Cahiers de Narratologie Analyse et théorie narratives

37 | 2020 Approches transmédiales du récit dans les fictions contemporaines

Rémi Cayatte et Anaïs Goudmand (dir.)

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/narratologie/10386 DOI : 10.4000/narratologie.10386 ISSN : 1765-307X

Éditeur LIRCES

Référence électronique Rémi Cayatte et Anaïs Goudmand (dir.), Cahiers de Narratologie, 37 | 2020, « Approches transmédiales du récit dans les fctions contemporaines » [En ligne], mis en ligne le 04 septembre 2020, consulté le 10 décembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/narratologie/10386 ; DOI : https://doi.org/ 10.4000/narratologie.10386

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SOMMAIRE

Approches transmédiales du récit dans les fictions contemporaines Rémi Cayatte et Anaïs Goudmand

Penser les fictions sérielles en régime postfordiste Matthieu Letourneux

Écosystème médiatique et circulation de la fiction : Dragon Ball, Pokémon, Sword Art Online Bounthavy Suvilay

Survie et transmission du monde perdu (Verne, Doyle, Cooper) : roman, vecteurs mémoriels, mythologies modernes Maxime Prévost

Vers une immersion participative : étude comparée d’artefacts fictionnels en littérature, au cinéma et dans le jeu vidéo Simon Bréan

De quoi parle-t-on lorsqu’on parle de narration vidéoludique ? Mondialité et narrataire- enquêteur Martin Ringot

Morphologie du récit super-héroïque à l'épreuve de la transmédialité : du médium bédéique à la série, que sont nos héros devenus ? Les cas de Gotham (2014) et Watchmen (2019) Frédéric Aubrun et Vladimir Lifschutz

Rhétorique narrative du machinima : polyphonies et saillances d’une narration sous contrainte Fanny Barnabé

Varias

Le régime cathartique à l’ère du storytelling Antonino Sorci

« Alternarré », « dénarré », « disnarré » : réflexions à partir d’exemples contemporains Frank Wagner

A dead end : style et semiosis filmique dans Shining Ilias Yocaris

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Approches transmédiales du récit dans les fictions contemporaines

Rémi Cayatte et Anaïs Goudmand

1 Ce numéro des Cahiers de Narratologie réunit des articles issus d’une partie des interventions qui ont eu lieu lors des premières Assises de la recherche en cultures populaires et médiatiques, organisées à l’initiative de l’Association internationale des chercheurs en littératures populaires et culture médiatique, du 11 au 13 octobre 2018 à l’Université Paris Nanterre et à l’Université Paris Sorbonne. Les travaux qui composent ce dossier ont pour objectif commun d’aborder les fictions non pas à l’échelle d’un seul média, mais à l’échelle de l’écologie médiatique au sein de laquelle elles s’inscrivent. Depuis plusieurs décennies, les théories du récit tendent à s’affranchir des approches monomédiales, pour aborder la culture médiatique de manière plus large, ce qui implique un renouvellement des outils et des méthodes auquel les articles de ce dossier contribuent.

2 Si la médialité se définit comme la manière dont un récit est conditionné par le média au sein duquel il prend forme (Ryan 2012 : §3), la transmédialité, quant à elle, « concerne les phénomènes qui ne sont pas spécifiques à un média individuel et/ou qui sont examinés dans le cadre d’une analyse comparative des médias qui ne se concentre pas sur un média source particulier » (Wolf 2011 : 5, n. t.). Les approches transmédiales du récit ont permis, dans un premier temps, d’élargir l’analyse narratologique à différents supports sémiotiques et technologiques. Des concepts nativement littéraires ont ainsi pu être enrichis, complétés ou amendés, comme cela a été le cas dans l’analyse filmique proposée par Seymour Chatman (1978), ou encore par François Jost (1987), qui a par exemple substitué à la focalisation genettienne le terme d’ocularisation, plus à même d’envisager les effets de monstration cinématographique. Dans en second temps, elles ont cherché à se détacher plus nettement de l’ancrage littéraire de la narratologie et à s’intéresser aux fictions qui déploient leur(s) récit(s) à travers différents supports faisant partie des objets culturels les plus largement consommés actuellement (Cayatte 2018). Le gain heuristique d’une approche comparative des reformulations de récits et d’univers de fiction dans différents supports s’avère double, puisqu’elle permet à la fois de prendre en compte leurs nouveaux usages, mais aussi, en retour, d’affiner la

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compréhension générale de la narrativité, ainsi que le formulent Jan-Noël Thon ou encore Raphaël Baroni : Si l’on reconnaît qu’une partie significative de la culture médiatique contemporaine est définie par des représentations narratives, et si l’on accepte que l’examen de leurs similitudes ainsi que de leurs différences peut aider à expliquer […] les adaptations intermédiales et les franchises de divertissement […] tout en contribuant à une meilleure compréhension générale des formes et des fonctions des productions narratives à travers les médias, il devient évident que les études médiatiques ont besoin d’une véritable narratologie transmédiale. (Thon 2016 : XVIII, n.t.) [E]n travaillant sur la transférabilité des concepts narratologiques à différents médias nous enrichirons non seulement la compréhension de la manière dont chaque support conditionne la représentation narrative, mais également, sur une échelle élargie, la connaissance portant sur ce que tous les récits, quelle que soit la substance qui les incarne, ont en commun. (Baroni 2017 : 174)

3 Avant de présenter les différents textes qui composent ce dossier consacré aux approches transmédiales du récit dans les fictions contemporaines de manière plus détaillée, il convient de se livrer à un éclaircissement terminologique. Les articles ici rassemblés ne portent pas nécessairement sur des ensembles transmédiatiques qui mobilisent en convergence des dispositifs sémiotico-techniques variés. Dans les termes désormais incontournables d’Henry Jenkins, le « storytelling transmédia » est défini comme « un processus à travers lequel les éléments d’une fiction sont dispersés sur plusieurs plateformes médiatiques dans le but de créer une expérience de divertissement coordonnée et unifiée » (2007 : §2, n. t.). Outre les critiques que l’on pourrait adresser à une telle notion, qui tend à généraliser abusivement le modèle d’une production transmédiatique d’emblée maîtrisée et coordonnée (Ryan 2017), les problématiques soulevées par la transmédialité ne se réduisent pas à ce mode de narration caractéristique de la culture de la convergence. Il convient donc de distinguer nettement entre les approches transmédiales du récit, et les objets sur lesquels elles portent, ces derniers n’étant pas nécessairement transmédiatiques (Baroni & Goudmand 2019). Les articles de ce dossiers, tout en adoptant des perspectives différentes (diachroniques, historiques, économiques, conceptuelles), s’inscrivent dans cette approche transmédiale plus que transmédiatique, en abordant différentes comparaisons entre des objets médiatiquement hétérogènes pour en faire ressortir les multiples points de contact sur le plan narratologique.

4 En ouverture de ce dossier, Matthieu Letourneux adopte, dans la lignée de ses travaux précédents, une perspective historique et communicationnelle : il montre que les questions d’ordre esthétique et poétique ne sont pas détachées des problématiques économiques et industrielles. Il s’intéresse ici plus spécifiquement aux fictions produites ces vingt-cinq dernières années dans le cadre du régime postfordiste, qui se distingue notamment du régime fordiste par des stratégies de singularisation : elles combinent désormais des niveaux de lecture variés et ne s’adressent ainsi plus à un public spécifique mais à des publics différenciés. La variété des réappropriations faniques, critiques, contre-culturelles, etc. est en quelque sorte structurellement inscrite dans le système de production des fictions postfordistes. Il aborde donc la question de la sérialité à un niveau pré-narratif, celui des logiques de production, et souligne l’importance de la notion de marque : lorsque la mise en récit des différentes extensions des fictions sérielles obéit par exemple à un principe d’unification diégétique, il s’agit avant tout d’une stratégie entrepreneuriale. En creux, c’est un

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programme pour la narratologie qui se dessine : dans le contexte des productions postfordistes, l’analyse des effets narratifs ne peut avoir lieu que secondairement et doit être systématiquement saisie comme un symptôme, historiquement, économiquement et médiatiquement situé, d’une logique qui l’englobe, celle de la construction d’une marque. La dynamique de monde fictionnel et la dynamique de marque fonctionnent ainsi comme les deux faces d’une même pièce qu’il serait impropre de désolidariser.

5 Les interrogations soulevées par Bounthavy Suvilay dans le deuxième article de ce dossier s’inscrivent dans la même perspective historique, tout en sortant du périmètre le plus volontiers exploré par les chercheurs européens et nord-américains : son article est consacré à la culture médiatique japonaise, dans laquelle les prolongements transmédiatiques et transfictionnels des fictions sources sont pris dans une logique sérielle. Elle développe une approche diachronique attentive aux logiques de production spécifiques au contexte japonais, marqué par des alliances multisectorielles entre éditeurs de , chaînes de télévision, éditeurs de jeux vidéo et sponsors. Elle montre notamment que les industries du papier perdent progressivement leur position centrale au profit de celles de la télévision ou du jeu. Ainsi, jusque dans les années 1990, les partenariats se développent autour du , dont les droits sont détenus par l’auteur. Le récit devient dès lors un outil de marketing qui attire des consommateurs pour les jeux et jouets, et se déploie à travers les différents supports sans véritable cohérence interne, sur le modèle de Dragon Ball Z. Les logiques narratives évoluent ensuite vers des logiques de collection, ce qui est directement lié aux nouveaux usages : la consommation du jeu vidéo précède désormais celle des mangas, suivant le modèle de Pokémon. Son étude s’achève sur la mise au jour d’une troisième phase, qui correspond à l’essor du numérique : au sein des adaptations transmédiatiques le manga n’est plus qu’une étape optionnelle, sur le modèle de Sword Art Online. Elle montre ainsi qu’en dépit de l’autonomisation croissante du personnage, le récit ne disparaît pas pour autant : les dynamiques narratives se déploient sous d’autres formes, ce qui implique d’orienter les modèles d’analyse du récit dans de nouvelles directions.

6 Maxime Prévost cherche quant à lui à démontrer la manière dont une notion construite par un individu parvient à s’installer durablement dans l’imaginaire collectif, fondant une mythologie moderne et laïque. S’appuyant sur une perspective mythocritique, il aboutit à une reconfiguration des notions de mythologie et de mythe à l’aune de la culture médiatique. Il s’intéresse plus précisément aux sources du devenir social et collectif du « monde perdu », qui a connu, depuis Jules Verne, de nombreuses déclinaisons, notamment cinématographiques, et qui demeure toujours vivace de nos jours. Le « monde perdu » se caractérise par sa capacité à proposer des réponses à des questions collectives qui émergent dans l’histoire de sa réception : il permet notamment de cristalliser des interrogations liées à la disparition d’un lien exploratoire et aventurier à la nature. Cette topique devient ainsi, au fil du temps, une mythologie. La notion de « vecteur mémoriel » lui permet d’éclairer ce qui assure au mythe sa persistance collective et son renouvellement transmédiatique, qui procède par successions d’adaptations se superposant à l’œuvre initiale sans pour autant l’oblitérer (comme dans le cas différentes incarnations de Sherlock Holmes au cinéma et à la télévision par exemple).

7 L’enjeu de décloisonnement de l’analyse des fictions médiatiques sur lequel ce dossier repose est au cœur de l’article de Simon Bréan qui, s’appuyant sur des récits de science-

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fiction, montre que l’étude de médias variés permet d’enrichir la compréhension de la littérature. Il s’intéresse au cas des artefact fictionnels, c’est-à-dire des objets pseudo- documentaires qui peuplent les mondes fictionnels (articles de journaux, d’encyclopédies, clips de vidéosurveillance…). Son hypothèse est que ces artefacts fictionnels mettent en jeu un mécanisme cognitif similaire au-delà des différences de support. Selon lui, la métaphore de l’enquêteur généralement privilégiée pour décrire la posture du récepteur s’avère d’une part peu pertinente pour les autres médias que la littérature, d’autre part limitée pour décrire la situation du lecteur face aux artefacts d’un roman de science-fiction. Il propose de lui substituer un modèle d’immersion ludique, celui du joueur de jeu de rôle. On assiste ainsi a l’inversion du paradigme comparatiste auparavant majoritaire en théorie du récit : il ne s’agit plus d’emprunter des notions nativement littéraires pour les adapter à d’autres médias, en tenant compte de leurs spécificités, mais d’évaluer dans quelle mesure des concepts issus par exemple de la ludologie peuvent s’avérer fructueux pour la littérature ou le cinéma. Les implications des réflexions de Simon Bréan débordent le cadre de la seule science- fiction et débouchent sur une reconception de la notion d’immersion, qui est conçue non pas comme une expérience par défaut, mais comme un positionnement axiologique du récepteur face à une fiction donnée. La modélisation gagne ainsi en souplesse, et permet d’inclure des postures de réception différenciées.

8 Martin Ringot, à l’inverse de Simon Bréan, accorde dans son étude une place centrale au modèle du « narrataire-enquêteur ». Il propose de placer la dynamique de coopération interprétative des récepteurs au centre de l’étude des formes de narration vidéoludique, et tout particulièrement dans le cas des jeux vidéo en monde ouvert. Adaptant la notion de worldness à ces supports de fiction, il propose d’étendre le concept de mondialité en y incorporant la prise en compte des processus techniques permettant la matérialisation à l’écran d’une diégèse, ainsi que des possibles narratifs en puissance, qui faute d’interaction de la part des récepteurs, ne sont pas toujours réalisés ou réalisables. En abordant la question du rôle des joueurs dans les fictions interactives, cet article propose de considérer ces derniers comme des narrataires- enquêteurs, qui agencent et relient, de manière pragmatique tout autant qu’interprétative et narrative, les informations glanées au fil de l’exploration d’univers fictionnels. De cette dynamique d’agencement par les récepteurs découle à la fois une multiplicité de mondes possibles, mais également un rôle moins central accordé au récit dans les supports vidéoludiques de la fiction que dans d’autres dispositifs, ce que l’auteur propose de considérer comme une inversion de la hiérarchie établie entre les deux pôles du récit et de la narration. Le texte aboutit à une proposition de rejet de l’idée de co-construction par les joueurs des récits vidéoludiques, l’empirisme de ces récits davantage spatialisés que temporels aboutissant à la coexistence de multiples trajectoires narratives plus qu’à leur co-construction.

9 La question du réagencement est également au cœur de l’article de Frédéric Aubrun et Vladimir Lifschutz, consacré à l’analyse des processus d’adaptation des certains récits super-héroïques. Leur travail sur les origin stories de super-héros est construit sur une prise en compte des fondements fictionnels, formels et contextuels du processus d’énonciation des comic books. Ils mettent en évidence des invariants à la fois dans la figure du super-héros et dans la morphologie des récits de leurs origines et s’appuient sur les outils fournis par le schéma actanciel de Greimas et les sphères d’action pour étudier l’adaptation des origins stories de super-héros dans des séries télévisées contemporaine. En envisageant plus particulièrement la dimension sociétale des

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réécritures contemporaines opérées par les récentes séries Gotham et Watchmen, cet article démontre que les adaptations de ces récits sont des formes d’actualisation thématique et contextuelle qu’il est possible d’éclairer par l’analyse de leurs évolutions narratives et formelles, transformant à la fois le récit super-héroïque en tant que genre et en tant que processus de communication.

10 En clôture de ce dossier, Fanny Barnabé aborde une forme d’adaptation transmédiatique particulière : les machinimas. Ces productions audiovisuelles sont composées de captures de sessions de jeu vidéo qui sont utilisées pour produire des séquences s’apparentant à des films d’animation, au croisement du théâtre de marionnettes et des techniques de stop motion. Cet article fait ressortir différentes figures rhétoriques prototypiques de ces productions dans le but d’en souligner les particularités discursives et narratives. Ces figures se caractérisent principalement par leurs dynamiques d’écart, de polyphonie et de disjonction, ce qui est autant lié au contexte pragmatique de production des machinimas qu’à l’hybridité centrale de ces dispositifs. Cette hybridité intrinsèque génère volontiers des formes de mise en abyme et de métalepse, ce que Fanny Barnabé souligne dans son analyse des reformulations du dessin animé Pokémon dans les deux machinimas Garrymon et Halomon, qui remobilisent respectivement des matériaux audiovisuels et des références ludiques tirées des jeux Garry’s Mod et Halo : Reach. Entre rupture et indexicalité, les formes de narration sous contraintes produites par les machinéastes proposent une forme particulière de narration (par le) ludique, autant à travers la réappropriation de moteurs et de séquences de jeu qu’à travers la réappropriation des fictions qu’ils mettent en scène de manière créative et réflexive.

11 Les articles de ce dossier ont en commun d’aborder, chacun à leur manière, les récits médiatiques sous l’angle des trajectoires narratives : ils soulignent que le récit n’est pas un objet figé, mais un processus vivant et vivace, qu’il s’agisse des cheminements de leur production ou de leur réception, qui se construisent à travers une succession de reformulations et de réappropriations. On le voit, les pistes explorées pour illustrer cette idée sont diverses. Certains articles défendent une approche historiquement contextualisée des fictions médiatiques (Letourneux, Suvilay), qui permet de saisir l’évolution des pratiques narratives en la mettant en lien avec celle des stratégies industrielles qui dictent la mise en forme des objets et avec celle des usages des publics. Pour les autres, l’étude d’objets issus de la culture médiatique appuie la recherche d’invariants de la narrativité, en d’autres termes, de mécanismes narratifs communs aux différents supports sur lesquels peuvent se déployer les récits. L’ensemble de ce dossier contribue ainsi à alimenter une réflexion transmédiale : il s’agit de développer des outils et des méthodes à même d’interroger les effets de circulation entre les médias (qui sont particulièrement saillants dans le contexte de la culture médiatique), sans pour autant effacer les spécificités des différents supports sémio-techniques et de leurs usages.

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BIBLIOGRAPHIE

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AUTEURS

RÉMI CAYATTE CERTOP, Université Toulouse III Paul Sabatier. Rémi Cayatte est maître de conférence en sciences de l'information et de la communication à l'université Toulouse III. Ses travaux portent sur les spécificités narratives et persuasives des formes interactives de communication et de médiation. Il travaille notamment dans ce cadre sur les dispositifs de jeu (vidéo), en croisant les outils et apports des sciences du jeu et des sciences de l'information et de la communication.

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ANAÏS GOUDMAND Anaïs Goudmand est postdoctorante à la KU Leuven. Sa thèse, intitulée Récits en partage. Expériences de la sérialité narrative en culture médiatique, a été dirigée par Raphaël Baroni (Université de Lausanne) et Jean-Marie-Schaeffer (EHESS). Elle porte sur les différentes formes que revêt l’expérience des récits sériels, telles qu’elles sont modelées par les contraintes de production et de diffusion de la culture médiatique. Trésorière de la LPCM (association des chercheurs en Littérature Populaire et Culture Médiatique), elle est co-administratrice du site WordPress du Réseau des narratologues francophones. Elle fait partie des membres fondateurs du Séminaire Littéraire des Armes de la Critique et elle est membre du comité de lecture de la revue en ligne Proteus – Cahiers des théories de l’art.

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Penser les fictions sérielles en régime postfordiste

Matthieu Letourneux

1 Les créations culturelles sont, comme les autres types de productions, liées aux conditions de fabrication, de distribution et de consommation des biens industriels propres à la société qui les produit. Mais dès lors que les biens industriels engagent un processus de communication (comme dans le cas d’un livre, d’un film, ou de toute autre création culturelle), alors ils reflètent aussi dans leurs messages une part de ces conditions de production. Il ne s’agira cependant pas ici de s’inscrire dans la perspective d’une théorie critique insistant sur le poids de l’idéologie dans la culture de masse1, mais bien d’en étudier certaines conséquences pour la compréhension des œuvres contemporaines. Si la poétique des œuvres est liée à leurs conditions de production (poïen), alors on peut penser les mutations des imaginaires et des formes à la fin du XXe siècle à la lumière des transformations économiques. Dans la suite des réflexions que nous avons pu mener ailleurs sur une esthétique et une poétique fordistes qui se mettent en place à partir du début du XXe siècle (voir, entre autres, Letourneux 2017), nous voudrions réfléchir à l’incidence dans le dernier quart de ce même siècle du basculement de l’économie dans un régime postfordiste de production et de consommation sur les transformations des créations culturelles ces quarante dernières années. Ces transformations, nous voudrions essayer de les traquer à tous les niveaux de la communication. Nous nous intéresserons donc à l’évolution de la figure de l’auteur, à celle des formes et de leur réception, en nous situant à l’articulation de questions poétiques, esthétiques et économiques. Dans le cadre limité de cet article, nous nous contenterons d’ouvrir quelques pistes à titre d’exemple, parce qu’il s’agit surtout d’engager la réflexion sur la nécessité de réintégrer les cadres économiques et industriels dans la poétique et l’esthétique des œuvres sérielles contemporaines.

Culture postfordiste

2 On peut résumer à grands traits des mutations caractéristiques du basculement des sociétés en régime posfordiste. À la fin des années 1970, à la suite des deux crises

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pétrolières, le système capitaliste s’engage dans une mue. Le principe de production rationalisée fordiste a atteint une limite technique liée au poids et à la rigidité de son organisation pyramidale, et on tend à lui substituer un système plus souple, qui abandonne le modèle intégré pour celui d’unités plus autonomes, voire d’une série d’accords avec des sous-traitants, quand le siège de l’entreprise se concentre sur la conception des produits et les stratégies de développement. Cela donne aux sociétés une flexibilité et une réactivité plus grande en termes de production. L’essentiel du travail de l’entreprise n’est plus directement de produire des biens de consommation, mais de les concevoir (en amont) et de les valoriser (en aval) (Urry et Lash 1993, Albersten 1988).

3 Cette spécialisation a permis de répondre à un second péril du fordisme avancé lié aux limites d’une consommation standardisée ayant atteint sa masse critique. Une fois les ménages équipés pour la plupart en bien essentiels, il devient nécessaire de conquérir de nouveaux marchés ou de les renouveler en favorisant des modes de consommation plus diversifiés, autrement dit, en développant des stratégies de segmentation de l’offre visant à séduire des publics différenciés2. En fragmentant les étapes de la production dans de petites unités, les entreprises peuvent désormais produire des séries en quantités plus réduites variant autour d’un même système de production standardisé. De la sorte les producteurs sont capables de s’adapter plus vite à la variété des publics (suivant leur sexe, âge, origine) et aux changements de goût (Harvey 1990). Cette fragmentation de la consommation ne remet pourtant pas en cause les principes d’une production rationalisée, puisque la souplesse est introduite dans le processus de production standardisé lui-même (Cohen 2003). En revanche, elle permet de répondre à une consommation plus individualisée, et donc de favoriser des formes de consommation distinctive massifiée à forte valeur identitaire (ce qu’on a identifié comme un trait de la culture postmoderne) (Featherstone 2003). En retour, un déplacement s’opère, via la consommation identitaire, d’un jugement encore marqué par la valeur d’usage intrinsèque à l’objet vers un jugement de goût dominé par des normes d’évaluation individualistes et communautaires3 (ou sous-culturelles). Une telle dynamique tend à déplacer une partie de l’évaluation de l’objet de la question de l’utilité à celle des normes esthétiques – autrement dit, elle correspond à une esthétisation de la relation aux biens de consommation (Michaud 2003, Lipovetsky et Serroy 2013). Le choix qu’opère le consommateur entre plusieurs produits d’utilité similaire se déplace du côté des valeurs (morales, idéologiques) ou de l’esthétique, invitant les producteurs à investir ces dimensions dans leurs stratégies de séduction (Boltanski et Chiapello 1999).

4 Une telle esthétisation des biens de consommation a sans doute contribué à fragiliser l’opposition, caractéristique du modernisme, entre haute culture et culture de masse, qui s’était longtemps traduite par l’évacuation des productions de masse de la réflexion sur l’esthétique (Carroll 1990, Huyssen 1986). En effet, si, en développant une consommation spécialisée qui en passe par l’esthétisation de la marchandise, le postfordisme favorise des processus distinctifs qui affectent l’ensemble des biens de consommation, alors il est naturel que de telles stratégies distinctives se mettent en place également pour les marchandises culturelles. Dès les années 1970, des pans entiers de la culture populaire sont pris dans des dynamiques d’artification au moins partielle (Heinich et Shapiro 2012)4, à travers des stratégies distinctives variées (légitimation sous-culturelle, discours contre-culturels, emprunts à des pratiques ou

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des ethos associés à la haute culture, refus d’une frange de la pop culture jugée populaire ou commerciale au profit d’autres œuvres…) : le rock ou la pop musique, la littérature de genre ou la bande dessinée se sont ainsi retrouvées prises très tôt dans de telles logiques de singularisation.

Entre standardisation et singularisation

5 Bien des transformations des imaginaires sériels peuvent être directement rapportées à ce glissement vers une logique de singularisation des productions standardisées. La plus frappante touche sans doute à la manière dont la relation des œuvres aux genres s’est transformée dans les dernières décennies du XXe siècle. Au plus fort de la période fordiste (des années 1920 aux années 1970), la communication sérielle était marquée, de manière globale, par une dynamique de production standardisée : collections formatées, déport de l’auctorialité de l’écrivain à l’éditeur, poids du genre dans le dispositif imposant un pacte de lecture architextuel stabilisé, importance des séries à personnages récurrent. Au même moment, à la radio puis à la télévision, les programmes de fiction s’associaient à des formats et des logiques de production rationalisés (suivant l’heure de la journée et le public) se traduisant par des structures narratives et des conventions génétiques extrêmement cadrées (dont l’une des conséquences était le principe de la série de genre diégétisée à épisodes indépendants de type Au nom de la loi ou Colombo). Or, on a assisté, à partir des années 1980, à un déclin progressif des modèles fordistes de production dans tous les domaines : fin de l’hégémonie des grandes chaînes généralistes de télévision au profit du câble5, effondrement de la presse de bande-dessinée (et de son pacte de lecture éditorial), crise des collections populaires dans l’édition traditionnelle6. Dans tous les cas, c’est bien à un virage d’une logique de standardisation fordiste à une logique de spécialisation rationalisée que l’on assiste. Le hors-collection va progressivement dominer pour l’édition de genre, la bande dessinée va remettre en cause ses formats standardisés (parmi lesquels le fameux 48 pages), et les chaînes du câble vont expérimenter le principe des séries feuilletonnantes.

6 Or, ce glissement a une incidence directe sur la manière dont se pense la relation sérielle. Tandis que la logique fordiste favorisait des cadres architextuels stabilisés à l’intérieur desquels s’évaluait l’originalité de l’œuvre (séries télévisées western des années 1950, comic book de Super-héros des années 1960, collections de type Harlequin ou Fleuve Noir…), à partir des années 1990, on voit se multiplier les productions sérielles pensant leur relation à l’architexte avant tout suivant des principes d’individualisation. Sans abandonner les dynamiques d’identification architextuelles (et l’inscription dans un genre particulier), les œuvres basculent dans des stratégies de singularisation qui correspondent aux nouvelles logiques de distribution qui s’imposent à l’époque suivant un double mouvement. Le premier est celui d’une spécialisation des imaginaires sériels, en fonction des publics visés (âge, sexe, origine sociale, communautés de goût), et des sujets traités (avec une multiplication des sous-catégories génériques). Cette dynamique est sensible à la télévision dès les années 1980, puisqu’on assiste à une segmentation des séries de genre à destination de publics spécifiques (Sepulchre 2011). Elle se traduit plus largement par une créativité taxonomique, frappante par exemple dans l’évolution de l’usage des genres en littérature sérielle7. On est de même frappé par la propension des discours seconds à multiplier les sous-catégories, aussi bien dans

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le domaine de la critique médiatique8, que dans celui des analyses des fans et des amateurs de fictions sérielles (manifestant dans ce cas un lien entre stratégies distinctives et multiplication des pratiques herméneutiques ou érudites).

7 À ce premier mouvement répond un second, d’hybridation des imaginaires génériques, obéissant à un principe de flexibilité. On le rencontre aussi bien dans les séries télévisées qui se développent à partir des années 1980 (Clair de lune, etc.), dans les blockbusters américains (au point que Raphaëlle Moine [2005] a pu prédire la fin des films de genre au cinéma), ou dans les littératures de l’imaginaire où se multiplient les nouveaux genres issus de ces processus d’hybridation (steampunk, urbaine, new romance…).

8 Loin de se contredire, ces deux mouvements participent d’une même politique de spécialisation visant à séduire des publics différenciés, en combinant le vocabulaire standardisé du genre avec des logiques de singularisation qui en redéfinissent la fonction communicationnelle. Là où en régime fordiste les genres cadraient et stabilisaient la communication, ils sont désormais pris dans un jeu d’hybridation, de fragmentation et de variation qui invite à les saisir comme des systèmes stéréotypiques décomposables et recomposables proches des encyclopédies d’éléments d’attraction décrites par Hiroki Azuma (2008). Or, ce système encyclopédique hybride et recomposable épouse les logiques d’individuation par la consommation que favorise la singularisation postfordiste des biens standardisés. La relation au genre n’étant plus dominée par des cadres contraignants (ceux des genres stabilisés du fordisme – aventure, policier, sentimental…), elle peut favoriser des discours distinctifs aux deux extrémités de la communication : aussi bien la production (l’originalité se jouant dans la reconfiguration des imaginaires sériels à travers un travail d’hybridation et de spécialisation) que la réception (puisque la spécialisation au sein du genre peut être ressaisie en goûts spécialisés, donc en style de consommation contribuant à dessiner l’individualité du consommateur).

9 Par rapport aux logiques de brassage des imaginaires qui prévalent dans les pratiques légitimées (Hutcheon 1989), la spécificité des productions sérielles tient ici au fait que les processus d’individuation et d’hybridation ne visent pas à critiquer les imaginaires populaires, ni même à se situer en-dehors de leurs logiques (pour reconstituer une dimension auratique en définitive assez proche des perspectives modernistes), mais à en user librement comme d’un langage commun singularisable. En recourant largement aux conventions narratives, thématiques et stylistiques des grands genres populaires, les œuvres sont susceptibles de séduire un public de masse y compris dans la diversité des goûts de ceux qui le composent. Mais en reconfigurant et hybridant leurs imaginaires, elles s’offrent à d’éventuelles lectures distinctives (celles des fans ou d’une certaine critique populaire élitiste). Dès lors, elles peuvent envoyer des messages à des publics différents (adultes et enfants, fans ou grand public, consommateurs attachés à des imaginaires sous-culturels, critique élitiste…) afin de combiner des niveaux de lecture différents. Elles ont d’ailleurs tout intérêt à le faire, puisqu’en réconciliant élitisme et consommation de masse, elles bénéficient de la médiation de critiques venant ratifier par leur jugement les goûts du grand public. C’est le sens des chimies sophistiquées des blockbusters depuis les années 1980, qui ne se contentent pas de procéder par hybridation générique (fantastico-historique, amour et aventure), mais qui jouent aussi avec les niveaux de lecture, à travers toute une série de procédés favorisant la réception critique, parmi lesquels on évoquera l’usage des citations, les

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effets métadiscursifs, les jeux nostalgiques avec l’Histoire de la pop culture, ou les procédés ironiques ou parodiques9. Ce sont les mêmes stratégies de séduction qu’on peut distinguer derrière la pratique qui consiste à intégrer très ponctuellement des éléments du vocabulaire des cultural studies dans les œuvres (personnages issus des minorités, répliques féministes, critiques des industries culturelles et des tropes véhiculant les valeurs d’une culture hégémonique) de façon à programmer un décodage subversif10, mais en le cantonnant à la marge afin de ne pas s’aliéner les lectures majoritaires ou indifférentes à ces questions. Dans tous les cas, par-delà le jeu entre communication massifiée et segmentée, s’engage un travail de reconfiguration postmoderne des modes d’évaluation critiques, communautaires ou hérités du modernisme. Les œuvres épousent des pratiques de singularisation et engagent des dynamiques de lecture distinctives inspirées les unes et les autres des doxas modernistes, mais pour les associer aux objets mêmes contre lesquels le modernisme avait inventé de telles stratégies – les biens de consommation produits de manière standardisée11.

10 De telles pratiques sont caractéristiques du style des fictions de masse postmodernes, au point d’atteindre un niveau de saturation citationnelle ces dernières décennies qui en annonce les limites (qu’on songe à des productions comme Stranger Things ou Ready Player One). Elles visent à la connivence avec des lecteurs plus ou moins spécialisés ou d’âge différent, mais sans jamais contredire les principes d’une communication sérielle engageant une appréhension de l’œuvre médiatisée par une série de textes unis par un même architexte qui en détermine le déchiffrement (Letourneux 2017). Le jeu des références appelle la lecture critique à vocation singularisante (clin d’œil sous-culturel ou générationnel) ou distinctive (par valorisation de formes d’érudition) ; mais associé à une culture largement partagée, celle des productions sérielles, il réconcilie singularisation distinctive et imaginaires standardisés12. La plupart des références et des citations sont accessibles à un large public, et les manquer n’altère pas fondamentalement le plaisir de l’œuvre.

Architexte et marque

11 De telles stratégies de séduction correspondent à celles de valorisation des marques ou des gammes de produits dans les productions marchandes et les identités de firme. Dans ce domaine, un effort est fait en permanence pour faire dialoguer storytelling de marque ou de produit et consommation engageant stylisation de soi ou singularisation de groupe13. Tout comme la constitution d’une identité de marque et de produit doit pouvoir se reformuler en appropriation des produits de consommation selon l’image de soi (suivant son milieu, ses goûts sous-culturels, son âge, son sexe, etc.), les œuvres sérielles offertes par les industries culturelles ont intérêt à laisser une place aux pratiques d’amateurs (les fameux fans), manifestant ainsi dans l’espace du « monde de l’œuvre » les dynamiques de consommation postfordiste. En ce sens, la relation du fan à l’œuvre est moins un rapport de force qu’une affaire de stylisation de la consommation. De fait, en inscrivant dans les structures de leurs œuvres de telles logiques de communication entrepreneuriale, les industries culturelles voient se confondre les efforts de production d’une cohérence narrative et diégétique au niveau du récit, et celles de la marque : la cohérence du monde de Star Wars ou celle des super héros Marvel est en réalité indissociablement esthétique et entrepreneuriale.

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12 C’est autour de la question de l’auctorialité que le processus de singularisation standardisée manifeste le plus clairement la reconfiguration des logiques modernistes. On le sait, le fordisme s’était traduit par un déplacement de l’auctorialité du côté du producteur (du concepteur) dont l’autorité s’exprimait au niveau architextuel (éditeur, syndicate, producteur de cinéma…), imposant progressivement un rapprochement de l’œuvre avec la marque (Grainge 2008). Partant de cette situation, les processus postfordistes se développent dans deux directions : celle d’une singularisation de la marque et celle d’une singularisation au sein de la marque. Une telle dynamique correspond à deux phénomènes caractéristiques des mutations postfordistes. D’une part la valeur de l’objet se déplace de son usage à son esthétisation. D’autre part un déplacement s’opère dans le cœur de métier des entreprises d’une logique de fabrication à une logique de conception (des marchandises) et de construction d’une identité de marque. L’entreprise peut alors développer des produits de nature très différente, mais qui apparaîtront liés entre eux grâce à l’identité de marque.

13 Or, on peut penser qu’un tel déplacement de la valeur vers la marque (comme architexte) explique le fameux développement d’univers-mondes déclinés de manière transfictionnelle et transmédiatique (Star Wars, le Marvel Universe, le DC Universe…), lequel peut être analysé dans la perspective d’une volonté de construire dans la diégèse même une identité de marque sous laquelle seraient subsumées les différentes œuvres. En effet, on a pu dire d’une part que le développement d’univers mondes tend à substituer une appréhension spatialisée des fictions à la relation temporelle et narrative. Et on a montré d’autre part qu’il se caractérise par une logique d’organisation et d’unification de la diégèse (géographiquement et historiquement) (Besson 2015). Cette unification permet de compenser l’effet de parataxe engendré par la prolifération des produits culturels dans les différents médias et la gamme des marchandises dérivées dans les franchises multi-déclinées. Mais cette mise en ordre de l’univers peut aussi être interprétée comme une version diégétisée de l’identité de marque. Les différents récits deviennent les composants d’une gamme de produits (séries de films, de novellisations, de jeux vidéo ou de marchandises dérivées), s’organisant en un système sémiotique produisant un effet de marque. Chaque nouveau récit peut certes être pensé comme une extension du monde et de son épaisseur historique ; mais il est aussi conçu comme une correction apportée à l’image de marque : la valorisation de personnages offrant une vision ironique du genre de super- héros (Gardiens de la Galaxie, Birds of Prey), la réorientation de personnages pour toucher d’autres publics (Jocker), ou les productions de branches secondaires permettant d’expérimenter des extensions de la marque (The Mandalorian) sont autant de pratiques au croisement des stratégies d’entreprise et des poétiques fictionnelles.

14 C’est ce que montre de façon frappante l’évolution de la franchise Harry Potter dans les stratégies de développement de Warner Bros, telle qu’elle a été étudiée par Agathe Nicolas (2019). D’abord ensemble de romans adaptés en films, la série a conduit par son succès Warner Bros à envisager de futures extensions. Dans une logique de concurrence entre groupes multimédias, cette société devait opposer à Disney une franchise susceptible de concurrencer Star Wars de la même façon que DC pouvait affronter Marvel sur son territoire. Avec son monde merveilleux et son succès durable, Harry Potter répondait à une telle exigence. Mais pour jouer ce rôle, encore fallait-il basculer d’une logique de série transfictionnelle (les aventures d’Harry Potter) à une dynamique de marque et de monde. La décision de créer le Wizarding World s’expliquerait ainsi

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par une volonté de détacher le monde des magiciens de son ancrage dans la seule série des exploits d’Harry Potter. L’univers des sorciers s’est d’ailleurs vu immédiatement associer à des déclinaisons en nouveaux produits étendant le périmètre de la marque avec le lancement d’une deuxième série de films (Les Animaux fantastiques). De fait, une des caractéristiques diégétiques de ces nouveaux films est qu’ils ouvrent le monde à de nouveaux pays et de nouvelles époques, susceptibles au besoin de donner lieu à leur tour à des extensions inédites. En faisant basculer la franchise d’une économie de série à une économie de monde, Warner Bros procède à une redéfinition du périmètre de l’œuvre, devenue marque-architexte dénarrativisée déclinable en une multitude de récits ou de produits.

Auctorialité industrielle et auctorialités distinctives

15 Une telle logique de diégétisation de la marque se traduit non seulement par une redéfinition du périmètre de l’œuvre, mais aussi de la fonction auteur, puisque la marque apparaît non seulement comme l’unité de signification produite par les œuvres (le monde), mais aussi comme le garant du sens (auctor). Parler d’un film Disney, Marvel ou Pixar, c’est faire de ces marques les sources énonciatives et créatives à l’aune desquelles les œuvres sont évaluées. En cela, on peut considérer que c’est bien la marque qui assure la fonction auteur. Parfois, des efforts sont faits pour donner une identité à l’auteur-marque : chez Disney la signature-logo pérennise la figure de Walt bien après sa mort. De même, la signature de J. K. Rowling a longtemps été mise en scène dans la communication de Warner Bros accompagnant le développement du Wizarding World. La pratique s’apparente encore à celle, purement symbolique, des caméos de dans les films Marvel, incarnant de la sorte la figure auctoriale au moment même où l’imaginaire de la marque s’éloigne de l’univers des comics pour s’engager dans celui, industriel, de la franchise.

16 Plus généralement, les fonctions-auteurs tendent à se déplacer du côté du monde de l’entreprise, faisant d’acteurs industriels les véritables auteurs, à l’instar de Kevin Feige, président de Marvel studios, dont l’une des fonctions principales est de concilier les logiques d’univers et de marque, ou plutôt de diégétiser les aléas du storytelling de marque dans une gestion au croisement des contraintes industrielles, marketing et narratives. Ainsi est-il à l’origine de la décision de développer un personnage secondaire dans un spin-off (comme la Veuve noire), de lancer des personnages méconnus à fort capital symbolique pour la marque (comme Captain Marvel ou Black Panther), de tenter de réintégrer des personnages détenus par d’autres entreprises (comme les X-Men), ou d’associer des personnages dans une même série de films pour renforcer l’unité de l’univers (cas des Avengers). Un tel déplacement de l’auctorialité revient à opérer un trajet symétrique à celui impulsé, en art, par le pop art et le néo- pop (Andy Warhol, mais surtout Jeff Koons), qui fait de l’artiste une figure de l’entrepreneur (Vivien 2014, Graw 2009). À l’inverse, avec des figures comme Kevin Feige, c’est la dynamique entrepreneuriale qui est artifiée en colonisant l’imaginaire romantique du créateur. Ce processus explique la montée en puissance d’imaginaires mixtes, comme celui de l’entrepreneur-créatif proche de ce que décrit Pierre-Michel Menger lorsqu’il constate le rapprochement des vocabulaires entrepreneurial et artistique (créativité, adaptabilité, souplesse, remise en cause constante) (Menger 2002). On songe par exemple aux deux créateurs de Pixar, Steve Jobs et John Lasseter,

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saisis comme les deux faces de cette créativité postfordiste – l’industriel-artiste et le créateur artifiant le marché.

17 Mais dans la manière dont se définit l’auctorialité peut se lire également la tendance du postfordisme à réintroduire de la singularité dans ses logiques industrielles. En effet, si au niveau de l’architexte, l’auctor doit s’assurer de la cohérence de la marque et du monde (standardisation), au niveau des œuvres, ce sont des stratégies distinctives beaucoup plus classiques qui se mettent en place. Ainsi, tout en cherchant à préserver la cohérence de l’architexte (et donc celle du monde et de la marque), les firmes vont mettre en avant des réalisateurs associés à un capital symbolique : auteurs liés à des imaginaires sous-culturels (James Gunn, auréolé du prestige de ses productions passées chez Troma pour Marvel), icônes de la culture adolescente et geek (J. J. Abrams pour Star Wars), auteurs bénéficiant d’une certaine reconnaissance cinéphilique auprès du grand public (Tim Burton pour Disney, Christopher Nolan pour DC)14.

18 Dans ce cas, le processus d’artification en passe par un jeu dialectique. La marque brise l’effet de standardisation en intégrant des traits sous-culturels (arty, geek, cinéma-bis) via des figures auctoriales identifiées. De leur côté, les auteurs s’adaptent au modèle normé de la marque, tout en y instillant leurs idiosyncrasies, produisant un effet de signature. L’avantage d’une telle façon de procéder, c’est qu’elle permet de convoquer les mécanismes sous-culturels et contre-culturels de légitimation en en éliminant la portée contre-discursive qui s’opposerait aux principes consensuels de la communication de masse. On retrouve ici, au niveau de la construction de la figure auctoriale, le même processus que celui que nous avons identifié à propos des effets de style. Tout comme les récits, en jouant sur des niveaux de lecture différents (via les métalepses, la distance ironique ou les signes superficiels d’une prise de position politique ou sociétale), visaient à convoquer à la fois des modes de lecture critique empruntés au modernisme et la possibilité d’une lecture sérielle détachée de ces logiques, les industries culturelles réagencent la figure de l’auteur moderniste pour la concilier avec les mécanismes d’une consommation indifférente à la question de l’auteur.

19 Ces deux pratiques ne sont pas nées avec les stratégies des grands groupes. Elles ont été expérimentées pour les séries télévisées durant la décennie 1990 (c’est le fameux « effet HBO »). Tout en revisitant les grands genres de la télévision, celles-ci visaient l’écart distinctif par exemple via un effet de réalisme (Oz, The Wire) ou en faisant appel à une signature (ce sera le cas de Band of Brother). Mais le procédé se rencontrait aussi dans les autres domaines des productions de genre. Dans la littérature populaire par exemple, un nouveau modèle s’est substitué à celui des grandes collections standardisées de genre à faible capital pour les auteurs. Contre ce modèle standardisé, on cherche à valoriser la signature, le nom d’auteur dans le genre15. Initié très tôt aux États-Unis, le principe se généralise dès les années 1990, lorsqu’il s’est agi de trouver une réponse au déclin des collections standardisées. Les codes du genre apparaissent alors via des traits paratextuels discrets (y compris quand il s’agit de maintenir le principe de la collection) qui ne contredisent pas l’individualisation auctoriale. Un troisième exemple pourrait être recherché dans les stratégies des éditeurs de comics américains, qui se mettent à inviter des artistes à revisiter leurs univers de fiction : DC le fera dès les années 1980 en recrutant des auteurs comme Frank Miller ou plus largement en multipliant les récits brefs proposant des relectures hétérodoxes des conventions de leurs univers. Reste que si elles ont débuté plus tôt, ces pratiques ont acquis récemment

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une efficacité nouvelle qui tient d’une part à la rationalisation des productions par les grands groupes, et à de nouvelles logiques de distribution. De fait, l’invitation à des modes de lecture différents suivant les publics est désormais systématisée avec le développement d’offres personnalisées (via les portails et les algorithmes). Dans ce cas, séries et films peuvent rester dans l’ensemble très marqués par les esthétiques sérielles, c’est leur composition en bouquet personnalisé par l’algorithme qui produit l’expérience singulière du spectateur.

Réception critique en régime postfordiste

20 On voit dans ces pratiques que l’héritage moderniste et ses stratégies distinctives ne sont pas évacués, mais qu’au contraire ils traversent la manière dont les discours critiques artifient les productions des industries culturelles, et dont ces dernières cherchent à favoriser de tels processus d’artification, parce qu’ils contribuent à valoriser la marque et à l’ouvrir à des publics et à des usages diversifiés. C’est bien à un dialogue avec les héritages modernistes qu’il faut rapporter le discours de la critique médiatique légitimiste surinvestissant la perspective auteuriste en négligeant les logiques industrielles. C’est le cas lorsque l’analyse d’un film lié à la franchise Star Wars ou Marvel est détachée des conditions réelles de production (celles en particulier d’une rentabilité reposant sur les produits dérivés et les déclinaisons plurimédias), lors même que celles-ci ont une incidence sur la structure du récit, le système des personnages, la présence de certains épisodes ou encore la tonalité de l’œuvre. De même en est-il des discours des fans investissant les logiques de singularisation en feignant de ne pas voir la manière qu’ont les œuvres d’une part de pérenniser les conventions architextuelles du genre, d’autre part d’en rester à des positions discursives consensuelles visant à préserver l’adhésion à la marque. C’est le cas enfin du discours universitaire et institutionnel canonisant inlassablement une frange marginale de ces productions16 ou déplaçant les questions d’originalité et de créativité du côté des consommateurs, à travers un discours d’empowerment dialogique qui ne voit pas qu’il mime les stratégies de séduction des industries postfordistes quand elles favorisent les dynamiques de stylisation de soi par la consommation. Ce sont là en effet autant de façons de réintroduire une approche moderniste des œuvres, souvent au prix d’importants bricolages rhétoriques, tant cette approche apparaît de plus en plus problématique face à de tels objets.

21 De fait, s’il y a assimilation du vocabulaire critique et des définitions auteuristes héritées de la modernité, la conséquence de ces mutations en est pourtant l’effondrement de ce modèle, puisque celui-ci reposait essentiellement sur l’affirmation de l’autonomie de l’art par rapport aux logiques industrielles. Dès lors, le discours critique en passe par une reconfiguration du jugement esthétique, puisqu’il met en crise la reconfiguration moderniste des thèses kantiennes d’un désintéressement de l’œuvre qui s’est traduite au début du XXe siècle par une confusion entre les sphères artistiques et esthétiques (Carroll 1998). Noel Carroll (1998) a montré la dimension idéologique d’une telle exclusion, d’autant que la modernité s’est au contraire traduite par une montée en puissance continue du jugement esthétique dans les expériences quotidiennes de la culture médiatique et marchande17. Sans revenir sur ce point (qu’il serait trop long de développer ici), on se contentera d’en décrire les conséquences en termes de jugement critique. Franchissant la barrière entre art et marchandise, le

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jugement intègre désormais tout un vocabulaire de l’esthétique des biens de consommation (comme le vocabulaire de l’attachement : « mignon », « rigolo » ; celui de l’ostentation : « classe », « impressionnant » ; celui enfin de l’individuation de la consommation : « cool »18), ou du divertissement spectaculaire (le « wow climax » de Jenkins [2007], mais aussi des valeurs comme « dingue » ou même « fun », au croisement de la consommation jetable et du divertissement). Ces catégories sont non seulement celles du vocabulaire de la critique quotidienne et des conversations courantes, mais aussi celles employées par les fans et, de plus en plus, de la critique officielle qui a assimilé le vocabulaire du spectaculaire, du ludique et du divertissement. Mais ici encore, l’appréhension des œuvres continue de dialoguer avec le poids du modernisme. À cet égard, tout un lexique ambigu (« nanar », « kitsch », mais aussi « marrant » ou « sympa », souvent équivoques) peut apparaître comme une façon de laisser entendre la persistance d’une forme de soupçon moderniste face aux plaisirs suscités par ces produits de consommation, façon d’ironiser sur les stéréotypes sériels dans un jeu visant à la fois à les reconnaître et à s’en détacher. Il ne s’agit nullement de déplorer ces nouvelles façons d’apprécier les œuvres (comme le feraient un Varga Llosa ou un Philippe Muray), mais au contraire, de tenter d’intégrer ces nouveaux paradigmes esthétiques comme les composants désormais essentiels de notre appréhension des œuvres et de tenter d’en tirer les conséquences pour interroger la signification de ces relations esthétiques dans notre culture.

22 On le voit, dans l’étude poétique et esthétique des œuvres de fiction sérielles, il convient de tenir compte des mécanismes industriels et économiques dans lesquelles les productions s’inscrivent – non seulement leur cadre direct, mais aussi celui, plus large, du système collectif de production et de sa reconfiguration culturelle. Plusieurs des pratiques que nous avons décrites ici ne sont pas propres aux grands groupes culturels, et ne sont donc pas directement liées aux transformations postfordistes. Elles ont au contraire pénétré une partie importante de la culture et affecté les pratiques créatives et la consommation bien au-delà des seules logiques économiques qui en étaient à l’origine, au point de structurer en profondeur les œuvres, leur forme, leur existence dans l’espace culturel et notre manière d’en parler et de les juger. Le lien toujours plus grand entre logiques esthétiques et industrielles qu’a imposé la dynamique postfordiste a ainsi joué un rôle essentiel dans l’évolution des œuvres et de notre manière de les apprécier et, plus largement, dans les transformations du cadre interprétatif déterminant les modalités d’appréhension des productions culturelles. Ce cadre interprétatif doit cependant aussi être pensé dans la relation à une tradition culturelle plus longue, puisqu’il négocie sans cesse avec les modalités de jugement modernistes des œuvres. En ce sens, s’il est nécessaire d’intégrer la dimension industrielle des œuvres dans la compréhension de leur poétique et de la nature de la relation esthétique qu’elles mettent en jeu, il faut aussi rapporter ces formes à l’histoire longue de nos imaginaires culturels. Dès lors, réconcilier les logiques marchandes et esthétiques, la poétique des œuvres et les stratégies industrielles, semble bien être la seule voie possible pour dépasser certaines des contradictions que l’on rencontre dans les discours sur la culture contemporaine dans ses formes commerciales et médiatiques.

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NOTES

1. Le lien entre conditions de fabrication et idéologie est au cœur des positions d’Adorno et d’Horkheimer dans La Dialectique de la raison. 2. Cela peut prendre la forme de rachat ou de création de sociétés plus petites, de façon à proposer un bouquet marques à destination de publics différentiés. Voir les conséquences sur la structure et l’organisation d’une société comme Disney dans Wayne 2003. 3. Nous entendons « communautaire » (loin des connotations communautaristes qui sont associées en France au terme), à l’idée développée par Stanley Fish de lectures dont la signification est assurée par des communautés interprétatives partageant le même système de références (Fish 2007). 4. Le concept d’artification désigne le processus suivant lequel des œuvres ou des champs de création se sont progressivement intégrés dans le paradigme artistique, alors qu’ils ne l’étaient pas auparavant – à l’instar de la gastronomie, du cirque, de la bande dessinée, etc. 5. À la suite du Cable Act de 1984 (cf. Edgerton 2007). 6. Ainsi l’éditeur populaire Fleuve Noir abandonne progressivement la plupart de ses collections traditionnelles, comme « Spécial Police » et « espionnage » en 1987, puis « Anticipation » en 1997. 7. Ainsi, le catalogue de « Présence du futur » de 1993 propose, pour présenter ses ouvrages, les genres suivants : cyberpunk, conquête spatiale, fantastique soft, terreur, aventure insolite, épouvante, fable, conte philosophique, space opera, hard science, speculative fiction, satire sociale, voyage temporel, univers parallèles, parodie, utopie, fresque, espaces intérieurs, aventures picaresques, time opera, fantastique rationalisé, après l’apocalypse, heroic fantasy, roman catastrophe, mythologie rationalisée, conte moral, uchronie, loufoque, new wave, science fantasy, etc. Victime du déclin des collections de genre standardisées, la collection s’arrêtera en 2000.

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8. Voir l’évolution des indications de genres dans la liste des best-sellers du New York Times ou dans la liste des « genres » de la critique télévisuelle des périodiques (Télérama en particulier), qui fait, à partir des années 1990, un usage de plus en plus créatif des genres dans sa critique télévisuelle. 9. Voir par exemple Dunne 1992 ou Reynolds 2012. 10. Nous empruntons à dessein le terme de décodage à Stuart Hall et à son article germinatif, pour les cultural studies, « Codage/décodage » (1994 [1973]). 11. Une telle stratégie pousse en un sens à un extrême niveau de sophistication ce que Clement Greenberg désignait par le terme de kitsch (2000 [1939]). Mais le paradigme postmoderne et postfordiste suppose d’échapper tout à la fois à ses prémisses et ses conclusions modernistes. 12. C’est d’ailleurs ce trait qui lie chez Jenkins (2013) « culture de convergence » et appropriation des fans. 13. Voir Featherstone 1990 et, pour les groupes et les sous-cultures Willis1990. 14. C’est retrouver, au sein de chaque franchise, les stratégies mises en place par Disney quelques années plus tôt par le rachat de studios spécialisés (Touchstone, Miramax) pour toucher des publics différenciés (Wayne 2003.). 15. Même Harlequin France, pourtant paradigmatique des pratiques de l’édition fordiste, a amorcé dans les années 2010 le tournant, en lançant des grands formats hors collection et en s’engageant dans une politique des auteurs. 16. Le gain pour les universitaires est évident dans ce cas, puisque la légitimation d’une partie du corpus permet de rejouer à faible coût le jeu d’une fonction de canonisation fondée sur un art de l’herméneutique auquel a prétendu l’Université dans la deuxième partie du XXe siècle. 17. Voir également Michaud 2003. 18. Nous nous inspirons ici de Daniel Harris (2000) et de Sianne Ngai (2012)

RÉSUMÉS

Il s’agira ici de réfléchir à l’incidence du basculement de l’économie dans un régime postfordiste de production et de consommation sur les transformations des créations culturelles ces quarante dernières années. Ces transformations, nous voudrions les traquer, à l’articulation de questions poétiques, esthétiques et économiques, à tous les niveaux de la communication. Après avoir montré les transformations des pratiques sérielles de l’époque fordiste au postfordisme, on montrera l’évolution du périmètre de l’œuvre (œuvres-mondes et récit constitutifs de l’identité de marque), de la figure de l’auteur (avec un déport vers l’architexte et la conception de franchises, et une programmation d’une série d’auctorialités distinctives) et de leur réception (à travers une programmation des lectures critiques, et une reconfiguration du vocabulaire esthétique).

This article aims at studying how the economy’s shift into a post-Fordist regime of production and consumption impacted and transformed cultural creations over the past forty years, tracking down these transformations at all levels of communication, at the junction of poetic, aesthetic and economic issues. After underlining the transformations of serial practices from the Fordist to the post-Fordist era, we will show the evolution of the narratives’s perimeter (with the rise of worlds-fiction and of narratives being part of brands’ identity), the author’s figure (shifting towards the architext and the design of franchises and a programming of a series of

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distinctive auctorialities) and the reception of fiction (through a programming of critical approaches, and a reconfiguration of aesthetic vocabulary).

INDEX

Index chronologique : XXe siècle, XXIe siècle Mots-clés : culture médiatique, auctorialité, esthétique, postfordisme, fordisme, postmodernisme, franchise, Star Wars, standardisation, distinction

AUTEUR

MATTHIEU LETOURNEUX Professeur à l’Université Paris Nanterre, CSLF. Spécialiste des cultures sérielles et médiatiques, il a publié Fictions à la chaîne (Seuil, « Poétique », 2017), Cinéma premiers crimes (avec A. Carou, Paris Bibliothèques, 2015), Fantômas, biographie d’un criminel imaginaire (avec L. Artiaga, 2013), La Librairie Tallandier (avec J.-Y. Mollier, 2011) et Le Roman d’aventures, 1870-1930 (PULIM, 2010). Il est rédacteur en chef de Belphégor (http://belphegor.revues.org/).

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Écosystème médiatique et circulation de la fiction : Dragon Ball, Pokémon, Sword Art Online

Bounthavy Suvilay

1 Pour décrire les phénomènes d’adaptations transmédiatiques contemporains, la majorité des recherches s’appuient sur des corpus occidentaux afin de montrer l’importance du personnage (Bertetti 2014, Aubrun et Lifschutz 2017) ou de l’univers de fiction (Klastrup et Tosca 2004, Johnson 2013) en tant qu’élément de cohérence liant les productions issues de différents secteurs. D’autres tentent d’élaborer un modèle dynamique où le processus de transformation donne lieu à des expressions spécifiques (Di Filippo 2017). De son côté, Marie-Laure Ryan critique le caractère excessivement théorique de la notion de transmedia storytelling de Henry Jenkins (2013), et elle souligne la différence majeure entre la structure décisionnelle top down qu’elle implique et la réalité des pratiques où les créations de franchises s’élaborant de manière bottom up (Ryan 2016). Des cas d’études japonais contemporains nous permettront de comprendre la variété des formes d’adaptations transmédiatiques et de montrer la manière dont le support initial et le contexte de production local influence les formats des déclinaisons.

2 Nous reprenons l’hypothèse évolutionniste de Linda Hutcheon développée dans A Theory of Adaptation : « stories adapt just as they are adapted » (Hutcheon 2013 : 31). Elle utilise une analogie biologique pour exprimer le fait que les fictions narratives évoluent par adaptation au fil du temps, qu’elles migrent vers des environnements aux conditions favorables. Au Japon, l’écosystème médiatique est particulièrement propice aux adaptations et continuations de toutes sortes, mais il est nécessaire de délaisser la position anhistorique pour s’intéresser à l’évolution des industries culturelles au niveau local, ce qui permet de voir de quelle manière la fiction s’adapte à un milieu changeant.

3 Dans une perspective diachronique, nous proposons de montrer l’impact des rapports de forces entre les différents secteurs japonais de production culturelle sur les fictions locales. Après avoir rappelé le fonctionnement du media mix, circulation transmédiatique majoritairement centrée sur des déclinaisons d’un même récit, nous

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tenterons de montrer comment le jeu vidéo bouleverse cette configuration en transposant sur différents média un même univers fictionnel homogène géré de manière top down. Les problèmes contemporains liés à l’émergence de nouvelles formes de diffusion entraînent des formes d’adaptations sérielles inédites où les supports sont interrogés dans leur fonction de médiation.

Adapter un récit : le manga comme source

4 La prépondérance économique de l’imprimé au Japon s’explique par le fait que beaucoup de média audiovisuels sont dès leur origine liés aux maisons d’édition. Contrairement à la France où la télévision est longtemps restée un monopole d’État et un élément perçu comme dangereux par les concurrents historiques que sont les industries du papier (livre et presse) et la radio, au Japon les chaînes appartiennent généralement à des sociétés de presse1 : celles-ci se sont diversifiées en s’appropriant les nouveautés technologiques (Kinsella 2000 : 6). L’absence de concurrence entre les supports audiovisuels et imprimés a favorisé les synergies afin de toucher toutes les franges du public.

Prévalence des industries du papier

5 Le modèle du processus d’adaptation du manga (bande dessinée japonaise) en anime2 est relativement ancien et n’est pas propre au Japon. Toutefois, une convergence économique inédite s’est instaurée dans l’archipel. Initié en 1963 par l’adaptation par Osamu Tezuka du manga Tetsuwan Atom en série télévisée, le système du media mix utilise l’anime comme une forme de publicité pour recruter un nouveau lectorat (Steinberg 2012). Celui-ci paie pour avoir accès à la suite de l’intrigue en lisant la bande dessinée. Ce premier exemple a favorisé une convergence économique inédite des média. Tezuka a vendu à bas coût les épisodes à une chaîne, ce qui l’a contraint à faire appel à un sponsor pour compenser la perte financière. En contrepartie, celui-ci pouvait employer les visuels de l’anime afin de promouvoir ses produits (Steinberg 2012 : 37-86). De cette manière, le héros de la série devient omniprésent, représenté à la fois dans la presse, dans les livres, à la télévision, sur les affiches et sur les objets de consommation courants dans les supermarchés. La vente à bas coût des épisodes entraîne à la fois l’utilisation d’une animation limitée et la création d’une alliance multisectorielle entre la télévision, le livre et le sponsor qui utilise les visuels de la série pour promouvoir ses produits. Atom est ainsi présent sur de nombreux supports matériels, maximisant l’exposition médiatique du titre.

6 Dans cette configuration prépondérante dans l’industrie culturelle japonaise jusqu’au milieu des années 1990, l’œuvre source appartient à un auteur et son éditeur papier lui sert souvent d’agent en charge de former des partenariats qui permettent de produire les transpositions sur d’autres supports. Afin d’améliorer la rentabilisation des licences pour chaque média, le media mix fondé sur un manga impose une chronologie conçue pour optimiser la visibilité médiatique, tout en préservant la tension narrative sur tous les supports. La mise en place de cette stratégie doit sans doute plus aux opportunités et aux contraintes spécifiques à chaque média qu’à une volonté délibérée de gérer précisément la réception transmédiatique. Le circuit d’adaptation débute par le manga,

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passe par la série télévisée et les autres supports audiovisuels avant de finir par le jeu vidéo.

7 Autrement dit, la fiction narrative élaborée sur le support le plus low tech et demandant le moins de personnel créatif est transformée de support en support pour aboutir dans le secteur du jeu vidéo, plus récent et plus high tech. Le récit est donc initialement conçu dans un secteur dont le temps de production est particulièrement court (une semaine pour un chapitre) avant d’être décliné dans celui dont le rythme de production est le plus lent (plusieurs semaines dans le cas de l’anime et plusieurs mois pour le jeu vidéo)3. Ainsi, toutes les semaines, le public peut lire le nouveau chapitre de Dragon Ball (1984-1995) par Akira Toriyama dans le magazine Shônen Jump4 avant de regarder quelques jours plus tard l’adaptation animée réalisée par Toei Animation (5 séries d’animation et 19 films), puis d’acheter le volume relié (toujours publié par Shueisha), les jeux vidéo (110 jeux entre 1986 et 2015) et autres produits dérivés édités par Namco Bandai. La diffusion périodique du récit entraîne une ritualisation des consommations papier et audiovisuelle, qui se complètent.

8 Le passage d’un support à un autre implique également des modifications profondes du récit. Comme le souligne Philippe Marion, « Toute forme de représentation implique une négociation, voire un corps à corps, avec la force de résistance propre au système médiatique choisi » (Marion 1997 : 78). Nous ajouterons que les conditions de diffusion et la portée de la circulation modifient l’œuvre autant que les affordances techniques de chaque support.

Récits réticulaires

9 L’adaptation du manga vers la série est relativement fidèle au récit initial d’Akira Toriyama, alors que les films sont plus libres (contenus inédits issus du même univers diégétique ou non). Dans le cas de l’anime, la transposition impliquant une traduction intersémiotique selon un planning particulier, les récits ne sont jamais identiques et forment des univers diégétiques parallèles divergents. Afin de maintenir la chronologie des média et le décalage de près de deux mois entre chapitre de manga et épisode télévisé correspondant, Toei produit soit des expansions de segments narratifs apparaissant dans le manga, soit de nouvelles portions de récit.

10 Dans le premier cas, il s’agit de modifications liées à la médiativité (Marion 1997)5, à la traduction intersémiotique d’un support à un autre. En l’occurrence il s’agit du passage d’un support hétérochrone (papier) à un média homochrone (audiovisuel)6, modifiant les rapports au temps réel de l’énonciation médiatique (Marion 1997). Dans le second cas, les scénaristes insèrent des « interpolations transfictionnelles » (Saint-Gelais 2011 : 84-92), des expansions narratives désignées par le terme filler7. En effet, comme le format d’épisode de 25 minutes est bien trop long pour une adaptation fidèle du récit issu du manga8, des séquences inédites sont insérées et les réalisateurs doivent faire en sorte que ces ajouts soient à la fois fidèles à l’esprit du manga et intéressants pour un spectateur ne le lisant pas. Pour le téléspectateur connaissant déjà le manga, ces fillers accréditent la possibilité d’aller au-delà du récit exposé dans la bande dessinée et donnent de la consistance à l’univers diégétique.

11 Le suspense généré à chaque épisode pousse le téléspectateur à lire le manga où le récit est plus avancé afin d’apaiser son besoin de connaître la suite des événements. En un sens, le manga et les produits dérivés possèdent une fonction supplétive par rapport à l’

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anime : ils permettent de combler l’attente du prochain épisode en proposant de réinterpréter les événements avec des jouets, de lire immédiatement la suite et de mettre fin aux interrogations soulevées par le cliffhanger. Ainsi, les jouets et les figurines Dragon Ball sont des supports du mimicry, l’une des modalités du jeu selon Caillois (1992). Mais ces imitations enfantines ne prennent pas appui sur les comportements de personnages réels : elles reprennent les actions des personnages du dessin animé.

12 Autrement dit, au niveau de la réception, la série télévisée diffusée auprès d’une audience immense sert de réclame pour les média payants (manga, jouets et jeux vidéo). Elle est le principal levier de recrutement de lecteurs et de joueurs. Dans cette forme d’adaptation la narration et le marketing s’allient ainsi d’une manière particulièrement efficace.

13 Parallèlement à la série télévisée, les films produits chaque année proposent des variations inédites à partir de la même matrice narrative au lieu d’adapter le manga. La série animée peut ensuite agréger la trame narrative du manga et des longs métrages. Série, film et manga forment alors un réseau narratif où tous les éléments sont intriqués, mais qui ne forment pas un ensemble cohérent. La consistance progressive de l’univers fictionnel se fait par sédimentation des différents récits sans nécessairement gagner en cohérence interne.

14 Le manga Dragon Ball appartenant à un genre hybride (feuilleton reposant sur une dynamique sérielle), les lecteurs sont habitués au retour de certaines séquences (quête des boules magiques, entraînement et tournoi, transformation et montée en puissance). L’anime propose des variantes dans ses interpolations. Pour le téléspectateur n’ayant pas lu le manga, la tension narrative est produite par le suspense alors que pour les lecteurs regardant la série, elle nait de la curiosité : les incises transfictionnelles, qui proposent du contenu inédit, créent de nouvelles pistent d’intérêt, sans pour autant bouleverser le déroulement des événements déjà connus du récit tuteur.

15 En proposant des variantes à partir de la même matrice sérielle que le manga, les interpolations obligent l’auteur à innover pour ne pas répéter une situation déjà produite dans l’anime. Les scénaristes concurrencent ainsi le mangaka dans la déclinaison des péripéties possibles. Par ailleurs, Toriyama étant en charge des nouveaux personnages dans l’animation, il prend des décisions qui affectent l’univers fictif et le récit de son manga. Bardock, père de Goku, apparaît dans l’anime avant d’être représenté dans le manga, obligeant Toriyama à justifier après coup l’absence du personnage. Il n’y a donc pas une simple transposition d’un récit mais co-création alliant concurrence et émulation entre l’auteur de Shueisha et les créatifs de Toei qui élaborent en flux tendu et en parallèle les deux intrigues.

16 Si manga et anime bénéficient d’une même dynamique de création sérielle leur permettant de s’influencer mutuellement, le jeu vidéo est initialement le support le moins créatif en termes de narration. Dans la majorité des titres proposés, le joueur peut incarner le héros Son Goku ou ses compagnons afin de revivre les aventures déjà livrées en manga et à la télévision9 ou se battre contre les adversaires10. La déclinaison du récit en une forme vidéoludique se contente de reprendre et synthétiser les péripéties du manga et de l’anime sans apporter d’élément narratif nouveau. Le principal intérêt des jeux est de s’identifier au héros le temps d’une partie.

17 Jusque dans les années 1990, la matérialité du format et la périodicité des supports médiatiques imposaient au manga et à l’anime une logique de production sérielle en

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flux tendu et un circuit d’adaptation transmédiatique du récit par le biais duquel la fiction s’étend par interpolations et variations de manière non cohérente. Mais l’essor du jeu vidéo modifie la chaîne de déclinaison transmédiatique et le changement de support source transforme les formats de l’adaptation.

Adapter un monde fictif : le jeu vidéo comme source

18 Dans le cadre du media mix, plusieurs modèles de circulation de la fiction transmédiatique coexistent. Parallèlement au circuit d’adaptation partant du livre vers l’audiovisuel et le vidéoludique, d’autres possibilités ont été exploitées. À partir du milieu des années 1990, ces variantes du dispositif initial ont pris de l’ampleur, cette période correspondant à une perte d’influence des éditeurs papier. L’équilibre des forces entre secteurs économiques a récemment basculé en faveur du jeu vidéo qui impose ses prérogatives au cinéma11, mais aussi à la télévision et aux imprimés dans le cas du Japon.

Prévalence du jeu vidéo

19 Après la fin de Dragon Ball en 1995, le secteur du manga n’a cessé de décliner au Japon. Le Shōnen Jump qui était diffusé à 6,53 millions d’exemplaires par semaine en 1995 n’est plus diffusé qu’à 2,2 millions d’exemplaires en 201612. Structurellement lié à la chute du taux de natalité du pays entraînant un rétrécissement du marché, ce déclin est accentué de manière conjoncturelle par l’attrait des nouveaux média.

20 Suite au lancement de la PlayStation en 1994, le jeu vidéo devient un produit grand public bouleversant l’équilibre des forces économiques et inaugurant un nouveau circuit d’adaptation où l’œuvre-source est un logiciel ludique. Les éditeurs ont alors commencé à adapter plus régulièrement des titres populaires issus du jeu vidéo comme Pokémon afin de recruter leur public. Le changement de médium-source manifeste le bouleversement de l’équilibre dans l’écosystème médiatique. Depuis la fin des années 1990, la multiplication des dispositifs de media mix non fondés sur un manga entraîne une évolution dans la création de ces fictions industrielles. Ce changement dans le support de l’œuvre-source rend manifeste le basculement hiérarchique entre les supports.

21 Affaiblie, l’industrie du papier s’appuie sur le système le plus fort pour tenter de récupérer son prestige économique et symbolique. Cette configuration économique se superpose à une situation de multiplication des plateformes, des média et des choix possibles pour les consommateurs. Si autrefois, les différents professionnels du secteur culturel pouvaient se coordonner pour organiser la rencontre de l’offre et de la demande, de telles stratégies de gestion du temps de réception sont dorénavant bien plus difficiles à mettre en place. Les sociétés de consommation actuelles sont confrontées à l’hyperchoix13, qui se caractérise par la possibilité d’accéder à un volume historiquement inédit de contenus sur une très grande diversité de supports14.

22 Gō Itō note le changement dans les modes de consommation et la chronologie des média, le public entrant dans la fiction par le jeu vidéo avant de lire des mangas bien plus tard (Itō 2005). L’émergence des souligne ce phénomène. Il s’agit de magazines de prépublication ciblant un public ado-adulte et proposant généralement des adaptations de jeux vidéo en bandes dessinées. Selon Itō, au lieu de montrer des

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personnages ou kyarakutaa (キャラクター)15, le manga met désormais en scène des kyara (キャラ), personnages tronqués de leur histoire, proto-personnages source de projection identificatoire du consommateur. Cette analyse correspond à la vision Hiroki Azuma qui, dans son essai de 2001, décrit la troisième phase de la culture otaku comme celle de la disparition des grands récits et l’avènement postmoderne d’une consommation de personnages présentant des « éléments d’attraction » (Azuma 2009). L’hégémonie de l’objet ou de l’image impliquerait que la collection devienne le noyau des pratiques culturelles.

23 La convergence économique ne s’établit plus autour d’un récit à adapter sur divers supports. D’ailleurs, au niveau de la production, l’intrigue a moins d’importance que la définition des caractéristiques des protagonistes. C’est ce que soulignent les recherches ethnographiques de Ian Condry dans le domaine de la création de série télévisée : « Cette combinaison de personnages (kyarakutā), de lieux (settei) et de mondes (sekaidan) a généralement précédé l’écriture de l’histoire en soi et peut donc être considérée comme une plate-forme de créativité pour l’anime »16 (Condry 2013 : 56).

Revisiter le monde fictif

24 Le titre archétypal de cette phase d’évolution des industries culturelles japonaises est Pokémon. Lorsque Nintendo publie ce titre en 1996 sur Game Boy, console vieillissante aux graphismes en bichromie, personne ne prévoit son succès qui accroît les ventes de la console. L’éditeur Shogakukan acquiert les droits pour élaborer un manga publié dans le magazine pour enfant Koro Koro et une série animée est lancée en avril 1997 sur TV Tokyo. Ces adaptations renforcent la visibilité du jeu et se déclinent ensuite sur tous les supports. Depuis 1996, la licence Pokémon a engendré 212 jeux vidéo, une série télévisée toujours en cours (947 épisodes), 19 longs métrages, des jeux de cartes à collectionner, plusieurs séries de mangas, des jouets et figurines en tous genres. Si le début du processus d’adaptation reste bottom up, l’exportation et la suite de l’exploitation suivent une stratégie top down où toutes les actions sont coordonnées par la Pokémon Company, société regroupant Nintendo et le studio de création Game Freaks.

25 Selon Hutcheon, au lieu de proposer des adaptations de récits, le jeu vidéo favorise les traductions intersémiotiques d’un univers fictif, ce qu’elle désigne par le terme « heterocosm » (littéralement « autre cosmos ») (Hutcheon 2013 : XXIV). Dans le media mix ayant pour source un jeu, le monde fictif devient le décor de multiples intrigues se matérialisant sur d’autres formats (papier, audiovisuel…). Les jeux Pokémon de la série initiale proposent au joueur de parcourir le monde afin de collecter tous les monstres possibles et de devenir le meilleur dresseur de son territoire. Cette version moderne du récit initiatique permet au joueur d’incarner une histoire inédite, actualisant un « récit émergent17 ».

26 Dans un jeu vidéo, il n’y a pas une trame narrative déjà tracée que le joueur recrée, mais une multitude de possibilités qu’il choisit d’activer ou non. La série télévisée comme les mangas proposent en quelque sorte une expression possible de ces récits émergents. Les spectateurs/lecteurs familiers du jeu peuvent reconnaître des mécaniques ludiques (phase de capture, phase de combat), des objets (Pokédex, Poké Ball), des personnages et des lieux, ce qui contribue à donner de la cohérence à

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l’univers fictif tout en assurant son développement puisque les récits papier ou audiovisuel ajoutent des informations sur l’histoire de ce monde imaginaire.

27 L’adaptation passe par la remédiation du jeu vidéo sur des supports antérieurs (manga et anime). Cette forme d’inclusion d’une technologie nouvelle dans un support plus ancien pourrait sembler aller à contre-courant du sens de l’histoire tel que semblent le définir Bolter et Grusin (1999), lorsqu’ils décrivent la remédiation comme la représentation d’un ancien média dans un nouveau18. Dans le media mix, elle se justifie par l’importance de la couverture médiatique qu’elle procure, qui permet de recruter des joueurs potentiels chez les lecteurs/spectateurs. Quant à ceux qui n’ont pas joué au jeu Pokémon, les adaptations permettent de rendre familier le gameplay et l’univers, ce qui facilite la prise en main du jeu, manga et anime constituant à la fois des tutoriels efficaces pour les futurs joueurs et une vitrine médiatique renvoyant à la source vidéoludique.

28 Par ailleurs, en dehors de la série principale de jeux vidéo, Pokémon propose aux joueurs de revisiter le même monde en adoptant d’autres points de vue. Au lieu d’incarner un dresseur, il est possible d’être un Ranger (humain empruntant les pouvoirs d’un Pokémon)19 ou de devenir un Pokémon20. Par ailleurs, les titres offrent un large panel de gameplay. Dans Hey You, Pikachu ! (1998), le joueur interagit avec un Pikachu et tente de le domestiquer en lui parlant. Pokémon Dash est un jeu de course où le joueur incarne un Pikachu tandis que dans Pokémon Snap, le joueur incarne un humain dont la mission est de photographier différents monstres dans une forme de safari.

29 Tandis que la licence Dragon Ball proposait la même histoire avec des variantes sur différents supports, Pokémon est un monde en constante croissance tant au niveau des récits qu’à celui des éléments qui le composent (chaque jeu étant l’occasion d’introduire de nouveaux monstres à attraper et des mécaniques de jeu nouvelles). Plus encore, alors que Dragon Ball imposait son rythme de lecture/visionnage au public à travers la découverte ritualisée d’un récit par une communauté d’interprétation recevant la fiction dans une même temporalité, Pokémon permet au joueur de s’affranchir de cette forme de rendez-vous. Il est toujours possible de rejoindre la communauté dans la vision simultanée d’un même épisode télévisé mais les joueurs peuvent échanger des monstres avec leur console portable quelle que soit l’avancée de leur expérience de jeu. Ce découplage entre temps de réception imposé du récit et formation d’un public partageant les mêmes références diégétiques change les formes d’appropriation de la fiction.

30 Les déclinaisons multisectorielles ne popularisent donc pas une trame narrative (cas Dragon Ball), mais un hétérocosme et ses règles. Chaque récit étant une suite possible d’événements en jeu, le consommateur peut aborder le monde par n’importe quelle entrée médiatique. La cohérence du monde fictif étant essentielle à la vraisemblance des différents récits, un lexique spécifique a été créé et des termes sont devenus des marques déposées (Pokémon et tous les noms de Pokémon). Lorsqu’une société souhaite traduire un récit de l’univers Pokémon (manga, anime, jeux, autres), elle reçoit d’ailleurs une bible comportant tous les noms traduits dans toutes les langues disponibles.

31 Dans le media mix japonais, cette nouvelle configuration de l’écosystème médiatique accroît les versions contrefictionnelles d’événements se déroulant dans un même univers ou, si l’on préfère, la prolifération d’univers parallèles incompatibles. En un sens, cette phase se rapproche du franchising défini par Johnson (2013) : l’univers

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fictionnel étant partagé par des ayants droit multiples et vendu à d’autres sociétés, la cohérence globale est plus difficile à mettre en place.

Adapter un concept ?

32 Dans la troisième phase du développement des industries de contenus, la crise ne touche plus seulement le domaine du papier mais aussi celle du jeu vidéo forçant les sociétés à se restructurer et fusionner pour survivre21. SEGA arrête le développement de console pour devenir un simple éditeur à partir de 2001. Nintendo peine avec sa GameCube (2001) face à la Playstation 2 (2000) et perd ensuite une partie des core gamers avec la Wii et la WiiU qui ciblent le grand public.

Crise généralisée

33 Du côté de l’industrie du papier, la nécessité de l’export et de la prise en compte des publics étrangers dès la conception est d’autant plus pressante que le marché domestique ne cesse de se réduire22. Les sociétés d’édition ne parviennent ni à maintenir les ventes d’imprimés ni à développer suffisamment le marché des ventes numériques pour compenser les déficits23. Le premier éditeur de bandes dessinées au monde, Shueisha, annonce de son côté 4,18 millions de yens de perte en 2009. La situation ne s’améliore pas puisque l’Association japonaise des éditeurs de magazines (JMPA) indiquait que le tirage moyen de Shōnen Jump pour la période de janvier à mars 2017 était de 1 915 000 exemplaires, ce qui fait passer les ventes en dessous de la barre symbolique des deux millions, seuil qui avait été conservé jusque-là. Pour la 15e année consécutive, les ventes sont en chute et le marché du manga imprimé représente aujourd’hui la moitié de ce qu’il était au milieu des années 199024.

34 Dans le secteur de l’audiovisuel, la situation n’est pas meilleure. Après l’explosion de la bulle économique du secteur de l’animation, les studios de production ont vu leurs conditions de travail et leur situation financière se dégrader pour aboutir à une série de faillites et de rachats en 201025. Ceux qui restent survivent difficilement par la vente à des prix très élevés de Blu-Ray à une niche d’amateurs. Depuis la crise économique mondiale de 2008, les agences de communication et les chaînes télévisées faisant partie des comités de production des anime sont plus frileuses à l’idée d’investir dans des projets innovants dont le succès n’est pas garanti. Ce climat favorise les suites et les reboot de séries 26. Il oblige les différents acteurs économiques à renforcer leur collaboration en vue de promouvoir une même licence. Outre la situation financière inquiétante, certains acteurs déplorent une perte de créativité27.

35 Pour expliquer cette crise des industries de contenus, certains évoquent l’essor du numérique et l’obsolescence du modèle économique du livre reposant sur l’achat d’un bien par un consommateur. Dans le domaine du jeu vidéo, le modèle du Free to Play basé sur un jeu gratuit avec des micro transactions occasionnelles s’impose face à celui de l’achat d’un logiciel. De même dans le domaine de la musique et celui de l’audiovisuel, le modèle de l’abonnement pour utiliser un bien tend à supplanter le modèle de la vente d’un produit (avec possession physique d’un objet ou d’un fichier).

36 Quelles qu’en soient les raisons, le déclin du livre et du jeu vidéo n’est pas spécifique au Japon. Mais il touche d’autant plus durement ce pays qu’il a été un leader dans ces secteurs. Au niveau de la création, les éditeurs ont de plus en plus recours à des

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amateurs qui se sont rendus célèbres sur internet et sont parvenus à se construire une communauté. Avant d’être publié en volume papier chez Shueisha depuis 2012, le best- seller One Punch Man était initialement un manga amateur élaboré par ONE et publié sur son site personnel depuis 200928. L’éditeur recrute également au niveau international en organisant des concours de manga29.

37 Au niveau de la production, le marasme économique entraîne des modifications profondes dans les circuits d’adaptation et la chronologie des média. Au lieu de proposer une création concomitante en flux tendu du manga et de l’anime permettant la fidélisation d’un public autour d’un rendez-vous hebdomadaire, les séries d’animation sont écourtées et sortent plus tardivement30. La fragilisation du secteur de l’animation entraîne une réduction du nombre d’épisodes produits par série et un décalage plus grand entre l’avancée du récit initial (quel que soit le support source) et celle de l’anime.

38 Si l’on reprend le cas du media mix lié aux licences publiées par Shueisha, on remarque que beaucoup de séries ne font plus qu’une douzaine d’épisodes et qu’il faut attendre en moyenne un an ou deux entre chaque saison31. Ce nouveau modèle de production de l’ anime contraste fortement avec le modèle précédent qui avait favorisé la pérennisation de Dragon Ball et One Piece grâce à la fidélisation d’un public hebdomadaire.

39 Contrairement à ce qui se produisait durant la première période, le format manga n’est plus le lieu où se développe de manière privilégiée un récit source qui est ensuite adapté et modifié dans d’autres secteurs. Il n’est plus l’un des terminus ad quem comme dans la deuxième phase, mais il devient l’un des possibles dans une généralisation des adaptations transmédiatiques.

Jouer avec la frontière IG et IRL

40 Dans cette troisième phase, l’un des cas les plus intéressants est Sword Art Online (SAO), de Reki Kawahara32. Écrit en 2002 pour un concours de romans ayant pour thème le jeu vidéo, le texte a été publié sur internet sous un pseudonyme avant d’être édité en 2009 par ASCII Media Works, filiale de l’éditeur Kadokawa. Outre les séries de romans paraissant chez l’éditeur officiel, Kawahara publie également des dôjinshi, c’est- à-dire des œuvres à compte d’auteur distribuées sur le circuit des amateurs. Le roman est adapté en plusieurs séries de mangas dès 2010. Une première série animée voit le jour en 2012, suivie par un film (2017) et des jeux vidéo à partir de 2013. Le circuit d’adaptation ayant pour source un texte en ligne d’un auteur amateur dont le thème est un jeu culmine avec des jeux qui miment le MMO33 fictif sans en être au niveau du gameplay. Le décalage temporel entre les adaptations transmédiatiques contraste avec la mise en place de la licence .hack qui avait déjà pour thème des joueurs de MMO prisonniers du monde virtuel et qui a décliné l’univers fictif sur tous les supports en un année34. Le succès de l’évolution bottom up de SAO contraste avec la stratégie top down de .hack, signe de la frilosité des différents acteurs économiques qui préfèrent attendre l’installation d’une communauté avant de se lancer dans des investissements coûteux (séries d’animation, jeux).

41 La licence SAO relate les aventures de Kirito, joueur prisonnier d’un VRMMORPG35 avec 10 000 autres personnes. S’il perd en jeu (IG ou In Game), il meurt dans le monde réel (IRL ou In Real Life) et s’il est déconnecté du jeu, il décède. Le seul moyen de revenir IRL est de parvenir à la fin du jeu après avoir vaincu les boss des 100 niveaux. Mais après

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être sorti vivant du jeu « Sword Art Online » se déroulant dans le monde fictif d’Aincrad, Kirito choisit d’aller dans ALfheim Online, autre VRMMORPG pour retrouver et sauver une joueuse qu’il avait rencontrée sur Aincrad. Par la suite, il joue à d’autres VRMMO où des incidents en jeu se répercutent dans le monde réel.

42 Malgré le titre, le héros passe relativement peu de temps dans le jeu SAO. Le roman, au lieu d’actualiser l’un des parcours possibles du joueur, met en scène un héros à travers plusieurs jeux imaginaires, déclinant ainsi le même concept de la frontière poreuse entre réalité et fiction. Récit d’anticipation dans le sens où l’auteur met en scène le futur proche du développement de la VR, SAO est généralement apprécié par les joueurs de MMO qui y retrouvent des thèmes, des mécaniques de jeu (guilde, arène de PVP) et des comportements de joueurs réels (Killer Player, personnes préférant vivre IG que IRL). Grâce à la remédiation de MMO dans les supports papiers puis audiovisuels, l’auteur n’a pas besoin de mettre des copyrights sur les mots comme dans le cas de Pokémon puisque ceux-ci appartiennent déjà au jargon des joueurs et permettent de faciliter l’identification.

43 En diégétisant les dangers d’un effacement entre IG et IRL, SAO ne vise pas à dénoncer les dangers du jeu vidéo mais prend acte de l’importance de ce loisir dans le monde contemporain et en joue dans une esthétique de la variation pour diversifier les univers fictifs seconds (les différents VRMMO auxquels jouent les personnages) tout en restant dans la même diégèse. Le roman interroge en réalité le support jeu vidéo, qui n’est plus un simple intermédiaire entre l’expérience du joueur en jeu et sa vie réelle.

44 Les transpositions de SAO sur d’autres supports ne constituent pas des adaptations de l’univers fictif mais des versions différentes de la même intrigue, voire des « variantes contrefictionnelles » (Saint-Gelais 2011 : 162) comme dans le cas des jeux vidéo. Dans la série des action-RPG adaptés de SAO, Kirito n’est pas sorti du VRMMO au niveau 75 (version du roman, mangas et anime) et doit vaincre les boss des 25 derniers niveaux. Autrement dit, si SAO comprend des remédiations du jeu vidéo et utilise le monde IG comme diégèse au sein de la diégèse, le support vidéoludique n’est pas un MMORPG, signe que le support d’origine de la fiction influe sur la forme de l’adaptation. Chaque série de mangas correspond aux aventures de Kirito dans un VRMMO et une quête différente, matérialisant ainsi la sérialité au cœur du roman répondant à l’injonction contradictoire de la répétition et de l’originalité.

45 Contrairement à ce qu’Azuma analyse à partir de la situation de l’écosystème médiatique au tournant des années 2000, il n’y a pas eu de disparition du récit mais celui-ci prolifère de manière différente. Au lieu de chercher la fidélité à une intrigue source (Dragon Ball à ses débuts) ou l’homogénéité d’un monde unique à travers ses actualisations (Pokémon), il faudrait s’intéresser à la déclinaison multisectorielle de concept, de propriété intellectuelle non industrielle.

46 Dans les processus de développement récents de Dragon Ball, la fiction n’a plus pour origine un manga mais des séries animées et vidéoludiques. Si les supports audiovisuels proposent des sequels, les jeux vidéo proposent des continuations métaleptiques où le joueur doit corriger une version contrefictionnelle du récit tel qu’il apparaît dans le manga et l’anime, la diégèse initiale étant annexée dans une fiction englobante située à un autre niveau. Les quêtes du MMO Dragon Ball Online et le récit de DB Xenoverse s’apparentent donc à la « capture transfictionnelle » (Saint-Gelais 2011 : 234) où la fiction narrative dérivée inclut la diégèse initiale en tant qu’élément de l’histoire36. Dans le cas de Pokémon, l’« émancipation transfictionnelle du personnage » (Saint-

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Gelais 2011 : 373) permet également l’adaptation d’un concept. C’est le cas de Pikachu dans le jeu 3DS Meitantei Pikachu: Shin Konbi Tanjyou (2016). À la place de la collaboration entre un dresseur (le joueur) et un Pokémon lors de combat, le jeu d’aventure propose d’incarner le duo collaboratif de Sherlock Holmes (Pikachu) et Watson (le joueur). Quant au jeu en réalité augmentée Pokémon Go sorti peu après, il permet de superposer des éléments IG à un espace réel, le joueur n’ayant plus besoin d’incarner un avatar mais agissant directement en jeu.

47 Dans les trois cas, la fiction devient un élément ludique où la diégèse propose une diégèse seconde à modifier (DB), une collusion dangereuse entre IG et IRL qu’il convient de séparer (SAO), une variation hybridant une autre diégèse ou superposant espace virtuel et réel (Pokémon). Plus encore, les trois licences interrogent le support comme forme de médiation, comme si le numérique, en rendant les matériaux physiques obsolètes, pouvait abolir la frontière entre fait et fiction (Lavocat 2016). Cette complexification des narrations n’efface pas les régimes de production antérieurs, puisqu’en synchronie les trois formes d’adaptation coexistent, Shueisha continuant notamment de pourvoir le media mix en mangas adaptés ensuite selon le même circuit que DB. Mais elle témoigne de la prégnance du média vidéoludique et de la permanence du récit comme forme de structuration et d’entrée dans l’univers diégétique.

Conclusion

48 Nous avons postulé que les conditions socio-économiques de la production influaient sur les logiques d’adaptation, les rapports de force symboliques et économiques entre média ayant une incidence directe sur le format dans lequel se déploie le récit. Il s’agit de comprendre comment les supports et les contraintes de diffusion sont reformulés en termes créatifs. Après une première phase où l’industrie du papier était dans une position de force, la deuxième période voit l’émergence du jeu vidéo, support qui incarne la modernité et où s’élaborent des formes d’adaptation d’un monde fictif et non d’un récit. Plus récemment, l’essor du numérique bouleverse les configurations antérieures sans proposer de nouveau modèle économique viable. La crise des supports se traduit de manière diégétique dans les diverses remédiations et jeux sur la porosité entre fiction et monde réel qui mime la perméabilité entre concepteur et audience. L’œuvre source n’est plus produite au sein de l’écosystème médiatique officiel mais dans les circuits de création et de distribution des amateurs avant d’être réintégrée dans un cycle d’adaptation multisectorielle de l’industrie culturelle. Les tensions entre les circuits de consommation pensés par les acteurs du marché et les pratiques du public montrent que le braconnage productif des amateurs gêne le développement du secteur légal mais constitue aussi un réservoir de possible renouvellement des fictions.

49 La prise en compte des spécificités du contexte japonais permet de repenser des concepts tels que le transmedia storytelling (Jenkins 2013) en soulignant l’importance du support sur l’expression du récit et en réintroduisant le facteur temps (chronologie des média dans les processus d’adaptation, évolution des pratiques selon les rapports de force des secteurs économiques). Au lieu d’établir une simple nomenclature descriptive anhistorique, il s’agit d’étendre l’histoire littéraire à l’ensemble des domaines de fictions narratives contemporaines en prenant en compte les matériaux médiatiques.

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NOTES

1. Par exemple, le réseau de chaînes télévisées Nippon Television Network System (日本テレビ ネットワーク協議会) est contrôlé par la société ayant créé le premier quotidien en terme de ventes au Japon, le Yomiuri Shimbun (読売新聞) fondé en 1874, diffusion de 10 million d’exemplaires en 2010). Le deuxième quotidien, Asahi Shimbun (朝日新聞depuis 1879), appartient au groupe qui a développé TV Asahi Channel et FM OSAKA (radio). 2. Anime (アニメ) est la contraction du terme anglais animation, désignant dans un premier temps tous types de production de dessin animé, mais le plus souvent utilisée de nos jours pour l’animation pour la télévision. 3. Pour un exemple de temps de production et de chronologie des média, voir Dena (2009 : 81). 4. Cet hebdomadaire avait une diffusion de 6,53 millions d’exemplaires à son pic d’audience en 1995. 5. Néologisme calqué sur le terme narrativité, la médiativité correspond à la singularité différentielle d’un média, c’est-à-dire « tous les paramètres qui définissent le potentiel expressif et communicationnel » d’un média (Marion 1997 : 80). 6. Pour Marion (1997), dans un « média hétérochrone » le temps de réception n’est pas programmé par le support, tandis que dans un support « homochrone » le temps de réception dans l’énonciation de ses messages. 7. De l’anglais to fill « remplir ». Les fillers désignent généralement des épisodes n’étant pas adaptés du récit mais reprenant les éléments de l’univers avec des événements inédits afin de temporiser la suite de l’adaptation. 8. C’est ce que rappelle Akira Toriyama dans une de ces BD explicatives en marge de Dragon Ball (Toriyama 1999 : 157). 9. Cas des jeux d’action-aventures comme Dragon Ball: Le Secret du Dragon (1986). 10. Cas des jeux de combat comme la série des Dragon Ball Z Budokai (2002-2007). 11. Cette constatation vaut pour la plupart des pays occidentaux dont la France. « Le cinéma a de plus en plus un statut de produit d’appel, et la salle une vocation de vitrine, de système promotionnel pour une valorisation marchande qui s’effectue pour l’essentiel sur d’autres supports » (Blanchet 2010 : 274). 12. Entre 1994 et 2004 les ventes de manga ont baissé de 20% mais la bande dessinée représentait encore 37% des publications vendues et 23% du chiffre d’affaires dans le secteur de l’imprimé. Voir le rapport du JETRO de 2005. 13. Le contexte d’hyperchoix dans à une société de consommation a surtout été décrit dans le domaine du marketing comme une surabondance de possibilités rendant la prise de décision difficile (Mick, Broniarczyk, Haidt 2004, Larceneux, Rieunier, Fady 2007).

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14. Chris Anderson, rédacteur en chef du magazine Wired a longuement développé sa théorie du paradis des consommateurs dans un essai portant sur le marketing à l’ère numérique (Anderson 2009). 15. Transcription phonétique de l’anglais Character. 16. Ma traduction de : « This combinaison of characters (kyarakutā), premises (settei), and worlds (sekaidan) generally came before the writing of the story per se and thus can be considered a platform of anime creativity. » (Condry 2013 : 56). 17. Le récit émergent tend à se confondre avec l’expérience du joueur : « Emergent narrative tends to be described very loosely as the player’s experience of the game […], or the stories that the players can tell about the game, or, perhaps, the stories that players can create using the game. » (Juul 2005). 18. La remédiation est définie comme la représentation d’un support dans un autre : « Again, we call the representation of one medium in another “remediation,” and we will argue that remediation is a defining characteristic of the new digital media. What might seem at first to be an esoteric practice is so widespread that we can identify a spectrum of different ways in which digital media remediate their predecessors, a spectrum depending upon the degree of perceived competition or rivalry between the new media and the old. » (Bolter et Grusin 1999: 45). 19. Série des Pokémon Ranger depuis 2006 (3 titres). 20. Par exemple la série des Pokémon Donjon mystère à partir de 2005 (5 titres). 21. Fusion de Square et en 2003 ; de Namco et Bandai en 2005. 22. En 2008, Kodansha qui est pourtant le numéro deux du marché du manga affiche 7,7 millions de yens de perte. 23. Même si elles représentaient 42,8 millions de yens en 2009, les ventes de mangas numériques ne permettent pas d’enrayer les pertes. En 2016, les ventes de mangas ont totalisé 194,7 millions de yens (baisse de 7,4% par rapport à l’année précédente), tandis que les ventes de magazines de mangas ont totalisé 101,6 millions de yens (baisse de 12,9% par rapport à l’année dernière). 24. Animēshonbijinesu jānaru, http://animationbusiness.info/archives/2406 (consulté le 1 février 2019). 25. En 2010, Group TAC, MadHouse et Future Planet ont déclaré faillite. 26. Lancée à l’occasion des vingt ans de la licence, Pretty Guardian Sailor Moon Crystal (2014) est une nouvelle série animée plus proche du manga original. De même pour les vingt ans de Dragon Ball, Toei Animation a lancé une version en HD de la série Dragon Ball Z sous le titre Kai (2005-2015). Ghost in the Shell 2.0 (2008) est un remake du film de 1995 et les quatre moyens métrages Ghost in the Shell: Arise (2013-2014) forment un prequel à celui-ci. 27. La mort de l’industrie du jeu était annoncée par Keiji Inafune (créateur de Mega Man) au salon Tokyo Game Show en 2009, tandis que celle de l’animation japonaise était prédite comme prochaine par le réalisateur Hideaki Anno (créateur de Neon Genesis Evangelion) en 2015. 28. De même Tetsuya Tsutsui était un mangaka amateur, repéré et publié par un éditeur français (Ki-oon) avant d’être publié au Japon par Shueisha, signe que si autrefois les Japonais exportaient des objets culturels vers l’Occident, aujourd’hui les Européens peuvent choisir des œuvres qui leur correspondent et les mettre en lumière dans leur pays d’origine. 29. En décembre 2015, il a lancé le Jump Plus X Medibang Manga Contest qui a recueilli plus de 900 propositions en trois mois. Voir le site officiel du concours https://medibang.com/jumpplus/ (consulté le 1 février 2019). 30. Paraissant de façon hebdomadaire dans Shōnen Jump comme l’avait été Dragon Ball en son temps, le manga Haikyû ! n’est pas adapté en une série télévisée diffusée toutes les semaines mais en plusieurs saisons dont le nombre d’épisodes est variable : 25 épisodes pour la première et deuxième saison (2014 et 2015-2016), 10 seulement pour la saison 3 (2016). Il n’y a plus autant de séries avec une diffusion continue tout au long de l’année avec des épisodes comportant des fillers.

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31. C’est le cas de la première saison de Boku no Hīrō Academia, la saison 2 de Shokugeki no Soma et bien d’autres séries issues du Shōnen Jump. 32. Un light novel est un court roman illustré destiné à un public de lycéens et de jeunes adultes. 33. Un MMORPG (Massively Multiplayer Online Role-Playing Game) est un jeu de rôle vidéo en ligne permettant à un grand nombre de joueurs d'interagir simultanément dans un monde virtuel persistant. 34. Élaboré par la société de jeux CyberConnect2, le transmedia storytelling de SAO se compose d’une série télévisée (.hack//Sign, 2002) proposant le récit d’un joueur de MMORPG et posant l’univers fictif qui est exploité dans les quatre jeux vidéo (qui permettent d’incarner d’autres personnages prisonniers du même MMO, 2002-2005), d’un roman .hack//Another Birth (4 volumes réinterprétant les scénarios des jeux, 2004-2005), d’un manga .hack//Legend of the Twilight (suite de .hack//Sign parue entre 2002 et 2004) et de son adaptation animée (2003). 35. Dans la diégèse, il s’agit un MMORPG qui se joue avec un casque de réalité virtuelle (VR) et des commandes cérébrales, les trois éléments (MMORPG, VR et interface cérébrale) étant déjà disponibles actuellement séparément. 36. La diégèse initiale apparaît en jeu sous la forme d’un volumen, remédiation du support papier où s’est initialement développée la fiction.

RÉSUMÉS

Dans une perspective historique, l’article propose de montrer comment les supports médiatiques et les conditions socio-économiques de la production influent sur les logiques d’adaptation : de la simple transposition d’un récit aux interpolations transfictionnelles, de l’adaptation d’un univers diégétique à la remédiation. Les rapports de force symbolique et économique entre média ont une incidence directe sur le format dans lequel se déploie le récit.

Based on Japanese transmedial fictions, this paper shows how the material and the production condition influence the adaptation process and the reception by the audience. The media chronology and the order of adaptation change the narratives, and each new iteration creates a specific case. We intend to show how the symbolic and economic power struggles between the media have a direct impact on the format in which the story unfolds.

INDEX

Index chronologique : XXe siècle, XIXe siècle Mots-clés : adaptation, manga, bande dessinée, jeu vidéo Index géographique : Japon

AUTEUR

BOUNTHAVY SUVILAY Après une thèse sous la direction de Marie-Ève Thérenty (RIRRA21, Montpellier 3) et de Matthieu Letourneux (PHisTeM-CSLF, Paris-Ouest), Bounthavy Suvilay s’intéresse aux adaptations

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transmédiatiques, leurs circulations globales et les phénomènes de (re)création et/ou resémantisation au niveau local (traduction, adaptation, réception distincte selon les publics). Bounthavy Suvilay, « Le “Cool Japan” made in France. Réappropriation du manga et de l’animation japonaise (1978-2018) », Ebisu en ligne, 56 | 2019, 71-100. https:// journals.openedition.org/ebisu/3666 Bounthavy Suvilay, « Adaptation transmédiatique : Le Tour du monde en série animée hispano- japonaise », in Maxime Prévost (dir.) Jules Verne et la culture médiatique. De la presse du XIXe siècle au steampunk, Québec, Presses de l’Université Laval, 2019, p. 169-192. Bounthavy Suvilay, Édith Taddei, « Les mangas : Faire entrer les lectures privées à l’école et les constituer en objets littéraires », Le Français aujourd’hui Nº207 (4/2019), pp. 81-91, Armand Colin. Disponible sur : https://www.revues.armand-colin.com/lettres-langues/francais-aujourdhui/ francais-aujourdhui-no207-42019/mangas-faire-entrer-lectures-privees-lecole-constituer-objets- litteraires

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Survie et transmission du monde perdu (Verne, Doyle, Cooper) : roman, vecteurs mémoriels, mythologies modernes

Maxime Prévost

1 Cette mise au point théorique prendra pour exemple la caution donnée par le collectif anonyme à une topique qui, en quelques décennies, s’est transformée en mythologie : celle du « monde perdu », c’est-à-dire cette topique à l’origine romanesque (elle naît en 1864 dans Voyage au centre de la terre) du monde primordial, enfoui, oublié, débouchant sur un temps différant radicalement du temps historique qui est le nôtre, topique qui, dans les décennies suivant la première réception de l’œuvre de Jules Verne, se constitue avec tout le caractère de l’évidence propre aux mythologies modernes, transitant notamment par The Lost World d’Arthur Conan Doyle (1912) et King Kong de Merian C. Cooper (nous considérerons ici comme un tout le film de 1933 et sa « novélisation » qui le prédate d’un an).

2 « Le mythe révèle », selon Pierre Brunel (1988 : 8-9) ; il est « l’objectivation de l’expérience sociale de l’humanité », écrivait Ernst Cassirer (1993 : 72), et, selon l’herméneutique de la question et de la réponse chère à l’École de Constance (et dont certains aspects des écrits de Cornelius Castoriadis et de Hans Blumenberg se rapprochent, comme nous le verrons), il se montre particulièrement révélateur par sa survie, c’est-à-dire par sa capacité à se prêter à un questionnement renouvelé. Qu’est- ce que révèle et objective la mythologie des mondes perdus, et par quelles voies ce qui est à l’origine « le phantasme privé d’un individu exceptionnel » (pour citer Cornelius Castoriadis1) parvient à pénétrer l’imaginaire social, puis collectif ?

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Mythes et mythologies modernes

3 Commençons par des questions de définition2. Comme le souligne Michel Angot, le mot mythologie revêt au moins deux sens distincts : mythologie I : « le discours des Anciens dans leur propre langue destiné à leurs contemporains » et mythologie II : « le discours des Modernes dans leur langue sur la mythologie I3 » (Angot 2019 : 16). À ces deux sens pourrait s’ajouter un troisième, appelons-le mythologie III : le discours des Modernes, dans leur langue, sur leurs inventions culturelles dont la constitution, avalisée par la collectivité, devient institution, c’est-à-dire représentation collective et non religieuse, procédant d’une forme de panthéon laïc.

4 Le mythe moderne, ou le mythe vivant, est un personnage (ou parfois un lieu – comme l’île au trésor – ou encore une donnée d’intrigue – le tour du monde en quatre-vingts jours ; ces deux derniers pouvant se fondre, comme dans La Planète des singes) dont la célébrité et le rayonnement transcendent ceux de leur créateur – ou de leurs créateurs (car la mythologie est plurielle), lesquels peuvent rapidement en venir à se sentir dépossédés de leur création, voire menacés par elle4. C’est dire que l’imaginaire social d’une époque donnée s’ouvre sur un panthéon laïc de personnages issus de la fiction et des arts de représentation. Pour « authentifier » un mythe moderne, il faut ensuite tenir compte de sa longévité : le mythe s’inscrit dans la durée, et en vient à caractériser l’imaginaire de plusieurs générations. Il était possible de croire, en 1882, comme l’écrivait alors Maupassant, qu’il ne resterait rien de Dumas père, une fois son fils disparu ; ce ne l’était plus en 19825. Les mythologies sont quant à elles plus diffuses : si Superman est un mythe moderne, on peut parler de mythologies du superhéros pour évoquer l’univers fictionnel, familier à tout un chacun, dans lequel se déploient les justiciers surpuissants depuis l’apparition de ce personnage dans les pages d’Action Comics en juin 19386. Si le personnage du capitaine Nemo, ou l’idée d’un tour du monde en quatre-vingts jours, sont des mythes, l’imaginaire des mondes perdus tient plutôt de la mythologie. Jules Verne est en effet un remarquable pourvoyeur de telles mythologies. Car, comme l’observe Brian Taves, les mythologies verniennes ne sont que rarement fondées sur les personnages en tant que tels7, c’est-à-dire qu’aucun personnage absolument central de notre panthéon laïque n’est spontanément associé à son nom, comme Tarzan à celui d’Edgar Rice Burroughs, Dracula à celui de Bram Stoker ou Sherlock Holmes à celui d’Arthur Conan Doyle. En effet, il s’impose davantage comme un pourvoyeur de mythologies que de mythes modernes (encore que les personnages du capitaine Nemo et de Phileas Fogg jouissent d’un rayonnement considérable, particulièrement dans la sphère anglophone pour ce dernier). Parmi ces mythologies vivantes, celle du « monde perdu » se distingue par sa vitalité ; Voyage au centre de la terre « constitue 8 » la topique du monde primordial, enfoui, oublié, débouchant sur un temps hors de l’histoire. Cette topique, qu’exploitera aussi le mythographe aujourd’hui méconnu qu’est Henry Rider Haggard (lequel s’intéressera plus précisément aux civilisations perdues – et retrouvées dans la fiction), réalise une grandiose synthèse entre le roman historique et ce roman géographique qui, selon Jean-Marie Seillan (2008 : 199-218), était destiné à le supplanter dans la seconde partie du siècle. Roman fondamental du « merveilleux géographique », « Voyage au centre de la terre est à ce titre un chef-d’œuvre du voyage dans l’espace et le temps qui procède d’une véritable géographie cachée » (Dupuy 2013 : 59-60).

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L’objectivation de l’expérience sociale de l’humanité

5 Revenons à cette citation lumineuse extraite du Mythe de l’État d’Ernst Cassirer : « Le mythe constitue l’objectivation de l’expérience sociale de l’humanité. » Objectivation de quoi ? objectivation comment ? Proposons ici un détour par l’herméneutique de la question et de la réponse de Hans Robert Jauss. « Le mythe révèle », écrivait donc Pierre Brunel, et, selon cette herméneutique de la question et de la réponse9, il se montre particulièrement révélateur par sa survie, c’est-à-dire par sa capacité à se prêter à un questionnement renouvelé. Cette forme d’herméneutique, théorisée par Jauss dans Pour une herméneutique littéraire à partir des dialogues implicites que se livrent les auteurs à travers les âges autour de figures de la mythologie classique ou médiévale, doit être maniée avec précaution pour qui s’intéresse davantage à l’imaginaire et l’histoire culturelle qu’à celle des prétendus chefs-d’œuvre de la littérature, car, pour s’en tenir à un exemple clair, rien n’indique que le Mon Faust de Paul Valéry ait été avalisée par le collectif anonyme.

6 Observons qu’une telle heuristique n’est aucunement exclusive à Jauss ; il est frappant de constater que d’autres penseurs, qui ont développé leurs théories de manière simultanée mais tout à fait indépendante des siennes, soient arrivées à des conclusions, voire à des méthodes, partiellement semblables. Songeons ici à Cornelius Castoriadis et à ce passage de L’Institution imaginaire de la société où il observe que : Toute société jusqu’ici a essayé de donner une réponse à quelques questions fondamentales : qui sommes-nous, comme collectivité ? que sommes-nous, les uns pour les autres ? où et dans quoi sommes-nous ? que voulons-nous, que désirons- nous, qu’est-ce qui nous manque ? La société doit définir son « identité », son articulation ; le monde, ses rapports à lui et aux objets qu’il contient ; ses besoins et ses désirs. Sans la « réponse » à ces « questions », sans ces « définitions », il n’y a pas de monde humain, pas de société et pas de culture – car tout resterait chaos indifférencié. Le rôle des significations imaginaires est de fournir une réponse à ces questions, réponse que, de toute évidence, ni la « réalité » ni la « rationalité » ne peuvent fournir […]. Les questions ne sont même pas posées préalablement aux réponses. La société se constitue en faisant émerger une réponse de fait à ces questions dans sa vie, dans son activité. C’est dans le faire de chaque collectivité qu’apparaît comme sens incarné la réponse à ces questions, c’est ce faire social qui ne se laisse comprendre que comme réponse à des questions qu’il pose implicitement lui-même. (Castoriadis 1975 : 221)

7 Bien sûr, le maniement des théories de Castoriadis est tout aussi délicat, celui-ci ne parlant pas de littérature ni, de manière générale, d’art de représentation ; je proposerai toutefois de considérer les mythes modernes (ou vivants) comme partie intégrante de ce faire par lequel la société apporte des réponses à ses interrogations fondamentales, et ce, dans la modernité, hors du cadre des religions institutionnalisées. Ces considérations mènent naturellement à penser que, parmi les trois fonctions que Pierre Brunel (1988 : 9) attribue au mythe (raconter, expliquer, révéler), la troisième est sans doute la plus captivante pour qui s’intéresse à l’aspect social des représentations, surtout celles qui parviennent à s’inscrire dans la durée.

8 Postulons donc que les mythes et mythologies modernes apportent des éléments de réponse à des questionnements sociaux, latents (dans la mesure où le mythe moderne apporte une réponse à une question dont on n’avait pas conscience qu’elle se posait) mais historiquement déterminés (et c’est dans ce sens qu’il y aurait objectivation de l’expérience sociale). On lit chez Hans Blumenberg :

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En ce qui concerne le potentiel d’efficience du mythe, il est essentiel de bien voir ceci : ce n’est pas la force de conviction de réponses anciennes à des énigmes prétendument intemporelles de l’humanité qui fonde la persistance insistante des configurations mythiques, mais plutôt l’existence implicite en elles de questions qui sont découvertes, dégagées et articulées dans leur réception et dans le travail qui s’accomplit sur elles. Que les mythes cosmogoniques possèdent encore un pouvoir de fascination à l’époque des cosmogonies théoriques ne tient pas à la réponse qu’ils formulent à la question théorique sur l’origine du monde, mais plutôt au surgissement de questions aussi puissantes qu’élémentaires qu’une théorie de l’origine du monde laisse sans réponse […]. (Blumenberg 2005 : 69-70)

9 C’est en somme dire que l’œuvre qui parviendra à s’instituer en mythe ou se décliner en mythologies offre, au cours de son histoire, différentes réponses à des questions nouvelles, qui surgissent au fil de sa réception. On pourra ainsi analyser selon différentes perspectives les moments de de sa réception : son entrée dans un imaginaire social précis, c’est-à-dire celui du moment de sa première réception, une analyse sociocritique pouvant ainsi objectiver l’adéquation d’une œuvre donnée et de son contexte (et cotexte10) de production. La mythologie passant de génération en génération s’affranchit de cet imaginaire social synchronique pour entrer dans la diachronie de l’imaginaire collectif, apportant parfois de nouvelles réponses à de nouveaux questionnements sur le long terme ; la perspective mythocritique serait celle de ce dévoilement, cherchant à retracer et comprendre cet historicité passant de la constitution à l’institution d’une pierre de touche culturelle et imaginaire, demeurant constamment sensible aux écarts, à l’intrusion du nouveau dans ce qui est déjà là.

Collectif anonyme et vecteurs mémoriels

10 Naturellement, toute réflexion sur le mythe est une réflexion sur le collectif, sur ce que Castoriadis appelle le « collectif anonyme11 », sur les voies de la constitution et de l’institution de l’imaginaire, attendu que l’œuvre qui s’instituera en imaginaire social, puis collectif est forcément une œuvre collective, conçue par plusieurs créateurs dont certains sont voués à demeurer anonymes, mais encore et surtout parce que c’est la collectivité qui pourra activer (ou non) son potentiel de « mythisme », sans quoi l’œuvre demeure le fantasme privé d’un créateur solitaire. Le mythe ou la mythologie s’institueront en outre par le biais de vecteurs mémoriels prenant le relais de l’œuvre de sa première exposition.

11 Qu’est-ce qu’un vecteur mémoriel12 ? Considérons comme vecteur mémoriel toute adaptation, tout relais, d’une œuvre donnée qui assure à la fois sa survie et son renouvellement. Les vecteurs mémoriels sont renouvelables et démodables : ils sont appelés à être remplacés au fil des décennies, le Sherlock Holmes de Benedict Cumberbatch se superposant à ceux de Basil Rathbone et de Jeremy Brett. Je dis bien se superposant car, comme l’écrivait Hans Blumenberg : « Dans le mythe, on n’est pas confronté à des décisions, il n’exige pas de renoncements » (2005 : 28). Certains personnages, lieux imaginaires, données d’intrigue pénètrent donc à court terme l’imaginaire social, à long terme l’imaginaire collectif par l’entremise d’une adaptation marquante : Carmen est davantage la fille de Bizet, Meilhac et Halévy que celle de Prosper Mérimée ; le Dracula que visualise spontanément le collectif anonyme depuis les années 1930 ressemble à celui qu’interprète Bela Lugosi dans l’adaptation de Tod

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Browning ; la planète des singes est mieux connue par l’adaptation cinématographique de Franklin J. Schaffner que par le roman de Pierre Boulle.

12 La survie de l’œuvre de Jules Verne, comme celle de tout mythographe, est forcément collective : pour le dire comme Cornelius Castoriadis, son fantasme personnel ne se constitue en imaginaire social que tel qu’avalisé par le collectif anonyme. Jules Verne après Jules Verne est le résultat d’un immense et chaotique dialogue entre chacun des avatars culturellement significatifs de son œuvre et les romans d’origine, lesquels tendent aujourd’hui à redevenir leur propre vecteur mémoriel, en l’absence d’adaptation satisfaisant la collectivité et à cause du vieillissement de ses principales adaptations. Jules Verne après Jules Verne, c’est encore et surtout la migration des mythologies qu’il constitue ou qu’il infléchit vers d’autres supports, d’autres œuvres, d’autres auteurs laissant à leur tour une profonde empreinte culturelle. Dans le cas qui nous occupe, le Voyage au centre de la Terre survit et s’actualise à travers The Lost World et King Kong.

Voyage au centre de la terre

13 Nous en arrivons donc à la mythologie des mondes perdus. Que peut révéler et objectiver cette mythologie ? Précisons d’abord ses contours. Elle prend vraisemblablement son origine, ou du moins trouve sa première exposition historiquement déterminante, dans le Voyage au centre de la terre de Jules Verne, en 1864. Dans ses Fragments d’un journal, Mircea Eliade résumait ainsi l’impression que lui avait laissée cette lecture : Je lis le Voyage au centre de la terre de Jules Verne, et je suis fasciné par la hardiesse des symboles, la précision et la richesse des images. L’aventure est proprement initiatique et comme dans toute aventure de cet ordre, on trouve les égarements à travers le labyrinthe, la descente au monde souterrain, le passage des eaux, l’épreuve du feu, la rencontre avec les monstres, l’épreuve de la solitude absolue et des ténèbres, enfin, l’ascension triomphante qui n’est autre que l’apothéose de l’initié. Comme elles sont justes, les images de ces mondes souterrains – les autres mondes –, admirablement précise et cohérente aussi la mythologie à peine camouflée par le jargon scientifique de Jules Verne. Comment les psychologues et les critiques littéraires ont-ils pu ignorer jusqu’ici ce document exceptionnel, cet inépuisable trésor d’images et d’archétypes. Quelqu’un écrira bien, un jour, l’histoire de l’imagination moderne. Le chapitre consacré aux mondes souterrains devra tenir compte du Voyage au centre de la terre, de She par Rider Haggart [sic], de Om et de There was a door par Talbot Murphy. Aucun de ces trois auteurs n’entendait sans doute grand-chose aux mythologies, ni aux rites initiatiques. Et cependant les images, l’agencement des scènes qui évoquent les mondes souterrains et qui abondent dans leurs livres ne révèlent leurs significations secrètes que si on les réintègre dans le mystère dont elles ont été détachées, dans ce mystère inhérent à toute initiation ? (Eliade 1973 : 232)

14 Le « centre de la Terre » vernien semble correspondre à celui des époques préhistoriques : « Nous observons une très forte corrélation entre la distance parcourue à l’intérieur de la terre et le retour dans le temps » (Dupuy 2013 : 7). Et, parmi les éléments énumérés par Eliade, il semble que la rencontre avec les monstres (préhistoriques) ait été particulièrement porteuse de fascination collective. En effet, Verne fait des entrailles terrestres le lieu où s’incarnent « les merveilleuses hypothèses de la paléontologie » (2016 [1864] : 180), le lieu où la préhistoire se fond dans l’histoire. D’abord dans le Chapitre XXXII, consacré au « rêve d’Axel », chapitre-vision dans lequel

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la pêche de poissons primitifs (« une grande quantité de Pterychtis, ainsi que des poissons appartenant à une famille également éteinte, les Dipterides13 ») provoque une méditation sur les états antérieurs de la planète (« Les siècles s’écoulent comme des jours ! Je remonte la série des transformations terrestres14 »). Ensuite et surtout, dans le Chapitre XXXIII, où l’on découvre que ce temps primordial subsiste effectivement dans les entrailles terrestres, Axel, le professeur Lidenbrock et leur guide Hans assistant au combat titanesque entre un « ichthyosaurus » et un « plesiosaurus » (Verne 2016 [1864] : 188 et suiv.). La mythologie des monde perdus postule la coexistence du monde moderne, largement désenchanté, et celle de mondes primordiaux, enfouis, oubliés ; autrement dit, elle fait coexister dans un même continuum les temps historique et mythique.

15 Notons que se constitue aussi une mythologie parallèle des civilisations perdues, celle-ci trouvant sans doute son exposition déterminante dans l’œuvre de Henry Rider Haggard15. Le protagoniste du roman She découvrira au cœur de l’Afrique la trace de civilisations prédatant celle de l’Égypte, qui serait le résultat tardif d’une migration vers le Nord africain. « [I]t seems that the world is very old », dit le professeur Holly à She, permettant ainsi à la déesse de compléter son éducation : « Old ? Yes, it is old indeed. Time after time have nations, ay, and rich and strong nations, learned in the arts, been and passed away and been forgotten, so that no memory of them remains » (Haggard 2001 [1887] : 183). Tant dans le Voyage au centre de la Terre que dans She une vingtaine d’années plus tard, le roman s’impose comme lieu de coexistence du terre à terre et de l’inouï, coexistence qui sera centrale aux deux premiers vecteurs mémoriels de la mythologie des mondes perdus : The Lost World d’Arthur Conan Doyle (1912) et King Kong (1933).

The Lost World et King Kong

16 « You are a Columbus of science who has discovered a lost world », dit le journaliste Malone au professeur Challenger d’Arthur Conan Doyle (2001 [1912] : 41). Observons tout d’abord que la figure du professeur-aventurier est l’une des composantes de la mythologie constituée par Jules Verne, du professeur Lidenbrock au professeur Challenger en passant par le professeur Holly de Henry Rider Haggard. Aussi est-il significatif qu’à ce personnage, dans King Kong, se substitue la figure du cinéaste- aventurier – nous y reviendrons. Tel le professeur Lidenbrock, Challenger, bien conscient du fait que les espaces inexplorés se raréfient (« The big blank spaces in the map are all being filled in, and there’s no room for romance anywhere »), découvre malgré tout un lieu de survie de la préhistoire, non pas au centre de la terre cette fois- ci, mais dans un plateau quasi inaccessible de l’Amérique du Sud. Le professeur et ses acolytes aventuriers y découvrent « un marais aux ptérodactyles », des iguanodons, ichtyosaures et autres tyrannosaures mangeurs de chair. Le professeur Challenger songe qu’il est heureux que l’humanité n’ait jamais eu à cohabiter avec ces créatures qui l’auraient sinon exterminée16. Même nos armes modernes, songe Challenger, ne font tout simplement pas le poids face aux mastodontes de la création primitive, constatation qui fait écho à cette notation du Axel du Voyage au centre de la Terre : « Le monde appartenait alors aux reptiles. Ces monstres régnaient en maîtres sur les mers jurassiques. La nature leur avait accordé la plus complète organisation. Quelle gigantesque structure ! quelle force prodigieuse ! Les sauriens actuels, alligators ou

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crocodiles, les plus gros et les plus redoutables, ne sont que des réductions affaiblies de leurs pères des premiers âges ! » (2001 [1912] : 185-186).

17 Le questionnement que semble objectiver cette mythologie en voie d’institution concernerait ainsi l’existence sécuritaire : l’être humain est-il encore à la hauteur du sublime de sa planète, dans un monde où le mystère et les espaces vierges sur les cartes géographiques se raréfient ? On le voit, la mythologie du monde perdu met à mal ce qui passe de nos jours pour des impératifs catégoriques : la recherche de la sécurité et du confort. Jules Verne et Conan Doyle, comme tous les autres grands romancers, rappellent aux lecteurs du tournant du siècle que le confort et la sécurité ne constituent pas des valeurs, et que notre monde sécuritaire et confortable est un monde désenchanté. Tel est le sens, génialement humoristique, de la trajectoire initiatique du jeune journaliste Malone qui accompagne le professeur dans son périple : il est lancé à l’aventure par la jeune femme qu’il courtise, laquelle lui fait comprendre que seul un homme se modelant sur les grands explorateurs de l’Afrique des générations antérieures pourra la séduire : « It is never a man that I should love, but always the glories he had won. For they would be reflected upon me. Think of Richard Burton ! » (2001 [1912] : 12). Cette Gladys Hungerton résume le tout en une formule prenante : « There are heroisms all around us waiting to be done » (2001 [1912] : 12) ; gonflé à bloc, le jeune homme se lance donc à la recherche du monde perdu ; de retour à Londres, il la retrouve mariée à un greffier de notaire, filant le parfait bonheur dans une union petite-bourgeoise. Peu lui importe, car sa vie a désormais un sens ; il sait que le monde atteint la hauteur du romanesque (« Apparently, the age of romance was not dead, and there was common ground upon which the wildest imaginings of the novelist could meet the actual scientific investigations of the searcher for truth17. »). Le monde serait vaste, dépaysant, dangereux, sublime au sens de Burke 18, et la littérature aurait pour fonction de nous le rappeler à travers des fictions à caractère mythologique se détournant volontairement de la vraisemblance, privilégiant l’exploit à l’exploration psychologique ou sociologique, des fictions, donc, dont la force élémentaire s’apparenterait davantage à la psychologie des profondeurs ou la mise en récit d’archétypes qu’à quelque forme de concurrence à l’état civil.

18 King Kong est la parfaite illustration de la nature collective de la mythographie ; avant même d’être avalisé par le collectif anonyme, ce gigantesque gorille est d’emblée une création collective : on peinerait à identifier un seul nom à sa création, comme c’est aussi le cas pour les mythes de Robin des Bois ou de Zorro. La « novélisation » de King Kong, écrite à partir du scénario par Delos W. Lovelace, est publiée à la fin 1932, quelques semaines avant le film de 1933, et lui sert donc en quelque sorte de publicité. King Kong, comme une bonne part des mythes modernes, est le fils de plusieurs pères : le producteur Merian C. Cooper, d’abord, qui rêvait de raconter une histoire de gorille géant depuis qu’il avait lu Paul du Chaillu (Adventures in the Great Forest of Equatorial Africa and the Country of the Dwarfs, New York, Harper & Brothers, 1890), et plusieurs scénaristes, dont le romancier Edgar Wallace, qui malgré le rôle mineur qu’il a joué dans la conception du scénario final (il en avait réalisé une ébauche préparatoire), a vu son nom attaché au film et au livre, à cause de sa célébrité dans les années 1930 ; les deux scénaristes qui apparaissent au générique sont finalement James Creelman et Ruth Rose. Ajoutons le nom du coproducteur et (avec Cooper) coréalisateur : Ernest B. Schoedsack. On pourrait ajouter l’animateur Willis O’Brien, qui s’était fait remarquer de Cooper par des animations pour une adaptation du Lost World de Conan Doyle19.

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19 Le personnage de Carl Denham est ici l’héritier de Lindenbrock et de Challenger ; non plus un professeur, donc, mais bien un cinéaste, ce qui semble objectiver le recul de la figure du scientifique, le monde se dévoilant désormais moins par son exploration ou sa description que par sa monstration. De même, le roman semble devoir céder le pas au film, le cinéma devenant désormais le principal véhicule du romanesque. Comprenant qu’il se trouve sur une île où survivent vraisemblablement les monstres préhistoriques, Denham se dit avec tout l’enthousiasme de l’évidence : « Why shouldn’t such an out-of- the-way spot be just the place to find a solitary, surviving prehistoric freak ? » (Wallace, Cooper et Lovelace 2005 [1932] : 62). On pourrait considérer King Kong, ce monstre tout droit sorti de la préhistoire, comme la cristallisation de la mythologie des mondes perdus, celle qui va désormais se propulser de décennie en décennie. Nous nous arrêtons ici en 1933, mais l’étude resterait à faire des différentes itérations de ce que deviendra le mythe de King Kong, en particulier les adaptations cinématographiques de 197620, 200521 et 2017 22, tant de vecteurs mémoriels objectivant sa malléabilité et sa réceptivité à de nouveaux enjeux (par exemple à la militarisation de la société américaine, pour ce qui est de la dernière version en date, alors que le version de Peter Jackson proposait une réflexion cauchemardesque sur le devenir de la virilité en temps de crise économique23). En effet, avec King Kong, la mythologie du monde perdu s’incarne dans un mythe, c’est-à-dire dans un personnage mythique, tout comme la mythologie du vampire s’est faite mythe avec Dracula, ou comme la mythologie du détective s’est cristallisée dans le personnage de Sherlock Holmes. Il serait tentant d’en conclure que les mythologies, pour se propulser efficacement de génération en génération, doivent se faire mythe, c’est-à-dire s’incarner en un personnage surchargé de potentiel heuristique, qui deviendra l’agent de projections, de désirs, de craintes et de questionnements renouvelés au fil des générations. Tout comme Sherlock Holmes ou Dracula, King Kong est un tel personnage, « objectivation de l’expérience sociale de l’humanité » en cela qu’il objective, pourrait-on dire, les processus parallèles de civilisation des mœurs et de désenchantement du monde, retour, donc, d’un refoulé objectivement présent dans l’imaginaire collectif, mais difficilement perceptible sans le recours à la mythocritique.

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NOTES

1. « Ce que l’individu peut produire, c’est des phantasmes privés, non pas des institutions. La jonction s’opère parfois, de même façon que l’on peut situer et dater, chez les fondateurs de religions et autres “individus exceptionnels”, dont le phantasme privé vient combler là où il faut et à point nommé le trou de l’inconscient des autres, et possède suffisamment de “cohérence”

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fonctionnelle et rationnelle pour s’avérer viable une fois symbolisé et sanctionné – c’est-à-dire institutionnalisé » (Castoriadis 1975 : 218-219). 2. Je condense dans cette section une matière développée plus avant dans Prévost 2018. 3. Cf. à la même page : « Les mythes, c’est l’histoire sainte des autres ». Angot s’inspire ici partiellement de Marcel Detienne (1981). 4. C’est ce que Pierre Bayard appelle le « complexe de Holmes » : « Je propose d’appeler “complexe de Holmes” la relation passionnelle conduisant certains créateurs ou certains lecteurs à donner vie à des personnages de fiction et à nouer avec eux des liens d’amour ou de destruction » (2008 : 124). 5. Voir Vial 1974 : 1015. 6. Voir Boucher, David et Prévost (2014). 7. Voir Taves 2015 : 9. 8. Au sens de Castoriadis ; « l’essentiel de la création n’est pas “découverte”, mais constitution du nouveau : l’art ne découvre pas, il constitue ; et le rapport de ce qu’il constitue avec le “réel”, rapport assurément très complexe, n’est en tout cas pas un rapport de vérification » (1975 : 200). 9. Voir Jauss 1988, notamment p. 219 : « L’histoire littéraire d’un mythe n’est plus une sorte de monologue, où s’exprime progressivement un sens préexistant dans sa pureté et sa plénitude originelles, mais une sorte de dialogue, qui devient une appropriation croissante d’œuvre en œuvre à travers l’histoire d’une réponse à une grande question qui touche tout à la fois l’homme et le monde ; cela étant, avec chaque nouvelle formulation de la question, la réponse peut avoir encore un autre sens. » 10. Voir Duchet et Maurus : « Le cotexte est ce qui dans le texte ouvre à un en-dehors du texte, sur un ailleurs du texte, sur un domaine avec lequel le texte travaille. Avec lequel tout texte travaille. […] Le cotexte n’est pas la totalité de l’univers, il est la portion de l’univers avec laquelle le texte travaille » (2011 : 44-45). 11. Castoriadis utilise souvent l’expression « collectif anonyme » sans la définir clairement. Rappelons que pour ce philosophe, l’imaginaire est instituant par l’activité d’un collectif anonyme. L’imaginaire instituant ne nous apparaît ainsi que dans ses créations : les formes successives instituées par un collectif anonyme. Voir « Les Significations imaginaires sociales » (1975 : 493-538, p. 533, notamment). 12. Je synthétise ici des considérations développées plus longuement dans Pinson et Prévost (2019 : 16-19 et 157-161). 13. Verne 2016 [1864] : 180. 14. Verne 2016 [1864] : 182. 15. Sur cet auteur, voir Guillaud 2014. 16. Challenger : « It was surely well for man that he came late in the order of creation. There were powers abroad in earlier days which no courage and no mechanism of his could have met. What could his sling, his throwing-stick, or his arrow avail him against such forces as have been loose tonight ? Even with a modern rifle it would be all odds on the monster » (Conan Doyle 2001 [1912] : 122). 17. Conan Doyle 2001 [1912] : 194. Cf. les propos du rabat-joie Tarp Henry, qui tente de dissuader Malone d’accompagner le professeur Challenger : « My dear chap, things don’t happen like that in real life. People don’t stumble upon enormous discoveries and then lose their evidence. Leave that to the novelists » (2001 [1912] : 45). 18. Voir Edmund Burke 1968 [1757] : 39 : « Whatever is fitted in any sort to excite the ideas of pain, and danger, that is to say, whatever is in any sort terrible, or is conversant about terrible objects, or operates in a manner analogous to terror, is a source of the sublime ; that is, it is productive of the strongest emotion which the mind is capable of feeling. » 19. Voir Wallace, Cooper et Lovelace 2005 [1932] : XXII. 20. Guillermin, John (réalisation) (1976), King Kong, Paramount Pictures.

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21. Jackson, Peter (réalisation) (2005), King Kong, Universal Pictures. 22. Vogt-Robert, Jordan (réalisation) (2017), Kong : Skull Island, Warner Bros., 2017. 23. De même, une historicisation sur le plus long terme de la mythologie du monde perdu ne pourrait faire l’économie d’une étude de la franchise cinématographique Jurassic Parc / The Lost World.

RÉSUMÉS

Cet article s’intéresse à la caution donnée par le collectif anonyme à une topique qui, en quelques décennies, s’est transformée en mythologie : celle du « monde perdu », c’est-à-dire cette topique à l’origine romanesque (Voyage au centre de la terre, 1864) du monde primordial, enfoui, oublié, débouchant sur un temps différent radicalement du temps historique qui est le nôtre, topique qui, dans les décennies de la première réception de l’œuvre de Verne, s’institue avec tout le caractère de l’évidence propre aux mythologies modernes, transitant notamment par The Lost World d’Arthur Conan Doyle (1912) et King Kong de Merian C. Cooper (1933). Il est suggéré que cette mythologie des mondes perdus, loin d’être le seul « phantasme privé d’un individu exceptionnel » (Cornelius Castoriadis), est parvenue pénétrer l’imaginaire collectif parce qu’elle objectivait un questionnement collectif sur le confort moderne et l’existence sécuritaire : l’être humain est-il encore à la hauteur du sublime de sa planète, dans un monde où le mystère et les espaces vierges sur les cartes géographiques se raréfient ?

This paper studies a literary commonplace which, over the course of a few decades, became a modern mythology : that of the « lost world », that is the idea, originating from romance (Jules Verne’s Journey to the Center of the Earth, 1864) of a primordial, buried, forgotten world stemming from an alternative timeline to our historic time. This topic became mythology, transiting though Arthur Conan Doyle’s The Lost World (1912) and Merian C. Cooper’s King Kong (1933). It is argued that this lost world mythos, far from being the « private fantasy of an exceptional individual » (to quote Cornelius Castoriadis), successfully penetrated the collective imaginary because it laid bare a largely unconscious collective unease about modern comfort and security : are human beings still worthy of their awe-inspiring planet ?

INDEX

Mots-clés : mondes perdus, mythologies modernes, imaginaire social, Jules Verne, Arthur Conan Doyle, King Kong Index géographique : Europe, Amérique, France, Royaume-Uni, États-Unis Index chronologique : XIXe siècle, XXe siècle, 1864-1933

AUTEUR

MAXIME PRÉVOST Maxime Prévost est professeur titulaire au Département français de l’Université d’Ottawa. Auteur de Rictus romantiques. Politiques du rire chez Victor Hugo (Presses de l’Université de Montréal, 2002)

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et de L’Aventure extérieure. Alexandre Dumas mythographe et mythologue (Paris, Honoré Champion, 2018), il s’intéresse à la littérature romantique et aux mythologies modernes. Il codirige avec François-Emmanuël Boucher la collection « Littérature et imaginaire contemporain » aux Presses de l’Université Laval.

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Vers une immersion participative : étude comparée d’artefacts fictionnels en littérature, au cinéma et dans le jeu vidéo

Simon Bréan

1 La science-fiction occupe une position spécifique au sein des dispositifs médiatiques contemporains, en ce qu’elle développe ses caractéristiques – concepts, thématiques, stratégies narratives, sous-genres – dans de nombreux médias, en succession, en parallèle, en concurrence ou en convergence. Parler de la littérature de science-fiction, du cinéma de la bande dessinée, des séries… de science-fiction, c’est à chaque fois aborder une facette d’un ensemble plus large de références et d’intertextualités ou d’intericonicités à géométrie variable : ce que Damien Broderick (1995) désigne comme le « mega-text » de la science-fiction. Cette particularité doit ici nous permettre de poser au mieux le cadre d’une comparaison entre différentes manifestations médiatiques d’un même procédé, à savoir le recours à une stratégie pseudo- documentaire : l’artefact fictionnel enchâssé, c’est-à-dire la production de second degré d’un objet sémiotique donné comme provenant du monde fictionnel représenté, dont Richard Saint-Gelais a délimité les propriétés en particulier pour la science-fiction (1999). Visuels ou textuels, les artefacts sont des objets du monde de la fiction : articles de journaux, extraits d’encyclopédies, ou encore clips de vidéo-surveillance, ils apportent aussi bien des informations utiles à l’intrigue que des connotations implicites ou explicites sur la nature même du monde représenté. Chaque artefact fictionnel entre en résonance aussi bien avec la fiction cadre qu’avec d’autres artefacts, selon une dynamique polyphonique servant à renforcer l’immersion fictionnelle et à stimuler l’activité inférentielle. Il faut noter qu’il n’y a nulle exclusivité pour la science-fiction du recours à ce type de dispositif, pas plus que ne lui est réductible la circulation médiatique exprimée dans ses mega-texts. D’un côté, cette dynamique de « constellations » médiatiques, pour reprendre le terme et la notion d’Anne Besson (2015), se retrouve en partie dans la fantasy ou le récit policier. De l’autre, l’intégration

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de « documents » au sein de fiction est une stratégie littéraire ancienne, qui connaît bien au-delà de la science-fiction un intérêt considérable actuellement, dans le cadre plus général d’une convergence, voire d’un brouillage des frontières, entre fiction et non-fiction dans la création contemporaine.

2 S’il y a singularité de la science-fiction, c’est plutôt du fait d’une exacerbation de ces deux traits, qui rendent d’autant plus perceptibles certains enjeux fictionnels et leurs manifestations médiatiques. D’une part, le partage de références intertextuelles et intericoniques en science-fiction est si ancien et manifeste qu’il autorise une comparaison plus libre entre des œuvres ressortissant de supports médiatiques différents : un réalisateur ou un auteur de bande dessinée n’ignore rien des dispositifs pseudo-encyclopédiques de la littérature, et même il s’en réclame implicitement ou explicitement. Cela garantit une certaine homogénéité des références, sans laquelle la comparaison ne pourrait être suffisamment fondée. D’autre part, le régime ontologique spéculatif (Bréan 2012) auquel sont soumis les récits de science-fiction implique un rapport ouvert et dynamique à notre réalité contemporaine, en particulier d’un point de vue technique : l’une des conséquences en est la possibilité de reprendre et d’imiter tout type de support médiatique connu au sein de la diégèse, sans limite autre que celle du média extradiégétique choisi, et même en ayant la possibilité d’en ajouter fictivement de nouveaux. À la science-fiction se trouve donc d’emblée associée une forme de plasticité médiatique, voire d’inventivité, qui tout à la fois fonde une variété de dispositifs artefactuels, et en expose plus nettement la fictionnalité. Pour autant, loin de chercher ici à fonder une singularité de la science-fiction, qui l’isolerait au sein des productions fictionnelles, notre objectif sera simplement de profiter de ce qui se manifeste plus évidemment dans ce type de fiction afin de formuler une hypothèse qui soit susceptible d’éclairer notre compréhension de la fiction en général. Cette ambition se redouble d’un enjeu théorique et méthodologique, à savoir montrer au fil de cet article en quoi et comment l’examen d’autres supports médiatiques permet de faire des propositions pertinentes pour la littérature.

3 Nous allons en effet étendre à d’autres objets une approche engagée en littérature, pour en déterminer les nécessaires ajustements dans un cadre multimédiatique et en évaluer les bénéfices potentiels. Notre hypothèse est que, en dépit des différences apparentes, induites par les supports médiatiques, un même mécanisme cognitif est à l’œuvre s’agissant de dispositifs pseudo-documentaires, mécanisme qui renforce l’impact de la fiction et aide à tresser l’intrigue. Ce mécanisme cognitif est intuitivement interprété selon le paradigme de l’enquête, en identifiant de quelle manière un lecteur confronté à ce qui devient une sorte de dossier multipliant les points de vue et les sources d’information, est amené à juger de degrés relatifs de fiabilité, à faire des inférences complexes et conditionnelles, voire à faire coexister plusieurs conceptions du monde de la diégèse, selon une « superposition d’états fictionnels » en quelque sorte (Bréan 2014). Cette enquête, souvent nourrie par des indices paratextuels (fictifs) entrant en conflit avec le récit cadre (dates suspectes, rédacteurs dont le nom surgit à un détour incident du récit), suppose un lecteur vigilant et critique, et pour ainsi dire en partie détaché d’une fiction dont il savoure avant tout l’astucieux feuilletage. Néanmoins, comme l’a bien montré Raphaël Baroni, « les médias visuels opposent (une résistance) à l’application directe de concepts supposément universaux – en réalité façonnés par et pour les études littéraires » (2017 : 167) : au moment d’étendre ce modèle à l’analyse d’un corpus audiovisuel et vidéoludique, les limites et les biais liés à la littérature

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deviennent perceptibles avant même de commencer la comparaison, et invitent à chercher un moyen de la réviser et de l’amender.

4 Limites : la remarquable versatilité de la fiction littéraire, qui peut suggérer une multiplicité de voix narratives et mêler des documents écrits de multiples natures et appartenant à des chronotopes variés, est construite exclusivement autour de l’imprimé, essentiellement textuel ; la possibilité de compulser cursivement l’ouvrage pour revenir à une carte ou à un schéma, de retrouver en amont une référence placée en exergue, rend la métaphore de l’enquêteur penché sur son dossier parfaitement adéquate, mais en grande partie inopérante pour d’autres fictions. Biais : l’un des fondements de l’étude de la science-fiction est la proposition de Darko Suvin (1979) selon laquelle un récit de ce type construit en son principe un novum, objet conceptuel en rupture avec l’expérience commune, qui est source d’une « distanciation cognitive » (cognitive estrangement), ce qui implique une intellectualisation des enjeux du récit ; l’une des difficultés de la théorie de la science-fiction consiste dès lors à réconcilier la fascination qu’elle suscite (le sense of wonder1), source d’immersion, avec une mise à distance ; la recherche de mécanismes spécifiques pour les novums visuels conduit au contraire à identifier une logique de renforcement de l’immersion par « la monstration la plus transparente, la plus immédiate et la plus convaincante possible des novums […] pour produire un émerveillement visuel qui fasse oublier l’image au profit de ce qu’elle représente » (Huz 2018 : 334) ; penser en même temps les artefacts textuels et visuels doit permettre de rétablir la tension dynamique entre distanciation et immersion, sans avantage pour l’une ou l’autre.

5 La reformulation de cette tension ramène en définitive à une formule dont la fécondité n’est plus à démontrer, mais dont on tend aussi à oublier certaines implications : il s’agit de la description proposée par Jean-Marie Schaeffer de la fiction comme « feintise ludique partagée » (1999). Le modèle de l’enquêteur, très significatif pour la seule littérature, prend dès lors place au sein d’un ensemble de postures adoptées par le récepteur des différentes fictions sur tous types de supports médiatiques : s’il faut en retenir les exigences de vigilance et d’attention aux corrélations possibles, il paraît utile de lui restituer un plus grand engagement dans la fiction. Ce que montre l’étude des variantes audiovisuelles et vidéoludiques des artefacts fictionnels, c’est que la représentation d’un dossier, ou d’un feuilletage, de documents ne renvoie pas automatiquement à une métatextualité – qui serait un « ailleurs » de la diégèse, ou « comment le lecteur doit trier les indices disposés par l’auteur » – mais bien à une forme spécifique d’immersion, immersion particulièrement ludique, qui construit une réception intradiégétique possible, à l’échelle non plus du lecteur, mais d’un destinataire implicite, auquel le lecteur est censé s’identifier ; destinataire qui n’est pas particulièrement caractérisé, sinon par sa situation dans le monde fictionnel lui-même. Au modèle de l’enquêteur, il conviendrait donc de substituer celui, plus souple et moins défini, du joueur de jeux de rôles. Il ne s’agit pas de postuler une interactivité explicite dans le cas de la littérature ou de l’audiovisuel, mais de souligner que l’implication cognitive et affective (distanciation et immersion) de l’usager de fiction correspond aussi à un ensemble de choix, à un positionnement axiologique qui ne prend sens que s’il se considère partie prenante du monde fictionnel : manière de prolonger et de compléter l’étude de la construction d’un storyworld, de la narrativisation dynamique d’un monde de fiction (Baroni 2017 : 168). Pour tester et nuancer cette hypothèse, nous allons étudier en succession trois œuvres : un roman de Fabrice Colin, Dreamericana

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(publié en 2003, édition de 2009), le jeu vidéo Deux Ex : Mankind Divided (2016) et le film District 9 de Neil Blomkamp (2009).

Première approche : dépasser le paradigme de l’enquêteur en littérature

6 La notion d’artefact fictionnel excède d’emblée le simple cadre de la littérature, ne serait-ce que parce qu’il s’en trouve des exemples pratiques à l’extérieur même de toute œuvre, notamment dans le cadre fictionnel étendu d’univers partagés : tel guide galactique se présentant comme une nomenclature des planètes et espèces de Star Wars ou Star Trek en relève (Saint-Gelais 1999 : 312 et sqq.). Elle déborde aussi la seule question de l’écrit : cartes, schémas, représentations de créatures… forment un compagnonnage non-narratif. Il n’y a donc pas lieu de considérer comme des variations significatives le fait que des artefacts soient non-narratifs, visuels, animés. Leur nature dépend immédiatement du mode de la fiction dont il s’agit (audiovisuel pour le cinéma, textuel/imprimé pour la littérature, par exemple).

7 Certaines caractéristiques générales semblent néanmoins pouvoir être tenues pour transversales : elles tiennent à l’ancrage ontologique fictif de ces artefacts. Les pseudo- documents sont surtout intégrés à une œuvre fictionnelle pour remplir deux fonctions principales : contribuer à la connaissance du monde de la fiction et participer à l’avancement de l’intrigue2. Par ailleurs, ils peuvent intervenir selon deux modalités principales. La première est la disjonction : situés à l’orée d’un texte, sous forme de cartes, de prologues, d’exergues, ou intercalés au sein d’une ligne narrative principale, les pseudo-documents offrent des informations « factuelles », des digressions, des contrepoints. Dans un jeu vidéo, elle se retrouve notamment dans des documents complémentaires, dont le dépliement est optionnel3. La seconde est la substitution : les artefacts servent à construire la ligne d’intrigue principale (un journal intime, des lettres composant un dossier épistolaire...), ou concourent à une polyphonie générale (reproductions d’articles, lettres intercalées avec un récit...). Pour un jeu de rôles vidéo, ce sont les documents portant des informations nécessaires aux quêtes, surtout les quêtes principales. Une certaine hiérarchie entre les usages s’instaure dans les deux modes de narration, quelle que soit la manière de la matérialiser : le paratexte littéraire signale que certaines informations sont périphériques ; le menu de jeu distingue nettement entre les informations indispensables et celles qui intéresseront les joueurs moins pressés. De nombreuses ruses sont possibles, en particulier en littérature, et des indices significatifs sont souvent disséminés dans ces artefacts apparemment mineurs. Dans les récits audiovisuels, la seconde modalité est présente de manière quasi exclusive, du fait des contraintes du médium. C’est donc sur celle-ci que nous concentrerons nos analyses dans le cadre de cet article.

8 Dreamericana, de Fabrice Colin, est un roman d’une complexité recherchée et exhibée, qui permet de donner corps à la métaphore du lecteur enquêteur. Polytextuel et métaleptique, ce récit met en scène un personnage de romancier, Hades Shufflin, en proie à une crise d’inspiration. Fabrice Colin organise son roman en deux grands ensembles : un premier mouvement fait d’un dossier de ce qui est désigné comme des « fragments », regroupant donc « extraits de romans, correspondance privée, enregistrements, interviews, articles de journaux, croquis et hypothèses, notes de synthèse et admonestations » (2009 : 8) ; et un second qui prend la forme d’un artefact

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autonome, c’est-à-dire un roman complet, censément écrit dans une version alternative de notre monde, roman qui porte le même nom que celui dans lequel il est enchâssé : « Dreamericana »4. Par une complication supplémentaire, le dossier de « fragments » comporte en fait de nombreux segments narratifs qui n’ont rien de pseudo- documentaire (en focalisation interne et narration hétérodiégétique), tandis que le roman enchâssé donne à lire à son tour des pseudo-documents appartenant au monde de la diégèse, « Antiterra ». On trouve ainsi dans le texte de Colin un récit de premier niveau – dont la nature fictionnelle n’est pas mise en avant – alternant avec des pseudo-documents, le tout dressant un portrait d’Hades Shufflin, auteur du récit de second niveau, et dont la trame narrative est entrelacée de pseudo-documents, ce qui revient à produire au moins trois degrés d’artefacts fictionnels. On le devine, le dispositif conçu par Fabrice Colin ne se résume pas à chercher un effet de réel supplémentaire par un simple procédé pseudo-documentaire. Il vise à mettre en évidence la logique même des artefacts.

9 L’élément central de cette mise en évidence est le personnage du romancier, Hades Shufflin, qui est d’abord présenté comme l’auteur à succès d’un cycle de science-fiction de grande ampleur. Ce romancier, misanthrope de longue date, a vu son inspiration se tarir brusquement. Le dispositif mis en place par Fabrice Colin invite le lecteur à interpréter sa situation réelle, selon deux logiques parallèles : le retour en arrière sur sa carrière et sa vie (par le biais d’analepses et d’articles sommatifs) ; l’élucidation d’un dilemme perceptif, et même ontologique, à savoir déterminer s’il est psychotique et paranoïaque, ou réellement victime d’un complot étendu sur plusieurs degrés de réalité. Le dossier de fragments montre comment il s’enfonce dans une folie paranoïaque, tout en suggérant que cette paranoïa est fondée : cette double lecture est permise par la disposition des fragments, dont la juxtaposition et la succession deviennent révélatrices, du fait de l’enchaînement de certains mots-clefs qui deviennent autant d’indices pour un lecteur attentif. Ainsi, c’est aussi bien le contenu que le cadrage paratextuel et l’enchaînement sur plusieurs pages qu’il convient de prendre en compte pour examiner les extraits suivants (en gras, les titres donnés aux fragments dans le roman ; en italiques, une description fournie par nos soins) : Tolkien et Shufflin [extraits d’une étude comparatiste menée par Vincent Ferré (p. 125-127)] […] Hades Shufflin se livre-t-il au même jeu subtil, lui dont on dit qu’il passe plus de temps sur Antiterra que sur Terre ? Vincent Ferré, auteur de Tolkien : sur les rivages de la Terre du Milieu (Bourgois éditeur)5 Approche du jeu (extrait de la thèse d’Eric Kadesh) [Eric Kadesh est l’auteur d’une thèse sur les œuvres de Shufflin ; il s’agit du troisième et dernier extrait de sa thèse contenu dans le dossier ; il a aussi fait l’objet d’une fiche signalétique, d’une main anonyme (p. 127)] […] Le jeu est central dans l’œuvre de Hades Shufflin. Tout est jeu. Jeu avec le lecteur bien sûr, jeu sur les mots, les dates, les allusions. Mais jeu aussi à un niveau métaphysique. […] La finalité du jeu, c’est la question même de son existence. Message laissé sur le répondeur de Cesar Mind [discours paranoïaque et délirant de Shufflin, reprenant toute une gamme de griefs liés à la surveillance, l’action à distance (p. 128-129)] « […] …menacer le Tao, l’Ordre universel, je veux dire, tu réalises ? Sur Internet, ils viennent te chercher, ils te dissocient, ils sont capables de te dissocier. Si tu pouvais voir ce que je vois, tu… Allo ? L’Histoire est peut-être en train de pivoter sur son axe, Adam. L’Histoire du monde. […] » Contact [une conversation téléphonique dont l’enregistrement n’est pas établi matériellement, entre Eric Kadesh et de mystérieux interlocuteurs bien informés (129-131)]

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« […] Nous avons besoin d’un parfait connaisseur du cycle d’Antiterra. – Je ne comprends pas. – Il se trouve qu’Hades Shufflin est l’une de nos pièces maîtresses. – Pièces maîtresses ? – Il travaille pour nous. – Vous êtes son éditeur ? – J’adorerais vous expliquer tout ceci en détail, monsieur Kadesh. Mais pas au téléphone. […] » Vesper et les ombres [résumé anonyme d’un des ouvrages du cycle d’Antiterra (p. 131-132)] […] les Voyageurs, pour qui M. travaille, sont les premiers surpris : le contenu ésotérique, soigneusement codé de l’ouvrage, leur échappe en partie. En réalité, Karl M. (Karl Tao M., ou le Vieux Maître comme il se fera appeler bientôt) est déjà en train de poser les bases d’une troisième force inspirée des doctrines de Lao-Tseu – les Antiludes – qui prône la souveraineté de l’humain…

10 Confronté à ces textes disparates, en succession, le lecteur fait des inférences de plusieurs types, selon qu’il consacre plus ou moins d’attention aux différents aspects de ces textes. Le halo documentaire suscité par la multiplication des supports fictifs – conversations et discours oralisés, textes d’autorité et de vulgarisation – entraîne bien sûr un effet de matérialité, mais aussi un soupçon, une incertitude sur les réglages ontologiques : la conversation téléphonique, le message laissé par Shufflin, ont-ils été retranscrits, par qui et sur quel support ? Le lecteur doit-il supposer que le texte fictionnel mime un document sonore, ou qu’il est face à une transposition intradégiétique d’échanges ayant eu lieu ? De même, les titres en gras sont le fait d’un « auteur », qui correspond in fine à Fabrice Colin, mais qui pourrait aussi bien être situé dans une position intermédiaire, comme le suggère le texte liminaire indiquant que les fragments sont « présentés dans ces pages » (2009 : 8).

11 L’incertitude est renforcée par les ellipses et les impasses interprétatives des énonciateurs eux-mêmes, puisque nous lisons ici plutôt des hypothèses et des alternatives, des refus de trancher ou de répondre. Néanmoins, dans les phrases sélectionnées, un réseau de sens apparaît, autour de la nature de la réalité et de l’histoire, ainsi qu’autour de la notion de jeu. Des détails, traités comme de simples pistes herméneutiques, prennent une nouvelle signification du fait de la situation du romancier et du rapprochement délibéré de ces différents documents. Il y a plus, à l’évidence, dans la folie de Shufflin que les délires d’un drogué, et le complot qui se trame dans son niveau de réalité est lié d’une manière ou d’une autre au niveau de réalité qu’il décrit dans ses romans. La métaphore du jeu prend place au sein de ce dispositif métatextuel. Il s’agit de comprendre à quel jeu – politique et métaphysique – se livrent les personnages de Shufflin. La partie engagée par ces personnages est redoublée par un effet d’incertitude : sont-ils simplement représentés dans les romans de Shufflin ou, comme le suggèrent de nombreux indices, les romans de Shufflin font- ils partie de leur jeu, d’une manière ou d’une autre ? De ce fait, il faut aussi identifier en quoi l’écriture prêtée à Shufflin, faite de reconfigurations uchroniques, permet de saisir le sens de l’entreprise de Fabrice Colin lui-même, à savoir jouer avec des niveaux de réalité de manière à entraîner le lecteur dans une forme d’immersion critique, en tension entre distanciation cognitive et investissement actif.

12 L’effet créé par la saturation pseudo-documentaire du récit de Fabrice Colin, renforcée par la thématisation dans les discours de la vigilance ontologique, est un changement partiel de la position du lecteur lui-même, lié à la présence d’artefacts fictionnels, et

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qui suscite « [u]ne forme de surinvestissement dans une perception destinée à l’incessant décodage d’un monde tissé de signes opérables » (Triclot 2011 : 90), en reprenant sciemment les termes qu’emploie Mathieu Triclot pour décrire l’immersion (active) dans le jeu vidéo, par opposition à celle (plus passive) qui caractérise le cinéma. En effet, s’il reste possible de décrire les opérations inférentielles impliqués par ce réseau d’artefacts en termes simplement d’enquête – pour en démêler le vrai du faux, assigner un sens – la résistance que ces fragments opposent à l’interprétation suggère qu’il s’agit bien plus de jouer, et de faire jouer, plusieurs niveaux de sens à la fois ; d’accepter une superposition entre plusieurs réceptions possibles.

13 La logique de cette superposition est finalement livrée, et longuement mise en scène, par l’artefact le plus massif : le roman enchâssé qui est censé être l’œuvre finale de Shufflin, mais qui présente en réalité l’aventure qu’il vit, en quelque sorte en temps réel, sous les yeux du lecteur. Suivant une métalepse ambiguë6, la conscience de Shufflin se trouve projetée dans l’univers même de ses fictions. Là, un phénomène surprenant se produit : par une sorte de double amnésie, le narrateur homodiégétique de ce roman ignore tout du passé du « corps » qu’il occupe et qui est perçu par les autres, mais il n’a pas non plus accès aux souvenirs de Shufflin. Il en est réduit à déduire la logique de ses actions en fonction des informations glanées au fil de son parcours, mais aussi à se déterminer en fonction de principes moraux en quelque sorte désincarnés, à défaut d’être transcendants. L’interprétation de cette figure comme une sorte d’« avatar » de jeu vidéo, lieu vide qui est en même temps source de focalisation, ne serait pas entièrement satisfaisante : Shufflin transfiguré n’est pas Shufflin jouant au travers d’un avatar ; c’est l’émergence d’une figure entièrement nouvelle, produite par ses interactions avec son environnement7.

14 La métalepse orchestrée par Fabrice Colin nous semble figurer la situation du lecteur face aux artefacts fictionnels : confronté à un univers dont il se sait distinct, il se voit contraint d’émettre sur ce monde des jugements et des interprétations ; son immersion dans la fiction, quoique complète, se complique de moments de rupture et d’interrogation, qui lui donnent l’occasion de remplir un rôle plus actif qu’à l’ordinaire – il joue, même si c’est à vide, le rôle d’un occupant du monde de la fiction, confronté à des preuves et des indices sur lesquels il lui faut se prononcer, pour faire fonctionner le récit. Pour autant, ni le réseau de sens suggéré par les fragments, ni l’interprétation métaphorique de la situation du personnage principal ne peuvent suffire à prouver une telle hypothèse. Il est indispensable de chercher dans un autre type de fiction des éléments de confirmation et des moyens d’affiner notre affirmation. À cette fin, nous nous appuierons sur l’étude de Deus Ex : Mankind Divided, qui fournit des exemples d’artefacts fictionnels mettant en jeu un brouillage ontologique du même ordre (sans susciter un jeu métatextuel spécifique).

Deuxième approche : percevoir les artefacts fictionnels en joueur de jeux de rôles

15 L’élargissement de perspective que permet le recours à des exemples de médias non littéraires est devenu usuel pour réfléchir sur la fiction, des travaux de Jean-Marie Schaeffer à ceux de Françoise Lavocat (2016). Néanmoins, plutôt que d’interroger les propriétés de la fiction en général, ce qui autorise de fait une approche transmédiatique, nous nous concentrerons ici sur l’articulation de techniques

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narratives et de simulations de mondes fictionnels : la question de savoir si des observations faites sur le jeu vidéo sont effectivement transposables pour la littérature ou le cinéma n’est donc pas réglée d’emblée par l’inscription conceptuelle dans la catégorie de fiction. Notre hypothèse initiale est donc que, mutatis mutandis, l’effet de rupture ontologique introduit par un artefact fictionnel au sein d’un récit littéraire est fonctionnellement équivalent à celui qui résulte de la présence d’un artefact du même type dans un jeu vidéo, en particulier dans un jeu vidéo fortement narrativisé, en l’occurrence un jeu de rôles. Néanmoins, cette homologie en termes de fonction n’annule pas, bien au contraire, les spécificités de chaque support, et ce qui se manifeste lorsqu’on observe les modalités de fonctionnement du jeu vidéo permet de mieux cerner, en retour, certaines propriétés restées ambiguës pour la littérature. La conception d’un jeu de rôles vidéo implique en effet de susciter une impression de choix, qui suppose que le joueur se prononce quant au déroulement du récit – qu’il se situe par rapport au type de récit qu’il souhaite voir se dérouler. Il en découle une forme de brouillage axiologique, dont certains aspects saillants ont été bien repérés, en particulier la faculté de certains jeux à susciter de la culpabilité chez les joueurs en leur faisant regretter des actions ou des choix (Deslongchamps-Gagnon 2016) ; brouillage qui se trouve à la conjonction entre « immersion et réflexivité », pour faire écho à la synthèse des questions sur l’avatar – et donc sur l’implication du joueur qu’il permet – proposée par Fanny Barnabé, Julie Delbouille et Björn-Olav Dozo (2019). L’artefact fictionnel, par la démarche pseudo-documentaire qu’il engage, est un opérateur privilégié de cette double fonction du jeu vidéo, en ce qu’il favorise l’investissement dans un monde de fiction plus complexe et nuancé, tout en incitant à prendre une certaine distance critique, afin de se saisir d’un réseau de significations et de relations affectives qui sont autant d’embrayeurs pour faire fonctionner le jeu cognitivement et émotionnellement. Il ne s’agit pas tant de s’identifier à un personnage/avatar, que de se placer à son niveau, de se situer dans son monde.

16 Deus Ex : Mankind Divided appartient à une série de jeux vidéo tous ancrés dans un même univers, qui évolue d’un titre à l’autre, dans un cadre cyberpunk, c’est-à-dire un sous- genre de la science-fiction mettant l’accent sur le rôle de la technologique cybernétique dans un futur proche, articulé généralement à des problèmes socio-politiques qui réduisent le rôle des États-nations face aux intérêts privés, notamment des multinationales8. La matrice d’un récit cyberpunk standard inclut souvent des schémas génériques empruntés au roman noir : figures d’enquêteur blasé ou brûlé par la vie, complots et manigances politiques ourdies dans l’ombre par des entités intouchables, tissu social composé de victimes sordides ou de privilégiés dénués d’empathie. Deus Ex : Mankind Divided joue de ces structures pour bâtir une intrigue semi-linéaire au cours de laquelle un personnage principal, Adam Jensen, s’efforce de démêler les fils d’une conspiration internationale mettant aux prises plusieurs factions politiques et économiques. Outre le fait qu’il est situé dans un univers de science-fiction, le choix de ce jeu dans notre démonstration procède de deux préoccupations : il s’agit d’un jeu de rôles essentiellement contraint par une architecture narrative – il existe des nœuds d’intrigue qu’il est nécessaire de rejoindre et de résoudre – tout en laissant une certaine marge de manœuvre au joueur pour identifier des manières de procéder ; le protagoniste possède une personnalité bien définie, qui fait en grande partie obstacle à une identification fusionnelle comme cela peut être le cas dans des jeux plus ouverts comme Skyrim (Bethesda Softworks 2011) ou encore dans une série telle que « Mass Effect » (Electronic Arts 2007-2012), qui laisse une grande liberté de détermination au

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personnage-avatar. En choisissant un jeu plus « rigide », nous cherchons ici à nous prémunir contre une confusion possible entre le jeu de rôles entendu comme une immersion-identification (le joueur superpose ses intérêts à ceux de l’avatar, qui n’est qu’une extension de lui-même) et ce qui nous intéresse, à savoir un jeu de rôles caractérisant une posture intermédiaire, celle d’un joueur se posant en quelque sorte dans le même monde que le personnage, et jugeant à ses côtés – en dernier recours, pour lui – de l’opportunité des actions à accomplir. Ce que Deus Ex : Mankind Divided doit nous autoriser à faire, c’est d’analyser comme une lecture les opérations d’évaluation et d’interprétation du joueur, tout en plaçant cette lecture sous le signe d’un jeu de rôles intérieur, d’une agentivité spécifique du lecteur.

17 Dans le cadre d’un jeu vidéo tel que Deus Ex : Mankind Divided, les artefacts fictionnels prennent de nombreuses formes. Il peut s’agir de textes, d’images ou de segments audio ou vidéo. Il n’est pas évident de distinguer entre ce qui tient du simple décor et ce qui doit attirer une attention spécifique, même si des éléments d’orientation – cartes, icônes – aident à hiérarchiser les informations. Ce continuum de représentations, du plus futile au plus indispensable, est destiné à la fois à étoffer l’expérience d’un monde autre, saturé d’informations sensorielles, et à dissimuler en partie des indices au sein d’un bruit informationnel. Un graffiti aperçu sur un mur, une chanson entendue dans un bar, des échanges programmés afin d’être surpris pendant qu’on circule dans la rue, sont déjà des éléments conçus pour ajouter une matérialité ontologique à l’expérience d’immersion du joueur. Il serait donc envisageable, au moment de caractériser la notion d’artefact pseudo-documentaire dans ce jeu vidéo, de prendre en compte une relation plus gratuite, et même hédoniste, du joueur à l’environnement virtuel, qu’il est possible d’explorer de manière plus « touristique » qu’utilitaire. Chaque élément du décor est alors susceptible d’être isolé par le regard du joueur, qui procéderait à un cadrage individualisé.

18 Pour autant, il existe des objets pseudo-documentaires dont le cadrage a été prédéterminé : séquences vidéo ou textes à consulter dans le jeu de piste menant le personnage principal jusqu’à une résolution de l’intrigue. Cette consultation peut se faire par enchâssement : dans le cas de l’image 1, le personnage circule au sein d’un enregistrement vidéo, matérialisé par hologrammes, et nous assistons avec lui à la conversation ainsi restituée (Fig.1).

Fig. 1 : Adam Jensen observe un enregistrement holographique (Deus Ex : Mankind Divided). Capture d’écran (Tous drois réservés) (source : https://www.ign.com/wikis/deus-ex-mankind-divided/ Mission_9:_Checking_Out_the_Men_in_Charge)

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19 Néanmoins, le cas le plus fréquent est la superposition d’un écran distinct, ou d’un cadre en vision subjective, permettant de lire le texte ou de regarder les images sans intermédiaire : équivalent fonctionnel de l’insertion d’artefacts textuels au sein d’un fil narratif pour un récit littéraire.

20 Deus Ex : Mankind Divided fournit des exemples de trois niveaux de jeu de piste : une intrigue principale qui offre ponctuellement des alternatives majeures ; des intrigues secondaires susceptibles de varier l’expérience de jeu et de renforcer parallèlement les fonctionnalités du protagoniste (processus habituel de « gain d’expérience ») ; des informations complémentaires formant un « bruit de fond » fictionnel, dans des journaux, des livres, des bulletins d’information…, où se glissent parfois des éléments de détermination indirecte concernant les intrigues principale ou secondaires. En pratique, le rapport aux artefacts nécessaires à l’une de ces intrigues est comparable à ce que produit un pseudo-document en cadre littéraire. Bien sûr, le tri d’information est en partie automatisé, car repris dans un synopsis se révélant progressivement, mais la démarche cognitive est conçue comme homologique pour Jensen et pour le joueur : décrypter un indice en le faisant fonctionner dans l’univers de référence, en suscitant l’impression qu’il existe un réseau signifiant à reconstituer. Il nous semble que le jeu de rôle vidéo offre ici une modélisation des mécanismes à l’œuvre dans la confrontation à un artefact fictionnel sur tout support médiatique : le joueur/l’usager de la fiction est placé en situation d’émettre par lui-même des interprétations et des jugements qui, même s’ils ne remettent pas forcément en cause une progression imposée dans l’intrigue, procurent une forme d’engagement par la mise à distance : on est d’autant plus immergé dans la fiction qu’on prend position vis-à-vis des éléments qui nous sont proposés. Cette marge de décision est importante pour le modèle que nous souhaitons mettre en évidence : à certaines intersections narratives, le joueur choisit parmi une alternative, par exemple entre deux missions ; s’engager dans l’une empêche d’exécuter l’autre. Ce choix matérialise grâce à la structure ludique la tension axiologique qui se manifeste en fait dans tout dispositif artefactuel.

Fig. 2 : Briefing de mission (Deus Ex : Mankind Divided). Capture d’écran (Tous drois réservés)

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21 L’écran (Fig. 2) donne ici un résumé des enjeux pour cette étape de la mission : infiltrer une banque, ou sauver une terroriste. Selon le choix effectué par le joueur, les événements auxquels il participe par l’intermédiaire de son avatar sont différents, dessinant un récit singulier. On peut noter que la posture énonciative place le joueur en position d’arbitrage d’un dilemme intérieur : « Je dois prendre une décision ». Ce « Je » est bien celui d’Adam Jensen, même si sa décision découle des envies du joueur. C’est un indice du statut plus « écrit » du personnage dans ce jeu, là où les menus de jeux plus ouverts recourraient à un plus neutre « il/elle », ou plus directement à une adresse métaleptique « tu/vous ».

22 Deus Ex : Mankind Divided thématise explicitement le rôle des artefacts dans son gameplay : dans ce jeu d’action et d’investigation, la progression se fait selon un tressage de séquences de combat ou d’infiltration, et de récupération d’indices placés dans des emplacements stratégiques ; la consultation des documents est indispensable pour valider l’avancement du jeu, et la lecture, même simplement cursive, donne accès au sens du récit. Même s’il reste toujours possible de s’en tenir aux résumés fournis par l’écran de quêtes (Fig. 2) – voire de suivre un peu au hasard les icônes indiquant les lieux importants, sans se soucier de lier narrativement les périodes d’action – le dispositif des artefacts implique de la part du joueur un certain investissement dans la prise de connaissance des textes donnant de la chair fictionnelle aux enchaînements du jeu.

Fig. 3 : menu de l’inventaire d’Adam Jensen (Deus Ex : Mankind Divided) Capture d’écran (Tous drois réservés)

23 Au sein du menu donnant accès aux « poches » d’Adam Jensen (Fig. 3), l’inventaire mêle des listes métatextuelles (l’historique, les éléments de quête) et des objets censément « possédés ». Là où les « logiciels breach » sont de pures abstractions (des instruments servant à interagir lors de mini-jeux de piratage informatique), les trois entrées « E- mails », « Assistant électronique » et « Livre numérique » donnent accès à des artefacts textuels, plaçant sur le même plan ontologique le joueur et le personnage : lire le

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message annonçant à M. Stanek que sa fille, victime d’un stress post-traumatique, n’a pu être soignée, implique de se trouver dans le même monde que Jensen ; et il n’est pas reçu comme une simple information – comme le serait, par exemple, un message incriminant un personnage – mais comme un fragment fictionnel permettant de reconstituer une trajectoire humaine. L’enquête ne porte pas sur l’identité ou la dangerosité de cette jeune femme, mais sur les étapes qui ont vu sa psychose s’aggraver, la rendant vulnérable à une manipulation qui en fait une terroriste et une membre de secte.

24 L’analyse de la relation du joueur aux artefacts fictionnels peut prendre place dans une réflexion plus générale sur les émotions que les jeux suscitent chez leurs joueurs (Perron 2016). Néanmoins, il ne s’agit pas exactement d’identifier, par exemple, quelle culpabilité est produite, ou selon quels procédés (Deslongchamps-Gagnon 2016), mais de saisir en quoi la culpabilité – ou la sympathie, ou toute autre émotion – sert à favoriser un glissement dans le référentiel ontologique du joueur ; à le placer dans une position non plus tout à fait distanciée et hiérarchisée, mais bien équivalente de celle du protagoniste. Face à ce tissage d’informations et de fictions tendant à donner une texture humaine nuancée à cette figure féminine, le joueur réagit en fonction de plusieurs paramètres9 dont, d’une part, l’idée qu’il se fait de la personnalité d’Adam Jensen10 (pour réaliser une narration conforme, ou en retour contribuer à faire advenir cette personnalité au travers de la narration), et d’autre part ses propres valeurs, qui lui font recevoir diversement les amorces axiologiques que le jeu lui fournit : s’il juge durement celle qui est, après tout, une folle meurtrière, il aura d’autant moins de mal à accepter l’option la plus cynique, ou la plus pragmatique, qui consiste à l’abandonner à son sort pour obtenir des informations cruciales sur le complot qui menace les humains augmentés ; s’il est sensible au chagrin d’un père voyant sa fille s’enfoncer dans la folie et aux sentiments qu’elle persiste à manifester malgré sa psychose, il préfèrera sacrifier l’avancement de la mission pour préserver des vies humaines.

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Fig. 4 : Mail de la terroriste à son père. (Deus Ex : Mankind Divided) Capture d’écran (Tous drois réservés)

25 Néanmoins, quelle que soit la manière dont le joueur réagit, la modalité narrative de réception que programme le pseudo-document reste la même (Fig. 4) : le personnage, et le joueur, se trouvent en situation de tiers, assistant à une désunion ; ils en revivent a posteriori les étapes, illusion du père (« tu étais si heureuse »), désillusion (« tu m’évites »), adieu chargé d’affect (« je tiens fort à toi ») et de menace (« nos routes sont vouées ne plus jamais se croiser »). Témoin de cet échange, le joueur est tenu de prendre position, pour compatir ou pour condamner. De plus, malgré le caractère en partie non-linéaire du jeu, la fatalité narrative ne s’impose pas moins que dans un récit littéraire : il y a un enjeu réel à s’engager dans une voie donnée. Avec pour motivation de construire l’expérience, et le récit, les plus satisfaisants possibles, le joueur choisit l’option qui lui convient esthétiquement et axiologiquement. Le « jeu de rôles », ici, n’est pas attaché à un rôle spécifique, mais à un ancrage ontologique simulé : le joueur prend position en s’impliquant dans la fiction. La particularité d’un jeu à choix multiples comme Deus Ex : Mankind Divided est que cette prise de position est susceptible de se matérialiser, sous la forme d’un itinéraire narratif singulier.

26 Cette matérialisation concrète n’est cependant pas nécessaire pour caractériser, en puissance, le mécanisme réflexif qui fait passer l’usager de la fiction d’une position de réception – identifier les informations – à une position d’interaction, de co- construction de la fiction. La forme du jeu vidéo rend visible ce qui est déjà à l’œuvre, de manière plus discrète, dans la fiction littéraire : dans les deux cas, le décrochage ontologique produit par un pseudo-document situe fictivement le joueur ou le lecteur à l’intérieur du monde de la fiction, et programme une appréhension de la situation suivant une modalité ludique du « faire comme si » : comme si on vivait dans un monde peuplé d’humains augmentés, dont les vies et les morts pouvaient nous importer ;

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comme si la résolution de la crise d’écriture d’un romancier devait nous permettre de lire enfin son dernier opus.

Troisième approche : l’investissement émotionnel dans la fiction audiovisuelle

27 Pour rendre perceptible le fonctionnement spécifique des artefacts fictionnels – la programmation d’une interaction cognitive et affective selon une modalité métaleptique, qui demande de se situer dans le monde représenté – nous avons fait appel à deux exemples très significatifs, mais dont les particularités même laissent subsister une incertitude quant à la possibilité de généraliser notre hypothèse. Afin de vérifier la pertinence de nos propositions, et d’en tester aussi l’extension au-delà de la littérature et du jeu vidéo à forte orientation narrative, nous allons tâcher de les appliquer à un exemple cinématographique, District 9 (Blomkamp 2009). Ce film est choisi ici en raison de la relative neutralité de son dispositif documentaire. District 9 ne repose que de manière très ponctuelle sur des mécanismes métatextuels : ses artefacts sont avant tout des points de vue ; des documents dont le cadre énonciatif est significatif pour le monde de la fiction, mais pas pour susciter une réflexion plus générale sur ce qu’implique une production audiovisuelle. Il représente un cas « moyen » entre les deux extrêmes que seraient, d’une part, les films présentant des pseudo-documents à titre surtout illustratif (un spot publicitaire, un message vidéo enchâssé) et, d’autre part, les films entièrement constitués par des juxtapositions d’artefacts, selon la modalité du « Found Footage11 ».

28 Le rapport au documentaire y est néanmoins nettement lié à un projet esthétique d’ensemble, et justifié fortement à l’échelle intradiégétique. La construction d’un futur crédible passe en effet pour l’équipe de Neill Blomkamp par l’élaboration de novums visuels (Huz 2016, Chap 5 : « L’Effet-SF visuel ») dont la crédibilité procède en grande partie de leur caractère « sale », bricolé, repoussant. Les extraterrestres ayant échoué leur vaisseau spatial au-dessus de Johannesburg sont des êtres partageant des similarités avec des mollusques, aux yeux chassieux, aux orifices suintants, à la carapace chitineuse luisant de manière malsaine. Cette apparence, qui explique la désignation péjorative de « Prawns » (« crevettes ») que les humains leur renvoient, est l’une des unités visuelles fondamentales d’une représentation faite d’objets, de décors et de personnages dont la forte matérialité est rendue crédible par toutes les scories qui les encombrent, déchets, fluides plus ou moins répugnants, vapeurs et fumées douteuses, produisant à l’échelle du film un continuum de représentations, organisées autour d’une thèse principale, la relégation des extraterrestres dans un nouvel Apartheid. Au sein de ce continuum, la matérialité des artefacts vidéo est signalée par leurs imperfections : cadrages approximatifs ou hâtifs, grain de l’image, flux haché et intermittent de certaines séquences, tous ces indices marquant la « vérité documentaire » d’objets visuels qui à leur tour donnent accès à un récit « véridique », celui du triste sort de son protagoniste, Wikus Van de Merwe (Sharlto Copley) (Fig. 5).

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Fig. 5 : Caméra documentaire. Wikus van de Merwe (District 9, 01:08) Capture d’écran (tous droits réservés)

29 Dès l’ouverture du film, ce personnage apparaît comme un mauvais acteur de son propre rôle, balbutiant des phrases toutes faites et interagissant sans cesse avec le caméraman – il le pointe ici du doigt, dans une attitude rappelant l’iconique « Oncle Sam », acte métaleptique qui embrasse brusquement la caméra, et le spectateur, dans un contre-champ. Dès l’abord du récit, le dispositif pseudo-documentaire est désigné comme un moyen de provoquer une implication du spectateur. Les indices textuels incrustés sur l’image sont légèrement incohérents, ce qui peut éveiller la vigilance : alors que l’identité de Wikus est fournie de manière usuelle en bas à gauche (puis détaillée par un discours de Wikus lui-même), une incrustation en bas à droite indique qu’il s’agit de rushes, qui restent encore en partie des documents « bruts ». Le statut exact de ce document reste ainsi à déterminer. Wikus, d’abord représenté comme un fonctionnaire aux horizons étroits, accède peu à peu à un statut héroïque, oscillant toujours entre comique et tragique. Alors qu’il dirige une opération d’expulsions destinée à enfermer les Prawns dans des camps, il est exposé à une substance qui le transforme lui-même peu à peu en Prawn. Son double statut permet au film de mettre en évidence le racisme inhumain et les appétits économiques de la Multi-National United, compagnie désireuse d’exploiter les biotechnologies extraterrestres, même si cela implique de les disséquer.

30 Dans District 9, les artefacts pseudo-documentaires sont exclusivement constitués de segments audiovisuels (avec éventuellement des incrustations de textes), contrairement à Deus Ex : Mankind Divided, qui bénéficie de la souplesse médiatique du jeu vidéo, permettant d’inclure des représentations de textes et de séquences vidéo enchâssées. Cela introduit ici un décalage supplémentaire, important au moment de vérifier notre hypothèse principale. En pratique, il apparaît que leur mode de fonctionnement correspond à l’échelle du récit à ce qui a été relevé pour Dreamericana : produisant des sautes de point de vue, des changements de registre, ils posent aussi bien un cadre fictionnel de référence que des enjeux éthiques et axiologiques de plus en plus centrés sur le pauvre Wikus. D’une manière assez semblable à ce que fait Fabrice Colin, l’alternance entre séquences pseudo-documentaires et séquences narratives simples est lissée par une proximité stylistique, ici une façon de filmer « caméra à

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l’épaule » en permanence, qui construit un continuum dans la monstration, compensant les discontinuités énonciatives.

31 Le montage entre artefacts et points de vue « naturels » est très serré pendant la première partie du film, de manière à produire un effet de réel renforcé par le biais d’une saturation d’informations12. Il serait aisé de commenter ce qui constitue avant tout une technique de construction narrative du novum central, dont procèdent tous les ajustements ontologiques du film : la présence d’extraterrestres et la réaction – inhumaine – des humains face à eux. Nous nous concentrerons ici sur ce qui correspond à l’impact spécifique des artefacts, à savoir inciter le spectateur à se situer dans le monde de la fiction, non en se tenant pour un simple observateur, mais en se considérant comme un témoin embarqué. Une séquence rend particulièrement visible la recherche d’une implication morale du spectateur : les expérimentations d’armes extraterrestres effectuées en torturant le malheureux Wikus, les préparatifs de sa vivsection, et enfin son évasion (0:38:00-0:45:00). Lors de cette séquence, l’alternance se fait surtout entre des images « naturelles », filmées caméra à l’épaule comme s’il s’agissait d’ancrer le cadre dans le regard d’un personnage présent, et des images tirées des enregistrements de la MNU, grâce auxquels les médecins et responsables documentent précisément les résultats de leurs protocoles expérimentaux. Ces images, cadrées et commentées de manière purement clinique, forment un contraste avec les passages « vécus », pleins de cris et de larmes : leur seule existence est un indice d’une structure institutionnelle de grande ampleur, dont l’activité principale est l’expérimentation secrète sur ces êtres vivants et pensants que sont les Prawns. Néanmoins, le spectateur n’est pas simplement invité à condamner ces pratiques : le dispositif vise tout à la fois à lui en faire découvrir l’ampleur et à lui en faire ressentir l’horreur, en accompagnant les étapes de la torture infligée à Wikus. Les trois minutes correspondant au cœur de l’expérimentation (0:39:00-0:42:00, Fig. 6 à 11) représentent un moment de basculement radical, une traversée du miroir – et de l’écran – qui révèle le fondement dystopique du monde que les artefacts nous invitent à juger, comme nous le ferions d’un documentaire tourné dans notre propre réalité.

Fig. 6 : montage de caméras de surveillance. Wikus est attaché et surveillé comme une bête dangereuse. (District 9, 0:38:55) Capture d’écran (tous droits réservés)

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Fig. 7 : image « naturelle ». Wikus voit autour de lui les déchets d’expérimentation sur Prawns. (District 9, 0:39:13) Capture d’écran (tous droits réservés)

Fig. 8 : image « naturelle ». Des observateurs regardent un montage de caméras pendant que Wikus est opéré à vif. (District 9, 0:39:25) Capture d’écran (tous droits réservés)

32 Le montage rapide de la séquence insiste sur la présence de caméras (Fig. 6) et d’observateurs (Fig. 8), auxquels nous sommes par conséquents associés : nous sommes symboliquement placés sur le même plan que les commanditaires de l’expérience. À l’échelle du récit, c’est bien le cas : ces images sont produites pour nous, spectateurs. Néanmoins, le dispositif ne simule pas une métalepse ascendante, qui devrait explicitement impliquer le spectateur. Le glissement s’effectue en sens inverse, puisque notre regard accompagne celui des cadres de la MNU. A contrario, le regard de Wikus enclenche la possibilité d’un jugement moral (Fig. 7) : « what are they doing to these prawns ? » (0:39:13), demande-t-il à un laborantin indifférent devant des déchets d’expérimentation. Sa naïveté contraste aussi avec les inférences sinistres que le spectateur fait déjà sur son propre sort.

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Fig. 9 : image de caméra scientifique. Wikus est électrocuté pour le forcer à actionner une arme extraterrestre. (District 9, 0:40:09). Capture d’écran (tous droits réservés)

Fig. 10 : image de caméra scientifique. Documentation du protocole expérimental (District 9, 0:40:21). Capture d’écran (tous droits réservés)

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Fig. 11 : image de caméra scientifique. Déshumanisation de Wikus. (District 9, 0:40:34). Capture d’écran (tous droits réservés)

33 Les images des expériences se succèdent à un rythme très rapide. Le spectateur fait alors l’expérience de la même désorientation que le personnage, entouré de techniciens sans la moindre empathie, et il découvre avec lui à la fois le protocole – tester des armes extraterrestres sur des cibles d’abord inertes, puis vivantes – et les conditions de l’expérimentation, qui impliquent de traiter Wikus lui-même comme un animal de laboratoire (Fig. 9). Pendant ce temps, Wikus supplie, demande des nouvelles de sa femme (Fig. 10) : « Do you know if my wife knows where I am ? Sir ? » (0:40:21), mais ces questions lancinantes sont formulées en superposition sur des images dont la fonction est tout autre : enregistrer les données correspondant au protocole scientifique. La déshumanisation de Wikus, insulté et traité sans ménagement (Fig. 11, « Fuck your wife », 0:40:34), atteint son acmé alors même que son état maladif et son trouble suscitent la sympathie du spectateur. Dans ces conditions, un double sens commence à apparaître, pour justifier la présence de ces documents : leur usage initial – documenter les expériences – se redouble d’une destination complémentaire – servir de pièces à conviction contre ceux-là mêmes qui les ont enregistrées. Le cadrage énonciatif général du film, qui est en grande partie reçu comme un documentaire d’enquête rétrospectif, prend tout son sens : le spectateur devient virtuellement un citoyen en train de s’informer ; et sa réaction scandalisée se fait dans l’espace ambigu qu’est devenue la frontière entre fiction et réalité.

34 Le point culminant de cette séquence est la mise à mort d’un Prawn. Wikus est le seul à identifier l’extraterrestre comme un être pensant à part entière, ce qui signale à la fois sa propre humanité – qui renforce la sympathie à son égard – et la manière dont les autres personnages le considèrent, lui : il n’est pas traité différemment d’un Prawn, alors même que nous en venons à le tenir pour le plus digne représentant de l’humanité. Le dispositif artefactuel incite non seulement à juger la situation, mais à s’impliquer viscéralement : regarder le film se transforme en acte citoyen, en manière de s’engager dans une défense potentielle des extraterrestres, rendus plus proches par le biais de ce personnage victime d’une inhumanité où se reconnaissent les horreurs nazies, et bien sûr la violence de l’Apartheid, sous-texte culturel manifeste du novum de District 9. Confronté à une séquence de ce type, le spectateur est placé dans une situation semi-active, qui me paraît du même ordre que celle du joueur incarnant Adam

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Jensen : il se ressent comme situé dans un environnement social sur lequel il a, au minimum, à exercer un choix axiologique. Cet effet nous paraît susceptible d’être produit par tous les dispositifs artefactuels, ce qui est le cas à l’évidence pour Deus ex : Mankind Divided, mais aussi pour un roman comme Dreamericana, ne serait-ce qu’en donnant envie de lire le cycle entier d’Hades Shufflin, envie qui se réalise dans l’artefact principal, le roman enchâssé où, enfin, le lecteur peut jouer à être le lecteur de Shufflin.

Conclusion

35 Nous avons ici posé les bases d’une analyse comparative des différents niveaux de sens impliqués par les dispositifs pseudo-documentaire dans le cadre de divers supports médiatiques. Cette piste d’étude nous paraît prometteuse, car elle permet de rapprocher d’une manière spécifique différents supports médiatiques. La nature même des artefacts en fait des objets fictivement hétérogènes par rapport au médium où ils s’inscrivent. Penser cette hétérogénéité dans le cadre d’un seul support médiatique, par exemple un récit textuel, revient en fait à l’aplatir en la ramenant à un seul type d’énonciation. Au contraire, mettre en relation un mode de fonctionnement similaire dans la littérature, l’audiovisuel et le jeu vidéo, offre l’occasion de mettre en perspective le type d’effet de réel engagé par ce dispositif. En particulier, le caractère foncièrement ambigu de ses modalités fictionnelles et narratives se révèle à plein. Un artefact engage un décrochage ontologique qui tient de la métalepse – faisant glisser le questionnement et le positionnement du lecteur/spectateur/joueur vers une forme de métatextualité, ou engageant une interprétation à plusieurs niveaux de réalité, au risque de manifester une artificialité de la fiction, de rompre l’illusion – mais aussi de l’intensification de l’immersion – en nous incitant à nous considérer comme partie prenante du monde fictionnel. C’est cet équilibre spécifique entre métatextualité et illusion référentielle que la métaphore du joueur de jeux de rôle doit permettre de désigner : une forme d’immersion participative, qui n’est pas limitée au jeu vidéo mais est bel et bien introduite dans ces supports médiatiques présentés comme généralement « passifs » que sont la littérature et le cinéma.

BIBLIOGRAPHIE

Corpus

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NOTES

1. P. Nicholls et C. Robu, « Sense of Wonder », The Encyclopedia of Science Fiction, [en ligne], consulté le 14 février 2020, http://www.sf-encyclopedia.com/entry/sense_of_wonder : « [The Sense of Wonder] is created by the writer putting the readers in a position from which they can glimpse for themselves, with no further auctorial aid, a scheme of things where mankind is seen in a new perspective. » « [Le sense of wonder] est produit lorsque l’écrivain met ses lecteurs en position d’apercevoir par eux-mêmes, sans aide auctoriale supplémentaire, un état du monde faisant voir l’humanité sous une nouvelle perspective » (nous traduisons). 2. Les artefacts ne sont néanmoins pas toujours surchargés de sens, ayant alors un rôle surtout ornemental. 3. Il peut s’agir d’« articles de journal » qui traînent sur les bureaux des jeux « Deus Ex », dont le joueur saisit très vite qu’ils viennent en surplus ; ou encore les entrées encyclopédiques ajoutées dans une série comme « Mass Effect ». 4. Pour une étude approfondie du dispositif, on peut se reporter à Bréan 2017. 5. Le texte en question a bien été écrit, à la demande de Fabrice Colin, par Vincent Ferré, spécialiste de Tolkien dans notre réalité et auteur de l’ouvrage cité. Il présente aussi des notes qui font alterner références réelles à Tolkien et fictives à Shufflin. 6. L’ambiguïté tient à ce qu’il reste parfaitement possible de lire ce récit enchâssé comme une production fictionnelle, où se manifesteraient des fantasmes de Shufflin : un texte cathartique l’aidant à régler les problèmes mentaux qui le hantent. 7. Il s’agit de ce fait d’une figuration très différente de celle qu’on trouve dans des récits naturalisant l’immersion dans un jeu vidéo, qui voit le personnage « réel » occuper avec ses souvenirs et ses aspirations l’espace rempli par un « avatar » dont il bénéficie éventuellement des facultés physiques. 8. Deus Ex (Eidos Interactive 2000), Deus Ex : Invisible War (Eidos Interactive 2003), Deus Ex : Human Revolution (Square Enix 2011), Deus Ex : The Fall (Square Enix 2013). 9. À l’immersion empathique, il faudrait ajouter des facteurs propres au plaisir ludique, et en particulier la possibilité de rejouer : lors d’une partie ultérieure, un joueur peut neutraliser les déterminations axiologiques simplement pour faire l’expérience d’une variante. Il ne faudrait pas pourtant sous-estimer la force de la prescription fictionnelle : certains joueurs ne pourront jamais se résoudre à accompagner des développements contraires à leurs convictions (Lange 2014). 10. Ce qu’on désigne comme l’« identité projective » (projective identity) est résumé ainsi par Fanny Barnabé : « combine[r] les valeurs propres au joueur et ce que le jeu lui a appris sur l’essence de son avatar ou ce qu’il tend à devenir » (2018). 11. Les films dits « Found Footage » sont des films composés entièrement d’artefacts vidéo « retrouvés » et livrés tels quels. Il s’agit d’une technique spécifique, mais plus présente en science-fiction depuis une vingtaine d’années. 12. Au cours de la deuxième partie, alors que Wikus est devenu un fugitif, les segments pseudo- documentaires sont plus difficiles à justifier et la narration filmique devient plus traditionnelle : dans ce cadre, les artefacts deviennent surtout des moyens de creuser une distance entre une « vérité officielle » – mensonges médiatiques et témoignages de personnages ignorant les faits – et une « réalité » à laquelle le film nous donne accès.

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RÉSUMÉS

Notre hypothèse est que, en dépit des différences apparentes, induites par les supports médiatiques, un même mécanisme cognitif est à l’œuvre s’agissant de dispositifs pseudo- documentaires, mécanisme qui renforce l’impact de la fiction et aide à tresser l’intrigue. Ce mécanisme cognitif, interprété jusqu’ici selon le paradigme de l’enquête, doit être plutôt considéré à partir d’une autre métaphore, celle du joueur de jeux de rôles. Il s’agit de souligner que l’implication cognitive et affective (distanciation et immersion) de l’usager de fiction correspond à un positionnement axiologique qui ne prend sens que s’il se considère partie prenante du monde fictionnel, en particulier par le biais d’artefacts fictionnels, c’est-à-dire de documents fictifs appartenant au monde de la diégèse. Pour tester et nuancer cette hypothèse, nous étudions en succession trois œuvres : un roman de Fabrice Colin, Dreamericana (2003), le jeu vidéo Deux Ex : Mankind Divided (2016) et le film District 9 de Neil Blomkamp (2009), de manière à établir en quoi une forme d’immersion participative, qui n’est pas limitée au jeu vidéo, est bel et bien introduite dans ces supports médiatiques présentés comme généralement « passifs » que sont la littérature et le cinéma.

Our hypothesis is that, despite the apparent differences, induced by the various media, the same cognitive mechanism is at work with regard to pseudo-documentary devices, a mechanism which reinforces the impact of fiction and helps to weave the plot. This cognitive mechanism, interpreted so far according to the paradigm of the detective, must rather be considered using another metaphor, that of the role-playing player. We aim to show that the cognitive and affective implication (estrangement and immersion) of the user of fiction corresponds to an axiological positioning which becomes meaningful only if he considers himself part of the fictional world, most notably because of fictional artifacts, i.e. pseudo documents coming from the fictional world. To test and qualify this hypothesis, we study in succession three works : a novel by Fabrice Colin, Dreamericana (2003), the video game Deux Ex : Mankind Divided (2016) and the movie District 9 by Neil Blomkamp (2009), in order to establish how a form of participatory immersion, which is not limited to video games, is indeed introduced into these media supports presented as generally « passive » such as literature and cinema.

INDEX

Index géographique : France, États-Unis, Afrique du Sud Index chronologique : XXIe siècle Mots-clés : science-fiction, artefacts fictionnels, fiction documentaire, immersion

AUTEUR

SIMON BRÉAN Sorbonne Université, CELLF 16-21 (UMR 8599). Spécialiste de la littérature de science-fiction française, de la théorie de la fiction, du roman français des XXe et XXIe siècles.

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De quoi parle-t-on lorsqu’on parle de narration vidéoludique ? Mondialité et narrataire-enquêteur

Martin Ringot

Introduction

1 Formalisée par Gérard Genette (1972 : 71), la distinction classique concernant la narration suppose l’établissement d’un discours narratif, ou récit, qui est l’exposition de la fabula, la succession d’événements que le narrateur expose au moment de l’acte de narration. Cette distinction met en lumière le récit comme élément essentiel à la narration et fait de l’exposition séquentielle d’informations fictionnelles dans un discours le mode privilégié de la narration.

2 La narration étant une situation de communication, elle implique un message narratif (par exemple, le récit), un émetteur et un récepteur. Dans le cas de dispositifs séquentiels comme un roman ou un film, ces catégories sont assez bien délimitées, bien que l’on soit conscient, au moins depuis Umberto Eco (1979), de la collaboration interprétative du lecteur qui ne se contente pas d’être un récepteur passif. Mais qu’en est-il des jeux vidéo, et, notamment, de ce que Marc Marti appelle les « jeux évolutifs » qui « s’éloignent des modèles canoniques du récit » car le joueur « n’est plus “guidé” par une trame narrative (unique ou multiple) d’enchaînement des niveaux ou des épreuves » mais « au contraire en grande partie laissé libre grâce aux possibilités nombreuses d’interactions qui lui sont offertes » (Marti 2014 : § 42) ? L’une des déclinaisons les plus courantes actuellement de ces jeux évolutifs est ce qu’on appelle les jeux en monde ouvert, joués seul ou en ligne, qui laissent le joueurs et joueuses évoluer dans un tissu de quêtes principales et secondaires, leur procurant ainsi une certaine marge de manœuvre dans l’avancée de l’action.

3 Dans ce contexte particulier, le discours narratif en tant que tel semble bien moins maîtrisé que dans le cas d’un dispositif séquentiel ou même d’un jeu non évolutif (à l’instar d’un jeu de plateforme avec une succession relativement linéaire d’espaces de

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jeu). Le message narratif se dissout donc dans une multiplicité de stratégies de communication : que faire, alors, du rôle du narrataire ? De quelle manière peut-il être le récepteur d’un message narratif, d’un récit, dans un dispositif dont il se trouve être l’acteur, voire l’agenceur ?

4 Pour répondre à cette question, il convient de se demander de quoi l’on parle lorsqu’on parle, dans les jeux vidéo d’aventure en monde ouvert, de « narration vidéoludique », et quelles sont les stratégies qui président à sa mise en place. Nous devrons pour cela nous intéresser ce qui fait d’un environnement narratif un monde, et adapterons à ce titre la notion de worldness proposée par Klastrup et Tosca (2004) au contexte vidéoludique. Cela nous permettra, par extension, d’explorer la question de la place du narrataire, ce qui nous amènera à envisager la narration dans les jeux à monde ouvert à partir du modèle du « narrataire-enquêteur ».

L’aporie du récit vidéoludique

5 Selon Renée Bourassa, les jeux vidéo ne constituent pas « une forme narrative à l’état pur » mais croisent deux stratégies organisationnelles, un mode narratif et un mode « narratif/expérientiel », qui mettent en place des modalités narratives qui semblent incompatibles : Cette particularité pose une forme d’aporie entre, d’une part, le mode linéaire et temporel de la narrativité et, d’autre part, le mode non linéaire et spatial où se situe l’interactivité. De tels mondes fictionnels opèrent dans une oscillation constante entre ces deux paramètres fondamentaux. (Bourassa 2010 : 156)

6 Marc Marti rejoint cette conception lorsqu’il distingue, dans les jeux « à faible contenu narratif », à la suite de Bertrand Gervais et de Raphaël Baroni, les éléments narratifs de ce qu’il appelle « l’endo-narratif », constituant tout ce qui, dans le cadre du récit ludique, ne relève pas directement du discours narratif. Dans les jeux à faible contenu narratif, ce seraient principalement les éléments endo-narratifs qui seraient mobilisés par le joueur pour enrichir sa connaissance de la diégèse : En effet, ces jeux « à contenu narratif faible » ou endo-narratifs, reposent essentiellement sur l’identification d’un objectif de joueur chiffrable et assimilable à des performances physiques (réflexe, motricité, vitesse). Les jeux de combat, de course, de réflexion, de sport, de plateforme ainsi que les jeux de cible constituent de bons exemples de ce dernier prototype. Le contenu narratif est faible, car c’est avant tout le score atteint qui constitue l’objectif du joueur. Très souvent, ils proposent des écrans où le score, le temps, ou des éléments du même type occupent une place centrale pendant la partie. (Marti 2014 : § 21)

7 À l’inverse, les « jeux à intrigue complète » donneraient une impression de progression, renforcée par les cinématiques. Dans ces derniers, il s’agit principalement pour Marti « d’intégrer les épisodes joués, qui sont principalement du ressort de l’endo-narratif, dans une progression narrative explicite. » (Marti 2014 : § 28)

8 L’exemple choisi par l’auteur pour illustrer le rapport du joueur aux éléments endo- narratifs est celui de Mario Kart : Double Dash !!, où sont affichés à l’écran des éléments comme la vitesse, la position dans la course, le plan du circuit ou le chronomètre. Mais en quoi ces éléments ne participeraient-ils pas, dans le cadre d’un récit de course, de la narrativité ? Le récit d’une course ne consiste-t-il pas, précisément, à rendre compte de son déroulement, jusque dans ses détails techniques ? Par ailleurs, tout porte à voir

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dans le récit ludique tel qu’il est décrit ci-dessus un dispositif narratif fragmenté en séquences aux modalités d’interaction différentes.

9 Considérer de la sorte le récit ludique serait omettre que la narration vidéoludique s’inscrit dans une situation de communication entre un joueur et une machine, dans un rapport à l’intrigue qui est de l’ordre de la co-construction. Comme dans toute autre forme narrative, le joueur doit mobiliser une encyclopédie, au sens où l’entend Umberto Eco1 pour reconstruire le message narratif – ou endo-narratif – et le non-dit qu’il comporte. Plutôt que de reposer sur un nombre restreint de signaux à la manière d’un livre (discours textuel) ou d’un film (transmission audio-visuelle), le dispositif narratif vidéoludique se distingue par la multiplicité des canaux par lesquels ce message narratif circule jusqu’au narrataire : image, son, texte, toucher (on pense à la vibration des manettes), mécaniques de jeu, etc. Autant de signaux qui ne peuvent pas être pensés ni conçus séparément au sein d’un message narratif : au moment de la réception, ils ne constituent pas autant de discours distincts, mais composent un message unique qui est compris comme tel par le narrataire.

10 Ces différents canaux s’inscrivent dans la mise en place d’un rapport d’oscillation entre le joueur et le jeu – voire le paratexte – permettant au récit ludique de se produire. Nous reprenons ici les termes de Rémi Cayatte qui propose une polarisation entre l’expérience-cadre (tout ce qui est prévu par les développeurs) et la procédure (ce que le joueur en fera) pour voir dans la boucle interactive entre les deux émerger la narration vidéoludique : La spécificité de la narration vidéoludique repose […] sur la possibilité, voire la nécessité, de faire porter alternativement cette responsabilité narrative sur un pôle puis l’autre, dans une dynamique d’oscillation cybernétique entre deux types d’auteurs : les concepteurs et les joueurs. Autrement dit, cette spécificité ne s’appuie pas tant sur l’un ou l’autre des deux pôles […], mais sur la manière dont ces pôles sont reliés. Les caractéristiques de ce dialogue peuvent varier d’un jeu ou d’un genre de jeu à l’autre, ainsi qu’au fil d’une même expérience de jeu. (Cayatte 2018 : § 38)

11 La narration vidéoludique serait donc le produit d’une interaction entre ces deux figures que sont la machine et le joueur, lequel se retrouverait ainsi dans une position de co-auteur du récit ludique. Mais comment peut-il être narrataire d’un récit qu’il est occupé à co-produire par le biais d’une interactivité non seulement cognitive (l’interprétation du message narratif) mais aussi fonctionnelle (l’action du joueur est nécessaire pour que le récit avance) et explicite (cette action détermine l’évolution du récit), pour reprendre les notions proposées par Eric Zimmerman (2004) ? Il est donc difficile de voir de quelle manière le joueur, ainsi impliqué dans la co-construction du récit vidéoludique, peut être le récepteur d’un message narratif auquel il contribue lui- même.

12 Cela voudrait-il donc dire que le véritable récepteur du message narratif vidéoludique serait un tiers ? Pas selon Massimo Maietti pour qui, structurellement, les jeux vidéo ne peuvent pas constituer un récit efficace : Les jeux vidéo tendent à la répétition itérée de séquences textuelles qui procurent du plaisir à celui qui effectue la performance de jeu, mais qui apparaîtront comme d’incompréhensibles boucles narratives aux yeux du lecteur terminal. (Maietti 2004 : 113, nous traduisons)

13 Par exemple, tout jeu vidéo de type die and retry tend à aller dans ce sens : une partie d’un jeu comme Super Meat Boy consiste en une répétition de séquences de plateforme

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qui font l’objet d’un apprentissage de la part du joueur – sauf situation exceptionnelle ou speedrun2 – et le spectateur est face à une répétition d’actions qui n’a pas lieu d’être dans l’économie d’un récit. La situation de communication narrative construite dans ce type de jeu est incomplète, soit par manque de message narratif fonctionnel, soit par l’absence d’un récepteur défini.

14 Nous nous retrouvons donc face à une situation de communication narrative à laquelle manque soit un message narratif fonctionnel, soit un récepteur clair.

Du discours narratif au monde fictionnel

15 Faut-il alors voir dans le récit comme message narratif un modèle non viable pour la narration vidéoludique ? Si la narration par l’oscillation produit un discours narratif à la fois morcelé – du fait de l’alternance entre les différentes phases narratives et performatives – et sans véritable récepteur, il conviendrait donc de l’entendre selon d’autres modalités.

16 En dépassant la logique discursive pour parler de narration vidéoludique au profit d’une logique de monde qui permet une organisation dynamique des informations fictionnelles, nous pouvons constater que le monde fictionnel dépasse largement le discours qui le porte, quelle qu’en soit sa forme, ce qui permet de dépasser ce que Marie-Laure Ryan appelle le « culte du signifiant », notamment en littérature : La notion de monde n’annule pas celle de texte, puisqu’il faut un texte pour projeter un monde, mais elle met fin à ce culte du signifiant et de l’essence sacrée du langage littéraire. Contrairement à la conception du texte de la critique postructuraliste, elle ne dirige pas l’attention vers une texture interne, mais vers une réalité dont le lecteur imagine l’existence, ou plutôt fait semblant de l’imaginer, comme indépendante du langage. Les mondes projetés par les textes sont le produit d’une activité cognitive que certains spécialistes appellent simulation mentale. Cette activité construit un espace-temps dans lequel l’usager se transporte en imagination. Pour atteindre ce monde il faut traverser le texte, traverser les signifiants, de sorte que le langage perd la valeur d’objet de contemplation que lui attribuait la perspective textualiste, et devient, ou redevient, un instrument de médiation, de création, et de communication. (Ryan 2016 : 22-23)

17 Ce qu’implique la conception de Marie-Laure Ryan est que le texte et le discours ne sont plus ni les vecteurs principaux d’une narration, ni la fin de celle-ci, mais autant de vecteurs d’informations au même titre que le reste de l’expérience-cadre qui permet de déployer un monde fictionnel. Ce dépassement du texte est patent dans le développement de la narration transmédia qui fait exister un monde à travers plusieurs médias, chaque itération venant compléter les informations sur ce monde. Plus que les intrigues qui structurent chaque œuvre littéraire ou cinématographique, ce sont les informations qu’elles permettent d’égrainer qui finissent par donner à l’environnement ce que Klastrup et Tosca ont appelé worldness, que nous traduisons ici par mondialité. Cette mondialité est déterminée, dans les mondes transmédiatiques, par trois critères : le mythos (l’ensemble des histoires qui donnent consistance au monde), le topos (la configuration spatiale du monde et le type d’univers) et l’ethos (le code moral qui lui préside) (Klastrup et Tosca 2004).

18 Nous proposons d’adapter cette typologie du monde fictionnel au contexte des mondes vidéoludiques. Pour ce faire, il convient d’intégrer l’idée de monde au contexte vidéoludique, c’est-à-dire dans ce qu’impliquent l’expérience-cadre et la réalité

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technique. D’une part, il faut ajouter aux trois critères constitutifs du worldness ce que nous proposons de nommer le prâgma, c’est-à-dire tout ce que le monde laisse en suspens, inaccompli, imparfait : ce qui, dans l’expérience-cadre, en tant que « machine paresseuse » (Eco 1979 : 24), dépend de l’intervention du joueur pour s’actualiser. Un monde vidéoludique peut se définir par sa part d’inaccompli : chaque jeu évolutif est proposé avec son lot de quêtes, principales et secondaires, avec son ensemble d’objets à collectionner et d’habitants à aider.

19 Dans The Witcher III : Wild Hunt (CD Projekt RED 2015), par exemple, c’est dans un monde inaccompli que Geralt de Riv évolue : les intrigues politiques qui attendent d’être démêlées et infléchies, les problèmes personnels d’habitants nécessitent le conseil d’un sorceleur, les contrats de chasse à monstre semblent oubliés sur les panneaux d’affichage des villages… Autant d’engrenages manquants qui n’attendent que l’interaction fonctionnelle – voire explicite – des joueurs et des joueuses pour faire tourner le monde fictionnel. Il suffit d’ouvrir la carte du monde pour s’en rendre compte : chaque zone visitée se remplit d’indicateurs de quêtes, principales et secondaire, autant de points d’intérêt qui sont grisés une fois la quête accomplie, laissant à la fin un monde lisse et vide de toute nouvelle accroche pour le joueur (fig. 1).

Fig. 1 : La carte dans The Witcher III. Tous droits réservés

20 S’il est important de définir un monde fictionnel vidéoludique par les conditions pragmatiques de son exploration, il ne faut pas oublier qu’il s’agit aussi de l’exécution d’un programme, le produit d’un software et d’un hardware travaillant de concert pour donner à voir, à entendre et à toucher un environnement que le joueur traverse. C’est pourquoi nous proposons d’ajouter comme critère de worldness vidéoludique la tekhné, autrement dit les différentes manifestations techniques du jeu. Lorsqu’un jeu tarde à matérialiser une partie du monde où se trouve l’avatar du joueur, certaines textures ou certains éléments en trois dimensions apparaissent subitement sous ses yeux : il n’est pas rare, dans The Legend of Zelda : Breath of the Wild (Nintendo 2017), de voir apparaître des arbres dans le champ de vision de l’avatar ou la texture de certains bâtiments se préciser parce qu’il est arrivé trop vite, après une chute par exemple. De la même manière, lorsque le monde se charge d’éléments à l’écran, le nombre d’images par secondes tend à chuter pour continuer d’afficher l’ensemble des informations. Un monde vidéoludique ne peut pas se penser, donc, indépendamment de ses

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manifestations concrètes, et le message narratif co-construit entre le jeu et le joueur comporte nécessairement ces deux catégories.

21 De la même manière, les conditions physiques d’exploration du monde font partie de la tekhné. Certains jeux vidéo étant pensés pour un appareil en particulier, il est difficile de détacher le monde vidéoludique – ainsi que sa communication narrative au joueur – qu’ils déploient de la plateforme qui en permet l’existence. Ainsi, l’expérience que le joueur peut avoir d’un monde vidéoludique est liée au type de contrôles choisi et au contrôleur en question, la machine qui fait tourner le jeu, etc. Au-delà des conséquences techniques et graphiques que cela peut avoir, c’est l’entrée dans le monde et ses modalités que la tekhné détermine. C’est quelque chose que Nintendo fait souvent dans sa série The Legend of Zelda. Dans un jeu comme The Legend of Zelda : Skyward Sword (Nintendo 2011), la Wiimote3 ne fait qu’un avec le personnage de Fay qui est aussi l’épée du protagoniste, et brouillera les pistes entre l’espace ludique et le contexte de jeu lorsqu’elle avertira le joueur que les piles de sa manette sont bientôt à plat. De la même manière, The Legend of Zelda : Breath of the Wild était pensé à l’origine pour sortir sur Wii U, dont le contrôleur est une manette comportant un écran. Dans les premières versions du jeu, l’écran du « Gamepad » était censé être mis en avant, créant une correspondance entre la « tablette Sheikah » avec laquelle Link interagit tout au long du jeu et la manette dans les mains du joueur. Ces différentes solutions tendent à établir entre le jeu et le joueur un rapport métaleptique, en ce que la correspondance entre l’accessoire de jeu et l’objet virtuel apportent une information narrative liée au toucher et à une localisation particulière du son et – dans le cas du Gamepad – de l’image qui déportent les éléments narratifs en dehors de l’écran de jeu (fig. 2).

Fig. 2 : Le prototype de The Legend of Zelda : Breath of the Wild tel que prévu sur Wii U. Tous droits réservés.

Prothèse numérique et expérience d’un espace

22 Les conditions techniques de matérialisation du monde vidéoludique font donc partie de sa worldness, de même que l’inaccompli qui l’habite. Ces deux critères que nous proposons d’ajouter ne font que remettre au centre le rôle du joueur dans l’actualisation du récit, sans pour autant répondre à la question du narrataire. En fait,

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l’entrée du joueur dans le monde fictionnel semble se faire par le biais de ce que Bruno Fraschini appelle une « prothèse numérique », c’est-à-dire ce qui permet au joueur d’agir sur le monde fictionnel vidéoludique. Qu’il s’agisse de l’avatar, du pointeur ou du véhicule contrôlé, c’est l’élément fictionnel sans lequel le joueur ne serait que spectateur : Nous définissons ce simulacre une prothèse numérique ; quelque chose qui donne à l’être humain la possibilité d’accomplir des actions dans un monde dont il ne fait pas « réellement » partie. Éliminer la prothèse numérique n’affecte absolument pas la cohérence et la réalité du monde symbolique créé par le calculateur : cela en empêche simplement l’accès au joueur. Si celle-ci disparaît, c’est aussi pour l’usager la possibilité d’interagir avec les images à l’écran qui disparaît. Dans ce cas, le joueur est réduit au simple rang de spectateur et le jeu vidéo se réduit à de simples graphismes générés à l’ordinateur, à des animations électroniques, non interactives. (Fraschini 2002 : 110-111)

23 L’avantage du concept de prothèse mis en avant par Bruno Fraschini est qu’il permet de lier l’avatar contrôlé par le joueur et les conditions matérielles de cette interaction, dans le cadre de l’exploration du monde fictionnel. La prothèse numérique est la porte d’entrée du joueur pour accéder à l’espace ludique, mais elle montre aussi le statut particulier de ce dernier et de son avatar par rapport à l’espace qu’il traverse. Ce statut d’entre-deux se trouve souvent reflété dans le récit qui est fait du protagoniste qui évolue dans le monde fictionnel d’un jeu évolutif, comme différents exemples de jeux vidéo de la dernière décennie permettent de le constater. Dans The Elder Scrolls V : Skyrim (Bethesda Game Studios 2011), le joueur contrôle un condamné à mort qui échappe de peu à son exécution suite à l’attaque d’un dragon. Il devra donc sans cesse faire ses preuves auprès d’une communauté méfiante et gravir les échelons des différentes guildes. Dans la série The Witcher, le personnage de Geralt est traité en paria par la population du continent : au passage de l’avatar contrôlé par le joueur dans le troisième opus, les insultes et les crachats fusent, les soldats mettent le personnage en garde et même les chats se montrent agressifs. Dans Red Dead Redemption II (Rockstar Games 2018), le joueur contrôle Arthur Morgan, le membre d’une bande de gangsters qui traverse un territoire en essayant de s’intégrer à la société locale tout en commettant une série de délits (arnaques, braquages, homicides) poussant le groupe à changer de cachette régulièrement pour échapper à la justice régionale et fédérale. Si bien qu’en permanence les actions du joueur sont jugées à l’aune d’une jauge d’honneur qui détermine le comportement de la population à son égard et les possibilités en jeu. Ce décalage peut être si patent que la prothèse tend à disparaître lorsque la quête principale a été accomplie : dans The Legend of Zelda : Link’s Awakening (Nintendo 1993), c’est l’île de Cocolint tout entière qui disparaît et Link, le personnage incarné par le joueur, se réveille au milieu de la mer. Tout se passe comme si le monde excluait la prothèse vidéoludique une fois que tous les éléments ayant trait au prâgma ont été accomplis4.

24 La prothèse numérique permet donc au joueur d’entrer dans un espace à traverser selon différentes modalités pragmatiques. Pour autant, la question de l’insertion possible d’une expérience narrative au sein de l’expérience d’interaction humain- machine reste à poser. Ce qu’on remarque, c’est que la prothèse permet de s’inscrire tant dans un discours que dans un espace narratif. Ce n’est plus d’un récit, fût-il interactif – bien que le joueur puisse être consulté lors d’une disjonction de probabilité – qu’émerge la narration, mais bien de la réorganisation d’informations disposées sur ce que Renée Bourassa appelle une « métaphore spatiale » (2010 : 44). En

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jouant s’opère une reconstruction, au contact de l’encyclopédie du joueur, du monde fictionnel, cette mondialité étant projetée dans l’espace ludique et perçue par le biais de la prothèse numérique.

25 Cet espace ludique peut aussi bien projeter des mondes fictionnels mimétiques ou axiomatiques, selon la typologie proposée par Olivier Caïra (2011) : le pôle mimétique de la fiction recherche comme référentiel des éléments issus de la réalité, alors que le pôle axiomatique déploie une fiction reposant sur des axiomes, des présupposés mathématiques. Ainsi, l’espace d’un jeu comme Skyrim déploie un monde fictionnel aussi bien que celui d’un Tetris (Pajitnov 1984) ; la différence narrative entre les deux se situe dans la nature du monde proposé. Alors que Skyrim participe, sous plusieurs aspects, d’une fiction mimétique (le joueur interagit avec des personnages humanoïdes et suit différentes intrigues politiques), Tetris ne fait que communiquer au joueur une fiction reposant sur un problème mathématique (le casse-tête permanent consistant à emboîter différents tétrominos). Ainsi, le monde communiqué est un monde mathématique, au même titre que le monde proposé par Edwyn Abbott Abbott dans son roman Flatland (1884) qui repose sur l’hypothétique existence d’un univers en deux dimensions. Les canaux employés pour diffuser un monde ne sont pas nécessairement pertinents pour déterminer si la fiction tend vers le pôle mimétique ou vers le pôle axiomatique : qu’un jeu textuel comme Colossal Cave Adventure (Crowther et Woods 1976) organise les informations relatives au monde qu’il présente sous la forme d’une série de descriptions proposées au joueur selon la direction qu’il décide de suivre, ou que ce soit à un jeu d’aventure comme The Legend of Zelda (Nintendo 1987) de le faire en présentant au joueur des forêts, des grottes et des montagnes grâce à l’affichage d’images, tous deux projettent, par des procédés différents, une fiction tendant vers le mimétique. Ce principe de projection rejoint l’idée de Janet Murray selon laquelle les jeux vidéo proposent, plus que les autres media, une intrigue spatialisée, elle proposait déjà en 1997 dans Hamlet on the Holodeck ce trait comme particularité de l’environnement numérique : « L’ordinateur affiche une histoire qui est aussi un espace » (1997 : 82, nous traduisons).

26 Cela étant, nous considérons qu’en matière de jeux vidéo, il n’est pas tant question d’une spatialisation de l’intrigue que de la mise en monde d’une base de données. Ainsi, dans ces jeux, le rôle du narrataire n’est plus celui du récepteur d’un discours narratif, fût-il exprimé par un espace, mais est comparable à celui d’un enquêteur qui rassemble à partir de ses observations du monde fictionnel une série d’informations qu’il réagence pour construire sa propre version du monde fictionnel. Le récit est une des manifestations de cette reconstruction.

Perception et reconstruction : le narrataire-enquêteur

27 Si la narration est, comme nous l’avons vu, la communication d’une base de données par le biais d’un monde qui organise les conditions de sa propre exploration, alors les éléments narratifs sont autant d’indices qui permettent au joueur de reconstruire l’intrigue. Les jeux vidéo encouragent donc, par différentes manières, les joueurs à l’enquête (élucider un mystère, retrouver un objet, résoudre une énigme, etc.). Ainsi, comme caractéristique qu’elle identifie dans les jeux vidéo, Gaëlle Debeaux propose la « matrice de l’enquête » :

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[…] de nombreux jeux vidéo font du joueur un enquêteur, inspecteur ou détective privé, voire un être solitaire devant retrouver son chemin, mener à bien des missions ou partir à l’aventure pour acquérir de l’expérience. L’exploration d’un espace ludique en vue de la résolution d’une énigme, espace dans lequel divers objets peuvent être supports d’une interaction comme le sont certains mots ou expressions dans l’hypertexte de fiction, fait ainsi progresser l’interacteur dans un univers fictionnel et accompagne la narration. (Debeaux 2017 : 332)

28 Force est de constater que la fiction proposée dans les mondes vidéoludiques évolutifs au sens où l’entend Marc Marti tend à mettre le joueur dans une situation d’enquête, laquelle aboutit à la reconstitution d’un récit, qu’il s’agisse d’une succession d’événements ou d’un « récit ludique » tel que l’entend Ivan Fulco (2002, 66), c’est-à- dire l’ensemble des mouvements qui composent le déroulement d’une partie5. Dans The Witcher III : Wild Hunt, certaines phases de nombreuses quêtes consistent à reconstruire, à partir d’indices, le déroulé d’événements pour retrouver une personne disparue ou un monstre caché. Et cette construction d’un récit a posteriori est exprimée jusque dans le comportement de l’avatar : à mesure qu’une quête avance, le personnage de Geralt se raconte à lui-même le déroulement des événement, remettant petit à petit un récit dans l’ordre. C’est cette mécanique narrative qui est mise au centre dans un walking simulator6 tel que Gone Home (The Fullbright Company 2013) où la protagoniste, une étudiante de retour chez elle après une année passée à l’étranger, trouve la maison familiale vide avec sur la porte un mot de son frère lui disant de ne pas s’inquiéter. Le rôle du joueur, suggéré par la situation initiale, sera de fouiller la maison inhabitée pour comprendre les origines du drame qui semble avoir eu lieu. En inspectant les lettres et les objets personnels des différents membres de la famille, le joueur peut reconstruire, en même temps que Kaitlin, le récit des événements passés.

29 Il n’a pas fallu attendre le jeu vidéo pour voir apparaître ce procédé narratif : la situation fictive du manuscrit retrouvé en littérature, du found footage au cinéma, ou encore le genre policier dans les deux médias, tendent à déployer une narration qui suppose une recherche de la part d’un personnage et/ou du récepteur pour reconstruire une intrigue. C’est en tout cas la conception de Peter Brooks qui considère que « toute narration, même la plus simple, est herméneutique par intention, lorsqu’elle prétend retracer un événement afin de le rendre perceptible » (Brooks 1992 : 34). D’un point de vue structurel, on retrouve dans tout récit correspondant à cette logique d’enquête une double temporalité, le temps de l’énonciation et le temps de l’événement reconstruit, qui met le lecteur ou le spectateur dans une position d’enquêteur. À cela s’ajoute le temps de l’actualisation au moment de la réception.

30 Mais c’est surtout dans le contexte des jeux vidéo que cette double temporalité (le temps de l’enquête et le temps du récit) met en évidence et facilite la dimension spatiale du dispositif narratif. Le joueur n’est plus tant impliqué dans un discours linéaire ou multilinéaire que dans un espace qui organise les conditions de sa propre exploration7, lui permettant de rassembler des informations dans un ordre moins contraint que dans une situation multilinéaire. De ce fait, pour reprendre les mots de Massimo Maietti, on passe, notamment dans le cas du jeu vidéo évolutif, d’un hypertexte en arbre à un hypertexte en réseau, rapprochant l’expérience ludique de ce qui pourrait passer pour une narration rhizomique8. Comme on l’a vu pour d’autres jeux qui mettent en place une dynamique d’enquête, à l’instar de The Witcher III ou Gone Home, ce sont aussi, dans The Legend of Zelda : Breath of the Wild, deux temporalités qui agissent en parallèle : en contrôlant un avatar qui se réveille d’un sommeil de cent ans,

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le joueur doit à la fois découvrir ce qui fait le monde fictionnel d’Hyrule au moment où il traverse le territoire – son topos, ses habitants et les règles morales qui les régit (ethos), ses histoires, ses dangers – mais aussi son mythos, c’est-à-dire l’histoire de la calamité Ganon, la découverte des créatures divines, l’enrôlement de Link comme Prodige et la catastrophe finale. Malgré la différence de logique entre les deux temps de la narration – les souvenirs sont à replacer dans une ligne temporelle alors que l’exploration d’Hyrule répond à une logique spatiale – ils contribuent tous deux à la constitution du worldness d’Hyrule, tout comme l’ensemble de quêtes principales et secondaires qui en assurent le prâgma.

Subjectivité et partialité

31 Un monde fictionnel vidéoludique est caractérisé par sa mondialité que composent les cinq catégories que nous avons décrites précédemment. C’est une base de données organisée dans un espace que le joueur découvre et interprète selon son encyclopédie personnelle. Mais comme chaque joueur dispose d’une encyclopédie différente, constituée en fonction des expériences et des apprentissages passés, c’est aussi leur perception et leur compréhension de la mondialité qui varie. Ainsi, un monde vidéoludique peut se raconter de manière radicalement différente en fonction du joueur qui le traverse. Non seulement l’encyclopédie de ce dernier déterminera la manière dont les informations seront reçues, mais les conditions matérielles d’actualisation du monde vidéoludique ont aussi un impact sur l’expérience narrative que l’on peut avoir d’un jeu.

32 Que nous raconte Minecraft (Mojang 2011) ? Quelle est l’expérience narrative qui en résulte ? Chaque partie, chaque manière de jouer, est une lecture différente de la base de données organisée en espace modifiable. Une personne qui joue au mode « Survie » se racontera le monde de Minecraft différemment par rapport à une autre qui ne fait que des parties en « Créatif » : la première devra collecter des ressources, de la nourriture, se construire un abri, échapper aux monstres la nuit et dans les mines, fabriquer des objets en fonction de ses ressources, alors que la seconde pourra se concentrer sur la construction de bâtiments, de villes entières ou même de systèmes informatiques grâce à l’utilisation de la « redstone », un minerai qui permet de créer des circuits électriques.

33 Dans un même mode de jeu, différents parcours de jeu et joueurs-modèles donnent lieu à une multiplicité, ou même à une infinité de mondes perçus. Ainsi, dans un même monde, deux joueurs peuvent, via leurs prothèses numériques respectives, avoir une expérience différente d’exploration, de construction ou de découverte en fonction de leur encyclopédie, et ainsi reconstituer deux bases de données imaginaires qui ne sont identiques ni entre elles, ni à la base de données réelle9 qui sous-tend le monde fictionnel. Et il ne s’agit pas uniquement, encore une fois, de bases de données composées des éléments diégétiques et référentiels, mais aussi des mécaniques de jeu et, plus largement les unit operations (Bogost 2006) qui le structurent : ainsi, un usager exclusif du mode « Créatif » ne sera pas au contact avec le système d’artisanat et avec ses règles, qui pourtant sont au cœur du mode « Survie ».

34 Il existe ainsi autant de mondes fictionnels reconstruits qu’il y a de liens cybernétiques entre joueur et machine, entre procédure et expérience-cadre (Cayatte 2018). Cela ne signifie pas qu’un jeu vidéo raconte quelque chose de strictement différent d’un cas à

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l’autre : un jeu vidéo déploie une mondialité qui est communiquée au travers d’unit operations ayant trait au mythos, au topos, à l’ethos, à la tekhné et au prâgma, et qui se reconstruit au sein de l’encyclopédie personnelle de chaque joueur qui donnera plus ou moins d’importance aux éléments traités. C’est un monde « imaginaire » qui est reconstruit, ce qui rejoint par endroits ce qu’Espen Aarseth propose d’appeler l’implied game : Un objet de jeu implicite [implied game object] n'existe pas, mais est imaginé par le joueur comme étant ce que le jeu est, ou devrait être. Un jeu truffé de bogues logiciels, par exemple, est perçu comme étant simplement la version défectueuse et réelle d'un jeu implicite inachevé. Nous conceptualisons le jeu réel comme étant sans les bugs gênants, et la version actuelle comme une version de remplacement prématurée et non souhaitée du jeu réel (implicite). (Aarseth 2011 : 66)

35 Espen Aarseth considère en effet que chaque joueur se figure une version idéale du jeu qui ferait fi des aspérités techniques qui en brouillent la perception. Mais, ayant vu dans les bugs et autres glitches autant d’éléments de tekhné du monde fictionnel vidéoludique, nous proposons d’élargir la définition de ce monde imaginaire – ou ce monde supposé – aux anfractuosités du hardware et du software qui le portent.

36 La narration vidéoludique est donc la communication d’un monde fictionnel par le biais d’un lien cybernétique qui est le support d’une enquête chez le narrataire, aboutissant à la construction d’un monde fictionnel imaginaire, ou, pour reprendre Espen Aarseth, « implicite ». Le récit fait partie des différentes modalités de transmission de ce monde, notamment pour les éléments de mythos qui le constituent, mais, comme on l’a vu, il n’est plus le seul vecteur de communication du monde fictionnel, et encore moins sa forme exclusive. Ainsi s’opère une inversion de hiérarchie entre le récit et la narration.

Récit et narration

37 Alors qu’il semble être la forme privilégiée de communication dans le cadre de la narration littéraire, le récit change de statut dans notre modèle du narrataire- enquêteur de monde fictionnel. Dans ce modèle, nous considérons la narration littéraire comme une transmission de monde fictionnel par le biais exclusif du récit, et la narration vidéoludique comme mêlant différentes stratégies de communication telles que le son, l’image ou les mécaniques ludiques pour communiquer non pas un récit, mais des informations sur un monde donné. Ainsi, un monde fictionnel tel que le Paris balzacien est reconstruit par le narrataire-enquêteur via une série de romans qui sont autant de trajectoires dans cet environnement, trajectoires que le joueur ou la joueuse d’un Skyrim tracent par leur propre expérience de jeu. Mais, de ce fait, le récit n’est plus tant moteur de la transmission d’informations fictionnelles, que le résultat du lien cybernétique. Il s’agit, en fait, de ce qu’Ivan Fulco appelle le « récit ludique » (2002 : 65), un « élément-intersection » qui marque la convergence entre les « éléments interactifs » et les « éléments narratifs » – ou, autrement dit, le gameplay d’un côté, et le lore de l’autre.

38 Le récit devient ainsi une sorte de carnet de bord, d’enregistrement de ce que la partie a produit. Dans The Legend of Zelda: Breath of the Wild, il est possible, à partir de la carte du monde, de retracer les deux cents dernières heures de jeu sous la forme d’une ligne verte (fig. 3). Il est possible de remonter le temps afin de suivre, depuis le début de l’aventure, la trajectoire suivie par le joueur via sa prothèse numérique.

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Fig. 3 : L’itinéraire total de jeu dans The Legend of Zelda : Breath of the Wild. Tous droits réservés.

39 Lorsqu’il n’est pas contenu au sein du monde fictionnel comme élément de mythos, le récit est donc un résidu de l’interaction humain-machine, ce qui rejoint le concept développé par Rémi Cayatte sur le récit-gameplay résultant de l’oscillation entre l’expérience-cadre et la procédure. Le récit n’est donc plus central dans la narration vidéoludique. Le narrataire ne serait, en matière de jeu vidéo, pas tant le co- constructeur d’un discours narratif, que l’enquêteur d’une spatialité fictionnelle, le joueur ayant du monde fictionnel vidéoludique une expérience narrative que l’on pourrait qualifier d’empirique.

Conclusion : vers un modèle de narration par l’enquête

40 Afin de mieux comprendre les dynamiques qui sous-tendent la narration vidéoludique, il a été nécessaire de déconstruire en premier lieu la conception de narration comme discours co-construit avec le joueur, en montrant l’aporie que le récit vidéoludique pouvait comporter. Voir la narration dans les jeux vidéo comme un récit auquel prend part le joueur suppose de considérer les jeux vidéo comme un dispositif narratif fragmenté et incomplet, à l’économie de surcroît non efficace à cause des répétitions éventuelles de certaines phases, provoquant un discours saccadé et inaudible.

41 C’est pourquoi nous avons repris l’idée de narration spatialisée pour proposer de passer d’une logique essentiellement temporelle de discours (sous la forme d’un récit) à une logique essentiellement spatiale de monde fictionnel. Ainsi, la narration n’est plus tant un ensemble d’information délivrées au narrataire par le biais d’un récit, que l’organisation dans un environnement donné d’une base de données constituant un monde à découvrir et à comprendre. Cela suppose de dépasser le « culte du signifiant » (Ryan 2016) et de remettre au centre le caractère médial des différents dispositifs de communication comme le texte, l’image ou le son, servant à construire un monde défini par les catégories de Klastrup et Tosca, auxquelles nous avons proposé d’ajouter le prâgma et la tekhné. Il ne s’agit donc plus de (co)produire un discours, mais bien de déployer un monde, un espace fictionnel à traverser par le biais d’une prothèse numérique.

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42 Et c’est bien là qu’intervient le narrataire, qui explore un monde fictionnel comme on visiterait un zoo (Caïra 2016), par l’intermédiaire d’un avatar, un personnage qui est ontologiquement à mi-chemin entre le monde fictionnel et le contexte du jeu. Narrativement, l’avatar est à l’écart du monde qu’il traverse, comme hors-la-loi ou paria, comme monstre ou, simplement, comme un héros qui disparaît une fois sa quête accomplie. Ainsi, la narration par l’enquête permet au joueur de prendre connaissance du monde fictionnel tel qu’il le traverse et de reconstruire une version personnelle en fonction de sa trajectoire au sein de ce monde et de son encyclopédie personnelle. De ce fait, chaque jeu se raconte différemment selon la trajectoire et l’expérience des joueurs.

43 L’idée du narrataire-enquêteur n’est certainement pas une nouveauté en soi : la profusion des romans policiers et films d’enquête qui égrainent des indices pour faire participer le lecteur ou le spectateur à l’enquête en cours n’a pas attendu le jeu vidéo. Et, comme nous le montre Umberto Eco (1979 : 111), le lecteur d’un texte a toujours eu un rôle dans la construction du sens d’un discours. La différence ici tient du fait que c’est bien un monde qui est reconstruit et pas un discours narratif. Par extension, il conviendrait même de voir dans chaque type de support à des discours narratif (romans, films, etc.) autant de dispositifs permettant de faire découvrir aux narrataires un monde à travers une trajectoire particulière, là où le jeu d’aventure en monde « ouvert » organise les conditions de sa propre exploration, permettant une multiplicité de trajectoires.

44 On constate dès lors un renversement dans la manière de voir la narration et le récit, non seulement dans les jeux vidéo évolutifs, mais dans le reste des supports de fiction. Là où la narration était conditionnée par le récit, c’est maintenant le récit qui se trouve être l’un des outils de la narration d’un monde fictionnel, en fût-il le seul vecteur de transmission aux narrataires. Il serait dès lors intéressant de voir en quoi ce dispositif narratif, qui met à disposition du joueur un monde essentiellement téléologique (tout dans ce monde étant utile à l’individu qui le traverse) permettrait de repenser la narration de manière générale et transmédiale. Ce qu’opère la narration vidéoludique par l’enquête simule en effet ce qui se joue dans la narration transmédiale. La multiplication des sources d’acquisition des informations liées au monde fictionnel ainsi que le contrôle limité de l’ordre dans lequel ces informations sont reçues par les narrataires est un mécanisme systématique dans ce genre de dispositif particulier.

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NOTES

1. Dans son Traité de sémiotique générale, Umberto Eco définit l’encyclopédie comme « toutes les opinions communément admises autour des référents d’un mot » ou, plus largement, les « définitions culturelles qu’une culture fournit à propos de toutes ses unités de contenu » (Eco 2016, 169-170). Autrement dit, l’encyclopédie est l’ensemble des connaissances dont dispose le récepteur d’un message narratif pour réagir de manière adéquate. Nous employons cette notion, à la suite de Julien Buseyne (2018 : 247), pour montrer de quelle manière l’interaction humain- machine propre aux jeux vidéo constitue une production de sens (Ringot 2018). 2. Le speedrun est une pratique consistant à terminer un jeu le plus rapidement possible. Il en existe différentes catégories – on distingue notamment les speedruns qui ont recours à des outils numériques spécifiques pour optimiser et automatiser le parcours, de ceux qui comptent sur l’adresse du joueur – et autant de records établis. 3. Appelé Wiimote, le contrôleur de la console Wii de Nintendo, parue en 2006, est une manette en forme de télécommande qui permet de pointer à l’écran et de capter les mouvements de

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l’utilisateur. Disposant d’un haut-parleur, la Wiimote constitue une source sonore indépendant des sons diffusés par le jeu. 4. C’est pourquoi nous proposons de voir dans un autre texte la fin dans les mondes vidéoludiques comme une forme d’exil du joueur qui, désormais inutile, s’efface pour laisser le monde exister sans lui (voir Ringot 2019). 5. Ivan Fulco (2002) propose à ce titre de décrire la boucle interactive de Tetris comme un schéma narratif greimasien. L’arrivée d’une nouvelle pièce provoque une perturbation que différentes péripéties (tourner et déplacer la pièce) permettront de résoudre. 6. Appelés ainsi avant tout de manière dépréciative, les walking simulators sont des jeux vidéo qui plongent le joueur dans un espace qu’il doit explorer avec des possibilités d’interaction très limitées. S’il peut parfois manipuler des objets pour les inspecter, il est rare qu’il puisse courir ou sauter. Ces jeux, comme Gone Home (The Fullbright Company 2013), Everybody’s Gone to the Rapture (The Chinese Room et SCE Santa Monica Studio 2015) ou The Vanishing of Ethan Carter (The Astronauts 2014), invitent le joueur à traverser un espace figé pour en découvrir, par divers indices, les événements qui ont abouti à la situation de jeu. 7. S’il est surtout question ici d’une exploration d’un monde matérialisé, on peut considérer que les fictions hypertextuelles, dès les Cent Mille Milliards de Poèmes (Queneau 1961) comme des espaces littéraires et, en l’occurrence, poétiques, qui organisent les conditions de leur propre exploration. De même pour des hypertextes comme Afternoon, a story (Joyce 1987) ou Hegirascope (Moulthrop 1997) qui, sans déployer un espace fictionnel mimétique, proposent un espace poétique dont Jean Clément souligne l’aspect labyrinthique (1994). 8. Une véritable narration rhizomique suppose une multiplicité d’entrées dans un monde donné, ce qui est rarement, voire jamais, le cas. 9. Nous transposons ici la distinction proposée par Pierre Bayard dans Et si les œuvres changeaient d’auteur ? (2010) entre l’auteur réel (la personne physique ayant écrit l’œuvre) et l’auteur imaginaire (la figure de l’auteur telle que se la reconstruit le lecteur selon les indices laissés dans le texte).

RÉSUMÉS

Le but de cet article est de remettre en question la centralité du récit comme moteur de la narration dans les jeux vidéo. Après avoir montré en quoi il convient de passer d’une logique de discours à une logique de monde, nous proposons, en reprenant la notion de worldness de Klastrup et Tosca que nous adaptons au contexte vidéoludique, le modèle du narrataire- enquêteur qui permet de concevoir la narration vidéoludique comme la reconstruction d’une base de données par le biais d’un monde – dans ses manifestations fictionnelles, pragmatiques et techniques – qui organise lui-même les conditions de son exploration. Ainsi, le récit se retrouve décentré dans une logique de monde qui se communique au joueur par une multiplicité de procédés.

The purpose of this article is to question the centrality of narrative as the driving force behind narration in video games. After having shown how it is appropriate to move from a logic of discourse to a logic of world, we propose, by taking up the notion of worldness used by Klastrup and Tosca and adapting it to the videogame context, the model of the narrator-investigator which allows us to conceive videogame narration as the reconstruction of a database through a

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world – in its fictional, pragmatic and technical manifestations - which itself organizes the conditions of its exploration. In this way, the narrative finds itself off-centre in a world logic that is communicated to the player through a multiplicity of processes.

INDEX

Index chronologique : XXIe siècle Mots-clés : narration, monde, jeux vidéo, mondialité, narrataire, enquête

AUTEUR

MARTIN RINGOT Martin Ringot est doctorant en quatrième année en études romanes à l’université d’Aix-Marseille (CAER) et chercheur associé au groupe MARGE (Lyon 3). Sa thèse porte sur les rapports entre littérature et jeux vidéo. Proposant une lecture ludologique d’Italo Calvino au moyen d’outils comme la sémiotique, l’intermédialité, la narratologie et le structuralisme, il entend montrer comment l’auteur italien a su cristalliser, dans son écriture critique et théorique comme dans ses romans et nouvelles, la mutation d’une littérature face à la cybernétique et la combinatoire. Voulant aller au-delà d’une vision métaphorique du jeu littéraire, il compte ainsi distinguer les différents points où littérature et activité ludique se rencontrent.

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Morphologie du récit super- héroïque à l'épreuve de la transmédialité : du médium bédéique à la série, que sont nos héros devenus ? Les cas de Gotham (2014) et Watchmen (2019) Morphology of the superheroic narrative vs. transmediality : from comic books to series, what have our heroes become ? The cases of Gotham (2014) and Watchmen (2019)

Frédéric Aubrun et Vladimir Lifschutz

Batman Begins : les origin stories comme prisme d’étude

1 À partir des apports de Propp et de Greimas, nous nous intéresserons à la morphologie du récit super-héroïque à l’épreuve de la transmédialité (Pirenne et Streitberger 2013), cette notion étant entendue comme le processus par lequel on modifie une œuvre lors du passage d’un médium à un autre. Les processus adaptatifs transmédiaux trouvent dans le médium bédéique de nombreuses possibilités de transposition, que nous avions déjà mis en lumière dans un article consacré alors à la question du traitement médiagénique de certains récits de Batman (Aubrun et Lifschutz 2017). Dans ce présent article, nous souhaitons prolonger notre réflexion autour de la transmédialité en étudiant plus précisément le passage du médium bédéique à celui de la série télévisée, par le prisme des origin stories. La réactualisation de ces instants fondateurs interroge par essence, la définition même du super-héros, au fil des adaptations médiatiques. Chaque génération de lecteurs voit donc une nouvelle lecture apposée à la fondation de ces protagonistes, que cela soit à travers les comics, les films, les séries télévisées, les

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jeux vidéo ou, dans certains cas, les romans. Raconter des origines, c’est enraciner un personnage dans une réalité, une contextualisation économique, politique, géographique et parfois sociologique. Le succès d’un long-métrage comme le Joker (2019) de Todd Phillips atteste de l’appétence des spectateurs pour ce genre de réactualisation. Phillips propose une lecture socio-économique de la naissance de la Némésis de Batman à travers un Gotham des années 1980 asphyxié par une crise sociétale terriblement actuelle. Le Joker, ou plutôt Arthur Fleck, y devient le produit d’une crise économique et identitaire. Les époques définissent et redéfinissent les personnages. Pour s’en convaincre, il suffit de penser au Batman post-11 septembre de Christopher Nolan ou à celui gothique et expressionniste de Tim Burton. À la manière des monstres du studio Universal popularisés dans les années 1930 au cinéma, les super-héros sont des figures matricielles qui peuvent faire écho aux problématiques d’une époque. En choisissant Gotham (Fox 2014) et Watchmen (HBO 2019) comme corpus sériel, nous souhaitons nous interroger sur la dimension sociétale de ces origin stories qui peuvent être le sujet d’un épisode comme d’une série entière. Nous verrons que le schéma actantiel de Greimas (1983 : 49) peut être temporellement exploré sur l’unité sérielle ou la totalité d’une fiction de ce type à travers un montage sériel (Esquenazi 2014), entraînant par là même une réactualisation de ces origines et du modèle super- héroïque. Après avoir étudié la morphologie du récit super-héroïque tel qu’il est né dans les pages de comics, nous analyserons les apports du format sériel dans la redéfinition du récit super-héroïque en nous interrogeant sur ce qu’y sont devenus nos héros.

Du medium bédéique…

Le processus d’énonciation du comic book : de Superman à The Batman

2 Dans cette première partie, nous allons nous attacher à décrire le processus d’énonciation du comic book de super-héros afin de mieux comprendre les origines de ce médium. Nous pouvons partir de l’idée de « modèle » afin de mieux comprendre pourquoi les œuvres de l’institution du comic-book se ressemblent. À ce titre, les apports sociologiques d’Esquenazi sont éclairants, particulièrement au sujet de l’énonciation. Il utilise ce concept pour mieux différencier les œuvres d’une institution entre elles et davantage saisir comment elles se singularisent : Nous appellerons ici « énonciation » l’acte de produire une œuvre. Il est accompli au sein d’une institution artistique ou culturelle selon l’une des directives actives au sein de cette dernière. Ses agents emploient les modèles attachés à cette directive (mais pas toujours seulement ces modèles) pour élaborer et réaliser l’œuvre (2007 : 61).

3 La directive « faire un comic book de super-héros » est d’abord associée, en amont, au modèle de l’organisation du travail, qui a ses propres contraintes et conventions : ce sont les conditions matérielles. Ces dernières aboutissent à un modèle de l’activité artistique : c’est le modèle standard du comic book avec une pagination, une syntaxe et un format à respecter (revue de plusieurs dizaines de pages), sans oublier l’articulation textuel/iconique qui est la caractéristique principale du modèle. Mais l’auteur d’un comic book doit également maîtriser le récit de super-héros, à savoir construire une histoire qui réunit les trois caractéristiques normatives du genre : les pouvoirs

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surhumains, le costume distinctif et la double vie (Aubrun 2020). Tout cela correspond au modèle de l’œuvre à réaliser : ici, c’est le modèle du comic book de super-héros. C’est en incorporant ces éléments inédits, propres au récit de super-héros, que Jerry Siegel et Joe Shuster ont fait de Superman (1939), le premier comic book d’un nouveau genre. Le public a d’ailleurs tout de suite fait la différence entre les comic books mettant en scène Superman et les autres et a très vite réclamé ce super-héros, comme le relate Jennequin (2002 : 38) : Superman ayant fait la une du premier « Action Comics », les couvertures suivantes mettent en avant les autres séries du magazine. Voyant les ventes progresser, les responsables de National se livrent à une enquête au terme de laquelle ils s’aperçoivent que les petits lecteurs n’achètent pas « Action Comics » mais bien « le magazine avec Superman dedans ». Aussitôt, on fait en sorte que Superman apparaisse sur toutes les couvertures : les ventes s’envolent.

4 Superman aura droit à son propre comic book à partir du 18 mai 1939, ouvrant la voie à d’autres récits de super-héros dans les comics. The Batman [L’Homme-chauve-souris], créé par Bob Kane, est ainsi construit sur le modèle de Superman, et on y retrouve les éléments qui ont fait le succès du tout premier comic book de super-héros, à commencer par les pouvoirs surhumains. Même s’il ne possède pas les mêmes pouvoirs que Superman, Batman possède ainsi des capacités physiques et intellectuelles supérieures à la moyenne, comme le souligne l’illustre bédéiste Jennequin (2002 : 40) : Il faut attendre Detective Comics 33 pour qu’un court récit de deux planches vienne expliquer les origines du nouveau héros. Témoin impuissant du meurtre de ses parents, le jeune Bruce Wayne a juré de consacrer sa vie à lutter contre le crime. Il a alors passé des années à devenir un athlète de premier plan et un criminologiste hors-pair.

5 Aussi, tout comme Superman, Batman est vêtu d’un costume de justicier puisqu’il se déguise en chauve-souris pour agir la nuit contre les criminels. Il a choisi la chauve- souris comme emblème car elle est censée faire peur à ses ennemis. Enfin, on y retrouve la règle de la double identité : playboy millionnaire le jour sous le nom de Bruce Wayne, justicier masqué la nuit sous le nom de Batman. Mais The Batman s’est aussi largement inspiré du récit des pulps, relate Jennequin (2002 : 39) : « Le ton est proche de celui des autres récits de « Detective Comics », c'est-à-dire des « pulps » : crime à élucider, ambiance nocturne, héros à double identité. » The Batman est né au sein de l’institution des comics grâce aux apports des anciens comics, et repose sur les règles de base établies au sein de cette institution en s’appropriant à la fois les règles de contenu du premier comic book de super-héros, Superman, mais également celles des pulps, pourtant bien antérieurs. Cependant, si la nouveauté est d’avoir incorporé le registre des pulps au récit de super-héros, The Batman reste un énoncé qui repose avant tout sur les règles de contenu et de forme du comic book de super-héros, en étant notamment considéré comme le premier successeur de Superman.

6 Au final, le comic book de super-héros est un énoncé qui ne prend son sens que par rapport au modèle général auquel il se réfère : celui des comics. Les règles de forme du comic book de super-héros ne diffèrent pas de celles du comic book traditionnel (articulation textuel/iconique, omniprésence de « bulles », etc.) et certaines règles de contenu ne changent pas non plus (on observe par exemple une omniprésence d’onomatopées dans les comics en tout genre). Le comic book de super-héros fonde sa singularité dans l’incorporation de nouvelles normes, et c’est ce que nous avons vu à travers l’incorporation de nouvelles règles de contenu : les pouvoirs surhumains, le

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costume distinctif et la double vie. Après avoir contextualisé le comic-book de super- héros au sein de de son institution d’origine, nous allons dans la section suivante étudier les caractéristiques formelles de ce récit par les origin stories. Le but étant de partir du schéma narratif des origin stories dans le médium bédéique pour aboutir aux particularités de celles abordées dans notre seconde partie (temporalité sérielle).

Le schéma actantiel adapté au récit super-héroïque dans les origin stories

7 Chaque univers diégétique dispose de ses propres lois, et les comics de super-héros répondent également à un schéma narratif qui a ses propres règles. Les apports de Propp et de Greimas peuvent nous permettre de mettre en place une « morphologie du comic book de super-héros », à savoir un modèle narratif qui repose sur des régularités et des variations formelles. Dans son ouvrage fondateur, « Morphologie du conte », publié en 1928, Propp y développe une grammaire formelle du conte merveilleux russe avec des constantes (personnages et actions). D’après Bertrand (2000 : 29) : Propp impose le préalable de la connaissance effective de l’objet « conte » en lui- même, l’analyse de sa morphologie c'est-à-dire de ses régularités et de ses variations formelles : il s’agit d’établir la constance des éléments (personnages et actions) et des relations (enchaînement des actions) qui constitue la forme du conte populaire (…).

8 Le système de Propp est composé de trente et une fonctions qui se déroulent de façon successive et sont caractéristiques du conte populaire. Ce sont les fonctions des personnages qui sont les éléments constants du conte. Propp (1970 : 96-101) rassemble ces fonctions en sept « sphères d’actions » correspondant à sept grands « personnages » du conte merveilleux russe : l’Agresseur (celui qui agit contre le héros), le Donateur (celui qui aide le héros), l’Auxiliaire (l’offrande du donateur), la Princesse (l’objet de la quête) et son Père, le Mandateur (celui qui envoie le héros en quête), le Héros (le principal sujet de la quête), et enfin le Faux-Héros (celui qui échoue dans sa quête). Pour Propp, c’est donc l’action de chaque personnage qui est l’unité de mesure du conte car chaque fonction joue dans le déroulement de l’intrigue. Greimas s’est inspiré du modèle de Propp pour construire un schéma actantiel (1966) qui reprend les sept « personnages » de Propp en six « pôles actantiels » : le Sujet (le Héros chez Propp), l’Objet (la Princesse), le Destinateur (le Mandateur), le Destinataire (le Roi), l’Adjuvant (le Donateur) et l’Opposant (l’Agresseur).

9 Ces derniers sont aménagés en trois relations : une relation de désir ou de quête, une relation de communication et une relation de lutte. La relation de désir (vouloir) ou de quête est celle qui relie le sujet (celui qui désire quelque chose) à l’objet (ce qui est désiré). L’actant « sujet » de Greimas correspond au « héros » ou « faux héros » dans le modèle proppien du conte merveilleux russe. Nous allons prendre l’exemple de Superman dans le comic book américain pour illustrer cette première relation : Superman, en tant que « sujet », recherche le plus souvent dans ses aventures à résoudre un conflit, à rétablir l’ordre et la paix. Plus précisément, il est à la recherche d’un meilleur avenir pour les Américains, ce qui se traduit souvent par une fin heureuse dans les comics. De manière générale, c’est également ce qui se produit dans chaque comic book : les super-héros ont en effet tous pour principale quête d’arriver à une Amérique idéale, libre et prospère. Les super-héros combattent par conséquent tous pour un même idéal, et c’est dans ce sens que le comic book américain offre à ses

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lecteurs une image idyllique de l’Amérique. Ensuite, la relation de communication (savoir) est d’après Greimas celle qui relie le Destinateur (ou le Donateur de la quête) au Destinataire par le biais du Sujet et de son Objet de valeur. Le Destinateur est en réalité ce qui pousse le sujet à agir. Ce n’est pas obligatoirement un personnage, cela peut être autre chose, ou un évènement marquant : c’est celui (ou ce) qui fait vouloir le Sujet. Le Destinataire est quant à lui celui qui reçoit l’objet de la quête et qui peut, en retour, reconnaître que le héros a bien rempli son contrat. Si nous prenons l’exemple du comic book The Batman, nous pouvons constater que c’est le meurtre de ses parents qui a été le « destinateur » de son combat contre l’injustice. En effet, en tant que « sujet », Batman est en quête de justice et c’est l’assassinat de ses parents qui s’est déroulé sous ses propres yeux qui l’a poussé à combattre le crime à Gotham City, comme peut l’illustrer la vignette en annexe (fig. 1) dans laquelle le jeune Bruce Wayne jure de venger la mort de ses parents en passant sa vie à combattre contre les criminels.

Fig. 1 : Bruce Wayne assiste au meurtre de ses parents alors qu’il est enfant. Source : Detective Comics n°33, novembre 1939. Tous droits réservés.

10 Si la mort de ses parents révéla en lui l’envie de combattre l’injustice et les criminels, ce n’est qu’à partir du moment où il enfila son costume de chauve-souris qu’il obtint réellement le statut de super-héros (fig. 2), comme l’explique Jennequin (2002 : 40) : Arrivé à l’âge adulte, Bruce est prêt à se lancer dans sa croisade, mais il lui manque encore quelque chose. « Les criminels sont couards et superstitieux », songe-t-il un soir, assis devant une fenêtre ouverte. Tout à coup, une chauve-souris entre dans la pièce. C’est l’inspiration ! Bruce Wayne deviendra une créature de la nuit afin d’inspirer la peur à ses ennemis.

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Fig. 2 : L’origine de The Batman. Source : Detective Comics n°33, novembre 1939. Tous droits réservés.

11 Il semble alors important d’étudier le Destinateur dans la diégèse des origin stories pour voir ce qui pousse le super-héros à se ranger du côté de la justice. En ce sens, le Destinateur apparaît comme ce qui est à l’origine même des idéaux recherchés par les super-héros. Le passage de l’intérêt singulier à l’intérêt collectif transparaît d’ores et déjà dans l’univers diégétique du comic book à travers l’étude du Destinateur dans The Batman puisque le super-héros voit dans ses actions le moyen d’accomplir une vengeance personnelle mais s’aperçoit aussi très vite qu’il combat pour l’intérêt général en élimant les principaux criminels de Gotham City qui nuisent à l’image de la ville et à son bon fonctionnement. C’est par conséquent à l’ensemble des habitants de Gotham City que sont adressés les services de Batman, mais, de manière générale, c’est la société américaine qui est sous-entendue derrière le terme de « destinataire » dans les comics. Enfin Greimas décrit une troisième et dernière relation qui peut parfois empêcher la relation de désir et celle de communication : la relation de lutte (pouvoir) qui oppose l’Adjuvant (celui qui aide le Sujet) à l’Opposant (celui qui, à l’inverse, contrarie les actions du Sujet en s’opposant de manière indirecte ou directe à lui). Dans les aventures de Batman, Alfred, le fidèle majordome de Bruce Wayne, joue à la fois le rôle d’adjuvant et de mandateur. En effet, Alfred connaît la double identité de Batman et l’aide en lui fournissant les gadgets qui lui sont nécessaires pour combattre, et demeure par ailleurs son principal informateur en communiquant au super-héros toutes les informations dont il a besoin pour localiser ses ennemis.

12 Sur la base des origin stories des super-héros, nous pouvons avancer une « morphologie du comic book de super-héros » articulée autour d’une sphère d’action centrale que nous nommons transformation ou révélation (évènement fondateur des origines du modèle super-héroïque, qui sera au centre de la diégèse de la série Watchmen), du super-héros (sujet qui présente les trois caractéristiques déjà évoqués en amont, à savoir les pouvoirs extraordinaires, le costume distinctif et la double identité), de l’objet (rendre meilleure la société américaine en faisant justice par soi-même), du destinateur (ce qui pousse le super-héros à agir, diégétiquement antérieur à la transformation/révélation), du destinataire (Gotham pour Batman, que l’on retrouvera dans le récit sériel), de l’adjuvant et de l’opposant. Décrire cette structure narrative, nous permet de poser les bases pour aborder les origin stories dans d’autres dispositifs médiatiques. Alors que les comics dessinent les origines de nos super-héros autour de l’épreuve de la transformation/révélation, nous verrons comment ces origin stories sont traitées à travers la narration sérielle, objet de notre seconde partie.

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… À l’adaptation sérielle

La genèse des vilains iconiques de Batman dans Gotham (Fox, 2014)

13 La sérialité et le traitement des univers fictionnels sont au cœur de nos travaux (Aubrun, Lifschutz 2017), aussi nous pouvons avancer que la richesse sérielle provient d’une dialectique temporelle entre le médium, l’œuvre et le spectateur. Dans l’épisode pilote de la série télévisée Gotham (Fox 2014), créée par Bruno Heller, nous assistons à la mort des parents de Bruce Wayne, un événement narratif que nous retrouvons dans de nombreux autres récits médiatiques de Batman selon la logique du « palimpseste » (Genette 1992). La série narre les aventures de l’inspecteur James Gordon dans Gotham, ville au sein de laquelle pullulent plusieurs criminels et super-vilains, dont l’illustre Némésis Joker. Dans notre article en 2017, nous avions particulièrement souligné le rôle signifiant de l’ellipse comme pont entre la série télévisée Gotham et le médium bédéique. Ce qui n’est pas dit dans les comics devient le terrain d’exploitation du récit dans la série, comme l’explique Kevin Reilly (2014), patron de la Fox : « la série suivra Bruce de ses jeunes années jusqu’au moment où il enfile la cape, dans le dernier épisode », – avant de continuer sur les super-méchants – « on verra comment ils deviennent ce qu’ils sont, alors que Gotham est au bord du gouffre ».

14 En faisant de son concept une fiction sur non pas l’origin story de Batman, mais celle d’une multitude de protagonistes appartenant à son univers fictionnel, la série Gotham explore la notion de « destinateur ». Si le jeune Bruce Wayne voit ses parents mourir devant ses yeux dès le pilote, les vilains en devenir sont l’objet de nombreux arcs narratifs. La temporalité de la série permet ainsi de tisser une toile narrative autour du destinateur qui devient l’enjeu de la fiction. Dans Gotham, il ne s’agit plus d’arrêter le Joker mais de trouver qui est le Joker. La reconnaissance de ce personnage par le spectateur est interdépendante de ce pôle actantiel. Les auteurs jouent alors des multiples versions de l’univers fictionnel de Gotham, connues du spectateur pour façonner un proto-Joker appelé Jérôme. Si celui-ci possède les signes distinctifs du clown assassin, il n’est pas « le Joker ». Son frère jumeau, Jeremiah, semble être la version iconique du personnage, cela est confirmé par l’épisode Ace Chemicals (S5E07), lorsque Jeremiah chute dans une cuve d’acide, transformant physiquement le personnage définitivement. Dans la série télévisée Gotham, la part implicite de l’univers fictionnel de Batman bascule dans le champ explicite (Dolezel 1998) et ce qui n’était pas dit devient dicible, comme nous le rappelle Marion (dans Gaudreault et Marion 2013 : 234) : On peut être enclin à penser que plus une œuvre fera corps avec son média d’appartenance (c’est cela, la médiagénie), plus elle sera considérée comme inadaptable, comme difficilement transférable dans un autre média.

15 Si la difficulté des récits médiatiques de Batman réside dans l’expropriation des caractéristiques internes au médium bédéique (Aubrun et Lifschutz 2017), la force de Gotham est de puiser dans les textures implicite et zéro pour redessiner les origines des plus illustres vilains de Batman, tout en respectant les exigences de la sérialité. Et c’est sur ce point que nous voudrions revenir dans cet article traitant de la transmédialité : pour se défaire de son média d’origine qu’est le comic book, le récit de Batman doit

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pouvoir puiser dans son univers fictionnel des éléments lui permettant de faire corps avec le format sériel. Dans la série Gotham, le noyau narratif est ainsi décentré puisque ce n’est plus tant le super-héros Batman qui se trouve au centre des arcs narratifs que les personnages qui gravitent autour de lui : le Pingouin, Catwoman, etc. Il s’agit donc de raconter ce qui était implicite dans les comics et dans les films ou non envisagés : la genèse des vilains iconiques de DC Comics ainsi que l’invention d’autres antagonistes et d’évènements narratifs qui vont peut-être par la suite devenir marquants pour l’univers fictionnel de Batman dans son ensemble. Le format sériel semble alors le plus adapté à ce déploiement narratif des textures implicite et zéro dans la mesure où le temps du récit est davantage étalé dans la durée avec des épisodes de 50 minutes et des saisons de 22 épisodes.

16 Gotham explore l’univers implicite de la ville de Gotham et de ses opposants à travers une temporalité singulière qui est celle de la totalité des épisodes, de l’entièreté de la série. La somme des épisodes configure une expérience nouvelle des origin stories à une échelle vaste. L’espace imaginaire entre les cases d’une bande-dessinée n’est donc pas comblé à l’aide d’une image mais d’une pluralité d’épisodes qui représente une expérience très différente de celle de la lecture puisque transmédiatique et audiovisuelle. Nous devons alors nous interroger sur la richesse des possibilités qui permettent de reconfigurer ce type de dévoilement. Or, il nous semble important de mettre en concordance un autre exemple d’origin stories, mais qui, cette fois-ci, ne se présente pas sous la forme d’une série entière mais d’un épisode.

La naissance de la figure du super-héros dans Watchmen (HBO, 2019)

17 Le comic book Watchmen d’Alan Moore et de Dave Gibbons (paru entre 1986 et 1987) rencontre un succès important, aussi bien public que critique (il est multi-récompensé) et participe ainsi à légitimer le média du comics et le genre super-héroïque. Son succès conduit la Paramount à produire un film en 2009 intitulé Watchmen : Les Gardiens, réalisé par Zack Snyder. En 2019, c’est le showrunner Damon Lindelof qui lance son propre projet d’adaptation de la bande-dessinée à travers la série Watchmen, produite par HBO. Cette fois-ci, il ne s’agit pas d’une adaptation de l’œuvre originale, mais d’une suite se déroulant de nos jours. La construction de la série est délicate à appréhender, le spectateur suit le personnage de Angela Abar (Sister Night), une ancienne policière qui prend une identité super-héroïque pour combattre le crime dans la ville de Tulsa en Oklahoma. Les premiers épisodes élaborent une intrigue autour d’une mystérieuse organisation de suprématistes blancs appelée « La 7ème cavalerie ». Le sixième épisode de la première saison intitulé « Cet être extraordinaire [This Extraordinary Being] » marque un tournant dans la construction de la série en réinvestissant le passé du comic book. En effet, il offre une origin story à l’un des personnages les plus discutés de l’œuvre originale : Hooded Justice (fig. 3). En s’injectant une dose importante d’un produit appelé Nostalgia, le personnage d’Angela Abar est alors sujet à des hallucinations massives qui lui permettent de consulter les souvenirs de son grand- père. Non seulement, Angela va comprendre que son grand-père est le premier super- héros de l’histoire américaine, mais surtout que sa transformation est le résultat d’une injustice sociale et raciale fondamentale.

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Fig. 3 : Hooded Justice dans le comic book. Source : Watchmen, novembre 1987. Tous droits réservés.

18 Aborder le passé de Will Reeves (Hooded Justice) permet de revisiter l’histoire de l’Amérique, et notamment de ses pages les moins glorieuses (la série débute par l’émeute de Tulsa en 1921 où une foule d’américains blancs attaquèrent les habitants de la communauté afro-américaine). Le personnage de Will Reeves est un enfant survivant des émeutes qui devient policier dans une Amérique gangrenée par le racisme. Alors qu’il pense changer les choses en intégrant la police, Will déchante très vite quand ses collègues le lynchent et simulent sa pendaison après qu’il ait arrêté un homme blanc. Errant de manière extatique dans les rues avec la corde au cou, Will assiste à une agression et la cagoule qui fut le symbole de son lynchage, devient le premier « masque » de super-héros de l’histoire, alors que ce dernier dissimule son visage pour intervenir sans risquer d’être reconnu. Alan Moore, scénariste des comics Watchmen, abordait l’origine des super-héros, en mettant en exergue le parallélisme avec le film de David W. Griffith qui consacrait le suprématiste comme un héros (Moser 2019) : Mis à part quelques personnages non blancs (et quelques créateurs non blancs), ces personnages et bandes-dessinées emblématiques restent des fantasmes suprémacistes de la race blanche. Je pense même qu'on peut voir en Naissance d'une Nation le premier film de super-héros américain, et le point d'origine de tous ces capes et masques.

19 Obsédé par cette idée de Moore, Lindelof réinvestit cette analyse en consacrant à Watchmen une mythologie alternative où le premier super-héros naît d’un traumatisme du racisme, de la ségrégation et du Ku Klux Klan. Symboliquement, la cagoule de Reeves ressemble à celle des membres du KKK, sauf que celle-ci est noire, comme une réponse métaphorique. Lindelof inscrit donc son propos dans les idées de Moore en offrant une brillante réécriture des origines d’un genre (Moser 2019) : Le premier super-héros des États-Unis était un Noir, portant un masque pour dissimuler sa couleur de peau, qui protégeait les minorités des injustices d'un

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système profondément vicié. Ses successeurs deviendront les marionnettes de ce même système, et le visage triomphant d'une Amérique sclérosée, rongée par ses propres morsures. Cet être extraordinaire n'est ni plus ni moins que l'histoire oubliée d'une appropriation culturelle masquée.

20 Dans cette origin story, nous retrouvons bien le costume distinctif (la cagoule, la corde notamment), la double-vie (policier/super-héros) et les pouvoirs surhumains (Will est physiquement plus fort que les autres personnages). Néanmoins, Lindelof offre une lecture acerbe et violente de cette idée d’origine en réinvestissant les figures tutélaires du genre et en offrant un regard sans concession sur une Amérique incapable de regarder son Histoire ségrégationniste dans les yeux. À l’instar de Bruce Wayne, la révélation de Will s’opère dans une ruelle sombre où la criminalité se dévoile. En effet, l’injustice fondamentale subie par Will est le destinateur qui engage la transformation du personnage en super-héros mais qui, dans cet exemple précis, nourrit aussi le présent. C’est en comprenant le chemin de son grand-père, qu’Angela prend conscience de son rôle. Elle trouve dans ce souvenir une révélation sur ses origines familiales mais aussi super-héroïques, motivant ainsi le personnage à agir dans la suite de la fiction. Le destinateur impacte donc deux personnages : Will et Angela, mais il agit aussi sur le spectateur qui, expérimentant cette séquence dans un mélange de caméra subjective et de plan-séquence, voit son regard évoluer. En redéfinissant le premier super-héros américain, le spectateur est sujet à une transformation qui désaxe la morphologie du récit super-héroïque. Damon Lindelof ne s’arrête pas là puisqu’il fait de Will Reeves un personnage bisexuel partagé entre sa femme et l’un des premiers super-héros blancs (Capitaine Metropolis) avec qui il fonde les Minutemen, premier groupe de super-héros (fig. 4). Pourtant à l’origine de la vocation de tous les autres héros, Will est obligé de dissimuler son identité et de maquiller son visage de poudre pour apparaître « blanc » dans une Amérique gangrenée par le racisme, inversant ainsi le Black Face omniprésent dans Naissance d’une Nation (fig. 5). Très vite, l’espoir de Will d’être aidé dans son combat contre l’organisation « Cyclopes » par ses nouveaux collègues se révèle un fantasme dans une Amérique où toutes les injustices ne se valent pas.

Fig. 4 : Will et Capitaine Metropolis. Source : This Extraordinary Being [S1E06]. Tous droits réservés.

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Fig. 5 : Will se maquille. Source : This Extraordinary Being [S1E06]. Tous droits réservés.

21 L’épisode s’achève par la déchéance intérieure de Will à l’origine d’un genre nouveau mais incapable de faire exister son combat aux yeux des autres. Le genre super- héroïque naît donc des injustices raciales du XXème siècle mais c’est en raison de ces mêmes injustices que l’histoire de Will est oubliée. Damon Lindelof explore le passé pour mieux comprendre la situation actuelle de l’Amérique (Itier 2019) : Je pense que nous sommes en pleine crise de racisme en ce moment, et cette série parle de ce malaise alarmant. Dans une série traditionnelle de super-héros, on aurait les bons se débarrassant des méchants. Mais avec Watchmen, je voulais montrer que l’on ne se débarrasse pas aussi facilement du racisme et des suprémacistes. Nous vivons véritablement à une époque de chaos et cela va nous prendre du temps pour nous en remettre… si l’on peut s’en remettre.

22 La force de cet épisode est de redéfinir un genre par le prisme du réel. C’est en cela que l’œuvre d’Alan Moore a donné une crédibilité aux super-héros, en y insérant une relecture sociologique et géopolitique d’un siècle ponctué de tragédie pour l’humanité. En reprenant les travaux de Propp et Greimas, nous constatons que la relation de communication entre le destinateur et le destinataire devient l’enjeu central des origin stories. C’est la dynamique de ce pôle actantiel qui est investi par la transmédialité. Damon Lindelof écrit à la fois un prologue et un postlude à l’œuvre d’Alan Moore en explorant les possibilités de la morphologie des super-héros.

Conclusion

23 Sur la base des origin stories des super-héros, nous avons essayé de proposer une « morphologie du comic book de super-héros » articulée autour d’une sphère d’action centrale : la transformation ou révélation, évènement fondateur des origines du modèle super-héroïque. Transposée au récit sériel et à une nouvelle temporalité, la révélation se révèle pleine et signifiante dans l’étude des séries Gotham et Watchmen. Pour l’univers fictionnel de Batman, l’ensemble de la série revient sur une pluralité de destinateurs et de transformations associée à une catégorie principale : les vilains. Dans cette reconfiguration narrative, le super-héros n’est plus le détenteur de l’origin story ni son

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sujet principal – la sérialité rebattant les cartes de la morphologie du récit super- héroïque. Mais c’est véritablement le pôle actantiel « destinateur » qui se retrouve au centre du récit sériel, que ce soit dans Gotham ou Watchmen, en faisant de la relation de communication le pivot de la transmédialité, dans le passage du médium bédéique à la série télévisée. Là où le comic-book se construit autour du combat entre le (super-)héros et l’opposant, la série désaxe le récit en explorant davantage les causes de cet affrontement, questionnant ainsi les fondements mêmes du récit super-héroïque. En redéfinissant le premier super-héros dans Watchmen, c’est le genre super-héroïque en lui-même qui est transformé. Cette idée traverse aussi bien des séries telles que Smallville (The WB 2001), Arrow (The CW 2012), The Flash (The CW 2014), Titans (Netflix 2018), etc., qui explorent toutes à leur manière la question du super-héros et du super- vilain. La transmédialité permet donc une nouvelle manière de penser le récit et de réactualiser la question suivante de manière constante : que sont nos (super-)héros devenus ?

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RÉSUMÉS

Cet article analyse la morphologie du récit super-héroïque à partir des apports de Propp et Greimas dans les comics et dans les adaptations transmédiatiques de Batman et Watchmen en séries centrées sur les origin stories. Les processus adaptatifs transmédiaux trouvent dans le médium bédéique de nombreuses possibilités de transposition que les auteurs proposent d’étudier à travers le passage des comics aux séries TV, par le prisme des origin stories.

This article analyzes the morphology of the superheroic narrative based on the contributions of Propp and Greimas in comic books, and in the transmedia adaptations of Batman and Watchmen into series centered on origin stories. The transmedia adaptive processes find in comic books numerous transposition possibilities, which the authors propose to study in the adaptation from comic books to TV series, through the prism of origin stories.

INDEX

Mots-clés : comics, récit, super-héros, transmédialité, Batman, Watchmen Index chronologique : 1939-2019, XXe siècle, XXIe siècle Index géographique : Amérique, États-Unis

AUTEURS

FRÉDÉRIC AUBRUN Frédéric Aubrun est docteur en sciences de l’information et de la communication et membre du centre de recherche MARGE (EA 3712). Ses travaux démontrent une dissémination médiatique et culturelle de la marque en analysant notamment les métamorphoses du médiatique et du

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publicitaire sous un angle socio-sémiotique. Il s’intéresse à la publicité native et à la culture médiatique, sous un angle narratologique principalement. Principales publications : [2020] AUBRUN, Frédéric, « Le super-héros : une figure héroïque transcendée », in Sébastien Hubier et Frédérique Toudoire-Surlapierre (dir.), Les Super-héros. Que sont nos héros devenus ? Neuilly-les-Dijon : Du Mumure. [2019] LIFSCHUTZ, Vladimir et AUBRUN, Frédéric, « Hyperesthétisation du générique TV : circulation du sens par le visionneur », Cahiers interdisciplinaires de la Recherche en Communication AudioVisuelle, n°28. [2017] AUBRUN, Frédéric et LIFSCHUTZ, Vladimir, « Le traitement médiagénique de Batman », Communication, volume 2, n°34. En ligne : http://journals.openedition.org/communication/7376 [2015] AUBRUN, Frédéric et BIHAY, Thomas, « Publicité en série : lorsque la marque se raconte sur le Web », Communication et Langages, n°185, p. 127-149.

VLADIMIR LIFSCHUTZ Vladimir Lifschutz est docteur en lettres et arts et membre du centre de recherche MARGE (EA 3712). Il travaille sur la question des configurations temporelles dans les séries télévisées, mais aussi sur les clôtures de séries, les univers fictionnels et les dimensions esthétique et narratologique des œuvres sérielles. Ses travaux interrogent l’évolution des formes audiovisuelles et les problématiques méthodologiques qui en découlent. Principales publications : [2019] LIFSCHUTZ, Vladimir et AUBRUN, Frédéric, « Hyperesthétisation du générique TV : circulation du sens par le visionneur », Cahiers interdisciplinaires de la Recherche en Communication AudioVisuelle, n°28. [2018] LIFSCHUTZ, Vladimir, « Les séries télévisées : une lutte sans fin », Paris, Édition Presses universitaires François-Rabelais, Collection Sérial. [2017] AUBRUN, Frédéric et LIFSCHUTZ, Vladimir, « Le traitement médiagénique de Batman », Communication, volume 2, n°34. En ligne : http://journals.openedition.org/communication/7376 [2016] LIFSCHUTZ, Vladimir, « La triple configuration du temps chronique », in Jean-Pierre Esquenazi (dir.), Écrans 4, Paris, Classiques Garnier.

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Rhétorique narrative du machinima : polyphonies et saillances d’une narration sous contrainte

Fanny Barnabé

Introduction

1 Au sens strict, le machinima est une vidéo (ou une série de vidéos) « composé[e] de captures vidéo de sessions de jeu, ayant fait ou non l’objet d’une postproduction (montage vidéo, insertion d’une bande son, composition de musique, générique, etc.) » (Georges et Auray 2012a : 4). Les machinéastes (ou machinimakers) utilisent donc les moteurs des jeux vidéo afin de produire des films d’animation. Concrètement, ces créateurs se servent des avatars comme marionnettes et des environnements comme décors pour jouer des saynètes qui seront enregistrées et, éventuellement, montées, doublées ou retouchées. Le machinima se distingue donc d’autres formes de vidéos telles que le speedrun ou le let’s play en ce qu’il ne représente pas un playthrough, mais met les composantes du jeu au service d’une mise en scène pouvant relever de plusieurs genres (fiction, clip musical, sketch, documentaire, talk-show, etc.) ayant pour spécificité de ne pas être originaire du domaine vidéoludique. Le machinima, en somme, ne se contente pas de détourner les jeux pour produire des vidéos : il remédiatise (Rajewsky 2005) aussi des genres canoniques en les adaptant à un mode de représentation vidéoludique.

2 Cet objet a déjà bénéficié de l’éclairage d’un certain nombre d’études, où dominent les perspectives historiques (retraçant l’évolution des vidéos ou les envisageant comme des outils de conservation et de documentation des expériences vidéoludiques ; voir Lowood 2006, 2008 et 2011 ; Kelland 2011 ; Nitsche 2005 et 2007), techniques (qui s’interrogent sur les formats des œuvres ou se présentent comme des manuels d’aide à la création ; voir Kirschner 2011 ; Manovich 2011 ; Mazalek 2011 ; Marino 2004) et esthétiques. Parmi ces derniers travaux, on retrouve une attention particulière portée à l’hybridité formelle et à l’intermédialité du genre (Nitsche 2005, 2007 et 2011 ; Krapp 2011), à ses conventions stylistiques (Pigott 2011 ; Bardzell 2011), à son rapport au jeu

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(Pinchbeck et Gras 2011) ou encore à sa capacité à « réconcilier jeu et narration » (Schneider 2008). D’autres travaux délaissent les analyses formelles et s’intéressent plutôt au machinima en tant que pratique ou phénomène communautaire, en le réinscrivant notamment dans le contexte de la culture participative : c’est le cas de Schott (2011), Cameron et Carroll (2009), Salen (2011) et de Picard (2007). On trouve, dans le même ordre d’idées, des approches proprement ethnographiques (Schott et Yeatman 2011) et sociologiques (Georges et Auray 2012a et 2012b, retracent ainsi des trajectoires de machinéastes et s’interrogent sur leurs stratégies de consécration et de positionnement dans le champ).

3 S’inscrivant dans la continuité des études formalistes du genre, le présent travail vise à interroger les spécificités narratives et discursives du machinima au moyen de l’analyse de certaines de ses figures rhétoriques prototypiques. Les figures sont ici entendues – en suivant Bonhomme (2014 : 31) – comme des passages où l’énoncé produit une forme de résistance, où des marqueurs (morphologiques, syntaxiques ou énonciatifs) font émerger une saillance. En d’autres termes, une figure rhétorique a pour particularité de : Présenter un relief qui peut être proéminent ou en creux (pensons à l’ellipse) et qui l’individualise dans le continuum des énoncés, ce dernier étant relatif à chaque situation de communication. […] De la sorte, produire une figure, c’est engendrer une structure saillante (et non plus anormale ou déviante, comme pour les théories de l’écart) qui se manifeste par un épaississement de la substance langagière dans certaines séquences discursives (Bonhomme 2014 : 40).

4 En raison de leur intense hybridité formelle (ces vidéos empruntent des codes au cinéma, au théâtre, notamment de marionnettes, à la danse, à la télévision et au clip musical, mais sont aussi profondément déterminées par leur substrat vidéoludique) et de leur principe même de recyclage d’univers vidéoludiques préexistants, nous verrons que les machinimas multiplient les figures rhétoriques produisant des effets d’écart, de disjonction ou de polyphonie. Ces vidéos sont, en cela, représentatives d’une esthétique du détournement1. Or, en inscrivant explicitement les machinimas dans le domaine des productions « de seconde main » (Compagnon 1979) ou « au second degré »2, ces figures rhétoriques s’articulent de manière complexe avec la construction d’un récit – supposément linéaire, cohérent et fini. Certaines d’entre elles, comme les mises en abyme et les métalepses, « conteste[nt] la marche du récit » (Fevry 2007 : 23) par leur caractère réflexif ; d’autres mettent au jour la nature de « narration sous contrainte » propre au machinima. Enfin, en ce qu’elles sont traversées de références et d’intertextes, de couches de fiction superposées ou entremêlées, ces vidéos construisent des récits se distinguant, eux aussi, par leur hétérogénéité.

5 L’objectif de cet article sera donc de déterminer comment la rhétorique du machinima – malgré ses effets de polyphonie – peut être mise au service de la narration, mais aussi de qualifier le type d’univers fictionnel que ces vidéos participent à construire. Dans ce but, nous procéderons à l’analyse parallèle de deux séries de machinimas ayant pour point commun de remédiatiser la série animée Pokémon au sein de deux jeux vidéo différents. Ces séries de vidéos constituent en effet des illustrations particulièrement évocatrices de l’intime intrication de strates fictionnelles, de conventions médiatiques et de références communautaires qui est au cœur du langage du machinima.

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Une superposition de remédiatisations : les machinimas Halomon et Garrymon

6 La pratique consistant à retraduire une diégèse (qu’elle soit ludique, filmique3, littéraire4, etc.) dans le cadre (ludique et fictionnel) d’un jeu vidéo est extrêmement courante et traverse tous les genres de machinimas. Les deux mini-séries Halomon5 et Garrymon6 (composées de deux vidéos chacune) s’inscrivent dans ce format, puisqu’elles reproduisent méthodiquement les deux premiers épisodes du dessin animé Pokémon (lui-même adapté des titres vidéoludiques) au sein des jeux vidéo Halo : Reach (Bungie Studios, 2010) et Garry’s Mod (Facepunch Studios, 2006 pour la version commerciale).

7 Le dessin animé Pokémon – dont la diffusion a commencé au Japon dès 1997 – narre les aventures d’un jeune garçon nommé Sacha, qui parcourt le monde dans le but de devenir « Maître Pokémon ». Les deux premiers épisodes montrent le départ de son périple depuis son village natal de Bourg Palette, où le Professeur Chen lui confie son premier Pokémon : un Pikachu caractériel qui refuse de rentrer dans sa Pokéball. Une fois sur la route, le duo se fait attaquer par un groupe de Pokémon sauvages et Sacha doit conduire d’urgence son Pikachu au Centre Pokémon le plus proche pour le soigner. En chemin, il fait la connaissance d’Ondine (une jeune dresseuse dont il a détruit le vélo et qui décidera de le suivre pour s’assurer d’être remboursée), d’une policière, d’une infirmière et, enfin, de trois membres de la Team Rocket, une organisation criminelle spécialisée dans le vol et le trafic de Pokémon. Ces derniers s’introduisent dans le Centre Pokémon à la recherche de créatures rares à subtiliser, mais Sacha et ses nouveaux compagnons parviennent à les arrêter et le deuxième épisode s’achève sur la reprise du voyage initiatique.

8 Les machinimas Halomon (BangBang TV) et Garrymon suivent assez fidèlement la trame narrative de ces deux épisodes (bien que certaines scènes secondaires soient abrégées), mais traduisent les événements (par le biais de métaphores et de resémantisations qui seront détaillées plus bas) dans deux autres univers : celui du FPS7 futuriste Halo: Reach, pour Halomon, et celui du jeu « bac à sable » Garry’s Mod, dans le cas de Garrymon.

9 Dans Halomon, les vidéos racontent l’histoire du jeune garçon « Crachat », qui reçoit son premier « Halomon » (un « Pikafion ») de la part du Professeur « À-la-chaîne »8 et combat les malfaiteurs de la « Team Croquette ». Les péripéties du dessin animé – parfois reproduites plan par plan – sont représentées avec les moyens offerts par le jeu de tir Halo : les personnages apparaissent en armures et ne sont reconnaissables que grâce à leurs couleurs, leurs accessoires et leurs voix ; les Pokéballs sont représentées par des grenades, le vélo d’Ondine par un Warthog (un véhicule de combat) et les Pokémon eux-mêmes (ou plutôt les « Halomon ») sont incarnés par des avatars de joueurs (des humains ou des extraterrestres, selon les cas) (fig. 1). Image 1000000000000780000004380611315E4E261511.png Fig. 1 (Tous Droits Réservés) – Le Professeur À-la-chaîne confie à Crachat (à gauche) son premier Halomon (à droite).

10 Notons que les noms et caractéristiques de ces créatures renvoient bien souvent, non à l’univers de Pokémon, mais aux pratiques de jeu multijoueurs de Halo. À 09:109 du premier épisode, par exemple, le protagoniste rencontre un Halomon nommé « Newbie » (terme désignant un joueur débutant), qui est décrit comme particulièrement docile et facile à capturer ; plus loin (à 11:34), il croisera un « Gros-

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lâche », c’est-à-dire un Halomon qui se déplace toujours en groupe et dont la capacité spéciale (le Team Shot) « consiste à attaquer ses adversaires en surnombre ». Dans l’introduction du même épisode (à 01:52), il est encore fait mention d’un « Halomon de type PGM » : l’acronyme provient de l’expression pro gamer et désigne un joueur professionnel ou extrêmement talentueux.

11 Des références du même type sont également présentes dans le générique du machinima, qui parodie celui de la série en l’imitant très fidèlement d’un point de vue visuel (fig. 2), mais en réécrivant ses paroles pour faire écho au mode multijoueurs de Halo. La phrase originale « un jour je serai le meilleur dresseur, je me battrai sans répit ; je ferai tout pour être vainqueur et gagner les défis » devient ainsi : « un jour je serai le meilleur tueur, j’obtiendrai tous les défis ; je ferai tout pour être vainqueur et gagner des crédits ». Le terme « défi » devient ici un calembour en ce qu’il active simultanément deux significations différentes (et condense en son sein le mélange de substrats à l’œuvre dans le machinima) : il renvoie au générique original, mais aussi à la désignation des quêtes régulières (journalières, hebdomadaires ou mensuelles) proposées par les jeux Halo. De même, plus loin, « notre amitié triomphera » devient « notre connexion triomphera », etc.

Fig. 2 (Tous Droits Réservés) – Le générique original (à gauche) et sa reproduction en machinima dans Halo : Reach

12 Les vidéos mêlent donc trois univers de sens a priori peu compatibles : la fiction Pokémon telle qu’elle est représentée dans la série télévisée, la fiction de Halo : Reach (avec ses composantes visuelles et narratives : la présence d’aliens, de soldats en armures, d’armes et de véhicules de combat) et la pratique du jeu (dont le métadiscours n’est pas censé avoir de signification au sein de la diégèse).

13 L’hétérogénéité est aussi la caractéristique la plus flagrante des machinimas Garrymon (SpawnThemAll), qui sont basés sur un principe similaire, mais produits indépendamment par un autre studio de machinéastes (anglophones, cette fois). Ceux- ci utilisent comme support Garry’s Mod créé par Garry Newman, un mod (modification d’un système de jeu) de Half-Life 2 (Valve, 2004) se situant à cheval entre le jeu « bac à sable » et le logiciel d’aide à la création. Garry’s Mod a, en effet, l’apparence d’un jeu, dans le sens où il permet à son utilisateur d’arpenter un monde en trois dimensions et d’utiliser diverses armes ou divers outils. Ce monde est initialement vide et ne contient pas vraiment d’objectifs prédéterminés. Cependant, le joueur peut faire apparaître des objets ou personnages10, les manipuler, les associer, et les combiner à sa guise afin de concevoir lui-même des machines, des niveaux ou des décors. Garry’s Mod se présente donc comme une boîte à outils permettant de jouer avec les possibilités du moteur physique Source : il est, de ce fait, un instrument très populaire pour la création d’autres mods et de machinimas.

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14 En outre, Garry’s mod dispose d’une fonctionnalité assez unique en son genre et particulièrement utile pour la réalisation de mises en scène : le ragdoll posing11. Les outils offerts par ce mod permettent ainsi de positionner et de manipuler à loisir les corps des personnages que l’on peut faire apparaître : il est notamment possible de les déplacer à volonté, de leur faire prendre n’importe quelle posture et de modifier très précisément leur expression faciale, la direction de leur regard et jusqu’à la position de chacun de leurs doigts. Les joueurs ont donc naturellement exploité ces fonctionnalités pour produire des captures d’écran12, des bandes dessinées13 et des machinimas (souvent réalisés en stop motion). L’un des attraits humoristiques de ce type de productions réside dans le caractère saugrenu des postures des personnages et dans l’aspect désarticulé de leurs mouvements14.

15 Les deux épisodes de Garrymon adaptent ainsi les péripéties de la série Pokémon dans l’univers visuel très particulier de Garry’s Mod et, plus spécifiquement, dans le cadre fictionnel d’Half-Life 2, auquel le machinima emprunte la plupart de ses personnages, objets et ressources graphiques. Ce dernier jeu se déroule dans un univers dystopique où les humains luttent pour survivre à l’oppression d’une société extraterrestre : la noirceur de la fiction et la monstruosité du bestiaire sont donc déjà dissonantes par rapport à l’esthétique des dessins animés Pokémon.

16 Garrymon narre l’histoire, non plus de Sacha, mais de John Freeman, un nom faisant référence à un autre machinima humoristique réalisé avec Garry’s Mod et devenu un classique, Half-Life : Full Life Consequences15, dont le protagoniste est un certain John Freeman, prétendu frère de Gordon Freeman, le personnage central des deux premiers jeux Half-Life. Ce seul clin d’œil témoigne déjà de la densité des jeux intertextuels qui forment la structure et l’univers de sens des machinimas, non seulement car il souligne le crossover16 présupposé par le réemploi d’éléments graphiques préexistants, mais aussi car il renvoie à un autre détournement que le succès a institué en nouvelle norme du genre.

17 L’intrigue débute en outre dans le village de « gm_pallet », dont le nom renvoie simultanément au Bourg Palette de l’univers Pokémon et au formatage du nom des niveaux de jeu dans le logiciel Garry’s Mod. John Freeman s’y rend chez le Professeur Kleiner (l’un des personnages principaux de Half-Life 2, qui joue ici le rôle du Professeur Chen) afin d’obtenir son premier Garrymon : un « crabe de tête » (headcrab) surnommé Lamarr (fig. 3). Ces headcrabs sont des créatures emblématiques des jeux Half-Life (il s’agit de parasites extraterrestres qui s’accrochent à la tête des humains pour les transformer en zombies) et Lamarr est l’une d’entre elles, que le Docteur Kleiner tente d’apprivoiser dans le récit de Half-Life 2.

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Fig. 3 (Tous Droits Réservés) – John Freeman reçoit son premier Garrymon : un headcrab nommé Lamarr

18 Par la suite, le machinima Garrymon continue de suivre la trame de la série télévisée, tout en citant continuellement Half-Life et Garry’s Mod (mais en tant que logiciel et non plus en tant que support d’une pratique du jeu, comme c’était le cas dans Halomon). Ainsi, la créature que le protagoniste tente de capturer dans le premier épisode se nomme, cette fois « CityScanner » (en référence aux drones de surveillance de Half- Life 2) et est décrite comme « un Garrymon de type Noclip » (06:28), ce dernier terme renvoyant à une commande que le joueur peut entrer dans la console de Garry’s Mod afin de se déplacer librement, en volant dans les airs et en passant à travers les obstacles, sols et murs.

19 De même, dans le deuxième épisode, John Freeman affronte, non plus la Team Rocket, mais la « Team Thruster » (« propulseur »), qui est composée de personnages de Half- Life 2 (Wallace Breen et Judith Mossman) et dont le nom rappelle un outil de construction utilisable dans Garry’s Mod (le thruster permet d’ajouter un effet de propulsion aux objets). Il ne s’agit là que de quelques exemples noyés dans le flot des citations intertextuelles qui accompagnent tout le déroulement de la narration.

20 Les vidéos de Halomon et de Garrymon poursuivent donc un objectif narratif similaire : raconter l’histoire des premiers épisodes de Pokémon à l’aide d’outils de représentation particulièrement peu propices à cette imitation et – dans la foulée – utiliser ce « pastiche médiatique » (Georges et Auray 2012a : 25) comme prétexte pour raconter une expérience collective des jeux vidéo mobilisés. Dans les pages suivantes, nous tâcherons de lister différentes figures rhétoriques faisant « saillance » (Bonhomme 2014 : 31) au sein de ces deux séries de vidéos et de montrer leur impact sur la construction du récit et du monde fictionnel. Ces procédés seront réunis en deux groupes : les figures opérant des ruptures du cadre narratif (fragmentations, paradoxes, métalepses, et mises en abyme) et celles manifestant l’indexicalité du machinima17, sa dimension de « narration sous contrainte » (resémantisations, métaphores et caricatures).

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Ruptures du cadre narratif : la narration comme « exercice des possibles »

21 Le machinima peut être envisagé comme un moyen d’enregistrer et de fixer une expérience de jeu : Pinchbeck et Gras le définissent ainsi comme « le processus de production d’un artéfact linéaire à partir d’un système non linéaire, de réduction du champ des affordances internes à ce système en un flux individualisé »18 (Pinchbeck et Gras 2011 : 144). Schott et Yeatman, quant à eux, soulignent que « la multiplicité des choix potentiellement générés par l’interaction au sein d’un environnement virtuel devient contenue comme une trajectoire singulière et répétable de choix réels faits par le producteur du machinima »19 (Schott et Yeatman 2011 : 116).

22 Si, dans cette perspective, la production d’une vidéo apparaît comme une fermeture des possibles de l’œuvre originale, d’un point de vue narratif, les machinimas procèdent régulièrement à une ouverture des significations du jeu par le biais de figures « décloisonnantes », c’est-à-dire ayant pour effet de rompre le cadre de la diégèse. Dans ces vidéos, la narration peut se concevoir comme un véritable « exercice des possibles » (exercice définitoire, selon Genvo20, de l’activité ludique), une interprétation libérée des contraintes imposées par les codes narratifs préexistants, les impératifs commerciaux et même par la logique. Aux machinimas peut s’appliquer, en d’autres termes, cette remarque formulée par Derecho au sujet des fanfictions : Dans la fanfiction, il y a une reconnaissance que chaque texte contient des potentialités infinies, dont n’importe laquelle pourrait être actualisée par n’importe quel écrivain intéressé de faire le travail : les auteurs de fanfictions […] explorent des situations que les créateurs du texte source ne peuvent simplement pas [explorer], à cause du besoin de continuité et de cohérence chronologique dans l’univers du texte source (et l’absence d’une telle exigence dans les productions de fans)21 (Derecho 2006 : 76).

23 Dans Halomon et Garrymon, ce caractère libéré (voire ludique) de narration transparaît par le biais de quatre types de procédés, détaillés ci-dessous.

Fragmentation et paradoxes

24 Le caractère secondaire de la cohérence narrative apparaît, tout d’abord, dans la fragmentation du récit, puisque Halomon et Garrymon ne comportent tous deux que deux épisodes et n’ont pas poursuivi plus loin l’imitation de la série animée. Les machinimas ne se présentent donc pas comme des narrations complètes, mais plutôt comme des expérimentations.

25 Plus largement, l’indifférence pour la cohérence logique ou narrative se remarque dans la présence régulière de paradoxes dans ces vidéos. Dans Garrymon, par exemple, le protagoniste reçoit un appel téléphonique du Professeur Kleiner, qui lui reproche aussitôt de lui téléphoner quand il sort de la douche, alors que c’est bien lui qui est à l’origine de l’appel (épisode 2 : 09:59). Dans Halomon, on peut entendre le Halodex du héros proférer des phrases contradictoires telles que : « je suis également équipé d’une fonction waterproof efficace partout sauf dans l’eau » (épisode 2 : 04:04).

26 D’autres passages sont aussi saillants, non plus parce qu’ils présentent une contradiction interne, mais parce qu’ils ne s’intègrent pas dans l’univers de sens construit par le co-texte. Lorsque la mère de John Freeman (dans Garrymon, épisode 1)

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oblige ce dernier à regarder une émission éducative pour se préparer à son voyage (programme qui a l’air de le passionner), la séquence crée de l’attente pour un certain contenu. Or l’émission en question consiste uniquement en un plan sur le Professeur Kleiner en train de contorsionner à toute vitesse ses bras dans des angles peu naturels tout en émettant des bruits incompréhensibles (d’où ressortent certaines phrases telles que « attrapez-les tous ! » ; 01:59). Dans le deuxième épisode, quand le médecin emmène Lamarr dans la salle d’opération pour le soigner (08:57), l’urgence de la situation (pourtant construite par toute la narration qui précède) est immédiatement démentie par les paroles qu’on lui entend formuler une fois la porte fermée : « Everyone ! Lunchtime ! I made schnitzels ! » – paroles principalement dictées par le fait que le modèle 3D de personnage utilisé pour jouer ce rôle (provenant du jeu de Team Fortress 2) est d’origine allemande.

27 L’absurdité peut par endroits se faire plus prégnante encore par le biais d’une saturation : c’est le cas quand la Team Croquette de Halomon parodie la devise de la Team Rocket (une tirade que ceux-ci répètent à chacune de leurs apparitions) en remplaçant tous ses termes pour n’en conserver que les rimes, sans se préoccuper du sens. Le discours forme ainsi une série de « calembours intertextuels », puisque les jeux de mots ne sont compréhensibles qu’en comparant les deux textes (épisode 2 : 13:08-13:30) :

28 Dans la série originale, la devise est suivie d’une réplique du protagoniste s’interrogeant sur les motivations exactes des criminels : « qu’est-ce qu’il y a à comprendre ? Tout ça n’a aucun sens ! ». Dans le machinima, la réécriture de la tirade permet de donner une autre signification à cet échange, puisque le discours est effectivement absurde et hors sujet.

29 D’autre part, les différentes « sorties » de la cohérence fictionnelle témoignent aussi d’une construction ludique de la narration, d’une ouverture de ses possibles22, en raison de leur caractère gratuit : de nombreuses actions des personnages ne sont ni introduites par des causes, ni suivies de conséquences. Dans Garrymon, par exemple, le Professeur Kleiner confie soi-disant à John Freeman une Garryball contenant une créature, puis s’écrie immédiatement après qu’il ne s’agit pas d’un Garrymon, mais bien d’une bombe expérimentale (épisode 1 : 04:09) : celle-ci explose au visage du protagoniste, puis la conversation continue comme si rien n’était advenu.

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30 Dans le même ordre d’idées, l’agent de police rencontré par John Freeman commence d’emblée par lui tirer dessus (car il le juge suspect) en clamant la réplique du film Platoon (Oliver Stone 1986) : « Dance, motherfucker ! » ; ensuite, désirant contrôler l’identité du héros, il se laisse tomber d’un parapet à la manière d’une poupée de chiffon puis effectue – sans raison apparente – une roulade pour attraper le Gabedex du protagoniste (épisode 2 : 03:45-04:23). Un peu plus loin, les deux personnages se rendent en véhicule au Centre Garrymon et écrasent, à leur arrivée, un homme qui faisait la queue au comptoir – action qui n’aura aucune conséquence sur la suite du récit ni même sur les dialogues (07:23).

31 L’enchaînement de ces gestes libérés de leur propre contexte participe à décloisonner la narration des impératifs de causalité, de logique et de cohérence qu’on lui impose traditionnellement. En raison de la succession des paradoxes et contradictions, il est difficile d’identifier, dans Halomon et Garrymon (excepté dans les moments où ils décalquent la série Pokémon), un système de valeurs stable et cohérent qui régirait l’univers.

32 Un objet apparaissant dans le deuxième épisode de Garrymon illustre tout particulièrement cette dynamique narrative basée sur la juxtaposition d’éléments sans nécessité de justification, à savoir : l’« Attrape-Criminel » (Criminal Catcher). Il s’agit du véhicule que l’agent de police utilise pour conduire le héros en urgence à l’hôpital et dont il détaille ainsi la composition : Il a une guitare sur le côté pour le rendre cool, une main super-deluxe conçue spécifiquement pour attraper des criminels, un TomTom23 lourdement modifié pour détecter le comportement criminel dans les cinq cents mètres, et un propulseur de quinze mégawatts à l’arrière pour vous faire voler à travers la région Lambda24 vraiment vite25 (05:07-05:35).

Fig. 4 (Tous Droits Réservés) – Le Criminal Catcher, véhicule des forces de l'ordre dans Garrymon

33 Dans les faits, le Criminal Catcher se compose principalement d’une baignoire à laquelle sont accolés divers objets (une guitare, un gant en caoutchouc, un cône en guise de « propulseur », etc. ; voir fig. 4). Ce patchwork insolite dont l’assemblage est dicté plus par la plaisanterie que par les besoins de la mise en scène (peu d’éléments dans l’objet rappellent sa fonction de véhicule) condense non seulement toute la logique de collage propre au machinima, mais rappelle aussi la pratique du jeu Garry’s Mod, dont l’un des

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objectifs suggérés est la construction de machineries à partir d’objets préexistants. Il témoigne ainsi d’une autre caractéristique de cette forme de détournement : le machinima constitue non seulement un outil de documentation sur le jeu tel qu’il est, mais il rend aussi compte du jeu dans ses potentialités créatives.

Métalepses et mises en abyme

34 D’autres figures très fréquemment rencontrées dans les machinimas participent à ouvrir les frontières de la fiction représentée : les métalepses et les mises en abyme. Les premières désignent la transgression d’un seuil de la fiction, dans un sens (le monde référentiel apparaît dans la fiction, ce qui forme une métalepse à proprement parler, selon Genette, 2004 : 27) comme dans l’autre (la fiction pénètre dans le monde référentiel : une antimétalepse, pour Genette). Les mises en abyme, quant à elles, supposent bien souvent ce type de transgression, puisqu’elles enchâssent plusieurs niveaux de représentation les uns dans les autres de manière réflexive.

35 Or les « sorties » de la fiction, dans Halomon et Garrymon, ne renvoient pas tant au monde empirique en général qu’à la pratique vidéoludique en particulier. Ainsi, on a déjà vu que le générique de Halomon réécrit les paroles de l’original pour faire référence, non à Pokémon ou à l’univers de Halo, mais à l’expérience multijoueurs du jeu (avec des phrases telles que « notre connexion triomphera »). Il en va de même pour le générique de Garrymon, qui mêle des phrases calquées sur celui de Pokémon à des références au jeu Half-life (« je veux être le meilleur, comme Half-Life ne l’a jamais été » 26), aux cartes (« maps ») ou encore au « hacking ».

36 Dans Garrymon, encore, la devise de la Team Rocket est réécrite sur le même principe, puisqu’elle ne contient presque plus que des allusions au jeu vidéo (où à l’informatique) n’ayant pas de sens dans la diégèse du machinima : Afin d’empêcher tous les utilisateurs d’overspawner27, Afin de s’assurer que les jeux ne soient jamais ennuyeux, Afin de dénoncer les maux des sv_cheats28, Afin d’étendre notre connaissance du langage leet29, Judith ! Breen ! La Team Thruster se propulse à la vitesse de la lumière, Rendez-vous maintenant ou préparez-vous à vous battre, Miaouss, c’est euh… hem… correct »30 (12:27-12:54).

37 Dans ces métalepses, l’intrusion de références au monde empirique dans la diégèse n’est en rien justifiée ou atténuée : la pratique du jeu vidéo n’est pas resémantisée (pour symboliser une action qui aurait du sens dans l’univers des vidéos), mais mobilisée pour ce qu’elle est. Loin de fondre tous les univers de sens auxquels il renvoie dans un produit homogène et cohérent, le machinima entretient leur dissonance et en rend apparente sa propre artificialité.

38 Les figures rhétoriques relevées ci-dessus ont donc un statut particulier, car elles ne mettent pas en abyme les œuvres Pokémon, Halo ou Garry’s Mod, ni même la pratique du machinima, mais bien l’expérience de jeu. Ce faisant, elles situent la vidéo dans le prolongement du jeu, comme s’inscrivant dans une généalogie ludique. Là où d’autres genres demandent au récepteur d’oublier qu’il est face à une représentation et d’oublier le médium qui la supporte (pour favoriser la cohérence narrative, la création d’une impression référentielle), le machinima ne cesse de révéler ce statut, de rappeler

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le récepteur à sa position de spectateur et de joueur. De la même façon que les fictions mises en abyme font « de la situation de feintise ludique elle-même un élément thématique » (Schaeffer, 1999 : 162), ces vidéos semblent prendre le jeu (et le détournement) comme motif narratif fondateur et comme structure.

Une narration sous contrainte

39 Dans le machinima, « l’environnement ludique n’est pas un espace de performance passif ; le moteur de jeu peut repousser les actions du performer/joueur d’une manière qui fait obstacle à la production du machinima, mais qui serait en adéquation avec un comportement axé sur le jeu »31 (Cameron et Caroll 2009 : 6). Autrement dit, dans ce mode de production de vidéos, « le gameplay et les règles deviennent autant de contraintes supplémentaires » (Georges et Auray 2012a : 7) avec lesquelles les joueurs- créateurs doivent négocier, « faire avec » (De Certeau 1980 : 50). Le fait de détourner ces contraintes, de « trouver des outils et des astuces pour contourner l’absence de […] fonctionnalités sur l’interface de jeu » (Georges et Auray 2012a : 12) est au cœur de la définition du machinima, car, sans cette dimension, il ne serait plus une pratique culturelle spécifique, mais seulement une technique parmi d’autres de l’animation. Le machinima tient donc, d’une certaine manière, de la « narration sous contrainte », puisque les machinéastes doivent concevoir leurs mises en scène à l’aide d’un matériau prédéterminé et d’un nombre limité d’animations, de décors et de personnages.

40 Il découle de ces contraintes que, parfois, « de simples actions peuvent poser des problèmes complexes » (Nitsche 2005 : 9). Kelland souligne ainsi que, dans les jeux où la vidéo est enregistrée à travers le point de vue d’un avatar, tous les mouvements de « caméra » et toutes les prises de vues ne sont pas possibles. Il prend également l’exemple plus précis de la série Les Sims (Maxis 2000-2018), où, pour faire en sorte que deux personnages s’embrassent, il est nécessaire de d’abord jouer un certain temps pour mettre ceux-ci de bonne humeur et faire en sorte qu’ils s’apprécient (Kelland 2011 : 29-30). Dans Halo – où les actions et expressions des avatars sont particulièrement limitées – la simulation d’un simple geste demande bien souvent de mouvoir tout le corps du personnage. Dans Halomon (épisode 1 : 12:57), pour indiquer son chemin au protagoniste et appuyer visuellement sa ligne de dialogue (« par ici ! »), la dresseuse Ondine doit par exemple se tourner fastidieusement dans la direction mentionnée puis revenir à son point de départ, ce qui inscrit d’emblée la discussion (pourtant banale) dans un registre d’exagération.

41 De la même manière, quand le Halomon du protagoniste est blessé par un tir (épisode 1 : 12:18), l’avatar de Halo qui le représente doit, par la suite, alterner constamment entre la position accroupie et la marche normale pour feindre un déplacement pénible à cause de sa blessure. Ces mouvements erratiques sont peu lisibles sans les indices donnés par les dialogues et sans connaissance préalable des événements contés par la série Pokémon. Le minimalisme de ces gestes participe, en quelque sorte, à ludiciser32 la réception du machinima, dont l’enjeu devient, dès lors, de réussir à reconnaître, dans les mises en scène parfois peu évocatrices de la vidéo, les actions, objets ou événements du matériau source.

42 Le fait que ces entraves et limitations ne soient pas contournées (par le choix d’un logiciel plus permissif, par exemple) montre bien leur importance dans la définition et dans l’esthétique du machinima : si les vidéos étaient désolidarisées de ces contraintes,

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elles perdraient une grande partie de leur signification et de leur spécificité (Georges et Auray 2012a : 9). La dualité, l’exagération, la superposition des sens participent effectivement à la densité des vidéos.

De la resémantisation à la « métaphore »

43 Pour compenser l’absence de certaines possibilités expressives dans les jeux et leur incapacité à produire des mimétismes fidèles, les machinimas sont contraints de récupérer des gestes parfois proprement vidéoludiques (comme les glitchs33) et de les resémantiser en les recontextualisant. Dans Halomon, par exemple, l’acte de lancer une grenade – une fois sorti de son contexte ludique et replacé dans celui d’une série de vidéos parodiant Pokémon – permet de représenter le lancer de Pokéball sur un Pokémon (fig. 5). L’outil guerrier et le geste agressif sont ainsi pourvus de significations d’un tout autre registre – les Pokéballs étant plutôt thématisées comme des objets positifs, malgré leur relation avec l’acte de capture.

Fig. 5 (Tous Droits Réservés) – L'animation du lancer de grenade dans Halo sert à simuler la séquence récurrente du lancer de Pokéball dans Pokémon

44 Le machinima « fait avec » (De Certeau 1980 : 50), transforme des gestes et objets initialement pourvus d’un sens principalement ludique ou technique en faisant d’eux les composantes signifiantes d’une mise en scène et d’une narration. Autrement dit : Là où le personnage contrôlé par le joueur peut être pensé algorithmiquement en termes de capacités, de possibilités ou de propriétés affectant le gameplay pendant le jeu ou le superplay […], dans le machinima, ils sont repensés en tant que parties d’un système de représentation34 (Newman 2008 : 145).

45 Ainsi, le Falcon de Halo : Reach – un hélicoptère de combat utilisable dans les batailles – apparaît dans Halomon (épisode 2 : 05:07) pour figurer la montgolfière de la Team Rocket (qui, dans le dessin animé, a la forme de la tête du Pokémon chat, Miaouss). Son changement de fonction, dicté par le passage depuis le jeu vers la série de fiction, est rendu évident par l’utilisation qu’en font les personnages : au lieu de s’installer dans le vaisseau, aux tourelles de mitrailleuses, ceux-ci se tiennent simplement debout sur son toit (fig. 6). Un tel positionnement n’aurait que peu de sens dans le cadre du jeu, mais permet, dans la mise en scène, de composer un plan où l’hélicoptère et les deux personnages sont montrés dans leur entièreté.

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Fig. 6 (Tous Droits Réservés) – À gauche, la montgolfière utilisée par la Team Rocket pour se déplacer ; à droite, le Falcon sur lequel se tient la Team Croquette

46 Dans le même ordre d’idées, lorsque, dans le premier épisode, les « Gros-lâches » attaquent les héros en leur tirant dessus avec leurs armes, cette action n’a plus seulement le sens d’un frag ludique (il ne s’agit plus d’abattre un adversaire qui réapparaîtra peu de temps après pour reprendre la partie) : elle est thématisée comme une véritable tentative de meurtre. Les composantes du jeu ne fonctionnent donc pas systématiquement comme des métalepses : elles ne servent pas toujours à figurer l’expérience ludique dans la vidéo ou même à produire des effets de « sortie » de la fiction, mais participent à construire cette dernière.

47 Par exemple, le fait que le Professeur Chen soit incarné, dans Garrymon, par un personnage de Half-Life 2 (Kleiner) n’empêche pas celui-ci de constituer une figure autonome : les deux instances du personnage restent distinctes (le Kleiner de la vidéo a peu en commun avec celui du jeu) et la diégèse de Half-Life n’est, au final, jamais vraiment mentionnée comme telle. Ce n’est pas tant Kleiner qui est extrait de sa fiction pour être importé dans Garrymon, que le personnage du machinima qui est narrativisé, thématisé en renvoyant vers un autre univers à la manière d’une mascotte, d’un indice. Ce faisant, les protagonistes ou objets de la vidéo condensent, par leur seule apparition, un effet d’écart, en ce qu’ils sont à la fois similaires et éloignés de leurs ersatz vidéoludiques.

48 Ce principe est d’ailleurs au fondement d’un des premiers traits d’humour de Garrymon, puisque le protagoniste s’exclame, au début du premier épisode (01:31) : « maintenant que j’ai dix ans, je peux enfin obtenir ma licence Garrymon ! » (« now that I’m ten, I can finally get my Garrymon license ! »). Or son apparence (fig. 7) et son rapport intertextuel avec son homonyme John Freeman rendent paradoxale cette affirmation, pourtant sensée dans l’univers de Garrymon (aucun personnage ne la remettra en doute) et dans Pokémon.

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Fig. 7 (Tous Droits Réservés) – John Freeman vient d'avoir dix ans et peut donc demander sa licence Garrymon

49 En somme, pour reprendre la terminologie de Bardzell, les machinimas ne mobilisent pas les éléments du jeu sur un mode « objectif », c’est-à-dire en conservant leur utilisation et leur signification ludique (l’interface apparaîtrait bien comme une interface, les avatars resteraient des avatars, etc.). Ils les emploient plutôt sur un mode « subjectif » : ces éléments « font l’objet d’une appropriation, de telle sorte que leurs significations sont subverties, déformées ou par ailleurs altérées pour produire un sens qui n’est pas originaire de l’univers du jeu »35 (2011 : 206-207).

50 Malgré tout, de la même façon que la remédiatisation (Rajewsky 2005) ne fait pas pour autant disparaître les codes du jeu, les significations ludiques de ces composantes ne disparaissent pas pour être remplacées par celles que la vidéo leur attribue : elles restent lisibles à travers les nouveaux signes. Dans Halomon, Pikafion est à la fois une occurrence de Pikachu et un alien Sangheili de Halo ; dans Garrymon, Lamarr renvoie aussi à la fois à Pikachu et au headcrab de Half-Life (condensant les attributs monstrueux du second et mignons du premier : les autres personnages réagissent, en effet, comme s’il s’agissait d’une créature adorable).

51 Le « découpage-collage » d’éléments du jeu dans le machinima et leur resémantisation construisent donc autant de « palimpsestes » narratifs, dont le fonctionnement n’est pas sans rappeler celui de la métaphore. Un signe (un modèle 3D) est utilisé pour renvoyer à un autre « sens dénotatif » que celui qui lui est couramment associé, et ce, en vertu d’un rapport de comparaison : l’alien Sangheili et le headcrab sont à entendre comme s’ils étaient des Pikachu, l’avatar Pyro de Team Fortress 2, modifié pour apparaître avec trois têtes, est comparé au Pokémon Dodrio (fig. 8), etc.

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Fig. 8 (Tous Droits Réservés) – Le Pokémon Dodrio (à gauche) est représenté dans Garrymon (épisode 1, 02:27) par un Pyro à trois têtes (à droite)

52 Ce dernier exemple permet, en outre, de remarquer que les signes en question sont parfois modifiés afin d’augmenter le nombre de sèmes qu’ils partagent avec leurs comparés (c’est aussi le cas quand les doubleurs de Halomon imitent les voix des personnages de la série originale pour rendre les comparés de leurs avatars en armure plus identifiables). De telles transformations laissent toutefois des sutures apparentes, qui accentuent l’effet de collage produit par ces « métaphores intertextuelles ». Une illustration parlante peut en être trouvée dans le deuxième épisode de Garrymon (09:55), lorsqu’un appel en visioconférence dévoile au protagoniste le Professeur Kleiner dénudé. Dans les faits, la tête du personnage est simplement collée sur une photo représentant un corps de pompier, dans un assemblage grossier et explicitement artificiel.

53 Selon Pinchbeck et Gras (2011 : 144), le mélange d’identités visuelles et sémantiques à l’œuvre dans la plupart des machinimas posséderait une dimension subversive intrinsèque, qui prédestinerait le genre à la satire et la comédie. Il est, en tout cas, notable que nombre de ces vidéos, loin d’atténuer les sutures de leurs greffes, les marques de leurs réécritures ou l’hétérogénéité de leurs emprunts, appuient au contraire celles-ci par des mécanismes de caricature.

Caricatures et « éléments d’attraction »

54 Les limitations du matériau expressif dont disposent les machinimas (le peu de gestes qu’il est possible de faire faire aux avatars, par exemple) nécessitent, bien souvent, le recours à l’exagération et à la simplification pour rendre l’action compréhensible. Pour cette raison, les situations ou personnages représentés dans ces vidéos sont généralement réduits à quelques éléments simples, mais distinctifs. Dans Halomon (et dans la plupart des machinimas réalisés avec Halo), les personnages sont principalement reconnaissables par la couleur de leur armure : la couleur bleue de l’agent Jenny rappelle son uniforme de police, l’armure blanche du Professeur À-la-chaîne fait référence à la blouse blanche du Professeur Chen, l’orange de la jeune fille rencontrée par les héros renvoie aux cheveux roux d’Ondine, etc. Les Pokémon, étant également représentés par des avatars de Halo, donc des êtres humanoïdes (humains ou aliens), ne sont aussi distingués que par leurs couleurs et leurs voix (fig. 9) : Pikafion est jaune comme Pikachu, les Leveinard qui apparaissent dans le deuxième épisode (appelés, pour l’occasion, « Levétard » ; 05:50) sont simplement en armure rose pâle, etc.

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Fig. 9 (Tous Droits Réservés) – Sacha, Ondine et Pikachu sont réduits, dans le machinima, à leurs couleurs jugées dominantes : le bleu, l'orange et le jaune

55 Pour être lisible, en d’autres termes, la narration du machinima semble presque nécessairement devoir passer par la caricature – un peu à la manière du théâtre d’objet qui, pour pallier l’inexpressivité et la rigidité des marionnettes, doit exagérer leurs mouvements et leurs traits. La dimension caricaturale est particulièrement perceptible dans la manière dont le machinima représente les déplacements. Ceux-ci sont non seulement resémantisés, mais aussi lourdement appuyés : simuler un dialogue dans Halo demande de faire bouger le corps de tout l’avatar et, si le ragdoll posing de Garry’s Mod permet de figurer des expressions faciales plus variées, le fait que celles-ci soient capturées en stop motion rend les changements d’humeur des personnages très saccadés et mécaniques (leur bouche s’ouvre et se ferme sur un mode binaire, notamment).

56 Usant de cette possibilité, les machinéastes n’hésitent pas, en outre, à modeler les visages de leurs personnages pour forcer leurs traits jusqu’à les rendre monstrueux : en témoignent le large sourire de John Freeman dès le début du premier épisode (01:25 ; fig. 10), son visage étiré lorsqu’il se réveille (02:45), l’expression difforme de sa compagne lorsqu’elle lui indique le Centre Garrymon (08:31) ou encore celle du Professeur Kleiner lorsqu’il lui confie Lamarr (04:51 ; fig. 10). Dans Garrymon encore, les autres types de déplacements sont soumis au même type de traitement : qu’ils volent pour marcher (épisode 1 : 02:13), tombent pour descendre une pente (06:08-06:17), gesticulent dans tous les sens pour montrer leur joie (03:49) ou se roulent par terre pour signaler leur douleur (06:47), les personnages manifestent leurs actions par des gestes amples et reconnaissables.

Fig. 10 (Tous Droits Réservés) – Les manipulations permises par le face posing sont délicates et peuvent rapidement déboucher sur des expressions difformes, mais cette difformité est cultivée par les machinéastes de Garry's Mod

57 Dans le contexte de la narration, la décomposition des personnages et situations en éléments prototypiques et significatifs n’est pas sans rappeler la notion d’« éléments d’attraction » développée par Azuma. Celui-ci remarque, en effet, que les personnages de la culture Otaku sont formés par l’agglomération de composantes préexistantes que le public a déjà appris à aimer par un effet de répétition (dans le cas des mangas, un personnage féminin peut ainsi se définir par la combinaison d’oreilles de chat, d’un

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costume de soubrette et de cheveux en forme d’antennes ; Azuma 2008 : 74-75). « Ces signes qui se sont développés pour stimuler habilement la fascination des consommateurs envers les personnages, je les désignerai […] par le terme générique d’“ éléments d’attraction” » (Azuma 2008 : 76).

58 Le concept semble s’appliquer aisément aux machinimas, qui condensent bien souvent de manière syncrétique des caractéristiques populaires des jeux. Il n’est pas innocent, par exemple, que la créature choisie pour représenter Pikachu dans Garrymon soit le headcrab Lamarr, car il s’agit d’un monstre emblématique de la série Half-Life, pour laquelle il joue fréquemment le rôle de mascotte. De même, il n’y a rien d’étonnant à ce que les deux véhicules qui apparaissent dans Halomon soient le Warthog et le Falcon, car ceux-ci sont aussi des composantes prototypiques du jeu Halo.

Conclusion

59 Par ses principes créatifs, le machinima est un exemple d’écriture polyphonique : différents médias, genres, intertextes y entrent en concurrence, mais aussi diverses logiques (celles des univers représentés, celles du jeu, du monde empirique ou encore de la doxa) et différents régimes de contraintes. De ces conflits énonciatifs naissent des vidéos à l’aspect bricolé, pleines d’aspérités et décalées par rapport à tous les modes d’expressions auxquels elles empruntent.

60 À travers l’analyse conjointe des séries Halomon et Garrymon, nous avons tenté de montrer que, lorsque ces œuvres tentent de construire un récit, leur polyphonie structurelle entraîne la production d’un type très particulier de diégèse. Ces vidéos sont saturées de figures qui ne cessent de mettre en doute l’existence d’un cadre pour la fiction (qui en garantirait l’unité de sens) ou qui, en renvoyant de façon indexicale à la matrice vidéoludique leur servant d’origine, manifestent que ce genre ne peut s’exprimer que par l’à peu près. Dans sa dimension de pastiche, le machinima met en jeu les médias qu’il imite : il fait comme s’il36 était une série télévisée, comme s’il racontait l’histoire de Pokémon, et son incapacité à totalement reproduire ses inspirations met clairement au jour l’« écart intermédial » (Rajewsky 2005 : 55) qui ne cesse de l’en séparer.

61 De la combinaison de ces figures naît une fiction mixte (mêlant les univers de Pokémon, Halo et Garry’s Mod, le monde empirique, les références communautaires des joueurs, la culture internet, etc.), hétérogène et peu cohérente sur le plan sémantique, mais qui trouve une logique propre dans l’effet de décalage et de satire qu’elle produit. Cette fiction tient de ce qu’Amato nomme une « ludiégèse » (2005 : 301) : une diégèse ludique qui répond à d’autres règles que les seuls codes narratifs, et où la blague, le bon mot ou l’introduction d’absurde priment bien souvent sur les impératifs de logique et de cohérence. Cette fiction, enfin, suppose une réception qui est elle-même qualifiable de ludique : l’univers représenté ne prend sens que si le récepteur accepte de « jouer le jeu » de la parodie, d’accepter les constants changements de paradigmes ou d’univers de référence opérés par les personnages et d’actualiser le comique intertextuel de l’œuvre en la comparant mentalement à toutes ses sources, à tous les substrats médiatiques qui la composent.

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NOTES

1. Pour plus de détails sur les différentes formes de détournement de jeux vidéo, nous renvoyons à notre thèse de doctorat (Barnabé, 2017). 2. L’expression est celle de Genette (1982 : 13) et désigne « une production littéraire dérivée d’une autre, tout en laissant entendre le potentiel satirique (plus ou moins effectif selon les cas […]) de ces textes seconds » (Saint-Amand, 2013 : 48). 3. La vidéo « Kill Phil » du studio TGO GMBH, par exemple, reproduit dans Halo la mise en scène du film Kill Bill (Quentin Tarantino, 2003). Consulté le 09 avril 2020, URL : https:// www.youtube.com/watch?v=Q_aZENTuBZs. 4. À l’image du long métrage « †CARRIE† », qui réécrit le roman éponyme de Stephen King (1974) dans Les Sims 2. Consulté le 09 avril 2020, URL : https://www.youtube.com/watch? v=_uU9bzL_pH0 &t=2185s. 5. « Halomon (Ep 1) – Machinima Halo Reach », consulté le 09 avril 2020, URL : https:// www.youtube.com/watch?v=sRoPYTi3Z7U et « Halomon (Ep 2) - Machinima Halo Reach », consulté le 09 avril 2020, URL : https://www.youtube.com/watch?v=T0B6vWWNcoc. 6. « Garrymon Pilot Episode », consulté le 09 avril 2020, URL : https://www.youtube.com/watch? v=Edym6_vnjUw et « Garrymon Episode 2 (Garry's Mod Machinima) », consulté le 09 avril 2020, URL : https://www.youtu be.com/watch?v=NVx5WKPaF8w&t=911s. 7. Acronyme de « First Person Shooter » (« jeu de tir à la première personne »). 8. Notons que cette réécriture du patronyme Chen renvoie à la traduction française d’overkill, nom d’une des médailles de Halo : Reach, que le joueur peut débloquer à condition de tuer quatre ennemis avec moins de quatre secondes d'intervalle entre chaque élimination. 9. Par souci d’alléger le texte, nous mentionnerons systématiquement les timecodes des passages commentés dans ce format (minutes:secondes). 10. Les composants de Half-Life 2 sont disponibles par défaut, mais il est également possible de télécharger des packs de ressources graphiques issues d’autres jeux.

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11. Dans les jeux vidéo, le terme ragdoll renvoie aux corps des personnages lorsqu’ils ne sont plus animés, mais se comportent comme des « poupées de chiffon » soumises aux mouvements que leur impose la physique du jeu (la gravité, etc.). Dans certains titres, les personnages deviennent des ragdolls lorsqu’ils meurent et peuvent être manipulés ou déplacés par le joueur. 12. Voir, pour exemple, ce fanart de stabkamay sur DeviantArt : « Gmod – Scout's Workout », consulté le 09 avril 2020, URL : http://stabkamay.deviantart.com/art/Gmod-Scout-s- Workout-382168615. 13. Pour illustration, voir la bande dessinée Concerned sur Screen Cuisine : « Concerned #6: Sunday, May 8, 2005 », consulté le 09 avril 2020, URL : http://www.screencuisine.net/hlcomic/index.php? date=2005-05-08. 14. La série de machinimas The GMod Idiot Box du machinéaste DasBoSchitt en constitue un bon exemple. Consulté le 09 avril 2020, URL : https://www.youtube.com/watch?v=8rS1UYYiytw. 15. Consulté le 09 avril 2020, URL : https://www.youtube.com/watch?v=OHxyZaZlaOs. 16. Un crossover est une œuvre qui mélange plusieurs univers fictionnels. 17. Le fait que ces vidéos soient contraintes par le gameplay et le moteur physique du jeu utilisé. 18. « Machinima is the process of rendering a linear artifact from a nonlinear system, of reducing the field of affordances within this system to an individualized stream ». Signalons que toutes les traductions de citations anglaises présentes dans cet article sont de notre fait. 19. « The multiplicity of choices potentially generated through interaction within a virtual environment become contained as a singular and repeatable trajectory of actual choices made by the producer of machinima ». 20. Selon Genvo, en effet, l’existence d’indétermination conditionne la jouabilité d’une situation : « puisque jouer c’est faire (Winnicott, 1971), il est selon nous nécessaire d’ajouter que jouer c’est aussi prendre une décision et “faire l’exercice du possible”. Si le jeu ne consiste que dans la succession de décisions uniques, alors le joueur n’a aucune “latitude” dans ses choix ; il se contente d’actualiser une proposition tenue pour vraie, qui ne dépend pas de son jeu particulier » (Genvo, 2011 : 72). 21. « In fan fiction, there is an acknowledgment that every text contains infinite potentialities, any of which could be actualized by any writer interested in doing the job : fic authors […] explore situations that the makers of the source text simply cannot, because of the need for continuity and chronological coherence in the source text’s universe (and the lack of such a requirement in fan productions) ». 22. Voire : d’une ouverture et d’une multiplication des « mondes possibles » dont elle est la matrice, pour reprendre les termes d’Eco (1985 : 226). 23. TomTom est une marque de systèmes de navigation GPS. 24. Le nom Lambda fait référence au logo de Half-Life (λ), qu’on retrouve à de nombreuses occasions dans les jeux, notamment sur la combinaison de l’avatar, Gordon Freeman. 25. « It’s got a guitar on the side to make it look cool, a super-deluxe hand designed specifically to catch criminals, a heavily modified TomTom to detect criminal behavior within five hundred yards, and a fifteen-megawatt thruster on the back to make you fly through the Lambda region really fast ». 26. « I wanna be the very best, like Half-Life never was ». 27. Dans un jeu vidéo, le terme spawn est utilisé (et francisé) pour désigner l’apparition d’un objet ou d’un personnage. 28. Codes de triche intégrés dans les jeux produits sur Source. 29. Système d’écriture qui consiste à utiliser, à la place des lettres, des chiffres ou caractères spéciaux qui leur ressemblent graphiquement : leet peut ainsi s’écrire « 1337 ». 30. « To prevent all users from overspawning, / To make sure games are never boring, / To denounce the evils of sv_cheats, / To extend our knowledge of speaking

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leet, / Judith ! / Breen ! / Team Thruster thrusting at the speed of light, / Surrender now or prepare to fight, / Meow, that's eh… hem... correct… ». 31. « A key factor in most machinima production is that the game environment is not a passive performance space ; the game engine may push back at the actions of the performer/player in ways that hinder the machinima production, but which would be consistent with game oriented behaviour ». 32. La ludicisation est définie par Genvo comme l’ensemble des « processus qui consistent à faire entrer un objet dans le monde du jeu, en soulignant que la définition de cette notion et des objets auxquels elle renvoie est hautement contextuelle et peut être amenée à évoluer » (Genvo, 2011 : 62). 33. Dans le clip musical « Spartan Style » de la TeamHeadKick, certains bugs graphiques sont utilisés pour représenter des mouvements de « danse » chez les avatars. Consulté le 09 avril 2020, URL : https://www.youtube.com/watch?v=CuVd9oK16V0. Des gestes ludiques peuvent aussi servir de prétexte à toute une mise en scène venant leur donner du sens : c’est la physique particulière du véhicule Warthog dans Halo qui a inspiré la célèbre vidéo « Warthog Jump » (consulté le 09 avril 2020, URL : https://www.youtube.com/ watch?v=nGQIQljaAc0). 34. « Where the player-controlled character might be thought of algorithmically in terms of gameplay-affecting capacities, capabilities or properties during play or superplay […], in Machinima, they are reframed as part of a representational system ». 35. « […] these assets are subject to appropriation, such that their meanings are subverted, distorted, or otherwise altered to produce a meaning that is not native to the game world ». 36. Mode qui n’est pas sans rappeler celui de l’attitude ludique : le jeu peut effectivement être envisagé comme un mode d’interaction au second degré où les actions réalisées et les objets manipulés ne sont plus des référents, mais des signes d’eux-mêmes (voir Bateson, 1977 : 211 ; Genvo, 2011 : 70 ou encore Schaeffer, 1999 : 145-147).

RÉSUMÉS

À travers l’analyse de deux séries de machinimas (Halomon et Garrymon) ayant pour point commun de remédiatiser la série animée Pokémon dans d’autres jeux vidéo, le présent travail vise à étudier l’articulation des procédés rhétoriques et narratifs de cette forme de détournement vidéoludique. Précisément, l’article s’interroge sur la manière dont la polyphonie intrinsèque du machinima (qui renvoie toujours simultanément à plusieurs substrats médiatiques et à plusieurs univers fictionnels) détermine sa narration et caractérise par avance le type de fiction que ce format peut construire. Différentes figures rhétoriques faisant « saillance » au sein des vidéos sont ainsi identifiées afin de montrer leur impact sur la construction du récit. Ces procédés sont réunis en deux groupes : les figures opérant des ruptures du cadre narratif (fragmentations, paradoxes, métalepses, et mises en abyme) et celles manifestant l’indexicalité du machinima, sa dimension de « narration sous contrainte » (resémantisations, métaphores et caricatures).

Through the analysis of two series of machinimas (Halomon and Garrymon) remediating the animated series Pokémon in other video games, this research aims to study the articulation of the rhetorical and narrative processes of this form of video game remix. Specifically, this paper questions how the intrinsic polyphony of machinima (which always refers simultaneously to several media substrates and fictional universes) determines its narrative and characterizes in

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advance the type of fiction that it can construct. Various rhetorical figures that are “salient” within the videos are identified in order to show their impact on the construction of the narrative. These processes are grouped into two categories: figures producing ruptures in the narrative framework (fragmentation, paradoxes, metalepses, and mises en abyme) and figures manifesting the indexicality of machinima, underlining the “narration under constraint” aspect of such productions (resemantizations, metaphors and caricatures).

INDEX

Mots-clés : machinima, narration, pastiche, parodie, détournement, remédiatisation

AUTEUR

FANNY BARNABÉ Fanny Barnabé est Chargée de recherches FNRS à l’Université de Liège et membre du Liège Game Lab. Ses recherches portent sur la narration vidéoludique (à laquelle elle a consacré l'ouvrage Narration et jeu vidéo : Pour une exploration des univers fictionnels, paru aux Presses Universitaires de Liège), sur les différentes formes de détournement du jeu vidéo (sujet de sa thèse de doctorat) et sur les tutoriels de jeu vidéo.

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Varias

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Le régime cathartique à l’ère du storytelling

Antonino Sorci

1 Depuis la publication de l'ouvrage de Christian Salmon Storytelling, la machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits1, les spécialistes en sciences humaines et sociales ont désormais pris conscience du recours constant, de la part des politiciens, à des stratégies et à des techniques narratives. Il s'agira ici moins d'analyser les techniques narratives employées dans le discours politique des partis dits « populistes » que de souligner un phénomène qui n'a pas été, à notre connaissance, suffisamment exploré, à savoir que les politiciens « populistes » semblent s’être inspirés du modèle de récit énoncé par Aristote dans sa Poétique pour forger leurs narrations. Une exploration plus approfondie de ce phénomène peut suggérer deux ensembles de considérations. D'une part, la coïncidence entre la manière de forger les histoires décrites par Aristote et celle adoptée par ces politiciens confirme leur prestige auctorial. Si ce lien existait réellement, leur capacité à attirer un grand nombre d’électeurs dépendrait aussi de la maîtrise que ces politiciens ont d'un nombre de principes et de règles de composition qui, depuis Aristote, permettent de juger qu'une œuvre est particulièrement réussie. D'autre part, une analyse de ce phénomène pourrait s’avérer particulièrement précieuse dans la tâche de pointer les implications idéologiques que comporte l'assimilation des principes du modèle aristotélicien de la narrativité tant pour l'auteur des narrations que pour les auditeurs auxquelles celles-ci s'adressent. Cela pourrait se révéler utile surtout pour examiner sous un angle différent certaines considérations qu'on continue encore de nos jours à tenir pour assurées, dont par exemple le fait que les narrations favorisent naturellement la cohésion et l’intégration sociale et que leur utilisation s’avère essentielle dans la tâche commune de vouloir « réparer le monde »2. Bien entendu, il ne s'agira pas ici de remettre en cause la valeur pédagogique et cognitive d'un grand nombre de narrations, mais seulement de considérer l'hypothèse selon laquelle celles-ci, en plus de pouvoir être utilisées comme des outils pour stimuler le dialogue social, peuvent aussi, dans certains cas, se révéler des instruments efficaces dans le but de consolider les idées reçues et de renforcer une culture du conformisme. En particulier, l'axe qui, depuis la perspective aristotélicienne, constitue l'armature de

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tout récit, à savoir le rapport étroit qui relie le muthos à la catharsis des émotions, peut être évalué d'une façon différente si on la rapproche de la façon dont les politiciens « populistes » forgent leurs histoires. À ce propos, nous observerons que le lien qui unit le « tout » organisé par l'« agencement des faits en système » à l'« épuration » que la narration est capable de réaliser chez les auditeurs peut être exploité dans certains cas pour propager des versions faussées de certains états de fait, lesquelles s'inspirent notamment d'une série de « théories du complot » particulièrement convaincantes. Afin de mettre en évidence tous ces aspects, nous nous proposons ici d'analyser quelques cas tirés de l'actualité politique en France et en Italie afin d'étudier la capacité des politiciens « populistes » à forger des narrations dont l'« arrangement des faits » serait censé toucher la sphère émotionnelle des auditeurs au point de provoquer un véritable soulagement chez ces derniers.

2 L'analyse de la vocation aristotélicienne des politiciens dits « populistes » ne représentera pas le seul thème que nous aborderons dans cette étude. Nous souhaitons également questionner les implications idéologiques qu'engendre l'adoption de la perspective aristotélicienne de la narrativité. Il s'agira notamment de souligner l'existence d'un véritable « régime cathartique » qui gouverne notre façon de forger nos histoires. Nous défendrons la thèse selon laquelle le retour des « grands récits » que nous connaissons en époque actuelle posséderait un lien avec la disparition de la culture de gauche qu'Enzo Traverso observe dans son ouvrage Mélancolie de gauche3 : la diffusion massive d'un nombre conséquent de « grands récits » forgés selon les règles de composition énoncées par Aristote dans la Poétique aurait permis l'instauration d'un « régime cathartique » qui ne laisserait pas de place à l’élaboration et à l’interprétation de formes de narration alternatives de caractère ouvertement anti-cathartique et anti- aristotélicien.

Considérations générales au sujet des notions de muthos et de catharsis

3 Avant d'aborder l’analyse des extraits des discours des politiciens dits « populistes », nous souhaitons exposer quelques thèses récentes au sujet des notions de muthos et de catharsis. Depuis la publication de Temps et Récit, c'est une pratique commune de traduire le muthos aristotélicien par « mise en intrigue ». Chez Ricœur, cette traduction ouvre à la compréhension de la pratique narrative entendue comme une des modalités principales à travers lesquelles l’être humain serait capable de donner une configuration aux événements vécus. L’expérience humaine possède une dimension purement narrative que le philosophe n’hésite pas à définir comme une « demande de récit » : À cette objection, j’opposerai une série de situations qui, à mon avis, nous contraignent à accorder déjà à l’expérience en tant que telle une narrativité inchoative qui ne procède pas de la projection, comme on dit, de la littérature sur la vie, mais qui constitue une authentique demande de récit. Pour caractériser ces situations je n’hésiterai pas à parler d’une structure pré-narrative de l’expérience4.

4 Depuis cette perspective, la narrativité jouerait un rôle majeur dans la configuration des faits et des événements qui caractérisent l’expérience de vie quotidienne des individus. Selon Ricœur, le modèle aristotélicien de la Poétique, centré sur la prédominance du binôme mimesis-muthos, s'affirme comme un modèle de concordance

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discordante qui indique la façon dont les individus utilisent la pratique narrative afin d’appréhender les événements vécus. Ce modèle est tout d'abord un modèle de concordance, du fait que la narration « est caractérisée par trois traits : complétude, totalité, étendue appropriée5 ». Mais ce modèle inclut également une discordance entre les éléments de l'histoire racontée, puisque la « mise en intrigue » définit une succession épisodique capable d'engendrer une « incertitude temporaire » chez l’interprète. C'est d'ailleurs en ces termes que Raphaël Baroni définit la « mise en intrigue », qui se trouve au centre de sa conception de la narrativité. La configuration du muthos aristotélicien permet l’élaboration d'une tension narrative qui rythme l'interprétation des événements appréhendés. L'intrigue s'articule selon trois phases principales : la phase du nœud « produit un questionnement qui agit comme un déclencheur de la tension »6, l’interprète est amené à ce stade à se poser des questions à propos de la suite de l'histoire. Une seconde phase, celle du retard, se caractérise par la dialectique entre incertitude et anticipation du dénouement attendu. L'intrigue se termine au moment du dénouement, à savoir le moment dans lequel l’interprète établit une configuration précise des événements appréhendés. C'est à ce moment que ce dernier est en mesure de donner une réponse au questionnement suscité par le nœud. La répartition des événements selon la charnière constituée par le couple nœud/ dénouement est rendue possible grâce au rapport d’équivalence qui s’établit entre la représentation des actions, des personnages et l'agencement des faits. Les actions des personnages, comme le souligne Propp dans sa Morphologie du conte, constituent de véritables « fonctions » au sein de l'intrigue. Puisque « l'action ne peut être définie en dehors de sa situation dans le cours du récit »7, l’interprète, afin de saisir la signification des actions des personnages de l'histoire, doit être capable de reconstituer les liens logiques et causaux qui relient celles-ci à l’intérieur de l'intrigue. L’interprétation d'un récit, selon l'optique aristotélicienne, constitue donc une opération qui implique un effort cognitif de la part de l’interprète. Ce dernier est amené à ressentir une tension provisoire produite par l'incertitude à l’égard du destin des protagonistes de l'histoire, qui disparaît une fois reconnu l'ordre des actions et la configuration du récit.

5 La traduction du terme muthos par « mise en intrigue » possède en outre des implications d'ordre terminologique importantes. Comme le souligne notamment Johanne Villeneuve, le terme “intrigue” est particulièrement riche d'un point de vue sémantique. Outre désigner la façon dont les événements de l'histoire sont agencés, il peut également être interprété comme synonyme de « complot » : Le substantif intrigue, en usage encore aujourd'hui pour désigner l'ensemble des événements formant le nœud d'une pièce de théâtre ou d'un film, est également appelé à signifier un ensemble de combinaisons secrètes et compliquées visant à faire réussir ou avorter une affaire. Cette dernière signification rejoint le domaine de la conspiration et du complot. En anglais, c'est un terme encore plein de cette résonance du complot qui s'est imposé en poétique, soit plot, tandis que to intrigue évoque l'usage d'une influence secrète, l'action de comploter et d'intriguer ; plot renvoie aussi à la fourberie, à l'illicite8.

6 Intriguer quelqu'un au moyen d'une histoire ne représenterait pas, d'un point de vue axiologique, une opération neutre : la « mise en intrigue » doit être entendue comme une action comprenant des stratégies auctoriales qui peuvent engendrer des effets considérables sur les interprètes. Ces effets ne se limitent pas à toucher la sphère cognitive de l’interprète, mais également les sphères psychologique et émotionnelle. C'est la raison pour laquelle la notion de muthos ne peut être comprise pleinement que

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si on la met en rapport avec la notion de catharsis. Nous souhaitons nous attarder notamment sur l'analyse de quelques interprétations de ce terme dont, ne l'oublions pas, Aristote ne fournit pas de définition précise. Dans l’édition de la Poétique dirigée par Jean Lallot et Roselyne Dupont-Roc, la catharsis est associée au plaisir mimétique, fondé sur la « reconnaissance des formes » et lié à l’art de « composer des intrigues » : Si donc la tragédie peut « épurer » les émotions qu’elle éveille chez le spectateur et ainsi lui donner du plaisir et non de la peine, c’est en tant qu’elle offre à son regard des objets eux-mêmes épurés […]. La katharsis tragique est le résultat d’un processus analogue : mis en présence d’une histoire (muthos) où il reconnaît les formes, savamment élaborées par le poète, qui définissent l’essence du pitoyable et de l’effrayant, le spectateur éprouve lui-même la pitié et la frayeur, mais sous une forme quintessenciée, et l’émotion épurée qui le saisit alors et que nous qualifierons d’esthétique s’accompagne de plaisir9.

7 Par sa capacité à provoquer la transformation des émotions négatives évoquées par la narration en une source de plaisir, la catharsis permet de renforcer les convictions de l’interprète à propos d'un nombre de formes « savamment élaborées par le poète » qu'il reconnaît comme familières. C'est ainsi que la catharsis est généralement considérée par la plupart des spécialistes comme un mécanisme d’adhésion affective puissant, qui se révèle particulièrement utile dans la tâche de faciliter la diffusion d'un nombre de messages caractérisés par leur haute valeur anthropologique et sociale. En particulier, Hans Robert Jauss est revenu plusieurs fois sur le sujet, en soulignant l’importance du rôle joué par la catharsis dans la transmission d'un nombre de normes de comportement social : Catharsis désigne un troisième aspect de l’expérience esthétique fondamentale : dans et par la perception de l’œuvre d’art, l’homme peut être dégagé des liens qui l’enchaînent aux intérêts de la vie pratique et disposé par l’identification esthétique à assumer des normes de comportement social […]. La jouissance cathartique joue alors – pour citer Freud – le rôle d’appât et peut induire le lecteur ou le spectateur à assumer beaucoup plus facilement des normes de comportement et à se solidariser davantage avec un héros, dans ses exploits comme dans ses souffrances10.

8 Pour résumer, muthos et catharsis sont deux notions fondamentales du modèle aristotélicien de la narrativité. Elles sont des notions étroitement interconnectées, tant sur un plan idéologique que sur un plan fonctionnel. Le rapport d’échange qui s’instaure entre ces deux composantes de la narrativité est fondé sur le rôle joué par le dispositif de la reconnaissance qui s'instaure au cours de l’interprétation d'un texte narratif.

Les intrigues des politiciens « populistes »

9 À la lumière de ce qui précède, nous souhaitons analyser quelques extraits tirés de l'actualité politique en France et en Italie et qui concernent notamment le discours politique des partis dits « populistes ». On sait que les politiciens « populistes » ont constamment recours à des stratégies narratives particulières dans le but de convaincre un plus grand nombre d’électeurs potentiels. Ce qui n'a pas été, à notre connaissance, suffisamment exploré c'est la proximité entre la vision aristotélicienne du récit et la façon dont ces politiciens forgent leurs histoires. Grâce au recours constant à des moyens rhétoriques efficaces, les politiciens « populistes » arrivent à obtenir une implication émotionnelle pleine de la part de leurs auditeurs. La stratégie narrative est claire : ces politiciens forgent de véritables intrigues structurées à l'image

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des muthoi aristotéliciens. On constate, tout d'abord, qu'un élément d'incertitude est introduit dans le discours au moment d’évoquer la prétendue « décadence » qu'est en train de vivre le « peuple » auquel ceux-ci se référent. Voici un extrait d'un discours que Marine Le Pen a prononcé à Bordeaux en janvier 2012 qui est emblématique de cette démarche : Voilà ce qui nous invite à cette terrible pensée : l'idée que la fin de la France serait désormais plus probable que son redressement. Rien ne change et chaque jour un peu plus le pays s'enfonce dans le sentiment d'un déclin inexorable, d'une perte d'influence, d'une rétrogradation, d'une descente aux enfers présentée comme inéluctable11.

10 Le scénario présenté ici vise à instiller une forte inquiétude chez les auditeurs : l’évocation d'un possible « déclin » et d'une probable « descente aux enfers » du peuple français a comme objectif de causer la déstabilisation initiale des auditeurs. Les politiciens « populistes » font appel à des mécanismes propres à la pratique narrative comme l'empathie ressentie envers les membres des communautés exposés à de multiples attaques. Saisi par l'effroi, le destinataire du message cherche spontanément des appuis auxquels s'accrocher afin d’éviter de s'enfoncer davantage en un sentiment de détresse. C'est ainsi que le politicien « populiste » lui vient en aide en lui offrant un soutien stable sur lequel il pourra s’appuyer : tout comme le recours à un imaginaire mythique, les discours des politiciens « populistes » sont souvent centrés sur la présence d'un narrateur aux traits messianiques. L’identification entre le narrateur et l'auteur du discours est ici totale : le narrateur s'affirme comme un nouveau messie capable de sortir le « peuple » de son impasse. Le narrateur représente le « héros » qui luttera jusqu'au bout de ses forces afin de protéger les citoyens mis en péril par les attaques des « ennemis du peuple ». La présence du héros constitue un contrepoids à celle de l'ennemi, à l’intérieur d'une stratégie de « diabolisation » de l'adversaire politique. C'est ainsi que celui-ci est transformé par les politiciens « populistes » en démon avec lequel il serait impossible de se confronter. Comme l'a souligné Pierre- André Taguieff à propos du discours des nationalistes identitaires : « on ne discute pas avec des démons, avec leurs représentants ou leurs complices, on ne dialogue pas avec eux ; on les combat, et ce afin de les supprimer12 ». La narration de ces politiciens, par conséquent, est souvent investie d'une portée moralisatrice très puissante. L'histoire racontée porte sur une bataille qui voit les forces du Bien s'opposer constamment à celles d'un Mal menaçant la vie des citoyens. Les solutions trouvées dans cette optique, au lieu de constituer des prises de position idéologiques particulières, s'affirment comme des mesures de « bon sens ». Voici un exemple, qui date de juin 2016, de comment le chef du Mouvement 5 Étoiles Luigi di Maio décrit l'action politique de ses collègues élus à la chambre des députés du parlement italien : Les conseillers élus du Mouvement 5 Étoiles approuveront à la Chambre des députés toute proposition de bon sens, quel que soit le candidat qui la présente : les bonnes idées ne sont ni de droite ni de gauche13.

11 Mais l'incertitude instaurée par l'intrigue, à l'instar du modèle aristotélicien de la Poétique, s’avère n’être que provisoire : l’inquiétude instillée chez l'auditeur est destinée à disparaître au moment du dénouement attendu et à se transformer en plaisir intense. Plus grande sera la virulence à travers laquelle l'histoire est racontée plus puissante sera le plaisir que l'auditeur prendra à reconnaître la forme globale de l'intrigue. Voici comment une députée du parlement italien, Lucia Borgonzoni, invoque le retour au pouvoir de son parti, la Ligue, parti de l’extrême-droite italienne, après l'avoir cédé à

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une coalition formée par le Mouvement 5 Étoiles et le parti de centre-gauche italienne, le Parti Démocrate, intervention qui date de septembre 2019 : Bientôt, il y aura des élections régionales [...] et vous devrez vous confronter avec le vote des Italiens qui vous ont rejetés lors de toutes les élections de ces dernières années […] On ne peut pas fuir éternellement. Et lorsque vous rendrez la parole aux citoyens, vous serez anéantis pour toujours14.

12 La fin de l'extrait coïncide avec le dénouement attendu : au moment d'apprendre que les « ennemis du peuple » seront « anéantis pour toujours » les auditeurs ressentent un plaisir intense provoqué par la catharsis des émotions éprouvées au cours de l'acte interprétatif. Bien entendu, afin de ressentir pleinement la catharsis espérée, le destinateur du message doit partager les mêmes convictions de l'auteur de ces intrigues. C'est la raison pour laquelle, contrairement à l'opinion répandue en sciences humaines et sociales qui conçoit la catharsis engendrée par les narrations comme une des composantes fondamentales du vivre-ensemble, nous tenons à souligner que celle- ci peut être aussi l'expression d'une volonté ferme de la part de l'auteur d'amener les interprètes à une acceptation acritique des narrations proposées. En effet, notre hypothèse consiste à interpréter la catharsis comme une forme de réaction émotive produite « artificiellement » par la dimension « chrono-logique » du muthos. Le plaisir qu’elle suscite, l’épuration des sensations, dépend de la volonté de la part de l’auteur et de l’interprète de se complaire artificiellement dans un système de normes dont ils reconnaissent l’exemplarité. La logique du muthos servirait à l’auteur pour véhiculer une vision du monde fondée sur le respect des normes sociales et sur la légitimation d’un code de comportement éthique que l’interprète et l’auteur reconnaissent comme familier. La recherche de la catharsis serait donc fondée sur la volonté, tant de la part l’auteur que de l’interprète, de partager une vision conformiste de la réalité sociale dans laquelle ils sont situés. Peu importe que cette vision adhère ou non à un état de fait réel, ce qui importe c'est que la narration puisse contribuer à renforcer le lien qui unit les politiciens « populistes » au « peuple » auquel ils se réfèrent. C'est la raison pour laquelle l’entente qui se crée entre l'auteur et l'interprète au cours de l'acte narratif peut être considérée comme un facteur décisif dans la diffusion massive d'un nombre de fake news et de narrations contrefactuelles de la réalité. Si les « théories du complot » connaissent de nos jours un si grand succès, ceci peut s'expliquer aussi par le pouvoir cathartique possédé par ce genre de narrations. Ces théories s’avèrent d'une grande utilité dans la tâche tant de rassembler le « peuple » contre les groupes d'individus qui sont accusés de conspirer à son insu que de fédérer celui-ci autour de la figure d'un leader incarnant le vrai « esprit du peuple ». C'est la raison pour laquelle plusieurs auteurs ont souligné la présence dans le discours de certains politiciens « populistes », dont Marine Le Pen, de plusieurs allusions à des « théories du complot » particulièrement convaincantes. Cécile Alduy et Stéphane Wahnich ont souligné dans leur ouvrage Marine Le Pen prise aux mots la fonction légitimante de la figure de l'auteur possédée par les « théories du complot » : À cette fonction explicative ou cognitive qui récompense l'auditoire s'ajoute une fonction légitimante qui valorise l’énonciatrice. Chez Marine Le Pen, la dimension occulte de complots tramés dans l'ombre par des sectes elles-mêmes secrètes a presque disparu, mais le secret revient sous la forme plus rationnelle du mensonge : « C'est un mensonge d'État qui traduit l’adhésion de nos gouvernants à un véritable projet clandestin donc antidémocratique d'installation massive d'une immigration de peuplement »15.

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13 Quoi qu'il en soit, les théories du complot et les narrations cathartiques sont utilisées par ces partis dans un seul but : comme le souligne Jan-Werner Müller, l'objectif des politiciens « populistes » est celui de s'assurer le « monopole de la représentation ». Puisque les partis populistes visent dans leurs discours à synthétiser la vision du monde des « vrais citoyens », ceux-ci ne peuvent pas être considérés à proprement parler des « partis comme les autres » : Si les partis populistes ne sont donc en rien des partis comme les autres, c'est en raison de leur revendication morale d'un monopole de la représentation […] cette idée selon laquelle il serait possible de représenter la totalité (et qui entre en opposition avec la fragmentation politique d'une société) entre en contradiction avec la définition même de ce qui est un parti, qui est toujours particulier, partiel et partial – comme nous le dit déjà le nom même de parti : un parti n'est qu'une « partie » et ne représente pas le « tout »16.

14 Devant l'ambition des partis « populistes » de vouloir s'assurer le monopole de la représentation à l'aide de narrations cathartiques, il nous semble légitime de se demander s'il y a des raisons d'ordre idéologique et politique derrière le retour des « grands récits » et la disparition des récits non-aristotéliciens que nous constatons de nos jours : sommes-nous entrés dans un « régime cathartique » qui gouverne notre façon de forger nos histoires ?

Le régime cathartique à l'ère du storytelling

15 Nous avons observé dans la partie qui précède la proximité qui existe entre la manière dont les politiciens « populistes » forgent leurs histoires et les principes énoncés par Aristote dans sa Poétique. Ces politiciens révèlent leur assimilation des règles de composition qui, depuis Aristote, permettent de juger une narration comme particulièrement réussie. Si le discours « populiste » semble avoir intégré un nombre d’éléments appartenant au domaine narratif nous pourrions nous demander si, en retour, la façon dont les récits sont élaborés et diffusés de nos jours reflète la manière « populiste » de préparer un discours. Ce qui saute aux yeux c'est que les auteurs des narrations contemporaines qui remportent un grand succès auprès du public s'inspirent directement du modèle aristotélicien de la narrativité pour forger leurs histoires. Des séries-télés aux bandes dessinées, en passant par les blockbusters que les grosses productions de l'industrie cinématographique adressent à un large auditoire, il est devenu de plus en plus rare que des narrations qui n'ont pas été conçues en suivant les règles de composition énoncées par Aristote soient susceptibles de rencontrer un grand succès populaire. Ce recours constant à des narrations fondées sur la dimension chrono-logique du muthos répond à un besoin de catharsis de plus en plus croissant. Ce dernier se fonde principalement sur le rapport de confiance et de loyauté qui s'instaure entre les interprètes et les auteurs des narrations. En effet, au même titre que les politiciens « populistes », les auteurs des séries-télés fondent leurs stratégies narratives sur le programme de « fidélisation » des sujets auxquels ceux-ci s'adressent. Ces auteurs élaborent de « grands récits » qui sont ensuite segmentés et proposés aux spectateurs selon une programmation qui doit seconder l'envie de ces derniers de connaître « la suite de l'histoire ». Cet aspect a récemment été souligné par Anaïs Goudmand : « Les processus d’actualisation se caractérisent par le morcellement : contrairement à la lecture d’un roman ou au visionnage d’un film qui constituent des récits complets, le récepteur est soumis à des stratégies visant à le “fidéliser” en

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programmant la sortie de chaque nouvel épisode à des intervalles réguliers, et l’actualisation du récit se fait sur du long terme »17. Entre les auteurs de ces épisodes et les spectateurs se crée donc une entente qui rappelle celle qui s’établit entre les politiciens « populistes » et leur auditoire : dans les deux cas le processus interprétatif se fonde sur la volonté de partager une vision du monde commune et de resserrer le lien qui unit l'auteur à l’interprète. La différence entre ces deux genres d'interaction narrative concerne la figure de l'auteur : une personne physique aux traits reconnaissables dans le cas du discours « populiste » et la maison de production identifiable grâce au logo auquel celle-ci est associée dans le cas des séries-télés. Ce qui ne change pas c'est le dispositif cathartique qui sous-tend le rapport qui se crée entre auteur et interprète : à titre d'exemple, les spectateurs de la maison de production Netflix s'attendent un genre de narrations qui soient forgées en respectant les particularités du « style Netflix » et, de retour, les auteurs des séries-télés Netflix se proposent d'offrir des contenus qui puissent seconder les attentes des spectateurs18. L'empathie qui se crée entre la maison de production et les spectateurs est comparable à celle qui se produit entre les grandes marques et les consommateurs. Naomi Klein dans son fameux ouvrage No Logo souligne cet aspect en mentionnant le cas de la marque Starbucks : Scott Bedbury, vice-président marketing de Starbucks, reconnut ouvertement que « les consommateurs ne voient pas de différence énorme entre les produits », et que pour cette raison, les marques doivent « établir des liens émotionnels » avec leurs clients au moyen de « l’Expérience Starbucks ». Les gens qui font la queue chez Starbucks, écrit le P.D.G. Howard Shultz, ne viennent pas que pour le café. « C’est le côté romantique de l’expérience du café, le sentiment de chaleur et de communauté que trouvent les gens dans les cafés Starbucks »19.

16 Tels les clients de Starbucks, les spectateurs des séries-télés Netflix souhaitent avant tout appartenir à la communauté formée par tous les spectateurs/consommateurs des produits Netflix. La possession d'une charge cathartique puissante représente donc un point commun important entre les narrations « populistes » et un grand nombre de récits contemporains. Mais ce qui rapproche le plus les politiciens « populistes » des auteurs des séries-télés, c'est leur volonté commune de s'assurer le « monopole de la représentation ». Les maisons de production des séries-télés ont l'ambition de monopoliser tout le marché de l'audiovisuel en englobant ainsi une bonne partie de l'imaginaire contemporain. Ce processus a comme conséquence directe le fait de disqualifier toute narration qui ne respecte pas les normes de qualité du « style Netflix ». Selon cette perspective, toute narration qui ne serait pas produite par ces maisons de production n'arriverait pas à garantir ces standards de qualité en perdant ainsi tout son caractère narratif : toute narration qui ne serait pas produite par ces maisons de production se transformerait automatiquement en un non-récit. C'est la raison pour laquelle nous souhaitons porter un regard plus sévère sur la prétendue valeur éducative et morale des séries-télés que celui porté par de nombreux chercheurs en sciences humaines et sociales dont notamment Sandra Laugier. Pour notre part, le fait que « les séries changent notre quotidien », qu'elles soient « constitutives de formes de vie humaine » et qu'« elles donnent accès à la réalité de façon nouvelle, mais aussi à une formation morale »20 représente davantage un danger pour la vie commune qu'une opportunité. Contre les tendances hégémoniques des auteurs des récits cathartiques, nous préférons plutôt souligner la valeur éthique et épistémologique possédée par les narrations non-aristotéliciennes dans la tâche d’empêcher la diffusion des idées reçues et de lutter contre le conformisme. Les récits qui semblent appartenir à une époque

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lointaine, celle qui est caractérisée par le défi aux formes conventionnelles d’écriture narrative, par la volonté de limiter l'autorité de l'auteur à l’intérieur du processus interprétatif, d’établir une communication d’expériences fondée sur la distance critique qui doit séparer l'auteur de l’interprète, en deux mots les récits appartenant à l’époque des narrations non-cathartiques du Nouveau Roman, des narrations post-modernes et de l’écriture testimoniale, possèdent à nos yeux une charge subversive supérieure à celle contenue dans les « grands récits » contemporains. Ces narrations « sans catharsis », comme le souligne Julia Kristeva au sujet de l’œuvre de Marguerite Duras, nous apprennent à mieux reconnaître le sens d’insatisfaction auquel nous sommes quotidiennement confrontés et qui se trouve accentuée par l'homologation forcée aux normes dictées par l’économie du marché : « littérature de nos maladies, elle accompagne les détresses certes déclenchées et accentuées par le monde moderne, mais qui s’avèrent essentielles, transhistoriques21 ». La mise en valeur de ces formes d'écriture apparaît d'autant plus urgente alors que nous sommes confrontés au risque concret que les politiciens « populistes » et les maisons de production audiovisuelle puissent réellement s'assurer définitivement le « monopole de la représentation ». En effet, ce que nous constatons de nos jours c'est que les histoires conçues à l'instar du modèle aristotélicien de la Poétique ont obtenu une emprise telle sur notre vie quotidienne qu'il ne serait pas exagéré de parler à ce propos d'un « régime cathartique » gouvernant l'imaginaire contemporain. Ce régime façonne les goûts et les opinions du public au point de l'induire à s’intéresser uniquement aux récits aristotéliciens et le pousse à négliger la lecture de toute narration qui ne soit pas fondée sur la recherche d'un effet cathartique. Il convient à ce propos d'observer que le maigre succès que les récits non-aristotéliciens obtiennent auprès du public de nos jours coïncide avec la disparition de l'imaginaire de gauche qu'Enzo Traverso signale dans son ouvrage récent Mélancolie de gauche. La force d'une tradition cachée (XIX – XXIe siècle). La dimension mélancolique qui, selon Traverso, représente le trait distinctif de la « culture de gauche », se trouve être occultée de nos jours par la rhétorique du discours dominant : « le discours normatif actuel qui postule la démocratie libérale et l’économie de marché comme ordre naturel du monde et stigmatise les utopies du XXE siècle ne laisse aucune place à la mélancolie de gauche »22. À la lumière de ces considérations, nous ne souscrivons pas à l'opinion d'Yves Citton, qui invoque l’élaboration de nouvelles intrigues capables de séduire un électorat de gauche23 ; si un retour des narrations « de gauche » est souhaitable, cela ne doit pas passer par la recherche à tout prix d'une catharsis conciliatrice mais plutôt par la conception de narrations visant à inspirer une mélancolie naturelle chez les récepteurs. La production de formes d'écriture fragmentaires, hybrides, expérimentales, inachevées parce qu'inachevables, peut représenter une des formes de contestation les plus efficaces contre l’hégémonie actuelle du récit cathartique.

17 En conclusion, bien que la présence de narrations forgées à l'instar du modèle aristotélicien de la Poétique ne représente nullement un mal en soi, celle-ci pourrait produire des effets négatifs sur la vie d'une collectivité en empêchant l'existence de formes d'écriture alternatives. S'il paraît exagéré d'affirmer que toute mise en intrigue se greffe sur une idéologie d’extrême-droite, le contraire semble en revanche plausible, à savoir que toute narration d’extrême-droite se fonde sur une mise en intrigue déterminée au préalable. Les politiciens « de gauche », au lieu de fonder leur communication sur un programme de « fidélisation » des électeurs autour de la figure d'un leader aux traits messianiques, devraient plutôt approfondir la lecture des récits

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non-aristotéliciens, dont la charge subversive très puissante pourrait s’avérer une arme efficace à utiliser dans leur bataille politique : D'abord refoulée par la gauche elle-même, puis stigmatisée à notre âge de restauration « postidéologique », cette mélancolie rebelle reste à découvrir, demande à être reconnue. Or mélancolie et révolution vont de pair. Comme une ombre, la mélancolie suit les pas de la révolution, se faisant discrète pendant son essor, ressurgissant après son épuisement et l'enveloppant après sa défaite24.

NOTES

1. C. Salmon, Storytelling, la machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits, Paris, La Découverte, 2007. 2. « Tout se passe, me semble-t-il, comme si, dans nos démocraties privées de grands cadres herméneutiques et spirituels collectifs, le récit littéraire promettait de penser le singulier, de donner sens aux identités pluralisées, de retisser les géographies en constituant des communautés », A. Gefen, Réparer le monde – La littérature française face au XXIe siècle, Paris, Édition Corti, 2017, p. 9. 3. E. Traverso, Mélancolie de gauche. La force d'une tradition cachée (XIX – XXIe siècle), Paris, Éditions La Découverte, 2016. 4. P. Ricœur, Temps et Récit – Tome I : l'intrigue et le récit historique, Paris, Seuil, 1983, p. 141. 5. Ibid. p. 80. 6. R. Baroni, La Tension narrative, suspense, curiosité et surprise, Paris, Seuil, 2007, p. 122. 7. V. Propp, Morphologie du conte, Paris, Seuil, 1970, p. 30. 8. J. Villeneuve, Le Sens de l'intrigue ou la narrativité, le jeu et l'invention du diable, Laval, Les Presses de l'Université Laval, 2004, p. 55. 9. R. Dupont-Roc et J. Lallot, notes à Aristote, Poétique, R. Dupont-Roc et J. Lallot (dir.), Paris, Édition du Seuil, 2011, p. 190. 10. H. R. Jauss, Pour une esthétique de la réception, Paris, Gallimard, 1978, p. 163. 11. M. Le Pen, « Discours de Bordeaux », 22 janvier 2012, cité dans C. Alduy, S. Wahnich, Marine le Pen prise aux mots. Décryptage du nouveau discours frontiste, Paris, Seuil, 2015, p. 125. 12. P.-A. Targuieff, « Nationalisme et réactions fondamentalistes en France. Mythologies identitaires et ressentiment antimoderne », Vingtième Siècle. Revue d'histoire, nº 25, 1990, pp. 49-74, pp. 64 -65. 13. « I consiglieri eletti del Movimento 5 Stelle come opposizione voteranno in Aula le proposte di buon senso indipendentemente da chi le presenta : le buone idee non sono né di destra nè di sinistra » (notre traduction). Paru sur Ilblogdellestelle.it, le 09 juin 2016, disponible ici : https:// www.ilblogdellestelle.it/2016/06/ il_movimento_5_stelle_non_da_indicazioni_di_voto_i_voti_sono_dei_cittadini.html (consulté le 09 décembre 2019). 14. « Presto ci saranno le elezioni le regionali […] e vi dovrete confrontare con il voto degli italiani che vi hanno bocciato in tutte le elezioni degli ultimi anni [...] Non si può scappare per sempre. E quando ridarete la parola ai cittadini verrete spazzati via per sempre » (notre traduction). Discours prononcé au Sénat le 10 septembre 2019, disponible ici : https://corrieredibologna.corriere.it/bologna/politica/ 19_settembre_10/bibbiano-caos-aula-borgonzoni-provoca-attacco-pd-5a2bcaf0-d3dc-11e9- af08-7712fed3ba2e.shtml (consulté le 09 décembre 2019).

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15. C. Alduy, S. Wahnich, op. cit., pp. 154-155. 16. Jan-Werner Muller, Qu'est-ce que le populisme ?, Paris, Seuil, 2016, pp. 68-69. 17. A. Goudmand, « Narratologie du récit sériel », dans Proteus, no 6, 2013, p. 81. 18. « Aujourd’hui, un réseau comme Netflix décide du genre de série qu’il produira sur la base de statistiques liées aux utilisateurs de son site », M. Marti, R. Baroni, « De l’interactivité du récit au récit interactif », Cahiers de Narratologie, no 27, 2014. 19. N. Klein, No logo, Arles, Actes Sud, 2002, p. 53. 20. Entretien avec Sandra Laugier, paru sur Liberation.fr, le 18 octobre 2019, disponible ici : https://www.liberation.fr/debats/2019/10/18/sandra-laugier-les-series-sont-des-outils-d- education-de-pensee-et-de-combat-politique_1758416 (consulté le 22 avril 2020). 21. J. Kristeva, Soleil noir, dépression et mélancolie, Paris, Seuil, 1987, p. 264. 22. E. Traverso, op. cit., p. 223. 23. « Il faut que “la gauche” se remette à (se) raconter des histoires inspirantes, et il faut qu'elle arrache ou qu'elle crée les moyens de les faire circuler aussi largement que possible », Y. Citton, Mythocratie : storytelling et imaginaire de gauche, Paris, Éditions Amsterdam, 2010, p. 171. 24. E. Traverso, op. cit., p. 224.

AUTEUR

ANTONINO SORCI Université Paris 3 – Sorbonne Nouvelle

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« Alternarré », « dénarré », « disnarré » : réflexions à partir d’exemples contemporains

Frank Wagner

Les définitions de Gerald Prince

1 À l’heure actuelle, si l’on se fie à la rareté de leurs emplois, on peut raisonnablement estimer que, dans le champ des études littéraires francophones, les néologismes techniques présents dans le titre de cet article n’ont pas encore intégré le lexique narratologique courant ; avec le risque que les phénomènes qu’ils désignent demeurent assez largement ignorés. Pourtant, de l’autre côté de l’Atlantique, dans les travaux de Brian McHale, Gerald Prince, Brian Richardson, Marie-Laure Ryan, Hilary Dannenberg, Robyn Warhol, etc.1, regroupés à tort ou à raison sous l’étiquette fédératrice de « narratologie postclassique »2, leurs équivalents anglo-saxons sont d’usage depuis au bas mot vingt-cinq ans, et ont permis de baliser un domaine d’étude passionnant pour quiconque s’intéresse d’un peu près à la théorie du récit – domaine au demeurant toujours en cours d’exploration. Aussi, en vue de résorber ce regrettable hiatus, peut-il être utile de faire le point sur ces notions ; dans l’espoir également d’affiner l’analyse des procédés textuels dont elles entendent rendre compte.

2 Pour ce faire, le déjà nommé Gerald Prince, fort de son positionnement médian, à la croisée des deux aires culturelles en cause, nous fournit un point de départ des plus précieux, sous la forme d’une notice narratologique intitulée « Disnarré / Disnarrated » 3. Il y reconnaît que ses travaux antérieurs (de 1988 à 20104) manifestaient un certain « flottement » terminologique, dans la mesure où les termes « alternarré » et « dénarré » y étaient employés avec rang d’approximatifs synonymes de « disnarré » ; de sorte que l’analyse des phénomènes ainsi désignés pouvait se trouver exposée à quelque danger de confusion. Pour pallier cet inconvénient, Prince se livre donc à une claire mise au point d’ordre typologique. Il propose ainsi de « réserver “alternarré” pour les cas où le récit rapporte des éléments incompatibles et pourtant coexistants

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(“Jean était assis et il était debout”) ou bien des listes d’options différentes mais considérées comme également possibles (“Peut-être… ou peut-être… ou peut-être…”) » (p. 1). Quant à « dénarré », il décide d’en limiter l’usage aux « cas où le récit affirme certaines choses et les nie (“Le 2 janvier, il a neigé toute la journée à Paris. Le 2 janvier, il n’a pas du tout neigé à Paris.”) » (id.). Enfin, le vocable « disnarré » désignera différemment « les éléments qui, dans un récit, se réfèrent explicitement à ce qui n’a pas eu lieu mais qui aurait pu avoir lieu (“Il n’aurait tenu qu’à moi d’être admise au secret des plus grandes magnificences intérieures ; mais je ne demandai pas à voir si la splendeur de la chemise répondait à celle de la jupe.”) » (id.). Une fois ces distinctions opérées, Prince se concentre sur la seule catégorie du disnarré, dont il précise qu’elle ne doit pas être confondue avec le « non-narré ou inénarré » (p. 2) (toutes les ellipses que l’on peut rencontrer dans un récit), non plus qu’avec le « non-narrable (ou inénarrable) » (id.) (comme son nom l’indique…) ; avant d’en souligner l’importance, puis d’en énumérer diverses fonctions (freiner le rythme du récit, participer à la caractérisation des personnages, souligner la qualité du narrant aussi bien que l’intérêt du narré, guider la lecture notamment en clarifiant l’axiologie du texte). Bref, Prince démontre ainsi que, pour n’être pas « essentiel au récit » (id.), le disnarré, tel qu’il le définit, n’en apparaît pas moins à la fois pertinent et important. Contrairement à ce qu’inciterait peut-être à penser une observation superficielle, il y aurait donc là bien davantage qu’un simple épiphénomène : un ensemble de procédures textuelles riches et variées, engageant nombre de paramètres cruciaux du récit – dont la temporalité et les valeurs – ; et comme tel indéniablement digne de l’attention des narratologues.

3 Parfaitement convaincu pour ma part de la justesse de ce diagnostic, je n’envisage pas ici de le soumettre à examen. En revanche, il paraît souhaitable de réfléchir aux relations qu’entretiennent les trois notions définies par Prince. On peut ainsi tout d’abord regretter qu’elles n’aient pas été regroupées sous une dénomination commune, ce qui aurait pu contribuer à en accroître la visibilité. Je proposerais volontiers ainsi, mais non sans hésitations, de les rassembler sous l’appellation de « périnarré ». Ce néologisme recèle en fait une double dette à l’égard de Prince : d’une part parce qu’y est reconduite la forme participiale qu’il adopte pour forger « alternarré », « dénarré » et « disnarré »5 ; d’autre part parce que le préfixe y est hérité d’un autre vocable créé par le narratologue, celui de « périchronismes »6. Mes réticences s’expliquent principalement par les risques de confusion induits par l’emploi d’une telle étiquette, du moins chez les chercheurs familiers de la terminologie genettienne. Il conviendrait donc a minima de préciser que le « périnarré » n’est pas le produit d’une activité de narration péritextuelle – comme on en rencontre par exemple dans L’Auteur et moi7 d’Eric Chevillard ou Vengeance du traducteur8 de Brice Matthieussent, où une narration concurrente se déploie dans l’espace périphérique des notes infrapaginales9. Mais, malgré cette précaution, compte tenu de la notoriété justifiée du lexique introduit par l’auteur de Seuils10, je ne suis pas persuadé que ma modeste proposition ait de réelles chances de s’imposer dans les rangs des narratologues. Je la hasarderai malgré tout, dans l’espoir que se trouvent ainsi soulignés les éléments communs aux différentes catégories recensées par Prince.

4 En effet, on aura par exemple remarqué à quel point l’une des acceptions qu’il propose de l’alternarré est proche de sa définition du dénarré ; comme l’attestent les exemples (déjà cités) qu’il choisit : « Jean était assis et il était debout. » (alternarré) ; « Le 2 janvier, il a neigé toute la journée à Paris. Le 2 janvier, il n’a pas du tout neigé à Paris. » (dénarré). Dans les deux cas, ce qui, je crois, s’impose immédiatement à l’attention,

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réside en une infraction manifeste au principe de non-contradiction ; puisque une chose et son contraire sont assertées au sein d’une même séquence textuelle. Ces exemples possèdent donc un évident dénominateur commun, ce qui peut inciter à rapprocher les deux catégories. Mais non pas à les confondre : si Prince a raison de les distinguer, c’est que – quand bien même la linéarité de l’écrit peut à cet égard se révéler quelque peu trompeuse –, dans le premier exemple, les caractéristiques contradictoires (être assis vs être debout) sont coprésentes dans une relation de simultanéité ; au lieu que dans le deuxième exemple, la contradiction est tributaire de l’inscription des deux propositions antinomiques dans une relation temporelle de successivité, la seconde d’entre elles venant a posteriori contester le contenu de celle qui l’a précédée. Pour autant, si l’on peut déjà hésiter entre alternarré et dénarré sur la base d’exemples aussi brefs, simples, et conçus ad hoc, sans doute conviendra-t-on qu’en texte(s), le départ entre les types risque parfois de se révéler fort délicat. À quelque chose « malheur » (tout relatif…) est bon : du moins cela révèle-t-il clairement la proximité des deux catégories.

5 À un degré moindre, il est également possible de repérer des similitudes entre la seconde acception de l’alternarré repérée par Prince, les « listes d’options différentes mais considérées comme également possibles (“Peut-être… ou peut-être… ou peut- être…”) », et l’un des aspects du disnarré qu’il met en exergue, et que traduiraient « des expressions aléthiques de virtualité (inaccomplie) » (p. 1). La confusion des types n’est certes pas envisageable, puisque le disnarré suppose une référence explicite à ce qui n’a pas eu lieu, mais qui aurait seulement pu avoir lieu. Toutefois, l’élément commun aux deux ordres de phénomènes réside en l’occurrence dans la notion de virtualité. En effet, dans le cas d’une succession de scénarios différents, nous nous trouvons confrontés à une série de possibilités narratives alternatives, dont le caractère virtuel se trouve révélé du fait même de leur mise en équivalence (« soit… soit… ») ; et éventuellement souligné par le recours à des modalisateurs, comme dans l’exemple de Prince (« peut-être… ou peut-être… »). La différence avec le disnarré tient alors au fait que, dans cette déclinaison de l’alternarré, il n’y a pas insistance explicite sur l’inaccomplissement desdites virtualités. Pour autant, par-delà ce facteur discriminant, la parenté de tels phénomènes paraît de nouveau difficilement contestable. On constate donc qu’en dépit des traits respectifs qui permettent de les singulariser, donc de les distinguer, alternarré, dénarré et disnarré partagent suffisamment de caractéristiques pour qu’on puisse les rassembler sous une étiquette commune : le « périnarré »… ou telle autre dénomination qu’un néologiste mieux inspiré voudra bien se donner la peine d’élaborer. Avis aux amateurs, s’il s’en trouve…

6 Pour autant, on l’aura compris, cette proposition de synthèse ne signifie bien sûr nullement que les procédés ainsi regroupés seraient dénués de spécificités. Ainsi, dans ce qui suit, l’accent sera-t-il au contraire porté sur les caractéristiques particulières des mécanismes narratifs correspondant à chacune des catégories de Prince ; afin, sur la base d’exemples variés, d’en mieux cerner la diversité des manifestations textuelles, comme d’ausculter empiriquement l’opérativité des notions dont nous nous trouvons dès lors dotés pour leur saisie et leur analyse. À quoi il convient d’ajouter que le corpus retenu à ces fins sera majoritairement composé de fictions contemporaines, participant en outre le plus souvent d’esthétiques antimimétiques. Il est en effet certes possible que certaines déclinaisons de ce que j’ai proposé de nommer le « périnarré » soient observables dans divers récits relevant de la narration « naturelle » (au sens de Monika Fludernik11), en tant que tels emblématiques d’esthétiques mimétiques-réalistes. Tel est

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bien le cas de nombre des phénomènes que Prince présente à l’enseigne du disnarré : des « expressions aléthiques de virtualité (inaccomplie) ou d’impossibilité, des expressions déontiques d’interdiction (respectée), des expressions de vœux non exaucés, d’espoirs trompés, de faux calculs et ainsi de suite » (p. 1) peuvent être repérées dans à peu près n’importe quel type de récits, y compris les plus formellement « canoniques ». En revanche, les procédés classés dans la catégorie du dénarré ne seront pour leur part, selon toute probabilité, présents que dans des textes relevant de la narration « non “naturelle” », en particulier les récits « postmodernes » – ceux-là mêmes qui ont retenu l’attention de Brian Richardson12 et Brian McHale 13, par exemple14. Cela dit, dans la mesure où de tels partages massifs (« naturel » vs « non “naturel” » ; « mimétique » vs antimimétique ») risquent d’être déjoués par l’ambiguïté des pratiques textuelles, surtout à l’époque contemporaine, il n’est décidément d’autre solution que de juger sur pièces – en débutant par la catégorie de l’alternarré.

Alternarré et/ou antinarré

Antinarré

7 Avant même qu’on entreprenne de l’illustrer par le moindre exemple littéraire, la notion d’alternarré mérite selon moi d’être quelque peu affinée. En effet, on aura remarqué que, sous cette unique étiquette, Prince rassemble des phénomènes dont les dissemblances peuvent paraître plus marquantes que les ressemblances. Certes, éléments incompatibles et pourtant coexistants d’une part, et listes d’options différentes mais considérées comme également possibles de l’autre, ont en commun d’articuler au sein d’une même séquence textuelle des composantes (caractéristiques diégétiques ou scénarios narratifs) dont l’appariement peut paraître problématique. Toutefois, la nature et l’importance du problème ne sont pas les mêmes dans les deux cas : le premier sous-ensemble traduit une impossibilité logique ; quand le second manifeste simplement une forme d’« indécision » révélatrice du désir de maintenir ouvert le champ des possibles narratifs. À l’examen, la notion d’alternarré ne me semble donc rendre compte de façon réellement probante que du deuxième type de configuration, où les divers scénarios évoqués peuvent bien être considérés comme autant de possibilités narratives alternatives. En revanche, tel n’est pas le cas dans le premier type, face auquel nous sommes contraints de nous accommoder de la compossibilité paradoxale de « qualités » ou d’états que nos habitudes de pensée nous incitent à considérer comme incompatibles. Si l’on reprend l’exemple de Prince, dans le monde physique où nous vivons, et en écartant (du moins provisoirement…) l’hypothèse de mondes possibles concurrents, il ne nous est pas possible d’être simultanément assis et debout. Pour marquer cette différence, et même si cela risque au bout du compte de faire beaucoup de néologismes, peut-être maladroits de surcroît, je suggérerais donc de désigner les phénomènes du type « Jean était assis et il était debout » par le terme d’« antinarré ». En dépit de l’ambiguïté du préfixe (l’antinarré est malgré tout… narré), cette dénomination paraît apte à signifier la dimension intrinsèquement antinomique de tels énoncés. Il s’ensuit qu’« alternarré » serait alors réservé au second cas de figure recensé par Prince, celui des listes d’options différentes mais au même degré envisageables. À moins qu’on préfère maintenir l’appellation d’« alternarré » pour rendre compte de l’ensemble de ces phénomènes, tout en précisant que certains d’entre eux relèvent en sus d’une sous-catégorie particulière, l’« antinarré ». À la rigueur, peu

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importe : l’essentiel en l’occurrence est de faire comprendre que, sur fond d’indéniables similitudes, ces phénomènes ne se superposent toutefois pas rigoureusement et sans reste.

8 Si, sur la base d’exemples imaginaires conçus pour les besoin de la démonstration, le bien-fondé de cette différenciation ne sautait pas aux yeux, peut-être apparaîtra-t-il plus clairement à l’examen de divers textes littéraires. Commençons donc par ce que j’ai baptisé l’« antinarré » : contrairement à ce que l’on pourrait penser de prime abord, il ne s’agit pas là d’un cas purement abstrait que l’on n’aurait guère de chances de découvrir que dans l’éprouvette du poéticien15. À condition de chercher un peu, nombre d’exemples concrets peuvent en être repérés, dans des textes d’ailleurs esthétiquement variés. Tout d’abord, dans la mesure où ce phénomène consiste en une infraction caractérisée au principe logique de non contradiction, stipulant que a) et non-a) ne sont pas compossibles dans un même univers de réalité, on en trouvera sans surprise diverses occurrences dans ce que l’on pourrait nommer les « scientifictions » ou fictions scientifiques – j’entends par là ces récits fictionnels que, dans la lignée de Lewis Carroll, logiciens et/ou physiciens produisent parfois, le plus souvent à des fins de vulgarisation. À titre d’exemple, on peut mentionner les aventures de Monsieur Tompkins, dues à la plume de George Gamow16, puis à celle de Russell Stannard17. À travers la narration fictionnelle des multiples péripéties dont le protagoniste fait les frais, ces textes proposent ainsi une manière d’initiation littéraire aux principaux paradoxes de la physique contemporaine. Du même sous-genre, si c’en est un, relèvent certains recueils de pastiches holmésiens de Colin Bruce, en particulier L’Étrange affaire du chat de Mme Hudson18 : comme on l’aura sans doute deviné sur la base du titre, au sein de ce volume, la nouvelle éponyme consiste en une variation fictionnelle sur la célèbre expérience de pensée dite « du chat de Schrödinger »19. Si l’exemple ressortit à notre propos, c’est que ledit chat est communément considéré comme simultanément vivant et mort dans la boîte où il est enfermé – du moins jusqu’à ce qu’on l’ouvre. Ce type de fictionalisation des paradoxes de la physique quantique fournit ainsi autant de cas d’école, où l’antinarré se manifeste sous une forme… narratologiquement pure.

9 De la « scientifiction » à la science-fiction, il n’y pas qu’à peine un pas : le franchir permet de découvrir de nouveaux échantillons probants d’antinarré. Par exemple dans Stalker. Pique-nique au bord du chemin20 des frères Strougatski, dont l’intrigue est centrée sur la présence d’artefacts abandonnés par des visiteurs extraterrestres dans les parages de la ville d’Harmont (la « zone »). Il s’agit en effet pour la plupart d’objets logiquement impossibles, comme les « creuses », assemblages de deux disques métalliques entre lesquels il n’y a à la fois rien et quelque chose (p. 13). Ou encore les « batteries », qui violent le premier principe de la thermodynamique (p. 161), et les « moulages », qui enfreignent le deuxième (id.). Comme le fait observer un personnage de scientifique, le docteur Pilman, « la violation du principe de causalité est bien plus terrifiante que des troupeaux entiers de fantômes » (id.). De fait, dans Stalker, les caractéristiques antinarratives de ces constituants diégétiques que sont les objets extraterrestres contribuent à instaurer un climat d’énigmaticité confinant à l’angoisse, et participent par là même de l’institution de la tension narrative21.

10 Il faut aussi mentionner Le Voyageur imprudent22 de René Barjavel, texte notamment passé à la postérité parce que dans un « Post-scriptum » en date de 1958, l’auteur y formula le « paradoxe du grand-père ». Pour mémoire, Pierre Saint-Menoux y expérimente une substance inventée par Noël Essaillon (la noélite), qui offre la

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possibilité de voyager dans le temps. Au cours de l’un de ces périples, le héros tue accidentellement l’un de ses aïeux. Dès lors, puisque ce personnage n’a pu avoir de descendance, Saint-Menoux évacue la scène du récit, ne laissant aucune trace dans la mémoire des autres personnages. Le paradoxe est évident : si Saint-Menoux a tué son grand-père, celui-ci n’a pu engendrer de progéniture, donc Saint-Menoux n’a pu ni naître ni exister. Mais si Saint-Menoux n’existe pas, son aïeul n’a pas été assassiné, a eu enfants et petits-enfants… parmi lesquels Saint-Menoux. Si ce célèbre paradoxe nous intéresse, c’est bien sûr parce qu’il permet d’attribuer à la fois au personnage de Saint- Menoux deux états contradictoires ; ce que dit très clairement le titre du « Post- scriptum » barjavélien : « To be and not to be ». L’auteur y insiste lui-même en ces termes : « […] ce n’est pas alternativement que Saint-Menoux existe et qu’il n’existe pas. C’est en même temps. Ses deux destins, ou plutôt son destin et son non-destin sont simultanés » (p. 244). Comme l’a bien montré Jean-Loup Héraud23, il est tentant sur cette base d’opérer un rapprochement avec le chat de Schrödinger, d’autant que Barjavel fait lui-même allusion à la physique quantique. Le paradoxe du Voyageur imprudent rencontre ainsi la théorie des univers multiples : l’un où Saint-Menoux tue son grand-père ; l’autre où il ne le tue pas – avec les conséquences qu’implique chacune de ces deux options. Mais, plutôt que ses implications logiques et/ou épistémologiques, ce qui, sur le plan littéraire, peut nous requérir dans cet exemple, est la manifestation archétypale de l’antinarré qu’il recèle.

11 Or le phénomène n’est pas réservé à la littérature « de genre(s) », dont les hypothétiques frontières avec la littérature « générale » paraissent de toute façon bien délicates à déterminer. Même si un texte ne relève pas de la science-fiction, il suffit qu’il présente une dimension spéculative pour que l’antinarré s’y manifeste ; comme en témoignent les œuvres de Jorge Luis Borges et Italo Calvino. Nombre de nouvelles du premier recèlent en effet elles aussi divers objets logiquement impossibles, qu’on peut considérer, toutes choses égales par ailleurs, comme autant d’équivalents fictionnels du triangle de Penrose : par exemple l’Aleph, le Zahir24, le livre de sable ou le disque d’Odin25. L’avant-dernier item de cette brève liste consiste en effet en un volume matériel pourvu d’un nombre infini de pages, ce qui contrevient une fois encore aux principes régissant le monde physique où nous vivons. Idem du dernier objet cité, décrit comme un disque pourvu d’une seule face, ce qui paraît cette fois contraire aux règles géométriques d’un espace à trois dimensions26. Dans les contes « fantastiques » de l’auteur argentin, ces échantillons antinarratifs sont le plus souvent vecteurs de brillantes variations sur divers paradoxes logiques et/ou philosophiques, la fiction y recevant le concours d’une érudition sans faille.

12 Du sein de la production calvinienne, outre certaines nouvelles de Cosmicomics27 comme « La forme de l’espace » (p. 114-124) ou « Les années-lumière » (p. 125-138), relevant de la « scientifiction », on mettra en exergue Le Chevalier inexistant28. Le héros de ce bref roman souvent présenté comme un conte philosophique, paladin de Charlemagne, possède en effet la particularité ontologiquement troublante de se réduire à une armure certes immaculée mais vide, mue par la seule force de volonté du néant qui l’habite. Dans les termes employés par les autres personnages de cette fiction, Agilulfe, son improbable héros, tout à la fois « y est » et « n’y est pas ». Nous sommes ainsi derechef confrontés à la convergence paradoxale en une seule et même entité de l’être et du non-être ; sur fond, cette fois, d’une plus générale réflexion phénoménologique en acte – tant, au côté du chevalier inexistant, chacun des autres personnages principaux du roman exemplifie un type spécifique de rapport de la conscience au monde qui

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l’environne. En outre, et sans trop forcer le sens de ce texte, je crois, il est tentant d’identifier dans le portrait de son héros une représentation métafictionnelle du statut ontologique du personnage de fiction en général, qui à la fois est (par la vertu du texte qui en suscite l’image dans l’esprit des lecteurs) et n’est pas (puisqu’il est dépourvu d’existence extratextuelle). Pour autant, si le roman autorise une telle interprétation, ce n’est pas au prix d’une opposition frontale aux conventions de la narration romanesque.

13 Afin de saisir la spécificité de cette œuvre, et plus généralement de mieux cerner la diversité des usages littéraires de l’antinarré, il paraît en effet nécessaire de rappeler ici le distinguo introduit par Brian Richardson, l’un des plus notoires représentants de la narratologie non “naturelle”. Il propose en effet d’opérer : une distinction nette entre ce qui est d’ordre antimimétique, c’est-à-dire qui s’oppose aux conventions de la représentation non fictionnelle et réaliste, et ce qui est d’ordre non mimétique, c’est-à-dire qui utilise des modèles certes différents des modèles ordinaires mais tout aussi marqués par la convention, dans la façon de fabriquer des histoires (les genres non mimétiques ou non réalistes incluent les contes merveilleux et les œuvres fantastiques, par exemple). (« De la narratologie non naturelle », article cité, p.167-168).

14 Avant de conclure en ces termes : « Selon moi, les œuvres du deuxième type ne doivent pas être considérées comme non naturelles. » (P. 168). Sans entrer dans le débat taxinomique qu’ouvre la fin de cette citation, si un tel rappel s’imposait, c’est que, de façon plus ou moins évidente, tous les exemples d’antinarré évoqués à ce stade ont été prélevés dans des œuvres non mimétiques – au sens de Richardson. Y compris les récits borgésiens, relevant du conte fantastique ; et le roman calvinien, où, comme le signale très justement Roland Barthes, « une situation irréaliste au départ est absolument transcendée et combattue perpétuellement par un réalisme du cheminement »29. On fera d’ailleurs observer en passant que, dans ces œuvres, l’efficace du paradoxe central est précisément accrue par le traitement « conventionnel » (l’adjectif mériterait d’être nuancé) auquel il se trouve soumis. Mais il va sans dire que de telles œuvres sont très loin de détenir le monopole de l’antinarré ; dont on peut également découvrir maints exemples dans les œuvres antimimétiques de la modernité et de la postmodernité. Richardson en mentionne lui-même un certain nombre, en particulier Traps30, pièce de Caryl Churchill, dont l’auteure spécifie expressément la dimension antimimétique : « Dans la pièce, le temps, le lieu, les motivations des personnages, les relations entre eux ne peuvent pas être réconciliés – ils peuvent avoir lieu sur scène, mais il n’y a pas d’autre réalité possible pour eux. »31. Un tel commentaire auctorial met clairement au jour la visée littéraliste de cet usage de l’antinarré : les contradictions du matériau narratif ne renvoient nullement ici à quelque horizon « fantastique », mais exhibent la dimension textuelle et fictionnelle de l’espace où elles adviennent. Richardson illustre également la dimension dénudante de tels procédés par les œuvres de Robbe-Grillet (La Jalousie32) et de Coover (« La baby-sitter »33). Effectivement, « Nouveau Roman » et « métafiction » américaine sont notoirement riches en techniques narratives anomiques, leurs auteurs se proposant de battre en brèche les canons de la narration réaliste-mimétique. Ainsi, dans d’autres textes de Robbe-Grillet, surviennent de fréquentes métalepses engendrant un doute insoluble quant à la nature sémiotique des représentations ; que ce soit dans Dans le labyrinthe34, où il est impossible de trancher entre description d’un tableau et narration des agissements de personnages, ou dans Projet pour une révolution à New York35, où la même hésitation concerne scène

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intradiégétique et illustration de couverture d’un magazine populaire. Sans doute pourrait-on également classer ces phénomènes dans la catégorie du « dénarré », mais ce qui importe en l’occurrence est que, à l’échelle du récit, nulle hiérarchie définitive ne peut être établie entre ces sémioses concurrentes, dont la compossibilité paradoxale désigne ainsi la littéralité de l’espace de leur évocation : le texte.

15 Pour donner un dernier exemple, plus proche de nous dans le temps, tel est également le cas, mais par le biais d’autres ressources, dans l’œuvre d’Eric Chevillard. En particulier, un roman comme Palafox36 peut être considéré comme une introduction en acte au statut textuel du personnage de fiction, « leçon » de sémiologie appliquée exonérée de toute pesanteur didactique par les vertus conjuguées de la fantaisie et de l’ironie. En effet, le récit évoque le trouble provoqué chez divers personnages anthropomorphes par l’apparition d’une créature (Palafox) dotée de caractéristiques anatomiques et éthologiques mutuellement incompatibles en regard de nos connaissances en matière de zoologie. Si nul animal du monde réel ne peut concentrer de telles propriétés hétérogènes (posséder à la fois des naseaux, une aigrette, une croupe, un groin, deux bras, un dard, un bec, des antennes, des cornes, des barbillons, etc. (p. 22)), il en va différemment dans le roman de Chevillard, où ces incompatibilités ne sont plus de mise. Son personnage apparaît ainsi porteur d’enseignements proprement littéraires, qui exemplifie la toute-puissance de l’imagination dans l’invention d’entités fictionnelles. Si elles procèdent d’une dynamique d’emprunts au monde de référence du lecteur (en l’occurrence les diverses espèces animales connues), l’assemblage de leurs éléments constitutifs échappe en revanche aux déterminismes de l’univers réel, et ne connaît pour seule loi que la fantaisie de l’écrivain – se donnant libre cours dans l’espace à cet égard privilégié que constitue la littérature. Dans la mesure où le roman dans son ensemble est centré sur le personnage de Palafox, dont les tentatives d’identification constituent l’essentiel de l’intrigue, il se trouve doté d’une intense dimension antimimétique aux résonances métafictionnelles, sans pour autant qu’il doive intégrer le moindre commentaire métatextuel laborieusement explicatif. Bref, inutile d’étirer cette liste d’exemples plus que de raison : on voit bien que les manifestations littéraires de ce que j’ai nommé l’« antinarré » sont à l’examen beaucoup plus fréquentes qu’on aurait pu le penser ; et se rencontrent aussi bien dans les esthétiques non mimétiques (de Ganow aux frères Strougatski en passant par Barjavel) que dans les esthétiques antimimétiques (de Robbe-Grillet à Chevillard en passant par Coover) – domaines dont le départ n’est d’ailleurs peut-être pas si aisé à effectuer (les cas de Borges et Calvino mériteraient à cet égard d’être (ré)examinés d’un peu plus près).

Alternarré

16 Pour clore ce (premier) chapitre, reste simplement à évoquer la seconde acception de l’alternarré dégagée par Prince : les « listes d’options différentes mais considérées comme également possibles » (article cité, p. 1) ; qui ne paraît pas nécessiter autant de commentaires, dans la mesure où elle pose moins de problèmes théoriques – selon moi, du moins. Premier constat : si les phénomènes antérieurement analysés étaient constitutivement transgressifs (de règles scientifiques, de principes logiques ou de codes esthétiques), tel n’est pas nécessairement le cas de l’énumération de possibilités narratives présentées comme équivalentes. En effet, cet autre procédé peut se rencontrer dans tout type de texte littéraire, y compris les récits mimétiques-réalistes

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les plus conventionnels ; où il est de surcroît susceptible de remplir une fonction vraisemblabilisante. Il suffit, par exemple (mais non exclusivement) à la clausule d’un récit, que le narrateur confesse son savoir incomplet quant à l’issue d’une situation diégétique ou au devenir d’un personnage, et émette alors diverses hypothèses destinées à combler cette lacune informative. Une telle mise en œuvre de la fonction testimoniale peut parfaitement se rencontrer dans la narration « naturelle » (« Je n’ai pas su si… Peut-être… ou peut-être… ou peut-être… »), et être portée au crédit du narrateur, dont l’honnêteté lui interdirait de présenter comme assuré ce qui demeure, à ses yeux, incertain. Dès lors, notre confiance en cette instance peut se trouver renforcée, de même, par ricochet, que la vraisemblance de l’histoire dont elle assume la narration.

17 Toutefois, un tel soulignement des options offertes au narrateur est bien sûr susceptible de servir un dessein inverse : mettre à nu les rouages du récit afin d’en mieux révéler l’arbitraire et l’artifice. Dans une perspective « archéologique », en attestent aussi bien Le Roman comique37 de Scarron que, plus nettement encore, Jacques le fataliste et son maître38 de Diderot, dont il vaut la peine de citer un extrait particulièrement éclairant : […] je conviendrai de tout ce qui vous plaira, mais à condition que vous ne me tracasserez point sur le dernier gîte de Jacques et de son maître, soient qu’ils aient atteint une grande ville et qu’ils aient couché chez des filles ; qu’ils aient passé la nuit chez un vieil ami qui les fêta de son mieux ; qu’ils se soient réfugiés chez des moines mendiants, où ils furent mal logés et mal repus pour l’amour de Dieu […] [etc.]. Entre les différents gîtes possibles ou non possibles dont je vous ai fait l’énumération qui précède, choisissez celui qui convient le mieux à la situation présente. (P. 36-37).

18 Quand bien même l’esthétique antiromanesque adoptée par Diderot dans Jacques le fataliste obéit à des objectifs et à des codes d’époque qui ne sont pas les nôtres, on voit bien toutefois à quel point l’insistance de son narrateur auctorial sur la contingence des virtualités ainsi énumérées et mises en concurrence sans plus de souci de plausibilité (comme l’indique la formule « possibles ou non possibles ») engendre la dénudation du médium littéraire, en même temps qu’une insistante suggestion de la fictionalité du narré. Telle est du moins la façon dont Diderot a été lu par les écrivains de la modernité, qui l’ont dès lors coopté en tant que précurseur de leurs écritures antimimétiques. Leur dette à son égard excède certes très largement le procédé singulier dont il vient d’être question, mais il n’en reste pas moins que, chez eux comme chez lui, cette variante de l’alternarré tient sa partie dans la contestation plus globale des conventions régissant les narrations mimétiques. On peut donc sans surprise en découvrir divers échantillons sous la plume des écrivains du « Nouveau Roman ». Dans un souci d’économie, je n’en citerai qu’un seul, prélevé dans Charrue39 de Robert Pinget : Note roman. La fin de monsieur Songe. Terrassé par une embolie. On le trouve étendu au milieu de sa chambre, yeux révulsés, bouche tordue, il bave encore quelques minutes et rend le dernier soupir. Ou bien. Écrasé par un camion sur le trajet maison-bistro. Le crâne fracassé, le thorax idem. Les jambes ont un ultime mouvement convulsif. Attroupement. On ne le reconnaît pas tout de suite. Un gamin dit mais c’est monsieur Songe, regardez ses caoutchoucs. Ou bien.

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Noyé dans la rivière où il pêchait le vairon. Sa bonne qui perd la boule le cherche de la cave au grenier. La police qui ne la perd pas le cherche, aidée des pompiers, en aval du lieu où il se tenait. On le retrouve huit jours plus tard coincé dans le barrage. (P. 77-78).

19 Cet exemple correspond de très près à la définition de Prince, dans la mesure où, pour être distinctes les unes des autres, les trois versions de la mort du personnage de monsieur Songe y sont bien présentées comme « également possibles » par la récurrence de la formule « Ou bien ». Quant à la dimension antimimétique du procédé, elle est en l’occurrence patente, en raison du caractère autoréflexif de l’espace où il se trouve mis en œuvre : dans Charrue, les « note[s] roman » constituent autant de séquences intensément métatextuelles, compliquées en outre par un brouillage de l’origine énonciative. Le texte suggère en effet, sans pour autant l’affirmer expressément, que monsieur Songe, à qui il arrive de parler de lui-même à la troisième personne, pourrait en être l’auteur. Nonobstant cette singularité et les ambiguïtés qui en résultent, l’extrait de Charrue témoigne sans contredit d’une exploitation des ressources de l’alternarré à des fins littéralistes, puisque les trois scénarios narratifs interchangeables qu’il recèle y sont explicitement présentés comme autant de fins possibles pour un roman encore en devenir – ce qui renvoie le personnage de monsieur Songe à son statut d’effet-rhétorique.

20 Outre-Atlantique, Sarah et le lieutenant français40 propose également, de façon notoire, un traitement alternarratif de la clausule du récit, puisque ce roman comporte trois fins différentes. Après avoir exposé la première d’entre elles, le narrateur intervient en tant que personnage au niveau intradiégétique, dans le compartiment de chemin de fer où voyage le personnage de Charles, et tire à pile ou face afin de déterminer l’ordre de présentation des deux autres fins possibles - ce recours au hasard témoignant de leur caractère interchangeable fondé sur leur équivalence. Si le procédé apparaît moins intensément antimimétique que dans l’exemple emprunté à Pinget, il n’en a pas moins valeur de suggestion de fictionalité, d’autant que le lecteur est vivement incité à assimiler le narrateur du roman à son auteur, John Fowles lui-même.

21 À titre de dernier exemple, on peut également mentionner l’ultime chapitre de Un général sudiste de Big Sur41 de Richard Brautigan, intitulé « Vers une fin en forme de grenade, suivie de 300 000 fins par seconde » (p. 169). Après l’exposé d’un premier dénouement, le narrateur y enchaîne quatre autres clausules alternatives, sous forme de brèves séquences narratives introduites par la mention « une deuxième/troisième/ quatrième/cinquième fin », avant qu’un ultime paragraphe ne s’affranchisse de tout contenu narratif pour se borner à souligner le phénomène de démultiplication clausulaire : Ensuite, il y a de plus en plus de fins : la sixième, la cinquante-troisième, la cent trente et unième, la neuf mille quatre cent trente-cinquième, des fins qui vont de plus en plus vite, de plus en plus de fins, de plus en plus vite, jusqu’à ce que ce livre ait trois cent mille fins par seconde. (P. 176).

22 Quelque désinvolte voire loufoque que puisse paraître l’écriture de Brautigan, à la fin de ce roman, le recours à l’alternarré, renforcé par l’effet de surenchère du dernier paragraphe – fût-il purement déclaratif –, n’en contrevient pas moins aux canons de la narration mimétique et connote par là même une fois de plus la fictionalité du récit qui s’achève.

23 Pour prévenir d’éventuels malentendus, reste simplement à préciser que l’alternarré n’est bien sûr aucunement réservé à la fin du récit : s’il s’y rencontre avec une telle

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fréquence, c’est très probablement parce que l’explicit constitue un haut lieu stratégique, de sorte qu’en l’investissant, le procédé en devient plus frappant, et comme tel susceptible d’engager chez le lecteur une réflexion sur les mécanismes constitutifs du récit dont il achève la lecture, comme sur son statut. Mais, on l’a vu chez Diderot, le phénomène peut indifféremment affecter le corps même du texte, non moins efficacement d’ailleurs, surtout si les occurrences s’en multiplient, à l’image de ce qui précisément se produit dans Jacques le fataliste. Ajoutons pour clore ce chapitre que l’alternarré nous introduit à une caractéristique non négligeable du récit : la pluralité des options narratives qui s’offrent au conteur. En témoigne cette confession du romancier Pierre Raufast : « Parfois, dans la torpeur digestive d’un salon du livre, je contemple autour de moi le nombre de romans et j’imagine les infinies variantes abandonnées, orphelines, mort-nées qui peuplent l’imagination fertile de mes camarades écrivains. »42. Par les vertus de l’alternarré, ces versions sacrifiées se voient sauvées de l’abandon ou de l’oubli, et réintègrent, fût-ce avec rang d’hypothèses, le corps du récit qu’il nous est donné de lire.

Dénarré

24 Si, comme on vient de le voir, l’alternarré peut à la fois se rencontrer en régime mimétique et antimimétique, tel ne semble a priori pas pouvoir être le cas du dénarré ; procédé fondé sur une spectaculaire infraction au principe de non-contradiction, comme tel attentatoire non seulement aux conventions de la narration réaliste, mais encore à ses fondements logiques mêmes. L’exemple donné par Prince l’attestait sans ambiguïté : « Le 2 janvier, il a neigé toute la journée à Paris. Le 2 janvier, il n’a pas du tout neigé à Paris. » Certes, le phénomène présente quelque similitude avec le « non- trope » que Fontanier répertorie sous l’appellation d’« épanorthose », et qui « consiste à revenir sur ce qu’on a dit, ou pour le renforcer, ou pour l’adoucir, ou même pour le rétracter tout-à-fait, suivant qu’on affecte de le trouver, ou qu’on le trouve en effet trop faible ou trop fort, trop peu sensé ou trop peu convenable »43. Dans le dénarré, la dimension contradictoire des énoncés successifs confère bien au second d’entre eux des allures de rétractation à l’égard de ce qui a été asserté dans celui qui le précède. Mais il semble ne s’agir là que d’une ressemblance superficielle, d’une part parce que les motivations alléguées par l’auteur des Figures du discours sont en l’occurrence absentes ; d’autre part et à vrai dire surtout parce que le rapport hiérarchisé entre les deux énoncés n’y a pas cours. Le second d’entre eux n’annule ni même ne supplante le premier : ils possèdent tous deux le même degré de validité – quelque paradoxale leur compossibilité soit-elle. Autrement dit, dans l’exemple évoqué, l’énoncé posant l’absence de neige le 2 janvier à Paris n’invalide pas le précédent qui affirmait l’inverse : ils cohabitent avec le même degré de recevabilité. Par conséquent, tout au plus pourrait-on considérer le dénarré comme une variante jusqu’au-boutiste et résolument antimimétique de l’épanorthose. On ne confondra donc pas le phénomène avec des énoncés du type « j’avais tout d’abord avancé a), mais à la réflexion, je suis conduit à soutenir non-a) », qui eux relèvent clairement d’une activité de rétractation entreprise à des fins correctrices, et peuvent dès lors parfaitement être repérés dans les récits mimétiques44. L’examen empirique d’échantillons « dénarratifs » prélevés en textes devrait permettre de mieux cerner cette différence.

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25 C’est une fois encore sans surprise dans la mouvance du « Nouveau Roman » que figurent les exemples les plus probants ; en particulier dans L’Innommable45 de Samuel Beckett – monument du modernisme sur son versant le plus radical. Le caractère exigeant de ce roman provient non seulement d’un traitement déceptif de la voix narrative, qui complique considérablement l’identification de la source de la parole, mais aussi et surtout des perpétuels « repentirs » de ce problématique locuteur, insistants au point que Bruno Clément propose non sans raisons de considérer L’Innommable comme une « immense épanorthose » 46. Or, si l’on peut parler ici de « dénarré », c’est précisément en vertu de l’extension du procédé à l’échelle du texte entier, mais aussi de sa complexification. Certes, considérés isolément, certains extraits de L’Innommable pourraient être analysés comme de simples exemples de rétractations, où un second énoncé vient rectifier celui qui le précède : « Les regrets, ça vous avance, ça vous rapproche de la fin du monde, les regrets de ce qui est, de ce qui fut, ce ne sont pas les mêmes, si les mêmes. » (P. 140, je souligne). Mais Beckett n’en demeure pas là, et concatène les épanorthoses au point d’égarer son lecteur dans un tourniquet herméneutique conduisant à l’aporie : […] personne ne saura jamais ce que je suis, personne ne me l’entendra dire, même si je le dis, et je ne le dirai pas, je ne pourrai pas, je n’ai que leur langage à eux, si si, je le dirai peut-être, même dans leur langage à eux, pour moi seul, et puis pour pouvoir me taire, si c’est ça qui donne droit au silence, et rien n’est moins sûr, c’est eux qui détiennent le silence […] (P. 64-65).

26 À force de rétractations au carré ou au cube, il finit par devenir impossible d’arbitrer entre les divers énoncés, qui, en dépit des relations de contradiction qu’ils entretiennent, en deviennent au bout du compte équivalents. Or cet usage du dénarré n’a rien de gratuit qui, dès l’incipit de L’Innommable, est explicitement posé comme programme du texte qui débute : […] comment procéder ? Par pure aporie ou bien par affirmations et négations infirmées au fur et à mesure, ou tôt ou tard. Cela d’une façon générale. » (P. 7-8). Comme l’ont déjà signalé maints critiques47, les apories en série de L’Innommable constituent ainsi ce roman en parangon de la narration antimimétique, dans la mesure où nulle représentation du sujet ou de ce qu’il évoque ne peut naître d’un tel usage autodestructeur du langage – dont l’œuvre tire pourtant paradoxalement son existence et sa force.

27 En matière d’usage littéraire du dénarré, l’œuvre de Robbe-Grillet peut également nous fournir un cas d’école, figurant dans les dernières pages de La Jalousie : Le personnage principal du livre est un fonctionnaire des douanes. Le personnage n’est pas un fonctionnaire, mais un employé supérieur d’une vieille compagnie commerciale. Les affaires de cette compagnie sont mauvaises, elles évoluent rapidement vers l’escroquerie. Les affaires de la compagnie sont très bonnes. Le personnage principal – apprend-on – est malhonnête. Il est honnête, il essaie de rétablir une situation compromise par son prédécesseur, mort dans un accident de voiture. Mais il n’a pas eu de prédécesseur, car la compagnie est de fondation toute récente ; et ce n’était pas un accident. Il est d’ailleurs question d’un navire (un grand navire blanc) et non de voiture. (P. 216).

28 Pour être prélevé dans un roman, l’extrait n’en correspond pas moins pratiquement à la lettre à l’exemple de Prince, chaque énoncé y étant contredit par celui qui lui fait suite, sans que le texte permette de les départager48. On y relèvera en outre l’effet d’accumulation produit par ces contradictions en série ; de même que le tour d’écrou supplémentaire donné dans les deux dernières phrases, où la multiplication des rétractations tourne au paralogisme. Entre de telles assertions contradictoires, voire

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pour les dernières auto-contradictoires, il est de nouveau impossible de trancher, et de dégager quelque représentation fiable et pérenne. Enfin, la visée textualiste d’un tel emploi du dénarré est d’autant plus évidente que l’extrait joue en outre des ressources de la mise en abyme, car « le personnage principal du livre » qui y est évoqué n’est autre que le protagoniste métadiégétique du « roman africain » que les personnages intradiégétiques de Franck et A… lisent et commentent avec délectation. Ce traitement anomique de la narration exemplifie à la perfection l’art poétique de Robbe-Grillet « première manière », en lutte ouverte contre les conventions du roman réaliste, auxquelles il entendait substituer une conception autoréflexive et antireprésentative de l’écriture romanesque.

29 Cela dit, les temps ont changé, et depuis la fin des années Soixante-dix, le roman a connu une notable renarrativisation, se traduisant par une plus discrète contestation des codes de la narration mimétique. Dans ce contexte modifié, celui du postmodernisme49, il est donc prévisible que le dénarré n’apparaisse plus sous une forme aussi « pure » que chez les auteurs-phares du modernisme. En atteste par exemple La Danse du fumiste50 de Paul Emond. Ce roman composé d’une seule phrase51 se présente comme le discours immédiat d’un bavard impénitent, qui enchaîne les anecdotes au gré de sa fantaisie. Or, à partir de la moitié de l’ouvrage environ, on s’avise que ce narrateur extra-homodiégétique prend petit à petit le contrepied de tout ce qu’il a affirmé dans un premier temps ; ce qui confère au roman une apparence palinodique. Par exemple, après avoir tout d’abord présenté le personnage de Caracala comme un beau parleur doué d’un bagout extraordinaire (p. 9 sq.), il finit par le décrire comme sourd-muet (p. 95) ; ou encore, après avoir initialement manifesté son ferme refus de travailler avec son père, fumiste de son état… (p. 37 et 67), il soutient l’inverse à la fin du récit (p. 101), etc. Il y a donc bien là dénarré, dans la mesure où une chose et son contraire sont affirmées dans le même espace textuel ; la différence avec les exemples prélevés chez Beckett et Robbe-Grillet résidant dans la disjonction des énoncés contradictoires. Mais pour en devenir moins visible, le procédé n’en paraît pas moins décisif, car la signification du roman en dépend. Nous sommes en effet graduellement conduits à comprendre que ce narrateur est un affabulateur, de sorte qu’il nous est impossible, dans son discours logorrhéique, de séparer le « vrai » du « faux » en accordant plus de crédit à la version non-a) qu’à la version a) – ou inversement… Sur fond de multiplication d’histoires, la construction d’un narrateur homodiégétique non fiable assure ainsi une permanence du dénarré, placé au service d’une contestation oblique des canons de la narration mimétique – non pas anéantis, mais subtilement subvertis.

30 Toutes choses égales par ailleurs, un procédé similaire se rencontre dans Le Black Note52 de Tanguy Viel, roman dont le narrateur homodiégétique, que nombre d’indices désignent comme schizophrène, multiplie également à plusieurs pages d’intervalle les affirmations contradictoires (« Ici, je parle à tout le monde. » (p. 11) vs « Je m’ennuie ici, je ne parle à personne. » (p. 65)) ; et confesse en outre à plusieurs reprises (p. 101, 111 et passim) sa propension au mensonge. Si l’ethos qui en résulte est des plus préoccupants pour les lecteurs, c’est que le roman possède une intrigue policière : l’un des amis et colocataire du narrateur est décédé dans l’incendie de leur domicile, toute la question étant de savoir quel rôle y a joué l’instance qui raconte l’histoire. Or le narrateur-personnage se déclare successivement coupable et innocent, de sorte qu’il nous est impossible de trancher par nous-mêmes avec assurance. La fin du roman

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possède certes les apparences d’un aveu de culpabilité, qui annulerait donc les protestations d’innocence antérieures, mais nous nous trouvons en l’occurrence confrontés à une variante du paradoxe d’Épiménide le Crétois. En l’absence d’une voix surplombante qui nous permettrait de sortir de cette aporie interprétative, nous sommes donc au rouet. En définitive, si le dénarré insiste indéniablement dans Le Black Note, c’est d’une façon bien singulière, et symptomatique de l’évolution des pratiques romanesques, car le procédé y fonctionne à hauteur d’intrigue. Il ne vise plus à entraver le déploiement de la fabula, mais y contribue bien plutôt, tout en y instillant les germes du soupçon. Dès lors, s’il ne s’inscrit plus dans une perspective clairement antimimétique, cet usage renouvelé du dénarré constitue toutefois toujours un appel à la vigilance critique des lecteurs. Il s’agit donc par là même de préserver la possibilité de l’immersion fictionnelle à l’état de tension avec la possibilité inverse de la distanciation critique – souci d’équilibre beaucoup plus largement à l’œuvre dans les fictions contemporaines. Du moins informe-t-il clairement le procédé qui nous intéresse, et explique-t-il pour partie l’évolution de son traitement.

Disnarré

31 Pour mettre un terme à ce parcours, il ne reste plus à présent qu’à envisager la catégorie du disnarré, correspondant, on l’a vu, aux « éléments qui, dans un récit, se réfèrent explicitement à ce qui n’a pas eu lieu mais qui aurait pu avoir lieu » (Prince, article cité, p. 1). J’ai déjà signalé que Prince souligne à juste titre la diversité des manifestations du phénomène ainsi que la pluralité de ses fonctions. En espérant ne pas trahir sa pensée, j’ajouterai simplement que le disnarré peut dès lors fort bien se rencontrer dans les narrations mimétiques, dans la mesure où il participe de la fonction testimoniale – et ce, qu’il corresponde à des calculs erronés du narrateur, à des espoirs déçus, ou encore à des événements envisageables mais non advenus. En évoquant ainsi les directions qu’aurait pu emprunter le récit, le narrateur est donc en mesure d’accroître par contraste le crédit dont peut jouir la version qu’en définitive il retient et livre à ses lecteurs. En tant que tel, le procédé n’est donc pas a priori réservé aux seules fictions antimimétiques.

32 Pour autant, il est tout aussi indéniable que l’expression de virtualités inaccomplies53, surtout si elle se fait insistante, peut contribuer à dénuder l’artifice et l’arbitraire du récit. Jacques le fataliste en recèle de nouveau plusieurs exemples spectaculaires, dont celui-ci : Vous voyez, lecteur, que je suis en beau chemin, et qu’il ne tiendrait qu’à moi de vous faire attendre un an, deux ans, trois ans, le récit des amours de Jacques, en le séparant de son maître et en leur faisant courir à chacun tous les hasards qu’il me plairait. Qu’est-ce qui m’empêcherait de marier le maître et de le faire cocu ? d’embarquer Jacques pour les îles ? d’y conduire son maître ? de les ramener tous les deux en France sur le même vaisseau ? Qu’il est facile de faire des contes ! mais ils en seront quittes l’un et l’autre pour une mauvaise nuit, et vous pour ce délai. (P. 14-15).

33 Sans doute le trait majeur de l’extrait réside-t-il dans le déploiement d’une métalepse rhétorique ; mais il se révèle à l’examen tout aussi instructif en raison de l’usage complexe qui y est fait du périnarré. On aura ainsi remarqué qu’y fusionnent les ressources de l’alternarré et du disnarré ; ce qui peut valoir confirmation de la porosité des frontières censées séparer ces catégories. La dimension alternarrative de ce passage

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est en effet patente, dans la mesure où les divers scénarios énumérés sont clairement présentés comme équivalents, car au même degré soumis au bon vouloir du narrateur auctorial. Mais l’alternarré n’apparaît ici qu’à la faveur d’une incidente disnarrative, ce qu’indiquent sans ambiguïté les formules encadrant la séquence. La liste des scénarios est tout d’abord préparée par une proclamation d’omnipotence de l’instance narrative (« il ne tiendrait qu’à moi de…), renforcée par la conjonction ultérieure du mode conditionnel et de la forme interrogative (« Qu’est-ce qui m’empêcherait de … ? »). Les options narratives ainsi introduites apparaissent donc comme de simples virtualités, dont la fonction dilatoire (différer à l’envi le récit des amours de Jacques) a en outre été exposée au préalable. Quant à la fin de l’extrait, elle a valeur de surenchère (« ils en seront quittes l’un et l’autre pour une mauvaise nuit »), où l’inaccomplissement des possibilités narratives antérieurement passées en revue est signifié sans ambages. Enfin, l’exclamation « Qu’il est facile de faire des contes ! », commentaire métatextuel, révèle la principale fonction du passage : dénoncer en acte le pouvoir de fabrique du romancier. La « leçon » a d’autant plus de chances de porter que Jacques le fataliste contient d’innombrables autres extraits de facture similaire.

34 Pour ce qui a plus spécifiquement trait au disnarré, deux points méritent d’être soulignés : la clarté déjà évoquée avec laquelle la « parenthèse » disnarrative est démarquée ; la parenté du procédé tel qu’il se présente ici avec la prétérition, qui « consiste à feindre de ne pas vouloir dire ce que néanmoins on dit très-clairement, et souvent même avec force »54. Pour n’être pas retenus par le narrateur, qui ne les convoque à titre de virtualités que pour mieux les révoquer, les scénarios narratifs exclus n’en sont pas moins textualisés, intégrant ainsi l’espace du récit. Ces caractéristiques à certains égards opposées peuvent dès lors déterminer deux déclinaisons du procédé : soit le soulignement de la démarcation du narratif et du disnarratif, soit à l’inverse l’estompage de cette « frontière ». Ainsi, dans la littérature contemporaine, le disnarré sera-t-il soumis à un traitement variablement déceptif, ce dont le survol hâtif de quelques derniers exemples devrait permettre de juger.

35 Si, dans sa définition, Prince décrit le disnarré comme un ensemble d’éléments explicitement présentés comme relevant de la virtualité inaccomplie, les manifestations textuelles du procédé sont parfois plus ambiguës. En effet, les passages disnarratifs sont tout à fait susceptibles d’être identifiables comme tels, sans pour autant que le narrateur explicite leur statut (seulement) virtuel. Tel est selon moi le cas, du moins à première lecture, du célèbre premier chapitre des Choses55 de Perec, dont voici pour mémoire le début : « L’œil, d’abord, glisserait sur la moquette grise d’un long corridor, haut et étroit. Les murs seraient des placards de bois clair, dont les ferrures luiraient. » (P. 9). Ici, la description minutieuse d’un appartement se trouve bien « virtualisée » par l’emploi du mode conditionnel, dont c’est là l’une des valeurs – et ce en l’absence de clarification supplémentaire de la part du narrateur. Par conséquent, à ce stade du récit, c’est plutôt implicitement, par les seules vertus de l’énonciation conditionnelle, que les représentations apparaissent comme relevant du disnarré. Mais il est vrai qu’au début du chapitre II), le statut virtuel de la description inaugurale sera rétrospectivement clarifié, au moment où le récit glissera du conditionnel à l’indicatif (« Leur vie aurait été un art de vivre. / Ces choses-là ne sont pas faciles, au contraire. » (P. 16)) ; phénomène en outre renforcé par sa répétition à l’échelle des deux premiers paragraphes de l’ « Épilogue » (p. 135). Toutefois, dans la mesure où, dans nombre de textes de la modernité, le disnarré apparaît en l’absence d’une telle clarification de la

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dimension virtuelle des représentations qu’il supporte, il paraît plus prudent d’estimer qu’il recouvre les éléments du récit qui se réfèrent non pas « explicitement » mais intelligiblement56 à ce qui n’a pas eu lieu mais aurait pu avoir lieu.

36 Encore cette intelligibilité peut-elle être menacée par le traitement jusqu’au-boutiste auquel le procédé se trouve soumis dans certaines œuvres de la modernité ; en particulier celle de Robert Pinget. Soit un bref extrait de Clope au dossier57, où le narrateur évoque les faits et gestes du personnage de Simone Brize : « Elle aurait donc déjà enlevé du gaz l’eau bouillante […] Elle se met à balayer. Elle regarde de temps en temps vers le gaz. Elle balaierait d’abord […] » (p. 63). La succession rapide, au sein de la même séquence textuelle, de propositions à l’indicatif et au conditionnel nous empêche de déterminer avec certitude le statut (actuel ou virtuel ?) des actions représentées. Sans doute le lecteur sera-t-il enclin à sauvegarder la cohérence du texte en en produisant une interprétation : ce que « signifierait » le va-et-vient d’un mode à l’autre, c’est que le quotidien du personnage est à ce point routinier qu’il en devient en quelque sorte irréel. Mais, que l’on souscrive ou non à cette tentative de naturalisation herméneutique d’un extrait formellement à ce point déconcertant, force est de convenir que le procédé advient en l’occurrence en l’absence de clarification de la nature des représentations – et pour cause, puisqu’il s’agit bien pour Pinget de faire vaciller nos certitudes à cet égard. Comme l’a excellemment montré Michèle Praeger58, en attestent de façon plus spectaculaire encore des textes ultérieurs de l’auteur, tels que Le Libera59 et Fable60. Dans ces deux récits, la mise en œuvre d’une esthétique disnarrative provient non seulement de la concomitance des modes conditionnel et indicatif, mais encore du recours au subjonctif, de la multiplication des tours interrogatifs, de l’abondance des réfutations, et de la mise en concurrence des divers scénarios évoqués61. En définitive, dans de tels textes, l’inflation que connaît le disnarré finit par frapper d’incertitude à la fois les représentations (le narré) et l’énonciation en charge de leur « expression » (le narrant) ; et ce conformément aux « pseudo-principes d’esthétique »62 de l’auteur, auxquels cet extrait du Libera vient, non sans une discrète ironie, faire écho : « […] on pouvait tout supposer, grande liberté, n’était-ce pas là le domaine de la poésie… » (p. 90).

37 Compte tenu de l’évolution déjà signalée des pratiques romanesques à l’orée des années Quatre-vingt, il est peu probable, à l’heure actuelle, que se rencontrent en nombre des exemples aussi extrêmes que ceux qui viennent d’être évoqués. En revanche, il est indéniable que le disnarré insiste dans la fiction contemporaine, sous des dehors variés. Par exemple dans un autre roman de Paul Emond, Plein la vue63, où le procédé se trouve soumis à un traitement original : sitôt émise par le narrateur homodiégétique, toute hypothèse narrative s’y trouve développée, à l’indicatif cette fois64 : « Si, avant d’ouvrir la porte sous prétexte de changer de cravate, il allait prendre le petit revolver en argent […]. Ridicule, cette cachette, j’étais fait comme un rat ! Tiens, un aveugle dans mon placard, comme c’est curieux ! […] Pas un geste, je vous prie ! […] Et maintenant, permettez que j’appelle la police ! » (P. 41).

38 Bien que désambiguïsé par le tour hypothétique qui l’introduit, en raison de l’emploi de l’indicatif et du discours direct, le passage disnarratif possède une force représentative certaine. De telles incidentes ménagent, sous une forme ludique, le maintien d’un pli critique, puisque la compréhension du texte suppose que nous nous acquittions de l’effort minime de les distinguer des séquences proprement narratives. Tout en nous offrant, par la multitude d’histoires qu’il recèle, un plaisir de type immersif, Plein la vue nous dispense ainsi une jouissance plus stratégique.

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39 Au sein de la littérature contemporaine, le disnarré se rencontre également dans les romans à narrateur non fiable et/ou indigne de confiance65, où il permet indirectement aux lecteurs de prendre conscience du problématique crédit de l’instance narrative. Tel est par exemple le cas dans Histoire d’amour66 de Régis Jauffret, dont le narrateur homodiégétique, violeur compulsif dénué d’affects, abuse sexuellement de façon récurrente d’une jeune femme sans défense. « Nous partirions en vacances, je profiterais de nos promenades pour lui faire remarquer que je pouvais me montrer gentil. Elle comprendrait nos étreintes tendues, elle admettrait qu’elles avaient constitué autant de rites initiatiques […] » (p. 159). Dans un tel passage, le disnarré est clairement repérable à l’emploi du conditionnel de fantasme ou de rêverie67, et les représentations qu’il véhicule sont sans ambiguïtés données pour virtuelles, en même temps que hautement improbables. Mais le procédé a surtout pour conséquence de nous renseigner sur l’aveuglement du narrateur à l’égard de sa conduite monstrueuse et de ses conséquences, ce qui nous incite par là même à remettre en cause notre confiance en sa parole. Sur fond d’esthétique majoritairement mimétique et immersive, cet usage ponctuel du disnarré favorise donc une dénudation biaise du dispositif énonciatif spécifique qui la sous-tend, et peut paraître la fragiliser.

40 Or il s’agit là d’une caractéristique partagée par la grande majorité des procédés qui ont été étudiés dans les pages précédentes. Qu’on les regroupe ou non, comme j’ai suggéré de le faire, sous l’appellation de « périnarré », alternarré, dénarré et disnarré ont en commun de favoriser en acte une telle problématisation indirecte de l’énonciation des textes où ils apparaissent. À ce titre, ils valent incitation à reconsidérer le souhait déjà ancien de Roland Barthes : que les linguistes finissent par reconnaître que « l’oblique est un mode fondamental d’énonciation »68. Fondamental, sans doute pourrait-on en débattre ; mais important, assurément. En attestent en l’occurrence la fréquence des mécanismes périnarratifs ; la diversité esthétique des récits qu’ils investissent, des plus aux moins mimétiques ; l’empan historique qu’ils couvrent ; enfin le caractère non négligeable des effets qu’ils suscitent. Comme l’affirme Prince, il ne s’agit pas là de phénomènes marginaux, mais de propriétés textuelles éminemment dignes d’intérêt ; dont l’auscultation gagnerait dès lors à être conduite plus avant, de ce côté-ci de l’Atlantique également.

NOTES

1. Dans le souci de ne pas multiplier inutilement les références, je renverrai ici à la très riche bibliographie de Gerald Prince, « Disnarré / Disnarrated », Glossaire du RéNaF, mis en ligne le 22 décembre 2018 ; article consulté le 6 mai 2020 à cette adresse : http://wp.unil.ch/narratologie/ 2018/12/disnarre-disnarrated/ 2. Voir notamment Sylvie Patron (dir.), Introduction à la narratologie postclassique, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2018. 3. Article cité. 4. De nouveau, voir la bibliographie de l’article cité.

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5. Quand il me semble pourtant qu’alternarré, dénarré et disnarré proviennent respectivement d’une activité d’alternarration, de dénarration et de disnarration. Mais l’on peut, comme Prince, choisir de mettre l’accent sur le « produit » plutôt que sur son acte producteur. 6. Gerald Prince, « Périchronismes et temporalité narrative », « A Contrario », n° 13, 2010/1, p. 9-18, consulté le 6 mai 2020 à cette adresse : https://www.cairn.info/revue-a-contrario-2010-1- page-9.htm 7. Paris, Minuit, 2012. 8. Paris, P.O.L., 2009. 9. Même si de telles narrations péritextuelles relèvent du périnarré, mais au côté de bien d’autres procédés, on le verra. 10. Paris, Seuil, 1987, « Poétique ». 11. Towards A « Natural » Narratology, Londres, Routledge, 1996 ; et « De la narratologie naturelle : une synthèse rétrospective », dans Introduction à la narratologie postclassique, op. cit., p. 69-94. 12. Entre autres dans « De la narratologie non naturelle », dans Introduction à la narratologie postclassique, op. cit., p. 167-181. 13. En particulier dans Postmodernist Fiction, New York, Methuen, 1987. 14. Quant aux esthétiques où peut on non se rencontrer l’alternarré, que je n’oublie pas… patience : il va en être question d’ici quelque lignes. 15. J’emprunte cette éprouvette à Gérard Genette, Fiction et diction, Paris, Seuil, 1991, « Poétique », p. 93… 16. Pour la réunion des aventures de monsieur Tompkins en un volume, voir M. Tompkins (1965), Paris Dunod, 1992 pour la traduction française. 17. Le Nouveau Monde de M. Tompkins (1999), Paris, Le Pommier, 2002 pour la traduction française. 18. (1997), Paris, Flammarion, 1998 pour la traduction française. 19. Soit un chat enfermé dans une boîte hermétique contenant en outre une substance radioactive, un détecteur d’atome, un marteau et une fiole de cyanure. Question : au bout d’une heure, le chat est-il vivant ou est-il mort ?... 20. (1972, puis 1980), Paris, Denoël, 1981, « Présence du futur » pour la traduction française utilisée. 21. Voir Raphaël Baroni, La Tension narrative. Suspense, curiosité et surprise, Paris, Seuil, 2007, « Poétique ». 22. Prépublication en feuilleton en 1943 ; Paris, Denoël, 1944 pour la première édition en volume ; puis Paris, Gallimard, 1973 ; « Folio » pour l’édition utilisée. 23. « To be and not to be. Comment la science justifie les mondes impossibles de la fiction », Alliage, n° 74, juin 2014 ; mis en ligne le 08 août 2015 ; consulté le 11 mai 2020 à l’adresse suivante : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=4221 24. Ces deux premiers « objets » figurent dans L’Aleph (1962), Paris, Gallimard, 1967 pour la traduction française ; 1988, « L’Imaginaire » pour l’édition utilisée. On les trouvera dans les nouvelles respectivement intitulées « L’Aleph » (p. 189-211) et « Le Zahir » (p. 131-144). 25. Tous deux présents dans Le Livre de sable (1975), Paris, Gallimard, 1978 pour la traduction française ; 1986, « Folio » pour l’édition utilisée. Voir « Le livre de sable » (p. 137-144) et « Le disque » (p. 133-136). 26. Dans son « Épilogue », Borges le décrit comme « le cercle euclidien, qui ne comporte qu’une seule face » (p. 147). 27. (1963), Paris, Seuil, 1968 pour la traduction française, 1988, « Points » pour l’édition utilisée. 28. (1959), Paris, Seuil, 1962 pour la traduction française ; 1984, « Points » pour l’édition utilisée. 29. « La mécanique du charme », entretien à France Culture, 1978 ; repris dans Le Chevalier inexistant, op. cit., p. 9. 30. Pièce représentée pour la première fois au Royal Court Theatre de Londres en janvier 1977 ; Londres, Nick Hern Books, 1989 pour l’édition utilisée. Le fait qu’il s’agisse d’une pièce de théâtre

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ne nuit pas selon moi à la présence en son sein d’antinarré, qui peut affecter le storyworld indépendamment du genre ou du mode. 31. Plays : One, New York, Routledge, 1985, p. 71 ; cité par Richardson, « De la narratologie non naturelle », article cité, p. 171. 32. Paris, Minuit, 1957. 33. Dans La Flûte de Pan (1969), Paris, Gallimard, 1974, « Du Monde entier » pour la traduction française. 34. Paris, Minuit, 1959. 35. Paris, Minuit, 1970. 36. Paris, Minuit, 1990. 37. (1651, 1657), Paris, Garnier-Flammarion, 1981 pour l’édition utilisée. 38. (1796, posthume), Paris, Librairie Générale Française, 1983, « Le Livre de Poche » pour l’édition utilisée. 39. Paris, Minuit, 1985. 40. John Fowles, Sarah et le lieutenant français (1969), Paris, Seuil, 1972 pour la traduction française. 41. (1964), Paris, Bourgois, 1974 puis 1994 pour la traduction française ; 2004, « 10 / 18 » pour l’édition utilisée. 42. « Lignes de suite », dans La Baleine thébaïde, Paris, Alma Éditeur, 2017, p. 216. 43. Les Figures du discours (1821-1830), Paris, Flammarion, 1977, « Champs », p. 408-409. 44. Sauf bien sûr à considérer de tels énoncés comme relevant du degré faible du dénarré, ce qui après tout peut aussi se soutenir. Mais, pour ma part, je juge préférable de ne pas confondre ces deux types de phénomènes, et ce afin de faire droit à la spécificité (notamment logique) de celui qui nous occupe. 45. Paris, Minuit, 1953. 46. L’Œuvre sans qualités : rhétorique de Samuel Beckett, Paris, Seuil, 1994, « Poétique », p. 187. 47. En particulier Florence Godeau, dans un article dont les développements précédents sont largement tributaires, « Métatextualité et crise de la représentation : la figure de l’épanorthose dans « Der Bau » (« Le Terrier ») de Franz Kafka et L’Innommable de Samuel Beckett », Narratologie, n° 3 (La Métatextualité), 2000, p. 111-135. 48. Même si la succession des énoncés peut paraître conférer au second de chaque « diptyque » le bénéfice illusoire d’un « effet dernier mot » ; mais, à la réflexion, l’impression de supériorité d’un énoncé sur l’autre n’est pas tenable sur le long terme. 49. Je n’aborderai pas ici la question de savoir si, oui ou non, la littérature actuelle relève encore du postmodernisme : à chaque jour suffit sa peine… 50. Bruxelles, Éditions Jacques Antoine, 1977 ; 1979 pour l’édition utilisée. 51. Ce roman possède ainsi une dimension « expérimentale », mais son traitement très souple et ludique manifeste déjà à mes yeux une forme de prise de distance à l’égard de l’esthétique moderniste. À ce titre, on pourrait le considérer comme un « texte-charnière ». 52. Paris, Minuit, 1998. 53. La plupart des exemples qui suivent correspondent à cette variante du disnarré, qui pour n’en représenter qu’une manifestation parmi d’autres, s’impose à la fois à l’attention par sa fréquence et par les relations particulières qu’elle entretient avec les séquences narratives environnantes. 54. Les Figures du discours, op. cit., p. 143. 55. Paris, Julliard, 1965 ; puis 1985, « 10 / 18 » pour l’édition utilisée. 56. Même si, bien sûr, le degré de cette « intelligibilité» est appelé à varier en fonction de la sagacité des divers lecteurs. Mon objectif en proposant cet autre paramètre est simplement d’atténuer ainsi le caractère à mes yeux légèrement excessif de l’adverbe « explicitement » employé par Prince. 57. Paris, Minuit, 1961.

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58. « L’emploi du conditionnel dans quelques romans de Robert Pinget », Études littéraires, vol. 19 – n° 3, hiver 1987 ; consulté le 11 mai 2020 dans sa version numérique, à l’adresse suivante : https://id.erudit.org/iderudit/500770ar 59. Paris, Minuit, 1968. 60. Paris, Minuit, 1971. 61. Ces deux derniers procédés relevant respectivement du dénarré et de l’alternarré, ce qui confirme une fois de plus, si besoin était, la porosité des frontières entre ces catégories. 62. Dans Nouveau Roman : hier, aujourd’hui, II, Paris, Union Générale d’Éditions, 1972, « 10 / 18 », p. 311-350. 63. Bruxelles, Éditions Jacques Antoine, 1979 ; Puis Labor, 1998, « Espace Nord » pour l’édition utilisée. 64. Il faut en effet préciser, d’une part que le disnarré peut jouer d’autres ressources que de celles du mode conditionnel, d’autre part et à l’inverse que tout recours au mode conditionnel ne suscite pas nécessairement l’apparition de disnarré. Pour une réflexion d’ordre plus général sur la souplesse des liens entre formes verbales et fonctions narratives, on se reportera avec profit à Raphaël Baroni, « Temps, mode et intrigue : de la forme verbale à la fonction narrative », Modèles linguistiques, n° 71, 2015, p. 125-142. Version en ligne (« document 7 ») consultée le 11 mai 2020 à l’adresse suivante : http://journals.openedition.org/ml/2376 65. Sur ces notions, voir Frank Wagner, « Narrateur non fiable / Unreliable Narrator », Glossaire du RéNaF, mis en ligne le 15 novembre 2019 ; consultable à l’adresse suivante : https://wp.unil.ch/ narratologie/2019/11/narrateur-non-fiable-unreliable-narrator/ 66. Paris, Verticales, 1997 ; puis 2016, « Folio » pour l’édition utilisée. 67. Ce qui relèverait de ces récits « enchâssés » purement virtuels que repère Marie-Laure Ryan, Possible Worlds, Artificial Intelligence and Narrative Theory, Bloomington, Indiana University Press, 1991, p. 156 et passim. 68. « Drame, poème, roman », dans Théorie d’ensemble, Paris, Seuil, 1968, « Tel Quel », p. 37 ; cité par Michèle Praeger, article cité, p. 61. Le vœu de Barthes a de longue date été exaucé par certains linguistes, dont Catherine Kerbrat-Orecchioni. Voir par exemple L’Implicite, Paris, Armand Colin, 1986.

AUTEUR

FRANK WAGNER Université Rennes 2

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A dead end : style et semiosis filmique dans Shining

Ilias Yocaris

Nous remercions Stratis Vouyoukas pour sa précieuse contribution à cette étude.

Remarques introductives

1 Nous nous proposons d’appliquer au discours filmique une méthode d’analyse mise au point pour décrire les opérations liées à la stylisation de la matière verbale dans les textes littéraires (cf. Yocaris 2009, 2016) et enrichie par certains travaux consacrés spécifiquement à la sémiotique du cinéma (Metz 1971, 2003, Gaudreault & Jost 1990, Martin 1992, Bordwell & Thompson 2000). L’expérience montre que les procédés stylisants reposent très souvent sur des phénomènes de « globalisation linguistique » (Delas & Filliolet 1973 : 46), qui confèrent aux textes littéraires une dimension holistique : qu’est-ce à dire ? Leurs composantes ne peuvent être appréhendées isolément, mais uniquement par rapport à une totalité dont elles font partie intégrante : pour aller très vite, cette totalité est l’œuvre qui les englobe et/ou le contexte (au sens le plus large du terme) au sein duquel elle émerge. Ainsi (pour prendre deux exemples célèbres), l’absence quasi-totale de connecteurs logiques interphrastiques dans L’Étranger de Camus ou bien dans Candide de Voltaire ne saurait en aucun cas être analysée comme un fait de langue isolé, sans que l’on prenne en considération la démonstration d’ensemble entreprise dans ces deux ouvrages : chez Camus comme chez Voltaire, le « style coupé » renvoie à la discontinuité fondamentale d’un monde quasi- intégralement gouverné par le hasard, où les événements se succèdent dans un ordre non pas logique mais purement chronologique. Bien entendu, on peut formuler des remarques de ce genre à propos de toutes les composantes formelles d’un texte littéraire (lexicales, énonciatives, figurales, syntaxiques, isotopiques, phonétiques etc.) : en effet, celles-ci peuvent être investies d’un surplus de sens qui émerge de manière holistique quand on les confronte à leur environnement verbal, à l’œuvre dont elles font partie intégrante dans son ensemble, au projet de son auteur, au contexte historique qui a déterminé sa production, etc.

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2 Or, un angle d’approche holistique s’avère indéniablement précieux pour aborder les fictions cinématographiques : toute fiction de ce genre peut effectivement être considérée comme un « système spécifique de relations structurées » (Bordwell & Thompson 2000 : 115) ; elle doit dès lors être analysée « comme objet-signifiant total » (Metz 1971 : 12), dans la mesure où aucune de ses composantes ne saurait être isolée de l’ensemble dont elle fait partie intégrante. Si l’on s’en tient à une telle vision des choses, il appert que la stylisation de la matière filmique consiste avant tout en une harmonisation des cinq matières de l’expression au cinéma (images, bruits, dialogues, mentions écrites, musique) : celles-ci « jouent comme des parties d’un orchestre, tantôt à l’unisson, tantôt à contrepoint, tantôt dans un système fugué, etc. » (Gaudreault & Jost 1990 : 30). Partant de là, il faut envisager :

3 (i) Les types de rapports qui se nouent entre les différentes composantes d’un film (répétitions, parallélismes et symétries, différenciations, mises en opposition, inscription dans une progression linéaire etc.). (ii) L’interaction du dispositif ainsi esquissé avec : ¤ Le projet conceptuel et stylistique du réalisateur. ¤ Le cadre générique dans lequel son œuvre peut éventuellement s’inscrire, mais aussi, plus généralement, ses rapports avec l’intertexte filmique qu’elle prolonge. ¤ Le contexte sociopolitique et économique qui a déterminé (en partie du moins) sa production, etc.

4 Cette vision « symphonique » du discours filmique se manifeste de façon éclatante dans le travail de Stanley Kubrick, cinéaste notoirement obsédé (à l’instar d’un Welles ou, plus près de nous, d’un von Trier) par le souci du détail, et aspirant à un alignement parfait de toutes les composantes de ses films. Que l’on pense ainsi (pour prendre un exemple relativement simple) à la scène de L’Odyssée de l’espace où l’on voit David Bowman désactiver HAL 9000 : les contre-plongées très marquées observables dans cette scène (cf. fig. 1) n’apparaissent évidemment pas par hasard… Elles entrent visiblement en résonance : (i) avec la contre-plongée sur le singe qui apprend à se servir d’un os comme outil/comme arme dans la première partie du film (« L’aube de l’humanité ») ; (ii) avec le gros plan en angle normal sur le « super-enfant » qui apparaît dans la toute dernière scène, et qui semble être un avatar de Bowman. À ce titre, elles doivent être décryptées à la lumière de la musique utilisée pour accompagner (i) et (ii), l’introduction de Ainsi parlait Zarathoustra de Richard Strauss. Leur signification se dégage dès lors très clairement : en venant à bout du redoutable ordinateur, Bowman devient un personnage bigger than life qui s’apprête à dépasser sa condition humaine, et doit être magnifié en conséquence1 dans le cadre d’une démonstration philosophique purement nietzschéenne2 ; de toute évidence, il est ainsi présenté comme un maillon de la chaîne évolutive ininterrompue qui va du singe jusqu’au « super-enfant ».

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Fig. 1. Stanley Kubrick, 2001 : L’Odyssée de l’espace David Bowman s’apprête à désactiver HAL 9000 / Contre-plongées

5 La dimension « globalisante » du cinéma kubrickien atteint probablement son point culminant dans Shining (1980), œuvre qui peut être qualifiée à bon droit de pansémiotique3. Pour aller vite, Shining est un film dont toutes les composantes sont investies de (sur)significations qui prolongent, complexifient et mettent en perspective

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son contenu purement thématique, dans le cadre d’un projet stylistique4 parfaitement cohérent que nous nous proposons de reconstituer. En effet, toutes ses composantes sont articulées autour d’une idée qui permet de l’unifier sur le plan stylistique, celle de l’espace maléfique. Cette idée s’impose bien sûr à l’attention sur le plan factuel et thématique : tout comme le roman de Stephen King dont il est l’adaptation (1977), Shining suggère que l’hôtel Overlook est une entité consciente dotée de pouvoirs télépathiques hors du commun (il peut ainsi influer directement sur le comportement de ses occupants, en prenant littéralement possession de leur esprit). Toutefois, envisagée en tant que telle elle n’a pas forcément séduit Kubrick5, un rationaliste totalement agnostique qui tourne en dérision l’aspect grand-guignolesque du roman de King en y ajoutant un détachement ironique bienvenu et une touche carnavalesque6 ! L’auteur de L’Orange mécanique semble avoir retenu simplement :

6 (i) Son impact émotionnel auprès du grand public (le topos de l’espace maléfique est parfait pour un film d’épouvante, genre que Kubrick n’avait pas encore pratiqué jusqu’en 19807). (ii) Ses prolongements conceptuels et stylistiques, qui sont intéressants à double titre. Le topos de l’espace maléfique donne lieu tout d’abord à une allégorie politique : il suggère (comme on va le voir) que le « modèle américain » est en soi criminogène, ce qui est déjà visible dans le roman de Stephen King. En même temps, il permet à Kubrick de déployer un dispositif stylistique qui a marqué à jamais l’histoire du cinéma : en jouant essentiellement sur le montage, le découpage du film en séquences, le contenu de certaines images, les éclairages, la profondeur du champ, les angles de prise de vue, la composition des plans et les mouvements de la caméra, il met en place un dispositif fait « de motifs, de variations et de résonances » (Kubrick 2004 : 192), qui lui permet de visualiser à la fois le point de vue de l’Overlook, l’influence que ce dernier exerce sur Jack Torrance et le rôle maléfique du contexte sociopolitique au sein duquel évoluent Torrance et sa famille. Nous allons donc essayer de pointer les composantes du film qui se trouvent ainsi sursémiotisées8, en abordant Shining comme « une totalité singulière examinée en tant que telle, et dont on cherche à établir le système » (Metz 1971 : 54).

L’image du labyrinthe

7 Comme la critique n’a pas manqué de souligner (cf. p. ex. Bonnal 2014 : 253-261), Shining est un film proprement labyrinthique, qui repose sur un parallélisme très visible : le dédale formé par les couloirs et les pièces de l’Overlook et le labyrinthe qui avoisine l’hôtel entrent en résonance avec les méandres de l’esprit détraqué de Jack Torrance… L’image du labyrinthe a une importance décisive dans le film de Kubrick, parce qu’elle permet de mettre en évidence l’idée centrale : celle d’un espace maléfique susceptible de conditionner le parcours des individus qui le peuplent9. Voyons concrètement ce que cela implique au niveau narratif, stylistique et thématique.

Un labyrinthe spatial : les références au Minotaure

8 Bien entendu, l’hôtel Overlook, avec ses différentes ailes, ses couloirs qui s’entrecroisent de toutes les manières possibles et imaginables et ses chambres, peut être assimilé à un labyrinthe, comme le souligne d’emblée Wendy Torrance qui le qualifie d’enormous maze quand elle visite les cuisines avec Danny et Hallorann (00.15’.

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02’’). On notera que ce labyrinthe, parfaite visualisation d’un esprit détraqué, n’est apparemment pas cohérent sur le plan spatial, comme le souligne le scénariste Todd Alcott : Much has been written, some of it quite intelligent, about the spatial anomalies and inconsistencies in Shining : There are rooms with windows that should not be there and doors that couldn’t possibly lead to anywhere, rooms appear to be in one place in one scene and another place in another, wall fixtures and furniture pieces appear and disappear from scene to scene, props move from one room to another, and the layout of the Overlook makes no physical sense. To name only obvious example, the establishing shots of the hotel, which is a real hotel in Oregon [le Timberline Lodge, I. Y.], show no gigantic hedge maze off to one side (Alcott 2010 : s.p. )

9 Or, comme tout labyrinthe digne de ce nom, l’hôtel recèle un monstre, équivalent du Minotaure : ce monstre, c’est son gardien, le caretaker. La figure du gardien est incarnée dans Shining par deux personnages, qui ont opéré de prime abord à des époques différentes : Charles Grady, qui a tué à coups de hache sa femme et ses deux filles en 1970 avant de se suicider, et Jack Torrance, qui essaiera de l’imiter quelques années plus tard mais échouera piteusement ! Il va de soi que la poursuite finale (Jack Torrance courant derrière son fils muni d’une hache dans le labyrinthe qui avoisine l’Overlook) est une référence directe au mythe de Thésée : ce dernier parvient à se débarrasser du Minotaure en l’éliminant (alors que Danny réussit simplement à semer son père), et ressort guidé par le fil d’Ariane, tout comme Danny est guidé par ses propres traces sur la neige… Bien entendu, l’Overlook est un labyrinthe maléfique : d’une part il peut transformer ceux qui le parcourent en monstres, d’autre part il ne laisse physiquement aucune échappatoire à ceux qui se retrouveraient aux prises avec un monstre dans un cul-de-sac (une chambre ou un couloir aveugle par exemple). Ceci apparaît clairement lorsque Danny, pédalant frénétiquement sur son célèbre tricycle, tombe à l’improviste sur les deux filles jumelles de Charles Grady au détour d’un couloir (00.35’09’’-00.36’00’’).

10 On note dans cette scène la construction filmique du point de vue10 : d’emblée (cf. fig. 2), Kubrick opte pour un plan incluant les jumelles (vues de face) et Danny (vu de dos) : de ce fait, il devient clair que les jumelles, quoique assassinées une dizaine d’années plus tôt, sont bien présentes physiquement face à Danny et non point le fruit d’une hallucination… Bien qu’elles se tiennent tout simplement par la main, elles donnent l’impression (vues de loin) de s’interpénétrer partiellement, ce qui entre en résonance avec l’interpénétration de leurs voix respectives : celles-ci forment un hybride entre unité et pluralité suggérant au spectateur que les créatures qui peuplent l’Overlook échappent aux catégorisations rationalistes habituelles (cf. infra). Dans le même ordre d’idées, on relève l’alternance (00.35’36’’-00.35’45’’) de plans focalisés d’une part sur les fillettes encore vivantes, d’autre part sur leurs cadavres sauvagement mutilés : ce procédé suggère également que Danny est confronté à des « objets » sui generis, qui ne se présentent pas comme des substances aristotéliciennes fixes et immuables et peuvent empiéter simultanément sur plusieurs plans temporels différents, mutuellement incompatibles.

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Fig. 2. Stanley Kubrick, Shining. Danny face aux jumelles Grady

Un labyrinthe temporel : une temporalité non linéaire

11 En effet, l’Overlook n’est pas simplement un labyrinthe spatial, mais aussi un labyrinthe temporel : il y règne une temporalité non linéaire, comme le montre le plan final. Le spectateur découvre ainsi que Jack Torrance est déjà visible dans une photo datée de 1921 qui orne la Gold Room. Sa présence sur cette photo confirme ce que lui avait dit Grady dans les toilettes de la Gold Room : You’ve always been the caretaker (01.09’31’’). Dès lors, l’arrivée initiale de Torrance à l’Overlook est à l’origine d’un paradoxe impossible à éliminer : tout se passe comme si le personnage opérait simultanément sur des plans temporels différents, à l’instar des jumelles assassinées… Une telle vision du temps implique une forme de cyclicité, puisque des personnages et des événements distincts (en principe) les uns des autres entrent mutuellement en résonance alors qu’ils sont situés à des époques différentes : or, cette cyclicité caractérise la vision du temps d’un grand nombre de tribus indiennes (les Navajos par exemple : v. Griffin- Pierce 1995 : 98-99). C’est tout sauf un hasard, donc, si l’Overlook est construit sur un cimetière indien et décoré de motifs indiens de toutes sortes11 : de la sorte, le spectateur est amené à s’interroger sur « la disparition de significations et de codes herméneutiques que nous ne possédons plus et auxquels d’autres cultures, comme celles des Indiens d’Amérique, ont accès » (Gauthier 2012 : 18).

Un labyrinthe ontologique : une intrication de niveaux de réalité différents

12 Mais la caractéristique la plus frappante de l’Overlook, c’est qu’il est un labyrinthe ontologique, où différents niveaux de réalité s’interpénètrent en permanence. Pour le montrer, on peut s’appuyer sur deux scènes : on commencera par le premier tête-à-tête (00.46’52’’-00.48’20’’) entre Jack Torrance et Lloyd, le barman de la Gold Room qui est évidemment une émanation de l’Overlook.

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Fig. 3. Stanley Kubrick, Shining. Jack entre dans la Gold Room

13 Torrance entre dans la Gold Room, qui est vide comme le spectateur peut immédiatement le constater (cf. fig. 3). Il s’installe seul au bar et évoque de façon parodique le mythe de Faust (il est prêt à vendre son âme au diable pour un verre de bière), mais ne croit pas si bien dire : l’hôtel maléfique (équivalent du diable) est prêt à lui fournir de l’alcool en échange de son âme, comme le montre la suite des événements… Ce qui suit est effectivement très révélateur : la caméra se focalise dans un premier temps (00.48’05’’-00.48’12’’) sur Torrance, qui apostrophe un barman en principe imaginaire nommé Lloyd. Or, par le biais d’un champ-contre-champ saisissant, Lloyd apparaît alors (00.48’13’’), et l’on croit évidemment qu’il s’agit d’une simple projection de l’esprit déséquilibré de Torrance via un raccord regard. Lloyd fait alors un pas en avant, la caméra effectue un petit travelling arrière (00.48’17’’-00.48’19’’), et Torrance apparaît dans le champ en même temps que Lloyd… Un effet de style de ce genre est parfaitement adapté au projet filmique mis en œuvre dans Shining, dans la mesure où Kubrick (2004 : 181) souhaitait justement instaurer « un équilibre fragile entre le psychologique et le surnaturel » : le spectateur comprend en fait que l’Overlook a la possibilité de matérialiser des entités qui semblent évoluer sur un plan de réalité parallèle au nôtre, irréductible aux catégorisations rationalistes habituelles. Or, par moments, ce plan de réalité entre en résonance avec notre univers ordinaire, d’où une irruption d’éléments surnaturels dans le monde de Jack, de Wendy et de Danny : la différence de Jack avec les autres membres de sa famille réside dans le fait qu’il est progressivement happé par le monde de l’Overlook, ce qui revient à dire qu’il est habité par l’hôtel et non plus l’inverse ! Bien entendu, l’Overlook peut aussi à tout moment faire disparaître les entités qu’il matérialise. Ainsi, quand Wendy entre peu après dans la Gold Room (00.51’19’’), elle ne voit que Jack accoudé au bar : Lloyd a de nouveau disparu…

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Fig. 4. Stanley Kubrick, Shining. Jack devant la maquette de l’Overlook maze

14 L’incertitude ontologique qui pèse sur l’univers fictionnel de Shining devient manifeste dans une scène célèbre : on y voit Jack en train de regarder la maquette miniaturisée de l’Overlook maze, le labyrinthe qui avoisine l’hôtel, au moment même où Wendy et Danny sont en train de s’y promener (00.26’20’’-00.27’00’’). Or, on est confronté là encore à des PDV et des niveaux de réalité différents qui se trouvent mutuellement intriqués. Dans un premier temps (00.26’20’’-00.26’30’’), Jack s’approche de la maquette et se met à l’observer, posté à hauteur du côté droit par rapport au positionnement de la caméra quand il la découvre (cf. fig. 4). On intercale alors (00.26’30’’-00.26’33’’) un gros plan sur son visage pendant qu’il est en train de scruter la maquette. Et c’est à ce moment précis que la mise en scène prend le spectateur à revers… En effet, le gros plan est suivi (00.26’34’’-00.27’00’’) par ce qui semble être une vue plongeante sur la maquette, telle qu’elle est en principe vue par Jack. Or, il s’agit en l’occurrence d’un faux raccord regard, et ce pour deux raisons : (i) le labyrinthe que le spectateur a désormais sous les yeux est plus grand et plus complexe que la maquette scrutée par Jack ; (ii) il est vu par un observateur situé à hauteur de son côté inférieur, et non point de son côté droit12…

Fig. 5. Stanley Kubrick, Shining. L’Overlook maze vu d’en haut

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15 Quel est dès lors le statut ontologique exact de ce deuxième labyrinthe ? Très vite, le spectateur comprend qu’il s’agit de l’Overlook maze « lui-même », vu de très haut : en effet, il entend les voix de Wendy et de Danny en train de l’explorer, tout en constatant qu’ils sont réduits à des points minuscules, proprement insignifiants. Combiné à la musique angoissante et à la plongée qui écrase littéralement les deux personnages, ce choix stylistique suggère évidemment qu’un danger mortel pèse sur Wendy et Danny, qui sont désormais à la merci de Jack / d’Overlook13… Bien entendu, un tel dispositif soulève une question fondamentale : quelle est la source du PDV projeté sur Danny et Wendy ? qui prend en charge ce PDV ? Comme dans la plongée célèbre sur la voiture de Jack Torrance lors de la scène d’ouverture (cf. Falsetto 2001 : 124, 00.00’31’’-00.00’47’’), le spectateur a vraisemblablement affaire ici à une complexe interpénétration de trois PDV différents, à savoir en l’occurrence : (i) le PDV du réalisateur qui met en scène le film ; (ii) le PDV de Jack ; (iii) le PDV de l’Overlook et des différents fantômes (?) qui le peuplent. Cette interpénétration traduit visuellement une syllepse de sens déjà observable dans le roman de Stephen King, et portant sur le désignateur rigide « Overlook » : en anglais, le verbe overlook signifie « surplomber », « regarder d’en haut », mais aussi « jeter un sort sur quelqu’un » ! Le fait que le PDV de l’Overlook entre en résonance avec celui de Jack Torrance est hautement significatif… On dirait que ce dernier est capable de voir lui aussi d’en haut Wendy et Danny, ce qui est matériellement impossible : dès lors, on a l’impression que le personnage est déjà possédé par l’Overlook, qui a pris le contrôle de son esprit dès son arrivée sans que quiconque s’en aperçoive14. Enfin, détail qui perturbe un peu plus les repères habituels du spectateur : alors que Wendy et Danny sont vus de très haut, on entend distinctement leurs voix, comme si l’entité qui les regarde était dotée de facultés perceptives surnaturelles…

Un labyrinthe narratif : le recours à la « séquence par épisodes »

16 Shining renvoie aussi à l’image du labyrinthe au niveau de sa construction narrative. En effet, pour structurer son récit, Kubrick recourt à ce que Christian Metz (2003 : 131-133) appelle une « séquence par épisodes ». Dans une séquence de ce genre, chacun des épisodes apparaît comme « le résumé […] d’un stade dans une évolution assez longue que la séquence globale condense » (Metz 2003 : 132 ; italiques de Metz). Bien entendu, dans le cas de Shining, un tel choix met en relief l’idée d’une progression inexorable, d’un engrenage fatal qui se met en marche15. Mais ce n’est pas tout... Voici les titres des huit épisodes :

17 1. THE INTERVIEW 2. CLOSING DAY 3. A MONTH LATER 4. TUESDAY 5. SATURDAY 6. MONDAY 7. WEDNESDAY 8. 4 pm

18 Une telle construction narrative est révélatrice à plus d’un titre. On note tout d’abord l’hétérogénéité et l’inconsistance des informations fournies de la sorte au spectateur : seuls les titres « The interview » et « Closing day » renvoient à des événements

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fictionnels susceptibles d’être identifiés comme tels ; « A month later » porte sur le laps de temps qui sépare le deuxième épisode du troisième, alors que « Tuesday », « Saturday », « Monday », « Wednesday » et « 4 pm » sont de pures formes déictiques qui ne renvoient à aucune réalité distinctement identifiable en l’absence d’un ancrage référentiel plus précis. Bref, les titres des épisodes contribuent en fait non pas à guider le spectateur mais à l’égarer : il a l’impression d’être peu à peu immergé dans une durée vague au sein de laquelle plus aucun repère stable n’existe, comme s’il était lui-même perdu dans un labyrinthe semblable à l’Overlook maze. À cela il faut ajouter deux autres détails, qui visent eux aussi à le désorienter et à créer un malaise diffus dans son esprit.

19 Tout d’abord, l’utilisation déictique des noms propres désignant les différents jours de la semaine n’est pas référentiellement cohérente en l’occurrence : qu’est-ce à dire ? En toute logique, quand on utilise un désignateur rigide de ce genre en tant que déictique, il doit porter sur des événements qui se sont déroulés dans la semaine qui précède immédiatement le présent de l’énonciation. En effet, si l’on précise au moment t « Wendy, mardi j’ai trouvé une hache dans la réserve de nourriture », l’événement ainsi pointé s’est forcément déroulé dans la semaine qui précède le moment t. Or, en l’occurrence, on constate que les événements fictionnels évoqués dans les cinq derniers épisodes de Shining s’étalent sur 8 jours (du mardi au mercredi de la semaine suivante), ce qui implique une forme d’incohérence énonciative : les noms propres « Tuesday » et « Wednesday » ne correspondent pas au même présent énonciatif de référence, ce qui déstabilise forcément le spectateur qui ne sait plus où il en est !

20 Ensuite, le laps de temps qui sépare les différents épisodes ne cesse de se réduire (indéterminé → un mois → indéterminé → 4 jours → 2 jours → 2 jours → quelques heures), ce qui suggère que les Torrance ont déclenché à leur corps défendant un mécanisme qui ne cesse de s’emballer et les pousse inexorablement vers la catastrophe finale.

Une allégorie politique

Le désintérêt de Kubrick pour l’élément surnaturel

21 Stephen King, qui n’apprécia guère l’adaptation filmique de Shining (contrairement à celle de Carrie par Brian De Palma), reproche notoirement à Kubrick d’avoir réduit à la portion congrue les références au surnaturel dans son film, ce qui amoindrirait son impact émotionnel : I think there are two basic problems with the movie. First, Kubrick is a very cold man – pragmatic and rational – and he had great difficulty conceiving, even academically, of a supernatural world. He used to make transatlantic calls to me from England at odd hours of the day and night, and I remember once he rang up at seven in the morning and asked, « Do you believe in God ? » I wiped the shaving cream away from my mouth, thought a minute and said, « Yeah, I think so. » Kubrick replied, « No, I don’t think there is a God », and hung up. Not that religion has to be involved in horror, but a visceral skeptic such as Kubrick just couldn’t grasp the sheer inhuman evil of the Overlook Hotel. So he looked, instead, for evil in the characters and made the film into a domestic tragedy with only vaguely supernatural overtones. That was the basic flaw : because he couldn’t believe, he couldn’t make the film believable to others. The second problem was in characterization and casting. Jack Nicholson, though a fine actor, was all wrong for the part. His last big role had been in One Flew over the

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Cuckoo’s Nest, and between that and his manic grin, the audience automatically identified him as a loony from the first scene. But the book is about Jack Torrance’s gradual descent into madness through the malign influence of the Overlook, which is like a huge storage battery charged with an evil powerful enough to corrupt all those who come into contact with it. If the guy is nuts to begin with, then the entire tragedy of his downfall is wasted. For that reason, the film has no center and no heart, despite its brilliantly unnerving camera angles and dazzling use of the Steadicam. What’s basically wrong with Kubrick’s version of Shining is that it’s a film by a man who thinks too much and feels too little ; and that’s why, for all its virtuoso effects, it never gets you by the throat and hangs on the way real horror should. (King 1983 : s.p.)

22 Pour expliquer pourquoi il considère le film comme un échec, King avance trois arguments fondamentaux : tout d’abord, Shining serait une simple « tragédie domestique », simplement agrémentée de quelques références à des éléments surnaturels ; ensuite, le choix de Nicholson (un acteur méphistophélique en diable) pour jouer Jack Torrance poserait problème parce qu’il suggère que le personnage est déjà possédé par le Mal avant même d’entrer en contact avec l’Overlook ; enfin, le film serait dépourvu d’idée directrice, ce qui le réduirait en somme à un pur exercice de style certes brillant, mais froid et sans objet. Ces reproches sont fondés si (et seulement si) on aborde Shining comme un authentique film d’horreur/d’épouvante à dominante fantastique, en tous points conforme aux canons du genre tel que le conçoit Stephen King. Or, comme le note justement ce dernier, le fantastique et le surnaturel ne semblent pas intéresser Kubrick outre mesure en raison de son rationalisme inébranlable et de ses convictions agnostiques… Dès lors, on est en droit de penser que le « principe ultime d’unification et d’intelligibilité » (Metz 1971 : 72) du film se trouve ailleurs : à nos yeux, Shining est avant tout une allégorie politique, comme bon nombre de critiques américains n’ont pas manqué de le souligner. Si l’on prend en considération ce paramètre, l’architecture organisationnelle qui sous-tend le film apparaît avec une netteté parfaite.

Un « espace qui enfante des monstres »

23 Quand on lit le roman de Stephen King, il est clair que l’hôtel Overlook est une allégorie du « modèle Américain » dans son ensemble. Jack Torrance est tout à fait explicite à ce sujet : « I think », dit-il, « this place forms an index of the whole post-World War II American character » (S, 205). Or, de toute évidence, l’importance de cette remarque n’a pas échappé à Kubrick et à Diane Johnson quand ils ont élaboré le scénario de Shining... Quels sont les traits du modèle Américain qui sont ainsi allégorisés dans l’univers du film ? On peut en recenser au moins quatre :

24 ¤ Le consumérisme sans limites qui caractérise la société Américaine. Ce consumérisme apparaît clairement quand Hallorann fait visiter les cuisines de l’Overlook à Wendy et Danny (00.14’52’’-00.16’), et notamment la chambre froide (00.15’.30’’-00.16’). Comme par hasard, c’est à ce moment précis qu’apparaît pour la première fois le thème du labyrinthe, convoqué par Wendy… ¤ Le culte du « succès » et de la performance économique à outrance, qui fait peser sur les individus une pression concurrentielle terrible. Cette pression apparaît tout à fait clairement dans une scène-clé, lors de laquelle Danny visualise le mot REDЯUM (écrit en lettres rouges sur la porte de sa chambre) et ses parents en train de se quereller (01.00’45’’-01.01’54’’)… Quand Wendy ose suggérer qu’ils feraient bien de quitter

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l’Overlook pour protéger Danny, Jack se met à hurler sa frustration, affirmant qu’il ne veut plus être un minable condamné à des petits boulots sans perspective : It is so fucking typical of you to create a problem like this when I have a chance to accomplish something ! When I am really into my work ! I couldn't do much if I went back to Boulder now, could I ?! Shoveling down driveways ! Work at a carwash ! Does that appeal to you ?! […] I have let you fuck up my life so far, but I will not let you fuck this up ! (01.01’27’’-01.01’52’’). Peu après, il se rend pour la deuxième fois dans la Gold Room où il se retrouve en plein milieu d’une soirée mondaine très huppée des années 1920, emblème tout trouvé de la vie fastueuse qui l’attend s’il accepte de vendre son âme à l’Overlook (cf. infra). ¤ Un individualisme forcené, à la fois féroce et dévastateur. Cet individualisme, et le darwinisme social qui en découle, sont mis en avant (00.10’59’’-00.11’30’’) par une allusion à l’expédition Donner, des chercheurs d’or qui correspondent trait pour trait au prototype de l’aventurier américain prêt à aller de l’avant en toutes circonstances : bloqués par la neige dans la Sierra Nevada au cours de l’hiver 1846-1847, ils ont dû recourir au cannibalisme pour se nourrir. De façon très révélatrice, Danny demande à son père si cela est acceptable et se voit répondre : They had to : they wanted to survive… ¤ L’hostilité vis-à-vis de ceux qui ne partagent pas les valeurs américaines ainsi définies, à commencer par les différentes minorités (les femmes, les Noirs, les Indiens etc.). On évoque à plusieurs reprises dans Shining les violences subies par les différentes minorités tout au long de l’histoire des États-Unis : au début de « Closing day », Stuart Ullman explique ainsi (00.14’29’’-00.14’43’’) que l’hôtel Overlook a été construit au début du XXe siècle sur un cimetière indien, et qu’il a fallu de ce fait repousser des attaques d’Indiens ; tout au long du film, Jack Torrance maltraite psychologiquement sa femme, avant de lui rendre visite dans sa salle de bains muni d’une hache et assez remonté ; il évoque face à Lloyd, le barman fantomatique de la Gold Room, le « fardeau de l’homme blanc » (« White man’s burden », 00.49’), faisant ainsi allusion à un poème célèbre de Rudyard Kipling qui glorifie le colonialisme américain16 ; enfin, contrairement à ce qui se passe dans le roman de King, il assassine Dick Hallorann quand ce dernier vient secourir Wendy et Danny…

25 Dès lors, le fil d’Ariane qui permet de s’orienter dans le labyrinthe formé par Shining apparaît assez clairement : il s’agit de l’idée que la société Américaine est en soi criminogène, qu’elle engendre nécessairement une éruption de violence incontrôlable qui va sans cesse croissant… Bien entendu, cette idée est visualisée dans Shining par un « motif visuel » récurrent, l’image des flots de sang qui inondent les couloirs de l’Overlook. Comme on le dit si bien dans le roman de King, la société Américaine est (à l’image de l’Overlook) un « lieu maudit [qui] enfante des monstres » (« This inhuman place makes human monsters », S, 156). La chose n’a pas échappé à David Cook (1984 : 2), qui précise ainsi : « Shining is less about ghosts and demonic possession than it is about the murderous system of economic exploitation which has sustained this country »17. Le lien entre influence maléfique de l’hôtel et aspect criminogène du modèle Américain apparaît on ne peut plus clairement dans une scène célèbre (01.14’13’’-01.22’17’’), l’affrontement carnavalesque entre Jack et Wendy armée d’une batte de base-ball. On relève dans cette scène deux éléments qui orientent de façon décisive la lecture du film dans sa totalité.

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Fig. 6. Stanley Kubrick, Shining. Le motif visuel de la répétition des objets

26 Tout d’abord, Jack légitime sa folie et sa violence en évoquant « [s]es responsabilités envers [s]es employeurs » (my responsibilities to my employers). On retrouve évidemment ici le thème (néolibéral par excellence) de la responsabilité individuelle, ici tourné en dérision par la tirade grotesque de Jack : Have you ever had a single moment’s thought about my responsibilities ? Have you ever thought for a single solitary moment about my responsibilities to my employers ? Has it ever occurred to you that I have agreed to look after the Overlook Hotel until May the 1st ? Does it matter to you at all that the owners have placed their complete confidence and trust in me, and that I have signed a letter of agreement, a contract, in which I have accepted that responsibility ? Do you have the slightest idea, what a moral and ethical principle is, do you ? Has it ever occurred to you what would happen to my future, if I were to fail to live up to my responsibilities ? Has it ever occurred to you ? Has it ? On le voit, Torrance a passé avec la direction de l’Overlook (autrement dit, les classes dirigeantes des États-Unis) « un contrat » qu’il doit respecter à tout prix, sinon son avenir individuel est incertain… Bien entendu, son souci de la « morale » ne va pas plus loin : assassiner son épouse parce qu’elle est un obstacle à sa promotion sociale lui paraît parfaitement légitime !

27 Ensuite, le spectateur s’arrête forcément sur la seule phrase que Jack ait pu écrire, indéfiniment déclinée dans des configurations typographiques différentes : All work and no play makes Jack a dull boy (« Travail sans loisir fait de Jack un triste sire »). Le sens de cet énoncé proverbial, avantageusement défigé en l’occurrence, devient d’une clarté limpide si on l’examine à la lumière de ce qui précède. Effectivement, il pointe à la fois : (i) la dimension criminogène d’un modèle socio-économique entièrement axé sur le culte de la performance à tout prix, ce qui ne laisse aucune place à l’épanouissement personnel ; (ii) le productivisme vide et répétitif qui caractérise un tel modèle, et s’avère complètement absurde (Jack produit certes un « ouvrage » fort volumineux, mais ce qu’il écrit n’a strictement aucun sens18…).

28 La conjonction de toutes ces données thématiques met en évidence l’importance décisive des motifs visuels de la symétrie et de la répétition des objets dans Shining. Ces motifs, observables un peu partout dans les halls et les couloirs de l’Overlook, renvoient à la dynamique développementale inhérente au capitalisme, qui lui confère toute sa

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puissance : il est capable de produire ad infinitum des objets interchangeables à des fins strictement utilitaires, et on va voir que Jack Torrance lui-même n’est rien d’autre (au fond) qu’un « objet » de ce genre. En même temps, associées aux motifs indiens, des symétries comme celles que l’on voit dans la fig. 6 (00.32’46’’) permettent de visualiser de façon saisissante l’abolition des repères temporels au sein de l’Overlook, voire la répétition sans fin des atrocités engendrées par un environnement aussi maléfique…

29 Dans le même ordre d’idées, les agencements symétriques sont aussi la manifestation symbolique d’un ordre artificiel qui pèse sur les personnages de Shining, et les emprisonne dans un carcan dont ils ne peuvent pas sortir. Ceci apparaît clairement quand on se penche sur la composition des plans : ceux-ci sont souvent trop symétriques, d’où une absence de naturel qui frappe tout de suite le spectateur et l’amène à s’interroger sur leur vraie signification… Ainsi, lorsque Jack Torrance se rend pour la deuxième fois à la Gold Room après sa rupture avec Wendy, l’influence maléfique de l’Overlook sur lui est visualisée (01.02’46’’ ; cf. fig. 7) par un plan américain saisissant : on y voit Jack filmé de face au milieu d’un décor parfaitement symétrique, générant (de même que le centrement très marqué du personnage) l’impression qu’il fait partie des meubles de l’Overlook.

30 La rigidité de l’ordre capitaliste et la violence qu’il engendre sont également mises en évidence dans une scène qui survient dès le début du film, et annonce déjà ce qui va suivre : on y voit Torrance lancer sans cesse de toutes ses forces une balle de tennis contre le mur dans un des salons de l’hôtel, la balle revenant inexorablement (00.24’48’’-00.24’54’) : bien entendu, il s’agit en l’occurrence (cf. infra) d’une mise en abyme fictionnelle, suggérant que le personnage est d’emblée enfermé dans une démarche circulaire sans issue et s’enfonce peu à peu dans la violence... Une balle de tennis qui pourrait bien être la même apparaît comme par enchantement alors que Danny est en train de jouer sur la moquette dans un des couloirs de l’Overlook (00.41’17’’), afin de l’attirer vers la chambre 237 : le spectateur devine ainsi que la balle est un des objets maléfiques engendrés par l’hôtel pour prendre possession de ceux qui y résident19.

Fig. 7. Stanley Kubrick, Shining. Jack près de la Gold Room

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31 Compte tenu de tout cela, l’enjeu du film sur le plan dramaturgique s’éclaire sous un jour nouveau : en effet, ce qui est (probablement) suggéré au spectateur, c’est que Jack Torrance voit son parcours conditionné par un environnement social, économique et culturel qui le transforme quasi-immanquablement en criminel, en faisant ressortir toute la violence qu’il a en lui20. Le rôle qui lui est assigné est très précis : inféodé aux classes dominantes (la direction de l’Overlook / les riches clients de l’hôtel), il doit faire le sale boulot en protégeant le modèle qu’elles ont mis en place des « intrus » qui pourraient le menacer (les faibles, les prolétaires, les minorités ethniques). S’ils se font trop pressants, ces « intrus » doivent être physiquement éliminés, comme le montrent sans ambiguïté aucune les propos de Delbert Grady (01.10’01’’-01.12’38’’). À en croire ce dernier, si l’Overlook a pris Jack sous son aile, c’est parce qu’il a une tâche spécifique à accomplir : il doit empêcher coûte que coûte son fils de faire venir à l’hôtel un « corps étranger » (an outside body), autrement dit Hallorann, « un cuisinier nègre » (a nigger cook). Pour ce faire, il doit tuer à la fois Danny et Wendy (qui vient sans cesse contrecarrer ses projets), comme son interlocuteur le laisse entendre en usant d’euphémismes transparents qui rappellent furieusement les fausses pudeurs et la violence contenue du langage managérial (Perhaps… they need… a good talking to if you don’t mind me saying so, perhaps… a bit more). Bien entendu, Grady n’omet pas d’ajouter qu’il a « corrigé » (corrected) comme il se doit ses filles (qui n’aimaient pas l’hôtel et ont essayé de le brûler) et sa femme (qui a voulu les protéger) : toute révolte susceptible de porter atteinte au modèle américain doit être réprimée dans le sang ! Les classes dirigeantes américaines n’ont pas simplement du sang sur les mains, elles sont littéralement couvertes de sang. Ainsi, après avoir découvert le cadavre de Dick Hallorann en errant dans les couloirs de l’Overlook, Wendy Torrance se voit interpellée (01.44’50’’) par une émanation de l’hôtel, un mondain vêtu d’un smoking impeccable et dont le visage est maculé de sang : Great party, isn’t it ? lui lance avec un accent affecté le mondain en question, absolument impavide… Pouvoir maléfique de l’hôtel et pouvoir maléfique du capitalisme se rejoignent verbalement quand Delbert Grady ouvre la porte de la réserve de nourriture où Wendy a enfermé Jack, afin qu’il aille témoigner toute son affection à ses proches : Mr Torrance… I see you can hardly have taken care of the… business we discussed (01.28’19’’). Ici on a clairement affaire à une syllepse de sens : le vocable business signifie à la fois « affaire » (il désigne de façon euphémistique le meurtre de Danny et de Wendy) et, en vertu de l’ensemble du dispositif mis en place dans le film, « affaires », « activité entrepreneuriale » (son utilisation suggère en contexte que l’élimination physique de ceux qui menacent l’ordre établi fait partie intégrante des us et coutumes du capitalisme américain).

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Fig. 8. Stanley Kubrick, Shining. Le cadavre de Jack Torrance dans l’Overlook maze

32 Une telle lecture explique (sans doute) pourquoi Kubrick fait de Jack le protagoniste de son film : le roman de King se focalisait avant tout sur Danny, que l’hôtel veut à tout prix « absorber » pour exploiter ses dons télépathiques21. Elle explique surtout pourquoi Kubrick a complètement changé la fin de Shining… Dans le roman, Jack et l’Overlook sont détruits (comme il se doit) par le feu à la suite de l’explosion d’une chaudière, ce qui « ressemblait trop à la destruction attendue du lieu maléfique » (Kubrick 2004 : 185). Dans le film, en revanche, l’Overlook reste en l’état (à l’instar de la société dont il est l’allégorie, et dont les structures ne semblent pas avoir évolué depuis…) ; Jack, quant à lui, gèle dans un labyrinthe (cf. fig. 8, 01.50’43’’) : de façon emblématique, il apparaît ainsi comme un individu entièrement absorbé par l’espace qui l’environne, jusqu’à ne faire qu’un avec cet espace. Bien entendu, une fois qu’il est absorbé par l’Overlook, on le voit (ré ?-)apparaître sur une photo de 1921 prise dans la Gold Room le 4 juillet, jour de la fête nationale Américaine ! La signification de ce détail paraît on ne peut plus claire : il suggère que c’est l’identité même des États-Unis qui repose (dans une certaine mesure) sur le crime et la violence, et que (le pays de) Jack est enfermé à ce titre dans un cercle vicieux d’horreurs et d’atrocités de toutes sortes…

Qui est Jack Torrance ?

33 Bien entendu, la dissolution progressive de (la personnalité de) Jack Torrance dans son environnement22 soulève un grand nombre de questionnements sur sa véritable identité, surtout si on prend en considération la photo de 1921 où il apparaît « en chair et en os ». Ces questionnements atteignent sans doute leur point culminant lors du dialogue de Jack avec Delbert Grady dans les toilettes de la Gold Room. Jack rappelle à Grady qu’il (?) a fait office de gardien à l’Overlook et qu’il a tué sa femme et ses enfants à coups de hache avant de se suicider. Jusque-là d’une politesse obséquieuse, Grady se fait alors sombre et menaçant : I’m sorry to… differ with you sir, but you… are the caretaker. You’ve always been the caretaker. I should know, sir, I’ve always been here (01.09’20’’-01.09’42’’). Quelle est la signification de cette remarque ? À notre avis, il faut l’interpréter en ayant à l’esprit ce qui semble être de prime abord une double incohérence référentielle : d’une part, Grady va bientôt admettre qu’il a effectivement fait office de gardien et qu’il a à ce titre liquidé sa femme et ses filles ; d’autre part, au début du film, il est précisé que le gardien qui s’est distingué de la sorte s’appelle

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Charles Grady ; sa réincarnation (?) s’appelle toutefois Delbert Grady. Or, comme le souligne fort justement Gordon Dahlquist (s.d. : s.p.), il s’esquisse de la sorte une entité hybride, à mi-chemin entre unité et pluralité dont l’identité est problématique… au même titre que celle de Jack Torrance ! Le spectateur doit sans doute comprendre que Charles/Delbert Grady et Torrance ne sont que partiellement discernables, à l’instar de certaines particules quantiques23 : une part d’eux-mêmes a évolué dans l’espace et le temps « ordinaires » avant de se retrouver absorbée par l’Overlook ; une autre part a toujours fait partie de l’Overlook, ce qui la soustrait à nos catégorisations rationnelles. Concrètement, cela signifie deux choses.

34 D’une part, Charles/Delbert Grady et Jack Torrance sont des entités plus ou moins interchangeables, dans la mesure où ils jouent tous les deux (tous les trois ?) le même rôle : celui du meurtrier, chargé de préserver l’espace maléfique de l’Overlook dont il est en partie l’émanation. Cette interchangeabilité se voit métonymiquement projetée dans leur environnement immédiat : c’est tout sauf un hasard si Kubrick choisit de mettre en évidence les motifs visuels du reflet et de la répétition autour d’eux dans les toilettes de la Gold Room (cf. fig. 9, 01.06’51’’), quand Delbert passe le relais à Jack en l’incitant à neutraliser Wendy et Danny…

Fig. 9. Stanley Kubrick, Shining. Jack Torrance et Delbert Grady dans les toilettes de la Gold Room

35 D’autre part, Jack Torrance n’est sans doute pas exonéré de sa responsabilité individuelle pour ses actes, conformément aux remarques de Kubrick lui-même à ce sujet24 : son interaction avec un environnement criminogène ne fait qu’amener à la surface une tendance maléfique qu’il portait déjà en lui-même… Une telle lecture explique justement pourquoi Kubrick a retenu Jack Nicholson pour le rôle de Torrance : si ce dernier recelait déjà quelque chose de maléfique au fond de lui avant même de séjourner à l’Overlook, quoi de plus naturel que le choix de Nicholson pour l’incarner ?

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Le mouvement unidirectionnel

36 L’influence maléfique exercée par l’Overlook est matérialisée sur le plan stylistique par un motif visuel récurrent : celui du mouvement unidirectionnel dans un espace strictement délimité, qui ne permet de suivre qu’une seule trajectoire (routes étroites, couloirs, méandres d’un labyrinthe…). L’emblème de ce motif, ce sont évidemment les scènes où l’on voit Danny pédaler sur son tricycle dans les couloirs de l’Overlook25. Ces scènes sont filmées systématiquement par le biais de longs travellings avant qui constituent de l’avis général l’invariant stylistique le plus frappant de Shining. À notre sens, leur signification est double. D’une part, les travellings (combinés au positionnement inhabituel de la caméra, pratiquement au ras du sol) suggèrent qu’une entité impossible à définir (l’Overlook lui-même ?) suit de près les mouvements de Danny26. D’autre part, ils sont la concrétisation filmique d’un mouvement linéaire unidirectionnel. On notera que ce choix stylistique est mis en relief par une innovation technique majeure, le recours pour filmer un grand nombre de travellings à la Steadicam27. Garrett Brown, l’inventeur de celle-ci, a activement participé au tournage de Shining, pour des raisons tout à fait évidentes : Stanley Kubrick voulait manifestement suggérer au spectateur l’idée d’une trajectoire définie d’avance dont on ne peut à aucun moment s’écarter… Le recours à des travellings filmés à la Steadicam engendre de surcroît une sensation d’égarement labyrinthique, comme Kubrick lui- même n’a pas manqué de le préciser : « Les pièces étaient si grandes et le décor si complexe que l’on pouvait littéralement monter les escaliers, tourner à droite, longer le corridor et avoir l’impression d’un labyrinthe à l’intérieur de l’hôtel. Pour donner cette impression, il faut des plans au mouvement aussi continu que possible et pour cela la Steadicam est certainement parfaite » (Kubrick 2004 : 190).

Un « récit spéculaire »

37 On peut toujours objecter que ces analyses sont purement conjecturales, Shining ayant de toute façon donné lieu à un grand nombre de constructions herméneutiques de toutes sortes dont certaines sont purement fantaisistes28. Or, il ne faut pas oublier un détail essentiel : c’est que le film de Kubrick constitue ce que Lucien Dällenbach (1977) appelle un « récit spéculaire », autrement dit un récit qui constitue (aussi) le reflet de lui-même, en modélisant sans cesse ses propres structures et les préceptes compositionnels qui ont présidé à son élaboration. Concrètement, cela signifie que Shining est truffé de mises en abyme de toutes sortes qui guident quasi-infailliblement le spectateur dans le labyrinthe narratif et stylistique imaginé par Kubrick.

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Des mises en abyme qui guident le spectateur

Fig. 10. Stanley Kubrick, Shining. Les motifs de la moquette de l’Overlook

38 Comme on le sait, la mise en abyme est une « enclave entretenant une relation de similitude avec l’œuvre qui la contient » (Dällenbach 1977 : 18). À ce titre, elle peut refléter le contenu thématique du récit (littéraire ou filmique) qui l’englobe, ses structures (narratives, énonciatives, isotopiques…), ses rapports avec son contexte référentiel ou bien les préceptes (esthétiques, compositionnels, philosophiques…) qui ont présidé à son élaboration. Or, Shining regorge de représentations de ce genre : les mises en abyme observables dans le film de Kubrick fonctionnent comme autant de balises signalétiques indiquant au spectateur les directions qu’il doit suivre s’il veut mener une analyse approfondie de l’œuvre dans sa totalité. Le prototype d’une telle balise, ce sont les motifs qui décorent la moquette tapissant une aile de l’Overlook (fig. 10, 00.41’13’’).

39 De toute évidence, on a affaire ici à ce qu’il est convenu d’appeler une mise en abyme fictionnelle (Dällenbach 1977 : 76). Les mises en abyme de ce genre réfléchissent simplement le contenu thématique de l’œuvre qui les englobe. Dans ce cas précis, et en toute logique formelle, les motifs de la moquette racontent au spectateur l’histoire même de l’Overlook : qu’est-ce à dire ? Les lignes orange délimitent un parcours sinueux, matérialisé par les lignes marron foncé (équivalent des couloirs labyrinthiques de l’Overlook). Ce parcours aboutit inéluctablement à des points aveugles qui forment autant d’excroissances latérales : faut-il préciser que ces points renvoient aux différentes chambres de l’Overlook ? Au centre des points aveugles, on trouve toujours une tache rouge, motif dont la signification apparaît dès lors très clairement : c’est le sang, le meurtre, qui se trouve au cœur de tout le dispositif, les chambres de l’Overlook ayant été le théâtre de toutes sortes d’horreurs comme on le voit parfaitement dans le roman de Stephen King… Il va de soi que la tache rouge vient aussi abymer (cf. supra) l’image des jumelles mises en pièces par Charles/Delbert Grady dans un couloir aveugle de l’Overlook ! La matrice stylistique29 de ce genre d’images, conjoignant les isotopies du meurtre et de l’espace labyrinthique sans issue, est sans doute la locution nominale a dead end (une impasse)30.

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40 L’impact de ce dispositif stylistique au niveau de la composition des plans s’impose très vite à l’attention du spectateur : il se manifeste à travers la multiplication des cadres dans le cadre, qui donnent l’impression que l’espace autour des personnages se referme sur eux. Ainsi, quand les deux jumelles Grady apparaissent pour la première fois (09’53’’), elles semblent en quelque sorte piégées par les parois du couloir sans issue où elles se tiennent et les arêtes des murs qui rétrécissent encore le couloir, filmé qui plus est en perspective. On multiplie également les cadres dans le cadre quand on filme de dos Jack Torrance en train d’écrire dans un des halls de l’Overlook (00.29’08’’-00.29’21’’, fig. 11) : le spectateur averti peut relever en l’occurrence un grand nombre de choix stylistiques qui créent une synergie filmique complexe, typiquement kubrickienne si l’on peut s’exprimer ainsi. Ces choix sont liés aux paramètres suivants :

41 ¤ La perspective. Les murs et les piliers de l’hôtel, qui créent une série de cadres dans le cadre, sont filmés en perspective, avec le fauteuil de Jack comme point de fuite. ¤ La taille du plan. Kubrick opte pour un plan d’ensemble, qui valorise à outrance l’environnement hôtelier au détriment du personnage (à peine perceptible au milieu et comme dilué dans le décor). ¤ La composition du plan. Le plan est parfaitement symétrique, et ostensiblement centré (cf. supra) sur Torrance assis (enfoncé serait le terme le plus adéquat) dans son fauteuil. ¤ La profondeur du champ. Celle-ci est maximale, la netteté de l’image étant équitablement répartie entre toutes ses composantes : de la sorte, on accentue encore l’importance du décor par rapport au personnage. ¤ La multiplication des sources d’éclairage. On voit apparaître ici neuf sources d’éclairage différentes, issues toutes de l’environnement hôtelier et symétriquement disposées elles aussi autour de Torrance (à l’exception de la lampe à abat-jour sur sa gauche) : paradoxalement, le spectateur éprouve ainsi l’impression que Jack lui-même est d’une certaine manière relégué dans l’ombre… ¤ L’uniformité des couleurs. Les couleurs sont uniformisées et renvoient à la dominante chromatique ocre et crème de la Gold Room, emblème de la fascination exercée sur Torrance par le faste un brin canaille des roaring twenties. ¤ Le contenu thématique de l’image. Torrance est filmé de dos, on ne voit donc pas son visage.

42 Tout cela converge pour suggérer que Jack a déjà perdu au moment où se déroule la scène (au début du film, donc) toute identité personnelle : littéralement happé par l’Overlook, il est en train de taper frénétiquement sur sa machine à écrire la même phrase encore et encore, à longueur de journée ! Le PDV proprement démoniaque projeté sur lui par l’hôtel est matérialisé par un lent travelling avant non rattaché à la vision subjective d’un autre personnage (Wendy ou Danny), suggérant qu’il est sans cesse surveillé par une entité aux contours indéfinissables.

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Fig. 11. Stanley Kubrick, Shinning. Jack Torrance en train d’écrire.

43 Le guidage autoréflexif du spectateur dans Shining est si efficace qu’il comporte même des mises en abyme modélisant… les mises en abyme observables tout au long du film : on en veut pour preuve la maquette de l’Overlook maze qui s’offre au regard de Jack (cf. supra, fig. 4), ou bien le plan affiché à l’entrée du labyrinthe (fig. 12, 00.25’11’’). En tous points identiques à celles qui sont observables dans les « Nouveaux Nouveaux Romans » des années 1970 (Triptyque et Leçon de choses de Claude Simon, Topologie d’une cité fantôme d’Alain Robbe-Grillet etc.), les représentations de ce genre fonctionnent comme des « mises en abyme au second degré » (cf. Dällenbach 1977 : 179, n. 1) : elles suggèrent que le spectateur doit appréhender en fait le film dans sa totalité comme un espace cartographié en quelque sorte par des mises en abyme appropriées, d’où des « imbrications du microcosme et du macrocosme » pointées avec une grande perspicacité par Brigitte Gauthier (2012 : 25)…

44 La sophistication d’un tel dispositif est poussée encore plus loin dans la scène du « dialogue » entre Danny (qui se regarde dans le miroir) et Tony au début de Shining (00.08’32’’-00.10’02’’). D’un strict point de vue factuel, l’enjeu fondamental de la scène est de savoir si Danny est apte à prédire ce qui va se passer et/ou à deviner ce qui s’est déjà passé dans les méandres de l’Overlook grâce aux dons télépathiques de Tony : l’essentiel est sans doute ailleurs, toutefois… On a plutôt affaire ici à une mise en abyme au second degré, suggérant que les mises en abyme au premier degré observables dans Shining (les différents « reflets » permettant de modéliser telle ou telle composante) rendent le film à la fois intelligible et prévisible : d’une part, elles éclairent ce qui reste implicite ; d’autre part, elles mettent au jour la configuration globale de Shining, permettant au spectateur de décrypter très vite la stratégie scripturale de Kubrick et d’anticiper dès lors ses choix narratifs et stylistiques.

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Fig. 12. Stanley Kubrick, Shining. Le plan de l’Overlook maze

Le motif visuel du reflet : le miroir comme révélateur de l’horreur

45 Kubrick recourt également à des mises en abyme pour suggérer au spectateur que son film est apte à rendre intelligible le monde qui nous entoure, et pas seulement sa propre configuration stylistique. La pertinence d’une telle affirmation apparaît quand on étudie de plus près le motif visuel du reflet. Fort en vogue dans les récits littéraires et filmiques à la fin des années 1970, ce motif est omniprésent dans Shining, Kubrick l’utilisant avec un brio ahurissant : en témoigne par exemple la scène du petit déjeuner de Jack, au début du film (00.23’17’’-00.24’38’’). On relève ici la multiplication des leurres de toutes sortes ! Wendy ouvre la porte de la chambre où se trouve Jack, et on le voit alors (00.23’28’’) en train de dormir. Or, une fois de plus, le statut ontologique de cette image s’avère instable… Dans un premier temps, le spectateur croit voir devant lui Torrance « en chair et en os ». Or, la caméra effectue ensuite (00.23’28’’-00.23’45’’) un travelling arrière, et on découvre alors qu’il s’agit en fait de son reflet dans un miroir. La signification de ce choix stylistique est claire. Compte tenu de tout ce qui précède, il suggère que Torrance doit être appréhendé simultanément : (i) comme un personnage qui existe « réellement » au sein de l’univers fictionnel du film de Kubrick ; (ii) comme une projection optique illusoire, générée par l’Overlook dont il est (devenu ?) l’émanation. Est-ce que les deux options doivent être mises sur le même plan en l’occurrence ? Non, sans doute. En effet, (ii) semble avoir déjà pris le pas sur (i), puisque la caméra ne montre jamais le « vrai » Jack pendant le petit déjeuner ! De la sorte, Kubrick met en évidence le dédoublement de personnalité qui affecte Torrance, déjà – sans doute – sous l’emprise maléfique de l’Overlook.

46 Autre effet de leurre : on note dans la même scène (00.23’38’’-00.23’41’’) l’inversion des repères spatiaux liés au positionnement des deux personnages, en raison justement de la présence d’un reflet. Wendy se rapproche du « vrai » Jack Torrance (hors champ tout au long de la scène) pour lui servir son petit déjeuner, et ce faisant elle s’éloigne de son reflet tout en lui tournant le dos. Là encore, le sens de ce choix de mise en scène est clair : plus elle croit se rapprocher de Jack, plus elle s’en éloigne parce qu’il est sans

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doute déjà possédé par l’Overlook et n’a que faire de ses soins qui commencent à l’exaspérer… De plus, Wendy s’adresse au Jack qui se trouve devant elle, mais le Jack qui lui répond est situé derrière elle, dans son dos : on ne saurait suggérer plus clairement qu’il possède déjà une sorte d’ubiquité, à l’instar de toutes les créatures de l’Overlook.

47 Enfin, on relèvera que Wendy est elle-même transformée ensuite en reflet, par le biais d’un travelling avant (00.23’52’’-00.24’08’’) qui permet de coupler progressivement son image dans le miroir avec celle de Jack : quelle est la finalité de ce choix de mise en scène ? Compte tenu du contexte, il signifie (probablement) que l’image de ce couple de bourgeois Américains heureux et uni en apparence, un peu mièvre sur les bords, n’est qu’un leurre, elle aussi : elle cache en fait une réalité tout autre, qui se situe aux antipodes de ce que le spectateur avait cru percevoir dans un premier temps… On en vient ainsi à ce qui constitue (nous semble-t-il) l’essentiel du message délivré dans la scène du petit déjeuner : celle-ci est une mise en abyme suggérant que le motif visuel du miroir (métaphore transparente de l’œuvre d’art considérée en tant que « reflet » du monde) est constitutivement lié dans Shining à une inversion des repères habituels du spectateur. Or, seule cette inversion permet de comprendre l’enjeu réel de la scène et la complexité du positionnement des deux personnages : en somme, l’univers du film ne devient pleinement intelligible que quand il est reflété dans un miroir !

48 Deux autres scènes viennent corroborer cette analyse. La première donne à voir la rencontre amicale de Jack avec la femme qui l’accueille (00.54’45’’-00.57’59’’) dans la salle de bains de la chambre 237. Cette femme (une émanation de l’Overlook, cela va de soi) est jeune et belle, dotée d’un corps fort attrayant conforme aux canons esthétiques des années 1970 : elle sort toute nue de sa baignoire, enlace Jack sans autre forme de procès et se met à l’embrasser langoureusement. Or, en regardant son reflet dans le miroir (00.57’21’’), Jack réalise subitement qu’il tient en fait dans ses bras une sorte de morte-vivante en pleine décomposition, qui se met à le poursuivre… sans quitter sa baignoire31 ! Comme on le voit, le motif visuel du reflet joue ici un rôle crucial : quelle est sa signification ? Il révèle au spectateur que Jack Torrance projette un PDV biaisé sur l’univers fictionnel du film : ce qui lui semble infiniment désirable est en fait d’une horreur insoutenable… Dès lors, le spectateur est en droit de supposer que le faste de l’Overlook (autrement dit, toutes les représentations euphoriques liées au « rêve américain ») est ambivalent et recouvre l’horreur, la perversion et l’exploitation sous toutes leurs formes. Ainsi, la somptueuse soirée mondaine des années 1920, sorte de miroir aux alouettes utilisé par l’hôtel pour appâter Jack au même titre que la séductrice pourrissante de la chambre 237, engendre à la fin de Shining deux images dysphoriques : celle du mondain couvert de sang (cf. supra), celle d’un autre mondain qui reçoit les privautés d’un personnage déguisé en ours dans une des chambres de l’Overlook (01.41’52’’-01.42’04’’).

49 Le motif du reflet apparaît également dans une deuxième scène, où sa présence influe de manière décisive sur le sort de Wendy et de Danny. Une fois Jack libéré par Delbert Grady, Danny se met en transe et commence à déambuler dans la chambre où sa mère est en train de dormir (01.31’15’’-01.33’30’’). Après avoir répété à plusieurs reprises le mot redrum (a priori parfaitement inintelligible), il s’empare d’un tube de rouge à lèvres et l’écrit comme suit sur la porte de la chambre : REDЯUM. Wendy finit par se réveiller, et ne comprend rien aux propos de Danny jusqu’à ce qu’elle voie enfin dans le miroir de la chambre le reflet inversé du mot fatidique qu’il a tracé avec son rouge à lèvres : MURDЭЯ, « meurtre ». Elle comprend alors qu’elle est menacée de mort, et c’est à ce

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moment précis que Jack se met à frapper doucement à sa porte avec sa hache… Là encore, le sens de la scène paraît assez clair : c’est le miroir (en l’occurrence le film de Kubrick lui-même) qui rend l’univers de Shining intelligible aux yeux de Wendy, en reflétant les signes tracés par Danny – jusque-là incompréhensibles. Or, comme par hasard, ce que le miroir révèle à Wendy et à Danny, c’est l’influence maléfique de l’Overlook, autrement dit l’aspect criminogène du modèle Américain dont les faibles comme eux risquent d’être les premières victimes ! On notera, du reste, que le mot redrum renvoie (par paronomase) à red room : n’est-ce pas dans une pièce aux murs rouges32 que Delbert Grady a suggéré à Jack d’en finir avec sa femme et son fils parce qu’ils menacent l’ordre établi au sein de l’Overlook ? La boucle est ainsi bouclée33…

50 De façon symptomatique, et comme le suggère la paronomase [redrum ↔ red room], renvois, symétries et dédoublements discursifs fonctionnent exactement comme les reflets visuels dans Shining, dans la mesure où leur multiplication révèle à plusieurs reprises une activité maléfique… Ainsi, l’étrange symétrie entre le discours des jumelles34 et celui de Jack quand Danny lui demande s’il aime l’Overlook 35 révèlent au garçon que son père est désormais sous l’emprise maléfique de l’hôtel, d’où cette question qui surgit alors sans raison apparente : Dad ? […] You would never hurt mummy and me, would you ? (00.39’57’’-00.40’05’’). Dans le même ordre d’idées, la répétition de la formule All work and no play makes Jack a dull boy (01.15’42’’-01.16’56’) révèle à Wendy, quand elle lit son tapuscrit, que Jack a perdu la raison ! Enfin, les figures de style axées sur la répétition pleuvent quand Jack s’apprête à agresser Wendy armée de sa batte de base-ball : — What do you want to talk about ? — I… I… can’t really remember — You can’t remember ! [reprise battologique] (01.18’02’’-01.18’17’’) // — What should be done with him ? [Danny] — I don’t know — I don’t think that’s true : I think you have some very definite ideas about what should be done with Danny, and I’d like to know what they are — Well… Well, I think... maybe... he should be taken to a doctor. — You think maybe he should be taken to a doctor ? [reprise battologique] — Yes. — When do you think maybe he should be taken to a doctor ? [reprise battologique couplée avec un psittacisme] — As soon as possible... ? — As soon as possible... ? [palillalie responsive] — Jack ! What are... you... — You think his health might be at stake. — Y-Yes ! — You are concerned about him. — Yes ! — And are you concerned about me ? [parallélisme antithétique] — Of course I am ! — Of course you are ! [hypozeuxe responsive] Have you ever thought about my responsibilities ? (01.18’55’’-01.19’58’’; cf. supra). Les répétitions de toutes sortes observables dans les propos de Jack constituent une violation patente des maximes conversationnelles de quantité et de relation36. À ce titre, elles révèlent qu’il éprouve désormais une haine et un mépris sans limites pour sa femme : en effet, il foule aux pieds toute forme de coopération discursive quand il lui parle…

Conclusion

51 Comme on le voit, Shining est un film ambigu et complexe, dont le positionnement générique pose problème : à l’instar de ce qu’avait fait Sergio Leone avec le western dans les années 1960, Kubrick cherche visiblement à s’approprier les invariants narratifs et thématiques propres à un genre parfaitement codifié (le film d’horreur/ d’épouvante), tout en créant une œuvre profondément originale qui va bien au-delà des limites de ce genre. Le projet artistique qui découle d’une telle démarche est fatalement ambivalent : d’où vient son aspect indécidable ? Tout se passe comme si Kubrick ne

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s’intéressait pas vraiment au film d’épouvante en tant que tel : il s’appuie plutôt sur les conventions génériques qui le sous-tendent pour mettre en place un dispositif stylistique extrêmement efficace, qui lui permet d’obtenir un impact émotionnel et sémiotique maximal avec une économie de moyens tout à fait remarquable. Mais ce qui frappe surtout le spectateur, c’est que Shining déploie tout un discours philosophique qui transcende complètement l’espace générique dont il est le prolongement37. En effet, tout le film ne fait en somme qu’illustrer une formule deleuzienne qui a fait date : « la genèse de l’étendue n’est pas séparable de la genèse des objets qui la peuplent » (Deleuze 1968 : 225). Le parcours de Jack, de Wendy et de Danny considérés en tant qu’individus est constitutivement déterminé par l’espace au sein duquel ils évoluent (l’hôtel Overlook / les structures socio-économiques de la société américaine) : d’où la nécessité de considérer cet espace globalement, pour comprendre le comportement des personnages tout en formulant des prédictions sur leurs trajectoires respectives. Il est donc tout à fait logique que le film comporte aussi un grand nombre de mises en abyme qui permettent de l’appréhender de façon holistique, en modélisant son contenu thématique et les préceptes compositionnels qui ont présidé à son élaboration. Un tel dispositif permet de rendre intelligible le monde possible esquissé dans Shining et, par extension, le monde qui nous entoure : ce dernier est reflété par le film de Kubrick qui en révèle l’aspect à la fois horrible et insoutenable, tout comme un simple miroir révèle la vraie nature de la femme qui enlace Jack Torrance dans la chambre 237… De la sorte, le cinéma kubrickien s’attache à étaler froidement sous nos yeux cet « envers du décor » dont nous feignons d’ignorer l’existence dans la vie de tous les jours.

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NOTES

1. Comme le souligne Marcel Martin (1992 : 44), « [l]a contre-plongée […] donne en général une impression de supériorité, d’exaltation et de triomphe, car elle grandit les individus et tend à les magnifier en les détachant sur le ciel ». 2. Comme Kubrick l’explique à qui veut bien l’entendre, son film exalte à la base l’évolution de l’espèce humaine, qui accède successivement à des formes de pensée, de technologie et d’organisation collective de plus en plus complexes : « Somebody said man is the missing link between primitive apes and civilized human beings. You might say that is inherent in the story too. We are semicivilized, capable of cooperation and affection, but needing some sort of transfiguration into a higher form of life. Man is really in a very unstable condition » (Kubrick 1968 : s. p.). Or, cet évolutionnisme est fortement teinté de nietzschéisme, puisque l’objectif de l’homme selon la philosophie nietzschéenne est justement de dépasser sa propre condition : « Je vous enseigne le surhomme », clame ainsi le Zarathoustra de Nietzsche. « L’homme est quelque chose qui se doit surmonter. Pour le surmonter que fîtes-vous ? [§] Tous êtres jusqu’ici par-dessus eux, au-delà d’eux créèrent

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quelque chose ; et de ce grand flux vous voulez être, n’est-ce pas ? le reflux, et plutôt que de surmonter l’homme vous voulez revenir à la bête ! [§] Qu’est le singe pour l’homme ? Un éclat de rire ou une honte qui fait mal. Et tel doit être l’homme pour le surhomme : un éclat de rire ou une honte qui fait mal » (Nietzsche 1971 : 24 ; italiques du texte). La consubstantialité entre darwinisme et nietzschéisme aux yeux de Kubrick apparaît également quand ce dernier évoque « the evolutionary watershed of natural selection » (Kubrick 1968 : s.p.). En effet, le vocable watershed désigne en anglais non seulement un tournant, mais aussi un bassin versant, ce qui renvoie évidemment à un extrait célèbre de Ainsi parlait Zarathoustra : « En vérité, c’est un sale fleuve que l’homme. Il faut être une mer déjà pour que, sans se souiller, l’on puisse recevoir un sale fleuve. [§] Voyez, je vous enseigne le surhomme ; lequel est cette mer, en qui peut votre grand mépris se perdre » (Nietzsche 1971 : 25). Par ailleurs, l’enchaînement kubrickien [singes primitifs → hommes semi-civilisés → hommes civilisés] est visiblement calqué (comme la critique n’a pas manqué de le remarquer) sur l’enchaînement nietzschéen [chameau → lion → enfant], l’enfant étant l’aboutissement de la chaîne qui aboutit à l’avènement du surhomme (Nietzsche 1971 : 38-40) : dès lors, l’articulation de l’image du « super-enfant » avec la musique de Ainsi parlait Zarathoustra dans le dernier plan de L’Odyssée de l’espace ne laisse absolument aucun doute sur la dimension profondément nietzschéenne du film… 3. Du grec πανσημειωτικός, de πᾶν, « tout », et σημεῖον, « signe ». 4. Ce projet est par définition simulé : on ne décrit en aucun cas les intentions réelles du Kubrick « actuel » que nous connaissons, mais les intentions d’un Kubrick possible, reconstituées à partir des récurrences observables dans son film, de leurs interactions avec le reste de sa production, de ses interviews, de son parcours biographique, des témoignages portant sur lui etc. Pour plus de précisions sur les rapports entre stylisation et simulation d’une activité psychique/d’un point de vue auctorial envisagée d’un point de vue littéraire, voir Rastier 1994 : 273, Riffaterre 1994 : 283, Philippe 2005 : 83-84. Bien évidemment, une telle vision du point de vue et de l’intentionnalité que l’on prête à un réalisateur donné est un prolongement de la démarche épistémologique mise au point par Michel Bitbol. Dans De l’intérieur du monde, ce dernier souligne ainsi que l’intentionnalité prêtée aux sujets pensants qui font partie de notre entourage n’est pas un « objet » d’étude directement observable : en effet, à ce jour nous ne pouvons appréhender directement le fonctionnement de leur conscience… Nous avons donc affaire à une intentionnalité simulée, qui doit faire l’objet d’une reconstitution purement hypothétique reposant sur une dialectique entre adhésion et distanciation. Une telle dialectique « suppose d’abord de revenir réflexivement du comportement constaté à une intention vécue (telle que je pourrais la vivre), puis d’avancer une interprétation intentionnelle de ce comportement par le biais d’un acte de projection, de simulation » (Bitbol 2010 : 652 ; italiques de Bitbol). Ces remarques sont lumineuses : en effet, quand on est confronté à un texte littéraire ou un film, on ne peut faire abstraction de la stratégie stylistique qui s’y fait jour, parce que le projet artistique dont elle découle fait partie intégrante de l’entour pragmatique de référence ; en même temps, on ne saurait l’objectiver sans autre forme de procès, puisqu’elle est reconstituée a posteriori par le lecteur/le spectateur, même si ce dernier peut disposer d’indices qui ne laissent que peu de place au doute quant à la pertinence de son interprétation. 5. En témoignent ces remarques de Kubrick lui-même à propos de Shining (2004 : 181) : « Toutes les expériences, toutes les histoires qu’on a publiées sur les phénomènes parapsychologiques, extrasensoriels, etc. me fascinent comme ils [sic] fascinent tout le monde, mais il est bien certain que mon point de départ n’a pas été un désir de faire un film sur ce sujet ». 6. Cf. Johnson 2004 : 292, Nicholson 2004 : 297. 7. On notera en effet que l’œuvre de Kubrick comporte des films qui appartiennent à des genres très variés, abordés à tour de rôle comme si le réalisateur s’attaquait à des défis successifs : le film noir (L’Ultime razzia, 1956), le film de guerre (Les Sentiers de la gloire, 1957 / Full metal jacket, 1987), le peplum (Spartacus, 1960), la comédie (Dr. Folamour, 1964), la science-fiction (L’Odyssée de

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l’espace, 1968), le film d’anticipation (L’Orange mécanique, 1971), le « film à costumes » (Barry Lyndon, 1975), le film érotique (Eyes wide shut, 1999) etc. Or, comme l’explique la co-scénariste de Shining, Kubrick « était […] intéressé, presque de manière abstraite, à l’idée de tourner un film d’horreur, essayer de comprendre ce qui effrayait les spectateurs et pourquoi ils aimaient avoir peur » (Johnson 2004 : 291). 8. Pour plus de précisions sur le concept de sursémiotisation, v. Yocaris 2016 : 173-179. 9. De façon symptomatique, cette idée ressort au niveau de la direction des acteurs : Jack Nicholson et Shelley Duvall, les deux protagonistes de Shining, ont tourné certaines scènes en suivant des marquages tracés sur les décors « à un centimètre près » (Duvall 2004 : 299 ; cf. Nicholson 2004 : 297). 10. Désormais PDV. 11. Bien entendu, les (sur)significations potentiellement rattachées à ces motifs devraient dès lors faire l’objet d’une étude spécifique, qui excéderait toutefois les limites de notre article. 12. D’un strict point de vue énonciatif, un dispositif de ce genre crée un équilibre instable entre sujet de l’énonciation et sujet de l’énoncé filmique : point de vue du réalisateur et point de vue du personnage qu’il met en scène interfèrent momentanément, créant ainsi « une figure fluide, en devenir », dans laquelle le faux raccord relie « deux regards parallèles, destinés à s’éloigner rapidement » (Bernardi 1990 : 90 ; italiques de Bernardi). 13. Comme le rappelle M. Martin (1992 : 45), « [l]a plongée […] a tendance à rapetisser l’individu, à l’écraser […] en l’abaissant au niveau du sol, à faire de lui un objet englué dans un déterminisme insurmontable » : il semble difficile de contester que c’est exactement l’effet obtenu par les plongées sur Wendy et Danny dans Shining... 14. Cf. King 1983 : s.p., remarques citées infra. 15. On pense évidemment à la trajectoire de la Coccinelle de Jack Torrance montant vers l’Overlook dans la scène d’ouverture (00.01’00’’-00.01’04’’, 00.01’22’’-00.01’25’’) : celle-ci semble déterminée d’avance, d’autant que la voiture colle à la ligne de démarcation jaune qui délimite les deux sens de circulation… 16. Dans le contexte du film de Kubrick, toutefois, la référence au poème de Kipling (The White Man’s Burden, 1899) devient éminemment ambivalente sur le plan sémantique : elle renvoie tout aussi bien aux remords des WASPS Américains pour l’asservissement des Noirs et le génocide des Indiens... Nicolas Bonnal (2014 : 145) évoque à ce sujet « le noir comme fardeau de Blancs inconscients ». 17. Dans le même ordre d’idées, Tony Pipolo affirme ce qui suit : « While some critics thought Shining “airless” or “claustrophobic”, […] I think it a terrifying commentary on the effects of consumer mentality and media violence » (Pipolo 2002 : 5 ; cf. aussi Smith 1997 : 300). On n’aura garde d’oublier que Kubrick ne semble pas forcément cautionner une telle interprétation à titre personnel dans l’absolu : « L’idée que la crise de notre société a pour cause les structures sociales plutôt que l’homme lui-même est à mon avis dangereuse. L’homme doit être conscient de sa dualité et sa propre faiblesse pour éviter les pires problèmes personnels et sociaux » (Kubrick 2004 : 194). Quand il en vient toutefois à évoquer le contexte spécifique où évolue Jack Torrance, il précise que ce dernier « éprouve une colère et une frustration extrêmes, dirigées contre lui- même, contre sa femme et contre son fils » ( : 194-196) et se trouve de ce fait « dans une situation qui l’expose aux forces mauvaises de l’hôtel » ( : 196). Or, rien dans le film ne semble démentir l’idée que l’hôtel est une allégorie de la société américaine dans son ensemble, bien au contraire (cf. infra). Par ailleurs, comme on l’a vu, la frustration accumulée par Torrance découle en grande partie du fait qu’il est prêt à tout pour réussir, afin d’échapper à la misère et la précarité qui caractérisent sa vie de tous les jours (et tranchent avec le faste de l’Overlook). Dès lors, il ne serait sans doute pas exorbitant d’affirmer que les « forces mauvaises de l’hôtel » font de Torrance « l’instrument parfait de leur volonté » ( : 196) en faisant ressortir la violence innée qu’il a en lui, et qui est exacerbée par le darwinisme social propre au modèle américain : comme

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il l’explique à Lloyd quand il dialogue avec lui dans la Gold Room (00.50’31’’-00.51’11’’), il a déjà maltraité Danny trois ans avant d’être recruté comme caretaker, mais il décide de le tuer au moment précis où il se voit menacé d’être expulsé du « rêve américain » s’il ne montre pas la fermeté requise pour défendre les valeurs qui le fondent... En effet, Delbert Grady lui ouvre la porte de la réserve de nourriture où il est enfermé pour qu’il aille accomplir son devoir après l’avoir dûment chapitré à ce sujet : I and others have come to a belief, that your heart is not in this. That you don't have the belly for it (01.28’52’’-01.29’02”) ; I feel you will have to deal with this matter in the harshest possible way, Mr. Torrance (01.29’38’’-01.29’45’’). 18. Tout comme la précision que l’hôtel est bâti sur un cimetière indien, ce détail n’apparaît pas dans le roman de S. King : ceci semble corroborer l’idée que Shining a bel et bien une dimension allégorique (v. la note précédente). 19. De façon symptomatique, la balle revenait dans la scène, coupée au montage, qui clôturait initialement le film (le directeur de l’hôtel, qui vient voir Danny à l’hôpital, la lance vers lui, Danny réalisant alors qu’il connaissait depuis le départ la nature maléfique de l’Overlook) : v. Duvall 2004 : 299. 20. Cf. note 17. 21. De façon symptomatique, Stephen King souligne dans la préface de son roman que Kubrick s’est surtout intéressé en le lisant au mécanisme qui transforme Jack Torrance en tueur psychopathe : « My single conversation with the late Stanley Kubrick, about six months before he commenced filming his version of Shining, suggested that it was this quality of the writing that appealed to him : what, exactly, is impelling Jack Torrance toward murder in the winter-isolated rooms and hallways of the Overlook Hotel ? » (S, xii). 22. Cette dissolution est visible par exemple quand Kubrick montre au spectateur Torrance en train de dactylographier son « ouvrage », tapi au cœur de l’Overlook (Shining, 00.32’46’’, cf. fig. 11) : filmé de très loin, le personnage est à peine visible, insignifiant, et semble ne faire qu’un avec la vaste salle qui l’entoure… Le même effet est obtenu par un fondu enchaîné qui permet de diluer en quelque sorte la figure de Torrance dans le couloir vide menant vers la Gold Room (00.46’23’’-00.46’29’’). 23. Pour des raisons qu’il serait trop long d’expliquer ici, l’avènement de la mécanique quantique a entraîné une « désarticulation du concept d’objet identifié » (Bitbol 2015 : 99), dont les implications philosophiques n’avaient nullement échappé à ses fondateurs : « De nouveau, je dois mettre en garde contre une confusion […], à savoir que la haute densité nous empêche seulement d’enregistrer l’identité d’une particule et que nous confondons une particule avec une autre. Le problème est qu’il n’y a pas d’individus qui pourraient être confondus ou pris l’un pour l’autre. De tels énoncés sont privés de sens » (Erwin Schrödinger, cité in Bitbol & Darrigol dirs 1992 : 68, n. 6). L’affaiblissement de l’identité des particules quantiques a amené certains épistémologues à les situer dans un continuum entre discernabilité et indiscernabilité. Ainsi, Simon Saunders (2003), prolongeant certaines réflexions de Willard Quine (1976) dans le cadre d’une problématique qui remonte à Leibniz, propose de distinguer entre « discernabilité forte », « discernabilité relative » (si deux objets sont uniquement différenciés par une relation asymétrique), « discernabilité faible » (s’ils sont uniquement différenciés par une relation symétrique irréflexive), « non-unicité » (s’ils ne sont discernables d’aucune des manières précédentes mais doivent quand même se voir attribuer un ordre de multiplicité) et « indiscernabilité ». 24. Cf. n. 17. 25. Cf. p. ex. 00.22’44’’-00.23’15’’. 26. Les mêmes remarques peuvent être formulées à propos de la contre-plongée très marquée sur Jack au moment où ce dernier est enfermé par Wendy dans la réserve de nourriture (01.24’07’’-01.24’14’’) : là encore, le positionnement inhabituel de la caméra suggère que c’est l’hôtel qui prend en charge le PDV projeté sur Jack.

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27. La Steadicam (abréviation de steady camera, littéralement « caméra stable ») est un dispositif complexe qui permet de stabiliser les mouvements d’une caméra en les rendant parfaitement linéaires et fluides : il comporte (entre autres) un harnais corporel, un bras mécanique et un montant tubulaire doté d’un support pour la caméra. 28. On en veut pour preuve Room 237 de Rodney Ascher (2012), un documentaire intégralement consacré aux différentes interprétations de Shining. 29. Le concept de « matrice stylistique » a été forgé par Michael Riffaterre, qui l’applique exclusivement à la poésie en tant que genre. Élargissant la portée des analyses de Riffaterre (1979 : 77, 1982 : 100-101, 1983 : 25-26, 33-35 et passim), nous dirons que certains énoncés littéraires ou filmiques peuvent être considérés comme des transformations d’une « matrice », autrement dit d’un hypotexte quelconque (un texte, une citation, une tournure idiomatique...) qui n’est pas explicité et dont ils sont en quelque sorte le développement (cf. Yocaris 2016 : 105-106). Ainsi par exemple, dans The Godfather, Part II de Francis Ford Coppola (1974), les activités inavouables de la mafia italo-américaine, qui pille éhontément les richesses de Cuba avec la complicité des élites locales, donnent lieu à une mise en abyme qui constitue elle-même le développement d’une matrice stylistique : réunis pour se partager les dividendes issues de l’exploitation des casinos cubains, les parrains de la mafia se font apporter comme par hasard un gâteau sur lequel on voit apparaître… la carte de Cuba ! Or, cet énoncé filmique découle on ne peut plus clairement de deux matrices stylistiques dont il est le développement : (i) la tournure idiomatique to get a share of the pie (« avoir sa part du gâteau »), qui renvoie à la manière – pas toujours licite – dont chacun des parrains essaie de maximiser ses profits ; (ii) la tournure idiomatique piece of cake (« très facile »), suggérant que le pillage des richesses cubaines permet d’engranger des profits colossaux sans aucune difficulté… 30. L’image symbolique de l’impasse doit être rattachée à ce qui constitue la morale de tous les films kubrickiens selon Norman Kagan : dans un monde sans Dieu gouverné par le hasard où seule prévaut la loi du plus fort (Your wife appears to be stronger than we imagined, Mr. Torrance, dira ainsi Delbert Grady, 01.29’18’’), il n’existe « pas de voie de sortie » (Kagan 1979 : 212). 31. Bien entendu, les trois créatures (la jeune femme, la morte-vivante qui poursuit Jack et son « double » dans la baignoire) ne sont pas entièrement discernables, comme toutes les émanations de l’Overlook : cf. note 23. 32. Les toilettes de la Gold Room, cf. fig. 9. 33. N’oublions pas aussi (cf. supra) le dialogue imaginaire entre Tony et Danny se regardant dans le miroir : ce dialogue endosse exactement la même fonction sémantique, puisqu’il révèle à Danny la nature foncièrement maléfique de l’Overlook. 34. Come and play with us Danny, for ever and ever and ever (00.35’35’’-00.35’45’’). 35. I wish we could stay here for ever and ever and ever (00.39’49’’). 36. Maxime de quantité : « Que votre contribution contienne autant d’information qu’il est requis » / « Que votre contribution ne contienne pas plus d’information qu’il n’est requis ». Maxime de relation : « Parlez à propos » (Be relevant). Pour plus de précisions sur les maximes conversationnelles et la coopération discursive en général, voir Grice 1979. 37. De façon symptomatique, ce discours est absent d’une œuvre comme Carrie de De Palma (1976), en dépit de son côté socio-politiquement subversif. En revanche, un film d’horreur pur et dur de la même époque comme The Thing de John Carpenter (1982), en tous points conforme au cahier de charges du genre, n’a strictement rien à envier à Shining en termes de profondeur philosophique.

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AUTEUR

ILIAS YOCARIS Université Côté d’Azur, LIRCES, France

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