Mise en œuvre d’un monument cartularial à l’abbaye de La Sauve Majeure au XIIIe siècle Fondements, structures et représentations

Mémoire

Maria Allen Demers

Maîtrise en histoire Maître ès arts (M. A.)

Québec, Canada

© Maria Allen Demers, 2013

Résumé

Ce mémoire se veut une proposition de réponse aux récents questionnements entourant le rôle des cartulaires au Moyen Âge central à travers l’analyse codicologique et textuelle d’un cas particulier, le Grand cartulaire de l’abbaye de La Sauve Majeure. Il cherche à reconsidérer les traditionnelles fonctions de gestion et de commémoration qui leur ont été attribuées, à la lumière de l’analyse de l’organisation des chartes de ce cartulaire et de l’examen de ses traces d’utilisation. Il vise également à compléter l’édition de ce cartulaire parue en 1996, qui est malheureusement dépourvue d’une analyse de l’objet-cartulaire.

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Table des matières

Résumé ...... iii Table des matières ...... v Liste des tableaux ...... vi Liste des figures ...... vi Liste des abréviations ...... vi Remerciements ...... vii Introduction ...... 1 Le Grand cartulaire de l’abbaye de La Sauve Majeure ...... 5 L’abbaye de La Sauve Majeure ...... 7 Pratiques et significations de l’acte écrit ...... 9 Espace écrit et espace vécu ...... 12 Sources, méthodologie et plan de cette étude ...... 16 Chapitre I. Matérialité du monument cartularial ...... 19 1. Matériaux et éléments constitutifs ...... 19 1.1 Charpente et unités constitutives ...... 21 1.2 Indications péritextuelles ...... 36 2. Chronologie du chantier cartularial ...... 45 2.1 Mise en chantier : première période d’écriture ...... 47 2.2 Renovatio monumenti : seconde période d’écriture ...... 50 Chapitre II. Architecture du monument cartularial ...... 55 1. Fondation, privilèges et consécration ...... 56 1.1 Fondations de pierre et de parchemin ...... 56 1.2 Chartes d’étai : les privilèges d’immunité et de sauveté ...... 62 1.3 Consécration des monumenta ...... 73 2. Ordonnancement topographique des chartes ...... 80 2.1 Une armature prieurale ...... 83 2.2 Cahiers et diocèses ...... 87 Chapitre III. Essai sur l’utilisation du Grand cartulaire ...... 91 1. Un petit monument à l’image du grand ...... 92 2. Graffitis, jalons et repères sur les pages du monument ...... 96 2. 1 Bornage et repérage ...... 97 2.2 Le chantier des marges ...... 117 Conclusion ...... 123 Sources manuscrites ...... 127 Sources imprimées ...... 127 Source électronique ...... 128 Bibliographie ...... 129 Annexes ...... 139 Annexe 1 : Schéma des cahiers du Grand cartulaire de La Sauve Majeure ...... 141 Volume 1 ...... 141 Volume 2 ...... 143 Annexe 2 : Dossier de cartes ...... 147

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Liste des tableaux

Tableau 1 : Nature des cahiers du Grand cartulaire ...... 22 Tableau 2 : Les signatures de cahiers ...... 39 Tableau 3 : Dates extrêmes des chartes contenues dans les cahiers du Grand cartulaire .... 46 Tableau 4 : Dates extrêmes des éléments codicologiques du Grand cartulaire...... 47 Tableau 5 : Chronologie de la construction du Grand cartulaire de La Sauve Majeure ...... 52 Tableau 6 : Comparaison de l’ordre des chartes des deux cartulaires ...... 95

Liste des figures

Fig. 1 : Main A (fol. 7v) ...... 28 Fig. 2 : Main B (fol. 138v) ...... 29 Fig. 3 : Main C (fol. 214) ...... 29 Fig. 4 : Rubriques, initiales et lettres d’attente (fol. 31v) ...... 32 Fig. 5 : Initiale à ornements végétaux exubérants (fol. 201) ...... 34 Fig. 6 : Réclame potentielle (fol. 236v) ...... 38 Fig. 7 : Réclame raturée entre les cahiers 4 et 5 (fol. 32v) ...... 38 Fig. 8 : Signature du cahier 10 (fol. 81v) ...... 40 Fig. 9 : Signature du cahier 22 (fol. 150) ...... 40 Fig. 10 : Signatures du cahier 29 (fol. 190) ...... 42 Fig. 11 : Foliotation mixte (fol. 167) ...... 43 Fig. 12 : Signature du cahier 29 ...... 96 Fig. 13 : Premier système de signatures (cahier 11) ...... 96 Fig. 14 : Second système de signatures (cahier 31) ...... 96 Fig. 15 : Exemple de signet (fol. 12) ...... 100 Fig. 16 : The Hand as the Mirror of Salvation ...... 107 Fig. 17 : Première manicule du Grand cartulaire (fol. 6v) ...... 108 Fig. 18 : Deuxième manicule (fol. 104) ...... 110 Fig. 19 : Troisième manicule (fol. 117v) ...... 110 Fig. 20 : Quatrième manicule (fol. 128v) ...... 110 Fig. 21 : Cinquième manicule (fol. 136) ...... 110 Fig. 22 : Sixième manicule, (fol. 175v) ...... 112 Fig. 23 : Septième manicule (fol. 178v) ...... 112 Fig. 24 : Huitième manicule (fol. 181) ...... 113 Fig. 25 : Annotations marginales des cartularistes ...... 118 Fig. 26 : Essais de plume en marge de tête du folio 32v ...... 120 Fig. 27 : Essais de plume en marge de tête du folio 17v ...... 120 Fig. 28 : « Omnis homo domini debet amare dominum suum » ...... 120 Fig. 29 : Annotations marginales médiévale et moderne (fol. 7) ...... 121

Liste des abréviations

GCSM Grand cartulaire de La Sauve Majeure PCSM Petit cartulaire de La Sauve Majeure vi

Remerciements

Ce mémoire est le fruit de deux ans de travail quasi ininterrompu. Je n’aurais su l’achever dans un délai aussi court sans l’aide et le soutien de plusieurs amis, collègues, professeurs et regroupements universitaires. Je voudrais avant tout remercier mon directeur de recherche M. Didier Méhu qui m’a communiqué sa passion pour l’histoire médiévale tout au long de mes cinq années de formation universitaire. Je voudrais le remercier de m’avoir accompagnée à travers mon cheminement au deuxième cycle, à la fois à travers des discussions formelles et informelles, des séminaires ponctuels très formateurs, des rencontres sociales qui m’ont permis de mieux connaître mes collègues, ainsi qu’à travers de multiples possibilités de me faire connaître et de me perfectionner sur le plan de la recherche – participation à des journées d’étude, des colloques et des conférences, révision de mes premiers articles, etc. Mais avant tout cela, je voudrais le remercier d’avoir eu davantage confiance en mes capacités que moi-même, de m’avoir dit et redit que je faisais du bon travail et de m’avoir démontré une considération exceptionnelle. Je voudrais ensuite remercier le CRSH, la Faculté des Lettres de l’Université Laval et le GREPSOMM qui m’ont procuré le soutien financier nécessaire à la poursuite de mes recherches au Québec et en . J’aimerais également remercier le GREPSOMM et la SÉMQ d’offrir un réseau et un espace de discussion aux étudiants en études médiévales, qui ont grandement contribué à faire progresser mes réflexions et m’ont permis de m’ouvrir à la médiévistique québécoise. Dans un même ordre d’idée, j’aimerais remercier MM. Frédérique Boutoulle, Hervé Guiet et Nicolas Perreaux avec lesquels j’ai eu des discussions qui m’ont permis de beaucoup progresser, que ce soit à propos de La Sauve, des cartulaires, de la sémantique historique ou encore simplement du monde universitaire. J’aimerais aussi remercier mes collègues et amis qui ont partagé mes instants de souffrance et de découragement, mais également des soirées folles pour passer à travers les moments les plus difficiles : Andrée-Anne, Sacha, Annie, Camille, Caroline, Alexandre, Sarah, Marie-Pier, Claudia et Marie-Ève, merci à vous tous. Merci aussi aux timbrés du local du Grepsomm, qui m’ont permis de rire malgré les épreuves et d’avoir (parfois!) des discussions enrichissantes : la promiscuité du DKN-6267 va me manquer! Merci donc à Mélanie, Patrice, Arnaud, Guillaume et Martin. Merci aussi à ma famille, qui m’a permis de décrocher et de me rappeler quotidiennement que l’université n’est pas toute ma vie! Merci Johane et Clermont, Catherine et Nicolas, Louis-Alexis et Valérie, Nicolas et Myriam, Fannie et Eduardo. Un merci particulier à mes neveux et nièces qui sans trop le savoir m’ont apporté le réconfort nécessaire pour passer à travers des périodes plutôt difficiles : merci à Laurie et ses photos de grimaces, Mégane et ses douces chansons, Xavier et ses Pokémon, Imali et Abracadatchoum, Zachary et ses sourires. Finalement, merci à mon collègue, ami et amour Charles, qui était là pour m’accueillir lors de la toute première soirée chez M. Méhu et qui est encore là aujourd’hui pour m’obliger à lire mes corrections et à avoir confiance.

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« Quemadmodum videmus multa per vetustatem ab hominum memoria defluere ne per nos posteri errorem patiantur, decrevimus aliquanta custodia literarum committere.1 »

Introduction

Recourir à l’écrit pour contrer les défaillances de la mémoire humaine et assurer une transmission à ceux qui viendront pour éviter qu’ils ne souffrent de ce manquement, tels sont les objectifs proclamés du Grand cartulaire de l’abbaye de La Sauve Majeure dès son entrée en matière. Se souvenir. Préserver. Transmettre. La fonction des cartulaires, ces recueils de copies de documents écrits, se réduit-elle simplement à des remparts contre l’oubli, à des véhicules d’une mémoire institutionnelle2?

*** Les cartulaires en tant que sources principales d’un travail de recherche ont connu un certain regain d’intérêt de la part des médiévistes depuis une vingtaine d’années. Bien que fort prisés par les historiens et érudits du XIXe siècle, étant donné la masse d’informations qu’ils contenaient, ils étaient à l’époque considérés comme de simples Kopialbücher, ou recueils de chartes relativement mal copiées par les scribes3. On considérait par conséquent que les différences entre les chartes transcrites dans les cartulaires et les originales résultaient d’erreurs de transcription et que l’ordre non chronologique dans lequel elles

1 Grand cartulaire de la Sauve Majeure, édité par Charles Higounet et Arlette Higounet-Nadal avec la collaboration de Nicole de Peña, , Fédération historique du Sud-Ouest, 1996, p. 33, charte 1. Nous nous référerons à cette récente édition pour les citations tirées du Grand cartulaire de La Sauve Majeure (GCSM), puisque le manuscrit lui-même a subi des altérations liées aux aléas du temps qui empêchent parfois les références directes. Nous pensons notamment au premier folio, qui contenait les trois premières chartes du cartulaire, mais qui a disparu depuis sa confection. Heureusement, tout tend à montrer que le Petit cartulaire de La Sauve Majeure (PCSM) constitue pour cette section du GCSM une rigoureuse copie (nous reviendrons sur le sujet au troisième chapitre de ce mémoire). Les premières chartes du PCSM devraient donc être les chartes manquantes du GCSM. Cependant, les effets du temps se sont également fait sentir sur le PCSM, effaçant en grande partie le texte de son premier cahier. Dom Etienne Du Laura, frère mauriste de la fin du XVIIe siècle, a donc cru bon recopier l’intégralité de ce cahier sur un nouveau cahier de papier, avant que le texte ne fût devenu tout à fait illisible. Ainsi, les trois premières chartes du GCSM ne nous sont parvenues qu’à travers une copie du XVIIe siècle du PCSM et c’est sur ce texte que se sont basés les éditeurs en 1996. C’est pourquoi nous utiliserons leur édition lorsque nous citerons les textes du cartulaire, afin d’alléger nos références. 2 Nous reviendrons plus loin sur les notions complexes de mémoire et de memoria. 3 Pierre Toubert, « Tout est document », dans Jacques Revel et Jean-Claude Schmitt (dir.), L’ogre historien : autour de Jacques Le Goff, Paris, Gallimard, 1998, p. 89-90. 1

étaient placées dans le codex relevait de négligence de la part des moines. L’effort principal des historiens s’arrêtant aux cartulaires a donc longtemps consisté à trouver la part de vrai dans ces chartes maladroitement transcrites et à reclasser celles-ci dans le « bon » ordre, chronologique4. La déformation des textes originaux par les copistes amena aussi les historiens à écarter ces réservoirs de renseignements puisqu’ils s’avéraient fautifs et qu’on ne pouvait dès lors en tirer des informations factuelles incontestables. Il fallait plutôt concentrer ses énergies sur les originaux, considérés comme fiables et authentiques, et mettre ainsi de côté des textes dont le seul défaut était d’être caractéristiques de l’écriture médiévale, soit mouvants, jamais permanents, en perpétuelle transformation5.

Depuis environ deux décennies, une nouvelle approche des cartulaires a cependant été préconisée, notamment à la suite d’une table ronde organisée à Paris en 19916. En conclusion de ces journées d’étude est ressortie l’idée selon laquelle l’histoire des cartulaires était à faire, en considérant ceux-ci comme des sources à part entière plutôt qu’à titre de simples copies d’autres « vraies » sources plus authentiques7. De nombreux historiens ont répondu à l’appel depuis, Pierre Chastang au premier rang d’entre eux avec sa thèse sur les cartulaires languedociens publiée en 20018.

Malgré ce renouveau de l’historiographie, l’utilisation que les hommes du Moyen Âge faisaient de ces recueils de transcription de chartes est encore incertaine. Lors de ladite table ronde de 1991, le médiéviste Patrick Geary a proposé que tout cartulaire émanait de trois intérêts différents conjugués à des dosages variables selon les cas : des objectifs de

4 Patrick J. Geary, Phantoms of Remembrance: Memory and Oblivion at the End of the First Millenium, Princeton, Princeton University Press, 1994, p. 83. 5 Il est de fait trop souvent oublié que c’est l’imprimerie au XVe siècle qui conféra à l’écrit son caractère d’immuabilité qu’on lui octroie de facto aujourd’hui, immuabilité essentiellement réservée au texte biblique antérieurement. On consultera sur cette question l’article de Pierre Chastang, « L'archéologie du texte médiéval. Autour de travaux récents sur l’écrit au Moyen Âge », dans Annales. Histoire, Sciences sociales, 2 (2008), p. 255-256. 6 Olivier Guyotjeannin, Laurent Morelle et Michel Parisse (dir.), Les cartulaires, Actes de la Table ronde organisée par l’École nationale des chartes et le G. D. R. 121 du CNRS (Paris, 5-7 décembre 1991). Paris, École des chartes, 1993, 516 p. 7 Patrick J. Geary, « Entre gestion et gesta », dans Les cartulaires, p. 14. 8 P. Chastang, Lire, écrire, transcrire. Le travail des rédacteurs de cartulaires en Bas-Languedoc (XIe- XIIIe siècles), Paris, CTHS, 2001, 459 p. 2

gestion, de protection et de commémoration9. Plus récemment, P. Chastang a insisté sur cette dernière fonction de commémoration, faisant des cartulaires un paradigme du document-monument qui participe à l’établissement de la memoria d’une institution10.

Paul Bertrand et Xavier Hélary ont quant à eux déploré la trop grande marginalisation du rôle juridique des cartulaires par la recherche historique du tournant du XXIe siècle11. Cette fonction de preuve juridique, qu’ils voudraient voir revalorisée, avait toutefois été déconstruite en 2002 par Constance Bouchard, qui signalait que lors de litiges, on faisait appel non à l’acte écrit, mais à des témoins, même lorsqu’un cartulaire auquel on aurait pu se référer existait12. En fait, dès 1991, Daniel Le Blévec et Alain Venturini avaient montré que, même à la fin du Moyen Âge, alors que le recours aux actes écrits était devenu plus fréquent lors d’affaires judiciaires, on n’utilisait que des actes originaux, non des cartulaires13. P. Geary l’établissait également par rapport à des manuscrits plus anciens, déclarant que, même si les cartulaires avaient un rôle de mémoire et de légitimation des droits, on ne devait pas en conclure pour autant qu’ils avaient pour objet de servir comme preuves devant la cour, d’autant plus que les actes écrits devaient être validés par des témoignages oraux14. Devant ces différentes affirmations, nous sommes donc en peine de répondre à la requête de P. Bertrand et X. Hélary de remettre le caractère juridique des cartulaires à l’honneur, qui ne semble pas avoir prouvé sa pertinence.

Leur proposition à l’égard d’une possible surévaluation du rôle mémoriel des cartulaires doit toutefois être prise en compte, notamment à la lumière de la remarque de

9 P. J. Geary, « Entre gestion et gesta », p. 16. 10 P. Chastang, « Cartulaires, cartularisation et scripturalité médiévale : la structuration d'un nouveau champ de recherche », dans Cahiers de civilisation médiévale, 49, (2006), p. 28. Selon P. Geary, le véritable précurseur à ce niveau était Peter Johannek, qui, dès 1977, avait accordé aux cartulaires une fonction davantage commémorative que légale (P. Geary, Phantoms of Remembrance, p. 86). 11 Paul Bertrand, et Xavier Hélary, « Constructions de l'espace dans les cartulaires », dans Construction de l'espace au Moyen Âge: pratiques et représentations. XXXVIIe Congrès de la SHMES, Actes du colloque organisé à Mulhouse du 2 au 4 juin 2006, Paris, les Presses de La Sorbonne, 2007, p. 196- 197. 12 Constance B. Bouchard, « Monastic Cartularies: Organizing Eternity », dans Adam J. Kosto et Anders Winroth (dir.), Charters, Cartularies, and Archives: The Preservation and Transmission of Documents in the Medieval West, Toronto, Pontifical Institute for Medieval Studies, 2002, p. 24-25. 13 Daniel Le Blévec, et Alain Venturini, « Cartulaires des ordres militaires, XIIe-XIIIe siècles (Provence occidentale, basse vallée du Rhône) », dans Les cartulaires, p. 458. 14 P. Geary, Phantoms of Remembrance, p. 96. 3

Noëlle Deflou-Leca concernant l’absence d’ornementation dans ce type de manuscrit. Elle souligne en effet que « cette absence [de décor] n'est pas surprenante dans la mesure où le cartulaire n'est pas un codex d'apparat destiné à être présenté, comme un manuscrit liturgique par exemple, mais un document à usage interne15 ». P. Chastang lui-même, qui soulignait l’importance de cette fonction, remarquait que « la qualité de la mise en page, le soin de la copie et la présence d’images sont autant d’indices de cette fonction de prestige du codex, de sa valeur mémorielle16 ». Or, un grand nombre de cartulaires, malgré certains passages plus soignés, sont dans l’ensemble d’une facture assez dépouillée et rudimentaire, sans aucun décor autre que des lettrines parfois un peu plus travaillées. Ils ne correspondent donc pas tellement à la description de ces dits « documents mémoriels ».

Par ailleurs, au-delà de cette lacune ornementale, la notion même de « mémoire » est à utiliser avec précaution. La memoria médiévale a trop souvent été appréhendée sans définition suffisante et de la même façon que les historiens contemporanéistes abordent le concept actuellement en vogue de « mémoire collective ». Les recherches sur la mémoire ont en effet foisonné dans les dernières années, en médiévistique comme dans les autres branches de l’histoire, le contexte récent se prêtant particulièrement à leur développement. De fait, comme Michael Borgolte l’a noté, la somme de différents facteurs a créé une conjoncture idéale pour susciter les recherches autour de ce concept de mémoire17. Les deux plus importants d’entre eux sont certainement la création d’une extraordinaire mémoire artificielle par le stockage exponentiel de données numériques ainsi que la disparition généralisée des traditions culturelles et le désir de les préserver sous forme de souvenir18. Cette préoccupation actuelle engendrée par l’estompement des différences culturelles et la perte de traditions propres a pu donner aux historiens l’impression que les hommes du Moyen Âge partageaient ce même souci. Des affirmations comme celle posée

15 Noëlle Deflou-Leca, « L'élaboration d'un cartulaire au XIIIe siècle : le cas de Saint-Germain d'Auxerre », dans Revue Mabillon: Revue internationale d'histoire et de littérature religieuses. Nouvelle série, 8, 69 (1997), p. 186. Ce que l’auteure entend par « usage interne » resterait à éclaircir. 16 P. Chastang, « Cartulaires, cartularisation et scripturalité médiévale », p. 28. 17 Michael Borgolte, « Memoria. Bilan intermédiaire d'un projet de recherche sur le Moyen Âge », dans Jean-Claude Schmitt, et Otto Gerhard Oexle (dir.), Les tendances actuelles de l’histoire du Moyen Âge en France et en Allemagne, Paris, Presses de La Sorbonne, 2002, p. 53-70. 18 Ibid., p. 54. 4

en exergue de cette introduction ont d’ailleurs apporté de l’eau au moulin, puisqu’elles semblent la preuve explicite que les hommes de l’époque éprouvaient le même sentiment de perte de leurs fondements traditionnels. Cependant, cette volonté de transmission et ce soin pris à condamner la faiblesse de la mémoire humaine peuvent résulter d’autres besoins que celui de prévenir l’effacement des traditions. La présente étude tentera entre autres de proposer des hypothèses de réponse à ce questionnement, en dehors de ces présupposés mémoriels. En fait, si nous choisissons de conserver la notion de memoria dans notre appréhension des cartulaires, ce sera plutôt sous l’angle proposé par les travaux de Mary Carruthers19. Celle-ci a proposé que les textes, comme les images les ornant, étaient présentés de manière à ce que les moines les apprennent, les inscrivent dans leur mémoire. Plutôt que de faire d’eux les véhicules de la mémoire abstraite d’un établissement, on pourrait donc comprendre la fonction mémorielle des cartulaires comme étant de l’ordre du mémento, du canevas permettant aux moines de tisser dans leur mémoire, dans leur esprit, leurs connaissances à propos de leur communauté. L’étude des marques d’utilisation d’un cartulaire se révélera particulièrement utile afin de vérifier cette proposition.

Le Grand cartulaire de l’abbaye de La Sauve Majeure

Ce mémoire se veut une suite à ces réflexions ainsi qu’un complément à l’édition du Grand cartulaire de La Sauve parue en 1996. Bien que ce travail d’édition ait été effectué rigoureusement par des historiens consciencieux, différents facteurs – dont le décès de Charles Higounet, principal artisan de l’entreprise – ont mené à une quasi absence d’analyse critique du cartulaire édité. L’introduction rédigée par Arlette Higounet-Nadal présente le manuscrit brièvement, sans examen codicologique et peu de datation des chartes. En l’absence de ces analyses, le contenu des chartes reste partiellement insaisissable pour les utilisateurs de l’édition, puisqu’on ne peut ni savoir dans quelle optique elles ont été insérées dans le recueil, ni dans quel contexte elles ont été rédigées. Or, les historiens utilisent depuis longtemps ces chartes afin d’écrire l’histoire de

19 Pour approfondir la notion de memoria, on consultera notamment Mary Carruthers, The Book of Memory. A Study of Memory in Medieval Culture, Cambridge, Cambridge University Press, 2008 (1990), 519 p. et M. Carruthers, The Craft of Thought. Meditation, Rhetoric, and the Making of Images, 400-1200, Cambridge, Cambridge University Press, 2000, 399 p. 5 l’Aquitaine des XIIe-XIIIe siècles. Nous avons donc cru bon de pallier cette lacune en proposant une analyse approfondie de la structure du monument écrit qu’est le Grand cartulaire de l’abbaye de La Sauve Majeure. Nous empruntons cette notion de « document- monument » à l’historien Pierre Toubert, qui qualifiait ainsi les documents historiques puisqu’ils résultent d’une construction. Pour lui, les cartulaires sont l’exemple-type des documents-monuments parce qu’ils sont le résultat d’un « travail de construction unitaire qui est allé de pair avec la sélection et la transcription réfléchie de documents d'une grande diversité typologique20 ». Le terme même de monumentum en latin médiéval nous autorise de surcroît à utiliser l’expression, puisqu’il désignait ce qui perpétue le souvenir, que ce soit une construction architecturale ou un acte écrit. Le Grand cartulaire peut donc très bien être envisagé comme un monument et décortiqué comme tel.

Pour procéder à cette analyse, nous avons adopté deux approches différentes : l’une codicologique, permettant de déterminer les sections du cartulaire – cahiers et éléments codicologiques – et d’établir leurs périodes de transcription, l’autre plutôt textuelle, en vue de comprendre l’organisation des chartes à partir de leur contenu. De l’articulation de ces approches nous avons pu extraire des éléments de réponse à la question principale de cette étude, à savoir connaître les objectifs poursuivis par la confection d’un cartulaire abbatial. Ce questionnement nous apparaissait cependant incomplet sans sa contrepartie, c’est-à-dire la vie du cartulaire après sa composition : les motifs de fabrication trouvaient-ils leur écho dans l’utilisation ultérieure du manuscrit? Les historiens ont souvent expliqué la forme et le contenu des documents écrits par la lecture qu’en auraient fait leurs utilisateurs21. Il est donc primordial d’examiner si cette dite utilisation correspondait aux objectifs ayant mené à sa confection. Par conséquent, nous avons ajouté un troisième angle d’analyse de l’objet- manuscrit afin d’observer les traces laissées en son sein par les lecteurs ou manipulateurs du cartulaire. Avant toute autre chose, néanmoins, il est nécessaire de connaître l’histoire

20 « Tout est document », p. 88-89. 21 À simple titre d’exemple parmi un grand nombre d’études, on pense à l’article de Malcolm Beckwith Parkes, « The Influence of the Concepts of Ordinatio and Compilatio on the Development of the Book », dans Jonathan J. Graham, et Margaret T. Gibson (dir.), Medieval Learning and Literature. Essays presented to Richard William Hunt, Oxford, Clarendon Press, 1976. M. B. Parkes explique par exemple la meilleure organisation des livres à partir des XIIe-XIIIe siècles par un besoin du lecteur d’avoir un accès facilité au texte. 6

du monastère de La Sauve si on veut comprendre ce qui a poussé ses moines à produire ce codex.

L’abbaye de La Sauve Majeure

Le fondateur de l’abbaye de La Sauve, Gérard de Corbie, arriva en Entre-deux-Mers, une région forestière située entre la Dordogne et la Garonne, en octobre 1079. Précédemment abbé de Saint-Vincent de Laon, il avait quitté sa charge pour trouver un lieu plus propre à la vie monastique, c’est-à-dire écarté du monde et de l’emprise des pouvoirs temporels22. Arrivant à Poitiers, il se fit offrir par Guillaume VIII, duc d’Aquitaine, de demeurer sur la terre qui lui plairait. Guidé par le prévôt de Bordeaux, il trouva l’alleu d’Autvillars, sur lequel le détenteur principal Auger de lui conféra toute l’autorité. Il s’y installa donc avec ses quelques compagnons et fonda le monastère de La Sauve Majeure. Dès l’année suivante, Guillaume VIII accordait au monastère le privilège d’immunité, qui assurait à celui-ci une indépendance vis-à-vis des pouvoirs laïcs ainsi qu’une protection de leur part. Conjointement à cette action, les évêques d’Aquitaine procédèrent à l’établissement de la sauveté, faisant de l’alleu de La Sauve une terre d’asile23.

La conjugaison de ces deux privilèges permit à l’abbaye de prendre rapidement de l’expansion, puisqu’un grand nombre d’hommes, dans la mouvance de la poussée démographique du XIIe siècle, vinrent s’établir à proximité, attirés par la protection offerte24. Le territoire de l’Entre-deux-Mers fut ainsi restructuré par l’apparition de cette nouvelle population désirant jouir de la protection monastique. Un siècle après sa fondation, La Sauve était devenue une abbaye puissante à la tête de plus de 76 prieurés, dotée d’une richesse importante et d’une autorité seigneuriale considérable. L’inaliénabilité

22 Elisabeth Traissac, Vie de saint Gérard de Corbie. Fondateur de l'Abbaye de la Sauve-Majeure en Entre-Deux-Mers, Camiac-et-Saint-Denis, Comité de Liaison Entre-deux-Mers (C.L.E.M.), 1995, p. 14. 23 Nous reviendrons dans le deuxième chapitre sur ces privilèges d’immunité et de sauveté. 24 Hervé Guiet, « L'agglomération de La Sauve-Majeure de la fin du XIème au début du XIVème siècle : naissance et apogée d'une ville monastique », dans Bernard Larrieu et Frédéric Boutoulle (dir.), L'Entre-deux-Mers et son identité. L'abbaye de La Sauve-Majeure, de sa fondation à nos jours, Actes du colloque organisé à La Sauve Majeure les 9, 10, 16 et 17 septembre 1995 Camiac-et-Saint-Denis, Comité de Liaison de l'Entre-deux-Mers, 1996, p. 82-88. 7 et l’immunité des terres et des biens concédés à l’abbaye lui permirent en effet de conserver un centre pérenne auquel se greffèrent petit à petit d’autres territoires ne pouvant lui être arrachés et ne relevant que de l’autorité abbatiale.

L’apogée de la puissance abbatiale, dans la première moitié du XIIIe siècle, coïncida avec la montée des revendications des bourgeois de La Sauve25. Devant la puissance établie et grandissante des moines, dont ils étaient bien souvent les débiteurs, ces bourgeois se mirent au tournant du XIIIe siècle à remettre en question le pouvoir seigneurial écrasant de l’abbaye et à réclamer une part de ses droits et redevances26. À la même époque que ces revendications, le monastère, au faîte de sa puissance, résolut d’établir celle-ci visiblement, en procédant à des rénovations architecturales. Il fit ainsi réédifier plus majestueusement la partie méridionale de son église, en y ajoutant notamment un clocher dominant le paysage environnant27. Témoignage d’autorité, cette tour dressée vers le ciel était également un rappel du lien particulier établi entre la terre et le royaume céleste en ce lieu précis. Enfin, en plus de l’ampleur du chantier, l’important rituel de consécration de l’église abbatiale ajouta également de la valeur à son inscription spatiale, la cérémonie de dédicace parachevant l’entreprise architecturale en rappelant le caractère singulier de ce lieu plus près de Dieu28.

25 Ce terme de bourgeois, ou « burgenses », apparaît dans les chartes de l’abbaye vers 1180 (ibid., p. 102). Il ne renvoie pas à une classe sociale, comme la notion de bourgeoisie contemporaine, mais bien simplement aux habitants d’un bourg. Sont rattachés à cette appellation certains droits et privilèges juridiques et fiscaux variant largement d’un endroit à l’autre. Voir Patrick Boucheron, et Denis Menjot, Histoire de l'Europe urbaine. Tome 2 : La ville médiévale, Paris, Points, 2011, p. 320-321. 26 H. Guiet, « L'agglomération de La Sauve-Majeure », p. 103-104; et Françoise Bériac, « La société laïque de l'Entre-deux-Mers au miroir des cartulaires de La Sauve à propos de la petite et moyenne aristocratie », dans L'Entre-deux-Mers et son identité, p. 228. Ce mouvement de contestation s’inscrivait dans une vaste trame d’affranchissement urbain, que les historiens ont appelé « révolution communale ». De la fin du XIe au début du XIVe siècle, les communautés d’habitants à travers l’Europe éprouvèrent petit à petit le désir de se constituer en des corps reconnus juridiquement dans le but d’obtenir certains droits (P. Boucheron, et Denis Menjot, La ville médiévale, p. 296, 306-307). Ce développement des revendications bourgeoises de La Sauve peut être lié plus spécifiquement à la naissance voisine de la commune de Bordeaux en 1206, à la suite de différentes crises urbaines qui duraient depuis le milieu du XIIe siècle (Charles Higounet, Histoire de Bordeaux. Tome 2 : Bordeaux pendant le Haut Moyen Âge, Bordeaux, Fédération historique du Sud-Ouest, 1963, p. 286-288). 27 Jacques Lacoste, « La sculpture romane de la Sauve-Majeure et ses origines », dans L'Entre-deux-Mers et son identité, p. 118. 28 Didier Méhu, « Constructions de mots, de figures et de pierres : L’exemple de la cathédrale de Chartres au temps de Fulbert », dans Jean-François Cottier, Martin Gravel, et Sébastien Rossignol (dir.), Ad 8

Il nous semble cependant que la reconstruction d’une partie de l’église abbatiale n’était qu’un élément d’un programme monumental plus large visant à mettre de l’avant l’importance de La Sauve comme pôle bienfaisant dans la chrétienté. De fait, à la même époque, au tournant du XIIIe siècle, l’abbaye élaborait un second monument à l’image de la puissance qu’elle voulait projeter, son Grand cartulaire. Notre hypothèse est donc que la rédaction de ce cartulaire partageait le même dessein que la rénovation ecclésiale, c’est-à- dire qu’il s’agissait de construire un monument servant à proclamer la précellence et surtout l’idéalité de ce territoire. C’est à travers l’étude de la structure matérielle et textuelle du manuscrit que nous parviendrons à démontrer cette hypothèse.

Pratiques et significations de l’acte écrit

Ce type d’analyse, considérant le livre comme un artefact et non seulement une source textuelle, s’inscrit dans un courant historiographique assez récent entourant la prise en compte du rôle de l’écrit dans une société, notamment lorsque celle-ci est de tradition orale et rituelle. Ce nouveau champ de recherches s’ancre de manière importante dans les travaux menés par l’anthropologue britannique Jack Goody à partir de la fin des années 1960 à propos du rapport à l’écrit de tribus africaines. Ce n’est toutefois que depuis les années 1990 que les recherches au sujet des pratiques et des fonctions de l’écriture ont vraiment pris leur essor, dans un contexte d’émergence de nouveaux médias et de transformation radicale des modes de communication.

À travers ses différentes études, l’objectif principal de J. Goody était d’éclairer le concept de literacy, c’est-à-dire de comprendre les conséquences et les implications de l’arrivée de la lecture et de l’écriture dans une société dite traditionnelle et d’analyser les rapports de cette société à l’écrit29. Il conclut qu’au sein des sociétés africaines sur

libros! : mélanges d’études médiévales offerts à Denise Angers et Joseph-Claude Poulin, Montréal, Presses de l'Université de Montréal, 2009, p. 99. Au sujet de l’importance du rituel de consécration et de sa valeur spatiale, on se rapportera à D. Méhu (dir.), Mises en scène et mémoires de la consécration de l’église dans l’Occident médiéval, Turnhout, Brepols, 2008, 400 p. 29 On consultera notamment Jack Goody, Literacy in Traditional Societies, Cambridge, University Printing House, 1968, 350 p.; J. Goody, The Logic of Writing and the Organization of Society, Cambridge, Cambridge University Press, 1986, 213 p.; J. Goody, Entre l’oralité et l’écriture, traduit de l'anglais par Denise Paulme. Paris, Presses universitaires de France, 1994 (1987), 323 p. 9 lesquelles il se penchait, l’écriture possédait un caractère religieux et sacré, puisqu’il s’agissait d’un don divin et d’un moyen privilégié pour entrer en communication avec le surnaturel30. Fait notable, ces mêmes considérations étaient également applicables selon lui aux rapports des sociétés antiques à l’acte écrit31. Dans les mêmes années, l’historienne allemande Hanna Vollrath fit des observations similaires, en posant ces mêmes questions à la société féodale, qu’elle caractérisa comme une société à tradition orale au même titre que les tribus africaines32.

Si ces réflexions ont largement influencé les médiévistes sur les enjeux du rapport entre oralité et écriture et du rôle de l’acte écrit, l’historien Hagen Keller a cependant mis en garde ses pairs contre une généralisation abusive de ces considérations à propos des sociétés d’Afrique. Bien que les études au sujet de civilisations africaines ou des premiers temps de l’écriture dans les sociétés antiques pouvaient mettre en lumière certaines caractéristiques de la relation entre l’oral et l’écrit dans la société féodale, H. Keller a souligné que les mêmes modèles d’interprétation ne pouvaient être applicables dans l’ensemble33. Il expliquait sa proposition par le fait qu’au Moyen Âge, l’écriture n’était pas une donnée nouvelle, seulement elle n’occupait pas une place aussi dominante que dans nos sociétés occidentales contemporaines. Dès lors, en ce qui a trait à la société féodale, H. Keller a proposé de s’intéresser aux interactions et à l’évolution des relations entre oralité et écriture plutôt que de considérer le passage d’une société à tradition orale à une société à tradition écrite de manière linéaire et continue comme on avait pu le faire pour les cas africains et antiques34. Comme on l’a vu précédemment, c’est un questionnement qui a particulièrement sa place dans les études des cartulaires, notamment en matière juridique où l’on se demande quelle place y tenait l’acte écrit au Moyen Âge central. Il est donc important de se questionner sur la signification du recours à l’écrit dans la société féodale,

30 J. Goody, Entre l’oralité et l’écriture, p. 149. 31 Ibid., p. 171. 32 Hanna Vollrath, « Das Mittelalter in der Typik oraler Gesellschaften », dans Historische Zeitschrift, 233, (1981), p. 571-594. 33 Hagen Keller, « Oralité et écriture », dans Les tendances actuelles de l'histoire du Moyen Âge, p. 134. 34 Ibid. 10

puisque même si l’écriture y était déjà bien développée et présente, elle demeura longtemps confinée à certaines sphères seulement.

Ces sphères dans lesquelles on recourait à l’écriture ont évolué à travers le millénaire médiéval. On observe notamment un élargissement de son utilisation entre la fin du XIIe et la fin du XIIIe siècle, à l’heure de ce que Michael T. Clanchy a décrit comme une révolution de l’écrit dans son ouvrage marquant From Memory to Written Record en 197935. Il y eut en effet durant cette période ciblée par M. Clanchy une expansion considérable de l’écrit, que les historiens attribuent soit à une croissance de la production des documents, soit à une attention plus grande donnée à leur conservation, ou encore à une conjonction de ces deux facteurs36. L’accroissement de la production à cette époque s’explique elle-même par la conjugaison de nombreux éléments : diversification documentaire, élargissement de l’alphabétisation, recours croissant au vernaculaire dans l’écriture et transformation des techniques et supports de l’écrit37.

Relativement à ce dernier point, les recherches récentes dans le domaine de l’acte écrit ont également porté sur les moyens utilisés pour inscrire et transmettre les discours. L’historien Roger Chartier a montré que ces moyens étaient porteurs d’une importante signification sociale38. De fait, chaque changement dans la forme de l’acte écrit, que ce soit au niveau du support matériel ou de la manière d’écrire elle-même, apporte de profondes modifications dans les pratiques intellectuelles et les rapports entre les hommes39. C’est entre autres pourquoi il apparait primordial d’effectuer l’analyse matérielle du cartulaire de

35 Michael T. Clanchy, From Memory to Written Record. England, 1066-1307, Cambridge, Harvard University Press, 1979, 330 p. Le médiéviste français Paul Bertrand souligne cependant qu’encore aujourd’hui, l’ouvrage significatif de Clanchy est peu connu dans la communauté historienne française, n’ayant pas été traduit. Cela a pour résultat que de nombreux historiens, plutôt que d’avancer et d’élargir la recherche dans le domaine, sont repassés sur des sentiers pourtant déjà battus. Voir P. Bertrand, « À propos de la révolution de l’écrit (Xe-XIIIe siècle). Considérations inactuelles », dans Médiévales, publié en 2009, http://medievales.revues.org/5551 (Page consultée le 31 mars 2012), par. 1. 36 P. Bertrand, « À propos de la révolution de l’écrit », par. 4. 37 Étienne Anheim, et Pierre Chastang, « Les pratiques de l’écrit dans les sociétés médiévales (VIe-XIIIe siècle) », dans Médiévales publié en 2009, http://medievales.revues.org/5524 (Page consultée le 31 mars 2012), par. 3. 38 Roger Chartier, Culture écrite et société : l’ordre des livres (XIVe – XVIIIe siècle), Paris, Albin Michel, 1996, p. 17. 39 Ibid., p. 26-27. 11

La Sauve afin de mieux comprendre la signification du document et l’objectif poursuivi lors de sa confection40. La nature même du cartulaire, en tant que collection de cahiers, rédigés bien souvent en différents temps par plusieurs scribes, rend cette analyse codicologique incontournable pour quiconque désire saisir la pluralité de ses sens41. Ce rôle essentiel joué par l’espace propre et réel du codex dans la portée de son contenu explique d’ailleurs le grand nombre d’études récentes ayant choisi l’espace comme angle d’approche des cartulaires. C’est aussi entre autres pour cette raison que nous avons favorisé cet axe d’analyse.

Espace écrit et espace vécu

Tout comme dans l’appréhension de l’acte écrit, les médiévistes constatent de plus en plus qu’il est nécessaire de mettre de côté nos présupposés modernes dans l’étude du concept d’espace au Moyen Âge. Nous convenons avec Michel Lauwers et Jean-Pierre Devroey qu’« au regard de l'historien, il n'est d'espace que social et culturel42 » et que, par conséquent, l’espace médiéval est un produit du système de représentations de l’époque, n’ayant rien à voir avec le nôtre43. L’espace cartésien comme nous le concevons aujourd’hui, continu et homogène, est le résultat des avancées scientifiques de l’époque moderne, inconnues des hommes antérieurs au XVIe siècle. C’est ainsi que Joseph Morsel peut intituler l’un de ses articles « Construire l’espace sans la notion d’espace » afin de se

40 Une telle analyse permet d’ailleurs d’éviter les erreurs d’interprétation pouvant survenir si on se limitait au contenu textuel. D. Méhu met en garde contre ce type d’analyse incomplète dans son article « Constructions de mots, de figures et de pierres », p. 83. 41 P. Chastang, « L'archéologie du texte médiéval », p. 258. 42 Jean-Pierre Devroey, et Michel Lauwers, « L’“espace” des historiens médiévistes : quelques remarques en guise de conclusion », dans Construction de l'espace au Moyen Âge, p. 437. 43 Nous reprenons ici l’idée d’altérité du Moyen Âge, chère à Alain Guerreau, qu’il place à la base de ses travaux de recherche depuis la sortie de son ouvrage L'avenir d'un passé incertain. Quelle histoire du Moyen Âge au XXIe siècle?, Paris, Le Seuil, 2001, 342 p. Il y propose que « chaque société possède son propre système de représentations, congruent avec sa structure d'ensemble » et donc que chaque système de représentations est localisable dans une époque et un lieu donnés (p. 207 et 221). Cette hypothèse d’altérité implique que les notions servant à appréhender notre société sont insuffisantes devant la société médiévale et qu’il est donc nécessaire de repenser certaines évidences telles que le concept d’espace (A. Guerreau, « Structure et évolution des représentations de l’espace dans le Haut Moyen Âge occidental », dans Uomo e spazio nell’alto medioevo. Settimane di Studio del Centro italiano sull’alto Medioevo, L, Spolète, Centro italiano sull’alto Medioevo, 2003, p. 93). 12

pencher sur le rapport à l’espace d’une communauté du XIVe siècle44. J. Morsel y soutient lui aussi que « l'espace n'est en effet en rien une réalité naturelle, mais une construction sociale45 » et donc que ce n’est pas l’espace comme tel qu’il nous appartient en tant qu’historien d’étudier, mais plutôt le sens que les hommes d’une société lui donne, sens qui implique des façons de vivre et d’agir pour les membres de cette société46.

La prise en compte de l’espace comme objet d’étude, bien que semblant aller de soi, est encore récente dans le domaine historique. Les historiens l’ont longtemps envisagé comme simple cadre de leurs recherches, sorte de scène sur laquelle se sont déroulés les événements passés. Depuis Jules Michelet et Paul Vidal de la Blache au XIXe siècle, jusqu’à Fernand Braudel au milieu du XXe, l’espace a été davantage perçu comme une donnée stable, une sorte de canevas contraignant les actions des hommes47. Hans-Joachim Schmidt notait d’ailleurs en 1998 que les historiens allemands, contrairement à leurs collègues français, avaient encore tendance à prendre en compte l’espace comme une simple toile de fond plutôt que comme objet d’étude en soi48.

Si l’espace a finalement émergé comme objet d’analyse dans les études historiques et sociales depuis quelques décennies, c’est d’une part à cause du contexte sociopolitique contemporain. Les enjeux actuels liés aux questions identitaires et nationales, à la redéfinition et à l’étanchéité des frontières, à l’environnement, à l’exploitation du sol et au réaménagement des territoires ont poussé les chercheurs à s’interroger sur ces mêmes problèmes dans l’étude d’autres époques. D’autre part, la construction d’importantes autoroutes et de nouvelles voies ferroviaires en Europe ainsi que le développement de la patrimonialisation dans les années 1960-1970 ont entraîné l’essor de l’archéologie

44 Joseph Morsel, « Construire l'espace sans la notion d'espace. Le cas du Salzforst (Franconie) au XIVe siècle », dans Construction de l'espace au Moyen Âge, p. 295-316. 45 Ibid., p. 297. 46 Ibid., p. 297-301. 47 Patrick Garcia, « L'espace géographique et les historiens », dans Jacques Lévy et Michel Lussault (dir.), Logiques de l'espace, esprit des lieux. Géographies à Cerisy, Paris, Bélin, 2000, p. 74-79. 48 Hans-Joachim Schmidt, « Espace et conscience de l'espace dans l'historiographie médiévale allemande », dans Les tendances actuelles de l'histoire du Moyen Âge, p. 512. 13 médiévale à travers l’instauration de chantiers d’archéologie préventive et de restauration49. Le développement de ces fouilles a poussé archéologues et historiens médiévistes à se pencher sur de nouveaux questionnements d’ordre spatial.

À partir de nouvelles sources archéologiques et d’une approche renouvelée des textes, ces chercheurs se sont entre autres interrogés sur l’évolution du rapport des hommes à l’espace durant le millénaire médiéval. Les travaux novateurs de Pierre Toubert et de Robert Fossier dans les années 1970-1980 ont jeté les bases de ce qui apparait aujourd’hui comme essentiel dans ce domaine50. Ils ont tous deux cherché à expliquer les grandes transformations spatiales qui se sont produites sur le continent européen entre l’Antiquité et la Renaissance par l’élaboration des concepts d’incastellamento et d’encellulement qui demeurent encore pertinents aujourd’hui. Plus récemment, Alain Guerreau s’est également penché sur la question de l’espace médiéval, s’inscrivant dans leur sillage et dans celui de l’histoire structurale51. L’hypothèse de base de l’histoire structurale est qu’il existe des objets, des « structures globalisantes », permettant de dépasser les traditionnelles séparations entre économique, politique, culturel, social et religieux et pouvant rendre compte d’une société dans son intégralité. Bien que ce type d’histoire ait prêté flanc à de vives critiques, notamment celle de chercher à assujettir les analyses historiques à des hypothèses qui apparaissent plutôt comme un carcan dogmatique, c’est dans ce courant que

49 Gérard Chouquer, Les formes des paysages, Tome 1 : Études sur les parcellaires, Paris, Errance, 1996 ; Christian Sapin, « De l'archéologie à l'histoire, bilan des recherches archéologiques sur les monuments religieux en France des IVe -XIIe siècles (1985-2005) », dans Eliana Magnani (dir.), Le Moyen Âge vu d'ailleurs : voix croisées d'Amérique latine et d'Europe, Dijon, Éditions universitaires de Dijon, 2010, p. 211-224. 50 P. Toubert a mis de l’avant le concept d’incastellamento, qui rend compte de la réorganisation de l’espace dans le Latium médiéval. Cette réorganisation était selon lui attribuable à la forte tendance des hommes à se regrouper autour d’un pôle fort sur un lieu souvent naturellement fortifié (Pierre Toubert, Les structures du Latium médiéval : le Latium méridional et la Sabine du IXe siècle à la fin du XIIe siècle, Rome, École française de Rome, 1973, 2 vol.). De son côté, R. Fossier a élaboré la notion d’encellulement, qui rend compte de l’ensemble des transformations spatiales s’effectuant dans les campagnes entre les VIIIe et XIIIe siècles (Robert Fossier, Enfance de l’Europe, Xe-XIIe siècle : aspects économiques et sociaux, Paris, Presses universitaires de France, 1982, 2 vol.). 51 On consultera notamment sur cette question Krzysztof Pomian, « L’histoire des structures », dans Jacques Le Goff (dir.), La Nouvelle Histoire, 2e éd., Bruxelles, Complexe, 1988 (1978), p. 109-135, Jean-Marie Auzias, Clefs pour le structuralisme, Paris, Seghers, 1971, 222 p. et P. Toubert, « Tout est document », p. 86-87. 14

nous inscrivons notre étude52. Nous pensons en effet qu’il existe des structures dominantes dans les sociétés, aussi bien contemporaines que passées, qui expliquent un ensemble de dynamiques et de phénomènes sociaux, sans que cela n’implique pour autant un déterminisme faisant perdre toute autonomie à l’individu. Par ailleurs, comme l’a souligné Anita Guerreau-Jalabert, la société chrétienne médiévale se prête très bien à une analyse structurale, puisque le christianisme est une religion à « caractère fondamentalement unificateur [...] qui véhicule des représentations totalisantes de la société53 ».

A. Guerreau considère ainsi l’espace médiéval comme une notion permettant de saisir l’ensemble de la société féodale, « un objet capable d’articuler la totalité de l’organisation de la société54 ». Ce postulat se trouve à la base de notre réflexion et explique également le choix de notre axe d’analyse : la pertinence de cet axe repose dans la congruence des représentations spatiales et des structures sociales féodales55. Ainsi, notre examen de l’espace du cartulaire de La Sauve mettra en lumière la portée sociale que les moines ont voulu lui donner, c’est-à-dire de participer à l’établissement de La Sauve comme locus, soit un lieu de contact entre la terre et le ciel, un lien pensé comme un nœud des rapports sociaux et de l’organisation spatiale56 fondamental du monde chrétien. Cet axe d’analyse, particulièrement orienté sur la signification sociale de l’espace, s’approche donc plus des thèses d’A. Guerreau que de celles de Patrick Gautier Dalché, autre médiéviste notable

52 Pour ces critiques, on lira entre autres Henri Lefebvre, L’idéologie structuraliste, Paris, Anthropos, 1971, 251 p. 53 Anita Guerreau-Jalabert, « Parole / Parabole. La parole dans les langues romanes : analyse d’un champ lexical et sémantique », dans R. M. Dessi et Michel Lauwers (dir.), La parole du prédicateur, Ve-XVe siècle, Nice, Centre d'études médiévales, 1997, p. 327. 54 A. Guerreau, « Structure et évolution des représentations de l’espace dans le Haut Moyen Âge occidental », p. 104. 55 Cette idée a été développée par Alain Guerreau dans « Quelques caractères spécifiques de l’espace féodal européen », dans Neithard Bulst, Robert Descimon, et Alain Guerreau (dir.). L’État ou le roi. Les fondations de la modernité monarchique en France (XIVe-XVIIe siècles), Table ronde organisée à l’École Normale Supérieure le 25 mai 1991 Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 1996, p. 85-101. 56 Sur la notion de « locus », on consultera Didier Méhu, « Locus, transitus, peregrinatio. Remarques sur la spatialité des rapports sociaux dans l'Occident médiéval (XIe-XIIIe siècle) », dans Construction de l'espace au Moyen Âge, p. 275-293. 15 jonglant avec la notion d’espace, qui privilégie quant à lui l’aspect plus géographique des représentations spatiales57.

Sources, méthodologie et plan de cette étude

Notre analyse portera d’abord et avant tout sur le Grand cartulaire de La Sauve Majeure, confectionné au XIIe ou XIIIe siècle par les moines de l’abbaye. Il s’agit d’un manuscrit composé de 243 folios répartis en deux volumes. L’étude des cartulaires va souvent de pair avec la considération des autres documents produits par l’établissement commanditaire. Notre analyse sera malheureusement limitée à ce niveau par le petit nombre de documents conservés provenant de La Sauve. Des chartes originales de l’abbaye, il ne demeure que quelques exemplaires sur les plusieurs centaines qui existaient au XIIIe siècle. La seule source complémentaire qui sera observée est le Petit cartulaire de La Sauve, probablement produit à partir du Grand dans la seconde moitié du XIIIe siècle58.

Comme nous l’avons mentionné précédemment, il sera dans un premier temps nécessaire de mener l’analyse codicologique du Grand cartulaire, c’est-à-dire en décrire la structure, afin de mettre en lumière ses périodes de fabrication.

Une fois sa constitution bien décortiquée, nous pourrons dans un deuxième temps nous pencher sur la logique d’organisation qui sous-tend l’ordre des chartes composant le Grand cartulaire. Pour ce faire, nous nous baserons sur les différentes possibilités d’organisation suggérées par les travaux de P. Chastang et d’autres chercheurs afin de tenter de retracer celle qui est propre au Grand cartulaire de La Sauve. Ces deux premiers chapitres nous permettront donc de mieux comprendre l’objet-cartulaire et jetteront une lumière sur ses raisons d’être.

57 On consultera entre autres Patrick Gautier Dalché, « Principes et modes de la représentation de l’espace géographique durant le Haut Moyen Âge », dans Uomo e spazio nell’alto medioevo, p. 117-150; P. Gautier Dalché, « Représentations géographiques savantes, constructions et pratiques de l'espace », dans Construction de l'espace au Moyen Âge, p. 14-38; P. Gautier Dalché, Géographie et culture : la représentation de l'espace du VIe au XIIe siècle, Brookfield, Ashgate, 1997, 334 p. 58 Nous verrons plus en détail au troisième chapitre ce qui nous permet de déclarer que le Petit cartulaire a probablement été conçu à l’image du Grand cartulaire de La Sauve. 16

Nous terminerons ce mémoire par un bref survol de la vie postérieure du cartulaire afin de mettre en parallèle les objectifs des moines créateurs avec l’usage réel de l’objet par leurs successeurs. Ce troisième chapitre sera de caractère plutôt prospectif et relèvera presque de l’essai, étant donné la pauvreté de l’historiographie actuelle sur les traces d’utilisation des manuscrits, qui seules nous permettent d’éclairer l’utilisation du cartulaire. De façon complémentaire, c’est dans cette dernière partie que nous nous pencherons sur le Petit cartulaire, puisque nous considérons ce dernier comme une « trace » d’utilisation du Grand cartulaire. Étant donné que le Petit a été confectionné à partir du Grand, cela signifie que la comparaison de leur organisation respective ainsi que de leurs traces d’utilisation pourra nous aider à mieux comprendre l’objet principal de notre analyse.

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Chapitre I. Matérialité du monument cartularial : codicologie et datation

Comme nous l’avons vu en introduction, aucun historien ne s’est arrêté à ce jour à l’étude de la construction matérielle du Grand cartulaire de La Sauve Majeure, alors qu’une consultation même rapide des deux tomes qui le composent révèle toute la complexité de son élaboration. Un bref coup d’œil permet de constater un nombre considérable de textes de natures diverses, écrits par différentes mains dans des encres variées, certains ajoutés çà et là dans les marges, d’autres annulés par deux coups de plume, les uns écrits en latin, les autres en vernaculaire, certains rubriqués, d’autres non. De nombreux autres détails pourraient être relevés montrant que ce manuscrit se distingue par son hétérogénéité. On comprend dès lors la nécessité d’étudier finement sa constitution, notamment afin de déterminer les étapes de sa confection, puisque les enjeux qui présidèrent à la sélection des chartes transcrites et à leur mise en ordre évoluèrent probablement au cours des décennies. Comme le nombre d’actes datés est très faible – environ 10 % du total – et qu’encore leur date n’autorise qu’à poser un terminus post quem pour leur transcription dans le cartulaire, il devient essentiel d’analyser cet ensemble d’éléments autant textuels que matériels qui donne au manuscrit son aspect hétéroclite afin de repérer les périodes de mise à l’écrit. Ceci posera les fondements pour le second chapitre où nous tenterons de mettre en lumière la logique d’organisation qui sous-tendit chacune de ces phases de réalisation.

1. Matériaux et éléments constitutifs du Grand cartulaire de La Sauve Majeure

Comme le mentionnait P. Chastang dans sa thèse sur les cartulaires languedociens, il est très rare que les cartulaires soient le résultat d’une seule étape de production, ce qui occasionne des manuscrits rarement homogènes59. Non seulement ces codices faisaient-ils souvent l’objet de plusieurs phases d’écriture, mais encore, profitait-on fréquemment de ces travaux d’ajouts et de nouvelle reliure pour réorganiser différemment les cahiers qu’ils contenaient déjà60. Avant de chercher à comprendre l’organisation du cartulaire de La

59 P. Chastang, Lire, écrire, transcrire, p. 39. 60 Birger Munk Olsen, « L'élément codicologique », dans Philippe Hoffman et Christine Hunzinger (dir.), Recherches de codicologie comparée. La composition du codex au Moyen Âge en Orient et en Occident, Paris, Presses de l'École Normale Supérieure, 1998, p. 115. 19

Sauve, il est donc essentiel de se questionner sur les étapes de sa fabrication, à savoir s’il relève d’une seule période d’écriture ou de plusieurs, afin de tenter de restituer l’état du manuscrit lors de ces stades successifs61. Comme aucun document extérieur ne peut nous renseigner sur ce sujet, c’est au sein même du cartulaire qu’il faut le découvrir, à travers l’examen d’éléments matériels, tels que le parchemin, l’écriture, la décoration et la mise en page, qui, sans informer directement sur les phases de fabrication en donnent de précieux indices. Les variations de ces caractères suggèrent en effet des différences de copistes et d’époque62. Le paléographe Leonard Boyle soulignait à propos la nécessité d’étudier ces caractéristiques physiques, déclarant que « la manière précise de transmission physique peut être aussi importante pour l'ensemble de la tradition du texte que la qualité du texte lui-même dans un manuscrit donné63 ».

Dans un second temps, il faudra joindre à ces premières conjectures l’analyse des marques directes d’organisation intérieure du cartulaire – marques que nous qualifierons comme M. Maniaci de péritextuelles64 –, telles que les réclames, les signatures de cahier, ainsi que la foliotation et la pagination. Celles-ci sont davantage éloquentes sur la façon dont les pages ont été classées à différents stades de la fabrication du cartulaire et permettent de consolider les premières hypothèses de périodisation.

61 Dès 1972, Léon Gilissen expliquait ainsi l’importance de l’étude codicologique d’un manuscrit, c’est-à- dire qu’il déclarait que l’analyse de la composition des cahiers avait « pour but principal de restituer, quoique parfois de façon conjecturale seulement, l’état originel du livre », (cf. Léon Gilissen, « La composition des cahiers, le pliage du parchemin et l’imposition », dans Scriptorium : Revue internationale des études relatives aux manuscrits, 26 (1972), p. 3). 62 L’historienne M. Maniaci explique à différentes reprises les variations d’aspect des codices par des facteurs chronologiques, géographiques et culturels, dans Marilena Maniaci, Archeologia del manoscritto. Metodi, problemi, bibliografia recente, Rome, Viella, 2002, 292 p. On notera spécialement son commentaire sur la mise en page et les réglures : « la mise en page è costituita da un insieme di linee parallele e perpendicolari, la cui materializzazione è definita dal termine globale “rigatura” e il cui aspetto (ed impatto) visivo differisce secondo le prassi adottate in diversi tempi, luoghi e culture », p. 83. 63 Leonard E. Boyle, « "Epistulae venerunt parum dulces". La place de la codicologie dans l'édition des textes latins médiévaux », dans L. E. Boyle (dir.), Integral Palaeography, Turnhout, Brepols, 2001, p. 65-81. 64 M. Maniaci, Archeologia del manoscritto, p. 94. 20

1.1 Charpente et unités constitutives du cartulaire

Afin d’opérer une certaine mise en ordre dans ce manuscrit, un bon angle d’approche est de se pencher sur les éléments irréguliers mentionnés précédemment qui créent l’aspect hétérogène du cartulaire. Ce sont eux qui constituent les traces des changements opérés dans un manuscrit au fil du temps et qui permettent à l’historien de retracer son parcours et ses différentes modifications.

Longueur des cahiers

Lorsque l’on observe globalement les 35 cahiers qui composent le Grand cartulaire de La Sauve, la première particularité qui ressort nettement est leur variation de longueur65. Ses deux volumes sont majoritairement composés de quaternions – c’est le cas de 24 cahiers –, mais se glissent également quelques binions, ternions, quinions et sénions (voir le tableau 1). Cette prépondérance des quaternions dans le cartulaire n’est pas surprenante, vu la prédominance de ce type de cahier dans l’ensemble de la production livresque occidentale à l’époque66. Le quaternion a longtemps connu une certaine hégémonie sur les autres types de cahier, puisqu’il est aisément réalisable avec un seul in-octavo ou la réunion de deux in-quarto ou quatre in-folio. Dans le cas du Grand cartulaire, considérant ses pages de grand format (elles varient autour de 240/285 x 360/380 mm), c’est cette dernière option qui a été choisie le plus fréquemment67.

Le premier tome du cartulaire est relativement homogène, avec seulement quatre cahiers sur quatorze qui ne sont pas cousus en quaternions, alors que le second tome est beaucoup plus irrégulier. On pourrait supposer que la variation de longueur des cahiers repose sur la différenciation des périodes d’élaboration du cartulaire, mais nous verrons que l’examen de leur mise en page ainsi que de l’écriture contredit cette hypothèse. Il sera donc

65 On peut se référer au schéma des cahiers du cartulaire en annexe 1. 66 « …il quaternione costituisce la struttura assolutamente predominante fino alla fine del secolo XII », M. Maniaci, Archeologia del manoscritto, p. 80. 67 La grandeur moyenne d’une peau fait environ la moitié d’un mètre carré, ce qui correspond à un bifolio du cartulaire (cf. Jean Vezin, « Les cahiers dans les manuscrits latins », dans Recherches de codicologie comparée, p. 101). 21 nécessaire de joindre d’autres éléments à ces observations codicologiques afin d’identifier les cahiers relevant des diverses phases d’écriture.

Tableau 1 : Nature des cahiers du Grand cartulaire

Cahiers68 Folios69 Nature 12 91-98 Quaternion 24 165-171 Quaternion

1 1-8 Quaternion 13 99-106 Quaternion 25 172-178 Quaternion

2 9-16 Quaternion 14 107-111 Ternion 26 179-182 Binion

3 17-24 Quaternion 15 112-117 Ternion 27 183-184 Binion

4 25-32 Quaternion 16 118-125 Quaternion 28 185-189 Quaternion

5 33-40 Quaternion 17 126-130 Ternion 29 190-197 Quaternion

6 41-45 Quaternion 18 131-133 Ternion 30 198-206 Quaternion

7 46-55 Sénion 19 134-139 Ternion 31 207-214 Quaternion

8 56-63 Quaternion 20 140-146 Ternion 32 215-220 Quaternion

9 64-73 Quinion 21 147-149 Binion 33 221-228 Quaternion

10 74-81 Quaternion 22 150-156 Quaternion 34 229-236 Quaternion

11 82-90 Quinion 23 157-164 Quaternion 35 237-243 Quaternion

À première vue, aucune règle ne semble expliquer ces changements de longueur des cahiers. Cependant, comme l’a avancé M. Maniaci, il ne faut pas voir ces irrégularités comme des caprices du créateur, mais plutôt les considérer comme une façon de répondre à

68 La numérotation des cahiers est de notre fait. Elle a été effectuée le plus rigoureusement possible, mais la reliure très serrée du XVIIIe ou XIXe siècle empêche de certifier incontestablement que cette numérotation est exacte. Les cahiers 25 à 28 ont notamment posé problème vu le grand nombre d’onglets ou de talons qu’ils contiennent et la difficulté d’y apercevoir des coutures. Leur contenu ainsi que les signatures de cahier ont contribué à établir leur ordre, mais nous ne rejetons pas la possibilité d’erreurs en ce qui les concerne. Un démembrement complet du cartulaire serait nécessaire afin d’établir indiscutablement la constitution de ces quatre cahiers. 69 Contrairement à la numérotation des cahiers, la foliotation utilisée est celle du cartulaire. 22

un besoin fonctionnel70. Nous verrons dans le deuxième chapitre que leur nombre de folios est en fait étroitement lié à l’organisation des chartes qui les composent.

Par ailleurs, il faut également porter attention au fait que certains cahiers comprenant plus de huit folios étaient originalement des quaternions auxquels on a ajouté des folios dans le but de répondre à ces besoins organisationnels. C’est probablement le cas du cahier 7, qui a dû être encarté dans deux bifolios. On peut faire cette supposition grâce à la règle de Gregory, c’est-à-dire le respect de l’alternance chair-poil dans la succession des folios. Le cartulaire observe globalement cette règle, avec la tendance générale notée dans les scriptoria monastiques de commencer les cahiers par le côté poil71. Les exceptions à cette règle laissent croire qu’il y a eu des modifications apportées aux cahiers primitifs, comme dans le cas du septième cahier qui est un sénion. Les côtés des bifolios extérieurs de ce cahier s’emboîtent sans alternance, avec trois côtés poils successifs au début et inversement trois côtés chair à la fin (voir en annexe 1). On a donc probablement ajouté deux bifolios au cahier initial, qui, lui, respectait la règle de Gregory, sans se soucier de l’orientation de ces nouvelles pages de parchemin. C’est la même chose pour le onzième cahier, un quinion, dont les deux premiers bifolios sont agencés de la même façon. D’ailleurs, l’analyse de l’écriture montre que celle des chartes du premier folio (fol. 82) est postérieure à celle du reste du cahier. Cela signifie qu’on a dû procéder à la transcription de ce cahier, qu’on s’est rendu compte que les folios présents ne suffisaient pas à insérer tout ce qu’on voulait inclure dans cette unité codicologique et qu’on a alors ajouté un cinquième bifolio à l’ensemble.

Mise en page

La mise en page apparait plus nettement encore que la longueur des cahiers comme un facteur d’hétérogénéité du cartulaire72. De fait, alors que la majorité des cahiers

70 « Quanto ai fascicoli "sporadici" o "aberranti", la loro presenza non è, ovviamente, l'espressione del libero arbitrio - o addirittura del "capriccio" - dell'artigiano, ma risponde quasi sempre ad un criterio funzionale », M. Maniaci, Archeologia del manoscritto, p. 79. 71 Ibid., p. 74. 72 Par « mise en page », on entend avec M. Maniaci l’ensemble des éléments qui déterminent l’architecture de la page, soit les marges, les réglures de justification ainsi que les lignes d’écriture ; Ibid., p. 102. 23 présentent des folios de 33 interlignes en longues lignes, dix cahiers, au milieu du second volume, sont plutôt composés de pages divisées en deux colonnes, tantôt de 33 interlignes, tantôt de 32. Les cahiers 19 à 28, qui comprennent les folios 134 à 189, ont indéniablement été mis en page par un scribe différent de celui qui a tracé les lignes de justification du reste du cartulaire. En plus d’être en deux colonnes, ces cahiers ont une réglure bien apparente tracée à la mine de plomb, tandis que le reste du cartulaire est réglé à la pointe sèche.

Au sein de ces dix cahiers à colonnes, on peut noter quelques variations : les chartes des folios 155, 169v, 178v et 182v sont écrites en longues lignes. On remarque toutefois que le recto des folios 169, 178 et 182 est divisé en deux colonnes et que l’écriture du verso est dans une main distincte du reste du cahier. Il est donc manifeste que ces chartes en pleine page ont été copiées à un moment postérieur à la rédaction initiale de ces cahiers. L’écriture du folio 155, dont les deux côtés sont écrits en longues lignes, montre là encore que la charte a été jointe postérieurement à la transcription originale. D’ailleurs, bien que les réglures en colonnes aient été effacées pour laisser la place à celles en longues lignes, les piqûres des réglures d’entrecolonne sont toujours visibles dans les marges de tête et de queue de ce folio. Cela signifie qu’aucune distinction n’était prévue initialement et qu’il s’agit tout simplement d’un folio vierge qui a été comblé postérieurement.

On observe encore une autre fluctuation au niveau de la mise en page : le cahier 21, un binion aux folios de plus petit format, ne présente pas la même réglure que les cahiers précédents et suivants. La seconde moitié de ce cahier arbore des colonnes plus étroites, formées d’entrecolonnes circonscrites par quatre réglures verticales plutôt que par trois comme les autres. De plus, à l’image des cahiers 23, 26, 27 et 28, ses pages ne contiennent que 32 interlignes plutôt que 33 à l’instar du reste du cartulaire. Ces variations du nombre de lignes d’écriture sont plutôt singulières puisque, en règle générale, un scriptorium employait une même réglure pour la confection de différents manuscrits. Si bien que L. Gilissen a proposé d’utiliser cette caractéristique afin d’identifier le centre de production d’un manuscrit73. Ces fluctuations dans le nombre d’interlignes pourraient ainsi signifier que ces cahiers provenaient d’un autre scriptorium que celui de La Sauve. Cette hypothèse

73 Léon Gilissen, « Un élément codicologique trop peu exploité : la réglure », dans Scriptorium, 23 (1969), p. 150. 24

est cependant peu concevable puisqu’un cartulaire monastique est habituellement produit par l’institution qu’il met en valeur. Il est également improbable que ces cahiers proviennent de prieurés de La Sauve, puisque c’est plutôt à l’abbaye-mère que se faisait la production des manuscrits74. Il est donc possible que cette divergence s’explique par le fait que ces cahiers résultent d’une phase de copie ultérieure à celle des autres cahiers. Cette hypothèse pourra être vérifiée avec l’analyse de l’écriture et du contenu textuel des chartes.

Finalement, les cahiers 31 et 32 font aussi exception, avec des pages aux côtés rognés plus étroites et moins hautes que les pages des autres cahiers. Elles ne présentent d’ailleurs que 22 interlignes plus espacés que le reste du manuscrit. Ces cahiers sont par conséquent visiblement le fruit d’une phase de transcription autre que le reste du cartulaire.

Ainsi, la mise en page permet d’établir que certaines parties relèvent de différents créateurs. Néanmoins, considérée de manière isolée, elle ne permet pas de dater la fabrication du cartulaire, si ce n’est qu’elle définit des sections pouvant appartenir à différentes périodes de confection. Les chartes écrites hors des réglures de justification sont les premières que l’on peut soupçonner avoir été ajoutées postérieurement à la réalisation primitive du cartulaire, mais ce n’est pas toujours le cas, notamment lorsqu’elles sont dotées de la même rubrication que le reste de la page75. Ce genre d’ajout a dû être effectué durant la première période de transcription et a probablement été exécuté en marge afin de conserver la logique d’organisation du manuscrit. Il s’agit donc possiblement de chartes ayant échappé à un tri initial et qui, lors de la copie, se sont fait réinsérer dans la section à laquelle elles appartenaient plus logiquement.

Les copistes semblent d’ailleurs avoir aménagé des espaces vierges au sein même du cadre de justification, avec pour objectif d’accueillir ces chartes ayant été soustraites à la mise en ordre initiale ou encore de chartes supplémentaires découlant de nouvelles

74 M.-C. Garand faisait pertinemment remarquer qu’une communauté doit être assez populeuse et florissante pour pouvoir se priver des bras de certains de ses moines pour le travail en scriptorium plutôt qu’aux travaux de subsistance (cf. Monique-Cécile Garand, « Manuscrits monastiques et scriptoria aux XIe et XIIe siècles », dans Johan P. Gumbert et Albert Gruys (dir.), Codicologica, Vol. 3 : Essais typologiques., Leiden, E. J. Brill, 1980, p. 12). 75 C’est le cas, à titre d’exemple parmi un grand nombre d’autres, de la charte 83 en marge de gouttière du folio 16v, qui est dotée d’une rubrique et d’une lettrine comparables à celles des quatre autres chartes de la page. 25 donations au monastère76. On remarque en effet dans presque tous les cahiers du manuscrit des espaces assez importants disséminés ici et là, laissés en début ou en fin de page, ou même entre deux chartes. La longueur de ces espaces est variable, mais dans plusieurs cas, elle correspond à ce qu’on pourrait considérer comme la longueur moyenne d’une charte, soit entre cinq et quinze interlignes77. Ils ont parfois été comblés par de nouvelles chartes, d’autres fois non. Lorsqu’une charte plus récente occupe cet espace, dépendamment de sa longueur, elle peut suivre le système de réglures primitif – les ajouts trop imposants ont leur propre réglure, plus serrée que celle du reste de la page.

Ces espaces initialement vierges sont intéressants à plus d’un titre. D’abord, ils permettent de constater que ce cartulaire était vraiment un travail en continu : dès le début de la transcription, les moines ont veillé à conserver certains espaces en vue d’additions ultérieures. Cela prouve qu’il y avait bel et bien une organisation interne des chartes, puisqu’on aménageait des intervalles ici et là entre les chartes pour des ajouts à des endroits précis plutôt que de simplement les joindre à la fin du codex. Ces espaces vierges permettent aussi de mieux saisir la façon dont on procédait à la conception d’un cartulaire. Ils suggèrent en effet que l’ensemble des chartes était sommairement mis en ordre selon l’organisation voulue, mais que certaines venaient s’ajouter au fil de la transcription. L’analyse de l’écriture permet de voir que certaines chartes ont été ajoutées dès la phase initiale de rédaction, alors que d’autres sont plus récentes de plusieurs décennies.

Écriture

À la longueur des cahiers et à la mise en page, il est essentiel de joindre un examen sommaire des mains ayant contribué à la transcription des chartes. Nous ne nous prétendons pas paléographe, donc il ne sera pas question ici de faire une étude très précise

76 C’est du moins la raison qui nous apparait la plus valable pour expliquer la présence de ces espaces au milieu d’une page. D. Carraz, dans son étude du cartulaire du Temple de Saint-Gilles, avance la même hypothèse : « Peu d’espaces ont été laissés vierges afin d’être complétés ultérieurement, comme c’est parfois le cas. », dans Damien Carraz, « Le cartulaire du Temple de Saint-Gilles, outil de gestion et instrument de pouvoir », dans Daniel Le Blévec (dir.), Les cartulaires méridionaux, Actes du colloque organisé à Béziers les 20 et 21 septembre 2002 par le Centre historique de recherches et d'études médiévales sur la Méditerranée occidentale, Paris, École des chartes, 2006, p. 150. 77 C’est le cas aux folios 23v, 25v, 27, 27v, 30, 31v, 32, 32v, 33, etc. 26

et chiffrée des divergences entre les différentes graphies78. Seulement, vu la grande hétérogénéité des écritures du cartulaire, il nous apparait fondamental de procéder à une identification au moins sommaire des mains principales et d’en analyser les particularités afin de réduire si possible la fourchette de datation du manuscrit79. L’écriture de la grande majorité des chartes est aisément localisable entre la seconde moitié du XIIe et la fin du XIIIe siècle, mais il est difficile de préciser davantage au sein de ce siècle.

Nous avancerons dans cette analyse avec beaucoup de précautions, en tenant compte de la mise en garde du paléographe Dominique Stutzmann : « L’étude de l’écriture dans une abbaye présente des caractéristiques particulières qui obligent à multiplier les approches et à élargir le champ d’investigation, puisqu’il ne faut pas se limiter à un auteur, mais en considérer plusieurs, dont le nombre et la qualité varient au fil du temps80 ». Ce qui veut dire qu’identifier deux mains différentes ne signifie pas pour autant identifier deux périodes d’écriture, puisque deux moines ont pu travailler en même temps sur le manuscrit avec deux écritures différentes.

Alors que la variation de longueur des cahiers n’avait peu ou pas de lien avec les changements de mise en page, celle-ci semble visiblement liée aux successions des mains principales. Ainsi, à l’exception des cahiers 18, 31 et 32, les cahiers dont la mise en page est à longues lignes ont majoritairement été consignés par une même main, que nous désignerons « main A ». Les cahiers à double colonnes ont aussi une main principale, la « main B ». Les cahiers 31 et 32, qui, comme nous l’avons vu, diffèrent par leur mise en page, se distinguent également par leurs lettres plus soignées et de plus gros module que

78 Des études de paléographie actuelles proposent par exemple des pourcentages d’utilisation de telle ou telle autre graphie de chaque lettre dans un même texte afin de le situer chronologiquement. 79 Comme l’a souligné L. Gilissen, « il est très difficile de dater avec quelque précision une écriture » (cf. Léon Gilissen, L'expertise des écritures médiévales, Bruxelles, Éditions scientifiques E. Story- Scientia S.P.R.L. Gand, 1973, p. 43). À l’instar de N. Deflou-Leca, nous utiliserons donc l’analyse paléographique plus pour nous fournir « une estimation que des repères chronologiques tangibles » (cf. N. Deflou-Leca, « L'élaboration d'un cartulaire au XIIIe siècle », p. 193). 80 Dominique Stutzmann, « Paléographie statistique pour décrire, identifier, dater… Normaliser pour coopérer et aller plus loin ? », dans Franz Fischer, Christiane Fritze et Georg Vogeler (dir.), Kodikologie und Paläographie im digitalen Zeitalter 2/Codicology and Palaeography in the Digital Age 2, Norderstedt, Books on Demand, 2010, p. 252. 27 celles des autres cahiers du cartulaire. On y voit donc une troisième main importante, la « main C ».

La main A (fig. 1) se caractérise par l’emploi invariable d’a à crosse, marque distinctive de la rotunda, ou l’écriture textualis du sud de la France, contrairement à celle du nord qui favorise plutôt les a à lobe supérieur refermé au XIIIe siècle81. Autres distinctions propres à la rotunda, la main A trace des b à lobe circulaire, des c et des e faciles à confondre, des h à jambage presque circulaire posé sur la ligne, des i non pointés, des f et des s longs posés sur la ligne et des g à lobe inférieur fréquemment ouvert. Les d et les r de la main A sont surtout droits, – ce qui dénote une écriture gothique assez hâtive –, mais leur forme onciale apparait parfois, surtout à leurs emplacements privilégiés (le d oncial en fin de mot et le r rond suivant un o)82. Le s rond est favorisé en fin de mot, quoiqu’il y ait également un bon nombre d’exemples de s droits à cet emplacement.

Fig. 1 : Main A (fol. 7v)

La main B (fig. 2) se distingue par une utilisation quasi exclusive de d onciaux, par la présence de s ronds parfois ailleurs qu’en fin de mot, par une utilisation plus fréquente de h, de m et de n onciaux dont le dernier jambage descend sous la ligne en fléchissant vers la gauche et par des g au lobe inférieur généralement fermé. Les abréviations sont plus fréquentes que dans les chartes écrites par la main A, notamment l’antisigma – ressemblant

81 Albert Derolez, The Palaeography of Gothic Manuscript Books. From the Twelfth to the Early Sixteenth Century, Cambridge, Cambridge University Press, 2006, p. 105-106. 82 Ibid., p. 60 et 107. 28

davantage à un 9 – en début et fin de mot pour abréger con- et -us. Finalement, en plus de ces différentes particularités, la présence d’i pointés et le redoublement des traits verticaux des majuscules, deux nouveautés de la fin du XIIe siècle, permettent d’avancer la possibilité que cette seconde main soit plus récente83.

Fig. 2 : Main B (fol. 138v)

Fig. 3 : Main C (fol. 214)

La main C (fig. 3) semble à première vue plus ancienne, en raison de ses lettres rondes, bien tracées et bien espacées qui rappellent presque la caroline. Or, une observation plus attentive de cette écriture nous permet de la dater de la même époque que les mains A et B : les mots sont bien séparés, les doubles i sont pointés, plusieurs majuscules sont

83 Ibid., p. 184. 29 redoublées et l’abréviation R majuscule barré, bien datée du tournant du XIIIe siècle est parfois présente en fin de mot84. En outre, les d sont généralement onciaux et un grand nombre prennent la forme tout à fait typique à la rotunda, celle d’un lobe circulaire surmonté d’une haste très courte et horizontale85.

À ces trois différentes mains s’en ajoutent de nombreuses autres ayant contribué au cartulaire par la copie de chartes ici et là, surtout dans les marges, mais pas uniquement. Le cahier 18 (fol. 131-133) est exceptionnel en ce sens qu’il n’est constitué que d’« ajouts », c’est-à-dire d’un ensemble de chartes copiées dans des écritures autres que celles des trois mains principales. Certaines se rapprochent beaucoup de la main A, avec ses nombreux d droits et ses s longs même en fin de mot (notamment les chartes du folio 131). D’autres se rapprochent plutôt de la main B, telles que celle du folio 133v, avec ses d onciaux, ses majuscules redoublées et ses s ronds. Au folio 131 bis, plusieurs chartes sont inscrites en cursive, ce qui donne un aspect beaucoup plus hétéroclite et récent à ces pages du manuscrit.

La cursive a également été utilisée un peu partout dans le cartulaire, pour insérer de nouvelles chartes dans des espaces qui avaient été laissés vierges, des marges aux pages complètes86. Cependant, même au sein de cet ensemble, il n’est pas possible de prétendre que ce soit un même scribe qui ait ajouté chacune de ces chartes. Un examen beaucoup plus précis et approfondi serait nécessaire afin d’identifier les mains ayant procédé aux ajouts et, même dans ce cas, aucune conclusion incontestable ne pourrait être tirée. En effet, vu le grand nombre d’écritures contenues dans le cartulaire ainsi que la succession de moines qui ont pu participer à sa confection, il serait très difficile et possiblement même fautif de tenter d’attribuer exactement un scribe à une charte87. Il faut plutôt considérer ce manuscrit

84 Ces différentes particularités qui apparaissent à la fin du XIIe siècle et qui permettent ainsi de contribuer à la datation d’un manuscrit ont été mises en évidence par D. Stutzmann (D. Stutzmann, « Datation des manuscrits », Conférence présentée le 19 octobre 2012 dans le cadre du Stage d’initiation au manuscrit médiéval et au livre humaniste offert à Paris par l'Institut de recherche et d'histoire des textes, inédit). 85 A. Derolez, The Palaeography of Gothic Manuscript Books, p. 105. 86 Les chartes écrites en cursives sont aux folios 23v, 63, 99v, 100v, 108, 109, 154v, 156, 161v, 162v, 167v-168, 184v-185v, 186v, 187v, 201v-202, 206v, 210v, 226v-227v et 241v. 87 On pourrait cependant considérer exceptionnellement les chartes 633, 649, 737 et 864, qui sont quatre ajouts attribuables à une même main moderne. 30

comme une œuvre communautaire. Néanmoins, ce très rapide et superficiel examen des mains permet tout de même de définir trois phases principales d’écriture qui ont pu coïncider dans le temps, ou se succéder. La prise en compte d’autres éléments est essentielle pour éclaircir cette question.

Encres et rubriques

L’essentiel des 245 folios du Grand cartulaire de La Sauve est écrit à l’encre noire, qui a pâli pour donner des bruns allant de l’ocre clair au marron très sombre. Il est hasardeux de se servir de ces nuances de couleur pour définir les périodes d’écriture, puisqu’elles peuvent simplement résulter de la variation de la quantité d’encre dans la plume, d’un taillage de celle-ci, d’un nouveau mélange d’encre avec un dosage légèrement différent des pigments, etc. L’observation des gradations de couleur peut toutefois être utile pour repérer plus rapidement des ajouts. Il arrive en effet fréquemment qu’ils apparaissent dans une teinte beaucoup plus foncée ou plus pâle que le reste de leur page88.

Plus encore, l’examen des couleurs nous est utile en ce qui concerne les rubriques et les initiales. De manière générale, chaque charte de ce manuscrit est précédée d’une rubrique à l’encre rouge, tracée soit sur la dernière ligne de la charte précédente, soit sur la première de celle qu’elle intitule (fig. 4). Le contenu de ces rubriques est variable, mais il comprend généralement soit un nom de lieu soit un nom de personne. En plus de la rubrique, la majorité des chartes commence également par une initiale tracée dans la même encre rouge (fig. 4). Dans quelques cas, cependant, elles ont toutes deux été écrites dans la même encre que la charte, ce qui signifie généralement que ces chartes ont été ajoutées après la rubrication et donc postérieurement à la complétion d’une première période de transcription. Le traçage des initiales et des titres rouges se fait en effet après la copie des chartes. Non seulement s’agit-il là d’une pratique bien connue, mais il est en outre bien visible dans le cartulaire lui-même que les copistes ont procédé de la sorte. Comme les marges de la grande majorité des folios n’ont pas été rognées, on peut effectivement voir

88 À titre d’exemple, parmi un grand nombre d’autres, les chartes 47 et 48 apparaissent presque noires en comparaison avec l’encre brune des autres chartes du folio 12. Inversement, la charte 226 au folio 34 est beaucoup plus claire que les chartes précédentes et suivantes. 31 par les lettres et les titres d’attente présents dans tout le cartulaire que tout le texte à l’encre noire était rédigé avant l’ajout des lettres à l’encre rouge (fig. 4).

Fig. 4 : Rubriques, initiales et lettres d’attente (fol. 31v)

Par ailleurs, au point de vue de la rubrication, les cahiers présentant une mise en page à longues lignes et à deux colonnes se distinguent. D’une part, les chartes des cahiers à longues lignes sont très majoritairement pourvues d’une lettrine ainsi que d’un titre rubriqués, ce qui indique un certain achèvement de ces cahiers – exception faite du cahier 18, qui ne comprend aucune rubrique. Exceptionnellement, un certain nombre de chartes du cahier 29 ont reçu deux lettrines, l’une au début et l’autre près de la fin, qui introduit invariablement la date de rédaction de la charte, le nom de rois – toujours celui d’Aragon, parfois ceux de Navarre, de Castille et de Galice –, le nom d’évêques et d’abbés, le nom de l’auteur à qui est attribuée cette charte ainsi que le nom du scribe de la charte. La présence de cette seconde initiale accentue l’inscription de La Sauve dans un réseau social espagnol à un moment précis.

32

D’autre part, les chartes des cahiers à colonnes sont plus généralement dépourvues de lettrines et de titres, alors qu’un espace a été aménagé pour les recevoir89. Au sein de ces cahiers, les chartes des folios 140v à 143 et 148bisv à 156v sont dotées d’un titre, mais pas d’initiale et celles des folios 147 à 148bis sont dotées d’initiales, mais sans titre. Ces pages incomplètes laissent donc entendre que même l’application de la couleur était faite en différentes étapes, puisque les rubricateurs n’ont pas procédé à l’écriture des lettrines en même temps que celle des titres.

Un autre type de rubrication est également présent à travers le cartulaire. Des annotations rubriquées apparaissent ici et là dans les marges, la plupart du temps dans la marge de gouttière, exerçant un peu le même rôle que la rubrique (fig. 4). Elles ont été écrites dans une graphie assez similaire à celle de la main A, donc probablement peu de temps après la transcription des chartes, tout comme les titres. Nous reviendrons dans le troisième chapitre sur leur nature et leur fonction, mais il est important de noter ici qu’elles n’apparaissent que dans les cahiers 1 à 16, 29, 30 et 33 à 35, soit les cahiers à longues lignes transcrits par la main A, et se concentrent particulièrement dans les cahiers 3 à 10.

Finalement, la forme des initiales est également à considérer. De manière générale, les lettrines sont très simples, formées d’un trait rouge plus ou moins épais, relevé de quelques ornements tels qu’un dédoublement des traits verticaux, des points, des festons et parfois quelques éléments végétaux (fig. 4). Elles sont quelquefois inscrites en marges, et mordent d’autres fois dans le paragraphe qu’elles entament. Leur taille s’étend d’une à sept interlignes, mais la majorité d’entre elles – soit 613 initiales sur les 1026 que compte le cartulaire – ne sont hautes que de deux interlignes. Les plus grandes initiales apparaissent majoritairement en fin de cartulaire – les deux tiers des initiales de plus de quatre interlignes se trouvent dans les cahiers 29 à 35. Ce sont également dans ces cahiers que se concentrent davantage les initiales ornées d’éléments végétaux, avec 40 occurrences sur les 115 que contient le cartulaire. On peut lier cette concentration de lettrines plus imposantes et plus exubérantes dans ces sept cahiers au fait que ce sont dans ceux-ci qu’on retrouve principalement les confirmations de dons et de privilèges provenant des rois et reines de

89 Dans ces cahiers, la première charte du folio 134 et celle du folio 178v sont les seules pourvues à la fois d’une initiale et d’un titre rubriqués. 33

France, d’Angleterre et d’Espagne (fig. 5). Nous reviendrons sur cette question dans le chapitre suivant.

Fig. 5 : Initiale à ornements végétaux exubérants (fol. 201)

Tous ces détails montrent donc que la considération des couleurs au sein du manuscrit contribue elle aussi à mettre en lumière les phases de transcription, puisqu’il existe des différences assez nettes au niveau de la rubrication entre certaines sections du cartulaire.

Bilan de l’analyse matérielle du cartulaire : les éléments codicologiques

Lorsqu’on articule les observations faites au niveau de la dimension des cahiers, de la mise en page, de l’écriture, des encres utilisées ainsi que de l’ornementation, on parvient à créer des ensembles de folios semblant présenter globalement les mêmes caractéristiques, relevant dès lors probablement de mêmes périodes d’écriture. Ce sont ces types d’indices que Pamela R. Robinson considère comme des critères d’identification d’un booklet90. Elle définit un booklet comme étant « a small but structurally independent production containing a single work or a number of short works91 » et précise en outre cette définition de la sorte : « The existence of a 'booklet' is established only if its content forms a self-

90 Pamela R. Robinson, « The 'Booklet'. A Self-Contained Unit in Composite Manuscripts », dans Codicologica, Vol. 3, p. 47-48. 91 Ibid., p. 46. 34

sufficient unit. The beginning and end of a 'booklet' coincides with the beginning and end of a text or a group of texts92 ». Cela correspond exactement au concept d’élément codicologique développé par B. Munk Olsen. Pour ce dernier, un élément codicologique est « l'unité la plus petite qui ait pu mener une existence indépendante dans la mesure où la fin d'un texte coïncide avec la fin d'un cahier93 ». L’intérêt du repérage de ces éléments codicologiques réside selon lui dans la combinaison des textes qu’ils contiennent, puisqu’ils ont été sélectionnés par le copiste ou le chef du scriptorium pour faire partie d’un même ensemble cohérent94. Il y a donc là matière à nous renseigner sur les idées et les conceptions du créateur. Dans le cas du cartulaire de La Sauve, l’intérêt de définir les éléments codicologiques réside également dans la différenciation des périodes de confection du manuscrit. Il est en effet permis de penser que ces éléments codicologiques n’ont pas été réalisés au même moment.

La réunion de ces différentes observations nous permet d’arriver à la conclusion que le Grand cartulaire de La Sauve serait formé de cinq éléments codicologiques. Le premier (I), formé des cahiers 1 à 1795, 30 et 33 à 35, a été principalement écrit par la main A. Il a été rédigé en longues lignes et doté de rubriques et d’initiales. Le deuxième (II), composé des cahiers 19-20 et 22 à 28, a été écrit en deux colonnes par la main B principalement et ne présente presque aucune rubrication. Le troisième (III), formé du seul cahier 21, présente un format de page légèrement plus petit que le reste du cartulaire, il est orné d’initiales rouges très simples, et écrit en deux colonnes dans une main qui diffère légèrement de la main B. En fait, le cahier 21 formait originairement un élément codicologique distinct, mais ses derniers folios, qui avaient été laissés vierges, se sont vus occupés par des chartes le reliant ainsi indissociablement au cahier suivant et à l’élément II.

Le quatrième élément codicologique (IV) est constitué du cahier 29. Il est écrit en longues lignes par la main A et orné d’initiales et de rubriques, ce qui pourrait le faire

92 Ibid., p. 47. 93 B. Munk Olsen, « L'élément codicologique », p. 105. 94 Ibid. 95 Le cahier 18 apparaît encore ici comme exceptionnel, puisqu’il n’est composé que d’ajouts. Il ne fait donc pas partie d’un élément codicologique, mais constitue une partie du codex insérée dans l’ensemble avec d’autres ajouts. 35 inclure dans l’élément I. Seulement, c’est la seule partie où apparaissent deux initiales dans une même charte. L’usure du premier et du dernier folio de ce cahier suggère aussi l’existence indépendante de celui-ci pendant un certain temps. Finalement, nous verrons avec l’analyse topographique de ses chartes qu’il forme bel et bien un élément à part, puisqu’il ne regroupe que des chartes espagnoles.

Le cinquième (V) élément codicologique regroupe les cahiers 31 et 32. Ces cahiers sont caractérisés par des folios de plus petites tailles, par une mise en page présentant dix lignes de moins que celle des autres cahiers et par l’écriture de la main C.

On peut remarquer que cette division ne considère pas la séparation actuelle en deux volumes du cartulaire, ce qui signifie que cette scission n’était probablement pas existante lors de la conception du premier élément codicologique. Il est également à noter que les éléments codicologiques se chevauchent, ce qui veut dire que l’ordre des cahiers a été bouleversé lors d’un renouvellement de la reliure. Pour confirmer ces hypothèses ainsi que pour préciser la chronologie des ajouts de ces éléments dans le cartulaire, il faut à présent s’intéresser aux éléments péritextuels qui mettent en ordre les feuillets du manuscrit.

1.2 Indications péritextuelles : clés d’assemblage du monument

Comme on l’a vu, le Grand cartulaire de La Sauve est composé de 35 cahiers, ce qui implique une forte probabilité de désordre dans leur disposition en cas de renouvellement de la reliure, d’ajouts de nouveaux cahiers ou au cours même de la copie. Les scribes ont donc prévenu cette éventualité en utilisant différents systèmes de marques péritextuelles : réclames, signatures et foliotation. Contrairement à plusieurs codex de l’époque, les pages de ce cartulaire n’ont pas été rognées, nous permettant par là de toujours pouvoir distinguer ces dispositifs péritextuels96. Ces annotations sous-entendent qu’un certain déplacement des éléments codicologiques a eu lieu, puisqu’elles ne sont pas toutes dans un ordre logique.

96 N. Deflou-Leca mentionne que les feuillets du cartulaire de Saint-Germain d’Auxerre ont été rognés lors de la reliure, comme c’est régulièrement le cas (N. Deflou-Leca, « L'élaboration d'un cartulaire au XIIIe siècle », p. 185). 36

Leur examen peut donc contribuer à mettre en évidence les différentes étapes de confection du Grand cartulaire.

Réclames

Le nombre de réclames que l’on peut relever dans le cartulaire est de loin inférieur au nombre de cahiers qui le composent. On ne trouve en effet que sept réclames, aux cahiers 1, 3, 4, 7, 19, 23 et 24. L’utilisation de réclames n’est par conséquent pas une pratique exclusive à un scribe, puisque les cahiers concernés font partie d’éléments codicologiques différents. La présence de réclames dans seulement un cahier sur cinq peut toutefois nous amener à nous questionner sur leur utilisation : pourquoi ne les avoir employées que dans ces quelques cas et non à la fin de tous les cahiers? En fait, les cahiers dans lesquels des réclames apparaissent sont ceux dont la dernière charte se poursuit sur le suivant. Les cahiers dont la dernière charte se termine sur un même folio et qui sont suivis par un cahier débutant avec une nouvelle charte ne présentent pas de réclame.

Il y a cependant des exceptions à cette règle : les cahiers 2, 21 et 34 se terminent par une charte qui se prolonge sur le cahier suivant, mais ne sont pas dotés de réclame. Le fait que le cahier 21 a été identifié comme un élément codicologique à part pourrait expliquer l’absence de réclame entre celui-ci et le cahier 22. Les deux cahiers ont possiblement été assemblés avant l’écriture de la charte qui les unit, d’où la superfluité d’une réclame. L’absence des réclames aux folios 16v (cahier 2) et 236v (cahier 34) est plus difficilement explicable. En fait, comme il s’agit de fins de cahiers, ces folios ont tendance à être plus sales et plus attaqués par les intempéries, ce qui pourrait avoir pâli ces réclames au point de les effacer. On aperçoit en effet dans le bas de ces deux folios des traces d’écriture, malheureusement devenues illisibles avec le temps (fig. 6).

37

Fig. 6 : Réclame potentielle (fol. 236v)

Pour ce qui est des réclames visibles et bien lisibles, elles correspondent toutes à la page suivante, ce qui assure que l’ordre de ces cahiers n’a pas été modifié depuis leur écriture. La seule altération survient au folio 32v entre les cahiers 4 et 5 (fig. 7). Il faut d’abord souligner qu’il s’agit de la seule réclame qui a été écrite alors que les cahiers sont indépendants l’un de l’autre – c’est-à-dire qu’il n’y a pas de charte qui fait l’union entre les deux. La modification qui a été effectuée au niveau de la réclame est en fait une rature de la première réclame, Raimundus, pour la remplacer par une nouvelle, Arnaldus. Alors que cela pourrait sembler tout à fait particulier à première vue, cette modification est pleinement justifiable lorsqu’on considère la page suivante. On peut en effet noter grâce à l’écriture que les chartes 215 à 217, les premières du cahier 5, sont des ajouts et donc que ce cahier commençait initialement par la charte 218. Or la charte 218 commence avec le nom Raimundus alors que la charte 215, plus récente, débute avec Arnaldus. On voit ainsi que le copiste qui a ajouté ces chartes a du même coup modifié la réclame afin qu’elle demeure concordante et utile. Cela tend donc à indiquer que les cahiers n’étaient pas encore regroupés dans une reliure, puisqu’on n’aurait probablement pas considéré nécessaire d’effectuer cette modification si cela avait été le cas.

Fig. 7 : Réclame raturée entre les cahiers 4 et 5 (fol. 32v)

Signatures

Si les réclames montrent que l’ordre de certains cahiers n’a pas été modifié depuis leur confection, il n’en est pas de même pour les signatures. D’emblée, le fonctionnement de celles-ci est plus difficile à éclairer que celui des réclames, puisqu’au moins deux systèmes de signatures s’entrecroisent à travers le cartulaire. On trouve d’une part des 38

signatures sous forme de lettres majuscules formées de traits assez épais écrites au dernier folio de certains cahiers – c’est le cas des cahiers 10 à 14, 16 et 30 (fig. 8).

Tableau 2 : Les signatures de cahiers

Emplacement Emplacement Cahiers Signatures Cahiers Signatures Premier Dernier Premier Dernier

folio folio folio folio 1 - 19 K √ 2 - 20 L √ 3 - 21 m √ 4 - 22 n √ 5 - 23 - 6 - 24 p √ 7 - 25 Q √ 8 - 26 R √ 9 - 27 s √ 10 A √ 28 - 11 B √ 29 K √ 12 C √ 30 a et H √ √ 13 D √ 31 b √ 14 E √ 32 c √ 15 - 33 D √ 16 G √ 34 f √ 17 h √ 35 G √ 18 i √

D’autre part, un second système de signatures est formé de lettres généralement minuscules notées en traits plus minces sur le premier folio du cahier (fig. 9). Le tableau 2 montre comment sont distribuées les signatures à travers le cartulaire.

39

Fig. 8 : Signature du cahier 10 (fol. 81v) Fig. 9 : Signature du cahier 22 (fol. 150)

On peut voir que les cahiers 26 et 30 font exception : le cahier 30 est doté des deux systèmes de signature et le cahier 26 est muni d’une signature sur son 3e folio97. Comme cette dernière singularité s’explique possiblement par une erreur d’identification des cahiers de notre part, nous ne chercherons pas à l’expliquer. L’exception du cahier 30, cependant, est plutôt intéressante : elle fait de ce cahier un pivot entre les deux systèmes et implique donc qu’il était probablement situé initialement à leur jonction.

Si on reconsidère les éléments codicologiques définis plus tôt à la lumière des signatures, on peut penser que la première série de signatures a été écrite lorsque les éléments I et V étaient réunis dans l’ordre suivant : les cahiers 1 à 16, suivis de 30 à 35, pour finir avec le cahier 17. Cela voudrait dire que les dix premiers cahiers se suivaient sans signature, que le dixième débutait une série de huit cahiers dotés d’une majuscule au dernier folio (A à H), que ce seizième cahier était doté des deux systèmes de signature (a et H), entamant une dernière série de sept cahiers marqués d’une minuscule sur leur premier folio (a à h, excepté e). L’explication de l’emploi de ces deux systèmes et du choix d’avoir laissé les premiers cahiers sans signature réside dans le contenu textuel de ces cahiers. Les chartes des cahiers non signés98 se réfèrent toutes au diocèse de Bordeaux, celles du premier système de signature se rapportent principalement aux diocèses de l’archevêché de

97 Il s’agit là d’un cas tellement improbable que nous ne pouvons exclure une erreur de notre part dans l’identification des cahiers. Seulement, comme nous l’avons mentionné précédemment, la reliure moderne et le grand nombre de talons dans les cahiers 25 à 28 ont empêché de pouvoir bien mettre au jour la division de ces cahiers. 98 On ne parle ici que des neuf premiers cahiers, puisque les cahiers 15, 23 et 28 n’ont pas de signature pour des questions pratiques : les cahiers 15 et 23 ont été tronqués là où on devait retrouver leur signature et le cahier 28 n’est constitué que d’ajouts, donc il n’a possiblement jamais été signé. Comme les cahiers 27 et 28 étaient composés de nombreux folios qui ont été tronqués, il est aussi possible qu’ils aient été mal définis lors de notre recension des cahiers et que le folio sur lequel apparaissait la signature du cahier 28 ait tout simplement fait partie de ces folios amputés. 40

Bordeaux et celles du second système aux diocèses plus éloignés – nord de la Loire et Angleterre. Ces observations d’ordre topographique seront davantage approfondies dans le prochain chapitre.

Dans un second temps, le cahier 18 a probablement été annexé à la fin de ces 23 cahiers qui constituaient le cartulaire primitif. Le cahier 17, qui constituait auparavant le dernier cahier, n’avait que ses deux premiers folios et quelques lignes du troisième occupés par des chartes de la main A. Les trois folios complétant le ternion avait été laissés vierges, ce qui explique le fait qu’on ait découpé sans problème le quatrième, pour s’en servir ailleurs. Au fil du temps, les scribes ont utilisé ses derniers folios inoccupés afin d’ajouter de nouvelles chartes. Comme ceux-ci n’ont pas suffi, ils ont joint à leur suite le cahier 18, un autre ternion passablement tronqué, signé i au premier folio.

Dans un troisième temps, nous proposons que le cartulaire a dû être augmenté du cahier 29. Celui-ci, formant le quatrième élément codicologique, a probablement été écrit environ en même temps que le premier élément puisqu’il est de la main A. Toutefois, comme ses lettrines sont différentes et que sa signature au premier folio, K, le place à la suite des ajouts des cahiers 17 et 18, il n’a dû être joint que postérieurement aux 24 autres cahiers qui formaient déjà le Grand cartulaire. Il ne contient d’ailleurs que des chartes espagnoles, ce qui pourrait expliquer sa mise à l’écart initiale.

Finalement, on peut déduire des signatures des éléments codicologiques II et III que ceux-ci ont été ajoutés au cartulaire en tout dernier lieu. Leur signature est très constante, presque toujours inscrite entre les deux premières réglures d’entrecolonne, dans la marge de queue. Comme ils sont signés de k à s, il est possible qu’ils aient été dès l’origine intercalés entre les cahiers 18 et 29, mais nous ne pouvons l’affirmer catégoriquement. Le fait que les cahiers 19 et 29 soient tous deux dotés de la signature K au premier folio est en effet difficilement explicable et nous ne pouvons que poser des hypothèses pour répondre à cette singularité. À gauche du K du folio 29, une lettre tracée en traits plus fins et plus pâles apparait, ressemblant à un t ou un x (fig. 10). S’il s’agit d’un t, cela mettrait logiquement le cahier 29 à la suite du nouvel élément codicologique et voudrait dire que l’on a adapté la signature au nouvel ordre des cahiers.

41

Fig. 10 : Signatures du cahier 29 (fol. 190)

Globalement, l’analyse des signatures de cahier nous suggère donc un aperçu des étapes de confection du cartulaire. Cet examen ne permet toutefois pas de dater précisément ces phases de construction ni d’expliquer l’ordre actuel des cahiers du cartulaire. Cette organisation pourra être éclairée par la foliotation et la pagination des feuillets des deux volumes.

Foliotation

Les pages du cartulaire de La Sauve ont été marquées de deux types de numérotation : elles ont d’abord été foliotées, puis paginées. La foliotation est datable du Moyen Âge par la forme des chiffres. Elle est notée au centre de la marge de tête de chaque côté recto et se suit sans irrégularité du début à la fin du cartulaire comme il est classé aujourd’hui, à l’exception du folio 83 qui apparait deux fois de suite et du folio situé entre le 148 et le 149 qui n’a pas été folioté99. La foliotation est généralement en chiffres romains, mais mêle à onze occasions les chiffres arabes, sans raison apparente100. Ce métissage ainsi que la forme des chiffres 4, 5 et 7, qui apparaissent davantage comme ,

et , laissent supposer qu’il s’agit de notations effectuées au XIVe ou au XVe siècle (fig. 11)101.

99 Nous nous référons donc à ces folios comme le 83bis et le 148bis. 100 Les folios 144 à 149, 164 à 169 et 204 sont respectivement notés viixx&4 à viixx&9, viiixx&4 à viiixx&9 et cc&4. Bernhard Bischoff souligne que l’introduction des chiffres arabes s’est opérée très lentement dans l’Occident médiéval et ce de manière très progressive, par le mélange des deux systèmes dans un même nombre (cf. Bernhard Bischoff, Paléographie de l'Antiquité romaine et du Moyen Âge occidental, Paris, Picard, 1985, p. 195). 101 Ibid. 42

Fig. 11 : Foliotation mixte (fol. 167)

La façon d’utiliser les chiffres romains est elle-même variable, puisqu’on écrit tour à tour un même chiffre de différentes façons : ainsi, 240 et 241 sont respectivement orthographiés ccxxxx et ccxli. De plus, on fait intervenir les multiples de vingt dans la deuxième centaine de folios, mais pas dans la troisième : par exemple, le folio 120 est noté vixx, alors que le folio 220 est plutôt noté ccxx102. Ces différentes graphies résultent probablement d’une volonté d’alléger l’écriture et de faciliter la lecture lorsque c’est possible.

Comme la foliotation est conforme à l’ordre actuel des folios du cartulaire, cela signifie qu’elle est postérieure à l’écriture des signatures et aux déplacements des cahiers. Les treize cahiers qui se trouvaient à la fin ont en effet été déplacés au centre du cartulaire, de manière à ce que la signature du cahier 17 (h), écrite sur son premier folio, suive celle du cahier 16 (G), inscrite sur son dernier folio. Le cahier 29 a quant à lui été mis à la suite du cahier 28. Il n’est pas possible de connaître la date de ces modifications. Elles peuvent avoir eu lieu dès l’adjonction des éléments codicologiques II et III au sein du cartulaire, l’ajout de nouveaux cahiers étant comme on l’a mentionné plus tôt un moment propice pour la réorganisation d’un recueil, mais il est également possible qu’elles aient tout simplement été effectuées à l’occasion d’une rénovation de la reliure, postérieure aux derniers ajouts. S’il est difficile de dater ces mutations, on peut toutefois les expliquer, ce que nous verrons ultérieurement par la mise en lumière de l’organisation topographique des chartes du cartulaire.

102 B. Bischoff avance que la notation avec suscription du double X est une pratique de la fin du Moyen Âge, ce qui viendrait corroborer notre datation du XIVe ou XVe siècle; Ibid. 43

Bien que nous puissions estimer l’écriture de la foliotation au XIVe ou XVe siècle et, du même coup, possiblement la réunion de tous ces cahiers dans une même reliure, il n’est pas possible d’en établir exactement la date. Nous ne pouvons qu’avancer une hypothèse, en nous basant sur les écrits du frère mauriste dom Etienne Dulaura103. Celui-ci mentionne que Benoît de Guiton, abbé de La Sauve de 1464 à 1485, reçut la gestion de l’abbaye alors qu’elle se remettait à peine de la guerre de Cent Ans et agit pour l’aider à se relever :

La première chose qu’il [l’abbé] fit, fut de s’informer exactement de son prédécesseur et de ses religieux des droits de l’abbaye et d’en lire avec soin tous les titres et les chartes afin d’en tirer toutes les lumières nécessaires à son dessein. Il ne se contenta pas de la seule lecture mais il prit encore la peine de les coter presque tous de sa main et de les ranger en liasses, et puis il en fit faire des extraits pour s’en servir dans les occurrences sans être obligé d’avoir toujours recours aux originaux qui devaient être laissés dans les archives104.

Cet extrait de l’Histoire de l’abbaye de La Sauve-Majeure laisse donc entendre que le 33e abbé de La Sauve travailla abondamment avec les archives de l’abbaye et qu’il en profita pour les coter et les reclasser. On pourrait dès lors penser que c’est lui qui, par la même occasion, a procédé à la foliotation du Grand cartulaire. Si c’est le cas – ce qu’on n’a malheureusement aucun moyen de vérifier –, cela signifierait que l’ordre actuel des folios date au plus tard de 1485.

En plus d’être foliotées, les feuilles du cartulaire ont également été paginées. La pagination n’étant composée que de chiffres arabes, elle date de l’époque moderne. Elle est inscrite dans le coin supérieur de la marge de gouttière, chiffres impairs au recto et pairs au verso. Elle observe elle aussi l’ordre actuel des pages et, comme la foliotation, n’opère aucune rupture entre les deux volumes du cartulaire. Comme pour la foliotation médiévale, on peut penser que la pagination moderne a été effectuée alors qu’on mettait de l’ordre dans les archives abbatiales. Dom Etienne Dulaura, qui demeura à l’abbaye de 1675 à 1680 pour en écrire l’histoire, employa l’une de ces cinq années à classer et à coter les pièces des

103 Dom Etienne Dulaura, Histoire de l'abbaye de La Sauve-Majeure, Entre-deux-Mers, 1683, 672 p., Transcription réalisée par Jean-François Duclot, Jean-François Larché et Jean-Claude Tillier, Saint- Quentin-de-Baron, Les Éditions de l'Entre-deux-Mers, 2006, 3 vol. 104 Ibid., p. 485. 44

archives qu’il disait être « en mauvais ordre105 ». Il est de ce fait fort possible que ce soit lui qui, lors de cette mise en ordre, ait également effectué la pagination du Grand cartulaire.

La conjonction de la foliotation, de la pagination, des signatures et des réclames concourt ainsi à rétablir les diverses organisations qu’a connu le cartulaire, de sa phase initiale jusqu’à celle qu’on lui connait aujourd’hui. Leur seule observation, jointe à celle de la constitution matérielle du cartulaire, ne permet cependant toujours pas de dater précisément les périodes de mise à l’écrit. Il faut par conséquent ajouter au total de ces considérations les quelques indices chronologiques clairs que nous procure directement le texte du Grand cartulaire.

2. Chronologie du chantier cartularial

Bien que seulement 10 % des chartes du cartulaire contiennent une mention explicite de la date à laquelle elles ont été rédigées, on peut situer la plupart d’entre elles dans le temps grâce aux personnes mentionnées dans leur texte. On connait en effet les années d’exercice des abbés de La Sauve ainsi que celles d’officiers claustraux et de laïcs importants. En recoupant les noms de ces personnages, il est possible de dater la majorité des chartes, ce qui a été fait dans les années 1980 par Michel Smaniotto, un érudit bordelais106. Cela ne nous renseigne pas sur la date de la copie, mais nous fournit au moins un terminus post quem pour leur ajout au sein du cartulaire. À la suite de son travail de recoupement, M. Smaniotto est parvenu à dater approximativement près de 1371 chartes sur les 1481 contenues dans le Grand cartulaire. Comme seulement 50 % des chartes ont été datées dans l’édition du cartulaire de 1996, ce sont les dates proposées par M. Smaniotto que nous utiliserons ici. Afin de dater la création du cartulaire, il faut

105 Paris, BNF, ms lat. 12682, Monasticon Benedictinum, fol. 68; transcrit dans J.-F. Duclot, J.-F. Larché et J.-C. Tillier, Histoire de l’abbaye de La Sauve-Majeure, Saint-Quentin-de-Baron, Les Éditions de l'Entre-deux-Mers, 2006, p. XV. 106 Les travaux effectués par M. Smaniotto sont conservés aux Archives départementales de la à Bordeaux. M. Smaniotto, quoiqu’il n’ait eu aucune formation spécifique en histoire, a effectué un travail sérieux de datation et de transcription des deux cartulaires de La Sauve (Arch. dép. de la Gironde, BIB MF 868 1-5, Le cartulaire de l’abbaye de La Sauve Majeure, transcrit par M. Smaniotto). Nous lui savons gré de ses années de travail qui nous épargnent une fastidieuse datation. Les dates qu’il mentionne sont en général celles des abbatiats de La Sauve Majeure, c’est donc ce qui apparaîtra ici aussi. 45 rechercher les chartes les plus anciennes et les plus récentes de chaque élément codicologique et qui sont issues de la rédaction initiale de chaque cahier (voir tableaux 3 et 4).

Tableau 3 : Dates extrêmes des chartes contenues dans les cahiers du Grand cartulaire Dates Dates Cahiers 18 1155-1183 1275-1285 minimales maximales 1 1079-1095 1126 19 1096 1221-1235 2 1079-1095 1126-1147 20 1095-1102 1224 3 1079-1095 1155-1183 21 - - 4 1079-1095 1155-1183 22 1066 1227 5 1079-1095 1155-1183 23 1107 1216 6 1079-1095 1155-1183 24 1107 1216 7 1079-1095 1140-1155 25 1104-1126 1190 8 1079-1095 1140-1155 26 1188-1204 1227 9 1079-1095 1155-1183 27 1192-1204 1227-1229 10 1079-1095 1155-1183 28 1227 1232 11 1079-1095 1155-1183 29 1080-1094 1162 12 1078 1130-1148 30 1079-1095 1167 13 1079-1095 1140-1155 31 1097 1161 14 1079-1095 1126-1155 32 1100-1148 1161-1181 15 1079-1095 1155-1183 33 1087-1100 1161 16 1079-1081 1108-1137 34 1079-1095 1115-1148 17 1079-1095 1126-1183 35 1079-1095 1108-1180

Nous devons exclure de cette datation les chartes écrites en marge ou ayant une écriture différente de la main principale du cahier dans lequel elles se trouvent, puisqu’elles peuvent avoir été ajoutées longtemps après la transcription originale et pourraient donc nous induire en erreur dans notre tentative de datation. Les chartes du cahier 18 ont exceptionnellement toutes été prises en compte puisque, comme nous l’avons déjà mentionné à différentes reprises, ce dernier est exclusivement composé d’ajouts. Les

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tableaux 3 et 4 permettent donc de préciser les approximations chronologiques proposées jusqu’à maintenant.

Tableau 4 : Dates extrêmes des éléments codicologiques du Grand cartulaire Éléments codicologiques Cahiers Dates minimales Dates maximales I 1 à 17 et 30, 33 à 35 1078 1155-1183 II 19 à 28 1095-1102 1221-1235 III 21 - - IV 29 1080-1094 1162 V 31 et 32 1097 1161-1181

2.1 Mise en chantier : première période d’écriture

Si on considère les éléments codicologiques I et V – c’est-à-dire les cahiers 1 à 17 et 30 à 35 –, on voit du premier coup d’œil que toutes leurs chartes sont comprises entre 1079-1095 et 1155-1183, soit respectivement entre les périodes d’abbatiat du fondateur, Gérard de Corbie, et de Pierre II de Didonne107. Cela signifie donc que le cartulaire initial a été conçu au minimum sous la gouverne de ce dernier, sinon légèrement postérieurement, possiblement sous l’abbatiat de Raimond de Laubesc (1184-1192).

Le contexte historique de la fin du XIIe corrobore cette hypothèse. La mise en chantier d’un tel manuscrit pourrait d’abord simplement s’expliquer par l’âge d’or que connut alors le monastère. Comme le culte de Gérard s’élargissait, l’abbaye devint un lieu de pèlerinage important, acquit plusieurs reliques prestigieuses et reçut un nombre important de donations pieuses108. Les liens qu’elle entretenait avec la papauté se resserrèrent: sous Pierre de Didonne, en 1164, Alexandre III accorda par une bulle la

107 Les deux chartes datées de 1078 dans le douzième cahier sont des chartes relatant des dons faits à l’église Saint-Pierre d’Uzerche dans le diocèse de Périgueux. Il n’est donc pas anormal d’y voir une date antérieure à la fondation du monastère de La Sauve. 108 H. Guiet, « L'agglomération de La Sauve-Majeure de la fin du XIème au début du XIVème siècle : naissance et apogée d'une ville monastique », p. 88-89. 47 protection pontificale sur les églises de l’abbaye et ses biens109. En 1170, il l’élargit aux possessions de La Sauve dans les diocèses de Soissons et de Reims110. En 1197, Célestin III renouvela cette protection en l’étendant et en la détaillant davantage111.

À la même époque, le moine Christianus de La Sauve rédigea la seconde vita de Gérard de Corbie. Elisabeth Traissac, qui a édité les deux vitae du saint, avance en effet que la seconde fut probablement rédigée vers la fin du XIIe siècle, avant la canonisation du fondateur112. En fait, cette seconde vita aurait été écrite pour la demande de canonisation113. En 1194, l’abbé Pierre de Laubesc envoya à Rome deux moines de La Sauve accompagnés de l’archevêque de Rouen et de l’évêque de Châlons afin qu’ils portent des lettres de différents hauts dignitaires ecclésiastiques vantant les mérites du fondateur114. À la suite de ces démarches, Célestin III procéda le 27 avril 1197 à la canonisation de Gérard. Dès lors, il est fort possible que, dans la même veine que ces documents laudatifs, on ait écrit la seconde vita d’une part et, d’autre part, le Grand cartulaire de La Sauve. Si celui-ci n’a pas nécessairement été fabriqué pour la canonisation, il est permis de croire qu’il a été confectionné conjointement, dans un projet global de mise en valeur du rôle tutélaire de La Sauve Majeure dans la chrétienté.

Cette volonté d’exalter son fondateur et son action bienfaisante ainsi que d’insister sur sa présence dans la région et dans le monde chrétien peut émaner à la fois d’une simple maturité interne au monastère – c’est-à-dire qu’étant à son apogée, il souhaita prendre une place plus importante et s’imposer dans le paysage chrétien – et à la fois de pressions extérieures. L’Aquitaine de la fin du XIIe siècle connaissait en effet un certain renforcement de l’autorité ducale et seigneuriale depuis le début du règne Plantagenêt sur la région en

109 Cette confirmation constitue la charte 1102 du GCSM, p. 605-607. Cet acte est également mentionné dans les faits de Pierre de Didonne, dans Acta Sanctorum Aprilis, Tome I, Paris et Rome, Victor Palmé, 1866, p. 431. 110 GCSM, p. 555-558, charte 1015. 111 GCSM, p. 658-663, charte 1169. 112 E. Traissac, Vie de saint Gérard de Corbie, p. 15. 113 Jean-François Duclot, « Saint Gérard à travers ses biographes », dans L'Entre-deux-Mers et son identité, p. 39. 114 Jean-Pierre-Albert Cirot de la Ville, Histoire de l'abbaye et congrégation de Notre-Dame de la Grande- Sauve, en Guienne., Paris, Méquignon Junior, 1844, p. 443. 48

1154115. Si le duc était peu souvent de passage dans la région, il se fit tout de même de plus en plus présent par l’entremise d’auxiliaires et de représentants, tels que l’archevêque, les villes et, surtout, de nouveaux officiers, sénéchaux et prévôts116. Cela entraîna une hausse de l’insécurité, entre autres de la part des établissements religieux comme l’abbaye de La Sauve. L’aristocratie locale, qui n’appréciait guère cette croissance du pouvoir ducal dans la région, s’agitait et menait des guerres « privées » au cours desquelles certains nobles dévastèrent des terres royales et commirent un grand nombre d’exactions contre les hommes et les dépendances du monastère117. En outre, la nouvelle administration ducale était peu appréciée des religieux, qui se plaignirent d’abus de la part de ces officiers118. On pourrait donc croire que le cartulaire a été conçu en réaction à cet empiètement de la domination laïque, afin de réitérer les droits et pouvoirs de l’abbaye119. En réalité, il est malaisé, et peut-être illusoire et fautif, de rechercher la cause ultime et véritable de la confection de ce manuscrit. Celui-ci résulte probablement plutôt d’un ensemble de facteurs convergents, internes et externes au monastère.

Par conséquent, si nous revenons à notre volonté d’inscrire chronologiquement cette fabrication, il nous apparaît tout à fait raisonnable de croire que la confection des premiers éléments codicologiques du cartulaire date d’environ 1190. La paléographie, la date des chartes et le contexte historique pointent tous dans cette direction.

L’ajout du cahier 18 a probablement été effectué au début du XIIIe siècle. En effet, même s’il n’est composé que d’ajouts, on peut néanmoins noter que les chartes de ses deux premiers folios se concentrent entre 1183-1194 et 1204-1222. D’ailleurs, le cahier 17, qui n’était occupé qu’au tiers lors de la transcription initiale, a été complété par des chartes datées entre 1155-1182 et 1182-1204. Cela corrobore notre hypothèse voulant que le cahier 17 a été parachevé en toute fin de siècle et que le cahier 18 a été ajouté à sa suite au début

115 Frédéric Boutoulle, Le duc et la société. Pouvoirs et groupes sociaux dans la Gascogne bordelaise au XIIe siècle (1075-1199), Bordeaux, Ausonius Éditions, 2007, p. 239. 116 Hélène Couderc-Barraud, La violence, l'ordre et la paix. Résoudre les conflits en Gascogne du XIe au début du XIIIe siècle, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 2008, p. 69. 117 F. Boutoulle, Le duc et la société, p. 242. 118 H. Couderc-Barraud, La violence, l'ordre et la paix, p. 71. 119 Frédéric Boutoulle souligne le grand nombre de confirmations des privilèges et des droits de l’abbaye dans les dernières décennies du XIIe siècle, qu’il attribue à un besoin de protection (cf. F. Boutoulle, Le duc et la société, p. 243). 49 du siècle suivant. Sa charte extrême de 1275-1285 en toute fin de cahier suggère qu’il a été augmenté de nouvelles chartes tout au long du XIIIe siècle.

Le cahier 29, comme nous l’avons dit lors de l’analyse de son écriture, a probablement été écrit en même temps que le premier élément codicologique. Les dates de ses chartes ne nous renseignent donc pas sur le moment où il a pu être ajouté au noyau du cartulaire, puisqu’on peut bien voir qu’elles sont les mêmes que pour les premiers cahiers (1080-1094 à 1162). Quoi qu’il en soit, il s’y ajoute avant la seconde importante phase de construction du cartulaire.

2.2 Renovatio monumenti : seconde période d’écriture

Les tableaux 3 et 4, après nous avoir permis de mettre en relief les cahiers constitutifs de la première période de fabrication, permettent également de faire ressortir ceux qui appartiennent à un second épisode important de mise à l’écrit.

Ainsi, les cahiers 19 à 28, soit les éléments II et III, sont distinctement postérieurs, avec une fourchette de datation s’étendant de 1095-1102 à 1221-1235120. Il est donc assez clair qu’ils appartiennent à une seconde phase de transcription ayant probablement eu lieu au début de la décennie 1230, vu les chartes les plus tardives des cahiers 20, 22, 26, 27 et 28. On peut avancer avec une assez grande certitude que cette seconde étape d’écriture a été mise en œuvre durant l’abbatiat de Grimoard (1212-1235).

Ici encore, le contexte historique affermit cette hypothèse. Comme pour la première phase de rédaction, il semble y avoir au début de la décennie 1230 une conjonction de divers éléments propice à la remise en chantier du cartulaire. Au niveau externe, la région était marquée par la guerre entre Français et Anglais. Durant l’été 1224, après La Rochelle, les Français prirent plusieurs lieux importants dans les environs de La Sauve Majeure : Saint-Émilion, Langon, Saint-Macaire, La Réole, , etc., tous des lieux où l’abbaye

120 La charte 1096 dans le 22e cahier est datée de 1066. Comme il s’agit d’un acte relatant le don d’une vigne d’un chevalier à un autre homme près d’Orléans, et que cela n’inclut en rien La Sauve, il n’est pas anormal d’y voir une date antérieure à la fondation du monastère. On pourrait toutefois se questionner sur les raisons qui ont poussé les copistes à inclure cette charte dans le cartulaire. 50

avaient des possessions121. À ces confrontations de 1224-1225 s’ajouta le conflit qui opposa les familles Colom et Soler à Bordeaux en 1228-1230, et qui plongea la région dans une atmosphère agitée. L’arrivée d’un nouveau sénéchal anglais en 1227, qui, au vu des plaintes de ses contemporains, outrepassait ses pouvoirs, engendra un grand mécontentement, jusqu’à provoquer une insurrection à Bordeaux en 1228122. Ces protestations contre les officiers ducaux entraînèrent la tenue d’une grande enquête en 1237-1238 par le roi d’Angleterre sur les méfaits de ses officiers123.

Cette agitation engendra encore une fois un climat d’insécurité qui a pu pousser le monastère à vouloir rappeler ses privilèges dans la région, ainsi que les liens établis entre elle et les laïcs des environs et d’ailleurs.

Au niveau interne, de grands changements ont également eu lieu. En 1219, un chantier important de rénovation de l’église abbatiale se mit en branle124. Cette dernière, construite un siècle plus tôt, se vit doter de nouvelles voûtes ogivales sur ses deuxième et troisième travées. Sa quatrième travée fut également renforcée afin de soutenir l’apport principal de ces travaux de réfection, un haut clocher, dominant le paysage de l’Entre-deux- Mers125. À la suite de ce chantier se tint une cérémonie de consécration en 1231, à laquelle un grand nombre d’évêques et de nobles des environs et d’ailleurs furent conviés126.

Il est donc permis de croire que la refonte du Grand cartulaire s’est effectuée parallèlement à ces événements, pour les mêmes raisons que sa confection initiale : en réponse à une situation extérieure instable et à un désir interne de valorisation abbatiale et d’exposition de sa puissance.

121 Jean-Paul Trabut-Cussac, « L'essor communal », dans Yves Renouard (dir.), Histoire de Bordeaux, Vol. 3 : Bordeaux sous les rois d'Angleterre, Bordeaux, Fédération historique du Sud-Ouest, 1965, p. 43. 122 Ibid., p. 46-47. 123 Hervé Guiet, « La fondation d'une ville neuve comme mode de résolution des conflits temporels. Exemple de la genèse de la bastide de Créon en Bordelais (fin XIIe siècle - début XVIe siècle) », dans René Plessix et Jean-Pierre Poussou (dir.), La vie politique et administrative des petites villes françaises du Moyen Âge à nos jours, Actes du colloque de Mamers organisé en décembre 1994 par la Société d'histoire des petites villes, Paris, Presses de La Sorbonne, 2005, p. 78. 124 J. Lacoste, « La sculpture romane de la Sauve-Majeure et ses origines », p. 118. 125 Ibid. 126 Nous reviendrons dans le deuxième chapitre sur la cérémonie de consécration. Celle-ci est présentée dans les chartes 1456 à 1479 du GCSM. 51

***

Lorsque l’on considère les éléments codicologiques tels que définis grâce à l’examen matériel du cartulaire à la lumière des dates de leurs chartes et du contexte historique des années 1190 à 1240, on peut parvenir à établir une chronologie de la confection des cahiers du manuscrit (voir tableau 5), ainsi qu’un début de réponse concernant les motifs de leur fabrication.

Tableau 5 : Chronologie de la construction du Grand cartulaire de La Sauve Majeure Éléments Moment État du cartulaire Sections de signatures codicologiques Cahiers 1 à 16, 30 à 35,  Aucune (Cahiers 1 à 9) Vers 1190 I et V premières chartes du  A à H (Cahiers 10 à 16 et 30) cahier 17  a à h (Cahiers 30 à 35 et 17)  Aucune (Cahiers 1 à 9) Cahiers 1 à 16, 30 à 35,  A à H (Cahiers 10 à 16 et 30) Décennie 1200 I et V 17 et 18  a à i (Cahiers 30 à 35 et 17- 18) ?  Aucune (Cahiers 1 à 9) (probablement Cahiers 1 à 16, 30 à 35,  A à H (Cahiers 10 à 16 et 30) I, V et IV dans les années 17, 18 et 29  a à k (Cahiers 30 à 35, 17-18 1190 ou 1200) et 29)  Aucune (Cahiers 1 à 9) I, V, IV, II et Cahiers 1 à 16, 30 à 35,  A à H (Cahiers 10 à 16 et 30) Vers 1230 III 17, 18, 29 et 19 à 28  a à s (Cahiers 30 à 35, 17-18, 29 et 19 à 28)

D’une part, les éléments I, IV et V (fol. 1 à 130 et 190 à 243) furent probablement conçus dans la décennie 1190, participant au mouvement de mise en valeur de l’abbaye et de son fondateur dans les démarches de canonisation de celui-ci. D’autre part, les éléments II et III (fol. 134 à 189) furent sans doute ajoutés aux trois premiers éléments aux alentours de 1230, alors que l’abbaye œuvrait à l’agrandissement de son église. La rénovation de ces deux monuments, architectural et écrit, se serait donc faite conjointement, dans un même esprit de revalorisation et d’exaltation de l’autorité et du pouvoir monastique de La Sauve.

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Cette identification des éléments codicologiques composant le manuscrit ainsi que leur inscription dans le temps jettent les fondements nécessaires pour la recherche d’une structure et la compréhension de la logique d’organisation des chartes du cartulaire.

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Chapitre II. Architecture du monument cartularial

À présent que l’on a identifié les éléments fondamentaux qui, imbriqués les uns aux autres, ont formé le Grand cartulaire de La Sauve comme on le connait aujourd’hui, il devient possible de se questionner sur la logique de cette articulation. Les nombreuses études qui ont été menées sur des cartulaires depuis deux décennies – les travaux de P. Chastang venant au premier rang – montrent que ce type de document est doté d’une forte structure interne, révélatrice de ses « fonctions corollaires127 ». En effet, comme nous l’avons vu en introduction, la fonction première d’un cartulaire était de préserver et de transmettre un ensemble de documents établissant un réseau de relations entre des personnes et des lieux. Toutefois, l’organisation de cette collection de documents au sein du codex révèle les autres fonctions que celui-ci était appelé à remplir128. L’objectif de ce chapitre sera donc de voir ce que nous apprend la mise en espace des chartes du Grand cartulaire de La Sauve Majeure au niveau de ses fonctions.

Ce type d’analyse a été mené dans la plupart des commentaires introduisant les éditions récentes de cartulaires129. Il a ainsi été montré à maintes reprises que les chartes d’un cartulaire sont disposées de manière parfois chronologique, mais, le plus souvent, de façon thématique et/ou topographique. Nous verrons dans ce chapitre que c’est sur la base de ces deux critères que le classement des chartes de ce cartulaire a été effectué. On constate en premier lieu une classification thématique, qui met l’accent sur l’ancrage spatial de l’abbaye en Entre-deux-Mers, ainsi que sur son acquisition de droits et de privilèges. En second lieu, et complètement imbriquée à l’organisation thématique, on peut voir assez clairement ressortir une mise en ordre géographique, qui offre une introduction privilégiée dans les représentations spatiales des moines de La Sauve. Contrairement à N. Deflou-

127 Nous reprenons ici l’expression utilisée dans P. Bertrand, et Xavier Hélary, « Constructions de l'espace dans les cartulaires », p. 196. 128 Ibid., p. 195-196. 129 On peut penser – à simple titre d’exemples parmi plusieurs autres – au cartulaire de Dax (Cartulaire de la cathédrale de Dax. Liber rubeus (XIe-XIIe siècles), texte édité, traduit et annoté par Georges Pon et Jean Cabanot, Dax, Comité d'études sur l'histoire et l'art de la Gascogne, 2004, 589 p.), au cartulaire de Saint-Pierre-de-Préaux (Le cartulaire de l'abbaye bénédictine de Saint-Pierre-de-Préaux (1034-1227), publié par Dominique Rouet, Paris, CTHS, 2005, 586 p.) ou encore au cartulaire de Bigorre (Le cartulaire de Bigorre (XIe-XIIIe siècle), édité par Xavier Ravier en collaboration avec Benoît Cursente, Paris, CTHS, 2005, 317 p.). 55

Leca, qui parle de « fouillis » en tentant d’articuler ces deux modes de classement des chartes du cartulaire de Saint-Germain d’Auxerre, nous verrons que les moines de La Sauve ont su conjuguer un ordre thématique et topographique de manière assez claire et rigoureuse, du moins pour la première étape de la confection du manuscrit130. Les périodes de fabrication du cartulaire que nous avons définies dans le précédent chapitre doivent effectivement être prises en considération lors de l’exposition de l’organisation des chartes, puisque celle-ci a pu être modifiée au fil des ajouts.

1. Fondation, privilèges et consécration : inscription spatiale d’une abbaye et de son cartulaire

Le contenu des chartes du Grand cartulaire examiné en parallèle avec le découpage codicologique que l’on a établi précédemment montre qu’il existe un certain ordonnancement thématique dans le manuscrit. En effet, les chartes relatives à l’inscription spatiale de l’abbaye en Entre-deux-Mers – c’est-à-dire celles rapportant les premières donations de terres aux moines pour l’établissement d’un monastère, celles relatant la fondation de celui-ci, celles mettant de l’avant l’octroi de droits et privilèges spéciaux par les dignitaires laïcs et ecclésiastiques et celles narrant la consécration de la nouvelle église abbatiale – apparaissent en des lieux spécifiques du cartulaire. Cette localisation contribue à accentuer la signification de ces chartes et à marquer leur importance dans le manuscrit.

1.1 Fondations de pierre et de parchemin

Alors que de nombreux cartularistes ont choisi de faire débuter leur œuvre avec des chartes de privilèges pontificaux, le Grand cartulaire de La Sauve s’ouvre plutôt sur un dossier de chartes mettant en scène la fondation de l’abbaye131. Ceci est relativement surprenant dans la mesure où on aurait pu penser que les rédacteurs du cartulaire auraient misé sur l’attachement de La Sauve au siège apostolique s’il s’agissait de confectionner un

130 N. Deflou-Leca, « L'élaboration d'un cartulaire au XIIIe siècle », p. 196. 131 Les cartulaires commençant par des bulles pontificales sont très nombreux. On consultera entre autres exemples : Le cartulaire de Saint-Pierre-de-Préaux, p. LXVI; Monique Zerner, « L'élaboration du grand cartulaire de Saint-Victor de Marseille », dans Les cartulaires, p. 220-221; N. Deflou-Leca, « L'élaboration d'un cartulaire au XIIIe siècle », p. 195. 56

document visant à promouvoir la canonisation de saint Gérard. Il faut probablement expliquer leur décision par le fait qu’ils ont voulu célébrer l’œuvre de ce dernier avant tout. Ainsi, ils ont choisi de concentrer les chartes se rapportant directement au lieu de La Sauve dans les deux premiers cahiers : donation des premières terres, octroi des privilèges fondateurs et premières renonciations à des droits seigneuriaux. Les trois premières « chartes » sont en fait des réécritures des récits de fondation, insérés dans le cartulaire sous l’apparence de chartes de donation avec préambule et liste de témoins. Leur inclusion offrait une plus grande légitimité au monastère en ancrant les donations dans le passé et dans l’histoire presque sainte du fondateur132. Les récits de fondation de l’abbaye proviennent en effet des deux vitae de Gérard de Corbie, dans lesquelles ils apparaissent en détail, du départ de Gérard du nord de la Loire à l’érection du monastère, en passant par la vision qu’il aurait eu en songe, lui confirmant le lieu de construction133.

On retrouve donc ces mêmes thèmes de fondation dans les premières chartes : le départ de Gérard de Saint-Vincent-de-Laon avec quelques autres hommes vers un lieu inconnu; l’arrivée de ceux-ci près de Guillaume, comte de Poitiers; la prise en charge de ces pèlerins par Raoul, prévôt de Bordeaux; la découverte du lieu de La Sauve Majeure en Entre-deux-Mers; la présence d’une petite église entourée de ronces et de buissons épineux infranchissables et l’élection de ce lieu pour la fondation du nouveau monastère134. Ces chartes, par leur position liminaire, établissaient les fondements du monument écrit et inscrivaient du même coup le monastère dans l’espace. Par le rappel de ces événements fondateurs, elles reconnaissaient également dès le départ une spécificité et une certaine magnificence au lieu de la fondation.

Cette dignité particulière conférée au lieu de fondation passe tout d’abord par la présentation, dans la première charte, du fondateur et de ses compagnons comme des pèlerins amenés par Dieu en Aquitaine : « C’est pourquoi, rassemblés au nom de Dieu, ils

132 Amy G. Remensnyder, Remembering Kings Past. Monastic Foundation Legends in Medieval Southern France, Londres, Cornell University Press, 1995, p. 3. 133 Acta Sanctorum Aprilis, p. 417 et 424. 134 Voir les chartes 1 à 3 du GCSM, p. 33 à 36 et Acta Sanctorum Aprilis, p. 417 et 424. 57 vinrent enfin à Poitiers conduits par le Seigneur135 ». Gérard se fit en effet pèlerin, suivant l’idéal qu’il avait lui-même décrit dans son hagiographie de saint Adalard de Corbie. Dans cet écrit, il louangeait la vie monastique, offerte à Dieu, dans un cloître reculé, ainsi que le départ à l’exil et au désert sous la forme de peregrinatio pro Dei136. Cette qualité de pèlerin apparaît plus nettement encore au sein de la deuxième charte, dans laquelle il est déclaré que Gérard quitta son monastère pour un lieu indéterminé puis, conduit par Dieu, arriva à Poitiers : « […] je partis du monastère en maigre compagnie, ignorant absolument par quel chemin aller. Mais enfin, le Seigneur nous guidant, […] nous parvînmes au seigneur Guillaume, comte de Poitiers137 ». Ce récit correspond à la notion première de pèlerinage au Moyen Âge, c’est-à-dire un voyage d’abord dirigé vers l’ailleurs et non vers un lieu déterminé à l’avance138.

Bien que La Sauve n’ait pas constitué le but initial du départ, le fait qu’elle ait finalement été choisie comme terme du voyage de ces pèlerins lui confère une certaine prééminence. En effet, on peut en quelque sorte considérer le pèlerinage comme une représentation terrestre du cheminement spirituel que tout chrétien est amené à accomplir durant sa vie139. Dès lors, le lieu d’arrivée du pèlerinage se trouve valorisé puisqu’il devient l’aboutissement de ce voyage effectué dans le but de se rapprocher du ciel. Gérard et ses compagnons, dans ces premières chartes, apparaissent donc comme des fidèles idéaux qui, par leur déplacement et leur fixation à La Sauve, font de celle-ci un lieu privilégié, plus près de Dieu. Par ce récit, non seulement le lieu, mais encore le personnage de Gérard lui- même est glorifié, en tant que pèlerin ayant accompli son chemin de vie et ayant trouvé sa stabilité au plus près de Dieu dans le monde terrestre.

135 « Congregati itaque in Dei nomine, tandem Domino ducente, Pictavis venerunt »; GCSM, p. 33, charte 1. 136 Guy-Marie Oury, « La spiritualité de Géraud de Corbie et de La Sauve-Majeure: la vie de Saint Adalard », dans L'Entre-deux-Mers et son identité, p. 24. 137 « […] egressus sum de monasterio comitantibus paucis, ignorans omnino quo cursus foret itineris. Sed tandem, Domino ducente, […] pervenimus ad dompnum Villelmum Pictavensem comitem »; GCSM., p. 34, charte 2. 138 Jérôme Baschet, La civilisation féodale. De l'an mil à la colonisation de l'Amérique, Paris, Flammarion, 2006 (3e éd.), p. 494. 139 D. Méhu, « Locus, transitus, peregrinatio », p. 290. 58

La précellence du lieu de La Sauve transparaît par ailleurs dans sa description physique. Le lieu élu pour la construction du monastère, comme bien souvent pour les lieux monastiques, est décrit comme un lieu éloigné et difficile d’accès : « C’est ainsi qu’une fois traversé le fleuve de la Garonne, ils arrivèrent en un lieu appelé La Sauve Majeure : là, ils découvrirent une petite église fondée en l’honneur de Dieu et de sainte Marie, entourée d’épines et de ronces140 ». L’accessibilité réduite au lieu se manifeste dans les deux barrières se dressant sur la route des voyageurs : une première barrière fluviale, la Garonne, puis une seconde barrière végétale, formée de buissons épineux encerclant l’ancienne petite église présente à La Sauve à l’arrivée de Gérard. Le site de La Sauve apparait ainsi dès le début comme un îlot séparé du monde par l’eau et la végétation, double clôture ambigüe, à la fois purificatrice et sauvage, féconde et inhospitalière.

Comme si ces barrières ne suffisaient pas, la phrase suivante ajoute que c’est pour sa séparation du monde que le fondateur a choisi ce lieu141. Cet isolement et cette difficulté à accéder à l’emplacement de La Sauve constituent les caractéristiques idéales pour le lieu d’érection d’un monastère, puisqu’ils sont les traits principaux du désert. Depuis le IVe siècle, il existait en effet au sein du christianisme un idéal désertique chez les moines, que Gérard partageait comme nous l’avons vu précédemment142. Dès lors, La Sauve Majeure, par cette description et par son nom même – Silva Maior, grande forêt –, devient le paradigme du désert-forêt décrit par Jacques Le Goff143. En fait, la forêt devient un lieu associé au désert dans la mesure où elle est sauvage, non domestiquée, inconnue. On sait aujourd’hui que lors de l’arrivée de Gérard en Entre-deux-Mers, il existait déjà une

140 « Transmisso itaque Garonae fluvio, in locum qui Sylva Maior dicitur devenerunt : ibique ecclesiolam in Dei honore et Sanctae Mariae fundatam, spinis vepribusque circumdatam, reppererunt »; GCSM, p. 33, charte 1. 141 « Cumque locus ille, quia solitarius, abbati perplaceret cepit inquirere ad cuius dominium pertineret »; GCSM, p. 33, charte 1. 142 Jacques Le Goff, « Le désert-forêt dans l'Occident médiéval », dans J. Le Goff (dir.), L'imaginaire médiéval, Paris, Gallimard, 1985, p. 61; G.-M. Oury, « La spiritualité de Géraud de Corbie et de La Sauve-Majeure », p. 24. 143 « Dans ce monde tempéré sans grandes étendues arides, le désert – c’est-à-dire la solitude – sera une tout autre nature, le contraire presque du désert, du point de vue de la géographie physique. Ce sera la forêt », dans J. Le Goff, « Le désert-forêt dans l'Occident médiéval », p. 64. 59 population en place, ainsi qu’un certain défrichement au sein de cette « grande forêt »144. Or, plutôt que de mentionner ce peuplement, le cartulaire axe la description du lieu sur la présence de ronces et de halliers autour du petit bâtiment ecclésial, ce qui insiste sur son apparence sauvage, son caractère désertique. Cela a du même coup pour effet de valoriser l’action de Gérard en Entre-deux-Mers, puisqu’il permet d’établir de l’ordre dans une contrée demeurée jusque là abandonnée et insoumise : il permet de faire de la silva un locus145.

Ainsi, dès les premières pages du cartulaire, on établit l’éminence du lieu de La Sauve en lui conférant les attraits d’un lieu de pèlerinage ainsi que du désert monastique. Petite touche supplémentaire à l’exaltation de ce lieu, le pronom ille, employé pour qualifier locus dans la première charte, est empreint d’une connotation méliorative, glorifiant encore ainsi ledit lieu choisi par Gérard146. Par ces différents éléments, les premières chartes du Grand cartulaire font donc du lieu de fondation un endroit déjà à part, avant même la construction du monastère et le début de ses actions salutaires. Le récit de fondation – ici présent sous forme de chartes – créait ainsi une nouvelle conception de l’espace, arrimée sur le lieu du monastère147. Cet espace nouvellement créé, s’il s’inscrivait dans la géographie humaine, s’en détachait également par ses traits idéaux qui le rapprochaient plutôt de la Jérusalem céleste148. Rappeler la fondation permettait d’inscrire le monastère dans le temps et d’ainsi faire de la création du monastère une maille importante de la trame de la geste divine.

La mention de la présence d’une ancienne petite église sur le site de La Sauve dans ces chartes de fondation joue sur le même registre d’inscription de l’abbaye dans le temps149. Cette présence fait de la fondation du monastère plus un retour qu’une arrivée,

144 Frédéric Boutoulle, Hervé Guiet, et Jean-Luc Piat, « La Sauve-Majeure lors de l'arrivée de Gérard de Corbie », dans L'Entre-deux-Mers et son identité, p. 45. 145 Ibid., p. 45. 146 « Cumque locus ille, quia solitarius… »; GCSM, p. 33, charte 1. 147 A. G. Remensnyder, Remembering Kings Past, p. 6-7. 148 Ibid., p. 14 et 21. 149 « ibique ecclesiolam in Dei honore et Sanctae Mariae fundatam, spinis vepribusque circumdatam, reppererunt »; GCSM, p. 33, charte 1. 60

une refondation plutôt qu’une nouveauté. L’instauration de l’abbaye devenait dès lors plus difficilement contestable puisqu’elle ne pouvait plus être qualifiée de « nouvelle ». Cette renaissance devenait non seulement indiscutable, mais positive puisqu’elle resacralisait un lieu qui avait été abandonné à l’état sauvage150. Les broussailles qui enserrent la petite église figurent la domination par une nature insoumise de l’ancien sanctuaire à l’arrivée de Gérard de Corbie. L’établissement de moines à cet endroit entraînait donc une bienfaisante restauration du lustre d’un lieu sacré oublié. Ces moines se conformaient ainsi aux prescriptions d’Hincmar de Reims, formulées au IXe siècle, selon lesquelles la vétusté « d'un établissement tout à la fois consacré et funéraire appelait une restauratio plutôt qu'une mutatio loci151 ». À ce jour, le peu de recherches archéologiques ayant été menées sur le site de La Sauve n’ont pas révélé de traces de cette église primitive. La charte 3, qui parle de démêlés avec les moines de Maillezais à propos de l’établissement de Gérard sur le site d’un oratoire tenu par l’un d’eux, semble indiquer qu’un bâtiment de prière aurait bel et bien été érigé à cet endroit avant 1079. Cependant, il est relativement secondaire de savoir si cette église a réellement existé pour le sujet qui nous concerne. Son évocation servait avant tout à reconnaître une continuité entre un passé lointain et les moines du tournant du XIIIe siècle qui confectionnèrent le Grand cartulaire.

Le prestige du lieu et de la fondation du monastère fut par conséquent posé dès le premier folio, ce qui permit de justifier et d’accroître l’importance des donations et des concessions faites par la suite au monastère, qui sont énumérées dans le cartulaire.

Par ailleurs, faire commencer le cartulaire par les chartes de fondation permit d’emblée d’inscrire l’abbaye dans un réseau social. Les cartulaires débutant avec des bulles pontificales mettent l’accent sur les liens que l’institution commanditaire du cartulaire entretient avec Rome. Dans le cas du cartulaire de La Sauve, ce sont plutôt les liens avec l’élite locale qui furent mis de l’avant par la présence de celle-ci dans les actes de fondation. Elle y apparaît de deux façons : d’abord dans la concession des terres et des premiers privilèges, puis dans les listes de témoins terminant ces premières chartes. Cette

150 A. G. Remensnyder, Remembering Kings Past, p. 45-50. 151 Michel Lauwers, Naissance du cimetière. Lieux sacrés et terre des morts dans l'Occident médiéval, Paris, Aubier, 2005, p. 37. 61 présence de l’aristocratie locale et des hauts dignitaires ecclésiastiques permettait de rappeler que la fondation de l’abbaye se fit avec leur concours, leur approbation, leur protection et leur bénédiction. Cela interdisait donc toute critique éventuelle qui aurait pu s’élever contre l’autorité du monastère et rappelait que, par leurs dons, les laïcs faisaient partie de la communauté ecclésiale. Si les chartes de fondation ébauchent l’inclusion des rapports sociaux entretenus entre La Sauve et son entourage dans le cartulaire, ceux-ci apparaissent encore plus nettement au sein des chartes de privilèges.

1.2 Chartes d’étai : les privilèges d’immunité et de sauveté

Outre les chartes de fondation, le premier cahier du cartulaire contient plusieurs chartes mentionnant les privilèges acquis par l’abbaye dès son institution. La plupart de ces privilèges furent concédés dès la fondation de l’abbaye, ce qui explique leur inclusion dans ce premier cahier. Ainsi, 11 des 27 chartes contenues dans celui-ci font état de droits et de privilèges attribués au monastère lors de sa fondation. Ces chartes de privilège se retrouvent également à d’autres endroits du cartulaire, mais constituent pour la plupart des confirmations de privilèges concédés antérieurement, plus que de nouvelles dispositions prises à l’égard du monastère. Nous verrons que les lieux où ils ont été insérés dans le cartulaire sont souvent précis et signifiants.

Les privilèges accordés à La Sauve Majeure sont de divers ordres. Ils varient en fonction de l’époque et de leur donateur. Certains sont d’origine ducale, d’autres seigneuriale, d’autres épiscopale ou archiépiscopale et d’autres encore pontificale ou royale, ce qui tisse tout un réseau de relations avec les grands de la région et de l’ensemble du monde chrétien. Les privilèges qui apparaissent dans le premier cahier du cartulaire furent presque tous concédés par le duc d’Aquitaine Gui-Geoffroi, aussi appelé Guillaume VIII, comte de Poitiers. Les seuls ayant été offerts par d’autres protecteurs de l’abbaye se trouvent dans les chartes 2 et 20 : la première exception fait mention des concessions de Gosselin, archevêque de Bordeaux, alors que la seconde est une confirmation des privilèges accordés par Gui-Geoffroi par son fils Guillaume IX. La présence de ces chartes dans le premier cahier joue deux rôles : elle lie l’abbaye au duc d’Aquitaine et elle établit avec vigueur les droits du monastère dès l’ouverture du cartulaire. Ainsi, si les récits de

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fondation ne suffisaient pas pour marquer la dignité et l’importance du lieu de La Sauve, l’introduction des privilèges qui lui avaient été accordés immédiatement à la suite de sa fondation accentuaient davantage son ascendant et son ancrage dans la région. Cette implantation était en effet affermie par le type de privilèges qu’on avait concédés à l’abbaye : l’immunité, l’exemption et la sauveté.

Immunitas et libertas

Les privilèges d’immunité et d’exemption sont connus des historiens depuis longtemps : les chartes octroyant ces privilèges se sont trouvées à la base d’un grand nombre d’études dans la médiévistique du XIXe siècle152. Une figure marquante de cette historiographie fut Jacques Flach, qui, dans le second tome des Origines de l’ancienne France, a consacré un chapitre à chacun de ces concepts pour les définir153. Bien qu’excellents – on utilise encore largement ses définitions, consciemment ou non, lorsqu’on réfléchit sur ces notions –, ses travaux sont anciens et gagneraient à être revus à la lumière des recherches récentes d’histoire médiévale.

À la fin des années 1990, Barbara H. Rosenwein a consacré une synthèse remarquable au concept d’immunité, ce qui a comblé une importante lacune historiographique154. Elle a cependant concentré son analyse sur l’apparition de l’immunité et son développement au Haut Moyen Âge, ce qui laisse le champ libre à des études plus poussées sur l’utilisation de ce concept dans la seconde moitié du Moyen Âge. Elle a d’ailleurs elle-même insisté sur la polysémie du concept, à la fois synchroniquement et diachroniquement, ce qui montre d’autant plus que sa synthèse sur les premiers siècles médiévaux n’est pas exhaustive quant à l’étude de cette notion. Selon B. Rosenwein, le terme d’immunitas a pu désigner alternativement un document royal, les privilèges octroyés

152 Barbara H. Rosenwein, Negotiating Space. Power, Restraint, and Privileges of Immunity in Early Medieval Europe, Ithaca, Cornell University Press, 1999, p. 5. 153 Jacques Flach, Les origines de l'ancienne France. Xe et XIe siècles. Tome II: Les origines communales. La féodalité et la chevalerie, Paris, L. Larose et Forcel, 1893, 584 p. 154 B. H. Rosenwein, Negotiating Space. 63 par ce document, ou encore la terre touchée par ce privilège155. Si on se cantonne au privilège en soi, l’immunité désignait avant tout une interdiction d’accès à un espace donné, de laquelle interdiction découlait toute une série d’autres interdits156. Ceux-ci étaient adressés principalement aux représentants du pouvoir royal, qui ne pouvaient entrer dans cet espace immuniste, ni pour accomplir la justice, ni pour lever des impôts, ni encore pour exiger le gîte ou des paiements quelconques157.

Cette définition de l’immunité proposée par B. Rosenwein reprend celle qui avait été proposée antérieurement par J. Flach : « La charte [d’immunité] que le roi délivrait [au grand propriétaire] garantissait et son privilège de juridiction, et son droit de justice, et en général l’indépendance de son territoire au regard des officiers du roi, agents d’exécution ou receveurs d’impôts158 ». Plus près encore de la définition de B. Rosenwein, François- Louis Ganshof avait avancé celle-ci dès 1958 :

« L’immunité […] comprend trois éléments : 1) Interdiction aux agents du pouvoir royal de pénétrer dans tout ce qui fait partie du patrimoine foncier de l’église immuniste pour y juger des procès, pour y exiger le paiement d’amendes, pour y réclamer le gîte et l’entretien, pour y prendre des garants, pour y exercer des actes de contrainte, pour y percevoir toutes redevances généralement quelconques; on pourrait résumer cette énumération qui n’est évidemment pas limitative, en écrivant : pour y exercer n’importe quel acte d’autorité. 2) Franchise des impôts et charges publiques qu’il est interdit aux agents du pouvoir de réclamer à l’intérieur des patrimoines fonciers d’églises immunistes. 3) Cession de ces revenus à l’église immunitaire159 ».

B. Rosenwein a donc repris ces points quarante ans plus tard, en axant sa réflexion sur les premières évolutions de ce privilège et son application toute particulière à Cluny. Dans cette lignée, on doit également à Didier Méhu une réflexion sur l’immunité

155 Ibid., p. 3. C’est d’ailleurs les mêmes acceptions que J. F. Niermeyer propose sous le vocable immunitas; J. F. Niermeyer, Mediae Latinitatis Lexicon Minus, Vol. 1: A-L, Leiden/Boston, Brill, 2002 (2e éd.), p. 668-670. 156 B. H. Rosenwein, Negotiating Space, p. 7. 157 Dominique Iogna-Prat, Ordonner et exclure. Cluny et la société chrétienne face à l'hérésie, au judaïsme et à l'islam (1000-1150), Paris, Flammarion (2e éd.), 2000 (1998), p. 177. 158 Jacques Flach, Les origines de l'ancienne France. Xe et XIe siècles. Tome I: Le régime seigneurial., Paris, L. Larose et Forcel, 1886, p. 100. 159 François-Louis Ganshof, « L'immunité dans la monarchie franque », dans Société Jean Bodin (dir.), Les liens de vassalité et les immunités, Bruxelles, Éditions de la librairie encyclopédique, 1958, p. 179- 180. 64

clunisienne. Dans sa thèse parue en 2001, il a approfondi la question en faisant bien ressortir ce que signifiait pour une communauté monastique cette soustraction au pouvoir séculier160. Comme elle n’était plus assujettie à aucune puissance extérieure et que toute violation de cette immunité était sanctionnée, la communauté immune – aussi bien les hommes qui la composait que les lieux qui étaient recouverts par ce privilège – se trouvait sanctifiée, hors et au-dessus du monde, dans une position de domination161.

Cette contribution de D. Méhu, qui a vu l’immunitas comme une source de sanctitas et de potestas pour une communauté monastique, va de pair avec l’un des apports principaux de la synthèse de B. Rosenwein dans la compréhension de ce concept dans une perspective plus sociale. Alors que depuis plus d’un siècle, les historiens attribuaient à l’immunité une portée avant tout juridique et fiscale, puisque c’est à ces niveaux qu’elle offrait une protection à son bénéficiaire, B. Rosenwein a souligné qu’elle jouait également un rôle important dans les rapports de pouvoir et le tissage du réseau de relations entre les institutions ecclésiastiques et les nobles. L’historienne a en effet démonté une vieille conception selon laquelle le don de privilèges d’immunité était un indice de faiblesse et d’une perte de pouvoir de la part des grands162. Cette idée rémanente des chercheurs les faisait malheureusement se heurter à une incompréhension : pourquoi des hommes puissants faisaient-ils le sacrifice de ces prérogatives fiscales et judiciaires? La seule réponse logique à cette interrogation était que ces nobles qui accordaient des immunités devaient se trouver en position difficile et devaient donc être obligés de conférer de tels privilèges afin de conserver leur place et un semblant d’autorité. Or la proposition de B. Rosenwein est toute autre. Plutôt qu’une question de force du pouvoir en place, elle voyait dans cette concession un enjeu social : « it was the ability of rulers and others with power to maintain their positions as pivotal and central figures in the lives of key families, friends (amici), warriors, and religious figures163 ». L’octroi de l’immunité apparait ainsi davantage comme un moyen d’entretenir un réseau d’alliances que comme un aveu de

160 Didier Méhu, Paix et communautés autour de l'abbaye de Cluny, Xe-XVe siècle, 2e éd., Lyon, Presses universitaires de Lyon, 2010 (2001), 636 p. 161 Ibid., p. 73. 162 B. H. Rosenwein, Negotiating Space, p. 6. 163 Ibid. 65 faiblesse. Les conséquences de l’attribution de l’immunité ont dès lors une multiplicité de facettes à prendre en compte dans une étude historique, et s’arrêter à ses simples impacts « économiques » laisse de côté une part importante des enjeux de sa concession164.

Le privilège d’exemption, de son côté, désigne une soustraction d’un monastère à pouvoir épiscopal, souvent accordée par les dignitaires ecclésiastiques, tels que les évêques ou les papes165. Si l’exemption a souvent fait l’objet d’une analyse séparée à celle de l’immunité, il s’agit en réalité de deux concepts entretenant des liens si étroits qu’ils ne devraient pas être dissociés. B. Rosenwein, dénonçant cette malheureuse dissociation, mentionnait ainsi dans l’introduction de sa synthèse que « early medieval immunities should not be discussed apart from exemptions166 ». Elle formulait cette recommandation en s’appuyant sur le fait que les immunités princières étaient très souvent concédées en même temps que les exemptions ecclésiastiques et qu’on retrouvait fréquemment ces donations au sein des mêmes chartes167.

Dans le cas du Grand cartulaire de La Sauve Majeure, non seulement l’exemption et l’immunité doivent être étudiées concomitamment, mais la distinction même entre ces deux privilèges nous apparaît plutôt malaisée dans la mesure où on se réfère généralement à toutes deux avec un seul et même vocable, libertas168. Ceci est plutôt remarquable dans la mesure où la notion d’immunité, désignée par le vocable immunitas ou munitas, remonte au-delà de l’époque mérovingienne, ses origines résidant dans le Code de Théodose du Ve siècle et dans le Digeste de Justinien du siècle suivant169. Malgré cela, les chartes de

164 On peut ici encore se référer à l’admirable synthèse de B. Rosenwein, qui termine sur cette conclusion : « immunities never had a single meaning. They functioned within and as part of numerous different political, religious, and social strategies »; Ibid., p. 213. 165 Ibid., p. 4. 166 Ibid., p. 4 et 11. 167 Ibid., p. 12. 168 Une différence entre ces deux privilèges est établie dans cinq chartes du cartulaire : 1106, 1169, 1275, 1281 et 1333. Dans ces chartes, immunitas et libertas sont toutes deux mentionnées comme des privilèges complémentaires attribués au monastère. Sur l’utilisation générale du vocable de libertas, on consultera Brigitte Szabo-Bechstein, Libertas ecclesiae: Ein Schlüsselbegriff des Investiturstreits und seine Vorgeschichte, 4.-11. Jahrhundert, Rome, Herder, 1985, 238 p. 169 Plusieurs historiens se sont penchés sur la notion d’immunité dans l’Antiquité tardive et les premiers siècles du Moyen Âge. On pense par exemple à F.-L. Ganshof, « L'immunité dans la monarchie franque », Alexander Callander Murray, « Immunity, Nobility and the Edict of Paris », dans Speculum, 66

privilèges les plus importantes, celles des deux premiers cahiers, qui sont les plus prolixes dans la description des pouvoirs et libertés concédés à l’abbaye de La Sauve, ne présentent aucune occurrence d’immunitas. Les privilèges conférés au monastère par le duc et par les évêques dans ces chartes portent indifféremment le nom de libertas (ou salvitas, mais nous reviendrons plus loin sur cet autre privilège). Cette confusion entre les libertés ecclésiastiques et laïques octroyées au monastère, qui sont assimilées dans le vocable libertas, nous oblige par conséquent à les étudier conjointement. Elle suppose en outre qu’une distinction entre elles ne s’appliquait peut-être pas au tournant du XIIIe siècle en Aquitaine ou, du moins, avait-elle seulement une importance très relative170.

Libertas est le vocable le plus souvent utilisé dans le Grand cartulaire pour parler des privilèges accordés à l’abbaye : il représente 55 occurrences, réparties dans 37 chartes171, dans lesquelles il désigne autant des libres passages que des exemptions fiscales, ou encore des interdictions d’ingérence dans un espace donné pour toute personne autre que les moines. Bien qu’elles se trouvent dans plus de 18 cahiers, ces chartes sont davantage regroupées dans certains : on en trouve ainsi une concentration dans les cahiers 1, 10, 19, 21, 22, 30 et 34172. Or ces cahiers ont la particularité d’être placés en des lieux-pivots du cartulaire, en début ou fin de sections.

Au sein du premier élément codicologique, les cahiers 1, 10 et 30 ponctuent chaque début de section : le cahier 1 débute le cartulaire, avec la concession des premières libertés

69, 1 (1994), p. 18-39 et Elisabeth Magnou-Nortier, « Étude sur le privilège d'immunité du IVe au IXe siècle », dans Revue Mabillon, LX, 297/298 (1984), p. 465-512. 170 Cette affirmation doit toutefois être nuancée par la comparaison du Grand cartulaire de La Sauve Majeure avec d’autres cartulaires de la même époque. À titre d’exemple, la charte B52 du cartulaire de l’abbaye de Saint-Pierre-de-Préaux, qui restitue les privilèges accordés par Alexandre III en 1169 à cette même abbaye, mentionne qu’il est nécessaire pour tous de respecter ces « libertates et immunitates », cf. Le cartulaire de Bigorre, p. 274, charte B52. Ainsi, une charte contemporaine de celles que l’on retrouve dans le Grand cartulaire établit la distinction entre libertas et immunitas, alors que les chartes relatives au même pape Alexandre dans le cartulaire de La Sauve ne le faisaient pas. Une comparaison en série de chartes similaires serait probablement nécessaire afin d’avancer une explication satisfaisante à cette observation. 171 Il s’agit des chartes 2, 13, 15, 18, 171, 624, 628, 633, 737, 839, 880, 925, 951, 1012, 1015, 1048, 1069, 1077, 1085, 1086, 1102, 1106, 1168, 1176, 1204, 1261, 1263, 1275, 1278, 1279, 1280, 1281, 1322, 1370, 1372, 1384 et 1387. 172 Ces cahiers sont ceux où le vocable libertas apparait dans plus d’une charte. Les cahiers 4, 12, 13, 15,16, 17, 20, 25, 26, 27 et 32 ne contiennent qu’une seule charte comprenant ce vocable. 67 au monastère et à toutes ses possessions futures; le cahier 10, le premier doté d’une signature, présente les privilèges que La Sauve détient sur les églises de l’évêché de Bazas et sur la Dordogne (et met ainsi fin au dossier de dix premiers cahiers qui se rapporte au diocèse de Bordeaux); le cahier 30, qui forme le pivot entre les deux systèmes de signature, regroupe les privilèges sur les églises de Saint-Léger, ainsi que toutes les confirmations royales, ajoutées ultérieurement. Le cahier 34 n’est pas situé en un lieu signifiant, mais comme il constitue presque entièrement un doublon du cahier 30, il est normal d’y retrouver les mêmes chartes173. Le cahier 19 débute quant à lui le deuxième élément codicologique, avec l’établissement de privilèges pour les églises de La Sauve en Espagne et la confirmation des privilèges des possessions françaises de La Sauve par le pape Alexandre III. Finalement, nous avons établi que même s’il y a une continuité dans l’écriture entre les cahiers 21 et 22, le cahier 21 formait à la base une entité séparée, que nous avons désignée comme étant le troisième élément codicologique. Cela explique donc la concentration de chartes de privilège dans ces deux cahiers. Il y est en effet question des privilèges de La Sauve sur ses églises anglaises et on y rappelle également les confirmations pontificales d’Alexandre III et d’Innocent IV.

On peut donc voir avec cette simple énumération que les chartes dans lesquelles se trouve la description des libertates accordées à La Sauve sont davantage concentrées en changement de section, ce qui tend à leur accorder un peu plus d’importance. De plus, notamment en ce qui concerne le premier cahier, cela permet d’établir dès l’ouverture du manuscrit les droits qui recouvrent les donations énumérées par la suite. Finalement, cela montre qu’il existe une certaine corrélation entre ces débuts et fins de sections et une perspective géographique, qui sera davantage approfondie dans la deuxième partie de ce chapitre.

Salvitas et salvamentum

La notion de sauveté, contrairement à l’immunité, n’a pas encore eu droit à une synthèse à part entière, bien qu’elle ait largement été employée par les médiévistes,

173 Nous reviendrons sur les doublons au troisième chapitre de ce mémoire. 68

notamment lorsqu’il est question du développement des villes et de la création de nouveaux noyaux d’habitats aux XIe-XIIe siècles en Aquitaine174.

Lorsqu’ils empruntent cette notion, les historiens se basent largement sur l’utilisation que lui a réservée Charles Higounet, à qui l’on doit un nombre considérable d’études sur l’occupation et l’exploitation du sol aquitain médiéval175. C. Higounet – qui s’appuyait lui- même sur les travaux de J. Flach176 – décrivait les sauvetés comme des « fondations placées sous la sauvegarde de croix qui délimitaient leur territoire, […], comme un prolongement de la paix de Dieu, un effort de l’Église pour protéger les populations rurales177 ». Il voyait d’abord en elles leur rôle dans le peuplement des campagnes des XIe et XIIe siècles. Il les considérait comme un vecteur de développement démographique et économique et leur attribuait un rôle de protection, favorable aux populations rurales, découlant d’un lien avec la paix de Dieu. Or, cela a été montré depuis, la paix de Dieu rejaillit certes sur la population, lui offrant une certaine protection, mais elle permet aussi et avant tout aux puissants de stabiliser leur domination178.

Vers la même époque que C. Higounet, Georges Duby a abordé les sauvetés de façon similaire : il les voyait avant tout comme des espaces peu invitants d’emblée, auxquels une protection particulière avait été accordée afin d’attirer de nouveaux habitants179. Patrick Boucheron et Denis Menjot, dans leur synthèse sur la ville médiévale, ont bien résumé cette façon de concevoir les sauvetés en les nommant « centres de défrichement180 ». Ces quelques auteurs dépeignent bien la manière dont cette notion a été

174 P. Boucheron, et Denis Menjot, La ville médiévale, p. 149-151. 175 Outre l’édition sur laquelle se base cette présente étude, on consultera, entre autres, un recueil de ses articles : Charles Higounet, Paysages et villages neufs du Moyen Âge, recueil d'articles de Charles Higounet, Bordeaux, Fédération historique du Sud-Ouest, 1975, 492 p. 176 J. Flach établit clairement une synonymie entre villes neuves, bourgs neufs et sauvetés : « Leurs noms varièrent selon les régions. Ici elles s’appelèrent villes neuves, bourgs neufs, sauvetés, ailleurs villes franches ou sauveterres, en Bretagne menehi, dans le midi salvetats, et plus tard, à partir du XIIIe siècle, bastides, etc. », dans J. Flach, Les origines communales, p. 159. 177 C. Higounet, Paysages et villages neufs, p. 207. 178 Myriam Soria Audebert, et Cécile Treffort, Pouvoirs, Église, société. Conflits d'intérêts et convergence sacrée (XIe-XIe siècle), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2008, p. 120. 179 Georges Duby, L'économie rurale et la vie des campagnes dans l'Occident médiéval: France, Angleterre, Empire, IXe-XVe siècles. Essai de synthèse et perspectives de recherches, Paris, Flammarion (2e éd.), 1977 (1962), p. 162. 180 P. Boucheron, et Denis Menjot, La ville médiévale, p. 150. 69 abordée par l’historiographie jusqu’à présent, c’est-à-dire d’un point de vue plutôt économique et démographique.

Sans rejeter complètement ce point de vue, nous considérons qu’il est largement incomplet, en ce qu’il marginalise le rôle des sauvetés dans la dynamique des rapports sociaux, dans l’établissement des rapports de pouvoir. Ainsi, nous pensons qu’il est nécessaire de retourner à la définition de J. Flach, datant de 1893, qui permet de repartir à la recherche de l’essentiel : « Telle est la sauveté. Ce n’est pas une immunité, c’est un asile, garanti à la fois par des peines ecclésiastiques et des peines séculières181 ». La salvitas a dès lors deux sens complémentaires, comme pour l’immunitas : elle désigne d’une part le privilège lui-même, qui consiste en une sorte de droit d’asile, et, d’autre part, elle qualifie l’espace lui-même doté de cette protection. Cette acception spatiale est d’ailleurs bien présente à travers le terme de limites (termini), qui revient fréquemment dans le cartulaire dès qu’on parle de sauveté :

« [Le comte Guillaume] donna la sécurité et la sauveté afin qu’à l’intérieur des limites de celle-ci…182 »; « À l’intérieur des limites de cette sauveté sont en sécurité chevaliers comme paysans, marchands comme tout autre homme…183 »; « …ils les déplacèrent à l’intérieur des limites de la sauveté de La Sauve Majeure…184 ».

Ces termini ne doivent toutefois pas nous amener à appréhender les sauvetés comme des territoires bien définis et clôturés. Plutôt que de les voir comme une frontière fixe et bien établie, il faut comprendre les termini comme Michel Lauwers le suggérait, c’est-à- dire comme « des séries de points repères, dont la fonction essentielle consistait à manifester des formes d'organisation sociale séculaires, vécues et reconnues comme telles par les indigènes185 ». De fait, comme le mentionnait la définition de la sauveté de

181 J. Flach, Les origines communales, p. 175. 182 « [domnus Willelmus] dedit securitatem et salvitatem ut intra terminos eius… »; GCSM, p. 47, charte 17. 183 « Intra terminos autem ipsius salvitatis securi sint sive milites sive rustici sive mercatores omnesque homines… »; GCSM, p. 49, charte 19. 184 « …mutaverunt illos infra terminos salvitatis de Silva Maiore… »; GCSM, p. 66, charte 49. 185 M. Lauwers, Naissance du cimetière, p. 35. 70

C. Higounet, les limites des sauvetés étaient marquées par des croix. Ces croix étaient bien souvent simplement établies à quelques endroits-clés des limites de l’espace à couvrir, comme des repères naturels, ce qui ne pouvait constituer des frontières bien précises.

Mais revenons à la définition de J. Flach et à nos deux acceptions de salvitas. De cette définition, rien n’indique que l’octroi de ce privilège était d’abord motivé par une volonté de développement économique, ni par un désir d’agir dans le bien de la population. Certes, le caractère d’inviolabilité attribué à cet espace attira un bon nombre d’hommes et entraîna la création d’un bourg important à La Sauve Majeure. Cependant, expliquer l’établissement d’une sauveté par ce seul corollaire nous apparait réducteur. Les moines, qui devenaient par l’addition de différents privilèges les seigneurs du lieu, gagnaient certainement financièrement à voir grossir la communauté sous leur juridiction. Les seigneurs laïcs, qui s’engagèrent à défendre la sauveté et à ne pas y prélever d’impôts et qui concédèrent tous droits judiciaires et fiscaux sur cet espace, n’en retiraient cependant aucun bénéfice d’un point de vue strictement monétaire.

Il faut dès lors dépasser cette approche économique – d’ailleurs quelque peu anachronique pour la société aquitaine du XIIe-XIIIe siècle –, et considérer davantage les implications d’un tel établissement au niveau des rapports de pouvoir, notamment entre clercs et laïcs, tel que l’a fait B. Rosenwein pour le concept d’immunité. Comme l’a montré C. Higounet, la fondation de sauvetés s’inscrit dans la lignée de la paix de Dieu : il s’agit en fait d’espaces protégés par cette paix, allant au-delà de l’aire d’asile ecclésiale186. Or, les recherches récentes concernant paix et trêve de Dieu ont bien montré que celles-ci n’étaient effectives que grâce à l’action conjointe des pouvoirs ecclésiastiques et séculiers et que ce n’était pas, comme on l’avait pensé pour l’immunité, un signe de faiblesse que l’établissement de la paix de Dieu par les grands187.

186 C. Higounet, Paysages et villages neufs, p. 207. 187 Hans-Werner Goetz, « La paix de Dieu en France autour de l'an Mil: fondements et objectifs, diffusion et participants », dans Michel Parisse et Xavier Barral I Altet, Actes du colloque Hugues Capet 987- 1987. La France de l'an Mil, Colloque tenu à Paris et Senlis les 22-25 juin 1987 Paris, Picard, 1992, p. 143. 71

La sauveté fait partie des privilèges qui sont très présents au sein du Grand cartulaire de La Sauve et qui ont été mis de l’avant afin de souligner le rapport étroit entretenu entre l’abbaye et les grands seigneurs d’Aquitaine et d’ailleurs. Un relevé systématique des vocables salvitas et salvamentum dans le cartulaire montre cette grande présence, avec plus de 57 occurrences réparties en 21 chartes188. Comme pour l’immunité, ces chartes, bien que distribuées à travers le manuscrit, sont davantage concentrées dans quelques cahiers. Certaines occurrences se rapportent cependant à des lieux qui n’ont pas nécessairement à voir avec La Sauve Majeure elle-même, mais qui sont eux aussi protégés par l’extension d’un asile ecclésial. C’est le cas des occurrences dans le cahier 4 (chartes 185 et 197), dans lequel il est question de la sauveté d’Aubiac, dans le cahier 11 (chartes 705 et 707), où on parle de la sauveté de Lagardère, et dans le cahier 29 (chartes 1229 et 1231), où on parle de sauvetés d’Espagne.

En revanche, les occurrences se rapportant à La Sauve Majeure ont une concentration beaucoup plus importante que celles de ces autres petites sauvetés. Salvitas et salvamentum surviennent ainsi 20 fois dans les deux premiers cahiers du cartulaire, dans lesquels sont établis les paramètres de la sauveté de l’abbaye ainsi que les conséquences liées à sa violation. On peut comprendre ce regroupement en début de cartulaire de la même façon que l’agglomération de chartes d’immunité: cela permettait dès le commencement du manuscrit de déterminer clairement dans quel espace s’inscriraient les donations suivantes faites au monastère. C’est pourquoi dès le cinquième folio, ce qu’on entend par sauveté ou « sauvement » est bien défini189 :

[Le comte concéda le salvamentum] afin que personne excepté l’abbé et les moines de ce lieu n’eût, dans tout l’alleu appartenant à cette même église,

188 Il s’agit des chartes 13, 15, 17, 19, 42, 43, 45, 49, 123, 185, 197, 277, 292, 705, 707, 1106, 1169, 1204, 1229, 1231et 1353. 189 Cela a été maintes fois souligné dans l’historiographie : depuis Jacques Flach jusqu’à Hélène Couderc- Barraud, en passant par Robert Boutruche, un grand nombre d’historien ont rapporté la définition donnée dans la charte 15 du Grand cartulaire de La Sauve Majeure du concept de sauveté » totum hoc allodium sit quasi una ecclesia, unum miseris asilum oppressis refugium »; J. Flach, Les origines communales, p. 179, H. Couderc-Barraud, La violence, l'ordre et la paix, p. 105; Robert Boutruche, Une société provinciale en lutte contre le régime féodal: l'alleu en Bordelais et en Bazadais du XIe au XVIIIe siècle, Rodez, Carrère, 1947, p. 81. Le mauriste dom Etienne Dulaura, auquel nous attribuons les notes marginales modernes du Grand cartulaire, a d’ailleurs noté en marge de cette charte : « Explicatur salvitas ». 72

absolument aucun droit de redevance, ou d’autorité, ni ne présumât y poursuivre quiconque, ni y céder ni y prendre quoi que ce soit, ni y porter aucune injure. Mais que tout cet alleu fût comme une église, un asile pour les malheureux, un refuge pour les opprimés.190 Comparativement à la libertas, qui soulignait les privilèges conférés aux nouveaux dons, la salvitas s’attardait donc à la particularité spatiale attribuée à ceux-ci, c’est-à-dire qu’elle les plaçait dans une extension de l’asile ecclésial et leur octroyait ainsi une sainteté191. La présence de ces chartes établissant la sauveté dès l’ouverture du codex contribuait donc, comme les chartes de fondation vues précédemment, à accentuer le caractère d’exception du lieu de La Sauve et, par extension, de ses possessions.

*** La présence de l’immunitas, de la libertas et de la salvitas dans les premiers folios du cartulaire et dans les lieux-pivots du manuscrit soulignaient ainsi l’importance du lieu de La Sauve et la situation toute particulière dans laquelle se trouverait toute donation faite à l’abbaye. Cela mettait de surcroît en évidence le rôle salutaire de l’œuvre de Gérard, qui avait permis d’instaurer un espace bien protégé contre les déprédations et la perversité du siècle. Cet effort de création d’un lieu particulier à l’écart du monde, commencé avec sa fondation en 1079, fut couronné en 1231 avec la consécration de l’église abbatiale nouvellement restaurée.

1.3 Consécration des monumenta : touche finale à la création du lieu écrit et bâti

Comme nous l’avons vu au chapitre précédent, la seconde phase de mise à l’écrit du Grand cartulaire de La Sauve Majeure est sans doute liée aux travaux de rénovation de

190 « Ut scilicet nemo praeter abbatem et monachos ipsius loci in toto allodio ad eandem aecclesiam pertinente quicquam iuris vel dominationis sive advocationis in ulla prorsus rei habeat nullus ibi quemque insectari non cedere non aliquid tollere nullamve iniuriam omnino inferre presumat sed totum hoc allodium sit quasi una ecclesia, unum miseris asilum oppressis refugium ut quicumque in eo fuerit ab omni prorsus carnali inimico securus sit. »; Grand cartulaire de La Sauve Majeure, p. 45, charte 15. 191 Nous entendons « sainteté » comme Yan Thomas la décrivait dans son étude de la loi romaine : était « dans la catégorie juridique du « saint » (sanctum) […] tout ce dont la violation était sanctionnée (sancta) d’une peine et recevait ainsi, tout comme une loi, sa sanction (sanctio) », dans Yan Thomas, « De la "sanction" et de la "sainteté" des lois à Rome. Remarques sur l'institution juridique de l'inviolabilité », dans Droits, 18, (1993), p. 141. 73 l’église abbatiale qui eurent lieu dans les années 1220. Ainsi, comme D. Méhu l’a proposé pour la rédaction du Catalogue des évêques d’Arnaud de Verdale à Maguelone, on peut penser que la continuation du Grand cartulaire s’inscrivit dans un ensemble de « mises en ordre historiographiques et institutionnelles » et que la réorganisation et l’agrandissement du manuscrit alla de pair avec la reconstruction partielle et l’élévation accrue du bâtiment ecclésial monastique192. En regard de cette double rénovation monumentale, les donations pieuses faites au monastère qui furent ajoutées au sein du cartulaire apparurent comme de nouvelles pierres contribuant à édifier l’église/Église193. Ces donations et reconstructions ne prirent toutefois tout leur sens qu’avec la consécration qui se tint en 1231 : c’est avec ce rituel qu’un nouvel espace fut réellement créé194. La cérémonie de dédicace permettait, près de 150 ans après la fondation du monastère, de réitérer son ancrage dans le paysage social et topographique de l’Entre-deux-Mers et de la chrétienté.

Une dédicace tardive

D’emblée, on peut se questionner sur l’époque tardive de cette consécration. En effet, comme l’a souligné D. Iogna-Prat, « l’église est un lieu consacré », les messes et les sacrements « ne peuvent pas être [célébrés] ailleurs que dans un lieu consacré195 ». Il est donc inconcevable que l’église abbatiale ne l’ait pas été avant 1231 : comme pour tout édifice ecclésial, il a dû se dérouler une cérémonie de dédicace dès sa fondation, en 1079. Or, il n’y a aucune trace d’un tel événement dans les chartes de fondation, autre que la mention de la venue de l’archevêque de Bordeaux ainsi que de tous les évêques des alentours à La Sauve196. La seule consécration relatée au sein du cartulaire est celle de 1231, dirigée par l’archevêque Géraud de Bordeaux197. Il faut donc en comprendre que

192 D. Méhu, « Au-delà de l'archéologie, de l'histoire des textes et de l'histoire de l'art: Les discours des "monuments" de la cathédrale de Maguelone du XIIe au XIVe siècle », dans Cahiers de civilisation médiévale, 53, (2010), p. 43. 193 Ibid., p. 49. 194 Dominique Iogna-Prat, La Maison Dieu. Une histoire monumentale de l'Église au Moyen Âge, Paris, Le Seuil, 2006, p. 366. 195 Ibid., p. 412-426. 196 GCSM, p. 34, charte 2. 197 GCSM, p. 836-844, chartes 1456-1479. 74

cette cérémonie avait une certaine importance puisqu’elle éclipsait complètement la première et qu’on avait cru bon de l’inclure dans le cartulaire de l’établissement.

On peut par ailleurs s’interroger sur la nécessité de cette seconde dédicace. On a vu précédemment qu’un lieu consacré anciennement, même en état de ruines, conservait sa sacralité et appelait simplement à la rénovation. Malgré cela, on a cru bon à La Sauve d’effectuer un renouvellement de cette consécration un siècle et demi après la première. En fait, comme l’a bien montré Michel Lauwers, « en dépit de son caractère indélébile, il arrivait souvent que la consécration fût réitérée, généralement à l'occasion d'un réaménagement ou d'une reconstruction de l'église198 ». Selon les préceptes de Guillaume Durand, grand théoricien du XIIIe siècle, il fallait pour cela que les rénovations du bâtiment aient causé une modification de sa forme, puisqu’on concevait que l’essence des choses résidait dans celle-ci199. Ainsi, un changement de forme impliquait un changement d’essence, ce qui engendrait nécessairement le besoin de réitérer la consécration.

On pourrait donc en conclure que les agrandissements apportés à l’église abbatiale durant les années 1220 étaient considérés comme assez importants pour qu’ils imposent un renouvellement de la dédicace. L’historien de l’art Jacques Gardelles, qui s’est intéressé de près à l’architecture du monastère de La Sauve et qui a tenté de rétablir la chronologie de sa construction, a proposé que les ruines actuelles de l’abbatiale proviendraient en fait d’une seconde église conventuelle et non de la première200. De la première église construite sous l’abbatiat de Gérard de Corbie, il ne resterait plus rien, et les vestiges romans dateraient plutôt des années 1120-1130, années où l’abbé Pierre d’Amboise œuvra particulièrement au rayonnement du monastère et à la glorification du lieu201. À cette église du premier quart du XIIe siècle, on aurait apporté cent ans plus tard des modifications considérables : « mise en place de voûtes d’ogives sur [les] deuxième et troisième travées [du collatéral méridional], et érection du grand clocher qui est installé au-dessus de sa quatrième travée dont la

198 M. Lauwers, Naissance du cimetière, p. 85. 199 Guillaume Durand, Rationale divinorum officiorum I, VI, 34-36. 200 Jacques Gardelles, « L'abbaye de La Sauve Majeure », dans Congrès archéologique de France, Bordelais et Bazadais, 145e session tenue à Paris en 1987 Paris, Société française d'archéologie, 1990, p. 240. 201 J. Lacoste, « La sculpture romane de la Sauve-Majeure et ses origines », p. 118. 75 structure fut remaniée depuis le sol afin de la renforcer202 ». On voit donc que la transformation de l’église put réellement être assez remarquable pour qu’il fût nécessaire de la consacrer de nouveau.

Cependant, quand bien même les changements eussent été minimes, il est fort concevable que cette nouvelle consécration aurait tout de même eu lieu. En effet, comme l’a suggéré M. Lauwers, « la consécration fut […] pour l’institution ecclésiale un formidable outil d’implantation locale et de conquête de l’univers203 ». Puisqu’un lieu consacré était considéré comme inaliénable et éternellement sous la domination de Dieu et donc de l’Église, la consécration devenait un puissant instrument de localisation ecclésiale et d’appropriation de l’espace204. En outre, elle œuvrait également au niveau des rapports de pouvoir : les études récentes ont bien montré qu’une cérémonie de dédicace, par le rituel mis en place et les personnes y participant, servait à instituer des liens entre les personnages importants de la région et ainsi établir et révéler la hiérarchie sociale205.

De cette façon, on peut lire dans la première charte de consécration qu’« une fois réunis un honorable collège d’évêques, d’abbés, de clercs et de grands, ainsi qu’une grande force du peuple, [Géraud, archevêque de Bordeaux, avec l’aide d’Amanieu, archevêque d’Auch, ont] pris soin de consacrer rituellement et solennellement ladite église en l’honneur de sainte Marie toujours vierge206 ». La mise en évidence de la présence de tous ces individus, petits et grands, lors de la cérémonie de consécration permettait de montrer que tous reconnaissaient non seulement l’existence, mais la sacralité de La Sauve. De plus, le fait que les chartes de consécration commencent avec cette charte-ci, écrite au nom de

202 Ibid. 203 M. Lauwers, Naissance du cimetière, p. 85. 204 Ibid. et Michel Lauwers, « Consécration d'églises, réforme et ecclésiologie monastique. Recherches sur les chartes de consécration provençales du XIe siècle », dans D. Méhu (dir.), Mises en scène et mémoires de la consécration de l'église dans l'Occident médiéval, Turnhout, Brepols, 2007, p. 130. 205 On se reportera entre autres au collectif dirigé par D. Méhu, mentionné dans la note précédente. On consultera notamment la contribution de M. Lauwers, « Consécration d'églises, réforme et ecclésiologie monastique », p. 95. Il y mentionne que « la consécration d'une église et a fortiori le récit de cette consécration […] sanctionnent une restauration, un transfert d'autorité, un réaménagement – des lieux de culte et des groupes sociaux tout à la fois ». 206 « …adunatis nichilominus honorabili episcoporum, abbatum ac clericorum procerumque collegio et plebium valetudine copiossa, dictam ecclesiam in honore beate Marie sempervirginis curavimus [Géraud et Amanieu] rite ac sollempniter proconsecrare »; GCSM, p. 837, charte 1456. 76

Géraud, archevêque de Bordeaux, permet de mettre ce dernier en valeur, lui donnant la place d’honneur. En fait, si l’on se penche sur le dossier de chartes de consécration, on se rend vite compte que chacune se réfère à un personnage, qu’elle situe dans son rang hiérarchique. Ainsi, si la charte 1456 met l’archevêque de Bordeaux en prééminence, la charte 1457 concerne Amanieu, l’archevêque d’Auch. Après les archevêques, on nomme tous les évêques présents, qui ont à leur tour confirmé les indulgences octroyées aux visiteurs lors de la consécration ou de l’anniversaire de la consécration de l’abbatiale : vient d’abord Hélie, évêque de Saintes, puis les évêques d’Angoulême, de Bigorre, de l’Aire-sur- l’Adour, de Couserans, de Lectoure et de Bazas. Finalement, les chartes 1465 à 1467, qui mettent fin aux deux premières pages de chartes de consécration, concernent à nouveau les archevêques Géraud et Amanieu.

La troisième et dernière page des chartes de consécration regroupe les personnages laïcs : la charte 1468 est écrite à la première personne, au nom de Raymond, comte de Toulouse, qui offre sa protection à tout homme se rendant à La Sauve pour la consécration ou l’anniversaire de la consécration de l’église abbatiale. La charte suivante mentionne qu’Hugues de Lusignan, comte de la Marche et d’Angoulême, offre ce même sauf-conduit, puis vient Archambaud, comte de Périgord. Après les comtes suivent tous les seigneurs de moindre envergure : Hélie Rudel, seigneur de Bergerac et de Gensac, Amanieu d’Albret, Hugues, seigneur de Tayac, Pierre de Gabarret, vicomte de Bezaume, Geoffroy de Rancon, seigneur de Taillebourg, et Gérard Rudel, seigneur de . Cette liste de notables laïcs est complétée par deux officiers : Henri, sénéchal de Gascogne, et le maire de la commune de Bordeaux.

L’énumération de tous ces personnages éminents, laïcs comme ecclésiastiques, permettait en conséquence d’insérer l’abbaye au sein d’un réseau social considérable et prestigieux. Ces personnages, par leur reconnaissance de la consécration du monastère et leur concession d’indulgences ou de sauf-conduits, accordaient donc une singularité au lieu de La Sauve et acceptaient de facto sa place prééminente. Comme M. Lauwers l’avait vu

77 pour les chartes de consécration de Saint-Victor, l’écriture de ces chartes dans le Grand cartulaire permettait donc d’assurer une certaine stabilité à l’ordre social207.

La consécration : dernière pierre de l’édifice

Par ailleurs, non seulement faut-il noter l’inclusion de cet événement générateur d’espace dans le Grand cartulaire, mais il faut également savoir qu’il en occupe les tout derniers folios. En effet, les faits relatifs à la consécration de l’église abbatiale en 1231 sont rapportés dans les 25 dernières chartes, regroupées sur les trois dernières pages du codex. Cela dit, si ces chartes sont aujourd’hui à la fin du manuscrit, elles ne l’étaient peut-être pas lors de leur inscription dans celui-ci. Elles sont écrites sur les derniers folios du cahier 35 et nous avons vu que celui-ci s’est fort probablement retrouvé vers le milieu du cartulaire lorsque les derniers cahiers furent ajoutés lors de la seconde période de transcription des années 1230 (voir le tableau 5). Cependant, comme il s’agit de chartes relatant un événement de 1231, il est également possible qu’elles datent d’un moment postérieur au placement des cahiers dans leur ordre actuel et qu’elles aient par conséquent été transcrites en toute fin du cartulaire dès leur insertion dans celui-ci.

Au total, toute séduisante soit l’idée que la fin chronologique et codicologique208 du cartulaire ait été couronnée par l’écriture des chartes de consécration de l’église abbatiale, rien ne nous indique assurément ni quand elles y ont été incluses ni où se trouvait leur cahier lors de leur transcription. Il ne nous est par conséquent pas permis de faire d’observations quant à leur situation initiale dans le cartulaire, mais il est tout de même nécessaire de souligner leur emplacement présent. Il serait en effet étonnant que leur situation en toute fin de manuscrit ne relève que du hasard, alors qu’il est question dans ces chartes d’un événement de si grande importance pour le monastère. Cette position conclusive participerait au même rôle d’inscription spatiale et sociale que les récits de fondation et l’octroi de privilèges en ouverture du codex et complèterait ainsi de manière tout à fait exceptionnelle ce monument écrit. En effet, la situation finale des chartes de

207 M. Lauwers, « Consécration d'églises, réforme et ecclésiologie monastique », p. 130. 208 Faute d’une expression plus adéquate, nous désignons par « fin chronologique » la touche finale en termes d’ajouts au cartulaire et par « fin codicologique » les actes écrits dans les dernières pages du document. 78

dédicace permet de considérer toutes ces donations au monastère compilées dans le cartulaire comme un seul ensemble de dotations, comme s’ils constituaient la dos ecclesiae. Il était en effet un devoir d’offrir des présents en l’honneur d’une consécration, comme on aurait offert une dot lors d’un mariage209. Ces biens et ces lieux formant la dot de l’église se trouvaient irrévocablement attribués à Dieu par la cérémonie de consécration210. Ce rite, grâce à son pouvoir de transformation, faisait du lieu consacré la demeure de Dieu et des terres sous sa domination des lieux particuliers, hors du monde211. De là, les donations contenues dans le cartulaire, auxquelles les récits de la consécration de 1231 donnaient l’apparence de la dos ecclesiae, gagnaient en sainteté et en immutabilité.

Ainsi, alors que le manuscrit s’ouvrait avec l’arrivée de Gérard et la fondation du monastère, il se referme sur la réelle naissance de son église et sa reconnaissance par les grands et par le peuple lors de sa dédicace.

***

Bien qu’il ne s’applique pas à l’ensemble des chartes du Grand cartulaire de La Sauve, on a pu voir qu’un certain classement thématique a été élaboré, classement qui a pu contribuer à révéler la place que l’abbaye occupait en Entre-deux-Mers et même plus largement en Aquitaine et dans la chrétienté. De fait, la concentration des chartes de fondation, de privilèges et de consécration en certains points-clés du cartulaire – au commencement, aux changements d’éléments codicologiques, ainsi qu’en conclusion –, permet de réitérer tout au long du manuscrit la sacralité du lieu d’établissement du monastère, ainsi que la sainteté des dons qui lui ont été faits et dont le souvenir a été garanti par l’écriture du cartulaire. Néanmoins, cette mise en ordre ne concerne qu’une faible minorité des chartes du manuscrit, la plupart obéissant à un ordonnancement de nature topographique plutôt que thématique, mais qui contribue lui aussi à ancrer l’abbaye dans l’arrière-pays bordelais et faire valoir son rayonnement à travers l’Occident médiéval.

209 M. Lauwers, Naissance du cimetière, p. 60. 210 Ibid., p. 31. 211 Ibid., p. 67. 79

2. Ordonnancement topographique des chartes : La Sauve Majeure comme pôle bienfaisant de la chrétienté

Comme l’ont souligné Paul Bertrand et Xavier Hélary en introduction de leur contribution au congrès de la SHMES de 2006 qui avait pour thème la construction de l’espace au Moyen Âge, l’intérêt nouveau porté aux cartulaires depuis deux décennies a notamment donné lieu à des études priorisant la question spatiale dans ce type de manuscrit212. Malgré les reproches qu’ils font à ce type d’approche – ils soutiennent qu’étant donné que le but premier d’un cartulaire n’est pas de construire un espace, l’idée selon laquelle « l’organisation des actes copiés dans le cartulaire correspond à une structuration spatiale consciemment mise en œuvre par la personne ou l’institution auteur du cartulaire […] lisse exagérément la réalité213 » –, ils en viennent tout de même à la conclusion que « tout cartulaire tend à définir un espace particulier, celui d’une domination, géographique ou humaine; un espace qui, assez souvent, s’incarne lui-même dans la réalité du manuscrit214 ». Ainsi, l’unique remise en perspective des conclusions de la thèse de P. Chastang convient tout de même avec lui de l’importance de l’espace dans ce type de manuscrit. Nous nous sommes donc tout naturellement penchée sur cette question, nonobstant l’indication donnée par les éditeurs du Grand cartulaire selon laquelle « le regroupement [des chartes] par région géographique n’est pas […] totalement inexistant mais il est très élémentaire215 ». Ce jugement est injustifié : comme nous le verrons, une analyse approfondie de la mise en ordre topographique des chartes, à partir du lieu mentionné dans leur rubrique, permet de mettre en lumière différentes organisations spatiales se superposant à travers le cartulaire. D’une part, nous verrons que l’ordre des donations a été moulé sur celui des prieurés de La Sauve. D’autre part, les prieurés eux- mêmes sont regroupés dans des cahiers qui se conforment au tissu diocésain, créant ainsi un jeu de réflexion entre les cellules constitutives de l’espace cartularial et celles de l’espace chrétien. De cette manière, les concepteurs du Grand cartulaire permettaient un repérage

212 P. Bertrand, et Xavier Hélary, « Constructions de l'espace dans les cartulaires », p. 193. 213 Ibid. 214 Ibid., p. 207. 215 A. Higounet-Nadal, GCSM, p. 25. 80

facilité des chartes qu’il contenait tout en inscrivant l’abbaye et ses possessions dans l’Église universelle.

Quelques considérations méthodologiques

Comme nous l’avons mentionné, nous avons utilisé les lieux mentionnés dans les rubriques des chartes afin de mettre en lumière l’organisation topographique de celles-ci. En effet, si les scribes ont voulu mettre en place une structure quelconque au sein du texte, c’est à travers ces noms de lieux, mis en évidence par leur emplacement en tête d’acte et par la couleur rouge de leur encre, qu’elle pourra se révéler. D’ailleurs, l’essentiel des chartes rubriquées comportent un nom de lieu, que ce soit un lieu-dit, une paroisse, une ville ou même un pays. On dénombre en effet 978 chartes dotées d’un titre rubriqué, au sein desquelles 804, soit 82,2 %, contiennent un lieu. Cela légitime donc largement l’utilisation de ce critère afin de révéler l’ossature spatiale du manuscrit.

On pourrait remettre en question l’utilisation des rubriques pour déterminer l’organisation des chartes sur la base que plus de 505 d’entre elles, soit plus du tiers du cartulaire, n’en sont pas munies. Cependant, la prise en compte de l’emplacement de ces chartes sans titre rubriqué nous permet de conserver ce critère de classement. On peut en effet observer que de ces 505 chartes, plus de 207 (41,0 % des chartes sans rubrique), sont localisées dans les éléments codicologiques II et III, c’est-à-dire ceux qui tiennent de la seconde phase de transcription. De plus, dans les éléments codicologiques I, IV et V, 200 chartes sans rubrique ont été ajoutées en marge ou d’une main différente dans le corps du texte, et ne relèvent donc pas de la première période d’écriture. De là, on peut établir que l’emploi des noms de lieux rubriqués est tout à fait valable pour établir l’organisation des chartes relevant de la première étape d’écriture – soit les 880 chartes des cahiers 1 à 17 et 29 à 35 ayant été écrites à l’intérieur des zones de justification par les mains A ou C –, puisque seulement 98 d’entre elles (11,1 %) ne présentent pas de rubrique et 126 (16,1 % des chartes avec rubrique) ne contiennent pas de noms de lieux rubriqués.

Cette localisation des chartes de la première étape de conception du Grand cartulaire se base donc sur un corpus de 656 chartes. Pour différentes raisons, on se rend vite compte que celles-ci ne sont cependant pas toutes localisables. De fait, les noms de lieux peuvent

81 comporter diverses ambiguïtés qui resteront malheureusement impossibles à résoudre. Le premier obstacle que l’on rencontre dans une telle démarche est l’utilisation de lieux-dits par les scribes du Moyen Âge : si la connaissance de certains a pu survivre aux siècles et se transmettre jusqu’à aujourd’hui, souvent en s’officialisant, d’autres sont tombés dans l’oubli, ce qui rend dès lors impossible leur localisation dans le cadre d’un tel travail216.

Le deuxième problème qui peut survenir est la disparition de villages ou de paroisses entre le XIIIe et le XVIIIe siècle, soit entre l’écriture du cartulaire et la réalisation de la carte de Cassini, qui sert de base à cette entreprise de localisation217. De fait, la région de La Sauve a été durement touchée par la guerre de Cent Ans et la peste au XIVe siècle, ce qui a causé la désertion de certains villages, qui se sont tout simplement éteints218. Certains lieux peuvent donc très bien avoir été mentionnés par les scribes des XIIe et XIIIe siècles et ne plus avoir existé quelques siècles plus tard219.

Dans un troisième et dernier temps, l’ambiguïté des noms eux-mêmes peut aussi rendre très ardue la localisation de certains lieux. Il arrive en effet que certains noms – notamment ceux de paroisses – existent en plusieurs endroits différents. Cette homonymie empêche par conséquent de déterminer à quel emplacement les chartes renvoient exactement220.

216 On peut donner – à simple titre d’exemple – les chartes 129 et 130 (fol. 23), ou encore 149 (fol. 25), qui désignent respectivement les terres nommées Orzvilla et Las Arreiras. 217 La carte de Cassini est aujourd’hui librement accessible grâce à sa mise en ligne effectuée par une équipe mixte de l’EHESS, du CNRS, de la BNF et de l’INED. On peut la consulter facilement sur la page suivante : « Navigation », Territoires et Population, deux siècles d’évolution. Des villages de Cassini aux communes d’aujourd’hui, http://cassini.ehess.fr/cassini/fr/html/1_navigation.php (page consultée le 15 mai 2013). Elle est aussi consultable sur le site du projet Géoportail de l’Institut national de l’information géographique et forestière (IGN): Géoportail, http://www.geoportail.gouv.fr (page consultée le 15 mai 2013). 218 Michel Bochaca, et Hervé Guiet, « Organisation de l'espace dans la région de la Sauve-Majeure : fin XVème - début XVIe siècles », dans L'Entre-deux-Mers et son identité, p. 249. 219 Encore une fois, à titre d’exemple, on peut prendre les chartes 33 (fol. 9v-10) ou 60 (fol. 14), qui nomment respectivement les paroisses de Sermignan et de Galifont. 220 À titre d’exemple, il existe des paroisses Saint-Saturnin en Charente, en Charente-Maritime et dans les Landes, mais il est n’est pas possible de décréter indubitablement à laquelle la charte 780 (fol. 100v) fait référence. 82

Néanmoins, ces lieux non localisables ne constituent qu’une minorité des 656 chartes dont la rubrique comporte un élément topographique (14,9 %)221. Dès lors, il est raisonnable de penser que ce petit groupe suit la même logique d’organisation que la majorité des autres chartes les entourant et tout de même procéder à cette démarche de localisation pour la partie « initiale » du Grand cartulaire de La Sauve.

2.1 Une armature prieurale pour l’organisation des chartes

Le premier impératif dans la recherche d’une logique topographique est de distribuer ces 656 chartes sur une carte géographique. Pour ce faire, nous avons choisi d’utiliser un fond de carte des évêchés et des communautés religieuses de l’an mil, tiré de l’ouvrage de Michel Parisse222. Les cartes 1 et 2 illustrent cette distribution des chartes dans les deux régions principales où elles se situent, c’est-à-dire dans l’espace aquitain et bléso- champenois223. Les seules chartes relevant de la première période de transcription qui n’ont pas été placées sur ces cartes sont celles du cahier 29, qui concernent toutes les diocèses de Huesca et de Saragosse dans la Péninsule ibérique, ainsi que les chartes 1354 à 1363 du cahier 33, qui se rapportent au Lincolnshire, en Angleterre.

La première observation que l’on peut faire à l’égard de ces cartes est qu’il semble y avoir une nette concentration de chartes – et donc de donations ou d’échanges avec le monastère – dans la région de l’Entre-deux-Mers, cette pointe de terre située entre la Garonne et la Dordogne (carte 1). Cela va un peu de soi étant donné que le monastère en occupe le centre : il est donc normal que son influence s’y exerce de façon plus importante et que le réseau d’échanges y soit tissé plus serré. Il faut toutefois nuancer cette observation puisque ces cartes ne prennent en compte que les lieux différents, et non pas le nombre de

221 Nous avons compté 98 chartes dont le lieu mentionné en rubrique est non localisable sur un total de 656 chartes dotées d’un nom de lieu en rubrique. Cela donne donc 14,9 % de chartes que nous ne parvenons pas à situer grâce au lieu de leur rubrique. Pour ces 656 chartes dotées d’un lieu en rubrique, on dénombre 211 noms de lieux différents, dont 37 sont non localisables. Dans l’absolu, il y a par conséquent 17,5 % de noms de lieux que nous ne pouvons pas situer. 222 Michel Parisse, Atlas de la France de l'an mil : état de nos connaissances, Paris, Picard, 1994, p. 43 et 99. Les cartes employées pour servir de fond à nos cartes s’intitulent « Espace aquitain et gascon : communautés religieuses » et « Espace capétien et bléso-champenois : communautés religieuses ». 223 Les cartes sont regroupées en annexe 2. 83 chartes pouvant se référer à un même lieu. La carte 1 suggère néanmoins une concentration de chartes plus élevée à cet endroit.

La seconde remarque que l’on peut émettre est qu’à première vue, il ne semble pas exister de logique quelconque dans l’ordre des chartes : celles-ci semblent plutôt apparaître de façon aléatoire et leur ordre ressemble davantage à un enchevêtrement incohérent de lignes plutôt qu’à un circuit bien tracé et organisé.

Cependant, si l’on ajoute à ces cartes les prieurés de La Sauve, dans l’ordre où ils surviennent dans le cartulaire, on voit apparaître une corrélation entre l’ordonnancement des chartes et celui des prieurés (cartes 3 et 4). Ils suivent en effet un parcours correspondant : en Aquitaine, ils décrivent d’abord un circuit en sens horaire autour de l’abbaye en Entre-deux-Mers, puis couvrent tout l’archidiocèse de Bordeaux en s’éloignant vers l’est, le nord-est, le sud, puis le nord-ouest avant de revenir près de l’abbaye. Dans le nord de la France, ils commencent près d’Orléans puis s’éloignent vers le nord-est, où ils décrivent un circuit vers l’est avant de revenir en sens inverse jusqu’à Néronville dans le diocèse de Sens. Ce rapprochement entre prieurés et chartes de donation pourrait possiblement être précisé par une analyse textuelle des chartes, c’est-à-dire que nous pourrions probablement affirmer avec plus d’exactitude le lien pouvant être établi entre prieurés et lieux rattachés à La Sauve à l’aide du contenu des chartes. Les redevances à payer, les conflits à régler entre laïcs et moines, ou encore les dons effectués auprès de prieurés, toutes ces occasions pourraient révéler des liens particuliers établis entre des prieurés de La Sauve et les lieux de certaines chartes. Il s’agit toutefois là d’une étude lourde à mener et nous considérons que pour le sujet qui nous préoccupe ici – à savoir, comprendre l’organisation globale des chartes du Grand cartulaire lors de sa première période de rédaction –, il n’est pas primordial de creuser davantage cette question. La carte géographique est en effet suffisamment éloquente pour nous laisser affirmer que l’ordre des chartes des premiers cahiers du Grand cartulaire correspond globalement à celui des prieurés.

Deux hypothèses principales peuvent être déduites de cette observation. Cela peut d’abord signifier que les chartes ont été copiées dans un ordre permettant une meilleure

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gestion des possessions abbatiales. Leur administration pouvait ainsi être facilitée par cette mise en ordre de forme pyramidale : l’abbaye, au sommet, ouvrait le cartulaire, puis les chartes s’éloignaient sur une large base de donations locales en se moulant sur la structure prieurale. Cette proposition repose cependant sur l’hypothèse que la production d’un cartulaire voulait répondre à des besoins de gestion, ce que les historiens ont souvent pris pour acquis sans toujours se donner la peine de bien le démontrer.

Encore tout récemment, P. Bertrand et X. Hélary affirmaient que les cartulaires étaient apparus afin de « contrebalancer les effets pervers de l'explosion documentaire et la masse de chartes entrant au chartrier224 ». Ils considéraient ainsi qu’avant toute autre chose, les cartulaires permettaient un accès plus facile aux chartes de l’abbaye, qu’ils permettaient de « retrouver » les documents avec moins de peine, notamment grâce à leurs tables et index225. Ils appuyaient ces affirmations sur la définition du cartulaire offerte par Benoît- Michel Tock, Jacques Pycke et Olivier Guyotjeannin, dans leur volume consacré à la diplomatique médiévale. Ceux-ci affirmaient qu’un cartulaire désigne « toute transcription organisée (sélective ou exhaustive) de documents diplomatiques, réalisée par le détenteur de ceux-ci ou pour son compte, afin d’en assurer la conservation et d’en faciliter la consultation226 ». Cette définition nous apparait largement hypothétique dans la mesure où il n’a pas été démontré qu’un cartulaire était conçu dans le dessein d’une consultation de ses chartes. À simple titre de contre-exemple, le Grand cartulaire de La Sauve ne présente ni index, ni table des matières, et ses pages n’étaient pas foliotées à l’origine : ce sont tous là des éléments qui ne jouent pas en faveur d’une consultation très aisée. Néanmoins, la multitude de traces laissées par des lecteurs médiévaux dans les marges ou dans le corps même du texte des cartulaires – ajouts, ratures, annotations, signets, manicules, dessins, sur lesquels nous nous pencherons au troisième chapitre –, laissent certainement deviner

224 P. Bertrand, et Xavier Hélary, « Constructions de l'espace dans les cartulaires », p. 194. 225 Ibid. 226 Olivier Guyotjeannin, Jacques Pycke, et Benoît-Michel Tock, La diplomatique médiévale, Turnhout, Brepols, 3e éd., 2006 (1993), p. 277. (La mise en forme en italique d’une partie de la citation est de notre fait.) 85 qu’une certaine utilisation en était faite227. C’est pourquoi ils sont si rapidement rangés dans cette catégorie un peu floue et controversée de « documents de la pratique » ou « écrits pragmatiques228 ».

Notre objectif n’est pas de rejeter catégoriquement la possibilité que les cartulaires aient joué un certain rôle de gestion. Néanmoins, cette classification nous semble un peu trop prompte et contraignante. L’observation que nous avons faite de la correspondance entre l’ordre des chartes et celle des prieurés pourrait contribuer à éclairer la question. En effet, cette corrélation montre que les scribes ont construit le cartulaire de façon à ce que ses chartes soient organisées spatialement en fonction du monastère et de ses prieurés. À travers l’organisation du cartulaire, les scribes dépeignaient l’espace extérieur au monastère comme ils l’appréhendaient, à savoir comme une constellation de terres et d’autres biens dont l’ordre reposait sur une orchestration abbatiale et son organisation prieurale. Ce qui correspond tout à fait avec les représentations de l’espace au Moyen Âge, selon ce qu’en dit l’historien Alain Guerreau. Celui-ci a proposé que l’espace était considéré au Moyen Âge comme un ensemble hétérogène de lieux formant des pôles plus ou moins importants structurant le système social229. L’abbaye de La Sauve devenait de ce fait le pôle structurant majeur et les prieurés des points nodaux intermédiaires entre les donateurs et l’abbaye. On peut dès lors concevoir le Grand cartulaire comme une représentation scripturaire d’un espace social. Il apparait comme le rassemblement d’une « somme de loci, mentionnés dans les chartes », rassemblement qui « permet à la fois d’affirmer les relations qui unissent le centre de l’institution aux périphéries qu’elle domine, et […] d’évoquer le mode d’insertion de la “cellule” locale au sein de l’Église universelle230 ». Cette insertion de l’abbaye dans le monde chrétien apparaissait cependant plus clairement dans un autre niveau de la logique spatiale du cartulaire, celui lié à la trame diocésaine.

227 Le GCSM est un exemple tout à fait typique de ces cartulaires lourdement transformés par leurs utilisateurs. 228 Pour un approfondissement de la question entourant le concept d’» écriture pragmatique », on consultera le compte rendu de la journée d’étude d’histoire textuelle du LAMOP tenue en avril 2012 : Sébastien Barret, et Dominique Stutzmann, « L’écriture pragmatique (1). Objet historique et problématique », dans Paléographie médiévale, publié en avril 2012, http://ephepaleographie.wordpress.com/ 2012/04/18/lecriture-pragmatique-1-concept-dhistoire-medievale/ (page consultée le 15 mai 2013). 229 A. Guerreau, « Quelques caractères spécifiques de l’espace féodal européen », p. 87-88. 230 P. Chastang, « Cartulaires, cartularisation et scripturalité médiévale », p. 29. 86

2.2 Cahiers et diocèses : assimilation des éléments constitutifs du cartulaire et de l’Église

Le positionnement des chartes du Grand cartulaire sur une carte géographique à partir de leur rubrique a permis de constater qu’elles se fondent sur un cadre prieural, ce qui laisse entrevoir les rôles de gestion et de représentation qu’a pu jouer ce manuscrit. Cependant, si l’on reprend les cartes 3 et 4, l’ordre des prieurés eux-mêmes semble sinon aléatoire, du moins bien incohérent. Or, lorsqu’on articule leur observation à celle des limites des diocèses, on peut déjà soupçonner un lien entre leur ordre et leur appartenance diocésaine. En effet, la carte 3 montre bien que les premiers prieurés nommés sont ceux du diocèse de Bordeaux, puis ils se concentrent dans le diocèse de Bazas, avant de continuer dans celui d’Agen, de Périgueux, d’Auch et de Saintes, pour enfin revenir dans celui de Bordeaux avec les prieurés contenus dans le quinzième cahier. La carte 4 continue avec la suite du cartulaire et montre que les prieurés suivants sont réunis dans l’archidiocèse de Sens, puis s’étendent dans l’archidiocèse de Reims avant de revenir dans le diocèse de Sens.

Ce lien entre l’ordre des prieurés – et de l’ensemble des chartes par le fait même – et leur situation diocésaine ne s’arrête toutefois pas là. L’examen des cahiers nous montre en effet qu’il existe un rapport étroit entre le cahier du cartulaire dans lequel les chartes ont été placées et le diocèse auquel le lieu de leur rubrique appartient. Ainsi, à l’exception de quelques rares cas, on remarque que les chartes des cahiers 1 à 10 font référence à des lieux situés dans le diocèse de Bordeaux, que celles du cahier 11 sont comprises dans le diocèse de Bazas, celles du cahier 12 dans le diocèse d’Agen, celles du cahier 13 dans le diocèse de Périgueux, celles du cahier 14 dans l’archidiocèse d’Auch et celles du cahier 15 dans les diocèses de Saintes et de Bordeaux. Les chartes du cahier 16 se rapportent à l’archevêché de Sens – d’abord à l’évêché d’Orléans, puis de Sens –, celles des cahiers 30 à 34 à l’archevêché de Reims – elles effectuent un circuit dans les évêchés de Soissons, de Laon, de Châlons et de Reims –, puis celles du cahier 35 reviennent dans le diocèse de Sens. À cela, il faut ajouter les chartes qui n’apparaissent pas sur ces cartes, mais qui font partie de notre corpus de chartes localisables par leur rubrique : celles du cahier 29, qui concernent les diocèses d’Espagne, et celles de la seconde moitié du cahier 33, qui se rapportent à

87 l’Angleterre. Il est donc bel et bien évident que, lors de la première phase de rédaction du cartulaire, une étroite corrélation existait entre ses cahiers et l’organisation diocésaine.

Cette même observation a été effectuée par Monique Zerner dans l’étude du grand cartulaire de Saint-Victor de Marseille231. Comme dans son cas, nous pouvons noter que les copistes ayant confectionné le Grand cartulaire de La Sauve ont parfois joué avec la longueur des cahiers afin de respecter cette organisation et ce regroupement diocésain par cahier232. Le cahier 11 est un bel exemple : au quaternion de base, les copistes ont ajouté un cinquième bifolio afin de réunir dans un même cahier toutes les chartes du diocèse de Bazas. À l’inverse, les cahiers 14 et 15 sont des ternions, ce qui montre que trois bifolios devaient suffire pour contenir l’ensemble des chartes relatives à l’archevêché d’Auch et au diocèse de Saintes.

De ce rapport resserré entre cahiers et diocèses, on peut tirer les deux mêmes hypothèses que celles relatives à la structure prieurale des chartes. D’une part, on peut penser que les scribes ont classé les chartes et prieurés de telle sorte que la gestion des possessions monastiques soit facilitée grâce à la correspondance entre les cahiers et les diocèses. Le regroupement des prieurés d’une même région dans un même cahier pouvait ainsi permettre un repérage plus rapide lors de l’utilisation du cartulaire, surtout dans un codex qui ne possédait ni table des matières, ni foliotation comme le Grand cartulaire de La Sauve. Nous pensons toutefois que cette explication n’est pas tout à fait suffisante et doit être complétée par la seconde hypothèse. Ainsi, le rapprochement des cahiers du cartulaire avec l’organisation diocésaine pourrait d’autre part revêtir une signification appartenant à la sphère des représentations autant qu’à celle de la gestion matérielle. Cette correspondance serait révélatrice du désir des moines d’insérer La Sauve dans la structure principale de l’espace chrétien. Cela faisait apparaître le monument cartularial comme un reflet de l’Église, par cette concordance entre leurs parties constitutives respectives, cahiers et diocèses.

231 M. Zerner, « L'élaboration du grand cartulaire de Saint-Victor de Marseille », p. 168-169. 232 Voir le tableau 1 au premier chapitre et l’annexe 1 pour les variations de longueur des cahiers. 88

En outre, en utilisant la structure institutionnelle de l’Église et en veillant à établir l’abbaye comme point de départ de la mise en ordre des chartes, ils inscrivaient celle-ci comme nœud crucial du maillage épiscopal et lieu fondamental de la chrétienté. L’abbaye devenait ainsi la matrice d’un rayonnement bienfaisant, dont l’influence couvrait d’abord l’Aquitaine, mais traversait la Loire, les Pyrénées et la Manche pour irradier jusqu’en pays bléso-champenois, en Angleterre et en Aragon. Comme il en a été question dans le premier chapitre, cette accentuation de l’action bienfaisante du monastère à travers la première étape de confection du Grand cartulaire est sans doute liée à la demande de canonisation de son fondateur effectuée à la même époque. Ainsi, en faisant valoir l’aire sur laquelle l’abbaye jetait sa lumière, les copistes exaltaient l’œuvre de Gérard de Corbie.

***

Au total, on a pu voir que, contrairement à ce que pensaient ses éditeurs, le Grand cartulaire est organisé de façon rigoureuse, articulant des logiques thématique et topographique qui accentuent toutes deux l’importance de La Sauve comme pôle tutélaire.

Dans l’analyse de la logique topographique, nous ne nous sommes intéressée qu’aux lieux présents dans les rubriques des chartes de la première période de mise à l’écrit. Une étude plus approfondie resterait à faire afin d’observer si la seconde étape de confection du cartulaire respecte cette même logique.

La mise en lumière de l’ordre des chartes du Grand cartulaire de La Sauve permet finalement de comprendre la raison d’être de celui-ci. Il faut voir ce manuscrit comme un moyen employé par les moines de situer le monastère dans l’espace et le temps social orienté de l’Ecclesia. Si cette fonction semble avoir été celle auquel il était destiné, l’étude de ses traces d’utilisation devrait permettre de mieux comprendre le rôle réel qu’il a pu jouer après sa confection.

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Chapitre III. Essai sur l’utilisation du Grand cartulaire

Le style de ce dernier chapitre relève davantage de l’essai que de la dissertation, au sens où il ne sera pas tant question ici de trouver des réponses que d’explorer diverses avenues encore très peu exploitées en vue de constituer un point de départ pour des études ultérieures. La quasi absence de travaux pour nous soutenir sur les sujets qui y sont abordés nous a en effet obligée à avancer avec beaucoup de précautions et de nuances et c’est pourquoi, plutôt que de présenter un argumentaire bien fourni et structuré sur un sujet plus resserré, nous avons choisi d’exploiter un panorama plus large et de développer un éventail de voies de recherches de façon prospective afin de susciter la réflexion.

Nous nous sommes jusqu’à maintenant attardée aux seuls producteurs du Grand cartulaire, c’est-à-dire que nous avons cherché à comprendre comment ils l’avaient fabriqué, en disséquant son organisation interne. Comprendre la manière dont il a été conçu, tout en tenant compte du contexte, peut en effet contribuer à comprendre les causes de sa fabrication. Seulement, si la fonction des cartulaires doit être saisie en regard de leurs concepteurs, ce qu’en ont fait leurs utilisateurs est tout aussi important. De fait, leur vie ultérieure doit être étudiée, même si le manque de sources rend la tâche difficile. Bien souvent, il n’y a des traces du destin des livres qu’en leur sein même : usure et salissure des matériaux là où ils ont été le plus utilisés, ajouts écrits ou matériels de leurs possesseurs, taches ou déchirures causées par des intempéries, marques de repérage, etc.

Plutôt que de clôturer ce mémoire, ce chapitre vise donc à mettre en perspective certaines conclusions proposées précédemment en apportant certaines nuances imposées par les traces de la vie ultérieure du Grand cartulaire de La Sauve Majeure. Tout d’abord, il nous a semblé incontournable de nous pencher sur la fabrication du Petit cartulaire de La Sauve233. On peut en effet facilement tracer un lien de parenté entre le Grand et le Petit cartulaire de l’abbaye, puisque la très grande majorité des chartes qui les composent sont les mêmes et sont organisées de façon similaire. La comparaison entre ces deux cartulaires, amorcée par M. Smaniotto dans les années 1980, devrait permettre de confirmer, de

233 Le Petit cartulaire de La Sauve est également conservé à la Bibliothèque municipale de Bordeaux, sous la cote H3. Contrairement au Grand, il n’a pas encore été édité et publié. 91 préciser ou d’infirmer la chronologie de la confection du Grand cartulaire que nous avons suggérée précédemment. D’autre part, nous voulons nous attarder ici à toutes ces marques d’utilisation trop souvent négligées par les historiens à cause de leur nombre ou de leur banalité. Plusieurs appels à les étudier ont été faits, mais les réponses tardent à venir234. Le Grand cartulaire contient de nombreuses additions, telles que des manicules, des signets, des commentaires et des corrections, en marge ou directement dans le corps du texte. Leur analyse – encore fort superficielle par ailleurs – pourra améliorer la compréhension de ce qu’on a fait du cartulaire dans les siècles suivant sa confection et donner un aperçu de la manière dont l’organisation du manuscrit était comprise et employée par ses utilisateurs235.

1. Un petit monument à l’image du grand

Le Petit cartulaire de La Sauve Majeure a été fort peu étudié. Comme le Grand cartulaire, il mériterait un travail d’édition et une étude détaillée de sa confection. Nous ne pouvons fournir ici une analyse très poussée de ce second manuscrit, mais un examen même simple nous permet d’éclairer la conception du cartulaire central à notre étude.

De la confrontation des deux cartulaires de La Sauve Majeure ressort immédiatement leur grande similitude. En fait, hormis l’ordre actuel des cahiers qui diffère, les chartes qu’ils contiennent sont globalement les mêmes. Les ajouts contenus dans les marges du Grand cartulaire ont d’ailleurs été insérés au sein des zones de justification du Petit

234 On pense notamment à la remarque de J. P. Gumbert, selon laquelle « Even the humblest little dot in the most innocent little remark deserves a hearing », dans Johan P. Gumbert, « Points and Signposts: Whom Do They Help? », dans Scriptorium, 63, 2 (2009), p. 237; ou encore à celle de Roger E. Stoddard, qui mentionne à peu près la même chose en introduction de l’une des seules tentatives d’étude à ce sujet : « In and around, beneath and across them [books] we may find traces, some bold, some indistinct, that could teach us a lot if we could make them out and read them also », dans Roger Eliot Stoddard, Marks in Books, illustrated and explained, Cambridge, Houghton Library, Harvard University, 1985, p. 1. 235 Vu la dimension du GCSM et la multitude de ses marques d’utilisation, il ne nous a pas été possible de mener une analyse exhaustive de toutes les annotations et traces d’utilisation comme a pu le faire Françoise Gasparri, par exemple, avec les manuscrits du XIIe siècle de l’abbaye Saint-Victor de Paris, bien que nous partagions son avis sur la question. Elle déclare à propos de ces marques qu’elles « éclairent parfois sur l’âge, la carrière de certains de ces manuscrits, sur des échanges, envois, prêts, achats, sur certaines conditions de confection, de classement et de conservation, qui nous seraient autrement inconnues puisqu’il n’existe, pour ces époques, aucune source directe à ces sujets » et invite donc à les étudier (voir Françoise Gasparri, « Ex-libris et mentions anciennes portés sur les manuscrits du XIIe siècle de l'abbaye Saint-Victor de Paris », dans Scriptorium, 44, 1 (1990), p. 76). 92

cartulaire, étant donné sa réalisation postérieure à celle du Grand. Ces chartes marginales ont généralement été transcrites entre les chartes près desquelles elles apparaissaient dans le Grand cartulaire. Seuls les ajouts les plus tardifs, postérieurs au milieu du XIIIe siècle, ainsi que ceux écrits en langue vernaculaire sont absents du PCSM. On peut dès lors supposer que celui-ci a été conçu vers les années 1260, puisque des ajouts du GCSM datés des années 1240 (chartes 593, 1106 et 1480) y ont été inclus, mais que ceux des années 1270 et suivantes n’apparaissent pas (chartes 639, 773, 1011, 1297, 1298, 1299 et 1323). D’ailleurs, l’une des rares chartes ajoutées en marge du PCSM est datée de 1270 (fol. 68).

Les années 1260 semblent une période de confection plus probable que la décennie précédente , puisque la charte 1172 du GCSM, datée de 1255, a peut-être déjà fait partie du PCSM. En effet, la charte 1171 et la charte 1173 apparaissent dans le PCSM, mais il manque un folio236 sur lequel ces deux chartes avaient respectivement leur fin et leur début. Vus la longueur de chacune de ces chartes et l’espace disponible sur un folio recto-verso, nous pouvons raisonnablement supposer que la charte 1172 avait elle aussi été transcrite au sein du PCSM. En outre, un commentaire en écriture du XVIIe siècle dans la marge de queue du fol. 113v du PCSM laisse entendre que le folio manquant était cousu comme dans le GCSM 237. Même si la charte 1172 n’est pas explicitement mentionnée, tout porte donc à croire qu’elle était aussi présente dans le PCSM, ce qui impliquerait que celui-ci a été fabriqué après 1255.

Étant donné que le contenu des deux cartulaires était sensiblement le même, on peut donc constater que ce n’est pas un contenu abrégé qui a donné son nom au Petit cartulaire, mais bien le fait qu’il ait été construit sur un format plus compact. Sa mise en page en deux colonnes de 58 interlignes ainsi que ses lettres d’un plus petit module que celles du GCSM permettent la réduction du nombre de folios pour un même nombre de chartes.

La très nette ressemblance entre les deux manuscrits peut nous permettre de mieux comprendre le Grand cartulaire de La Sauve, puisqu’elle pourrait signifier que l’ordre des chartes du Petit cartulaire correspond à celui des chartes du Grand au moment de sa

236 Le folio 114 du PCSM est en effet manquant. 237 « Ligund. Ne ut in cart. maj. », PCSM, fol. 113v. 93 réalisation. Cette hypothèse ne pourra être validée qu’avec une étude approfondie du second cartulaire. Nous en donnons ici quelques jalons. Le Petit cartulaire de La Sauve est constitué de quatorze quaternions et de deux bifolios, aisément identifiables grâce à la reliure assez lâche et usée du codex (contrairement à celle très serrée du GCSM, qui nous oblige à conserver une marge d’erreur dans l’identification de ses cahiers). Chaque cahier est doté d’une réclame bien lisible dans le centre de la marge de queue du verso de son dernier folio, écrite par la même main que les chartes, ce qui certifie que l’ordre des cahiers a été conservé depuis leur confection. Les altérations qui sont survenues depuis la création du Petit cartulaire sont plus de l’ordre des avaries que des modifications volontaires : le premier et le dernier cahier ont fortement été endommagés par l’humidité, l’encre ferro- gallique employée pour certaines lettrines a rongé le manuscrit à quelques endroits et quelques folios manquent (fol. 84, 85, 108, 109 et 114). Ces folios ont peut-être été volontairement retirés, tout comme certains ont été ajoutés – des feuillets de papier ont été insérés à la suite du folio 60, ainsi qu’un petit folio de parchemin à la suite du folio 52. Au total, donc, le PCSM se démarque tout de même du GCSM par sa grande uniformité et son nombre réduit d’altérations depuis la date de sa confection.

Selon notre proposition des étapes de confection du Grand cartulaire (tableau 5), celui-ci était à peu près complet – c’est-à-dire qu’il contenait le même nombre de cahiers qu’aujourd’hui – dans la décennie 1230. De là, nous pouvons supposer que l’ordre des chartes du PCSM, que nous avons daté des années 1260, devrait correspondre soit à celui que nous trouvons aujourd’hui dans le GCSM, soit à celui que nous avons proposé pour 1230. Or ce n’est pas le cas.

Le Petit cartulaire présente les chartes dans l’ordre suivant238 : cahiers 1 à 16, suivis des cahiers 34, 35, 30 à 33, 29, puis 17 à 28. Si l’on compare cet ordre à celui de 1230 du Grand cartulaire (tableau 6), on peut voir que les différences surviennent au niveau du cahier 29, positionné avant le cahier 17 dans le cas du Petit cartulaire, ainsi que des cahiers 34 et 35, situés avant le cahier 30.

238 Pour faciliter la comparaison entre les deux cartulaires, nous utilisons les numéros de chartes et de cahiers du Grand cartulaire pour désigner ceux du Petit cartulaire également. 94

Tableau 6 : Comparaison de l’ordre des chartes des deux cartulaires GCSM PCSM (Ordre proposé des cahiers vers 1230) (Numéros de cahiers du GCSM) 1 à 16 1 à 16 34 et 35 30 à 35 30 à 33 17 29 18 29 17 à 28 19 à 28

Ces différences peuvent possiblement s’expliquer grâce aux doublons du GCSM239. En effet, plus de 176 chartes contenues dans celui-ci apparaissent à plus d’une reprise. Sur ces doublons, on dénombre 17 actes qui se répètent intégralement, dans le même ordre, au début des cahiers 30 et 34240. Or ils n’apparaissent qu’une seule fois dans le Petit cartulaire, immédiatement après le cahier 16. Si l’on pose l’hypothèse que ces 17 chartes ont été copiées à partir du cahier 30 et non 34, cela pourrait signifier que le copiste a globalement conservé l’ordre des cahiers du Grand cartulaire que nous avions suggéré, mais qu’il a fait certaines modifications en vue d’éliminer les chartes apparaissant en double. Ainsi, il aurait simplement copié les 17 premières chartes du cahier 30 et 34, aurait terminé le cahier 34 et 35, puis aurait copié les dernières chartes du cahier 30.

La localisation différente du cahier 29 dans les deux cartulaires ne s’explique pas aussi facilement. En fait, nous avons vu que le cahier 29 relève probablement de la première phase de rédaction du GCSM, mais que sa signature nous l’a fait placer à la suite

239 Nous n’avons pas accordé de place à un examen complet de ces doublons dans ce mémoire, mais ils mériteraient qu’on s’y attarde plus avant. En effet, on peut se demander pour quelles raisons autant de chartes sont présentes en plusieurs exemplaires au sein du même cartulaire. A priori il ne semble pas y avoir de thème récurrent dans le contenu de ces chartes et notre première intuition serait de les considérer comme des textes auquel le copiste accordait une plus grande importance. Peut-être également pouvait-il s’agir de chartes dont deux exemplaires se trouvaient dans le chartrier de l’abbaye. C’est ce que propose D. Carraz, dans son commentaire du cartulaire du Temple de Saint- Gilles, suggérant que « le cartulariste a donc poussé le scrupule à recopier les deux originaux d'un même acte lorsque ceux-ci étaient à sa disposition », dans D. Carraz, « Le cartulaire du Temple de Saint-Gilles », p. 150. 240 Voir les chartes 1255 à 1271 (fol. 198 à 200v) et les chartes 1364 à 1380 (fol. 229 à 231v). 95 du cahier 18. Cela dit, nous ne connaissons pas la date à laquelle ces signatures ont été écrites. En outre, si la main du premier système de signatures et celle du second sont assez constantes, le K du cahier 29 ne correspond ni à l’une ni à l’autre, ce qui complexifie encore davantage la datation de cette signature (fig. 11 à 13). Par conséquent, il nous semble davantage intéressant d’accepter l’ordre que nous propose la confrontation avec le Petit cartulaire et de laisser tomber la signature de ce cahier pour tenter de le situer dans le Grand cartulaire. Cela voudrait donc dire que le cahier 29 aurait été inclus au sein du Grand cartulaire dès la première période de rédaction, entre les cahiers 16 et 17.

Fig. 12 : Signature du Fig. 13 : Premier système Fig. 14 : Second système cahier 29 de signatures (cahier 11) de signatures (cahier 31)

Comme notre étude se penche d’abord sur le GCSM, nous n’avons brossé ici qu’une ébauche de la comparaison qui pouvait être effectuée avec le PCSM. Cependant, quoique sommaire, cette mise en parallèle permet déjà de nuancer certaines hypothèses avancées précédemment et d’offrir une mise en perspective intéressante, qui gagnerait à être approfondie. Il serait notamment souhaitable de s’interroger sur l’utilisation des deux manuscrits et sur le besoin de l’abbaye de fabriquer un second cartulaire contenant les mêmes chartes qu’un autre complété seulement une trentaine d’années plus tôt. Nous pouvons commencer ce travail en terminant ce chapitre sur l’examen des traces d’utilisation présentes au sein même du Grand cartulaire.

2. Graffitis, jalons et repères sur les pages du monument

Comme tout monument, le Grand cartulaire de La Sauve a conservé des traces du passage de ses utilisateurs. Signets, manicules et commentaires jalonnent les deux volumes du manuscrit et mettent ainsi l’accent sur certains passages. Ils sont dès lors essentiels à

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considérer dans l’analyse codicologique d’un manuscrit. Leur examen pourrait en effet faire ressortir certaines clés de la structure du cartulaire ou souligner certains éléments qui ont semblé dignes d’un intérêt plus grand pour ses utilisateurs.

2. 1 Bornage et repérage : les cartulaires en tant que livres de référence

Les marques de repère dans les manuscrits médiévaux sont assez courantes : cette fréquence pourrait conduire à les banaliser et à expliquer l’exceptionnelle pauvreté de l’historiographie à leur sujet, malgré ce que laissait entendre Massimo Alberini dans son introduction d’un catalogue d’exposition sur les signets241. La considérable bibliographie commentée de Marilena Maniaci sur les manuscrits illustre bien la carence des études à ce propos : sur cent pages de titres liés de près ou de loin aux manuscrits, seulement deux pages sont destinées à répertorier des études sur la structuration du texte par les index, les titres et les paragraphes, et aucune ne concerne l’emploi de signets ou le dessin de manicules242.

Les signets

Les études sur les signets sont rares : les quelques monographies qui s’y consacrent se penchent plutôt sur l’art de les collectionner et sur leur développement au cours des deux siècles derniers243. Sur l’usage des signets au Moyen Âge, il n’existe que de très brèves allusions que l’on doit recueillir ici et là dans des études portant sur d’autres aspects des manuscrits ou de brèves notices décrivant un marque-page découvert dans un manuscrit244.

241 Celui-ci avance en effet qu’il existe une historiographie importante sur les signets : « The bookmark or bookmarker seems at first sight to be a triviality, yet its history has been published more than once », dans Massimo Alberini, « Reading at the right point », dans Marco Ferreri (dir.), Bookmarks, Milan, Editions Corraini, 2e éd., 2000 (1995), p. 9. 242 M. Maniaci, Archeologia del manoscritto. Les titres 887 à 908 de sa bibliographie concernent la structuration du texte. 243 On pense entre autres à Arthur Wilfred Coysh, Collecting Bookmarkers, Newton Abbot, David & Charles, 1974, 96 p. ou à Marco Ferreri, Bookmarks, Milan, Éditions Corraini, 2000 (1995), 2e éd., 111 p. 244 On pourra consulter à titre d’exemple : Marco Palma, « Un segnalibro bobbiese alla Vaticana », dans Scriptorium, 36, 1 (1982), p. 83-84; Richard Emms, « Medieval rotating column-indicators: an unrecorded second example in a thirteenth century Bible (Cambridge, Corpus Christi College ms 49) », dans Transactions of the Cambridge Bibliographical Society, 12, 2 (2001), p. 179-184; Roger A. B. Mynors, « Some Book-markers at Peterhouse », dans William A. Pantin Richard W. Hunt, 97

L’historien britannique Richard Emms, dans un des rares articles sur les marque-pages à roulette, pouvait ainsi déclarer : « From time to time students of the medieval book have written briefly about various kinds of bookmarkers; however no overall survey has yet been published245 ». Il faisait reposer cette absence d’études sur la rareté des signets médiévaux, dont beaucoup ont dû glisser hors des codices depuis leur utilisation. Si cela est probablement vrai pour un grand nombre, cette remarque ne tient toutefois pas compte de tous les signets comme ceux du Grand cartulaire qui ont été fabriqués à même le manuscrit et ne peuvent donc avoir disparu de cette façon. Ce n’est par conséquent pas tant le manque de source que la trivialité ou la difficulté du sujet qui peut expliquer cette lacune historiographique. R. Emms n’est cependant en rien exceptionnel avec cette marginalisation des signets découpés à même le parchemin : les quelques articles qui s’intéressent au sujet se penchent tous sur des marque-pages à roulette, qui sont peut-être moins communs que les autres signets, mais qui constituent des artefacts médiévaux probablement plus fascinants pour le chercheur d’aujourd’hui. Plutôt qu’un réel objet d’étude, les signets ont donc constitué jusqu’à maintenant un objet de curiosité pour des historiens-antiquaires.

Ces notices sur les marque-pages à roulette sont généralement brèves puisqu’elles ne font bien souvent que mentionner l’existence de certains d’entre eux dans les manuscrits d’un fonds d’archives, en donner une description sommaire et expliquer leur fonctionnement. Pour ce faire, elles se fondent presque unanimement sur l’article de Jean Destrez de 1935, qui semble être l’unique référence française sur la question, mais qui est dépassé autant dans son approche et dans son analyse, que dans les idées qu’il avance246. De fait, J. Destrez étudiait l’utilisation des signets par les moines du Moyen Âge de la même façon qu’il aurait étudié celle d’un homme du XXe siècle, ce qui est une démarche non seulement stérile, mais, plus grave encore, qui mène à des conclusions erronées. Il expliquait en effet l’emploi des signets par l’inexistence de la foliotation avant le XVe

et Richard W. Southern (dir.), Studies in Medieval History Presented to Frederick Maurice Powicke, Westport, Connecticut, Greenwood Press, 1979, p. 465-486. 245 R. Emms, « Medieval rotating column-indicators », p. 179. 246 Jean Destrez, « L'outillage des copistes du XIIIe et du XIVe siècles », dans Albert Lang, Josef Lechner, et Michael Schmaus (dir.), Aus der Geisteswelt des Mittelalters, München, Aschendorffsche Verlagsbuchhandlung, 1935, p. 19-34. 98

siècle – alors que c’est tout à fait faux – et prêtait aux moines des actions et des préoccupations tout à fait contemporaines, tel qu’un souci de gain de temps247. Un tel article n’a par conséquent d’intérêt réel que dans les quelques photos de signets à roulette qu’il inclut et laisse le champ réellement libre à toute étude sur le sujet.

Si l’on désire fonder notre réflexion sur des travaux solides, il vaut donc mieux se tourner vers l’historiographie allemande, légèrement plus développée que les autres. C’est ce qu’a fait David A. King, dans son ouvrage sur les systèmes de chiffrement monastiques. Il y aborde très succinctement la question des signets à roulette utilisés par les moines, puisqu’ils étaient marqués de chiffres248. Si son propos était un peu mieux étayé que d’autres, il n’a toutefois pas apporté beaucoup plus de renseignements au sujet des signets, vu les deux seules pages qu’il leur consacre.

Même sans historiographie sur la question, nous pouvons raisonnablement penser que les signets, à roulette ou en boutonnière, remplissaient une fonction de repères, qu’ils indiquaient des passages jugés importants ou auxquels on aurait à se référer fréquemment. Cette dernière proposition présuppose toutefois qu’il se faisait une lecture ou une utilisation relativement courante du cartulaire, ce dont nous avons précédemment convenu, étant donnée l’abondance des traces d’usage laissées dans le manuscrit. Les signets pouvaient aussi marquer une division entre des sections, mais on peut constater assez rapidement que ce n’est pas le cas de ceux du Grand cartulaire.

Afin d’approfondir le rôle des signets dans l’usage et l’organisation des manuscrits médiévaux et, plus spécifiquement, du Grand cartulaire de La Sauve, nous nous sommes interrogée sur le contenu des chartes en regard desquelles ils avaient été confectionnés. Douze signets sont répartis à travers les pages du cartulaire, du premier au vingt-cinquième cahier249. Ils ont été fabriqués comme à l’accoutumée à partir des feuilles de parchemin

247 Dès l’introduction de son article, J. Destrez annonce qu’il est facile de comprendre l’utilisation des signets puisqu’il considère que « les hommes du moyen âge n'agissaient pas autrement que nous le faisons de nos jours » dans leur lecture; dans ibid., p. 19. Concernant l’emploi des signets pour pallier l’absence de foliotation, on consultera les pages 24 et 25. 248 David A. King, The Ciphers of the Monks : A Forgotten Number Notation of the Middle Ages, Stuttgart, Édition Franz Steiner, 2001, p. 45-46. 249 Les signets ont été faits aux folios 6, 12, 27, 30, 58, 113, 117, 128, 134, 138, 142 et 176 du GCSM. 99 elles-mêmes, dont la lisière a été découpée en partie pour être réinsérée dans une incision pratiquée près du bord à cet effet (fig. 14).

Fig. 15 : Exemple de signet (fol. 12)

Comme nous l’avons mentionné précédemment, ce type de signets a comme particularité d’être permanent, contrairement aux signets amovibles, ce qui a nécessairement un impact sur le rôle qu’ils étaient appelés à remplir. On ne peut en effet pas attribuer à de tels signets la fonction d’un marque-page actuel, que l’on insèrerait entre deux pages afin d’indiquer l’emplacement où l’on est rendu dans notre lecture – fonction d’ailleurs assignée aux signets à roulette médiévaux, qui indiquaient non seulement la page, mais la colonne où l’on devait reprendre la lecture. À l’inverse de ceux-là, les signets du Grand cartulaire étaient des signets destinés à rester, ce qui confère d’autant plus d’importance au passage signalé.

Comme le signet est fabriqué à partir du folio lui-même, il devient difficile d’identifier la charte qu’il désigne, étant donné le caractère recto-verso des feuillets d’un codex. De plus, il est difficile d’affirmer sans conteste que la charte désignée par le signet était celle à la hauteur de celui-ci : peut-être la position du signet sur le côté de la page était-elle tout à fait aléatoire et donc indépendante de la charte à mettre en évidence. Néanmoins, nous jugeons plus plausible de considérer que le signet était placé vis-à-vis la charte voulue, puisque la hauteur du signet sur la marge n’est pas la même dans tous les cas – le signet a parfois été fabriqué sur la marge de queue plutôt que de gouttière (fol. 58).

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On peut regrouper les chartes signalées par des signets sous quatre catégories principales, qui s’entrecoupent : les dons de prieurés ou de dîmes significatives, les règlements de litige, la gestion des revenus abbatiaux et les confirmations de la part de personnages influents. Sous la catégorie des « dons importants », on trouve les chartes 171 (fol. 27v) et 876 (fol. 113), respectivement désignées par les troisième et sixième signets, qui relatent toutes deux des dons faits à La Sauve en vue de la fondation de prieurés, ceux de et de Royan. Le troisième signet pourrait également indiquer la charte 166, sur le recto du folio 27, qui mentionne le don des dîmes de l’église Saint-Germain. Le signet 5 (fol. 58) pourrait aussi désigner un don – celui d’une terre et de tout ce qu’elle produit par le chevalier Arnaud de Blanquefort dans la charte 417 –, mais la charte 418, sur le même folio, semble être plus digne d’intérêt. Il s’agit du transfert de cette donation par le même Arnaud à l’abbé d’Urnetum au lieu de l’abbé de La Sauve, en échange d’autres terres et de droits de pêche. Il s’agit là d’une situation propice aux contentieux, ce qui pourrait expliquer l’existence du signet.

Les litiges semblent en effet expliquer la présence de signets : c’est possiblement le cas pour le cinquième, mais également pour le septième signet (fol. 117). Ce dernier a été confectionné en marge de la charte 897 qui relate la fin du procès entre les Templiers et les moines de La Sauve concernant le don de terres, de moulins et de dîmes. Cette page a donc possiblement été marquée afin de pouvoir aisément avoir accès au résultat de cette affaire. Par ailleurs, le deuxième signet (fol. 12) pourrait aussi avoir été fait pour rappeler l’issue d’un conflit : il désigne la charte 46, dans laquelle il est question de l’entente survenue entre le cellérier et l’hôtelier de l’abbaye pour la séparation des revenus du bourg de La Sauve250. Nous pouvons affirmer avec une assez grande certitude que ce signet désignait la charte 46 puisqu’il a été fait exactement à la hauteur de sa rubrique et que certains passages de la charte sont soulignés. On semble en effet avoir voulu mettre en évidence les passages suivants en les soulignant : « …afin que dans le bourg neuf appelé de la Croix […] l’hospitalier ait l’autre moitié et toute la justice […] et la taxe sur les ventes et les

250 « …concordiam habendam inter cellerarium et hospitalarium… »; GCSM, p. 64. 101 préparations sur nouveaux frais251 ». Cette charte visait soit à régler une dispute, soit à établir une nouvelle division entre les deux officiers de leur revenu respectif, devant l’accroissement de celui-ci. Elle pourrait donc également être rangée sous une autre catégorie de « gestion interne de l’abbaye ». Dans ce groupe, nous rangeons également la charte 186, marquée par le signet 4 (fol. 30), et la charte 1012, mise de l’avant par le signet 9 (fol. 134). La « charte » 186 est en fait une liste de cens dus au chambrier de l’abbaye par les tenanciers de Montignac, alors que la « charte » 1012 est plutôt une lettre écrite par Grimoard (abbé de La Sauve de 1212 à 1235) à l’évêque de Saragosse, qu’il priait d’établir des prébendiers dans les églises d’Ejea afin que les droits ecclésiastiques y soient bien respectés par les hommes de la ville. Dans cette lettre, l’abbé fixait les conditions de la nomination et du renvoi de ces prébendiers et indiquait ce que le prieur d’Ejea devait leur verser à différents moments de l’année. Il s’agit donc d’une charte qui visait à éviter des conflits et à régulariser le fonctionnement interne du réseau de La Sauve.

Finalement, un dernier type de chartes semble avoir été mis en valeur par certains signets : des chartes rédigées au nom de personnages importants, laïcs comme ecclésiastiques. Le premier signet (fol. 6) marque la charte 17, contenant les privilèges et donations faites par le duc d’Aquitaine Gui-Geoffroi et confirmés par son fils Guillaume en 1087. Le huitième signet (fol. 128) a été confectionné près de la charte 966, dans laquelle le roi Alphonse d’Aragon donne des terres aux moines d’Uncastillo et confirme les donations de ses prédécesseurs aux prieurés de Ruesta et de Tiermas252. Le dixième signet (fol. 138) désigne la charte 1015 qui est en fait une bulle pontificale dans laquelle Alexandre III accorde sa protection aux prieurés de La Sauve Majeure situés dans l’archidiocèse de Reims. Finalement, le douzième et dernier folio marqué d’un signet – de deux signets, même, dans ce cas-ci – est le folio 76. Il contient la charte 1169, une autre bulle pontificale, celle-ci fulminée par Célestin III, qui confirma la protection apostolique pour tous les prieurés de La Sauve en 1197.

251 « …ut in burgo novo qui de Cruce cognominatur […] alteram medietatem hospitalarius et iusticiam totam […] hospitalarius et vendas et preparantias ex integro… »; GCSM, ibid. 252 Ce signet a été fait dans la marge inférieure du fol. 128, ce qui fait que la charte 967 est réellement plus près de lui que la charte 966. Nous pensons toutefois que c’est la charte 966 qui était mise en évidence puisqu’une manicule a été tracée en marge de celle-ci en plus du signet. 102

Au total, on peut remarquer que les signets ont été fabriqués près de chartes assez diverses, mais qui ont pu jouer des rôles plutôt similaires. De fait, ce sont toutes des chartes qui clarifient des situations pouvant être litigieuses ou qui soulignent l’autorité abbatiale et sa reconnaissance par les grands laïcs et ecclésiastiques. Ce ne sont pas les seules chartes du cartulaire qui vont dans ce sens, loin de là, mais la fabrication de signets en marge de ces textes montre qu’il s’agit de cas auxquels on a pu devoir se référer. On peut ainsi reconnaître à travers eux un type de « signposts », comme les appelle J. P. Gumbert, qui rendait les codices plus aisément consultables, tout comme les signes de paragraphes, les index ou la foliotation253. En effet, comme nous avons vu précédemment, il a été montré qu’autour des XIIe-XIIIe siècles s’opère un changement important dans le rapport des hommes à l’écrit et qu’une nouvelle habitude prend alors naissance : la référence aux livres de manière ponctuelle254. On peut donc inscrire la confection de ces signets dans ce nouveau type de lectio, plus consultative que méditative. De là, on éclaire un peu plus la fonction même des cartulaires, qui pouvaient ainsi remplir une fonction de référence dans les cas litigieux. Nous n’entendons pas par là qu’ils accomplissaient un rôle juridique, comme si leurs chartes devaient être vues comme des pièces à conviction : C. B. Bouchard a bien déconstruit cette idée255. Seulement, ils pouvaient servir à conserver un récit des conflits passés et de leur issue et transmettre le nom des témoins256.

Les manicules

Les manicules devaient partager une fonction similaire à celle des signets. Contrairement à l’étude de ceux-ci, qui a dû s’effectuer sur la base de notre seule réflexion, nous pouvons ici lier notre démarche à celle d’un autre historien, William H. Sherman, qui a déjà amorcé l’analyse de ces petites mains marginales dans un article de 2005257. Il a

253 J. P. Gumbert, « Points and Signposts », p. 231-237. 254 Ibid., p. 232. 255 C. B. Bouchard, « Monastic Cartularies: Organizing Eternity », p. 24-25. 256 Nous nous appuyons sur les propos de P. Geary, selon lesquels « even written evidence had to be vindicated by oral testimony. The written evidence recorded rights transmitted in the past. Oral testimony confirmed generational links between that past and the present »; dans P. Geary, Phantoms of Remembrance, p. 124. 257 W. H. Sherman a commencé sa réflexion dans un article qu’il a publié en ligne en 2005, mais il l’a officiellement publiée dans un ouvrage paru en 2008. Voir William H. Sherman, « Toward a history of the manicule », dans Center for Editing Lives and Letters, publié en mars 2005, 103 proposé la seule étude notable de ces marques, commençant avec la simple question de leur appellation et tentant ensuite d’offrir le panorama le plus exhaustif possible de leur histoire et de leur utilisation, du XIIe siècle à aujourd’hui258. L’un des apports les plus importants de son étude, hormis le fait qu’il traite d’un champ absolument inexploité, a été de bien distinguer le rôle des manicules en fonction de leur source. Il a en effet souligné que les manicules inscrites par un copiste ou imprimées par l’auteur ne remplissaient pas nécessairement la même fonction que celles dessinées par les lecteurs259. Une description détaillée de ces mains dans le Grand cartulaire pourra permettre d’octroyer une même paternité à certaines d’entre elles, W. H. Sherman ayant bien montré que les dessinateurs de ces manicules les personnalisaient260.

W. H. Sherman attribue à la manicule les mêmes fonctions discursives que Quintilien déférait à l’utilisation de l’index dressé dans un discours : reprocher, indiquer, affirmer et insister261. Le rapprochement qu’il fait avec les écrits romains sur la rhétorique se fonde sur la redécouverte et la revalorisation des textes et de la tradition classiques au XIIe siècle262. Ces quatre fonctions rhétoriques de l’index devraient ainsi contribuer à mieux comprendre ce qui a poussé les utilisateurs du Grand cartulaire de l’abbaye de La Sauve Majeure à tracer leurs manicules.

À ces réflexions, nous pouvons ajouter certaines nouvelles avenues proposées par l’historien de l’art Angus Trumble dans son ouvrage sur les significations des doigts dans l’art et dans les gestes du quotidien, de l’ère préhistorique à aujourd’hui263. Parmi les

http://www.livesandletters.ac.uk/papers/FOR_2005_04_002.html (Page consultée le 15 juin 2013) et William H. Sherman, Used Books: Marking Readers in Renaissance England, Philadelphie, University of Pennsylvania Press, 2008, 259 p. 258 W. H. Sherman pose le XIIe siècle comme époque d’apparition des manicules en se basant sur la rubrique « digit » de l’Encyclopédie du livre de Geoffrey A. Glaister. Des recherches plus approfondies mériteraient toutefois d’être menées afin de l’affirmer incontestablement. (Voir Geoffrey A. Glaister, Encyclopedia of the Book, Londres, British Library, 1996, p. 141.) 259 W. H. Sherman, « Toward a history of the manicule », par. 32-33. 260 Ibid., par. 33-35. W. H. Sherman va jusqu’à déclarer que « after a signature and a monogram, the manicule was the most personal symbol a reader could develop and deploy »; Ibid., par. 60. 261 Quintilien, parlant de l’index : « Is in exprobando et indicando, unde et ei nomen est, valet, et allevata ac spectante umerum manu paulum inclinatus affirmat, versus in terram et quasi pronus urget », dans De institutione oratoria, XI, 3, 94. 262 Jean-Claude Schmitt, La raison des gestes dans l'Occident médiéval, Paris, Gallimard, 1990, p. 278. 263 Angus Trumble, The Finger : A Handbook, New York, Farrar, Straus et Giroux, 2010, 300 p. 104

diverses idées qu’il élabore, certaines peuvent contribuer à éclairer le rôle des manicules dans un manuscrit monastique du XIIIe siècle. Tout d’abord, le lien fort qu’il établit entre la communication et les doigts – et l’index en particulier –, nous semble primordial. Il rappelle que dès leurs premiers mois, les humains apprennent très vite à utiliser leurs mains en extension et leurs index tendus pour attirer l’attention, pour indiquer un objet dont ils ont besoin ou encore pour focaliser leur propre concentration264. L’index devient dès lors à la fois un moyen de communication privilégié et une façon d’insister sur un objet ou un désir. Cette faculté de la main à transmettre une information a bien sûr aussi été exploitée par les individus se trouvant dans l’incapacité de parler, que ce soit chez les sourds ou les moines ayant fait vœu de silence. La compréhension des manicules doit donc se faire en lien avec ces observations anthropologiques.

Jean-Claude Schmitt a lui aussi très rapidement abordé cette question de l’utilisation du geste pour répondre au besoin des enfants de communiquer dans sa Raison des gestes dans l’Occident médiéval265. Il a cependant davantage développé son analyse du côté de la rhétorique aristotélicienne et romaine, comme W. H. Sherman266. De plus, il a exposé comment le christianisme s’est vite emparé de ce pouvoir communicateur des mains : « les mains, en communion avec la voix, expriment, au-delà des lettres et des mots du langage articulé, le niveau le plus profond du sens. Le christianisme, religion du Verbe et de la prédication, a tout de suite été sensible à la valeur symbolique de la main comme à ses fonctions de communication267 ».

Dans la même aspiration, A. Trumble a consacré un chapitre de son essai sur le rôle des mains et des doigts chez toutes les religions et plus particulièrement dans la conception physique de la divinité268. Il rappelle ainsi que le « doigt de Dieu269 » agit parfois dans la

264 Ibid., p. 77. 265 J.-C. Schmitt, La raison des gestes, p. 40. 266 Ibid., p. 40-49. 267 Ibid., p. 63. 268 A. Trumble, The Finger : A Handbook, p. 51-76, plus particulièrement p. 59. 269 Le choix de l’expression « doigt de Dieu » plutôt que « main de Dieu », beaucoup plus courante dans l’Ancien Testament, servirait à désigner une action extraordinaire, comme l’écriture de la Loi ou la création des étoiles. On consultera à ce sujet Gerard A. Klingbeil, « The Finger of God in the Old Testament », dans Zeitschrift für die Alttestamentliche Wissenschaft, 112, 3 (2000), p. 410. 105

Bible, prêt à punir Pharaon dans l’Exode, à écrire les tables de la loi pour Moïse ou à chasser les démons270. C’est un doigt tout-puissant, qui remplit à la fois une fonction de commandement, de condamnation et de prise de parole. Cette toute-puissance transparait aussi au niveau des images médiévales, dans lesquelles illustrer la main de Dieu permettait de représenter le Père invisible271. J.-C. Schmitt l’a amplement démontré à travers le cas du Psautier de Stuttgart. Ce psautier, très riche en images, présente Dieu dans la quasi-totalité d’entre elles : s’il apparait parfois comme un simple rai de lumière ou dans l’intégralité de son corps, « dans la plupart des cas, c’est la main de Dieu qui, par le haut ou le côté de l’image, fait irruption dans la scène représentée pour bénir, indiquer, ou simplement manifester sa toute-puissance272 ».

Finalement, on peut ajouter à toutes ces considérations les images de la fin du Moyen Âge qui utilisaient les mains comme moyen mnémotechnique. On trouve en effet divers schémas de mains, sur lesquels ont été inscrits des noms de planètes, des notes de musique, des nombres, des lettres de l’alphabet, etc., tout cela en vue de faciliter leur apprentissage273. L’une de ces gravures de la fin du XVe siècle est particulièrement intéressante : elle explique la signification de chacun des doigts dans la progression de l’homme vers le salut (fig. 15). L’index – le doigt essentiel des manicules, porteur de leur sens – y est lié à la connaissance. On peut le voir à la fois dans le phylactère posé sur l’index, « Index, cognito. », dans le plus grand phylactère croisant le poignet, « Index significat cognitionem », ainsi que dans l’encadré au bas de l’image, « Index dicitur quasi indicans sive monstrans et propriens monstratur nisi cognitum ».

270 Ex 8, 19 : « Et dixerunt malefici ad Pharaonem : Digitus Dei est hic. » Ex 31, 18 : « Deditque Dominus Moysi, completis hujuscemodi sermonibus in monte Sinai, duas tabulas testimonii lapideas, scriptas digito Dei. » Dt 9, 10 : « Deditque mihi Dominus duas tabulas lapideas scriptas digito Dei, et continentes omnia verba quæ vobis locutus est in monte de medio ignis, quando concio populi congregata est. » Lc 11, 20 : « Porro si in digito Dei ejicio dæmonia. » 271 J.-C. Schmitt, La raison des gestes, p. 101. 272 Ibid., p. 109. 273 Pour divers exemples de ces mains aide-mémoire, on consultera Claire Richter Sherman, et Peter M. Lukehart, Writing on Hands. Memory and Knowledge in Early Modern Europe, Seattle, University of Washington Press, 2000, 277 p. 106

Fig. 16 : The Hand as the Mirror of Salvation274

Cette attribution de la connaissance à l’index n’est pas anodine : elle s’articule tout à fait avec les fonctions discursive et démonstrative de ce doigt. Dans le même ordre d’idée, il est également essentiel de considérer le rôle des manicules à la lumière des commentaires de M. Carruthers sur les images marginales. M. Carruthers expliquait la présence de ces dessins comme des moyens mnémotechniques utilisés par les moines afin d’assister leur mémoire dans leur lecture275. Au fil de leur lecture, les moines pouvaient ainsi mieux marquer dans leur esprit les passages les plus importants en liant leur contenu textuel aux images les accompagnant.

274 Nous avons pris connaissance de cette gravure sur bois dans le livre de C. R. Sherman, Writing on Hands, p. 64-65. Cette image en couleur provient toutefois du site internet annonçant sa vente lors d’enchères le 28 octobre 2010 : « Lot # 154: The Hand as the Mirror of Salvation », dans International Auctioneers, publié en 2010, http://www.internationalauctioneers.com/#/lot/show/697514/lot/list/3572/ (Page consultée le 1er juillet 2013). 275 M. Carruthers, The Book of Memory, p. 314. 107

Chacune de ces pistes est à prendre en compte dans la compréhension des manicules du Grand cartulaire. Huit petites mains ont été tracées en marge des chartes, du folio 6 au folio 181. Au contraire des signets, les manicules ont l’avantage d’indiquer un passage bien précis : la seule ambiguïté qui peut demeurer est de savoir si elles pointent une seule phrase ou un acte en entier. Vu cette précision accrue, elles ont parfois été jumelées avec un signet, dans le cas des chartes 17 (fol. 6v), 897 (fol. 117v) et 966 (fol. 128v). Leur fonction est également plus précise, puisqu’elles sont généralement accompagnées d’une note écrite, plus ou moins longue, qui explique la raison de leur inscription. Cette note a toutefois bien souvent été inscrite très rapidement, dans une écriture cursive difficile à déchiffrer et à demi effacée par les siècles. Il est donc bien souvent nécessaire de se rabattre sur le contenu du texte pointé par l’index pour tenter de comprendre les raisons de la présence des manicules.

La première manicule du Grand cartulaire est celle dessinée en marge de gouttière de la charte 17 (fol. 6v, fig. 16). On peut tout de suite noter que le signet et la manicule sont tout à fait concomitants, accentuant de là le lien établi entre tous deux. Le pouce est dressé, le poignet est simplement tracé de deux coups de plume et un ongle bien apparent et pointu termine l’index. Celui-ci pointe le passage de la charte où il est question de la confirmation du duc Guillaume d’Aquitaine de la donation par son père de la justice et de tout droit aux moines de La Sauve sur leur alleu et sur toute terre qui leur serait donnée dans le futur276.

Fig. 17 : Première manicule du Grand cartulaire (fol. 6v)

276 « Non solum autem in ipso allodio sed in omnibus quecumque Silve Maioris monachi in toto suo ducatu forent possessuri comitale ius et iusticiam ipsis in perpetuum tribuit. Sed et quicumque huic loco ex comitali fevo aliquid voluerit conferre, concessit ipse comes ecclesie Silve Maioris illud semper allodialiter possidere. »; GCSM, p. 47, charte 17. 108

La deuxième manicule apparaît beaucoup plus loin, au folio 104, vis-à-vis la charte 825. Son index, encore une fois doté d’un ongle, est plus court et rond que celui de la première manicule et son poignet est décoré de dentelles (fig. 17). Elle est comme la première accompagnée d’une courte annotation difficile à déchiffrer vu la reliure trop serrée. Elle pointe un acte relatant un échange de lieux entre La Sauve et l’abbesse de Ligueux et, plus précisément, le passage où on mentionne que l’église de Saint-Pardoux passe sous l’autorité de Ligueux277.

La troisième manicule (fig. 18) est comme la première accompagnée d’un signet : elle indique un passage de la charte 897 (fol. 117v) qui rapporte le procès tenu entre les Templiers et les moines de La Sauve Majeure. Plus spécifiquement, elle met de l’avant le onzième paragraphe, qui définissait les dîmes perçues par chacune des parties278. Les doigts de cette manicule sont complètement refermés en un poing rond, à l’exception d’un long index doublant la longueur de la main.

La quatrième manicule, à l’inverse, est tout à fait effilée (fig. 19). Quoique très effacée, on devine encore un trait marquant la jointure des doigts repliés, ce qui en fait une main assez détaillée. Il s’agit de la dernière manicule tracée sur un folio doté d’un signet (fol. 128v). Contrairement aux autres, toutefois, ces deux marques de repérages n’ont pas été faites côte à côte : la manicule apparaît à mi-hauteur de la marge de gouttière alors que le signet a été découpé dans la marge de queue. On peut sûrement expliquer cette distance par la forme du parchemin : à la hauteur de la manicule, la feuille de parchemin est plus étroite, du fait d’un trou sans doute dû aux extrémités de la peau dans laquelle elle a été fabriquée. Un marque-page aurait ainsi difficilement pu être confectionné à partir d’une marge de cette largeur, qui ne procurait pas assez de parchemin pour le fabriquer. En outre, il aurait perdu en efficacité en ne dépassant pas la largeur normale des autres folios. L’acte désigné par ces deux marques est la charte 966, dans laquelle il est question de donations

277 « …nos quoque ecclesiam Beati Pardulphi in cuius parrochia est quidam locus noster qui dicitur Senans liberam cum suis pertinentiis amodo possideamus… »; GCSM, p. 443. 278 « Undecima sane diffinitione de primiciis et decimis iusto ordine nobis visum est ut de terris quas Templarii intra decimaria monachorum vel monachi intra decimaria Templariorum propriis sumptibus aut laboribus excolunt decimas fideliter sibi ad invicem persolvant, exceptis novalibus et nutrimentis animalium suorum »; GCSM, p. 486. 109 du roi Alphonse d’Aragon et de sa confirmation des anciennes donations effectuées par son père Sanche. La manicule a été dessinée près du passage où il est question de ce qui a été concédé et désigne plus particulièrement les sommes perçues chaque année par les moines du monastère de Saint-Jacques de Ruesta et les moines de La Sauve :

Fig. 18 : Deuxième Fig. 19 : Troisième Fig. 20 : Quatrième manicule (fol. 104) manicule (fol. 117v) manicule (fol. 128v)

Fig. 21 : Cinquième manicule (fol. 136)

Je concède et je confirme aux moines de Saint-Jacques et à tous leurs hommes et aux autres moines de La Sauve Majeure qui sont dans mon royaume tous les monts et les plateaux qui sont dans leur circuit, c’est-à-dire aussi loin qu’ils peuvent se rendre et travailler toute la journée puis rentrer chez eux le soir, et les plantes et les eaux pour qu’ils en fassent ce qu’ils veulent et 400 sous de Jaca chaque année et 60 sous du château de Ruesta.279

279 « Concedo et confirmo monachis Sancti Iacobi et hominibus eorum et aliis monachis Silve Maioris qui sunt in regno meo omnes montes et escalios qui sunt in circuitu illorum quantum possint ire et 110

La cinquième manicule du GCSM, contrairement aux autres, a été tracée en marge de petit fond, ce qui la rend très peu visible aujourd’hui à cause de la reliure moderne trop serrée, sans compter son encre fortement pâlie (fol. 136, fig. 20). Elle se rapproche beaucoup de la quatrième manicule par sa forme allongée et ses doigts repliés aux jointures courtes et arrondies. De plus, la quatrième et la cinquième sont les seules manicules du manuscrit à ne pas être accompagnées d’une annotation marginale qui commente le passage mis en valeur. La cinquième manicule indique la charte 1013, qui est un doublon de la seconde période de transcription de la charte 897, précédemment désignée par la troisième manicule. Comme cette dernière, elle signale le onzième paragraphe, qui définit le partage des dîmes entre les Templiers et les moines de La Sauve. La mise en évidence de ce passage par la double transcription de l’acte et par le dessin répété d’une manicule en marge est significative. Elle suggère que la manicule remplissait non seulement une fonction d’accentuation, mais également une fonction référentielle, servant à mettre de l’avant un extrait particulier auquel on a pu devoir se référer plus fréquemment, c’est-à-dire l’endroit où on explique clairement comment doit se faire la division des dîmes entre les Templiers et La Sauve.

La sixième manicule se démarque fortement des autres par sa forme et son orientation : elle se situe entre les deux colonnes de texte du folio 175v, le poignet tourné vers la colonne de droite, et son très long index descend dans l’entrecolonne jusqu’à une annotation en marge de queue (fig. 21). Étant donné cette orientation et afin de respecter la morphologie de la main droite280, le dessinateur a dû l’illustrer paume vers le haut, tous les doigts repliés apparents. En outre, il s’agit de la seule manicule qui ne soit pas dotée d’une manchette. L’élongation de son index et sa direction lui font avant tout jouer un rôle de liaison entre la tête de l’acte 1169 et la note marginale, donnant ainsi à cette annotation l’aspect de la rubrique manquante. D’ailleurs, son contenu est un résumé du texte de l’acte,

laborare tota die et ad vesperam reverti in casas suas et illas herbas et illas aquas ad faciendum quod voluerint et CCCC sol. de Jaca singulis annis et LXa sol. de castello Rosta… »; GCSM, p. 523. 280 Il est en effet notable que toutes les manicules du GCSM sont des mains droites. On pourrait expliquer cette constance par leur plus grande facilité d’exécution : dessiner une main droite pointant vers la droite permet d’éviter d’avoir à illustrer tous les doigts. Il est également possible qu’on ait choisi de représenter la main droite afin de rapprocher davantage l’illustration du geste réel de la main qui serait exécuté lors d’un discours selon les recommandations de Quintilien. 111 comme c’est souvent le cas des rubriques : « Privilège du pape concédé au monastère de La Sauve Majeure et à tous ses moines cela pour qu’il soit exprimé tant en Aquitaine qu’en France qu’en Angleterre et en Aragon281 ».

Fig. 22 : Sixième manicule (fol. 175v)

Fig. 23 : Septième manicule (fol. 178v)

281 « Privilegium pape concessum monasterio Silve Maioris et omnibus monachis suis hic pro expresse tam in Aquitania quam in Francia quam in Anglia et Aragonia »; GCSM, p. 658. 112

Fig. 24 : Huitième manicule (fol. 181)

Finalement, les septième et huitième manicules désignent toutes les deux une annotation inscrite dans le haut d’une page (fol. 178v et 181, fig. 22-23). La septième a une manchette presque inexistante, mais un ongle d’index bien apparent, alors que la huitième a un poignet assez long et l’index dressé vers le haut comme il devrait l’être afin de soutenir une affirmation selon les règles de l’art oratoire romain282. Les annotations ainsi désignées commencent toutes deux par « Attendere infra… », c’est-à-dire un appel à porter attention, à observer un élément des chartes desquelles elles émanent. La fonction de ces manicules est donc tout à fait explicite dans ces deux cas, leur dessinateur ayant pris soin de la préciser. La septième manicule accompagne la charte 1172, qui rapporte un accord établi entre l’abbé de La Sauve et le prieur de Saint-Loubès au sujet de revenus dus au chantre de La Sauve dans les environs de Saint-Loubès. La huitième, quant à elle, a été dessinée au- dessus de la charte 1178, qui relate le règlement d’un conflit entre La Sauve et les seigneurs de Rions. C’est d’ailleurs ce que spécifie l’annotation marginale : « Remarquer ci-dessous la quittance faite par ces seigneurs de Rions sur plusieurs […illisible], ceux qu’ils ont en territoire de Rions, de et la maison d’Horthaléon283 ». Leur rôle d’indication d’un passage important est donc manifeste dans ces deux cas.

De ces différentes observations à propos des huit manicules du Grand cartulaire, on peut tirer quelques conclusions. Tout d’abord, elles montrent que le cartulaire a bel et bien eu des utilisateurs attentifs et soucieux de marquer certains passages284. Les huit mains

282 Quintilien, De institutione oratoria, XI, 3, 94. 283 « Atcendere infra de quitancia facta per illos dominos de Rioncio super multis […illisible] illis que habebunt in territorio de Riuncio, de Faleyras et domo de Horthaleo »; GCSM, p. 670. 284 Nous utilisons à dessein le terme d’» utilisateurs » plutôt que de « lecteurs » puisque nous convenons avec W. H. Sherman que tous les usages faits d’un livre ne peuvent pas être qualifiés de « lecture » (on consultera son commentaire sur le sujet en introduction de son ouvrage Used Books, p. xiii-xiv). Par ailleurs, il est impératif que le courant historiographique portant sur les documents de la pratique inclue cette question, à savoir s’il a réellement existé certains livres qui n’étaient réservés qu’à la lecture et ainsi si la catégorie des « documents de la pratique » est vraiment pertinente. 113 répondent en effet toutes à un besoin de mise en évidence de lignes du manuscrit, elles octroient une certaine importance autant qu’elles servent de repère visuel. Elles ont en effet dû permettre aux utilisateurs du cartulaire – probablement de la fin du XIIIe siècle ou du XIVe285 – de « mettre le doigt » plus facilement sur un passage précis.

Si certaines manicules pointent vers les lignes d’une charte, d’autres vont plutôt dans l’autre direction, vers des annotations marginales inscrites au même moment que les mains. Ces dernières semblent donc avoir également une fonction interprétative que ne partagent pas nécessairement celles qui sont dirigées vers la zone de texte.

Le style graphique de chacune des mains varie : certaines grandement, comme la sixième à l’index surdimensionné, d’autres moins – on peut noter une ressemblance un peu plus marquée entre les manicules 1 et 7 et les manicules 4 et 5. Néanmoins, étant donné la modicité de l’échantillon, il n’est pas possible de leur octroyer une origine commune. Leur description détaillée a toutefois permis de constater que leur aspect contribue à comprendre leur fonction. D’une part, la longueur de la sixième manicule suggère indubitablement que celle-ci sert à établir un lien entre la charte et son analyse marginale. D’autre part, la verticalité des deux dernières manicules évoque un geste de prise de parole et suggère comme première fonction celle du commentaire.

Les chartes accompagnées par des manicules ne semblent pas être réunies sous un thème commun : octroi et confirmation de privilèges, échange de terres, issue d’un procès, accord entre monastères, quittance. Ces divers thèmes se rejoignent cependant sur un point : il s’agit de situations ayant pu évoluer en conflits impliquant des biens ou des terres relevant de l’abbaye de La Sauve Majeure. Les manicules sous-entendent en effet que l’on s’est référé au cartulaire et que l’on a voulu souligner un accord passé ou un détail d’une affaire. Au-delà du thème général des chartes, les passages qui sont mis de l’avant par les manicules sont principalement de deux ordres : soit un rappel de l’atemporalité des privilèges concédés à l’abbaye par le duc d’Aquitaine ou par le pape sur les terres et les

285 Cette chronologie est suggérée par la graphie des annotations accompagnant les manicules. 114

biens sous leur domination, soit le détail de diverses sommes dues au monastère en différents lieux.

En somme, manicules et signets opèrent conjointement et ont pour objectif commun de mettre de l’avant certaines courtes sections du cartulaire. Si les manicules peuvent être assez indiscutablement attribuées aux utilisateurs du siècle subséquent à la fabrication du Grand cartulaire, il n’est pas possible de faire la même remarque pour les signets, qui n’ont pour toute datation possible que la date de la charte qu’ils désignent qui devient leur terminus post quem. Les manicules comme les signets apparaissent dans les cahiers des deux grandes périodes de transcription, ce qui ne permet pas non plus de préciser leur datation. Néanmoins, on peut raisonnablement penser que leur création date du XIIIe ou du XIVe siècle, ce qui s’accorde avec le nouveau rapport à l’écrit qui se développe alors. Comme l’a bien montré J. P. Gumbert, les livres de cette époque deviennent plus « transparents », plus abordables et maniables et une lecture « consultative » et ponctuelle devient de plus en plus courante286. L’historien anglais Malcolm B. Parkes a d’ailleurs souligné qu’au XIVe siècle, les lecteurs eux-mêmes en viennent à inscrire au sein de leurs livres des marques de repère ou de divisions afin de faciliter leur emploi du texte si cela n’a pas déjà été fait287. Par conséquent, les manicules et les signets du Grand cartulaire de La Sauve Majeure laissent entendre que ses utilisateurs lui ont accordé une valeur de référence. La question suivante est de savoir quelles situations pouvaient amener les moines à se référer à leur cartulaire. À cela, nous ne voyons pas de réponse aisée. Ce qui nous apparait le plus convaincant, néanmoins, serait qu’il s’agissait d’un document lu et annoté à l’intérieur du monastère sans même que des circonstances extérieures suscite sa consultation, avec pour seule fin une meilleure connaissance du dominium de l’abbaye. Les marques apportées par les lecteurs comme les signets et les manicules pouvaient simplement résulter de leur désir de bien marquer certains passages visuellement et ainsi plus clairement dans leur mémoire.

286 J. P. Gumbert, « Points and Signposts », p. 231. 287 M. B. Parkes, « The Influence of the Concepts of Ordinatio and Compilatio », p. 135. 115

Afin de compléter le tour d’horizon de l’utilisation des signets et des manicules, nous pouvons également les comparer avec ceux du Petit cartulaire de La Sauve. Celui-ci, bien que beaucoup moins marqué par ses utilisateurs que le Grand cartulaire, est tout de même porteur de marques de repérage. Quatre signets ont été découpés dans ses marges, aux folios 30, 51, 63 et 64. Le premier indique une charte rappelant les privilèges des maisons de La Sauve aux alentours de Saint-André de Bordeaux288. Le deuxième marque l’endroit où un nouveau folio de taille réduite a été ajouté au septième cahier du cartulaire, afin d’ajouter près d’une liste de cens dus à l’infirmier de La Sauve une autre liste de cens dus au sacristain289. Les deux derniers signets désignent les chartes qui rapportent les événements autour de l’enquête menée en Aquitaine par le roi d’Angleterre Henri III. Devant l’empiètement de leur autorité et de leurs privilèges par le sénéchal Henri de Thouberville et d’autres « hommes corrompus », les grands ecclésiastiques de la région bordelaise écrivirent au roi pour le prier de mettre fin à ces exactions, le 26 février 1235290. Il envoya donc des émissaires pour enquêter sur la situation. Les résultats de cette investigation furent connus en 1238 et colligés en détail dans les folios 63 à 68 du Petit cartulaire291. Ces pages sont non seulement aisément consultables grâce aux signets, mais on y trouve également deux des sept manicules dessinées dans le Petit cartulaire (fol. 65), qui contribuent aussi à la localisation de certains passages importants292. Les autres manicules désignent au fol. 60 des actes qui ont été recopiés sur des feuillets de papier

288 « Privilegium domorum Aiquelmi secundi abbati. […] Concessimus ut iure perpetuo libere et sine inquietudine cuiusquae persone omnes abbates et monachi supradicti loci ipsas domos cum fundamentis earum semper possideant, salva iusticia archiepiscoporum et matris ecclesie, quod ut firmum semper maneat », PCSM, fol. 30v. 289 « Hic est census qui debetur sacrista in festo apostolorum Symonis et Iude », PCSM., fol. 51bisv. 290 « Injustitias ac contumelias, injurias ac pressuras, afflictiones et angustias quas ballivi vestri [Henrici] faciunt, et fecerunt specialiter a tempore regni vestri, et ea quae a potentioribus terrae vestrae fieri consentiunt conviventibus oculis et permittunt, Deo, ecclesiis et ecclesiasticis personis, militibus et dominabus minus potentibus, viduis et orphanis et agricolis vestris, necnon et nostris, sublimitati vestrae non sine cordis amaritudine referimus et dolore… »; PCSM., fol. 63v. Ce texte a été édité en latin dans la Gallia Christiana, Tome II, instr. 289 et en langue vernaculaire dans les Archives Historiques du département de la Gironde, Tome III, Paris, Auger Aubry, libraire, 1861, p. 101 et suiv. 291 Cet événement est d’une grande envergure, ce qui explique le grand nombre de pages qu’il occupe dans le cartulaire. Son absence totale du GCSM ne peut s’expliquer que par l’achèvement de la seconde période de transcription avant 1235. Il nous semble donc qu’il s’agit là d’un autre élément de comparaison avec le PCSM qui nous permette de mieux connaître le GCSM. 292 Dans la marge de petit fond du folio 65, on a dessiné en plus des manicules un visage barbu et souriant près de la charte rapportant les privilèges des habitants du bordelais. 116

insérés dans la reliure, au fol. 79 une charte de consécration de La Sauve et au fol. 160 une bulle pontificale d’Innocent III.

On remarque de cette énumération que, même si aucune charte mise en évidence par des signets ou des manicules n’est commune aux deux cartulaires de La Sauve, toutes correspondent au profil décrit précédemment : des actes décrivant une situation propice au développement d’un conflit et auxquels on a pu vouloir se référer pour bien connaître les détails d’une affaire.

S’il contient quelques manicules et signets comme son prédécesseur, le Petit cartulaire n’est toutefois pas autant pourvu de remarques et d’annotations en tout genre. Le Grand cartulaire de La Sauve Majeure est à ce niveau l’exemple-type du manuscrit- chantier, perpétuellement prolongé par des ajouts et des annotations de ses utilisateurs.

2.2 Le chantier des marges Pour terminer ce chapitre, nous voulons nous pencher sur les annotations marginales du Grand cartulaire, puisqu’elles constituent le témoignage le plus éclatant de l’utilisation du manuscrit, avant même les signets, les manicules et la fabrication du Petit cartulaire. Elles se trouvent à travers les deux volumes, tout élément codicologique confondu. Leur origine est double : certaines proviennent des créateurs du cartulaire, d’autres de son utilisation ultérieure. Leur étude permet donc de suivre à la fois les copistes dans leur travail et les utilisateurs dans leur maniement du document.

Les marges des cartularistes

L’espace libre des marges était nécessaire aux copistes : ils l’utilisèrent à chaque page, comme une sorte d’espace brouillon, bien que cela ne soit pas très visible pour le lecteur non averti. Ils y firent deux types de marques : des indications – pour le rubricateur, le relieur et le lecteur – et des essais de plume.

Au niveau des indications pour les autres moines prenant part à la construction du manuscrit, nous avons déjà vu les signatures et les réclames, destinées à aider le relieur à conserver le bon ordre des cahiers. Ces marques n’apparaissent toutefois qu’en début ou en fin de cahier. De manière plus courante, on peut observer les lettres et les titres d’attente

117 inscrits en marge d’un grand nombre de chartes (fig. 24). Elles mettent en lumière le travail des scribes, qui commençaient par écrire les chartes en laissant un espace libre pour la rubrique et l’initiale, puis inscrivaient en petites lettres le long de la marge de gouttière le titre à noter à l’encre rouge. La lettre d’attente indiquant l’initiale à tracer était parfois directement inscrite dans l’espace prévu pour celle-ci. Néanmoins, dans la plupart des cas, ces indications étaient notées à l’extérieur des piqûres de réglure, ce qui fait qu’elles ont parfois été tronquées (c’est probablement le cas pour le cinquième élément codicologique, dont les folios ont été rognés et où il n’apparait aucune lettre ni titre mis en attente de la rubrication à venir).

Fig. 25 : Annotations marginales des cartularistes : titre d’attente et analyses rubriquées

Si certaines indications marginales pouvaient être retranchées par la rognure une fois la rubrication effectuée, d’autres, faites par les rubricateurs eux-mêmes, n’étaient certainement pas destinées à disparaître. Un grand nombre de chartes relevant de la première période de rédaction sont en effet dotées à la fois d’un titre rubriqué et d’une annotation rubriquée en marge (fig. 24). Celle-ci était inscrite à la hauteur de la ligne dont elle faisait une courte analyse. Dans bien des cas, il s’agit d’une mention topographique, introduite par la préposition « De » suivie du lieu dont il est question dans la ligne concernée. Dans d’autres cas, on trouve plutôt un simple mot expliquant l’objet de la charte à un endroit précis de son texte : de censu, de paduentia, de decimis, de conventione, de molendino, de nemore, de vinea, etc. Le type de contenu de ces annotations marginales ressemble ainsi de près à celui des titres rubriqués des chartes. Leur différence ne réside

118

vraiment que dans leur localisation en marge du texte, qui permet de repérer d’un coup d’œil rapide un élément donné de la charte. La présence de ces indications, qu’on peut dater de la même période que l’écriture des chartes elles-mêmes, peut sous-entendre deux choses : soit une volonté des scribes de rendre le contenu des chartes plus aisément accessible, soit un désir d’offrir une base mnémotechnique efficace pour les lecteurs ultérieurs. M. Carruthers a en effet proposé que les tituli possédaient une fonction mnémotechnique certaine et que leur écriture dans les marges soutenait le lecteur dans son apprentissage du contenu d’un document. La première de ces hypothèses soutiendrait ainsi l’idée de l’utilisation des cartulaires comme des livres de référence ponctuelle, alors que la seconde signifierait que les cartulaires étaient lus et étudiés par la communauté comme un document important. Il ne convient pas ici de trancher entre ces deux avenues, mais bien de prendre conscience de leur potentiel respectif.

Par ailleurs, il faut souligner que ces annotations rubriquées n’avaient jamais leur équivalent en petites lettres d’attente comme c’était le cas pour l’initiale et le titre de la charte. Cela signifie que c’était le rubricateur qui décidait où écrire ces notes et ce qu’elles contenaient, décisions qu’il ne pouvait prendre qu’après avoir lu la charte. Alors qu’on peut penser que le titre de la charte inscrite dans le cartulaire était celui donné à la charte originale, qu’on ne faisait que recopier, les annotations marginales rubriquées étaient nécessairement une invention des créateurs du cartulaire.

Une autre utilisation des marges par les cartularistes est la probatio pennae, l’essai de plume. Comme les plumes finissaient par s’émousser, les copistes devaient régulièrement les retailler. Par conséquent, il arrivait fréquemment qu’ils utilisent les marges afin de s’assurer que le nouveau biseau convenait et de pouvoir garantir une écriture constante ou, du moins, lisible. Dans certains manuscrits, l’expression probatio pennae a expressément été utilisée par les scribes pour ces essais. Ce n’est cependant pas le cas dans le Grand cartulaire, où les essais de plume apparaissent plutôt comme de simples lettres ou traits répétés (fig. 26-27) ou comme des énoncés quelconques inscrits en marge sans aucun soin (fig. 28).

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Fig. 26 : Essais de plume en marge de tête du folio 32v

Fig. 27 : Essais de plume en marge de tête du folio 17v

Fig. 28 : « Omnis homo domini debet amare dominum suum », essais de plume en marge de queue du folio 243

Par ces quelques observations, il devient manifeste que les marges du cartulaire étaient largement utilisées par les moines-copistes. L’espace cartularial a ainsi été employé à son plein potentiel, les zones de justification contenant les chartes, éléments essentiels du cartulaire, et les marges renfermant le contenu secondaire, gribouillis et signaux pour les rubricateurs. C’est donc au niveau des utilisateurs que les marges ont joué un rôle davantage primordial, d’abord à travers les rubriques marginales que les cartularistes leur ont écrites, et à travers d’autres marques qu’ils ont ajouté au fil des siècles.

120

Les marges des utilisateurs

Les traces laissées dans les marges par les utilisateurs du Grand cartulaire sont éloquentes sur la manière dont ils ont eu recours à celui-ci. Leur action principale a été d’ajouter divers types de points de repère que nous ne pouvons expliquer que par la volonté de faciliter la consultation ou la mémorisation du manuscrit. Nous avons vu précédemment les signets et les manicules. À ceux-ci s’ajoutent la foliotation de la fin du Moyen Âge et la pagination de l’époque moderne. Bien que l’on n’ait pas pris la peine de créer une table des matières ou un index, cette numérotation des feuillets trahit une intention de rendre l’accès aux chartes plus aisé. Les utilisateurs de ces mêmes siècles ont également ajouté d’autres analyses marginales, non rubriquées cette fois, mais remplissant la même fonction que celles écrites par les cartularistes. Certaines sont inscrites en cursive du XIVe-XVe siècle, d’autres datent plutôt de la consultation du Grand cartulaire par le mauriste dom Dulaura au XVIIe siècle (fig. 29). Si la majorité est en latin, quelques-unes, plus récentes, ont été écrites en français.

Fig. 29 : Annotations marginales médiévale et moderne (fol. 7)

En plus d’être des zones de texte pour accueillir des analyses et des ajouts de chartes, les marges de manuscrits étaient également des zones d’images. Dans les codices de grande valeur, celles-ci étaient nombreuses et colorées. Dans les cartulaires, toutefois, les images se faisaient généralement plus rares et l’ornementation des pages, lorsqu’il y en avait, passait plutôt par une décoration des initiales plus ou moins élaborée. Nous avons vu que certaines lettrines du Grand cartulaire ont été généreusement ornées. Toutefois, il faut également noter la présence de quelques esquisses à l’encre noire dessinées dans les

121 marges. On trouve ainsi une chimère dans la marge de tête du folio 103 et trois visages de roi dans les marges de tête et de gouttière du folio 206v. Ces derniers ont été dessinés près de chartes se rapportant au roi de France Philippe Auguste, ce qui suggère l’identité de ces visages couronnés.

Bien que cela ne soit pas évident à première vue, il est possible que chimère et rois jouaient le même rôle que l’ornementation des lettrines, qui mettaient en valeur certaines chartes plus que d’autres. Ils ont en effet pu être dessinés non dans un souci de glorification du manuscrit – leur tracé est somme toute plutôt rudimentaire – mais comme des moyens mnémotechniques différenciant certains passages293.

***

Au total, l’observation des traces laissées par les utilisateurs du Grand cartulaire suggère une utilisation active de celui-ci, pouvant tenir de la consultation ponctuelle comme d’une lecture complète et attentive. De fait, certains passages sont accompagnés par des commentaires, des manicules et des signets, ce qui sous-entend une volonté de balisage afin de pouvoir s’y référer à nouveau, physiquement ou mentalement. Ces fonctions, soit référentielle, soit mnémotechnique du manuscrit transparaissaient dès sa fabrication, à travers les annotations rubriquées que ses créateurs ont pris soin de noter en marge. On ne peut pas en dire autant du Petit cartulaire : ses scribes ont plutôt choisi lors de la copie de faire de ces annotations marginales les rubriques des chartes, évacuant ainsi leur rôle de repère et ne conservant vraiment que la fonction d’aide-mémoire des tituli. Le second cartulaire a d’ailleurs fait l’objet d’un plus grand souci d’ornementation : ses initiales, dont la couleur varie alternativement entre le rouge et le bleu, sont souvent filigranées. Considérant cette attention pour l’ornement, ainsi que la mise en page plus soignée, le parchemin de meilleure qualité et l’élimination des rubriques marginales du Petit cartulaire de La Sauve, on peut raisonnablement penser qu’il ne remplissait pas la même fonction d’ouvrage de référence que son prédécesseur et avait pris la place de ce dernier comme manuscrit prestigieux participant à l’exaltation de l’abbaye.

293 M. Carruthers a analysé le dessin de têtes dans les marges de manuscrits comme un procédé mnémotechnique dans The Book of Memory, p. 324. 122

« Toutes les naissances périssent et les croissances déclinent. Le temps d’un homme est bref et sa très courte mémoire est éprouvée. Mais pour ne pas que l’oubli engloutisse tout à fait les choses passées, il est nécessaire que l’écrit tienne un registre des choses accomplies afin que ce qui change ne soit pas inconnu de ceux qui seront294. »

Conclusion

À l’heure actuelle où un grand nombre d’historiens sont soucieux de s’astreindre à des préoccupations utilitaristes et de répondre à des enjeux politiques, les questions de mémoire collective, de commémoration et de lieux de mémoire sont exploitées de façon croissante. Les médiévistes n’échappent pas à cette tendance et, consciemment ou non, ont pris part à l’explosion d’études se rattachant au thème de la mémoire en transposant ce souci contemporain à la société chrétienne du Moyen Âge occidental.

Si ce besoin de mémoire existait également il y a un millénaire – la citation en exergue va bien dans ce sens –, il ne faut pas l’assimiler au besoin actuel d’échapper à l’oubli des coutumes et à l’homogénéisation des cultures. La préoccupation médiévale de memoria était plutôt d’ordre eschatologique : elle se définissait par une volonté de bien s’inscrire dans la geste de Dieu, d’avoir une place dans le cours du temps et qu’on se le rappelle au jour du Jugement dernier.

Le qualificatif de document mémoriel que l’on a prêté aux cartulaires dans les dernières années pourrait convenir dans cette mesure. L’analyse du Grand cartulaire de l’abbaye de La Sauve Majeure nous a en effet permis de constater que de tels documents pouvaient répondre à ce type de besoin, c’est-à-dire qu’ils faisaient partie d’ensembles monumentaux ayant pour objectif l’inscription spatiale, sociale et, ultimement, temporelle de leur établissement commanditaire. Le simple recours à l’écrit, encore réservé à certaines sphères seulement au XIIIe siècle, pour colliger les donations faites au monastère leur octroyait un certain prestige et les plaçait déjà hors du monde.

294 « Omnia orta occidunt et aucta senescunt, nec multum hominis tempus protenditur eiusque memoria brevissima probatur sed oblivio ne prorsus praeterita absorbeat necesse est ut rerum gestarum notitiam litera retineat quatinus quid sit mutabile futuros non lateat », GCSM, p. 34, charte 2. 121

L’accent porté sur les privilèges concédés à l’abbaye par les ducs, rois, papes et évêques par leur emplacement au sein du cartulaire rehaussa cette mise hors espace en faisant du lieu de La Sauve un locus exceptionnel.

C’est toutefois d’abord l’organisation topographique des chartes du Grand cartulaire, axée sur une mise en valeur de l’abbaye comme pôle sacré et saint irradiant à travers l’Occident chrétien, qui témoigne du dessein des moines de La Sauve de créer un document-monument qui leur permît de marquer leur présence et leurs actes dans l’histoire de la Création de Dieu. Ce désir, quoiqu’émanant naturellement d’un monastère à l’apogée de sa puissance, fut cristallisé par la demande de canonisation de Gérard de Corbie et la nécessité subséquente de faire valoir l’apport salutaire de celui-ci à l’Église universelle.

Au milieu du XIIIe siècle, possiblement devant la multiplication des ajouts faits en marge du Grand cartulaire, on vit la nécessité d’en créer un second, reflet du premier, bien que d’une meilleure facture. Il est difficile, même à ce stade de notre réflexion, d’évaluer la place que chacun prit dans l’ensemble monumental abbatial, à savoir si le Grand cartulaire, désormais dédoublé, se trouva marginalisé ou s’il conserva la même valeur qu’auparavant. Peut-être est-ce justement à partir de ce moment que ses rôles de référence et d’aide- mémoire, que nous ne pouvons nier devant la multitude de traces d’utilisation, prirent davantage d’importance.

Même à présent, après une analyse détaillée de la constitution du Grand cartulaire, nous ne pouvons répondre à tous nos questionnements initiaux. Si nous avons pu constater que ce manuscrit a joué un rôle important au niveau de la sphère des représentations et qu’il a certainement été utilisé comme livre de référence, nous ne pouvons toujours pas établir dans quelles situations les moines l’utilisaient. Bien que nous ayons observé le caractère litigieux des chartes marquées par les utilisateurs du cartulaire, il ne nous est toujours pas possible d’établir s’il s’agissait d’une lecture engendrée par un événement précis ou simplement faite par les moines dès lors qu’il s’agissait d’un document important de l’abbaye.

L’étude du manuscrit nous a toutefois permis de mieux comprendre sa constitution et de mieux le situer chronologiquement. Le Grand cartulaire n’avait en effet pas encore fait

124

l’objet d’une analyse codicologique sérieuse malgré sa grande hétérogénéité. Nous pensons donc avoir offert aux utilisateurs futurs de l’édition du Grand cartulaire quelques clés supplémentaires pour sa compréhension.

Par ailleurs, nous avons également proposé quelques pistes de réflexion que nous espérons voir approfondies. L’amorce de l’étude du Petit cartulaire nous a d’une part montré qu’il s’agissait d’un manuscrit offrant d’intéressantes nouvelles avenues sur la connaissance du monastère de La Sauve, notamment au niveau de sa production scripturaire. D’autre part, la courte parenthèse que nous avons faite sur les traces d’utilisation d’un manuscrit en nous penchant plus spécifiquement sur les signets en boutonnière et les manicules mériterait d’être plus largement étudiée. Signets comme manicules présentent cependant tous deux la grande difficulté d’être difficilement datables. Les manicules offrent toutefois un riche potentiel qui pourrait être mis à profit par des études sérielles, combinant l’analyse de leur exécution, de commentaires les accompagnant, ainsi que de leurs lieux d’apparition. De telles études contribueraient grandement à nos connaissances sur les manuscrits médiévaux, qui sont trop souvent confinées à leur confection et qui ne tiennent pas compte de leur vie ultérieure.

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Sources manuscrites

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Annexes

139

Annexe 1 : Schéma des cahiers du Grand cartulaire de La Sauve Majeure295

Volume 1

Cahier 1 Cahier 2

Cahier 3 Cahier 4

Cahier 5 Cahier 6

295 La foliotation utilisée dans ce schéma est la foliotation médiévale telle que notée dans le cartulaire. Nous avons indiqué le côté poil des feuilles de parchemin par un motif à pois, les folios manquants ou tronqués par des pointillés, les signets par un dessin là où ils apparaissent et les signatures par leur lettre correspondante sur leur folio respectif. 141

Cahier 7 Cahier 8

Cahier 9 Cahier 10

Cahier 11 Cahier 12

Cahier 13 Cahier 14

142

Volume 2

Cahier 15 Cahier 16

Cahier 17 Cahier 18

Cahier 19 (colonnes) Cahier 20 (colonnes)

Cahier 21 (colonnes) Cahier 22 (colonnes)

143

Cahier 23 (colonnes) Cahier 24 (colonnes)

Cahier 25 (colonnes) Cahier 26 (colonnes)

Cahier 27 (colonnes) Cahier 28 (colonnes)

Cahier 29 Cahier 30

144

Cahier 31 Cahier 32

Cahier 33 Cahier 34

Cahier 35

145

Annexe 2 : Dossier de cartes

Carte 1 : Ordre topographique des chartes des cahiers 1 à 15 selon leur rubrique

147

Carte 2 : Ordre topographique des chartes des cahiers 16 et 30 à 35 selon leur rubrique

148

Carte 3 : Ordre topographique des chartes et des prieurés de La Sauve dans les cahiers 1 à 15 selon les rubriques

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Carte 4 : Ordre topographique des chartes et des prieurés de La Sauve dans les cahiers 16 et 30 à 35 selon les rubriques

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