La succession de Madame la duchesse de Vendôme1

Sous le règne du roi Louis XIV, florissait à , en son hôtel de la rue des Deux-Portes, proche Saint-Séverin, Monsieur Daniel Chardon, écuyer, conseiller à la Cour des aides depuis 1710, et mar- guillier de sa paroisse, homme aussi recommandable par ses qualités personnelles que par ses biens de fortune. Comme bon nombre de gens de robe, il était janséniste, fils d'un protestant converti et d'une nou- velle catholique, dont M. de Saint-Simon parle dans ses Mémoires et à laquelle Louis XIV envoyait les dames de qualité qui lui paraissaient propres à embrasser la religion romaine. Ce protestant converti était, de plus, un avocat de talent, qui marqua au barreau, et le fils d'un riche marchand de Tours. Le fils anobli par la « savonnette à vilain » de la Cour des aides, le père au barreau, l'aïeul au comptoir, c'est assez bien l'ordre habituel des choses, dans les familles de magistrats parisiens de l'Ancien régime. M. Chardon, encore qu'il fût de petite naissance, tenait une bonne place dans la société de son temps. Il avait des alliances. Sa sœur avait épousé Henri de Besset, seigneur de la Chapelle-Milon, premier secrétaire du Conseil de la marine et petit-neveu de Boileau, lequel mourut en 1748, regret- té de la Cour et de la Ville et laissant pour petite-fille et héritière Mme la présidente d'Hozier. Son autre sœur était religieuse à la Madeleine de Trainel, où soufflait le vent du jansénisme. Enfin lui- même avait épousé, en 1708, Marie-Anne Léonard, fille et petite-fille de MM. Léonard, imprimeurs des rois Louis XIII et Louis XIV, éditeurs des ouvrages ad usum Delphini, les plus riches libraires de Paris.

1 Mes source sont été, pour ce travail, les archives de la famille Chardon,qui sont pour la plupart entre mes mains. La maison de Condé n'avait donc pas mal placé sa confiance, en honorant M. Chardon de son amitié et en lui demandant parfois des conseils et de l'argent. Le 8 octobre 1719, en effet, la vieille princesse de Condé2 emprunta 28.000 livres audit Chardon et 12.000 livres à sa mère, Marie Caillard de la Monnerie. Les circonstances dans lesquelles fut contracté cet emprunt, après la mort de la duchesse de Vendôme, méritent d'être contées. On y trou- vera quelques traits caractéristiques des mœurs processives du temps. Le 5 septembre 1719 était décédée, sans postérité, Marie-Anne de Bourbon-Condé, veuve du cé- lèbre général Louis-Joseph de Bourbon, duc de Vendôme. Elle laissait de grands biens, mais sa suc- cession était assez embrouillée. Des créanciers se présentèrent, car il apparaît, à la lecture des pièces, que Mme la duchesse de Vendôme n'était point bonne ménagère et faisait insuffisamment face à ses dépenses multiples. Au premier rang- de ces créanciers, il convient de remarquer une personnalité qui semble avoir occupé une place importante dans la maison de la défunte. C'est la demoiselle Jeanne Rouget, pre- mière femme de chambre de Mme de Vendôme. Cette charge de première femme de chambre, qui, au reste, n'avait rien de servile, n'était point une sinécure. Mlle Rouget était, en quelque sorte, l'intendante, la trésorière et l'économe d'une prin- cesse dépensière. Elle le fit savoir quand, après le décès de celle-ci, elle fut « chargée de lever les scellés ». Elle présenta alors aux héritiers un mémoire prouvant que « les recettes destinées à la gar- de-robe » de sa maîtresse s'étaient élevées, du 1er janvier 1710 au 8 avril 1718, à l'honorable somme de 90.450 livres et que, pendant ce laps de temps, la duchesse avait dépensé 104.493 livres pour sa toilette et ses menus plaisirs. Sur sa petite fortune, la bonne Rouget avait fait à sa maîtresse une avance de plus de 14.000 1. pour combler ce déficit. Elle les réclamait. Cette requête en amena d'autres. L'attitude de Mlle Rouget encouragea M. Courtonne, architecte de son état, qui demanda qu'on lui payât, sur la succession, 5.950 livres, à lui dues pour la construc- tion d'une maison bâtie rue d'Enfer, sur les ordres de la défunte. Charles Audran, concierge du palais de Luxembourg pour la maison d'Orléans, supplia égale- ment qu'on voulût bien lui remettre 8.500 livres pour les décorations qu'il avait faites au château d'Anet3, demeure de la princesse. Enfin, l'épicier de Mme de Vendôme ne craignit point de se plaindre au sujet de fournitures non payées et de présenter à la maison de Condé quelques comptes de chandelles. Ces comptes de chandelles et les récriminations de la demoiselle Rouget devaient avoir de longues conséquences. La principale héritière de Mme de Vendôme était sa mère, la princesse de Condé, palatine de Ba- vière. Ce fut donc le conseil de la maison de Condé4 qui, le 5 décembre 1719, voulut bien décréter que les dettes de la duchesse de Vendôme seraient payées. Mais il y a loin, parfois, de la promesse à l'exécution. Malgré les légitimes réclamations de Mlle Rouget et le très humble placet du sieur Courtonne, l'argent ne fut pas versé de suite aux créanciers. Il semble que ledit Courtonne se soit résigné. Quant à M. Audran, concierge, et à Mlle Rouget,

2 Anne de Bavière, princesse palatine, fille d'Edmond de Bavière et d'Anne de Gonzague-Clèves mariée, en l663, à Henri-Jules de Bourbon, prince de Condé, fils du Grand Condé. 3 On sait que du XVIe au XVIIIe siècle les Princes avaient coutume de donner aux artistes, graveurs, peintres et autres, des charges de concierges et jardiniers en leurs domaines, charges auxquelles conviendraient mieux les qualificatifs de gouverneurs et intendants des jardins. Ces situations, sortes de sinécures, assuraient à ceux-ci le feu et le couvert, et d'honorables émoluments dans les châteaux où ils travaillaient. 4 Archives du Musée Condé à Chantilly. première femme de chambre, « demeurant au haut de la rue de la Harpe, proche la fontaine Saint- Michel, paroisse Saint-Sulpice », ils se montrèrent plus arrogants. Pendant le cours de l'année 1720, leurs assignations pleuvent chez la vieille princesse de Condé et chez les autres héritiers de Mme de Vendôme : le prince de Condé5, son frère, la princesse de Conti6 et la duchesse du Maine7 ° ses sœurs. Tous sont cités à comparoir devant le prévôt de Paris, et la diligence que mettent leurs créanciers à réclamer ce qui leur est dû s'accroît en raison de la sé- rénité méprisante avec laquelle les princes leur répondent par le silence. En effet, l'huissier, plusieurs fois député par Audran et la Rouget, se présenta successivement à l'hôtel du Petit-Luxembourg, rue de Vaugirard, chez la princesse douairière de Condé, à l'hôtel Condé, rue Neuve-Saint-Lambert, chez son fils, à l'hôtel Conti, quai Conti, et chez l'intendant de Mme la duchesse du Maine, « parlant aux suisses qui ne voulurent point lui dire leurs noms », et ces assignations n'eurent, tout d'abord, aucun résultat. Sans doute, l'argent comptant manquait dans l'opulente maison de Condé pour régler toute cette affaire. Lassée par ces demandes et animée par l'esprit d'honnêteté, la princesse douairière se décida en- fin à contracter un emprunt pour y répondre. C'est alors que, le 8 octobre 1719, elle s'adressa à M. le conseiller Chardon et a sa mère. Chardon avait dû être mêlé déjà à la succession de Mme de Ven- dôme, en qualité de conseil. On conserve encore, dans sa famille, une bague d'émeraude de la plus belle eau, qui vient, dit-on, de « la Princesse Palatine ». La tradition n'ajoute point qui était cette mystérieuse « Princesse Palatine ». De génération en génération, cette épithète sonore s'est trans- mise chez les Chardon, frappant l'imagination des jeunes qui héritaient le joyau de leurs aïeules à cheveux blancs, mais, peu à peu, l'identité de la princesse à la bague s'est effacée dans les mé- moires. Il est permis de se demander si – selon la coutume des temps – ce ne fut point la douairière de Condé, princesse palatine en effet, qui la donna comme « épingle » à Chardon pour ses bons of- fices de « conseil ». Quoi qu'il en soit, l'argent des Chardon s'en fut chez Mlle Rouget, qui s'en estima satisfaite et ne fit plus parler d'elle dans sa maison de la rue de la Harpe. Il s'en fut également dans les poches de l'architecte, du concierge et de l'épicier de la défunte duchesse. Quant à Chardon et à sa mère, ils reçurent une rente hypothécaire sur la principauté d'Anet, la ba- ronnie d'Ivry-la-Garenne, le comté de Dreux, la châtellenie de Sorel, la vicomté d'Argentan, le du- ché d'Étampes, les aides de Vendôme et de Beaugency et la châtellenie de Chenonceaux. L'affaire ne s'arrêta pas là. Quelque temps plus tard, en 1723, les Condé firent assigner plusieurs fois les Chardon devant le lieutenant civil de Paris, sous prétexte que Chardon et sa mère refusaient le remboursement des 28.000 livres d'une part et de 12.000 livres de l'autre qui leur étaient offertes en valeurs de la Banque royale. Les Chardon firent défaut. C'est là un exemple rare de généreux combat entre créanciers empressés à payer leurs dettes et débiteurs qui se dérobent. Cette courtoisie, qui va contre la marche naturelle des choses, permet de croire que les Chardon avaient tout intérêt à conserver leur hypothèque sur Chenonceaux8. Ce châ- teau ne devait pas tarder à être vendu. Le conseiller Chardon, gendre de l'imprimeur Léonard qui venait de mourir en laissant 900.000 livres de fortune, possesseur lui-même d'une belle aisance, propriétaire d'une maison de campagne à Rueil et d'un hôtel à Paris, où le servait un nombre impo-

5 Louis III, duc de Bourbon, prince de Condé (1668-1710) le, moins célèbre des Condé qui se distingua cependant à Steinkerque. Il épousaMlle de Nantes,fille naturelle de Louis XIV. 6 Marie-Thérèse de Bourbon, mariée, en 1710, à son cousin issu de germain Louis-Armand de Bourbon,prince de Conti, membre du Conseil de régence, mort le 4 mai 1727. 7 Anne-Louise-Bénédicte de Bourbon, sœur de la précédente, femme demeurée célèbre de Louis-Auguste de Bour- bon, duc de Maine, morte en 1753. 8 Il n'est plus question dès lors des autres terres sur lesquelles Chardon avait hypothèque. sant de laquais9, voulait-il trancher du seigneur, et se réservait-il quelque chance de devenir à bon compte acquéreur de Chenonceaux ? C'est là une supposition toute gratuite que rien ne vient affir- mer et que rien ne vient contredire. ....Treize années s'écoulent. Nous sommes en 1736. La question a changé de face. C'est M. Char- don, maintenant, qui, mal payé peut-être de ses intérêts, réclame le remboursement de son avance de fonds10. Or, la succession Vendôme n'est pas encore définitivement réglée. En plus, la princesse douairière de Condé est morte. Ses héritiers sont nombreux et, à plusieurs reprises, en 1736 et 1737, Chardon fait assigner devant le prévôt de Paris « pour avoir son bien » : Le duc de Bourbon11, à l'hôtel Condé. Le comte de Charolais12, en son hôtel de la rue des Francs-Bourgeois. Le comte de Clermont13, en son hôtel de la rue de Grenelle. Mlle de Charolais14 au petit Luxembourg. Mlle de Clermont15 2, en l'hôtel de la rue de Grenelle. Mlle de Sens16 au même hôtel. Mme de Condé17 seconde douairière et princesse de Conti, en son hôtel de la rue Saint-Domi- nique. Le prince de Conti18, à l'hôtel Conti. Mlle de La Roche-sur-Yon19, en son hôtel du quai des Théatins. La duchesse douairière du Maine20, dans son hôtel de la rue de Bourbon. Tous font défaut avec un ensemble parfait. Chardon se lasse. En 1740 la terre de Chenonceaux, sur laquelle il a première hypothèque, est vendue par les Condé au fermier général Dupin21 l'heureux époux de Mlle Fontaine, fille naturelle de Samuel Bernard, le futur protecteur de Jean-Jacques Rousseau. M. Dupin, sans doute par suite de défaut d'une clause spéciale de l'acte de vente, cesse de payer à Chardon la rente dont sa terre est grevée. Celui-ci en conçoit la plus grande colère du monde et fait, en 1741, assigner aux requêtes du Palais a Paris son antagoniste Dupin. Comme ses prédécesseurs, Dupin fait défaut. Il obtint même des lettres de commitimus du roi, pour avoir paiement de ses créanciers et assigne à son tour M. Chardon qui ne se tient pas pour bat-

9 Inventaire des biens de Daniel Chardon, octobre1744. 10 Il n'est plus question non plus des 12.000livres avancées par Marie Caillard sa mère qui, sans doute,en avait ac - cepté le remboursement. 11 Louis-Henri,duc de Bourbon,puis prince de Condé(1692-1740) ministre d'État, gouverneur de Bourgogne, marié à Marie-Anne de Bourbon-Conti. 12 Charles de Bourbon, comte de Charolais, célibataire,1700-1760. 13 Louis de Bourbon,comte de Clermont, 1709-1770, généralissime des armées du roi, gouverneur de Champagne, abbé de Saint-Germain-des-Prés, auteur de la fameuse Protestation des princes du sang. 14 Louise-Anne de Bourbon, célibataire. 1695-1758. 15 Marie-Anne de Bourbon, surintendante de la maison de la reine 1697-1741 16 Elisabeth-Alexandrine de Bourbon, sans alliance, 1705-1765. (Tous ces princes et princesses étaient nés du mariage du prince de Condé et de Mlle de Nantes.) 17 Cf. plus haut. 18 Ibidem. 19 Louise-Adélaïde de Bourbon-Conti (1696-1750). 20 Cf. plus haut. 21 Claude Dupin, écuyer, secrétaire du roi, fermier général, auteur anonyme de plusieurs ouvrages économiques utiles, père de Dupin de Francueil qui, d'une fille naturelle de Maurice de Saxe, eut un fils, Maurice Dupin, père de Mme George Sand. tu. Le 26 janvier 1742, une sentence du Châtelet de Paris condamne en effet le célèbre fermier géné- ral, « si ledit sieur Dupin n'aimoit mieux déguerpir ladite terre », a verser à Chardon la rente qui lui est due. A son tour, Dupin ne cède point. Pièces de procédures et assignations ne tarissent point pendant tout le cours du règne de Louis XV. Le détail en serait long. Enfin, en 1772, l'affaire est reprise au Conseil de la maison de Condé. Daniel Chardon est mort en 1744. C'est son fils, Daniel-Marc-Antoine Chardon, chevalier, qui est maintenant le créancier des Dupin. Or, ce Daniel-Marc-Antoine est un jurisconsulte de marque. Successivement gentilhomme ordinaire du roi, maître des requêtes, lieutenant civil de Paris, inten- dant de l'île de Corse, il est maintenant commissaire général des prises. Écrivain distingué, il est bien en cour auprès de Louis XV et du duc de Penthièvre. Ayant été chargé de rapporter la fameuse affaire Calas, il est ami de Choiseul. Comme ses ancêtres, il a subi l'influence du siècle. Son aïeul était calviniste, son père était jansé- niste. il est « philosophe » et Voltaire lui en fait compliment. De plus, sa femme est la « belle Mme Chardon », dont parlent les Mémoires de Lauzun, et ce mariage lui donne de précieux appuis chez les Condé. L'aïeul de celle-ci, J.-B. de Maupassant, secrétaire du roi, gentilhomme lorrain, anobli par l'empereur François Ier, pour les services qu'il lui a rendus lors de la liquidation de la succession de la duchesse de Modène, est le plus ancien membre du Conseil de la maison de Condé22 et jouit de la faveur de la cour de Chantilly. Ce vieux M. de Maupassant soutient avec zèle les intérêts de son petit gendre. Il obtient enfin, en 1772, un arrêt du Conseil de la maison de Condé, par lequel les Dupin sont désintéressés de cette af- faire, et le prince de Condé s'engage à verser dorénavant à M. Chardon les revenus des 28.000 livres avancées par son père en 172023. Dès lors, tout est remis dans l'ordre et, dans les livres de compte du chevalier Chardon, on trouve, chaque année, trace du versement de cette rente, jusqu'au moment où la tourmente révolu- tionnaire chassa les Condé hors de et réduisit Chardon, riche jusque-là de plus de 150.000 livres de rentes et de pensions annuelles, à aller vivre dans l'indigence au fond de la Normandie. Ainsi se termina cet épisode de la succession de la duchesse de Vendôme. S'il est d'un intérêt his- torique médiocre, on y peut toutefois rencontrer une preuve nouvelle de l'esprit processif de quel- ques-uns de nos pères. Il convient également d'en tirer une morale philosophique et de constater à nouveau combien les moindres de nos actes ont parfois de longues conséquences. En se complaisant en quelques dépenses de garde-robe propres à parer sa beauté, Mme de Ven- dôme ne se doutait point assurément que, pendant près d'un siècle, elle ferait couler l'encre et pleu- voir les assignats de manière à troubler la sérénité des Condé, des Dupin et des Chardon. Si elle eût pré- vu cet avenir d'excessives procédures, la gracieuse princesse aurait-elle agi d'une manière plus conforme à l'esprit d'économie ? C'est là un problème de psychologie féminine que je n'ai point mis- sion de résoudre. Baron DE MARICOURT.

22 Je dois ce renseignement aux obligeantes communications de M. Macon, conservateur du Musée Condé à Chan- tilly. 23 Je n'ai ni la date ni le texte exact de ce document dont la teneur se devine à la lecture des pièces y afférant.