EXTRAITS Maquette en cours CASSAVETES PAR CASSAVETES

par Traduction François Raison CASSAVETES PAR CASSAVETES

Ray Carney est professeur de cinéma et d’études américaines, et directeur des programmes d’études cinématographiques de premier et deuxième cycles à l’Université de Boston. Il a écrit ou dirigé plus d’une dizaine d’ouvrages, au nombre desquels, salués par la critique : : The Adventure of Insecurity ; The Films of Mike Leigh: Embracing the World ; The Films of John Cassavetes: Pragmatism, Modernism, and the Movies ; American Vision: the Films of Frank Capra ; Speaking the Language of Desire: the Films of Carl Dreyer ; American Dreaming ; ainsi que la mono- graphie pour le British Film Institute sur Shadows. C’est un expert renommé de William James et de la philosophie pragmatique ; il a contribué aux essais fondamentaux sur l’esthétique pragmatique de Morris Dickstein The Revival of Pragmatism: New Essays on Social Thought, Law, and Culture, et de Townsend Ludington A Modern Mosaic: Art and Modernism in the United States. Il fut commissaire associé de l’exposition Beat Culture and the New America au Whitney Museum of American Art à New York ; il est le rédacteur en chef de la série d’articles Cambridge Film Classics et intervient fré- quemment comme conférencier dans des festivals de films du monde entier. Il est considéré comme l’un des plus grands spécialistes du cinéma indé- pendant comme de la culture et l’art américains. J’ai tant d’admiration pour les gens qui parviennent à raconter leur vie dans une autobiographie ; les liens sont si difficiles à faire. Jamais je ne serais capable de mettre tout ça en ordre. John Cassavetes Introduction

Introduction Une vie dans l’art

Ceci est l’autobiographie que John Cassavetes n’aura pas écrite. Cassavetes raconte l’histoire de sa vie telle qu’il l’a vécue, avec ses propres mots, jour après jour, année après année. Il commence par ses expériences familiales, l’enfance, sa vie au lycée, l’université qu’il a laissé tomber, les cours de théâtre. Il décrit les années passées à battre le pavé de New York, jeune acteur au chômage, incapable de décrocher un bou- lot, ni même un agent. Il nous emmène ensuite dans les coulisses, nous conviant à la préparation, aux répétitions, au tournage et au montage de chacun de ses films, depuis Shadows, Faces et Husbands, jusqu’à Minnie et Moskowitz, Une femme sous influence, Meurtre d’un bookmaker chinois, Opening Night, Gloria et Love Streams. Il décrit le combat à livrer pour les faire, et la bataille, plus grande encore, pour présen- ter bon nombre d’entre eux dans les salles. Il parle de l’accueil public et critique de son travail, et y répond.

C’est une histoire personnelle et passionnée : celle des rêves, combats, triomphes, revers et frustrations ; celle des jeux financiers terrifiants, des folles prises de risques artistiques, et des perspectives de gloire entrevues au milieu de la nuit. Mais c’est aussi l’histoire d’un mouvement artistique qui s’est étendu au-delà de Cassavetes et qui a initié une nouvelle ère dans l’histoire du cinéma. En effet, entre les lignes, ces pages font la chronique d’un des plus importants mouvements artistiques de ces cin- quante dernières années : la naissance et l’évolution du cinéma indépendant améri- cain, et les réactions qu’il a provoquées chez les critiques. Cassavetes fut le pionnier d’une nouvelle conception du cinéma, ce qu’il peut être et provoquer. Sa vision du cinéma était celle d’une exploration personnelle du sens de sa vie et de la vie de son entourage. C’était une façon de poser des questions pro- fondes et pénétrantes sur le monde dans lequel il vivait, et de demander à d’autres de s’interroger et d’explorer leurs propres expériences. Les pages qui suivent retracent la trajectoire culturelle de cette pensée et les violentes controverses qu’elle déclencha : l’incroyable énergie, l’enthousiasme qu’elle engendra chez certains artistes, critiques et spectateurs ; la farouche résistance qu’elle rencontra auprès d’autres, hermétiques – directeurs de studio, producteurs, distributeurs, critiques, et public –, qui se bat- taient pour conserver leur définition du cinéma, autrement dit un divertissement, raconter « une belle histoire ». En fait, la bataille est loin d’être achevée ; elle dure encore aujourd’hui. Comme c’est la première fois que la vie de Cassavetes est racontée, très peu des faits qui suivent sont connus en dehors du cercle de ses amis intimes et de sa famille. Bien des facettes de l’histoire (de Cassavetes adolescent jouant à se faire peur sur les falaises

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de sable de Port Washington, à son sentiment d’oppression devant l’étroitesse et le d’interviews pour des magazines ou des journaux publiés du vivant de Cassavetes conformisme de la culture américaine quand il était au lycée, jusqu’à ses écrits pour la sont, dans bien des cas, reproduits ici pour la première fois avec les mots exacts scène et son travail avec une troupe de théâtre dans les dix dernières années de sa vie) employés par Cassavetes. Ce n’est pas un secret que, pour des contraintes de place, ce paraîtront inédites même à qui aura lu toutes les biographies journalistiques de réfé- qui paraît dans un journal ou un magazine est presque toujours une version large- rence. La plupart des événements relatés sont publiés pour la première fois. ment remaniée de ce qu’a dit l’interviewé. À chaque fois que cela fut possible, je suis Pour vérifier les faits, j’ai recherché les vrais acteurs de ces événements aussi remonté à la source pour retrouver les bandes originales ou les transcriptions iné- souvent que je le pouvais. J’ai mené un grand nombre d’interviews : avec Cassavetes dites des interviews ; ce sont elles que j’ai utilisées plutôt que les parutions abrégées. durant les dernières années de sa vie, et avec des douzaines d’acteurs, de techniciens, Assez tôt dans le processus de rédaction du texte, j’ai pris la décision d’organiser les et d’amis qui travaillèrent avec lui au fil des ans, tels que Peter Falk, Ben Gazzara, documents sous forme de récit chronologique, par séquences, afin que sa lecture fasse , Elaine May, Lelia Goldoni, Sam Shaw, Larry Shaw, Hugh Hurd, le plus possible sens. C’est ma seule intervention éditoriale majeure, pour présenter George O’Halloran, Al Ruban, Maurice McEndree, Ted Allan, Lynn Carlin, Tim Carey, les centaines de paragraphes qui composent les textes cités. J’ai pris de plus courtes Erich Kollmar, Michael Ferris, Meta Shaw, Jonas Mekas, Amos Vogel, et bien d’autres. déclarations que Cassavetes avait faites en diverses occasions et les ai placées bout (Bon nombre de ces entretiens prirent la forme de tables rondes ou de séances de ques- à bout pour parvenir à un propos plus long, et plus compréhensible. Le réalisateur tions-réponses après les projections que j’organisai et que j’animai dans des festivals se retrouvait fréquemment à répondre à la même question sur sa vie ou son œuvre de films.) Pendant le long temps nécessaire à la réalisation de ce projet, les interviews devant des publics ou des journalistes différents. Réunir plusieurs réponses brèves originales ont été enrichies de centaines d’heures de conversations téléphoniques en une plus longue était la seule façon de présenter sa pensée globale de manière plus complémentaires, de courriels et de notes manuscrites, de mémos et de souvenirs cohérente, de même que c’était la seule façon de garder la narration intelligible d’an- envoyés par ces personnes et par d’autres, qui furent incorporés dans le récit. née en année et de sujet en sujet, sans faire de constantes digressions thématiques, J’espère que chaque page de ce livre (ou presque) apportera des surprises et des sans interruptions ou apartés. découvertes, même pour qui serait déjà un « mordu » de Cassavetes. J’ai écrit quatre Je veux aussi mentionner quelques modifications mineures que j’ai effectuées livres et des douzaines d’essais et de notices sur ses films, et pourtant je fus étonné de dans le texte. Dans des dizaines de cas j’ai, sans le mentionner, « corrigé » des erreurs découvrir de nouvelles choses sur la vie ou l’œuvre de Cassavetes quasiment chaque factuelles dans les déclarations de Cassavetes. Dans le flux rapide de son discours (et jour passé à travailler sur ce projet. Bien des faits que j’ai dévoilés ont chamboulé parfois même dans ses déclarations écrites), il arrivait que tout ce qu’on savait communément sur sa vie, les vérités établies sur la fabrique de la mémoire de Cassavetes fût imprécise, qu’il se trompât ses films. sur une date ou un nom. Il m’a semblé que cela ne serait Une des choses les plus troublantes qui me soient personnellement apparues fut de d’aucune utilité et ne ferait que perdre le lecteur si j’in- réaliser à quel point les films de Cassavetes proviennent de ses sentiments et de ses sérais les erreurs manifestes de ses déclarations, quand Cassavetes était expériences les plus intimes, bien au-delà de ce que j’avais imaginé en commençant cet elles semblaient simplement attribuables à un lapsus ou ouvrage. Cassavetes est « en » ses films, et ce qu’il percevait de la vie est « en » ses person- un faux pas de sa mémoire. un causeur légendaire. nages, tels Ben dans Shadows, Richard dans Faces, Seymour dans Minnie et Moskowitz, En revanche, un autre type d’imprécisions a été retenu Il parlait de son travail Mabel dans Une femme sous influence, Cosmo dans Meurtre d’un bookmaker chinois et dans le texte final. Dans bien des circonstances, Cassavetes, Robert dans Love Streams, à un degré tel que j’en fus bouleversé quand je le compris consciemment et de manière délibérée, atténuait, éludait à pratiquement enfin. J’espère que l’un des intérêts de ce livre sera d’aider à comprendre l’œuvre de ou embellissait la vérité. Parfois (quand il mentait à pro- Cassavetes, et la création artistique en général, d’une nouvelle façon. Il nous faut repen- pos de sa taille ou quand il disait être diplômé de l’univer- quiconque était ser les films à la lumière des secrets que Cassavetes révèle dans ces pages. sité de Colgate – en anglais), cela trahissait un manque de Cassavetes était un causeur légendaire. Il parlait de son travail à pratiquement confiance. Parfois (quand il racontait aux journalistes que prêt à l’écouter quiconque était prêt à l’écouter : sur les tournages avec les acteurs ou les techniciens, la fin de Shadows avait été improvisée), il le faisait pour en préambule des projections et dans les débats qui les suivaient, au cours de conver- ménager les relations publiques. Parfois (quand il se vantait sations sur son œuvre avec des amis et avec moi, à l’occasion d’interviews officielles d’avoir été contacté par la Paramount qui voulait le faire pour la presse. Il a aussi écrit sur son travail : les introductions aux deux recueils de venir à Hollywood pour tourner , et qu’il en avait rédigé le scénario au scénarios qu’il publia, ses déclarations personnelles dans les dossiers de presse qu’il cours d’un week-end de beuverie, alors qu’en fait il était à l’origine du contrat et s’était conçut pour beaucoup de ses films, et dans les centaines de lettres adressées aux démené sur ce projet pendant les mois précédents), il s’engageait dans un exercice de reporters, agents, directeurs de studio, à ses amis et à moi. J’avais l’embarras du choix. réécriture de l’histoire pour masquer une erreur ou un fait embarrassant à son propos. Le matériel initial enfin rassemblé se révéla beaucoup trop riche – bien plus dense Parfois (quand il niait avoir des difficultés à travailler avec certains acteurs), il éludait que ne pouvait contenir un livre. Le texte final représente une sélection de moins les faits par délicatesse, pour éviter de blesser ou de contrarier quelqu’un. Ses atermoie- d’un cinquième de tout ce que j’avais à disposition quand je l’ai commencé. ments pouvaient être tout à fait innocents : en certaines occasions, il s’adonnait à des Mais, comme je l’ai déjà dit, bien qu’une grande partie de ces documents embellissements bien compréhensibles par vanité, ou les modifiait tout simplement n’aient jamais été publiés auparavant, je voudrais souligner que même les extraits pour améliorer une histoire, la rendre plus drôle ou plus spectaculaire. Ce genre de

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falsifications ou d’échappées est à ranger dans une catégorie différente de celle des lap- ne seraient que du vent s’ils ne s’étaient reflétés dans chaque souffle de son existence, sus ou des défauts de mémoire. Elles révèlent des choses importantes sur les sentiments dans chaque décision et chaque action, chaque jour de sa vie. et les actes de Cassavetes, et je les ai non seulement conservées dans le texte, mais je les Si Cassavetes s’est battu pour une chose en tant que réalisateur, ce fut pour dire la ai en général aussi commentées dans les notes. vérité, et dans la lignée de son travail, j’ai visé ce même objectif. Ce ne fut pas facile. J’ai de même, dans de moindres mesures, « nettoyé » le texte. Si un antécédent ou Dans un projet tel que celui-ci, le chant des sirènes de la simplification nous charme un pronom manquait de clarté (ce qui était souvent le cas si j’avais coupé un passage en permanence. Il est toujours plus simple de croquer en noir et blanc, de transformer pour éviter une redite), je remplaçais ce pronom par le nom auquel il se référait (en un personnage en héros ou en méchant, raisons pour lesquelles les librairies regorgent général le titre d’un film ou le nom d’un personnage). Souvent, j’ai aussi quelque peu d’hagiographies hollywoodiennes féériques autoglorifiantes. Il existe plusieurs docu- arrangé la syntaxe et les débordements du discours qui accompagnent inévitable- mentaires consacrés à la vie de Cassavetes, mais, à mon sens, aucun d’eux n’est parvenu ment le langage parlé (par exemple, l’utilisation de phrases vides de sens telles que de près ou de loin à cerner l’homme qui avait fait ces films. Les combats, les défaites, les « tu vois ? », « d’accord ? » et « tu sais ? », pour interpeller l’interlocuteur, et la syntaxe souffrances, la violence, la détermination, le véritable travail pour les réaliser, tout cela parfois en boucle qui parasite quasiment toute conversation). Chaque fois, le but en est absent. Lorsque Cassavetes tournait Husbands, son mot d’ordre aux acteurs était : recherché était de rendre plus clair ce qui pouvait être confus, sans changer le sens « Pas de joli. Absolument rien de joli ! », et le mien en écrivant ce livre aurait pu être : profond de ce que Cassavetes disait. « Pas un saint, pas un visionnaire, pas un héros... Un homme ! » Le but était de dépasser Dans le même temps, sur d’autres points, j’ai délibérément évité de rendre plus la vision journalistique de sa vie et de son œuvre pour explorer la réalité complexe de simples, plus claires ou plus logiques certaines explications de Cassavetes. Presque ce peintre trop humain de nos failles trop humaines. tout ce qu’il y a dans les pages qui suivent est issu du langage parlé, et il n’y a aucune J’ai fréquemment hésité quand j’arrangeais légèrement les remarques de raison de le dissimuler ou de tâcher de le modifier pour le faire ressembler au style Cassavetes ; je me suis inquiété d’une tournure de phrase sur une note difficile à rédi- tout à fait différent de la langue écrite. Plus important encore, quelques-unes parmi ger, me demandant si ce que je faisais aurait été acceptable à ses yeux, si lui-même les expressions les plus étranges ou les plus déroutantes de Cassavetes transmettent avait réalisé un film sur sa vie. Cassavetes n’était pas une personne simple. Il pouvait des idées importantes. Par exemple, il emploie fréquemment des tournures bizarres se montrer étonnamment généreux et attentionné, mais il pouvait aussi être exaspé- ou familières, qui semblent obscures au premier abord, pour décrire des aspects de rant, inconséquent, buté et manipulateur. C’était un idéaliste, mais aussi un escroc. son travail (entre autres des références aux « règles sociales », aux « mœurs », l’impor- Il a dansé avec les anges de l’art, mais il avait aussi à lutter contre des démons per- tance du « point de vue de son esprit sur soi-même », et son besoin de « confort »). J’ai sonnels et professionnels. Il travaillait comme un damné, et jouait comme un gosse. d’abord pensé éliminer les passages mentionnant ces termes, et d’autres tout aussi Il était capable de vous envoûter de son charme enfantin, mais pouvait aussi vous insolites, puisqu’ils semblaient peu clairs. Mais au cours de mon long travail sur ce terroriser avec ses accès de colère. texte, ces concepts, bien qu’étrangement exprimés, se révélèrent particulièrement Tous les efforts possibles pour vérifier et contre-vérifier les faits ont été produits, porteurs de sens : ils faisaient écho à des propos tenus sur des films différents. cependant je ne revendique pas que cet ouvrage soit définitif ou achevé. Il peut y avoir Il y a un certain nombre d’associations de pensées assez audacieuses, des rac- des événements que je n’aurais que survolés, ou des erreurs commises, en dépit de courcis ou des élisions caractéristiques de la pensée et de la syntaxe de Cassavetes, mes efforts. Il y eut des moments où mes sources se contredisaient, et bien des fois qui peuvent d’abord paraître déroutants ou fortuits, mais qui finissent par faire où Cassavetes se contredisait lui-même. Il se peut que, en certains cas, la vérité soit à sens. Je citerai un seul exemple : il n’est pas du tout inhabituel chez Cassavetes de se jamais inaccessible, perdue dans l’obscur abîme du temps. À chaque fois, j’ai fait de mettre à parler d’un personnage pour, au milieu de la phrase, continuer à parler du mon mieux, à mon niveau, pour faire le tri et passer au crible ; et quand cela semblait comédien jouant le personnage. Le glissement est si subtil et si fréquent que, bien nécessaire, j’ai signalé dans une note qu’il y avait peut-être plus d’une façon de com- souvent, il est impossible de dire de qui parle vraiment Cassavetes. Il ajoute souvent prendre la chose. Je serais heureux de compléter ou de corriger de futures éditions à la confusion en utilisant le nom de l’acteur au lieu de celui du personnage : par avec des informations supplémentaires, ou d’inclure des documents de Cassavetes exemple, alors qu’il évoque Une femme sous influence, il dira quelque chose comme : que j’aurais pu ne pas avoir encore identifiés. « Peter m’a surpris, il voulait vraiment faire interner Gena. » Clarifier ce propos en J’ai fait ce livre avec amour, y travaillant pendant plus de onze ans. Il a été écrit remplaçant le « mauvais » nom par le « bon » serait faire fausse route. L’amalgame, en hommage intime à un homme qui nous a inspirés, un fou que j’ai eu la chance de chez Cassavetes, entre les personnalités de l’acteur et du personnage – l’un et l’autre connaître, même peu, et qui me manquera à jamais. Je le dédie à la génération à venir habitant la même peau – révèle des vérités profondes sur ce qu’il pensait de ses d’acteurs, scénaristes, dramaturges et réalisateurs américains. Puissiez-vous suivre le acteurs et de ses films. sillage provocateur et enthousiasmant de Cassavetes, empruntant des pistes vierges, J’ai établi d’abondantes notes qui donnent des précisions sur les événements et loin du troupeau, sur le chemin de l’artiste. les personnes, contexte nécessaire aux propos de Cassavetes. Publier ses mots dans le vide aurait donné une image incomplète et trompeuse. Ce n’est pas seulement que ses idées ont été influencées par ses expériences et répondaient aux événements qu’il Ray Carney traversait, mais bien plus : il est primordial de considérer qu’il « vécut » sa philosophie Université de Boston aussi intensément qu’il la réalisa dans son œuvre. En fait, on peut dire que ses propos Boston, Massachusetts, 2001

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assavetes était un causeur né, un conteur d’histoires. Être entouré le motivait, et c’est pourquoi sa méthode d’écriture préférée consistait non pas à rester seul assis dans une pièce avec un crayon et du papier, mais à dicter ses scénarios à un assistant, fonction que tint depuis Husbands jusqu’à Une femme sous influence Elaine Goren, l’une des meilleures as- sistantes de Cassavetes quand il s’agissait de transformer son débit de mitraillette qui crépite en dialogues intelligibles. Sur la fin de sa carrière, Too Carole Smith et Helen Caldwell rempliraient la même fonction. Il faisait les cent pas dans Cla pièce, jouant lui-même tous les rôles, prenant leurs intonations, gestes et mimiques. Il était très bon en grimaces ; il racontait ses histoires en mimant les gens qu’il voulait Too décrire, et il amusait souvent son entourage en singeant hommes politiques, stars, ser- veurs, chauffeurs de bus, et même eux, ses proches, en les imitant à brûle-pour-point. (Son « Peter Falk » était particulièrement diabolique.) Et puis, la plupart du temps, Cas- savetes se ruait dans le hall et allait chercher la secrétaire d’à côté, ou le facteur, faisait lire quelques pages par Goren à l’étranger déconcerté, tandis qu’il observait sa réaction. Late L’écriture, comme n’importe quel aspect de sa vie, était une activité sociale intense. Dans le même genre, sa façon préférée de tester une idée pour un film n’était pas de l’écrire, mais d’en parler. Beaucoup de ses scénarios sont issus d’histoires qu’il racon- Late tait encore et encore à quiconque voulait les entendre, apportant des variantes à chaque nouvelle narration. C’est l’une des raisons pour lesquelles, quand il se mettait enfin à écrire (ou à dicter) un scénario, il était si efficace. Même avant que la première version de Shadows ne fût achevée, il parlait déjà de cinq ou six nouveaux films aux journalistes. Blues Il ne racontait pas ces histoires seulement parce qu’elles l’enthousiasmaient, mais aussi parce qu’il espérait qu’en en parlant à suffisamment de gens, quelqu’un pourrait mar- Blues quer de l’intérêt à les produire. Il était prêt, à n’importe quel moment, à entamer ceci ou 1960-1962 cela, tel ou tel projet : il venait de finir le scénario x, y ou z, il mettait la dernière touche à un film dans lequel il donnerait le rôle principal à tel ou tel ami. Neuf fois sur dix, ces 1960 scénarios « presque prêts » ne furent jamais écrits. La plupart ne dépassaient pas le stade du flot de paroles. Ses débuts dans l’écriture de scénarios remontent à fin 1953, avec sa rencontre avec 1962 Sam Shaw au Cort Theater. Cette rencontre allait changer sa vie à jamais. Je bricolais à droite, à gauche, quand Sam est venu vers moi et m’a dit : « Bon, je produis un film si tu me l’écris. » Comme ça, point. Il a dit : « Pourquoi tu n’écrirais pas un scénario ? » Alors j’ai dit : « Sur quoi je pourrais écrire ? Un enfant Je n’ai jamais rien écrit. » Et il a dit : « Je connais un très bon auteur qui vit à Duxbury, dans le Massachusetts. Il s’appelle Edward McSorley, c’est le meilleur romancier du monde. Si tu vas le voir là-bas, il écrira avec toi. Mais il faut que tu jettes tes idées sur le papier et que tu écrives sur ce que Un enfant tu connais. » Alors je me suis mis à écrire et je suis retourné voir Sam, et il a Extraits dit : « Formidable ! Va voir McSorley. » J’ai dit : « Je ne peux pas. Je ne sais pas où il habite. » Il a dit : « Je vais te donner son adresse. Je l’ai déjà appelé et je l’ai prévenu que tu venais le voir. » J’ai emprunté une voiture à un copain. attend C’était un vieux coupé, et j’ai roulé dans la neige et dans la pluie, sans même assez d’essence pour tout le voyage. Il a fallu que je tape de l’argent à un flic. Finalement, j’arrive à ce cottage couvert de roses ; c’était le milieu de l’hiver, alors j’ai pensé que c’était bon signe, ces roses qui fleurissaient en Chapitre 3 attend hiver. J’ai frappé à la porte et quelqu’un est venu ouvrir. C’était un type au

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visage buriné, un petit mec fripé de cinquante-cinq ans qui ressemblait à ce à quoi doit ressembler un écrivain. Quelqu’un qui a roulé sa bosse, vous voyez. « Bonjour, qu’il me dit, qu’est-ce que vous voulez ? ». J’ai dit : « Je suis John Cassavetes. Sam Shaw m’a dit que… Vous m’attendiez bien, n’est-ce pas ? J’ai apporté un manuscrit. » Il a dit : « Ça fait dix ans que je n’ai pas vu Sam. » Quoi qu’il en soit, il m’a fait entrer et il m’a donné à manger. Sa femme était italienne et elle m’a servi de la soupe aux haricots et à l’oignon, il gelait, et c’était génial.

McSorley donna un cours express d’écriture de scénario à Cassavetes, et les deux hommes travaillèrent ensemble pendant cinq ans, par intermittence, sur divers projets. Cassa- vetes dit plus tard que McSorley lui avait appris les trois choses les plus importantes qu’il sût : 1) le personnage est plus important que l’intrigue, et le plus important, c’est de présenter le personnage avec sincérité ; 2) l’artiste ne devrait pas expliquer ou définir trop les choses, ou « trop penser à la place du public », mais l’histoire devrait « évoluer, pour que les gens puissent la comprendre au fur et à mesure qu’elle avance » ; 3) « le style, c’est la vérité », et ce qui importe vraiment, c’est que chaque scène soit aussi vraie que la vie, aussi vraie que possible en ce qui concerne les personnages, les sentiments et les comportements. Ce n’est pas un hasard si tous les scénarios importants que Cassavetes écrivit dans les années 1950 le furent en collaboration avec d’autres auteurs. Bien qu’il soignât les apparences, son orthographe, sa grammaire, et ses aptitudes littéraires en général étaient assez faibles, et il le savait ; ses amis qui avaient fait des études supérieures le Shadows considéraient comme quasi analphabète quand il s’agissait d’écrire un paragraphe avec cohérence. Bien qu’au final, il ait appris en autodidacte à écrire, et que, seul, il ait mené à terme des dizaines de scénarios, à ce moment-là de sa vie, il avait besoin de travailler avec quelqu’un qui pût mettre en forme, avec une syntaxe correcte, ce qu’il dictait. Burt Lane, Edward McSorley, Robert Alan Aurthur et Richard Carr s’en chargèrent tour à tour américaine. Peut-être que ça ne sera encore programmé que dans un festi- pour lui pendant les premières années. val. Je n’en sais rien et je m’en fiche. Il y aura toujours des gens pour venir En 1955, McSorley et Cassavetes collaborèrent sur un scénario intitulé Intruder. voir quelque chose de nouveau et de différent. Il faut que je le fasse. Deux ans plus tard, en décembre 1957, Cassavetes mit une option sur une pièce de McSorley à propos de la vie de saint Augustin (que Cassavetes envisagea de réaliser et Entre 1958 et 1961, Cassavetes annonça des projets de films à tourner à l’étranger, dont d’interpréter). Dans les deux cas, avec son habileté si personnelle à se vendre, il se vanta Paris, Rome et les îles Vierges, où, début 1958, il déclara qu’il allait commencer le tour- devant les journalistes de bientôt entrer en production, mais c’était faux. L’annonce était nage de son scénario, The Hot Sun, avec Sidney Poitier dans le rôle principal. Il parla aussi une simple tentative de provoquer des soutiens financiers. de faire plusieurs adaptations de livres, dont The Trial of Jesus (autre titre : Thirty Pieces Entre 1958 et 1962, Cassavetes parla aussi de faire une saga inter-générationnelle of Silver), un huis clos tiré du roman inédit de son père, d’après le Sanhédrin (il désirait intitulée The American Dream, sur les conflits d’une famille américaine et ses enfants, collaborer sur ce projet avec Carl Dreyer, dont il appréciait énormément La Passion de et sur ce qu’il pensait de la perte des idéaux et de l’intrusion des valeurs du monde des Jeanne d’Arc, 1928), et Evil, un film avec Lelia Goldoni, d’après une histoire de Dalton affaires dans la culture américaine de l’aprèsguerre. Il devait encore cette idée à McSorley, Trumbo (dont il devint familier de l’œuvre après que avait joué dans qui avait écrit un roman semblable à propos d’une famille irlando-américaine. Seuls sont les indomptés, Lonely Are the Brave, David Miller, 1962).

J’ai toujours voulu écrire une histoire sur le rêve américain, à propos Evil sera tourné entièrement au Mexique, puisque ça parle d’un Mexicain d’une famille américaine juste après la guerre. Et prendre cette famille qui lutte contre sa propre corruption pour libérer une ville du mal ; et une et la voir essaimer à travers les ÉtatsUnis dans différents cadres de vie. fois qu’il y parvient, il se rend compte que la ville doit faire face à une Regarder cette famille, c’est tout, et montrer ce qui s’est passé entre 1945 et déroute économique. aujourd’hui dans notre pays. Personne ne veut plus rien faire de positif, de nos jours, je veux dire, ce que Frank Capra faisait avec Monsieur Smith au Un thème qui reliait plusieurs de ces projets était l’attention portée sur des gens em- Sénat (Mr. Smith Goes to Washington, 1939). Ce sera mon film sur la famille prisonnés dans les conventions sociales, ou limités par leur propre façon de voir les

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choses. Cassavetes décrit deux projets de ce type dans le passage qui suit. (Le premier était vaguement inspiré d’un épisode de , intitulé « A Piece of Paradise ».)

Il y a une histoire qu’on aimerait tourner en Espagne ou au Mexique sur des gens de classes incompatibles, qui ne peuvent communiquer entre eux. Lui c’est un ouvrier itinérant, et elle c’est une prostituée qui exerce ses talents dans les dancings. Il y a une autre histoire – c’est une comédie, même si je pense que l’idée n’est pas forcément drôle du tout – sur comment qui que ce soit, peu importe les efforts qu’il fasse, ne peut s’échapper de son groupe ou de sa catégorie sociale. On prend l’homme le plus vil qui soit, il est déter- miné à changer, et il y parvient au-delà de toute espérance, sauf que les gens ne l’acceptent pas ainsi. Il doit redevenir vil parce que c’est ce que les gens attendent de lui.

Après le succès de Shadows, il raconta de même aux journalistes qu’il recevait des offres financières de l’ordre de 325 000 à 500 000 dollars pour faire des films en Europe.

Nous avons aussi eu des discussions pour faire des films avec British Lion, et on a eu une offre pour en faire un en Suède. Par exemple Europa, en Suède, nous a dit : « Venez et faites un film, regardez autour de vous, et quoi que vous vouliez filmer… c’est d’accord. » Aujourd’hui, les gens semblent habités par un profond désir d’envoyer balader tout ce qu’il y a de fonda- mentalement décevant dans la réalité, et de se lancer, même de manière réaliste, dans une façon plus poétique de faire les choses.

Ce qu’il ne dit pas, c’est que ces propositions en étaient toutes plus ou moins au stade verbal, et que même si elles s’étaient concrétisées par des engagements financiers, il n’avait aucune envie d’aller plus avant. Bien qu’il eût un discours antiHollywood, il savait qu’un studio hollywoodien était le meilleur endroit pour faire un film, même son genre de films à lui. Il savait aussi que la meilleure façon d’y trouver du travail était de faire comme si des offres pour travailler ailleurs se bousculaient. Plusieurs années après, il fit cette déclaration, expliquant comment il en vint à faireToo Late Blues, le film qui suivit Shadows.

J’ai reçu un coup de fil de Marty Racklin, de la Paramount, après le suc- cès de Shadows en Europe ; il m’a dit : « Vous voulez faire un autre film ? » Ça c’est, quoi, deux ou trois ans après qu’on avait fini le film. C’était vrai- ment incroyable ; moi, j’avais recommencé à travailler comme acteur. Je ne connaissais rien à la réalisation. « Vous avez des scénarios ? » Et j’ai dit : « Oui, absolument. » Je mentais. Alors j’ai appelé un de mes amis, Dick Carr, qui était l’auteur de quelques épisodes de Staccato, je l’ai approché et j’ai dit : « Dick, il faut qu’on écrive quelque chose ce weekend. Ça représente de l’argent, vraiment, de l’argent. » On a parlé de l’histoire pendant vingt minutes. Il en a écrit la moitié. J’en ai écrit l’autre moitié. Je n’ai pas lu sa moitié. Il n’a pas lu la mienne. On est restés sans dormir deux jours et deux nuits. Dès qu’on a eu fini, le matin, on l’a présentée à Racklin, et le soir même, Marty nous appelle pour nous dire qu’il a adoré et qu’il voudrait que je commence le film deux semaines plus tard. J’ai dit : « Mais il y a encore

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beaucoup de travail. » Il a dit : « Ne changez pas une réplique. » Voilà, c’est Il y a presque toujours une dimension autobiographique dans chacune des œuvres tout, Paramount venait de me bombarder réalisateur-producteur. Bon, à de Cassavetes ; ce film, qui parle d’un idéalisme artistique qui évolue vers des compro- l’époque, je ne savais pas ce que c’était qu’être producteur, et d’ailleurs, je mis commerciaux, des désillusions, la haine de soi et le retour à des grands principes, n’en sais pas plus aujourd’hui, mais j’étais content d’avoir le boulot. fait écho à la perception que Cassavetes avait de sa propre vie dans les années qu’il venait de tra- C’est une belle histoire. Le seul problème, c’est que ça ne s’est pas passé tout à fait verser. Il n’est pas difficile de voir le parallèle : comme ça. Le scénario n’a pas été écrit au cours d’un « weekend de beuverie » (version « Ghost » Wakefield (dont le prénom est John) est, qu’il imagina après la sortie pour expliquer l’échec de Too Late Blues), mais des mois au début de l’histoire, un artiste indépendant, La musique auparavant, au prix d’un travail consciencieux et appliqué. Cassavetes avait préparé libre ; et puis il abandonne ses amis et penche son coup dès son retour du tournage de Middle of Nowhere ; il avait rencontré Carr sur vers une musique plus commerciale dans l’espoir de Ghost entretient Staccato, et lui avait proposé, à l’été 1960, d’écrire avec lui quelques scénarios, promet- de devenir une star (ainsi que le fit Cassavetes en 1. En fait, le film a bien un monde imaginaire, été produit, et distribué tant qu’il essaierait de les mener à terme, avec lui comme réalisateur. Avant même que allant tourner dans Johnny Staccato) ; pour finir, par Paramount en 1962, Racklin ait eu connaissance de l’existence de Cassavetes, les deux hommes avaient il revient à son indépendance en tant qu’artiste dans lequel il vit. réalisé par Don Siegel, écrit trois projets qu’ils espéraient concrétiser ensemble : Too Late Blues (Cassavetes (ce que croyait faire Cassavetes en réalisant ce avec Steve McQueen et Bobby Darin ; cepen- en avait écrit le plus gros de la première moitié, Carr le plus gros de la seconde), un film), un peu plus éprouvé, mais rendu plus sage dant, Paramount inter- scénario que Carr avait écrit seul, The Iron Men, et un scénario de Cassavetes, A Piece par cette expérience. rompit la production, of Paradise. Ce n’est pas un hasard si l’intrigue suggère que c’est l’amour d’une femme qui sauve allant même jusqu’à Cassavetes donne aussi l’impression que c’est Racklin qui était à l’origine de la l’artiste (il destinait le personnage féminin à Gena Rowlands). Même de petits détails font ne plus fournir Siegel en pellicule pour achever prise de contact, ce qui est encore une fois faux. L’idée que c’était la montagne qui était référence à la vie personnelle de Cassavetes, comme le fait que Ghost et ses amis jouent le tournage. venue à Mahomet est flatteuse, mais en fait, Cassavetes avait donné des instructions à au baseball ensemble, chose que Cassavetes et l’équipe de Shadows faisaient l’après-midi 2. Littéralement : Marty Baum pour qu’il vende les trois projets à qui voulait. Baum s’était déjà cassé le à Central Park pour prendre des pauses lors des longs mois de montage dans le studio de e « Rêves à vendre ». nez sur deux studios quand il rencontra Racklin fin octobre 1960. Ce qui avait chan- la 63 Rue. Ou le fait que Bill Stafford, son ancien colocataire et le batteur dans le film, gé, c’est que Shadows venait d’être programmé à Londres. Baum montra à Racklin les ait effectivement joué de la batterie dans un groupe de jazz. Ou le fait que l’homme qui 3. De Martin Ritt (1961), avec Paul Newman articles d’Albert Johnson dans Film Quarterly et dans Sight and Sound, quelques-unes « vend » Ghost à la comtesse, Benny Flowers, soit interprété par le même homme qui avait et Sidney Poitier. des interviews où Cassavetes parlait de ces « offres européennes », une colonne dans « vendu » Cassavetes à la production Revue de la série Johnny Staccato, Everett Cham- Variety qui évoquait le contrat avec British Lion, et quelques autres montrant les bons bers. Dans le synopsis ci-dessous, si l’on change quelques noms ou références (« Ghost chiffres des entrées londoniennes. Racklin jeta un œil aux trois scénarios, jugea que Wakefield » par « John Cassavetes », « jazzman » par « cinéaste », et « Nick » le propriétaire Too Late Blues serait le moins onéreux à produire, et prit une décision d’ordre financier, de la salle de billard par « » propriétaire d’une agence de voyages), les espérant profiter du marché naissant du cinéma d’art et d’essai en engageant Cassa- ressemblances sont presque trop intimes. Il est clair que Cassavetes avait passé beau- vetes. En procédant ainsi, il ne plongeait pas dans l’inconnu, puisqu’il y avait déjà eu coup de temps à réfléchir durant les années passées entre le montage final de Shadows des films « d’art » réalisés par des acteurs-auteurs : Burt Lancaster avec L’Homme du et son départ pour Hollywood, qu’il avait été atteint par le fait que bon nombre de ses Kentucky (The Kentuckian, 1955), ManTrap (Deadlock, 1961) d’Edmond O’Brien, ainsi amis s’étaient sentis trahis par ses « compromissions », quoi qu’il ait pu en dire en public. que le projet de faire L’enfer est pour les héros (Hell Is for Heroes1, écrit par Richard Carr, mais qui ne vit finalement pas le jour), et ce malgré la récente mise en scène deLa Ven- Ghost Wakefield est un musicien de jazz consciencieux, impliqué, qui ne geance aux deux visages (OneEyed Jacks, 1961) par Marlon Brando pour la Paramount, joue que ce qu’il a envie de jouer. Il a converti les autres membres de sa expérience qui aurait pu l’inciter à faire une pause. formation à ses idéaux. Le groupe, qui fait des concerts de charité ou en Le contrat de Cassavetes fut dressé en novembre 1960. Avec le souvenir encore plein air, qui vit en marge du monde du jazz, est toutefois respecté pour frais de Staccato à l’esprit, il insista pour être à la fois producteur, réalisateur et coau- son sens de l’éthique par ses pairs. Ghost et sa bande passent du temps teur. Son modeste salaire fut fixé à 80 000 dollars, et la production établit un budget à la salle de billard de Nick, où le propriétaire, soupe au lait et buté, les aux alentours du demi-million de dollars. Cassavetes obtint un bureau à la Paramount sermonne sur leur incapacité à se confronter aux réalités de la vie. La et put réviser le scénario jusqu’à peu près un mois avant le début prévu du tournage. musique de Ghost entretient un monde imaginaire, dans lequel il vit. La « version finale » du scénario est datée du 16 janvier 1961, mais elle contient des Pour son groupe, il symbolise un rempart contre les compromissions : ajouts, dont une variante pour le titre, Dreams for Sale2, qui vont jusqu’au 8 février 1961. la force de l’art face au caractère insidieux de la musique commerciale. Il y a, dans la trame de Too Late Blues, des rapprochements à faire avec un film dans Quand il se trouve confronté à la réalité et à un dépit amoureux, son uni- lequel Cassavetes était censé jouer fin 1957,Paris Blues3 (Sam Shaw l’avait produit, Cassa- vers et lui s’effondrent. Il se vend lui-même, il vend son talent pour se vetes en avait lu le scénario). Paris Blues racontait les péripéties de deux musiciens de jazz ranger aux impératifs commerciaux. Dans le fond, s’être vendu l’amène à émigrés, dans lequel Cassavetes aurait dû jouer le rôle qui revint finalement à Paul New- se détester. Ses amis et ses musiciens, qui autrefois l’admiraient, lui et sa man. Mais les ressemblances entre les films ne vont guère plus loin que le sujet de départ. virtuosité, ont pris de la distance. C’est le pire escroc qui soit : il déclare

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