ligne d’intérêt local construite en 1875 dans le cadre de la loi de 1865 sur les lignes d’intérêt local à l’initiative d’un industriel, Gargan, fabricant de wagons de chemin de fer. Elle était pensée comme une ligne de desserte pour l’industrie entre ces deux communes, reliant le réseau Est au niveau de Bondy et le réseau Nord au niveau d’Aulnay. L’effet de cette ligne de chemin de fer ne fut pas tant l’industrialisation que la constitution d’un tissu pavillonnaire dans la forêt de Bondy : la ligne de chemin de fer est en effet installée sur une ancienne allée de la forêt et a la particularité, au lieu de montrer l’arrière de la ville depuis le train, d’avoir donné naissance à une ville qui se tourne vers le chemin de fer.

24 Lors de la réaffectation de cette ligne devenue un tram-train, la mobilisation locale d’associations et d’habitants a permis la sauvegarde de deux gares : la gare de l’Abbaye, la plus ancienne, qui date de la construction de la ligne en 1875, s’apparente davantage à une maison de garde-barrière (fig. 8a) ; la gare de Raincy-Pavillons témoigne de l’extension et de la modernisation du réseau au début du XXe siècle. Plus grande, elle rejoint la typologie du réseau Est (fig. 8b). En revanche, la gare de l’Allée de la Tour- Rendez-vous fait partie des bâtiments détruits (fig. 8c).

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Figure 8a. La gare de l’Abbaye, sur la ligne de tram-train de Bondy à Aulnay, carte postale ancienne.

© Archives départementales de la Seine-Saint-Denis.

Figure 8b. Plan et élévations du bâtiment voyageurs de Raincy-Pavillons, Archives SNCF.

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Figure 8c. La gare de l’Allée de la Tour–Rendez-vous, sur la ligne des Coquetiers, aujourd’hui ligne du tram-train Bondy-Aulnay. Bâtiment voyageurs construit entre 1908 et 1914 et détruit en juillet 2006

© A. Furio, Département de la Seine-Saint-Denis, 2005.

25 Le chemin de fer a été facteur d’urbanisation. Ainsi les lotissements d’Aulnay-sous-Bois ont été promus par des affiches de la Compagnie du Nord qui vantait leur desserte à 15 minutes de Paris par 80 trains chaque jour. La promotion des nouveaux territoires de banlieue passe par le chemin de fer (fig. 9).

Figure 9 (a et b). Paysage pavillonnaire le long de la ligne des Coquetiers.

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© E. Lohr, Département de la Seine-Saint-Denis.

26 Cependant, pour mettre un frein à la prolifération chaotique de la banlieue pavillonnaire, les édiles ont tenté entre les deux guerres d’utiliser le chemin de fer pour promouvoir un développement plus rationnel et contrôlé du territoire qui s’inscrit dans le mouvement des cités-jardins. La cité-jardin d’Orgemont, à cheval sur les communes d’Épinay et d’Argenteuil, est ainsi reliée à Paris par le chemin de fer (fig. 10a). Pour La Courneuve et Stains, Auburtin dessine en 1924 un projet d’urbanisation du territoire qui inclut une gare et propose une desserte par train. Il ne sera pas réalisé (fig. 10b, c, d).

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Figure 10a. Publicité montrant la localisation de la cité d’Orgemont

© Archives de la Société des cités-jardins de la Région parisienne.

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Figure 10b. Les projets de Marcel Auburtin (1872-1926) pour Orgemont, La Courneuve et Stains, extrait de : Marcel Auburtin, L’Urbanisme d’une région parisienne. Avant-projet d’aménagement des terrains situés sur les communes de La Courneuve, Le Bourget, Dugny et Stains, mémoire « Transports », Paris, 1924, 42 pages et annexes, collection privée.

Figures 10c et 10d. Projet non réalisé d’Auburtin pour La Courneuve et Stains, ibid., collection privée.

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27 Le chemin de fer est créateur d’un paysage qui lui est propre. Au-delà des équipements techniques et industriels qui se trouvent dans son emprise, le chemin de fer a généré un certain nombre de bâtiments dans la ville. On pense au logement cheminot, mais ce sont aussi des équipements à caractère social et sanitaire qui s’adressent au monde cheminot (fig. 11).

Figure 11 (a et b). Cité cheminote, ensemble de logements HBM, Urbain Cassan, architecte- ingénieur, 1929-1930.

Figure 11 a.

Carte postale ancienne.

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Figure 11 b.

© E. Lohr, Département de la Seine-Saint-Denis (b).

Figure 11c. Pavillon cheminot à Aulnay-sous-Bois, Compagnie du chemin de fer du Nord, 1911.

© E. Lohr, Département de la Seine-Saint-Denis.

Figure 11d. Cité-jardin Paul-Bert à Drancy ; Joseph Bassompierre et Paul de Rutté, architectes, OPHBM de la Seine, 1920-1922.

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© B. Pouvreau, Département de la Seine-Saint-Denis.

28 Un exemple d’action d’inventaire conduite par le Service du patrimoine de la Seine- Saint-Denis concerne la tangentielle Nord qui reprend le tracé de la Grande Ceinture, ligne jusqu’ici dédiée au trafic fret et qui va être réouverte au trafic voyageurs (fig. 12). Devant l’importante reconstruction qu’implique ce projet nous tentons de promouvoir un inventaire du patrimoine technique, au même titre que l’inventaire des bâtiments ferroviaires, notamment des gares, qui est désormais usuel et possède ses méthodes, en particulier l’étude des typologies et des modèles. Avec la collaboration de l’AHICF et du Centre d’étude d’histoire des techniques et de l’environnement (CNAM), nous nous sommes donc lancés dans un inventaire technique qui présente de grandes difficultés, la moindre n’étant pas l’accès aux installations. Il s’agit, comme dans le cas des gares, d’un patrimoine de réseaux. Cette étude de l’infrastructure technique et fonctionnelle prend en compte à la fois l’étude les ouvrages d’art – souterrains, ponts-rail, ponts- route, viaducs, murs de soutènement – mais aussi l’ensemble des voies : les rails, traverses, fixations, le ballast, ainsi que l’alimentation électrique, les supports de caténaires, les caténaires et sous-stations, et la signalisation. Notre analyse comporte bien entendu l’identification et la description de l’élément, mais surtout met en évidence son appartenance à un sous-ensemble technique, à un assemblage ou à une série.

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Figure 12a. Estacade de la ligne complémentaire de la Grande Ceinture à Neuilly-sur-Marne entre le boulevard du Maréchal Foch et la Marne.

© Gérard Jigaudon, CNAM / Département de la Seine-Saint-Denis.

Figure 12b, le poste d’aiguillage du triangle de Gagny, Grande Ceinture.

© Guillaume Tozer, Département de la Seine-Saint-Denis.

29 Un autre volet de nos interrogations concerne le paysage ferroviaire. Les grands espaces ouverts au sein des territoires denses de banlieue, comme la gare de triage de Drancy, sont amenés, à terme, à être pour le moins restreints, sinon effacés dans le cadre de ce qu’on appelle renouvellement, « re-couture urbaine », « renouvellement de

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la ville sur elle-même »… Les villes sont en effet impatientes de récupérer ces grands espaces pour y reconstituer un tissu urbain et créer un lien entre des quartiers qui ne sont reliés que par des passerelles longues de plus d’une centaine de mètres. Pourtant, nous souhaitons promouvoir l’idée d’un inventaire des paysages, des points de vue... Quand le chemin de fer traverse ce territoire, s’il est parfois à niveau, il est très souvent en talus. Depuis le train, depuis les ponts, la vue plonge dans ces territoires ferroviaires pourtant fermés. Un inventaire des points de vue permettrait de réfléchir sur le potentiel des paysages ferroviaires dans la perspective de l’évolution en cours (fig. 13).

Figure 13a. Le triage du Bourget, s.d.

© SNCF / CAV.

Figure 13b : Noisy-le-Sec - Passage des voies impaires Paris-Meaux sous la Grande Ceinture (ordinaire et complémentaire) et l’autoroute A3. Photo prise en direction de Paris depuis le pont de l’avenue Jules-Ferry à Bondy.

© G. Jigaudon, CNAM / Département de la Seine-Saint-Denis.

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30 Un dernier volet de nos études est la dimension mémorielle du patrimoine ferroviaire, avec l’exemple de la gare de Bobigny, gare de déportation depuis le camp de Drancy à partir de 1943 après Le Bourget et qui a été protégée en 2005 au titre des monuments historiques pour ce motif. La ville de Bobigny développe un projet d’étude et de valorisation de ce site au titre de lieu de mémoire (fig. 14).

Figure 14. La gare de Bobigny Grande Ceinture.

© L. Desmoulins, Département de la Seine-Saint-Denis.

31 Les directions de recherche sont donc multiples comme sont nombreuses les difficultés qu’elles soulèvent. Quant aux questions qu’elles posent, nous en retenons deux. La première est la méthode d’étude à appliquer à un patrimoine linéaire sur une portion de territoire : comment dépasser les limites géographiques et institutionnelles ? Pour obtenir un résultat équivalent à celui de l’étude de la ligne Paris-Le Havre, je proposerais un groupe de travail à l’échelle de l’Île-de-France qui facilite l’étude d’un territoire qui va de Paris jusqu’à la lointaine banlieue. La seconde question est celle de la reconnaissance de ce patrimoine technique parfois difficile à comprendre : comment promouvoir la notion de culture matérielle, de culture technique, quelles sont les conditions de cette reconnaissance ?

32 Anne Hecker Dans le cadre des recherches sur le patrimoine ferroviaire, un domaine est trop rarement abordé, celui de l’infrastructure. Il est vrai que la voie ferrée proprement dite, et surtout l’emprise qui en reste une fois la circulation ferroviaire abandonnée, sont rarement évoquées en termes de patrimoine. En effet, souvent, lorsque l’infrastructure ne constitue pas un élément patrimonial fort, par la présence d’un ouvrage d’art exceptionnel par exemple, ou par une inscription dans le paysage

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particulièrement remarquable, elle a tendance à être considérée comme un élément patrimonial mineur et à demeurer totalement méconnue.

33 Pourquoi parler de patrimoine linéaire dans de telles conditions ? D’abord, parce qu’un grand nombre de voies ferrées ont été désaffectées. On estime qu’environ 15 000 km d’infrastructures ferrées dédiées aux voyageurs ont ainsi disparu en quelques décennies. Ces voies ferrées d’au moins quelques dizaines de kilomètres, pour la plupart, et qui souvent étaient interconnectées, constituaient un capital foncier linéaire peu large, certes, mais particulièrement étendu. Son aspect patrimonial se traduit par des qualités très variées. Tout d’abord, un profil en long extrêmement favorable, dans lequel on ne trouve ni rampes fortes, ni courbes trop serrées, etc. Ce patrimoine relève bien entendu du domaine des innovations techniques, par la construction des ouvrages d’art, des gares, des déblais, des remblais, etc. C’est bien sûr un patrimoine porteur de la mémoire ouvrière, de la mémoire cheminote. C’est aussi un patrimoine dans un domaine moins attendu, pourtant très à la mode, qui est l’écologie, avec la présence de végétaux spécifiques tout au long des voies de chemin de fer, ce qui était déjà vrai lorsque ces voies étaient en service. Malgré des désherbages réguliers, on constate la présence, notamment sur les talus de chemin de fer, de plantes peu répandues, de plantes exogènes, et cela se vérifie plus encore après l’arrêt de la circulation ferroviaire, quand ces plantes se développent davantage. On constate également l’apparition de nouvelles espèces qui colonisent principalement les espaces abandonnés. Les voies ferrées abandonnées sont des vecteurs de circulation de la faune et de la flore assez remarquables, qui permettent de constituer un relais des réseaux de haies qui ont tendance à disparaître en milieu rural et qui favorisent les échanges entre les espèces. Ce sont là des éléments patrimoniaux peu connus mais qui méritent d’être pris en compte.

34 Pourquoi ce patrimoine est-il méconnu ? D’abord, parce que, après son abandon, une emprise ferroviaire passe dans les mains du service des domaines et, pendant des décennies, elle a été vendue par tronçons. Généralement, les infrastructures étaient vendues aux personnes qui en voulaient bien et il n’était pas toujours évident pour la SNCF de trouver des acquéreurs. Souvent, ce patrimoine a été tronçonné et cédé aux mairies traversées par ces emprises, qui elles-mêmes les ont tronçonnées à nouveau, en vendant chaque morceau à ses riverains, ce qui a conduit à un véritable « mitage » de ce capital linéaire, pour reprendre ce terme qu’on utilise habituellement pour la banlieue. Ce n’est plus toujours vrai aujourd’hui. Malgré tout, pendant des décennies, c’est le mode de cession du capital linéaire qui a prévalu, ce qui a conduit à sa disparition, ou du moins à la disparition d’une grande partie d’un patrimoine qui a été transformé en jardins, en rues de lotissement, en parcs pour animaux, en champs de blé, quand il n’est pas tout simplement retourné à la friche en milieu forestier ou en milieu rural. On a donc assisté à la disparition d’une grande partie de ce patrimoine qui était pourtant chèrement construit et chèrement acquis.

35 Ce patrimoine est également méconnu parce que rares sont les personnes qui s’en préoccupent réellement. Lorsqu’on évoque le patrimoine ferroviaire, on pense bien sûr au patrimoine bâti, aux bâtiments remarquables comme certaines gares ou même d’autres bâtiments peut-être moins exceptionnels, mais malgré tout reconnus ; on pense également aux ouvrages d’art, à la mémoire cheminote, aux archives du monde du travail. Pour autant, le fondement même de ce patrimoine, sans lequel la circulation ferroviaire aurait été impossible, est rarement pris en compte. Il constitue pourtant

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l’infrastructure à proprement parler, surtout une fois qu’elle a disparu et qu’elle est sortie du domaine ferroviaire.

36 C’est en effet un élément jugé banal lorsqu’il n’est pas ponctué par de grands ouvrages d’art ou de belles gares. Somme toute, à quoi bon conserver quelque chose de banal ? À quoi bon chercher à en dresser l’inventaire ? À cela, on peut rétorquer qu’il s’agit d’un élément de mémoire. Ça l’est pour toutes les raisons que j’ai mentionnées plus haut, au même titre qu’une gare ou qu’un ouvrage d’art. C’est également un élément qui participe de la mémoire d’un lieu, un élément du paysage qu’il contribue à modeler lors de sa réalisation. Il suffit de penser par exemple à tous les remous auxquels on a assisté lors de la mise en place de la nouvelle ligne de chemin de fer du TGV Est : même si la nouvelle infrastructure était relativement étroite – on ne parlait pas de faisceau – elle a malgré tout provoqué de nombreuses difficultés localement. Lorsqu’une infrastructure est abandonnée, le paysage évolue, une friche prend la place d’une liaison de chemin de fer, elle est considérée comme une verrue dans le paysage, c’est un élément qui participe du paysage. Or elle a également participé au façonnement du paysage, tel qu’on le constate aujourd’hui, notamment en favorisant les déplacements des hommes et des marchandises. Un exemple, parmi tant d’autres, est la disparition de la vigne dans les paysages ruraux les moins favorables à cette culture. En Lorraine, par exemple, des coteaux bien exposés étaient couverts de vignes qui ont généralement disparu lors de l’apparition des lignes de chemin de fer et de la multiplication des transports relativement bon marché qui permettaient de faire venir des vins de meilleure qualité à des tarifs supportables, ce qui a progressivement contribué à la disparition du vignoble. Ce facteur n’est pas la seule explication, mais c’est un élément d’explication de la mémoire du paysage et de son évolution.

37 Écarter ces témoins revient à perdre cette mémoire, une partie de l’explication de l’évolution du paysage, et c’est dommage. Pour autant, faut-il tout conserver ? Et peut- on tout conserver ? Cette question mérite d’être posée. A priori, la réponse est non, ne serait-ce que parce que toutes ces emprises d’aujourd’hui sont, pour la plupart, tellement délabrées qu’il serait impossible de les sauvegarder. Beaucoup ont totalement disparu, je pense bien sûr aux voies ferrées abandonnées depuis de nombreuses années. Elles ont fréquemment été englobées dans leur environnement, qu’il soit rural ou urbain. Souvent, la demande d’espace est forte – je pense notamment au milieu urbain et périurbain – et entraîne une assimilation très prompte de cet espace disponible, nous en avons parlé à propos de la région parisienne, mais c’est aussi vrai dans tous les milieux urbains où règne une certaine pression foncière. En milieu rural, c’est plutôt la volonté de faire disparaître un élément qui constitue une gêne ou un obstacle aux communications, notamment dans les champs ou dans les espaces en cours de remembrement, où un déblai ou un remblai constitue un tel obstacle.

38 Face à cette situation, il est assez difficile d’envisager la conservation de ces milliers de kilomètres de voies ferrées. Par ailleurs, la sauvegarde a un coût : il faut racheter, il faut transformer, il faut entretenir. Cela mérite réflexion, surtout sur le devenir de ces éléments sauvegardés, sur leur utilisation. Quel en est l’intérêt, et sous quelle forme les sauvegarder ? Récemment, dans ce domaine, on a assisté à une évolution de l’opinion publique concernant les voies ferrées désaffectées, de deux façons radicalement différentes. D’une part avec le retour du train, vous mentionniez à juste titre que le train était redevenu un mode de déplacement intéressant, ce n’est plus quelque chose de dépassé, de passéiste. On assiste donc à des demandes de réouverture de voies de

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chemin de fer. Certaines ont abouti et obtiennent de très bons résultats. Cela bien sûr n’est possible que lorsque le tracé existe encore et que l’emprise peut être remise en état rapidement. Un autre élément complètement différent de valorisation des voies ferrées est apparu antérieurement, c’est la naissance des notions de vélo-route et de voie verte, ces itinéraires destinés aux circulations non motorisées, soit dans un objectif de déplacement, notamment en milieu urbain et périurbain, soit dans un objectif de loisir ou de tourisme. Ces notions de vélo-route et de voie verte sont nées aux États-Unis et sont arrivées en Europe par le biais, d’une part du Royaume-Uni, d’autre part de la Belgique, qui ont été des précurseurs dans ce domaine. Leur exemple est suivi aujourd’hui par l’Espagne qui développe ce réseau, et par des projets paneuropéens.

39 Pour certains, il s’agit d’une véritable volonté de sauvegarder le patrimoine ferroviaire. Je pense par exemple à la Belgique, particulièrement impliquée dans ce secteur. Elle va transformer en priorité ses infrastructures ferroviaires, ainsi que des voies de halage, les relier entre elles, les valoriser, leur attribuer une signalétique, une signalisation. Une telle orientation présente un intérêt pour le patrimoine ferroviaire puisqu’elle permet de préserver le capital linéaire en le conservant, sinon dans sa totalité, du moins dans la plus large partie possible. Parfois, elle permet également de le valoriser en termes de transport, puisqu’il retrouve des fonctions utilitaires en milieu urbain et périurbain pour pallier une moindre utilisation de la voiture. La plupart du temps, malgré tout, ces aménagements ont une vocation de loisir ou de tourisme. C’est une valorisation de qualité du capital linéaire et du profil en long qui met à profit cette absence de rampes, de pentes, très agréable lorsqu’on n’est pas motorisé. Cela permet également de conserver l’accessibilité des centres-villes, de manière totalement indépendante de la circulation motorisée. Cette préservation est donc un atout important pour les secteurs qui accueillent ces voies vertes. Elle leur permet, en outre, de valoriser les espaces concernés en assurant la disparition d’une verrue paysagère, lorsqu’il s’agit d’une emprise qui avait été particulièrement dégradée, et en réintégrant à la ville un élément qui faisait partie de son paysage. C’est également un apport aux pratiques touristiques régionales avec pour certains secteurs des retombées économiques très fortes. Je pense, par exemple, à une voie longeant le Danube, même s’il s’agit d’une voie de halage et non d’une voie ferrée, ou encore à Givry-Cluny qui est un exemple ferroviaire.

40 Pour autant, cette valorisation patrimoniale ferroviaire reste imparfaite. En effet, elle existe rarement, hormis pour quelques cas que j’ai cités comme la Belgique, l’Espagne, ou les États-Unis. Pour le reste de l’Europe, c’est principalement une forme d’aliénation du patrimoine ferroviaire. En effet, les projets ne relèvent pas du tout de la préservation de la mémoire ferroviaire. C’est par exemple le cas de la vision très pragmatique de projets en Grande-Bretagne, ou des projets paneuropéens qui vont tracer sur le papier un réseau qui va soit correspondre à des besoins de déplacement, c’est le cas au Royaume-Uni, soit à des trajets sous-tendus par de grandes idées, comme la voie « Charles le Téméraire », par exemple, qui sont des projets porteurs d’un certain sens, mais totalement détachés de la préservation du patrimoine ferroviaire, du patrimoine des voies d’eau intérieure ou autre patrimoine viaire. Ensuite, sur le terrain, une seconde étape consiste à rechercher quelles sont les infrastructures qui pourront être utilisées et comment réaliser ce trajet que l’on a dessiné. Dès lors, les voies ferrées sont intégrées dans ce genre de projets mais, finalement, uniquement lorsqu’elles se trouvent, presque par hasard, bien situées par rapport au trajet fixé. On se retrouve

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ainsi avec des emprises qui ont été déjà réaménagées, mais qui sont exclues de ces projets, parce qu’elles sont écartées de vingt ou trente kilomètres.

41 Par ailleurs, étant donné la façon dont ces projets sont menés, on perd totalement l’identification de l’emprise des anciennes voies ferrées puisque, lorsqu’elles sont réutilisées, elles sont incluses dans un grand projet, dans de vastes routes qui font plusieurs centaines de kilomètres et qu’elles y sont finalement noyées. Elles sont banalisées, elles ne sont pas plus reconnaissables en tant que voies ferrées que ne peut l’être un chemin ou un sentier, ou une route calme qui a été intégrée dans ce projet.

42 Dès lors, on peut se demander si cette forme de valorisation est forcément la meilleure en termes de patrimoine ferroviaire. C’est certes un élément qui mérite d’exister dans la mesure où il permet de sauver un certain nombre d’emprises ferroviaires, ce qui n’est pas négligeable ; peut-être faudrait-il cependant faire évoluer les choses de manière à pouvoir y intégrer, comme en Belgique, une notion de préservation de l’image du passé ferroviaire. Peut-être est-il possible également d’inventer une valorisation complémentaire à celle-ci, de manière à pouvoir réintégrer les voies ferrées qui en sont exclues et de trouver une solution pertinente au regard du patrimoine ferroviaire. C’est donc l’une de mes questions.

43 Sauvegarder, oui, mais pour quoi faire ? Au-delà de ce concept des vélos-routes et des voies vertes, que peut-on faire des voies ferrées désaffectées qui n’entreraient pas dans ce cadre ? Peut-on faire évoluer ce concept ? L’évolution est possible, mais encore faut- il se faire entendre, notamment dans les projets paneuropéens, or il est difficile de faire entendre une voix discordante. Proposer d’autres solutions d’aménagement, pourquoi pas ? Mais lesquelles ? Et comment les mettre en place ? Et, là encore, comment se faire entendre ? Par ailleurs, quel critère permettrait de juger de la nécessité et de l’utilité de préserver ou non une infrastructure relativement banale au regard des ouvrages d’art et des gares, des monuments ? Doit-on la juger sur des qualités techniques, sur son intégration paysagère, sur l’existence d’un projet, sur son utilité dans le cadre d’un projet de développement économique ou touristique ? En d’autres termes, faire de ce patrimoine quelque chose d’efficace ? D’autres critères pourraient-ils être définis ? Là encore, comment arriver à la connaissance de ce patrimoine et comment imposer finalement cette connaissance ?

44 Jean-François Belhoste Je vais surtout vous parler de mon expérience de vingt années au sein de l’Inventaire général.

45 Revenons sur la question, déjà abordée, du rôle de la protection au titre des monuments historiques et du ministère de la Culture dans l’orientation des recherches et sur l’apport que ces préoccupations patrimoniales ont pu représenter pour une recherche plus classique en matière de chemins de fer. Les préoccupations patrimoniales ferroviaires étaient totalement liées à celles qui ont vu le jour dans les mêmes années 1980 à propos du patrimoine industriel avec la création, en 1983, de la cellule du patrimoine industriel au sein de la sous-direction de l’Inventaire. L’apport de cette nouvelle façon de rapprocher le patrimoine de l’histoire, c’est évidemment l’approche archéologique. C’est pour cela qu’on parle d’archéologie industrielle : elle consiste à partir des objets matériels pour voir ce qu’ils peuvent nous dire et à croiser les informations tirées de l’observation des choses avec ce que nous apprennent les archives.

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46 Je rappelle en bref comment, en matière ferroviaire, la question du patrimoine et de la protection s’est posée. D’abord, en 1974, une série de treize ou quatorze protections, liées à la prise en compte du patrimoine des XIXe et XXe siècles ; en 1984, une grande série de protections, initiée par le directeur du patrimoine de l’époque, Jean-Pierre Weiss, dans le cadre d’une relation et d’un accord entre le ministre des Transports Charles Fiterman et Jack Lang, donc une démarche volontariste ; ensuite, toute une série de protections, souvent menées au coup par coup, qui ont été entreprises au sein des services de l’inventaire général en charge des études systématiques d’inventaire, dans le cadre de réflexions sur le patrimoine industriel et dans celui d’un certain nombre de programmes d’inventaire thématique. Cela a été d’abord, bien entendu, la question des gares. Ces travaux se sont réalisés, entre autres, en connexion avec les écoles d’architecture et avec le travail qui a été déjà plusieurs fois évoqué de Karen Bowie. Lié au fait que ce type de monuments avait été sélectionné en grande quantité dans les premières listes, un travail sur les viaducs, sur les grands ouvrages d’art a été réalisé, en particulier les opérations d’inventaire et d’étude des viaducs d’Auvergne menées dans les années 1990. Mais aussi, concernant des éléments plus méconnus, fort intéressants et, cette fois-ci, liés directement aux travaux d’archéologie industrielle, des protections et des travaux de recherche sur les lignes de la région de Saint-Étienne : Saint-Étienne-Andrézieux et Saint-Étienne-Lyon, des lignes qui au départ avaient un caractère fortement industriel, étant liées à l’industrie minière et métallurgique. Dans un sens inverse de celui qui partait de la protection patrimoniale pour aller vers des études plus larges d’inventaire et des réflexions historiques sur la constitution de ce patrimoine, ce travail a abouti à des protections qu’on a un peu oubliées mais que je trouve tout à fait intéressantes, celles du tunnel de Couzon et du pont de Chevignon. Le tunnel de Couzon est un tunnel encore en activité pour le TGV entre Saint-Étienne et Lyon qui représente une partie du démarrage des chemins de fer, avec l’œuvre des frères Seguin dans les années 1830. Pour terminer cette série de travaux réalisés dans le cadre de l’inventaire général, une opération dont on a déjà parlé et qui, elle, s’est faite de façon totalement indépendante des préoccupations de protection, est l’étude du réseau Ouest, plus précisément de la ligne Paris-Rouen-Le Havre qui a donné lieu en 2006 à une publication dans la collection des Images du patrimoine et à une série d’expositions. Il est intéressant de noter que, à partir de cette réflexion sur le réseau Ouest, des travaux ont parallèlement été menés sur la gare Saint-Lazare, sur la gare des Batignolles, ces derniers réalisés en relation avec la Commission du Vieux-Paris, et des réflexions historiques sont encore en cours sur le chemin de fer Le Pecq-Saint- Germain-en-Laye, c’est-à-dire ce chemin de fer tout à fait extraordinaire qui à ses débuts adoptait la technique du chemin de fer atmosphérique. Ce sujet a été l’occasion d’échanges passionnants entre la Grande-Bretagne et la France et toute une série d’innovations ont résulté de cette réflexion sur ce nouveau mode de propulsion*. Il en reste des éléments patrimoniaux : les ponts sur la Seine, le tunnel pour accéder à Saint- Germain-en-Laye, mais, un peu comme pour la gare des Batignolles, ces travaux d’histoire sur le patrimoine n’ont pas donné lieu à des protections. Une sorte de renversement s’est produit par rapport à la situation initiale où des politiques de protection incitaient des politiques de recherche en matière patrimoniale. Là, le travail, ou plutôt l’ambition qui, a priori, devait présider à ces travaux de réflexion sur le patrimoine, à savoir aboutir à une protection, à une mise en valeur, n’a pas pu être satisfaite.

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47 Quels sont finalement les acquis, en matière de recherches historiques, de ces différents types de travaux qui sont venus abonder la recherche historique plus large avec leurs spécificités et qui, encore une fois, résultent du fait qu’on part de l’objet technique, des objets matériels, qu’on les croise avec les archives dans une perspective inverse de celle de la recherche historique classique ? D’une part, des avancées sur les techniques de construction, en particulier sur l’usage du métal dans la réalisation du matériel ferroviaire au sens large, qu’il soit fixe ou roulant. D’autre part, cette perspective, progressivement prise en compte, qui met sur le même plan toute une série d’éléments patrimoniaux destinés à être rassemblés dans un ensemble qui est celui du réseau, celui aussi des coulisses de l’exploitation. On va pouvoir aller éventuellement jusqu’aux usines de fabrication du matériel. Et tout cela, dans un programme qui n’est pas forcément toujours réalisé, mais qui a le mérite de poser le problème en ce sens.

48 Quelles questions peut-on se poser à partir de ces acquis qui laissent encore ouverts d’immenses champs libres ? D’une part un problème de chronologie, avec des écarts entre ces préoccupations patrimoniales, qui partent très souvent d’éléments opérationnels aujourd’hui, et la recherche historique large qui, elle, veut couvrir toute la chronologie ; le matériel roulant qui ne fait pas l’objet de cette table ronde, mais qui appartient au champ du patrimoine, concerne surtout le XXe siècle, alors que beaucoup de travaux d’histoire vont porter sur la mise au point des prototypes ou des premières machines locomotives, celles, par exemple, de la deuxième moitié du XIXe siècle. En revanche, au départ, les monuments, les bâtiments, les gares vont être protégés surtout pour leur ancienneté, alors qu’un problème se pose pour les éléments plus récents comme dans une approche proprement « monuments historiques ». Donc des décalages, selon les champs patrimoniaux, et des hiatus avec les champs de la recherche historique plus classique.

49 Je poserai également le problème de l’histoire des techniques. Le rapport entre l’histoire des techniques et le patrimoine est une question assez difficile, parce que François Loyer l’a dit pour commencer, la technique a eu du mal à s’imposer comme relevant de l’histoire et le patrimoine technique ou les œuvres techniques à s’imposer comme ayant une valeur patrimoniale. C’est précisément dans ces années 1970-1980 que, petit à petit, le patrimoine technique a pris rang dans le patrimoine industriel et au sein du patrimoine au sens large, en particulier par le fait qu’il a été reconnu comme monument historique. Je vous rappelle que, de ce point de vue, 1986 est l’année où a été installée au sein de la Commission nationale des Monuments historiques une section chargée du patrimoine industriel scientifique et technique.

50 Il n’empêche que l’ingénieur, lui, n’est pas encore bien étudié et en tout cas considéré comme un auteur patrimonial. Je crois que l’on peut dire que l’essentiel de ce qui a pu être protégé au titre des monuments historiques l’a été parce que, derrière l’œuvre, il y avait un grand architecte. Il n’y a qu’un seul exemple d’ingénieur dont on a pu classer ou inscrire les œuvres parce qu’il était ingénieur, c’est Gustave Eiffel, avec les premières protections, en 1965, le 8 décembre, des deux viaducs de Neuvial et de Rouzat, après celui de Garabit, le 14 septembre. Ce qui est intéressant dans ce cas-là, c’est qu’il existe en réalité quatre viaducs semblables à valeur patrimoniale, mais seuls deux, ceux d’Eiffel, ont été protégés, mais pas ceux réalisés par l’entreprise Cail, pourtant absolument jumeaux.

51 J’entendais tout à l’heure parler de la gare où nous sommes, la gare d’Orsay. L’ingénieur qui a conçu cette gare, Eugène Bertrand de Fontviolant (1861-1954), est un des plus

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grands praticiens et théoriciens de la résistance des matériaux. Je ne pense pas que ce point ait été utilisé pour sauver le bâtiment et en faire ce qu’il est devenu. Le problème de l’ingénieur reste entier. J’entendais tout à l’heure François Loyer mentionner la difficulté des rapports entre les architectes des bâtiments de France et les architectes praticiens. Dans l’optique d’un ingénieur, il n’y a pas d’ingénieurs des bâtiments de France, ou d’ingénieurs en chef des monuments historiques, le problème ne se pose même pas. Les ingénieurs, en tant que corporation, ne défendent absolument pas leurs œuvres et, en matière ferroviaire, c’est un réel souci. Voici une question : celle de savoir comment les ingénieurs pourraient s’intéresser davantage à leur patrimoine pour faire en sorte qu’il soit préservé et valorisé.

52 Le dernier point, sur lequel je voudrais conclure, c’est celui de la réorganisation complète de la gestion du patrimoine en France actuellement, notamment au sein du ministère de la Culture. L’inventaire général était jusqu’en 2004 un service d’État relevant de la direction de l’Architecture et du Patrimoine et travaillant en relation avec les Monuments historiques en qualité de service d’études, mais séparément, avec pour ambition de réaliser un inventaire qui puisse par la suite servir à sélectionner les éléments les plus remarquables qui seraient protégés à ce titre. D’où le fait qu’il y ait eu des opérations d’étude du patrimoine ferroviaire liées à la politique de protection. Ces services de l’inventaire relèvent maintenant des régions et non plus de l’État. Ils peuvent aussi relever des départements, avec des services départementaux du patrimoine particulièrement actifs comme ceux de Seine-Saint-Denis et de Seine-et- Marne. Dans le même temps, le nombre de protections en général et industrielles et ferroviaires en particulier, que ce soit l’inscription ou le classement, ne cesse de diminuer. La configuration est totalement nouvelle, mais pas forcément mauvaise. En tout cas, il faut en prendre acte, à un moment où la loi sur les monuments historiques devient de moins en moins intéressante pour enclencher des processus de protection et de mise en valeur et où on peut utiliser bien davantage les lois d’urbanisme que sont les ZPPAUP (zones de protection du patrimoine architectural, urbain et paysager) et les plans locaux d’urbanisme. Le paysage est différent et, sans doute, même si je ne connais pas l’état des forces, la politique de la SNCF a-t-elle changé par rapport à la grande opération de protection du patrimoine ferroviaire de 1984, RFF est apparu.

53 Comment donc avec ces différents acteurs, avec aussi une augmentation des travaux sur ces thèmes dans les universités et dans les écoles d’architecture, le cadre général de la recherche va-t-il se recomposer en prenant en compte les enjeux et défis qui sont posés aujourd’hui au patrimoine ?

54 Intervention de madame Catherine Bergeal, sous-directrice de la Nature et des Paysages, ministère de l’Écologie, du Développement et de l’Aménagement durables, présidente de la séance, dans le débat.

55 Catherine Bergeal En tant que sous-directrice au ministère du Développement et de l’Aménagement durables – le pluriel de l’adjectif étant au cœur de ce que nous allons partager ensemble –, je suis très heureuse de participer au vingtième anniversaire de l’Association pour l’histoire des chemins de fer en France, un partenaire important pour nous depuis plusieurs années, qui s’inscrit parfaitement dans l’actualité de notre grand ministère. Je pense en effet que, pour être vraiment durable et optimal par rapport au territoire, un aménagement nécessite une connaissance de ce territoire, de ses paysages. Nous allons

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donc débattre de la façon dont nous pouvons faire reconnaître un patrimoine partagé dans l’aménagement durable de nos territoires.

56 Nous sommes vraiment dans une période passionnante, mais totalement paradoxale, à propos de laquelle, je pense, mes fonctions me permettent de témoigner. On observe, et sur ce point, je rejoins M. Loyer, un changement de cap complet en ce qui concerne le partage des politiques du patrimoine. Je m’occupe au ministère de l’Écologie du patrimoine, de la protection des sites. Mais j’ai une histoire, je suis architecte, je suis urbaniste. Il y a vingt ans, en matière d’urbanisme dans un État décentralisé, je disais qu’il faudrait bien trente ans pour qu’on se réapproprie le paysage, qu’on reparle du patrimoine, des territoires. Et je vis une période où l’on voit que les élus, la société, expriment très fortement cette nécessité de reconnaître les ressources, les singularités de l’histoire des territoires. Le patrimoine est devenu un débat réel dans la société et on s’en réjouit. Je pense que nous sommes nombreux à être très satisfaits des progrès de la recherche, de la qualité de l’enseignement, de petits bonheurs quotidiens dans ce domaine. Mais au cours d’une même période, d’une même journée, voire d’une même heure, on se heurte à des désillusions. Ce quotidien nous amène à mettre en place des politiques publiques qui lui correspondent. Le patrimoine, ça se révèle d’abord, ça se connaît, ça s’explique, ça se remet en perspective, pour qu’effectivement les élus et les décideurs en soient conscients. Ce n’est pas une évidence donnée au départ. On décide vite, il faut arbitrer en permanence des intérêts contradictoires, il faut être extrêmement précis et extrêmement percutant quand une valeur dépasse un intérêt purement local et présente un sens collectif qu’il faut défendre. On ne fait pas se succéder à la défense contre les Vandales une période bénie de consensus. Non, il faut en permanence faire connaître le patrimoine pour pouvoir le partager, tout simplement pour pouvoir en débattre. Le patrimoine doit être objet de débat. Il faut par conséquent être vigilant parce que rien n’est jamais acquis, même quand un site est inscrit sur la liste du Patrimoine mondial. Je peux vous assurer qu’il n’est pas à l’abri des bêtises quotidiennes, alors que tout le monde s’accorde sur sa valeur : personne ne veut porter atteinte à une valeur d’intérêt mondial mais on doit néanmoins mener des petits combats quotidiens contre des actions dans lesquelles tout le monde a sa part de responsabilité.

57 Ensuite, il faut faire du projet, créer un projet collectif qui va concilier des projets différents mais qu’on a l’ardente obligation de concilier et d’enrichir. Les projets sont enrichis par cette connaissance et prennent une dimension bien plus intéressante s’ils peuvent être élargis à un projet social avec des matériaux réellement intéressants et à moindre coût énergétique, exigences parfaitement conciliables. Et c’est même parfois le fil directeur d’un bon projet. Il faut se nourrir de ce patrimoine, mais aussi le réinterpréter, utiliser des matériaux d’aujourd’hui, les faire entrer dans la modernité. Mais nos territoires, nos histoires, doivent nourrir les projets, c’est véritablement le premier appel que j’ai envie de lancer. Je vous donnerai un autre exemple de contradiction. D’un côté, une convention européenne du paysage entre en vigueur en France assortie d’une circulaire dont j’ai fait la promotion le 1er mars 2007, qui propose qu’il y ait dans tous les départements français, et tous les ans, au moins une journée où l’on parle des paysages du département, journée structurée selon cette convention européenne. Plusieurs États l’ont déjà ratifiée, mais où va-t-on trouver de la connaissance, que sait-on des paysages du département, quels sont les enjeux principaux de la journée ? Qui doit-on y inviter ? Les associations ont là un rôle ainsi que les professionnels du champ, les gens qui connaissent les territoires, qui travaillent

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sur ces sujets. Il a été décidé le 1er mars 2007 qu’il fallait parler des paysages, échanger, confronter et pas simplement dire : « Parlons-en une fois et oublions-les. » C’est très important. Il est vrai que la logique sectorielle vise toujours à simplifier la donne ; on oppose les choses. On dit : « Il faut choisir, Monsieur l’élu : ou vous voulez du logement social, ou vous voulez du patrimoine. » Je crois pourtant qu’il est possible d’avoir les deux, qu’il faut être gourmand. Il est impératif de débattre de cela, d’être vigilant.

58 Deuxième thème, le Grenelle de l’environnement. Le sujet que vous signalez est mon quotidien. Quand vous parlez de haute qualité environnementale, de choix énergétique, eh bien, cela veut dire le choix des éoliennes. Je ne suis pas contre les éoliennes, mais il faut un dialogue qui est un dialogue légitime. Les ministres qui se sont succédé ont toujours dit : « Oui aux éoliennes, mais pas n’importe où ni n’importe comment. » Il faut effectivement faire place à toutes les solutions énergétiques, mais la ressource du territoire est rare. La planète bleue, tout le monde a compris qu’elle était limitée, mais c’est aussi le cas de notre périphérie parisienne, pressée par les besoins à satisfaire pour accueillir des logements, des activités, pour accompagner les mutations nécessaires. La ressource première, c’est le territoire et elle est très rare et très riche d’histoire. Le paysage aujourd’hui c’est vraiment d’abord de l’histoire qu’il faut savoir retraduire – que garder, que détruire, qu’avons-nous déjà laissé partir... ? – Or la structuration du territoire par les réseaux d’infrastructure est vraiment un fil directeur dont la compréhension est primordiale afin d’éviter, de temps en temps, de refaire des erreurs qui coûteraient cher en termes énergétiques, sociaux, et conduiraient à une moins bonne organisation spatiale de nos territoires.

NOTES

*. Voir en dernier lieu : Paul Smith, « Les chemins de fer atmosphériques », In-Situ, n° 10 (19 mai 2009), [139 pages], en ligne : www.revue.inventaire.culture.gouv.fr 1. Goulven Guilcher, « Les guides de chemin de fer : pratiques anglaises et françaises », in François Moureau et M.-N. Polino (dir.), Écritures du chemin de fer, Paris, Klincksieck, 1996, p. 23-36. 2. François Bon, Paysage Fer, Lagrasse, Éditions Verdier, janvier 2000 (1re édition) ; Paysage Fer, le film, documentaire de création, 52’, production Arte et Imagine, réalisation Fabrice Cazeneuve, images Pierre Bourgeois et Fabrice Cazeneuve, texte François Bon, montage Jean-Pierre Bloc, première diffusion sur Arte, décembre 2003 ; photos de tournage et documents sur le site : http://www.tierslivre.net/livres/paysfer.html (consulté le 18 novembre 2008). [N.d.l.R.] 3. Antoine Picon, L’Invention de l’ingénieur moderne. L’École des ponts et chaussées, 1747-1851, Paris, 1992. 4. « Les ponts et chaussées et les Bouches-du-Rhône », thèse de doctorat, université de Provence, 1991. 5. Hélène Bocard, et alii, De Paris à la mer. La ligne de chemin de fer Paris-Rouen-Le Havre, Paris, coll. « Images du patrimoine », n° 239, 2006.

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RÉSUMÉS

Animé par Karen Bowie, ce débat doit permettre à chacun des participants de réagir aux propositions de nouvelles recherches faites par le comité scientifique de l’AHICF dans le domaine du patrimoine ferroviaire, de l’architecture, de l’urbanisme et des paysages. Il réunit François Loyer, directeur de recherche au CNRS, Evelyne Lohr, conservateur chargée de l’Inventaire au Service du patrimoine culturel du Département de Seine-Saint-Denis, Anne Hecker, géographe, maître de conférences à l’université de Nancy II, Jean-François Belhoste, directeur d’études à l’École pratique des hautes études, et Catherine Bergeal, sous-directrice de la Nature et des Paysages au ministère de l’Écologie. En introduction, F. Loyer remarque que le chemin de fer, loin de devenir obsolète comme on pouvait le penser dans les années 1960, est devenu le vecteur de la mobilité moderne. La notion de patrimoine se définit alors comme un passage de relais entre deux époques et non comme la nostalgie d’une culture matérielle disparue. Si patrimoine et architecture ont longtemps été antinomiques, comme urbanisme et paysage, on constate aujourd’hui des rapprochements qui renouvellent ces notions. Le débat devra donc inclure les paysages en rapport avec les chemins de fer, les abords du bâti, l’architecture des bâtiments et le design, « architecture sans site ». Chacun des participants expose les perspectives de son domaine de recherche. Evelyne Lohr analyse le rôle des emprises ferroviaires dans le territoire du département de la Seine-Saint-Denis concerné par de très importantes mutations. Elle montre comment, et avec quelles méthodes d’analyse rationnelle et documentée, le Service du patrimoine culturel contribue à la compréhension de ce territoire complexe et lui apporte une cohérence, en comprenant le patrimoine comme un moteur d’évolution et non un objet de nostalgie. Les directions de recherche sont multiples : impact des réseaux sur le territoire, chemin de fer comme facteur d’urbanisation, réutilisation de son patrimoine, paysages créés par le chemin de fer… Les problèmes posés par l’inventaire le sont autant, comme la méthode d’étude à appliquer à un patrimoine linéaire sur une portion de territoire, ou la reconnaissance d’un patrimoine technique parfois difficile à comprendre. Anne Hecker aborde, en termes de patrimoine, l’infrastructure ferroviaire, la voie ferrée et son emprise. Patrimoine linéaire étendu et aux caractères bien marqués (profil, tracé, modes de construction innovants, support de mémoire ouvrière et locale, conservatoire pour une faune et une flore remarquables), il reste méconnu. Pourtant, la question de sa conservation partielle, comme témoin et explication de l’évolution du paysage, doit être posée, dans la double perspective de sa valorisation par la réouverture de voies au trafic ou par la transformation de voies déferrées en équipements touristiques, vélos-routes et voies vertes. Cette dernière n’assure que rarement la préservation de l’image du passé ferroviaire et sa médiation au public. Les différentes solutions d’aménagement qui seront proposées doivent dans tous les cas s’appuyer sur la connaissance de ce patrimoine. J.-F. Belhoste revient pour sa part sur son expérience de vingt années au sein de l’Inventaire général et en particulier sur le rôle de la protection au titre des monuments historiques et de la politique du ministère de la Culture dans l’orientation des recherches et sur l’apport que ces préoccupations patrimoniales ont pu représenter pour la recherche dans le domaine des chemins de fer. Les recherches patrimoniales prenant pour point de départ la culture matérielle sont venues abonder la recherche historique plus large avec par exemple des avancées sur l’histoire des techniques de construction ou sur la notion de réseau, qui inclut désormais les installations qui permettent l’exploitation (comme les ateliers). Cependant, le rapport entre l’histoire des techniques et le patrimoine reste une question difficile, comme le montre le privilège donné aux architectes par rapport aux ingénieurs dans la définition de la valeur patrimoniale d’une œuvre.

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Enfin, l’évolution des institutions chargées de l’étude et de la protection du patrimoine, comme celle des acteurs du secteur ferroviaire, demande l’établissement de nouveaux rapports qui favorisent la recherche. En conclusion, C. Bergeal souligne combien, pour être vraiment durable et optimal par rapport au territoire, un aménagement nécessite sa connaissance approfondie. La question qui se pose est donc la façon dont nous pouvons aujourd’hui faire reconnaître un patrimoine partagé dans l’aménagement durable de nos territoires.

Round table with Jean-François BELHOSTE, Catherine BERGEAL, Karen BOWIE, Anne HECKER, Evelyne LOHR and François LOYER Led by Karen Bowie, this discussion allowed each participant to respond to new research proposals from the AHICF academic committee in the areas of railway heritage, architecture, urbanism, and landscape. Grouped around the table were François Loyer, research director at the CNRS, Evelyne Lohr, inventory curator at the Service du patrimoine culturel for the department of Seine-Saint-Denis, Anne Hecker, a geographer and lecturer at the university of Nancy II, Jean- François Belhoste, senior researcher and study director at the Ecole pratique des hautes études, and Catherine Bergeal, director of Nature and Landscape at the Ministry of Ecology. By way of introduction, F. Loyer remarked that far from becoming obsolete as one might have thought in the 1960s, the railway has become the vector of modern mobility. Consequently, the notion of heritage defines itself not simply as nostalgia for a bygone material culture but as a passageway that links two different periods. If cultural heritage and architecture have long been opposed to each other, like urbanism and landscape, similarities are now being noticed that reconstruct these polar notions. As a result, the discu ssion must also include topics such as landscapes in relation to the railway, areas in the vicinity of construction, and design or “architecture without a site.” Each of the participants presented perspectives from their area of research. Evelyne Lohr analyzed the role of the railway’s territorial rights-of-way in the department of Seine-Saint-Denis, which has been affected by very important transformations. She demonstrated how and with which methods of rational and documentary analysis the Service du patrimoine culturel has contributed to an understanding of this complex territory and unified it, interpreting cultural heritage as a force for change and not as an object of nostalgia. Such research can take many directions: for instance, the impact of networks on territory, the railway as a factor of urbanization, the re-use of cultural heritage, and landscapes created by the railway. Such a list presents its own critical problematics, such as which method of study should be applied to heritage of railway lines over a specific parcel of territory, or how to acknowledge a technical heritage that is sometimes difficult to comprehend. Anne Hecker approaches railway infrastructure, the railway itself, and its hold in terms of cultural heritage. The patrimony of railway lines, epitomized by strongly inflected characteristics (profile, route, innovative methods of construction, a buttress for occupational and local recollections, a conservatory for remarkable flora and fauna) remains unknown. The issue of its partial preservation, however, as a marker and explanation of the evolution of the landscape, must be examined from the double perspective of its valorization through the reopening of routes to traffic or by the transformation of discontinued lines into tourist facilities, bike routes, and nature trails. The latter only rarely assure the preservation of the image of the railway’s past and its public mediation. The various planning solutions that will be proposed must be consistently based on knowledge of this cultural heritage. J.-F. Belhoste returned to his twenty years of experience working closely with the State Inventory Service, particularly addressing the role of protecting historical monuments and the Ministry of Culture’s policies regarding research directions and the contribution that patrimonial concerns represent for research in the field of railway studies. Taking material culture as its starting point,

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research on heritage has broadened the scope of historical research with advances in the history of construction techniques or the notion of the network, which from now on must include the installations that enable operations (like workshops). The relationship between the history of techniques and heritage, however, remains a delicate question, as demonstrated by the privilege granted to architects rather than engineers in defining the patrimonial value of a work. Finally, the evolution of the institutions responsible for studying and preserving this heritage, as well as changes that affect those who are involved with the railway sector, demands that new connections be created that favor and support research. In conclusion, C. Bergeal stressed how important intimate knowledge of a territory is for the longevity and optimal suitability of developmental planning The issue then becomes how we can acknowledge today a heritage that is shared by the long-term developmental planning of our regional landscape.

INDEX

Index chronologique : XIXe siècle, XXe siècle Keywords : heritage, historiography, method Mots-clés : patrimoine, architecture, historiographie, méthode Thèmes : Patrimoine architecture paysage, Réseaux et territoires

AUTEURS

FRANÇOIS LOYER Directeur de recherche au CNRS, Centre André Chastel, Institut national d’histoire de l’art

EVELYNE LOHR Conservateur chargée de l’Inventaire, Service du patrimoine culturel, Département de Seine- Saint-Denis

ANNE HECKER Géographe, maître de conférences à l’université de Nancy II

JEAN-FRANÇOIS BELHOSTE Directeur d’études à l’École pratique des hautes études

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Cinquième partie. Les paysages de l’architecture et du patrimoine

Document

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Voyage en train et paysage

Karen Bowie et René Thom

1 Karen Bowie a choisi le texte de cette communication du mathématicien et philosophe René Thom (1923-2002), prononcée lors du colloque « Arts et chemins de fer », 3e colloque de l’AHICF réuni en novembre 1993 dont les actes ont été publiés par la Revue d’histoire des chemins de fer 10-11 (1994), pour sa valeur de référence et d’actualité dans notre analyse des paysages créés par le chemin de fer. On voit ici que le paysage dessiné par l’infrastructure ferroviaire et celui créé par la vision du voyageur qui regarde par la fenêtre du train ne sont pas opposés, mais au contraire très profondément liés.

2 Nous avons conservé la transcription du débat qui avait suivi cette communication, auquel a participé Jacques Guillerme (1927-1996), autre intervenant à ce colloque dont une partie de l’œuvre a été récemment rééditée*.

Par les fenêtres du train. La notion de référentiel appliquée à l’art de voyager par le train. René Thom

3 Dans un texte de souvenirs d’enfance « Songeries ferroviaires » [Thom, 1990], j’ai évoqué toute la fascination que dans mon jeune âge le chemin de fer a exercée sur moi. Ici je m’efforcerai d’expliquer ce qui, dans ce qu’on peut raisonnablement appeler mon vieil âge, subsiste de cet enchantement primitif. J’ai donc pris comme thème de ma communication le « voyage en chemin de fer », une activité que je continue à apprécier grandement bien que les progrès de la technologie moderne en aient modifié considérablement le caractère. Il nous faudra bien évoquer comment le train a changé au cours de ce siècle1 !

4 Du temps de ma prime enfance, vers 1925, automobiles et camions étaient encore rares et le chemin de fer avait alors un quasi-monopole du transport terrestre. Mais, dès le premier quart de ce siècle, l’impact du transport automobile sur route se fit sentir. Plus flexible, évitant les ruptures de charge, le nouveau transport avait beaucoup d’avantages. Les premières victimes de cette concurrence furent les lignes et réseaux de chemins de fer secondaires, lignes pour la plupart à écartement réduit et dont la

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longueur n’excédait guère la traversée de deux ou trois cantons. J’ai été très conscient de cette disparition dont on parlait beaucoup en famille lors de la mort des compagnies locales de tramways. Un peu plus tard, à l’époque où j’étais collégien, je rêvais d’écrire une thèse intitulée : « Grandeur et Décadence du chemin de fer d’intérêt secondaire »... Je ne sais si une telle thèse a été faite depuis et je me demande si, en France, il existe une institution centralisant toutes les informations sur toutes ces petites compagnies qui disparurent entre 1925 et 1940. Il aurait été bon qu’en un seul endroit on réunisse toutes les données concernant, pour ces compagnies, leur naissance (les circonstances politiques, économiques, administratives de leur création), le tracé des lignes, le matériel ferroviaire utilisé, les horaires décrivant leur activité jusqu’à leur disparition et, si possible, une iconographie relative à chaque compagnie aussi riche en documents photographiques que possible. C’est sur ce dernier point, je crois, qu’une institution serait bien nécessaire car c’est seulement en ouvrant les archives de famille locales qu’on peut espérer recueillir des documents photographiques sur l’activité de ces compagnies : une telle prospection ne serait pas chose facile à faire systématiquement. Si j’évoque ici le destin mélancolique de ces petits trains, c’est que, à beaucoup d’égards, ils figurent certainement parmi les premiers cas où l’évaluation du plaisir ferroviaire puisse se faire sans devoir l’accompagner des restrictions mentales inévitables lorsqu’on entre dans l’époque moderne. Après la mort des réseaux secondaires (si je ne me trompe, leur nombre actuel en France – compagnies touristiques exceptées – n’excède pas celui des doigts d’une main), ce sont les lignes secondaires des grands réseaux (le Nord, l’Est, le PLM, le PO, etc.) qui, de 1930 à nos jours, seront remplacées par l’autobus. Or, nous le verrons, le plaisir du voyage en chemin de fer exige de n’être pas pressé. Ce qui fait que les amateurs du voyage ferroviaire pur devront, s’ils veulent trouver matière à leur faim, se diriger vers les pays du Tiers ou du Quart-Monde. C’est là qu’ils pourront trouver les meilleures occasions de satisfaire leur passion. Là où il y a peu de routes (et ample population), on trouve de ces trains bondés et pittoresques où, à chaque arrêt, le train subit l’assaut d’une nuée de vendeurs locaux de nourriture et de boissons. Ce n’est guère qu’au Mexique et au Pérou que j’ai eu l’occasion de pratiquer ce genre de trains dont l’intérêt humain se double souvent de la traversée d’une nature grandiose. Par contre, il ne faut pas ici être exigeant sur l’exactitude des horaires, ni sur le niveau des « accomodations » hôtelières. Bien entendu, il se trouvera peut-être parmi vous des esprits réalistes pour me dire qu’avant tout le chemin de fer est un instrument de transport et que notre époque est celle des « flux tendus ». Je me garderai bien de nier l’importance essentielle de la vitesse pour la rentabilité du train confronté à l’automobile, au camion, et à l’avion. Mais vous me permettrez d’abord de parler en esthète oublieux des priorités économiques. Je dirai plus tard comment ruser pour sauver quelque agrément d’un voyage en TGV...

5 D’où vient le plaisir que nous donnaient les petits tortillards de nos campagnes ? Je crois que, pour l’expliciter, il nous faut un peu de psychanalyse... Ce plaisir ne vient pas seulement de la contemplation des paysages (s’il y en a), ni de la fraîcheur de la campagne française (car, après tout, la France, de par sa terre et son climat, a l’une des plus belles campagnes du monde). Avant tout, il y a une identification de notre propre corps au véhicule qui nous loge, au convoi qui nous transporte et, pour finir, à tout le voisinage que nous pouvons percevoir ou même seulement concevoir en tant que carte mentale de notre environnement. Le mouvement du train réalise une sorte d’expansion graduelle du moi, suivant la cascade des référentiels emboîtés (voir annexe)

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F0 EGO →20 compartiment → wagon → convoi total → voie → environnement 6 Mais le plaisir, s’il vient essentiellement de cette dilatation du moi, change de nature et d’intensité selon le stade où s’arrête l’identification. D’où une gradation naturelle des facteurs de plaisir et ce changement de référence est lui-même un plaisir.

Identification avec le wagon

7 Les premiers degrés de la cascade siège, compartiment, wagon ne sont pas sans importance, évidemment. Le problème du siège, de la place à occuper, du confort général de la voiture sont des facteurs bien connus et qui, pour certaines personnes, jouent un rôle considérable. Dans l’optique non commerciale qui est la nôtre actuellement, le problème du confort n’est pas essentiel. Beaucoup préféreront la ségrégation locale qu’imposaient les anciens compartiments à la disposition actuelle (couloir central de nos présentes voitures Corail) : il est de fait que selon cette disposition, il est beaucoup plus difficile d’entretenir une conversation particulière avec audience limitée. Pour un voyageur – celui que j’envisage – soucieux essentiellement de tirer profit de son voyage, le choix d’une place – qu’il est bon de prévoir variable – est aussi important – j’expliquerai plus tard pourquoi. En ce qui concerne le confort du roulement, les secousses transmises de la voie, on a fait de très grands progrès techniques (à la fois pour les rails et la suspension) mais c’est là un facteur qui intéressera surtout le voyageur soucieux de repos (ou tenant à faire une tâche personnelle, comme lire ou écrire) ; notre voyageur esthète n’y attachera pas tellement d’importance2 : on peut plaquer efficacement une mélodie endogène sur le rythme des secousses du rail. Récemment, à bord d’un express arrivant gare de Lyon, j’écoutais, à l’entrée d’un soufflet, la vibration caractéristique – par effet différentiel – émise par les voitures lorsqu’elles parcouraient – à l’entrée des quais – les courbes des raccordements entre deux aiguillages. Et je me disais que le compositeur Pierre Henry aurait pu tirer de cette suite de sons une pièce magnifique de musique « concrète ». Ces défauts sonores sont en fait des indices qui permettent souvent une meilleure identification d’EGO avec le convoi. Dans un tunnel de crête on peut, à l’audition du bruit des rails, discerner si le train se trouve encore en montée ou commence à descendre de l’autre côté de la montagne. J’en viens maintenant aux identifications de dernier degré, avec le convoi, avec la voie, avec l’environnement.

Identification avec le convoi

8 Dans cette extension notre corps se trouve inclus, comme un infime parasite, au sein de ce grand organisme, le convoi. Un imaginaire implicite (peut-être commun à beaucoup d’êtres vivants) assimile le convoi à un de ces animaux découpés en segments par métamérie, comme la chenille, le lombric, le mille-pattes. Chaque article de la structure est en ce cas un wagon. Et comme les articles de l’animal métamérique peuvent suivant leur position sur l’axe céphalo-caudal acquérir différentes spécialisations fonctionnelles (comme la tête, les gonades, l’anus..., etc.), le train présente en général une structure canonique de la tête à la queue : locomotive, (autrefois) tender, fourgon de tête, voitures voyageurs, fourgon à bagages, il se terminait dans les temps anciens par une voiture serre-frein (la caboose des trains du Far-West). Le langage a – je suppose universellement – imposé en technique ferroviaire la métaphore tête-queue du convoi

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(étendue au quai dans la formule célèbre : « Au bout du quai les ballots ! »). Pour certains tracés de voie particulièrement tortueux on peut parfois d’une fenêtre apercevoir une bonne part du convoi, ce qui visuellement réalise une identification partielle parfois hautement jouissive. Dans cette identification, notre âme individuelle cherche un correspondant. Elle le trouve dans ce cerveau qu’est la cabine de commande, en fait dans la personne du conducteur du train. Bien que la hiérarchie standard connaisse un chef de train, je suis convaincu que le conducteur est plus important dans l’imaginaire du voyageur, car ce dernier joue un rôle essentiel dans la collision virtuelle qui peut affecter le train en mouvement avec un obstacle fixe ou mobile. C’est l’équivalent du pilote de l’avion. Dans les trains modernes, le conducteur peut nous donner par haut-parleur des informations sur les incidents de route (arrêts inopinés, pannes, incidents divers d’origine interne ou externe, etc.) et il le fait, le plus souvent, avec beaucoup de serviabilité. On ne s’étonnera pas si les contacts entre voyageurs et conducteur sont si rigoureusement codifiés. Car l’intrusion malencontreuse du désir d’un voyageur dans la marche du convoi peut avoir de funestes conséquences. Qu’on se rappelle le récent accident de la gare de Lyon, causé par une suite d’événements où, à l’origine, on trouve une voyageuse tirant la sonnette d’alarme pour arrêter son train à une station non prévue à l’horaire et, à la fin, un conducteur prenant le départ de son train à l’arrêt avec quelques minutes de retard. Je ne crois pas qu’on puisse, en général, accuser les autorités de minimiser leurs difficultés pour obtenir la patience des usagers lors de pannes. S’il m’est arrivé de pester dans un train à la suite d’arrêts inexpliqués, la cause en était en général des perturbations politiques (manifestations, barrages de la voie, etc.) extérieures à la SNCF et les promesses mensongères du haut-parleur n’y prirent jamais la même ampleur que les déclarations des compagnies aériennes lors d’une panne de leur appareil.

Identification avec la voie

9 Le convoi suit la voie. Il est donc normal pour un passager de s’intéresser au tracé de la voie. En faisant d’abord abstraction du relief (la verticale, troisième dimension), la voie est une courbe plane. Comme il est bien connu que la ligne droite est le plus court chemin d’un point à un autre, on doit penser que si la voie est courbe en un point, c’est qu’il y a de sérieuses raisons pour qu’il en soit ainsi. Un des grands motifs de réflexion, dans le voyage en chemin de fer, est la justification du tracé de la ligne. Mais avant d’aborder ce problème il faut observer que la voie comporte aussi d’autres singularités que les courbes. Il y a, en particulier, tous ces dispositifs qu’on appelle appareils de voie : aiguilles et signaux en général. Ils constituent autant de points singuliers du tracé (par point singulier, j’entends ce terme au sens mathématique : un point singulier est un point qui n’est pas comme les autres). Les arrêts en dehors des gares sont en général dus à la fermeture de signaux. Le propre de la voie est de signifier un chemin imposé (une chréode, comme disait le biologiste anglais Waddington) mais il reste un élément de liberté pour le parcours, c’est le choix de la branche de la bifurcation offerte par une aiguille standard abordée par la pointe. Il n’est pas usuel de laisser au conducteur d’un convoi le choix de la direction à prendre lorsqu’il rencontre une aiguille par la pointe (c’est l’autorité globale qui en principe le décide et oriente l’aiguille sur la voie désirée) ; mais j’ai vu des tramways (urbains) capables d’agir sur l’aiguille qu’ils abordent par commande électrique (à Strasbourg autrefois et actuellement à l’étranger). En arrêt dans les gares, pour réaliser une correspondance, le voyageur

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pourra parfois être impliqué dans des manœuvres affectant son wagon. Il ne manquera pas alors d’observer attentivement la manœuvre en s’efforçant de la prévoir. L’aiguille, au fond, c’est la manifestation de la liberté humaine au sein de ce monde algébriquement fixé qu’est le schéma global des voies. C’est pourquoi, très fréquemment, c’est par l’aiguillage qu’apparaît l’accident. On me pardonnera ici d’introduire cette auto-citation : « La bifurcation engendre la catastrophe... » La catastrophe (relativement récente) de la gare d’Ay dans la Marne en est une tragique illustration. Il est certain que le trafic ferroviaire externe – dans la mesure où il existe – est un élément du plaisir du voyageur. Croiser un train (surtout sur une ligne à voie unique) est toujours un élément de distraction. Mais nous n’irons pas jusqu’à la passion de ces collectionneurs anglais que j’ai vu noter sur un carnet de route tous les numéros des locomotives croupies au fond des dépôts et des wagons de marchandises dormant sur des voies oubliées qu’il leur arrive d’apercevoir. Mais un petit sport non négligeable consiste, en présence d’une voie de garage parallèle à celle du train, de parier pour la dégradation progressive de cette voie sous les arbustes et les herbes folles ou au contraire pour sa réadmission correcte sur la voie principale.

La voie et le terrain

10 Revenons donc à la voie et à ses courbes. Pour comprendre le tracé de la voie il faut revenir à sa fonction primitive : assurer une connexion entre deux points (A) et (B) considérés comme économiquement importants, par exemple deux villes. Le jour où les planificateurs ont considéré le problème de déterminer le tracé, il est fort rare que le segment rectiligne AB puisse être considéré comme acceptable. Il peut y avoir contre ce tracé des objections dirimantes, soit liées à des obstacles naturels : reliefs, profondes vallées, pièces d’eau (lacs ou grands fleuves), soit liées à des implantations humaines préexistantes : agglomérations rencontrant AB, ou voisines de AB, industries à desservir, etc. En règle générale, on déterminera un certain nombre de points à desservir Xj intermédiaires entre A et B, lesquels pourront être ordonnés de telle manière qu’on aille de A en B par une suite de trajets XjXj + I qui ne se rencontrent pas (sur la carte). Il vaudrait évidemment mieux que la direction XjXj + I pour tout j ne soit pas trop différente de la direction globale AB, de manière à minimiser la longueur du trajet global. Ce choix préliminaire des points à desservir est en général le résultat d’une longue confrontation d’intérêts politiques, économiques, techniques qui n’est pas ici de mon propos. Une chose y est certaine : en voulant contenter tout le monde, on arrive en général à une mauvaise solution. Rattacher une ville négligée au tracé définitif par un embranchement est en général à déconseiller (qu’on pense au malheur de la ville d’Amiens, négligée par le tracé du TGV Nord). Le fameux plan Freycinet qui, au début de la IIIe République, se proposait de mettre une gare à moins d’une journée de cheval de tout point de la France continentale procédait sans doute d’une louable intention, mais ne pouvait conduire qu’à des projets économiquement aberrants ; car ce que la voie doit concrétiser, ce sont des flux et non des aires.

11 Quoi qu’il en soit, nous supposerons fait ce choix des points intermédiaires et nous nous trouvons ramenés au problème initial où seules les contraintes géographiques (relief et cours d’eau) sont à prendre en compte. Au début, la contrainte du relief pesait d’un poids relativement lourd car la relative faiblesse de la force de traction d’une locomotive isolée exigeait un coefficient d’adhérence des roues considérable (ceci pour

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un convoi long et lourd), ce qui limitait la pente des rampes admissibles à quelque 10 pour mille (on allait jusqu’à 30 pour mille dans le cas des lignes de montagne, en limitant la longueur des convois). Ces contraintes ont pesé lourd dans le tracé des lignes classiques. Nous laisserons ici de côté le cas du TGV où l’on s’est inspiré de la technique des autoroutes ; déjà, en 1910, on avait construit des lignes de tramways de montagne où la pente s’élevait à 8 % (le convoi étant réduit à une motrice et une remorque). Cette différence technique a de grands effets sur l’attitude de notre esthète qui, en TGV, aura peu à se mettre sous la dent. Car la sensibilité au relief est l’un des éléments majeurs du sentiment d’appartenance au paysage. Par suite de cette infirmité des trains à ne tolérer que de très faibles rampes, le tracé de la voie en tout point ne peut trop différer d’une ligne de niveau. Or comme le montrent à l’envi nos cartes IGN d’échelle standard, en régions à relief varié les lignes de niveau sont loin d’être rectilignes : elles peuvent présenter des accidents angulaires passablement rugueux. D’où la nécessité des courbes pour corriger les discontinuités angulaires, la nécessité de travaux pour régulariser le tracé. Heureusement la taxonomie de ces écarts de niveau est vite faite : s’il s’agit d’un gain en hauteur, on aura une voie en remblai ; s’il s’agit d’abaisser le niveau, on aura une tranchée si la différence de niveau n’excède pas une vingtaine de mètres, au-delà on envisagera un tunnel. On s’efforcera ensuite, pour minimiser le déplacement de terre, d’équilibrer remblai et déblai, un vieux problème qui préoccupait déjà les ingénieurs en voirie du XVIIIe siècle. Enfin nous mentionnerons la présence éventuelle d’ouvrages majeurs, comme les ponts (ou viaducs) franchissant de profondes dépressions et les tunnels franchissant une zone trop surélevée pour une tranchée. D’un point de vue de pure mathématique, le choix d’un tracé à extrémités données est un problème variationnel avec conditions d’inéquation portant sur les dérivées premières (la pente de la voie) ; en fait ce problème compte peu en regard des contraintes d’origine humaine : politiques, économiques et financières. Tout est possible si on accepte d’y mettre le prix. Mais il n’empêche que le problème « géométrique » du tracé reste sous-jacent et l’intuition que le voyageur en a est un des éléments « esthétiques » majeurs du voyage en chemin de fer. Le bon voyageur est celui qui saura se replacer dans l’optique de ceux qui ont tracé la ligne.

12 Dans le chemin de fer de montagne proprement dit (comme il s’en trouve en Suisse), le problème se complique du fait de la présence de segments à forte rampe munis de crémaillère. Comme le relief est considérable, on accepte des moyens spécifiques pour le vaincre. En France, nos cours d’eau n’ont que bien rarement cascades et rapides – sauf en montagne et proches de leurs sources. De là résulte que la plupart des vallées sont en pente faible. Or une vallée est de même forme qu’une tranchée (à flancs relativement doux, avec un fond plat large ou étroit). Dans la mesure où le cours d’eau ne méandre pas, il est de règle générale que la voie emprunte une vallée. Si le profil de la vallée est approximativement un V, la voie devra être établie en corniche, côté gauche ou côté droit. Il en résulte pour le voyageur soucieux du paysage une dissymétrie flagrante : si, dans le sens de la marche, la voie est sur le flanc gauche de la vallée, la fenêtre gauche du wagon ne permettra guère que l’observation du minéral dont est faite la paroi qui limite à gauche la plate-forme de la voie. La fenêtre droite, par contre, permettra une vue plus intéressante car elle domine le ravin où s’écoule la rivière. C’est là, évidemment, qu’ira s’installer notre esthète. Ce caractère dissymétrique des vues est malheureusement la situation générale. De là résulte qu’on ne peut faire un voyage intéressant en chemin de fer que si la densité des voyageurs est suffisamment faible pour qu’on puisse sans gêner autrui « voltiger » d’un côté à l’autre

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du wagon. Une situation qu’on trouvera rarement en TGV, mais qui est fréquente dans les autorails campagnards comme le Cévenol (Nîmes - Clermont-Ferrand) pour le Massif central, ou Dole - Saint-Claude pour le Jura. On recommandera aux amateurs de pratiquer ce type de lignes. Qu’ils se hâtent car les soucis actuels de rentabilité de la SNCF font craindre qu’elles ne disparaissent bientôt ! Même si le V de notre profil de vallée est très arrondi, cet effet de dissymétrie est toujours présent. Si le cours d’eau cesse d’être rectiligne, il se peut que la ligne change de rive grâce à un pont enjambant la rivière. En ce cas, il y aura intérêt à changer de côté dans le wagon. Si le fond de vallée est relativement plat, et que le cours d’eau méandre, il n’y aura pas très grand intérêt à changer de place ; par contre on pourra s’efforcer de deviner, au prochain pont, en quel sens coule la rivière (sur la ligne Paris-Strasbourg, en regardant la Marne, on peut jouer à ce jeu entre Paris et Château-Thierry). Ce qui structure une ligne, finalement, c’est le nombre des bassins de rivières qu’elle doit emprunter. En ce sens, il faut s’efforcer de « vivre » les changements de bassins et ceci d’autant plus que le franchissement d’un seuil séparant les bassins est en général marqué par une tranchée, un tunnel dont les parages offrent des courbes et/ou des dénivellations marquées. Dans certains cas (comme pour le tunnel de Blaisy-Bas sur Paris-Dijon), la localisation de la crête entre Seine et Saône ne fait aucun doute. Dans d’autres, la détermination du seuil est beaucoup plus douteuse. Le franchissement d’une tranchée peut signifier changement de bassin comme il peut signifier persistance du bassin. Pour lever l’ambiguïté il faut, à la vue du cours d’eau qu’on retrouve ensuite, déterminer le sens de l’écoulement. Cela peut être difficile à simple vue. Il faut alors se fier à cet axiome des géographes (ou géomorphologues) disant qu’en un confluent du type Y, le sens de la branche opposée à l’angle aigu du confluent est le sens « descendant », axiome qui demande une interprétation qu’il peut être difficile de donner si le confluent n’est vu que dans une durée très brève. Certaines portions de ligne sont d’interprétation difficile. Par exemple : ayant dû emprunter souvent la ligne Paris-Limoges, le tronçon compris entre Argenton-sur-Creuse – où la ligne franchit la Creuse d’Est en Ouest – et Limoges m’a souvent posé des problèmes d’interprétation que je n’ai pu résoudre qu’à l’aide d’une carte routière. Il s’agit là (jusqu’à La Souterraine) d’un tronçon en crête entre deux bassins, gagnant progressivement en altitude mais oscillant entre des bassins limitrophes (S-O ou N-E) ; après La Souterraine, un tunnel de crête nous mène dans le bassin de la Gartempe où la voie redescend en empruntant aussi une arête descendante assez aiguë qu’elle franchit à plusieurs reprises. Du viaduc de la Gartempe, la voie remonte sur la rive gauche jusqu’en gare de Saint-Sulpice-Laurière d’où un tunnel de crête sous les monts d’Amblazac nous amène dans le bassin de la Vienne et l’on descend sur Limoges en enjambant quelques affluents secondaires. Au fond, une connaissance complète de la géographie d’une ligne ne s’acquiert que progressivement. C’est le travail que les conducteurs doivent faire quand ils sont mis sur une ligne qu’ils n’ont jamais pratiquée. Pour un voyageur, il faut beaucoup d’obstination pour acquérir une mémoire complète de tous les accidents d’une ligne et, même avec beaucoup d’expérience, on peut à chaque nouveau voyage apercevoir des détails non remarqués auparavant (existence d’une combe brièvement entrevue, d’un vallon plaisant, d’une ruine de château fugitive, d’un village non remarqué auparavant). C’est l’enregistrement de tous ces détails qui font le plaisir du voyage, plaisir beaucoup plus complet si on a pu les intégrer dans un schéma global de l’environnement de la ligne. Finalement, il me semble correct d’affirmer que c’est la troisième dimension, le relief, qui est le facteur essentiel d’intérêt d’un tracé. Une ligne en terrain plat, rectiligne, n’a

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que sa monotonie à offrir. Dans les affleurements des tranchées, on peut deviner la nature géologique du sol et ainsi en tirer des éléments de localisation. C’était la méthode préconisée par C.-A. de Lapparent dans son ouvrage classique sur l’emploi de signes géologiques pour le trajet Paris-Dijon. Mais il faut une culture considérable pour interpréter correctement ces signes et l’erreur est facile. Sur la ligne Dijon-Lausanne, par exemple, le voyageur traverse la plaine haut-saônoise rapidement, franchit la Saône à Auxonne et, deux kilomètres avant Dole, rencontre une tranchée assez profonde qui se termine par un tunnel assez court (le tunnel de Champvans). Il pensera légitimement qu’il s’agit là d’un premier contrefort de la chaîne du Jura, calcaire comme il se doit... Erreur, il s’agit d’un lambeau de terrain granitique primaire, la montagne de la Serre émergeant entre la vallée du Doubs et celle de l’Ognon (mais l’erreur est bénigne car, probablement, sans la secousse tertiaire du Jura, le lambeau granitique de la Serre n’aurait pas émergé des sédiments qui le recouvraient). La sensation du relief est évidemment liée à l’effort nécessaire pour le vaincre. Ainsi le cycliste, qui sait ce que signifie une côte (et une descente), a un sens du relief beaucoup plus accusé que l’automobiliste, pour qui l’effort personnel se limite à changer éventuellement de vitesse. C’était un rare privilège de la locomotive à vapeur que d’avoir par le régulateur une gamme continue de changements de vitesse, ce qui, à l’audition de son halètement, permettait de se représenter très précisément l’effort de la machine. En traction non autonome, comme la traction électrique, on perd ce sentiment du relief, et il faut une observation attentive pour reconnaître si la voie monte ou descend ; dans les autorails campagnards évoqués plus haut, le changement de vitesse est un changement de fréquence du ronflement du moteur aisément perceptible. Le folklore ferroviaire évoque de nombreux cas où, ayant épuisé sa provision de vapeur (ou le foyer n’en fournissant pas assez), la locomotive « calait » et le convoi s’arrêtait (voire redescendait). J’ai connu un petit train touristique, en Australie, nommé « Puffing Billy » (dans la banlieue de Melbourne), où on offre au client passager l’agrément d’un tel arrêt en pleine côte, en pleine forêt d’eucalyptus. Sur notre réseau national, je n’ai connu qu’une fois une panne de ce genre, dans des conditions assez exceptionnelles il est vrai. C’était en 1944, le débarquement anglo- américain venait d’avoir lieu et, de Paris où j’étais normalien, j’avais décidé de regagner ma famille dans l’Est. Je pris donc un train régulier pour Belfort qui partait alors de la gare de la Bastille (le viaduc de Nogent-sur-Marne étant coupé par des bombardements). Nous prîmes donc la voie empruntée par l’actuel RER A jusqu’à Boissy- Saint-Léger et, au-delà par la forêt, en direction de Verneuil-l’Etang où l’on rejoignait la grande ligne de Troyes. Mais à la localité de Villecresnes, située dans un creux, notre machine ne put venir à bout de la rampe qui remontait sur le plateau. On dut faire venir de Paris une machine de renfort, laquelle – en nous « poussant au cul » – réussit à nous remonter au niveau du plateau de Brie-Comte-Robert. Ce voyage risqué n’eut pas d’autre incident.

13 Pour en revenir aux sources du plaisir dans le voyage en chemin de fer, on pourrait se demander quel a été l’impact de l’automobile sur cette sensibilité. Beaucoup de clients du chemin de fer sont (ou ont été) des automobilistes. Évidemment, le voyageur du train est passif, il n’a aucun contrôle sur le mouvement de son véhicule contrairement à l’automobiliste qui peut croire qu’il est à l’origine du mouvement de sa voiture. Mais, l’automobiliste finira par s’en rendre compte, sa liberté est strictement limitée. Rappelons ici que les feux de carrefour sont historiquement un décalque de la signalisation ferroviaire (apparus aux États-Unis vers 1920) et la limitation de vitesse y

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est également commune. De plus, le peu de liberté qui reste au conducteur engage strictement sa personnalité. En sorte que si l’on veut garder une certaine disponibilité pour le paysage, pour l’environnement, on finit par soupirer d’être en train. Il reste à l’automobiliste une supériorité, celle du choix de son itinéraire. Mais cette liberté tend à se restreindre. L’effroyable densité des bouchons les jours de grand trafic semble montrer que, soit les automobilistes considèrent qu’ils n’ont aucune possibilité de varier leur itinéraire, soit qu’ils ont la paresse de chercher une variante. Et puis il y a la compétition des poids lourds. Stendhal, vers 1830, avait posé cette question (je cite de mémoire) : « Que deviendront les capitaux investis dans les chemins de fer quand on aura trouvé le moyen de faire rouler les wagons sur les routes ? » On pourrait continuer : « Que se passera-t-il quand on aura trouvé le moyen de faire rouler les trains sur les routes ? »

14 On voit en ce moment sur nos routes de tels attelages de poids lourds qu’on se demande pourquoi s’arrêter en si bonne voie. Un mode de transport ne peut-il pas périr de saturer l’espace ?

15 Dans cette perspective, on pensera à se tourner vers la troisième dimension, encore non saturée. Mais il semble bien qu’un engin volant soit nécessairement d’un volume, d’une masse qui en compromettent un usage individuel. Ni les ULM, ni la bicyclette volante qui a permis de franchir la Manche ne peuvent prétendre à la généralisation pratique. L’avion en tant que mode de transport collectif est parfaitement au point et son taux d’accident n’est pas de nature à décourager les clients prospectifs, je me bornerai ici à reprendre mes considérations antérieures sur le voyage en chemin de fer dans le cas du transport aérien. Dans ce cas, on a pratiquement la suite des référentiels EGO → (Cabine) → Avion → Environnement 16 Ce qui frappe ici, c’est que l’environnement n’a pas de morphologie propre, la forme et la quantité des nuages sont essentiellement variables ; si l’on veut se repérer effectivement, il faut projeter le point choisi sur la surface terrestre, en y ajoutant l’altitude comme troisième coordonnée. Il est de fait qu’une des rares sources de plaisir du voyage en avion consiste – si l’on dispose d’un hublot adéquat et si la visibilité le permet – à repérer les détails géographiques observables, à les identifier (éventuellement avec l’aide de la carte fournie aimablement dans le magazine de la compagnie) et à observer les changements dus à la progression de l’avion. Ceci se présente fréquemment, par exemple au-dessus de la mer adriatique où les côtes italienne ou dalmate peuvent souvent être suivies. Un autre cas intéressant est celui où la troisième dimension (la hauteur des montagnes) entre en jeu. Ainsi le survol des Alpes, souvent spectaculaire par beau temps dans le vol Paris-Milan. Dans le trajet Téhéran-Tabriz des compagnies iraniennes, l’avion se faufile dans un corridor montagneux menant à un col de l’Elbrouz qu’il survole à faible altitude. Dans le même ordre d’idées, l’atterrissage dans certaines villes est impressionnant. Ainsi Genève pour son lac, entre Jura et Alpes, ainsi Hong-Kong où l’avion paraît frôler les gratte-ciels. Dans ce cas, une des composantes du plaisir est le sentiment d’un danger virtuel dont, non moins régulièrement, on triomphe. Si je me permets d’évoquer ici l’avion, c’est qu’il est de mon devoir de vous parler du voyage en TGV. Ici, avec la pleine vitesse du convoi, il n’est plus guère possible d’apercevoir les détails locaux (par exemple, la géométrie des confluents) dont j’ai parlé pour le train ordinaire. Le TGV n’est plus un train mais une fusée. Néanmoins, l’expérience révèle qu’on peut y déceler les pentes un peu fortes marquées par une variation de la vitesse. Pour la géographie il faut, pour se

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repérer, passer à une échelle plus grande des éléments de relief, se rattacher à des marqueurs plus gros et plus lointains. Par exemple, sur Paris-Lyon la traversée de la Forêt d’Othe entre « Sens » et le point de traversée de la ligne classique entre Saint- Florentin et Tonnerre est parfaitement décelable et on peut s’amuser à corréler ces impressions de relief avec certaines vues typiques du voisinage. De même la traversée de la dépression d’Avallon où je cherche toujours la trace de moins en moins visible de l’ancienne ligne d’Avallon à Semur et Les Laumes qu’il m’arriva un jour, il y a un demi- siècle, d’emprunter... C’est cet égrènement de détails significatifs qui constitue à mes yeux l’essentiel de ce que le TGV peut nous offrir. Et comme cet éventail de détails restera toujours incomplet, tout voyage offre une possibilité de l’enrichir. Le TGV offre un survol mais néanmoins terrestre. En bonne logique, on aurait dû munir les sièges de TGV de ceintures de sécurité puisqu’on les impose aux avions et aux voitures individuelles. C’est peut-être que le chemin de fer offre, avec le référentiel du train global, un système suffisamment massif pour rendre toute collision avec un obstacle imprévu inoffensive. Mais ceci impose l’obligation du « site propre », d’accès rigoureusement interdit à l’animal, à l’homme et à ses véhicules ; c’est écologiquement une contrainte assez lourde. Qu’on est loin du tramway de notre enfance qui traversait les villages en empruntant les rues et rasant les maisons... On avait alors le sentiment d’un voyage qu’on aurait pu faire à pied. Le transport moderne nous assimile à un paquet qui perd tout contact avec le monde extérieur au départ et ne le retrouve qu’à l’arrivée. Seule l’imagination du chemin continu joignant l’origine à la fin, en restaurant à travers l’espace la continuité temporelle du moi, peut nous faire retrouver la vraie vie.

BIBLIOGRAPHIE

Ferdinand Gonseth, Le Référentiel, univers obligé de médiatisation, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1980.

C.-A. Lapparent (de), La Géologie en chemin de fer, description géologique du Bassin parisien et des régions adjacentes, Paris, F. Savy, 1888.

René Thom, Apologie du Logos, Paris, Hachette, 1990.

E.-C Zeeman, « Sudden Changes of Perception » (« Changements brusques de la perception », in Jean Petitot (dir.), Logos et Théorie des catastrophes, Colloque de Cerisy, 1982, Genève, Patino, mars 1989.

ANNEXES

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Sur la notion de référentiel

Ce terme a reçu de la part du philosophe suisse Ferdinand Gonseth une interprétation qui généralise sa signification primitive de repère trirectangle. Comme cette notion a une origine ferroviaire, je ne crois pas déplacé ici de vous en citer l’origine, extraite du livre de Gonseth, Le Référentiel, univers obligé de médiatisation, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1980. « Il y a de cela bien des années, je montais avec ma famille par le train de Stansad à Engelberg. À l’avant-dernière station notre wagon s’était arrêté devant un groupe de beaux sapins. Levant les yeux vers la fenêtre, je tressaillis de surprise : les sapins, de leurs troncs parallèles, semblaient barrer obliquement toute l’étendue de la vitre. Par quel maléfice les sapins ne s’élevaient-ils pas à la verticale dans ce pays comme dans les autres ? Je m’approchai de la fenêtre. Comme par enchantement le maléfice s’évanouit : ce que j’apercevais était un paysage normal, les sapins y respectaient parfaitement les normes de la verticalité. Avais-je rêvé ? Je revins en arrière et fis lentement du regard le tour du coupé, pour reporter ensuite toute mon attention sur la fenêtre. À nouveau les sapins la barraient obliquement. Mais à peine m’étais-je rapproché que déjà cette vision s’effaçait pour faire place à ce que je savais être la « réalité ». Ne me dites pas que j’avais été simplement la victime de ma mauvaise vue. À cette époque, j’y voyais encore assez pour ne pas être grossièrement abusé. Et d’ailleurs, preuve tout à fait décisive, il m’arriva de passer plus d’une fois par là et de voir le phénomène se reproduire. Ceci s’explique aisément. C’est qu’à cet endroit, la voie n’est pas horizontale. Ce qu’à l’intérieur du coupé, je prenais pour des verticales n’était rien d’autre que des obliques. Or c’est dans ce cadre, dans ce contexte, dans ce référentiel que j’interprétais les impressions venues de l’extérieur. Si l’image de la vitre restait droite, c’est celle des sapins qui devait être penchée. Mais dès que je me rapprochais de la fenêtre, le cadre naturel dans son ensemble reprenait sa fonction de référentiel normal. » II faut savoir que la ligne Stansad-Engelberg (actuellement Lucerne -Engelberg) est une ligne à voie métrique, à traction électrique, qui, pour l’essentiel de son parcours, opère par simple adhérence. Mais les derniers kilomètres avant Engelberg (1 100 m d’altitude) sont équipés de crémaillère et présentent une pente avoisinant 30 %. C’est dans cette section, à l’arrêt dit Gruenenwald, que se présente le phénomène décrit par Gonseth. Dans un voyage récent, j’ai pu vérifier le phénomène, à cela près qu’à cet endroit les sapins se font rares. Par contre, on peut retrouver le phénomène – très frappant – sur l’apparente obliquité, à travers la vitre, des poteaux qui supportent les caténaires. Gonseth a présenté une théorisation du phénomène grâce au concept, par lui introduit, de « référentiel ». Sous forme essentielle le référentiel est un corps solide (idéal) contenant le corps du sujet et par rapport auquel le sujet évalue ses déplacements (ce serait, par exemple, le lieu aristotélicien – topos – de la physique aristotélicienne car le lieu (topos) veut être immobile. Des discussions avec des physiologistes m’ont convaincu qu’une telle construction existe psychiquement même chez les animaux. Car, pour un animal, il est plus important d’évaluer ses déplacements par rapport à un système de repères considéré comme fixe que de se constituer un schéma mental du déplacement de son corps par rapport à lui-même (schéma corporel d’Henri Wallon). Les référentiels considérés ici doivent donc être considérés comme des cartes tridimensionnelles où EGO évalue ses déplacements.

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Gonseth a introduit des généralisations philosophiques de cette notion qu’il serait tout à fait hors de notre propos de considérer ici. Ce phénomène des « sapins obliques » peut être pour l’essentiel modélisé par un schéma catastrophique relativement simple (celui, classique, de la fronce), dans l’esprit de celui offert par E.-C. Zeeman du conflit entre deux interprétations perceptuelles d’une même forme visuelle ambiguë. On peut admettre qu’à notre corps est associé par l’ontogenèse un repère euclidien Φ défini par les trois gradients « morphogénétiques » : haut-bas (alias céphalo-caudal) noté Δ, gauche-droite (gd), dorsal-ventral (dv). Pour chaque position (p) du corps, il existe un homomorphisme h(p) qui envoie ce trièdre originel Φ sur un trièdre euclidien approprié, un référentiel local approprié (R)p ; par exemple, si je suis couché sur le dos dans un lit étroit, l’image par h(p) de la verticale haut-bas sera l’axe horizontal de mon lit, et l’image de l’axe dorso-ventral (dv) sera la verticale ascendante de (R). Du fait de la grande variabilité de cet homomorphisme h(p), qui varie pour tout déplacement global de notre corps, nous oublions le repère corporel originel Φ pour ne conserver que le repère euclidien Rp but de h(p) qui, lui, est en général imposé par les contraintes définies par les parois « verticales » de notre siège ou de notre chambre. Mais une fixation de longue durée du trièdre h(p) en une position aberrante (par exemple renversant la verticale) ne serait pas sans créer de sérieux troubles physiologiques. C’est dire que bien qu’échappant parfaitement à notre conscience, le trièdre originel Φ n’en continue pas moins une existence latente, touchant surtout au maintien de la verticale : les directions horizontales, qui tolèrent une rotation autour de l’axe du corps, sont biologiquement moins marquées. Le morphisme h(p) a pour origine essentielle la vision de l’environnement, d’où la difficulté de se repérer dans l’obscurité.

Figure 1.

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Cela étant dit, revenons aux « sapins obliques ». Le phénomène peut être décrit comme F0 un conflit entre deux déterminations de hW Δ. La première hW Δ 20 est celle liée au repère associé au wagon arrêté sur la voie en pente. La seconde hE Δ est le morphisme dicté par la vue sur l’extérieur, à travers la vitre de la fenêtre (F). Le paramètre de contrôle de la transition sera, par exemple, l’angle solide s sous lequel l’observateur voit la fenêtre (F), selon le schéma classique en « wiggle » (voir figure 1). La fenêtre (F) joue un rôle central dans le phénomène ; c’est une lacune de la clôture du domaine (wagon) par laquelle va s’infiltrer la lumière porteuse de formes extérieures susceptibles d’être vues et, par suite, d’entrer en conflit avec la verticale du repère h(W). On observera que la verticalité des troncs de sapin indépendante de la pente du sol est une connaissance acquise relativement tardivement : les expériences de Luquet sur le dessin enfantin montrent que chez l’enfant de moins de 5-6 ans c’est l’orthogonalité tronc-sol qui domine. Il y a donc dans le caractère frappant des sapins obliques une composante intellectuelle, un savoir. Mais il y a néanmoins indubitablement une composante physiologique. Les données sur le mal des astronautes, à qui voir à travers un hublot du satellite l’horizon terrestre la terre en haut peut provoquer la nausée, montrent à quel point la continuité du champ vectoriel de la verticale est chez l’homme une nécessité (dans cet esprit, il serait intéressant de vérifier si l’illusion des « sapins obliques » se présente avec la même netteté lorsque l’observateur est couché sur la banquette du compartiment...). Nous usons ici, librement, de ce terme de référentiel pour évoquer les contraintes invariantes associées à un mode perceptif et au lieu sur lequel il s’exerce. Les lecteurs désireux d’en savoir plus pourront lire l’ouvrage de F. Gonseth.

Discussions

Discussions, sous la présidence de M. Barry Bergdoll, professeur à l’université de Columbia (New York, États-Unis). Yves Machefert-Tassin Comment introduisez-vous la vitesse dans ces référentiels ? René Thom Je ne l’introduis pas directement ; elle joue un rôle bien entendu dans la nature des référentiels choisis : comme on l’a fait observer, plus on va vite, plus il faut un gros référentiel. Si on va lentement on peut prendre un référentiel plus petit, plus proche. À part cela, je ne sais pas s’il y a un facteur de choix plus spécifique. Jacques Guillerme Tout le monde connaît l’effet étrange introduit par la vitesse : l’accommodation « travaille » entre 0 et 50 mètres ; dans ces limites le terrain vu du train semble nous fuir. Si, d’un seul coup, on porte le regard à l’horizon, par exemple sur la crête de collines, notre regard semble les accompagner. Il y a donc une zone d’inversion phénoménale dont je me demande à quoi elle peut correspondre du point de vue psycho-physiologique et s’il y a là un rapport quelconque avec la zone en pointillés du diagramme que vous nous avez montré. René Thom Faites-vous allusion au phénomène familier de notre enfance : quand on regardait par

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la portière les fils du télégraphe qui accompagnait la voie, on les voyait monter et descendre. Est-ce un phénomène du même genre ? Jacques Guillerme Je ne disqualifierais pas cette observation, qui rencontre la coalescence routinière de perceptions qui ont pour lieu commun le sujet percevant. René Thom Il me semble clair que les objets proches, quand nous les identifions, exigent que nous déplacions dans une certaine mesure notre fovea, l’axe central de l’œil. Et ceci par une vitesse ambulée qui est évidemment d’autant plus grande que l’objet est plus proche. Si en revanche vous regardez un objet très loin, alors vous pouvez en quelque sorte le fixer et par un déplacement très lent le maintenir très longtemps. Vous pensez qu’on peut l’interpréter en terme de gradient vis-à-vis du sujet ? Cela me semble possible. Les objets proches sont toujours examinés dans une optique de défense de l’ego. Tandis que les objets lointains sont considérés comme appartenant, précisément, au lointain, c’est- à-dire ne nous importent biologiquement que très peu. Il est donc possible qu’il y ait un facteur de ce genre.

NOTES

*. Jacques Guillerme, L’Art du projet. Histoire, technique et architecture, Mardaga, 2008. 1. Cette communication a été présentée une première fois au colloque réuni à Firminy en septembre 1992, à l’occasion du centenaire de la naissance d’André Chapelon. 2. Parmi les compagnies de chemin de fer touristiques opérant actuellement en France deux des plus spectaculaires sont : Le Chemin de fer (ex-minier) de La Mure (Isère) et le Chemin de fer forestier d’Abreschwiller (Moselle). Dans les deux cas, la vitesse est très lente et le matériel extrêmement grinçant, ce qui ne nuit pas au pittoresque.

AUTEURS

KAREN BOWIE Historienne de l’art, maître-assistant, histoire et cultures architecturales, École d'architecture de Versailles, membre du Comité scientifique de l’AHICF

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Conférence de clôture

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Histoire des transports, histoire culturelle : mobiliser le passé des chemins de fer Transport history, cultural history: mobilizing the railways’ past

Colin Divall

NOTE DE L’ÉDITEUR

Traduit de l’anglais par Marie-Noëlle Polino

1 Je commence par féliciter l’Association pour l’histoire des chemins de fer en France d’avoir atteint son vingtième anniversaire, et par remercier le professeur Caron, Marie- Noëlle Polino et leurs collègues pour leur aimable invitation qui me donne l’occasion de m’adresser à vous cet après-midi. L’AHICF est une des plus importantes institutions européennes dédiées à la recherche en histoire des chemins de fer et ce qu’elle a réussi à accomplir pendant ces deux dernières décennies a fait une profonde impression sur les chercheurs hors de France. Les historiens, dont certains sont fort éminents, qui ont fait de l’histoire des chemins de fer en France le domaine de recherche vivant et stimulant qu’il est aujourd’hui sont nombreux. Cependant, sans le travail d’organisation effectué par l’AHICF en coulisses – qu’il s’agisse de colloques comme celui-ci, de la publication de la Revue d’histoire des chemins de fer et d’autres ouvrages, de l’aide apportée aux chercheurs et aux étudiants pour se rencontrer, de la constitution de fonds documentaires, de la recherche de financements – les efforts individuels de ces chercheurs auraient eu bien moins de résultats et peut-être n’auraient-ils pas été aussi connus qu’ils le sont dans d’autres parties du monde.

2 L’AHICF a également apporté un soutien généreux à des initiatives qui dépassaient l’espace français, la plus importante étant peut-être le programme de recherche de cinq ans (2000-2005) d’envergure européenne « COST » (coopération scientifique et technique) « Vers un réseau de transport européen intermodal : les leçons de

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l’histoire ». L’AHICF est le type d’organisation dont on n’imagine pas pouvoir se passer, même si dans la plupart des pays nous devons nous débrouiller comme nous le pouvons. Dans tous les cas j’attends avec impatience et plaisir de pouvoir apprécier les résultats des vingt prochaines années de travail de l’AHICF.

L’histoire des transports est-elle en train de faire son « tournant culturel » ?

3 Je souhaite aujourd’hui mettre l’accent sur quelques tendances récentes en historiographie des transports, dans l’espoir de suggérer par elles les possibles axes de développement de la recherche en histoire des chemins de fer.

4 Je m’appuie en partie sur un article de réflexion que j’ai écrit à la mi-2004 avec mon collègue George Revill, un représentant de la géographie historique anglaise, et qui a été publié par le Journal of Transport History en mars 2005 1. Cet article a donné lieu à discussion et vous pouvez suivre le débat, qui continue à rebondir, dans les colonnes du JTH. Par ailleurs, une version française revue et corrigée de ce travail devrait être publiée dans un recueil sous presse intitulé : De l’histoire des transports à l’histoire de la mobilité2.

5 Ce que George et moi suggérons principalement, c’est que les historiens des transports devraient être beaucoup plus attentifs aux interactions complexes entre la « culture » et la façon dont la mobilité des gens, des choses et des idées a été historiquement mise en œuvre par les sociétés. Cette idée fondamentale, à savoir prendre en compte les aspects culturels du transport, ne prétend certes pas à l’originalité. Un petit nombre d’historiens, et pas seulement dans le monde anglophone, la mettent en pratique depuis déjà longtemps.

6 L’Histoire des voyages en train de Wolfgang Schivelbusch, publié d’abord en allemand en 1977 et traduit en anglais deux ans plus tard (The Railway Journey : The Industrialization of Time and Space in the 19th Century) [en français en 1990 seulement]3, n’a certainement pas été le premier ouvrage à se demander comment l’avènement des chemins de fer avait été perçu et représenté par les arts, académiques comme populaires. S’il a eu de l’importance, c’est parce qu’il alliait une analyse très fine de l’expérience subjective nouvelle qu’était le voyage en train avec une sensibilité à ses fondements matériels qui résident dans la technique. Bien que le cadre conceptuel qui permet à Schivelbusch de lier ces deux champs pose problème, son livre anticipe de bien des façons ce que George et moi souhaitions dire dans notre article. Beaucoup plus récemment, d’autres auteurs comme le regretté Jack Simmons (en 1991)4, Michael Freeman (en 1999)5 et Ian Carter (en 2001)6, pour se limiter à ces trois noms, ont aussi analysé divers aspects de la culture des chemins de fer, sans toujours adopter une perspective théorique aussi radicale que celle de Schivelbusch.

Alors, c’est quoi la « culture » ?

7 Cet ensemble de travaux a évolué très rapidement ces dernières années, au point qu’aucun historien sérieux ne peut aujourd’hui comprendre la « culture » comme la seule représentation esthétique du transport et du voyage dans les arts académiques et populaires – peinture, musique, cinéma, affiches, dessins humoristiques, danse,

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romans, poésie, etc. Ce terme englobe beaucoup d’autres choses. Il fait référence aux valeurs, normes, croyances et attitudes qui donnent du sens, en particulier un sens symbolique (c’est-à-dire non fonctionnel), à d’autres personnes, à des entités et processus sociaux, et aux objets matériels et au cadre de notre vie quotidienne. Aujourd’hui, par exemple, nous avons encore tendance à penser la rue – quelle qu’en soit la réalité ! – comme un espace de circulation dans lequel les flux de véhicules motorisés doivent avoir la première place et s’écouler librement. Ces significations peuvent être exprimées par les arts, mais elles sont aussi sous-jacentes dans la façon dont nous vivons notre vie quotidienne. Et parce que ces significations sont partagées à un certain degré par les membres d’une société donnée, elles fonctionnent comme « une ressource pour la pratique » pour l’organisation de la vie quotidienne, mais aussi comme un moyen de fonder le sentiment d’une identité collective. Il n’y a bien sûr rien de neuf dans cette définition élargie du concept de « culture ». Elle est depuis longtemps un lieu commun du discours universitaire et est désormais si familière qu’on la retrouve dans les éditions récentes des dictionnaires de langue anglaise : j’imagine qu’il en est de même depuis longtemps en français.

8 C’est cette culture-là qui devrait jouer un rôle plus large dans la recherche en histoire des chemins de fer et dans l’écriture de cette histoire. Car tout transport est un acte profondément culturel. Le processus physique de se déplacer d’un point A à un point B (sa dimension matérielle, fonctionnelle, instrumentale) est imprégné de significations inscrites dans la société (sa dimension symbolique et l’expression de celle-ci), comme par exemple « je suis libre quand je suis au volant » [driving is freedom] : ce sont là des cultures du transport. La meilleure façon de penser ces cultures du transport est de les considérer comme des processus sociaux, des processus par lesquels des significations ont été rattachées à des formes particulières de mobilité, et par lesquels des modèles particuliers de mobilité – ou de non-mobilité – se sont historiquement formés, stabilisés et, dans bien des cas, ont évolué pour finalement se décomposer.

9 Le terme « automobilisme » rend compte, du moins en anglais, de cette combinaison d’une fonction pratique [motoring veut aussi dire « conduite »] avec un ensemble tout aussi important de valeurs symboliques plus larges, qui incluent bien entendu le statut social acquis par la possession d’un bien de consommation onéreux. C’est en accordant davantage d’attention à ces processus de formation des cultures et d’inscription de ces cultures dans la société que nous autres historiens des chemins de fer pourrions arriver à mieux comprendre les modes et les causes de l’évolution de la mobilité ferroviaire.

Est-ce ce vraiment une nouveauté ?

10 Étant donné que cette idée fondamentale de la « culture » nous est si familière, il n’est pas surprenant que quelques critiques disent qu’il n’y a rien de réellement nouveau dans ce que G. Revill et moi-même avons avancé. Je suis heureux de reconnaître le bien- fondé de ce reproche, quand je vois le nombre d’articles publiés par le leader des revues d’histoire des transports en langue anglaise, le Journal of Transport History, qui incluent désormais cette notion élargie de la culture. Mais je ne suis pas convaincu que tous les historiens des transports, y compris ceux qui font profession d’écrire sur les cultures du transport, soient aussi clairs et déterminés dans leurs analyses que je pourrais le souhaiter.

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Quelques avancées récentes...

11 Permettez-moi de tenter d’expliquer ce que j’entends par un rapide examen de ce qui est dit et de ce qui ne l’est pas dans la bibliographie la plus récente en langue anglaise.

12 Ce qui va suivre n’a rien bien entendu d’une enquête exhaustive. Mais il est clair qu’il y a eu un déplacement de l’intérêt des chercheurs vers l’analyse de la représentation du transport et de la mobilité par divers media. J’utilise ici des représentations visuelles parce qu’il m’est plus facile de le faire, non parce que je considère les images comme le seul sujet qui doive nous intéresser. Cependant, comme vous pouvez le voir, et c’est un élément du fait qu’ils se tournent vers la culture comme ressource quotidienne, les historiens se sont dirigés davantage vers des représentations qui relèvent plutôt, du moins relativement, du banal que des beaux-arts. Il peut s’agir de résultats d’une commande des sociétés de transport, comme cet exemple d’une publicité de l’entre- deux-guerres ; elles peuvent être encore plus vernaculaires et exprimer un ensemble de significations propre à un individu ou à un groupe social particulier. Ce dessin, tiré de l’un des magazines des compagnies de chemin de fer pendant l’entre-deux-guerres, est, pour autant que je puisse le dire, l’œuvre d’un cheminot (fig. 1).

Figure 1. « Ne touche à rien, Bertrand, tu vas casser quelque chose. »

13 La déconstruction des significations de ces sortes d’images et d’expressions analogues dans d’autres media fait à présent partie intégrante du travail de l’historien des transports. Comme je l’ai déjà laissé entendre, établir des connexions entre les significations inscrites dans les images, leurs auteurs et les institutions plus larges qui les ont produites et, quand c’est possible, ce qui n’est pas fréquent, avec les publics qui les ont interprétées devrait être mis en lien soit avec l’idée, soit avec la pratique de la mobilité quotidienne. J’insiste sur le fait que le point important ici est le fait que la

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façon dont les gens se sont déplacés dans le passé et les raisons qu’ils avaient de le faire ont été informées en partie – mais seulement en partie – par la façon dont ces mêmes gens attribuaient une signification symbolique à diverses formes de transport.

14 Les travaux les plus intéressants dans ce courant prennent leur origine dans la reconnaissance du fait que la mobilité personnelle, en particulier au siècle dernier [le XXe], est devenue une sorte de consommation ; le fait de se déplacer n’était pas seulement une affaire de nécessité mais aussi, du moins parfois, quelque chose que l’on pouvait faire par choix, et qui pouvait contribuer à exprimer un statut social ou un sentiment d’identité individuelle.

15 Beaucoup a déjà été fait pour analyser en ces termes l’automobilisme, pas seulement aux États-Unis mais aussi et de plus en plus au Royaume-Uni, en Allemagne et ailleurs en Europe. L’idée nous est par exemple devenue familière d’une phase des pionniers de l’automobilisme avant la Première Guerre mondiale souvent associée au genre masculin, lié aux risques attachés à la conduite d’une machine puissante. Mais dans le contexte britannique, la notion de consommation est de plus en plus souvent appliquée aux chemins de fer, en particulier, mais pas seulement, quand on en vient à déconstruire les représentations associées aux voyages de loisir. Nous pouvons envisager utilement de parler de « railing » pour caractériser la mobilité par rail, comme nous appelons l’automobilisme « motoring ». Mais que cette terminologie soit ou non adoptée, les chercheurs mettent déjà en œuvre les idées qu’elle tente d’exprimer. Par exemple, une image comme celle de ce couple d’âge mûr voyageant dans une voiture du réseau London, Midland and Scottish Railway des années 1930 nous en dit beaucoup sur la façon dont les chemins de fer tentaient de concurrencer l’automobile en vendant une image de confort presque domestique et de respectabilité (fig. 2). Je reviendrai brièvement aux voitures de chemin de fer tout à l’heure.

Figure 2

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Qu’est-ce qui fait le lien entre représentation et pratique ?

16 La représentation du transport est une chose, sa consommation quotidienne comme mobilité en est une autre. Qu’est-ce qui fait le lien entre les deux ? La signification symbolique est certainement une partie de la réponse, mais les significations symboliques ne flottent pas librement dans un éther indéterminé. Elles sont toujours enracinées dans des réalités matérielles. Voilà pourquoi la technique doit être un aspect central – et peut-être même le plus important – de la réalité matérielle que doivent prendre en considération les historiens qui analysent les cultures du transport. Je comprends ici la « technique » dans des termes très larges, pour y inclure non seulement le « hardware » – véhicules et infrastructures – mais aussi les institutions sociales qui leur permettent de fonctionner ensemble, c’est-à-dire le système socio- technique. C’est la combinaison des trois qui fait un système de transport. De plus ces éléments ont pour liant les significations que nous leur donnons, les valeurs culturelles qu’à la fois nous mettons en œuvre et reproduisons, et que nous transformons parfois chaque fois que nous « performons » l’acte de nous déplacer. Cette perspective théorique fait entrer l’histoire des transports dans une sémiotique sociale plus large, qui déconstruit les objets du quotidien, les environnements construits et les actions de tous les jours qui s’y passent en même temps que les représentations plus intentionnelles que nous avons déjà examinées.

La technique est-elle un facteur nouveau ?

17 Est-ce nouveau ? C’est peut-être sur ce point que G. Revill et moi-même nous nous distinguons d’un nombre significatif, quoique en rapide diminution, de chercheurs qui se considèrent d’abord comme des historiens des transports ou de la mobilité. Certains

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d’entre eux ne prennent pas la technique suffisamment au sérieux. Ce n’est pas nécessairement parce qu’ils l’ignorent, c’est parce qu’ils s’en font une idée beaucoup trop étroite. John Walton, l’historien social du tourisme, montre cela très bien. Ses remarques font apparaître combien l’histoire des techniques a été pendant longtemps au mieux réduite à un processus qui peut être expliqué en termes économiques7. L’économie est bien sûr un aspect extrêmement important du changement technique. Mais réciproquement, et j’espère l’avoir à présent clairement montré, il ne suffit pas de penser les techniques de transport comme seulement des phénomènes d’ordre économique. Elles sont investies de significations, et font intégralement partie de la culture si on la comprend comme « le socle partagé par tous de l’action sociale ». Pour faire bref, elles sont des éléments de la culture matérielle. Ce serait bien mal de ma part de laisser entendre qu’aucun historien ne l’a reconnu avant moi ! J’ai déjà mentionné l’œuvre de Wolfgang Schivelbusch, et il n’est pas difficile de penser à d’autres chercheurs de renom, comme l’Américain David Nye, qui ont analysé la façon dont les techniques de transport ont évolué historiquement comme des cultures matérielles8. Les sociologues des techniques – Bruno Latour étant sans doute le plus éminent ici à Paris – ont aussi suivi ces orientations. Cependant aucun n’est un historien des chemins de fer à l’origine, et jusqu’à récemment leur influence ne s’est pas fait très fortement sentir sur nous. Cependant, quand j’écrivais voici sept ans : « les historiens des transports n’approfondissent que bien rarement les voies par lesquelles les objets techniques en viennent à incarner des significations sociales, et [ne pensent guère] la façon dont a évolué l’interaction entre ces objets, les individus et les structures sociales »9, les chercheurs qui travaillent dans le domaine de l’histoire des techniques, en particulier l’école qui est derrière la revue Technology and Culture, s’intéressaient de plus en plus à la façon dont les significations symboliques et la matérialité des techniques de transport se donnaient les unes aux autres leur forme et leur définition. Ma remarque, si elle n’est pas aussi pertinente aujourd’hui qu’elle ne le fut, n’a pas cependant perdu toute sa force. Nous autres historiens des chemins de fer ferions bien de regarder du côté de l’histoire des transports urbains, un champ en pleine ébullition qui produit des travaux à la fois théoriquement valables et nuancés du point de vue de l’expérience qui montrent comment les valeurs et les attitudes des gens envers la mobilité quotidienne ont été informés par – et à leur tour ont déterminé – les véhicules et autres techniques de transport qu’ils utilisaient. Ce genre de recherche a un arbre généalogique fourni, et l’étude comparative faite par John P. McKay voici maintenant trente ans entre les conceptions esthétiques européennes et nord-américaines et leur impact sur l’électrification des tramways et, de là, sur la mobilité urbaine vaut encore la lecture10. De la même façon, l’ouvrage publié en 1994 par Clay McShane sur l’émergence de l’automobilisme dans les villes américaines montre comment des évolutions dans la technologie du véhicule à moteur et celle des routes allèrent de pair avec celles des significations qui leur étaient attribuées11. On se mit à penser les rues comme un axe de pénétration dans un espace plus large de circulation urbaine plutôt que comme un espace public ouvert et un lieu pour la vie du quartier ; les véhicules à moteur furent considérés comme un moyen de libération et un symbole du statut social : « la technique, ainsi améliorée, était pour une large part une construction sociale. »

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Mobiliser le passé des chemins de fer

18 De quelle façon les historiens des chemins de fer pourront-ils continuer à mettre en œuvre ces types d’approches dans les années à venir ? Pour récapituler, j’ai déjà proposé de penser le transport par chemin de fer comme une forme de mobilité de même nature que l’automobilisme (« railing »). Cette mobilité ferroviaire a dû être historiquement produite – c’est l’aspect le mieux étudié par les recherches actuelles – mais aussi consommée par les utilisateurs. Nous avons besoin de davantage de recherches sur la consommation du voyage en train, mais avant tout nous avons besoin de faire le lien entre production et consommation. La technique est au cœur de tout cela : la mobilité ferroviaire est un processus technologique, ou, plus complètement, un processus technico-culturel, qui est créé, lancé sur le marché et vendu par les compagnies et leur personnel, et qui est acheté et utilisé par des clients qui sont aussi des consommateurs.

19 Permettez-moi de revenir rapidement à la technologie de la voiture de chemin de fer. Des historiennes comme Barbara Schmucki, Amy Richter et Barbara Ann Welke insistent sur le fait que des véhicules de transport public comme les remorques de tramways et les voitures de chemins de fer étaient des espaces dans lesquels les notions genrées des comportements acceptables ou non pour l’un et l’autre sexe étaient mises en cause12 ; ces notions informaient l’usage que les femmes (et les hommes) faisaient de ces techniques de mobilité, usage qui en retour les modifiaient. Voyons en quelques mots comment le compartiment de chemin de fer a été investi du point de vue du genre en Grande-Bretagne pendant l’entre-deux-guerres. Sheryl Kroen a pour thèse que l’amélioration de « la reconnaissance du consommateur comme un agent actif de la démocratisation » au début du XXe siècle était en partie l’effet de l’affirmation des droits des femmes à un statut politique, économique et social à part entière13. Cette analyse rejoint ce que nous savons du marketing des compagnies de chemin de fer britanniques pendant l’entre-deux-guerres. Il a été de plus en plus pensé pour attirer les femmes, comme le suggère cette photo d’un compartiment de chemin de fer vu comme un intérieur coquet, un espace de détente où l’on tient une conversation distinguée (fig. 3). D’un autre côté, nous pouvons aussi trouver des expressions des doutes masculins devant la place grandissante que prennent les femmes en tant que consommatrices dans l’espace public. Prenons par exemple ce dessin publié dans un magazine de l’une des compagnies de chemin de fer (« Perplexe ! », août 1928), qui exprime le sentiment d’un malaise masculin devant l’effet dérangeant du changement intervenu dans les modes et le comportement féminins sur les conventions et le sens des convenances sociales en vigueur dans les chemins de fer (fig. 4).

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Figure 3

Figure 4

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Figure 5

Lui (faisant un dernier effort pour nouer connaissance) : « Excusez-moi, ai-je laissé quelque chose ? » Elle : « Oui, une impression tout à fait déplorable. »

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Figure 6

« Mon mari a l’habitude de sa cheminée, voyez-vous. »

20 Dans les années 1930 le même magazine publia également plusieurs dessins qui décrivaient les inconvénients du voyage en chemin de fer pour les utilisateurs, la violation, du point du genre, des normes du comportement bien élevé. Je relève deux catégories, d’abord une série de dessins du milieu des années 1930 qui dépeint le compartiment comme un espace permettant l’expression d’une certaine licence (hétéro)sexuelle. C’est en soi un thème certes éculé, mais le degré de contrôle de la situation affirmé par cette femme très sûre d’elle-même est moins habituel (fig. 5). Le deuxième dessin (octobre 1937) utilise l’idée d’un intérieur domestique pour connoter les qualités qui font désirer le chemin de fer, vitesse, confort, sécurité (fig. 6). Mais l’homme est allé trop loin dans son interprétation – et il est frappant de constater qu’au contraire de la première image où deux femmes voyageaient ensemble, dans ces deux derniers exemples nous sommes en 3e classe. Comme toujours, la classe sociale et le genre interagissent.

21 Pour résumer, le compartiment de chemin de fer était déterminé du point de vue du genre par les responsables de la vente des chemins de fer et les cheminots d’un grand nombre de façons, c’est une évidence, pour inclure à la fois la « femme qui voyage » comme un consommateur du moins potentiel et les avantages (ou l’inverse) de la mobilité ferroviaire auprès d’un marché plus large. Que ces constructions n’aient pas toujours été en accord avec celles du marketing des compagnies suggère une recherche fructueuse qui explorerait la façon dont elles ont tenté de contrôler la déconnexion entre les messages qu’elles tentaient de faire passer et les savoirs plus complexes qui prévalaient chez les cheminots mais aussi plus largement dans la société.

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Finalement…

22 J’ai parlé de quelques-uns des moyens par lesquels l’historiographie des chemins de fer pourrait évoluer en tirant parti d’une notion de la culture comprise comme un système de significations mises en œuvre quotidiennement. Le principal intérêt de cette approche, d’un point de vue intellectuel, est de faire progresser notre compréhension de la façon et des raisons pour lesquelles la mobilité ferroviaire, « railing » – l’idée et la pratique de la mobilité associées au déplacement en train –, a pris une telle importance dans des sociétés industrialisées comme la France et la Grande-Bretagne dans le passé, et de la façon et des raisons pour lesquelles cette mobilité est peu à peu tombée en disgrâce dans ces pays pendant le dernier siècle. Mais bien que nous passions la majeure partie de notre temps à écrire l’histoire des chemins de fer pour elle-même, cela vaut la peine de réfléchir quelques instants à la façon dont elle pourrait aussi servir d’autres objectifs sociétaux.

23 Le transport devient aujourd’hui une priorité dans les préoccupations politiques, ce qui laisse penser que si nous trouvons la façon appropriée de nous faire entendre, les historiens pourront trouver des publics prêts à les écouter en dehors du monde universitaire. Nous sommes nombreux à reconnaître que l’augmentation de la mobilité est contraire au développement durable, et que les coûts et les avantages de la mobilité contemporaine ne sont pas distribués de manière équitable entre les groupes sociaux. Mais la mobilité des personnes n’est pas le seul souci. On doit aussi se préoccuper du transport de marchandises, d’autant davantage que la mondialisation augmente les distances parcourues par les matières premières et les produits manufacturés et que l’évolution des procédures tant de la consommation que de la production exige des livraisons « juste-à-temps » plus fréquentes qui concernent des espaces géographiques plus grands.

24 L’histoire peut-elle contribuer à guider l’élu, le responsable des politiques publiques ou même le citoyen ou la citoyenne qui a le souci d’influer le cours des choses en maintenant ou modifiant son propre comportement, un monde dans lequel les états- nations attachés à leur territoire sont, on peut le dire, moins importants que les réseaux et les flux mondiaux ? Je crois qu’elle le peut. L’histoire, bien sûr, n’est pas un guide gravé dans le marbre pour l’avenir. Mais si comprendre le passé ne peut pas déterminer l’avenir, cela peut cependant nous aider à appréhender, de façon large, les facteurs qui expliquent également la persistance ou le caractère éphémère de certains modèles de mobilité et, par là, en suggérant des modes appropriés d’intervention, à influencer la façon dont ces modèles évoluent.

25 Une historiographie qui comprend les chemins de fer comme des cultures matérielles sera mieux placée pour le faire qu’une histoire qui ne s’autorise que des approches plus traditionnelles, quelle que soit l’importance que conservent celles-ci.

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NOTES

1. « Cultures of transport. Representation, practice and technology », The Journal of Transport History, 26/1, mars 2005, p. 99-111. Voir par la suite: Michael Freeman, « “Turn if you want to”: a comment on the “cultural turn” in Divall and Revill’s “Cultures of transport” », The Journal of Transport History, 27/1 (mars 2006), p. 138-143; C. Divall et G. Revill, « No turn needed: a reply to Michael Freeman », The Journal of Transport History, 27/1 (mars 2006), p. 144-149. 2. Colin Divall et George Revill, « Les cultures du transport : représentation, pratique et technologie », in Vincent Guigueno et Mathieu Flonneau (dir.), De l’histoire des transports à l’histoire de la mobilité, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2009. 3. Wolfgang Schivelbush, Histoire des voyages en train, Paris, Le Promeneur, 1990, traduit de l’allemand par Jean-François Boutout, 252 pages. 4. The Victorian Railway, Londres, Thames and Hudson, 1991, 416 pages. 5. Railways and the Victorian Imagination, New Haven et Londres, Yale University Press, 1999, 264 pages. 6. Railways and Culture in Britain: the epitome of modernity, Manchester, Manchester University Press, 2001, 352 pages. 7. John Walton, « Transport, travel, tourism and mobility: a cultural turn? », The Journal of Transport History, 27/2 (sept. 2006), p. 129-134. 8. Voir ses ouvrages principaux : Electrifying America. Social Meanings of a New Technology, 1880-1940, Cambridge, MIT Press, 1990 et American Technological Sublime, ibid., 1994. 9. « Historians of transport rarely think very deeply about the ways in which technological things came to embody social meaning, and how the interplay between these objects, individuals and social structures changed », C. Divall et Andrew Scott, Making Histories in Transport Museums, Londres et New York, Leicester University Press, 2001, 221 pages, p. 119. 10. Tramways and Trolleys: The Rise of Urban Mass Transport in Europe, Princeton University Press, 1976. 11. Down the Asphalt Path: American Cities and the Automobile, New York, Columbia University Press, 1994. 12. Barbara Schmucki, « On the trams: women, men and urban public transport in Germany », The Journal of Transport History, 23/1 (mars 2002), p. 60-72; Amy Richter, Home on the Rails: Women, the Railroad, and the Rise of Public Domesticity, Chapel Hill, University of North Carolina Press, Gender & American Culture Series, 2005; Barbara Ann Welke, Recasting American Liberty: Gender, Race, Law and the Railroad Revolution 1865-1920, Cambridge, Cambridge University Press, 2001, 405 pages. 13. A « positive appraisal of the consumer as an active agent of democratization », dans Sheryl Kroen, « A political history of the consumer », The Historical Journal , 47/3 (2004), p. 709-736, p. 720.

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RÉSUMÉS

Je souhaite aujourd’hui mettre l’accent sur quelques tendances récentes en historiographie des transports, dans l’espoir de suggérer par elles les possibles axes de développement de la recherche en histoire des chemins de fer. Je propose en particulier aux historiens des transports d’être beaucoup plus attentifs aux interactions complexes entre la « culture » et la façon dont la mobilité des gens, des choses et des idées a été historiquement mise en œuvre par les sociétés. Par « culture », nous entendons non la seule production artistique mais les valeurs, normes, croyances et attitudes qui donnent du sens, en particulier un sens symbolique (c’est-à-dire non fonctionnel), à d’autres personnes, à des entités et processus sociaux, et aux objets matériels et au cadre de notre vie quotidienne. C’est cette culture-là qui devrait jouer un rôle plus large dans la recherche en histoire des chemins de fer et dans l’écriture de cette histoire. Car tout transport est un acte profondément culturel. La recherché récente s’est ainsi attachée à l’analyse de la représentation du transport et de la mobilité par divers media. La mobilité personnelle est appréhendée en termes de consommation. Représentation et consommation sont liées par des significations symboliques, certes, mais surtout par le système technique du transport. En effet, les techniques de transport ne sont pas seulement des phénomènes d’ordre économique. Elles sont investies de significations, et font intégralement partie de la culture. L’exemple de la voiture de chemin de fer, de sa représentation et de son marketing au Royaume-Uni dans l’entre-deux-guerres est un exemple des recherches qui bénéficient de cette approche. Finalement, cela vaut la peine de réfléchir à la façon dont l’histoire des chemins de fer, au-delà de ses objectifs propres, pourrait aussi servir d’autres objectifs sociétaux dans une perspective de développement durable.

In this talk, I want to outline some recent trends in transport historiography in the hope that they might suggest some ways in which the study of railway history might develop. My main suggestion is that transport historians should pay a lot more attention to the complex interactions between ‘culture’ and the ways in which societies have historically moved people, things and ideas around. The term ‘Culture” embraces much more than the aesthetic representation of transport and travel. It refers to all those values, norms, beliefs and attitudes that give meaning, and especially symbolic (or non-functional) meaning, to other people, to social bodies and processes, and to the material objects and environments of our everyday lives. This is the kind of culture that should play a larger role in the way that railway history is researched and written. For all transport is a deeply cultural act (or performance). There clearly has been a shift of interest amongst transport historians towards the representation of transport-cum-mobility through various media. Besides, there is the growing recognition that personal mobility became a kind of consumption. The representation of transport and its everyday consumption as mobility are certainly linked by symbolic meaning, but they are mostly by the socio-technical system of transport technology. Technology is not a process which can be explained in economic terms only. Transport technologies are meaning-laden, fully part of culture. The case of the technology of the railway carriage passenger car in interwar Great Britain has benefitted from these kinds of approaches. Finally, it is worth reflecting about how railway history, mainly written for its own sake, might also serve other social purposes, as sustainable mobility.

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INDEX

Thèmes : Généralités outils de recherche Index chronologique : XIXe siècle, XXe siècle, 1918-1938 Entre-Deux-Guerres Mots-clés : histoire culturelle, historiographie, méthode, représentation, transport ferroviaire de voyageurs

AUTEUR

COLIN DIVALL Professor, University of York, directeur de l’Institute of Railway Studies & Transport History (Royaume-Uni)

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Les publications de l’AHICF, 1989-2008

Ces publications sont citées dans l’ensemble du volume par leur abréviation, indiquée en tête de chaque titre. RHCF 1 : « L’histoire des chemins de fer : points de vue et perspectives », Revue d’histoire des chemins de fer, 1 (automne 1989), 120 pages. RHCF 2 : Maurice Wolkowitsch et Paul Claval (dir.), « Le concept de réseau dans l’univers ferroviaire », Actes de la première journée scientifique de l’AHICF, Paris, 11 octobre 1989, Revue d’histoire des chemins de fer, 2 (printemps 1990), 284 pages. RHCF 3 : « Mouvement social et syndicalisme cheminot », Actes de la 2 e journée scientifique de l’AHICF, Paris, 12 mai 1990, Revue d’histoire des chemins de fer, 3 (automne 1990), 231 pages. RHCF 4 : Revue d’histoire des chemins de fer, 4 (printemps 1991), 168 pages. RHCF 5-6 : Karen Bowie, Michèle Lambert, Michel Yvon (dir.), « Les chemins de fer dans la ville », Actes de la 3e journée scientifique de l’AHICF, Paris, Musée d’Orsay, 12 avril 1991, Revue d’histoire des chemins de fer, 5-6 (automne 1991-printemps 1992), 366 pages. RHCF 7 : « Les réseaux français d’Outre-Mer », Actes de la 4 e journée scientifique de l’AHICF, Paris, 15 novembre 1991, Revue d’histoire des chemins de fer, 7 (automne 1992), 302 pages. RHCF 8 : « Hommes et machines, métiers et techniques du rail. Innovations techniques et mutations professionnelles dans les chemins de fer, des origines à la période actuelle », Actes de la 5e journée scientifique de l’AHICF, Paris, 2 juin 1992, Revue d’histoire des chemins de fer, 8 (printemps 1993), 144 pages. RHCF 9 : « Politiques commerciales des chemins de fer », études réunies par les membres de la commission « histoire commerciale des chemins de fer » de l’AHICF, Revue d’histoire des chemins de fer, 9 (automne 1993), 192 pages. RHCF 10-11 : Karen Bowie (dir.), « Arts et chemins de fer », Actes du 3 e colloque de l’AHICF, Paris, 24-26 novembre 1993, Revue d’histoire des chemins de fer, 10-11 (printemps-automne 1994), 367 pages.

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RHCF 12-13 : « Les très grandes vitesses ferroviaires en France » comprenant « Aux origines des très grandes vitesses ferroviaires en France : histoire d’une décision, genèse d’une innovation », Actes de la sixième journée scientifique de l’AHICF (31 mars 1994), débats et annexes, Revue d’histoire des chemins de fer, 12-13 (printemps-automne 1995), 304 pages. RHCF 14 : « Actualité de la recherche en histoire des chemins de fer », Revue d’histoire des chemins de fer, 14 (printemps 1996), 209 pages. RHCF 15 : « Armées et chemins de fer en France », Actes de la 7e journée scientifique de l’AHICF, , 19 octobre 1995, et textes de conférences données de 1993 à 1995, Revue d’histoire des chemins de fer, 15 (automne 1996), 276 pages. RHCF 16-17 : Michèle Merger et Michel Walrave (dir.), « Les chemins de fer en temps de concurrence, choix du XIXe siècle et débats actuels », Actes du cinquième colloque de l’AHICF (21-23 mai 1997) avec la collaboration de l’Union internationale des chemins de fer, Revue d’histoire des chemins de fer, 16-17 (printemps-automne 1997), 440 pages. RHCF 18 : Yves Baticle, « Histoire des dépôts de matériel moteur en France, 1840-1998 », Revue d’histoire des chemins de fer, 18 (printemps 1998), 184 pages. RHCF 19 : « Les conflits sociaux dans les transports par fer », Actes des premières rencontres de la commission « histoire sociale des transports par fer » de l’AHICF, Paris, 4 juin 1998, Revue d’histoire des chemins de fer, 19 (automne 1998), 233 pages. RHCF 20-21 : Bernard André, Karen Bowie, Jean-Marc Combe, Marie-Laure Griffaton (dir.), « Le Patrimoine ferroviaire : enjeux, bilans et perspectives », Actes du 6e colloque de l’AHICF, Mulhouse, 23-26 septembre 1998, en collaboration avec le CILAC, Comité d’information et de liaison pour l’archéologie, l’étude et la mise en valeur du patrimoine industriel, et le Musée français du Chemin de fer, Revue d’histoire des chemins de fer, 20-21 (printemps-automne 1999), 390 pages. RHCF 22 : « Origines sociales et géographiques des cheminots français », Actes des deuxièmes rencontres de la commission « histoire sociale des transports par fer » de l’AHICF, Paris, 4 avril 1999, Revue d’histoire des chemins de fer, 22 (printemps 2000), 317 pages. RHCF 23 : « Chemins de fer, architecture et ville », communications présentées lors des rencontres du groupe de recherche « chemins de fer, architecture et ville » de l’AHICF, 1997-2000, Revue d’histoire des chemins de fer, 23 (automne 2000), 140 pages. RHCF 24-25 : Maurice Wolkowitsch (dir.), « Les chemins de fer à la conquête des campagnes. L’aménagement du territoire par les réseaux dits secondaires en France, histoire et patrimoine, 1865-2001 », Actes du 9e colloque de l’AHICF, Châteauroux, 6-8 septembre 2001, Revue d’histoire des chemins de fer, 24-25 (printemps-automne 2001), 447 pages. RHCF 26 : « Normalisation ferroviaire, cultures de réseau. L’Europe des chemins de fer, 1878-2000 », compte rendu du 7e colloque de l’AHICF, Paris, 4-5 novembre 1999, et articles divers, Revue d’histoire des chemins de fer, 26 (printemps 2002), 263 pages. RHCF 27 : « Travaux en cours : de Jules Dupuit à l’histoire des télécommunications », Revue d’histoire des chemins de fer, 27 (automne 2002), 147 pages. RHCF 28-29 : Christian Chevandier et Philippe Mioche (dir.), « Ateliers et dépôts du Matériel ferroviaire, deux siècles d’histoire », Actes du 10e colloque de l’AHICF, Arles,

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25-27 avril 2002, Revue d’histoire des chemins de fer, 28-29 (printemps-automne 2003), 614 pages. RHCF 30 : Maurice Wolkowitsch, professeur émérite à l’université de la Méditerranée, « Le siècle des chemins de fer secondaires en France, 1865-1963. Les entreprises, les réseaux, le trafic », Revue d’histoire des chemins de fer, 30 (printemps 2004), 488 pages. RHCF 31 : « Pour un programme de collecte d’archives orales : le personnel de la SNCF et son entreprise, 1937-2000 », et articles divers, Revue d’histoire des chemins de fer, 31 (automne 2004), 235 pages. RHCF 32-33 : « Le paysage ferroviaire : mémoire et patrimoine », Actes de la journée du 3 février 2005, Paris, ministère de l’Écologie, Revue d’histoire des chemins de fer, 32-33 (printemps-automne 2005), 194 pages, 150 illustrations. RHCF 34 : « Les cheminots dans la Résistance. Une histoire en évolution », Actes de la journée du 3 décembre 2005, bibliographie, témoignages et documents, Revue d’histoire des chemins de fer, 34 (printemps 2006), 261 pages. RHCF 35 : « Les chemins de fer : de l’histoire diplomatique à l’histoire de l’art », Revue d’histoire des chemins de fer, 35 (automne 2006), 179 pages. RHCF 36-37 : Christian Chevandier, Georges Ribeill, Marie-Suzanne Vergeade (dir.), « Images de cheminots, entre représentations et identités », Actes du séminaire « Les cheminots : images et représentations croisées », Paris, 2002-2005 et Actes du 11e colloque de l’AHICF, « Images de cheminots. Entre représentations et identités », Roubaix, 15-16 mars 2006, Revue d’histoire des chemins de fer, 36-37 (printemps-automne 2007), 449 pages. RHCF 38 : « Dossier : La gare et la ville. Usages et représentations », Actes de la journée d’études du groupe de recherche « chemins de fer, architecture et villes » de l’AHICF, Paris, 9 novembre 2006, et articles divers, Revue d’histoire des chemins de fer, 38 (printemps 2008), 265 pages. RHCF HS 1 : « Les chemins de fer, l’espace et la société en France », Actes du 1er colloque de l’AHICF, Paris, 18-19 mai 1987, Revue d’histoire des chemins de fer hors série, 1, 1989, 383 pages. RHCF HS 2 : Jean-Marc Combe, « Bibliographie critique d’André Chapelon (1892-1978) », Revue d’histoire des chemins de fer hors série, 2, 1991, 131 pages. RHCF HS 3 : « Les transports par fer et leurs clientèles », Actes du 2e colloque de l’AHICF, Paris, 10-11 octobre 1990, Revue d’histoire des chemins de fer hors série, 3, 1992, 318 pages. RHCF HS 4 : Jean Kalmbacher (dir.), « Le statut des chemins de fer français et leurs rapports avec l’État , 1908-1982 », Revue d’histoire des chemins de fer hors série, 4, 1996, 248 pages. RHCF HS 5 : Christophe Bouneau, Yves Machefert-Tassin et Girolamo Ramunni (dir.), « Électricité et chemins de fer, cent ans de progrès ferroviaire en France par l’électricité », Actes du colloque des 17-19 mai 1995 organisé conjointement par l’AHICF et l’Association pour l’histoire de l’électricité en France (4e colloque de l’AHICF / 10e colloque de l’AHEF), Revue d’histoire des chemins de fer hors série, 5 / coll. « Histoire de l’électricité », X, Paris, PUF, 1997. RHCF HS 6 : « Le patrimoine des chemins de fer français, annuaire 1998-1999 », Revue d’histoire des chemins de fer hors série, 6, 1999, 214 pages.

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RHCF HS 7 : Marie-Noëlle Polino (dir.), « Les cheminots dans la guerre et l’Occupation, témoignages et récits », Revue d’histoire des chemins de fer hors série, 7, 2e édition revue et augmentée, 2004, 326 pages. RHCF HS 8 : « Mémoires d’ingénieurs, destins ferroviaires. Autobiographies professionnelles de Frédéric Surleau (1884-1972) et Robert Lévi (1895-1981) », Revue d’histoire des chemins de fer hors série, 8, 2007, 346 pages.

Ouvrages publiés avec la collaboration de l’AHICF dans d’autres collections

François Moureau et Marie-Noëlle Polino (dir.), Écritures du chemin de fer, Actes de la journée scientifique organisée en Sorbonne, le 11 mai 1996, par l’AHICF et par le Groupe de recherche sur la littérature des voyages, Paris, éditions Klincksieck, 1997, 160 pages. Marie-Noëlle Polino (dir.), Une entreprise publique dans la guerre : la SNCF 1939-1945, Actes du 8e colloque de l’AHICF, Paris, Assemblée nationale, 21-22 juin 2000, Paris, PUF, 2001, viii-414 pages. « Les archives du personnel des grandes entreprises, de l’administration et des établissements publics : un patrimoine essentiel à l’histoire sociale, Actes du séminaire organisé par l’AHICF avec la collaboration des Archives nationales le 14 janvier 1999 au Centre d’accueil et de recherche des Archives nationales, La Gazette des archives, nouvelle série, n°s 186-187 (3e et 4e trimestres 1999), 308 pages. Christian Chevandier et Henri Zuber (dir.), « De la série à l’individu, archives du personnel et archives orales », Actes des journées scientifiques de l’AHICF organisées avec l’Association des archivistes français, Montpellier, 15-16 mai 2003, La Gazette des archives, nouvelle série, n° 198 (2e trim. 2005), 189 pages.

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Travaux universitaires soutenus par une bourse de l’AHICF, 1990-2009

Ces travaux sont cités dans l’ensemble du volume par le numéro entre crochets indiqué en tête de chaque titre. Ils représentent cependant moins de la moitié du fonds de mémoires universitaires réuni par l’AHICF et ouvert aux chercheurs. [1] AUZAS, Vincent, maîtrise, université de Paris I – Panthéon-Sorbonne, sous la dir. de Christian Chevandier, « La mémoire de la résistance chez les cheminots : construction et enjeux, septembre 1944-novembre 1948 », 2000. [2] BACHELOT, Bruno, maîtrise, université du Maine, sous la dir. de Nadine Vivier, « La mise en place de la législation anticommuniste à la SNCF de sept. 1939 à nov. 1942 », 2002. [3] BÀN, David, DEA, ENS - EHESS, sous la dir. de Jean-Pierre Hassoun, « Les sciences sociales françaises face à la gare », 2006. [4] BÉAL, Sébastien, maîtrise, université Pierre Mendès France-Grenoble 2, sous la dir. de Youssef Cassis, « Les chemins de fer secondaires de la Drôme (1865-1938). Leur impact sur le développement du département », 2003. [5] BERGER, Eric, maîtrise, université d’Artois, sous la dir. de Denis Varaschin, « La station ferroviaire de la Compagnie du Nord dans la ville d’Arras (1846-1937) », 2002. [6] BERGER Eric, DEA, université de Basse-Normandie, sous la dir. de Jean-Pierre Daviet, « Les employés des compagnies de chemins de fer dans le Calvados 1855-1937 », 2004. [7] BLIN, Anne-Sophie, maîtrise, université de Basse-Normandie, sous la dir. de Dominique Barjot, « Les chemins de fer d’intérêt local dans le Calvados entre 1871 et 1914 », 1995. [8] BOULAY, Julien, maîtrise, université du Maine, sous la dir. de Nadine Vivier, « L’électrification de la ligne Paris-Le Mans. 1935-1937 », 2005. [9] BOURELLY, Thomas, thèse, université Paris-Sorbonne, sous la dir. de Olivier Faron, « Industrialisation et transformations urbaines : les embranchements ferrés industriels à Lyon dans les quartiers de Vaise et Gerland, dans la seconde moitié du XIXe siècle », en cours.

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[10] BOUTIN, Ludovic, maîtrise, université Charles de Gaulle-Lille III, sous la dir. de Emmanuel Chadeau, « Chemin de fer et tourisme : la Compagnie du chemin de fer du Nord de 1846 à 1937 », 1997. [11] BRUNEAU, Amandine, maîtrise, université Jean Moulin-Lyon 3, sous la dir. de Henri Morsel, « Conséquences de la construction et de l’exploitation de la ligne de chemin de fer Grenoble-Veynes sur le Trièves, 1874-1914 », 1995. [12] CARRÉ, Bertrand, maîtrise, université du Maine, sous la dir. de Nadine Vivier, « Évolution des locomotives Diesel de ligne à la SNCF de 1950 à 1975 », 2001. [13] CARRÉ, Bertrand, DEA, CNAM, « Application du moteur Diesel dans la traction ferroviaire à la SNCF de ses origines à nos jours », 2002. [14] CHÂTELAIN, Catherine, maîtrise, université de Paris-Sorbonne, sous la dir. de François Caron, « La mutualité cheminote », 1991. [15] CHEVRETON, Sylvain, Master 1, université Jean Monnet, sous la dir. de Yona Dureau, “The paradoxical relation between the American society and the Chinese workers of the Transcontinental railroad (1850-1890)”, 2006. [16] DAKKAM, Mohamed Ali, thèse, Institut d’administration des entreprises (sciences de gestion), sous la dir. de Marc Nikitin, « Les spécificités des entreprises réseaux en matière de calcul des coûts : le cas des chemins de fer des origines à nos jours », en cours. [17] DALLY, Christophe, maîtrise, université Jean Monnet, sous la dir. de Bernard Delpal, « La SNCF et l’effort de reconstruction de l’immédiat après-guerre dans la Loire, 1944-1950 », 2003. [18] DELANNOY, Natacha, thèse, université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines, sous la dir. de Michaël Darin et Karen Bowie, « Évolution urbaine et architecturale du quartier Gare-Saint-Sébastien à Nancy (XXe-XXIe siècles) », en cours. [19] DELATTRE, Maxime, maîtrise, université du Maine, sous la dir. de Nadine Vivier, « L’épuration administrative à la SNCF à la Libération », 2002. [20] DÉSABRES, Pascal, DEA, université de Paris I – Panthéon-Sorbonne, sous la dir. de Denis Woronoff, « Le chantier du métropolitain de Paris de son origine à son premier essor, 1898-début des années 1920 », 2000. [21] DESPLANTES, Anne, thèse, université Paris X, sous la dir. de Jean-Jacques Becker, « Les grands réseaux pendant et après la Première Guerre mondiale, 1914-1921 », 1997. [22] DIDON, Nicolas, maîtrise, université Paris X, sous la dir. de Alain Plessis, « La défense passive à la CMP et à la RATP des années 1930 aux années 1970 », 1994. [23] DUMAS, Géraldine, travail personnel de fin d’études, École d’architecture de Clermont-Ferrand, sous la dir. de François Defrain, « Le rail, support d’une nouvelle dynamique ? Revaloriser les territoires ruraux par une nouvelle utilisation des infrastructures ferroviaires », 2006. [24] ÉMERY, Marc, maîtrise, université de Poitiers, sous la dir. de Michel Périgord, « L’impact des transports ferroviaires sur les territoires et les paysages de la Vienne (1851-2000) », 2002. [25] ÉTIENNE, Mélanie, maîtrise, université de Poitiers, sous la dir. de Michel Périgord, « L’impact spatial et territorial du chemin de fer en Charente de 1846 à nos jours », 2003.

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[26] FASSEUR, Nicolas, thèse, université Paris 8, sous la dir. de Jean-Louis Grand (sciences de l’éducation), « En quoi le travail de mémoire contribue à la culture d’entreprise ? L’histoire de la mémoire des conflits à travers les plaques commémoratives de la SNCF », en cours. [27] FRANÇOIS, Estelle, maîtrise, université d’Avignon, sous la dir. de Robert Mencherini, « Les cheminots, une communauté plurielle ? », 1999. [28] GAUTHIER, Richard, maîtrise, université de Paris-Sorbonne, sous la dir. de Etienne Auphan, « La régionalisation des transports ferroviaires en Pays de la Loire et en Limousin », 2000. [29] GENESTE, Christelle, maîtrise, université de Paris I – Panthéon-Sorbonne, sous la dir. de Antoine Prost et Christian Chevandier, « Cheminots de la misère : les origines géographiques et sociales des cheminots de Villeneuve-Saint-Georges à partir du recensement de 1911 », 1998. [30] GOUIFFÈS, Mélanie, maîtrise, université Michel-de-Montaigne-Bordeaux III, sous la dir. de Christophe Bouneau, « La résistance des cheminots en Gironde durant le Second Conflit mondial », 2001. [31] GRÉGOIRE, Coralie, maîtrise, université de Provence-Aix-Marseille I, sous la dir. de Philippe Mioche, « Les ateliers d’Arles de 1848 à 1984, 136 ans d’activité industrielle au service de la cause ferroviaire », 2001. [32] GRÉGOIRE, Flore, Master 2, université de Paris I – Panthéon-Sorbonne, sous la dir. de Francis Beaucire, « La conception de la grande vitesse ferroviaire transeuropéenne : conflits d’échelles, conflits d’intérêts », 2008. [33] GRUPALLI, Ana Rosa, DEA, université de Paris IX-Dauphine, sous la dir. de Sylvaine Trinh, « Que sont devenus les cheminots d’antan ? Les effets de la modernisation sur les employés des établissements d’exploitation de la SNCF », 2001. [34] GUIBERT, Fabien, maîtrise, université du Maine, sous la dir. de Nadine Vivier, « Le détachement de main-d’œuvre de la SNCF aux chemins de fer allemands (1942-1944) », 2002. [35] GUILLON, Florence, DEA, université de Paris-Sorbonne, sous la dir. de François Caron, « Le Paris-Orléans. Système technique et culture d’entreprise, des origines à la nationalisation », 1992. [36] HANI, Meryem, Master 2, université Marc Bloch, sous la dir. de Nicolas Bourguinat, « L’Orient-Express : nouvelles perceptions », 2008. [37] IMMELÉ, Coralie, maîtrise, université Lyon 2, sous la dir. de Laurent Douzou, « La résistance des cheminots à Lyon (1940-1944) », 2001. [38] IMMELÉ, Coralie, DEA, université Lyon 2, sous la dir. de Laurent Douzou, « La résistance des cheminots dans le Rhône (1940-1944) », 2002. [39] JOHANY, François, Master, université Blaise Pascal, sous la dir. de Pierre Cornu, « Le service public ferroviaire dans le Cantal, de 1945 à nos jours », en cours. [40] KANAÏ, Akihiko, thèse, École nationale des Ponts et Chaussées, sous la dir. de Antoine Picon, « Les gares françaises et japonaises, halle et bâtiment principal. Une recherche comparative », 2005. [41] KITAGAWA, Daijiro, thèse, université Paris XII / CNAM, sous la dir. de André Guillerme, « Nœuds de transports dans la formation des infrastructures ferroviaires à Paris (1837-1982) et à Tokyo (1872-1987) », 1995.

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[42] KOKUBU, Hisao, thèse, université de Provence-Aix-Marseille I, sous la dir. de Jean- Marie Guillon, « L’impact du réseau de tramways sur la population marseillaise (fin XIXe-début XXe siècle) », en cours. [43] LAHAYE, Nicolas, Master 2, université Paris VII-Denis-Diderot, sous la dir. de Manuela Martini, « La cité du Bourget (1884-1975) : la gestion d’un espace urbain par la Compagnie du chemin de fer du Nord », en cours. [44] LAMOUREUX, David, thèse, université de Nice, sous la dir. de Alain Ruggiero, « Les cheminots du Sud-Est de la France de la démobilisation au Front populaire. Hommes, agents, syndiqués », 2004. [45] LANKIEWICZ, Alexandre, Master 1, université de Paris-Sorbonne, sous la dir. de Eric Bussière, « L’application de la directive 91/440/CEE », en cours. [46] LARIVÉ, Maxime, maîtrise, université Nice-Sophia Antipolis, sous la dir. de Alain Ruggiero, « Le rôle des chemins de fer sur la ligne du littoral (Marseille-Vintimille) dans l’assistance aux civils pendant la Seconde Guerre mondiale », 2004. [47] LASSERRE, Cécile, université de Limoges, « Projet de valorisation des abris du Tacot », 2001. [48] LAUGIER, Emmanuel, maîtrise, université de Provence, sous la dir. de Claude Jasmin, « La gare Saint-Charles et ses abords, 1840-1930. Une étude sur l’architecture et l’urbanisme », 1999. [49] LE BOLLAN, Christophe, thèse, université de Haute-Bretagne-Rennes II, sous la dir. de Jean-Yves Andrieux, « Le train et la ville : implantation et architecture des gares en Bretagne des origines à la Seconde Guerre mondiale (1842-1939) », 1995. [50] LE GUYADER, Armelle, maîtrise, université de Haute-Bretagne-Rennes II, sous la dir. de Anne-Françoise Garçon, « Carhaix, une étoile ferroviaire en centre Bretagne : 1891-1938 », 2001. [51] LÉCOLIER, Coralie, maîtrise, université Michel-de-Montaigne-Bordeaux III (histoire), sous la dir. de Christophe Bouneau, « Le chemin de fer d’intérêt local et le développement économique en Dordogne des origines à 1914 », 1999. [52] LEGRAND, Caroline, maîtrise, université Aix-Marseille III, sous la dir. de Daniel Pinson, « La réaffectation des friches ferroviaires. Étude du cas de la gare du Prado à Marseille », 1995. [53] LEGRAND, Sandrine, maîtrise, université d’Artois, sous la dir. de Eric Bussière, « La reconstruction des voies ferrées d’intérêt local dans le Pas-de-Calais pendant la Première Guerre mondiale », 1998. [54] LEROY, Julien, maîtrise, université Michel de Montaigne-Bordeaux III, sous la dir. de Christophe Bouneau, « Morcenx : ville ferroviaire, 1852-1939 », 2001. [55] MADDIO, Nell, maîtrise, université Pierre Mendès France-Grenoble 2, sous la dir. de Youssef Cassis, « Les chemins de fer britanniques à la croisée des rails (1970-2002) et ses représentations en France : entre diabolisation de l’opinion et bilans critiques des spécialistes. L’exemple d’un service public nationalisé, puis privatisé, vu de l’étranger », 2003. [56] MANNONE, Valérie, DEA, université Aix-Marseille II, « L’Europe ferroviaire à l’horizon 1993 », 1991.

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[57] MARCONIS, Catherine, maîtrise, université Toulouse-Le Mirail, sous la dir. de Bertrand de Lafargue, « La condition sociale des employés des chemins de fer à Toulouse au XXe siècle (1920-1956) », 1998. [58] MARÉCHAL, Virginie, maîtrise, université de Paris I – Panthéon-Sorbonne, sous la dir. de Denis Woronoff, « La construction de la ligne de chemin de fer de Paris à Rouen et de Rouen au Havre : 1839-1847 », 1994. [59] MARTIN, Florence, maîtrise, université Aix-Marseille II, sous la dir. de Nicole Vaudour, « Le redéploiement ferroviaire dans le département du Vaucluse », 1994. [60] MICHAUD, Damien, maîtrise, université Paris X, sous la dir. de Gabriel Dupuy, « Étude géographique et historique des réseaux de trains autos-acccompagnées en France et en Europe », 1997. [61] MICHEL, Laurence, maîtrise, université Charles de Gaulle-Lille III, sous la dir. de Emmanuel Chadeau, « L’apprentissage à la SNCF, service Matériel et Traction, de ses origines à la réforme des structures de 1971 », 1995. [62] MONTADOR, Régis, maîtrise, université Paris XIII, sous la dir. de Aimée Moutet, « La sélection psychophysiologique dans les chemins de fer français de 1929 à 1958 », 1996. [63] MONTAGNON, Florent, DEA, université Lumière Lyon 2, sous la dir. de Sylvie Schweitzer, « Les traminots de la compagnie des omnibus et tramways de Lyon, 1897-1936 », 1999. [64] MONTAGNON, Florent, thèse, université Lumière Lyon 2, sous la dir. de Sylvie Schweitzer, « Les transports publics urbains lyonnais (OTL-TCL) et leurs salariés », en cours. [65] MORETTIN, Sandra, maîtrise, université Michel de Montaigne-Bordeaux III, sous la dir. de Christophe Bouneau et Pascal Griset, « Les chemins fer et le développement de l’agriculture dans le Lot-et-Garonne du milieu du XIXe siècle au second conflit mondial », 1999. [66] NADOT, Gabriel, DEA, université de Paris-Sorbonne, sous la dir. de Dominique Barjot, « Aux origines de la compagnie PLM, 1843-1857 », 1999. [67] NOËL ARTAUD, Julie, maîtrise, université Michel de Montaigne-Bordeaux III, sous la dir. de Christophe Bouneau, « La contribution au développement de la ligne ferroviaire Abidjan-Ouagadougou des origines à nos jours », 2000. [68] OKALLA BANA, Edy-Claude, DEA, université de Paris-Sorbonne, sous la dir. de Dominique Barjot, « Les infrastructures de transport au Cameroun (1945-1969) », 2006. [69] OLIVA, Jan, DEA, université Michel de Montaigne-Bordeaux III, sous la dir. de Christophe Bouneau, « Le concept de réseau dans l’histoire des chemins de fer tchèques au XIXe siècle », 2001. [70] OLIVA, Jan, thèse, université Michel de Montaigne-Bordeaux III, sous la dir. de Christophe Bouneau, « Le concept de réseau dans l’histoire des chemins de fer tchèques : du concept théorique aux systèmes d’exploitation ferroviaires (depuis la genèse du réseau ferré jusqu’en 1989) », 2002. [71] PAULOZ, David, DEA, université Lyon II, sous la dir. de Sylvie Schweitzer, « Le réseau de la compagnie de l’Est de Lyon, 1865-1947 », 1996.

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[72] PAYEN, Vincent, maîtrise, université Charles de Gaulle-Lille III, sous la dir. de Emmanuel Chadeau, « L’évolution des réseaux de tramways dans le Nord de 1874 à 1914 », 1995. [73] PEETERS, Johanna, maîtrise, université Paul Valéry-Montpellier III, sous la dir. de Christian Amalvi, « Création d’une base de données sur « l’histoire des gares et des haltes du Train Jaune » », 2003. [74] PÉGÉ-DEFENDI, Nathalie, thèse, université de Paris I – Panthéon-Sorbonne, sous la dir. de Alain Corbin, « Une invitation au voyage : l’affiche ferroviaire en France (1880-1936) », 2001. [75] PRÉVOT, Aurélien, maîtrise, université de Paris-XII - Val-de-Marne, sous la dir. de Florence Bourillon, « Chemin de fer et innovation. L’électricité dans les gares parisiennes de 1875 à 1914. L’exemple de la gare du Nord », 2004. [76] PROUST, Matthieu, Master 2, université François Rabelais, sous la dir. de Jean- Pierre Williot, « Ville et communauté cheminotes au temps des restrictions alimentaires, Saint-Pierre-des-Corps, 1939-1949 », 2009. [77] PUIG, Pascal, DEA, université Montpellier III, sous la dir. de J. Maurin, « Les chemins de fer à voie métrique et leur utilisation sur le front de l’armée française durant la Première Guerre mondiale », 1992. [78] RASPIENGEAS, Ismaël, maîtrise, université Michel de Montaigne-Bordeaux III, sous la dir. de Pascal Griset, « Les chemins de fer dans les débats du conseil général de la Gironde (1871-1938) », 1998. [79] REYNIER, Valérie, maîtrise, université Aix-Marseille II, sous la dir. de Nicole Vaudour, « Le redéploiement ferroviaire dans le département du Var », 1994. [80] RICARD, Olivier, maîtrise, université Toulouse-Le Mirail, sous la dir. de Bertrand de Lafargue, « Les politiques d’aménagement ferroviaire en Midi-Pyrénées. Décloisonnement et désenclavement de l’après-guerre à nos jours », 1996. [81] ROUSSEAU, Eve, maîtrise, université Paris X-Nanterre, sous la dir. de Gabriel Dupuy, « Dynamiques du « porte à porte » ferroviaire : 1947-1999 », 2000. [82] ROY, Thibault, Master 1, université François Rabelais, sous la dir. de Marc de Ferrière Le Vayer, « Le développement d’un nouveau sport au sein d’une société corporatiste : le basket et l’ASPO Tours », 2005. [83] SAUBOY, Nelly, maîtrise, université Michel-de-Montaigne-Bordeaux III, sous la dir. de Christophe Bouneau, « La contribution du rail à l’aménagement touristique du littoral des landes de Gascogne », 1998. [84] SCHOU, Nicolas, Master 1, université de Toulouse-Le Mirail, sous la dir. de Michèle Heng, « Étude du Design du matériel roulant de la SNCF, 1960-2005. L’exemplarité du TGV », 2005. [85] SEMANE, Youcef, Master 1, université Michel de Montaigne-Bordeaux III, sous la dir. de Christophe Bouneau, « La contribution de la Compagnie des chemins de fer du Midi au développement agricole de la vallée de la Garonne de 1852 à 1937 », 2005. [86] SIMON, Agnès, Master 2, université Michel de Montaigne-Bordeaux III, sous la dir. de Christophe Bouneau, « De la Garonne à la boucle du Niger : les réseaux de transport des maisons de commerce bordelaises avec les colonies françaises d’Afrique occidentale (1885-1931) », 2008.

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[87] SLASTANOVA, Ivan, Master 2, université de Paris I – Panthéon-Sorbonne, sous la dir. de André Barilari, « Le financement du transport ferroviaire : état des lieux et problématiques », 2008. [88] SUHARD, Julien, Master 1, université Charles de Gaulle-Lille 3, sous la dir. de Jean- François Chanet, « L’empire du chemin de fer à Mézidon-Canon et la sociabilité cheminote de 1939 à 1953 », 2005. [89] TAILLER, Guenaëlle, maîtrise, université Nancy II, sous la dir. de Etienne Auphan, « Une agglomération ferroviaire héritée : Audun-le-Roman », 1996. [90] TATÉ, Dimitri, Master 2, université François Rabelais, sous la dir. de Marc de Ferrière Le Vayer, « La communication visuelle de la RATP de 1973 à 2002 », 2005. [91] THIÉVENAZ, Aline, maîtrise, université Aix-Marseille II, sous la dir. de Nicole Vaudour, « Connexion locale et régionale des réseaux en région PACA. Évolution des années 1930 à aujourd’hui », 1995. [92] THIRON, Grégory, maîtrise, université Pierre Mendès France-Grenoble 2, sous la dir. de Youssef Cassis et de Anne Dalmasso, « 1952-1981 : les conditions urbanistiques, techniques et politiques du retour du projet du tramway moderne dans l’agglomération grenobloise », 1999. [93] THOUZEAU, Simon, Institut d’études politiques de Rennes, sous la dir. de Gilles Richard, « Autour du décret du 14 novembre 1949 : service public, concurrence et rentabilité à la SNCF », 2004. [94] VILAIRE, Stéphane, maîtrise, université Charles de Gaulle-Lille III, sous la dir. de Gérard Gayot, « Les cheminots dans le département de l’Aisne 1850-1937 », 1995. [95] VIVÈS, Florence, maîtrise, université Aix-Marseille II, sous la dir. de Nicole Vaudour, « Le redéploiement ferroviaire dans le département des Bouches du Rhône », 1993. [96] VOUILLON, Laurent, Master 1, université Jean Moulin-Lyon 3, sous la dir. de Olivier Faure, « La Compagnie du chemin de fer de Belleville à Beaujeu, histoire d’une désillusion ferroviaire », 2005.

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