PENSER AU 11 SEPTEMBRE, PENSER À SOI

François Lagarde University of Texas, Austin

La guerre que livre les Etats-Unis à l’Irak était annoncée bien à l’avance, et on a amplement eu le temps d’en parler, qu’il se soit agi de lui trouver une causalité, une légitimité, une rationalité, une finalité, ou au contraire une illégalité ou une immoralité. Les attentats du 11 septembre 2001 arrivèrent au contraire sans qu’on s’y attende du tout, exception faite pour quelques rares experts et une poignée de terroristes. Et c’est après le terrible événement qu’il fallut y penser et en discourir, et non pas avant comme dans le cas de la guerre. En , le choc fut tel qu’il fut très difficile de réaliser, sinon même de signifier et de comprendre ce qui s’était passé. Mais la folie, la violence inouïe, le crime que fut le 11 septembre étaient-ils de toute façon pensables? Et lorsqu’on a discouru sur l’attentat ou la guerre, à quoi a-t-on véritablement pensé? On voudrait montrer ici qu’on n’a moins pensé à la violence guerrière ou terroriste qu’à soi.

On part ici du principe que cette violence armée ne saurait jamais être bonne ou juste, et il est à cet égard impossible de suivre Baudrillard dans son apologie d’un sacrifice terroriste dépassant les fétiches humanistes que seraient l’existence, la vérité et la liberté1. A la rigueur, la violence armée peut être rémissible lorsqu’elle est l’effet incontrôlable d’un réflexe d’auto-défense. Mais il y a toujours crime, barbarie, mal absolu lorsque le couteau de l’assassin, le missile du soldat ou l’explosif du terroriste tuent.

Toutes sortes de sentiments s’expriment, toutes sortes de discours sont tenus autour de la violence volontaire armée, qu’elle soit militaire ou terroriste, étatique, dissidente ou individuelle. Les sentiments varient suivant la proximité ou l’immédiateté de la personne confrontée, et survivant, à la violence. Plus on en est proche, plus elle est insensée, terrifiante, criminelle. La distance historique ou géographique et la médiation de l’information permettent seules de l’envisager sans une répulsion absolue, mais ce faisant cette violence armée perd de sa réalité et de sa puissance symbolique, et cette

1 Jean Baudrillard, “Hypothèses sur le terrorisme”, Power Inferno, : Galilée, 2002, p. 46. déréalisation implique le plus souvent un oubli, un refoulement de la violence. Baudrillard a raison de penser que les discours éloignent du choc du premier instant, et que “la puissance de l’événement se perd dans des considérations politiques et morales”2. Car il n’y a pas de mot, il n’y a pas de sens au moment où des êtres humains, innocents ou coupables, sont volontairement tués par des armes, il n’y a que de la mort voulue, de la violence perpétrée à l’encontre du droit de vivre. L’instinct du tueur est peut-être naturel – que cette nature soit mauvaise ou humaine - mais la mort du tué par arme ne saurait jamais être normale.

Au moins un Français est décédé dans l’écroulement des Tours, et à cet instant de vérité, le NON qu’il a dû crier contre son arrêt de mort fut son dernier mot. Chez les autres, après l’horreur muette et paralysante que provoquent la destruction et la mort du tué dans la bataille, la parole est revenue petit à petit. Proche ou lointain, le témoin veut alors expliquer, comprendre, justifier ou condamner, il désire que du sens, même tragique, même absurde (si l’on peut dire), colmate le trou de l’innommable. Il est même possible que tous les types de discours, accusateurs, dénégateurs, pathétiques, philosophiques ou politiques aient pour fin de stabiliser le chaos que provoque l’émergence vécue ou médiatisée de la violence armée, et qu’ils cherchent à inscrire la folie de cette violence dans une sorte de réalité concevable, acceptable.

Cependant les Français n’ont pas vécu le 11 septembre. C’est arrivé à la télévision, pas à la Tour Montparnasse, et ils n’ont pas pu, parfois même ils n’ont pas voulu croire à ce qui arrivait. La mauvaise qualité de l’information, dont l’image en boucle “qui ne produit plus aucun effet de réel, mais de l’incrédulité sans fin”, y furent sans doute pour beaucoup3. Mais ils détournèrent aussi le regard par une sorte de dénégation. Le réflexe est assez naturel, et les quelques survivants français qui réussirent à se sauver lors de l’effondrement des Tours ont eux-mêmes témoigné qu’ils avaient cherché à ne pas voir, à ne pas croire. Le cinéaste Naudet: “En arrivant dans cette tour, juste à ma droite, deux personnes étaient en train de brûler, deux corps qui hurlaient. J’ai détourné la caméra par

2 “Requiem pour les Twin Towers”, Power Inferno, p. 21. 3 Christian Salmon, “Le récit s’est arrêté à Ground Zero”, Libération, 24 septembre 2002. réflexe. Personne ne devrait voir ça. Même mon regard, je le regrette”4. L’entrepreneur Dellinger: “Les brûlés qui descendent ne me donnent pas la moindre idée de l’horreur qui peut se déchaîner soixante-dix étages plus haut. Ou bien est-ce que je ne veux pas voir? Pourquoi cette pudeur, pourquoi est-ce que je me détourne de ces brûlés qui descendent en exposant leurs plaies à vif? Leurs visages marqués par la douleur hurlent pourtant l’abomination. Pour ne pas savoir? Je bloque inconsciemment toutes ces pensées, pour que mon énergie ne soit pas entamée. Rester concentré, d’abord sortir, survivre”5.

Ne pas voir pour survivre à l’horreur, immédiate ou médiate, tout comme on refuse longtemps de penser à sa mort, tel est le principe que beaucoup vont suivre. Augé a pensé que le 11 septembre était “un événement qui ne passe pas” parce qu’il signifiait précisément que plus personne n’échappait désormais à une possible apocalypse, ce qu’on refusait d’admettre6. Cette dénégation prendra plusieurs formes. Temporaire, effarée, et n’empêchant nullement une condamnation sans détour,lorsque par exemple Lanzman ou Kepel contemplent le visage des terroristes sans comprendre, sans rien dire7. Presque comique, si elle n’était scandaleuse, lorsque Meyssan élucubre que les attentats ont été télécommandés depuis les Etats-Unis par des services de renseignement américain8. Inquiétante, lorsque Baudrillard ne rejette pas les inventions de Meyssan mais est séduit par son négationisme de la “réalité”, dénigrant d’avance toute “vérité des faits”9. Sans doute a-t-il raison de penser que l’événement est en lui-même insensé, qu’il est un acte stupéfiant, sans réponse ni échange possibles, d’”une singularité irréductible” sans signification ni représentation. Mais refuser un sens à l’événement sous prétexte que ce serait oublier sa radicalité ou son inquiétante étrangeté10 revient à ne pas penser son histoire, à négliger sa matérialité, préférant en esquisser une sorte de métaphysique négative ou de symbolisme abstrait. Et dire que les Américains méritaient ce qui leur arrivait fut aussi une manière de minimiser, de nier le mal. Et ne faire référence qu’au

4 Jules Naudet in Pascale Nivelle, “Les yeux du cyclone; Jules et Gédéon Naudet ont filmé le 11 septembre 2001”, Libération, 6 septembre 2002. 5 Bruno Dellinger, World Trade Center 47e étage, Paris: Robert Laffont, 2002, p. 27. 6 Marc Augé, Ce qui arrive, Paris: Galilée, 2002, p. 47. 7 Claude Lanzman, “The Disaster”, Les Temps Modernes, septembre-novembre 2002, pp. 615-6. Gilles Kepel, Chronique d’une guerre d’Orient, Paris: Gallimard, 2002, pp. 112-3. 8 Thierry Meyssan, L’Effroyable imposture, Chatou: Carnot, 2002. 9 Power Inferno, p. 55. 10 Jean Baudrillard, “Le Masque de la guerre”, Libération, 10 mars 2003. World Trde Center sans jamais mentionner le Pentagone ne s’explique pas uniquement par la censure américaine mais pas cette difficulté à voir.

On resta longtemps sous le choc et prêt à croire que seul l’insensé qualifiait l’événement indicible. En mars 2002, Wahnich écrivait: “Les événements n’ont pas encore trouvé de nom”, et alors que beaucoup d’explications avaient déjà été proposées, Salmon put soutenir un an après les attentats: “Peut-être faut-il simplement prendre la mesure de cette opacité, de cette illisibilité. Non pas seulement comme une insuffisance, une lacune, un manque d’information ou un retard du récit sur l’événement, mais comme le seul véritable événement. Une Epiphanie à l’envers. Le feu qui se serait abattu sur le WTC n’apporterait pas la connaissance mais l’ignorance. Il ne révélerait pas un sens caché jusque là, mais l’enfouissement, l’éclipse, la dislocation de tout sens et de tout récit”11.

Qu’est-ce qu’on ne veut ou ne peut pas voir ou resentir lorsqu’on ne veut pas trouver de sens à l’événement? Ou, comme le fait Baudrillard, qu’est-ce qu’on ne veut que voir dans l’attentat, mais avec une jubilation sadique, en refusant de s’aventurer dans de possibles explications? L’inouïe destruction de la violence armée, encore une fois, la souffrance et la mort indues des victimes. Le journal tenu par Marin La Meslée pendant les trois mois qui suivirent les attentats le montre bien. Cette parisienne de gauche est d’abord sidérée et comme hébétée par l’événement mais son antiaméricanisme resurgit rapidement et bientôt elle éprouve de la satisfaction face à l’attaque des Etats-Unis. Elle suit alors avec passion l’actualité pour en comprendre “la mosaïque tragique” mais elle ne réussit pas à résoudre le rébus du sens. “L’Histoire tout court, c’est le cas de le dire, me manque”, admet-elle, et elle se contente de faire sienne l’opinion publique et chiraquienne, à savoir que Ben Laden n’est qu’un fou furieux, la cause étant sensée expliquer ou définir l’effet12. Cependant, Marin La Meslée réussit, grâce à un très beau saut de côté13, à se défaire de son antiaméricanisme et à concevoir enfin la réalité du 11 septembre. Alors qu’elle regarde un documentaire télévisé sur les Tours, elle est soudain

11 Sophie Wahnich, “Terreur révolutionnaire et terrorisme”, Lignes, 8, mai 2002, p. 155. Salmon, op. cité, p. 6. 12 Jean-Pierre Winter, Valérie Marin La Meslée, Stupeur dans la civilisation, Paris: Pauvert, 2002, p. 171. touchée par le témoignage d’une Américaine et elle “craque”, dit-elle, et éprouve un flot d’empathie pour les victimes. Après les détours et les impasses d’une information qui l’avaient menée en Afghanistan ou en Arabie Saoudite, elle réalise ce qu’a vraiment été l’événement, à savoir de la terreur, de la violence folle, de la mort et non pas seulement le symbole du suicide de l’Occident ou le resentiment d’extrémistes fous. Elle avait refoulé “le lieu” du drame, comprend-elle, et sa soudaine catharsis lui permet enfin de sentir, de retrouver “la singularité irréductible”, eut dit Baudrillard, de la mort infligée par force.

Il est clair à ce propos que l’antiaméricanisme, virulent ou discret, intempéré ou légitime, détermina et même entrava la compréhension du 11 septembre. La diatribe de Messadié en est un malheureux exemple: accuser l’Amérique d’être responsable des attentats et du Ben Ladenisme des banlieues françaises revient à se voiler la face14. Le fameux questionnaire sans réponses, précisément, d’Eddé et Salenave était l’expression d’une opinion humaniste légèrement antiaméricaine15. Faire en sorte que le 11 Septembre 2001 pointe vers le 11 septembre 1973 de Santiago du Chili, fut aussi une façon intelligente de détourner la vue16.

On n’a pas pu penser le 11 septembre parce que l’innommable et l’insensé sont proprement impensables et que la violence de la terreur est irregardable; et parce qu’il s’agissait d’un événement américain, et donc faussement pensé d’avance. On a aussi eu du mal à réaliser, à concevoir l’événement parce que les horizons d’attente ne s’y prétaient pas. Un réflexe commun consista à s’approprier l’événement, à l’insérer dans son système de connaissance ou de croyance, à le digérer dans son horizon d’attente pour mieux le résoudre, ou le dissoudre. Le 11 Septembre est tombé dans le nid d’esprits qui pensaient à tout autre chose mais cannibalisèrent la stupéfiante nouvelle avec subtilité. Le 11 septembre et Dostoïevski, Emma Bovary17, Nietzsche à Nice18, Billy Bud19, les

13 Cf. la citation de Canetti mise en exergue: “Il n’y a pas de régularité dans le véritable savoir. Lorsqu’il accomplit un saut réel, c’est de côté, comme un cavalier d’échecs”, in Stupeur dans la civilisation, p. 3. 14 Gerald Messadié, Mourir pour New-York?, Paris: Max Milo, 2002. 15 Dominique Eddé, Danièle Sallenave, “Questionnaire”, , 28 septembre 2001, p. 15. 16 Ignacio Ramonet, “L’Adversaire”, , 571, octobre 2001, p. 1. 17 André Glucksmann, Dostoïevski à Manhattan, Paris: Robert Laffont, 2002, pp. 93-108. 18 Marcelin Pleynet, “Situation”, L’Infini, 78, printemps 2002, pp. 114-125. 19 Alain Brossat, “L’inarticulable”, Lignes, pp. 47-71. surréalistes20 ou Malraux21. Le 11 septembre et Fukuyama ou Huntington, ces deux pont- aux-ânes du journalisme français. Le 11 septembre selon qu’on est de droite ou de gauche, Vert ou Beur, pro- ou antiaméricain. A chaque fois, l’événement est récupéré et la violence originaire est oubliée. Les tiers-mondistes virent dans les attentats un bras d’honneur adressé aux maîtres du Nord par les damnés de la terre du Sud, autre substitution victimaire, dirait un sémiologue girardien. Les marxistes y virent un clash des classes, et Achcar qualifia les attentats de “massacre bien ordinaire”22. Un psychanalyste entrevit dans les tours jumelles les deux jambes d’une femme pénétrée par les avions, et dans l’anthrax blanc qui apparut ensuite il vit du sperme…23 A chaque fois, l’événement fut ramené à soi, ce qui revenait encore à détourner le regard. Il fallait oublier ou être bien éloigné de la catastrophe pour remercier Ben Laden de nous avoir ouvert les yeux sur “la grande crise de la civilisation occidentale”24.

Deux grands enfants de Céline se lancèrent dans de perverses diatribes contre la déréliction française. Muray écrivit une épître hallucinée aux djihadistes et un surnommé Jugurtha tint le journal apocryphe de Ben Laden pour dire combien la France du Loft,de Catherine Millet ou du match France-Algérie était pourrie25. Les djihadistes s’attaquaient inutilement à un Occident déjà en ruine (Baudrillard renchérit là-dessus), et les experts expliquant le 11 septembre par “l’hyperpuissance de l’Amérique, le conflit Nord-Sud, le temps qu’il fait, l’hiver qui vient, la barbe du capitaine, etc.” n’étaient que des “bouffons à gages”26. Ces moralistes misanthropes récupérèrent la tératologie terroriste pour râler contre la modernité, pas pour penser le 11 septembre.

20 Jean Clair, “Le Surréalisme et la démoralisation de l’Occident”, Le Monde, 21 novembre 2001; Annie Lebrun, “Clarté de Breton, noirceaur de Clair”, Le Monde, 7 décembre 2001; Alain Jouffroy, “Venimeuse attaque”, Le Monde, 8 décembre 2001. 21 Jean-Paul Sorg, “Terroristes et terreurs”, Le Croquant, 33, 2001, pp.+++. 22 Gilbert Achcar, Le Choc des barbaries, Terrorismes et désordre mondial, Paris” Editions Complexe, 2002, p. 82. Voir aussi Rémy Herrera et al., L’Empire en guerre, Le Monde après le 11 Septembre, Paris: Le Temps des cerises-EPO, 2001. 23 Jean-Pierre Winter, Stupeur dans la civilisation, pp. 95-8. 24 Jacques Julliard, “Merci Ben Laden”, Le Nouvel Observateur, 1928, 18 octobre 2001. 25 Philippe Muray, Chers Djihadistes, Paris: Mille et une nuits/Fondation du 2 mars, 2002. Jugurtha, Le Journal d’Oussama Ben L., Lettres apocryphes afghanes, Paris: Diffusion Internationale Edition, 2001. 26 Muray, p. 17. On refusa ausi de penser les tenants et les aboutissants du carnage parce qu’analyser et expliquer reviendraient à comprendre et de là à justifier l’injustifiable. Face à l’accusation qui soutenait que les Etats-Unis ou l’Occident méritaient d’être attaqués ou de se suicider, on s’interdit de rechercher les causes, les raisons, les racines qui pouvaient expliquer l’attentat. Glucksmann aurait voulu émotion garder pour ne pas oublier le crime, et il ne vit que le nihilisme, “l’atrocité universelle du terrorisme nihiliste”, tout en accusant les docteurs Yapadmal ou Yaletemps de “délire dénégateur”27. Bruckner concourut: “la recherche éperdue des causes, même si elle part d’une bonne intention, fait fausse route: la culture de l’excuse, l’explication par le désespoir, l’humiliation, exonère l’acte de son horreur et débouche sur la tentation de l’indulgence.28” Pour Bacharan,il n’y a pas de pourquoi au 11 septembre, “il n’y a jamais de bonnes raisons, ni économiques, ni sociales, ni politiques à la barabarie” et le terrorisme est toujours et partout un crime injustifiable29.

En marquant que la culpabilité était, comme le nihilisme selon Glucksman, universelle, Derrida accusa toutes les parties et exprima sa compassion pour toutes les victimes. Il ne symbolisa pas l’événement, il n’en fit ni l’histoire ni la philosophie et ne détourna pas son regard de la violence: “Ma compassion absolue pour les victimes du 11 septembre ne m’empêchera pas de le dire: je ne crois à l’innocence politique de personne dans ce crime. Et si ma compassion pour toutes les victimes innocentes est sans limite, c’est qu’elle ne s’arrête pas non plus à celles qui ont trouvé la mort le 11 septembre aux Etats-Unis”30. Derrida reprit à son compte le mot d’ordre américain de “justice sans limite”, et il n’est pas certain que sa condamnation de la violence universelle ne soit pas une manière d’équilibrer, ou de faire passer, son implicite condamnation de l’Amérique. Mais il reste qu’il a d’abord vu les victimes, c’est-à-dire la terreur, l’horreur, le crime.

La violence meurtrière - criminelle ou radicale - est à la fois ce qu’il faut absolument voir et ce qu’on ne veut pas voir, dirent les philosophes de droite et de gauche. Toutefois, même si la lumière qui se dégage de cet Apocalypse “est bien trop crue pour nous livrer

27 Glucksmann, op. cité, pp. 78 et conclusion. Voir aussi, “L'ère d'une terreur sans frontières” , 19 septembre 2002. 28 Pascal Bruckner, “Tous coupables? Non”, Le Monde, 25 septembre 2001. 29 Nicole Bacharan, “Il n’y a pas de pourquoi au 11 Septembre”, Le Monde, 6 septembre 2002. autre chose qu’elle même”, comme l’écrit Adler31 (qui nonobstant s’embarque dans les analyses les plus larges), il fallut sortir de ce Ground Zero du sens et en quelque sorte se familiariser avec l’événement inouï et le penser, l’historiciser, le juger, le classer, ne serait-ce que pour s’en libérer et survivre. L’indicible radicalité, la négativité absolue ne sont pas tenables longtemps. Sagesse rarissime, et douloureuse, seul le poète Jacottet a dit qu’il ne pouvait pas penser le 11 septembre et ses conséquences32, quand mille autres ont opiné et publié leurs points de vue, artistes, écrivains, chateurs, patrons et philosophes, en direct de leur subjectivité ou de leur dasein.

Expliquer revint cependant à massivement détourner le regard vers les auteurs de l’attentat, et on a surtout cherché en France à comprendre le 11 Septembre en s’interrogeant sur Ben Laden et ses séides. L’explication la plus rapide consista à dire que la folie du 11 septembre s’expliquait par la folie de ses perpétrateurs. Ces fous furieux, fanatiques et barbares ne furent, pour Sibony, que “des haineux identitaires qui cherchent à faire l’appoint de leur faille ou de leur faillite en la comblant de leur haine, en faisant payer leur déficit à cet autre qu’ils dénonçent, qu’ils totalisent, qu’ils ligotent pour le sacrifier”33. Sans doute, mais les explications par la “haine pure et simple” (Bruchner) ou la “simple tuerie” (Glucksmann) décrivent peut-être une psychologie terroriste mais reviennent aussi à classer l’affaire. Un acte de folie est un accident malheureux mais qui n’implique pas de responsabilité ou d’engagement. Autre façon peut-être de ne plus penser au 11 septembre. Un acte de folie ne serait ni conscient ni volontaire, ce n’est donc pas un acte de guerre qui, lui, appelle à la légitime défense, à la contre-attaque ou à la vengeance. Dire que tout cela est fou revient aussi à admettre qu’on ne comprend pas.

L’analyse sociologique est assez proche de l’explication psychologique, tout en accordant plus de libre-arbitre aux actants. Roy, Kepel et les culturalistes ont bien établi la sociologie des terroristes, moudjahidins d’Afghanistan ou néo-islamistes déterritorialisés, occidentalisés et habités par la haine de l’Amérique matérialiste et par un rêve d’ouma et de martyre. Mais ici encore, l’énormité du 11 septembre qui aurait

30 Jacques Derrida, “Fichus”, Le Monde diplomatique, 574, janvier 2002, ou Fichus, Paris: Galilée, 2002. 31 Alexandre Adler, J’ai vu finir le monde ancien, Paris: Grasset, 2002, p. 7. 32 Philippe Jacottet, Lettre du 24 janvier 2002, Le Croquant, 33, novembre 2001, p. 67. pour origine un engagement qui “relève plus de la secte, de la haine de soi et de la quête identitaire que de l’expression d’une civilisation différente”, risque d’être réduite et oubliée34. Un loubard endoctriné et fanatisé peut-il devenir un hyperterroriste sans qu’une organisation ne l’y prépare?

C’est à ce niveau de l’explication qu’un saut épistémologique a lieu, lorsqu’on passe de la folie du 11 septembre à sa possible rationalité. Cet islamisme est-il le fait d’un gang de voyous dérangés et manipulés ou celui d’une entreprise politique? Al-Qaida poursuit- il des buts “exclusivement téléologiques et/ou apocalyptiques” comme le dit Haisbourg, ou des buts stratégiques et politiques35? Peut-il y avoir une rationalité politique du terrorisme? Boniface y reconnaît le nationalisme et l’anti-impérialisme arabes36, Dollé “une stratégie politique ayant pour but le pouvoir”37, Hassner un mouvement organisé, bénéficiant d’appuis étatiques et cherchant à renverser la monarchie saoudienne38, Delpech une politique du chaos visant aussi à renverser les gouvernements égyptiens et saoudiens39, Fabius une stratégie pour acquérir le pétrole saoudien et la bombe pakistanaise40. Joxe a pensé que Ben Laden pouvait aussi dire vrai, en dépit de sa folie41. Brisard et Dasquié n’ont nullement vu en lui un jusqu’au-bouttiste déséquilibré mais un agent saoudien en lutte contre l’Iran42. Ce type d’analyse politique a été poussée fort loin par Adler qui vit en Ben Laden non pas un fou mais un nazi recherchant la chute de l’empire américain et du royaume saoudien, appuyé par l’Irak, la Syrie, le Hezzbolah, des militaires pakistanais et des mollahs iraniens, et aussi bien par des financiers malaisiens

33 Daniel Sibony, “L’intégrisme, soupape du monde musulman”, Libération, 6 décembre 2001. 34 Olivier Roy, Généalogie de l’Islamisme, Paris: Hachette, 2002, p. 13; cf. aussi “Paris-Dreux-Kaboul, Itinéraire d’un chercheur”, Esprit, 282, février 2002, pp. 6-33. 35 François Heisbourg et la Fondation pour la Recherche Stratégique, Hyperterrorisme: la nouvelle guerre, Paris: Odile Jacob, 2001. 36 Pascal Boniface, Préface, Les Leçons du 11 septembre, Paris: IRIS-PUF, 2001, p. 13. 37 Jean-Paul Dollé, “Nous sommes tous New-Yorkais”, L’Infini, 78, printemps 2002, p. 101. 38 Pierre Hassner (avec Thérèse Delpech et Nicole Gnesotto), “Face aux nouvelles menaces, quelle coalition antiterroriste?”, Esprit, 279, novembre 2001, pp. 49- 66. 39 Thérèse Delpech, Politique du chaos, L’Autre face de la mondialisation, Paris: Seuil-La République des idées, 2002. 40 Laurent Fabius, “Il faut gouverner la globalisation”, Le Monde, 7 novembre 2001. 41 Alain Joxe, “Le syndrome post-11 Septembre”, interview, Le Monde, 24 septembre 2001. et indonésiens. Une telle vision géopolitique, qui n’est pas entièrement crédible, ne s’oppose pas aux explications psycho-sociologiques, mais elle est plus à l’échelle du 11 Septembre, comme si seule une conspiration prodigieuse pouvait être de taille à expliquer l’énorme massacre et remplir le trou immense de Ground Zero.

Un autre type de rationalité, mais d’une rationalité structurale qui échappe à l’homme, a été envisagée lorsqu’on a pensé le 11 Septembre en termes d’échange et de réciprocité. En se référant à Hiroshima pour défendre le 11 Septembre, Ben Laden “prend résolument et explicitement le parti de Lévi-Strauss” écrit Dupuy43. Du premier Ground Zero d’Alamogordo au Nouveau Mexique (lieu ainsi nommé du premier essai de la bombe nucléaire le 16 juillet 1945) au Ground Zero de Manhattan, la loi qui explique le 11 Septembre est la loi universelle de l’échange, ou du talion, ou du mimétisme girardien. La logique du resentiment et de la réciprocité violente a engendré les attentats, et une sorte de méta-rationalité structure l’événement. Tous les efforts d’explication, de légitimation ou de condamnation du terrorisme ou de la guerre ne servent dès lors qu’à distribuer un blâme ou une absolution imaginaires. Les Etats-Unis font la guerre à l’Iraq parce qu’Al Qaida a bombardé les Tours et le Pentagone, parce que les Américains avaient bombardé les camps afghans ou soudanais, parce que les Islamistes avaient tenté de dynamiter le WTC en 1983, parce que les Américains faisaient la guerre depuis l’Arabie Saoudite, etc… Folle rationalité, s’il en est. A cette aune, qui sera aussi celle de l’historien, le 11 Septembre aura d’abord été une bataille dans une guerre.

Le nihilisme qui tue “pour rien” (Glucksman), la barbarie du fou, le fanatisme du martyr et surtout l’ignoble et insensé crime contre l’humanité sont-ils compatibles avec la rationalité d’une stratégie et d’une politique? Faut-il rejeter comme le font Baudrillard et Muray toutes les explications parce que cette soi-disant politique, utopique ou anti- impérialiste, serait aussi une folie? Depuis la madrassa pakistanaise et le camp d’entraînement afghan, en passant par la mosquée hambourgeoise ou londonienne, et jusqu’aux attentats du 11 septembre, il n’y aurait pas l’ombre d’une rationalité mais

42 Jean-Charles Brisard, Guillaume Dasquié, Ben Laden La Vérité interdite, Paris: Denoël, 2002. 43 Jean-Pierre Dupuy, Avions-nous oublié le mal? Paris: Bayard, 2002, p. 51. encore et toujours de la folie? Et le crime contre l’humanité peut-il jamais servir une cause sans automatiquement la ruiner?

Le terrorisme, et aussi bien la guerre qui n’est pas immédiatement défensive, ne peuvent jamais être raisonnables. Ce n’est pas parce qu’on discourt avec sens et en connaissance de cause sur leur folle violence que cette folie disparaît ou s’amuit pour autant. On ne discourt pas pour rendre du sens à l’insensé ou pour effacer le crime, on discourt pour survivre, pour apaiser l’angoisse, pour conserver un équilibre face à la violence, avérée ou à venir. Mais la raison, ou du moins le raisonnement, ne change en rien la folie de la violence armée. On le vit bien avec la guerre en Iraq: toutes les volontés de légitimer ou de rationaliser ou de finaliser la guerre ne changèrent rien à la barbarie du crime (iraquien, américain ou autre) contre l’humanité. Il s’agissait d’imaginer un sens, une rationalité, une justice des acteurs et non pas de l’acte. Et pour ce faire, il fallait détourner le regard, oublier la mise à mort. Il en fut de même pour le 11 septembre: le penser revint d’abord à penser à soi. Ceci dit pour la France, car en Amérique, ce fut l’opposé qui eut lieu: on ne put d’abord détourner le regard, on ne vit rien d’autre que les morts de la folle violence armée. Avant de prendre sa revanche.

François Lagarde The University of Texas at Austin