1 Les Cahiers du CEDIMES

Publication Trimestrielle de l’Institut CEDIMES en collaboration avec l’Université Valahia de Tâ rgovişte

Volume 16, Numéro 2/2021

Dossier : Sciences sociales et sciences humaines en contexte africain : regards pluridisciplinaires (Actes du 1er Congrès mondial des chercheurs et experts francophones, Université du , Legon (Accra, 2019) - 2ème partie)

« Les Cahiers du CEDIMES » est publié par l’Institut CEDIMES

Campus de la Mondialisation et du Développement Durable Site du Jardin d’agronomie tropicale de 45bis, avenue de la Belle Gabrielle, 94736 Nogent sur Marne, www.cedimes.com

en partenariat avec l’Université Valahia de Tâ rgovişte Bd. Regele Carol I, nr. 2, 130024 Tâ rgovişte, Roumanie, www.valahia.ro

Directeur de publication : Ion CUCUI, Université Valahia de Tâ rgoviste, Roumanie

Rédacteur en chef : Marc RICHEVAUX,

Rédacteur en chef invité : Koffi Ganyo AGBEFLE, Enseignant – Chercheur, Coordinateur de l’Académie Africaine de Recherches, d’Etudes et d’Expertises Francophone (ACAREEF) – Bureau Afrique.

Secrétariat de rédaction : Laura MARCU, Valentin RADU, Université Valahia de Târgoviste, Roumanie

Conseil éditorial : Claude ALBAGLI, Amel BERBER, Denis DHYVERT, Francesco SCALERA

Présidente Conseil Scientifique : Maria NEGREPONTI-DELIVANIS

Copyright © avril 2021 – Les cahiers du CEDIMES, France

Vol 16 n° 2/2021, ISSN : 2110-6045 2

Comité́́́́ scientifique de ce numéro :

Claude ALBAGLI, Université́ ́́ Paris Est, FRANCE, Président de l’institut CEDIMES ABDERRAHMANE Djoher (Oran) ALGERIE AFELI Kossi Antoine, Université de Lomé, AGRESTI Giovanni, Université de Bordeaux Montaigne, FRANCE

BEN ABDENNEBI Hafedh (Carthage) TUNISIE BUIRETTE Olivier Chargé de cours Responsable du Service des Doctorats de la Sorbonne Nouvelle, Paris 3, FRANCE.

CAILLEAU Thierry (Angers) FRANCE CHRISOSTOME Elie (Plattsburgh) ETATS-UNIS CIUCA Valérius, Université de Iasi, ancien juge CJUE, ROUMANIE

CUCUI Ion, Université́ ́́ Valahia de Târgoviste, Roumanie Vice-Président du CEDIMES CRONEL Hervé, Organisation Internationale de la Francophonie (OIF), FRANCE DEVRIESERE, Isfec Aquitaine, FRANCE

DHYVERT Denis, Président du CEDITER, France

DOS SANTOS FERREIRA José Artur, Professor, Instituto de Ciências Sociais Aoplicadas, BRESIL

EL MOUTAOUASSET Ahmed, Institut CEDIMES, Marrakech, MAROC

FAVIA Francesco (Vlore) ALBANIE

FEUBI PAMEN Eric Patrick, Université de Yaoundé II, CAMEROUN

GHAZOUANI Kamel, Professeur de Sciences Économiques, IHEC, Université de Tunis, TUNISIE

GRUMO Rosalina, Prof. de Géographie, Université Aldo Moro, Bari, ITALIE

GUEHAIRIA Amel (Alger) ALGERIE

GULSOY Tanses (Istanbul) TURQUIE

HIEN Amelie, Université Laurentienne,

HANANIA Lilian, Université Paris 1- Panthéon-Sorbonne, FRANCE

3 KOUDJO Bienvenu, Université́́́ d’Abomey Calavi, LEMAIRE Eva, Université d’Alberta, CANADA

M’HAMDI Mohamed (Fès) MAROC

MANKOU Brice Arsène Chercheur associé au Dysolab, Université de Rouen, FRANCE

NARCISSE Fièvre (Port-au-Prince) HAÏTI

NASZALYI, Université d’Evry, FRANCE

NEGREPONTI DELIVANIS Maria, Université Macédonienne, GRECE, Vice-Présidente du CEDIMES

NZIBONERA BAYONGWA Désiré, Professeur associé, Directeur Général de l’Institut Supérieur des Finances et de Commerce de Bagira-BUKAVU en RDC, Docteur en Développement socioéconomique et Gestion des PME OLSZEWSKI Léon (Wroclaw) POLOGNE

SCALERA Francesco, Université Aldo Moro de Bari, ITALIE

SOUAK Fatima, Université de Bejaia, ALGERIE

SU Zhan, Université UQUAM Laval, CANADA

TCHEHOUALI Destiny, Université́́́ de Québec à Montréal, CANADA TCHIKO Faouzi (Mascara) ALGERIE

TUGEN Kamil (Izmir) TURQUIE

YENNAH Robert, Université́́́ du Ghana, Legon, GHANA

4 SOMMAIRE

Avertissement…………………………………………………………………………………..8

Editorial………………………………………………………………………………………...9

Koffi Ganyo AGBEFLE Académie Africaine de Recherches et d’Etudes Francophones – ACAREF/ Bureau Afrique, Lomé -Togo

L’aide étrangère : le cas du Quand On Refuse On dit non…………………………………11

Ahmadou KOUROUMA, John Babatunde BABAYEMI Anchor University, Lagos (Nigéria)

Langues et poétique des lieux dans "Moisson d'exil" ……………………………………..19

Taos AMROUCHE, Aomar AÏT AÏDER Université du Québec, Montréal (Canada)

L’homosexualité dans le roman féminin africain, entre trouble et révolution des mœurs..30

Afou DEMBÉLÉ Université des Lettres et des Sciences Humaines de Bamako ()

Dire les Humanités du roman africain francophone : l’homme africain dans ses textes…41

Diakaridia KONE Université Alassane Ouattara (Côte d’Ivoire)

Le dialogue social dans La gouvernance Concertée d’Edgar Okiki Zinsou : une lecture sémiotique narrative………………………………………………………………………….52

Damlègue LARE Université de Lomé (Togo)

Mboudjak, le chien qui parle : l’allégorie humaniste dans Temps de chien……………..65

Patrice NGANANG, Abou-Bakar MAMAH Rhodes College, Memphis, TN (USA)

5

La littérature orale africaine, une production verbale génératrice de progrès…………...75

Lonan CAMARA Université Alassane Ouattara (Côte d’Ivoire)

Le didiga de Zadi Zaourou, un théâtre humaniste…………………………………………83

Lou Touboué Jacqueline SOUPÉ Université Félix Houphouët Boigny de Cocody- (Côte d’Ivoire)

Marketing stratégique et développement du en Côte d’Ivoire………………………96

Katia OUATTARA Université Peleforo Gon Coulibaly de Korhogo (Côte d’Ivoire)

Stratégies de réponses des producteurs agricoles face aux crises économiques dans la commune de Klouekanme au Benin (Afrique de l’ouest) .………………………………108

Ingrid Sonya Mawussi ADJOVI, Faculté d’Agronomie, Université de Parakou, Bénin

Organisation sociale des communautés d’acteurs autour des forêts sacrées du site RAMSAR 1018 au sud-est du Bénin………………………………………………………123

Atchamou Oraly BIAOU Université d’Abomey-Calavi (UAC)/Laboratoire d’Analyse et de Recherche Religions, Espaces et Développement, Bénin

VARIA

De la question du mystère dans la pensée de la question de l’être………………...…….136

Joseph Raymond BOGMIS Ph. D., Département de philosophie Ecole normale supérieure de l’Université de Yaoundé I, Cameroun

6

Analyse de l’effet socio-démographique et du parcours initial sur l’efficacité interne à l’Université Marien NGOUABI : Le cas de la Licence 2 et 3 à la Faculté des Sciences Economiques………………………………………………………………………………...151

Auguste M’PIAYI Docteur en Sciences Economiques Enseignant à la Faculté des Sciences Economiques Université Marien Ngouabi, Congo

Afrique – Chine – France/Europe : De la rivalité à la complémentarité ?...... 177

Serge DEGALLAIX Ancien Ambassadeur, Directeur général de la Fondation Prospective et Innovation, de l’Association Leaders pour la Paix et de la Fondation Tunisie pour le Développement

NOTES DE LECTURE

« LES ROUTES DE LA SOIE NE MENENT PAS OU L’ON CROIT… » de Claude ALBAGLI aux Editions L’Harmattan………………………………………200

Par Jean-Claude LEVY Auteur de « L’économie circulaire : l’urgence écologique ? Monde en transe, Chine en transit », Presses de l’Ecole nationale des Ponts & Chaussées, 2009

PRODUITS FORESTIERS NON LIGNEUX (PFNL) : Impact sur l’Economie des Ménages et la Sécurité Alimentaire : Cas de la République Du Congo 17 avril 2020, Editions Universitaires Européennes (EUE), Allemagne ………………206

Par Enoch LOUBELO Docteur en Economie de la Production, Docteur en Economie Forestière (PFNL), Consultant FAO, Enseignant Economiste à l’Université Marien Ngouabi, Brazzaville Directeur de l’Institut Universitaire de Brazzaville (IUB), Congo

LA FIN DE LA DOMINATION ÉCONOMIQUE DE L'OCCIDENT ET L'INVASION ORIENTALE (Collection : Mouvements Économiques et Sociaux L’Harmattan) ;;……..210

Par Maria NEGREPONTI DELIVANIS Traduit du grec par Caroline Luigi.

REGLES DE PRESENTATION DES ARTICLES pour publication aux « Cahiers du CEDIMES »………………………………………………………………………………...211

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Avertissement

Nos lecteurs trouveront ici, sous la direction de notre collègue Koffi Ganyo AGBEFLE Coordonnateur ACAREF/DELLA, Bureau Afrique, Lomé-Togo, la suite des travaux que nous avons publiés dans le n° 1/2021 des cahiers du CEDIMES, qu’il avait aussi coordonné et dans lequel il a été présenté.

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Éditorial

Koffi Ganyo AGBEFLE Coordonnateur ACAREF/DELLA, Bureau Afrique, Lomé-Togo [email protected]

Ce volume fait suite à la première partie des Actes du Congrès Mondial des chercheurs francophones tenu à Accra en juin 2019, publiés dans le numéro 1/2021 des cahiers du CEDIMES. Il s’agit donc bien de la 2e partie des Actes de ce congrès mondial qui rassemblait à l’université de Legon, Ghana, près de 500 participants venant de tous les horizons. Dans cette 2ème partie en effet, vous trouverez des contributions riches et diversifiées. En dehors des contributions issues du congrès, vous trouverez également des articles libres soumis au Conseil scientifique qui les a jugés publiables dans le cadre de ce numéro principalement dédié à notre congrès.

Tout commence par la réflexion de John Babatunde BABAYEMI d’Anchor University, Lagos (Nigéria), qui aborde la délicate question de l’aide étrangère en Afrique en s’appuyant sur l’ouvrage Quand on refuse on dit non d’Ahmadou Kourouma. Cette contribution est suivie de celle de Aomar AÏT AÏDER de l’Université du Québec à Montréal qui s’intéresse aux Langues et poétique des lieux dans "Moisson d'exil" de Taos Amrouche.

Pendant ce temps, Afou DEMBELE du Mali, consacre son étude à l’homosexualité dans le roman féminin africain tout la situant entre trouble et révolution des mœurs. Diakaridia KONE de la Côte d’Ivoire s’intéresse aux Humanités dans le roman africain francophone en portant son regard sur l’homme africain dans ses textes. Ces deux auteurs sont suivis de Damlègue LARE de l’Université de Lomé au Togo qui fait une lecture sémiotique narrative en lien avec le dialogue social basé sur La gouvernance Concertée d’Edgar Okiki Zinsou.

Mboudjak, le chien qui parle : l’allégorie humaniste dans Temps de chien de Patrice Nganang, tel est l’intitulé de l’article d’Abou-Bakar MAMAH de Rhodes College, Memphis, TN aux USA. Dans son propos, l’auteur s’attarde sur une étude détaillée de l’allégorie humaniste en s’appuyant sur l’œuvre de Patrice Nganang. Cette étude littéraire est suivie d’une autre du même genre ; mais cette fois-ci consacrée à la littérature orale africaine vue au travers d’une production verbale génératrice de progrès. Il s’agit d’une étude signée Lonan CAMARA de l’Université Alassane Ouattara (Côte d’Ivoire). De son côté, sa compatriote Lou Touboué Jacqueline SOUPÉ, de l’Université Félix Houphouët Boigny de Cocody-Abidjan s’intéresse au genre théâtral à travers une étude intitulée : Le didiga de Zadi Zaourou, un théâtre humaniste ; alors que Katia OUATTARA revient sur le marketing stratégique en lien avec le développement du judo en Côte d’Ivoire.

Cette 2ème partie du volume consacré aux Actes du congrès mondial d’Accra (juin 2019) s’achève par deux études portant sur le Bénin. Ici, Ingrid Sonya Mawussi ADJOVI de la Faculté d’Agronomie à l’Université de Parakou au Bénin s’intéresse aux stratégies de réponses des producteurs agricoles face aux crises économiques dans la commune de Klouekanme au Benin. Cette étude qui touche du doigt les réalités socio-économiques des communautés agricoles 9 béninoises est suivie d’une autre étude sociologique consacrée au Bénin et intitulée : Organisation sociale des communautés d’acteurs autour des forêts sacrées du site RAMSAR 1018 au sud-est du Bénin. Atchamou Oraly BIAOU, de l’Université d’Abomey-Calavi au Bénin en est l’auteur.

Ce cahier comprend aussi une partie VARIA pas totalement éloignée du thème central. Il s’agit ainsi d’une contribution de Auguste M’PIAYI de l’Université Marien Ngouabi, Congo qui se préoccupe de l’efficacité d’un lieu où se forment les futurs chercheurs. Cette contribution est intitulée : l’Analyse de l’effet socio-démographique et du parcours initial sur l’efficacité interne à l’Université Marien NGOUABI : Le CAS de la Licence 2 et 3 à la Faculté des Sciences Economiques. A celle-ci, s’ajoute la contribution de Joseph Raymond BOGMIS de l’Université de Yaoundé I (Cameroun) qui s’interroge sur l’être dans ce qu’il intitule : De la question du mystère dans la pensée de la question de l’être.

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L’AIDE ETRANGERE : LE CAS DU QUAND ON REFUSE ON DIT NON D’AHMADOU KOUROUMA

John Babatunde BABAYEMI Lecturer II, Anchor University, Lagos, Nigeria

[email protected]

Résumé:

La situation économique de l’Afrique aujourd’hui est la politique de "l'unité" (Commonwealth des Nations) des Européens qui affecte toujours leurs colonies par le biais de leur "générosité" qui n'est jamais libérée pour ses bénéficiaires africains, mais par leur propre contrôle et leur contrôle indirect de son économie. Les études existantes ont passé en revue les travaux d'Ahmadou Kourouma sur la révolte, la satire sociale et religieuse et le néo-colonialisme. Cependant, peu d'attention a été portée à l'effet négatif de l'aide étrangère des pays européens sur les communautés africaines. Par conséquent, cette étude examine l’aide étrangère : le cas de Quand On refuse On dit non par Ahmadou Kourouma, en vue d’établir où l’auteur a pour objet de dénoncer les façons avec lesquelles l’aide étrangère a ruiné la société africaine Francophone et son incidence sur l’Afrique contemporaine. La théorie du réalisme a été adoptée comme cadre théorique, tandis que la méthode descriptive a été utilisée comme méthodologie. Cette étude révèle que détournements de fonds, pauvreté, crises et guerres tribales sont les effets de la politique d'aide étrangère en Afrique. Cet article conclut que les gouvernements et les dirigeants africains devraient développer leurs pays et doivent cesser de chercher des aides des pays développés, qui est une sorte de la pauvreté en Afrique.

Mots-clés : pauvreté, économie, détournement de fonds, aide-étrangère, pays européens.

Abstract:

The economic situation of Africa is today talked about in a devaluing way by those who are behind its ruin. The politics of “oneness” (Commonwealth of Nations) of Europeans still affects their former colonies through their "generosity" that is never released for its African beneficiaries, but encircles with looting and indirect control of its economy. Existing studies have examined Ahmadou Kourouma's work on revolt, social and religious satire and neocolonialism. However, little attention has been paid to the negative effect of foreign aid from European countries on African communities. Therefore, this study examines foreign aid: the case of When we refuse we say no by Ahmadou Kourouma, with a view to establishing the author’s denouncing the ways foreign aid has ruined Francophone African society and its implication on contemporary Africa. The theory of realism was adopted as a theoretical framework, while the descriptive method was used as a methodology. This study revealed that embezzlement, poverty, crises and tribal war are the effects of foreign aid policy in Africa. This article concludes that African leaders and governments should develop their countries and must stop seeking aids from developed countries which is a sort of African poverty.

Keywords: poverty, economy, embezzlement, foreign aides, european countries

Classification JEL: A 10 F 54 0 55

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Introduction

L’Afrique est considérée comme le continent du tiers monde et les peuples sont appelés de façon péjorative « Noirs ou bien Nègres ». Pire encore, l’économie se résume au tiers monde, ce n’est pas étonnant, sa religion est mieux décrite comme primitive, un produit de la pensée noire ou non raffinée. Jusqu'à présent, l'Afrique « colonisée » dépend encore essentiellement de « l'Occident colonisateur » pour ses aspects économique, politique (en ce qui concerne son élection), social et enfin, l'aide missionnaire religieuse, l'aide financière et autres. Par conséquent, ces derniers ne reçoivent pas non plus ces aides en espèces, mais s’inspirent pour relancer l’économie du bénéficiaire afin d’être perçus comme une superpuissance et l’Afrique qualifiée de « en développement » dans le contexte européen. Une situation où cela ne se produira pas, il y aura l'introduction de politiques étrangères qui dérangeront un tel Etat africain. Ainsi, le contact entre le colonisateur et le colonisé a été jusqu’au moment dominé par des paradigmes évidents dans la domination étrangère sur l’Afrique se manifestant dans tous les aspects de l’économie, de la vie sociale, culturelle ou religieuse du peuple africain (Sanusi, 2015 : 1,2).

Les colonisateurs quittent la côte de l’Afrique plusieurs décennies après avoir traité de manière oppressive les Africains. A travers la lutte collective pour l'indépendance, les Européens partent en laissant derrière eux leurs « esprits colonisateurs ». Par conséquent, la liberté chérie n'a pas pris longtemps avant de s'estomper. Après la liberté atteinte, les sociétés Africaine qui reprisent le manteau du pouvoir étaient essentiellement le représentant de la puissance coloniale si pas pire. La plupart d'entre eux immédiatement devient huissiers de justice et « rédacteurs de lettres » qui commencent à traiter leur gens comme s'ils n'appartenaient pas au même sang et au même sentiment. Ils utilisent leur pouvoir, leurs idéologies et les possibilités sur leurs propres hommes pour créer de la richesse comme si elles n'étaient pas les mêmes.

L’Afrique, avec l’esprit conciliant qui la menait, est la proie de la plupart des pays étrangers. Elle croit toujours aux paroles de séparation des Européens selon lesquelles « nous appartenons au Commonwealth des nations » ou, mieux encore, aux « Nations Unies »; chaque fois que le besoin se manifeste; l’aide financière sera recherchée auprès des « frères internationaux » qui transféreront la plupart du temps des capitaux sur le compte du Trésor national ou emprunteront auprès d’organisations internationales telles que le Fonds Monétaire International qui aidera le pays bénéficiaire. Ces aides viennent parfois pour aider l'économie à ne pas s'effondrer. Il pourrait s’agir d’aider l’armée à faire la guerre à une insurrection dans un pays donné (par exemple, Boko Haram, Insurgence, Enlèvements, etc.), ou pour des secours d'urgence suite à des catastrophes naturelles (SIDA, Ebola, Paludisme, etc.). Très récemment, les organisations religieuses ont relevé le défi d'envoyer des colis de secours dans les zones touchées pour atténuer leur détresse.

On pourrait croire que l’intention de ces pays développés est du bon côté, en même temps, les bénéficiaires pensaient de deux manières : « c’est un paquet du GRAND FRERE » et qu’ils ne font que payer pour l’esclavage auquel ils les avaient initialement soumis. Plus récemment, nous avons commencé à découvrir que les donateurs et les destinataires (les dirigeants Africains) avaient à cœur la corruption, l'intérêt égoïste et personnel. Par conséquent, les bénéficiaires ne prennent jamais le temps de vérifier les conditions qui s’appliquent. La plupart du temps, c’est

12 ce que les dirigeants Africains gagneront personnellement pour dissimuler cela ; ils ne se soucieraient d'aucun effet négatif que cela aurait sur l'économie et qui affectent toujours le produit intérieur brut (PIB) de chaque famille dans ce pays. Le produit intérieur brut est défini comme la valeur marchande de tous les biens et services produits par une famille ou un pays pour une certaine période de l'année. Par conséquent, il est dit que cela ne peut pas révéler de divergences dans le coût de la vie de ce pays. Lorsqu'un pays africain est chargé de ce fardeau et incapable de se relever, la parité de pouvoir d'achat (PPP) sera donc introduite et affectera invariablement le niveau de vie des masses, (Coyle, 2014).

La méthodologie

Cette étude est soumise à une analyse littéraire et critique de texte choisis. L’étude adopte également la méthode d’enquête descriptive, c’est un outil pédagogique examinant les activités qui ont occasionné l’émergence et la plus répandue de détournement, détournement de fonds, la pauvreté, crises et le chaos dans le système africain. Un roman sert de donnée pour le travail : « Quand On refuse On dit Non » par Ahmadou Kourouma. L’utilisation de cette méthodologie permet une analyse textuelle approfondie d’une œuvre littéraire et fonctionne, en particulier en ce qui concerne caractérisation, intrigue, définition et espace. De cette façon, il y a la mise en place d’un lien définitif entre caractères et création littéraire, leur vie et la création romanesque.

Le cadre théorique

Il faut noter que l’auteur est un membre de la société ; ceci inclut son environnement. L’environnement de sa propre part constitue peuple, coutumes, habitudes, institution et façons de voir et de faire les choses. L’écrivain répond non seulement à son environnement qui est synchrone avec la vie, plutôt au milieu de tous les âges. Donc, le réalisme comme le cadre théorique va aider à la lecture du roman sélectionné parce que le surnaturel dans le réalisme ne va pas dérouter les lecteurs. Il aidera aussi parce que la présentation des personnages fera de nous des découvreurs de la culture que nous ne connaissons pas. C’est parce que la culture est le modèle de comportement et pense que les gens vivent en groupes sociaux et vont apprendre, créer et partager. La culture distingue un groupe humain d’un autre. Elle distingue également les humains des autres animaux.

Cela pousse la plupart des écrivains africains tels que: Ngũgĩ wa Thiong'o, Sembène Ousmane, Chinua Achebe, Micere Githae Mugo, Mongo Béti, Ferdinard Oyono et Ahmadou Kouroma à utiliser leur plume intellectuelle pour s'opposer à ces pratiques des dirigeants Africains dans leurs pays respectifs et des donneurs d'ordre. De ces aides aussi bien. Nombre de ces écrivains utilisent des manières tels que l'agression, la dénonciation, la confrontation, etc., pour présenter leurs messages aux peuples qui, à leur tour, fondent leur jugement sur ce que leur sens du jugement pourrait leur présenter. Cependant, le style le plus important a été l’utilisation de la satire, en particulier chez les écrivains Africains Francophones, principalement employés par Ahmadou Kourouma dans son dernier roman « Quand on refuse on dit non », publié à titre posthume en 2004.

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1.1 Les Effets des Aides Etrangères sur les pays Africains

Dès le départ, nous sommes tentés de croire à priori que son dernier roman, « Quand on refuse on dit non », répond à la même hardiesse de l’usage linguistique d’« Allah n’est pas obligé ». C’est notamment le cas de certaines structures contenant plus d’une figure, et dites stylistiquement "chargées". Cependant, les autres formes d’audace de langue sont possibles. Dès le début de « Quand on refuse on dit non », Ahmadou Kourouma a poursuivi avec son protagoniste-narrateur, Birahima, d’« Allah n’est pas obligé ». Birahima, qui était un enfant soldat âgé de dix à douze ans environ, racontait avec l'aide de ses quatre dictionnaires son expérience dans les pays du Libéria et de la Sierra Leone ravagés par la guerre. L’auteur met sa propre parole à la bouche de Birahima: « Quand j'ai su que la guerre tribale était arrivée, j'ai tout laissé tomber et je suis allé au maquis (bar mal fréquenté) pour moi défouler, des tensions. Je suis moi-même défoncé et cuité (drogué et soûlé) ». (P 11). Les marques à la première personne sont si abondantes que nous pouvons considérer l'inscription du narrateur dans la déclaration comme une des garanties de la dimension autobiographique (Monzat : 2012). De plus, l'acte commis par le narrateur (drogues, était en état d'ébriété) est un signe montrant qu'il n'est pas dans les mêmes conditions psychologiques que les Ivoiriens, qui n'avaient jamais connu une guerre tribale.

Ahmadou Kourouma a dû employer la satire dans « Quand on refuse on dit non », alors que son narrateur commence la parodie de la langue française avec audace. Interrogé sur son audace dans l’utilisation de la langue, l’auteur affirmait que son écriture suivait un « style classique » : « Quand j’ai écrit le livre, je me suis aperçu que, dans le style classique, Fama ne ressortait pas. Je n’arrivais pas, si vous voulez, à exprimer Fama de l’intérieur, et c’est alors que j’ai essayé de trouver le style malinké […]. Je réfléchissais en malinké, je me mettais dans la peau de Fama pour présenter la chose »1. Trente ans après cette interview, alors qu'il parlait de son roman, « Allah n'est pas obligé », l'auteur a déclaré : Mes personnages sont des gens de Malinké. Et quand un Malinké parle, il suit sa logique, son approche de la réalité ... » (Le Fort et Rosi, 2004 : 127).

Ahmadou Kourouma donc passe en revue la vie de certains dirigeants Africains qui, à cause de la corruption et d’avantages personnels, vendent leur pays aux « Etrangers ». Cela a ensuite causé la menace et la guerre dans ces pays. La Côte d’Ivoire est le pays de l’auteur. Il fait montre de l'ensemble des événements pour créer un changement durable au sein de la société Francophone et l’Afrique. Il décrit des dirigeants qui n'avaient jamais pensé à ce qui s'était passé après leur départ ou à ce qui leur avait survécu ; mais sont concernés par la richesse immédiate.

Félix Houphouët-Boigny figurait parmi ces dirigeants mentionnés dans ce roman ; il est le premier président de la Côte d’Ivoire ; on l’appelait le « père de la Côte d'Ivoire » « mais….il a refusé de donner la direction du pays à ses compatriotes peu instruits et incapables de diriger un État moderne… » (P.88). Auparavant, il avait presque pris toutes les aides financières des pays européens au nom du renforcement de l'économie ivoirienne. Houphouët-Boigny faisait tout cela pour se protéger de la révolte des citoyens de Côte d’Ivoire. Son gouvernement, selon l’histoire que Fanta enseignait à son élève alors qu’ils se retiraient de la Côte d’Ivoire après le meurtre des Imams (dont son père était un), a déclaré : « La politique du président Houphouët-Boigny était

1 Chevrier, 1994 : 143 https://journals.sagepub.com/doi/10.1177/104990919401100411 14 différente de celle des États voisins, qui avaient décidé une africanisation à outrance. Houphouët-Boigny fit venir des milliers de coopérants... Il les recruta à prix d’or.C’est eux qui permirent d’accompagner la conjoncture internationale de l’époque (les années soixante) par des créations originales… » (P 88-89).

Papa Houphouët ou « le Vieux », comme ils l'appellent affectueusement, a présidé ce pays pendant plus de trois décennies ; de 1960 à 1993, modéré la politique ivoirienne. Jusqu'à sa mort, il a maintenu des liens étroits avec l'Occident, en particulier avec la France, et a beaucoup fait pour renverser Kwame Nkruma en 1966 ; a également pris part au coup d’État qui avait destitué Thomas Sankara du pouvoir au en 1987 (http://fr.m.wikipedia.org). Puisque la retraite stratégique a permis à Houphouët-Boigny d'entrer dans le gouvernement français et de devenir un ami du De Gaulle après avoir exporté de la monnaie ivoirienne et obtenu de nombreux emprunts à l'étranger. De glisse en glissade, il finit par être l'anticommuniste viscéral que tout le monde a connu. Il a rejeté tout sentiment nationaliste (ce que Nkruma et Sankara défendaient), (« Quand on refuse on dit non » 92).

Il change l'ordre du travail en Côte d'Ivoire : les étrangers devinrent des employeurs, payant les maigres salaires des indigènes : « Le système de travaux forcé est simplement un esclavage qui ne dit pas son nom….Le système des travaux forcé assure une main-d’œuvre de qualité et bon marché aux paysans français qu’on a fait venir de France. Ces paysans sont planteurs ou exploitants forestiers » (p 64). Mais les Ivoiriens ont été forcés de travailler pour eux. Ils ne doivent pas se livrer au même commerce que ces agriculteurs étrangers.

L’économie de la Côte d’Ivoire n’a prospéré que pendant deux décennies à cause de la « libéralité » de Houphouët-Boigny envers le Monde Occidental, qui siphonnait tout l’argent du riche cacao et du café vers la France. Il a catégoriquement légalisé la corruption en informant les Ivoiriens, lorsqu'ils l'ont confronté à la situation des entreprises que les expatriés ne paient pas bien, a-t-il déclaré : « Ils se sont plaints à Houphouët-Boigny et Houphouët-Boigny leur a dit de server à la source, de se débrouiller. Il leur a donné l'ordre de voler : Quand on est sur le manguier, avant de laisser tomber des fruits pour ceux qui sont au sol, on mange bien d’abord…C’est cela qui a amené la corruption généralisée partout en Côte d’Ivoire. Et cela continue en Côte d’Ivoire. Houphouët-Boigny était corrompu (personne qui se vend), un corrupteur (personne qui soudoie, achète quelqu’un d’autre) et un dilapidateur (dépensier et gaspilleur) » (P 99- 100).

Sans mélanger les mots, Félix Houphouët-Boigny était, au sens réel du terme, le symbole de la corruption et de l’illégitimité du gouvernement en Côte d’Ivoire et dans toute l’Afrique. Avec un rigolo tranchant, la création d’un nouveau français Africain mêlé à la sagesse traditionnelle, une connaissance intime de l’histoire et le cours de l’indépendance en Afrique, Kourouma a produit une longue saga exaltant sans pitié les Présidents-Dictateurs du Continent. Bien avant la composition sous pression de Quand on refuse on dit non, Kourouma avait exprimé son mépris pour tous ceux qui avaient permis à Houphouët-Boigny de s'évader avec le vol, le mensonge et d'autres comportements irrationnels.

Albiman, M. M. (2016), a corroboré cela lorsqu'il expliquait la situation en Tanzanie. Par exemple, le taux de croissance économique des pays Africains est apparemment plus faible que celui d’autres pays en développement. Le faible niveau de technologie, les faibles revenus par habitant et les niveaux de pauvreté persistent. Citant la Banque mondiale (2006), il a ajouté que 15 ces pays Africains sont toujours classés dans la catégorie des pays pauvres très endettés (PPTE). Cette situation a suscité des doutes quant à l'efficacité des apports d'aide étrangère dans ces pays pour stimuler la croissance économique et améliorer le niveau de vie. Il a conclu que la Tanzanie (et tous les autres pays Africains) doit reconsidérer le type d’aide étrangère qu’elle reçoit, s’ils sont encore nécessaires pour soutenir ses activités économiques.

Selon Fanta, un autre personnage dans « Quand on refuse on dit non », les aides étrangères rendront toujours les parents irresponsables ; lorsque l'économie de ce pays ne pourra plus prospérer et que le pays remboursera avec les maigres ressources qui restent, les parents ne pourront pas s'occuper de leurs enfants et deviendront des scélérats sociaux. Birahima, a déclaré : « …« c’est bien, très bien. Je ressemble ainsi à un petit Dioula ayant fui l’école coranique et demandant l’aumône », avais-je ajouté. En effet, je ressemble à un malheureux enfant foutu perdu dans le boubou trop large pour lui » (P 40). L’auteur a satirisé « l'inconduite des dirigeants Africains qui a conduit à « Almajiris » et des insultes qui se sont transformées en insurrection partout en Afrique aujourd'hui.

Pour que Houphouët-Boigny satisfasse le pays dans lequel il blanchissait de l’argent, il a égaré l’histoire des peuples qui ont luttés contre les colonisateurs. Il a effacé l'histoire des pères ivoiriens qui avaient lutté contre la colonisation. Fanta a dit « Il a parlé des gagnants et a oublié les perdants. Il a laissé le vaincu dans l'ombre de l'oubli. C'est pourquoi aucune rue des villes ivoiriennes ne porte le nom des pères ivoiriens. Par ailleurs, ils affichent les noms des administrateurs coloniaux les plus cruels et les plus racistes ».

Pour le chercheur, il dira qu’un individu parmi les leaders Africains, de caractère différent, était Gadaffi de Libye. Après être devenu chef de l'État ou le président, le gouvernement du Conseil du Commandement de la Révolution a lancé le processus de financement et d'éducation, de soins de santé et de logement pour tous les citoyens. L’éducation était gratuite à tous les niveaux et rend l’éducation à l’école primaire obligatoire pour les deux sexes. Les frais médicaux ont été mis gratuitement à la disposition du public, malgré que la promesse de fournir un logement à tous fût une tâche qu’ils n’ont pas pu mener à bien. Cependant, sous le gouvernement dirigé par Kadhafi, le revenu par habitant de la Libye atteignait plus de 11 000 dollars des États-Unis, devenant le cinquième plus élevé d'Afrique. L’augmentation de la prospérité s’est accompagnée d’une politique étrangère controversée (avec une nuance de pouvoir citée par le religieux), et la « puissance mondiale » a provoqué une répression politique interne accrue, car il ne cédait pas à la politique étrangère.

Avec tous les événements de ce roman, on voit qu’ils permettent l’application du réalisme comme le cadre théorique de cette étude. Le chercheur croit que la littérature reflète la société, instruit l’esprit de lecteurs et sert de fenêtre sur le monde. Elle attire l’attention de la population sur les divers défauts de la société décrits dans les textes littéraires. La littérature également, aide à inculquer le désir de combattre les maux de la manière la plus patriotique. C’est à cause de ceci que Kourouma surcharge par les événements de la société, il prend part du côté des masses.

Conclusion

Cet article montre la dévastation des aides étrangères sur la Côte d'Ivoire et la société Africaine jusqu'à l'époque contemporaine. De nombreux pays africains dépendent encore exclusivement 16 de la Banque mondiale, du FMI et du Club de Paris pour assurer leur subsistance. Le cas du « géant de l'Afrique » : le Nigeria. Ces prêts les ont aidés à se rendre à l’étranger pour se faire soigner, alors que certains d’entre eux y meurent, comme Félix Houphouët-Boigny, de la Côte d’Ivoire, qui mourut finalement en France. L’économie du pays était touchée et de nombreux enfants ne pouvaient pas aller à l’école en Afrique car l’Occident s’était emparé de l’économie de ce pays, directement ou indirectement, alors qu’ils ne pouvaient pas rembourser le prêt. Cela a rendu beaucoup de parents irresponsables dans la société Africaine d'aujourd'hui ; les travailleurs étaient devenus des esclaves dans leur propre pays sous le régime d '« investisseurs étrangers » qui les utilisaient avec vigueur en tant que travailleurs occasionnels pour un maigre salaire.

En raison du problème économique actuel, les gouvernements africains ont légalisé ou fermé les yeux sur la corruption, même lorsqu'ils la combattent avec acharnement. Il s'est tourné vers les normes sociales. Cela oblige les gouvernements de différents pays d’Afrique à devoir aux fonctionnaires sept mois de salaire et plus, sans se soucier de la façon dont ils feront face à leurs besoins financiers chez eux. Comme nous avons pu le constater en Côte d’Ivoire, après le transport de Houphouët-Boigny en France, où il est finalement décédé, la guerre civile a éclaté et a duré des années.

La plupart des fonctionnaires africains sont devenus corrompus, tout le monde mangeant du « manguier » avant de jeter n'importe quoi pour le peuple sur le sol. La graine maléfique plantée par les dirigeants africains qui empruntent et obtiennent des aides étrangères pour enrichir leurs familles immédiates.

L’auteur suggère donc que les pays africains devraient renoncer aux aides et aux prêts du Paris Club, du FMI et de la Banque Mondiale, car ils ne sont pas toujours avantageux pour leurs citoyens ; la principale raison pour laquelle les jeunes africains se plongent dans la mer Méditerranée est à la recherche d'un « pâturage plus vert » qui est devenu pour la plupart un mirage.

Les dirigeants africains devraient créer des emplois pour les jeunes chômeurs de leurs pays, au lieu de gaspiller « les dirigeants du futur » entre les mains des gouvernements Sud-Africain, Libyen et Saoudien qui se trouvent également en Afrique.

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LANGUES ET POETIQUE DES LIEUX DANS "MOISSON D'EXIL" DE TAOS AMROUCHE

Aomar AÏT AÏDER Professeur des Lettres Université du Québec à Montréal, Québec Canada

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Résumé :

« Qu’était ce pays pour nous les petits ? Il n’allait pas tarder à prendre un visage pour moi. C’était jusque-là le pays secret, celui de cette langue délectable que je devais de savoir à Gida mais que personne ne comprenait à Tenziz. » Cet extrait de « Rue des Tambourins », le deuxième roman de Taos Amrouche, souligne toute l’importance que revêtent les lieux et les langues dans son œuvre. Exilée à Paris, l’auteure n’a de cesse d’y recréer sa Kabylie par une écriture souvent métissée. La cour de la maison traditionnelle au village, la source du verger de la famille et les paysages de la Kabylie, région natale de ses parents, sont pour elle des lieux de mémoire dont l’esprit habite ses romans. Ces deniers nous sont narrés en français, langue du colonisateur du moment. C’est dans cette langue aussi qu’elle recueille et transmet les contes, proverbes et légendes, et autres poèmes légués par les ancêtres. Mais, c’est en kabyle, et fièrement, qu’elle révèle au monde entier les chants qu’elle a tétés chez sa mère Fadma qui les a elle- même hérités de sa mère Un autre maillon de la chaîne de transmission. C’est tout ceci que fait apparaître et article qui analyse la trilogie « Moisson d’exil » pour montrer comment, dans l’espace et dans le temps, les deux langues, le français et le kabyle, contribuent à forger l’identité de ses narrateurs.

Mots-clés: Kabylie, identité, langue française

Abstract:

The yard of the traditional house in the village, the source of the orchard of the family and the landscapes of Kabylia, the native region of his parents, are for Taos Amrouche places of memory whose spirit lives her novels. These are narrated in French, the language of the colonizer of the moment. It is in this language also that she collects and transmits tales, proverbs and legends, and other poems bequeathed by the ancestors. But it is in Kabyle, and proudly, that she reveals to the world the songs she has tasted at her mother Fadma who inherited them from her mother Aini, another link in the chain of transmission. The two languages, French and Kabyle, helped to forge the identity of Taos Amrouche. Through them, she knew how to combine modernity and tradition, a learned culture through her writings and orality through the interpretation of the songs that have come down to her from antiquity. Exiled in Paris, Taos Amrouche constantly recreates her Kabylie by a writing often mixed. The platform offered by the songs from the bowels of Africa is used to defend the language and culture of its Kabyle people.

Keywords : Kabylia, identity,

Classification JEL: Z O

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Introduction

D’où viens-tu ? Quelle est ta langue maternelle ? Ce sont là les deux questions matricielles par lesquelles les gens tentent de cerner notre identité. Cette dernière, dynamique, se construit au fil de nos déplacements au cours du temps. A chaque moment, l’individu occupe une position dans l’espace qui peut rester la même durant toute une vie comme elle peut changer plusieurs fois. En passant d’un endroit à l’autre, l’homme emporte avec lui sa langue à laquelle une autre peut chercher à se substituer. Les langues en conflit peuvent parvenir à une coexistence harmonieuse.

Les langues et les lieux nous habitent tout autant que nous les habitons. Pour un auteur, il y a toujours un lieu privilégié d’où il s’adresse aux autres pour leur communiquer son expérience singulière. Il le fait dans la langue de son choix. Taos Amrouche a écrit son premier roman « Jacinthe noire » à Maxula-Rades, le lieu de son enfance, son paradis perdu. En français. C’est dans cette langue qu’elle produira les suivants, à partir de l’exil, à Paris, l’endroit choisi pour faire œuvre littéraire. Ses racines berbères constituent le matériau essentiel de ses récits, largement autobiographiques. Nous montrerons tout au long de l’article qu’elles sont associées à la Kabylie, ce Pays où elle n’est pas née mais qui l’habitera toute sa vie et qu’elle tentera de reconstituer, langue, culture et mythologie, à Paris. Le papier s’intéressera à la problématique des langues dans le corpus signalé et à la poétique des lieux qu’on y rencontre. Mais d’abord, commençons par donner une brève présentation contextualisée de l’auteure.

1.1. L’auteure

C’est le 4 mars 1913 que Taos Amrouche vient au monde à Tunis au sein d’une famille kabylo- chrétienne. C’est à Paris que, par l'écriture en français et le chant en kabyle, elle se réalise jusqu'à sa mort survenue en avril 1976 à Saint-Michel-L’observatoire, en France. Elle se croit longtemps écartelée avant de comprendre, aidée par d’autres damnés de la terre, tel Césaire-Fanon, que dans cet espace terre-Monde où l’humain est en perpétuel mouvement, il est naturel d’habiter la langue de l’Autre tout en chantant fièrement la sienne.

Malgré les énormes difficultés qu’elle rencontre dans le monde de l’édition, elle s’acharne à produire une œuvre littéraire, encouragée par André Gide et Jean Giono. Cantatrice, elle fascine André Breton et Léopold Senghor. Son œuvre littéraire, rééditée en1996, suscite beaucoup d’intérêt chez les chercheurs universitaires.

1.2. Prémices d’une littérature francophone nord-africaine

C’est dans une société muselée par la puissance coloniale française que Taos Amrouche, une écrivaine surgie du néant, avant elle point de roman en Afrique du Nord, entreprend une œuvre romanesque. Comme, par ailleurs, sa société, foncièrement patriarcale, fait peu cas de la femme, elle se retrouve doublement dominée. Sans référents littéraires tangibles, écrire est, pour elle, une gageure. Il faut remonter au IIème siècle pour rencontrer un pic dans un spectre romanesque nord-africain quasi plat : L’âne d'or ou les métamorphoses d’Apulée. Ce premier roman émanant de ses ancêtres berbères sous colonisation romaine est écrit dans la langue de l’Autre, le latin. Déjà ! Et le pli est pris. Un peu plus tard, c’est en latin qu'Augustin, un philosophe et théologien

20 berbère christianisé et romanisé, rédige sa découverte sur la « conscience du temps », le fait que l’homme sente le passage de celui-ci.

On ne peut s’empêcher de faire un rapprochement entre Augustin et Taos Amrouche. D’origine kabyle (berbère) mais de nationalité française, Taos est de confession chrétienne. Elle est née pas loin de Thagaste, le municipe de la province d'Afrique de l’empire romain où Augustin a vu le jour le 13 novembre 354. De même qu’elle était rattachée à l’empire romain, l’Afrique du nord l’est à l’empire colonial français. Tout comme Augustin et Apulée ont écrit directement en latin, la langue de l’empire romain, Taos l’a fait en français, la langue de la puissance coloniale du moment. « Jacinthe noire », son premier roman, a paru comme un incongru à Alger dans un milieu dominé littérairement par les « Européens ». Seul son frère Jean, qui avait ouvert la voie à la poésie algérienne d’expression française dans les années 30 avec son recueil fondateur Cendre, s’est frayé une place parmi les Jean Pelegri et autre Albert Camus. Ce dernier, qui a l’âge de Taos, est né à Mondovi, pas loin du village des parents de celle-ci. Mouloud Mammeri, avec « La Colline oubliée », et Mouloud Feraoun, avec « Le Fils du Pauvre », ne tarderont pas à suivre l’exemple de Taos et son frère Jean pour former l’embryon de la littérature francophone nord-africaine. Quand l’Afrique du nord recouvre son indépendance vis-à-vis de la France, elle reproche à ses écrivains de s’exprimer en français. Ce à quoi, Mouloud Mammeri qui, au même titre que Camus, a été encouragé par Jean Grenier, leur professeur de philosophie de Khâgne, à écrire, répond:

« Les tenants d'un chauvinisme souffreteux peuvent aller déplorant la trop grande ouverture de l'éventail : Hannibal a conçu sa stratégie en punique ; c'est en latin qu'Augustin a dit la cité de Dieu, en arabe qu'Ibn Khaldoun a exposé les lois des révolutions des hommes. Personnellement, il me plait de constater dès le début de l'histoire cette ample faculté d'accueil. Car il se peut que les ghettos sécurisent, mais qu'ils stérilisent c'est sûr ».

En raison des invasions continuelles qu'ils ont subies, les Berbères ont toujours été bilingues. Pour l'expression écrite, ils ont, à chaque, fois favorisée la langue de l'envahisseur. Taos l’a voulu, Mammeri l’a fait : transcrire le kabyle avec des caractères latins. Il écrit ses romans en français mais consacre l’essentiel de ses efforts à doter la langue kabyle d’une grammaire et d’un lexique à même de la hisser au rang de langue moderne et postuler à se substituer à celle du colon. C’est d’ailleurs dans cette langue qu’il écrira « Inna Ccix Muhend », le livre qui l’accompagnera dans sa tombe. Avant lui, les Amrouche et Feraoun ont écrit en français pour révéler la langue kabyle. Ce qui leur a valu, comme pour Mammeri, insultes et mépris de la part de leurs pairs en littérature et des autorités politiques qui ont opté pour une langue non africaine, l’arabe, pour remplacer la langue du colonialisme français.

Le bref survol que nous venons de faire sur la naissance de la littérature francophone nord- africaine, notamment kabyle, nous suggère que la question identitaire est inextricablement liée à la langue qui, elle-même évolue avec le temps.

1.3. Les premières écoles françaises en Kabylie

Entre les empires romain et français, l’invasion arabe et l’implantation de l’empire ottoman ont le même vecteur : la langue arabe. Durant la période d’occupation arabo-ottomane qui s’étale de 700, à la mort de Dihya, la reine des Aurès qui a farouchement combattu les propagateurs de l’Islam, jusqu’à 1830, l’arrivée des Français qui durent affronter une autre femme, Fadma N 21 Soumer, pour s’emparer de la Kabylie, les rares documents écrits en kabyle le sont avec des caractères arabes ; ils sont le fait de dignitaires religieux. Sur le plan littéraire, la période est sombre. Les Turcs n’ont pas laissé de traces écrites de leur passage et donc peu de culture qui leur soit spécifique. A peine quelques livres de comptes sur les impôts prélevés, difficilement, chez les Autochtones. On peut dire de l'Algérie de l’époque que c'était un pays confessionnel, l’islam ramené par les Arabes s’étant imposé à la longue à une large frange de la population. Pas de littérature, cependant. Un seul livre domine : le coran. La langue écrite du pays est celle de l'islam, l'arabe, même si seule une minorité la pratique. La culture du reste de la population, majoritairement berbérophone, est orale, à l'exception des Touaregs qui ont continué d’écrire en tamasheq avec des caractères tifinagh, l'alphabet berbère dont on retrouve des traces sur des stèles un peu partout à travers le pays, mais dont l'usage s'est quelque peu perdu.

Le nouveau colon, comme le précédent, a apporté sa religion : le christianisme. Il a mis en place un système de prosélytisme. Parmi le peu de conversions enregistrées, celle des parents de Taos, FadmaAth Mansour et son mari Belqasem Antoine. La conversion de Fadma est une exigence de son futur mari et non point une conviction comme elle le note dans son livre Histoire de ma vie : « Pour ce qui est de la religion, il me semble que je n'ai jamais été au fond bien convaincue. Mais je crois fermement en Dieu. » (Fadma Ath Mansour, 1968 :75). Instruits dans la langue du colon, le français, Fadma et Belqasem tendront de toutes leurs forces vers la modernité et pousseront leurs enfants à aller loin dans leurs études. Jean et Taos, nés chrétiens et élevés dans cette religion, relèveront le défi.

Fadma, après un passage chez les sœurs chrétiennes, a intégré l'école laïque au moment où Jules Ferry, en 1882, vote une loi rendant l'école gratuite et obligatoire pour introduire dans toutes les régions de France, y compris l’Afrique du Nord, les idées de la République, jugée comme le seul système capable de s'adapter à la modernité du moment grâce à la démocratie et à l'instruction du peuple. La langue kabyle n'est pas enseignée à l'école, l'instruction des citoyens devant se faire dans une seule langue : le français. L'enseignement ou l'utilisation des langues régionales et des patois locaux sont interdits à l'école. Les disciplines et les fonctions ne sont pas toutes accessibles aux Autochtones ; les femmes ne peuvent même pas prétendre au poste d’institutrice. Brillante élève, Fadma se retrouve à faire du ménage dans un hôpital.

2 Les langues dans « Moisson d’exil «

"Moisson d’exil "de Taos Amrouche est une trilogie regroupant ses récits de vie « Jacinthe noire » (1947), « Rue des Tambourins » (1960) et « Solitude ma mère » (1995).

2.1 Écritures palimpsestes

Par sa littérature produite en français, Taos Amrouche n’a de cesse de chercher à faire revivre ses langue et culture kabyles à travers ses narrateurs, ses héros et ses personnages. Une première lecture de sa trilogie « Moisson d’exil » fait sentir que les récits qu’elle y déploie semblent surgir d’une couche sédimentaire dont les premiers dépôts paraissent bien lointains. La vie qui y est étalée n’est pas juste « une vie à soi » du narrateur ou du héros. Entre les lignes se glissent d’autres récits que la mémoire n’a pas complètement évacués. Les mots utilisés renvoient bien souvent à des sens que ne fournissent ni le Robert ni le Larousse. Il faut s’être abreuvé de culture kabyle pour les saisir. S’adressant à son fiancé qui l’a abandonnée pour une femme de sa race et 22 de son statut, Kouka/Taos lui déclare, en présence de son frère Jean, qui a écouté les explications de l’ex de Taos sans réagir : « Dans un pays où les hommes seraient encore des hommes, tu ne serais qu’une charogne » (Amrouche 1995 : 91). Jean, qui est suffisamment cultivé dans les deux cultures qu’il habite et maniant parfaitement les deux langues qui les véhiculent, comprend que ces paroles, qui lui sont indirectement adressées, exigent de lui qu’il réagisse en tant que protecteur de la petite sœur et qu’il lave l’affront. Il répond, en biaisant lui aussi, qu’il est dans un pays de droit, la scène se passant en France, et que par conséquent, il ne peut réagir selon la coutume. Ainsi, d’incessants allers-retours sont faits entre le français et la langue kabyle dans sa traduction en français.

Une relecture des romans de Taos avec un regard plus attentif au code dissimulé entre les lignes et sous les mots, révèle des traces et des signes du temps passé. Leur écriture est essentiellement palimpseste.

2.2. La langue comme territoire

La société nord-africaine au sein de laquelle évoluent les héros de Taos Amrouche est composée de deux ensembles fermés rejetant chacun toute intrusion des éléments de l’autre. Ils sont définis, l’un comme européo-chrétien, et l’autre arabo-musulman. Progressivement les frontières s’estompent par endroits. Une zone d’intersection se crée. C’est dans cette zone tampon que Taos habite. Quasi clandestinement. Elle n’a aucune existence officielle. Elle n’est ni européenne, ni tout à fait chrétienne, ni arabe ni musulmane. Le choix de ses parents d’appartenir à l’ensemble européo-chrétien ne lui fait pas traverser la frontière pour autant. Le regard des autres et le rappel de sa race africaine l’en empêchent. La découverte de ses origines berbéro- africaines lui redonnent une certaine fierté et l’aident à mieux assumer sa différence.

Toute création et à fortiori, l’écriture et le chant, s’enracine dans un lieu et une culture, quelle que soit la langue d’expression de l’œuvre produite. C’est ce qui transparait pleinement dans le destin fabuleux de cette femme-narratrice au nom changeant mais qui maintient un rapport particulièrement fort à la terre des ancêtres, à cette terre africaine dont elle se dit si semblable : « Comme ma mère l’Afrique qui, depuis des millénaires, a été convoitée, violée par les invasions successives, mais se retrouve immuablement elle-même, comme elle, je suis demeurée intacte, malgré mes tribulations. » C’est tout à la fin du dernier volet de la trilogie, Solitude ma mère, que ce constat est fait.

Les deux prénoms de l’auteure, Marie-Louise et Taos, renvoient à sa double appartenance identitaire. Si la dimension franco-chrétienne a été mise en avant par la narratrice Marie-Thérèse de « Jacinthe noire », c’est sur la kabylité de la narratrice Koukaque s’ouvre « Rue des Tambourins ». Sous le règne de Gida, c’est la langue kabyle qui prévaut : c’est un règne sans concession qui soumet toute la famille Iakourene à l’emprise de la culture kabyle traditionnelle et donc à un archaïsme qui ne plait pas à la petite Kouka. Ce n’est qu’après le déménagement à Asfar que Yemma prendra les rênes et impose la langue française et la culture qu’elle sous-tend : une forte tendance vers la modernité qui enchante Kouka. Tout comme sa mère, elle se met à lire beaucoup. Puis à écrire. Jacinthe noire, pour commencer.

C’est en français et en tant que Française descendue de la province à Paris que Marie-Thérèse raconte l’histoire de Reine, l’héroïne de Jacinthe noire. Le choix du nom de l’héroïne est un clin d’œil de Taos aux reines égyptiennes auxquelles la cantatrice qu’elle deviendra sera assimilée. 23 On voit, à travers le choix des noms qui la représentent dans le récit autobiographique étalé sur les trois volets de la trilogie « Moisson d’exil », transparaître une volonté d’intégrer la société française sans renoncer à ses origines africaines.

D’abord pleinement, en ne gardant que quelques traces de son africanité. Déçue par le rejet qu’elle a subi de la part de l’Occident, son orgueil lui fait opérer un retour plus important aux sources. En se choisissant comme prénom identificateur Marguerite-Taos, autant sur scène que dans l’édition littéraire, elle se replie vers sa langue maternelle, son territoire d’origine, sans pour autant renoncer au nouveau territoire conquis, la langue française. Fière de sa kabylité retrouvée, Taos part à la conquête du « Je ». Ses écrits postcoloniaux sont à la première personne.

Sans quitter le roman en français qui continue à mobiliser l’essentiel de son énergie, elle passe au chant en kabyle qui la fait sortir de sa vie intime pour l’offrir aux regards. Sur scène, le spectacle est mixte : chanter en kabyle en prenant soin de faire, à chaque fois, une présentation sommaire de ses textes en français.

Elle quitte ainsi la solitude de l’écrivain noyé dans son chagrin d’amour pour une langue ingrate qui refuse de reconnaître ses efforts pour lui plaire. Ignorée par le milieu littéraire parisien qui lui est hostile parce qu’elle ne répond pas au cliché qui fait d’un auteur de race non européenne un producteur d’exotisme et seulement cela, les siens, analphabètes pour la plupart, ne soupçonnant même pas son existence en tant qu’écrivaine, elle investit le milieu artistique partageant sa sensibilité, communiant même avec elle. Face à un public d’immigrés kabyles qui la reconnaissent comme une des leurs et l’adoptent, mais aussi face à des curieux attirés par son originalité, elle exulte.

Taos, nourrie à l’oralité, contes et chants kabyles tétés de la bouche de sa mère, a écrit dans la langue de l’Autre, le français qu’elle a appris à l’école républicaine de Jules Ferry qui interdit l’usage d’une autre langue que le français. Elle a choisi le roman, genre occidental par excellence, dans les codes culturels de l’Autre, ses références littéraires sont françaises, anglaises et européennes d’une manière générale.

Son premier roman « Jacinthe noire », comme les autres d’ailleurs, est en fait une autobiographie, ne contenant pas vraiment d’intrigues. Le nœud de l’histoire est l’intégration d’un groupe de filles et la poursuite d’études en terre étrangère. Le dénouement attendu est le succès ou l’échec de l’entreprise. Les propos qu’elle rapporte par la voix de Reine sont les siens propres, ceux de ses proches, ou ceux de gens rencontrées au cours de sa vie. On pourra par conséquent parler de polyphonie et plurilinguisme, distinguer des niveaux de langues voire différentes langues que parfois, elle ne comprend même pas :

« Marc était fasciné par mes mains et moi éblouie par ses yeux. Nous avons visité les ruines romaines, nous nous sommes promenés dans un parc…Nous étions sur un rivage rocheux. Nous l’avions atteint en descendant des pentes escarpées. …des galets et algues sèches…Marc chantait et me parlait dans sa langue maternelle. Je ne comprenais rien… » (Amrouche, 1947 : 273)

D’une manière générale, ses personnages s’expriment en français, cette « admirable langue » adoptée par l’Africain colonisé et que Jean El Mouhoub Amrouche, le frère de Taos décrit ainsi : « [ …] Mais, à travers la France, ses arts, ses techniques, sa science, son éthique et son admirable 24 langue qu’il [l’Africain] assimile avec une avidité qui ressemble à la boulimie, ce n’est point la France comme nation particulière qu’il veut s’incorporer : il cherche un débouché sur la mer libre de la culture humaine. […] Ceux des colonisés qui ont pu s’abreuver aux grandes œuvres sont tous non pas des héritiers choyés, mais des voleurs de feu. »

C’est donc comme une « voleuse de feu » que Taos l’Africaine s’est approprié la langue française et c’est cette dernière qui lui permet, plus tard, de se réapproprier sa langue maternelle menacée de disparition. « Sauvons la langue berbère ! » s’écrie-t-elle dans un article qu’elle publie en 1956 dans le journal Le Monde. Un cri de détresse, un cri de cœur, comme pour répondre d’avance à Edouard Glissant pour qui, « Là où les systèmes et les idéologies ont défailli, et sans aucunement renoncer au refus et au combat que tu dois mener dans ton lieu particulier, prolongeons au loin l’imaginaire, par un infini éclatement et une répétition à l’infini des thèmes du métissage, du multilinguisme, de la créolisation » (Traité du Tout-monde, 1997). A Paris même où elle s’est établie, Taos n’aura de cesse de faire valoir son multilinguisme…sa créolisation, passant du chant en kabyle et en espagnol, à l’écriture romanesque en français puis à l’émission radiophonique en frankabyle.

Pour Taos, disposer de plusieurs langues pour s’exprimer est une véritable richesse, même si c’est souvent dans la douleur ou pour dire la douleur. La langue autre ou la langue de l’Autre n’est pas forcément meurtrière, la langue adoptée délibérément ne tue pas la première langue. C’est quand la langue dominante imposée par un pouvoir ne veut pas de concurrence qu’il y a problème. Dans tous les cas, la langue maternelle ne disparaît jamais, même si on cesse momentanément de l’utiliser. Elle peut resurgir à tout moment dans l’autre langue. Dans l’œuvre de Taos, elle réapparaît, même traduite en français, sous forme de dicton ou proverbe, mais elle est toujours là pour rappeler la sagesse des Anciens. Dans les cas de Mouloud Mammeri, la langue maternelle est présente dans le texte français avec ses propres mots kabyles et sa propre syntaxe. Elle ne quitte jamais ses romans qui constituent sa mémoire. Dans les romans de Taos, même s’ils sont réfléchis et écrits en français, la langue maternelle sous-tend toujours les textes et semble donner un autre sens aux mots, enrichissant du coup la langue de l’Autre.

On peut reporter sur Taos Amrouche le jugement de Bourdieu sur l'itinéraire de Mouloud Mammeri :

« Le rapport de Mouloud Mammeri à sa société et à sa culture originelles peut être décrit comme une Odyssée, avec un premier mouvement d'éloignement vers des rivages inconnus, et pleins de séductions, suivie d'un long retour, lent et semé d'embuches, vers la terre natale. Cette Odyssée, c'est, selon moi, le chemin que doivent parcourir, pour se trouver, ou se retrouver, tous ceux qui sont issus d'une société dominée ou d'une classe ou d'une région dominée des sociétés dominantes ». (Bourdieu, 1998).

En linguistique et en anthropologie, l’hypothèse de Sapir-Whorf soutient que les représentations mentales dépendent des catégories linguistiques, autrement dit que la façon dont on perçoit le monde dépend du langage. « La langue conditionne la vision du monde d'une communauté linguistique », observent Sapir et Whorf. Selon Sapir, « le langage est la traduction, spécifique à une culture donnée, de la réalité sociale ». Whorf complète en énonçant que « Nous disséquons la nature suivant des lignes tracées d'avance par nos langues maternelles ». Taos Amrouche, pour écrire ses romans qui composent la trilogie « Moisson d’exil » s’est servi du français, langue du colon français ; mais ses écrits sont parsemés de proverbes kabyles et de références à 25 cette culture ; c’est en kabyle et avec « ses tripes » qu’elle chante sa Kabylie natale partout à travers le monde. L’hypothèse de Sapir-Whorf constate que « la langue pratiquée a une influence sur la manière de réfléchir ». Jean, le frère de Taos, confirme : « Je pense en français, j’écris en français, mais je ne peux pleurer qu’en kabyle. » Cette relativité linguistique est traitée par ailleurs. (Vandeloise, 2002).

3 Les lieux

Outre les langues, les lieux revêtent beaucoup d’importance dans l’œuvre de Taos Amrouche. Ces endroits qui l’ont vu grandir et qu’elle revisite par la pensée au moment d’écrire, la nature, notamment les fleurs pour Reine et les jardins d’Asfar pour Kouka, et les humains qui leurs sont associés, l’émerveillent et l’interpellent.

3.1. Poétique des lieux

La cour de la maison traditionnelle au village, « l’odeur de mon enfance dans la montagne kabyle lorsque raisins, figues et petites poires pénétraient dans la cour de terre battues, à dos d’âne, dans de gros couffins, (Amrouche, 1960 :110), la source du verger de grand-père, le cimetière du village et les paysages pittoresques de la Kabylie, région natale de ses parents, sont pour Koukades lieux d’émerveillement et d’interrogation, des lieux magiques correspondant à des événements localisés dans le temps et dans l’espace. Pour l’auteure, ce sont des lieux de mémoire dont l’exploration ajoute une note poétique à ses récits. Comme pour Albert Cohen, la géographie réaliste devient aussi pour Taos poétique et symbolique quand la Kabylie se confond avec la figure de la grand-mère paternelle Gida dans l'écriture de la mémoire mêlant Histoire, mythes et destinée individuelle.

Parfois, Taos se déplace physiquement pour revisiter des lieux convoqués par le récit pour y renifler des odeurs qui éveilleraient en elle des sensations qu’elle n’a pas vécues, enfant. C’est le cas de Tizi Hibel, le village de naissance de la mère, celui où sa grand-mère maternelle Aïnia connu tant de déboires. Taos ne connaîtra ce village qu’à l’âge adulte. Née après la mort de sa grand-mère, c’est à travers les récits de sa mère qu’elle vivra ses douleurs et comprendra pourquoi, comme l’annonce Kouka dès l’entame de Rue des Tambourins, elle ne sera jamais heureuse. C’est pour tenter de comprendre ce qui éloigne le bonheur d’elle, qu’elle entreprend le voyage sur les lieux où le mal a été fait ; elle remonte le cours de son souvenir comme on remonte aux traumas de l’enfance pour les exorciser. En allant se recueillir à la source du mal, elle a post mémorisé le drame et les souffrances de sa mère et sa grand-mère.

« Je m'étais évadée en pensée, pour revenir en arrière et tenter de comprendre... Je remontais le cours du souvenir, plus loin que notre arrivée à Asfar, [...] plus loin que l'exode de Tenzis [...] et Jusqu'à ce pays perdu, dans la montagne-notre berceau- qui longtemps n'eut pas de nom pour moi, et à Gida, l'aïeule qui nous opprima. Jusqu'au drame de Charles et d'Emeraude, et plus loin encore, toujours plus loin... jusqu'à la source du mal ».

Cette source ne se trouve pas loin de Fort National, ex Fort Napoléon selon l’appellation coloniale. C’est dans ce village, qui n’est accessible que par des chemins qui montent, que Fadma se fait remarquer par Belqasem Antoine. La suite, on peut la lire dans Histoire de ma vie. Ils se sont rencontrés puis se sont mariés par la grâce des Pères Blancs. Ils eurent beaucoup 26 d’enfants, l’auteure étant la sœur de six garçons. Ce qui enthousiasme encore plus Taos dans ce village, c’est la création par les Pères Blancs d’un fichier de documentation berbère qui collecte les contes et traditions kabyles en langue kabyle transcrite en caractères latins. Taos leur rend hommage dans un papier de presse. Elle s’efforcera par la suite de transcrire en kabyle les chants qu’elle avait collectés directement en français.

Autre lieu, autre heureuse coïncidence : Fès ! C’est dans cette ville marocaine que s’est replié Léon l’Africain lors de la Reconquista; une escale importante pour ses voyages africains. A Taos qui y séjourne un temps sera donnée l’opportunité de faire le cheminement inverse de Léon : une bourse lui est offerte pour partir à la recherche de traces berbères dans le monde ibérique ; et c’est de ce lieu que sera lancée sa carrière de chanteuse : dans cette ville, elle a écouté Aït Mrirda décliner ses poèmes, du moins une autre comme elle qui, drapée de blanc et parée de bijoux en argent, chantait en berbère. Inspirée, Taos adopte la tenue pour sa posture de cantatrice : une reine berbère surgie directement de l’antiquité. Autre coïncidence : c’est dans cette ville qu’elle a écrit un article pour la revue Aguedal (N°2, 1943), celle-là même qui a lancé la carrière littéraire de Mouloud Mammeri en publiant son article fondateur « La société berbère ».

Un lieu évoqué avec force comme lien avec l’Eden perdu, cette Kabylie qui l’habite complétement, est la mort. Quand l’ultime moment s’annonce, Taos convoque tout ce qui la relie à la terre natale : le chant, la langue maternelle, et les frères de sang. Evoquant la mort de son frère Jean, elle écrit : « Juste avant qu'il ne s'éteigne, soucieuse des rites, je me suis agenouillée à la tête de son lit et j'ai couché ma joue sur la sienne/…/Depuis la veille, je refoulais l'impérieux besoin de le bercer avec le chant des aïeux, de m'entretenir avec lui dans notre langue maternelle - le berbère. L'ultime moment était venu. » Et à ce moment de tristesse et de douleur, « Modestes et dignes, ses frères par le sang étaient accourus, offrant à mi-voix d'emporter le corps, à leurs frais, afin qu'il pût reposer dans la terre des ancêtres. »

« Mais, ma place, Celle de votre enfant, malgré vous, malgré lui Prisonnier de ces os rendus au schiste sec, Mais, ma place, Celle de votre fils aux membres ligotés Où, où est-elle ». (Cendres, 1934).

Kouka n’avait que onze ans quand Gida lui dit, au moment où elles passèrent devant le cimetière du village : « Nous, de ce côté, et vous, de l'autre ». Ce lieu de repos éternel est scindé en deux comme le village dont une partie est chrétienne, l’autre musulmane. Gida et Kouka ont vécu ensemble, dans l’espace et dans le temps, en faisant fi de leurs croyances. A leur mort la religion les séparera mais la terre les réunira.

3.2. Taos, l’Africaine

C’est à Paris que se révéla la littérarité de Taos, en Afrique, particulièrement au Sénégal que la cantatrice éclata au grand jour. Pour Senghor, c’est : Jean Amrouche qui, par sa traduction des chants berbères de la Kabylie, commença de faire entrer la Berbéritude dans la Civilisation de l'Universel. Mais, c'est Mme Taos Amrouche qui nous ramena aux racines, encore humides, de

27 ce grand peuple qu'est l'ethnie berbère, qui, au moment des conquêtes grecque et romaine, occupait toute l'Afrique du Nord, avec ses expressions égyptienne, libyenne, numide et maure.

Taos avait participé au Premier Festival mondial des Arts nègres qui s’est tenu au Sénégal en 1966. Sa contribution fut considérée par Senghor comme l’une des« plus authentiques de l'Afrique du Nord ». Pour lui, l’œuvre écrite de Taos, « pour exprimer la berbéritude, s'enracine dans le destin le plus individuel : le sien, dans cette vie si riche et si une en même temps, guidée par le message berbère. » Nul doute, qu’en parlant ainsi, Senghor pense au message de L’Éternel Jugurtha transmis par Jean Amrouche aux Africains, et peut être même à la devise du roi numide, Massinissa : « l’Afrique aux Africains ! ». Car, nous rappelle-t-il, le dialogue et la symbiose entre Berbères et Négro-Africains remontent à la protohistoire et l’Afrique future dira sa reconnaissance à Taos d’avoir entrepris cette immense œuvre de recherche, de redécouverte, d'identification et de promotion.

En revendiquant haut et fort son africanité, Taos s’est rangée derrière les intellectuels africains et afro-américains, tels Aimé et Suzanne Césaire, ainsi que Léopold Sédar Senghor, poète et futur président du Sénégal, qui ont reconnu en l’africaniste allemand Léo Frobenius à la fois un poète et l'un des porte-parole les plus marquants du processus de la prise de conscience et de l'affirmation d'une conception du monde, d'une philosophie et d'une anthropologie africaines. Il a rendu selon eux sa dignité à l'Afrique. Taos Amrouche rappellera fièrement dans son recueil de contes kabyles Le grain magique (Amrouche, 1966) que celui-ci reconnaissait aux Kabyles « la première place, parmi les Africains, dans l’art de construire des récits ». C’est par le conte et le chant que Taos replonge dans son Afrique, recréant avec elle un lien si fort que José Santos ne peut s’empêcher de se demander : « d'où vient que cette terre misérable, ainsi qu'elle est souvent évoquée par la jeune héroïne, se soit mise à symboliser, pour ses parents peut-être moins, en dernière analyse, que pour elle-même, une version laïque et "tangible" du paradis perdu ? » La jeune héroïne dont il s’agit est Marie-Corail (Kouka), la narratrice de Rue des Tambourins. En se rendant à deux reprises au pays kabyle pour assister aux mariages de son frère ainé et d’une cousine, elle a appris à connaitre et aimer le pays mythique où sont nés ses parents. Quand plus tard elle apprendra d'où elle vient, elle éprouvera une grande fierté :

« Je me sentis fière de descendre des Atlantes ou de l’Antique Egypte. […] Je compris mieux la sauvagerie de Yemma et j’éprouvai un sentiment d'étrange sécurité à savoir que, nous aussi, nous avions notre place dans l'histoire. Les mots Kabyle et berbère qui, jusque n’avaient pas de sens pour moi, se chargèrent d'une signification presque magique ».

Conclusions

De son exil parisien, Taos Amrouche a su recréer à travers ses récits, avec des mots odorants, les effluves des lieux qu’elle a habités, fréquentés ou simplement traversés. En convoquant son enfance, l’auteur témoigne des liens forts et permanents qui unissent la langue et le lieu. Même en équilibre précaire, elle a su, en grandissant, chevaucher sur les deux langues qui l’ont portée : le français et le kabyle. Ses personnages aiment l’une sans renoncer à l’autre, les deux étant constitutives de leurs identités évolutives.

Par ailleurs, Taos a beaucoup réfléchi dans « Moisson d’exil » au moment ultime où l’être est amené à disparaitre de la surface de la terre et à la place qui lui serait assignée à elle-même quand 28 ce moment arrivera. Elle a tôt fait de se rendre compte que tout comme les humains, les langues disparaissent. Si pour le français elle n’a aucune crainte, elle sait qu’une mort absurde guette sa langue maternelle. Elle sort de la littérature pour lancer un appel émouvant dans la presse et entreprend de mettre sur pied à Paris une structure, l’Académieberbère, qui prendrait soin d’elle.

Références bibliographiques

• Amrouche Taos (1947). Jacinthe noire, roman. Paris : Charlot, 1947. 2ème éd., Paris : Joëlle Losfeld, 1996. • ------(1960).Rue des Tambourins, roman. Paris : La Table ronde, 1960. 2ème édition, Paris : Joëlle Losfeld, 1996. • ------(1995).Solitude ma mère, roman. Paris : Joëlle Losfeld • ------(1966). Le Grain magique, contes, poèmes et proverbes berbères de Kabylie, Paris : Maspero. • ------(1963). Jean Amrouche, mon frère, le chef de tribu, Esprit, Nouvelle série, 321 (10), 474-482. • ------(1956). Que fait-on du berbère, Documents Nord Africains, 251, 17 décembre • Aït Mansour Amrouche, F. (1968). Histoire de ma vie, Paris : Maspero • Amrouche, Marie-Louise, (1943).« La muse berbère', 'Berceuse' et 'Ronde de la jeune mariée abandonnée le jour de ses noces », Aguedal, N°2, pp. 29-31. • AmroucheJean El Mouhoub, « La France comme mythe et comme réalité, de quelques vérités amères », Le Monde, 11 janvier 1958. • CohenA., (1993).Ô vous, frères humains. Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, Paris, p. 1051. Le Livre de ma mère, p. 722. • Saint Augustin. (1982). Confessions. Paris : P. Horay, 405 p. • Santos, J., (2003). Mythe des origines et nostalgie chez Taos Amrouche, The French Review, 77(2),326-339. • Senghor, L.S. (1977). Hommage à Taos Amrouche, Présence Africaine, Nouvelle série, 103, 180-181. • Vandeloise, C. (2002). « Relativité linguistique et cognition. Rapport n° 9 ». Rapports internes de l’ERSS.

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L’HOMOSEXUALITE DANS LE ROMAN FEMININ AFRICAIN : ENTRE TROUBLE ET REVOLUTION DES MŒURS

Afou DEMBÉLÉ Maître-assistante Université des Lettres et des Sciences Humaines de Bamako (U L S H B) Mali

Émail : [email protected]

Résumé

L’homosexualité en littérature africaine a été un sujet quelque peu tabou, mais l’est de moins en moins chez les nouvelles romancières africaines, à l’instar de Fatou Diome, Leonora Miano. Sa place varie selon les sociétés et les époques. Aussi, chaque écrivaine a-t-elle son regard particulier sur la thématique. C’est dans ce cadre que s’inscrit notre contribution : l’homosexualité dans le roman féminin africain : entre trouble et révolution des mœurs. Nous avons choisi Kétala et Crépuscule du tourment comme corpus. Il s’agit de voir comment les deux auteurs féminins ont abordé la problématique de l’homosexualité dans les deux romans. Notre objectif est de démontrer combien la dynamique du changement social dans les récits féminins est abordée.

Ce travail s’inscrit dans une perspective de fabrication d’une modernité qui libère simultanément du poids des traditions.

Mots – clés : homosexualité, roman, féminin, mœurs, révolution

Abstract

Homosexuality in African literature has been a somewhat taboo subject, but less and less so in new African novelists, like Fatou Diome and Leonora Miano. Its place varies according to the societies and the times. Also, each writer has her particular view on the theme. It is in this context that our contribution is part: the homosexuality in the African feminine novel: between disorder and revolution of mores. We chose Kétala and Twilight of the torment as corpus. It is a question of seeing how the two female authors have tackled the problem of homosexuality in the two novels. Our goal is to show how much the dynamics of social change in female narratives are addressed

This work is part of a perspective of manufacturing a modernity that simultaneously releases the weight of tradition.

Keywords: homosexuality, novel, feminine, mores, revolution

Classification JEL Z 0

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Introduction

De nos jours, la question de l’homosexualité fait l’objet de plusieurs débats polémiques, tant sur le plan social, religieux que culturel. Son acceptation varie d’une période à l’autre en fonction des idéologies véhiculées par les organisations politiques, religieuses ou des lois en vigueur. Certains auteurs comme Marc Epprecht (2008) soutiennent la thèse selon laquelle l’Afrique a connu l’homosexualité dans l’évolution de son histoire. Murray, S. O., et, Roscoe W., (2010) qui nous apprend qu’en Egypte antique, l’homosexualité masculine était acceptée, n’était ni rejetée, ni réprimée. Elle avait pris une place prépondérante dans l’initiation des adolescents car seuls les hommes participaient à la vie politique de la cité. Ils pratiquaient des activités ensemble comme le sport, les seuils d’entrainements militaire et prenaient les bains dans une douce commune, ainsi que dans la prison, ce qui amenait le renforcement de leur complicité et provoquait une attirance sexuelle entre eux. Le Libanais Khaled-El-Rouayheb confirme ces propos et soutient que le phénomène est très ancien et reconnu dans certains pays arabes (Khaled-El-Rouayheb, 2005). Nous constatons ici que l’homosexualité a été vécue, tant par les intéressés que par le reste de la société, de façon très différente selon les époques, les lieux, les contextes et les religions. Charles Gueboguo (2006) lève certains préjugés et apporte un éclairage sociologique sur la réalité homosexuelle en Afrique dans toutes ses formes, et ce, bien avant l’avènement des missions civilisatrices.

D’autres au contraire, infirment cette thèse, ils continuent de soutenir que l’homosexualité n’est pas une réalité nouvelle en Afrique. D’abord niée et, ensuite ignorée, pour enfin être combattue, l’homosexualité est aujourd’hui une réalité africaine. Ils pensent même que c’est la raison pour laquelle que sa représentation entre en conflit avec les valeurs sociales de certaines sociétés et de certains groupes sociaux.

A notre avis, c’est cette problématique liée à son existence historique qui aurait soulevé tous les questionnements sur l’homosexualité et qui ferait qu’elle est plus ou moins acceptée ou réprimée selon les auteurs, les époques, les contextes, les religions et les cultures. En effet, nombres de pays africains condamnent les auteurs d'actes homosexuels à des peines plus ou moins importantes, allant jusqu'à l'emprisonnement à perpétuité ou à la peine de mort.

Cependant, quelle que soit la thèse que les uns et les autres défendent, de nos jours, l’existence de l’homosexualité en Afrique n’est plus l’objet des débats. Elle est de plus en plus visible dans les grandes villes africaines et dans les lieux de rassemblement.

Malgré tout, elle reste une question sensible, souvent difficile à aborder, surtout dans un monde dominé par l’islam, autrement dit le continent africain, où la majorité est musulmane notamment en Afrique de l’ouest, par opposition, à l’est, au sud et au centre, qui est majoritairement chrétienne. Ces deux religions partagent pratiquement les mêmes avis au sujet de la dépénalisation et la constitutionnalisation de l’homosexualité. Aussi, est-elle vue comme un trouble, une anomalie dans le fonctionnement normal de certaines sociétés africaines. Sa pratique voire même son nom est conçu comme chose tabou dans les sociétés africaines. Pire, dans certains pays africains, parler d’homosexualité est un acte répréhensible sinon considéré comme porter atteinte à la religion. Et pourtant dans son livre Sodoma ; enquête au cœur du Vatican (2019), l’écrivain, sociologue et journaliste français Frédéric Martel, révèle que de nombreux membres de l'Église catholique sont homosexuels. Pendant quatre ans d'investigation 31 41 cardinaux, 52 évêques, 45 nonnes apostoliques, des centaines de prêtres et de séminaristes se sont confiés à lui. Selon lui, les prêtres et évêques homosexuels seraient loin d'être minoritaires. Est-ce cette raison pour laquelle, malgré toutes les mesures prises par ces institutions religieuses la pratique ne cesse d’évoluer en Afrique. Alors, nous donnons raison à la narratrice de Kétala lorsqu’elle affirme en ces termes : « Chaque fois que la société nie une part d’elle-même, elle baisse le rideau de l’hypocrisie devant ses propres yeux. D’une certaine manière, ceux qui condamnaient les amours de Makhou et de Tamsir leur avaient tissé le confortable hamac dans lequel ils berçaient tranquillement leur romance…» (Diome, 2006 : 105).

Une analyse de « Kétala » et de « Crépuscule du tourment » montre que les deux romancières tentent de démystifier avec leurs plumes la pratique homosexuelle en Afrique. Elles posent la problématique de l’homosexualité en Afrique ; Fatou Diome, à travers (Makhou), le personnage homosexuel masculin (la représentation de l’homosexualité masculine entre deux sociétés) ; et Leonora Miano, à travers (Madame, Eshe, Ixora et Masasi), des personnages homosexuels féminins (la représentation de l’homosexualité féminine en Afrique), des femmes qui sont en couple, et s'affranchissent des traditions patriarcales et misogynes. Ainsi, chaque écrivaine a son regard particulier sur la thématique. Pour la première, Fatou Diome, elle serait le produit de la modernité et de l’acculturation, pour la seconde, Leonora Miano, non, elle est la conséquence des mauvais traitements infligés aux femmes par les hommes.

Dans notre étude, nous insisterons sur le fait ces nouvelles écrivaines, se sont investies d’un rôle particulier d’actrices messianiques agissant au nom de l’ensemble des femmes de la société et portant des paroles de rupture et de la promesse de lendemains qui chantent. Leur littérature n’est plus celle du combat contre l’Occident ou encore celui d’un témoignage historique. En effet, ces deux nouvelles romancières africaines, essaient dans leurs œuvres, de balayer l’ancienne image traditionnelle de la femme à laquelle les valeurs communautaires attachaient l’honneur et le respect de l’homme. Mais elles ne sont pas les seules africaines à s’aventurer dans cette étude d’homophobie. Elles ont été précédées par la sénégalaise Ken Bugul, qui, dans le Baobab fou (1984) pour la première fois a abordé la problématique de l‘homosexualité à savoir son existence en Afrique.

Pour arriver à vérifier nos hypothèses, nous posons les questions suivantes : dans « Kétala » et dans « Crépuscule du tourment » comment l’homosexualité est-elle perçue et vécue en Afrique ? Est-elle une redéfinition des mœurs selon les époques et les contextes ? Ou encore Est-elle une progression ou une transgression des mœurs et coutumes des sociétés africaines ?

Dans quelle mesure la démarche de Fatou Diome est neuve par rapport à celle de Leonora Miano?

Dans la présente étude, nous partons de l’hypothèse que dans « Kétala » de Fatou Diome, l’homosexualité masculine est perçue comme un effritement ou /et une transgression des valeurs traditionnelles. Makhou un personnage problématique qui, dans la société sénégalaise, est condamné à vivre caché et à masquer son image en subissant la vie de ses parents et en se conformant aux principes de vie en société. Nous posons en deuxième hypothèse, que dans « Crépuscule du tourment » de Leonora Miano, l’homosexualité féminine apparaît comme une redéfinition des mœurs. Amandla, qui aspire à devenir un être spirituel va chercher à se redéfinir. C’est cette double conception qui fera l’objet de notre analyse.

32 Cette contribution s’articule autour de deux points essentiels, chaque acception de l’homosexualité. Dans un premier temps, elle présente l’homosexualité masculine comme une perte de valeurs identitaires, tandis que le deuxième point, consacré à l’homosexualité féminine, comme une redéfinition des mœurs et coutumes. Cette démarche nous permettra de présenter deux acceptions différentes de l’homosexualité de deux auteurs féminins.

1. L’homosexualité masculine, perte de valeurs identitaires

1.1. Globalisation et homosexualité masculine

En Afrique traditionnelle, l’initiation se faisait en classes d’âge. On apprenait aux jeunes garçons les principes de la vie en communauté, à travers des valeurs de solidarité et d’entraide. De ce fait, la société était organisée pour réunir les membres de la communauté, un atout favorable à la socialisation des individus. Mais, aujourd’hui, la mondialisation a entraîné une crise de travail qui exacerbe celle de la socialisation. Ainsi, certains rites traditionnels se sont effrités. Aussi y a-t-il un brouillage dans la transmission des comportements intergénérationnels qui voit ce temps d’initiation de l’adolescent perdre sa signification d’antan. Chacun est appelé à se débrouiller de façon individuelle conforme aux règles de la mondialisation au détriment des valeurs traditionnelles.

La libre circulation des biens et des personnes, l’interpénétration des peuples fortementa menacé les coutumes ; et la planète se retrouve dans un marché commun. Le commerce touche tous les domaines y compris celui du sexe. Les peuples se voient contraints à s’ouvrir aux autres. Dans ce marché mondial, chacun présente ce qu’il a en sa possession. A défaut de ressources, certains y vendent leur propre corps. C’est cette globalisation qui serait à l’origine de la croissance de nombre d’homosexuels sur le continent. En effet, la sexualité, sous son visage homosexuel, est cependant un facteur de dysfonctionnement social en Afrique. Ce phénomène est une des conséquences de la modernité, comme nous dit Mariama BA dans Une si longue lettre « ne peut être sans s’accompagner de la dégradation des mœurs » (BA, 1979 : 150). Ce commerce de sexe se fait souvent avec des touristes homosexuels de renommée internationale, qui atterrissent, envahissent nos hôtels et offrent de fortes sommes aux volontaires qu’ils consomment jusqu’à la lie. Ainsi, ces derniers se font fortune rapidement dans ce commerce de sexe de même genre. Petit à petit, ils prennent goût et en font leur activité quotidienne, voire leur métier. L’habileté dans le métier leur ouvre beaucoup de portes, des contacts, des voyages à l’étranger sans subir des tracasseries douanières et policières aux frontières, parce qu’entretenus et mis à l’abri par leurs clients. C’est pourquoi la plupart des homosexuels sont des fortunés. Et puisque l’argent est devenu une grâce d’autorité, objet de culte, nous commençons à les élire à la tête des institutions de nos Etats.

Cependant, les homosexuels souffrent de la méfiance des autres et de la marginalisation en Afrique. Ils ont des difficultés d’insertion en Afrique ; souvent même ils sont exclus ou s’excluent eux-mêmes de la communauté. Dans la préface du livre de Charles Gueboguo, (2006), Paulette Béat Songué affirme : « L’homosexualité est partout en Afrique un fait social allant à l’encontre de la norme, même là où elle tolérée. » C’est ainsi que dans« Kétala », le personnage homosexuel masculin est un héros problématique qui, dans la société sénégalaise, est condamné à pratiquer son plaisir et son métier en cachette car ne coïncidant pas avec l’esprit de vie et des normes sociales de ce pays. A cause du mépris que lui témoigne la société, il est obligé de se 33 déguiser constamment, et apparaît ainsi comme la victime la plus pitoyable de la société. C’est le propre des homosexuels. Ils transgressent l’ordre conventionnel tout en se faisant passer pour victime.

1.2. Homosexualité comme perte de valeurs identitaires

En effet, l’homosexualité déforme l’ordre normal de l’humain en détruisant l’Homme. Elle substitue un faux être ou une mauvaise habitude à un être à l’état naturel comme le constate Coumba Djiguène : « de nos jours, il ne suffit pas d’être né homme pour vivre en tant que tel. Oui ça se choisit une sexualité, ce n’est plus une fatalité » (Diome, 2006 : .97). C’est pourquoi Tamara, de son vrai nom Tamsir, qui est un garçon de naissance, est devenu aux yeux de la société « une grande dame » au propre comme au figuré. Grande et svelte, elle faisait pâlir les plus grandes dryankés auxquelles elle n’hésitait pas de prodiguer des conseils sur leur apparences et leur relation avec les hommes » (Diome, 2006 : 94).

En public, Makhou, est timide afin de protéger son secret. On ne s’étonnera donc pas qu’il se présente aux yeux du père de Mémoria comme quelqu’un de responsable : « je l’aime bien » (Diome, 2006 : 69) dit de lui le père de Mémoria, sa fiancée. Les apparences physiques et morales ont trompé ce dernier parce qu’elles font passer Makhou pour ce qu’il n’est pas. Il est le contraire même de ce qu’il est réellement : candeur, toujours de bonne foi…Ce sont les mêmes qualités apparentes que l’on retrouve chez le deuxième personnage homosexuel masculin de Tamara qui « était, pour ainsi dire, l’aimant autour duquel s’agglutinaient ses voisines de quartier » (Diome, 2006 : 94).

Si Makhou et Tamara sont obligés de se présenter sous une fausse identité pour se faire accepter, alors l’homosexualité signifie la négation de la distinction entre les sexes, les valeurs de l’individu et leurs contraires. Elle devient alors une réalité sans remède puisqu’elle se fait insaisissable. Elle est donc une fatalité. Par exemple, après ses relations sexuelles avec Mémoria, l’homosexualité de Makhou ne s’est pas pourtant arrêtée. Si nous considérons les propos de Montre : « Après ladite nuit, elle (Mémoria) s’enflammait pour tout, se consumait pour rien, un regard, un sourire, un frôlement de Makhou et la voilà prêtre à roucouler. Elle croyait que sa vie de couple avait enfin démarré et ne pensait plus qu’à consolider ses acquis. Mais les nuits s’enchaînèrent sans folie, son époux avait retrouvé son air fraternel et se comportait comme s’il ne s’était jamais rien passé entre eux. Pire, il rentrait de plus en plus tard » (Diome, 2006 :192).

Alors, on pourrait dire que, pour mieux vivre son l’homosexualité en Afrique, il faudrait jouer à l’hypocrisie. Par exemple, Tamara que tout le monde a cru femme, est naturellement homme et Makhou qu’on a cru homme normal au point de lui accorder la main de Mémoria, est « homosexuellement femme ».

Cependant, les homosexuels attirent beaucoup physiquement, c’est une corruption du corps de la personne par la flatterie. Ils ont la manie d’introduire leur mal à l’intérieur en laissant apparaître une image flatteuse par l’entremise des séducteurs du corps et de l’esprit. Parlant de Makhou, Coumba Djiguène nous dit qu’il était « un boy Dakar qui ne quittait jamais ses lunettes de soleil et changeait de tenue aussi fréquemment qu’une miss » (Diome, 2006 : 68). Le maquillage, les beaux vêtements, les parfums rares corrompent le corps en l’amollissant ou en le trompant sur son véritable état aux yeux de la société. Ils annulent l’être et affichent le paraître qui attire. C’est ainsi que Tamara apparaîtra : « Si féminine, avec ses belles coiffures, ses beaux 34 bijoux, son maquillage toujours impeccable » (Diome, 2006 : 96). Donc, la conduite de l’homosexuel peut revêtir l’apparence d’un homme normal, d’un homme naturel.

Pour mieux comprendre et connaître la caractéristique de Makhou, l’homosexuel masculin type, présentons le portrait du : « Boy Dakar », c’est-à-dire jeune citadin très moderne et prenant soin de sa mise, le personnage de Makhou suscite une curiosité d’une autre sorte : ce garçon au célibat prolongé, change de tenue aussi fréquemment qu’une jeune fille, est en rupture physiquement avec les garçons de son âge. Élégant, attentionné envers sa propre personne, silhouette parfaite Makhou était toujours attirant mais indifférent à la gente Les références à sa vie religieuse « habillé d’un Jean moulant et d’une chemise non moins collante […] il se rendait à la mosquée pour la première fois de sa vie » (Diome, 2006 : 74), montre son peu de souci pour la religion pour ne pas dire son athéisme. Il ne portait presque pas l’accoutrement des musulmans, ne respecte guère les cinq prières quotidiennes des pratiquants musulmans. Il est un homme d’affaire qui, pendant ses voyages, ne fréquente que les hôtels de luxe avec des touristes européens et Hôtels cossus de la capitale gambienne. Jusqu’ici, Makhou se voile, mais lors d’un séjour à Banjul, il rencontre un homosexuel, Tamsir Tamara. Cette rencontre lève le voile du déguisement montre visage réel de cet « homosexuel hypocrite et très calme ».

Le mystère qui l’habite et le statut de ses parents ont facilité la confiance des parents de Mémoria qui ont poussé l’imprudence jusqu’à lui donner leur propre fille en mariage. Personnage très obscur et habité d’une très grande maîtrise de soi, il parvient à séduire Mémoria « qui finit par sentir quelque sympathie dans son regard ». Incapable de voiler sa face d’homosexuel dans le mariage : « Les femmes ne m’intéressent pas sinon comment aurai-je pu résister à toi ?» a-t-il avoué à sa femme, il a néanmoins un honneur à défendre et craint que le public découvre ce qu’il en est de son ménage.

Pour retrouver la liberté dans un autre monde différent du Sénégal, la fuite du Sénégal en vue d’un affranchissement des mœurs et d’une société qui méprise les homosexuels, une seule solution s’offre à Makhou. C’est ainsi qu’une fois en Europe, loin de toutes contraintes sociales, il rompt brusquement les liens du mariage conventionnel et retrouve sa liberté en se lançant sur les bras d’un autre homosexuel, Max. Par ce fait, il déchire cruellement le cœur de sa « soi- disant femme » et la précipite dans le gouffre.

Pourtant, il est loin d’être inhumain quand on sait les qualités humaines qu’il a manifestées au moment de la maladie incurable qui a atteint son « épouse », Mémoria en acceptant de la ramener au pays. Mieux, il était le seul qui s’était occupé de Mémoria morte dans l’indifférence de ses proches.

Personnage le plus énigmatique de l’œuvre, il désacralise l’autorité de l’imam et devient le véritable héros du roman. La décision finale qu’il prend : « rien ne sortira de cette maison » (Diome, 2006 : 75), qui met en déroute l’autorité de l’imam, « comme le veut la tradition musulmane, nous sommes réunis aujourd’hui afin de procéder, selon les règles de l’imam, au partage de l’héritage de notre regrettée fille […] Mémoria » (Diome, 2006 : 272-273), désacralise le pouvoir religieux et répond au dessein de l’auteur en vue d’une réactualisation et d’une régénération de la religion. Malgré son homosexualité, cet acte de Makhou vise à combattre certains abus et certaines injustices de la religion, et montre un esprit libre refusant la soumission à toutes servitudes spirituelles.

35 Dans ce portrait, nous remarquons qu’en vendant son corps d’homosexuel pour le profit, c’est son âme même que Makhou a vendu jusqu’à la destruction de son identité. Or, cette identité personnelle est inséparable d’une reconnaissance sociale. Surtout en Afrique, la personne est nécessairement un être social et non pas simplement un individu. Ainsi, l’homosexualité marque bien la destruction de Makhou, sa dénaturation, ainsi que celle des principes de vie de la société sénégalaise.

2. L’homosexualité féminine, une redéfinition des mœurs et coutumes

2.1 Manifestations et facteurs explicatifs de l’homosexualité féminine

Dans la conception africaine traditionnelle, la femme est de fait un bien matériel qui appartient à l’homme. Constante, immuable et absolue, cette domination masculine a été pendant longtemps considérée comme fondée sur l’ordre naturel des choses. La soumission de la femme au pouvoir patriarcal par sa prétendue infériorité était totale dans l’Afrique traditionnelle. Certes, des changements de mentalité se sont produits, malgré le travail déjà effectué par des chercheurs étrangers et africains, force est de reconnaître qu’il reste encore beaucoup à faire, au plan social notamment. C’est ce qui expliquerait la prise de parole par quatre personnages narrateurs féminins, s’exprimant chacun dans un chapitre qui peut être considéré comme celui de sa vie. Chacune adresse son récit de vie au même homme appelé Dio. Dans des différents monologues successifs, chacune d’elles exprime sa colère, sa déception, ses attentes, fait des reproches, et demande des explications selon la nature sa relation avec Dio ; leur passé commun, la vie personnelle et intime.

Ce personnage masculin, bien qu'il occupe de manière différente la vie des quatre personnages principaux, ne s’exprime pratiquement pas, il est absent du temps du récit, ses pensées ne sont pas données aux lecteurs. Cela se comprend dans la mesure la place et le statut de l’homme sont connus de tous dans toutes les sociétés patriarcales, en tant homme, il est l’élément persécuteur et ne pouvait apporter d’aide.

Dans le chapitre 1, à travers le récit de sa mère, Madame, ainsi que celui de sa sœur Tiki, au quatrième chapitre, on apprend la violence qui régnait au sein du foyer ; Amos, le père de Dio, la battait. Madame s’est s'endurcie pour survivre.

Amandla, sa femme ouvre le deuxième chapitre. Malgré leur amour réciproque, ils se sont séparés. Madame n'approuve pas tout simplement cette union. Amandla, victime d’acculturation raconte la quête spirituelle et personnelle qu'elle entreprend au « Vieux Pays »; lieu mythique où les taxis ne s'arrêtent pas, « quartier des femmes sauvages » (Miano, 2017 : 198), ce lieu surnommé « Vieux Pays » Cet endroit qui relie les quatre femmes les unes aux autres est mentionné dans les quatre récits car chacune y ayant séjourné à un moment donné de sa vie. D’ailleurs c’est dans ce lieu symbolique qu’Amandla comprend et se défait de sa colère face aux injustices et aux violences dont le peuple Kémite a souffert. Parlant de son peuple, elle affirme : « Je sus très tôt que la terre où l'espèce humaine vit le jour s'appelait Kemet. Que nous étions des Kémites. Pas des Noirs. La race noire n'avait été inventée que pour nous bouter hors du genre humain » (Miano, 2017 : 182). Alors, avec l'aide d'une voisine, Abysinia, Amandla porte assistance à une femme violentée par son ancien amant.

36 Quant au troisième chapitre, il ouvre la parole à Ixora, la future épouse de Dio qu'il a rouée de coups et laissée pour mort sous l'orage grondant parce qu'elle voulait mettre fin à leur mariage. Ainsi, le récit d'Ixora rejoint celui d'Amandla, et les deux femmes s’entraident, l'une porte secours à l'autre. Comme les trois autres femmes du roman, le monologue d'Ixora est empreint d'une clarté d'esprit. Elle n’en veut pas à Dio de l'avoir battue, elle dit avoir compris les traumatismes dont il a hérité. Finalement c’est auprès de Masasi, une femme du Vieux Pays, qui est également la coiffeuse de Madame. Ainsi, tout comme Madame a connu l'amour auprès d’Abysinia, Ixora trouve l'amour également auprès de Masasi.

Enfin, la narration de Tiki, la sœur de Dio clôt le roman par le quatrième et dernier chapitre. Elle s'adresse à son frère par les surnoms « BigBro » et « Double Bee ». Elle raconte sa vision sur la sexualité, et la sensation qui l'a poussée à rencontrer sa grand-mère maternelle, puis à aller au Vieux Pays afin d'y obtenir des réponses qui l’éclairciraient sur des secrets familiaux qui les ont façonnés, elle et son frère Dio. « Finalement, Tiki est retournée vivre en Europe pour y continuer sa vie, avec cet homme qu'elle a rencontré, avec qui elle peut partager une sexualité hors norme » (Miano, 2017 : 279). Tiki, a vécu des relations amoureuses hétérosexuelles violentes, dans lesquelles le plaisir de la femme ne compte pas. Elle accompagne l'homme qui en échange ne lui donne aucun plaisir et par conséquent, l’accable. C’est pourquoi, elle refuse d’enfanter en renonçant à la féminité. Selon elle, c’est la maternité qui est à la base de la féminité dans la société en affirmant « Les femmes, elles, ne possèdent qu'elles-mêmes. Elles sont leur propre territoire, surtout lorsqu'elles ne comptent ni se marier, ni enfanter » (Miano, 2017 : 279).

Pour conclure ce chapitre, nous pouvons affirmer que la violence envers les femmes : elles sont frappées et punies par leurs époux violents lorsqu’ils sentent le besoin d’exercer leur pouvoir de soumission et de domination ou lorsque leur virilité est ébranlée. Madame, Tiki, Amandla et Ixora sont quatre femmes qui s’attaquent à ce modèle de société psychique du patriarcat et de la domination. Pour leur liberté et leur libération, elles se sont armées de courage, le courage d’être femme et le courage de détecter les modèles de soumission et de division du soi féminin afin de les refuser. Elles décident de vivre sans hommes pour s’entraider. Cette vie commune de femmes a favorisé la pratique de l’homosexualité dans le Vieux pays. Ainsi l’homosexualité, une pratique non acceptée considérée par certains comme étrangère aux mœurs africaines, permet aux quatre femmes d’échapper au contrôle des conventions sociales surtout pour ce qui concerne la place et statut de la femme dans les sociétés africaines. Aussi, se faisant, elles ne chercheraient-elles pas à redéfinir certaines mœurs et coutumes ?

2.2 L’homosexualité féminine, une redéfinition des mœurs et coutumes

Les sociétés africaines patriarcales aux règles préétablies et figées, ignorant toutes réformes qui mettent en cause des mœurs, vont, dans leur méconnaissance, contribuer à favoriser davantage le phénomène de l’homosexualité féminine. Ici, l’homosexualité est le résultat de la violence contre les quatre femmes personnages. En effet, Madame, Tiki, Amandla et Ixora incarne chacune un type de brutalité masculine et en même temps quatre manières différentes d'incarner le pouvoir féminin qui se trouverait être au centre de la réflexion de Léonora Miano.

Au début, par égard, ou simplement par crainte de représailles, aucune de ces femmes n’a manifesté son désaccord face à la brutalité. Pour survivre dans une société qui ne laisse pas de place au bonheur et à la quête personnelle, Madame est devenue une femme endurcie, qui a appris à vivre dans la dissimulation, afin de ne plus sentir les coups. Cependant, sa vie de couple 37 n’est qu’un simulacre pour satisfaire les apparences, car en réalité, ses relations avec M. Mos ressemblent plus à des relations de servitude puisqu’ils ne cherchaient plus le bonheur dans la même direction. « L'endurcissement et la froideur apparente de Madame résultent des violences qu'elle a endurées, des silences de sa propre mère qui n'ont laissés aucune place pour que la douleur de Madame puisse s'exprimer, pour qu'elle puisse réclamer justice dans cette contrée « où les filles ne sont plus rien » (Miano, 2017 : 19).

Ainsi, la violence systématique, administrée à ce qui incarne le féminin, est précisée et devient force et une énergie. Cette force et cette énergie ridicules s'expriment comme un pouvoir chez les femmes exclues du pouvoir dominant et normalisé. Car, les attributs dits féminins et leurs caractères sont perçus négativement, comme des faiblesses et des infamies qui ne sont en aucun cas louables, contrairement aux attributs masculins. Et, les hommes qui revêtent ces attributs féminins sont déchus : « on comprend mal qu'ils renoncent au pouvoir et à ses attributs, dans un monde où la royauté se forge dans le ventre des femmes, mais le pouvoir qu'elle confère revient aux hommes » (Miano, 2017 : 66), explique Kiti. En effet, le pouvoir féminin dans le roman est synonyme de fraternité, de rassemblement, d’union des forces des femmes, à l'instar d'Amandla et Abysinia qui relèvent et portent ensemble Ixora, femme battue pour avoir osé dire non à son 'homme, sous un orage dangereux et inquiétant. Abysinia appelle Amandla « ma sœur » et Ixora sent la force, la puissance des femmes qui la soutiennent, elle souhaite pouvoir joindre ses forces à elles afin de les soutenir à son tour. Par ailleurs, Amandla rejoint Ixora en affirmant qu’aucune femme kémite n'est étrangère aux autres. Elles se doivent assistance mutuelle et c'est à travers ce soutien que se met en place un ordre féminin. « Les femmes doivent être des sœurs les unes pour les autres : Seul compte ce que nous acceptons de partager les unes avec les autres. La manière dont nous nous traitons mutuellement. C'est la première réparation. Celle que nous nous devons les unes aux autres. » (Miano, 2017 : 134).

C'est dans l’union que les femmes révèlent leur quête identitaire féminine mais aussi la découverte de leur sexualité. Madame et Ixora découvrent leur corps, le désir qui les anime à travers des relations homosexuelles avec des femmes dont elles sont amoureuses. Ces relations homosexuelles ne sont-elles pas thérapeutiques ? Madame n’est plus cette femme aigrie. Elle est épanouie avec Eshe, la femme qu'elle a rencontrée pendant des vacances avec ses enfants, sans son époux. Cette relation lui a permis d'appréhender l'énergie féminine, de prendre conscience des sentiments féminins et des relations entretenues par les femmes entre elles, les désirs qui les animent, les rapprochent. Ixora et Masasi doivent leur retrouvaille à Madame. Par égard ou par peur ? Elle-même s’était jadis interdit de retrouver Esheau profit de son époux abusif et assumer les obligations sociales auxquelles elle était assignée. Ixora, grâce à sa relation amoureuse avec Masasi connu maintenant l'importance d’une telle relation dans sa quête identitaire. Elle ne voit pas « pourquoi en faire tout un plat, du genre féminin, du sexe féminin, de l'être femme » (Miano, 2017 : 197).

Du coup, le Vieux Pays devient le lieu commun qui permet aux quatre femmes de découvrir leur choix en amour et de mener une réflexion, sur la quête identitaire féminin. Quartier emblématique de la ville, comme le décrit Amandla, ce lieu contient les réponses aux différents questionnements. C'est un lieu interdit, parce que des femmes y vivent en couple, ainsi, elles s'affranchissent des traditions patriarcales et misogynes. C'est dans ce Vieux Pays qu'Amandla, qui souhaitait devenir un être spirituel, se redécouvre et se redéfinit. Elle se connecte donc avec elle-même, en prenant en compte ses blessures et ses traumatismes. Ainsi, ces femmes se sont construites en tant qu'individu et se sont faites une place dans cette société patriarcale. Ce faisant, 38 les quatre femmes s’affranchissent et libèrent leur parole. Elles assument leur homosexualité au su et au vu de tous. D’où le caractère politique du roman, du moment où elles viennent toutes d'une société dans laquelle l'exposition d’intimité homosexuelle devient problématique, un sujet très sensible en Afrique. Mais, comme avec Léonora Miano il ne pourrait y avoir de sujet tabou en littérature, même s’il est question de l’homosexualité féminine : « Toute littérature est politique. Elle est une prise de parole individuelle, singulière. (…) Elle est l’audace de créer », écrit-elle (Miano, 2016 : 111).

Crépuscule du tourment de Leonora Miano se présente comme l’avant-garde de la reconstruction, de la redéfinition des mœurs et coutumes. À cet effet, l’homosexualité apparaît comme une voie de sortie de ces femmes de cette société africaine qui étouffe les personnalités, où les individus doivent oublier leurs propres désirs et se couler dans des rôles qu’ils assument au nom des mœurs et coutumes malgré eux. Crépuscule du tourment est donc un roman de révolte féminine pour l’amélioration du sort des femmes. Ainsi, l’homosexualité est vécue par les quatre femmes comme une redéfinition des mœurs et coutumes.

Conclusion

En conclusion, nous pouvons affirmer qu’en Afrique l’homosexualité constitue un phénomène social de grande ampleur dans l’actualité auquel il est nécessaire d’apporter différentes réponses. Bien que la démarche narrative de Fatou Diome ne soit la même que Leonora Miano, les deux romans posent au centre de leur dispositif la question l’homosexualité. Sans doute, « Kétala » de Fatou Diome et « Crépuscule du tourment » de Leonora Miano soulèvent des questionnements profonds sur l’homosexualité avec la plus grande franchise : fine introspection à la recherche de soi et en quête de féminité. Pour mieux épouser les contours de notre modernité, elles nous poussent à la réflexion sur la nécessité d'un changement de mentalité.

La mission des deux auteures se réalise donc dans la fabrication de la modernité. Bien qu’étant africaines, elles donnent à l’individu plus d’importance que de droits. Elles veulent libérer l’individu, homme comme femme, en l’incitant à prendre son destin en main. Leur souci est de libérer l’Homme de tout ce qui peut faire obstacle à sa liberté sociale, intellectuelle, psychologique et sexuelle. L’amour ne se décrète pas, le désir encore moins.

Aussi, l’orientation sexuelle ne devrait-elle pas être la manifestation la plus absolue de la liberté de l’homme ?

Références bibliographiques

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39 • GUEBOGUO Charles (2006), La question homosexuelle en Afrique, Paris, l’Harmattan, coll. « Etudes africaines » • GUEBOGUO, C., « Suicide et homosexualité en Afrique », www.semgaie.free.fr, 2002, consulté le 31/ 07/ 2019. • GUEBOGUO Charles (2006), « L'homosexualité en Afrique : sens et variations d'hier à nos jours », Socio-logos[En ligne], 1 | 2006, mis en ligne le 09 octobre 2008, consulté le 05 août 2019. URL : http://journals.openedition.org/socio-logos/37 • MARTELFrédéric (2019),Sodoma ; enquête au cœur du Vatican, édité en français chez Robert Laffront • MIANOLeonora (2017),Crépuscule du tourment,aux Éditions Grasset et Fasquelle, coll. « LittératureFrançaise » • MIANO Leonora (2016), L’impératiftransgressif, Broché • MURRAY O. Stephen and ROSCOE Will (2010), Islamic Homosexualities, culture, history, and literature, edition Stephen and ROSCOE • MURRAY O. Stephen and ROSCOE Will (2010), « Précursors of Islamic male homosexualities », Islamic Homosexualities, culture, history and literature, edition Stephen and ROSCOE • MURRAY, S., O., ROSCOE, W., Boy-wives and Female Husbands.Studies of African Homosexualities, New York, St Martin’s Press, 2001.

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DIRE LES HUMANITES DU ROMAN AFRICAIN FRANCOPHONE : L’HOMME AFRICAIN DANS SES TEXTES

Diakaridia KONE Maître de Conférences Université Alassane Ouattara, Côte d’Ivoire

[email protected]

Résumé :

D’une génération à une autre, l’une des parentés thématiques les plus communes au roman africain francophone, en dépit de la diversité des ressorts esthétiques mobilisés, demeure son extrême…humanisme. Cette prégnance transgénérationnelle, ou mieux cette traversée du roman par le motif de l’humain, se construit autour d’un certain nombre de valeurs dont le dénominateur commun reste l’amour de l’homme africain envers son semblable, son autre pareil. Cependant, celui-ci, ou du moins les valeurs qui le caractérisent, semblent moins attirer l’attention des critiques que les contingences extérieures auxquelles l’homme noir est confronté et qui traduisent son rapport à l’histoire du continent. Ainsi donc, la dimension humaine du sujet africain semble relégué au second plan ; le tout se passant comme si le critique avait mieux à faire plutôt qu’à parler de l’homme noir, disons de lui-même…Le projet de cette communication, tout en s’appuyant sur une rhétorique descriptive qui empruntera beaucoup à la sociologie du texte, tente de dresser, à travers un certain nombre de romans, des figures lisibles de ces Humanités africaines.

Mots-clés : roman africain, motif de l’humain, histoire, sociologie du texte, Humanités

Abstract :

From one generation to the next, one of the most common thematic kinships in the French-speaking African novel, despite the diversity of aesthetic forces mobilized, remains its extreme ... humanism. This transgenerational impregnance, or better, this crossing of the novel by the motive of the human, is built around a certain number of values whose common denominator remains the love of the African man towards his fellow man, his other like. However, this one, or at least the values which characterize it, seem less attracted the attention of the critics than the external contingencies to which the black man is confronted and which translate his report to the history of the continent. Thus, the human dimension of the African subject seems to relegate to the background; all happening as if the critic had better to do rather than talk about the black man, say of himself ... The project of this communication, while relying on a descriptive rhetoric that borrows much from sociology of the text, attempts to draw, through a certain number of novels, readable figures of these African Humanities.

Keywords: African novel, human motif, history, sociology of text, Humanities

Classification JEL Z 0

41 Introduction

L’évocation des Humanités du monde noir s’est imposée comme l’un des thèmes favoris du roman africain, depuis ses origines qu’il faut rechercher du côté de Batouala de René Maran en 1921, jusqu’à nos jours. Afin de lever toute équivoque dans le cadre de cette communication, il faut préciser que le terme « Humanité » devra être compris non pas dans le sens restreint auquel l’assignent les Sciences Humaines lorsqu’elles le désignent comme étant l’ensemble des disciplines traitant uniquement des langues et des littératures anciennes, c'est-à-dire essentiellement le latin et le grec ancien1, mais plutôt dans le sens « large » qui le renvoie à l’ensemble de tous les paradigmes ayant pour sujet central l’homme, sa pensée et le sens de sa vie. Dans un excellent article portant sur « Les valeurs culturelles négro-africaines 2 », DjiboHarbi faisait remarquer que « Si l’Afrique est mineure dans le domaine technique, elle est mûre quand il s’agit de l’humain », avant d’apporter la précision suivante : « Notre humanisme s’occupe des divers problèmes de la vie pratique. Il met l’accent sur les principes qu’il faut observer pour vivre en société3 ».

Ainsi, si le concept forge globalement son intérêt dans la valorisation de l’humain, alors sa « mise en scène » dans les fictions littéraires africaines, notamment chez des écrivains comme Ahmadou Kourouma4, Laye Camara5, Massa Makan Diabaté6 et Fatoumata Kéita7, devient un intéressant lieu d’interrogation, tant il est vrai que ces huit romans socio-politiques excellent dans leur volonté affichée de faire voir une communauté spécifique africaine, celle du mandingue, telle qu’elle se présente dans son vécu quotidien.

De la sorte, mon hypothèse est d’inscrire cette contribution dans une démarche essentiellement sociologique, afin de dire/lire la manière dont ces trois romanciers, c’est-à-dire Kourouma, Camara, Diabaté et Kéita explorent et surexploitent le motif des Humanités dans leurs œuvres. De quelles Humanités spécifiques s’agit-il ? Pourquoi précisément celles-là et pas d’autres ? Au fond, quelle est la dynamique sous-tendue par la narrativisation de cette constante thématique ? Les réponses à ces questions constitueront les axes d’analyse de la présente contribution.

1. Humanisme et humanités du roman africain

1.1 La tendance humaniste et sociologique du roman africain inspiré de l’aire culturelle mandingue : état des lieux

Dire du roman africain en général qu’il accorde une grande place à la promotion et à la valorisation de l’humain, en dehors bien sûr de sa fonction première qui est de procurer le plaisir

1 Ainsi, l’on avait pour habitudes d’entendre l’expression disait "faire ses humanités". 2DjiboHarbi, « Les valeurs culturelles négro-africaines », in Mélanges, Paris, Présence Africaine 1947- 1967, p. 26. 3 Idem, p. 87. 4 Ahmadou Kourouma, Les Soleils des indépendances, Paris, Seuil, 1970. 5 Laye Camara, L’Enfant noir, Paris, Plon, 1953. 6Il s’agit de Le lieutenant de Kouta, Paris, Hatier, 1973, Le coiffeur de Kouta, Paris, Hatier, 1980, Le boucher de Kouta, Paris, Hatier, 1982. 7Il s’agit de Sous fer, Bamako/2013, La Sahélienne, 2013, Quand les cauris se taisent, Bamako, La Sahélienne, 2017, Les mamelles de l’amour, Bamako, La Sahélienne, 2017. 42 de la lecture, revient à évoquer, sans peut-être même y faire attention, les « vertus » sociologiques du genre. Je parle bien de « vertus » sociologiques du genre car, en vérité, aucun sociologue ni romancier sérieux ne pourra dire d’une œuvre romanesque qu’elle peut remplacer un ouvrage de sociologie. En revanche, l’on peut valablement affirmer qu’une œuvre romanesque présente une dimension sociologique, à condition toutefois d’en déterminer les contours et les enjeux. Je me propose donc d’interroger dans cette contribution ce que le sociologue Bernard Lahire va appeler la « sociologie implicite » de la littérature en général mais du roman africain d’inspiration mandingue en particulier ; et cela sur la base de différentes propositions épistémologiques et théoriques formulées par des sociologues autour de l’idée selon laquelle le roman exercerait une fonction cognitive qui viendrait s’ajouter à sa fonction esthétique. En effet, tout en maintenant une frontière entre la littérature comme découlant d’un travail fictionnel – c’est-à-dire opérant une mise en forme du réel sans volonté d’atteindre une vérité scientifique – et la sociologie comme étant une discipline savante – c’est-à-dire soumise à un mode opératoire visant à établir une connaissance objective –, Lahire reconnaît que les romanciers peuvent être pourvus d’un sens du social qui peut rendre leurs récits pertinents aux yeux du sociologue en : « Mettant en scène telle ou telle partie du monde social, narrant et décrivant des relations et des interactions entre des personnages, des intrigues, des monologues intérieurs, des comportements, des destinées individuelles et parfois collectives […], les romanciers sont toujours guidés par des schèmes d’interprétation du monde social, des connaissances plus ou moins implicites du social […] » (Lahire, 2005, pp. 173-174).

En dehors de sa fonction esthétique qui est prédominante, le roman exerce ainsi deux fonctions, une fonction cognitive, et plus précisément descriptive, et une fonction analytique qui peuvent agir au-delà de l’intelligibilité du Moi de chaque individu pris isolément. Et si l’on considère que les problèmes que les romans permettent de résoudre ont une origine sociale, alors on commence à percevoir leur intérêt pour la connaissance sociologique.

Mais au fond, ce que Bernard Lahire désigne sous l’appellation de « sociologie implicite » du roman et dont l’enjeu de la démarche face à une œuvre romanesque est de mesurer la dose d’implication de l’écrivain au regard des propres connaissances explicites de ce dernier a, en réalité, une profonde proximité avec le réalisme et inversement. D’où la déduction faite par Jacques Dubois en ces termes : « Le romancier peut être comparé à un sociologue opérant dans la fiction et dans l’imaginaire » (Dubois, 2000, p. 13). Cette « sociologie implicite » du roman, ou mieux ce réalisme-là, après avoir connu ses heures de gloire dans la littérature occidentale, va par la suite fortement influencer les romanciers africains. Mais, chez ces derniers, à la différence de leurs pairs occidentaux, le réalisme ne sera ni une doctrine ni une école littéraire, il se manifestera plutôt à travers sa forme la plus élémentaire, à savoir la représentation des faits réels, des items socio-culturels, économiques, culturels et politiques.

Ramené au cadre spécifique de l’aire culturelle mandingue dont se réclame Camara, Diabaté, Kéita et Kourouma, le réalisme pratiqué par ceux-ci, tel dans un jeu de miroir, va se parer d’un visage spécifique prenant en compte les particularités régionales de cette espèce d’archipel identitaire1 pour reprendre les termes de Marcos Ancelovici et Francis Dupuis-Déris. Massa Makan Diabaté va d’ailleurs s’en faire l’écho en mars 1987 lors d’un entretien à la Foire du Livre de Paris en ces termes :

1 Marcos Ancelovici et Francis Dupuis-Déris, L’archipel identitaire, Québec, Montréal, 1997, p. 12. 43 « Quand je dis malien, je me sens mandingue ; il n’y a aucune différence entre Kourouma et moi, bien qu’il soit ivoirien […] mais avec mon ami qui vient du Zaïre, il y a une réelle différence […]. Aujourd’hui, qu’on le veuille ou non, il y a des États-Nations africains à partir de la culture, le lieu où l’on se reconnaît par rapport à l’autre1 ».

Les « littératures nationales » qui vont en découler, dont la revue Notre Librairie 2 se fera largement le porte-parole, portent désormais les marques de certaines Humanités propres à chaque pays ou à chaque aire culturelle. De quoi s’agit-il concrètement ?

1.2 Les formes d’Humanités en promotion dans les fictions romanesques africaines inspirées de l’aire culturelle mandingue

Dans une longue interview au titre clairement approbateur « Pour une refondation des humanités » qu’il a accordé à la revue Présence Africaine, le Président de la conférence mondiale des Humanités, le malien Adama Samassekou, affirmait que les Humanités, dans le contexte africain, est la célébration du génie des langues de l’Homme, le foisonnement de ses pratiques sociales, politiques, économiques, culturelles et artistiques. De telles affirmations, qui ne sont pas sans lien avec mon propos introductif, autorisent à penser que le concept affiche la centralité de l’Homme avant toute chose et exige un lien solidaire, organique et immédiat, une relation permanente, sans calcul, un élan spontané d’accueil de l’Autre… cette humanité, ou mieux cette « humanitude » pour reprendre le mot de Samassekou permet de « relier l’homme à l’homme », selon la belle expression d’Aimé Césaire, et fonde la culture de l’« être », à l’opposé d’une culture totalitaire de l’« avoir » en vogue dans les civilisations occidentales. Le roman africain, en tant que miroir que les écrivains du continent promènent sur les réalités endogènes de leur territoire, se fait l’écho de ces humanités. Le miroir que ceux-ci promènent çà et là prend la forme d’un objet autocentré reflétant à la fois les savoir-faire, les savoirs-être et les savoirs parmi lesquels la langue occupe une place de choix.

1.3 La langue, le constituant identitaire le plus fondamental

Amadou Hampâté Ba disait que de toutes les caractéristiques de la personne humaine, la langue est la plus pertinente. En tant que socle de la culture et matrice de la créativité, elle est l’instrument privilégié de construction des savoirs et de la connaissance. En 1956 déjà, à l’occasion de sa contribution au débat sur la poésie nationale intitulée « Autour des conditions d’une poésie nationale chez les peuples noirs », David Diop affirmait, avec du reste un énorme regret, que le fait d’imposer la langue du colonisateur au peuple nouvellement colonisé relevait du mépris et d’une certaine volonté d’abâtardissement :

« Le créateur africain, privé de l’usage de sa langue et coupé de son peuple risque de n’être plus que le représentant d’un courant littéraire (et pas forcément le moins gratuit) de la nation conquérante. Ses œuvres devenues par l’inspiration et le style la parfaite illustration de la

1 Massa Makan Diabaté, « Expressions de l’Entre-cultures », Noté sur Google, Bienvenue dans Adobe Golive 5, http : // www. Mmsh. univ-aix. fr./iea/ Clio/ numero/ 13/ partie2.htm1 # Anch 2 La revue Notre librairie consacre notamment ses numéros 83 (avril-juin 1986), 84 (juillet-septembre 1986) et 85 (octobre-décembre) à la délicate question des littératures nationales. 44 politique assimilationniste, provoqueront sans nul doute les applaudissements chaleureux d’une certaine critique. En fait, ces louanges iront surtout à la colonisation qui, lorsqu’elle ne parvient plus à maintenir ses sujets en esclavage, en fait des intellectuels dociles aux modes littéraires occidentales. Ce qui d’ailleurs est une forme subtile d’abâtardissement ». KONE Diakaridia

Ayant ainsi très vite pris conscience de la nécessité de s’exprimer dans leur langue maternelle, les Créateurs Africains, pour reprendre la désignation de Diop, tous genres littéraires confondus, vont, bien plus tard, pousser leur audace jusqu’à transcrire de façon littérale, leur langue maternelle dans leur texte. Des poètes aux dramaturges en passant par les adeptes de la littérature orale, tous engagent leurs œuvres dans la voie de la valorisation de cet élément focal des humanités africaines. Chez les romanciers en particulier, Ahmadou Kourouma est le premier à en avoir donné le ton avec une rare réussite. En effet, à partir de Les Soleils des indépendances, le spécieux de la victimisation coloniale qui avait cours jusque-là dans la trame narrative des romans africains s’estompe. Kourouma engage plutôt désormais le roman africain dans un vaste processus de décolonisation politique, scriptural et culturel. Avec lui, le récit africain entame son cheminement sur une autre voie/voix de responsabilité en se rebellant contre une certaine politique impériale de la langue coloniale au profit du malinké, sa langue maternelle. Dans son texte, les exemples en la matière surabondent. Il suffit d’en énumérer quelques-uns : « Il y avait une semaine qu’avait fini dans la capitale Koné Ibrahima » (p. 7). « Un soleil avait fini » (p. 122). « Fama avait fini, était fini » (p. 205).

Il a suffi que cet auteur ivoirien trace la voie pour que plusieurs de ses pairs du continent l’empruntent. Massa Makan Diabaté est de ceux-là. Que ce soit à travers les interférences linguistiques ou même les innovations lexicales, tout participe dans sa Trilogie de Kouta d’une réelle volonté de l’auteur de changer de paradigmes afin de lui permettre de réinventer un monde fondé sur le respect de sa riche diversité culturelle et linguistique. En effet, les interférences linguistiques sont les expressions directement issues de la langue malinké et qui ont été intégrées à l'écriture de l’auteur. Elles sont, par conséquent, des condensés idéologiques propres à figurer un type d’humanités culturelles malinkés confinées dans cette langue que le romancier malien utilise pour créer un discours particulier. Dans la trilogie de Kouta, ces interférences linguistiques sont si abondantes qu’elles finissent par subvertir sérieusement le code normatif de la langue française utilisée dans les romans. Parmi ces termes intégrés à la langue française, on peut citer, entre autres, « Bélètigui-ba », « Ndatèkouma-mara », « Mounafikis », « Koblanyabla » ou « Les sungurun-ba » qui signifient respectivement « Injure grossière », « Je ne me mêle de rien », « Hypocrites » ou « Les prostituées ».

Quant aux innovations lexicales, elles surabondent dans les textes. Il suffit d’en énumérer quelques-unes : « Il y avait une semaine qu’avait fini dans la capitale Koné Ibrahima » (p. 7). « Un soleil avait fini » (p. 122). « Fama avait fini, était fini » (p. 205).

Tout comme chez Kourouma et chez Diabaté, la trilogie romanesque de la malienne Fatoumata Kéita rompt très souvent avec le code normatif de la langue française classique pour tenter un dialogue intime avec la langue maternelle de l’écrivaine. Les exemples sont nombreux dans chacun des trois romans de la trilogie. Ainsi, dans Sous fer on peut lire des phrases tels que ‘’’Anw m’a mé, anw m’a mé’’ pour ’’Nous n’avons pas entendu (p.18)’’ ou ’’O kéra’’ pour ’’Ҫa, ça a été fait (p. 139)’’. On peut aussi y lire des désignations nominales ou des substantifs tels que ‘’’Balimamusokuntigi (p. 18)’’ pour faire allusion à ’’la cheftaine des sœurs’’, ’’N’beren (p. 19)’’ qui veut dire ’’mon oncle’’ ou encore ’’nimogoya (p. 39) et ’’kalabanté (p. 39)’’ 45 signifiant successivement ‘’’coépouses’’ et ‘’’Embobineur’’.

S’inscrivant dans cette même dynamique amorcée par Sous fer, Quand les cauris se taisent, le deuxième volume de la trilogie de Fatoumata Kéita, reprend lui aussi à son compte un certain nombre de termes, de phrases et d’expressions directement tirés du répertoire linguistique malinké. Il s’agit par exemple de ’’aller ôter du chemin le regard des siens (p. 14)’’ qui veut dire ’’mettre un terme à leur attente’’ ou encore ’’i ni sènè ! (p.16)’’ qui est une salutation adressée aux cultivateurs malinké lorsque ceux-ci reviennent des champs ainsi que ’’I ni siadiantaama !’’ (p. 16) signifiant ’’ À toi la fatigue du long voyage’’. L’audace linguistique de la romancière ne s’arrête là. Les mamelles de l’Amour, le troisième et dernier volume de la trilogie, est lui aussi truffé de mots et expressions directement puisés dans le répertoire linguistique malinké.

On le constate, en réaction au vaste épistémicide ayant conduit à la mort ou à l’étouffement des langues, des savoirs endogènes non européens du monde depuis le XVème siècle, ces romanciers prônent le retour aux langues premières, les langues africaines, comme pour permettre à celles- ci d’être entendues et peut-être même enseignées aussi, au même titre que les…Savoirs endogènes.

2. Les pratiques et les savoirs endogènes

En engageant un pacte de lecture avec une œuvre sociale comme Le Boucher de Kouta de Diabaté, aucun lecteur sérieux et attentif ne peut rester insensible à la centralité et à la récurrence du patrimoine artistique malinké qui inonde ce troisième et dernier roman de La trilogie de Kouta. Qu’il s’agisse du motif de la vieille tradition africaine, des alliances à plaisanteries ou encore de la « fratrie de case », pour ne citer que ces éléments-là, tout participait à l’idée que ces écrivains avaient délibérément opérés un changement de paradigme leur permettant de réactualiser ce monde authentiquement africain fondé sur la culture de « l’être » et non de l’« avoir ».

2-1-Fraternité africaine et dynamique d’une nouvelle socialité humaine

Dans son sens le plus élémentaire, la fratrie désigne l’ensemble des enfants nés d’une même parenté biologique. Ceux-ci ont en commun l’ordre du sang et de la chair. Sur la base de cette précision sémantique la plus couramment admise, Kouakou N’Guessan François révèle que dans le contexte africain la fratrie tient parfois compte d’un certain nombre de données sociologiques qui en élargissent le sens et confère à la notion une autre configuration : « Si la consanguinité est un référentiel dans la conception des liens de parenté, la conception socioculturelle dans cette parenté embrasse une réalité infiniment plus vaste et incorpore des données physiques et spirituelles, naturelles et culturelles » (Kouakou, 2013 : 23).

Les rites initiatiques en vogue dans les sociétés mandingues participent bien de la naissance de cette nouvelle reconfiguration familiale. En effet, à partir de l’acte d’initiation qui peut revêtir plusieurs formes (circoncision, kotéba, poro…) les nouveaux initiés sont désormais soumis à une fratrie de fait qui obéit aux mêmes règles de fonctionnement que celles qui existent entre frères et sœurs biologiques. Cette nouvelle fraternité socio-éducative, pour reprendre

46 l’expression du sociologue, devient un vecteur d’humanité et un excellent point de réflexion de l’humanisme négro-africain.

Dans Le Boucher de Kouta, Diabaté postule l’émergence d’une nouvelle fratrie africaine à partir de cette donnée sociologique. Ainsi, bien que n’appartenant pas à l’origine à la même famille biologique, Daouda, Solo, Vieux Soriba et Namory, à partir de l’instant où ils ont été circoncis avec le même métal et ont vécu cloîtré dans la même case d’initiation, sont désormais présentés ou désignés par le narrateur ou par eux-mêmes comme des frères. Dès lors, ils peuvent se jouer des tours, se disputer pour ensuite finir se réconciliant, car comme l’enseigne un proverbe bambara « il peut arriver que la fratrie brûle mais jamais elle ne se laissera emporter par la flamme ». Ce qui est valable pour la « fratrie de case » l’est également pour les alliances à plaisanteries.

2.2-Les alliances à plaisanteries

Le concept d’« alliances » ou de « parenté à plaisanteries », ou de « sanangouya » en malinké, bien connu dans le domaine de l’anthropologie sociale africaine, a, depuis au moins la charte de Kouroukan Fouga, été l’un des traits saillants de la culture mandingue et le socle de l’unité sociale. Véritable institution précédant toutes les autres, il permet à deux, voire plusieurs ethnies, races ou communautés de se tourner en dérision, mais aussi – et c’est là le plus important – de pacifier les rapports sociaux […].

Les écrivains africains, en tant que transmetteurs des savoirs endogènes, se réapproprient également cette praxis patrimoniale qu’ils soumettent au jeu de la fiction afin de montrer l’un des nombreux ancrages référentiels de ses romans sociaux. La preuve, on en trouve quelques exemples saisissants à la fois dans Les Soleils des indépendances et dans Le Coiffeur de Kouta.

Dans le roman de Kourouma, le narrateur fait allusion à cette réalité lorsqu’il décrit leslargesses de Fama Doumbouya à Togobala en ces termes :

« Le peu d’argent de Fama s’était dissipé plus rapidement que la fumée. Et chaque jour le cercle autour des calebasses de tô s’était élargi des camarades de classe d’âge qui avaient choisi l’heure de l’assise des repas pour venir saluer. Puis il y eut les griots (sauf Diamourou), les frères de plaisanterie qui réclamaient, et tous les autres qui gémissaient et tendaient les mains […] ». (p. 125)

Il faut, en réalité, affirmer qu’à Togobala, l’indigence matérielle des villageois pousse Fama à partager le peu d’argent dont il dispose. Parmi ceux qui sollicitent l’aide du prince malinké, se trouvent ’’ les frères à plaisanterie ’’. En partageant avec ceux-ci, Fama accomplit un devoir. Il montre à travers ce geste de générosité que ce pacte social exige une assistance mutuelle entre alliés en toutes circonstances.

Le Coiffeur de Kouta présente l’existence de cette pratique et son fonctionnement quotidien qui ont permis à l’agent de police N’golo Konté d’ôter rapidement les menottes de Kompè Traoré, dès que chacun eût décliné son identité :

« Nous sommes donc cousins à plaisanteries, car je suis de la famille des Konté. N’golo Konté, c’est comme ça qu’on m’appelle. Tu es mon cousin à plaisanteries depuis le jour où votre ancêtre 47 Wulenta choisit une femme bossue tandis qu’on lui présentait les jeunes filles les plus belles du royaume. Et cette femme Bossue était une Konté » (p. 6).

L’agent de police, tout en faisant un clin d’œil à l’Histoire pour rappeler les origines de cette pratique, établit de fait une relation de familiarité entre Kompè et lui, car en tant que ’’cousins à plaisanteries’’, ils ont le devoir de s’entraider. Dans un cas comme dans l’autre, la pratique consiste en définitive à élargir les frontières de l’humain et à rendre le monde beaucoup plus habitable.

2.3-Les vieux motifs de la solidarité africaine et du vivre ensemble comme vecteurs d’humanité

Dans une communication qu’il a prononcé en janvier 1968 à l’occasion de la table-ronde de avec un certain nombre d’hommes de culture dont Bernard Dadié, Jacques Rabemanananjara, Djibril TamsirNiane, Ibrahima Baba Kake, pour ne citer que ceux-là, et dont le thème portait sur « Les valeurs culturelles négro-africaines », Djibo Harbi, proviseur du Lycée Moderne de Niamey d’alors et surtout grand africaniste, affirmait qu’en Afrique « le sens de la famille est […] une des valeurs socio-culturelles de l’Africain, chaque famille constituant une première cellule et le village, un foyer au sommet. […] Une vraie solidarité se crée au niveau des consciences. Mon père, ma mère, mes frères sont miens, mais ton père, ta mère, tes frères sont aussi miens. Donc, les tiens sont les miens et les miens sont les tiens » (Djibo Harbi, 1968 : 88).

Partant de cette conception particulière de la notion ’’famille’’, voire même de la ’’vie’’, les romanciers africains dont nous analysons le corpus attribuent à leurs personnages des traits d’authenticité dont il faut rechercher les fondements dans l’option réaliste à laquelle ils ont très tôt adhérer. L’« aura esthétique » de cette ancienne conception de la vie est la narrativisation des vieux motifs de la solidarité et du vivre ensemble qui prennent ainsi des contours plus englobant. Leurs romans articulent l’individu dans une communauté humaine dynamique où les liens familiaux s’étendent et se reconfigurent sans distinction de race, de couleur ou d’origine biologique. L’Enfant noir1 de Camara Laye n’échappe pas à cette praxis socioculturelle. Dans ce roman social, il n’y a pas de différence de traitement entre Laye (l’enfant biologique de la famille) et les apprentis forgerons dans la cellule familiale du père Camara : « Ces apprentis qui étaient loin de leurs parents, ma mère, mon père aussi leur donnaient une entière affection […]. Si j’avais meilleure part dans le cœur de ma mère […] les apprentis pouvaient se croire sur un pied d’égalité avec les vrais fils ; et quant à moi, je les considérais comme des frères aînés ». (pp. 69-70)

Autrement dit, sous l’angle de l’affection, ces enfants sont traités de la même manière : ils dormaient ensemble, mangeaient dans une assiette commune et étaient sous la garde de la même « mère » (p. 60). D’ailleurs, la présence et l’attitude de cette femme à l’égard de ces enfants renforcent le discours de l’intégration en devenant un prolongement ou une espèce de relais de la cellule familiale originelle pour les apprentis forgerons. L’aisance avec laquelle ils y vivent montre bien qu’ils sont dans un univers où le coefficient de sociabilité est totalement équitable et absolu.

1 Camara Laye, L’Enfant noir, Paris, Plon, 1953. 48 Le récit convoque aussi dès le départ une narration subjective avec la première personne Je, pour ensuite déboucher sur une subjectivité extensive dont le pronom structurant est le nous. Ainsi, dans l’univers familial des Camara, Laye est-il un « nous » extensif, incluant les autres enfants (y compris les apprentis-forgerons : « Au réveil, après nous être fait un peu prier, nous trouvions prêt le repas de midi. » (p.71).

Ailleurs, chez Massa Makan Diabaté, l’espace englobant de la petite bourgade de Kouta, apparaît également comme un univers de socialité élargie entre Vieux Soriba, Namory, Solo et Daouda. Pour chacun de ces individus, la dynamique du « je » qui fait désormais place au « nous » montre que ces protagonistes évoluent vers une figure de l’altérité, de la communauté.

Dans ces conditions, le « nous », devient l’élément structurant d’une communauté d’hommes soucieuse de vivre ensemble. Leur socialité nouvelle est désormais caractérisée par la cohésion et la solidarité. Bien sûr, les entités individuelles, les « autobiographies » restent, mais à condition qu’elles se mettent au service du corps social : « L’autobiographie d’un individu peut ainsi y être lue le plus souvent comme celle d’un groupe. L’individu qui se raconte narre, à travers sa propre biographie, celle d’un groupe et le choix de l’autobiographie n’est alors qu’une manière de rendre authentique, pour le lecteur, un témoignage sur la communauté d’appartenance1 ».

Désir de réalisme peut-être…mais aussi et surtout volonté de louer les avantages d’un certain art de vivre qui a toujours caractérisé l’Africain.

Par ailleurs, dans L’Enfant noir, les habitants de Tindican manifestent ce type d’amour à Laye venu y passer ses vacances, avec un sentiment propre à l’Africain :

« Et sitôt les premières cases atteintes, ma grand-mère criait : -Bonnes gens, voici mon petit époux qui est arrivé ! Les femmes sortaient de leurs cases et accouraient à nous, en s’exclamant joyeusement. (…) De partout elles accouraient, de partout elles venaient m’accueillir, oui comme si le chef de canton en personne eût fait son entrée dans Tindican. (pp. 43-44)

Ou encore dans Le Boucher…où Namory, Vieux Soriba, Solo et Daouda s’aiment et s’entraident sans retenue car chacun sait que le « je » initial a été, depuis leur circoncision, éclipsé par le « nous ». Dans un cas comme dans l’autre, on est bien là dans une phratrie de l’amour et de la solidarité.

Manifestement, l’identité remarquable de ces romans est celle de la valorisation des valeurs humaines. Cela s’explique que les ressentent toujours le besoin, non pas de rester enfermés sur eux, mais d’aller à la rencontre de l’autre, vivre avec lui, malgré les différences. Le cheminement permet, à l’évidence, de se rendre compte que la notion d’intégration est évolutive, ouverte. Il s’agit d’entrer dans un ensemble plus vaste, une communauté humaine plus dynamique qui brise les barrières de la méfiance et de la haine. Ou mieux, en privilégiant l’angle ethnographique par la convocation de cette praxis culturelle de la tolérance, ces écrivains se muent dans la peau du sociologue implicite pour proposer leur vision de l’humanisme, ou encore pour dire la chose en malinké ou en Bambara, leur perception du « maaya » africain.

1 Charles Bonn, Xavier Garnier et Jacques Lecarme (Dir.), Le roman, Paris, Hatier, 1997, pp. 16-17. 49 3. La narrativisation des Humanités chez Kourouma, Diabaté et Kéita ou la célébration du « Maaya » africain

L’enjeu majeur du recours à des Humanités spécifiques africaines en général etmandingue en particulier chez Kourouma, Diabaté et Fatoumata Kéita réside dans la volonté clairement affichée chez ces écrivains de défendre et de promouvoir une identité : la leur. Ce désir, ou mieux, cette obsession est très souvent récurrente dans les interviews, les propos et les textes de ces auteurs. Kourouma est le premier à en avoir donné le ton dès 1970 après la publication de Les Soleils des indépendances et je cite : « Lorsque j’écrivais Les soleils des Indépendances, je réfléchissais en malinké » (Kourouma, 1970 : 44). Et un peu plus tard en 1997, il affiche encore beaucoup plus clairement ses intentions en ces termes :

« Les langues européennes générées par un substrat chrétien et latin, forgées et polies par des littératures écrites, ne peuvent pas exprimer tous les sentiments et aspects des richesses culturelles de peuples dont la littérature est orale et la religion de base animiste » (Kourouma, 1997 : 135).

Dans une démarche presque similaire, Diabaté lui aussi se confesse déjà dès le premier volume de sa trilogie, Le Lieutenant de Kouta, en ces termes : « Mon intention était de raconter cette histoire en malinké mais la paresse m’a empêché de chercher le mot juste, d’aiguiser la phrase » (Diabaté, 1973 : 4).

S’inscrivant dans la dynamique amorcée par ses deux prédécesseurs, Fatoumata Kéita également pose, d’une manière très intimiste, un regard sociologique sur la communauté mandingue malienne, sa société, où certaines pratiques participent au contrôle des femmes.

De fait, le choix d’une écriture à vocation résolument humaniste repose essentiellement sur une certaine philosophie de la vie, le « maaya », pour désigner la ’’qualité d’être humain’’ et dont l’enjeu majeur est de proclamer la primauté de l’homme avant toute chose. En effet, pour ces auteurs, dans l’imaginaire épistémique dominant, il ne faut en aucun cas exclure que l’Afrique joue à nouveau le rôle qu’elle remplit durant la période d’entre-deux-guerres et qui consista à concentrer en elle l’antinomie des valeurs civilisationnelles d’un Occident essoufflé (Mbembe 2013 ; Mudimbe 1982). Prenant la défense d’une telle posture idéologique, le philosophe camerounais Fabien Eboussi Boulaga écrit que celle-ci est bien une « […] sorte de recherche collective par les individus situés à peu près de la même façon dans l’histoire. Une histoire qu’ils peuvent vivre de plusieurs manières […] et qui exige d’eux qu’ils renouent non pas avec le passé mais avec ces actes par lesquels l’homme se situe comme humain et se maintient comme humain à travers l’histoire » (2013, p. 126). Ainsi, d’une certaine façon, on peut postuler que l’acte de création chez Kourouma, Diabaté, Camara et Kéita revendiquent un usage philosophique des langues vernaculaires, des coutumes, et des pratiques culturelles… S’ils adoptent une position épistémique spécifique à leur groupe culturel c’est parce que précisément ils tiennent à explorer les significations d’une expérience contemporaine faite d’une tradition vivante héritée des générations qui les ont précédées mais aussi de toutes sortes d’influences endogènes. Ainsi, la langue n’a pas vocation de dévoiler les structures psychiques inconscientes de la culture malinké, mieux elle est une ressource herméneutique permettant de donner de nouvelles directions à l’investigation philosophique africaine, parce que, justement, les langues naturalisent certaines manières de penser, mais aussi permettent de sortir des orientations encouragées par le canon eurocentrique et d’identifier les faux universaux. 50

Conclusion

Avec la surexploitation de la langue malinké et la convocation des motifs de la fratrie de case, des alliances à plaisanteries, le « Sanangouya », de la solidarité et du vivre ensemble, Camara, Diabaté, Kéita et Kourouma inscrivent leurs univers narratifs respectifs dans une dynamique de promotion des valeurs africaines ; ce qui n’est pas sans lien avec une certaine philosophie de la vie. Cette adoption de l’humanité comme horizon éthique, cette confiance de pouvoir reconstruire un universel postcolonial assaini de toutes ses tentations impérialistes est donc tout à fait caractéristique de la position qu’adopte la philosophie africaine au sein des nombreux débats sur la décolonisation des savoirs.

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LE DIALOGUE SOCIAL DANS LA GOUVERNANCE CONCERTEE D’EDGAR OKIKI ZINSOU : UNE LECTURE SEMIOTIQUE NARRATIVE

Damlègue LARE Maître-Assistant, Université de Lomé Togo

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Résumé

Cet article analyse les réflexions littéraires d’Edgar Okiki Zinsou sur l’importance du dialogue social dans la gouvernance politique. Le diagnostic est posé à partir des insuffisances constatées dans sa pièce de théâtre La gouvernance concertée. L’argument principal est que la gestion publique de l’état pouvait s’améliorer si les dirigeants politiques se mettaient à l’écoute des couches défavorisée de la société. Notre approche méthodologique et interprétative est la sémiotique narrative empruntée à Algirdas Julien Greimas. Il s’agit de trouver à partir des signes et symboles littéraires et langagiers créés par l’auteur, les relations de causes à effets entre dialogue social, conditionnalités démocratiques et bonne gouvernance, grâce à des interprétations axées sur un ancrage sémantique des échanges verbaux.

Mots clés : Dialogue, concertation, bonne gouvernance, symbolisme.

Abstract

This article analyzes Edgar OkikiZinsou's literary reflections on the importance of social dialogue in political governance. The diagnosis is based on the insufficiencies found in his playGouvernanceconcertée. The main argument is that public management of the state could improve if political leaders listened to the underprivileged sections of society. Our methodological and interpretative approach is the semiotic narrative borrowed from Algirdas Julien Greimas. It is a question of finding from the literary and linguistic signs and symbols created by the author, the relations of causes and effects between social dialogue, democratic conditionalities and good governance, thanks to interpretations centered on a semantic anchoring of the verbal exchanges.

Key words: Dialogue, consultation, good governance, symbolism.

Classification JEL D 6 D 79

Introduction

La vie politique africaine est un des sujets qui ont préoccupé les écrivains africains d’expressions théâtrales. Plusieurs aspects de la vie politique ont été abordés dont celui du dialogue social. Edgar Okiki Zinsou, écrivain dramaturge béninois, s’est évertué à exposer ce qu’il considère comme ‘défaillances’ dans le mode de gouvernance des pays africains. Dans La Gouvernance concertée il met en relief l’absence du dialogue social entre leader politique et peuple. Bien

52 qu’ayant une place prépondérante dans les textes théâtraux, les critiques n’ont pas suffisamment exploré les contours du débat. Dans leur approche de la gouvernance en Afrique, John Conteh- Morgan et Dominic Thomas ont diagnostiqué « les traumatismes culturels » et « la grotesquerie militaire » comme tares de la gouvernance postcoloniale en Afrique (Conteh-Morgan et Thomas, 2010 : 116).Lamko Koulsy soutient que le théâtre francophone africain subsaharien devait adapter la thématique du texte aux besoins réels du public sans véritablement dire comment le théâtre examine et évalue la gouvernance politique en Afrique (Koulsy, 2003 : 372). Il s’ensuit que les discours littéraires sur la contribution du théâtre à la lecture de la gouvernance politique en Afrique balbutient sur les mécanismes de bonne gouvernance, notamment la relation entre le dialogue social et la bonne gouvernance en Afrique. C’est pourquoi, nous nous proposons dans cette étude d’examiner la relation entre dialogue social et bonne gouvernance telles que perçue dans La gouvernance concertée d’Edgar Okiki Zinsu. En nous appuyant sur la sémiotique narrative proposée par Algirdas Julien Greimas, nous éluciderons les relations qui existent entre le dialogue social et l’émergence d’une démocratie.

La sémiotique greimassienne propose une lecture qui vise à interpréter le texte en explorant les signes, les images et les symboles du discours. L’accent est mis sur l’image dans le texte. Il est le matériau de médiation, et de transfert du sens. Dans le texte théâtral, le lecteur perçoit la communication et l’action des personnages comme une interaction entre le texte, son auteur et le lecteur en prenant en considération des instances collectives aussi bien qu’individuelles des éléments contextuels de sa consommation. Dans Sémantique structurale (1966), Greimas soutient que dans la production intellectuelle, tout langage est communication et tout est signe linguistique :

[…] tout exposé scientifique, oral ou écrit, aussi épuré soit-il, comporte toujours tantôt une certaine quantité de bruit, nécessaire pour faire passer l’information, tantôt au contraire, des éléments elliptiques, des sous-entendus dont l’ampleur n’est jamais précisée ni uniforme (Greimas 1966 : 46)

Ainsi pour Greimas, une lecture sémiotique rend compte des dynamiques transversales des canaux sensoriels, du discours narratif aux récits et aux décors textuels, aux traditions culturelles et aux récits aussi. Vue dans la logique greimassienne, la sémiotique narrative appliquée à la gouvernance concertée non seulement admet la construction du sens à partir du discours narratif, mais également cherche à lire les images, les référents et les signes distinctifs et métaphoriques qui dominent largement la réflexion littéraire de Zinsou en déclinant la dimension idiosyncratique du discours textuel. Le verbe renvoie soit à l’action soit à un état de fait qui rend compte du fait linguistique en créant une liaison entre le signifiant et le signifié.

Dans la première partie, nous nous attellerons à expliquer les signes d’une mauvaise gouvernance perçus sous l’angle de l’absence de dialogue entre l’autorité politique et le peuple et en deuxième partie nous analyserons la poétique de l’écoute et du dialogue social comme conditionnalités d’une bonne gouvernance.

1. Les signes d’une mauvaise gouvernance : enthymème et textualisation

Par enthymème, ici nous désignons une forme abrégée du syllogisme dans laquelle on sous- entend l’une des deux prémisses ou la conclusion. Partant de l’hypothèse que si la consultation 53 est importante en démocratie, alors la gouvernance politique qui se veut démocratique doit être consultative, nous admettrons que l’autorité politique doit périodiquement consulter les masses populaires, par le biais du dialogue social. Il résulte qu’une gouvernance sans dialogue est problématique. Selon les termes d’Aristote repris par Denis Bertrand, l’enthymème est au discours narratif ce que le syllogisme est à la dialectique (Bertrand 2000 : 31). Il convient alors de relater la trame de l’histoire qui constitue la toile de fond de la pièce théâtrale de Zinsou, La gouvernance concertée.

2. Aperçu synoptique de La gouvernance concertée : contexte politique fictif

La gouvernance concertée est une comédie satirique qui expose les manquements de la gouvernance politique africaine, marquée notamment par l'absence du dialogue entre l’autorité politique et les couches défavorisées de la population. On note dans la gouvernance, la corruption, l’impunité, l’intrusion des hommes religieux dans la sphère politique.

Dans une république africaine imaginaire, le Président de la République réunit son cabinet pour un conseil de ministres. L'objectif est d'écouter à travers ses collaborateurs les opinions des masses populaires sur sa gouvernance. Interrogé tour à tour, le Conseiller Spécial du Président de la République et le Ministre des Arts affirment que tout va bien au sein de la population et que selon les sondages, la cote de popularité du Président ne cesse d'augmenter. Cependant, le Président n’a pas l’esprit tranquille car récemment, il a eu un cauchemar qu’il présage être signe annonciateur de la déstabilisation de son pouvoir. Dans le cauchemar, le Président se voit assis sur un rocher, puis aperçoit en contre bas de ce rocher un vaste terrain recouvert d’herbes sèches et de pousses vertes qui s’étendent à perte de vue (LGC : 36). Un vent terrible se déchaîne et des gouttelettes d’eau tombent. Alors une grosse main posée sur quelque chose de blanc apparaît devant lui. Un vent impétueux se mit à souffler. Comme le vent est impétueux, le chapeau du Président s’envole de sa tête sans qu’il n’ait la possibilité de le rattraper. Viennent ensuite des tourbillons. Après ces tourbillons, le chapeau éclate dans le lointain comme un obus puis des cris forts se font entendre. Ces cris sont si forts que le Président sursaute de son lit en hurlant (LGC : 42).

Pour comprendre ce cauchemar, le Président fait venir trois interprètes de rêve qui utilisent le symbolisme du monde mystique pour l’interpréter. Les herbes sèches et les pousses verte, disent- ils, symbolisent les conflits de générations, les vieux qui peuplent la fonction publique au détriment des jeunes qui se retrouvent au chômage. Les gouttelettes d’eau symbolisent les larmes que versent le peuple en général et la jeunesse en particulier, par le fait du chômage. La grosse main posée sur le carton blanc symbolise le blocage dans l’administration publique : les agents de l’administration bloquent des dossiers qui doivent parvenir au Président de la République pour signature. Le vent en furie représente la colère du peuple. Le chapeau symbolise le pouvoir ; l’échappement du chapeau dans la tempête signifie la perte du pouvoir par le Président. Quant aux cris qui se font entendre, il s’agit des cris de colère et de révolte de la jeunesse étouffée par la présence des vieux dans l’administration, puis des cris de dénonciation d’injustice et de corruption (LGC : 48). Dans leurs explications, les interprètes révèlent qu’il y a une grogne grandissante au sein de la population et que le Président devait revoir sa façon de gérer les affaires publiques et surtout celles de la population. C’est alors que le Président de la République décide d’accorder une audience à cinq personnes choisies au sein des couches vulnérables de la société : un mendiant, un étudiant, une veuve, une vieille dame et un jeune diplômé sans emploi. Il écoute avec intérêt leurs opinions sur sa gouvernance. Il ressort de son entretien avec eux que 54 la population est opprimée, délaissée et privée de ses droits. Les charges sont accablantes pour le Président : Il est accusé d’être le président d’une minorité, de son club d’amis, son cabinet plus précisément. En plus, ses ministres volent et détournent le denier public, se maintiennent et maintiennent leurs proches dans la fonction publique au-delà de l’âge de la retraite. Ils organisent des concours et font réussir frauduleusement leurs proches et connaissances puis arrachent impunément les terres des autochtones au nom de l’Etat.

Le Président de la République ayant eu connaissance de la vérité décide alors de faire justice lui-même aux opprimés en leur restituant les biens volés par ses ministres puis enclenche des procédures pénales contre eux.

2.1. Les signaux d’une mauvaise gouvernance ou la métaphore perceptive

L’auteur en créant une situation de mauvaise gouvernance crée également une situation de métaphore perceptive où il est possible au lecteur de percevoir dans le futur une possible déchéance du pouvoir politique d’où la nécessité d’y remédier. Nous avançons cet argument dû au fait que c’est dans un rêve (un message codé) que le Président va dénicher les preuves de sa gouvernance chaotique. Ses ministres ne lui ont pas dit la vérité ; selon eux tout va bien. Dans La sémantique structurelle, Algirdas Julien Greimas a expliqué qu’une relation actantielle existe entre les mots, les concepts et les symboles dans un récit narratif. Adoptant son analyse, nous analysons le discours des personnages que créé Zinsou en tenant compte de la fonction qu’ils occupent dans le système du récit. Certains de ces personnages comme les interprètes de rêve sont des prototypes de valeurs que l’auteur défend et d’autres comme les ministres celles qu’il déconstruit. Pour commencer, les interprètes du rêve sont prototypes de la vérité recherchée par le Président puisqu’ils disent la vérité au Président ; tandis que les ministres s’inscrivent en faux de ses idéaux. La sémantique de Greimas, du moins sa sémantique structurelle, nous introduit au concept de sème, partie d'un signifié. Le sème est une unité minimale de signification entrant, comme composant dans le sens d’une unité lexicale. Le cauchemar du Président de la République est un sème. C’est à partir de ce cauchemar qu’il décide de faire une auto-critique et d’améliorer sa gouvernance. La répétition d'un sème constitue une isotopie. Au palier du texte (ou palier discursif, par opposition aux paliers du mot et de la phrase), les isotopies, comme les sèmes qui les fondent, se classent en figuratives, thématiques et axiologiques (Greimas, 1966 : 46). Dans notre analyse, le figuratif recouvre le rêve du Président de la République et les objets perçus dans ce rêve. Ils sont perçus « dans un univers de discours donné (verbal ou non verbal), tout ce qui peut être directement rapporté à l'un des cinq sens traditionnels : la vue, l'ouïe, l'odorat, le goût et le toucher ; bref, tout ce qui relève de la perception du monde extérieur. » Par opposition, la thématique, elle, « se caractérise par son aspect proprement conceptuel. » (Greimas et Courtés, 1979 :274-275). Par exemple, dans le contexte politique où nous sommes, la mauvaise gouvernance est une thématique dont les différentes manifestations sensibles constituent des figures : l’injustice, la corruption, le détournement du denier public.

La sémantique structurale de Greimass nous permet de dire que dans La gouvernance concertée le choix de l’auteur de donner des noms communs aux personnages est un signe d ’inclusivité, c’est-à-dire que toute personne dans la société peut se comporter comme les personnages dans cette pièce. Aussi, les signes constitutifs du pouvoir politique sont le chapeau ; le sceptre, le fauteuil renforcent la perception de l’autorité. Le décor dans la salle de conférence de la présidence de la République où on voit une grande table, l’apparence des vieillards qui marchent en s’appuyant sur les cannes, le podium. Il existe dans cette pièce des éléments du discours qui 55 renseignent sur l’état des lieux de la gouvernance africaine qui ne comble pas les attentes de la population. L’absence du dialogue social, les élections frauduleuses, le sous-emploi des jeunes, l’embrigadement de la fonction publique par des personnes âgées qui devaient être admises à la retraite, la corruption généralisée et la gabegie sont quelques-unes des pratiques qui remettent en cause le rôle de la gouvernance politique africaine dans l’œuvre.

La sémiotique narrative greimassienne prend en compte tout ce qui renvoie à un sens imagé, illustratif, symbolique ou non mais qui diffère des attributions premières que lui confère la première lecture ou observation. Dans la lecture de La gouvernance concertée, nous notons qu’Edgar Okiki Zinsou dépeint la gouvernance africaine en s’appuyant à la fois sur des éléments physiques et réels ainsi que sur des éléments magiques et spirituels. Tandis que les personnages s’appuient sur la subjectivité et les sensations émotionnels pour interpréter les éléments spirituel et magiques comme les rêves, les éléments physiques du monde réel comme la gestion des affaires courantes, celle des biens vestimentaires, alimentaires et sont connus et maîtrisés. Les éléments du monde visibles et ceux du monde invisible se côtoient dans une dialectique dichotomique et antinomique. Ainsi, pour raffermir son règne, le Président de la République fait recours à sa compétence intellectuelle et physique mais pour la connaissance des faits futurs, il fait recours aux forces providentielles dont il ne maîtrise pas la portée réelle.

Si la dictature et la corruption constituent un frein à la bonne gouvernance, la consultation sociale devient, quant à elle, un des préalables fondamentaux pour un développement durable. Il s’en suit que les prototypes « gouverner », « concerter » et « dialoguer » partagent une complicité discursive devant aboutir à un même résultat politique qui est la bonne gouvernance démocratique. ‘Le langage dans La gouvernance concertée a deux interprétations : le premier fait référence au moyen de communication qu’utilise le dramaturge Zinsou pour véhiculer le message théâtral. Mais ce langage revêt un sens plus profond lorsque Zinsou par la voix et la conscience des personnages notamment le Président de la République, ses ministres et le peuple diffuse des codes langagiers, des signes et symboles de communication qui vont au-delà des communications verbales courantes pour se loger dans l’abstrait du rêve, et du mystique. Du rêve du Président de la République à son interprétation, Zinsu utilise des signes comme le vent, l’air, les herbes pour construire la symbolique du mysticisme dans la société africaine où la croyance en des forces mystiques est réelle. Dans leurs représentations symboliques, ces éléments de la nature comme l’air, les herbes et le vent participent à construire le discours théâtral de l’écrivain dont la finalité est de déconstruire la médiocrité de la gouvernance pour construire l’excellence. Outre ces symboles, il y a également une deuxième signification de la parole. Ici c’est le discours théâtral diffusé par la conscience narrative du dramaturge. Zinsou lui-même manipule les personnages-mêmes et les réalités auxquelles ils renvoient. Par exemple, le mendiant est un personnage qui représente la misère du peuple, tandis que le Conseiller du Président qui est chef religieux représente les sycophantes. Pour le Président de la République, le rêve est à la fois une ambition et un avertissement. Deuxièmement, nous avons choisi la sémiotique pour montrer le rapport interdisciplinaire qui existe entre la littérature et la linguistique, deux disciplines qui se veulent complémentaires. Ce rapport se justifie dans la mesure où la littérature s’appuie sur la langue pour créer de l’esthétique de l’art narrateur.

Il s’agit entre autres des éléments et faits perçus dans le rêve du Président de la République auxquels il demande une interprétation symbolique aux interprètes de rêve puis à son conseiller Spécial. La symbolique du rêve intervient dans la pièce comme un élément de référence pour le Président qui est déçu par le manque de sincérité de ses collaborateurs. En l’absence d’un proche 56 collaborateur qui puisse lui rendre fidèlement compte des doléances du peuple, il va chercher dans ses rêves des éléments pouvant lui donner des informations sur ce que veut le peuple :

Le Président de la République : J’étais assis sur un rocher. Je voyais en contrebats, un vaste terrain, recouvert d’herbe sèche et de pousses vertes qui s’étendaient à perte de vue. Un vent terrible y soufflait. Des gouttelettes d’eau tombaient, une à une, des pousses vertes. Ensuite, une grosse main, posée sur quelque chose de blanc, apparut devant moi. Soudain, un vent terrible se mit à souffler. Je voyais mon chapeau s’envoler, sans pouvoir le rattraper. Après des tourbillons, ce dernier éclata dans le lointain, comme un obus. Enfin des cris se firent entendre. Ces cris étaient si forts que j’ai pris peur et me suis réveillé, le cœur battant, en hurlant (LGC : 36- 37).

Dans ce rêve du Président, on note la présence d’éléments symboliques tels le rocher, vent, l’herbe, des gouttelettes d’eau, le chapeau, le tourbillon, puis des couleurs comme le vert, le blanc qui renvoient à des réalités profondes. On note en tout neuf signes : le rocher, le terrain vaste, les herbes sèches, les pousses vertes, les gouttelettes d’eau, la grosse main posée sur le carton blanc, le vent, le chapeau, puis les cris.

Vues d’une perspective sémiotique : En restant dans la logique greimassienne, nous pouvons affirmer que Zinsou construit une sémiotique qui rend compte de deux éléments de la perception à savoir la direction et la tournure. La métaphore du rêve renvoie à la fois à une déconstruction de l’état démissionnaire qui ne joue plus son rôle de garant du bien-être des populations, mais aussi à une construction de l’imaginaire, créatrice de l’auteur qui prône un changement de vision et de méthode de fonctionnement : « Désormais, la question de l’emploi doit être résolu autrement ; l’Etat forme les étudiants et les met à la disposition du privé qu’il accompagne, à travers des facilitations. Il doit mettre des budgets conséquents » (LGC :89). Pour reprendre les propos de Pierre Ouellet, une telle métaphore est liée, indépendamment de son contenu sémantique, à deux modalités de la perception à savoir, « image » et « trope » (Ouellet, 2000 : 17). En tant qu'image ou figure, elle donne à voir ou à imaginer, faisant ainsi appel à la vision, et comme trope, elle est « direction », « tournure », « manière d'être tournée vers », qui veut dire « tourner » ou « détourner », « conduire » ou « diriger », « transformer » et « altérer », selon la modalité propre au « mouvement », sensible aussi dans la définition même du mot comme « changement de lieux » (Ibidem). Forme du mouvement qui donne à voir, tournure qui fait figure, mode du changement qui fait apparaître un état de choses sous différents angles, la métaphore est rapportée aux domaines des apparences bien davantage qu'à ceux de l'être ou de l'étant : elle serait une pure manière de voir et de tourner les choses selon tel ou tel aspect, indépendamment de leur vérité ou de leur existence ontologiques, sur lesquelles elle ne dirait rien puisqu'elle n'aurait rien à voir avec sa référence ou ce dont elle parle, tout entière vouée à ce qu'elle en dit, à la façon dont elle en parle, qui relève du regard et de son orientation bien plus que de la chose ou de l'état de fait visé.

Ainsi, de l’analyse textuelle se dégage ici les concepts de « l’isotopie » et « axe sémantique » utilisés par Greimas pour éclairer l’analyse sémiotique narrative. Selon Greimas, l’isotopie est la combinaison de plusieurs classèmes dans un discours littéraire, tandis que l’axe sémantique constitue l’unité minimale de la signification. Les deux concepts interviennent dans l’interprétation du rêve du Président de la République. 57 François Provenzano affirme que, dans une approche greimassienne, le rapport entre deux axes de réflexion est dynamisé par des opérations d’allusion, quipermettent à l’auteur de faire osciller son discours vers d’autres modalités énonciatives que celles prévues sur l’axe inférieur (François Provenzano, 2011 :60). Dans notre contexte, cela veut dire que Zinsou utilise l’art dramatique comme un outil d’interpellation de la conscience collective des acteurs politiques, invitant par ce biais à une prise de conscience dans la gestion des affaires de l’état. Deux niveaux de style langagier se pointent, celle symbolique ou imagée et celle directe, créant ainsi un ethos allusif à la fois persuasif et dissuasif. Cet ethos allusif se manifeste précisément dans les passages ou l’auteur renforce le discours moral, où le symbolisme sert d’ouverture au champ problématique de la variation diachronique et stylistique. Deux marques rhétoriques distinguent ces passages : l’usage abondant des guillemets, qui témoignent d’un savoir importé mais non assumé par le sémioticien, et le recours à des tournures approximatives, qui tranchent radicalement avec le souci de rigueur terminologique et de précision dénotative affiché dans le texte. « Il est possible que […] », « soit essentiellement », « d’une certaine manière », « ce qu’on appelle le discours moderne », « dans certaines de ses réalisations », « parfois certains genres littéraires » (Provenzano, 2011, op cit).

Les signes et symboles jouent un rôle important dans cette pièce car elles participent à la construction de la vision sociale de Zinsu qui s’attèle à relever les mauvaises pratiques des administrations politiques et publiques qui freinent le développement, étant à la base du sous- développement des pays africains. Cette vision est celle d’un état de droit et de développement. Sélom Komlan Gbanou pense que dans le langage théâtral tel que celle déclinée par Zinsu:

La pertinence des signes distinctifs dans leurs rapports aux référents sociaux, est porteuse d’un regard dynamique sur la société dont [le dramaturge] recherche les fonctions de représentations en se fondant sur un questionnement récurrent : comment peut-on appliquer à un Etat moderne, dans un monde en plein évolution, les paramètres rétrogrades d’une gouvernance traditionnelle qui fait du pouvoir politique le privilège d’une famille soutenue par l’ancienne puissance coloniale, et un cartel de mendiants internationaux aux titres ronflant de conseillers, d’avocat des chefs d’états […] ? (Gbanou 2013 : 12).

Un autre objectif poursuivi par Zinsu dans La gouvernance concertée est de faire voir les pratiques scandaleuses dans l’administration publique qui freinent le développement social et créent les inégalités entre les citoyens. Pour ce faire il dépeint la corruption, le népotisme, l’ethnocentrisme puis l’injustice dans la distribution des emplois et des biens collectifs. Dans le Conseil des ministres qui a ouvert la pièce, Edgar Okiki Zinsu a créé une trame dans laquelle signes et symboles revêtent un sens particulier dans l’interprétation et la compréhension de la gestion du pouvoir. Le Président de la République (tel désigné dans la pièce) a l’ambition d’une gouvernance de qualité mais s’est entouré d’un cabinet et de conseillers sycophantes et égoïstes qui lui font de faux rapports ; rapports selon lesquels toutes les populations se portent bien et les masses populaires l’aiment. Cependant, la réalité c’est la grogne sociale au sein de la population, vues les multiples scènes d’injustice, de corruption, et de détournements dont font montre les membres du gouvernement et le conseiller spécial du Président. Le Président de la République accorde alors une audience spéciale à un mendiant, un étudiant, une veuve, une vieille dame, un jeune diplômé sans emploi en vue d’écouter leurs doléances et leur opinion sur sa gouvernance. Cette concertation constitue une forme de dialogue social dont l’objectif est de créer un cadre de consultation en vue d’identifier les vrais besoins de la population et de les satisfaire. 58 Ferdinand de Saussure dans son article «Le Signe Linguistique» dit: “[…] we must put both feet on the ground of language and use language as the norm of all other manifestations of speech. Actually, among so many dualities, language alone seems to lend itself to independent definition and provide a fulcrum that satisfies the mind” (Saussure, 1985: 29). [Nous devons rester de pleins pieds sur le terrain du langage et utiliser le langage comme la norme des autres manifestations du discours. En réalité, parmi tant de dualités, seul le langage semble se prêter à une définition indépendante et fournit un pivot qui satisfait l’esprit] [ma traduction]

De cette interprétation, il ressort que la langue telle qu’utilisée dans la fiction, et notamment dans La gouvernance concertée, revêt un sens plus aigu que les mots du discours ne le suggèrent à première lecture. Zinsu produit une sémiotique théâtrale qui s’appuie sur les éléments symboliques du rêve du Président de la République pour construire une idéologie perfectionniste du mécanisme de gouvernance politique. Les signes dans la pièce renvoient ainsi à une lecture Saussurienne du rêve qui veut que la « langue » prenne appui sur « la parole » pour produire un décryptage signalétique du discours socio-politique utilisée par le dramaturge. C’est ce que Keir Elam suggère lorsqu’il dit que,“Beyond this basic denotation, the theatrical sign inevitably acquires secondary meanings for the audience, relating it to the social, moral and ideological values operative in the community of which performers and spectators are part” (Elam, 1982: 7). « Au-delà du sens dénotatif, le signe dans le théâtre acquière inévitablement pour le lecteur et l’audience des significations secondaires qui se rattachent aux valeurs sociales, morales et idéologiques agissant dans la communauté dans laquelle les acteurs et spectateurs vivent ».

C’est dans ce sens que Zinsu fait usage des personnages comme prototypes des couches sociales, et des symboles dans le discours du rêve pour faire allusion aux événements malheureux susceptible de se produire dans la société si les dirigeants politiques ne prennent pas des mesures idoines pour pallier aux phénomène de chômage des jeunes, réduire au maximum ou même éradiquer la corruption et l’injustice.

De l’interprétation fournie par les interprètes de rêves, le rocher symbolise la tour d’ivoire dans laquelle s’est enfermé le Président. Le terrain vaste symbolise le pays. En clair, le Président s’enfermant dans sa tour d’ivoire est éloigné de la population, ignorant ainsi ses souffrances : « de votre tour d’ivoire, vous regardez le peuple qui est à des années-lumière de vous. Vous l’ignorez royalement » (LGC : 39). Les herbes sèches et les pousses vertes juxtaposées signifient les conflits de générations et d’intérêts. Dans la République, il se trouve que les personnes âgées déjà admises à la retraite sont encore en fonction alors que les jeunes diplômés triment dans les rues. Cette situation créé un bras de fer entre les deux générations, les vieux et les jeunes : « les vieux peuplent l’administration publique et empêchent les jeunes d’avoir accès à un emploi durable » (LGC : 41). Puis, « un grave conflit couve dans le pays » (LGC : 40). Les gouttelettes d’eau renvoient aux larmes que versent le peuple et la jeunesse en particulier. Zinsou dépeint une situation larmoyante où les masses populaires constituées en majorité des jeunes sont aux abois et se lamentent du fait du manque d’emplois pour eux, tandis que les vieux occupent des postes dans l’administration publique. La main posée sur le carton fait allusion aux blocages dans la transmission des dossiers au chef de l’Etat. Plus précisément, certains collaborateurs du Président font main basse sur des documents qui lui sont destinés. Ils l’empêchent d’avoir accès à ces documents parce que « la souffrance du peuple s’y trouvent » (LGC : 44). La résultante de cette situation de blocage est la colère du peuple, car, n’ayant pas de réponses à ses multiples doléances, le peuple s’enflamme de colère. C’est ce que symbolise le vent et le chapeau. Le vent en furie est synonyme de la colère du peuple tandis que la couronne symbolise le pouvoir. Le 59 vent qui a emporté le chapeau est révélateur d’une potentielle perte de pouvoir du Président de la République, si rien n’est fait pour remédier à la mauvaise gouvernance. Les cris qui se firent entendre sont également symboles de la colère du peuple. Il s’agit à la fois « des cris de colère et de révolte d’une jeunesse étouffée par la présence incongrue et encombrante des vieux dans l’administration » (LGC : 45) puis « des cris de dénonciation des actes d’injustice et de corruption, des arrestations arbitraires » (LGC : 45).

3. L’écoute ou le dialogue social comme palliatifs pour une gouvernance acceptable

3.1. L’écoute

Zinsou montre que si les dirigeants politiques développaient une écoute attentive au sein de la population, cela leur permettrait de desceller les vrais maux qui minent la société et les résoudre.

Selon le critique Gilles Thérien, dans un texte littéraire, les images s’abritent derrière les mots. D’une certaine façon, le signe ou symbole littéraire véhicule des sens en rapport avec leurs contextes et surtout leur domaine de définition discursive et textuelle. Dans le texte théâtral ici, le signe apparaît comme un renfort de la tonalité du discours que le dramaturge tient en vue d’impacter le lecteur/spectateur pour générer la catharsis :

C’est le partage entre deux nécessités, celle du code et de son caractère universel, et celle de la réalisation ponctuelle d’un signe en contexte. Dans la perspective d’une sémiotique qui se donne un programme scientifique à partir de la proposition d’un Barthes pour qui « tout est discours », il est vite apparu obligatoire de s’en tenir à des catégories générales qui fassent apparaître la structure sémantique des textes (Thérien, 2007 : 207).

Le dirigeant devait aller au-delà des propos des proches collaborateurs pour initier un dialogue social pouvant permettre aux populations d’exprimer leurs besoins au premier responsable politique du pays. Souvent, le dirigeant politique a pour collaborateurs des sycophantes qui, loin d’être véridiques, pour la plupart, louent le chef de l’Etat pour gagner des faveurs.

Pour l’étudiant, les inégalités sociales qui existent entre les riches et les pauvres dans la société est un symptôme de mauvaise gouvernance qui pouvait se résoudre si le Président se concertait avec la population afin d’entreprendre des actions salutaires pour répondre à leurs besoins.

L’Etudiant Le peuple souffre. La vie coûte excessivement cher. Des milliers de jeunes sont sans emploi. Les travailleurs sont sous-payés et l’Etat leur doit des arriérés. Quant à vos ministres, ils jouissent intégralement de leurs salaires et indemnités ! (Murmures) Pour un bobo, ils vont au Val-de-Grace. Pour se procurer une boîte de lait ou des concombres, ils prennent l’avion pour Paris, aux frais de la prin… (LGC:63)

L’Etudiant finit son discours en disant que « C’était juste pour attirer votre attention sur le grand fossé qui sépare les promesses en périodes électorale de la réalité que vit le peuple aujourd’hui » (LGC : 64). Cette remarque courageuse reflète l’attitude d’un personnage qui tient à dire la 60 vérité, prenant ainsi le risque de subir des sanctions de l’autorité. L’étudiant incarne la force intellectuelle de l’Elite. Il symbolise à la fois l’intelligentsia et le rayonnement du savoir.

Si le discours du mendiant est axé sur l’identification des signaux qui marque la vie des masses populaires comme vivant sous le seuil de la pauvreté, malgré le fait que ce sont ces masses populaires qui l’ont élu pour qu’il améliore leurs conditions de vie et de travail, celui de l’étudiant est axé sur les inégalités sociales. Ces inégalités sociales sont créées par la mauvaise gestion des ressources de l’Etat, la corruption qui font qu’une minorité s’accapare des biens publics, réduisant la majorité à la misère.

3.2. Le dialogue constructif du changement

Le dialogue social constructif du changement et d’une gouvernance participative est celle qui tient compte des préoccupations de toutes les composantes de la société. Zinsou l’a démontré lorsque vers la fin de la pièce, il fait entreprendre au Président de la République une série de consultations et manifeste le désir de trouver une solution durable aux préoccupations des citoyens, notamment l’éducation et l’emploi des jeunes, la restitution des biens confisqués et la protection des personnes âgées et vulnérables. Le vrai discours susceptible de jauger de façon objective les actions du gouvernement se trouve être celui que tient le citoyen lambda et qui partage le quotidien des couches vulnérables. Le Président de la République a accordé tour à tour une audience à certaines personnes de la société civile qu’il a désignées et qui représentent leurs bases notamment le mendiant, l’étudiant, la veuve, la veille dame puis le jeune diplômé sans emploi. Dans leurs plaidoyers au Président, ils ont dit ce qu’ils vivent au quotidien afin de permettre au Président de comprendre le vécu quotidien des populations.

Le Président de la République : […] Des citoyens brûlent d’impatience de me rencontrer. Mais, leurs demandes d’audience, paraît-il, sont demeurée sans suite, depuis des mois … Ne sachant pas pourquoi ils insistent, j’ai alors instruit d’organiser une série de rencontres spéciales pour les recevoir (LGC : 48, 50).

La volonté d’accorder une audience aux citoyens vulnérables est un signe positif du Président de la République de vouloir bien faire. L’écoute des citoyens lui permet de s’imprégner des réalités du vécu quotidien de ses administrés. Un dialogue constructif du changement doit être basé sur l’écoute et doit être inclusif.

De ce point de vue, l’écrivain positionne le débat sur la bonne gouvernance dans la sphère de dialogue permanant entre dirigeant et dirigés. Le mécanisme qui permet de diagnostiquer les vrais problèmes de la société est celui de l’écoute. De la sémiologie de la texture de Zinsu se dégage une complicité discursive qui rattache les signaux perçus dans le rêve du Président aux symptômes de la déficience démocratique. Il y a souvent un grand écart entre gouverneur et gouvernés lorsque le gouverneur s’enferme dans sa tour d’ivoire et ne reçoit les nouvelles de la population que par l’intermédiaire de ses proches collaborateurs les ministres, les députés et les juges. Un autre signe imbriqué dans l’écoute est la sympathie. Lorsque les interlocuteurs notamment le Mendiant, l’Etudiant, La Veuve, la Pauvre Dame et le Diplômé sans Emploi parlent de leurs vécus au Président, il sympathise avec eux. Il est vrai qu’à ce point, il n’a pas encore définitivement résolu leurs problèmes mais la sympathie manifestée à leur endroit constitue un signe d’espoir chez les interlocuteurs. 61 Le Mendiant : Monsieur le Président, c’est une fierté et un honneur pour moi d’approcher le roi et sa cour… Moi, je ne vous ai jamais vu, Monsieur le Président, parce que je n’ai pas de boîte…euh… […] Je veux que l’Etat crée les conditions favorables à un emploi durable pour les jeunes, c’est tout ! (LGC : 52, 53, 56).

La démarche du mendiant ici est prescriptive. De la diagnostique posée, il relève une distanciation des autorités politiques des masses populaires qu’elles gouvernent. Une lecture sémiologique de ce passage révèle comme signe caractéristique de mauvaise gouvernance l’écart des deux entités, gouverneur et gouvernés, entraînant du coup la rupture de dialogue social. Le mendiant reproche au Président de la République le fait que par le passé il était éloigné des masses populaires et de ce fait il était insensible à leurs souffrances. En plus, il ne s’approchait des populations qu’en période électorale pour solliciter leurs voix. Une fois obtenues, il se dérobait des populations, s’enfermant dans sa tour d’Ivoire où il menait une vie de luxe loin de ses électeurs. Cet état de fait constituait pour le mendiant une preuve de négligence et un signe précurseur d’une grogne sociale qui pouvait aboutir à un soulèvement populaire. Un tel soulèvement pouvait engendrer la chute du régime oligarchique du Président de la République. Zinsu reproche surtout à ses personnages politiques en l’occurrence le Président, le fait qu’il dirige son pays dans l’idéologie impérialiste issue de la civilisation occidentale. Dans une lecture plus biaisée, l’on pourrait dire que le mendiant représente les masses populaires défavorisées des nations ex-colonisées que l’Europe impérialiste cherche toujours à maintenir sous la domination néocoloniale. L’écrivain kenyan NgugiwaThiong’o a dénoncé le fait que l’impérialisme culturel européen se loge dans les systèmes éducatifs africains à travers la langue, créant ainsi ce qu’il appelle le conditionnement de l’esprit. “A people's culture is an essential component in defining and revealing their world outlook. Through it, mental processes can be conditioned, as was the case with the formal education provided by the colonial governments in Africa.” (Ngugi,1981 : 100). [La culture d’un peuple est une composante essentielle en définissant et en révélant leurs perceptions du monde. A travers elle le système mental peut être conditionné, comme ce fut le cas avec l’éducation formelle dispensée par les gouvernements coloniaux en Afrique].

Tout comme les esprits éclairés des nations africaines ex-colonisées qui refusent de se laisser endoctriner par le néocolonialisme, adhérant plutôt à ce que Ngugiappelle « décolonisation de l’intellect » [Decolonizing the mind] (Ngugi, 1981 : 5), les personnages issus des milieux défavorisés ont aiguisé leurs consciences à travers les expériences de la vie quotidienne moulées dans la souffrance et la précarité puis refusent désormais de se laisser berner par des discours flagorneurs et démagogiques du Président de la République.

La Veuve : Il y a trop d’injustice dans ce pays, Monsieur le Président. Et nous qui n’avons personne, sommes condamnés à subir, toute notre vie, l’affront de ces hommes bien placés qui se disent vos collaborateurs ou vos protégés (LGC : 67- 68).

De cette analyse de la gouvernance faite par la veuve, nous constatons que l’abus du pouvoir participe à la sémiologie d’une mauvaise gouvernance en Afrique, également un signe indicateur du néo-colonialisme. De la mauvaise gouvernance du régime du Président de la République descellée, l’auteur visualise des réformes politiques où la gouvernance prend en compte les 62 préoccupations des couches populaires vulnérables dans les sociétés africaines. Le Conseiller Spécial du Président se réclame être un chef religieux mais il se livre à des exactions, en conflit quant aux propriétés foncières de la veuve sous-prétexte qu’elle veut construire une église. L’abus de pouvoir et l’impunité vont de pair dans la pièce. Zinsu utilise ces faits pour exposer les syndromes des régimes dictatoriaux en Afriques où la pratique est monnaie courante.

Conclusion

Dans cet article nous avons trouvé comme résultats deux faits majeurs. Premièrement, Zinsoua établi une relation intrinsèque entre le dialogue social et la bonne gouvernance. Le dialogue social est une des préalables d’une gouvernance inclusive. Les symboles jouent un rôle déterminant dans La gouvernance concertée du fait qu’ils renseignent sur le sens des concepts et stimulent la réflexion chez le lecteur ou le spectateur. Deuxièmement, la décadence morale dans les Etats africains postcoloniaux est un véritable frein au développement de l’Afrique, d’où la nécessité de sensibiliser la conscience collective des élites pour une amélioration des mécanismes de gouvernance. Edgar Okiki Zinsoua - au-delà du comique qu’offre le théâtre - veut utiliser l’art théâtral comme outils de réflexion sur les réformes politiques qui s’imposent aux pays africains s’ils veulent amener le changement positif en Afrique.

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MBOUDJAK, LE CHIEN QUI PARLE : L’ALLEGORIE HUMANISTE DANS TEMPS DE CHIEN DE PATRICE NGANANG

Abou-Bakar MAMAH Professeur Assistant de Français et d'études francophones Rhodes College, Memphis TN USA

[email protected]

Résumé :

Si l’introduction de l’animal dans la littérature n’est pas un fait nouveau, comme Les fables de la Fontaine qui en restent une illustration classique, Temps de chien marque une particularité dans la production romanesque de Patrice Nganang. Mais à chaque fois que l’animal est présent dans le texte ensemble ou parfois au même titre que les personnages humains, qu’il soit explicitement personnifié ou pas, cela laisse à croire qu’il y a un message que l’auteur tente de véhiculer dans l’intérêt des hommes, mais qu’il dissimule à travers l’être animal. L’allégorie dans ce roman est symbolisée par le chien Mboudjak qui s’identifie à tous et à personne, inclus l’auteur lui-même, en quête permanente de l’humanisme à travers les sous-quartiers de à Yaoundé. Ce qui nous amène à recentrer l’intérêt majeur de ce travail autour donc du thème de l’humanisme et du personnage principal du roman, le chien Mboudjak et son double dans le jeu d’identification à l’auteur Nganang et à d’autres personnages. Ceux-ci, dans un jeu de cirque, s’identifient aussi au même auteur aussi bien qu’au chien Mboudjak avec tous à la clé un seul et même projet commun : la quête de l’humanisme à travers la pertinente question « Où est l’homme ? »

Mots-clés : littérature africaine, patrice nganang, animal, humanisme, allégorie

Abstract:

If the introduction of the animal into literature is not something new, like The Fables of La Fontaine that remain a classic illustration, Temps de chien marks a particularity in the works of Patrice Nganang. But anytime the animal is introduced in the text, together or sometimes in the same way as the human characters, whether it is explicitly personified or not, it suggests that there is a message that the author would like to convey in the interest of human beings, but which he conceals through the animal. The allegory in this novel is symbolized by the dog Mboudjak who identifies with every character, including the author himself, in permanent quest for humanism through the neighborhoods of Madagascar in Yaoundé. To that end, we will focus on the theme of humanism and the main character of the novel, the dog Mboudjak and his double in the game of identification with the author Nganang and some other characters. They are all together pursuing the same project: the quest for humanism through the leitmotiv "Where is the human?

Key words: african literature, patricenganang, animal, humanism, allegory

Classification JEL ZO

65 A contre-courant d’une littérature dite « Littérature monde », c’est-à-dire, celle qui regrouperait les auteurs d'expression française du monde entier, Patrice Nganang préfère restituer son champ littéraire dans le contexte négro-africain et plus particulièrement dans son Cameroun natal. Dans une pareille dynamique littéraire, il a choisi de s’intéresser au quotidien du citoyen camerounais épris de paix et de liberté, voué à une vie monotone et misérable au sein des sous-quartiers de Madagascar qui servent de champ de recherche de l’humain au chien Mboudjak en tant que justement « chercheur en sciences humaines (Nganang, 2003: 104) ». D’entrée de jeu, Mboudjak, le chien, cristallise l’attention du lecteur sur sa personnalité et au même moment il lui lance aussi un défi : « Je suis un chien. Qui d’autre que moi peut le reconnaître avec autant d’humilité ? (Nganang, 2003 : 13) ». C’est ainsi que s’explique l’allégorie de Nganang qui s’interroge sur ce que l’homme a d’humain en lui ou le très peu d’humanité des humains. Au centre de son anthropomorphisme se trouve le chien Mboudjak à qui l’auteur attribue les capacités humaines. Le fait que ce soit un animal qui incarne la voix narrative et non un personnage humain, n’est pas anodin. Cela pourrait se comprendre à travers cette clarification de Florence Paravy, cité par Yves Clavaron :

Telling a story through an animal narrator is […] a way of changing fundamental questions, such as the construction of individual and collective identities, into a reflection on humanity different from both animality and inhumanity ...Temps de chien examines the human species through a fundamental question: ‘‘Où est l’homme ?’’ …, which invariably faces the acknowledgement of generalized inhumanity in a world where ‘‘l’homme n’est pas le frère de l’homme …’’ (Clavaron, 2012:556).

Ceci laisse entrevoir ce que pourrait représenter le chien Mboudjak pour les hommes, son animalité qui est à la fois rejetée et acceptée. Ce que l’on sait et fait de lui et par-deçà le marché, ce que le mot « chien » peut donner comme connotation. A travers le leitmotiv « Où est l’homme ? (Nganang, 2003: 43) », Temps de chien semble poser la question de l’essence même de l’être humain. Une question qui reprend ici de façon plus ou moins explicite la préoccupation de Diogène, dit le Chien, se promenant en plein jour une lanterne à la main et clamant : « je cherche l’homme ». Selon le sociologue polonais Zygmunt Bauman, « Humans were not born, but made. They still needed to become human – and in the course of becoming human (a trajectory full of hurdles and traps which they would not be able to avoid or negotiate if they were left to themselves) they had to be guided by other humans, educated and trained in the art of educating and training humans (Bauman, 2005: 53) ». C’est exactement le rôle que s’est assigné Nganang, à travers l’allégorie humaniste qui met en vedette le chien Mboudjak en sa qualité de « Chercheur en sciences humaines ». Aussi devient-il crucial de souligner l’importance du double jeu de représentation du chien Mboudjak qui, d’une part, s’identifie à l’auteur lui-même et reste à la fois le narrateur et le personnage principal du roman et, d’autre part, est aussi celui qui, dans une perspective narrative, noue et dénoue les liens avec d’autres personnages qui ne sont pas des moins remarquables dans le roman. Avant tout, Mboudjak voudrait rassurer le lecteur de son statut d’animal qu’il ne renie pas, et qu’il assume d’ailleurs sans complexe. Affichant une attitude condescendante, il veut prouver aux hommes sa capacité de les comprendre et d’intégrer leur univers au sien propre dans sa quête de l’humanisme.

Parce que je ne me reproche rien, « chien » ne devient plus qu’un mot, un nom : c’est le nom que les hommes m’ont donné. Mais voilà : j’ai fini par m’y accommoder. J’ai fini par me reconnaître en la destinée dont il m’affuble. Dorénavant« chien » fait partie de mon univers, car j’ai fait miens les mots des hommes (Nganang, 2003: 13). 66 Mais cela n’empêche pas à Mboudjak de reconnaître aussi le statut des hommes qu’il côtoie tous les jours au bar de son propre maître, le Client est roi : « Heureux comme vous êtes, hommes qui n’avez pas de maître ! » (Nganang, 2003 :105) » de dénoncer aussi leur méchanceté qu’il redoute tant : « … c’est pour ne pas tomber une énième fois dans le piège de la cruauté humaine (Nganang, 2003 : 104) ». S’il regrette son anthropomorphisme : « Être pris pour un homme demeure cependant toujours l’insulte la plus terrible qu’on puisse me faire », il affirme néanmoins sa canitude qui fait sa particularité : « Me baladant, je suivais d’habitude mes intuitions canines (Nganang, 2003 : 191) ».

C’est donc conscient de son statut d’animal et de celui de l’être humain avec lequel il est appelé à cohabiter que le chien Mboudjak se lance dans une quête de l’humain, en prenant en compte la nature de celui-ci, notamment sa capacité de nuisance. Car l’homme peut paraître bien cruel, donc inhumain, bien qu’affichant un air de bonté à certains égards, comme ce « rire cannibale d’une femme (Nganang, 2003 : 195) ». Ou comme cette scène de ménage entre son maître Massa Yo et sa femme Mama Mado : « Il la regardait avec le même œil cannibale qu’il posait sur les filles du quartier (Nganang, 2003 : 128) ». Donc la méchanceté semble se lire chez l’être humain dans ses rapports avec ses semblables. Cette farce, cette comédie humaine est ce qui prompt le chien Mboudjak à s’arroger des attributs qui lui permettent d’abord de se distancer de l’inhumanité des êtres humains et ensuite de s’engager à découvrir ce qu’il y a d’humainement possible en eux : « Si d’ailleurs je prends mes gardes devant eux, ce n’est que par pur principe scientifique du chercheur en sciences humaines que je suis (Nganang, 2003 : 104) ». C’est le même langage que tient Mboudjak vis-à-vis de ses congénères de la rue : « Je leur disais que j’étais un chien de bar, et pour leur prouver que je les dépassais, je leur disais que j’étais un chien scientifique : ‘Un chercheur’ (Nganang, 2003 : 225) ». Quoi qu’on en dise, le nom Mboudjak même signifie « la main qui cherche » (Nganang, 2003 : 15). Et le verbe « chercher » étant un verbe transitif, l’on serait tenté de poser la question « la main qui cherche quoi ? ». Dans cette synecdoque particularisante, Mboudjak est lui-même cette « main » qui est à la quête de l’humanisme au sein des hommes qu’il croyait être bons Selon Emmanuel Levinas, « A l’heure suprême de son instauration – et sans éthique et sans logos –, le chien va attester la dignité de la personne. L’ami de l’homme – c’est cela. Une transcendance dans l’animal ! (Levinas, 1995: 201) ».

En effet, bien que Mboudjak se complaise dans son statut et qu’il ne se « reproche rien » en tant que chien, il tire sa gloire du surnom que son maître lui a donné : « Car en fin de compte, je préfère Mboudjak’ à ‘chien’, par pure vanité : ce nom me donne un certain ascendant sur mon maître (Nganang, 2003 : 16) ». Voilà autant de qualités que d’attributs qui vont légitimer la présence du chien Mboudjak comme un expert au sein de la communauté des hommes. En sa qualité de ‘chercheur’, il se retrouve en position de force pour sonder l’esprit, l’attitude, le comportement et le quotidien des habitants qu’il observe d’un œil attentif depuis les dessous des tables du bar de son maître Massa Yo:

Je regarde, moi, et je prends note. J’observe le monde par le bas. Ainsi, je saisis les hommes au moment même de leur séparation de la boue. De même, je saisis les moments d’anéantissement de leur humanité (Nganang, 2003 : 54).

Mboudjak, ce chien qui parle, narrateur et à la fois personnage principal de Temps de chien n’est donc pas un simple chien du bar Le Client est roi. Il n’est pas non plus ce chien galeux et errant 67 des sous-quartiers de Madagascar. Mboudjak est un « chercheur en sciences humaines », constamment à la quête de l’humanisme. C’est alors que toute la problématique de sa quête de l’humanisme se noue autour de cette question pertinente qui revient à plusieurs reprises dans le roman, relayée parfois par d’autres personnages : « Où est l’homme ? (Nganang, 2003: 43) ».

L’adverbe temporel « où » joue en lui seul la mise en abyme de la problématique et ne favorise pas une réponse singulière à cette question. « Où », donc par rapport à quoi ou à qui ? Est-ce par rapport à l’animal ou par rapport aux autres hommes, car dit-il ailleurs dans le roman : « l’homme n’est pas le frère de l’homme (Nganang, 2003 : 181) ». Et c’est la même observation chez Elisabeth de Fontenay qui a cité Montaigne dans Le silence des bêtes : « Montaigne ose écrire par exemple : ‘Un ancien Père dit que nous sommes mieux en la compagnie d’un chien connu qu’en celle d’un homme duquel le langage nous est inconnu. De sorte que l’étranger n’est pas un homme pour l’homme’ (de Fontenay, 1998 : 353) ». C’est ici que cela devient critique de pouvoir aisément saisir la nature de l’humanisme que recherche Nganang, un humanisme qu’il dissimule derrière l’anthropomorphisme du chien Mboudjak.

Si Montaigne donne à l’animal des dimensions humainement commensurables et l’élève à la hauteur de l’individu, Mboudjak est ce chien scientifique, « chercheur en sciences humaines », qui observe, analyse et juge les vices et les turpitudes des habitants des sous-quartiers de Madagascar à Yaoundé. S’appuyant sur ses atouts de chercheur, il s’intéresse à tous les détails de leur vie prise dans une complexité existentielle et dans l’absurdité.

Où est l’homme ? Une et une seule question. Posant systématiquement ma question, tous les jours je vois les hommes vaquer à leurs occupations, je vois Massa Yo se taire, et Soumi courir se cacher loin de moi. Oui, tous les jours, j’observe les hommes, je les observe, je les observe et je les observe encore. Je regarde, j’écoute, je tapote, je hume, je croque, je rehume, je goûte, je guette, je prends, bref, je thèse, j’antithèse, je synthèse, je prothèse leur quotidien, bref encore : j’ouvre mes sens sur leurs cours et leurs rues, et j’appelle leur univers dans mon esprit. Je regarde et j’aimerais bien comprendre comment ils font. Comment ils font quoi ? Comment ils font pour être comme ils sont ? (Nganang, 2003: 43).

Voilà autant de questions qui suscitent davantage la curiosité du chien Mboudjak. Apparemment son observation se révèle inefficace et cette impasse le poussera à redéfinir son approche scientifique dans sa quête de l’humanisme ou de ce qu’il a d’humain en l’homme, lui qui passe tout son Temps à étudier « la longueur et la largeur de l’humain (Nganang, 2003 : 59) ». Chercher à comprendre l’homme en tant surtout qu’un être de raison n’est pas une tâche facile et peut se révéler même comme une gageure. Mboudjak lui-même l’avoue et prend ses dispositions à travers cette ferme résolution en redéfinissant les règles du jeu :

Désormais c’est moi qui définirai le domaine de définition des choses. C’est moi qui nommerai même les choses et les êtres. C’est moi, oui c’est moi seul qui interpréterai le monde autour de moi. Je le ferai certes dans leur langage, mais tout de même : je n’utiliserai leurs mots et leurs phrases que par pure commodité. C’est moi, et bien moi seul qui raconterai mon histoire, ainsi que celle des incalculables mystères du quotidien. Je dis bien : c’est moi et moi seul qui m’efforcerai à résoudre l’énigme de l’humanité (Nganang, 2003 : 48). 68

Mboudjak est, dans sa quête humaniste, rejoint par le Corbeau, l’homme en noir-noir, l’un des rares personnages du roman qui semble profondément partager sa préoccupation. Celui-ci pose des questions identiques au même commun du mortel pour ainsi dévoiler le projet humaniste de l’auteur. C’est ici d’ailleurs que l’allégorie humaniste de Nganang prend forme. Elle se traduit à travers l’engagement féroce de l’homme en noir-noir qui, dans un ton péremptoire, interpelle ses pairs. Si depuis le début du roman c’est Mboudjak qui est le seul à se déchaîner vis-à-vis des vicissitudes et même de l’hypocrisie de l’être humain, cette fois-ci, les êtres humains ont affaire et tout en face d’eux, au bar Le Client est roi, à un autre être humain, leur semblable, qui tente d’extirper un minimum d’humanisme de ses pairs dans la cour du bar de Massa Yo :

Pour quelques bières, vous n’allez pas vous en sortir quittes, hein, méchants hommes ! Laisser votre frère ainsi pourrir en prison, sans rien dire et sans rien faire. Qui aurait pu le croire ? Où est votre courage ? Où est votre conscience ? Où est votre humanité que vous comptez ainsi racheter au prix de quelques bières ? Vous croyez que c’est si facile ? Malheureux ! (Nganang, 2003 : 201-202).

Autant d’exaspération que d’interrogations de la part de celui-là qui, tout comme le chien Mboudjak, recherche chez ses semblables, obnubilés par la monotonie d’une vie moribonde sans meilleurs lendemains des réponses radicales qu’il ne trouvera peut-être jamais. Il recherche le lien de solidarité entre les humains, la chaleur sociale qui régit une communauté, le sens du partage et de la compassion, la révolte contre l’injustice, l’engagement et la passion pour défendre une cause juste. Voilà certains des attributs qui caractérisent l’humanité mais qui semblent absents et que le Corbeau, l’homme en noir-noir déplore avec indignation :

Et quand les hommes se laissèrent prendre au geste de son énervement amusé, il se fâcha soudain et leur cria : « Vous tous là qui me regardez avec vos gros yeux, combien de fois m’avez-vous raconté que vous souffrez ? Mais êtes-vous seulement prêts à souffrir pour votre frère ? Non, vous m’avez tous laissé croupir en prison, alors que c’est pour vous défendre qu’on m’y a amené. Où est passé l’homme en vous ? Qu’êtes-vous devenus ? Où est votre tête ? Vous ne savez même plus revendiquer la justice ? Vous ne savez plus ce qu’est le droit ? Des loques vous êtes ! Incapables de raison, incapables de réflexion, incapables de courage ! Vous vous tuez à l’alcool, mais vous êtes plus lâches que des hyènes. Combien sont morts dans des prisons alors que vous vous soûliez d’indifférence dans les bars ? (Nganang, 2003 : 204-205).

Comme on pourra le constater à travers la personnalité de l’homme en noir-noir, la recherche de ce qu’il y a d’humain en l’homme peut prendre parfois des tours violents verbalement et même physiquement. Et c’est la description que l’on continue de faire de l’exaspération du Corbeau : « Il réunissait tous les muscles de son corps comme pour secouer, comme pour réveiller, en un seul geste de colère, l’humanité en ces hommes hagards autour de lui » (Nganang, 2003 : 205).

Notons que Mboudjak dans sa détermination à découvrir le type d’homme qu’il recherche, le plus humainement possible, va au-delà du bar de son maître Massa Yo, étant bien convaincu qu’en élargissant son périmètre de quête, il parviendra aux résultats escomptés. Mboudjak, c’est vraiment « la main qui cherche », partout d’ailleurs. Car, après qu’il a quitté la cour de son maître, Mboudjak s’est livré à une aventure erratique au cours de laquelle il découvre un homme à la poubelle derrière la maison du Parti qu’il soupçonne être « l’esprit des poubelles (Nganang, 69 2003: 219) ». Mais tout de suite, Mboudjak entre en communion avec ce dernier, car ayant vu en lui certaines qualités qu’il a tant apprécié chez le Corbeau : « C’est certainement parce que cet homme avait un peu le bizarre de l’homme en noir-noir que je le suivis sans demander mon reste. J’avais l’impression qu’il pouvait répondre aux mille questions que le Corbeau avait laissées en suspens (Nganang, 2003 : 220) ». C’est ainsi qu’il s’est noué d’amitié avec celui-là même qu’il a surnommé « l’homme des mystères ». Pour Mboudjak, cet « esprit des poubelles » était un atout véritable qui lui permettrait d’atteindre son objectif, c’est-à-dire sa longue et interminable quête de l’humanisme :

Sans me rendre compte, en maudissant les enfants mal élevés du quartier, en suivant le bizarre vendeur de bouteilles, j’étais entré dans le cœur des peurs, dans le ventre des chuchotements, dans les artères des fantaisies, dans les intestins des folies du tout Yaoundé. Je suivais l’homme des mystères et je me disais que peut-être il me montrerait ce visage plus humain de l’homme, visage dont je n’avais pas l’habitude. Peut-être parce que la méchanceté de Suomi m’avait définitivement rebuté, je marchais maintenant dans son ombre sans plus prendre aucune mesure garde. Je marchais avec l’espoir d’une surprise à venir. Si la cour du bar de mon maître ne m’avait jusque-là appris que la misère de l’homme, peut-être la rue infinie me découvrirait-elle sa cachette, me disais- je (Nganang, 2003 : 222-223).

Nganang se déploie ici à démontrer la négativité de l’individu ou d’un système qui a vidé l’individu de sa substance et de son humanisme car « Les hommes devenaient liquides et suintaient (Nganang, 2003 : 49) ». Et s’il ne trouve pas cet humanisme en l’humain, il tente de le professer pour le bien être moral de la société des hommes. Car ce qu’on lit et ce qu’il y a lieu de comprendre dans le roman, c’est l’inquiétude de l’auteur à voir une société vouée désormais au néant, une société humaine emprunte des traits du cannibalisme que symbolise aussi parfois le chien Mboudjak malgré lui : « Il y avait pourtant des critiques, certainement des intellectuels africanistes qui disaient : « Pauvre chien aliéné de sa canitude! » (Nganang, 2003 : 126) ». Alors que c’est au sein « du cercle cannibale des hommes (Nganang, 2003 : 109) » que l’auteur place sa préoccupation. Car justement, ce « cercle » est devenu un cercle vicieux, une jungle où « la raison du plus fort est toujours la meilleure ». C’est donc de ce vide humaniste que l’auteur parle et se fait parfois la voix-relais des commérages colportés par les choses et les êtres qui s’arrogent la parole et répandent la rumeur nauséabonde qui dépeint les vicissitudes déshumanisantes et cannibalisantes de l’être humain.

Un jour les rues, les bars et les boutiques se mirent à raconter que dans l’un des chantiers les plus célèbres de la ville était offerte de la viande humaine. La Panthère, qui était venu devant Le Client est Roi avec cette information, parlait d’une certaine Mami Ndole par qui le mal était arrivé. Il s’étonnait que personne ne connaisse cette Mami Ndole, et disait que son chantier se trouvait pourtant juste à l’entrée du deuxième carrefour de Mokolo. Oui, il y avait été lui-même. Il jurait que la police avait trouvé dans le réfrigérateur de la Mami Ndole trois crânes humains ainsi que des cœurs encore sanglants (Nganang, 2003 : 140-141).

Voilà une pratique anthropophagique qui rend récurrente la fameuse et unique question « Où est l’homme ? » dont la force d’énonciation repose sur l’esthétique scripturale de l’œuvre. Comme nous le disions un peu plus haut, il se crée un lien pathétique dans le roman entre les personnages Mboudjak, le Corbeau et l’auteur lui-même. De sorte que le Corbeau devient l’incarnation de 70 l’écriture et d’une histoire qui ne sont plus des projets, mais plutôt des faits qui se dévoilent au fur et à mesure de leur mise en forme. C’est par ce jeu d’énonciation que le titre Temps de chien apparaît subtilement dans le roman :

Le lendemain de cette révélation, l’homme en noir-noir, pour montrer sa bonne volonté, vint avec un livre qu’il avait écrit. Le titre du livre était – comment l’oublier ? – Temps de chien. Il dit qu’il avait essayé d’y écrire une histoire du présent, une histoire du quotidien, de saisir l’histoire se faisant, et de remettre la conduite de l’Histoire aux mains de ses véritables héros. Il dit, pour couper court, qu’il parlait dans son livre « des gens comme vous tous là autour de moi » (Nganang, 2003 : 149).

Le livre ressasse alors les histoires banales, presqu’insignifiantes du citoyen camerounais laissé pour compte. L’histoire n’est pas celle des habitants des quartiers huppés de Yaoundé, mais plutôt celle des habitants des sous-quartiers de Madagascar, ceux-là même de qui Mboudjak, le Corbeau et l’homme des mystères espèrent voir effleurer un certain humanisme. Nganang en s’identifiant au personnage le Corbeau de son roman remet l’écriture au centre de son action comme véhicule principal devant le mener à l’aboutissement de son projet de la redécouverte de l’homme. C’est ce qu’il exprime en ces termes : « Oui, écrire c’est oser le rêve. C’est se projeter dans l’infini des possibles, dans l’immensitéde l’humain que chacun de nous possède (Nganang, 2009 : 95) ».

La quête de l’humanisme n’est donc pas un projet complaisant en soi. Nganang écrit en effet pour combler un vide humaniste causé par des forces externes à l’individu qui en reste une victime de fait.“Under colonialism, and the humanism which gave it its moral justification and ideological underpinning, the native African was explicitly excluded from the realm of the human, and belonged to what Mbembe terms ‘the grammar of animality’ (Syrotinski, 2014: 260)”, car « l’animalité, très rarement employée comme un pur dénominatif neutre, ne parle pas, ou presque pas, des animaux (Bailly, 2013: 36) ». L’auteur fait d’abord du chien son personnage principal. Ce chien Mboudjak, qui ne connaît d’ailleurs pas une vie stable comme les habitants des sous-quartiers, évolue dans une ambiance contrastée, tantôt heureux, tantôt malheureux. Les habitants des sous-quartiers qui ne rendent plus leur salut qu’à l’alcool symbolisent justement cette partie de la population exclue et marginalisée qui ploie sous le fardeau de la misère au quotidien dans cette Afrique postcoloniale. Nganang tente alors de redresser un fléau social dont la réponse réside dans l’incitation à la révolte.

Bien qu’il reconnaisse que ses expressions, entendez « joie, colère, honte », se résument en des aboiements dont il est le seul à comprendre vraiment le sens, il n’hésite pas à passer à l’action devant ce qu’il conçoit comme l’inertie de l’être humain, la mise en péril de la justice et de l’humanité en faisant prévaloir son cannibalisme. N’est-ce pas là la meilleure façon pour Mboudjak de se substituer à l’homme qu’il cherche ou recherche tout au long du roman, celui- là qui devra incarner la révolte au sens camusien du terme. Oui, Mboudjak en avait assez des abus de Monsieur le Commissaire qui use de son pistolet pour terroriser la paisible population des « sous-quartiers ». Comme quoi, le chien a traduit son humanisme à travers son cannibalisme afin de modifier le cours des événements dominé la plupart du Temps par la force brute :

Mes aboiements semblaient pourtant ne résonner dans la rue et dans la cour du bar de mon maître que pour en limiter encore plus le vide, que pour en souligner encore plus le mortel silence. C’est alors que, emporté par le volcan bouillonnant dans mon ventre, je 71 me jetai sur le mollet gauche de Monsieur le Commissaire et y enfonçai mes crocs. L’homme en tenue poussa un cri d’éventré et laissa un coup de feu fendre l’air du quartier. La vie s’immobilisa (Nganang, 2003 : 175).

Comme quoi cet acte qu’a posé Mboudjak marque une rupture systématique et radicale dans l’observation passive de la situation sociale des marginalisés du pouvoir central. Car en fait, Monsieur le Commissaire représente le symbole du pouvoir de Yaoundé et se donne le plaisir de terroriser continuellement les pauvres habitants des sous-quartiers de Madagascar. Donc, si le chien Mboudjak erre indéfiniment partout sans jamais trouver la réponse à la fameuse question « Où est l’homme ? », il est quand même en mesure de pouvoir comprendre la cause de la déshumanisation et de la marginalisation des habitants des sous-quartiers dont tout le monde est victime. Alors, ce qu’il y a lieu de faire, c’est d’agir, c’est de concrétiser le sentiment de révolte, c’est de dire simplement non à sa propre manière.

The novel Temps de chien … embraces an ethic that is expressed through the issues related to the postcolonial situation, in particular in the way power works. Patrice Nganang also underlines the necessity to break with old idols as referred to in his mischievous hint at Africanist intellectuals who get indignant about Mboudjak, ‘‘pauvre chien aliéné de sa canitude ’’ … This is obviously a dig at négritude, a concept mocked by Wole Soyinka years earlier when he remarked that a tiger does not claim its tigritude but shows its claws and pounces on its prey (Clavaron, 2012: 559).

Temps de chien peut alors, au-delà de la quête humaniste de l’auteur, se lire comme une véritable satire socio-politique et que le choix du chien comme narrateur reste très révélateur. Car l’expression de Mboudjak ne passe toujours que par son aboiement ou ses aboiements. Sur le plan contextuel, Nganang inscrit son roman dans le contexte socio-politique de son Cameroun natal. Il s’attaque notamment à l’actuel président Paul Biya au pouvoir depuis 1982 et qu’il n’hésite pas à nommer à visage découvert dans ses écrits, entendez articles de journaux, essais littéraires, romans, etc. Donc Nganang fait parler le chien parce que Biya (Nganang, 2003 : 116, 205, 319, …) qu’il a nommé plusieurs fois dans le roman peut être rapproché au passé simple du verbe aboyer qui est « aboya ». C’est ce que suggère la locution récurrente « Biaboya (Nganang, 2003 : 27, 41, 237) qui signifie « on va faire comment ? ». Nous voyons ici la puissance de la représentation du chien dans cette Afrique postcoloniale souffrant de graves inégalités sociales que l’auteur dénonce à travers l’allégorie humaniste.

The power to name the world, a power that marked the subjugation familiar to Africans under colonialism, to subaltern populations under autocratic rule, is central to Mboudjack’s insertion into the human community, into its symbolic order because it is through language that patriarchy establishes its rule. But never in African literature was this power allegorized in so radical a fashion, thematized here as the site of contestation for the subaltern consciousness (Harrow, 2010: 66).

Du point de vue humaniste, Nganang a élaboré un projet très ambitieux, celui de chercher et de retrouver « l’homme », le plus humain possible, pas seulement dans Temps de chien, mais également dans la Saison des prunes (Nganang, 2013: 208). Mais avant lui, Diogène avait déjà essayé, sans succès. Cependant, le projet de Nganang a le mérite de remettre en cause certaines réalités socio-politiques ou du moins d’éveiller plus l’attention des lecteurs sur ce qui mine la société, ce qui en somme la déshumanise. Que ce soit le « Carton rouge à Paul Biya! » (Nganang, 72 2003 : 364) ou encore cette forte estampille en gros caractères, « BIYA MUST GO! » (Nganang, 2003 : 365), cela décrit tour à tour le désenchantement d’un peuple qui a trop souffert, qui a trop subi les atrocités deshumanisantes d’un régime séculaire. C’est cela en fait l’objectif final de Temps de chien : remettre en cause le pouvoir autoritaire, puis restaurer l’espoir, la liberté et l’humanité en les humains. Ce « Carton rouge à Paul Biya! », afin de le contraindre à quitter le pouvoir répond à la préoccupation de la Figure 8 de la caricature du dictateur faite par Achille Mbembe: « The autocrat is there « for life » (Mbembe, 2001: 155) »; « L’autocrate est là « pour la vie » ». Et l’image même est flanquée de l’estampille « PRESIDENT A VIE ». Dans ces conditions, le Président devient un dieu, immortel, adoré, comme Le Guide Providentiel de La Vie et Demie : « Le cher guide Jean Cœur de Pierre, que la radio nationale avait changé en véritable Dieu, rédempteur du peuple, père de la paix et du progrès, fondateur de la liberté (Tansi, 1998 : 151) ». En effet, aucun dictateur ne vient au pouvoir pour en repartir vivant. Ces potentats commettent autant de crimes et d’exactions et, par peur d’être jugés, ils mettent tous les moyens en œuvre pour non seulement ne pas partager le pouvoir, mais surtout ne pas l’abandonner. Paul Biya qui a pris le pouvoir le 6 novembre 1982 et qui s’y accroche toujours, en est un prototype, à l’image d’Omar Bongo du et d’Eyadema Gnassingbé du Togo qui ont rendu leur dernier soupir dans le fauteuil présidentiel. Toutes ces manœuvres machiavéliques s’enracinent ou trouvent leurs mobiles dans les changements anarchiques des constitutions et l’organisation des élections frauduleuses. Ce qui en soi n’a rien de logique et surtout d’humain. Voilà ce qui a irrité le benjamin de Nganang dans la lettre qu’il écrivit à son frère aîné :

Seulement, voilà : ton vote aura lieu, me dis-tu, dans un moment ou ta voix a été plus que dévaluée. « A quoi bon ? » souffles-tu. Le jour des élections, tu n’as pas envie d’aller aux urnes. « Chez nous elles ne servent plus qu’à légitimer devant l’Occident des pouvoirs qui en réalité sont démocracides, me dis-tu, regarde le Kenya ! » Tu es tout simplement dégoûté, oui, dégoûté ! « Fuck Africa! » tu m’écris enragé (Nganang, 2009: 82-83).

Ici l’exaspération du benjamin se lit d’une part à travers le néologisme« démocracides » en rapport aux pouvoirs qui portent des manteaux de la démocratie comme meilleure forme de gouvernance, mais qui au fond n’ont rien de démocratique. En tant que « démocracides », cela se comprend très clairement qu’à la démocratie, le pouvoir y ajoute une bonne dose d’acide et l’on comprend ce que pourrait être les effets néfastes de l’acide qui est un corps chimique toxique. Alors le benjamin nous parle ici des pouvoirs qui tuent, des pouvoirs barbares, des pouvoirs qui assassinent les citoyens épris de paix et de liberté. Les pouvoirs dont le reflet de la négativité se lit aisément dans les sous-quartiers de Madagascar. D’autre part, à travers l’expression anglaise « Fuck Africa! », il faut juste comprendre un aveu de désespoir, une déshumanisation de l’individu qui est en perte de raison, mais seulement sous le poids du désespoir. Elle exprime le comble de quelqu’un qui en a assez de continuer par vivre une injustice dont il reste un témoin passif. C’est le sentiment d’un citoyen qui ne voit plus venir les meilleurs lendemains, un citoyen dont les espoirs sont désormais anéantis et douchés par les excès d’un pouvoir séculaire donné comme éternel. Ce désespoir, Nganang l’a bien compris, il a su lire entre les lignes. « Ton doute me fait sursauter, car entre nous, frangin, tu n’as pas encore l’âge du désespoir … (Nganang, 2009 : 83) ». Certes, le benjamin pourrait paraître trop jeune, il pourrait n’avoir « pas encore l’âge du désespoir ». Mais son quotidien est rythmé sur les mêmes réalités, car tous les jours n’apportent que le même résultat, bien identique.

73 L’auteur achève sa quête humaniste sur une note d’espoir, mais seulement après que le petit Takou fut froidement abattu par Monsieur le Commissaire, « silencié en pleine rue pour avoir trop parlé (Nganang, 2003 : 362) ». Cette mort aura été le catalyseur de la révolte massive des habitants des sous-quartiers qui se sont soulevés comme un seul homme pour réclamer justice, comme s’ils revenaient de très loin pour redécouvrir leur statut d’homme, bref pour renaître :

Debout devant la cour vide du Client-est-Roi, debout sur mes pattes avant, dressant haut mes oreilles, laissant pendre ma langue, haletant et écarquillant grand mes yeux, je voyais soudain repoindre dans la rue devant moi, renaître dans la rumeur famélique, dans la rumeur coléreuse de ce mortifie Madagascar : l’homme (Nganang, 2003: 366).

Références bibliographiques

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LA LITTERATURE ORALE AFRICAINE, UNE PRODUCTION VERBALE GÉNÉRATRICE DE PROGRÈS

Lonan CAMARA Maître-assistant, option littérature orale Université Alassane Ouattara, Bouaké Côte d'Ivoire

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Résumé

Cette contribution s'attache à examiner, à partir des genres qui la composent, dans quelle mesure la littérature orale apporte des enseignements fondamentaux sur tous les domaines de l'activité humaine exercée au sein d'une population donnée. Ces informations fournies globalement ou par touches éparses, déclinent l'idéologie communautaire. Elles visent à créer et à entretenir un individu pénétré des réalités socioculturelles de son milieu, capable d'agir dans l’intérêt de la cohésion sociale. Outre cet aspect pragmatique, la littérature orale, d’une part, parachève la formation de l’individu par sa fonction éducative en prodiguant le savoir être social à travers l’enseignement de la morale et, d’autre part, elle contribue au développement économique et culturel de la société qui l’a produite. Ainsi, la littérature orale, par ses fonctions et par la formation qu’elle octroi au citoyen, induit le progrès

Mots-clés : genres oraux, progrès, fonctions, formation, contribution

Abstract

This contribution seeks to examine, from the genres that compose it, to what extent oral literature provides fundamental lessons on all areas of human activity in a given population. This information provided globally or by scattered keys, decline the community ideology. They aim to create and maintain an individual penetrated by the socio-cultural realities of his environment, capable of acting in the interest of social cohesion. In addition to this pragmatic aspect, oral literature, on the one hand, completes the formation of the individual by its educational function by providing social knowledge through the teaching of morality. And, on the other hand, it contributes to the economic and cultural development of the society that produced it. Thus, oral literature, through its functions and the training it gives to the citizen, induces progress.

Keywords: Oral genres, progress, functions, training, contribution

Classification JEL Z 0

Introduction

La littérature orale, selon Alain KAM, se définie comme « l’ensemble de tout ce qui a été, généralement, de façon esthétique, conservé et transmis verbalement par un peuple et qui touche

75 la société entière, dans tous les aspects »1. Appréhendée comme telle, elle relève du passé et semble archaïque. Lorsque l’on considère, en effet, le caractère répétitif des genres oraux, des productions verbales, on doute fort de leur capacité à générer le progrès. Toutefois, si nous admettons que le développement et l’épanouissement des communautés résultent de la conjonction heureuse des facteurs internes et externes aux peuples, force nous est donnée d’accepter que, perçue comme le premier moyen d’information, de formation et d’éducation de l’homme dans les civilisations de l’oralité, la littérature orale a œuvré et continue d’œuvrer au progrès. En effet, des études ont montré que l’action de la littérature orale dans le développement des peuples qui la pratiquent demeure indéniable. Cela est d’autant vrai qu’elle embrasse tous les domaines de la vie, notamment l’histoire, la géographie, l’anthropologie et autres. Au demeurant, la Littérature orale apporte des enseignements fondamentaux sur tous les domaines de l'activité humaine exercée au sein d'une communauté donnée. Aujourd'hui, il peut sembler anachronique ou de la glose d'étudier le rapport entre littérature orale et société, beaucoup d'analystes ayant abordé la question.

Notre objectif n'est pas de reprendre ces travaux, loin s'en faut, mais de spécifier notre analyse en la confinant au conte, à la chanson et au proverbe. Dans cette perspective, le thème de cette contribution s'intitule comme suit : « La Littérature orale africaine, des productions verbales génératrices de progrès ». Cette réflexion ambitionne de mettre en exergue plus ou moins la contribution de la littérature orale à l’épanouissement et au développement humain autrefois et aujourd’hui à travers ses genres susmentionnés. Le décryptage d'une telle conception suscite les questions suivantes : comment la littérature orale africaine à travers ses genres contribue-t-elle à la formation de l'homme et au développement de la société ? Bien avant, comment procède-t- elle dans l'accomplissement de cette mission ? Dans cette étude, nous avons opté pour la Sociocritique en tant qu’une herméneutique sociale des textes littéraires. Elle va nous permettre d’établir et de décrire les rapports entre la société et la littérature orale. Notre analyse se décline en deux axes : d’une part, l’apport de la littérature orale dans la construction de l’homme autrefois, d’autre part, la réflexion exposera l'impact de celle-ci dans le développement actuel de la société.

I. Les fonctions originelles de la Littérature orale

I.1) La fonction informative

Par sa fonction informative, la littérature orale apporte de précieuses informations sur tous les domaines de l’activité humaine exercée au sein d’une communauté donnée : l’agriculture, la chasse, la pêche, etc. Les réalités de la vie quotidienne transparaissent par exemple dans les contes de l’Araignée. Les personnages des récits sont, en effet, saisis dans les activités économiques les plus diverses ; ceci amène M. Kane à écrire : « On peut constituer à partir des

1KAM Sié Alain, L’expression de la santé à travers les formules de salutations in colloque international émergence et espaces littéraires : le sahel de création et de productions littéraires centre, 20- 24février 2006, P.16. 76 contes et avec un remarquable degré la vie africaine en milieu rural, du lever au coucher du soleil et au fil des saisons ».1

Le peuple, agriculteur de pères en fils, vit des produits de sa terre. Les contes d’Araignée reflètent cette union sacrée entre l’homme et la terre nourricière. La forêt est défrichée, puis brûlée, avant qu’interviennent les semailles : c’est la culture dite sur brûlis. Témoin ce récit Agni où Araignée et son épouse sont en pleine activité agricole. Araignée et sa femme Acôlou, en effet, devaient faire une plantation. « Akêdêba (prénom d’Araignée) avait pour tâche, de couper, brûler, labourer et Acôlou devait planter »2.

Par ailleurs, les récits oraux traditionnels africains fournissent des indications sur les saisons, la flore, la faune, les méthodes culturales. Le récit « Araignée cultivateur » nous en dit long et clairement sur la méthode culturale et le chronogramme des phases des travaux agricoles en zone forestière : « débroussaillage, abatage d’arbres, nettoyage et la phase des semailles et des plantations ».

En somme, la littérature orale, à travers ses genres, notamment le conte, informe sur tout ce qui peut permettre à l’homme d’avoir une connaissance de son milieu. Cela corrobore éloquemment la pensée de Jean-Noël LOUCOU, au sujet de la littérature orale, il dit ceci et je cite : « Un héritage de connaissances de tout ordre patiemment transmis de bouche à oreille et de Maître à disciple à travers des âges. Elle est à la fois, connaissance, science de la nature, initiation de métiers, histoires, divertissements et récréations. »3

Ainsi, la Littérature orale extirpe de l’homme le poison de l’ignorance, car les informations qu’elle livre, de façon globale ou de façon éparse, participent de la transformation de l’homme en un individu informé des réalités socio-culturelles de son milieu ; une fois éclairé, il est capable d’agir dans la communauté comme il se doit, dans les limites de ses moyens.

I.2) La fonction formative

En outre, les genres oraux poursuivent le traitement de l’homme, par la formation ; ils cultivent la réflexion et l’intelligence, favorisant le bien-être individuel et social. Le proverbe par exemple est le fruit de l’expérience empirique conceptualisée et mise en forme savante. Il met à nu une vérité d’observation, et d’illustration à un précepte issu d’un cas précis : il a une force démonstrative et une valeur didactique incomparables. Le proverbe communique la sagesse active, universelle ou relative à une société donnée, traduit une certaine conception du monde. Il sert au maintien de l’ordre, il prône le changement ou le progrès. Le proverbe ivoirien « On n’attache pas tous les animaux par le cou » traduit la variété des hommes et constitue un appel au changement et à la reconnaissance de la diversité.

1Kane (MOHAMADOU, « Les contes d’’Amadou Koumba, du conte traditionnel au conte moderne d’expression française ». Thèse de doctorat 3è cycle, Langues et Littératures, n°16, Université de Dakar, 1968, P.18. 2Ano N’GUESSAN Marius, Contes agni de l’indenié, Abidjan, CEDA, 1984, « Araignée cultivateur », P. 153. 3Jean-Noël LOUCOU Tradition Orale Africaine : Guide Méthodologique, Abidjan, Editions NERTER, 1984, P. 15. 77 Le conte forge notre esprit à travers les récits du décepteur qui est en permanence aux prises avec les vicissitudes de la vie. Tantôt c’est la famine causée par une grande sécheresse sans pareille qu’il faut surmonter ; tantôt, il faut faire face à la dictature d’un autre plus fort ou encore, à un autre niveau, pour sauver son honneur et prouver ses capacités à surmonter n’importe quelle situation. Le nœud est de comprendre que l’on est capable de triompher des obstacles.

I.3) La fonction éducative

Enfin, la littérature orale parachève la transformation de l’homme, par sa fonction éducative. Le conte, par exemple, se préoccupe de prodiguer le savoir-être social à travers l’enseignement de la morale par la diffusion d’une pensée philosophique ou une vision du monde par le moyen de laquelle l’individu se fraie un chemin particulier vers une vie lumineuse. L’aspect éducatif du conte est éloquemment illustré dans l’ouvrage intituléLe conte africain et l’éducation1 de Pierre N’DA. Le conte se préoccupe de prodiguer le savoir-être social par l'enseignement de la morale, qu'elle soit générale ou de classe, par la diffusion d'une pensée philosophique ramifiée dont chaque branche s'attache à une circonstance, et par laquelle l'individu se fraie un chemin praticable vers une vie lumineuse. "La littérature orale, par essence, est un creuset pluridisciplinaire. Elle est, en effet, sociologie, art, ethnologie, pharmacopée, philosophie, histoire, etc. En somme, elle constitue un riche grenier de connaissances, mais elle est également pérenne, c'est-à-dire, durable, éternelle. La transmission en fait un legs de génération à génération et montre qu'elle accompagne la société et l'homme depuis leurs premiers balbutiements. En cela, elle est une école où l'individu acquiert les notions de base en tout domaine de l'activité et en devient un sujet habile et expérimenté, capable de se défendre contre les aléas de la vie, de défendre sa culture et de l'enrichir par des innovations liées à l'évolution. Jouant son rôle plein de creuset éducatif, elle modèle l'homme philosophique et moral, le dote d'un savoir-être et d'une humanité qui débordent les frontières de sa culture : elle façonne un individu sain dans un milieu sain et rendu clément par la création d'une harmonie des relations qui le lient à la nature.

Au total, elle constitue un riche grenier de connaissances qui accompagne la société et l'homme depuis leurs premiers balbutiements. En cela, elle est une école où l'individu acquiert les notions de base en tout domaine de l'activité et en devient un sujet habile et expérimenté, capable de se défendre contre les aléas de la vie, de défendre sa culture et de l'enrichir par des innovations liées à l'évolution.

Avec l’avènement, de l’écriture, de l’image et des NTIC, la littérature orale est demeurée souple, elle s’est adaptée et s’est intégré au point d’avoir des impacts prépondérants sur le développement.

II) Rôle et importance de la Littérature orale dans le développement du monde moderne

II.1) La Littérature orale féconde le roman

Dès la naissance de la littérature écrite d’Afrique noire. la littérature orale l’a fortement épaulée et influencée à travers ses thèmes et ses techniques d’expression. Dans beaucoup de pays,

1Pierre N’da, Le conte africain et l’éducation, Paris, L’harmattan, 1984. 78 notamment au Bénin, au Burkina Faso, au Mali, au Sénégal, etc., la littérature écrite est largement inspirée de son double oral par le travail sur certains genres auxquels les créateurs impriment le cachet spécial de la littérature de leur terroir. Des romanciers, des auteurs de recueils de contes et de légendes, des dramaturges de toutes les époques s’y sont abreuvés.

Paul Hazoumé a écrit Doguicini en puisant surtout dans les documents oraux, les légendes dynastiques, les chants de guerres, les hauts faits d’arme des soldats du Dahomey, les généalogies des rois que récitaient à des heures choisies de la journée les hérauts de la cour d’Abomey appelés « kpanlingan ». Il y exploite également les contes, les proverbes, les chants du peuple /fonu/, récupère et utilise profondément l’expressivité des arts verbaux. De son côté, Olympe Bhêly Quénum, dans Le chant du lac, emprunte à son pays le récit d’un couple de dieux topiques et tyranniques, écumant un fleuve et faisant du carnage. De même dans Un piège sans fin, il s’est évertué à illustrer les valeurs de civilisation du Bénin et d’Afrique en se servant des chansons, proverbes, des prières et des contes du Bénin.

On retrouve la même préoccupation chez Nazi Boni (Crépuscule des temps anciens), Etienne Sawadogo (La défaite de Yarga) Kollin Noaga (Le retour au village). Ces écrivains burkinabés récupèrent et exploitent abondamment dans le roman les thèmes et les genres de la littérature orale. Lire leurs œuvres, « c’est aller à la découverte des trésors de la littérature orales », dirons- nous pour reprendre le mot de Hyacinthe Sanwidi à propos du procès du muet. Au Congo et en Côte d’Ivoire, nous pouvons citer, entre autres, Jean Malonga dans La légende de Mfoumou Ma Mazono, TitianeDem dans Masséni, Ahmadou Kourouma dans Les soleils des indépendances. Ils prennent tout leur sujet à la littérature orale.

En définitive, le roman africain est, pour une large part, tributaire de la littérature orale, et particulièrement du conte africain ; il procède du mélange des genres, donnant ainsi de lui-même une image typée et fortement culturelle. Cependant, il n’y a pas qu’au niveau de cette caractéristique qu’il se pose comme un genre renouvelé et enrichi par une civilisation, le style, emprunté aux palabres africaines, les constructions du récit et celles de la phrase, calquées sur le mode de l’oralité et cassant le français, la langue d’emprunt, bref, la manière-d ’être des récits romanesques transpire la forme des textes du style oral. Il est bon de consulter à ce sujet l’important travail de Fame Ndongo sur L’esthétique romanesque de Mongo Béti, celui d’Amadou Koné intitulé : Du récit oral au roman, étude sur les avatars de la tradition héroïque dans le roman africain.

Hormis le roman, la littérature orale prend en charge la poésie africaine aussi bien dans ces thèmes que dans son expression. Si le constat est irréfutable pour la poésie de la négritude des premières heures, celle de nos jours exploite les berceuses, les épithalames et autres poèmes initiatiques d’Afrique afin d’exprimer par leur beauté vierge les réalités actuelles du continent. Mais l’apport de la littérature orale à son homologue écrite se poursuit par la transcription du conte et de la légende, par la réécriture de contes sur le modèle des contes oraux. On cite sous cette rubrique : Le pagne noir et Légendes africaines de Bernard B. Dadié, Les contes d’Amadou Koumba de Birago Diop, La fille têtue de Jean Pliya, etc. On ne saurait clore cet examen sans évoquer l’apport de la littérature orale au théâtre.

En effet, le théâtre africain lui doit beaucoup : elle lui prête des thèmes historiques, comme dans Kondo le requin du béninois Jean Pliya, des thèmes de croyances populaires et mystiques comme dans La marmite de Koko Mbala du congolais Guy Manga, etc. Il n’y a pas jusqu’au style, à la 79 mise en scène et à la représentation du drame rituel qu’elle ne lui donne. On peut citer les pièces de Tchicaya U Tam’si, de Sony Labou Tamsi (Parenthèse de sang et Je soussigné cardiaque par exemple), le didigade Zadi Zaourou et le théâtre – rituel de Wèrèwèrè LiKing. De son côté, le théâtre inédit populaire s’étend en puisant largement dans le patrimoine culturel des pays. Outre les thèmes politiques d’actualité, l’utilisation de deux ou plusieurs langues, qui en fait un théâtre multilingue, l’insertion dans son déroulement de séquences chantées et/ou dansées, il adapte pour la scène des contes, des légendes, des épopées, témoignant une fois encore du caractère incontournable de la littérature orale.

Par ailleurs, on ne peut contester sa présence dans les ouvrages scolaires. De Mamadou et Binéta (ouvrage de français de tous les niveaux de l’enseignement du premier degré) à Mariam et Hamidou, en passant par « Le griot » Finagnon, les livres de lecture de la collection IPAM et par des livres d’Anglais pour l’enseignement secondaire où se rencontrent à profusion des textes de contes, des proverbes, la panoplie est totale. La même littérature orale inspire également la bande dessinée. Au demeurent, elle marque la littérature écrite dans toute son existence en Afrique et induit par-là, au-delà de la formation qu’elle apporte à l’individu et à la société, une industrie du livre qui génère des devises. Elle participe, de la sorte au développement matériel du continent.

II.2. La littérature orale inspire le cinéma

Le cinéma africain obéit au besoin permanent de raconter, qui habite l’homme noir. Il est du reste une manière de raconter par l’image et le dialogue. C’est un art où dominent la représentation directe, la théâtralité et la mise en scène ; en cela, il est très proche de la veillée de contes. Aussi, Sembene Ousmane ne fait-il qu’enfoncer une porte ouverte en lui attribuant, entre autres fonction, celle de « prendre le relais du conte que l’on récitait dans les veillées et qui avait à la fois valeur de civilisation et de message éducatif ». Pour cela, le cinéma africain s’inspire fortement, et pour certaines de ses réalisations, de la littérature orale. Il lui emprunte des thèmes historiques, présente des personnages qui rappellent certaines figures archétypales d’Afrique, utilise, pour les dialogues, une langue semblable à celle de la littérature orale, émaillée de proverbes, de figures de style : le film africain s’inspire du conte. Les jeux scéniques et les mises en scène sont singulièrement proches de la mimodramie des palabres africaines, de la théâtralité du contage à la veillée et même du drame rituel. Wenkuuni du burkinabè Gaston Kabore en est un exemple ainsi que L’émigrant de SanouKallo : ce sont des contes en image. L’adaptation au cinéma de certains romans ou nouvelles, eux-mêmes inspirés par la littérature orale, montre que cet art verbal innerve la culture africaine pour la garder vivante et la faire rayonner. Plus que le long métrage, le film documentaire centré sur les réalités culturelles d’Afrique (réjouissances ou fêtes en l’honneur d’une divinité, fête de moisson), déroulant de larges pans de la littérature orale ou s’inspirant d’elle, participe à l’exportation d’une image réelle du continent. Il n’est donc aucun doute que l’industrie du cinéma africain, dont on peut imaginer aisément qu’elle rapporte, s’alimente pour une bonne partie à la source de la littérature orale : on peut présager de son dynamisme et de sa grande vitalité à cause de sa matrice. Mais il n’y a pas qu’en littérature et au cinéma que la littérature orale s’ingère, elle aide aussi d’autres formes d’art à supporter le défi de la modernité ou donne à cette dernière de prendre en charge certains de ses éléments propres afin de les rendre compétitifs ou de les présenter comme une réponse de la culture au questionnement de l’homme concernant un aspect de la vie.

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II.3. La littérature orale s’adapte aux autres formes d’art

En dehors des arts de la représentation, la littérature orale aide le domaine du chant à s’imposer dans les arts du spectacle. Il y a lieu de considérer deux tendances distinctes dont la première concerne le chant traditionnel moderne. La plupart des artistes chanteurs traditionnels, délaissant le cadre de leur village ou de leur région, partent à l’assaut du monde par des rythmes de leur terroir agrémentés de chants inspirés de la littérature orale ; ils le font en profitant des facilités offertes par l’impression sur la bande magnétique et la diffusion par des radios, des télévisions et par des spectacles ou shows. La seconde tendance intéresse les adaptations possibles de pièces chantées traditionnelles à des rythmes modernes ou importés avec une organologie ou totalement occidentale ou mixte, à savoir : guitares de toutes sortes, batterie, instruments à vent, etc. ou mélange de ces appareils avec des instruments musicaux du pays. C’est là une récupération d’une chanson traditionnelle, son adoption par un rythme dit moderne. Cette démarche n’épargne les œuvres d’aucun des types de littérature orale : elle touche aussi bien le sacré que le profane du moment que cela permet de générer des revenus. Ces deux tendances donnent naissance à une industrie de la cassette audio et aux arts du spectacle.

En dehors des arts de la représentation, la littérature orale aide le domaine du chant à s’imposer dans les arts du spectacle. La plupart des artistes chanteurs traditionnels, délaissant le cadre de leur village ou de leur région, partent à l’assaut du monde par des rythmes de leur terroir agrémentés de chansons inspirés de la littérature orale ; ils le font en profitant des facilités offertes par l’impression sur CD-Rom et la diffusion par des radios, des télévisions et par des spectacles ou shows.

Cependant, outre cette fonction attestée dans les arts du spectacle, la chanson aide à soigner. Sa vertu thérapeutique est tant et si bien reconnue que nombre d’expériences se mènent dans certains pays pour s’en servir dans le traitement de certaines formes d’affection où la médication de toutes provenances s’avère insuffisante lorsqu’elle est utilisée seule. Comme le disaient les latins, « la musique plaît aux malades ». Si elle procure du plaisir, elle peut donc soulager, voire guérir.

De la même manière, on utilise fréquemment le conte pour donner des conseils d’hygiène ou indiquer des comportements à adopter afin d’éviter à l’individu la contraction d’une maladie ou bien sa propagation. On associe également de nos jours la chanson, le proverbe et le conte pour faire passer des messages d’importance sociale, économique, ethnique et politique.

Le développement de la pharmacopée, avec des sortes d’officines installées dans les villes, à l’initiative des guérisseurs traditionnels reconnus par les pouvoirs publics pour apporter des traitements d’appoint aux soins de la médecine moderne ou pour proposer des remèdes topiques à des maladies spécifiques, est le fruit des informations livrées en partie par la littérature orale. La « négro-clinique pharmacie » créée au Bénin et au Togo, qui propose des médicaments tirés des plantes locales, illustre bien nos propos.

Au bout du compte, la littérature orale s’est pliée aux injonctions de la modernité et du progrès pour assister l’homme africain dans son combat pour le mieux-être quotidien ; cette assistance est à la fois spirituelle et matérielle. Elle vise aujourd’hui à façonner un Africain sain de corps et d’esprit, imbu des réalités de chez lui et invité à les utiliser à fond, sous le cadrage de la 81 technique, pour son équilibre psychique, mental, moral et matériel, en un mot, pour son développement.

Conclusion

Au terme de cette réflexion, le constat est établi que la littérature orale à travers ces genres que nous avons convoqués, a évolué du rôle classique d’école, de gardienne des mœurs sociales donc régulatrice de la société à celui de pourvoyeuse de la majorité des thèmes, du style de beaucoup de genre de la littérature écrite ; elle en a conduit à l’existence d’une industrie du livre tout en aidant à la fixation de certaines réalités culturelles africaines. Mais cette fonction se densifie en devenant économique et culturelle par le développement, le raffinement des arts du spectacle dans lesquels se lit la présence dominante de la littérature orale : elle apparaît de ce fait comme un art dynamique, souple, prêt à prendre en charge les nouveaux acquis sociaux du peuple, capable donc d’adaptation. On ne peut plus lui dénier sa place à l’édification de la société d’hier et d’aujourd’hui.

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LE DIDIGA DE ZADI ZAOUROU, UN THEATRE HUMANISTE

Lou Touboué Jacqueline SOUPÉ Université Félix Houphouët Boigny de Cocody - Abidjan Cote d’ivoire

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Résumé

Zadi Zaourou fonde son projet esthétique et philosophique sur le didiga, un art oratoire du pays bété de Côte d’Ivoire. S’inspirant des récits extraordinaires des chasseurs, l’auteur ivoirien monte un théâtre humaniste orienté dans le sens de l’histoire et engagé dans les luttes pour les droits de tout être humain. Le didiga tisse un lien étroit avec l’humanité en ce sens qu’il témoigne de la condition de l’humain en retraçant l’origine mythologique des peuples et en interrogeant des concepts clefs dont le pouvoir, la liberté, la justice qui sont des valeurs indispensables à la socialisation de l’homme. La compréhension de ce théâtre dans le cadre de la recherche littéraire entraîne la prise de conscience et aide à construire une vision éthique et un engagement productif pour l’amélioration des conditions de vie. Inscrit dans un courant artistique dit théâtre de recherche, le didiga est en définitive une expérience dramaturgique éclectique qui met l’être humain au centre de ses préoccupations.

Mots clés : didiga, humanisme, recherche littéraire, progrès humain

Abstract

Zadi Zaourou bases his aesthetic and philosophical project on the didiga, an oratory of the country of Côte d'Ivoire. Inspired by the extraordinary stories of hunters, the Ivorian author sets up a humanist theater oriented in the direction of history and engaged in the struggles for the rights of all human beings. The didiga weaves a close bond with humanity in the sense that it testifies to the condition of the human by retracing the mythological origin of peoples and by questioning key concepts including power, freedom, justice that are indispensable values for the socialization of man. Understanding this theater in the context of literary research brings awareness and helps to build an ethical vision and a productive commitment to improving living conditions. Part of an artistic movement called Research Theater; the didiga is ultimately an eclectic dramaturgical experience that puts the human being at the center of its concerns.

Key words: didiga, humanism, literary research, human progress

Classification JEL:

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Introduction

Interroger les lettres et sciences sociales/humaines pour montrer leur apport à l’humanité et par la même occasion, se faire l’écho des avancées de la recherche francophone actualise au fond la problématique du poète « pas plus utile à la société qu’un bon joueur de quilles » dont parlait Malherbe. En effet, par ces temps de progrès scientifique, technique et technologique vertigineux, par ces temps de troubles profonds et de perte de valeurs communes à tous les pays, la littérature en général et par ricochet, la recherche littéraire1 peuvent paraître anachroniques, futiles, dérisoires pour des populations en souffrance. Cette perception de la littérature devient davantage préoccupante quand la question est récupérée par des politiciens pour en faire leur sujet démagogique de prédilection. Il en est ainsi de l’ancien ministre ivoirien de l’enseignement supérieur qui explique devant des élèves de l’Institut National Polytechnique (INP-HB), pourquoi les lettres et sciences humaines sont superflues. Le quotidien L’Expression n°1428 du lundi 19 mai 2014 reprend ainsi à sa une, les propos du ministre : « On ne peut pas rendre un pays émergent par la littérature ». Avec des mots très violents M. Gnamien Konan, dans une vidéo circulant sur le site d’hébergement de vidéos YouTube (https://youtu.be/Cz06cFrqh2A) a réitéré ses propos en incriminant les études en sociologie, criminologie, lettres modernes, portugais. Sans doute qu’il faut combattre ces idées fausses sur la littérature ; sans doute qu’il faut redéfinir les objectifs de l’enseignement littéraire dans nos pays parce que ce n’est pas vrai que la littérature est inutile à la patrie.

La recherche scientifique et technologique à laquelle l’on oppose volontiers la recherche littéraire ou la littérature a pour fondement le mot, la pensée à traduire en objet ou en instrument au service de l’homme. Ce seul postulat autorise à dire que la recherche littéraire contribue à l’avancéede la vie humaine en ce sens qu’elle permet la transmission du savoir, suscite le débat et communique l’homme aux autres hommes et aux autres cultures du monde. La littérature est un fait de culture, donc elle est une composante qui a son utilité dans le progrès de l’humanité. Elle aide l’épanouissement de l’homme pareillement au travail du plombier, du médecin, du douanier, de l’analyste programmeur, de l’ingénieur en agronomie. Ce qui explique pourquoi, pour nous, pendant ce congrès, à visée humaniste, il est intéressant d’interroger le théâtre de Zadi Zaourou, enseignant chercheur, homme politique et artiste multidimensionnel, à partir du sujet libellé simplement comme suit : Le didiga de Zadi Zaourou, un théâtre humaniste. De tous les auteurs ivoiriens, Zadi Zaourou est l’un des plus attachants par la cohérence des thèmes qu’il développe et par le caractère déroutant de son art dramatique. L’humanisme est une des thématiques majeures inhérentes à sa création artistique dans la mesure où loin de participer à l’antihumanisme ambiant, à la déconstruction du concept, il estime l’homme à sa juste valeur, l’homme épris de justice et de liberté tel qu’il transparaît dans ses pièces : La termitière, Le secret des dieux, La guerre des femmes.

Qu’est-ce que le didiga ? Quelles sont les dimensions humanistes du didiga ? Pourquoi Zadi Zaourou professe cette foi en l’Homme ? L’approche sociocritique selon Claude Duchet sera sollicitée comme ancrage théorique méthodologique appropriée pour l’élucidation de ces questions puisqu’elle appréhende l’œuvre littéraire en lien avec les réalités socio-historiques ayant présidé à sa création et qui lui donne sens. Un plan tripartite organisé autour de l’aventure

1 Sans confondre la recherche littéraire et la littérature nous les employons dans le même sens parce que la dimension académique contribue à transmettre le message véhiculé par la dimension artistique. 84 du didiga, vivre le didiga comme un humanisme, la dimension idéologique du didiga vont structurer cette réflexion.

1- L’aventure du didiga

Un peu plus d’une décennie après les indépendances, les bouleversements de la société postcoloniale, les coups d’État et les dictatures ont interpellé des intellectuels et des artistes sur le sens profond, le rôle et la place de l’homme noir dans cet univers africain à la fois espéré et chaotique. En ces temps qui tanguent, le prétexte est tout trouvé pour Zadi Zaourou et les écrivains de sa génération pour investir la tradition et le monde nouveau afin de comprendre et aider à comprendre. La réflexion du dramaturge a abouti à l’exhumation de pratiques artistiques traditionnelles qu’il marie avec la modernité pour créer un art nouveau sorti du ventre de sa terre natale : le didiga du pays bété de Côte d’Ivoire pour en faire une expérience esthétique et herméneutique à la rencontre de la culture universelle.

1-1. Le didiga des origines1

Le premier colloque international d’Afrique noire francophone consacré au théâtre négro- africain organisé à Abidjan en 1970 a joué un rôle fondateur dans l’affirmation d’un théâtre négro-africain spécifique et dans la prise de conscience de la nécessité d’une rénovation esthétique. Ce colloque s’est posé la question de savoir où trouver le théâtre, comment l’écrire et comment le pratiquer. Les différentes communications ont conclu que le théâtre traditionnel, qui peut s’appréhender sous le terme générique d’art dramatique, est un théâtre de synthèse artistique, technique et poétique. Une critériologie de cet art a permis d’identifier des manifestations culturelles comme le mvet camerounais, le mamnon tchadien ou le conte adioukrou de Côte d’Ivoire comme des formes d’expression dramatique. Des rites et cérémonies liés au mariage, à la naissance, aux funérailles, à l’intronisation de chefs, sont apparus comme des occasions propices au spectacle. Certains personnages de la vie sociale, le griot, le devin, le conteur, le chasseur ont été considérés comme ayant une valeur théâtrale par eux-mêmes. Après ce colloque, dans la décennie 1970-1980, partout en Afrique francophone de l’ouest notamment, un nouveau type de théâtre naît qui fait la part belle aux traditions. Au Burkina Faso, ce renouveau théâtral est appelé théâtre d’intervention sociale, au Togo, le concert-party, au Mali, le théâtre utile.

En Côte d’Ivoire également, après le théâtre des centres culturels prolongé par le théâtre populaire, pendant la période de l’indépendance, un bouillonnement artistique voit émerger de nouvelles idées. L’écriture des pièces, surtout les mises en scène proposées par l'Institut National des Arts (INA), notamment sous la houlette de Georges Toussaint et Jean Favarel, jugées trop classiques donnent lieu à des débats idéologiques houleux opposant les défenseurs du théâtre à l’occidental à ceux du théâtre d’inspiration traditionnelle.

C’est, témoigne Bernard Zadi, là qu’apparurent au grand jour de profondes divergences idéologiques sur l’objet et la fonction de la création théâtrale entre les tenants d’une certaine

1Didiga des origines est un poème narratif génésiaque extrait de Gueule‐Tempête suivi de Nouveaux chants du souvenir, Dakar-Fann, Panafrika Silex/Nouvelles du Sud, 2009, p. 19. 85 culture française (dont Favarel lui-même) et les autres … tous ceux qui, pêle-mêle, réclamaient un retour vers l’authenticité africaine. (Gnaoulé-Oupoh, 2000 : 150-151)

Ces confrontations verbales ont eu pour suite logique la naissance du théâtre de recherche porté par Niangoran Porquet, Touré Aboubakar, Zadi Zaourou, Souleyman Koly, Wêrê Wêrê Liking et Marie Josée Hourantier. Cette expérience a eu pour but de redéfinir la pratique et l’écriture théâtrale ivoirienne.

Tel est le contexte général de production du didiga, une sous-section du théâtre de recherche. Le didiga s’inscrit dans une histoire et une époque précise de l’évolution du théâtre ivoirien et africain et contribue au rayonnement de l’homme et de la culture. Concept artistique emprunté à la tradition, le didiga est un art oratoire à visée initiatique, didactique, pratiqué par des chasseurs. Zadi Zaourou le présente en ces termes :

Les chasseurs, au cours de longues randonnées en forêt qui les tenaient éloignés du village durant des jours et des jours, couraient de multiples et redoutables aventures. Lorsqu’ils rentraient au village, ces héros, qu’admirait le peuple parce qu’ils conjuraient la famine et symbolisaient le courage et l’abnégation, se plaisaient souvent à conter au public leurs merveilleuses équipées : corps à corps avec la jungle, courses-poursuite, bras de fer avec la bête, victoire in extrémis sur la mort etc… Et ils contaient aussi leurs propres métamorphoses et la métamorphose des êtres, des phénomènes et des choses, celle surtout qu’ils traquaient. (Zadi Zaourou, 2001 : 124)

Le didiga est un récit mimé le soir sous la forme d’un conte spectacle. Le merveilleux, le mystérieux, la métamorphose, l’initiation, la parole masquée du dôdô ou l’arc musical sont les principaux traits distinctifs du didiga ancien ayant pour héros le chasseur lui-même identifié sous le nom de Djerbeugbeu. Lieu de la rencontre des arts dont le conte, la danse, la musique, la gestuelle, le didiga est un défi lancé à la raison. Comme Zadi Zaourou le rappelle dans la postface de La guerre des femmes, le didiga est « l’impuissance de la raison à rendre compte rationnellement du phénomène […], celui de mystère, l’impossibilité de ce même phénomène à se laisser soumettre à l’épreuve de la vérification » (Zadi Zaourou, 2001 : 125-126). Aussi, en tant qu’esthétique littéraire, le didiga est-il par essence la résultante de l’extraordinaire, l’impensé, l’invraisemblable, l’irrationnel. Comment ce didiga, art oratoire des chasseurs devient-il un art dramatique qui place l’homme au centre de ses préoccupations ?

1-2. Le didiga théâtre

Le didiga ancien est dit sous la forme d’un conte par les chasseurs. Le chasseur-conteur reproduit par le récit et le mime des faits vécus réellement lors de la chasse. Mais dans son effort de théorisation, Zadi Zaourou a compris que le didiga fait partie des manifestations artistiques ayant les mêmes fonctionnalités que le théâtre. C’est cette prise de conscience renforcée par le colloque d’Abidjan qui marque le premier acte de transformation du didiga traditionnel en un art dramatique capable de toucher un public diversifié. Dans le didiga ancien, le héros-chasseur Djergbeugbeu raconte ses propres faits d’arme. Ce chasseur jouant le rôle de conteur peut être assimilé à un performeur récitant, chantant et dansant selon les circonstances. La parenté avec le théâtre se situe ainsi au niveau de la performance du chasseur-conteur au sens où l’entendent Christian Biet et Christophe Triau. Pour eux, « Le théâtre est d’abord un spectacle, une performance éphémère, la prestation de comédiens devant des spectateurs qui regardent, un 86 travail corporel, un exercice vocal et gestuel adressés le plus souvent dans un décor particulier. » (Biet et Triau, 2006 : 7) Ici, le conteur qui joue tous les rôles, ne se change pas pour se déguiser en femme ou pour camoufler ses formes et prendre celle d’un lion par exemple. Par l’intonation de la voix et certaines postures, il imite en effet sans recourir à une mise en scène particulière. Ce jeu de performance qui rappelle celui d’un acteur crée les conditions de la mutation d’un art oratoire typique, en spectacle dramatique réussi par Zadi Zaourou.

Le second acte de naissance du didiga moderne est inhérent à la double nature du théâtre. En plus du texte littéraire, le théâtre s’offre par la scène. Sa caractéristique principale, c’est le jeu, c’est la représentation. Cette double dimension entre en ligne de compte dans le passage du didiga narré des chasseurs au didiga représenté sur scène avec la création de la compagnie éponyme dirigé par Zadi Zaourou. Dans le didiga moderne, le changement du mode de représentation donne naissance à la production d’un spectacle total qui fait appel à tous les éléments concourant à la mise en scène avec d’autres corps de métiers comme le dramaturge, le metteur en scène, le chorégraphe, le costumier, l’éclairagiste, le décorateur etc. Le héros conserve son statut de héros redresseur de torts. Seulement, il ne joue plus son propre rôle. Il ne s’agit pas non plus d’un acteur unique incarnant le héros Djergbeugebeu qui performe. Le héros, l’initié des initiés, a désormais pour nom, Shéhérazade, Mahié, Niobé, L’initié et évolue dans un autre espace que celui du cercle restreint du conte spectacle au village avec des personnages construits selon un modèle immuable, récurrent et assez spécifique. Autour de ce héros, gravitent effectivement d’autres personnages-acteurs comme le monarque, la mère défunte ou maître d’initiation et le Ouga qui entretiennent toujours avec lui, des relations d’adjuvant ou d’opposant. Le didiga moderne prend ainsi la forme d’un jeu théâtral organisé et soumis à un ensemble de règles déterminées.

Au niveau des éléments constitutifs, le didiga nouveau ne diffère en rien du didiga ancien. De l’esthétisation des récits oraux des chasseurs, Zadi Zaourou invente un théâtre qui repose sur une écriture intergénérique à vocation initiatique. Cette vocation initiatique du didiga devient un élément structurant dans son identité humaniste.

2- Vivre le didiga comme un humanisme

Dans son ouvrage intitulé Rupture et continuité, Diandué Bi Kacou Parfait procède à la lecture diachronique de l’humanisme. Il affirme que la dynamique sémantique du mot est liée à l’évolution des différentes écoles littéraires de la Renaissance au XXème siècle. Malgré quelques variantes, il situe les pôles d’intérêt de l’humanisme de ces écoles au niveau anthropocentrique. De ce point de vue, toute littérature est humaniste parce qu’elle a pour matériau l’homme. En ce sens, le théâtre de Zadi Zaourou privilégie toutes les formes de l’humanisme en tenant aussi bien compte de sa définition classique que contemporaine.

2-1. Le didiga comme support d’une quête humaniste

Au plan historique, l’humanisme est l’effort pour connaître la culture antique et la diffuser. C’est à partir de ce retour aux sources antiques que Léopold Sédar Senghor va prôner l’idée d’enrichir l’humanisme universel par l’apport des valeurs nègres. Il s’agit non plus exclusivement d’un retour aux sources gréco-latines mais également d’un retour uxa sources traditionnelles négro- africaines afin de montrer ce que l’homme noir apporte au monde en lien avec sa culture, son 87 espérance, sa vision pour que cesse le mépris culturel et la haine ethnique. Zadi Zaourou adopte cette démarche humaniste en retournant à Yacolidabouo son village natal pour ressusciter le didiga et en faire un art de la scène au service de l’homme.

Se réclamant des maîtres de l’oralité Zadi Zaourou revisite le patrimoine culturel bété pris comme un microcosme de la culture africaine pour révolutionner l’écriture et la pratique théâtrale. Cet effort de puiser aux sources de la tradition et de l’art ancien pour en faire un instrument de travail confère un caractère humaniste à la démarche du dramaturge. Pour traduire son projet humaniste en acte concret, il publie des ouvrages critiques et littéraires fruits de ses recherches approfondies sur les traditions. En collaboration avec ses étudiants, il entreprend le travail d’établissement des textes authentiques consolidé par leur consignation dans un ouvrage sur l’oralité intitulé Anthologie de la littérature orale de Côte d’Ivoire. Ce qui permet une diffusion augmentée et la rencontre cognitive avec le conteur, Esso Nomel dit Okro, les maîtres du Towulu, Tima Gbahi et Srolou Gabriel, la chanteuse, Mafitini Baro, le maître du Wiegweu, Gbazza Madou Dibéro, des maîtres de l’art oral ivoirien dont les textes véhiculent des valeurs de liberté, d’amour, de solidarité, de fraternité.

Dans l’optique de faire connaître les récits fondateurs, Zadi Zaourou procède à l’exhumation de mythes anciens dont il se sert pour ficeler ses fables dramatiques. La guerre des femmes est le résultat d’un empilement de mythes dont celui de Mahié du pays bété. Guerrière intrépide, maître d’initiation, Mahié règne sur la communauté des femmes vivant séparée de celle des hommes et qu’elle mène au combat. La découverte de leur cité par un chasseur, entraîne des guerres interminables contre les hommes, soldées par la victoire récurrente des femmes. Cette didascalie rappelle son rôle de commandant de troupe.

Au cœur de la forêt vierge, une clairière. Les femmes arrivent les premières sur le champ de bataille. Elles dansent leur marche. Parmi elles, Zouzou. Il tient un cor parleur. Chacune se cache derrière un buisson et se dissimule sous son bouclier. Mahié et une autre guerrière encadrent Zouzou. […] Malheureusement, Zouzou a été un moment à découvert. Il est grièvement blessé. Ce que voyant, Mahié donne l’ordre de battre en retraite. (La guerre des femmes, Tableau X, p.39)

La capture puis la mort de Zouzou mettent fin aux conflits et permettent la cohabitation des femmes et des hommes dans une même communauté. Avant ces retrouvailles, l’homme a constitué pour la femme, la figure du mal contre lequel, il fallait lutter. Et Mahié symbolise la femme-courage qui se dresse contre cette espèce humaine.

Ce mythe de Mahié et sa cité des femmes, dramatisés par Zadi Zaourou rappellent le mythe d’Hyppolite, la reine des amazones régnant sur le peuple de femmes guerrières révélées dans le huitième des travaux d’Hercule analysé par P. Commelin (1956 : 252-267). Selon Paul Diel, ces « Amazones sont symboliquement caractérisées comme « femmes-tueuses d’homme » : elles veulent se substituer à l’homme, rivaliser avec lui en le combattant au lieu de le compléter. » (Diel, 1966 : 207) Avec Mahié de sa région d’origine, Zadi Zaourou montre comment cette guerrière mythique de l’Afrique a des rapports d’un point de vue intertextuel avec l’Hyppolite antique. Mais pour nuancer l’état des relations conflictuelles qui existent entre les femmes et les hommes, le dramaturge ivoirien intègre le mythe de Mamie Wata des eaux africaines et le conte des mille et une nuits dit par Shéhérazade pour apaiser la colère de Shariar contre les femmes. Il fait coïncider ce mythe africain avec le conte oriental sur fond d’une initiation sous-marine qui 88 débouche sur la mise en scène d’un mythe génésiaque avec Mahié comme héroïne. L’écriture des personnages de Mamie Wata, mère initiatrice de Shéhérazade promise au sultan Shariar, à son tour tueur de femmes, devient un prétexte pour aborder les questions de la vie dans le couple et de l’amour entre les humains en vue de la socialisation et de la pérennisation de l’espèce humaine. C’est en ces termes qu’il faut entendre la réplique de Mamie Wata, annonçant des jours nouveaux pour l’humanité après des moments de grandes tensions.

Mamie Wata Homme, femme, voici les deux hachettes de Mahié. Mille paroles y sommeillent. Découvrez-les toujours et toujours pour assurer chaque jour l’équilibre de l’être et l’harmonie des nations. Allez ! peuples du monde ! Et que pour moi rayonne en vos cœurs la paix de l’éternelle Mahié. (La guerre des femmes, Tableau XIX, p. 69)

La pacification des relations entre les femmes et les hommes se concrétise par l’union des cœurs et la vie harmonieuse en communauté pour montrer qu’il n’est dans l’intérêt de personne que les deux entités s’excluent parce qu’elles sont ensemble pour la perpétuation de l’humanité. Ce qui fait de la pièce, un texte à vocation humaniste.

Par la superposition des mythes différents, Zadi Zaourou montre que de tout temps et en tout lieu, les défis liés à l’homme, à sa condition dans l’univers, à son évolution se posent partout en des termes similaires et répondent au même besoin de sortir l’homme de l’ignorance et de l’obscurantisme hier, par l’initiation dans la forêt sacrée et aujourd’hui sur les bancs de l’école française. Confronté aux mêmes souffrances l’homme doit être capable de prendre position et dénoncer les pires exactions. Cet engagement confère également au didiga son but humaniste au-delà du simple fait de retourner aux sources comme des « lamantins, qui selon le mythe africain, vont boire à la source. » (Senghor, 1964 : 218)

2-2. Le didiga et la dénonciation des tares socio-politiques

La vision renouvelée de l’humanisme s’exprime diversement dans le management en milieu professionnel, la révolution humanoïde, les rapports de l’homme à la nature, la lutte pour la liberté et les droits socio-politiques. Zadi Zaourou confère une dimension historique au didiga et en fait un théâtre social et politique davantage préoccupé par des questions liées aux pouvoirs totalitaires. Le dramaturge ivoirien donne ainsi sens au mot humanisme par la dénonciation. Dans son étude des formes que prend l’humanisme au cours de l’histoire notamment au XVIIIème siècle, Diandué Bi Kacou Parfait insiste sur cette dimension :

Les philosophes balaieront du revers de la main les solutions théologiques ou métaphysiques et l’autorité des traditions, vouant ainsi un culte à la raison humaine. Il atteint son summum avec L’encyclopédie, grande œuvre collective destinée à diffuser les « lumières », à combattre l’intolérance et le despotisme et à contribuer ainsi au bonheur de l’humanité. L’humanisme du XVIIIe siècle consiste donc à faire le bonheur de l’humanité en dénonçant avec virulence les travers et les tares de la société française du XVIIIe siècle. (Diandué, 2004 : 52)

Les travers et les tares de l’Afrique contemporaine se conjuguent avec l’absence de liberté et la permanence de pouvoirs dictatoriaux. Le sens de l’humanisme sur lequel s’appuie le didiga est la critique des abus socio-politiques de la postindépendance. 89

Le didiga théâtre naît avec la prise de conscience de la situation particulière de l’Afrique dans le monde compte tenu de son histoire de peuple colonisé et dominé ainsi que de l’incapacité de ses nouveaux dirigeants à créer les conditions d’un environnement social épanoui et d’une expression forte de la liberté. Les manifestations de l’humanisme de ce point de vue s’expriment en lien avec ces moments douloureux qui donnent naissance à une atmosphère de lutte pour une vie meilleure par la quête de la liberté et de la justice sociale. Zadi Zaourou s’imprègne de ces réalités, de ces valeurs combatives pour dénoncer les travers humains en vue d’une transformation politique, sociale et culturelle de l’Afrique.

La barbarie des chefs d’États africains d’après les indépendances et leurs hommes de mains à qui tout est permis, surprend encore aujourd’hui plus d’un observateur de la vie publique. Les récits glaçants répandus jusqu’au fin fond des terres africaines font parfois frémir de peur et de dégoût. La dernière en date concerne justement l’assassinat d'Haruna Jammeh, le cousin de l’ex président gambien relayé récemment par les organes de presse. Les modes d’accession mystique au pouvoir, les tueries qu’ils organisent et leur indifférence face à la misère des peuples qu’ils ont juré de sortir de la pauvreté intriguent tout autant. Le didiga se fait l’écho de ces souffrances des peuples soumis au joug de ces dictateurs.

Shariar Non ! Je sais ce qu’il me reste à faire. (Terrible). Qu’on lui tranche la tête ! Immédiatement ! Je ne veux plus la voir ! Même pas en rêve ! Qu’à compter de ce jour, chaque famille de mon royaume offre à chacune de mes nuits une fille jeune et belle. Toi, mon grand Vizir, organise-moi un mariage tous les matins. Le soir venu, je coucherai avec mon épouse du jour. Au lever du jour, je la ferai décapiter. Et il en sera ainsi tant que je serai assis sur le trône d’Arabie. (La guerre des femmes, Tableau I, pp. 14-15.)

Ces peuples dégradés par la brutalité innommable de leurs dirigeants se résignent et subissent les pires exactions absurdes comme celles décidées par Shariar qui, sous le discutable prétexte de l’adultère de Souad, commandite le meurtre quotidien de jeunes filles innocentes. Avec ces situations dramatiques, Zadi Zaourou met en scène des monarques dont la cruauté est tout simplement impensable. Ces hommes de pouvoir sont au nombre de trois et répondent au nom de Shariar, Edoukou-roi et Le monarque. La férocité, le sadisme et la corruption de ces monarques se manifestent par des pratiques incestueuses, les meurtres, la misogynie, la confiscation des libertés, l’indifférence devant la misère du peuple traumatisé. L’abondante didascalie de La Termitière représente le prototype de ce peuple et notamment de femmes affaiblies et travaillant sous la contrainte.

Les tam-tams attaquent une nouvelle fois l’hymne au travail. Les femmes apparaissent comme précédemment, mais à présent tous leurs mouvements sont ralentis, elles sont tristes et épuisées. Elles poussent de gros soupirs, de même que les musiciens dont le rythme s’est considérablement ramolli et même désaccordé. C’est alors que le monarque suivi de Ouga apparaît pour une brève inspection. Aussitôt le rythme s’accélère, les femmes se remettent à l’ouvrage avec un sourire contraint et une ardeur feinte qui retombe dès que la « main d’effroi » a tourné le dos. (La Termitière, V. L’hymne au travail II, p.116)

90 À l’image de ces femmes, le peuple est astreint à un travail forcé qui ne dit pas son nom. Il travaille sans relâche et sans jouir du fruit de ses efforts. Il crie vainement sa colère face à la cherté de la vie, au chômage des jeunes. Et pour donner le sentiment qu’ils travaillent à l’amélioration des conditions de vie, ces dirigeants consentent à construire, tous les cinq ans par exemple, un centre de santé pour l’inauguration duquel le gouvernement tout entier et des ambassadeurs se déplacent. Au final, ce cirque coûte plus cher que l’ouvrage présenté aux populations comme un don de l’aimable « père de la nation ».

C’est donc contre le totalitarisme que s’édifie l’humanisme du didiga qui se révèle un théâtre efficace par sa fonction sociale et politique. Exposer les tares de la politique, c’est se préoccuper de la condition de l’être humain et tout mettre en œuvre pour le changement et l’épanouissement des populations. L’une des formes de l’humanisme zadiéen se décline en ces termes dans la mesure où il porte les valeurs qui tendent à rendre l’homme perfectible, digne et libre par sa pensée et ses actions. En ce sens, au-delà de prendre « l’homme comme fin et comme valeur supérieure » selon le mot de Sartre (1996 : 74), Zadi Zaourou n’encourage pas à la contemplation béate des actions de génie de l’humain, mais exhorte également toute la société dans sa diversité à agir pour mettre fin à ce qu’elle vit comme une injustice, comme un embastillement. Le héros du didiga, l’initié des initiés, a en charge de former à son tour et d’œuvrer pour que chaque individu, membre de la communauté se sente concerné par les défis et prennent part à leur résolution dans tous les domaines de la vie politique, sociale, culturel aidant ainsi à l’avènement d’un archétype humain nouveau, formé et surtout bien formé.

3- La dimension idéologique du didiga

L’œuvre littéraire naît souvent de l’idée que son auteur se fait de son temps et de son environnement social. La société historique, celle dans laquelle vit l’écrivain influence sa création qui porte nécessairement la marque de son engagement idéologique. C’est pourquoi pour Claude Duchet l’analyse selon l’axe sociocritique est « une poétique de la socialité inséparable d’une lecture de l’idéologique dans sa spécificité textuelle. » (Samaké, 2013 : 31) Le décryptage des valeurs et systèmes de pensées contenues dans l’espace imaginaire repose sur les catégories dramatiques dont l’analyse révèle ici le non-dit, les motivations et intentions du discours théâtral zadiein qui a un but humaniste.

3-1. La vocation initiatique du didiga, un fondement de la quête du savoir humain

À travers le didiga, Zadi Zaourou montre en quoi la littérature est utile à la patrie si elle s’inscrit dans une vision globale non biaisée et banalisée comme le fait M. Gnamien Konan. Cette sous- partie prend appui sur la symbolique du couple chasseur-initié, élément caractéristique du didiga. Consacrant une étude à l’espace initiatique dans "La Cruche", un conte extrait de Le pagne noir de Bernard Dadié, Pierre N’da définit l’initiation en ces termes :

L’initiation est une pratique sociale qui permet d’accéder de l’état d’enfant ou d’adolescent à l’état adulte. C’est un rite de passage de l’enfance à la maturité, de l’ignorance à la connaissance, à travers une série d’épreuves et d’enseignements. L‘initiation a un caractère sacré ; elle se pratique dans un espace spécialement consacré à cette fin ; elle suppose une quête (initiatique ou mystique) dont dépend le salut et l’intégration sociale de l’initié. (N’Da, 1988 : 64) 91 Zadi Zaourou est un traditionaliste. Il croit aux valeurs fondamentales de l’éducation traditionnelle dont l’une des techniques repose sur les rites d’initiation. Le dramaturge considère que la littérature est un moyen efficace d’acquisition du savoir. Mais sans être passéiste, son écriture dramatique s’inspire des rites d’initiation dont le pragmatisme impulse un dynamisme bénéfique à la transformation concrète des apprenants. Il montre ainsi que la vitalité d’une tradition quelle qu’elle soit se révèle dans sa capacité à s’ouvrir aux autres. Pour mieux exploiter le modèle d’instruction initiatique, Zadi Zaourou met en scène des héros calqués sur le personnage de l’antique chasseur symbolisé par Djergbeugbeu, considéré comme l’initié des initiés et faisant partie d’une des confréries lesplus puissantes et les plus significatives du monde traditionnel.

Dans l’univers du didiga, le chasseur est pris comme le modèle le plus abouti des membres de la communauté. La puissance mystique reconnue au chasseur le place au centre de toutes les activités politiques, sociales et culturelles. Initié, il appartient au groupe social à l’origine de la création des cités comme le montrent le mythe de Mahié dramatisé par Zadi Zaourou et la légende de Nkolle rapportée par Tchicaya U Tam’si d’après les travaux de Léo Frobenius. (Tchicaya, 1967-1968 : 31-45) En conséquence, il assure souvent les destinées de la communauté, les responsabilités de chef militaire ou d’éclaireur chargé de la protection des concitoyens. Garants de l’ordre traditionnel séculaire, les chasseurs sont l’incarnation de valeurs fondamentales hautement mises en lumière dans le didiga. Zadi Zaourou se sert de la démarche de l’enseignement initiatique pour dramatiser des maîtres d’initiation qui ont pour nom Mahié, Mamie Wata Le Doozi1, La mère défunte ainsi que des héros-initiés comme Shéhérazade, Gôbo, L’initié et Niobé dont la formation se solde par la prise de conscience et l’engagement dans le combat pour la liberté.

À partir de ses recherches sur le mode de fonctionnement des arts traditionnels, Zadi Zaourou structure la progression dramatique de ses textes autour du parcours initiatique du néophyte mieux schématisé notamment dans La Termitière. Celui-ci franchit toutes les étapes de l’initiation dans la forêt pour devenir un initié ayant acquis les connaissances et les armes nécessaires au combat contre le monarque et en vue de la libération du peuple en souffrance. Sa démarche est consécutive à la situation intolérable du peuple décrite par Le récitant :

Or, le ciel s’obscurcit un matin. Et tout soudain ! Les chants tarirent, la terre baillant sous l’intensité du regard solaire. Il était puissant, Ouga ! Rien ne résistait aux morsures de sa main. Rien. Ni les rebellions du courage, ni la soumission servile, ni même les fidélités à l’excès. C’était la main d’effroi. Elle frappait quand elle voulait, n’importe où, et qui elle voulait. Elle abattait jusqu’aux filles pubères et anonymes, la main de Ouga. (La Termitière, I. L’hymne au travail I, p. 95.)

Pour insister sur la nécessité du retour dans la société d’origine, le lecteur-spectateur est projeté dans une fable mettant en scène Ouga, cet esprit du monarque qui abat une fille pubère et déclenche la colère de la communauté, exaspérée par ces types de crimes récurrents. Cet assassinat d’une gratuité déconcertante devient l’élément déclencheur dans la lutte pour la liberté conduite par L’Initié qui ne peut prétendre à cette responsabilité seulement qu’après une longue période d’initiation. Zadi Zaorou représente un initié préoccupé par le sort de ses concitoyens.

1 Le Doozi est un masque en initiation mais avec l’ambiguïté de son rôle dans la pièce, il devient par moments le maître d’initiation de Niobé. 92 De Néophyte qu’il était, il devient L’Initié après avoir triomphé des multiples épreuves qui jalonnent sa marche vers le savoir et la sagesse. Ces épreuves consistent à gratter les plaies d’une vieille, à déchiffrer les énigmes de cette femme métamorphosée en jeune fille attirante, puis d’un masque avant que ses yeux ne dessillent et qu’il aperçoive La Termitière, objet de sa quête. Devant chaque obstacle, le néophyte décline en des termes adaptés, les raisons de son cheminement qui se résume dans cette réplique :

Le néophyte -C’est pour mon peuple, pour tout mon peuple que je cherche la graine du salut. Si c’est toi le maître de la danse (il met un genou en terre) ô maître, offre à mon peuple l’arbre de la liberté. Qu’il prospère pour tous et que revienne en nos cœurs en nos foyers la paix véritable, non celle qui affame l’orphelin, exproprie la veuve, séquestre le désir, la volonté, la voix de tout un peuple, mitraille l’espoir à chaque tournant de la vie du pays. La Termitière, II La Termitière, p.102)

Les connaissances acquises par l’épreuve transforment le langage et la personnalité de L’Initié. Le didiga apparaît comme une sorte de pédagogie d’initiation, une démarche par laquelle l’individu, membre de la communauté acquiert un savoir par l’exemple, par l’expérience aux côtés d’initiés. Le didiga aspire à rétablir l’esprit critique, à éperonner la réflexion personnelle. C’est pour cette raison que le cheminement initiatique a pour cadre général la case, l’eau, la forêt, la montagne et l’amphi. Les espaces initiatiques identifiés par les didascalies spatiales sont la case de Mahié pour Gôpô (La guerre des femmes, Tableau VIII, p. 33), les profondeurs sous- marines pour Shéhérazade (La guerre des femmes, Tableau II, p. 19), la forêt pour L’Initié (La Termitière, II La termitière, p. 101) et la colline aux tourterelles ou l’amphi pour Niobé (Le secret des dieux, Tableau rythmique IV, p.42). De cet inventaire, nous retenons que ces espaces en réalité mal déterminés sont des temples du savoir spécifiques à des espaces géographiques déterminés. Zadi Zaourou a tenu compte de toutes les sociétés pour délimiter son espace d’initiation. Ceux qui sont les sahéliens prendront la case comme lieu d’initiation ; les forestiers la forêt ; les lagunaires l’eau ; les montagnards, la colline et l’école moderne l’amphi. Ces espaces légués par la modernité et par la tradition acquièrent une charge symbolique dense de signification compte tenu des procédés de mise en scène de ces espaces. L’amphi par exemple présente le modèle de lieu de formation à éviter puisque qu’il montre un professeur qui « interroge celui-ci, menace celui-là, engueule tout le monde. » (Le secret des dieux, p.44) C’est une approche scolaire péjorative mettant en relief l’enseignement à la verticale, de maître prototype de celui qui sait tout et qui ne peut être contrarié. Cependant dans les espaces forestier, sous-marin et montagneux, la formation cadre avec les aspirations de l’apprenant. Souvent l’analyse au premier degré limite la présence de ces espaces comme étant des espaces mal déterminés pour dire qu’ils rappellent l’espace mythique et mystique. Mais au-delà, ils permettent de comprendre le projet socio-politique de Zadi Zaourou. En effet, si l’on tient compte de la sémantique dynamique du mot humanisme qui met l’homme au centre des préoccupations, il apparaît que Zadi Zaourou étudie tout l’homme. Son théâtre témoigne de la condition de l’homme d’où qu’il vienne à travers sa formation-initiation.

3-2. De la dimension éthique du didiga

Au premier sens du terme, le mot éthique renvoie à la notion du bien et du mal. Mais il ramène également à l’idée de perfection. C’est surtout ce second sens qui va être analysé ici puisque pour les anciens, « le didiga était un symbole de la maîtrise en quelque domaine que ce fût, la 93 forme suprême de l’expression artistique. Quand un homme atteignait le sommet de l’art, quel qu’en fût la branche, on ne disait plus de lui qu’il pratique tel ou tel art, on disait que dans cet art, précis, il moissonne le didiga. » (Zadi, 2001 : 131) Le didiga est donc un art de la perfection. En la ramenant dans le monde moderne, Zadi Zaourou lui confère une dimension symbolique d’art modèle qui dénonce non seulement le mal à travers la mise en scène des dictateurs, mais le présente comme une idée de perfection dont l’imitation crée des hommes nouveaux. Par l’élévation, le didiga exhorte la société et l’individu à cultiver les valeurs de la liberté, la créativité, la fraternité, le sens de la vie d’où la signification humaniste du didiga. Le degré d’éducation de l’homme est l’unique mesure qui permet son épanouissement. C’est par l’éducation, la formation, l’initiation que l’homme acquiert la connaissance afin de sortir de la médiocrité, de la violence pour atteindre la sagesse, la perfection, le raffinement. C’est pour cette raison qu’en réalité, le didiga désigne un type de perfection dans l’art. L’histoire du guerrier- chasseur Mahié télescopée avec celle de la cité des hommes puis avec celle du sultan Shariar traite des habitudes morales et psychologiques de l’être humain de tout horizon. Zadi Zaourou puise dans des croyances anciennes et lointaines pour mieux saisir l’humain et identifié l’idéal d’homme cristallisé dans l’homme complet, universel. Le prototype de cet homme complet dans la société traditionnelle de Zadi Zaourou se trouve incarné dans la personne du chasseur-initié. Il devient son modèle d’individu. Dans cette Afrique en proie aux doutes et aux difficultés, le dramaturge ivoirien se sert du modèle de formation et de fonctionnement de la confrérie des chasseurs comme prototypes de résistance et de canal d’expression de la transformation des sociétés. Les groupes sociaux reconnus comme les opérateurs possibles de ces transformations sont donc des « chasseurs supposés disposer des moyens symboliques et rituels (connaissances occultes, etc.) mais aussi techniques (armes) et mentaux (maîtrise de l’énergie liéeà une pratique intégrant un certain habitus, […] et de ce fait prédestinés à incarner le pouvoir dans sa dimension transformatrice. » (Kedzierska-Manzon, 2014 : 122)

Quel que soit le but recherché, le théâtre est une métaphore de la société. Il représente la société telle que le dramaturge aussi bien que le metteur en scène lui impulsent son fonctionnement. C’est en cela qu’ils réinventent la société à l’aune de leur art théâtral. En mettant en scène, dans cette société nouvelle en péril, le chasseur-conteur traditionnel, Djergbeugbeu, l’initié des initiés, le héros didiga, sorti des entrailles de la terre ivoirienne pour servir de modèle et combattre aux côtés du peuple, Zadi Zaourou montre comment éviter que ne prospère les héros canailles, cupides, superficiels et ignorants qui étouffent l’espace socio politique d’aujourd’hui.

Conclusion

Le didiga de Zadi Zaourou est un théâtre particulier né de la volonté de son auteur de contribuer à l’invention de l’art dramatique nouveau. Sous-section du théâtre de recherche ivoirien, le didiga est passé de son statut d’art oratoire à celui de spectacle théâtral ayant l’homme comme principal objet de préoccupation. Zadi Zaourou l’utilise comme support de la quête humaniste par l’acte d’exploitation des sources antistatiques traditionnelles et par la dénonciation des pouvoirs dictatoriaux. Tout le théâtre zadien décrit les actions d’un monarque auquel s’oppose un initié ayant pour adjuvant, la mère initiatrice et le peuple. Le didiga s’appuie ainsi sur une structure manichéenne représentant le héros initié en conflit ouvert contre le monarque. L’analyse idéologique du didiga a montré qu’à partir des tribulations du héros redresseur de torts, le dramaturge ivoirien révèle un modèle de héros symbolisé par le personnage du chasseur- initié porteur de valeurs sociales et déterminant dans l’engament des combats pour la liberté 94 autant de l’individu que de la collectivité. Des traits caractéristiques du didiga traditionnel et moderne, le héros central c’est-à-dire, le chasseur ou l’initié, est le point essentiel en tant qu’un élément structurant de la philosophie du didiga. Le didiga est donc un art authentique dont l’exploitation dramatique n’a pas livré tous les secrets et qui ouvrent de bonnes perspectives dans la redynamisation du théâtre africain.

Références bibliographiques

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MARKETING STRATÉGIQUE ET DÉVELOPPEMENT DU JUDO EN CÔTE D’IVOIRE

Katia OUATTARA Docteur (PHD) en Sciences de l'Information et de la communication Assistant Département des Sciences de l'Information et de la communication

Université Peleforo Gon Coulibaly, Korhogo Côte d'Ivoire

[email protected]

Résumé

Les difficultés des fédérations sportives ivoiriennes à remplir correctement leur mission de service public nous ont conduit à mener une réflexion sur le thème « marketing stratégique et développement du judo en Côte d’Ivoire ». Cette étude diagnostic menée à partir des modèles de Porter et d’Ansoff, appliqués à la Fédération Ivoirienne de Judo et disciplines Assimilée (FIJDA), relève un pouvoir de négociation faible de l’organe fédéral vis-à-vis des médias et des sponsors, le peu de notoriété et de pratique de la discipline, la mauvaise image, une forte concurrence directe et indirecte, une faiblesse budgétaire et organisationnelle auxquels s’ajoutent le peu de sympathisants, la démotivation des responsables de clubs et des conditions de travail peu satisfaisantes pour les athlètes qui handicapent son évolution. La fédération est invitée à faire usage des outils de communication. Pour une meilleure distribution des maîtres de salle, la mise en place d’un Conseil de Ceinture Noire (CCN) est conseillée. De même, l’expérience africaine en matière de confection de tapis d’entraînement est fortement recommandée pour faire face au déficit dans le secteur.

Mots-clés : marketing stratégique, développement, sponsoring, notoriété, promotion de vente

Abstract

The difficulties faced by Ivoirian federations to correctly fulfil their mission led us to carry a research on strategic marketing and the development of the judo in Côte d’Ivoire. This diagnostic study inspired from the model of Porter and Ansoff and applied to the Ivorian Judo Federation and associated disciplines (FIJDA), as noticed a very weak negotiation influence from federal organ vis-à-vis medias and sponsors, a few notoriety and the practice of the discipline, a bad reputation, direct and indirect competition, a weakness in the budget and the organization system with, in addition, few sympathizers, demotivation of clubs representatives, and unsatisfactory working conditions for athletes which slow down the evolution. The judo federation is invited to use communication tools. For a better distribution of the master of room, the establishment of a Council of the Black Belt (CCN) is advised. Similarly, the African experience in making training mats is strongly recommended to deal with the deficit in the sector.

Keywords: strategic marketing, development, sponsoring, notoriety, sale promotion

Classification JEL D 11

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Introduction

Le sport est un élément important de la société en raison de son intérêt social, éducatif, médical, etc. En effet, tout en contribuant à la paix sociale, par exemple, par le développement d’un sentiment d’appartenance à une nation, à une région, à un département à l’occasion de grandes victoires, le sport favorise la bonne santé et contribue à l’éducation des populations. L’État, conscient de cette réalité, a créé le Ministère des Sports et Loisirs (MSL) en vue de mieux organiser et promouvoir cette activité sur tout le territoire. Dans ce sens, des missions de service public ont été concédées aux fédérations sportives. Malheureusement, en dehors du football et du maracana, la plupart des disciplines sportives sont absentes des villes du pays empêchant ainsi ses habitants de pratiquer les activités sportives de leur choix. C’est le cas du judo, art martial japonais, qui se caractérise par les techniques de projection et d’immobilisation au sol.

Après soixante et trois ans d’existence en Côte d’Ivoire, il est bon de procéder à une analyse diagnostic afin de parvenir à la relance de ce sport. Cela conduit aux questions suivantes : quelles sont les faiblesses et menaces auxquelles la Fédération Ivoirienne de Judo et Disciplines Assimilées (FIJDA) est confrontée ? Et quelles sont les forces et opportunités sur lesquelles elle peut s’appuyer pour relancer son développement ?

La méthodologie utilisée pour cette étude s’appuie essentiellement sur les modèles d’Ansoff et de Porter. Ceux-ci, cités par Tribou et Auge, 2003 :154-157, ont déjà été appliqués aux associations sportives. Le premier modèle fait un diagnostic de l’entreprise sportive (forces, faiblesses, opportunités et menaces). Le second (modèle de Porter) analyse l’environnement des organisations sportives en tenant compte de l’intensité de la concurrence, du taux de croissance, de la capacité de négociation avec les partenaires, du palmarès et des habitudes de fréquentations, etc.

Pour aller dans le sens de ces modèles et pour tenir compte de la dimension humaine, nous avons effectué des entretiens auprès du personnel fédéral (les deux permanents) et de sept dirigeants de club (sept maîtres de salle) à Abidjan et à l’intérieur du pays en vue de déterminer leurs attentes. Dans le cadre de la répartition de ces enquêtés, nous avons tenu compte des espaces géographiques dans lesquels se trouve les associations sportives. En effet du fait de l’éloignement géographique de certains clubs du siège fédéral (situé à Abidjan), les préoccupations peuvent ne pas être les mêmes, d’où un échantillon qui tient compte de cette réalité. À partir de l’observation directe, trois critères ont permis d’arrêter la liste des clubs. Il s’agit de l’existence d’un espace d’entraînement, des tatamis (tapis) servant à la pratique sportive et un maître de salle ayant au moins la ceinture noire. Ces éléments sont nécessaires car le judo, en raison des projections au sol, ne peut se faire sans protection (tatami). Il exige également un maître de salle assermenté pour garantir la qualité de la formation. À cela, il faut ajouter un espace clos pour protéger les pratiquants et les tapis des intempéries. Nos enquêtes montrent que la pratique de la discipline a lieu dans six villes du pays, au sein de 32 clubs, selon la répartition suivante :

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Tableau 1 : répartition des clubs en fonction des villes

N° Ville Nombre Clubs 1 Abidjan 26 Judo Club (JC) Sococe, JC Cocody, JC Equinox, JC Eburni Treichville, JC Institut National de Jeunesse et des Sport (INJS), JC Academi des Mers, JC ASEC, JC Jujutsu Tigré Yopougon, JC Hotel Ivoire, Kodokan 90, JC Marcory, JC Camps Gallieni, JC Société Omnisport de l’Armée (SOA), Athletic Club, JC AJA, JC Riviera, Centre d’Éducation Sportif et Culturel d’Abidjan (CESCA), JC Boa Yves, AS Police, JC Jujitsu Tigré Marcory, Centre sportif Lahiri, BAE Yopougon, JC Université FHB, JC Abé, JC Daphné, JC Allabra, 2 San-Pédro 1 JC San-Pédro 3 Bingerville 1 JC Bingerville 4 Toumodi 1 JC Toumodi, 5 Yamoussoukro 1 JC Institut National Félix Houphouët- Boigny (INPHB) 6 Bouaké 2 JC Bouaké, JC Ivoire

Ainsi, nous avons interviewé trois dirigeants de clubs situés à Abidjan, un dans la zone sud située hors de la capitale économique et trois à l’intérieur du pays. Ces enquêtes auprès des responsables d’associations sont nécessaires car en Côte d’Ivoire, on constate de nombreuses crises au sein des organisations sportives ce qui ternit leur image.

Pour obtenir le niveau de notoriété de la Fédération et pour prendre également en compte ses préoccupations, nous avons soumis un questionnaire au public sportif (385 personnes) des localités abritant les différents clubs appartenant à la FIJDA. Ce chiffre s’explique par le fait qu’il n’y a pas de données concernant la population sportive. Sur cette question, Malhotra (2011 :304) nous donne une taille de l’échantillon (n) avec un taux de précision de 95% lorsque l’enquêteur ne dispose pas de base d’échantillonnage. Pour une question de représentativité, nous avons choisi quatre (4) villes (Abidjan, Bouaké, Bingerville, Yamoussoukro) sur les six (6) qui abritent les clubs de judo. En tenant compte du Recensement General de la Population et de l’Habitat (RGPH) 2014, nous avons reparti l’échantillon (385 personnes) proportionnellement au poids des populations des villes enquêtées dans la population totale de ces quatre localités. Le RGPH 2014 nous donne également le taux de masculinité (H/F) qui est de 1,070393 ce qui permet de dire qu’au niveau national, il y a 51,7% d’hommes et 48,3% de femmes.

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Tableau 2 : Répartition de la population et de la taille de l’échantillon en fonction des localités choisies et du genre Villes Population En % Échantillon Hommes Femmes RGPH proportionnel 51,7% 48,3% 2014 Abidjan 4.395.243 82% 316 163 153

Bouaké 608.138 11% 42 22 20

Yamoussoukro 281.735 5% 19 10 9 Bingerville 91.319 2% 8 5 3

Total 5.376.435 100% 385 200 185

Les pratiquants étant des acteurs incontournables de la fédération, nous les avons également interrogés en vue de prendre en compte leurs attentes. Ainsi sur une population totale de 239 athlètes, pour une question de représentativité, nous avons appliqué un taux de 50% ce qui nous donne un échantillon de 120 individus (239 x 50% = 119, 5 soit 120) à interviewer. Ce chiffre représente l’ensemble de la moitié des compétiteurs à interviewer dans chaque club.

1. Résultats

1.1 Les forces

La Fédération Ivoirienne de Judo et Disciplines Assimilées est une structure légale reconnue aussi bien par les autorités ivoiriennes que par les instances sportives internationales que sont l’Union Africaine de Judo (UAJ), la Fédération Internationale de Judo (FIJ) et le Comité Internationale Olympique (CIO). La FIJDA fait partie des 56 fédérations admises par l’État de Côte d’Ivoire. À ce titre, elle bénéficie de moyens mis à sa disposition par le Ministère des Sports et Loisirs (MSL). Il s’agit d’un siège social situé au Stade Félix Houphouët-Boigny et d’un apport financier constitué de la parafiscalité (20.000.000 FCFA) auxquels s’ajoute une subvention pour les épreuves internationales (35.000.000 FCFA). Au niveau de l’Afrique et du Monde, elle représente le pays à la plupart des compétitions organisées par l’UAJ. Cette structure sportive était présente lors des Jeux Olympiques (JO) de Rio 2016 avec une athlète : Zouleya Dabonné. Une telle situation est importante pour les autres acteurs du sport (ambassades, médias, Conseils municipaux ou Généraux) notamment pour les entreprises qui cherchent à travailler avec des organisations légalement constituées, détentrices d’un document à cet effet.

À cet atout, il faut ajouter que la FIJDA a de très bons rapports avec le Ministère en charge des sports, facilitant ainsi son pouvoir de négociation vis-à-vis de la tutelle. En 2014, elle a même bénéficié d’une aide supplémentaire de 20 millions en guise de félicitations pour ses résultats. Le MSL a même sélectionné la FIJDA parmi les huit (8) disciplines sportives prioritaires de ce pays, en 2015. Elle peut donc bénéficier de davantage d’aide.

99 Elle a également un très bon pouvoir de négociation avec l’Ambassade du Japon en Côte d’Ivoire. Cela se manifeste par la formation des cadres techniques et par la remise de matériels pour la vulgarisions du judo sur le territoire. Ainsi, en 2016, le Directeur Technique National (DTN) a pu effectuer un stage de formation de trois mois au Japon. De même, pour son développement, de 2008 à 2018, la FIJDA a bénéficié de 2000 mètres carrés de tapis de l’Ambassade du Japon, soit 400 en 2008, 2015 ; 800 en 2013 et 400 en 2018. Durant cette même période, la même institution lui a remis 500 kimonos en 2008, 1000 respectivement en 2010, 2013 ; 730 en 2015 et 500 en 2018.

Au niveau du palmarès, les enquêtes (source :www.civjudo) montrent qu’au championnat du Monde, l’équipe ivoirienne de judo a été classée septième à Minster 1998 et Munich 2001. Au niveau africain, des athlètes tels que Marc Yao Kouamé, Yalo Goua Lou et Paul Aimé Krizoua ont été médaillé d’or à Ouagadougou en 2000. Il en est de même d’Amed Touré et Zouleya Dabonné qui ont respectivement remporté la même médaille au Sénégal en 2007 et au Benin en 2013. En 2017, aux Jeux de la Francophonie à Abidjan, Zouleya Dabonné et Fofana Fatim ont remporté chacune une médaille d’argent tandis qu’en 2018, l’équipe ivoirienne a obtenu la médaille d’or par équipe cadet aux Jeux africains de la jeunesse à Alger. Au niveau européen, Isaac Angbo et Yalo Goua Lou ont été chacun médaillé d’or au Tournoi européen de Toulouse 1995.

L’équipe nationale de Côte d’Ivoire est donc une équipe qui gagne, ce qui constitue une force pour les raisons suivantes : d’abord, il y a l’impact des résultats internationaux sur l’augmentation des pratiquants. Sur cette question, (Martin, 2011 :87) nous informe que « les résultats engendrent une répercussion sur la courbe des licences et il est important de souligner le rôle des médias (télévisés et presse écrite) dans l’attachement et la représentativité des plus jeunes envers les champions tricolores ». Il reste donc à la Fédération de judo de mettre en place une bonne politique de mobilisation des moyens de diffusion de l’information afin que les performances sportives obtenues se répercutent effectivement sur le volume de la pratique. Ensuite, la FIJDA ayant déjà d’excellentes relations avec le ministère de tutelle, les bons résultats sportifs obtenus renforcent son pouvoir de négociation vis-à-vis de celui-ci. Enfin, ces résultats sont un atout dans la conquête des sponsors. En effet, en s’associant à une telle fédération, ceux-ci pourraient faire passer l’image d’une entreprise qui gagne mais aussi celle d’une entreprise citoyenne.

De plus, les valeurs du judo que sont la politesse, le courage, la sincérité, l’honneur, la modestie, le respect, le contrôle de soi, l’amitié peuvent séduire des entreprises. Par exemple, à travers la sincérité ou le respect, ces sociétés peuvent donner l’image de marques qui respectent leurs engagements et les consommateurs. Ces valeurs à l’image du courage, de la maîtrise de soi, de la politesse, du respect de l’autre sont également un véritable moyen d’éducation des populations. Nos enquêtes montrent que 64% des pratiquants du judo en Côte d’Ivoire ont moins de 18 ans. La volonté des parents de permettre à leurs enfants d’acquérir une véritable éducation à travers le judo peut expliquer ce chiffre. Si les valeurs du judo constituent une force pour la discipline, il faudrait que la Fédération en fasse un véritable axe de communication auprès des différentes familles à travers, par exemple, un démarchage à domicile, pour davantage transformer cet atout en une augmentation de la pratique. Dans ce sens, ce porte-à-porte devra se faire avec des prospectus.

100 Pour communiquer aussi bien à l’intérieur qu’avec l’extérieur, elle a un site internet (civ.judo.org) et une page Facebook qui peuvent intéresser les sponsors dans la mesure où ils pourraient y communiquer sur leur marque. (Adhepeau, 2014 :117-118) nous informe que l’utilisation de l’internet est une réalité en Côte d’Ivoire et que celle-ci « se renforce aujourd’hui avec le succès grandissant des outils de social media ». Les réseaux sociaux constituent donc une force dans la séduction du public ivoirien. (Chanavast et Desbordes, 2016 :386) vont plus loin en nous informant que le digital est un media aux fonctions multiples permettant d’atteindre divers objectifs marketing car « il permet de communiquer, d’informer, d’animer, de fidéliser, de conquérir, de partager, de vendre, de divertir ou d’internationaliser ». On le voit ainsi, les réseaux sociaux numériques permettent ainsi d’échanger avec les internautes, de capter de nouveaux adhérents, de gagner leur loyauté, de s’ouvrir au monde entier et de vendre des produits dérivés en vue de son développement. Même si Facebook est le média social le plus utilisé, la FIJDA pour rester dans cette dynamique doit investir les autres réseaux sociaux (Twitter, Instagram, Pinterest, Deezer, Dailymotion, etc.) en vue de séduire les entreprises et gagner de nouveaux adhérents.

La Fédération de judo a aussi des faiblesses qu’il faut aborder dans le cadre de son diagnostic.

1.2 Les faiblesses

Au niveau financier, sur un budget annuel de 263.000.000 FCFA, la FIJDA n’arrive à mobiliser que 60.735.000 FCFA. La répartition annuelle est la suivante : 735.000 FCFA pour l’affiliation des clubs, 20.000.000 FCFA pour la parafiscalité, 35.000.000 FCFA représentant la subvention étatique et 5.000.000 FCFA pour les dons. Entre les recettes (60 .735.000 FCFA) et les besoins (263.000.000 FCFA), il y a un écart de 202.265.000 FCFA d’où les difficultés de financement de son programme d’activité notamment au niveau local où il y a très peu de compétitions. Cette réalité montre que la FIJDA connaît un problème budgétaire. La part de l’État qui est de 90,55% (55.000.000/60735.000 FCFA) du budget de fonctionnement fédéral montre la nécessité pour la Fédération de séduire les sponsors et d’augmenter ses fonds propres en créant des produits en dehors des compétitions.

La FIJDA a une faible notoriété (1%) car lorsqu’on demande au public sportif de nous dire les associations sportives (club et fédération) qu’il connaît en Côte d’Ivoire, c’est la FIF (64,6%), l’ASEC (59,3%), l’Africa (39,3%) et le Séwé Sport de San-Pédro (25,7%) qui reviennent régulièrement. Ces résultats s’expliquent par la médiatisation du football ivoirien par rapport aux autres disciplines. Par exemple, la FIF arrive en première position à cause de la forte visibilité médiatique dont elle bénéficie à chaque campagne africaine (CAN 2010, 2012, 2015, 2017, etc.) et mondiale (2006, 2010, 2014). Quant à l’ASEC et l’Africa Sport, en plus de la couverture du championnat par la RTI, ils ont leurs propres supports de diffusion de l’information (Mimosas Magazine et Les Aiglons) ce qui contribue davantage à leur notoriété. Cette réalité montre la nécessité pour la FIJDA de faire des efforts considérables pour avoir une visibilité médiatique notamment télévisuelle étalée dans le temps. Elle doit aussi penser comme l’ASEC et l’Africa à avoir ses propres médias pour ne pas subir le diktat de l’ensemble des moyens de diffusion techniques.

De plus, il y a très peu d’affluence lors des compétitions. D’ailleurs, la FIJDA ne revendique que 500 supporters, ce qui nous paraît insuffisant compte tenu du nombre de la population ivoirienne (25.000.000 d’habitants). Une forte présence de l’audience directe est importante car 101 elle permettrait l’entrée de devises grâce, par exemple, à la contribution du public sportif (ticket d’entrée) mais aussi des autres acteurs tels que les médias (couverture, droit TV) et les sponsors. Nous pensons que la FIJDA gagnerait à délocaliser certaines compétitions dans des quartiers populaires et à l’intérieur du pays.

De plus, 84 % des compétiteurs du judo interrogés affirment que leurs conditions de travail ne sont pas satisfaisantes et qu’une telle situation a un impact sur leurs performances. Ces conditions ont pour nom : matériel de travail insuffisant, lieux d’entraînement inadapté à la pratique, lieux de compétitions inadaptés, absence de frais de transport et de primes de compétition, etc. Cette réalité peut avoir des incidences sur la qualité du spectacle et par conséquent sur l’arrivée des partenaires (médias, sponsors, public, etc.) incontournable pour le développement de la discipline.

Aux faiblesses déjà évoquées, il faut aussi relever une faiblesse de la pratique sportive au plan national. En effet, il n’y a que 1368 judokas pour une population de 25 millions d’habitants. Beaucoup plus de pratiquants signifieraient davantage de supporters dans la mesure où chaque compétiteur bénéficierait du soutien d’au moins un membre de sa famille. Outre cela, à l’exception du judo club de Toumodi, du Judo Club INPHB de Yamoussoukro, des Judos Clubs Ivoire et Roseaux de Bouaké, tous les autres clubs (28) sont dans la zone Sud, notamment à Abidjan avec vingt-six (26) organisations. Les associations sportives, au sud, non situées dans la capitale économique sont le Judo Club de San-Pédro et le Judo Club de Bingerville. La FIJDA ne peut donc revendiquer une représentativité nationale. Une telle réalité peut freiner les entreprises qui souhaitent toucher toutes les populations du pays à travers cette discipline.

Dans la ville d’Abidjan, on note une absence d’espace de pratique dans les communes de d’Abobo, d’Adjamé, de Port-Bouet et d’Attecoubé. On constate une concentration des dojos dans la commune de Cocody (14) suivie des communes de Yopougon (4), Marcory (4) et Plateau (2). Quant aux autres communes (Treichville, Koumassi), elles ont chacune un dojo. Il y a donc ainsi une inégale distribution des salles de judo dans la ville d’Abidjan limitant ainsi son développement. Cette réalité est valable pour la répartition des formateurs de ce sport. Nos enquêtes relèvent 118 entraîneurs dans la zone sud sur les 133 que compte le pays soit 90,22%. Une réflexion fédérale doit être menée pour faire face à cette situation. Quelles sont les opportunités que la FIJDA doit saisir pour relancer son développement ?

1.3 Les opportunités

La répartition des maîtres de salle selon les villes de Côte d’Ivoire laisse apparaître de réelles possibilités d’extension du judo dans quatre autres villes du pays. En effet nos enquêtes relèvent la présence de deux encadreurs de judo à Divo, d’un entraîneur de la discipline respectivement à Daloa, Gagnoa et Jacqueville. Avec deux ceintures noires habitant Divo, cette ville reconnue auparavant comme l’une des communes phare de cette pratique peut y ouvrir deux autres dojos. Au sein de la ville d’Abidjan, des entraîneurs de judo habitent certaines communes alors qu’il n’y a pas de club. C’est le cas d’Abobo (7 ceintures noires), Adjamé (7 encadreurs) et Port-Bouet (1 formateur de judo). Quant à Attecoubé, en raison de sa proximité avec Adjamé et Yopougon (22 ceintures noires), cette commune peut y ouvrir au moins un dojo.

De même, on note une concentration des formateurs de judo dans certains dojos. C’est le cas du Kodokan Ivoirien 90 qui a 11 ceintures noires pour 35 adhérents. Il en est de même pour le JC 102 Reseaux de Bouaké qui a dans son dojo 6 maîtres de salle pour 20 adhérents tandis que l’AS Police à 35 adhérents pour 5 ceintures noires. Si nous considérons qu’une ceinture noire peut ouvrir un dojo, les 133 maîtres de salle sont donc une opportunité pour la FIJDA d’avoir 133 dojos répartis sur tout le territoire national. Il faut néanmoins un espace de regroupement de ces gradés du judo de sorte qu’ils puissent échanger entre eux pour voir comment procéder à une meilleure distribution des formateurs de la discipline en vue de son développement. Dans ce sens, la mise en place d’un Conseil de Ceintures Noires (CCN) pourrait permettre de répondre à une telle attente. Il faut noter aussi le cas des étudiants ceintures noires en formation à l’École Normale Supérieure (ENS) et à l’Institut Nationale de la Jeunesse et des Sports (INJS). La Fédération de judo en relation avec les concernés, le CCN et le Ministère de tutelle devront veiller à ce que leur affectation après leur formation tienne compte des espaces de non pratique.

Pour faire face à la question des tatamis, il faut saisir l’opportunité qu’offre l’expertise africaine. Les tapis d’entraînement du Judo Club de Bouaké ont été confectionnés à partir de son de riz et utilisé par l’Opération des Nations Unis en Côte d’Ivoire (ONUCI) à Bouaké, pendant la crise postélectorale ivoirienne, pour la formation des soldats. Cette expérience à l’africaine peut servir à ouvrir de nombreux clubs de judo en Côte d’Ivoire et étendre sa diffusion.

Outre cela, l’organisation de la Coupe d’Afrique des Nations (CAN) 2023 de football est également une chance pour les autres sports en Côte d’Ivoire. En effet, la construction de nouvelles infrastructures sportives conformes aux normes internationales est annoncée dans plusieurs villes de Côte d’Ivoire (Korhogo, Bouaké, Abidjan, San-Pedro, etc.). Le caractère moderne de ces stades (6 stades et 24 terrains d’entraînements) impose la mise à disposition d’espaces sportifs aux autres disciplines. Cela pourra réduire le déficit constaté dans ce milieu.

À la suite des forces, des faiblesses et des opportunités, nous terminons l’analyse diagnostic de la FIJDA par les menaces auxquelles elle est confrontée.

1.4 Les menaces

La FIJDA est soumise à la concurrence de 55 autres fédérations sportives en Côte d’Ivoire aussi bien dans sa relation avec l’État, avec les médias, que dans le cadre de sa conquête du public sportif et des sponsors. À cela, il faut également noter la concurrence de 5018 clubs.

Au niveau des arts martiaux, la FIJDA a 8 fédérations directes concurrentes à savoir : La Fédération Ivoirienne des Arts Martiaux Chinois (FIAMC), la Fédération Ivoirienne de Karaté et Disciplines Associées (FIKDA), la Fédération Nanbudo Côte d’Ivoire (FENACI), la Fédération Ivoirienne de Taekwondo (FITKD), la Fédération Ivoirienne de Jujitsu et Défense Personnelle (FIJDP), la Fédération Ivoirienne de Qwan ki Do (FIQDO), la Fédération Ivoirienne de Vovinam Vietvodao (FIVD), la Fédération Ivoirienne de Vo Co Truyen (FIVT-VN). Toutes ces associations mettent en avant les valeurs éducatives de leur discipline. Il faut donc à la FIJDA trouver un positionnement qui puisse le distinguer des autres.

Depuis 2012, la FIJDA connaît une difficile collaboration avec certains clubs parmi lesquels le Kodokan Ivoirien 90, le JC de Cocody, le JC Roseaux de Bouaké, etc. Cette réalité ternit son image et menace ses relations avec les autres acteurs du système sportif parmi lesquels les sponsors et le public. Ces clubs contestent l’autorité fédérale et se retrouvent régulièrement pour mener leurs propres activités. Cette situation fragilise la Fédération dans son processus de 103 développement. Il appartient à la Fédération de faire usage des outils de communication interne en créant un journal d’entreprise et en mettant en place une boîte à idées en vue de recueillir les préoccupations des dirigeants fédéraux. De même, elle doit faire usage des outils de sondage tel que l’entretien ou le questionnaire. Les entretiens que nous avons eus avec ces responsables ont fait ressortir les attentes suivantes : une insuffisance de compétitions au plan national, le manque de délocalisation des compétitions à l’intérieur du pays, des problèmes de gouvernance, un problème d’infrastructures sportives, le manque et le problème de sécurité des tapis d’entraînement, la cherté des coûts des kimonos et la longévité du président de la fédération àla tête de la structure (14 ans). Ces préoccupations doivent être recueillies et traitées avec les concernés eux-mêmes. L’aide inestimable du Japon (3730 kimonos, 2000 surfaces de tapis) peut permettre déjà de répondre à un certain nombre d’attentes des dirigeants de clubs en termes de tapis et de kimonos. Si la fédération est habilitée à prendre les grandes décisions, il faut qu’elle associe les clubs à la gestion de ce matériel incontournable pour une bonne pratique du judo. Les résolutions prises par l’instance dirigeante de la FIJDA doivent être bien expliquées pour éviter des incompréhensions.

Il faut aussi noter l’existence d’une pratique du judo auto organisée en dehors du cadre fédéral. Elle est le fait de deux organisations sportives privées (le Judo Club Hôtel Ivoire et l’Athletic) qui recherche avant tout la rentabilité économique.

Conformément aux modèles d’Ansoff et de Porter, nous résumons le diagnostic que nous avons fait dans le tableau qui suit :

Tableau 3 : Diagnostic de la FIJDA Diagnostic externe Diagnostic interne

Opportunités : Forces : - Présence de ceintures noires dans - Structure légale reconnue par les des espaces de non pratique du judo autorités ivoiriennes et les instances (Divo, Daloa, Jacqueville, Gagnoa, sportives internationales : UAJ, FIJ, Abobo, Port Bouet, Adjamé). CIO Possibilité d’ouverture de club - Bon rapport avec le Ministère de la de - Existence de 133 formateurs de judo des Sports et Loisirs (MSL) sur le territoire (opportunité - Bon pouvoir de négociation vis-à-vis d’ouvrir 133 dojos) de l’Ambassade du Japon pays - Expertise ivoirienne en matière de d’origine du judo confection de tatamis à partir de son - Bon palmarès sportif au plan africain de riz et mondial - La disponibilité de l’Ambassade du - Site internet (www.civjudo.org) et Japon vis-à-vis de la FIJDA page Facebook (permet d’atteindre - Organisation de la Coupe d’Afrique divers objectif marketing) des Nations 2023 de football Côte - Valeur du judo : le courage, la d’Ivoire (construction de nouvelles sincérité, l’honneur, la modestie, le salles) contrôle de soi, l’audace, l’amitié, la - Bon résultat sportif des équipes politesse (moyen de séduction des nationales de judo parents d’enfants, des entreprises, de l’État, etc) Menaces : Faiblesses :

104 - Mauvaise image due à une difficile - Faible notoriété (1%) collaboration avec certains clubs - Faiblesse budgétaire depuis 2014 - Peu d’affluence lors des compétitions - 55 fédérations sportives en - Faiblesse de la pratique nationale concurrence. Les fédérations telles (Seulement 1368 licenciés pour une que la FIF, la FIMADA, la FIC population de 25 millions d’habitants) bénéficient d’une - À Abidjan, absence de pratique de image forte auprès des entreprises et judo à Abobo, Adjamé, Attecoubé, d’une affluence lors des Port Bouet compétitions - Couverture médiatique faible - 5018 clubs en concurrence avec la - Conditions de travail peu FIJDA satisfaisantes pour les athlètes, - Au niveau des arts martiaux, huit (8) - Avec 32 clubs dont 28 dans la zone disciplines sont en concurrence Sud, la FIJDA ne peut prétendre à une directe avec la FIJDA : FIAMC, représentativité nationale FIKDA, FENACI, FIQDO, FIVT- - Pouvoir de négociation faible vis-à- VN, FIVD, FIJDP, FIJDP vis des médias et des entreprises - Au niveau du judo, on constate une - Insuffisance d’infrastructures pratique auto-organisée hors du cadre fédéral Compétences distinctives 1) Obtention de salle de sport dans les Synthèse des facteurs clé de succès établissements scolaire grâce au bon 1) Fort potentiel de développement du pouvoir de négociation entre la judo dans les communes FIJDA et la puissance publique d’habitation des maîtres de salle à 2) Fort potentiel d’augmentation de la partir de 133 encadreurs repartis sur pratique chez les jeunes et captation le territoire de ressources grâce à la séduction des 2) Expertise africaine en matière de parents d’enfants, des entreprises et confection de tatamis grâce au son des médias à partir des valeurs du de riz judo 3) Opportunité de construction de salle à partir de la disponibilité de l’Ambassade du Japon et de la nation qu’elle représente

Choix stratégique Moyens 1) Promotion de vente pour augmenter -‘’Opération un million de le nombre de pratiquants et donc de pratiquants par an’’ avec la remise sympathisants d’autorisations gratuites d'entraînement, pendant trois mois, à un million d'individus chaque année 2) Mise en place d’un Conseil de -Démarchage à domicile Ceintures Noires (CCN) - Décentralisation de cet organe, 3) Expertise africaine en matière de meilleure distribution des ceintures confection de Tatami 105 4) Recherche des sponsors noires sur toute l’étendue du territoire, - Utilisation de l’expertise humaine locale - Mise en place d’une commission sponsoring et marketing confiée a un spécialiste - Augmentation du public sportif de la FIJDA (actions citoyennes, démonstrations publiques, promotion de vente, installation de ligues et de clubs à l’intérieur, etc.) - Communication médias pour étendre sa notoriété (TV, radio, affichage, presse écrite) - Mise en place d’une commission promotion et développement chargée d’étendre le judo sur le territoire - Location d’un siège social avec plus de bureaux

Conclusion

Au terme de ce travail intitulé marketing stratégique et développement du judo en Côte d’Ivoire, il ressort que la FIJDA a beaucoup de faiblesses. Celles-ci sont liées à la notoriété, à l’organisation, à la pratique au plan national, au soutien des populations, à la distribution des dojos, des maîtres de salle, etc. À cela, il faut noter qu’elle est confrontée à une concurrence directe (8 disciplines des arts martiaux) et indirecte (55 fédérations sportives) dans sa relation avec les autres acteurs du sport : État, sponsors, médias, etc. Si cette réalité la fragilise dans sa quête de développement, la Fédération de judo peut néanmoins changer de manière manifeste l’existant en s’appuyant sur ses forces et les opportunités qui s’offrent à elle. Ainsi, pour faire face au déficit de tatamis, l’expérience africaine en matière de confection de tatamis est conseillée. Pour ce qui concerne les problèmes d’infrastructures sportives, la FIJDA doit utiliser son fort pouvoir de négociation avec l’État pour que des espaces de sport des établissements scolaires puissent servir à la pratique de la discipline. De plus, elle doit saisir son excellente relation avec l’Ambassade du Japon pour construire une salle de judo qui serait le symbole de l’amitié ivoiro-japonaise, à l’image de la salle de taekwondo en construction actuellement à Abidjan. La mise en place d’un Conseil des Ceintures Noires (CCN) est également recommandée. Ce cadre d’échange entre les formateurs du judo ivoirien permettrait une meilleure distribution des encadreurs de cette discipline sur l’étendue du territoire à partir des opportunités relevées. Il faut noter que l’augmentation de la pratique de la discipline dans chaque club passe par l’usage de la promotion de vente à travers l’opération un million de pratiquant par an. Il s’agit d’une remise d’autorisation gratuite d’entraînement pendant trois mois à un million d’individus chaque année. Cette opération devra être appuyée par un démarchage à domicile auprès de parents en mettant l’accent sur les vertus éducatives de ce sport. En tenant compte des nombreuses crises au sein des fédérations sportives, en Côte d’Ivoire, souvent liées 106 à des problèmes de gouvernance et d’ambition interne, l’État et les associations devront veiller à limiter les mandats à la tête des structures fédérales.

Bibliographie

• Adhepeau Michel Laurent Julien (2014), « Sur les usages des ‘’social média’’ et la question des relations publiques 2.0 au sein des collectivités locales de Côte d’Ivoire », Revue de Littérature et d’Esthétique Négro-africaine, Abidjan, Vol 3 n° 14, Centre de Reprographie de l’Enseignement Superieur (CRES), Justin Abo Kouame, p 117-118. • Chanavast Nicolas et Desbordes Michel (2016), Marketing du football, Paris, éd Économica. • Malhotra Naresh (2011), Études Marketing, 6ème édition, Paris, éd. Pearson Éducation France. • Martin Gregory (2011), Essai sur les territoires du judo, thèse de doctorat en géographie sous la direction du professeur Augustin Jean Pierre, Bordeaux, Université de Bordeaux, France. • Tribou Gary et Augé Bernard (2003), Management du sport, Marketing et gestion des clubs sportifs, Paris, éd Dunod.

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STRATEGIES DE REPONSES DES PRODUCTEURS AGRICOLES FACE AUX CRISES ECONOMIQUES DANS LA COMMUNE DE KLOUEKANME AU BENIN (AFRIQUE DE L’OUEST)

Ingrid Sonya Mawussi ADJOVI Sociologue du développement Maître-assistant des Universités CAMES Faculté d’Agronomie, Université de Parakou, Parakou Bénin [email protected]

Résumé

L’objectif de cette recherche est d’analyser les stratégies de réponses des producteurs agricoles de la commune de Klouékanmè, une commune à fort potentiel agricole du Sud-Ouest du Bénin face aux crises économiques. Cette analyse sociologique stratégique se positionne dans perspective pluridisciplinaire entre sociologie, histoire et économie. A cet effe,t une méthodologie à la fois qualitative et quantitative a été adoptée et combine les entretiens individuels approfondis avec 56 enquêtés, des récits de vie et des observations. Les résultats obtenus révèlent qu’une forte proportion des producteurs agricole est de sexe masculin et que les exploitations agricoles sont essentiellement de type familial. Face aux changements climatiques, à la cherté des produits céréaliers sur les marchés et à la hausse du prix des intrants agricoles, ils développement diverses stratégies qui varient entre le reboisement volontariste des forêts, des plaidoyers envers l’Etat pour l’instauration des mesures sociales visant à atténuer la situation de la cherté de la vie, la hausse du prix de vente des récoltes des producteurs agricoles par l’Etat.

Mots clés : Choc, résilience, stratégie, pauvreté, Bénin

Abstract

The purpose of this research is to analyse the response strategies of agricultural producers in the township of Klouékanmè, a city with high agricultural potential in southwest of Benin Republic (West Africa) against the economic crises. This sociological analysis is positioned in a multidisciplinary perspective between sociology, history and economics. To this end, both a qualitative and quantitative methodology was adopted, combining in-depth individual interviews with 56 respondents, life stories and observations. The results obtained show that a high proportion of agricultural producers are male and that farms are mainly family-run. Faced with climate change, the high cost of cereal products on the markets and the rise in the price of agricultural inputs, they are developing various strategies that range from voluntary reforestation of forests, to pleas to the State to implement social measures to mitigate the high cost of living situation, to the increase in the selling price of agricultural producers' crops by the State.

Keywords: Shock, resilience, strategy, poverty, Benin

Classification JEL Q 0

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Introduction

Depuis 2008, les pays du monde ont subi plusieurs chocs. Une succession de crises financières, une crise céréalière, une crise alimentaire généralisée, pour ne citer que ceux-là. Dans cette conjoncture économique mondiale, les plus riches sont de plus en plus riches, selon l’ONG OXFAM, le montant de la richesse contrôlée par le 1% de la population dépassera celui détenu par les 99% restants en 2016 affirme Zaida Green (2015). Tandis que le nombre des plus pauvres est revu à la hausse car selon une étude réalisée par l’Institut de Développement Outre-mer (ODI), les chiffres mondiaux de la pauvreté sont sous-estimés d’un quart (Bhatkal, 2015). Ainsi, au lieu des 1,2 milliards de personnes vivant avec moins de 1,25 dollars US par jour fournis par la Banque Mondiale, en réalité plus de 2,5 milliards de personnes soit plus du tiers de la population mondiale survit avec moins de 2 dollars US par jour (Green, 2015).

Les pays africains ne sont pas restés en marge de cette situation et au Bénin, ces crises économiques ont provoqué une flambée des prix des denrées alimentaires et de façon générale une cherté de la vie. En effet, les résultats de l’Enquête Modulaire Intégrée sur les Conditions de Vie des Ménages (EMICoV) ont établi qu’environ 2 béninois sur 5 vivent en dessous du seuil de pauvreté avec une incidence de 43,6% en milieu rural (INSAE, 2016 :18). Quelques années plus tôt, en 2006, l’indice de pauvreté liée aux conditions d’existence était de 70% pour la population rurale alors qu’elle n’est que de 25% en milieu urbain (INSAE/MPDEAP, 2007 : 8). Loin de diminuer, le seuil de la pauvreté globale s’est accru et est passé de 120.839 FCFA par tête en 2011 à 140.808 FCFA en 2015, soit un accroissement d’environ 16,5% (INSAE, 2016 :16). Les zones rurales continuent d’être un lieu de prédilection de la pauvreté au Bénin. On y observe un nombre important de ménages vivants sous le seuil de pauvreté. En effet, 43,6% de personnes sont touchées par la pauvreté en milieu rural contre seulement 35,8% en milieu urbain en 2015 (INSAE, 2016 :18).

Klouékanmè, commune à vocation agricole n’a pas été épargnée par ce phénomène qui a aggravé la précarité des conditions de vies de plusieurs ménages. Selon le rapport 2012 de l’EMICoV, l’indice de la pauvreté monétaire de cette commune est passé de 36,2% en 2007 à 38,4% en 2011 puis à 47,3 en 2015 (INSAE, 2016 :67), ce qui traduit une aggravation de la pauvreté monétaire tandis que la pauvreté non monétaire est passé de 41,0% en 2007 à 30,3 en 2011 (INSAE 2016) faisant envisager une réelle amélioration des conditions de vie (infrastructures et accès aux services). Cependant, les statistiques officielles en matière de pauvreté monétaire montrent que les producteurs agricoles qui constituent la plus grande part de la population occupée dans cette commune sont obligés de se dépasser pour continuer à survivre dans ces conditions.

Ces fluctuations du niveau de pauvreté justifient l’opportunité d’une réflexion axée sur les stratégies de réponses des producteurs agricoles de Klouékanmè face aux crises économiques qui continuent de marquer le pays. Dans cette commune, commerçants, fonctionnaires, agriculteurs et toutes les couches de la société subissent les effets de ce qu’ils appellent « la cherté de la vie ». Mais il revient à cette contribution scientifique de comprendre les réponses apportées par les producteurs agricoles à cette situation. L’objectif principal de cet article est d’analyser les stratégies de réponses des producteurs agricoles de la commune de Klouékanmè face aux chocs économiques. Après le positionnement de la préoccupation de recherche dans la problématique, la méthodologie sera présentée. Les résultats obtenus et leurs discussions achèveront cette contribution.

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1. Problématique

Les conditions de vie des populations d’un milieu sont tributaires de l’environnement extérieur et les événements qui surviennent. L’enchevêtrement des dimensions de la société empêche l’analyste de séparer dans l’absolu le fait économique du fait social et donc d’envisager l’un sans ses causes et/ou effets sur l’autre. La sociologie du développement puise ses analyses dans diverses sources dans un pluralisme théorique (Durant, 2006 : 529-530). Cette réflexion se situe dans une posture socioéconomique du développement et tente d’appréhender la capacité de résilience des populations rurales face aux crises économiques.

En sociologie, la crise s’entend comme une anomie, c’est-à-dire un état de dérèglement, d’absence de règles. La crise fait partie intégrante de la dynamique sociale. Car, « le temps n’est jamais stabilisé. Il est souvent irrégulier, convulsif au rythme des crises qu’elle traverse ». (Durant, 2006 : 117). La crise économique est un dérèglement de l’activité économique dans un pays ou une région (Hyafil, 2009 : 103) se manifestant par une disproportion entre les quantités de biens et services produits et la demande du marché. La crise économique débouche souvent sur une asphyxie de l’économie. Dans le sens économique de cette réflexion, toute variation brutale des conditions économiques ne provoque pas toujours un choc. Il faut que cette variation pousse les individus ou les groupes organisés en tant qu’agents économiques à prendre des mesures rapides qui auront un impact significatif sur d'autres individus ou organisations et les force à leur tour, à prendre d'autres décisions et ainsi de suite la réaction se fait en chaîne. Ainsi, la crise économique renvoie à un enchaînement de conséquences sur les acteurs sociaux individuels et collectifs qui déploient des successions de stratégies pour en atténuer les effets sur eux.

Ainsi, la stratégie renvoie à des idées de prise de décision et de choix d’action des acteurs. Dans cette acception sociologique du concept de stratégie, Siegel (2008) rappelle les travaux de Pierre Romelaer sur Stratégie et Temps qui démontre la complexité de la tâche de définir ce concept. En effet la stratégie renvoie à l’idée que l’entreprise ou un groupe organisé se fait de son futur et donc aux actions qui seront posés pour la réalisation de ce futur. La stratégie est mouvante et change dans le temps selon les circonstances et les acteurs. La stratégie permet alors à tout acteur social qu’il soit un agent économique ou non de s’ajuster à son environnement. La stratégie consiste donc à mettre en œuvre divers moyens pour atteindre l’objectif fixé en tenant compte de l’environnement.

La résilience dans un contexte de crise économique est la capacité des acteurs sociaux à faire face à un changement brutal dans les conditions habituelles de vie et à développer des stratégies de sortie de crise. Cela nécessite de la part des ménages l’adoption de stratégies innovantes afin de se conformer aux mutations de l’environnement. Dans le domaine agricole, une crise économique peut produire des conséquences dramatiques en termes d’insuffisances alimentaires voire même de famine. Aussi, la capacité de résilience des producteurs agricoles est-elle l’un des pivots qui empêche des conséquences très dommageables à la société globale. A Klouékanmè, afin de faire face à la crise économique et autres chocs comme la hausse des prix des produits pétroliers par exemple, les ménages ont mis en place des stratégies dont la détection nécessite l’adoption d’une démarche méthodologique rigoureuse par cette recherche.

110 2. Matériel et méthode

La méthodologie de la présente recherche s’articule en plusieurs points : la technique de collecte des données et la technique d’analyse des données.

2.1. Technique de collecte

La phase de collecte de données s’est déroulée en trois étapes : la phase de clarification conceptuelle, la phase d’exploration et la phase d’étude approfondie.

2.1.1. Les enquêtes exploratoires Les entretiens ont été conduits dans des focus groupes composés de producteurs ayant de l’expérience dans l’activité de la production agricole (au moins quinze ans d’expérience agricole). Pour avoir des informations de qualité, des groupes ont été constitués dans différents hameaux des villages enquêtés, dans leurs spécificités. Le guide de focus élaboré a abordé les difficultés et les stratégies développées par les producteurs agricoles face aux changements climatiques dans leurs manifestations, à la cherté des produits céréaliers sur les marchés, la hausse du prix des intrants agricoles, la politique gouvernementale en faveur de certaines filières, la fluctuation du prix des produits pétroliers pour l’essentiel.

2.1.2. La phase de l’enquête finale de l’étude. Au cours de cette phase, les données ont été collectées sur la base d’un questionnaire, élaboré et revu à partir des résultats de la phase exploratoire de l’étude. Des entretiens individuels ont été effectués avec des producteurs et selon le genre pour cerner la perception des acteurs au niveau local. Au total 54 producteurs individuels ont été enquêtés dans les deux arrondissements de l’étude. Dans les arrondissements de Tchikpé et Lanta tirés au sort, trois (03) villages ont également été tirés au sort au hasard.

La collecte des données a permis d’identifier par village, grâce à l’aide des chefs villages les gros producteurs, les producteurs moyens et les petits producteurs selon les critères du Ministère en charge de l’agriculture. Soit au total 27 enquêtés par arrondissements dont les répartitions par village sont consignées dans le tableau n°1.

Tableau 1 : Répartition des effectifs d’enquêtés par arrondissement et par village

Arrondissements Nom du quartier de Effectifs ville ou du village d’enquêtés Lanta Gbowimè 9 Sawamè Houéyiho 9 Tokanmè-Aliho 9 Tchikpé Agbago 9 Tangbanvimè 9 Sokpamè 9 Total 54 Source : Données de terrain, 2018

111 2.2. Technique d’analyse

Pour comprendre des stratégies de réponse des producteurs agricoles de la commune de Klouékanmè face à la crise économique, nous avons fait des analyses de déclarations paysannes inspirées des producteurs agricoles qui révèlent leurs perceptions du phénomène et des analyses statistiques. Pour corroborer ces résultats présentés sous forme qualitative, nous avons fait une synthèse de proportions relatives aux éléments indiquant les stratégies adoptées face à chaque choc, selon les producteurs, à partir des données contenues dans les fiches d’enquête individuelles. Des catégories de producteurs ont été constituées sur la base de la taille/superficie de leur exploitation et la possession des terres (achats, location ou héritage). Ces critères ont été retenus sur la base des réalités rencontrées dans les milieux respectifs après étude exploratoire. Le choix de la superficie comme critère pour discriminer les producteurs se justifie par le fait que la superficie emblavée reflète le pouvoir économique du producteur et lui confère un certain rang social dans la société puis influence son comportement d’adoption de technologies améliorées de production agricole (Demeke, 2003).

L’analyse des comportements est effectuée avec la méthode statistique multivariée (ACP) dans le logiciel STAT. Pour ce faire nous avons recensé les réactions ou les stratégies adoptées par les producteurs agricoles face aux chocs économiques. Il s’agit des stratégies face aux changements climatiques (strata), la cherté des produits céréaliers sur les marchés (stratb), la hausse du prix des intrants agricoles (stratc), la politique gouvernementale en faveur de certaines filières (stratd), la fluctuation du prix des produits pétroliers (strate), la difficulté d’accès à la terre/ terres indisponibles (stratf), la difficulté d’accès à la terre/ montée des prix (stratg), la difficulté d’accès à l’énergie électrique (strath), la cherté de la vie (strati), la concurrence des produits importés des autres pays (stratj), la difficulté d’accès aux intrants (stratk), la mauvaise qualité des semences et intrants (stratl), manque de voies d’accès pistes rurales (stratm), Autre (stratm). Après l’ACP, nous avons retenu les trois stratégies qui expliquent les comportements des producteurs face aux crises économiques.

3. Résultats et discussions

Plusieurs résultats sont issus de cette investigation. Ils s’organisent en quatre points : la présentation de la commune, la présentation des caractéristiques des producteurs agricoles de la zone et leur résilience face aux chocs.

3.1. Présentation de la commune de Klouékanmè

Les peuples du sud-ouest du Bénin proviennent de plusieurs mouvements migratoires dans le temps. Situé dans l’actuel Togo, Tado est l’origine ancestrale des peuples Aja et assimilés du Bénin. En dehors du groupe ethnique Aja proprement dit, plusieurs autres groupes ethnies sont issus de ce peuple. Il s’agit des ethnies : Fon, Ewé ou Dogbo, Anlon, Xla, Ayizo, Eza, Houénon, Neglokpé, Saxw et Gun. L’origine de la commune de Klouékanmè remonte à des temps très anciens. Selon les déclarations des informateurs-clés, l’origine de Klouékanmè remonte à longtemps. Bien qu’il n’ait pas été possible de dater cette origine suite aux entretiens réalisés, il ressort que Klouékanmè doit son nom à la définition étymologique en langue Aja de l’expression "Eklui Kanmè" qui signifie « dans le champ de pois d’Angole ». Cette expression s’est transformée dans le temps pour devenir "Klui Kanmè", puis "Klouékanmè". 112

Klouékanmè est, comme ses communes voisines Toviklin, Lalo, Aplahoué et Dogbo, majoritairement peuplé par le groupe socioculturel Aja. Parmi les groupes ethniques présents sur ce territoire, les Aja sont les plus nombreux et sont les premiers à s’installer à Klouékanmè (Fahala, 2006 : 12). Cette commune est en plein cœur de l’aire culturelle Aja. Elle est limitée au Nord par la commune d’Agbangnizoun, à l’Est par le fleuve Couffo, au Sud par les communes de Djakotomè, de Toviklin et de Lalo et à l’Ouest par la commune d’Aplahoué. Avec une population de 93 324 habitants en 2002 (RGPH3), la commune abrite désormais 128 537 habitants (RGPH4). Sa superficie est de 394 km² et Klouékanmè dispose selon la base COUNTRYSTAT de la FAO de 14471 ha de terres emblavées en 2011 (FAO, 2012). Le relief de Klouékanmè est fait de plateau occupant les parties centrales et méridionales, d’une dépression dans la partie septentrionale et de quelques petites collines. Cette commune est arrosée par le fleuve Couffo et ses affluents et de quelques rivières. Le climat est Subéquatorial avec deux saisons de pluies et deux saisons sèches. La commune est divisée en huit (08) arrondissements et compte soixante-et-un (61) villages et quartiers de ville. Les arrondissements sont : Adjahonmè, Ahogbèya, Aya-Hohouè, Djotto, Hondji, Klouékanmè, Tchikpé et Lanta. Ce dernier arrondissement est traversé par le fleuve Couffo, on y trouve le lac Sawa par temps de pluie et la rivière Lan ainsi qu’une petite source thermale à Tokanmè-Aliho.

La population de la commune pratique plusieurs activités dont l’agriculture. Les principaux produits agricoles de Klouékanmè sont : maïs, manioc, arachide, palmier à huile, tomate, niébé, coton, piment, gombo, etc. Le petit élevage y est largement pratiqué. On y retrouve plusieurs fermes agricoles pratiquant la pisciculture. L’encadrement des activités agricoles était assuré par le Section Communale de Développement Agricole du Centre Agricole Régional de Développement Rural (SCDA-CARDER), elle est désormais coordonnée par la section communale de l’Agence Territoriale de Développement Agricole (ATDA) du pôle 5 (Zou- Collines). Les Organisations de la Société Civile (OSC) interviennent aussi dans le développement agricole de la commune par des actions d’accompagnement en matière de développement agricole, d’éducation, d’information et de communication des populations. La mairie s’implique fortement dans la promotion agricole. Mais comment les ménages de producteurs agricoles se présentent-ils ?

3.2. Caractéristiques des producteurs dans la zone d’enquête

Cette partie est consacrée à la connaissance de certaines caractéristiques des personnes enquêtées. Il s’agit de l’âge, du sexe, de la religion, de l’ethnie, de la situation matrimoniale, des activités économiques menées et les conditions de travail des producteurs agricoles à travers les moyens utilisés par eux.

3.2.1. Situations socioprofessionnelles des producteurs agricoles Elle est essentiellement présentée selon le sexe, le type de producteurs et de mariage, la religion et l’ethnie. Cette étude distingue les petits producteurs des producteurs moyens et des gros producteurs. Comme vous pouvez le constater à la lecture du tableau1 ci-dessous les proportions observées.

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Tableau 2 : Situation socioprofessionnelles des producteurs (%) Variables Modalités Effectifs % Femme 4 7,4 Sexe Homme 50 92,6 Gros producteur 17 31,5 Type de producteur Petit producteur 19 35,2 Producteur moyen 18 33,3 Monogamique 11 20,4 Type de mariage Polygamique 43 79,6 Aucune 5 9,3 Religions Chrétiens 17 31,5 Religions endogènes 32 59,3 Adja 49 90,7 Ethnie Fon 5 9,3 Source : Données de terrain, 2018.

Très peu de femmes c’est-à-dire 7,4% sont des productrices agricoles, contre 92,6 % pour les hommes. Cette faible représentativité des femmes dans l’échantillon ne traduit pas l’absence de ces dernières dans les activités agricoles. Bien au contraire, elles y occupent une place prépondérante. La femme en milieu rural, et tout particulièrement à Klouékanmè est très active et s’occupe des activités champêtres au même titre que l’homme dans le souci de fournir les moyens de subsistance à sa famille. Car l'Afrique subsaharienne se caractérise par des taux d'activité économique féminine parmi les plus forts du monde (Charme, 2005).

Il ressort également de ce tableau que 79,6% des producteurs agricoles sont des polygames tandis que 20,4% sont des monogames. Par ailleurs, 59,3 % sont des pratiquants des religions endogènes suivis des chrétiens avec 31,5% composés essentiellement des Evangéliques (14,8%), des Célestes (11,1%) et des Catholiques (5,6%) et enfin 9,8% pour les sans religions. L’échantillon des personnes enquêtées est un mélange de groupes socio-culturels différents. Dans cette commune, les ethnies rencontrées sont majoritairement Adja (90,7 %) et en petite proportion les Fon avec 9,3%.

3.2.2. Age des producteurs agricoles de la commune de Klouékanmè La figure n°1 ci-dessous représente la pyramide des âges des producteurs agricoles de la zone d’étude avec en abscisse le nombre de personne enquête et en ordonné les tranches d’âges.

Figure 1 : Pyramide d’âges des producteurs agricoles de la commune de Klouékanmè

Source : Données de terrain, 2018 114 L’âge moyen des producteurs agricoles de la commune de Klouékanmè est de 49 ans. La majorité d’entre eux, soit 66,67%, ont un âge compris entre 30 et 50 ans, alors qu’un quart des producteurs enquêtés (25,93%) ont un âge compris entre 51 et 65 ans. Enfin, 7,41% seulement des producteurs agricoles ont un âge supérieur à 65 ans. Cette dernière catégorie est faible. Le faible taux des âgés prouve qu’il s’agit d’une population relativement jeune. On distingue de ce fait, trois types de producteurs suivant leur cycle de à savoir : les producteurs jeunes en début de cycle (30-50 ans), les producteurs au milieu du cycle (50-65 ans) et les producteurs âgés en fin de cycle (> 65 ans). Beaucoup de producteurs agricoles sont en début de cycle (âge compris entre 30 et 50 ans). Ces résultats confirment que les producteurs agricoles de la commune de Klouékanmè sont jeunes.

3.2.3. Niveau d’instruction des producteurs agricole Le tableau combiné suivant présente en détail le nombre de producteurs agricoles par tranches d’âges, par arrondissements et par sexe pour chaque niveau d’instruction.

Tableau 3 : Niveau d’instruction des producteurs agricoles Aucun niveau d’instruction Femmes Hommes Total Arrondissement 30-40 41-51 52-62 Plus de 63 30-40 41-51 52-62 Plus de 63 Lanta - 2 - - 4 4 4 4 18 Tchikpé - 1 1 - 1 3 3 3 12 Total - 3 1 - 5 7 7 7 30 Ecole primaire non achevée Femmes Hommes Arrondissement 30-40 41-51 52-62 + de 63 30-40 41-51 52-62 + de 63 Total Lanta - - - - 1 2 2 - 5 Tchikpé - - - - 4 6 1 - 11 Total - - - - 5 8 3 - 16 . Secondaire premier cycle Femmes Hommes Arrondissement 30-40 41-51 52-62 + de 63 30-40 41-51 52-62 + de 63 Total Lanta - - - - 2 1 - - 3 Tchikpé - - - - 2 2 - - 4 Total - - - - 4 3 - - 7 . Secondaire second cycle Femmes Hommes Arrondissement 30-40 41-51 52-62 + de 63 30-40 41-51 52-62 + de 63 Total Lanta - - - - - 1 - - 1 Tchikpé ------Total - - - - - 1 - - 1 Source : Données de terrain, 2018

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De façon générale, 55,56% des producteurs agricoles sont des analphabètes et les producteurs ayant le niveau du primaire constituent 30% du nombre total des producteurs. Viennent après les producteurs ayant le niveau du secondaire premier cycle (12,96%) et enfin ceux ayant le niveau de secondaire second cycle (1,85%) du nombre total des producteurs agricoles. De façon simplifiée, le niveau de scolarisation des producteurs agricoles de la commune de Klouékanmè est faible c'est-à-dire, pour l’ensemble de l’échantillon, 45% des producteurs agricoles n’ont pas été à l’école et n’ont pas appris à lire et écrire. Par contre 29,63% ont commencé le primaire et seuls 14,81% ont fini le primaire ou ont été au-delà (secondaire 1er cycle et 2nd cycle).

3.2.4. Les activités économiques et la typologie d’exploitation agricole familiale L’activité principale à laquelle s’adonnent les producteurs enquêtés est la production végétale. Les cultures pratiquées sont le coton, le maïs, l’arachide, l’igname, le manioc, le soja, le riz, le niébé, le haricot, la patate douce, le gombo, l’orange, la mangue, le piment, la tomate, le pois d’angole, la papaye, etc. les cultures maraîchères telles que la tomate et le piment se font souvent en contre saison.

Les exploitations agricoles de cette localité peuvent être caractérisées à travers les outillages et moyens de production mobilisés, la nature de la main d’œuvre et les modalités d’accès à la terre.

- Outillage et moyens de production Ils sont constitués des moyens humains (main-d’œuvre), des terres, des équipements et des outils comme la houe, la hache, le coupe-coupe, l’arrosoir, le seau, les infrastructures d’irrigation, le forage, le tracteur, les engins mécaniques, les abris, les hangars, les greniers, les abreuvoirs, les étangs piscicoles (bassins à poissons) et autres.

La main d’œuvre est généralement constituée de la main-d’œuvre familiale à raison de 72% et de la main-d’œuvre extra-familiale à 28%. La main d’œuvre extra-familiale est composée de celle des métayers qui ne sont pas des membres de la famille. Cette dernière main d’œuvre peut se manifester également sous la forme d'une aide ponctuelle à un producteur par ses pairs qui constituent des réseaux d’entraide réciproque sous forme de travail agricole. Le premier type de main d'œuvre extra-familiale est payant tandis que le deuxième est gratuit. La figure 2 ci- dessous présente en pourcentage les détails observés.

Figure 2 : Répartition de la composition de la main d'œuvre des producteurs en % 4% Séance d'aide à un paysan 9% (4%) Membres du groupement 15% (9%) Métayers (15%)

72% Les membres de la famille (femmes et enfants) (72%) Source : Données de terrain, 2018

La main-d’œuvre familiale (femmes et enfants) représente 72% de l’ensemble de la main- d’œuvre et la main-d’œuvre extra-familiale qui est essentiellement composée des métayers

116 (15%), des membres du groupement ou réseau de solidarité du producteur qui ne sont pas des membres de la famille (9%) et des aides ponctuelles à un producteur par ses pairs (4%).

- Modes d'accès à la terre Les terres constituent le capital foncier de l'exploitation agricole. Elles sont précieuses pour l'exploitation. Elles sont situées à proximité des villages. Les terres d’exploitation d’un ménage agricole de tous les bassins peuvent se situer sur différents sites à cause du morcellement des terres. Dans la commune de Klouékanmè, le mode d’accès à la terre le plus dominant est l’achat (79,6%) des terres agricoles. Elles sont aussi obtenues par héritage (16,7%) c'est à dire que les grands parents ou ascendants de façon générale qui ont effectué la défriche depuis plusieurs années ont laissé les terres en héritage à leurs enfants qui à leur tour vont les laisser à leurs descendants et ainsi de suite.

Figure 3 : Répartition des producteurs agricoles selon le mode d’accès à la terre en %

Source : Données de terrain, 2018

Dans ces conditions les communautés rurales qui sont récentes constatent la possession des terres de l'exploitation. Et enfin, le mode d’accès à la terre le moins utilisé est la location (3,7%).

- Superficie moyenne de terre disposée par ménage agricole La commune de Klouékanmè a une superficie de 394 km². Elle dispose de beaucoup de terres cultivables comparées à d’autres communes du pays.Elle est composée essentiellement des gros producteurs, des producteurs moyens et des petits producteurs. La répartition des superficies moyennes des terres en hectares disposées par chaque type de producteurs se présentent comme il suit : L’arrondissement de Lanta est constitué essentiellement des moyens et petits producteurs ayant respectivement des superficies en moyenne comprises entre 4 et 10 ha et de 2 à 4 ha tandis que l’arrondissement de Tchikpé est composé uniquement des petits producteurs ayant en moyenne des superficies comprises entre 2 et 4 ha. Le tableau 6 présente en détails les superficies moyennes des terres des producteurs agricoles de la commune de Klouékanmè par arrondissement et par village ou par quartiers.

Tableau 4 : Superficie moyenne par arrondissement et par quartiers. Arrondissements Lanta Tchikpé Sawamè Tokanmè- Villages ou quartiers Gbowimè Houéyiho Aliho Agbago Sokpamè Tangbanvimè Superficie de terre (ha) 0-2 4-10 4-10 2-4 2-4 2-4 Source : Données de terrain, 2018 117 La majorité des producteurs agricoles de la commune de Klouékanmè sont des petits ou moyens producteurs dont la superficie ensemencée par producteur agricole varie entre 0 à 10 ha soit 85,2 % des producteurs agricoles tandis que les gros producteurs (13,9%) exploitent une superficie de 10 à 20 ha et plus. Les détails sont consignés dans le tableau7 ci-après :

Tableau 5 : Superficies emblavées en hectare (ha) Superficie emblavée en ha Effectifs % 0-2 11 20,4 2-4 17 31,5 4-10 18 33,3 10-15 3 5,6 15-20 2 3,7 Plus de 20 3 5,6 Total 54 100 Source : Données de terrain, 2018

Il faut toutefois relever que les superficies utilisées pour les cultures vivrières telles que le maïs, le niébé, la tomate, le piment sont souvent des estimations et qu’il serait difficile de produire des chiffres exacts puisque la récolte est souvent consommée automatiquement par le producteur et sa famille.

3.3. La résilience agricole face aux chocs

L'agriculture est mise à l'épreuve par divers risques notamment les hausses des prix des produits alimentaires, le morcellement des terres, la rareté de l'eau, la montée des prix de l'énergie et des intrants agricoles, ainsi que l'impact du changement climatique sur la production agricole. L'agriculture doit donc être résiliente, c'est-à-dire capable de supporter les situations de crises et les divers risques auxquels elle pourrait se retrouver confrontée.

Dans son rapport 2012 sur la croissance et la résilience, le Panel de Montpellier réalisé par des experts internationaux spécialisés dans des domaines du développement et de l'agriculture, a formulé des suggestions en vue d'accroître la résilience, en mettant l'accent sur la direction politique pour la résilience de l'agriculture comme cela est illustré dans la figure ci-contre (figure 4).

Selon les experts l’existence d’une agriculture résilience doit se baser prioritairement sur trois actions que sont : l’instauration des conditions d’une intensification résiliente et durable de l’agriculture, la lutte contre la dégradation des sols et de l’eau et la construction d’une agriculture intelligente réactive et proactive face au climat.

Le concept de résilience s’est donc construit en réponse à la nécessité de gérer les interactions entre les groupes humains et les écosystèmes de manière durable. C’est dans cette optique que nous étudierons les stratégies de résilience des producteurs agricoles de la commune de Klouékanmè face à la crise économique.

118 Figure 4 : Recommandations pour une agriculture résiliente

Source: D’après The Montpellier Panel. 2012. Growth with Resilience: Opportunities in African Agriculture. London : Agriculture for Impact.

3.3.1. Identification des chocs Les producteurs agricoles de la commune de Klouékanmè au cours de la période ont enregistré trois types de chocs qui se regroupent comme suit : - Chocs climatiques : caractérisés par la dégradation des terres, la diminution de la production agricole, la diminution ou l’augmentation brutale des pluies, des perturbations observées dans l’alternance et la succession des saisons ; - Chocs énergétiques : caractérisés par la difficulté d’accès à l’énergie électrique, le délestage électrique, la montée brutale du prix des prestations électriques et la flambée du prix des produits pétroliers ; - Chocs économiques : caractérisés par la hausse des prix des intrants agricoles, la cherté généralisée du coût de la vie, la cherté des produits céréaliers et de première consommation sur les marchés locaux d’écoulement des produits agricoles et ses effets directs et indirects (diminution de la consommation locale, l’exportation frauduleuse des produits agricoles et la concurrence des produits importés).

3.3.2. La perception des populations de ces chocs Les perceptions varient selon le genre, lequel s’identifient également à travers les activités socioprofessionnelles, principalement l’agriculture. Néanmoins, de façon générale, les enquêtés pensent que le choc est avant tout une situation qui provoque une tension sociale du fait de la soudaineté de sa survenance. Cette tension s’interprète pour eux comme étant une difficulté accrue de subvenir aux besoins du ménage. Ainsi, selon les déclarations des producteurs agricoles, le choc se traduit plus dans la cherté des intrants et dans la montée du prix de vente des produits agricoles sur les marchés locaux alors que pour les femmes, c’est surtout le dernier point qu’il faut retenir.

119 3.3.3. Les stratégies de résiliences des producteurs face aux chocs Face à la crise qui secoue leur principale activité et a pour conséquence de mettre en péril leurs revenus, les producteurs agricoles ne sont pas restés passifs. Ils développent plusieurs stratégies face à divers chocs présentés dans le tableau 8 ci-après :

Tableau 6 : Stratégies de réponses des producteurs agricoles face aux chocs Chocs Stratégies développées par les producteurs agricoles Changements Initiatives pour réaliser des plantations d’espèces fruitières ou non climatiques d’arbres à des fins d’exploitation agricole

La cherté des produits En tant que vendeurs, ils privilégient l’exportation des produits agricoles sur les marchés vers les pays limitrophes tels que le Nigéria

Fluctuation du prix des Constitution de stocks de produits pétroliers pour l’utilisation produits pétroliers domestique et comme carburant des engins agricoles

Mobilisation sociale pour limiter le morcellement de la zone dans Difficulté d’accès à la les zones agricoles terre Stratégie de métayage des jeunes sans terre

Difficulté d’accès à Faible mobilisation de l’électricité dans le travail agricole donc l’énergie électrique pas de stratégie

Diversification des activités agricoles (production végétale, Cherté généralisée de la élevage et pisciculture si moyens existants) vie Pluriactivité (association du commerce à l’agriculture) Mercenariat Source : Données de terrain, 2018

Parmi les chocs énumérés par les producteurs agricoles, les changements climatiques ne sont malheureusement des moindres. Ils se manifestent par la non maîtrise du calendrier agricole, la soudaineté ou la longueur inhabituelle des saisons et leurs conséquences en termes d’inondations ou de sécheresses. Les producteurs agricoles de Klouékanmè ont des initiatives pour réaliser des plantations d’espèces fruitières ou non d’arbres à des fins d’exploitation agricole, ce qui renforce le couvert végétatif de la zone. La cherté des produits agricoles sur les marchés locaux est une préoccupation pour ces producteurs puisqu’elle provoque la mévente. A ce choc, en tant que vendeurs, ils privilégient l’exportation des produits vers les pays limitrophes tels que le Nigéria et le Togo pour contourner la difficulté d’écoulement de leurs produits sur les marchés locaux. En réponse à la fluctuation du prix des produits pétroliers, ils constituent des stocks de produits pétroliers. Ces stocks servent à l’utilisation domestique et comme carburant des engins agricoles. Le coût de la vie et le morcellement des terres provoquent des difficultés d’accès à la terre. En réponse à cette situation, les agriculteurs de Klouékanmè font une mobilisation sociale pour limiter le morcellement de la terre. Les jeunes qui n’ont pas de terres agricoles sont souvent employés comme métayers par les propriétaires. Puisque la mobilisation de l’électricité dans le travail agricole est très faible dans cette localité, au choc dénommé difficulté d’accès à l’énergie

120 électrique, il n’y a pas de stratégie identifiée. Pour surmonter la cherté généralisée de la vie, les agriculteurs optent pour une diversification des activités agricoles. Ainsi, production végétale, élevage et pisciculture sont pratiqués simultanément dans une même exploitation agricole selon les moyens financiers de l’agriculteur. Parfois, à cette stratégie est associée celle de la pluriactivité (association du commerce de produits manufacturés à l’agriculture par exemple). La cherté généralisée de la vie, les amène aussi à la stratégie du mercenariat. Cette stratégie consiste pour les producteurs agricoles à émigrer vers d’autres régions du pays ou vers d’autres pays (Togo, Nigéria et Ghana) pour se constituer comme main d’œuvre agricole en saison sèche afin de réunir le capital nécessaire à financer la campagne agricole qui commence durant la grande saison des pluies.

Conclusion

La pauvreté est une réalité qui persiste au Bénin. La population du pays est caractérisée par un grand taux d’occupation des personnes actives dans le secteur primaire à travers les activités de production végétale, halieutique et animale. Dans un contexte où se mêlent les changements climatiques et la cherté généralisée du coût de la vie et les crises économiques et énergétiques, les populations ne sont pas épargnées par ces phénomènes. En milieu rural, une pénurie de produits pétroliers nécessaire au fonctionnement des machines agricoles ou la montée brusque du prix des intrants agricoles, ou encore, la cherté de la terre peut provoquer des conséquences graves telles que des faibles productions agricoles voire même la famine.

Pour atténuer les conséquences dommageables de ces crises, les producteurs agricoles développent des stratégies de résilience dans une démarche de réactivité et parfois même de proactivité. Ainsi, ils privilégient souvent l’exportation des produits agricoles vers les pays limitrophes tels que le Nigéria et le Togo pour l’écoulement de leurs prix lorsque les prix de revient sur les marchés locaux sont si élevés que la mévente se créé. Vu la récurrence et la fréquence de pénuries de produits pétroliers, ils en constituent de stocks de réserve pour l’utilisation domestique et comme carburant des engins agricoles. Les stratégies ne manquent pas pour faire face à chaque situation.

Néanmoins, les solutions adoptées par les producteurs agricoles sont souvent à court terme et ne remédient pas à des situations lorsqu’elles durent dans le temps. Il serait souhaitable que le Gouvernement propose des mesures alternatives et prenne conscience de l’ampleur des conséquences de la conjoncture économique sur la productivité agricole. Car l’agriculture est le pilier sur lequel repose le développement des pays africains. La pauvreté est loin d’être perçue comme une fatalité par les populations. Ces dernières essaient d’y survivre comme le montre la présente contribution dans une posture pluridisciplinaire.

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ORGANISATION SOCIALE DES COMMUNAUTES D’ACTEURS AUTOUR DES FORETS SACREES DU SITE RAMSAR 1018 AU SUD-EST DU BENIN

Atchamou Oraly BIAOU Doctorant en 3e Année de thèse Sociologie du Développement Ecole Doctorale Pluridisciplinaire (EDP) Université d’Abomey-Calavi (UAC), BENIN

[email protected] [email protected]

Professeur Dodji AMOUZOUVI Enseignant-chercheur Université d’Abomey-Calavi (UAC), BENIN

[email protected]

Prof. Dr. SIDONIE HEDIBLE Enseignant-chercheur Université d’Abomey-Calavi, BENIN

[email protected]

Résumé

Au Bénin et sur le site RAMSAR 1018 particulièrement, les sociétés « traditionnelles » possèdent des pratiques qui assurent de manière significative la préservation des forêts. C’est pourquoi, il existe encore, sur le 1018, quelques réserves forestières. Ces îlots de forêts reliques, qui contrastent avec les autres espaces boisés plus ou moins ouverts, sont épargnés en raison de leur caractère sacré. Cette façon d’intégrer la problématique de la conservation est une construction sociale de l’environnement (Rodary et Castellanet, 2003 : 7) qui prend ses racines dans la gestion du passé mais semble viser à se prémunir contre les changements qui s’annoncent pour le futur. C’est donc ces enjeux de gestion qui structurent la permanence et/ou la rupture du sacré autour des forêts du site Ramsar 1018 que nous voudrions analyser à travers l’organisation sociale des communautés des forêts du site RAMSAR 1018. De nature mixte, cette recherche nous a permis d’appréhender la présence symbolique des dieux sur le 1018, d’observer une fréquence des rituels, les cérémonies festives et purificatrices qui s’y pratiquent ainsi que les sanctions liées à l’inobservance des normes établies.

Mots clés : forêts, site Ramsar 1018, organisationsociale, communautés, acteurs.

Abstract

In Benin and RAMSAR 1018 in particular, "traditional" societies have practices that significantly ensure the preservation of forests. This is why there are still some forest reserves on the 1018. These is lets of relic forests, which contrast with other more or less open woodlands, are spared because of theirs acredness. This way of integrating the problem of conservation is a social construction of the environment (Rodary and Castellanet, 2003: 7) which has its roots in the management of the past but seems to aim to 123 guard against the changes that are coming to the future. It is therefore these management issues that structure the permanence and / or rupture of the sacred around the forests of the Ramsar 1018 site that we would like to analyze through the social organization of the forest communities of the RAMSAR 1018 site. research has allowed us to understand the symbolic presence of the gods on the 1018, to observe a frequency of rituals, the festive and purifying ceremonies that are practiced there as well as the sanctions related to the nonobservance of the established norms.

Key words: forests, Ramsar site 1018, social organization, communities, actors

Classification JEL Z 0

Introduction

La forêt occupe une place centrale sur les terres émergées de notre planète, mais aussi dans l’économie des Nations et le développement des civilisations : elle fait partie intégrante de notre histoire et de notre humanité (Molino, et al. 2018 :).

L’image de la forêt est souvent ambiguë : berceau de l’humanité ou milieu hostile à l’homme, enfer vert ou paradis perdu, domaine des esprits et des divinités ou royaume des démons, milieu nourricier ou espace à défricher… Souvent considérée comme antithèse de la civilisation (c’est le « domaine du sauvage » par excellence), la forêt est aussi présentée comme un espace que les communautés humaines ont largement domestiqué pour se reproduire et s’étendre : dans la plupart des régions tropicales et tempérées, l’espace domestique (le village, l’espace cultivé) est une ancienne forêt. (Molino, op. Cit).

Cependant, cette image répandue de la forêt contraste avec un certain nombre de nuances que d’autres émettent. Par exemple, selon Duponnois (2011 :), les sociétés africaines ont une conscience claire de la fragilité de l’environnement. Leurs rapports à cet environnement sont fondés sur les références cosmogoniques des êtres et des éléments qui le constituent. Elles en assurent la protection et la sauvegarde par des pratiques séculaires.

Depuis les années 1990, à la suite du sommet de Rio, plusieurs scientifiques annonçaient que les humains et la nature allaient se heurter de plein fouet (Suzuki, 2003). Dans son discours introductif, lors du 4è sommet de la terre, dénommé "Sommet mondial pour le développement durable" à Johannesburg, Chirac (2002) affirme : « Notre maison brûle et nous regardons ailleurs ». Ainsi, dans une grande régularité, les sommets internationaux, les réunions bilatérales, les colloques se multiplient. Des commissions se constituent. Des institutions et des organismes tant internationaux que locaux prolifèrent. On en appelle au « patrimoine mondial » à « l’environnement global », au « vaisseau spatial terre », ou encore à « l’hypothèse Gaïa ». Dans le même temps, et d’après plusieurs enquêtes, comme celle du Credoc2 en août 2011 intitulée Consommation et modes de vie, près de 90 % des personnes interrogées considèrent que l’environnement doit être la première des priorités. Des associations se créent, de nouvelles actions voient le jour. Certains en appellent à la frugalité (Jonas, op. cit.; Brunel, 2008), d’autres se replient du reste du monde même si cela semble très difficile (Dobré, 2002 cité par Roques, 2013).

124 Cette valse de préoccupations et d’interventions sur l’environnement et ses composantes spécifiques (éco-socio-système) a conduit à la naissance de la Convention RAMSAR. Traité intergouvernemental qui sert de cadre à l’action nationale et à la coopération internationale pour la conservation et l’utilisation rationnelle des zones humides et de leurs ressources, il est en effet une Convention sur les zones humides d’importance internationale.

Négociée tout au long des années 1960 par des pays et des organisations non gouvernementales préoccupés devant la perte et la dégradation croissantes des zones humides qui servaient d’habitats aux oiseaux d’eau migrateurs, le traité a été adopté dans la ville iranienne de Ramsar en 1971, et est entré en vigueur en 1975. C’est le seul traité mondial du domaine de l’environnement qui porte sur un écosystème particulier et les pays membres de la Convention couvrent toutes les régions géographiques de la planète. Il est donc adopté à la 7e Session (1999) et à la 9e Session (2005) de la Conférence des Parties contractantes en remplacement des Critères adoptés à la 4e et à la 6e sessions de la COP (1990 et 1996) pour aider les Parties à appliquer l'Article 2.1 sur l'inscription de sites Ramsar.

Au Bénin, la Convention de Ramsar est entrée en vigueur le 24 mai 2000. Le Bénin a pour l'instant quatre (04) sites désignés comme sites Ramsar d'Importance Internationale, avec une surface totale de 1.179.354 hectares.

En plus de sites Ramsar 1017 (Complexe Ouest) et 1018 (Complexe Est) de la zone côtière, tous deux inscrits le 24 janvier 2000, le Bénin a inscrit le Complexe W et la Rivière Pendjari le 02 février 2007. Ils ont été enregistrés respectivement sous les numéros 1668 et 1669.

Dans le cadre de cette recherche, il est donc question du site 1018 à travers ses forêts sacrées qui, au-delà d’être les seuls témoins du patrimoineforestie r crées des liens. Refuge des esprits, des génies, des légendes, les forêts sacrées donnent du sens.

En effet, Le Bénin est un pays côtier de l’Afrique occidentale et ses zones humides revêtent une importance capitale pour les populations. Sa région littorale concentre l’essentiel des zones humides du pays. Sur les 933.751 hectares de cette région, les zones humides occupent une superficie de 198.384 hectares, soit un taux de 21,24%. Le site Ramsar 1018 du Bénin est pourvu des îlots de forêts sacrées (FS) très riches en biodiversité représentant un patrimoine naturel de grande valeur à cause de ses multiples fonctions biologiques, écologiques, socioculturelles et économiques. Ces forêts sacrées constituent une forme endogène de conservation de la diversité biologique et jouent un rôle capital dans la vie des populations locales. Il peut arriver qu’on constate par endroit que ces forêts sont soumises à une dégradation qui menace l’écosystème du site et par conséquent, les moyens de subsistances des populations locales. Cependant, sur le 1018, il n’est pas question que de cycle irréversible de dégradation des forêts. On observe l’oscillation différentielle du sacré en termes de rupture et de permanence. Dans ce sens, nous postulons que : la permanence et/ou la rupture du sacré est fonction de l’organisation sociale des communautés d’acteurs autour des forêts du site Ramsar 1018. Cette hypothèse nous permet ainsi de décrire l’organisation sociale des communautés d’acteurs autour des forêts du site Ramsar 1018 suivant la permanence et/ou la rupture du sacré.

A partir d’une méthodologie bien spécifique, le présent article présente les principaux résultats de la recherche. La conclusion vient mettre un terme au présent débat. 125

1. Méthodologie

Se positionnant à cheval entre la sociologie de l’environnement, la sociologie de la gestion des forêts et de celle des organisations, le présent article se justifie par le fait que : La sociologie de l’environnement soulève la question des rapports société – nature. Elle permet en effet, d’appréhender les réactions sociales dans la crise du lien nature-société (Jolivet et Pavé, 1993 :2). Cette recherche est à la fois descriptive et analytique, la première approche a permis d’explorer, de décrire, de nommer et de caractériser les différents éléments objets de cette recherche dans leur aspect multidimensionnel. La méthode analytique, quant à elle, a permis de décomposer l’ensemble du sujet en ses éléments constitutifs ou essentiels, afin d’en saisir les rapports et de donner un schéma général de l’ensemble. Elle est spécifique en ce sens que si la sociologie peut aborder les thématiques environnementales et les questions de forêts, c’est qu’elle dispose d’une démarche analytique qui permet cette approche (Boudes, 2006). En effet, étant définie comme une science sociale qui étudie les entités particulières nommées organisations, la sociologie des organisations intervient dans le contexte de cet article pour appréhender la cohésion sociale en substitue aux deux formes de solidarités à savoir la solidarité organique et la solidarité mécanique. Du fait de la prise de conscience du rôle crucial des organisations formelles, complexes dans tous les aspects de la vie sociale, cette science nous permet d’apercevoir la régulation des rapports sociaux des acteurs autours des forêts sacrées du site Ramsar 1018. Ainsi donc, elle vient mettre en lumière les rôles, le positionnement des acteurs qui interagissent dans un tel système (Crozier et Fiedberg, 1977 :408). L’analyse stratégique devient alors un outil méthodologique adéquat pour appréhender le fonctionnement de l’organisation dynamique que constituent les communautés autour des forêts sacrées du site Ramsar 1018. Cette série de sous-discipline sociologique a guidé le choix des modèles, des méthodes et des cadres théoriques d’analyses qui organisent la présente recherche.

Il est donc important de préciser les contours de ce qu’on entend par forêt et forêt sacrée.

2. Perception des notions Forêt, forêt sacrée et ancrage scientifique

2.1. Qu’entend- t- on par forêt ?

Il convient de convoquer le point de vue des spécialistes sociaux (notamment) de la question « forêt » pour mieux appréhender l’ancrage scientifique. En effet, à l’autre extrémité du continuum nature/culture, les sciences de l’homme et de la société ne vont pas s’intéresser à la forêt pour elle-même, mais à travers ce que les hommes et les sociétés en disent et en font, ou pour ce qu’elle révèle sur l’homme et les sociétés. Pour ces chercheurs, la forêt est largement le produit historique de rapports entre nature et sociétés, voire une construction totalement sociale ou mentale : la forêt n’existe que parce qu’elle est pensée par l’homme et authentifiée par la société. A la limite, peu importe la « nature » de cette forêt, peu importe que la forêt porte des arbres ou non, qu’elle ait une existence réelle ou non. Ce qui prime ce sont les formes sociales, politiques et cognitives du rapport de l’homme à cet objet : la forêt qui importe donc moins que l’enjeu social, culturel, religieux ou politique qu’elle incarne. Toutes les disciplines des Sciences de l’Homme et de la Société se sont penchées sur la question forestière, à commencer par l’histoire qui a montré que la forêt et ses transformations ont accompagné l’histoire des sociétés, 126 et que l’histoire de la forêt est autant celle des arbres que celle des hommes. L’anthropologie, et en particulier l’ethnoscience, se sont intéressées à la façon dont les sociétés locales construisent leurs relations à « la forêt » (en étudiant les représentations et les classifications, les pratiques et les usages, les règles et les conflits). La sociologie a étudié les mécanismes en jeu dans les rapports sociaux autour de la question forestière. La géographie humaine a abordé la façon dont les sociétés et leurs pratiques conditionnent l’apparition et la persistance des forêts dans les paysages ou encore le rôle assigné à la forêt dans la constitution des territoires. Les sciences politiques étudient aujourd’hui la formation des relations internationales autour de la question forestière.

La forêt est partagée entre deux pôles dans le cadre de cette recherche : il y a la forêt comprise comme couvert végétal et dernier refuge de la nature sauvage et l’autre pôle comme élément sacré abritant des dieux. L’analyse des modes classificatoires des faciès forestiers dans une société particulière à un moment donné renseignera donc sur la nature des rapports de cette société à la forêt, ainsi que sur la teneur des rapports sociaux dans ce qui touche au contrôle des ressources naturelles.

Au-delà donc de l’objet vivant, qui sait fonctionner indépendamment de l’homme selon des règles qui lui sont propres se profile ainsi une « forêt des hommes » : un domaine défini par et pour des usages précis, ou un paysage façonné par des pratiques des utilisateurs -chasseurs- cueilleurs, agriculteurs, forestiers, citadins-, une construction mentale profondément investie par le symbolique, le sacré, le religieux, et le produit des rapports de pouvoir qui s’établissent entre les hommes pour le contrôle des ressources naturelles.

Ainsi, apparaît nettement les discordances de définitions entre la plupart des spécialistes de diverses disciplines sur la notion de « forêt ». La forêt de l’anthropologue n’est pas celle du botaniste ou de l’écologue… Ceci, loin d’être un motif de confusion, enrichi plutôt le champ sémantique du concept pour le rendre polyvalent, transversal.

En va-t-il de même pour le concept de « forêt sacré », du reste fondamental dans le cadre de cette recherche ?

2.2. Forêt sacrée

Les forêts sacrées constituent pour leur part une illustration du savoir traditionnel en matière de gestion durable des ressources forestières. Elles jouent un rôle de premier plan dans l’expression des rapports société/nature (Diaouma et al., 2009 :68). Les communautés du site RAMSAR 1018 de par leurs pratiques ont participé à leur manière à la préservation des forêts. La présence de forêts sacrées sur le site en donne l’illustration. Ces îlots de forêts reliques qui contrastent avec les autres espaces boisés plus ou moins ouverts, sont épargnés en raison de leur caractère sacré.

L’expression « forêt sacrée » couramment employée pour ces formations végétales, souvent de faible superficie - de 0,5 ha à 20 ha pour les plus grandes (Juhé-Beaulaton, 2006 :5) s’avère peu appropriée. Une réflexion est menée par les ethnologues sur les définitions à partir de la classification des sites. En effet, la diversité des usages et des règles qui régissent ces sites varie selon la place qu’ils occupent dans la société : des simples lieux redoutés jusqu’aux forêts sacrées constituées, un continuum s’est révélé, présentant des caractéristiques de plus en plus définies, ainsi que des interdits multiples. Est en effet apparu dans ce dernier domaine un effet cumulatif, 127 une sorte d’empilement des interdits. Pour rendre compte de tous les sites qui composent un tel éventail, la dénomination de bois sacrés ne peut convenir. Il s’agit en effet de divers types de lieux qui ont en commun d’être soustraits, pour des raisons rituelles, à certaines au moins des activités ordinaires que les populations de chasseurs-agriculteurs ont l’habitude de développer sur leur territoire.

L’expression « forêt sacrée » est retenue parmi cette kyrielle de concepts utilisés pour désigner ces éco-socio-systèmes. En effet, la superficie des formations végétales et la diversité biologique ne déterminent pas uniquement l’usage du terme comme certaines positions ont pu le prouver. Etant à la fois des objets écologiques et des constructions sociales, « forêt sacrée » représente dans le cadre de cette recherche, des sites ou tout espace privé/public du site Ramsar 1018 où les aspects socio culturel, cultuel, le cumulatif d’interdits, les symboles associés et surtout l’éventail d’acteurs, de logiques et de stratégies autour de sa gestion prédominent et régissent la vie sociale.

3. –Résultats

Selon Waardenburg (2007 :25), toute organisation est en même temps formelle et informelle. Dans ce sens nous présenterons les résultats de cette recherche selon les trois sens qui permette de définir une organisation. Selon ces postulats communs et/ou fondamentaux une organisation est : a. constituée par une association d’individus ou groupements humains. b. caractérisée par une affirmation de l’existence de buts ou d’objectifs de l’organisation. c. constituée de structures mises en place pour l’atteinte des objectifs.

3.1. Organisation sociale autour des FS 1018 comme association d’individus ou groupements humains

Tableau I : caractéristiques des communautés d’acteurs autour des forêts sacrées du site Ramsar 1018 Groupes (100%) Groupes religieux (100%) Catégories (100%) socioculturels Socioprof. Goun 83% Protestant Artisans 53% Christianisme céleste et séraphins

Evangéliste

Yoruba 12% Union Renaissance Commerçants et 28%

Eglise de la très revendeurs

sainte de Jésus - 81% Christ (Banamè) Eglise Baptiste Etrangers 05% Eglise Pentecôte Autre groupe 19% (Fon, Mina, Islam 14 % Togo, Ghana) Religion africaine à 05% sens unique Total 1 100% Total 2 100% Total 3 100% Source : données de terrain, Avril 2019 128

L’on retient tout d’abord que l’organisation sociale des communautés autour des FS du site RAMSAR 1018 est à forte dimension sociale. Ainsi, faut-il noter qu’au-delà de l’appartenance à ces religions d’origine étrangère, les communautés autour des forêts sacrées du site Ramsar 1018 assume une appartenance à deux religions c’est-à-dire, la religion d’origine africaine symbolisée par des rites et rituels relevant des forêts sacrées et l’appartenance aux religions importées. Selon les acteurs enquêtés, les religions importées sont des espaces de socialisation. Alors que la religion endogène d’origine africaine est une cause commune, elle exprime le lien qu’ils entretiennent avec leurs ancêtres et aïeux.

3.2. Affirmation de l’existence de buts ou d’objectifs de l’organisation

Autour des forêts sacrées du site Ramsar 1018, existe une pluralité de pratiques socio-culturelles avec des caractéristiques et fonctions spécifiques. Il y a le Zangbéto par exemple qui joue le rôle de gardien de la société et de sécurité. Il assure également la cohésion et l’harmonie au sein des couples. A cet effet, si un couple en conflit hausse le ton et se fait entendre par le voisinage, cette divinité exige des sacrifices au couple concerné tout en exigeant le rétablissement de la paix dans la relation ; au sein du ménage. Ainsi, dans l’exercice de ses fonctions il sort au moins une (1) fois la semaine.

Les cérémonies de funérailles se déroulent exclusivement en fin de semaine (Samedi et dimanche). Et pour cause, il est strictement interdit d’abattre les bêtes de sacrifice en semaine. Certains jours de la semaine seraient fatals pour qui s’amuse à le faire. Cependant, il existe comme toujours une exception à la règle en ce sens que si quelqu’un décède du fait du tonnerre par exemple, les cérémonies de son inhumation sont organisées en urgence c’est-à-dire quelques heures après au sein de la forêt sacrée la plus proche. Aussi, cela peut dépendre de l’état du corps.

On note pour ce qui est des types de cérémonies que les forêts sacrées jouent plusieurs rôles. Elles jouent un rôle purificateur pour les femmes qui auraient commis l’adultère par exemple. Aussi, pour qu’un(e) veuf(ve) réintègre le tissu social et circuler librement, il lui faut sacrifier au rituel qui consiste à tourner sept ou neuf fois selon le sexe, autour de la forêt sacrée de sa localité tout (e) vêtu(e) de noir.

3.3. Dispositifs et/ou structures mis(es) en place pour l’atteinte des objectifs

Sur le 1018, quatre types de dispositifs se dégagent des résultats obtenus. Ils sont mentionnés dans le tableau ci-après.

Tableau II : Présentation des dispositifs Numéro Types Spécificités 1 Dispositifs juridiques Relève des lois et textes 2 Dispositifs humains A la fois moderne et traditionnel 3 Dispositifs physiques Usage des choses de la nature 4 Dispositifs immatériels Monde invisible, domaine de l’Esprit et/ou spirituel Source : données de terrain, Novembre 2018 129 La déclinaison des différents dispositifs se présente comme suit :

1) Dispositifs/structures juridique (textes et lois) Même si les FS ont des origines dans les sociétés ancestrales, elles sont couvertes par la loi. En effet, en matière de conservation des ressources, ces forêts relèvent du domaine protégé de l’Etat suivant les dispositions de l’article 10 de la loi n°93-009 du 02 juillet 1993 portant régime des forêts en République du Bénin (Hunyet, 2013 :12).Elles bénéficient donc ainsi des dispositions prévues par la loi pour la gestion participative des ressources naturelles.

2) Dispositifs/structures humain(es)s : Il y a deux sortes de dispositifs humains : le dispositif humain moderne et le dispositif humain traditionnel.

❖ Dispositif humain moderne : A ce niveau, on note la présence des Autorités politico-administratives : elles sont dotées d’une certaine légitimité acquise ou concédée par une autorité supérieure, dans le cadre de leurs fonctions régaliennes (autorités communales, forestiers, ONG, etc.). ❖ Dispositif humain traditionnel : D’un point de vue traditionnel, quelques acteurs forment cette catégorie d’acteurs. ✓ Comité traditionnel : Le choix s’opère au sein des collectivités pour sauvegarder leur patrimoine (forêt sacrée). En effet, la création d’un comité traditionnel de gestion desFS émane généralement du souci de la sauvegarde d’un patrimoine aussi bien familial que communautaire. Pour cela, des personnes sont choisies, depuis des lustres, dans des collectivités déjà connues pour jouer ce rôle de veille sur les forêts sacrées. ✓ Sages, notables et dignitaires de culte : Les critères d’élévation au rang de sage ou de notable au niveau des forêts sacrées comme dans toute autre sphère sociale font intervenir l’usage simultané des qualités comme la connaissance, le discernement et l’intelligence dans la conduite des affaires de la cité. Donc à ce niveau, on retrouve des personnes d’un certain âge qui bénéficient d’une certaine respectabilité de la part de la société. ✓ Communautés locales : C’est un ensemble d’hommes, de femmes, de jeunes et d’enfants issus du milieu et qui influencent que ce soit positivement ou négativement sur la forêt. Parce qu’elles conservent un droit d’usage organisé sur la ressource, lequel droit assure la satisfaction des besoins divers qui favorisent la cohésion sociale, les communautés locales doivent participer à l’aménagement et à la gestion de leur forêt. ✓ Populations riveraines : Les forêts sacrées ont généralement tout d’une presque-île autour desquelles gravitent des populations des communes avoisinantes. Etant donné l’importance que revêtent les ressources de ces forêts sacrées tant du point de vue spirituel qu’organique, la plupart des activités économiques s’organisent essentiellement dans le périmètre. La particularité de cette dernière catégorie d’acteurs réside dans leur statut, lequel fait d’eux les principaux propriétaires terriens donc les acteurs jugés « influents ». Il est alors presque impossible d’envisager une étude autour de la ressource sans les impliquer.

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3) Dispositifs/structures physiques : Le sacré est un élément de dispositifs de gestion des forêts du site Ramsar 1018 parce que, les sociétés africaines comme toutes sociétés ont des référents en matière de gestion de leur environnement à travers la symbolique des dénominations attribuées qui se fait suivant deux références : D’une part, la gestion de ressources naturelles se fait en rapport avec d’autres éléments de l’environnement, pour traduire une qualité différente, ou opposée, un rapport d’interaction et d’interférence. De l’autre, elle se fait en rapport avec le monde invisible, au regard de l’esprit ou de la divinité dont l’élément est censé être l’habitacle et donc face à des prescriptions positives ou négatives imparties aux hommes en raison de l’identité de l’esprit.

Toutefois, en raison de cette référence, certaines formes traditionnelles de gestion de l’environnement diffèrent d’autres modèles. Ainsi par exemple, sur le 1018, la bête est utilisée dans l’agriculture comme objet de sacrifice et non comme un simple animal de trait (Sawadogo, 2008 :70). C’est donc en fonction de ces références que s’organise la gestion de l’environnement dans les sociétés africaines.

Ces logiques et modèles de gestion d’émanation africaine, témoignent du niveau de connaissance assez élevé des éléments constitutifs de l’environnement par les populations des sociétés traditionnelles et de leur gestion rigoureusement organisée, en fonction des particularités spécifiques des sociétés et des symboliques sus-précisées.

4) Dispositifs/structures immatériel(les) : Ce dispositif est caractérisé par le domaine du monde invisible. On retient pour ce qui est du monde invisible, la manifestation du caractère sacré et obligatoire des règles de gestion. La réciprocité homme-nature est au commencement du rite. Au niveau du site Ramsar 1018, du moins spécifiquement autour des forêts que ce site abrite, le sacré s’accompagne de rituels qui exigent de la part des communautés et acteurs du 1018, le respect de règles d’usage qui ont permis la préservation des ressources naturelles de génération en génération depuis les débuts de l’agriculture, en dépit des velléités destructrices, ponctuelles et parfois inquiétantes auxquelles elles ont été soumises depuis plusieurs décennies. Ce qui pose la question du fondement des rituels. En effet, le recours au rituel envers les dieux et les génies impose aux communautés et aux sociétés du site Ramsar 1018, non seulement le respect suscité, l’observance de règles et d’obligations qui maintiennent des relations de réciprocité entre les hommes, et en particulier les règles de gestion et de préservation des ressources naturelles. D’ailleurs, Scubla (1985 :26) souligne que : « … dans tous les peuples et dans toutes les ethnies, c’est avant tout le rituel qui maintient l’unité du groupe et soutient la structure sociale ». Ainsi à l’image de toute société africaine, on note que les communautés et acteurs autour du 1018 se représentent le monde à double sens : le pôle visible et celui invisible :

• Le monde visible, avec ses éléments abiotiques et biotiques, y compris l’homme lui- même ; • Le monde invisible, constitué des mânes des ancêtres, des esprits et des divinités : les uns bienveillants envers l’homme, les autres malveillants, mais tous susceptibles de modifier leurs attitudes envers lui selon ses comportements à leur égard. Ainsi, un sacrifice peut réparer une offense et éviter les sévices qui auraient pu survenir (Sawadogo,2008 :70). Les communautés du site Ramsar 1018 objet de cette recherche connaissent elles aussi, diverses 131 interdictions. Par exemple une femme qui commet l’adultère ne doit pas tenir de rapports sexuels avec son mari. Dans ce cas, la rédemption s’obtient après une cérémonie de purification autour d’un puits sacré. De même, un autre sacrifice peut gratifier l’officient de bienveillances diverses qui rendent plus facile la réalisation d’un vœu, ou décuplent l’effet bénéfique d’une action : ainsi procède-t-on suivant les cas pour garantir la fécondité d’une femme, faire de bonnes récoltes, mener un commerce florissant, etc.

Ce qui importe, ici, est la croyance que les éléments du monde invisible ont des pouvoirs très étendus sur les humains et sur l’efficacité de leurs activités et avec lesquels ceux-ci doivent se concilier grâce aux sacrifices : les éléments de ce monde invisible ont des espaces d’évolution ou des habitacles précis (bosquets et bois sacrés, clairières hantées, arbres sacrés, etc.), sur lesquels l’homme doit s’abstenir de certaines formes d’action : ainsi sont nés les interdits et les tabous, ayant pour contenu les prescriptions de faire ou de ne pas faire, c’est- à-dire réglementant les comportements et les attitudes des hommes envers des éléments de l’environnement (sawadogo, op.cit.).

Conclusion

Les communautés d’acteurs autour du site Ramsar 1018 présente une Analyse de l’organisation sociale autour des forêts sacrées du site Ramsar 1018. Les forêts sacrées (Forêt sacrée BAMEZOUN, Forêt sacrée DOKOUNONZOUN, Forêt sacrée TOLEGBAZOUN, Forêt sacrée GOUZOUN, Forêt sacrée WANZOUN, Forêt sacrée LOKOKOZOUN, Forêt sacrée VAKON, Forêt sacrée GBEVOZOUN, Forêt « sacrée » SILIKOZOUN, Forêt sacrée OROZOUN, Forêt sacrée YAGBOZOUN etc.) du site Ramsar 1018 sont des espaces autour desquels s’organisent des pratiques médicales (plantes médicinales), culturelles, cultuelles ou religieuses (rites initiatiques et ou de passage, rites agraires, rites purificateurs, de guérison, d’intronisation). Ce sont là les fondements sur lesquelles reposent l’ensemble des normes et valeurs qui cimentent les liens entre les membres d’une société/communauté organisée comme celle du site Ramsar 1018. De ce point de vue, certains travaux de recherche proposent l’usage de divers critères pour définir les forêts sacrées. La recherche menée par Houngnihin (2005 :) a mis en exergue, comme critère de définition, les perceptions des communautés locales des fonctions que peuvent remplir les forêts sacrées. Ces fonctions peuvent être écologiques (protection des ressources naturelles : eau, sol contre l'érosion, habitats animaliers), socioculturelles (cimetière, lieux d'initiation, de sacrifice, de bénédiction et de malédiction), religieuses (domaine des divinités), économiques (récolte de bois morts, de plantes médicinales ou alimentaires). Généralement, il existe des liens entre la forêt sacrée et l'histoire du village auquel elle appartient (refuge ou cimetière du fondateur, refuge pour la communauté, lieu de chasse, etc.). Ainsi, il n'est pas rare de voir des forêts sacrées porter des noms de villages. Guignier (2001 :51) a fait ressortir dans sa classification, le double rôle assuré par les sites sacrés : un rôle de protection de la nature et un rôle culturel. Putney (2007 :9) propose une définition synthèse du terme sacré qu'il considère comme « [...] un lieu où la nature, le divin et la mémoire se rencontrent dans une combinaison unique, particulièrement signifiante pour une communauté, une société ou un peuple... ». Ainsi, pour les populations locales, ce n’est pas la plante en soi qui guérit, les vertus intrinsèques que privilégie la biomédecine sont ici très secondaires. Ce qui importe ici c’est l’origine, c’est-à-dire l’endroit d’où proviennent les plantes médicinales. Les reproduire dans des zones concentriques à la forêt sacrée leur enlève, du point de vue des perceptions locales, les vertus thérapeutiques. 132

En clair, il s’agit d’un phénomène très complexe de représentation culturelle de la santé et des recours thérapeutiques. Puisque la spécificité du système de forêts sacrées réside dans son « localisme » historique. Ce système tire sa force et partant sa pérennité dans ce « localisme » qui implique son immersion et son ancrage dans le tissu socioculturel des communautés locales concernées.

Les forêts sacrées du site Ramsar 1018 sont également des forêts aux ressources rares. Elles sont un réservoir de plantes médicinales et de bois de chauffage. Il y a des ressources végétales et animales (exemple : singe à ventre rouge) qu'on ne retrouve que dans ces forêts quand on les compare aux autres.

L’organisation sociale des communautés autour du site Ramsar 1018 montre une structuration intemporelle, régie par le monde invisible et celui des hommes et éléments de la nature c’est- à-dire le monde tangible.

Références bibliographiques

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133 • Sawadogo Christophe (2008) « Les perceptions individualisées des éléments et leurs symboles : témoins de la connaissance et fondements des rapports avec l’environnement », in ORCID, 61-82

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VARIA

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DE LA QUESTION DU MYSTERE DANS LA PENSEE DE LA QUESTION DE L’ETRE

Joseph Raymond BOGMI Ph. D., Département de philosophie Ecole normale supérieure, Université de Yaoundé I Cameroun

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Résumé

La question : qu’est-ce-que l’être ? Cette question substantielle est restée ouverte depuis l’Antiquité et s’impose de nos jours dans les débats philosophiques à partir des difficultés des différentes périodes de la philosophie quant à la définition de l’être. Bien entendu, chaque période ayant tenté de définir l’être à sa manière, lui a donné plutôt en conséquence un sens tout à fait différent de celui des autres. Nonobstant la divergence des définitions ou l’équivocité des significations, la question de l’être, loin d’être évacuée de toute sa signification, demeure toujours une préoccupation urgente et permanente de telle manière que l’on se demanderait encore si la métaphysique ne se trouverait pas elle-même dans une sorte d’impasse qui renverrait son importance aux calendes grecques, et, partant, la réduirait à une discipline vaseuse et saugrenue. Evidemment, c’est dans ce contexte qu’intervient l’ontologie existentielle de Gabriel Marcel qui, non seulement se réapproprie la question de l’être en le référant au mystère, mais aussi donne un souffle à la métaphysique en l’élaguant de toutes considérations pernicieuses ayant tenté de liquider gracieusement son statut de philosophie première. Ainsi, Gabriel Marcel pense que l’être est mystère et celui-ci ne peut se comprendre dans le contexte marcellien que par le truchement de ses approches concrètes que sont : le recueillement, l’amour et l’espérance. Dès lors, l’erreur de l’ontologie traditionnelle, d’après lui, est d’avoir réduit l’être à un objet logicisable. Pourtant, le mystère en tant que métaproblématique défie toute logicisation.

Mots clés : Être, mystère, ontologie, métaphysique, problème, recueillement, amour, espérance, métaphénomène.

Abstact

The question of being, far from being evacuated of all its meaning, still remains an urgent and permanent concern

Keywords: Being, mystery, ontology, metaphysics, problem, meditation, love, hope, metaphenomenon.

Classification JEL Z0

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Introduction

La question de l’être demeure au cœur des préoccupations de la philosophie, en général, et de celle de la métaphysique, en particulier. Amorcée depuis l’Antiquité en passant par le Moyen Age et la Modernité, elle continue d’alimenter les débats jusqu’à nos jours, par-delà toutes les prétentions et velléités agnostiques, positivistes et scientistes qui la réduisent à une réflexion épiphénoménale. Toutefois, pour Gabriel Marcel, elle est une question substantielle à partir de laquelle s’est construit originellement le monde et se bâtit davantage l’édifice de la philosophie occidentale1. Par ailleurs, l’influence de la phénoménologie et de l’existentialisme sur la période contemporaine a eu des répercussions sur la définition de l’être, au point de lui donner un sens tout à fait différent de celui des courants précédents. Ce sens est précisément le retour aux choses, c’est-à-dire à l’existence concrète. Il s’agit là d’une révolution opérée par la phénoménologie au sein de l’ontologie.

Tout comme ses contemporains que sont Martin Heidegger, Etienne Gilson, Karl Jaspers et surtout Jean Paul Sartre, ici, Gabriel Marcel oriente sa métaphysique vers la critique de l’ontologie classique. Il détermine les limites de la raison quant à la définition de l’être. Cependant, qu’est-ce-que l’être, au sens marcellien ? Qu’entend-il par mystère ? De quelles manières celui-ci nous révèle-t-il l’être ? Quel est l’actualité de la pensée marcellienne dans une société postmoderne où le matérialisme et le capitalisme semblent hypothéquer le devenir de l’humanité ? La résolution de cette problématique nous conduira à montrer en substance que l’être demeure un mystère. Celui-ci défie tout effort de rationalisation, c’est-à-dire tout embrigadement intellectuel, toute soumission à la pensée abstractive. Ainsi prendrons-nous d’abord en charge la question de l’être dans l’histoire de la philosophie (I), ensuite la détermination du mystère de l’être et ses approches concrètes dans l’ontologie existentielle marcellienne (II), enfin l’actualité de la pensée marcellienne : une symbiose entre l’ontologie et l’éthique (III).

I. APPROCHE HISTORIQUE DE LA QUESTION DE L’ÊTRE

1. Dans l’Antiquité

En Grèce, c’est la période au cours de laquelle la philosophie a connu son émancipation en se détournant de la tutelle de la magie et de la religion pour rendre possible un questionnement relatif à la compréhension de l’origine des choses. La vérité ne dépend plus de la croyance à un mythe ni à un dogme, mais à un questionnement radical. L’homme est naturellement conduit à réfléchir sur ce qu’il observe, ce qu’il constate pour en comprendre le mécanisme : de quoi les choses sont-elles faites ? Qu’est-ce que l’être ? Pour Parménide « l’être est et le non-être n’est pas » « L’être est et il n’est pas possible qu’il ne soit pas »2. Il défend ici l’indivisibilité del’être, car étant tout entier identique à lui-même ; soit l’être est entier, soit il ne l’est pas. Il découvre donc l’absolue transcendance de l’être qui est au-delà du devenir et de toute corruptibilité. Quant à lui, Platon reprend la perception de Parménide en l’interprétant à partir de sa théorie des Idées. Pour lui, l’être est constitué des Idées Il est immuable et éternel comme le sont les Idées. Le

1 Gabriel Marcel, Etre et Avoir, Paris, Montaigne, 1987, p. 124. 2 Jean Beaufret, Le poème de Parménide, Paris, PUF, 1955, p. 78. 137 monde des Idées est le monde parfait, incorruptible, car l’idée ne change pas. Le devenir est donc à mi-chemin entre l’être et le non-être : c’est le monde sensible ou le monde des apparences. La métaphysique aristotélicienne aborde aussi la question de l’être. Celle-ci est, d’après lui, la science de l’être en tant qu’être, c’est-à-dire la science de l’être en dehors de ses particularités. C’est la science du premier principe, du premier moteur. Aristote pense qu’il y a une signification multiple du mot « être ». Dans le livre VI.E de la Métaphysique, il note :

L'Être proprement dit se prend en plusieurs acceptions : nous avons vu qu'il y avait d'abord l'Être par accident, ensuite l'Être comme vrai, auquel le faux s'oppose comme Non-Être ; en outre il y a les types de catégorie, à savoir la substance, la qualité, la quantité, le lieu, le temps, et tous autres modes de signification analogues de l'Être. Enfin il y a, en dehors de toutes ces sortes d'êtres, l'Être en puissance et l'Être en acte1.

La substance est donc pour Aristote la première catégorie de l’être : « l’Être au sens fondamental, non tel mode de l’Être, mais l’Être absolument parlant doit être la Substance… Toutefois, c’est la Substance qui est absolument première, à la fois logiquement, dans l’ordre de la connaissance et selon le temps. »2

1. Dans le Moyen-âge

C’est la période des Pères de l’Église, en l’occurrence Saint Augustin, qui consacre la beauté éternelle du christianisme ou saint Thomas d’Aquin qui distingue nettement philosophie et théologie en séparant les vérités de Raison et celles de Foi, etc. Pendant cette période, l’idéal de rationalité est substitué au modèle de Foi, celle-ci nous permettant d’accéder à la compréhension des révélations et des mystères. Saint Augustin apparaît comme le fondateur du cogito ergo sum. Il est celui qui inspira Descartes dans sa révolution philosophique. Bien avant Descartes, Saint Augustin affirmait : « Si je me trompe, je suis, qui n’existe pas certes ne peut pas non plus se tromper. Par suite, si je me trompe, c’est que je suis…puisque j’existais en me trompant même si je me trompais sans aucun doute je ne me trompe pas en ce que je sais que j’existe »3

En effet, Augustin pose le problème de la vérité en le rapportant à la certitude. D’après lui, la vérité atteint son paroxysme dans l’illumination qui est l’autorévélation de Dieu. Par la médiation de la réflexion, à travers une dialectique ascendante qui le mène des ténèbres à la lumière, l’homme atteint Dieu. Sa conception de la vérité repose sur la dialectique platonicienne. En dehors de Dieu, il y a certes des vérités, mais ce sont des vérités partielles tendant toutes vers la vérité absolue : Dieu. Fidèle au néoplatonisme, Augustin accorde une importance particulière à la philosophie de l’homme. Selon lui, tout participe à un certain ordre, rien n’est le fruit du hasard. Si Dieu est à l’origine du monde, il ne peut être soumis à l’ordre du monde ; il transcende le monde.

Chez Saint Thomas, toute la pensée est ramenée à l’être. Il faitapparaître une nouvelle approche de l’être. Revenant à la métaphysique d’Aristote, il développe davantage l’étude de l’existence qui est le fait d’exister, le fait d’être. Ce qui est communément appelé « être » se nomme « Ens »,

1Aristote, Métaphysique, 1026a-1026b, Livre VI. E, Traduction (éd. de 1953) de J. Tricot (1893-1963), Éditions Les Échos du Maquis (ePub, PDF), v. : 1, 0, janvier 2014. 2 Ibid., 1028a, Livre VII, Z. 3 Saint Augustin, Cité de Dieu, XI, 26, Vol. 35. 138 c’est-à-dire l’étant, la réalité concrète. Il est différent de « l’Esse » qui se rapproche beaucoup plus de l’existence. La spécificité de « l’esse » thomiste c’est qu’il est l’acte de tous les actes. C’est l’unique acte qui s’impose dans la réalité sans être un contenu propre. Cet acte est sans limite, car « l’esse » thomiste n’est pas une essence. Pour Saint Thomas, l’essence : « C’est ce qu’est une chose, un être, ce par quoi une chose est ce qu’elle est et se distingue de toute autre. C’est ce qui constitue son intelligibilité. »1 Toutefois, le questionnement sur l’être ne s’achève pas avec les médiévaux, les modernes en faisant un sujet de préoccupation.

2. Dans la modernité

C’est la période au cours de laquelle la philosophie veut s’affranchir de la tutelle de la religion. Son objet d’étude porte sur l’Homme. Ainsi, la pensée devient laïque et se proclame plus ou moins indépendante de toute autorité religieuse. Descartes pense qu’il faut éviter l’usage des termes confus en métaphysique. Son problème est que la métaphysique doit être présentée de façon claire et distincte. En effet, la métaphysique de son temps est considérée comme un lexique philosophique dans lequel sont expliqués les termes philosophiques pour la plupart inutiles. De ce fait, la métaphysique était devenue un catalogue de définitions sans un lien étroit avec la vie, l’existence. Après Saint Thomas, elle tendait à expliquer la réalité à travers des notions sans prise avec le réel. C’est dans cette veine que Descartes note : « J’ai souvent remarqué que les philosophes commettaient la faute d’essayer d’expliquer, par des définitions logiques, des choses très simples qui sont manifestes d’elles-mêmes, ce qui ne faisait que les obscurcir. »2 Il balaya les définitions nominales dont était encombrée la métaphysique d’Ecole. Par conséquent, la notion de l’être est rejetée par Descartes qui la qualifie de stérile. A en croire Descartes, la réflexion sur l’être est sans résultat, vaine et inutile. Les idées métaphysiques sont des idées innées, claires et distinctes. L’idée de l’Être parfait ou infini est la toute première. L’Être absolu ou « causa sui » c’est Dieu. En tant que vérité éternelle et immuable, il est considéré comme le fondement et la garantie suprême de la vérité des idées.

3. Dans la période contemporaine

Heidegger pense que la métaphysique traditionnelle ne s’est pas intéressée à l’être en tant que tel, mais à l’être de l’étant. Elle « ne répond nulle part à la question sur la vérité de l’être. »3 Cette métaphysique confond l’existant avec l’être : d’où l’oubli de l’être. Aussi déclare-t- il : « C’est oublier le problème de l’être que de chercher comme Saint Thomas ou Leibniz l’origine de tous les étants dans cet étant supérieur qu’on appelle Dieu. C’est là confisquer l’être dans un étant particulier, opérer une dissolution plutôt qu’une solution du problème posé »4.

Dès lors, il pose le problème de la condition humaine, c’est-à-dire le « Dasein ». Sans le Dasein, il n’y a pas d’être. Le Dasein est pour ainsi dire le « Gardien de l’être »5 ; il fait partie de l’être, l’on ne peut pas aller à l’être sans passer par lui. Il définit cette herméneutique de « l’être-là » comme une analytique de l’existence. C’est pourquoi, d’après lui, l’analyse préparatoire ou

1 André Léonard, Métaphysique de l’être, Essai de philosophie, Paris, Cerf, 2006, p. 236. 2 René Descartes, Principes philosophiques, Paris, éd. Adam-Tannery, 1984, p. 8. 3 Martin Heidegger, Qu’est-ce que la métaphysique, Paris, Gallimard, 1992, p. 56. 4 André Vergez et Denis Huisman, Histoire des philosophes illustrée par les textes, éd. Fernand Nathan, Paris, 1966, p. 369. 5 Martin Heidegger, Lettre sur l’humanisme, Paris, Aubier, 1983, p. 75. 139 l’ontologie du Dasein « est de rechercher la réponse à la question du sens de l’être en général et tout d’abord la possibilité d’une élaboration radicale de cette question fondamentale de toute ontologie. »1 Si chaque philosophie est une étape sur le chemin qui conduit la raison humaine vers la conquête du savoir, celle de Gabriel Marcel nécessite d’être à présent examinée.

II. DU MYSTERE AUX APPROCHES CONCRETES DE L’ETRE

1. Le mystère

Dans les religions antiques, le mystère signifie l’ensemble des pratiques, des rites et des doctrines légaux coexistant avec le culte public, mais de nature sécrète et réservés à des initiés2. En linguistique, le mystère exprime un sens caché sous un symbole. Pascal affirme à cet effet : « toute chose couvre quelque mystère qui ne se laisse pas saisir à perte de vue. »3 Dans la théologie chrétienne, le mystère est une vérité de foi, un dogme révélé auquel le fidèle croit. Cette vérité n’est pas forcément absurde, et c’est d’ailleurs pour cela que la raison cherche à éclairer le mystère sans pourtant prétendre le comprendre totalement4. Ceci nous permet de mieux cerner le mystère dans sa dimension religieuse/théologique qui ne se confond pas avec la conception métaphysique marcellienne. Chez Marcel, « le mystère est quelque chose en lequel je suis moi-même engagé et qui n’est par conséquent pensable que comme une sphère où la distinction de l’en moi et du devant moi perd sa signification et sa valeur initiale »5. Du coup, nous constatons que Marcel cherche à ôter le mystère de son voile religieux. Avec lui, ce n’est plus forcément une pure donnée théologique, mais une réalité ontologique : le mystère concerne, intègre, implique et engage mon être dans sa dimension holistique ou dans sa totalité.

La différence fondamentale entre le mystère et le problème est donc la suivante : le problème est devant moi, et se distingue de l’en-moi ; le mystère n’offre pas la possibilité de cette distinction entre l’en-moi et le devant moi. Le problème est de la sphère de la connaissance logique. Le mystère est au-delà de cette connaissance logique : irrationnel. Il transcende toute technique. Marcel dit du mystère qu’il est métatechnique, c’est-à-dire synonyme de métaproblématique, alors que le problème est de la sphère du technique ou du problématique. Dans le but de montrer que le mystère est un métatechnique, Marcel insiste fortement sur la corrélation immédiate entre le technique et le problématique : « Tout problème authentique est justiciable d’une technique, et toute technique consiste à résoudre des problèmes d’un type déterminé. »6

Pourtant, il n’est pas de technique transcendantale consistant à résoudre par abstraction le mystère. De même, selon Marcel, il faut noter que la réflexion sur le mystère n’est pas l’apanage de la théologie. La peur de réfléchir sur le mystère, du moins l’indifférence, l’abstention des métaphysiciens sur le mystère représente, aux yeux de Marcel, une erreur, un préjugé ou tout simplement une échappatoire inexcusable7. L’un de ses principes métaphysiques est que le

1 Idem., Être et temps, Paris, Hachette, 1988, p. 283. 2 André Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Paris, PUF/Quadrige, 2002, p. 661. 3 Blaise Pascal, Pensées, Paris, Hachette, 1989, p. 215. 4 Joseph Ratzinger, Foi chrétienne, hier et aujourd’hui, Paris, Plon 1989, p. 67. 5 Gabriel Marcel, Être et avoir, p. 169. 6 Ibid., p. 149. 7 Ibid., p. 152. 140 mystère engage toute l’existence humaine et tout l’être. Il est urgent de lui restituer « son poids ontologique » 1 . L’urgence de réfléchir sur le mystère s’impose comme un engagement nécessaire pour la philosophie, ce d’autant plus que « les mystères ne sont pas des vérités qui nous dépassent mais qui nous comprennent. »2 Allant plus loin, Marcel identifie le mystère à la vie. Le mystère porte la vie et est lui-même vie. Toute la vie intègre de profundis cette vérité essentielle.

2. L’être comme mystère

Tout comme la plupart des « ontologues », Gabriel Marcel part d’une question fondamentale : qu’est-ce que l’être ? Aussi, ce qu’il reproche à ses prédécesseurs, c’est de vouloir résoudre le problème de l’être comme si c’était une question mathématique, voire logique. Il récuse le fait que l’être soit pensé à la manière d’un problème. Ainsi dit-il : « Là où il y a problème, je travaille sur les données placées devant moi, mais en même temps tout se passe, tout m’autorise à procéder comme si je n’avais pas à m’occuper de ce moi en travail, il n’est ici qu’un présupposé. Il n’en n’est pas de même, nous venons de le voir, là où l’interrogation porte sur l’être. »3

Ceci étant, la question qu’est-ce que l’être ? infère une autre : qui suis-je, moi qui interroge l’être ? ou encore, quel est le statut ontologique de ce questionnement4 ? Gabriel Marcel fait un constat qui transcende tout dualisme : la question qui suis-je ? et celle qu’est-ce que l’être ? ne sont pas différentes au point de les séparer. A partir de ce moment, il y a nécessairement prise de conscience du fait que l’interrogateur de l’être se trouve absolument engagé lui-même dans l’être. Il lui devient impossible de l’objectiver et en même temps de le dissocier du moi. A cet effet, ce qui apparaissait au départ comme un problème se déplace en tant que tel et devient un métaproblématique : « Dans la question de l’être et non le problème de l’être, nous réalisons que plus le questionnant interroge l’être, plus il se rend compte qu’il est lui-même engagé dans l’être. Par là, nous pénétrons dans le métaproblématique, c’est-à-dire dans le mystère. »5

D’après Gabriel Marcel, le mystère de l’être n’est donc pas une sorte d’échappatoire face à l’amphibologie de l’être. C’est la reconnaissance d’une vérité métaphysique relevant d’une réflexion approfondie ; réflexion qui laisse surtout transparaître qu’ « un mystère est un problème qui empiète sur ses propres données, qui les envahit et se dépasse par là même comme problème »6. Dans cette intuition de l’être comme mystère, la distinction entre l’en-moi et le devant moi perd la signification qu’elle avait dans la sphère du problème7. Elle envahit sans possibilité de dualité celui qui l’interroge, qui réalise, qu’il n’est pas en face de quelque chose de jeté devant lui ou dehors de lui, mais d’une donnée qui lui devient intrinsèque, immanente. Roger Troisfontaines écrit à ce propos :

Le mystère (de l’être) est une réalité où je me trouve engagé, non par quelque aspect déterminé et spécialisé de moi-même, mais tout entier en tant qu’unité qui d’ailleurs ne peut se saisir elle-même comme objet. Le mystère transcende par définition toute

1 Ibid., p. 149. 2 Ibid., p. 205. 3 Ibid., p. 230. 4 Ibid., p. 241. 5 Ibid., p. 242. 6 Ibid., p. 245. 7 Ibid., p. 147. 141 critique convenable et la philosophie qui le reconnaît doit être pensée comme une métacritique et une métatechnique.1.

Le mystère de l’être nous révèle que l’être est immorcelable, irréifiable, inexhaustible, indémontrable. L’être résiste à une analyse exhaustive. C’est à juste titre que Gabriel Marcel parle de « l’être comme principe d’inexhaustibilité »2 : l’être résiste à tout inventaire, c’est la consécration même de l’inventoriable dans l’ontologie contemporaine. Une statistique de l’avoir est possible, mais celle de l’être serait une entreprise rébarbative, déplacée et répréhensible. De surcroît, s’il est évident que l’être est un mystère, toute confusion entre le mystère et l’inconnaissable doit être éludée :

L’inconnaissable, écrit Marcel, n’est en effet qu’une limite du problématique qui ne peut être actualisée sans contradiction. La reconnaissance du mystère est au contraire essentiellement un acte positif de l’esprit, l’acte positif par excellence et en fonction duquel il se peut que toute possibilité se définisse rigoureusement3.

Le vocable de reconnaissance est très significatif pour Gabriel Marcel. La reconnaissance du mystère de l’être est indissociable de la reconnaissance du mystère en tant que lumière. C’est justement parce qu’il est lumière, souligne Marcel, qu’il est authentiquement mystère 4 . Seulement, il est impossible de le regarder empiriquement comme, par exemple, un ballon ou une bille placée devant moi. C’est lui qui rend possible tout regard de l’intérieur et favorise même l’éclosion de la connaissance. La lumière du mystère inonde l’univers et lui donne un sens. Elle éclaire par essence le connaissant et lui révèle l’infinité de l’être5. De même que la lumière du soleil permet la croissance d’un arbre ou l’épanouissement d’une fleur, de même aussi la lumière du mystère, pourrions-nous dire, permet la croissance de la métaphysique et lui révèle qu’il y a un mystère de l’union de l’âme et du corps, de la présence du bien et du mal. Pour ce qui est du mystère de l’union de l’âme et du corps, cette unité est moins donnée que donnante, parce qu’elle est la racine de la présence en soi-même.

3. Approches concrètes du mystère de l’être

D’après Gabriel Marcel, l’être est mystère. Cependant, le mystère, entendu comme métaproblématique n’est pas logicisable par la pensée. De ce fait, il récuse la méthode logique ou épistémologique pour lui préférer celle qu’il qualifie d’ « existentielle » 6 . La méthode existentielle ou expérientielle7 vise donc à approcher concrètement l’être par les plus grandes « expériences cardinales »8 de la vie, à savoir : le recueillement, l’amour, l’espérance, etc.

1 Roger Troisfontaines, De l’existence de l’être, Louvain, Nauwelaerts, 1968, p. 148. 2 Gabriel Marcel, Être et avoir, p. 148. 3 Ibid., p. 149. 4 Id., Position et approches concrètes du mystère ontologique, p. 54. 5 Ibid., p. 57. 6 Ibid., p. 34. 7 Ibid., p. 28. 8 Ibid., p. 29. 142 a. Le recueillement Le recueillement au sens marcellien n’a rien à voir avec ce qu’enseigne la foi chrétienne. Il ne s’agit pas d’un recueillement religieux1, plutôt d’une méthode métaphysique qui permet l’accès au mystère de l’être ou mystère ontologique. C’est « une récupération de synthèse »2 qui vise la réconciliation de soi-même, l’ouverture à l’autre en tant qu’homme et mystère de l’être3. Ce recueillement n’est pas une abstraction intellectuelle qui me sépare du monde et des autres, mais il permet de m’évaluer, de me rejoindre et de rejoindre l’être4. Si Gabriel Marcel conçoit le recueillement comme une « récupération de synthèse et voie d’auto-réconciliation »5, c’est parce que, dans l’agitation du monde, l’homme se laisse emporter par la distraction et s’éloigne au quotidien de l’être. Heidegger, dans son « ontologie fondamentale »6, défend aussi cette position lorsqu’il affirme : « Nous ne sommes pas toujours en adéquation avec ce que l’être est et ce que nous devons être. Plongés dans la bougeotte de l’ek-sistence et l’inauthenticité du bavardage, nous exilons alors à notre défaveur l’être qui se présentifie dans notre monde. »7.

Si tant est que l’être est présent et que c’est plutôt l’homme qui est distrait et agité, il est donc clair que par le recueillement, l’homme expérimente la rencontre de l’être : une rencontre qui est mystère et qu’il faut reconnaître. Le recueillement va donc au-delà de toute représentation idéaliste propre à Descartes, Fichte, Hegel… Il demeure l’acte par lequel« on se retourne vers, sans rien abandonner »8. Dans cette logique, c’est l’unité de mon être qui va à la rencontre de l’être et non une partie. L’idée ici est que l’être se définit par la présence. Mais, il s’agit d’une présence presque voilée. Dès lors, c’est le recueillement qui permettrait le dévoilement intérieur de l’être en lequel nous sommes engagés. Dans cette « réflexion seconde qui est une intuition voilée »9 et qui valorise la reconnaissance du mystère de l’être, l’homme transcende l’opposition monde-moi, sujet-objet, corps-esprit, empirisme-rationalisme. Avec le recueillement, le réel est finalement saisi comme une unité substantielle, une totalité : « Le verbe anglais to recollect one self est ici révélateur : il participe du sentiment fondamental où se refait l’unité »10. En plus, Gabriel Marcel précise encore qu’il n’y a pas de recueillement :

A proprement parlé en face d’un problème. Au contraire, le problème me met en quelque sorte dans un état de tension intérieure, au lieu que le recueillement est plutôt détente ; abandon. Si l’on s’interrogeait sur ce que peut être la structure métaphysique d’un être capable de recueillement, on progresserait beaucoup vers une ontologie concrète11.

Ainsi, seul un être capable de recueillement pourra donc accéder à l’ontologie dite concrète. L’être perméable au désespoir, à la trahison et au suicide qui sont des négations de l’être, dévoile

1 Ibid., p. 28. 2 Id, Être et avoir, p. 214. 3 Ibid., p. 215. 4 Ibid., p. 218. 5 Id., Position et approches concrètes du mystère ontologique, p. 64. 6 Martin Heidegger, Être et temps, p. 143. 7 Ibid., p. 343. 8 Gabriel Marcel, Position et approches concrètes du mystère ontologique, p. 61. 9 Ibid., p. 62. 10 Ibid., p. 64. 11 Id., Être et avoir p. 164. 143 au plus profond de lui l’incapacité à se recueillir afin que l’être soit reconnu1. Pour Paul Ricœur, par sa méthode de recueillement, Gabriel Marcel nous porte extraordinairement vers une ontologie plus vivante, plus existentielle, plus vitale en ce sens que le recueillement est vécu et non pensé, pratique et non théorétique. Grâce à cette voie expérientielle, l’être n’est pas affirmé, mais il s’affirme, il n’est pas donné par la réflexion, mais il se donne à l’être de l’homme. L’être n’est pas démonstration de la logique thomiste, mais il est monstration dans la phénoménologie marcellienne2.

Par voie de conséquence, en tant que notion fondamentale dans l’ontologie marcellienne, le recueillement apparaît comme une approche concrète du mystère ontologique. Il n’est pas abstrait comme la dialectique platonicienne, mais expérientiellle, car l’être lui-même n’est pas abstrait, mais concret, existant, réel. b. L’amour Le mystère de l’amour est intimement lié à la métaproblématique qu’est le mystère de l’être. L’amour est une réalité mystérieuse qui engage la totalité même de l’être. Il ne s’agit pas ici de l’amour éros, mais agapè (charité)3, celui qui s’ouvre à l’autre sans prétention de le posséder, de le caractériser. En effet, caractériser l’autre, c’est le considérer comme un « lui » 4 , c’est énumérer un ensemble de propriétés, les plaçant les unes les autres comme des parpaings5. En ce sens, l’être apparaît comme un lui. Le lui c’est l’autre qui ne me concerne pas, que je n’aime pas, avec qui je ne communique pas, mais que j’intellectualise, je pense et réifie. L’être est souvent considéré comme un lui, et donc une affaire des seuls métaphysiciens.

Pourtant, « l’amour en tant que subordination de soi à une réalité supérieure, cette réalité qui est au fond de moi plus que moi-même, est, écrit Marcel, la donnée ontologique essentielle. L’ontologie ne sortira de l’ornière scolastique qu’à condition de prendre elle-même une pleine conscience de cette priorité absolue »6. Dans l’amour, le lui que j’objectivais devient un « tu »7, c’est-à-dire un être qui commence à exister pour moi, avec qui je peux établir une relation éthique : son langage m’enrichit, grâce à l’ouverture extériorisée par et dans « la communication »8. Le vocable communication est fondamental dans l’ontologie de Gabriel Marcel. L’être est communication : il communique avec l’autre. En ce sens, l’être est coesse9, c’est-à-dire un être avec. Sur ce point bien précis, il serait intéressant de mettre en perspective l’ontologie de Gabriel Marcel avec celle de Heidegger. En réalité, Heidegger parle de « l’être avec »10 le (Mit-zein) qui n’est pas seul dans le monde, mais qui existe avec les autres étants déterminants dans « l’historialité de son ek-sistence »11. La coesse marcellien comme le Mit-

1 Marcel De Corte, Le théisme existentiel, la philosophie concrète de Gabriel Marcel, Paris, Montaigne, 1996, p. 154. 2 Paul Ricœur, La philosophie de Gabriel Marcel et de Karl Jaspers, philosophie du mystère et du paradoxe, p. 54. 3 Marcel De Corte, Op. cit., p. 123. 4 Ibid., p. 135. 5 Ibid., p. 136. 6 Gabriel Marcel, Être et avoir, p. 244. 7 Ibid., p. 234. 8 Ibid., p. 233. 9 Ibid., p. 236. 10 Martin Heidegger, Être et temps, p. 240. 11 Ibid., p. 241. 144 zein heideggérien nous révèlent que l’existence est en fait une coexistence des êtres, et que notre présence est une co-présence, une présence avec1. Par ce fait même, l’amour devient le motif d’une ontologie existentielle qui valorise l’intersubjectivité sans frelater la sacralité absolue du mystère ontologique.

Chez Gabriel Marcel, l’amour est donc la dénégation radicale des philosophies de l’égo et des tendances égotistes, narcissiques et xénophobiques de notre monde contemporain. Un être incapable de cette ouverture court le risque de s’égarer dans l’orgueil et l’autosuffisance. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’il est l’un des présupposés fondateurs du principe d’une métaphysique ouverte à l’interdisciplinarité. c. L’espérance C’est une réalité qui renforce l’être dans certaines situations dramatiques de l’existence. Gabriel Marcel pense que c’est un palliatif efficace contre la souffrance. Il faut donc toujours y recourir dans les circonstances critiques. C’est dans cette perspective qu’il note : « En tant que j’espère, je me dégage du déterminisme intérieur…par lequel je risque, en présence de l’épreuve, de me muer en quelques-unes de ses expressions désagréables, partialisés, et pour finir somnambuliques, de la personne humaine qu’engendre le désespoir parce qu’il est avant tout fascination ».2

Pour user des termes relevant de la médecine, l’espérance apparaît comme un vaccin contre toute tentation au désespoir, celui-ci étant compris comme une gangrène de l’âme. Le désespoir peut aussi être saisi comme l’une des causes de la dégradation de la personne humaine. Il entraîne la mutilation de l’être fondamental. De ce fait, l’espérance devient une thérapie de l’âme.

Être pris dans le désespoir, c’est tout simplement croire que je ne suis rien. Ainsi, je m’y installe et pleurniche sans me battre. C’est un refus de combattre ce qui est susceptible de corrompre l’âme. En d’autres termes, c’est être dans le fatalisme : « attitude qui considère tous les événements comme irrévocables. »3 Une telle attitude peut ravir la joie de l’être humain, voire paralyser toutes les initiatives. Toutefois, c’est dans de pareilles circonstances que naît l’espérance, moyen efficace de restauration de l’être bouleversé. Et Gabriel Marcel de dire : « A la base de l’espérance, il y a la conscience d’une situation qui nous invite à désespérer (maladie, la perdition, etc..) »4. Il y a donc comme un lien entre le désespoir et l’espérance. Seulement, l’espérance transcende le désespoir car « espérer, c’est faire crédit à la réalité, affirmer qu’il y a en elle de quoi triompher de ce péril. » 5 En outre, en tant qu’elle « porte toujours sur la restauration d’un certain ordre vivant dans son intégrité »6, l’espérance est, selon Gabriel Marcel, liée au salut. Autrement dit, l’espérance et le salut sont indissociables ; ils se présupposent mutuellement. En effet, « toute espérance est espérance du salut, et qu’il est tout à fait impossible de traiter l’un sans traiter de l’autre. »7 Entendu comme intégrité, restauration et plénitude de l’être, le salut ne peut provenir que de l’espérance. Par l’espérance, l’être peut assumer, puis

1 Marcel De Corte, Op. cit., p. 151. 2 Gabriel Marcel, Homo viator, Paris, Aubier, 1945, p. 55. 3 Didier Julia, Dictionnaire de philosophie, Larousse, 1990, p. 92. 4 Gabriel Marcel, Être et avoir, p. 92. 5 Ibidem 6 Ibid., p. 93. 7 Ibid., p. 94. 145 dépasser sinon transcender les épreuves qu’il rencontre au cours de son« pèlerinage » existentiel.

III. ACTUALITE DE LA PENSEE MARCELLIENNE : UNE SYMBIOSE ENTRE L’ONTOLOGIE ET L’ETHIQUE

L'actualité de Gabriel Marcel est manifeste de par l’importance qu’il accorde sur les rapports de l'ontologie et de l’éthique. Nous pouvons situer ces rapports à trois niveaux : d’abord de l’ontologie à l’éthique identitaire, ensuite de l’ontologie à l’éthique relationnelle, enfin de l’ontologie à l’éthique théologique.

S’agissant du rapport de l’ontologie à l’éthique identitaire, notons qu’une triple expérience du sujet se dégage de l'ontologie comme une éthique identitaire : celle de 1'existence, de mon existence et du temps. La première révèle que 1'existence est un point de départ et non pas un point d'aboutissement. De même, le « je suis » n'est pas un fait mais la donnée à partir de laquelle un fait est possible. C'est le fait de se saisir dans sa réalité d'être, se connaissant comme être au monde qui cherche à définir son rapport à l'univers. La deuxième porte sur la sensation et le corps qui sont une manifestation de l'être. La troisième révèle que le temps n'est pas lié aux idées mais à la réalité. Le monde est enraciné dans le temps. C'est un champ ouvert à la liberté.

Gabriel Marcel pense qu’être libre c'est coïncider avec soi-même, demeurer soi-même dans le temps présent. C'est en ce sens qu'une éthique peut être identitaire, puisqu'elle devient l'identité de l'être même. Dans cette perspective, l'être ne forme pas avec lui-même un tout compact et autonome mais il est exposé à..., ouvert à..., porte vers..., un projet non-définissable. En tant qu'être situé, je suis influençable, perméable au donné circonstanciel, je présente une certaine incohésion structurelle qui rend possible une réceptivité à l'égard de mon horizon existentiel. Ma liberté préside à ce processus d'intériorisation de mes contours existentiels, processus d'un homme itinérant qui chemine vers l'être, vers la découverte de « ... cette lumière éternelle dont un reflet n'a cessé de nous éclairer depuis que nous sommes au monde, cette lumière sans laquelle nous pouvons être assurés que jamais nous ne nous serions mis en route » 1 . La conscience itinérante n'est donc maintenue à l'état d'éveil que chez celui qui, par un acte radical de liberté, a posé comme enjeu de sa vie la quête de l'être. Mais cet enjeu peut être perdu à tout moment, récusé au nom d'une sagesse désillusionnée qu'offre 1'expérience quotidienne. Pourtant, on ne peut jamais se cantonner dans une certitude inébranlable portant sur la réalité de cet enjeu et la possibilité de l'atteindre. En effet, mon corps n'est pas seulement le repère privilégié de mon orientation dans le monde, il est aussi ce qui véhicule l'épreuve dans ses spécifications infinies, le lieu de la captivité, de la souffrance, de l'exil, de la séparation et de la mort. La densité charnelle de mon corps qui est mon adhérence au monde, devient ainsi le côté vulnérable de mon être, la faille par où s'introduit l'épreuve. A travers ces trois expériences, celle de l'existence, de mon existence et du temps, l'homme prend conscience de son intériorité comme lieu de la relation. Ce qui nous conduit à présent à l’actualité de la pensée marcellienne comme rapport de l’ontologie à une éthique relationnelle.

L’éthique relationnelle vise à préciser que pour se repérer soi-même, il faut sortir de soi dans un acte qui est le coesse. En ce sens, exister signifie une ouverture. L'être n'accède à son « je » qu'en

1 Id., Mystère de l’être, tome II : Foi et réalité, Paris, Aubier, 1951, p. 217. 146 s'ouvrant au « tu ». II y a une rencontre, un engagement fidèle. Cet engagement fidèle et libre soutient en lui un acte d'amour qui signifie une manifestation de l'existence et une affirmation de 1'autre. Celui-ci se vit dans la disponibilité qui signifie être consacré à une valeur, manifester sa présence. L’homme n'est pas seulement en relation d'adhésion au monde par 1'ouverture fondamentale du sentir de son être incarné au sein de l'existence. Dans ses relations avec autrui, il y a place pour deux types de rapports : la communication ou l'échange et la communion ou la communauté. Le premier type se situe dans le registre du lui, le second, dans le registre du toi et du nous.

Le règne du pur lui est le règne de l'indépendance de l'objet : nous n'admettons pas que nous soyons pour lui et qu'il soit pour nous. Le toi est ce qui est susceptible de me répondre, d'entrer en dialogue avec moi et c'est ce qui fait qu'une personne est souverainement blessée lorsqu'en sa présence, je parle d'elle à la troisième personne car, au fond, je la traite comme un objet. L'amour implique un don, il est révélation. Se limiter à ne voir dans la réponse qu'une source de renseignements, conduit à considérer autrui comme un répertoire. L'analyse de l'idée de réponse, loin de nous livrer la clef permettant de découvrir le toi véritable, ne nous fournit que sa forme dégradée en lui. Cette distinction entre le toi et le lui rejoint celle qui fut instituée entre l'existence et l'objectivité et qui lui est postérieure, mais dont elle n'est au fond qu'une application. Le passage du lui au toi s'opère souvent de façon lente, de façon presque imperceptible. Le mot « avec » est susceptible d'exprimer une intimité croissante. L'expérience de communion réciproque est une expérience d'une richesse inépuisable, d'une évolution perpétuelle qui est le contraire même de 1'ennui. Ce qui est important dans cette expérience de la communion, c'est le passage du lui au nous qu'on ne saurait expliquer mécaniquement. En me rappelant à moi-même, en me montrant que je suis dans l'impossibilité de me traiter jusqu'au bout comme un lui, l'émotion aurait une valeur proprement ontologique. Si la communion va au-delà de la communication, de l'objectif, il n'en faudrait pas conclure qu'elle n'a pas besoin des déterminations objectives comme médiations de l'amour. La relation de présence du moi au toi requiert un donné et l’on peut dire paradoxalement que le donné amorce la présence, que l'objet est une introduction à l'amour qui deviendra présence au sommet de sa réalisation.

En réalité, si Gabriel Marcel cherche à dégager l'amour dans toute sa pureté, il ne cesse pas pour autant d'être conscient du fait qu'on ne le rencontre pas souvent sous cette forme achevée : « Je sens pourtant confinement que les hommes ont tout fait pour que cette expérience se raréfie »1. Cette relation que l'amour instaure entre les êtres n'est pas statique mais dynamique et créatrice. L'amour me personnalise en m'amenant à considérer les autres comme des personnes ayant valeur absolue, étant des fins en soi et non assimilables à leur tâche ou à des moyens à mon usage. Toute rencontre authentique implique ce double don, grâce auquel il se produit un véritable échange créateur. Chacun se révèle à l'autre, chacun transforme l'autre car l'amour est renouvellement absolu et même reconnaissance. Ainsi prend naissance une relation d'être à être, personnelle, qui transcende les déterminations parce qu'elle porte sur un infini, sur ce qui est unique. Ainsi s'instaure un commerce spirituel, un dialogue fonde sur une intimité, sur une unité sentie, sur un coesse. Ce sentiment d'être ensemble, d'être avec, tout en n'étant pas objectivable, vérifiable, ne se réduit pas à une simple attitude de l'âme, à une disposition subjective sans portée réelle. L'amour engage mon être. Je suis mon amour. Le type de rapport que l'amour enveloppe est mystérieux et l’on ne gagne rien à vouloir scinder et mutiler par la réflexion ce qui est expérience indivisible. Le nous créé par la rencontre et donnant naissance à l'amour ne peut donc

1 Id., Journal Métaphysique, Paris, Gallimard, 1927, p. 164 147 donner lieu à une vérification objective. II a une portée ontologique : c'est en lui seul que réside l'être, puisque l'être n'est vraiment immanent qu'à la pensée aimante. L'amour atteint véritablement l'être, car dans l'optique de Gabriel Marcel l'être est communion. De plus, si l'amour est désintéressé, s'il résiste à la tentation du désir qui ferait de l'être aimé un moyen et le convertirait en objet, il peut exercer une action sur l'être aimé, affecter son être. L'éthique relationnelle, la relation de l'être à autrui se fait donc par la disponibilité de l'être à autrui. En revanche, le renversement de cette relation consiste dans l'indisponibilité, dans le changement de l'être en avoir. C'est une double objectivation : de soi et de l'autre. Ce n'est que par le dialogue qu'une ouverture profonde pourra avoir lieu et cette ouverture, c'est la rencontre, c'est être un autre, « être avec », « être à côté de », ou encore ce que Gabriel Marcel appelle le « coesse ».

Il y a lieu de constater que la possibilité de l'être d'être en relation à soi, ce que nous avons appelé éthique identitaire, surgit dans la réflexion du sujet sur soi, qui est le recueillement ; la possibilité de l'être d'être en relation à l'autre, soit l'éthique relationnelle, surgit dans la disponibilité, acte d'engament fidèle et d’amour ; la possibilité de l'être d'être en relation à 1'Autre, l’éthique théologique quant à elle surgit comme nous allons le voir, dans la dépossession de soi.

L’éthique théologique est la charnière de la pensée de Gabriel Marcel : c'est 1'expérience spirituelle et religieuse qui révèle pour lui le principe de transcendance de l'être. Autrement dit, la relation de l'être à la Transcendance s'est montrée comme l'expérience fondatrice de l'être qui lui révèle, à la fois, son intériorité et l'extériorité de l'autre et du monde. Elle est le nœud des deux relations et irréductible à toute objectivation. La relation de l'être à la Transcendance repose donc sur trois voies : un mouvement de la vie à la pensée, puis un autre qui vise à redescendre de la pensée au vécu, et enfin à éclairer le vécu par la pensée. Ces deux mouvements, ascendants et descendants, traduisent à la fois une soif qui vient d'un être avide de l'Absolu et un Dieu Amour qui se révèle dans une donation gratuite.

Par ailleurs, par l'acte de l'espérance, Gabriel Marcel cherche à retrouver l'élan qui nous ouvre aux autres et à l'Autre. C'est un acte de l'être qui prouve sa liberté. Nous remarquons ici qu’il rejoint la conception augustinienne selon laquelle 1'essence de la liberté réside dans la libération de « soi » par « le poids de 1'Amour » divin ou mieux, par l'accueil de sa grâce. Pour Saint Augustin, aussi bien que pour Gabriel Marcel, la liberté est d'autant plus grande et plus parfaite que l'âme se donne plus totalement à Dieu, c'est-a-dire en somme que sa foi est plus profonde. Aussi Paul Ricœur a-t-il raison d'écrire que la liberté marcellienne se situe « au carrefour du j'existe et du je crois »1; de même qu'un carrefour appartient et participe aux différentes routes qu'il réunit, la liberté est inséparable de l'existence et de la foi qu'elle tend à conjuguer mais sans pouvoir jamais les confondre. Bien que la foi soit de l'être, qu'elle soit mon être, qu'elle soit vraiment le fond de ce que je suis, une adéquation totale entre elle et lui ne peut jamais exister. Je ne peux pas considérer ma foi comme étant une possession, elle risque de me paraître suspecte. Seul Dieu, dans le mystère de l'au-delà, réalise cette identification en arrachant de nous tout ce qui s'oppose à sa présence. L'importance de l'espérance est désormais manifeste. Elle rend à l’homme blessé l'élan qui lui permettra de reprendre sa marche en avant. A ce titre, l'espérance apparaît comme une condition de possibilité de la liberté. La liberté redevient efficiente à travers cette dynamique retrouvée. Or, cela révèle de la relation forte que Gabriel Marcel établit entre liberté et être. On voit donc la place essentielle que joue l'espérance dans son ontologie de la liberté.

1 Paul Ricœur, Gabriel Marcel et Karl Jaspers, Paris, Temps présent, 1947, p. 221. 148 Notons enfin que la voie de la métaphysique ne contredit pas la voie de la révélation et vice- versa. Autrement dit, la voie de la métaphysique ne se confond pas avec la révélation et ne fait pas de la métaphysique un exercice spirituel. En ce sens, l'éthique théologique, dans le langage marcellien, vient éclairer l'ontologie dans le sens où l'être par le principe de transcendance, cherche sa liberté et trouve les mouvements nécessaires pour vivre son essence.

CONCLUSION

Somme toute, nous avons constaté que la question de l’être / sa définition dans l’ontologie traditionnelle est restée problématique, parce que celle-ci avait restreint sa compréhension à la dictature de la méthode purement logique ou intellectuelle. Par conséquent, l’être est devenu objet de logicisation et même réduit à une sorte de décomposition chimique. Cependant, l’ontologie existentielle de Gabriel Marcel, aux antipodes de cette méthode traditionnelle, affirme que l’être demeure un mystère qui défie toute logicisation. Bien entendu, l’esprit de cet article a pour objectif de contribuer modestement au débat toujours actuel sur la question de l’être. Ainsi, nous nous sommes attelés à faire une enquête historique de la notion de l’être depuis l’Antiquité jusqu’à l’ontologie marcellienne, ceci en passant par la pensée médiévale et moderne. Toutefois, considérant chaque philosophie comme une étape sur le chemin qui conduit la raison humaine vers la conquête du savoir, l’opportunité nous a été donnée ensuite d’examiner celle de Gabriel Marcel par la présentation du mystère de l’être et de ses approches concrètes. Ainsi, l’être est, en langage marcellien, un métaproblématique, c’est-à-dire un mystère ou un problème qui empiète sur ses propres données et se dépasse par là même comme problème. Le mystère de l’être, et non le problème de l’être selon Marcel, n’est pas advenu donc comme un avatar de l’agnosticisme, mais il nous révèle derechef que nous participons tous de l’être tant il est indubitable que le mystère est ce en quoi je suis moi-même engagé, moi qui pose la question : qu’est-ce que l’être ? et qui ne projette l’être devant moi que par une sorte de prestidigitation intellectuelle 1 . C’est dans cette veine que nous avons pensé que la méthode marcellienne d’accession à l’être n’est pas d’ordre purement logique, comme dans l’ontologique traditionnelle, mais plutôt d’ordre concret, existentiel, vital et expérientiel. Et c’est précisément cette méthode qu’il a lui-même qualifiée d’approches concrètes du mystère ontologique comme le recueillement, l’amour, l’espérance. Evidemment, il nous a été donné de retenir que la portée actuelle de la pensée marcellienne se caractérise par le maintien du lien substantiel entre l'ontologie et l'éthique. La connivence de l'Idée de l'Etre et de l'Idée du Bien ouvre ainsi la dimension éthique de l'ontologie.

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1 Gabriel Marcel, Le mystère de l’être, p. 210. 149 • Idem- Le mystère de l’être, tome II, Paris, Aubier Montaigne, 1978. • Idem- Position et approches concrètes du mystère ontologique, Paris, Aubier Montaigne, 1979. • Idem- Etre et Avoir, Paris, Montaigne, 1987. • BEAUFRET, Jean, Le poème de Parménide, Paris, PUF, 1955. • WAHL, Jean, Le journal métaphysique de Gabriel Marcel, Paris, Vrin, 1982. • RATZINGER, Joseph, Foi chrétienne, hier et aujourd’hui, Paris, Plon 1989. • DE CORTE, Marcel, Le théisme existentiel, la philosophie concrète de Gabriel Marcel, Paris, Montaigne, 1996. • HEIDEGGER, Martin, Lettre sur l’humanisme, Paris, Aubier, 1983. • Idem- Être et temps, Paris, Hachette, 1988. • Idem- Qu’est-ce que la métaphysique, Paris, Gallimard, 1992. • RICŒUR, Paul, Entretiens Paul Ricœur-Gabriel Marcel, Paris, Aubier Montaigne, 1968. • Idem-La philosophie de Gabriel Marcel et de Karl Jaspers, philosophie du mystère et du paradoxe, Paris, Temps présent, 1987. • DESCARTES, René, Principes philosophiques, Paris, éd. Adam-Tannery, 1984. • TROISFONTAINES, Roger, De l’existence de l’être, Louvain, Nauwelaerts, 1968. • THONNARD, Précis d’Histoire de la philosophie, Paris, Desclée, 1974. • LALANDE, André, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Paris, PUF/Quadrige, 2002. • JULIA, Didier, Dictionnaire de philosophie, Paris, Larousse, 1990.

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ANALYSE DE L’EFFET SOCIO-DEMOGRAPHIQUE ET DU PARCOURS INITIAL SUR L’EFFICACITE INTERNE A L’UNIVERSITE MARIEN NGOUABI : LE CAS DE LA LICENCE 2 ET 3 A LA FACULTE DES SCIENCES ECONOMIQUES

Auguste M’PIAYI Docteur en Sciences Economiques Enseignant à la Faculté des Sciences Economiques Université Marien Ngouabi, Congo

[email protected]

Résumé :

Cet article présente les résultats d’une recherche qui analyse l’impact sociodémographique des acquisitions initiales sur l’efficacité interne de l’enseignement supérieur congolais, à partir des données tirées d’une enquête auprès des étudiants de la Faculté des Sciences Economiques (FSE) à l’Université Marien NGOUABI (UMNG). Le modèle logistique confirme l’efficacité du baccalauréat série C, le baccalauréat technique étant le moins recommandé. La vie en couple, l’origine sociale aisée et la domiciliation hors résidence universitaire des étudiants auraient un effet bénéfique très significatif. Ces résultats recommandent une analyse approfondie des conditions de vie des campusards afin de mettre en œuvre une politique efficace de logement et d’aide sociale estudiantins. Ils plaident aussi en faveur d’une meilleure transition pédagogique lycée/université et de l’élargissement et de l’approfondissement des analyses d’évaluation du système.

Mots clés : enseignement universitaire, chances de réussite, réussite universitaire, efficacité, modèle logistique, Congo-Brazzaville.

Abstract:

This paper presents the results of a research that analyzes the socio-demographic impact and initial acquisitions on the internal efficiency of Congolese higher education, based on data drawn from a survey of students in the Faculty of Economics (FSE) at the Marien NGOUABI University. The logistical model confirms the effectiveness of the C baccalaureate, while the technical baccalaureate is the least recommended. Living with a partner, wealthier social origins and residence outside the university residence of students would have a very significant beneficial effect. These results recommend an in-depth analysis of the living conditions of the campus residents in order to implement an effective student housing and social assistance policy. They also plead in favor of a better high school / university pedagogical transition and finally the broadening and deepening of the evaluation analyzes of the system.

Keywords: university, education, chances of success, university success, efficiency, logistical model, Congo-Brazzaville.

Classification JEL Z0

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1- Introduction

Les travaux sur l’évaluation de l’enseignement supérieur au Congo sont d’une façon générale relativement rares alors que de nombreux problèmes qui minent le système nécessitent des analyses régulières. C’est le cas de l’échec massif enregistré au sein de cette institution. L’enseignement universitaire public est celui qui alimente l’inefficacité de l’enseignement supérieur congolais (Menga-Mokombi, 2019).

On observe par ailleurs la massification de l’enseignement secondaire qui débouche directement sur les formations universitaires (notamment celles qui ne sont pas sélectives) du fait de la capacité des autres établissements (privés) encore insuffisamment importante et du coût des études qui freinent l’accueil d’un public plus large. Ce contexte assez particulier conduit à s’interroger sur la capacité des établissements publics à répondre à cette demande qui est sans cesse croissante. Le problème que nous posons ici est celui de l’efficacité ou plutôt de l’inefficacité interne de l’enseignement supérieur au Congo.

Pour éviter l’effet de saturation déjà visible en début du premier cycle qui, de fil en aiguille, contribue à la dégradation encore plus importante par le jeu de cercle vicieux et disloquerait l’Université au profit des établissements privés de l’enseignement supérieur, mettant de facto à l’écart des jeunes socialement défavorisés, il convient de déterminer les facteurs d’inefficacité interne des formations universitaires congolaises, en focalisant particulièrement l’attention sur les caractéristiques socio-démographiques et les acquisitions initiales déterminées à l’entrée de la formation universitaire. Il faut noter que l’échec universitaire n’est pas spécifique au cas du Congo. Il s’agit d’une situation relativement universelle mais qui s’est posée avec plus de sévérité dans des pays qui se sont engagés dans la voie de la démocratisation de l’éducation scolaire et universitaire. On peut citer le cas de la France où plus de la moitié des étudiants primo arrivants sont recalés à la fin de l’année. Ce travail déjà justifié par la nécessité de sauver l’université permettra de mettre en lumière les dysfonctionnements structurels, d’établir des indicateurs de pilotage qui aideraient à tracer des pistes de politique éducative.

Après la revue de la littérature centrée sur la notion d’efficacité interne il conviendra, par la suite, d’exposer successivement les données statistiques, la méthodologie, les résultats de l’analyse empirique et leur implication en matière de politique éducative.

2- Revue de la littérature

Sur le plan purement théorique, le débat peut porter sur la notion d’efficacité interne du système éducatif. Ce dernier permet de rendre compte de sa capacité à remplir ses fonctions qui, pour l’essentiel, concernent la transmission des connaissances, donc la production des hommes et de femmes formés. En ce sens, elle se confond avec celle de la productivité (M’piayi, 2001). Il s’agit en effet, d’établir un rapport entre les inputs de production et les outputs. Cette conception considérée par Kirschling (cité par De Ketele, 1989) et par les experts de la Banque mondiale (Psacharopoulos et Woodhall, 1988) intègre les dépenses réelles.

L’efficacité maximum est atteinte à partir du moment où il n’est plus possible d’améliorer le niveau de productivité. C’est la situation d’efficience (Paul, 2007). Mais il peut s’agir de mettre 152 face à face ce rapport de productivité et le niveau de réalisation des objectifs fixés a priori, comme le rappellent De Ketele et Sall (1997) en citant Legendre. L’efficacité interne se réduirait donc au chiffrage des résultats à la fin d’un cycle de formation ou encore au rapport entre les objectifs que se serait fixé le système éducatif et les résultats atteints. La question, au final, est donc celle de la mesure de ce résultat, c’est-à-dire de l’output. Il peut s’agir de l’output quantitatif, c’est le cas des abandons, des réussites ou passages dans un cycle supérieur, indicateurs utilisés souvent par les organisations internationales (Sall et al, 1997). L’output quantitatif, malgré son usage abondant, porte des limites dont celle de la qualité différenciée possible des entrées (les apprenants recrutés), entre établissements (Sall et al, 1997). Par exemple un établissement scolaire qui, à coût donné, produit davantage de diplômés qu’un autre qui assure la même formation, n’est pas nécessairement plus efficace ou efficient dès lors que les modalités de recrutement des élèves y sont plus sélectives.

Un établissement qui sélectionne à l’entrée les apprenants en fonction des prédispositions (cursus et niveau initial) produira de toute évidence plus de diplômés que l’établissement moins sélectif. Il serait donc scientifiquement erroné de déduire que les meilleurs taux de réussite observés au sein de l’établissement le plus sélectif serait le signe d’une plus grande efficacité productive.

La qualité des notions que les apprenants auraient réellement acquises à la sortie (objectifs pédagogiques) mesurée à partir des tests standardisés, rapportée à celle des notions dont ils seraient dotés à l’entrée (Bressoux, 1993), pourrait régler au moins en partie cette difficulté. Cette procédure mesure en réalité la valeur ajoutée par la formation, autrement dit le gain cognitif ou progression des apprenants entre le début et la fin de la formation.

Si, sur le plan théorique, ce raisonnement semble aisé, au niveau empirique, il est assez incongru de mesurer ce différentiel par la simple différence absolue, pour cause les compétences évaluées sur la période ne relèvent pas des mêmes thématiques. C’est la raison pour laquelle il est plus prompt selon Hanushek (1979) de déterminer plutôt l’impact du niveau initial sur la réussite finale à travers une fonction de production.

Au-delà de cette considération productiviste, l’efficacité notamment en éducation laisse entrevoir des pistes complémentaires d’évaluation. Un système éducatif efficace (au sens d’efficacité interne) peut aussi être celui qui réduit les inégalités dans les performances acquisitionnelles entre des catégories d’apprenants, par exemple entre les filles et les garçons, les étudiants d’origine sociale modeste et leurs collègues provenant des milieux plus aisés. Cette dimension sociale est évoquée par Bocquillon (2020) qui propose trois pistes d’idéologies pédagogiques d’interprétation de l’efficacité : l’égalité des chances, l’égalité de traitement et l’égalité des acquis. La première correspond à l’idée d’offrir à tous, les mêmes possibilités d’accéder à une formation de son choix sans effet discriminant. La seconde plaide pour une égalité dans les connaissances transmises ainsi que les processus de transmission eux-mêmes. Enfin, l’égalité des acquis évoque quant à elle la réduction de la variance entre les compétences acquises par les apprenants. Dans la même perspective, Deketele et Sall (1997) évoquent plutôt la notion d’équité de l’ordre éthique social, fractionnée en équité socio-économique, équité de confort (répartition non discriminatoire des étudiants dans les établissements n’appliquant pas les mêmes pédagogies et ne disposant pas des mêmes moyens), équité pédagogique (qui concerne les acquisitions), proposée aussi par Bressoux (1993) et équité de production (associée au nombre de diplômés produit au final). McMahon, repris par Psacharopoulos et Woodhall 153 (1988) distingue l’équité horizontale (même traitement aux individus égaux), équité verticale (traitement différencié aux individus inégaux et l’équité intergénérationnelle (de la reproduction sociale des inégalités).

En clair, un système éducatif efficace devrait gommer les discriminations en matière d’accès aux différents types de formation, aux compétences cognitives transmises et acquises.

L’efficacité peut aussi traduire la capacité du système éducatif à fonctionner sans heurts, sans conflits sociaux. En effet, les dysfonctionnements, le sentiment d’injustice… peuvent se traduire par des soulèvements sociaux qui abîmeraient davantage la qualité de la formation, donc son efficacité. La question de l’efficacité interne laisse ainsi une marge très importante à la fois dans sa définition et ses indicateurs de mesure.

Cette discussion montre combien la notion d’efficacité interne, quoi qu’importante, est multidimensionnelle et ne pourrait correspondre de façon consensuelle à une définition et une méthodologie au sein de la communauté scientifique. Cette difficulté est déjà annoncée Eicher, cité par Duguet et al (2016). Toutefois, compte tenu de leur apport complémentaire, des méthodes d’évaluation différentes peuvent être menées conjointement. La méthode des ratios (taux de réussite, taux d’abandon…) mesure l’efficacité globale du dispositif d’enseignement sans en démêler les effets individuels des facteurs.

Sur le plan de la revue empirique en matière d’évaluation des systèmes éducatifs, on peut déjà observer une attention très marquée des chercheurs sur l’effet des caractéristiques individuelles sur la réussite. Celle qui a été préalablement mise en avant du fait même de la démocratisation de l’enseignement dont le but consistait à conduire 80% d’une classe d’âge au niveau du baccalauréat. Ces analyses portent sur des indicateurs variés de la réussite universitaire. Qu’il s’agisse de la note, dite moyenne obtenue aux épreuves, des probabilités de valider une année (première, deuxième ou troisième année) sans retard ou non, de la capacité de rétention…

La réussite des premières années en droit, lettres et psychologie, observée à la faculté de Dijon en 1995, était plus favorable aux étudiants socialement favorisés (Duru-Bellat, 1995). Les travaux de Lemaire (2000) ont tendance à montrer que cette tonalité sociale baisse d’intensité en 2ème année puisque l’écart des chances de passage en 3ème année sans doubler, entre étudiants de père ouvrier ou employé et leurs autres collègues ne sont pas significatives. Mais l’effet spécifique de « père enseignant » est extrêmement important. Les travaux réalisés par Felouzi (2000) et Michaut (2000), sur les étudiants des sites de Dijon, Nantes et Toulouse confirment cette sensibilité assez variable, voire de moins en moins marquée de l’effet de l’origine sociale sur la réussite universitaire, du fait très certainement de la sévérité de la sélection pratiquée en amont notamment en fin de cycle lycéen et en début de cycle universitaire. Cette observation peut laisser croire au caractère progressif d’une modération des objectifs de la démocratisation de l’enseignement supérieur.

Les auteurs reconnaissent que l’effet de l’origine sociale s’observe sur le choix de poursuivre les études après avoir franchi un niveau donné sans pour autant conduire à la différenciation de la réussite, toute choses égales par ailleurs. Goux et Maurin (1995) évoquent le phénomène de la démocratisation uniforme, pour montrer que l’accès massif des étudiants socialement défavorisés à l’enseignement supérieur, qui justifie les notions de démocratisation et de massification, masque la persistance des discriminations qui sont désormais transférées dans les 154 modes de recrutement au sein des établissements. Les différences en matière d’orientation notamment dans les Classes Préparatoires aux Grandes Ecoles (CPGE) demeurent liées à l’origine sociale. Les enfants d’origine sociale aisée ont très largement plus de chances de satisfaire au concours d’entrée dans les dispositifs qui préparent à l’entrée dans les Grandes Ecoles.

D’autres caractéristiques sociales sont aussi passées en revue. Il s’agit notamment du sexe, l’âge, le lieu de résidence.

Non seulement les filles ont massivement bénéficié de l’effet de la démocratisation universitaire comme l’affirment les statistiques du ministère français de l’enseignement supérieur et de la recherche -MESR (2012), devenant largement majoritaire, l’effet du genre leur est aussi favorable (Michaut, 2012).

Les filles seraient en effet plus prédisposées à réussir dans leurs études, du fait de leur socialisation différentielle (Duru-Bellat, 2004). Cette explication est partagée par d’autres chercheurs (Lahire, 1997 ; Frickey et Primon, 2002 ; Gruel et Thiphaine, 2004). Néanmoins d’autres travaux n’observent pas un impact réel de l’effet du genre. C’est le cas de l’étude qui a été réalisée sur les étudiants de la Faculté des Sciences de la Nature et de la Vie (SNV) de l’Université de Bourgogne (M’piayi, 1999) et qui conclut à une différence liée au genre non significative.

L’explication sociodémographique de la réussir universitaire devenue insuffisante, a dû être complétée par la prise en compte des acquisitions initiales comme en témoignent de nombreux travaux. Souvent évalué par qualité du baccalauréat (mention ou note obtenue) et la série, l’effet du passé scolaire produit des résultats très significatifs. C’est le cas des mentions« bien » et « très bien » qui sont plus efficaces que la mention « passable » (Michaut, 2000). Duru-Bellat (1995) et Michaut (2020) montrent le lien positif entre à la note du baccalauréat et les chances de passage en deuxième année universitaire. Quant à la série, les titulaires d’un baccalauréat général seraient plus efficaces que les bacheliers technologiques (Michaut, 2000).

3- Situation de la réussite dans l’enseignement universitaire public du Congo

3.1- Indicateurs globaux

D’une façon générale, les taux de réussite sont assez faibles mais relativement comparables à ceux qui sont observés ailleurs notamment en France. En 2017, 43.7% d’étudiants ont pu valider leur année. A titre de comparaison, 79% l’ont fait dans le privé. Les données individuelles par établissement indiquent des taux très bas en droit, avec 19% de taux de succès. Le taux de réussite le plus élevé est détenu par l’Institut Supérieur de Gestion -ISG- (53%). La Faculté des Sciences Economiques et la Faculté des Lettres et des Sciences Humaines affichent respectivement 37 et 31%. Pour donner quelques exemples comparatifs avec le secteur privé, on relève un taux suffisamment faible à l’Institut Universitaire du Congo (25%) mais une bien meilleure efficacité à l’Ecole Supérieure de Technologie. On constate ainsi des disparités similaires au sein du public et dans le privé, même si globalement la réussite est largement plus importante dans le privé pour des raisons assez évidentes : des taux d’encadrement plus faibles et une implication plus importante des acteurs.

155 Dans le privé, une assiduité et une motivation plus marquées tant chez les enseignants qu’au niveau des étudiants. Pour les premiers, à cause de la régularité des émoluments et du contrôle de gestion sociale auquel ils font face, tandis que pour les seconds, c’est la nécessité de rentabiliser l’investissement (le coût important des études) qui leur fait pression.

3.2- Description statistique de la population observée à la FSE

Cette présentation est faite de manière à distinguer la composition selon les caractéristiques individuelles et les taux de réussite dans un premier temps et la structure croisée dans un second temps.

3.2.1- Structure de la population en fonction des caractéristiques individuelles des étudiants et des taux de réussite

La population observée à partir d’une enquête menée directement auprès des étudiants est constituée de 205 sujets répartis entre la Licence 3 (37.7%), le Master 1 (53%) et le Master 2 (9.27%). Le tableau n°1 ci-dessous montre que sur le plan socio-démographique, une répartition égale de la population selon le genre (52.2% de garçons contre 47.8% de filles). 12.2% de l’ensemble de ces étudiants vivent en couple, 12% avec enfants à charge.

La répartition selon l’origine sociale est fortement à l’avantage des employés ou ouvriers (41.5%) suivis des artisans, commerçants et chef d’entreprise (31.4%), les cadres et professions libérales intellectuelles supérieures représentent à peine un cinquième (18%), les sans emploi et les professions intermédiaires occupent la part restante (6.3 et 2.9%). Comme on pouvait s’y attendre, la moitié des sondés habitent chez leurs parents. Seuls 7.5% sont logés en résidence universitaire alors que 35.6% sont locataires, les 2.4% restants ne bénéficient d’aucun de ces 3 modes d’hébergement. 12% de l’ensemble de l’échantillon vivent en couple et 12% ont un enfant à charge.

Ces données sont détaillées dans le tableau 1, présenté à la page suivante.

156

Tableau n°1 : Structure selon les caractéristiques socio démographiques N % Sexe Masculin 107 52,20 Féminin 98 47,80 CSP du père Cadre et profession libérale intellectuelle supérieure 37 18,0 Artisan, commerçant, chef d'entreprise 64 31,2 Profession intermédiaire 6 2,9 Employé ou ouvrier 85 41,5 Sans emploi 13 6,3 Domicile Campus 15 7,3 Chez les parents 112 54,6 Loue 73 35,6 Vit chez soi sans louer 5 2,4 Vie en couple Oui 25 12,20 Non 180 87,80 Obtention d'enfants Oui 25 12,20 Non 180 87,80 Total 205 100,00 Source : Auteur à partir des données de l’enquête

La répartition en fonction des acquisitions initiales (tableau n°2 ci-dessous) montre une prédominance des étudiants titulaires du baccalauréat série D (65.85%), suivis de très loin par les bacheliers des séries C (16.10%) et technique (18.05%). Parmi eux, seuls 12.7% ont obtenu une mention « bien » ou « assez bien » au baccalauréat. La grande majorité est dépourvue de mention, ce qui correspond en réalité à la mention minimum (passable). Si la mention avait un effet très significatif sur la réussite, on devrait alors s’inquiéter de l’efficacité de l’enseignement universitaire, étant donnée la proportion importante d’étudiants sans mention qui serait davantage plus élevée dans la population effective totale en Licence 2 et 3. Il faut insister sur le fait que l’observation portée sur les 3 dernières années des cycles LM (Licence Master) exclut les étudiants de L1 et L2 qui n’ont pas accédé en L3 au moment de l’enquête et qui seraient davantage sans mention au baccalauréat et nous aurions fort à parier que c’est dans cette population recalée que la part des sans mention est plus conséquente. Près de 45% de l’ensemble de la population observée ont passé le baccalauréat dans la capitale contre 16.59% à Pointe- Noire et 38.53% sur le reste du territoire. Cette répartition est conforme au poids démographique des deux villes capitales.

157

Tableau n°2 : Structure de la population en fonction des acquisitions initiales N % Série du BAC C 33 16,10 D 135 65,85 Technique 37 18,05 Mention du BAC Passable 179 87,32 Assez bien ou bien 26 12,70 Département du BAC Brazzaville 92 44,88 Pointe Noire 34 16,59 Autres 79 38,5 Total 205 100,00 Source : Auteur à partir des données de l’enquête

En ce qui concerne le degré de réussite, il s’agissait de mesurer la qualité de leur parcours antérieur depuis la première année à la Faculté de Sciences Economiques. L’absence de notes d’examen de l’année en cours, du fait de la COVID-19, nous a conduit à élaborer un autre indicateur qualitatif de mesure de la réussite : le nombre total de sessions passées pour accéder à chacun de niveaux retenus dans cette étude. Cette démarche est explicitée dans la section suivante qui expose la méthodologie de la recherche. Il s’agit donc d’un indice composite d’évaluation de la réussite défini comme suit :

On construit d’abord RL2 (réussite dans le cycle allant de la première à la deuxième année de licence) tel que : RL2=NL1S1+ NL1S2+ NL2S1+ NL2S2

Avec NLnSm = {1, 2, 3} est le nombre de sessions passées pour valider le semestre m (1 ou 2) dans niveau Ln (Licence 1 ou 2).

Par conséquent RL2 = {4, 5, 6, 7, ……}, puisqu’il faut au moins 4 semestres pour valider une L2 (2 semestres en L1 et 2 semestres en L2).

Ensuite on construit la variable de la réussite (REUS) telle que 1 푠푖 푅퐿2 = 4 푅퐸푈푆 = { 0 푠푖 푅퐿2 ≥ 5

Si 푅퐸푈푆푖 = 0 on considère que l’individu i est un « mauvais étudiant » ou « moins bon étudiant ». Et si, 푅퐸푈푆푖 = 1 on considère que l’individu i est un « bon étudiant ».

Comme on peut le lire sur le diagramme suivant, 79.71% d’étudiants sondés ont, à un moment donné de leurs cursus dans le premier cycle universitaire, éprouvé des difficultés. Seuls 20.29 sont considérés bons (score RL2=4).

158 Les données statistiques de la réussite indiquent un taux de bons étudiants d’à peine 20%. Cela monte bien le caractère assez préoccupant de l’inefficacité de l’enseignement tout au moins dans l’établissement concerné par l’étude.

Diagramme n° 1 : Répartition des étudiants en fonction de la qualité de leur réussite

moins bons étudiants 79,71% bons étudiants 20,29%

Source : Auteur à partir des résultats de l’enquête.

Nous pouvons dès à présent faire une première analyse de la réussite à partir des tris croisés ou approche statistique avant d’aborder l’approche économétrique.

3.2.1- Structure de la réussite en fonction des caractéristiques individuelles des étudiants

L’analyse du profil de la réussite à la Faculté des Sciences Economiques par sexe, comme le montre le diagramme ci-dessous, semble indiquer une différence assez négligeable entre les filles (48.9%) et les garçons (51.09%) en matière de réussite universitaire à la FSE de l’UMNG.

Graphique n°3 : répartition des taux de réussite par sexe 70,00% 60,00% 58,41% 50,00% 51,09% 48,91% 40,00% 41,59% 30,00% 20,00% 10,00% 0,00% Bon Mauvais Masculin Féminin

Source : auteur à partir des données de l’enquête 159

L’analyse de la réussite croisée avec les caractéristiques socio-démographiques des étudiants montre, d’après le tableau n°4 qui suit, que les taux de bons étudiants ont de meilleurs résultats chez les sujets de père cadre, profession libérale intellectuelle supérieure et chez ceux de père artisan commerçant et chef d’entreprise (24.91 et 23.65%). Les étudiants de père employé ou ouvrier et ceux de père sans emploi connaissent des taux nettement plus faibles, à peine un peu plus que 17% au mieux.

Au niveau familial, ce sont les étudiants vivant en couple qui paradoxalement présentent des meilleurs taux de réussite (31%) en comparaison avec leurs collègues hors couple (18.95%). De même, ce sont les étudiants ayant des enfants à charge qui paraissent plus efficaces, avec un taux de bonne réussite de 28.94% contre 18.04% pour ceux qui n’ont pas cette charge.

Il apparaît enfin que la vie en cité universitaire ne constitue pas un avantage en matière de réussite puisque ce sont les campusards qui enregistrent le taux le plus bas (7.8%). La résidence personnelle hors location serait la plus efficace (42.5%). Il n’y a pas de différence significative entre la résidence parentale et la location (21.26% et 20.30%).

Tableau n°4 : Réussite en fonction des caractéristiques socio-démographiques Réussite P-valeur Mauvais Bon Total CSP du père Cadre et profession libérale intellectuelle supérieure 75,09% 24,91% 100,00% Artisan, commerçant, chef d'entreprise 76,35% 23,65% 100,00% Profession intermédiaire 80,00% 20,00% 100,00% 0,006 Employé ou ouvrier 83,54% 16,46% 100,00% Sans emploi 82,65% 17,35% 100,00% Domicile Campus 92,20% 7,80% 100,00% Chez les parents 78,74% 21,26% 100,00% 0,000 Loue 79,70% 20,30% 100,00% (autre) Vit chez soi 57,50% 42,50% 100,00% Vivre en couple Oui 68,42% 31,58% 100,00% 0,000 Non 81,05% 18,95% 100,00% Enfants è charge Oui 71,09% 28,91% 100,00% 0,001 Non 80,96% 19,04% 100,00% Total 79,71% 20,29% 100,00% Source : Auteur à partir des données de l’enquête

Cette décomposition socio-démographique laisse apparaître un phénomène constant, celui de l’échec universitaire au niveau de toutes les catégories, qui varie entre environ 60 et plus de 90%.

160 On fait le même constat lorsque la structure de la population croise cette fois-ci réussite et acquisitions initiales (tableau n°5 ci-dessous). Aucune catégorie ne se disculpe de la massification de l’échec dont le taux évolue entre presque 70% (bacheliers série D) et 90% (bacheliers du technique). La série C est celle qui protégerait le mieux contre l’échec. La mention obtenue au baccalauréat ne semble pas discriminante. 80% des étudiants, avec ou sans mention, auraient éprouvé des difficultés dans le parcours universitaire L1 à L2. Ce taux correspond d’ailleurs au taux global d’étudiants moins bons, présenté plus haut dans le diagramme. La répartition territoriale du passage du baccalauréat est, elle aussi, sans choc sur la réussite. On ne peut donc pas dire que les grandes villes préparent mieux les élèves que le reste du pays, à la poursuite des études à la FSE de l’UNMNG.

Tableau 5 : Réussite en fonction des acquisitions initiales Réussite P-valeur Mauvais Bon Total Série du BAC C 68,28% 31,72% 100,00% D 79,78% 20,22% 100,00% 0,000 Technique 90,52% 9,48% 100,00% Mention du BAC Passable 79,64% 20,36% 100,00% 0,877 Assez bien ou bien 80,09% 19,91% 100,00% Département du BAC Brazzaville 80,39% 19,61% 100,00% Pointe Noire 79,18% 20,82% 100,00% 0,797 Autres 79,02% 20,98% 100,00% Total 79,71% 20,29% 100,00% Source : Auteur à partir des données de l’enquête

Les résultats selon le département du bac montrent qu’il n’y a pas de différence significative entre ceux qui ont obtenu le baccalauréat dans l’une ou l’autre des deux plus grandes villes du Congo et ceux qui l’ont obtenu dans le reste du pays.

4- Méthodologie

4.1- Les Hypothèses

Les très faibles taux de réussite signalent l’ampleur de l’échec universitaire. La littérature indique les pistes d’investigation explorées dans d’autres pays.

Nous pouvons donc considérer que les caractéristiques individuelles des étudiants (côté demande) et des établissements (coté offre) sont explicatives des différences de réussite entre les étudiants. La spécificité de la population observée (un seul établissement) fait que cet article analyse exclusivement l’impact des caractéristiques de la demande sur la réussite. Associée à la problématique posée en introduction, la revue de la littérature conduit aux hypothèses suivantes :

161 (1) A propos des caractéristiques socio-démographiques à l’instar de l’origine sociale, on suppose par exemple que les étudiants de père ouvrier ou employé ont de moins bons résultats (plus faibles chances de valider les semestres que leurs homologues plus aisés), et que les garçons réussissent mieux que les filles ...

(2) Pour ce qui est des acquisitions initiales et du parcours antérieur notamment scolaire, en se basant sur la série et la réussite au baccalauréat, on suppose que les étudiants qui ont obtenu les meilleures mentions réaliseraient de meilleurs résultats, et que le baccalauréat scientifique aurait un effet plus bénéfique que les autres séries (baccalauréats C et technologique).

(3) 4.2- Spécification des variables et du modèle

4.2.1- Modèle de base Il convient d’élaborer une fonction de production qui mettrait en relation la réussite des étudiants et les variables caractéristiques des inputs utilisées dans le processus de production du bien éducatif et signalées dans les hypothèses de travail, en se servant du modèle logistique suivant développé par Guérieroux (1989) sur la modélisation économétrique des variables qualitatives et repris dans de nombreux travaux qui analysent les chances de survenance d’événements (cas présent des chances de réussite universitaire). En effet, le modèle de régression linéaire n’est plus approprié dans la mesure où, sa formulation conduirait à une équation avec deux membres de nature différente. L’un évalué sous forme de codes représentant les modalités de la variable qualitative, donc avec un ensemble de définition dénombrable. Le second membre, une combinaison linéaire de variables quantitatives et/ou qualitatives, pourrait prendre n’importe quelle valeur. Le principe dans ce cas consiste à modéliser la probabilité de survenance des différentes modalités et cela se fait généralement en utilisant une fonction de répartition.

Supposons une variable Y dépendante (réussite dans le cas de notre analyse) qui ne prend que les valeurs 0 (moins bons ou mauvais étudiant) ou 1 (bon étudiant). Pour un individu i de l’échantillon de taille n, Y prend la valeur Y(i). La base de données comporte j variables explicatives X1, X2, …, Xj et pour un individu i, X(i) prend les valeurs X1(i), X2(i), …, Xj(i).

Supposons que le fait d’être un bon étudiant est guidé par une variable Z non observée. Cette variable latente, qui par hypothèse s’adapte à une mesure quantitative décrit alors le niveau de la réussite. Ainsi, l’individu i est bon dès lors que Z(i) est supérieure à un certain seuil y0.

L’hypothèse émise sur la variable latente nous permet d’écrire d’une part

푍(푖) = 훼0 + (∑ 훼푘푋푘(푖)) + 휀푖 푘=1 Et d’autre part 0 푠푖 푍 ≤ 푦 푌 = { 0 1 푠푖 푍 > 푦0 α0 : une constante αk : paramètres du modèle qui détermine l’ampleur de l’effet de la variable Xk sur la réussite Y chez l’individu i. 162

De ce fait, la probabilité 푃푖 que l’individu soit bon (Y=1) sera : 푗

푃푖 = 푃(푌 = 1) = 푃(푍 > 푦0) = 푃 (훼0 + ∑ 훼푘푋푘(푖) + 휀푖 > 푦0) 푘=1 푗 푗

= 푃 [휀푖 > 푦0 − 훼0 − (∑ 훼푘푋푘(푖))] = 푃 [휀푖 ≤ 훼0 + (∑ 훼푘푋푘(푖)) − 푦0] 푘=1 푘=1 푗

퐴 = ∅ [훼0 + (∑ 훼푘푋푘(푖)) − 푦0] 푘=1

Avec ∅(. ), la fonction de répartition de la loi de εi.

A défaut de disposer d’information sur la distribution de erreurs εi, on est amené à faire des hypothèses sur la fonction de répartition ∅(. ). On ferait ainsi appel au modèle logit, probit ou gombit selon que la fonction de répartition utilisée soit respectivement celle de la loi logistique, de la loi normale ou de la loi de Gumbel. Le modèle logit est le plus utilisé dans le domaine de l’éducation car il fait intervenir des Odds Ratio1 (rapports des rapports des chances). Et lorsque la variable dépendante ne contient que deux modalités, on parle du modèle logistique binaire.

L’objectif du modèle est de construire une fonction qui permettra de prédire et expliquer les valeurs de la variable Y à partir de l’ensemble de descripteurs. Pour ce faire, la régression logistique binaire autorise l’hypothèse suivante : Si ∅(. ) est la fonction de répartition de la loi logistique, alors en posant : j A = α0 + (∑k=1 αkXk(i)) − y0, 푒퐴 1 푃 = 푃(휀 ≤ 퐴) = ∅(퐴) = = 푖 푖 1 + 푒퐴 1 + 푒−퐴 Nous pouvons observer que si εi suit une loi logistique, alors sa fonction Logit s’écrit : 푗 푃푖 푙푛 ( ) = 퐴 = 훼0 + (∑ 훼푘푋푘(푖)) − 푦0 1 − 푃푖 푘=1 Le rapport Pi est appelé rapport de chances c’est-à-dire les chances de la survenance de 1−Pi l’évènement analysé au lieu de sa non survenance.

La méthode utilisée pour estimer les paramètres du modèle est celui du maximum de vraisemblance et la probabilité d’un individu est modélisée à l’aide de la loi binomiale. Ainsi la vraisemblance du modèle s’écrit : n y(i) 1−y(i) L(p, X) = ∏ [Pi ∗ (1 − Pi) ] i=1

1 Les odds ratio ou rapports des rapports de chances utilisés en sciences sociales mesurent la fluidité sociale c’est-à-dire la capacité de la société à ne pas faire dépendre la mobilité entre deux catégories, des forces particulières qu’exercerait chacune d’elle. C’est un indicateur de mesure d’inégalité. Un odds ratio évalué à 1 traduit une mobilité parfaite qui n’accuse aucune discrimination. Plus il s’éloigne de 1, plus la société structurée en ces deux catégories est inégalitaire. 163 La statistique de Wald permet de tester la significativité individuelle des variables, c’est-à-dire voir si chacune des variables influence significativement la variable dépendante. Les hypothèses dans ce cas sont les suivantes : H ∶ α = 0 { 0 k H1 ∶ αk ≠ 0 Où αk représente le coefficient associé à la variable explicative Xk. Le calcul du R2de McFaden permet de mesurer la qualité d’ajustement du modèle.

Une fois que le modèle est estimé, il faut déterminer la qualité de l’ajustement du modèle aux données (le « Goodness of fit ») ou la capacité de prédiction.

Supposons par exemple les valeurs observées de la variable dépendante suivantes ′ y = (y1, y2, … … … … … … . . yn) et les valeurs prédites par le modèle par ′ ŷ = (ŷ1, ŷ2, … … … … … … . . ŷ푛) où n est la taille de l’échantillon.

On considérera que le modèle est bon si : − la distance entre la variable dépendante observée 푦′ et la valeur prédite par le modèle 푦̂′ est faible. Cette condition sera vérifiée à partir du test de Hosmer et Lemeshow ; − le modèle prédit bien les valeurs Y=0 et les valeurs Y=1. C’est le tableau de classification qui instruit cette condition ; − le modèle permet de bien discriminer entre les valeurs de Y = 0 et Y = 1 en fonction des variables explicatives X1, X2, …, Xn ; autrement dit, on obtient de bonnes sensibilités, de bonnes spécificités et une bonne courbe ROC (Receiver Operating Characteristic ou caractéristiques opératoires de réception). Les démarches de ces différents tests seront exposées dans la section suivante.

Démarche dans l’interprétation des résultats

Les paramètres estimés à partir du modèle logistique permettent de calculer les Odds Ratio (OR), les écarts absolus des chances de survenance des événements, les chances de survenance des événements simple ou complexe (plusieurs critères).

Un OR est un rapport des cotes d’exposition chez les « individus positifs » (ou bons étudiants dans le cas de notre étude) et les « individus négatifs » (ou moins bons étudiants). C’est le rapport entre la probabilité de survenance d’un événement et de la probabilité de survenance de l'événement opposé, dans le groupe concerné. Par exemple supposons une seule variable explicative dichotomique comme le sexe, codée comme suit : « 0 » pour féminin et « 1 » pour masculin, avec pour probabilités de survenance respectives de P(Y = 1) = P0 et P(Y = 1) = P1. Dans le cadre de cet exemple où l’on considère que seule la variable sexe est significativement explicative de la variable dépendante, la fonction logistique prendra la forme suivante : 퐿표푔푖푡[푃(푌 = 1/푠푒푥푒)] = 훼0 + 훼1 ∗ 푠푒푥푒

Ainsi, pour les hommes on aura : 퐿표푔푖푡[푃(푌 = 1/푠푒푥푒 = 1)] = 훼0 + 훼1 164 Et pour les femmes, on aura : 퐿표푔푖푡[푃(푌 = 1/푠푒푥푒 = 0)] = 훼0

Rappelons que α0et α1 sont les coefficients du modèle logistique présenté plus haut, estimés en maximisant la fonction de vraisemblance associée.

Le Odds Ratio correspondant à la variable sexe sera : 푃1 1 − 푃 푒(훼0+훼1) 푂푅 = 1 = = 푒훼1 푃0 푒훼0 1 − 푃0

La formule ci-dessus démontre que dans un modèle logistique, l’exponentielle du coefficient de la variable explicative s’interprète comme son Odds Ratio. Dans le cas où la variable explicative a plus de deux modalités et/ou est non ordonnée, on dichotomise les co-variables (toutes les modalités) sauf une qui sera considérée comme témoin ou variable de référence.

Lorsque le rapport est inférieur à 1 (OR < 1), c’est- à- dire : 푃 푃 1 < 0 1 − 푃1 1 − 푃0

On dira que la probabilité qu’un garçon soit bon étudiant plutôt que moins bon (mauvais) est plus élevée que celle observée chez une fille. L’inversion de l’inégalité inverse de facto l’interprétation. C’est la fille qui deviendrait plus efficace.

Si le OR = 1, il n’y aurait pas de discrimination fille/garçon car les chances pour un garçon bon étudiant de devenir moins bon sont exactement les mêmes que celles observées chez les filles. Dès lors, le fait d’être une fille ou un garçon n’affecte pas les chances d’être bon ou moins bon, donc sur la réussite. Dans ce cas, si différence de chances de réussite il y avait entre une fille et un garçon, elle ne serait pas liée au genre.

4.2.2 - Spécification des variables du modèle

Il convient de présenter avant tout la définition des variables, en distinguant la variable expliquée et les variables explicatives.

Rappelons qu’il s’agit dans ce travail d’identifier les facteurs explicatifs de la réussite universitaire à la Faculté des Sciences Economiques de l’Université Marien NGOUABI. C’est donc la réussite (REUS2) qui correspond à la variable endogène ou expliquée. Elle prend la forme d’un indicateur composite construit à cette fin de la manière qui suit, déjà exposée dans la section présentant les caractéristiques statistiques de la population. A titre de rappel, elle élaborée à partir de quatre variables intermédiaires (NL1S1, NL1S2, NL2S1 et NL2S2). Chacune d’elle a 3 modalités ; 1 (si l’étudiant a passé une seule session pour valider un semestre), 2 (si l’étudiant a passé deux sessions pour valider un semestre) et 3 (si l’étudiant a passé 3 sessions ou plus). De ces modalités on a construit un indicateur synthétique RL2 mesurant la qualité de la réussite et qui n’est autre que la somme des valeurs des quatre variables intermédiaires, avant de définir la variable REUS qui permet de classer les étudiants entre les « bons » et « les moins bons ou mauvais ». 165 1 푠푖 푅퐿2 = 4 푅퐸푈푆2 = { 0 푠푖 푅퐿2 ≥ 5 La valeur 푅퐸푈푆푖 = 0 signifie que l’individu i est un moins bon ou mauvais étudiant ; 푅퐸푈푆푖 = 1 signale un bon étudiant i.

En ce qui concerne les variables explicatives, elles sont structurées de sorte à distinguer les caractéristiques sociodémographiques et les variables mesurant le niveau initial. Pour ce qui est des variables sociodémographiques, nous en avons considéré cinq : le sexe, la CSP du père, le domicile, la vie en couple et les enfants à charge.

Le sexe permet d’évaluer l’inégalité fille/garçon, donc deux modalités : fille et garçon. Quant à la CSP du père qui définit l’origine sociale de l’étudiant, 4 modalités ont été retenues à savoir : cadre et profession libérale intellectuelle supérieure, artisan commerçant et chef d’entreprise, profession intermédiaire, l’ensemble ouvrier/employé et les sans emploi. La variable domicile a permis de distinguer les étudiants vivant en cité universitaire, ceux qui vivent chez leurs parents, ceux qui louent et enfin les autres. Il a aussi semblé judicieux de distinguer ceux qui vivent en couple et les étudiants parents, ayant à charge un ou plusieurs enfants.

Les variables mesurant les acquisitions initiales concernent essentiellement le baccalauréat, à travers sa série, la mention obtenue et le département de son passage. Nous avons distingué les séries C, D et les autres (technologique et professionnelle). La mention a permis de dissocier les lauréats passables (ou sans mention) de leurs collègues qui ont eu une distinction (bien, très bien voire plus). Trois modalités ont été considérées pour répartir les étudiants selon le lieu de passage du baccalauréat : Brazzaville, Pointe-Noire et le reste du Pays.

5 – Résultats économétriques des tests de robustesse

Il convient dans un premier temps d’identifier, donc de sélectionner les variables qui impactent la réussite universitaire, puis de déterminer le degré de robustesse du modèle à partir des tests exposés dans la section précédente avant de construire le modèle en dichotomisant lesdites variables pertinentes identifiées. Ce qui permettra par la suite de déterminer les écarts de chances de réussite entre les catégories d’étudiants, c’est-à-dire l’ampleur de l’impact de chaque modalité des variables sur la probabilité de réussite (« être bon ») des étudiants.

5-1 Identification des variables influençant la réussite

Les résultats du tableau ci-dessous révèlent qu’au seuil même de 10%, les variables sexe, enfants à charge, mention et département du baccalauréat, n’ont pas d’impact significatif sur la réussite universitaire. Toutes les autres variables (série du bac, la catégorie socioprofessionnelle du père, le domicile, la vie en couple) sont très influentes au seuil de 1%.

166

Tableau n°6 : résultats du modèle logistique de sélection des variables influentes

Source : Auteur à partir des résultats du modèle

5.2- Les tests de robustesse

Comme nous l’avons annoncé, il convient de réaliser successivement les tests liés au classement et celui qui instruit le pouvoir discriminant du modèle.

5.2.1- Tableaux de classement du modèle

Commençons d’abord par présenter la démarche du test avant d’interpréter les résultats.

5.2.1.1- Présentation théorique

Rappelons d’abord que le modèle logistique permet de modéliser la probabilité des attributs 0/1 de la variable dépendante, notée Y, en fonction des co-variables (différentes modalités des variables) retenues. A partir des probabilités estimées, nous pouvons, en fixant un seuil de significativité, classer les individus dans la catégorie Y = 1 si sa probabilité est supérieure au seuil et dans la catégorie, Y = 0 dans le cas contraire. Il s’agit là d’une règle de classement. Il est intéressant de déterminer la performance de classement et la façon dont celui-ci dépend de la règle choisie afin de voir s’il n’y a pas des observations très mal ajustées, c’est-à- dire dont le classement prédit par le modèle diffère de celui observé réellement, donc qui, de fait, perturberaient l’estimation des paramètres. Ce classement permet de déterminer le pouvoir

167 prédictif du modèle. Il doit être opéré préalablement à l’échelle globale de l’échantillon (recherche du degré d’ajustement global) puis, par la suite, séquentiellement à l’intérieur des différents sous-groupes préalablement définis à partir d’un critère adéquat comme les quantiles, de manière à opérer des regroupements des probabilité prédites par le modèle afin de voir s’il n’y a pas des sous-groupes mal ajustés qui auraient en conséquence un effet biaisant sur les estimateurs des paramètres dudit modèle. Dans ce dernier cas, il s’agit de l’évaluation de l’ajustement peaufiné signalant le degré d’adéquation au sein de chaque sous-groupe, donc la régularité d’ajustement dans l’ensemble de l’échantillon, appelée aussi niveau de calibrage du modèle. Un bon modèle doit déjà être globalement suffisamment ajusté et bien calibré. Pour ce faire, la recherche du degré d’ajustement global soumet chaque individu « bon » ou « moins bon » ou « mauvais », au test de concordance entre sa probabilité d’être « bon » ou « moins bon » (donnée prédictive ou simulation) et son état de réussite effective (bon ou moins bon). Il convient dans ce cas de calculer les proportions d’étudiants déclarés « bons » (ou « moins bons ») par les simulations du modèle, dans le total d’étudiants effectivement « bons » (ou « moins bons »). La recherche du degré de calibrage quant à lui consiste à calculer pour chacun des groupes, le nombre observé de réponses positives Y = 1 (étudiants bons) et négatives Y = 0 (étudiants moins bons) que l’on compare au nombre espéré (prédit ou simulé par lemodèle), de manière à calculer par la suite la distance entre les fréquences observées et les fréquences simulées au moyen de la statistique khi-deux. Lorsque cette distance est faible (p-valeur supérieure au seuil de significativité) on considère que le modèle est bien calibré ou régulier dans son pouvoir prédictif. Pour cela, on fait recours au Test de Hosmer et Lemeshow.

5.2.1.2- Résultats des tests de classement Les résultats du Test d’adéquation globale sont présentés dans le tableaun°7 ci-dessous. Ils indiquent que pour les bons étudiants (41 individus), la probabilité d’un individu de cette catégorie d’être effectivement bon est inférieure à 50%. En effet la concordance entre les chances d’être bon et l’effectivité de ces bons étudiants n’est vérifiée que pour 2.4% des cas au seuil de 5%. Ce qui est faible, puisque 97.6% d’étudiants bons sont mal ajustés par le modèle.

A l’inverse, pour les moins bons (164), la probabilité de concordance est supérieure à 50%. Elle est vérifiée pour 100% des cas au seuil de 5%. Aucun étudiant moins bon n’est déclaré bon par le modèle.

Même si, la capacité de prédiction des bons étudiants est très faible, on doit noter la parfaite prédiction des étudiants faibles. Ainsi, globalement, on peut constater, d’après l’ensemble de ces résultats, qu’au seuil de 5%, le modèle semble bien classer 165 étudiants (100% des 164 moins bons étudiants et 2.4% des 41 bons étudiants) sur les 205 observés. Ce qui fait un bon taux global de classement (80.5%). Le taux d’erreur est donc faible (19.5%).

168

Tableau n°7 : Qualité globale de prédiction du modèle

Source : Auteur calcul à partir des données de l’enquête

En ce qui concerne la recherche du degré de calibrage du modèle via le test de Hosmer et Lemeshow, les résultats présentés dans le tableau n°8 qui suit montrent que le test est concluant, autrement dit la régularité de l’ajustement du modèle aux données, au sein de chacun des 10 groupes élaborés, est vérifiée. En effet, la valeur d’Hosmer-Lemeshow (5.63) est réduite et la p- valeur (58.39%) supérieure au seuil de significativité de 5%, règle par ailleurs observée parallèlement au sein de chaque groupe (p-valeur de chaque groupe supérieur à 5%).

169

Figure n°8 : Test de Hosmer-Lemeshow

Source : Calculs de l’auteur sur à partir données de l’enquête

5.2.1- Détermination du pouvoir discriminant du modèle à partir de degré de sensitivité, de spécificité et de la courbe ROC

Le modèle gagne davantage en qualité lorsqu’en plus d’être globalement bien ajusté et suffisamment calibré, il est doté d’un pouvoir discriminant au sein des sujets sur la thématique analysée. On peut en effet avoir des cas de modèles effectivement bien ajustés, offrant un bon taux de classement, mais qui fournissent une mauvaise discrimination. Par conséquent, nonobstant le fait que notre modèle assure déjà un bon classement des étudiants bons et moins bons, il importe de vérifier sa capacité discriminatoire sur les deux catégories d’étudiants.

Pour le vérifier, nous allons mettre en application les procédures de sensitivité et spécificité qui débouchent sur la courbe ROC dont le principe est exposé comme suit.

Rappelons que le modèle logistique formalise la probabilité des attributs 0/1 de la variable dépendante Y en fonction des co-variables X1, X2, …, Xn. A partir des probabilités estimées, on décide en fixant un seuil, par exemple à 0.5, de classer l’individu dans la catégorie. Y = 1 si sa probabilité est supérieure au seuil et dans la catégorie Y = 0 sinon. Il s’agit d’une règle de classement.

170 Il est intéressant de déterminer la performance du classement et savoir comment celui-ci dépend du seuil (ou de la règle) choisi. Pour cela, nous allons considérer les notions de sensitivité et spécificité. La sensitivité est définie comme la probabilité pour le modèle de détecter un étudiant bon (Y=1), à un seuil donné. On peut ainsi faire varier cette probabilité en modifiant le risque d’erreur accepté (seuil). L’ensemble de points obtenus définit la sensibilité du modèle. Appliqué au cas des étudiants moins bons ou mauvais, ce raisonnement détermine la spécificité, c’est-à- dire la capacité du modèle à déterminer, à chaque seuil, les moins bons étudiants. La représentation graphique des points de sensitivité et de spécificité donne la courbe ROC (Receiver operating characteristic) dont l’éloignement de la droite d’égalité (droite de 45°), autrement dit l’aire mesurant cet espace reflète la capacité du modèle à discriminer les bons étudiants des moins bons ou mauvais...

Néanmoins, un modèle parfait aura une courbe ROC telle que l’aire qu’elle forme avec la droite de 45° mesure 1 unité. La surface de la courbe nous permet d’évaluer la précision du modèle dans sa capacité à discriminer les valeurs positives (Y = 1) des valeurs négatives (Y=0).

On retiendra la règle de décision suivante :

aire ROC < 0,5 alors, il n’y a pas de discrimination. 0,5 ≤ 푎푖푟푒 푅푂퐶 < 0,7 alors la discrimination est acceptable. 0,7 ≤ 푎푖푟푒 푅푂퐶 < 0,9 alors la discrimination est excellente. aire 푅푂퐶 ≥ 0,9 alors la discrimination est exceptionnelle.

La validation de toutes ces étapes garantit la bonne qualité du modèle élaboré.

Dans le cas notre étude, comme le montre le graphique n°1, en fixant le seuil à 0.30 on obtient un classement avec une sensitivité et une spécificité d’environ 75%. Ainsi, il ressort de du graphique que la discrimination est excellente car nous obtenons l’aire de ROC (0,8659) comprise entre 0.7 et 0.9.

Graphique n° 2: Courbe de sensitivité, de spécificité et de ROC

Source : Calculs de l’auteur à partir données de l’enquête

171 En guise de conclusion, nous pouvons finalement constater qu’au regard de la qualité des résultats des tests réalisés, le modèle initialement formalisé est robuste. Nous pouvons donc nous autoriser à analyser et interpréter les paramètres estimés.

5.3- Résultats du modèle dichotomisé, interprétation et implication en matière de politique éducative.

5.3.1- Résultats et interprétation

Le tableau n°9 présente les principaux résultats du modèle de régression élaboré. Ils signalent une résonnance socio-démographique très classique qui veut que la dimension sociale favorise les enfants d’origine aisée. Les enfants dont le père est socialement mieux situé semblent effectivement plus performants que leurs collègues de père profession intermédiaire, employé ou ouvrier, et sans emploi. Ces derniers auraient respectivement 0.16 ; 0.24 ; et 0.22 unité de chances de réussite de moins que leurs collègues aisés, au seuil de 1%. Les Odds Ratio indiquent que les chances d’être un bon étudiant plutôt qu’un moins bon sont 3.23 fois moins élevées chez les étudiants de père profession intermédiaire, 2 fois moins chez ceux de père ouvrier ou employé et 2.2 fois moins chez leurs collègues de père sans emploi, par comparaison avec les étudiants d’origine plus ou moins aisés. Ce résultat témoigne du poids très pesant de l’origine sociale dans la réussite à l’UMNG et qui conduirait à la reproduction sociale.

Le domicile est aussi un facteur discriminant indiscutable au vu des estimateurs du modèle, avec une ampleur plus importante que celle de la tonalité sociale. Résider en cité universitaire induit un net désavantage par rapport aux autres modes d’hébergement suivants observés : résidence parentale, location et résidence personnelle hors location. On note un rapport de chances d’être un bon étudiant plutôt qu’un moins bon plus, défavorable aux campusards par rapport à chacune de ces trois autres catégories résidentielles de l’ordre de 3.23; 3.16 et 12 fois respectivement et qui, de fait bénéficient d’un écart de chances individuel moyen de 0.68 1; 0.66 et 0.7. On constate que la résidence hors cité universitaire, non parentale et non locative (autre résidence) est la modalité la plus efficace. On peut voir dans ces résultats, l’importance du cadre et du bon contexte des études qui ne semblent pas garantis par la résidence universitaire et /ou de la particularité de la catégorie d’étudiants concernés. Ce résultat, à première vue surprenant, incite à vouloir en savoir plus sur cette population et sur leurs conditions de vie.

Pour des raisons certainement similaires, la vie en couple semble plus bénéfique en termes de réussite universitaire. Un étudiant ne vivant pas en couple a 0.19 unité de chances de réussite de moins que son collègue qui vit en couple, au seuil de 1%. Ses chances d’être bon étudiant au lieu de moins bon ou mauvais sont 2.7 fois moins élevées que celles de l’étudiant vivant en couple.

1 L’écart de chances d’être bon étudiant, entre les résidents en cité universitaire et ceux qui vivent chez leurs parents est calculé comme suit : 1

1 + 푒−(훼0+ 훼1)

Avec α0 la constante du modèle (-0.496) et α1 le coefficient de la co-variable « résidence parentale » ce qui correspond à 0.68. Cela veut dire que sur 1 chance de d’être bon, un étudiant résidant chez ses parents a de ce fait 0.68 chance de plus qu’un campusard, autrement dit, ce dernier a 0.68 point de moins que son collègue. Il n’a donc que 0.32 chance. 172

Tableau 9 : Résultats du modèle dichotomisé

Odds ratio Probabilité Coef. P-valeur Valeur Borne inf Borne sup CSP du père : Cadre et profession libérale intellectuelle supérieure (Référence) Artisan, commerçant, chef -0,032 0.856 1,033 0,728 1,466 50,81% d'entreprise et indépendant Profession intermédiaire -1,169 0.002 3,220 1,517 6,836 76,30% Employé ou ouvrier -0,661 0.000 1,936 1,368 1,106 65,94% Sans emploi -0,799 0.010 2,223 1,210 4,085 68,97% Domicile : Campus (Référence) Chez les parents (résidence 1,171 0.001 0,3100 0,1581 0,6079 23,67% parentale) Location hors campus 1,149 0.001 0,3171 0,1604 0,6266 24,07% Autre résidence 2,485 0.000 0,0833 0,0330 0,2106 7,69% Vie en couple ; Oui (Référence) Non -1,004 0.000 2,729 1,863 3,996 73,18% Série du bac ; C (Référence) D -0,844 0.000 2,325 1,710 3,162 69,93% Technique -1,605 0.000 4,977 3,092 8,012 83,27% Constante - 0,496 0.313 1,642 0,224 1,614 62,15% Source : Auteur à partir des résultats du modèle

Les acquisitions initiales confirment leur implication dans la réussite universitaire, comme on l’observe dans la plupart des études conduites dans le domaine. Cette analyse montre que ce sont les bacheliers de la formation technique qui ont les moins bonnes prédispositions acquisitionnelles conformes aux attentes universitaires en Sciences économiques, suivis des bacheliers série D. Les détenteurs du baccalauréat série C seraient donc les meilleurs, au seuil de 1%. Les écarts absolus des chances de réussite entre cette dernière catégorie et chacune des deux autres sont respectivement de 0.89 et 0.207 unité respectivement. Les chances d’être bon étudiant au lieu de moins bon, sont respectivement 5 et 2.4 fois moins importantes par rapport aux bacheliers de la série C. Ce résultat confirme l’idée largement répandue à propos du prestige du baccalauréat série C qui serait la crème de la formation pré-baccalauréat et de son impact souvent observé dans les analyses (Michaut, 2000).

5.2.1- Traduction des résultats en matière de gestion et de politique éducative

Il est toujours important et socialement utile de traduire les résultats des études en recommandations en matière décisionnelle tant pour les pouvoirs publics que pour les acteurs de la formation à leurs différents rangs. Le premier résultat qui interpelle est celui de la résidence estudiantine qui devrait logiquement être un facteur significatif de la réussite universitaire. Il apparaît donc indispensable de conduire une grande enquête sur les conditions de vie et d’études des étudiants concernés car ce résultat laisse soupçonner la dégradation de cet aspect. Si tel était le cas, on pourrait recommander l’inscription de la restauration des cités universitaires et l’élargissement du parc de logements au plus près des établissements universitaires dans les

173 priorités futures des chantiers de l’université, et plus globalement, la réhabilitation du service social qui aurait vocation à apporter l’aide nécessaire à l’étudiant(e) concerné(e). Une Maison de l’Etudiant devrait être installée sur le site universitaire à l’instar de ce qui se passe ailleurs afin que la prise en charge universitaire des étudiants ne se limite pas exclusivement à l’intégration abrupte des connaissances (dimension cognitive) mais prenne en compte l’étudiant dans toutes ses dimensions. Ce dernier n’est pas qu’un consommateur de connaissances mais un Être pluriel qui évolue dans un univers complexe. L’impact sociologique défavorable aux étudiants de classes populaires plaide pour l’instauration d’une vraie politique sociale protectrice des étudiants les plus vulnérables.

La deuxième recommandation est associée au poids des acquisitions initiales qui, fort heureusement, ne semble pas être porté par la mention obtenue au baccalauréat, même s’il s’agit d’un résultat assez controversé qui mérite un réexamen. Une étude de grande ampleur développant des outils d’évaluation des acquisitions initiales (recueil des scores obtenus au baccalauréat, organisation d’une session spéciale en début d’année afin de voir l’impact de ce niveau initial sur la réussite en fin d’année).

La correction du déficit cognitif qui affecte la réussite universitaire peut être réalisée par anticipation en amont, en offrant aux futurs étudiants, dès la classe de terminale, des outils d’une intégration facile et rapide dans l’enseignement supérieur (préparation à la pédagogie universitaire, révision des programmes scolaire, initiation à la recherche, échange avec les étudiants, et enseignants du supérieur, portes ouvertes avec possibilité d’assister aux cours, mise en place des mécanismes d’orientation…) ou en aval (principe du tutorat d’accompagnement, mise à niveau ou une refonte complète de la pédagogie universitaire de manière à l’adapter aux capacités des étudiants).

Conclusion

Le constat de la massification de l’échec universitaire a attiré notre attention de sorte à initier cette recherche qui s’est interrogée sur l’influence des facteurs socio-démographiques et des acquisitions initiales des étudiants sur leur parcours durant les deux premières années universitaires à la FSE de l’UMNG. A partir d’une enquêtede terrain, une population d’étudiants composée des sujets ayant traversé les deux premières années de licence, donc inscrits en Licence 3 (L3) et en Master (M1 et M2), a été interrogée de manière à relever les informations ces différents aspects. La réussite définie par la qualité du parcours (4 sessions-semestres strictes passées ou au contraire plus de 4) distingue les bons étudiants des moins bons (ou mauvais) et a été reliée aux différentes caractéristiques des étudiants à travers une fonction de production du bien éducatif). Le traitement des données a nécessité une batterie des tests sophistiqués autorisant ainsi la spécification d’un modèle robuste d’estimation des paramètres. La nature qualitative de la variable dépendante « réussite universitaire » a imposé l’emploi de modèle logistique. Les estimateurs ont permis de calculer les écarts de réussite entre les catégories d’étudiants distinguées par les modalités des variables testées significatives et les rapports de chances (Odds Ratio) d’être bon étudiant au lieu de moins bon, entre les catégories.

Les résultats montrent le rôle très significatif de la série du baccalauréat général série C scientifique, à un moindre niveau, de celui du baccalauréat série D en référence au baccalauréat technique. De même, les étudiants qui vivent en résidence universitaires ont moins de chances 174 de réussite que leurs collègues qui sont domiciliés chez leurs parents ou ailleurs, en tant que locataires ou non. L’analyse de la vie en couple montre que celle-ci est un facteur de réussite. Quant à l’origine sociale, son effet classique plus favorable aux catégories aisées y est bien présent

Ces résultats signalent soit l’effet des prédispositions différenciées véhiculées par les contenus pédagogiques des programmes lycéens selon la série du baccalauréat, soit des apports sociaux et économiques qui déterminent les conditions de vie en fonction de la résidence, ou la particularité de la population concernée. Ces interprétations suggèrent quelques recommandations allant dans le sens de l’amélioration du cadre et des conditions de vie de l’étudiant en matière de résidence, mais aussi par une prise en charge plus globale en mettant en place un service social efficace. Une politique favorisant la bonne transition lycée-université est indispensable. Enfin, des études complémentaires plus poussées devraient être envisagées afin de creuser davantage certains aspects soulevés par cette recherche (conditions de vie des étudiant) ou non explorés à l’instar de la motivation ou le degré d’implication des étudiants dans leur fonction, leur jugement sur l’état de l’Université ou encore le rôle des facteurs institutionnels autrement dit l’effet de l’offre.

Bibliographie

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AFRIQUE – CHINE – FRANCE/EUROPE DE LA RIVALITE A LA COMPLEMENTARITE ?

Serge DEGALLAIX Ancien Ambassadeur, Directeur général de la Fondation Prospective et Innovation, de l’Association Leaders pour la Paix et de la Fondation Tunisie pour le Développement

[email protected]

Résumé :

Avec la montée en puissance de ses besoins en approvisionnements, la recherche de débouchés pour ses produits, son affirmation géopolitique sur la scène mondiale et le lancement de l’initiative des Routes de la Soie, la Chine a fait irruption en Afrique ces dernières années. Elle offre une alternative au modèle prôné par les Occidentaux qui ne semble pas avoir réussi à être un contrepoids dans ce jeu de bascule planétaire.

Mots clés : Chine Afrique occidentale

Abstract

With its growing supply needs, the search for outlets for its products, its geopolitical assertion on the world stage and the launch of the Silk Roads initiative, China has burst into Africa in recent years. It offers an alternative to the model advocated by the West, which does not seem to have succeeded in being a counterweight in this planetary seesaw game.

Key-words : China, west africa

Classification JEL F 01

Afrique – Chine – France/Europe : De la rivalité à la complémentarité ?

Avec la montée en puissance de ses besoins en approvisionnements, la recherche de débouchés pour ses produits, son affirmation géopolitique sur la scène mondiale et le lancement de l’initiative des Routes de la Soie (Belt and Road Initiative), la Chine a fait irruption en Afrique ces dernières années. Elle y a été bien accueillie car elle apporte une assistance financière importante et sans guère de conditions, elle offre une alternative au modèle prôné par les Occidentaux qui ne semble pas avoir réussi au Continent ainsi qu’un contrepoids dans un jeu de bascule planétaire.

Comme aiment à le rappeler les Chinois, la relation entre l’Afrique et la Chine est ancienne, l’Amiral ZHENG He n’a pas eu de desseins colonialistes malgré l’importance de sa flotte et de ses troupes, Pékin a été aux côtés de l’Afrique pour la décolonisation et les années qui ont suivi.

177 Les rapports sino-africains ont subi des éclipses, des métamorphoses pour revêtir aujourd’hui de nouvelles formes.

La percée chinoise en Afrique inquiète Washington, Paris, Bruxelles qui dénoncent une entreprise d’influence, une manière d’agir qui pousse à des projets économiquement peu justifiés, au recours de pratiques dorénavant bannies par l’OCDE, qui faussent la concurrence avec les entreprises européennes et américaines.

Aujourd’hui, la donne change. Pékin rencontre des difficultés avec certains pays africains dont l’opinion publique devient critique et un service de la dette difficile à supporter, en particulier en ces temps de Covid-19. Une collaboration internationale accrue est rendue indispensable par les effets de la crise économique qui, se développe, appelle une réponse globale et coordonnée. Réveillés par la concurrence chinoise et le potentiel économique que représente l’Afrique, l’Europe et les États-Unis en retrouvent le chemin, après l’avoir négligée avec la priorité accordée à l’Asie ou à leurs problèmes intérieurs.

L’Afrique peut-elle devenir un lieu de rassemblement, de concertation ou restera-t-elle un champ de rivalité et de confrontation entre partenaires traditionnels et nouveaux partenaires ? L’alternative ne se pose pas en termes binaires et la situation actuelle peut-être grandement améliorée si l’on sait trouver un mode de collaboration adapté aux intérêts à long terme de chacun.

En 2019 et 2020, la Fondation Prospective et Innovation a fait de de la relation entre l’Afrique, la Chine, la France et l’Europe, la matière d’un cycle d’échanges et de réflexions autour de rencontres entre personnalités, hommes politiques et spécialistes de l’économie, des affaires, de la diplomatie liés à l’Afrique.

A quelques semaines du Sommet sur le financement de l’économie africaine voulu par le Président de la République française, il a paru utile de présenter, succinctement, les fruits de ce cycle.

L’Afrique a besoin de tous, tant sont gigantesques les défis qu’elle doit relever. Le reste du monde ne peut se désintéresser de l’Afrique, qui dépassera les deux milliards d’habitants dans moins de deux générations et qui devra créer cinquante millions d’emplois par an. L’Afrique peut être un facteur d’instabilité pour la planète ou le moteur d’une croissance mondiale, selon qu’elle aura pu émerger ou sera restée dans le dénuement. Il en va de la responsabilité première des Africains bien sûr, mais aussi du soutien de ses partenaires qui doivent apprendre à travailler ensemble pour répondre aux priorités définies par les Africains.

I. La Chine et l’Afrique, une histoire ancienne

Écrire l’histoire est un enjeu politique. La Chine s’est lancée dans un travail d’inventaire dont le but est affiché : démontrer que la Chine et l’Afrique ont une histoire commune ancienne, sont unies par une proximité des valeurs.

Le Président HU Jintao pouvait déclarer au Sommet sur la Coopération sino-africaine de 2006 que « malgré l’éloignement géographique, l’amitié sino africaine plonge ses racines dans la 178 profondeur des âges, et ne cesse de se renforcer au fil des ans ».

Les relations entre la Chine et l’Afrique subsaharienne ne se caractérisent pas par la continuité mais plutôt par des saccades, des coupures. Une brève rétrospective des relations sino-africaines et de leur contexte historique permet de mieux comprendre ce qui les a amenés à collaborer, ce qui les unit mais aussi les sépare.

1 L’expédition sans lendemain de l’Amiral ZHENG He

Les sources font remonter la première rencontre entre un Africain et un Chinois à la capture de DU Huan, officier sous la dynastie Tang [618 - 907], il y a plus de mille ans. Dans ses récits de voyages, DU Huan évoque sa traversée du désert et son périple qui le conduit à un pays dénommé « Kunlun Zengji ». Longtemps les sinologues et historiens africains ont tenté de décrypter ce qui se cachait sous cette appellation mystérieuse. A ce jour, si rien n’est prouvé et que le mystère reste intact, il semblerait qu’il s’agisse de Madagascar. La côte est de l’Afrique a été tout naturellement la première zone de contacts avec la Chine. Les quelques aventuriers chinois qui se rendaient en expédition en Afrique suivaient principalement la côte orientale et ne se risquaient pas dans l’intérieur du continent.

Des écrits et documents historiques mentionnent la présence d’esclaves en provenance de Madagascar et des îles Comores.

C’est sous l’impulsion des échanges entre le monde musulman, l’Afrique du nord et l’Asie orientale que l’Afrique et la Chine eurent leurs premiers vrais échanges. Timides et faibles s’effectuant indirectement, par le biais du monde musulman. L’objectif principal était de faire entrer des taxes douanières dans le Trésor impérial.

Sous l’empire des Ming, la marine chinoise entreprend un des plus importants voyages maritimes de l’époque. La flotte de l’amiral ZHENG He, composée d’une centaine de bateaux, longe, entre 1421 et 1423, le Yémen, la Somalie, le Kenya puis la Tanzanie avec Zanzibar. Cette expédition officielle offre l’occasion de découvrir de nouvelles voies commerciales, et, peu après, d’exporter des produits chinois. Mais, rapidement les Ming coupent court à toute nouvelle expédition, et se concentrent sur l’Empire du Milieu, la Chine se refermait. Elle s’enorgueillit aujourd’hui que cette grande et puissante expédition n’a pas débouché sur la conquête du colonialisme, comme ce fut le cas lorsque les Européens abordèrent plus tard l’Afrique.

Les échanges reprirent plus tard. Au XIXème siècle, le gouvernement chinois étend timidement sa zone d’influence sur les côtes de l’Océan Indien. Les archives de Madagascar signalent des commerçants chinois à Tamatave en 1862, à Nosy Bé en 1866 ; Les premières communautés de marchands chinois spécialisées dans le petit commerce apparaissent.

2 La Chine et la décolonisation

A la Conférence de Bandung en 1955, les relations sino-africaines prennent un tournant. Cette Conférence, qui crée le mouvement des non-alignés, donne le départ d’une longue série de rencontres dites Afro-Asiatiques, telles que celle du Caire en 1957, d’Accra en 1958, de Conakry en 1960, de Mogadiscio en 1963. S’en suivent des visites diplomatiques emblématiques. Dès 1960, le Président Sékou Touré, en rupture de ban avec la France, est le Premier dirigeant 179 africain à se rendre en visite officielle en Chine.

Pendant la période de décolonisation, la Chine, en tant que puissance anticolonialiste et anti- impérialiste, soutient les pays africains dans leurs processus d’indépendance. Elle est parmi les premiers pays (non arabes) à reconnaître le Gouvernement provisoire algérien. La Chine est aux côtés de Nasser lors des tensions autour du canal de Suez, ainsi que certains mouvements indépendantistes subsahariens influents tels que le Mouvement populaire pour la Libération de l’Angola, le Zimbabwe African Nations Unity ou encore le Front de Libération du Mozambique.

Dans le même sens, nombreux seront les pays Africains à reconnaître la République Populaire de Chine sur la scène internationale et à appuyer son accession au Conseil de Sécurité de l’ONU en 1971. Par la suite, pas moins de vingt États africains (dont la majorité sont ouest-africains) se rallient à la Chine sur la question de l’éviction de Taïwan du Conseil de Sécurité des Nations- Unies.

Les autorités chinoises justifient leur proximité avec l’Afrique par l’appartenance commune au tiers-monde. WU Xueqian, Ministre des affaires étrangères, se rend au Kenya, au Mozambique, au Zimbabwe, et en Zambie. Entre décembre 1982 et janvier 1983, le Premier ministre ZHAO Ziyang visite la Guinée, le Gabon, le Congo, la Tanzanie… Des projets d’assistance chinoise fleurissent, particulièrement dans les domaines de la santé, de l’agriculture, de la construction de stades, de bâtiments culturels à forte visibilité.

La Chine est très active avec l’Afrique et les plus hauts dirigeants s’y rendent régulièrement et longuement. C’était vrai hier, cela est encore le cas aujourd’hui, ce qui tranche avec un Président Trump qui ne s’y est pas déplacé une seule fois et a tenu des propos particulièrement désobligeants.

Encore aujourd’hui, dans le cadre de sa politique d’influence, la Chine se veut terre d’accueil pour les étudiants du monde entier. Si, avec ses 500 000 étudiants étrangers, elle est en troisième position derrière les États-Unis et le Royaume-Uni, pour les étudiants africains, au nombre de 80 000, la Chine devance les États-Unis (47 000), le Royaume-Uni (29 000) mais pas la France (112 000). Les Africains effectuent généralement toutes leurs études supérieures en Chine et non une petite partie, comme c’est le cas pour les autres. Un étudiant sur deux est boursier du gouvernement chinois, les droits de scolarités sont faibles. Mais, ce ne sont pas les seuls éléments d’attractivité car la réputation des Universités chinoise est grande et les visas sont délivrés facilement.

3 L’Afrique devient un enjeu commercial

A la fin des années soixante-dix, Pékin commence à afficher les premiers signes d’un réajustement de sa politique à l’égard de l’Afrique, à lui donner une coloration davantage commerciale. Cette réorientation s’inscrit dans la continuité de la politique gouvernementale d’ouverture économique lancée par DENG Xiaoping. Pékin semble de moins en moins enclin à pratiquer la seule charité à vis-à-vis de l’Afrique, les projets d’aide se réduisent progressivement au profit d’une augmentation des échanges commerciaux.

Le volume des exportations chinoises vers le continent passe de 200 millions de dollars en 1960 à plus d’un milliard en 1980. Ces exportations découlent largement des marchés de travaux 180 financés par des bailleurs de fonds internationaux que les entreprises chinoises emportent. Cette tendance se confirme durant les années 1990 durant lesquelles La Chine et l’Afrique deviennent de véritables partenaires commerciaux. Pékin s’active pour que les entreprises chinoises s’y implantent et ne se positionnent pas seulement sur les appels d’offres internationaux.

En juillet 1996, au retour de plusieurs voyages en Afrique, JIANG Zemin, alors Secrétaire Général du Parti Communiste Chinois, lance un mot d’ordre aux grandes entreprises chinoises : « sortez (des frontières), devenez des acteurs mondiaux ». Répondant à cet appel, les hommes d’affaires chinois suggèrent d’aborder l’Afrique en premier lieu avant de se confronter à l’Europe ou l’Amérique. A la fin des années 1990, chaque projet d’infrastructures en Afrique susceptibles de revenir à des sociétés chinoises peut bénéficier d’un financement de l’Exim Bank of China.

L’équipe dirigeante chinoise facilite le processus d’internationalisation de ses entreprises, accroît ses efforts (privés et publics) pour se placer au premier plan en Afrique. Le gouvernement finance des contrats d’infrastructures dans plusieurs secteurs et encourage les entreprises à s’implanter sur le continent. Lors du Sommet du Forum sur la Coopération sino-africaine de 2018, la Chine demande aux entreprises chinoises « d’investir au moins 10 milliards de dollars en Afrique au cours des trois prochaines années ».

Pour autant, la Chine continue de mêler diplomatie et stratégie commerciale. Pékin est conscient qu’entretenir des liens d’amitié avec les gouvernements africains peut l’aider à obtenir des avantages économiques comme politiques. Diplomatie économique et diplomatie classique s’entremêlent. En 1998, l’Afrique du Sud reconnaît « qu’il n’existe qu’une seule Chine dans le monde et que le gouvernement de la République Populaire de Chine est le seul gouvernement légal représentant l’ensemble de la Chine ». Ce mouvement de reconnaissance entamé dès l’indépendance est poursuivi et aujourd’hui, seul l’Eswatini, l’ex-Zwaziland, reconnaît Taïwan.

II. La Chine, un nouveau partenariat avec l’Afrique

Depuis 2000, grâce aux réformes de DENG Xiaoping et l’accès au marché mondial permis par l’adhésion à l’OMC, la Chine a décollé et franchi rapidement les étapes du développement. L’ouverture au monde est une des clés de cette croissance accélérée. Aucun des continents n’est tenu à l’écart de cette volonté de trouver des marchés pour les produits manufacturés chinois et des matières premières pour les industries et les consommateurs chinois.

La Chine est en passe d’accéder au premier rang mondial pour le PIB et les échanges commerciaux. Le concept « d’économie duale », que vient de lancer le Président XI Jinping consacre la priorité accordée à la consommation domestique, sans pour autant faire disparaître les liens avec l’extérieur. L’initiative des Routes de la Soie est préservée, même si les moyens qui y sont consacrés sont en baisse ces dernières années et si l’immatériel (santé, numérique, éducation) prend une part grandissante.

Le commerce extérieur avec les pays occidentaux reste essentiel pour Pékin, en termes quantitatifs mais il est maintenant dépassé par celui avec les pays non-occidentaux. L’Asie s’inscrit au tout premier rang des partenaires commerciaux de la Chine, l’Afrique occupe une place importante. La Chine y trouve pétrole, minerais, terres rares. Elle commercialise ses 181 produits, souvent mieux adaptés et moins onéreux que ceux des firmes européennes ou américaines.

La Chine sait que les pays africains sont demandeurs d’une aide accrue, face à une assistance occidentale stagnante, sujette fréquemment à des lenteurs et à des conditions à remplir. Cette aide au développement entraine avec elle l’accès à des marchés, à de l’influence politique et constitue un moyen supplémentaire de riposter à la manœuvre américaine d’isolement et de découplage de la Chine.

1 Une aide chinoise qui comble des manques

Le succès des financements chinois en Afrique ne résulte pas seulement de pratiques sujettes à discussion mais aussi de besoins d’assistance non couverts. La Chine gagne du terrain car celui- ci est insuffisamment ou mal occupé par les partenaires traditionnels de l’Afrique. Un appel d’air existe dont elle profite. Quelques chiffres illustrent cet état de fait.

L’Aide Publique au Développement (APD) à l’Afrique subsaharienne, calculée par l’OCDE et qui regroupe essentiellement le soutien des pays occidentaux et d’institutions multilatérales de développement, stagne voire régresse depuis plus de 10 ans.

Exprimée en dollars constants (valeur 2018), cette aide n’a pratiquement pas bougé ces dix dernières années. En 2010, elle était de 26,7 milliards de dollars, montant d’ailleurs jamais retrouvé depuis, pour passer en 2015 à 25 milliards et à 26 milliards en 2019. Même en tenant compte des flux au profit des institutions régionales, les montants demeurent modestes et soumis à réductions. La part de l’Afrique dans l’aide totale du CAD est tombée en dix ans de 32 à 28,5 %. A noter que ces chiffres incluent le coût des réfugiés africains et des frais administratifs des agences d’aide.

Versements du CAD à l’Afrique (en milliards de dollars)

2010 2014 2015 2018 2019 Monde 91 90,5 99 105 105 Afrique 29,2 28 28 30,4 30 Afrique 26,7 24,6 25 26,5 26 subsaharienne Afrique du 1,5 1,5 1,4 1,9 1,9 nord Sources : OCDE, 2021

La Chine ne communique pas ses chiffres d’APD à l’OCDE mais celle-ci procède à des évaluations. Les dernières en date donnent 4,8 milliards de dollars en 2017 et 4,4 milliards en 2018 dont 1,4 affectés aux institutions multilatérales. Ces chiffres sont à prendre avec précaution en raison de la multiplicité d’intervenants et de la nature ambiguë des concours financiers, commerciaux et d’assistance, les définitions ne sont pas les mêmes.

L’aide chinoise est répartie entre diverses identités aux responsabilités combinées : Agence pour la coopération internationale au développement (CIDCA) pour le pilotage, Ministère du

182 commerce pour l’aide bilatérale, Ministère des affaires étrangères pour les objectifs du développement durable et la coordination interministérielle, Ministère des finances pour les institutions multilatérales et régionales de développement.

Le gouvernement central accorde des prêts gouvernementaux sans intérêt. La Chine a recours à trois banques publiques : la China Eximbank (qui détient la majorité des créances), la China Development Bank et la China Agricultural Bank. Les banques commerciales accordent aussi des prêts commerciaux.

Enfin, les entreprises chinoises tels que China Merchants Ports, Huawei, Poly Technologies ou encore les grandes sociétés de construction et de BTP consentent des facilités de financement, à des taux plus élevés et avec des délais de remboursement plus courts. Tout ceci est classé « dette chinoise » dans les statistiques qui circulent. La question se pose de ce qui est dette publique, éligible au Club de Paris, dette bancaire privée (Club de Londres) et dette commerciale.

Avec l‘initiative des Nouvelles Routes de la Soie (Belt and Road Initiative, BRI) lancé en 2013 par le Président XI Jinping, la Chine s’est engagée dans une nouvelle phase de financements massifs de projets à l’extérieur. L’Afrique entre dans le champ d’intervention de BRI. En 2018, le Président XI Jinping a promis de mobiliser 60 milliards de dollars aux États africains pour faire vivre sa stratégie d’ouverture internationale. Soutien financier, accords économiques et commerciaux signés avec plus de 30 pays, stimulation de l’innovation scientifique et technologique, approfondissement des échanges culturels, projets agricoles et agroalimentaires, aide alimentaire d’urgence en sont les manifestations visibles. Là aussi, dons, prêts concessionnels et prêts aux conditions de marché se mêlent.

Agrégés, les montants deviennent considérables et se retrouvent très largement dans la dette africaine à l’égard de la Chine. Cette assistance est acceptée par les dirigeants africains car elle complète des concours du CAD jugé insuffisants dans leur volume et le financement des infrastructures et du secteur productif.

2. les infrastructures, porte d’entrée de la Chine

Le secteur des infrastructures est considéré comme la clé du développement mais les besoins de financement de l’Afrique sont couverts à moitié et la réalisation des projets prend de plus en plus de temps, du fait, des contraintes qui s’accumulent. La Chine s’est engouffrée dans cette brèche en accordant des crédits importants aux infrastructures de transport et de communication.

Harry Gerard BROADMAN, Senior Economist à la Banque Mondiale, confirme que « si vous regardez les chiffres absolus des investissements chinois en Afrique c'est clairement le pétrole qui domine. Mais, si vous vous concentrez sur le pétrole, vous ratez l'essentiel de ce que les Chinois font en Afrique : ils ont investi dans les secteurs les plus fondamentaux : les infrastructures ».

La faiblesse des infrastructures est l’un des principaux freins au développement du continent. La Banque Africaine de Développement estime que pour rattraper son retard en infrastructures dans les secteurs clés de son développement, l’Afrique devrait investir entre 130 et 170 milliards de dollars par an. La faiblesse de la mobilisation des ressources fiscales domestiques rend indispensables les concours extérieurs. Cinquante pour cent des besoins en infrastructures ne 183 seraient pas aujourd’hui couverts. Les conséquences sont patentes pour le décollage de l’Afrique. À titre d’exemples, la densité du réseau routier y est la plus faible du monde (7 km/100km2) et le taux d’électrification de 31 % seulement en Afrique subsaharienne.

L’assistance des pays du CAD, de la Banque mondiale, des agences de l’ONU ne peut suffire à y remédier. Selon les statistiques de l’OCDE, l’aide qui va aux infrastructures économiques ne représente que 12 % du total de l’aide publique et celle au secteur productif 7,5 %, contre plus de 70 % pour l’aide sociale et humanitaire, bien sûr également nécessaire.

En se plaçant comme un partenaire de référence1 sur les investissements et le secteur productif, la Chine contribue à diminuer les déficits d’investissement. Sur l’ensemble du continent, la Chine a pris part à la construction d’une vingtaine de ports, de 6000 km de voies ferrées (dont le chemin de fer reliant à Addis-Abeba) et de plus de 80 % des infrastructures de télécom via les groupes Huawei et ZTE, en collaboration avec Orange. La Chine est présente au Sénégal où elle a financé à hauteur de 800 millions de dollars l’autoroute de Ila Touba (113km). Ce projet mis en place par la China Road and Bridge Corporation (CRBC), EXIM Bank et des sociétés sénégalaises du bâtiment.

La Chine a également participé au financement du Grand Théâtre National, du Grand Musée des Civilisations Noires etc. Elle finance aussi des structures éducatives.

Le rapport « Dance of the lions and dragons ; How are Africa and China engaging, and how will the partnership evolve ? » de l’institut McKinsey chiffre à près de 300 000 les emplois créés par les sociétés chinoises en Afrique par ces grands travaux.

3. La question de la dette chinoise

La question de l’endettement de l’Afrique à l’égard de la Chine est sur le devant de la scène depuis plusieurs années. C’est un des principaux griefs des pays occidentaux à l’encontre de la Chine. Celle-ci réendetterait des pays dont la dette bilatérale et multilatérale a été effacée au début du siècle, elle financerait des « éléphants blancs », récupèrerait ports et mines, gagés par les emprunteurs, incapables de rembourser et accaparerait les maigres ressources des États africains. Pour étayer ces accusations, des chiffres différents mais toujours inquiétants circulent. Qu’en est-il ?

La crise économique déclenchée par la COVID-19 a accentué la pression sur les Chinois, notamment au sein du G20 qui, sous impulsion française, a discuté de moratoire et prescrit que les règles de traitement de la dette soient identiques pour tous les créanciers. Des avancées ont été obtenues sur ces points et l’attention se porte sur la Chine et la manière dont elle va se comporter sur cette question de la dette africaine.

Mais quel est le poids réel de la dette ? Quelle place occupe-t-elle dans l’endettement global de la Chine ? Obtenir les « bons chiffres » est un exercice de haute voltige mais il est possible de se faire une idée en croisant les sources d’informations.

1 Voir annexe 1 - graphique « Gross Annual Revenues of Chineses Companies’ Construction Projects in Africa » et annexe 2 - graphique « Number of Chinese workers in Africa by end of year » 184 Selon China-Africa Research Initiative (CARI) de l'Université Johns-Hopkins qui fait autorité, les prêts chinois consentis aux pays africains entre 2000 et 2019 s’élèvent à 148 milliards de dollars (dont 55 % à l’initiative de l’Eximbank, 25 % de la China Development Bank). Ces 148 milliards de dollars sont la somme des prêts accordés, mais certains ont déjà été remboursés, d’autres sont en cours de remboursement ou ont été annulés. Il est difficile d’avoir une photographie exacte de la dette africaine et les chiffres qui circulent assimilent engagements et décaissements, prêts et encours restants…

La Chine annule rarement ses créances en Afrique et quand elle le fait, ce sont pour des montants limités. Les annulations de dettes portent sur les prêts gouvernementaux sans intérêts qui, de 2000 à 2018, n’ont constitué que 5% des prêts. Les prêts concessionnels, les crédits préférentiels, ou les prêts commerciaux ne peuvent normalement être annulés. La forme la plus courante d'allégement de la dette chinoise est la restructuration, le rééchelonnement, selon des modalités adaptées au débiteur : prolongation du délai de grâce, réduction des taux d’intérêt, refinancement… Selon une étude du CARI, entre 2000 et 2019, la Chine aurait annulé 3,4 milliards de dollars et restructuré 15 milliards de dollars de dettes africaines. Sur l’année 2019, 233 millions de dollars de dettes auraient été effacés.

La dette chinoise est très inégalement répartie avec une forte concentration sur quelques pays, ce qui peut aboutir à leur surendettement. Les engagements chinois concernent 49 pays africains mais l’Angola à lui seul capte plus de 30 %, l’Ethiopie 10 %, le Kenya 6,4 % des prêts accordés depuis 2000.

Si l’on tient aux 148 milliards de dollars avancés par le centre spécialisé de l’Université américaine John Hopkins, la Chine pèserait en 2018 environ 30 % des créances extérieures à long terme sur l’Afrique. La dette africaine a presque triplé depuis 2008. Les prêteurs publics occidentaux ont pratiquement disparu (1 % des créances) et il ne reste guère que la France, le Japon et l’Allemagne comme prêteurs bilatéraux.

Les encours multilatéraux ont doublé (22 %) tandis que les prêts privés (garantis ou pas) ont vu leur part passer de 46 à 58 % du fait principalement de l’achat d’obligations publiques émises par les États africains. En 2018 elles représentaient 134 milliards de dollars contre 26 milliards de dollars dix ans plus tôt, la recherche de rentabilité conduit les investisseurs occidentaux à acheter ces obligations garanties par les États pour 88 % d’entre elles.

4 Des investissements directs en hausse, mais encore limités

C’est au cours de son « Voyage dans le sud » du printemps 1992 que DENG Xiaoping, Secrétaire du Parti Communiste Chinois, a cherché à rassurer les potentiels investisseurs chinois sur la volonté réelle des dirigeants à voir les entreprises s’implanter à l’étranger, ne plus s’en tenir aux seuls marchés domestiques et au commerce.

Auparavant, les procédures administratives d’investissement à l’étranger étaient extrêmement compliquées et décourageaient les entreprises (déjà très réticentes). Il fallait passer par les administrations de tutelle comme le Ministère Chinois du Commerce, le Bureau National des Devises ou encore la Commission Nationale au Développement et à la Réforme. Pékin a assoupli les procédures pour encourager les entreprises à capitaux privés et les banques à investir à l’étranger. Comme les autres sorties de capitaux de Chine, les investissements doivent s’inscrire 185 dans les stratégies gouvernementales chinoises.

Mesurer les flux réels d’IDE chinois à l’étranger, n’est pas plus aisé que pour les flux commerciaux ou de capitaux. La CNUCED donne des séries de statistiques d’IDE sur une longue durée mais l’on sait qu’à côté des investissements qui viennent de Chine continentale, d’autres transitent par Hong-Kong ou des centres financiers offshores. Les flux et stocks chinois sont donc minorés par rapport aux chiffres réels.

En termes de stocks d’IDE, la Chine avec un peu moins de 50 milliards de dollars, se situe aujourd’hui au cinquième rang mondial, devancée de peu par la France, les États-Unis, le Royaume-Uni, et un peu plus par les Pays-Bas, forts investisseurs dans les hydrocarbures et concentrés sur 3 pays1. Au cours des cinq dernières années, les investissements chinois en Afrique ont augmenté alors que ceux de la France, du Royaume-Uni, des États-Unis baissaient2. La Chine se hisse ainsi progressivement au premier rang des investisseurs en Afrique. Mais, l’Afrique demeure une destination mineure pour elle : moins de 2,2 % de ce qu’elle a investi à l’étranger. Il est vrai qu’avec des flux annuels d’IDE entrants n’excédant très rarement les 50 milliards USD par an et un stock d’IDE représentant 3,3 % du stock mondial, l’Afrique occupe encore une très faible place aux yeux des investisseurs.

5 Commerce : l’attrait chinois pour les matières premières

Depuis le début du siècle, le commerce sino-africain n’a cessé de croître, quadruplant entre 2005 et 2015 (de 50 à 200 milliards de dollars). Entre 2000 et 2019, les exportations chinoises ont été multipliées par 23 pour atteindre 113 milliards de dollars, faisant de la Chine le premier fournisseur de l’Afrique3. Les exportations africaines ont été multipliées par 16 (77 milliards de dollars en 2019), faisant de la Chine le premier client de l’Afrique. Ce commerce et son solde sont largement tributaires des matières premières que la Chine importe abondamment d’Afrique. En 2019, le déficit vis-à-vis de la Chine s’est établi à 56 milliards de dollars, soit 2 % du PIB du continent.

Par comparaison, le chiffre des échanges était de 63 Mds pour la France (30 pour les importations françaises et 33 pour les exportations), de 58,6 Mds pour les États-Unis (24 milliards d’importations des USA et 34,6 milliards d’exportations).

Les statistiques officielles chinoises ne fournissent plus une ventilation détaillée des catégories d'importations chinoises en provenance du continent, mais les données disponibles indiquent que les ressources naturelles représentent 80% des importations chinoises en provenance de l’Afrique, dont 65 % de pétrole. A titre d’exemple, en 2017, l’Angola fournissait 16 % des importations pétrolières de la Chine, autant que l’Arabie Saoudite. D’autres pays, comme le Nigeria, le Soudan et le Gabon entrent dans la politique de diversification des sources d’approvisionnements de la Chine en contribuant à réduire sa dépendance envers les producteurs du Moyen-Orient et en accédant à des minerais rares.

1 Voir Annexe 4 – Graphique « Chinese FDI vs. US FDI to Africa, Flow » 2 Voir Annexe 5 – Tableau « Stock d’IDE chinois en Afrique » et annexe 6 - Tableau « Stock comparés d’IDE chinois et européens en Afrique » 3 Voir Annexe 3 – Graphique « China-Africa Trade » 186 A côté des achats de brut, la Chine a mis en place un réseau de raffineries. Le groupe pétrolier SINOPEC (China Petroleum and Chemical Corp) s’est implanté en Angola dans le port de Lobito et exporte 200.000 barils/jour pour un montant de 8 milliards de dollars), au Cameroun, au Nigéria ou encore au Gabon. D’autre producteurs de pétrole marquent leurs empreintes sur le continent tel que la CNPC (China National Petroleum Corporation) au Soudan, ou encore la CNOOC (China National Offshore Oil Corporation) qui a pris ses marques en Ouganda, dans la zone du lac Albert.

En 2019, les exportations de minerais et métaux du continent à destination de la Chine étaient fournies par l’Angola à hauteur de 42 %, la République Démocratique du Congo de 17 %, la Zambie de 13 % et la Guinée de 10 %. En RDC, la Chine occupe une place clé pour certains métaux rares devenus indispensables pour certains usages, le cobalt compte pour 60,2 % des exportations de minerais, 15,9% d’alliage raffinés de cuivre.

Dans le même temps, la Chine a réussi à s'assurer en Afrique des débouchés pour ses produits manufacturés, les produits chinois sont bien adaptés aux marchés africains, par leurs caractéristiques et leur prix abordables. En 2017, l’exportation d’articles manufacturés chinois en Afrique subsaharienne représentait 27,8 milliards de dollars : produits électromécaniques (45 %), équipements de transports (31 %), produits textiles, pour l’essentiel.

La nature très stratégique des liens transparait très nettement dans la géographie des échanges commerciaux sino-africains. Comme pour la dette et les IDE, de fortes disparités structurelles existent entre régions et États. En 2019, sur les 54 Etats africains, douze d’entre eux ont une balance excédentaire avec la Chine : l’Angola avec un excédent de 21,5 milliards de dollars, l’Afrique du Sud avec 10,6 milliards de dollars et enfin la République Démocratique du Congo avec 5,6 milliards de dollars. L’Afrique australe et centrale enregistrent toutes deux des excédents réguliers, en fournissant le gros des exportations vers la Chine, tandis que l’Afrique de l’est et de l’ouest importent massivement et sont en déficit chronique.

6 Les achats chinois de matières premières, moteur de la croissance africaine

La vigueur du commerce des matières premières a incontestablement contribué à la croissance du continent de ces vingt dernières années. La croissance de la Chine joue un rôle majeur sur les prix des matières premières, tant elle est gourmande en intrants importés. La Banque Mondiale estime qu’un recul de la croissance chinoise de 1 % provoque « dans les deux ans une chute moyenne de 6 % des prix des matières premières ». Le « super-cycle des matières premières » des années 2000, avec les achats de la Chine en minerais, produits agricoles et énergétiques, en témoigne.

Même si l’Afrique trouve en elle-même de plus en plus des sources de croissance, celle-ci reste largement soutenue par les exportations des matières premières. La période de forte croissance des quinze premières années du siècle en a été largement tributaire. Amélioration de la balance des paiements, hausse du PIB, réduction de l’inflation et augmentation du revenu par habitant traduisent ce phénomène, avec un pic entre 2001 et 2011.

Cette sensibilité aux achats chinois est appelée à durer. Fin 2020, alors que la crise sanitaire frappait de plein fouet le monde, le redémarrage de l’économie chinoise (+6,5 % au quatrième trimestre de 2020) a provoqué une forte augmentation des prix des métaux : le prix de la tonne 187 de cuivre est passé de 4 000 à 8 000 dollars entre mai et décembre 2020, le brut a retrouvé les 60 dollars le baril.

L’importance de la Chine comme acheteur d’hydrocarbures n’est pas près de disparaitre car même si les engagements de Paris sur le climat sont respectés, la Chine aura toujours besoin de pétrole à un moment où les pays occidentaux, européens en tête, auront réduit leur consommation.

II. Afrique – Chine – France/Europe : quelle coopération ?

1 Afrique – Chine - France/Europe, un triangle improbable ?

En quelques années, la Chine s’est imposée comme partenaire « indispensable » pour l’Afrique. Elle en est devenue le premier bailleur de fonds (hors banques et fonds de placement occidentaux), le premier partenaire commercial bientôt le premier pays investisseur, le second pour l’accueil d’étudiants africains. Une telle position dominante acquise en moins de dix ans ne manque pas d’inquiéter les partenaires traditionnels de l’Afrique qui se voient bousculés tandis que leur modèle est remis en cause. Les opinions sont volontiers alarmistes, alimentées en cela par le manque de transparence et des fautes de comportements du côté chinois.

Les entreprises et pouvoirs publics occidentaux adressent une série de reproches à la Chine quant à son comportement en Afrique :

• Financement de projets à la justification économique douteuse et qui appauvrissent les États plus qu’ils ne contribuent à leur développement ; • Manque de transparence dans les concours financiers octroyés ; • Recours à des pratiques condamnables et concurrence déloyale pour obtenir des marchés, des passe-droits ou écouler des produits et services ; • Manque de connaissance du terrain qui aboutit à des erreurs et à des échecs dommageables au pays ; • Surendettement des États alors même qu’ils ont fait l’objet d’un effacement de la dette au début du siècle ; • Produits et standards proposés inadéquats.

A ces reproches, les officiels chinois font valoir les efforts financiers consentis à un moment où l’Afrique souffre de pénuries importantes, notamment dans le domaine des infrastructures. Le fait est que ses prestations et standards correspondent mieux à l’état d’avancement de l’Afrique que ceux proposés par des États certes avancés technologiquement mais aux capacités d’adaptation faible. La Chine est bien acceptée par l’Afrique avec qui elle ne partage pas de passé colonial.

Pour sa part, l’Afrique regarde la présence chinoise avec intérêt, même si des critiques se font jour.

Le récent sondage de l’Afrobarometer, cinq ans après le précédent, donne une photographie éclairante de l’opinion publique africaine et de son évolution. Elle a généralement un jugement positif sur la présence chinoise, comme sur les États-Unis qui gardent une bonne image et 188 devancent globalement la Chine, malgré les propos irrespectueux de Donald TRUMP.

Comme modèle de développement à suivre, les États-Unis restent en tête mais l’écart se réduit avec la Chine. L’influence exercée sur l’Afrique par la Chine est jugée (très légèrement) plus bénéfique que celle des États-Unis. La faiblesse de l’écart laisse penser que le choix entre les deux est récusé. L’Afrique adopte une attitude d’addition et non d’éviction à l’égard des grandes puissances, Chine et États-Unis également, l’Europe quoique à distance.

Un peu moins de 50 % des Africains ignore l’importance de l’aide de la Chine à l’Afrique, mais ceux qui la connaissent estiment majoritairement que cette aide est moins conditionnée que celle reçue d’ailleurs. Des craintes se font jour quant au risque de surendettement. Un pour cent seulement des personnes interrogées estiment que le chinois est utile à apprendre pour préparer l’avenir contre 71 % pour l’anglais, 14 % pour le français.

Finalement, une appréciation positive sur la Chine mais également sur les Etats-Unis et l’Europe qui restent encore des continents d’avenir pour les Africains.

2 Une collaboration nécessaire

Le sondage de l’Afrobarometer – et d’autres – montre que l’Afrique n’entend pas être prisonnière d’un choix entre la Chine, les États-Unis, l’Europe qui ne pourrait que porter préjudice à la mobilisation de tous les moyens nécessaires à son développement. Les efforts de tous sont requis car aucun n’est en mesure d’y répondre seul.

L’assistance sociale et humanitaire apportée principalement par les pays occidentaux et les organismes multilatéraux, est indispensable et elle doit être amplifiée face à la pauvreté qui s’aggrave avec les effets de la COVID-19 et des autres pandémies qui continuent à frapper l’Afrique.

L’assistance aux infrastructures de base et au secteur productif est tout aussi indispensable car le secteur privé n’est pas en mesure d’y faire face sans accompagnement financier et sans règles de conduite acceptées par tous. Les besoins à couvrir sont considérables et les apports occidentaux ne peuvent pas être à la hauteur.

La Chine n’abandonnera pas l’Afrique ni le reste du monde malgré le nouveau mot d’ordre « circulation duale » qui accorde la priorité au marché intérieur et au développement technologique endogène. Devenue une grande puissance aux intérêts multiples, la Chine continuera à être dépendante de l’extérieur pour ses approvisionnements en matières premières et pour écouler ses produits et services.

De même, le lien entre présence économique et influence politique reste tout aussi fort comme l’attestent la forte participation des dirigeants africains aux manifestations organisées par Pékin et les votes souvent convergents sur des sujets sensibles.

Cependant, certains signes laissent penser que l’effort financier chinois porté par l’Initiative des Routes de la Soie pourrait s’affaiblir tant par des considérations intérieures (une partie de l’opinion publique chinoise rappelle que la pauvreté est loin d’avoir disparue en Chine) que par les difficultés qui se font jour sur certains projets en Afrique. La question des remboursements 189 des dettes en fait partie. Un tassement des financements chinois au titre de la BRI est perceptible depuis 2 ou 3 ans.

Cela serait dommageable pour l’Afrique car elle a besoin de ces financements, dès lors que leur utilisation comble ses besoins, notamment en infrastructure.

Il est souhaitable que les différentes parties prenantes cherchent à se rassembler plutôt qu’à s’affronter ou s’ignorer, à amplifier leur soutien à l’Afrique plus qu’à le voir se réduire.

Les obstacles à un tel rassemblement sont redoutables, surtout en ces temps de tension, mais un effort partagé sur le développement de l’Afrique pourrait fournir un sujet de travail en commun, à l’instar de ce qui se fait – ou doit se faire – sur les changements climatiques ou les risques épidémiologiques.

3 Restructuration de la dette, une opportunité de collaboration

Grâce aux initiatives d’allègement de la Banque Mondiale et du FMI (avec le PPTE) la dette de l’Afrique a fortement baissé au tournant du siècle mais elle est repartie dès 2006 à la hausse, pour être multipliée par trois et approcher maintenant les 500 milliards de dollars.

Avec 145 milliards de dollars, les prêts chinois représentent 30 % de la dette globale africaine, des chiffres proches de ceux des obligations africaines détenues par des créanciers privés.

La Chine est, de loin, le premier créancier de l’Afrique et elle ne peut se désintéresser de ce qui se passe sur le front de la dette.

La crise de la COVID-19 et la sévérité de son impact économique sur l’Afrique a amené le G20 à prendre des mesures et à tâcher de convaincre la Chine de se ranger aux règles communes de traitement de la dette. La faiblesse des créances publiques européennes et américaines comparées aux chinoises complique l’alignement des intérêts, à côté naturellement du poids majoritaire pris par les crédits privés, plus lourds et à maturité plus courte, qu’il faut aborder également.

Mi-avril, les pays du G20 ont convenu d’un moratoire de la dette (Debt Service Suspension Initiative) jusqu’à la fin de l’année 2020, puis en juin 2021. A ce jour, 31 pays africains en ont bénéficié. Début novembre, le G20 est allé plus loin en acceptant d’étudier au cas par cas, des demandes de rééchelonnement, de réduction, voire d’annulation de dettes pour les pays les plus pauvres, dont 38 d’Afrique subsaharienne. Le cadre adopté par les ministres des Finances du G20 reprend celui qui fixe des principes communs selon la pratique du Club de Paris.

La Chine a finalement accepté de se plier à une discipline commune et d’abandonner sa manière habituelle de rééchelonner la dette, en bilatéral et en faisant du sur mesure. Il s’agit là d’un geste dicté par la nécessité des temps mais qui peut être annonciateur d’avancées en matière de collaboration, d’actions communes autour d’objectifs, de programmes et de règles.

Il reste à fixer les modalités concrètes des rééchelonnements et des annulations, avec le réemploi des fonds ainsi libérés. Un tel geste suppose en effet qu’un cadre global soit adopté si l’on veut qu’il s’inscrive dans une politique d’assistance au développement et pas de simple geste de 190 secours immédiat. Difficile probablement dans l’élaboration mais opportun pour approfondir un travail commun.

4 Travailler ensemble sur des projets

Les préventions sont grandes entre entreprises chinoises et françaises et, plus généralement européennes. La concurrence ne peut évidemment disparaître mais des améliorations sont à apporter quant aux principes qui doivent régir la concurrence et la recherche des synergies pour une optimisation des projets de développement. Il est de la responsabilité des États de veiller à ce que leurs entreprises respectent un certain nombre de préceptes.

La Chine ne faisant pas partie de l’OCDE, il est essentiel que les États s’alignent sur une attitude et une éthique commune, pour, s’accorder ultérieurement sur les règles du jeu via un corpus de règles et de normes. Des mesures coercitives en matière de gouvernance, de propriété, de corruption, de RSE… élaborées par les dits acteurs encadreraient la cohabitation des entreprises chinoises et françaises en Afrique avec des arbitrages en cas de différends.

De manière générale, il est important de créer une atmosphère plus positive, un fond de substrat humain plus ouvert au dialogue pour mieux se comprendre. L’aspiration commune doit être d’atténuer les défiances mutuelles et de renforcer un esprit de confiance, en vue d’exploiter les opportunités potentielles.

Cette ambition suscite nécessairement des prises d’initiatives. Lors de sa série de webinaire en 2020, la FPI a permis à des hautes personnalités d’exposer leurs points de vue et leurs expériences sur cette thématique complexe.

De ces échanges, il ressort que chacun ne fait pas confiance à l’autre. Les entreprises françaises craignent de faciliter la pénétration de leurs concurrents chinois en Afrique tandis que les chinoises voient peu d’avantages à œuvrer avec des entreprises françaises alors qu’elles détiennent les marchés, les financements, les savoir-faire qui s’améliorent au fil du temps. Entre entreprises françaises, européennes et sociétés chinoises, la méfiance voire l’hostilité domine. Ce n’est pas que des exemples de coopération en Afrique fassent défaut.

Des grands projets trilatéraux peuvent être cités comme le terminal Tincan du port de Lagos au Nigéria qui a fait l’objet d’un consortium entre le groupe Bolloré, des partenariats chinois (China Merchants Holding International (CMHI) et China Africa Development Fund (CADF). On ne compte plus le nombre de ports cogérés par CMA-CGM et la China Merchants Port. Il est également à mentionner les travaux de dépollution de la Baie de Hann, une initiative combinée de la ville de Dakar, des ambassades françaises et chinoises au Sénégal. Enfin, ZTE, Huawei et Orange coopèrent régulièrement en matière de télécommunications. De tels projets collaboratifs mélangent financements, expériences de terrain, savoir-faire chinois et français.

L’idée d’une plateforme entrepreneuriale, structure de concertation et de réflexions stratégiques a été avancée. Elle permettrait aux entreprises de décrisper les relations, de partager leurs expériences ou encore de confronter leurs projets et de trouver des complémentarités. Cette plateforme suppose une autonomie d’action des entreprises sous l’égide des gouvernements africains, français et chinois.

191 Travailler ensemble est donc possible si l’on sait discuter et mettre à l’unisson les intérêts africains, chinois, français et européens.

Il faut provoquer cette collaboration.

Conclusion

Pour éviter la bureaucratisation, un équilibre est à trouver entre les parties prenantes. Les pouvoirs publics chinois et français qui veilleraient à l’adoption et au respect d’un corpus de règles et qui fourniraient l’impulsion politique et financière.

Les entreprises qui doivent trouver un mode de travail pragmatique, fondé sur des programmes et des projets qui correspondent à de vraies priorités voulues par les Africains et par lesquels les apports de chacun sont complémentaires.

Cette idée avait été lancé il y a 5 ans et fait même l’objet d’un mémorandum signé par les Premiers ministres français et chinois et est resté sans suite, tout comme les fonds franco-chinois qui n’a guère de substance. Les temps ont changé mais les besoins de l’Afrique sont plus que jamais pressants et l’on sait que l’efficacité de l’action commune passe par le pragmatisme et une volonté politique désireuse de faire bouger les lignes. Une nouvelle impulsion est à donner.

Annexes

Annexe 1 - Graphique « Gross Annual Revenues of Chinese Companies’ Construction Projects in Africa » Annexe 2 - Graphique « Number of Chinese workers in Africa by end of year » Annexe 3 - Graphique « China-Africa Trade » Annexe 4 - Graphique « Chinese FDI vs. US FDI to Africa, Flow » Annexe 5 - Tableau « Stock d’IDE chinois en Afrique » Annexe 6 - Tableau « Stocks comparés d’IDE chinois et européens en Afrique en 2018 » Annexe 7 - Graphique « Chinese Debt Cancellations for Africa by year (in US dollars millions) » Annexe 8 - Graphique « Importance économique de l’Afrique pour la Chine en % du total chinois en 2019 » Annexe 9 - Graphique « Importance économique de la Chine pour l’Afrique en % du total africain 2019 »

Bibliographie

• Gross Annual Revenues of Chinese Companies’ Construction Projects in Africa • « Number of Chinese workers in Africa by end of year », « China-Africa Trade » • « Chinese FDI vs. US FDI to Africa, Flow » • « Chinese Debt Cancellations for Africa by year (in US dollars millions) » • « Stock d’IDE chinois en Afrique », sources : Thierry Pairault d’après les données du MOFCOM • « Stocks comparés d’IDE chinois et européens en Afrique (2018) », sources : Thierry Pairault, MOFCOM, Eurostat • Importance économique de l’Afrique pour la Chine en % du total chinois en 2019, source : Thierry Pairault • Importance économique de la Chine pour l’Afrique en % du total africain 2019, source : Thierry Pairault

192 Annexe 1 - Graphique « Gross Annual Revenues of Chinese Companies’ Construction Projects in Africa »

Annexe 2 - Graphique « Number of Chinese workers in Africa by end of year »

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Annexe 3 - Graphique « China-Africa Trade »

Annexe 4 - Graphique « Chinese FDI vs. US FDI to Africa, Flow »

194 Annexe 5 - Tableau « Stock d’IDE chinois en Afrique »

Sources : Thierry Pairault d’après les données du MOFCOM

195 Annexe 6 - Tableau « Stocks comparés d’IDE chinois et européens en Afrique en 2018 »

Sources : Thierry Pairault, MOFCOM, Eurostat

196 Annexe 7 - Graphique « Chinese Debt Cancellations for Africa by year (in US dollars millions) »

Annexe 8 - Graphique « Importance économique de l’Afrique pour la Chine en % du total chinois en 2019 »

Source : Thierry Pairault

197 Annexe 9 - Graphique « Importance économique de la Chine pour l’Afrique en % du total africain 2019 »

Sources : Thierry Pairault

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NOTES DE LECTURES

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LES ROUTES DE LA SOIE NE MENENT PAS OU L’ON CROIT… de Claude ALBAGLI aux Editions L’Harmattan

Par Jean-Claude LEVY Auteur de « L’économie circulaire : l’urgence écologique ? Monde en transe, Chine en transit », Presses de l’Ecole nationale des Ponts & Chaussées, 2009

[email protected]

Cet ouvrage (274 p.), édité aux Ed. L’Harmattan, en 2020, de Claude ALBAGLI, est le fruit francophone d’un Colloque organisé sur les Routes de la Soie – en chinois « Une ceinture, une route » – à l’Université LAVAL à Québec ; il est aussi le produit de l’expérience acquise par son auteur au cours d’une quarantaine des séjours en Chine, durant une trentaine d’années. Economiste de formation, Cl. Albagli a par ailleurs une longue expérience de l’Afrique subsaharienne et préside l’Institut CEDIMES (Réseau académique international francophone.). L’ouvrage est précédé d’une préface de J. P. RAFFARIN et d’un avant-propos du Pr. ZHAN SU (U. Laval à Québec). Il présente d’une façon cohérente les enjeux de la stratégie contemporaine du gouvernement chinois en 2020, depuis Deng Xiaoping à nous jours. Ce livre enracine cette stratégie, bien documentée, dans l’Histoire et dans la Géographie de la Chine, quoi qu’il s’agisse d’une cible surtout d’aujourd’hui, en même temps qu’une pandémie surgit en 2020 et maximise la crise économique de 2008. Et cette pandémie paraît révéler de surcroît les faiblesses du « modèle » socio-économique « occidental », en face du déploiement récent de « l’économie socialiste de marché », affichée par l’ensemble territorial, économique, social et politique chinois.

On comprend comment ce déploiement en crise économique, écologique, sanitaire, numérique et sociale, embrasse et simultanément embarrasse la puissance occidentale. L’Occident paraît alors en réaction souffler sur les braises d’une sorte de guerre froide, à l’encontre d’un géant économique – la Chine, « république du Milieu » – qui elle-même se déploierait sans frontières à la faveur d’une sorte d’écheveau de « routes de la soie » concoctées bilatéralement avec la plupart des Etats – continentaux ou non – que ces routes concernent.

A la lecture de cet ouvrage on observe la modernité de cet empire du Milieu, qui n’a toutefois jamais véritablement eu de Centre, en dehors de capitales girovagues (dans le désordre 7 ou 8, de Loyang à Pékin en passant par Xian ou Nankin). Cet « empire » tend désormais à se déployer à l’échelle d’une planète réputée abusivement « occidentale », tandis que le Moyen-Orient et l’Amérique Latine se trouvent plus ou moins confondus en un ensemble hétérogène sous influence. Alors que cette « planète » rêvait depuis 3 siècles (Révolution industrielle), ou même 5 siècles (Découverte de l’Amérique ?) que le Capitalisme (= 7 siècles seulement en regard des 50 siècles de « l’Economie de marché ») pouvait être en soi une fin (la Fin de l’Histoire, cf. Fukuyama ?) : le réveil paraît confusément problématique, sinon comateux en 2020.

200 Ce livre est aussi une sorte de manuel (Cf. table des matières p.j.) qui cible une intelligence « systémique », sur des informations vraisemblablement observées à la source et complétées par une bibliographie exhaustive (peu de sources spécifiquement chinoises toutefois), sous une sorte de banalité qui sait éviter le jargon.

Cl Albagli a d’abord le mérite d’éviter le malentendu idéologique – pour le moins – et sémantique qui « plombe » le récit de l’histoire chinoise, et plus particulièrement celle des dernières années, sous une fabuleuse chappe paradigmatique « totalitariste » qui mélange généralement à la fois l’empire millénaire, la république centenaire, le socialisme, le communisme, le maoïsme… Comment une connaissance approfondie de ce pays peut-elle démentir cette fable ? Comment interpréter de nos jours la place retentissante de la Chine dans la géopolitique contemporaine, tant dans l’imaginaire du commun des mortels qu’en ce qui concerne la vérité pratique ? Les nouvelles « routes de la soie » seraient-elles un « fiasco politico-financier » et un « rêve chinois » communiste, ou de façon plus raisonnable la conduite d’une nouvelle façon chinoise de « définir son identité » et « ses relations avec le monde … par son absence d’esprit de domination territoriale » comme l’écrit J.P. Raffarin ? A l’instar alors de Zhan Su, dans son l’avant-propos : « l’objet n’est pas de prédire mais d’inventorier » et comment « discerner les ressorts de cette dynamique » …

La place manque pour développer ici – comme le fait l’auteur – le processus, les enjeux, l’impact évalué par cet ouvrage à l’échelle géopolitique et la « toile », qui précise la cartographie de ces routes. La table des matières donne suffisamment appétit de lecture. On soulignera donc seulement trois observations, qui nous viennent à l’esprit lorsque nous refermons ce livre.

En premier lieu la « carte » : la cartographie des « routes de la soie » (p. 29/31, Cf. cartographies), présente des territoires plus qu’elle ne les porte ; elle montre comment le gouvernement chinois les supporte… Et, comme toute carte, elle ne représente qu’un territoire imaginé. De façon générale, la carte d’une route ne saurait en effet représenter qu’un paysage quotidien principalement référencé aux usages pratiques ou imaginaires de chacun. Sur quelque route que ce soit, chacun, pour se mouvoir en pleine connaissance de cause, est ainsi appelé d’abord à faire l’inventaire de tout ce que représente l’histoire et la géographie des territoires représentés. C’est seulement alors aux différentes échelles des temps et des espaces considérés que cet « inventaire », suggéré par Zhan Su, peut commencer…

Cl. Albagli propose (p. 113/116) « une nouvelle géographie mondiale avec ramifications routières, axes ferroviaires, réseaux de pipelines, points d’appui portuaires … » qui paraît se dérouler en rupture avec les caractéristiques du capital, de l’industrie et du marché, en un mot du colonialisme dominateur et militaire d’un autre temps. Puis tout un chapitre bien documenté (cf. p. 147/191) dessine plus ou moins la structure spatiale, l’histoire et les usages des routes de la soie déroulées par le gouvernement chinois. On y comprend comment l’économie « socialiste » de marché à la chinoise s’est engagée depuis Deng Xiaoping dans un mouvement historique où « l’organisation de sa périphérie s’étend avec des dimensions planétaires » et que « cette approche réticulaire maille le globe et redonne à la Chine sa centralité ». Loin de l’impérialisme et des guerres de l’opium la centralité planétaire ne saurait plus du tout être d’extraction Occidentale et coloniale. Et l’Empire du Milieu ne saurait non plus être aujourd’hui le lieu du face-à-face statique – mais fracassant, léthal – d’une puissance contre une autre (E/W ou N/S). L’Empire du Milieu c’est le milieu du monde (c.ad. le Tanxia, selon Confucius, c’est 201 ce qui est sous le Ciel (Cf. R. Debray, Z.Tingyang, « Du Ciel à la Terre, la Chine et l’Occident), Ed. Les Arènes, 2014), c’est-à-dire le milieu d’une dynamique, pour ne pas dire – en termes énergétiques – le cœur d’une « dynamo », en rapport avec le mouvement paradoxalement intemporel de la respiration des choses de la vie sous le ciel et de la biodiversité dans les écosystèmes. Symboliquement et surtout politiquement, le « tanxia » est un lieu significatif : celui de « l’harmonie » affichée au début des années 2 000 par le précédent Chef de l’Etat chinois Hu Jintao. Et Albagli s’en explique ainsi : « car la Chine ne peut être un simple horizon sans centre : la Chine doit être le Milieu du monde ! Ainsi par le biais de la notion de « tanxia » elle dispose d’un paradigme avec le maître mot d’harmonie, qu’elle serait en mesure de mettre en place. Les pressions de l’actualité écologique planétaire offrent une convergence systémique qui pourrait bien donner écho à cette pensée confucéenne. ».

Loin d’arguties philosophiques orientalistes, l’ouvrage d’Albagli démontre alors la cohérence de la pensée chinoise. Celle-ci, simultanément, épouse très rationnellement une logique millénaire, mais aussi que le Gouvernement chinois contemporain applique – de façon pragmatique – à la nécessité socioéconomique, micro et macroéconomique de nourrir son marché intérieur, quelle que soit son ampleur, pour respirer de façon « systémique » tous azimuts (W/E/N/S) pour ne pas s’étouffer lui-même. Communément, comment se projeter à l’extérieur pour respirer à l’intérieur ? Et il ne s’agit pas seulement d’un besoin de matières premières afin d’alimenter l’économie chinoise. La formulation terminologique « systémique » d’Albagli ouvre plus largement l’économie « socialiste » de marché sur l’anglicisme « les communs » – en français le « bien commun » et ici sur les écosystèmes. Il ne s’agit pas non plus de manifestation de commandement façon « soft power » qui se traduit généralement sous la forme d’un colonialisme prédateur et masqué. Albagli entend signifier par là qu’il s’agit aussi de la Voie (Réf. Confucius / Lao-Tseu) – sinon la route de la soie – à l’instar d’un développement économique et social multipolaire négocié sous le Ciel, comme au « Milieu du ciel », loin de quelque totalitarisme étouffant, mais pratiquement sous le ciel, la climatologie oblige !

Une deuxième observation à propos de cet ouvrage, c’est qu’il résume les grandes lignes de la construction sociale de l’ouverture économique depuis Deng Xiaoping. Celle-ci n’est pas nouvelle, elle s’apparente paradoxalement aux stratégies économiques frénétiquement exogènes du développement vers les investissements directs à l’étranger, qui ont saisi les pays occidentaux dans les années 1970, au détriment de leur développement endogène. Mais, ce qui paraît différent c’est que la stratégie chinoise, pour sa part, n’a jamais cessé de viser au contraire la réforme du développement endogène de la Chine.

L’ouvrage en donne un aperçu nuancé et informé dans l’actualité, qui désormais confine aux choses de la banque et de la monnaie : un chapitre presque entier y est consacré, notamment concernant les marché européens et africains.

Face aux conditionnalités imposées par le système bancaire occidental, les banques chinoises (la Banque de Chine, Exim-bank, la Banque pour l’agriculture, et la Banque pour la Construction) ont en effet construit une stratégie à plusieurs dimensions, apte à coordonner le développement intérieur et le développement extérieur. C’est-à-dire, pour résumer, que le Yuan, en tant que monnaie souveraine, peut jouer sa puissance d’investissement spécifique, face aux conditionnalités économiques, institutionnelle, sociales et politiques émanant des Etats et des investisseurs occidentaux. Conditionnalité contre conditionnalité, la politique chinoise de non- ingérence dans les affaires des pays concernés sacrifie certaines libertés – plus collectives 202 qu’individuelles – mais elle libère aussi la porte aux investissements endogènes en accompagnant les initiatives locales, publiques et privées. Certes la conséquence est une dette problématique parfois considérable alors contractée par les opérateurs publics et privés de ces pays. En raison de cette stratégie « L’effondrement des bourses occidentales avec la crise du coronavirus et la sortie apparemment plus précoce de la Chine de Pandémie élargissent les possibilités et les craintes des pays visés » (p.127) en Occident comme ailleurs. En effet Le libre- arbitre de chacun reste entier, mais le « pic » que nos sociétés ont alors à franchir parait insupportable aux détenteurs d’« actifs » et aux opérateurs financiers. Ce « pic », pour les économistes, c’est le « momentum », c’est-à-dire le moment de crise, où les « actifs » boursiers, agro-industriels, immobiliers ou de sources improbables se préparent à changer radicalement de valeur. Or, devenu partie prenante de la finance « occidentale » (grâce à l’OMC), le Trésor chinois tient en réserve mille milliards de bons du trésor US. Et cela constitue une « cagnotte » possiblement antagoniste de celle « finance-là ». Cette cagnotte est propice à investissements réalisables tous azimuts, mais aussi, en cas de conflit, aucune règle ne parait apte à mesurer combien coûterait une soudaine dévalorisation de celle-ci, qui mettrait l’économie US elle- même en danger ! « La parité du Yuan et son acceptation en monnaie de réserve internationale forment les enjeux » qui pourraient être essentiels en vue d’une éventuelle sortie de crise, écrit alors Albagli. C’est-à-dire que derrière la question monétaire et « l’invention » des routes de la soie » c’est désormais la sauvegarde du multilatéralisme qui se joue. Et l’ouvrage conclue (Cf. p. 191…) « Une nouvelle mondialisation s’esquisse où la domination et la régulation américaine est confrontée à une organisation et à une réticulation sinisée de la planète. Basculement imminent ? Emergence fugitive ? Cohabitation aménagée ? Les ruses de l’Histoire ne permettent pas encore de trancher et les acteurs économiques confrontés à cette émergence fulgurante de la Chine positionnent cet impact de façon très diverse. ».

Troisièmement, l’auteur conclue (p.195…) rapidement en dernière analyse en poursuivant sa « pérégrination planétaire » sur un impact en 3 « postures » géopolitiques référées à l’impact général de l’invention des routes de la soie. Posture de l’observation bienveillante envers une pensée chinoise efficiente alternative et divergente d’une rationalité occidentale post-hellénique (Cf. François Julien, « Les transformations silencieuses », Ed. Grasset, 2009). Posture d’un détricotage de la stratégie chinoise, autour de la légitimité universelle du marché, de la démocratie et des droits de l’homme (à ne pas confondre avec le libre-arbitre). Posture enfin du ressentiment et de la dénonciation afin de contrarier l’engouement (Cf. 195) que la Chine alimente en faveur de ses initiatives favorable à de nouvelles routes de la « soie ».

Engouements, alliances « tactiques, de recours ou de substitution », en regard de l’hégémonie US suscitent effectivement nombre d’adhésions, parfois confortées par de vieux relais migratoires, par des « diasporas » récentes ou encore consubstantielles de traditions plus anciennes relevant du bouddhisme ou de familiarités anthropologiques.

Albagli montre que la Chine occupe une place dans la longue durée de l’Histoire que, selon nous, elle n’a jamais quitté. Et nous avons trouvé dans son livre bon nombre d’appréciations en phase avec notre récent ouvrage (Editions des Ponts-et-Chaussées, Paris, 2020, « Economie circulaire : déroute de la soie, déroute des empires », dont la Chine est un des points focaux) ! On doit alors s’interroger encore, sur un double non-dit de cet ouvrage : au-delà des « transformations silencieuses » qui porteraient alors sur l’interface culturel sino-hellénique entre « l’occident » et la Chine, à peine évoqué par l’auteur (Cf. ci-dessus F. Julien, Ouvrage

203 cité). Cet ouvrage est en effet muet à propos de l’immense profondeur de l’anthropologie face aux puissantes vagues contemporaines de la démographie.

L’auteur cible abondamment les flux économiques et géopolitiques d’aujourd’hui. Mais son ouvrage – sauf une allusion à Zheng He (Cf. p. 185), grand navigateur chinois XVe siècle – n’aborde pas vraiment l’anthropologie silencieuse, du quasi-continent arabo moyen-oriental dont ces routes traversent la diversité du tissu social. Il évoque, certes la Porte, la portée pétrolière et marchande du Moyen-Orient. Mais on a regretté qu’au-delà du « ferroviaire » en Afrique via Mombassa, et du « collier de perles de l’Océan indien » (Carte 9 et carte 14). Ce quasi-continent historique soit à peine évoqué. Ce « continent » est pourtant constitutif d’une sorte de « centralité » moins technique, plus fluide, mais néanmoins plus durable et problématique que d’autres supposées « centralités » d’aujourd’hui : j’entends par là l’importance du foyer de la civilisation musulmane – parfois brûlot complexe – qui va des vastes territoires méditerranéens du sud, vers l’Indonésie, ou vers l’Asie centrale et le Taklamakan … Le point de vue anthropologique sur cet espace échappe à Albagli. Cet espace-là occupe pourtant une « centralité » – certes diffuse mais comme transcendante, depuis ailleurs et prolongée jusqu’à la majuscule du Ciel, grâce à la civilisation qu’elle abrite : celle-ci est située beaucoup plus entre Ciel et Terre que dans la matérialité de ses coordonnées géographiques. La civilisation musulmane gite si près du Ciel qu’elle voisine alors le « tianxia », évoqué ci-dessus !

N’est-ce pas au cœur de ces lieux symboliques que se trament aussi et depuis toujours – à tout le moins depuis l’Hégire (an 622) pour la première, 11 siècles auparavant pour Confucius – les « ruses de l’Histoire » européenne et « occidentale » dont parle par ailleurs Albagli (p. 191) ? Par exemple l’ancien commerce intra-asiatique (qui sait que la capitale impériale Kaifeng fut partie juive et reste en revanche – bien que faiblement – musulmane ?) porte encore les traces d’une anthropologie voyageuse depuis la Chine jusqu’à l’Austronésie via la Polynésie … : qui sait encore communément aujourd’hui que la langue et la culture swahilie ou proto swahilie, couvrent parfois depuis l’ère romaine du Ier siècle (Cf. « Le Périple d’Erythrée… https://www.persee.fr/doc/jafr_0037-9166_1968_num_38_1_1428 », de Mauny Raymond - ) c’est-à-dire sur un territoire devenu musulman tissé jadis avec les grands marchands arabes de Zanzibar et de l’Afrique centrale jusqu’à la mer de Chine et au-delà. Dans la longue durée, ce livre montre que d’une « toile » d’antan à la « toile » d’aujourd’hui il existe vraisemblablement des relations, des liens à ne pas négliger, qui ne sauraient se dénouer. Bien que parfois des péripéties anthropologiques improbables tissent des liens qui puissent se distendre… : sont-ce des « ruses » de l’Histoire, qui tendent et distendent quelquefois silencieusement mais violemment ces liens ?

L’ouvrage ne s’attarde pas non plus sur la démographie de la planère, notamment au Moyen- Orient et curieusement en Afrique que l’auteur connaît pourtant bien : cette démographie est passée d’environ 1,5 milliards d’habitants lors de la 1ere révolution chinoise, en 1912, à 7,5 milliards aujourd’hui, dont la Métropolisation – qui en est engendrée – paraît ruiner les écosystèmes, pour n’enrichir que le capitalisme financier. Albagli conclue néanmoins sur une « convergence inattendue entre conceptions néo confucéennes et préoccupations écologistes » (p. 251) : cela n’a rien d’inattendu, quoi qu’il dise et ce n’est pas sans rapport avec l’anthropologie elle-même.

C’est pourquoi nous ne saurions conclure ce compte-rendu de lecture sans une dernière observation, qui ne saurait néanmoins pas réduire l’assez rare portée de cet ouvrage. Mais tout 204 de même, paradoxalement, le Démographe, depuis Malthus à la fin du XIXe siècle et son compère l’Anthropologue au début du XXe, sont un peu effacés dans ce livre. Peut-être disparaissent-ils au profit du Politologue, comme si aujourd’hui, en relation étroite avec le numérique, avec l’intelligence artificielle, que sais-je … avec la fascination du Nombre, le « big data » paraissait effacer la « personne » avec son libre-arbitre, au profit du « collectif » qui paraîtrait alors fonctionner comme une assemblée de « zombies » !

En terminant ce livre et ce compte-rendu, il nous vient alors à l’esprit cet aphorisme de Marc Bloch, historien et résistant, qui écrivait en 1943, avant d’être fusillé par les nazis à Lyon en 1944 : « Le bon historien est comme l’Ogre de la légende : là où il flaire la chair humaine, il sait que c’est là son gibier… » (de mémoire dans « Le métier d’historien : apologie de l’histoire » M. Bloch/L. Febvre) ».

Mais c’est une autre Histoire... au risque d’un sarcasme, craignons alors que le vacarme vertigineux et dérisoire des élections US, et que le bruit des « routes de la soie » n’évoque malheureusement un jour plus ou moins proche, une bien plus ancienne histoire de bruits de bottes et de chair à canon ! Le pire n’étant au demeurant jamais sûr.

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PRODUITS FORESTIERS NON LIGNEUX (PFNL) Impact sur l’Economie des Ménages et la Sécurité Alimentaire : Cas de la République Du Congo 17 avril 2O2O, aux Editions Universitaires Européennes (EUE), Allemagne

Par Enoch LOUBELO Docteur en Economie de la Production Docteur en Economie Forestière (PFNL), Consultant FAO Enseignant Economiste à l’Université Marien Ngouabi, Brazzaville Directeur de l’Institut Universitaire de Brazzaville (IUB) Congo

Le présent travail analyse, de manière globale et pour la première fois en République du Congo, la contribution des PFNL à la sécurité alimentaire. Il couvre les aspects liés aux définitions des PFNL, à leur classification en PFNL d’origine végétale et en PFNL d’origine animale, au contexte institutionnel ; il identifie les principaux acteurs notamment le groupe d’acteurs socio- économiques impliqués dans l’exploitation et la gestion des PFNL au niveau local, les modes d’exploitation et leurs impacts sur le milieu naturel ; les filières de commercialisation permettant de cerner les produits d’exportation ont été tour à tour analysées. Une partie importante de l’étude est consacrée à l’analyse de la contribution des PFNL au régime alimentaire de la population congolaise. Ce travail relève les principales difficultés et obstacles d’ordre social, institutionnel, commercial et de gestion qui freinent le développement normal du secteur des PFNL.

L’objet de cette recherche appliquée au Congo est d’apprécier ce que les produits forestiers non ligneux apportent à l’économie des ménages – surtout en zone rurale – et à la sécurité alimentaire.

Définition des PFNL

Parmi les différentes définitions données par les auteurs qui se sont intéressés à l’analyse de ces ressources, nous avons retenu la définition de la FAO.

Suivant cette définition, la FAO a retenu deux catégories des PFNL. Il s’agit des:

- PFNL d’origine végétale : plantes et produits végétaux non ligneux plantes alimentaires et médicinales, fourrages, pailles, plantes ornementales… - PFNL d’origine animale : animaux vivants, viande de brousse, poissons (vivants, ornementaux), les reptiles, les insectes…

En fait, les PFNL, c’est tout ce que l’on ramasse dans la forêt sans qu’on ait eu besoin de les planter (pour les plantes) ou de les domestiquer (pour les animaux).

206 L’intérêt de ce travail est donc double :

• D’abord d’ordre quantitatif parce qu’il permet de donner des informations sur le volume effectivement produit (importance) des PFNL de la forêt congolaise ; • Ensuite d’ordre économique parce qu’il permet de montrer l’apport des PFNL en tant que valeur marchande dans le pays ainsi que dans la population en termes de création d’emplois.

Il s’agit en fait de montrer que l’activité des PFNL contribue à l’augmentation des revenus et à la sécurisation alimentaire des groupes vulnérables grâce à l’exploitation rentable et durable des ressources naturelles, spécifiquement des produits forestiers non ligneux

Les outils méthodologiques

Deux phases :

1- Synthèse bibliographique Collecte de documents en vue de la constitution d’une base documentaire, et d’une synthèse thématique propre au contexte congolais. 2 -Entretiens libres avec les principales parties prenantes du secteur : Ministère du Développement durable, de l’Economie forestière et l’Environnement concerné, ONG, Groupement des paysans, etc.

Les questions

Cette recherche tente de donner des réponses aux questions ci-après :

• Quels sont les principaux PFNL vendus sur le marché au Congo ? • Comment ces PFNL parviennent-ils sur les marchés des centres urbains ? • Quelle est l’importance des PFNL dans la création d’emplois et la contribution de ceux-ci au revenu des ménages congolais ? • Comment ces produits forestiers non ligneux contribuent-ils à la sécurité alimentaire ?

Les hypothèses

Parmi les hypothèses formulées auxquelles l’étude essayera d’apporter les éléments de réponses figurent celles-ci :

Hypothèse 1 : L’activité des PFNL est très importante dans le secteur socioéconomique du Congo ; Hypothèse 2 : Elle constitue une activité génératrice d’emplois (résorption du chômage des jeunes) dans le secteur informel et donc une activité génératrice également de revenu (AGR) au niveau de la population concernée.

207 Les Résultats de la recherche

L’étude a montré que les produits forestiers non ligneux jouent un rôle prépondérant dans la vie des populations congolaises en fournissant des produits clés de subsistance et de revenu et notamment les denrées alimentaires, les plantes médicinales, le gibier, les matériaux de construction.

Parmi tous ces produits forestiers non ligneux, c’est le Gnetum qui se place en tête de liste suivi du rotin puis des Marantacées.

Le test statistique de khi-deux (2) à partir des données de l’enquête a montré qu’il n’y a pas de différence dans la consommation des feuilles de Gnetum entre les individus du secteur public, privé ou informel.

Une marge bénéficiaire est dégagée par chaque vendeur et par mois, déduction faite de toutes taxes et coûts y relatifs, nettement supérieure au salaire moyen interprofessionnel garanti (SMIG) des agents de la Fonction Publique.

La sécurité alimentaire a été examinée à partir de :

• la disponibilité des PFNL dans ce pays ; • l’accès aux PFNL ; • l’utilisation des PFNL ; • la stabilité (durabilité) des PFNL ; • l’achat des biens domestiques à partir de la vente des PFNL

Au regard de ces résultats, on peut affirmer que les ménages enquêtés connaissent une sécurité alimentaire appréciable.

Conclusion

Nous pouvons dire que l’activité commerciale des PFNL a un impact réel sur l’économie de ménages et, partant, sur l’économie du pays et génère par la même occasion des milliers d’emplois, même si, il est vrai, la commercialisation des PFNL, reste une activité du secteur informel.

Ces activités sont en pleine expansion ainsi que nous venons de le montrer sur l’augmentation du nombre de vendeuses de feuilles de Gnetum à Brazzaville. D’autres PFNL mobilisent aussi de nombreux acteurs notamment les noix de palme, les Marantacées, les lianes et le rotin.

Dans le souci de mise en œuvre de la stratégie de gestion durable des ressources fournissant les PFNL alimentaires en Afrique Centrale, nous avons ciblé des acteurs qui, en conjuguant leurs efforts, peuvent avoir une action plus efficace, notamment :

- Aux populations locales :

208 • de prendre conscience du fait que, compte tenu de l’exploitation anarchique des PFNL alimentaires, dans quelques années des quantités disponibles vont considérablement diminuées. • de bénéficier de formation sur les techniques de transformation, domestication et conservation des PFNL ; - Aux chercheurs : • d’engager les recherches sur la collecte d’informations agronomiques concrètes sur les PFNL de culture pour encourager leur adoption par les populations riveraine ; • de continuer les recherches sur la domestication des PFNL pour l’augmentation des rendements des PFNL cultivés tout en maintenant le goût des consommateurs ; - Pour la FAO : • de vulgariser la domestication des PFNL les plus utilisés. Pour le cas de Gnetum par exemple financer l’introduction dans tous les villages la domestication de cette espèce; • d’encourager la promotion de la participation des populations locales à la gestion des ressources naturelles dont ils dépendent étroitement en premier, par des campagnes de sensibilisation, d’éducation ou de formation pour renforcer les capacités de ces populations à l’application des méthodes d’exploitation efficaces et durables.

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LA FIN DE LA DOMINATION ÉCONOMIQUE DE L'OCCIDENT Et L'INVASION ORIENTALE

Par Maria NEGREPONTI DELIVANIS Traduit du grec par Caroline Luigi.

Collection : Mouvements Économiques et Sociaux L’Harmattan

ACTUALITÉ SOCIALE ET POLITIQUE ; MONDIALISATION, ECONOMIE GÉOPOLITIQUE, RELATIONS INTERNATIONALES, DIPLOMATIE

Un autre monde émerge des cendres de l'Occident déclinant. À travers la « nouvelle route de la soie », la Chine est en train de bâtir une mondialisation selon ses propres normes, et promet un nouveau plan Marshall aux économies émergentes. Davantage soucieuse de son accession à la souveraineté mondiale que de maximisation des profits, pacifique, elle est cependant entrée dans une guerre commerciale avec les États-Unis. Une Troisième Guerre mondiale semble désormais inévitable tandis que les changements cosmogéniques l'emportent sur toutes les règles du monde occidental.

Date de publication : 8 juin 2020

Broché - format : 15,5 x 24 cm • 348 pages

ISBN : 978-2-343-19571-1

EAN13 : 9782343195711

EAN PDF : 9782140151187EAN ePUB : 9782336901930 (Imprimé en France)

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REGLES DE PRESENTATION DES ARTICLES POUR PUBLICATION AUX « CAHIERS DU CEDIMES »

1. STRUCTURE DU TEXTE

Résumé́ L’auteur propose un résumé́́ en français et en anglais qui n’excède pas 250 mots. Il limite son propos à une brève description du problème étudié́́ et des principaux objectifs à atteindre. Il présente à grands traits sa méthodologie. Il fait un sommaire des résultats et énonce ses conclusions principales.

Mots-clés Ils accompagnent le résumé́́. Ne dépassent pas 5-6 mots et sont indiqués en français et en anglais.

Classification JEL Elle est disponible à l'adresse : http://www.aeaweb.org/jel/guide/jel.php

Introduction • La problématique : l’auteur expose clairement la question abordée tout au long de l’article et justifie son intérêt. Il formule des hypothèses qui sont des réponses provisoires à la question. • La méthodologie et les principaux résultats : l’auteur précise la raison du choix d'une méthode particulière et les outils utilisés de collecte de l’information, si nécessaire. Il cite ses principaux résultats. Il annonce son plan.

Développements • Le contexte : l’auteur situe la question posée dans son environnement théorique en donnant des références bibliographiques et en évoquant les apports d’autres chercheurs. • La méthode : l’auteur explique en détails comment il a mené son étude et quel est l'intérêt d'utiliser ses outils de collecte de données par rapport aux hypothèses formulées. • Les résultats (si le papier n’est pas uniquement conceptuel) : l’auteur présente un résumé́́ des données collectées et les résultats statistiques qu’elles ont permis d’obtenir. • La discussion : l’auteur évalue les résultats qu’il obtient. Il montre en quoi ses résultats répondent à la question initiale et sont en accord avec les hypothèses initiales. Il compare ses résultats avec les données obtenues par d’autres chercheurs. Il mentionne certaines des faiblesses de l'étude et ce qu'il faudrait améliorer en vue d'études futures.

Conclusion L’auteur résume en quelques paragraphes l'ensemble de son travail. Il souligne les résultats qui donnent lieu à de nouvelles interrogations et tente de suggérer des pistes de recherche susceptibles d'y apporter réponse.

Bibliographie Il reprend tous les livres et articles qui ont été́́ cités dans le corps de son texte.

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2. CONSEILS TECHNIQUES

Mise en page et volume • Document Word, Format B5 (18,2 x 25,7 cm); • Marges : haut 2,22 cm, bas 1,90 cm, gauche 1,75 cm, droite 1,75 cm, reliure 0 cm, en tête 1,25 cm, bas de page 1,25 cm ; • Volume : Le texte ne doit pas dépasser 20 pages au maximum en format B5 du papier. • Les notes de bas de pages si elles existent renomment à un à chaque page • Les tableaux doivent être conçus pour ne pas déborder des marges

Style et Polices Arial, taille 12 pour le titre de l’article et, pour le reste du texte, Times New Roman, taille 11 (sauf pour le résumé́́, les mots-clés, en italique, et la bibliographie qui ont la taille 10), simple interligne, sans espace avant ou après, alignement gauche et droite. Le titre de l'article, l'introduction, les sous-titres principaux, la conclusion et la bibliographie sont précédés par deux interlignes et les autres titres/paragraphes par une seule interligne.

Titres Le titre de l'article est en gras, en majuscules, aligné au centre. Les autres titres sont alignés gauche et droite ; leur numérotation doit être claire et ne pas dépasser 3 niveaux (exemple : 1. – 1.1. – 1.1.1.). Il ne faut pas utiliser des majuscules pour les titres, sous-titres, introduction, conclusion, bibliographie.

Mention des auteurs Sera faite après le titre de l'article et 2 interlignes, alignée à droite. Elle comporte : Prénoms, NOM (en gras, sur la première ligne), Nom de l’institution (en italique, sur la deuxième ligne), e-mail du premier auteur (sur la troisième ligne).

Résumé́ et mots-clés Leur titre est écrit en gras, italique, taille 10 (Résumé́, Mots-clés, Abstract, Key words). Leur texte est rédigé́́ en italique, taille 10. Les mots-clés sont écrits en minuscules et séparés par une virgule.

Notes et citations Les citations sont reprises entre guillemets, en caractère normal. Les mots étrangers sont mis en italique. Les pages de l’ouvrage d’où cette citation a été́́ extraite, doivent être précisées dans les notes. Les notes apparaissent en bas de page, et sont recommencées à 1 à chaque page.

Tableaux, schémas, figures Ceux-ci doivent entrer dans le format de la revue (B 5), sans dépasser sur les marges à gauche, 0,75, à droite 1,75. Ils sont numérotés et comportent un titre en italique, au-dessus du tableau/schéma. Ils sont alignés au centre. La source (si c’est le cas) est placée en dessous du tableau/schéma/figure, alignée au centre, taille 10.

212 Présentation des références bibliographiques • Dans le texte : les citations de références apparaissent entre parenthèses avec le nom de l’auteur et la date de parution. Dans le cas d’un nombre d’auteurs supérieur à 3, la mention et al. en italique est notée après le nom du premier auteur. En cas de deux références avec le même auteur et la même année de parution, leur différenciation se fera par une lettre qui figure aussi dans la bibliographie (a, b, c,...). • A la fin du texte : pour les périodiques, le nom de l’auteur et le prénom sont suivis de l’année de la publication entre parenthèses, du titre de l’article entre guillemets, du nom du périodique (sans abréviation) en italique, du numéro du volume, du numéro du périodique dans le volume et numéro des pages. Lorsque le périodique est en anglais, les mêmes normes sont à utiliser avec toutefois les mots qui commencent par une majuscule. Pour les ouvrages, on note le nom et le prénom de l’auteur suivis de l’année de publication entre parenthèses, du titre de l’ouvrage en italique, du lieu de publication et du nom de la société́́ d’édition. Pour les extraits d’ouvrages, le nom de l’auteur et le prénom sont à indiquer avant l’année de publication entre parenthèses, le titre du chapitre entre guillemets, le titre du livre en italique, le lieu de publication, le numéro du volume, le prénom et le nom des responsables de l’édition, le nom de la société́́ d’édition, et les numéros des pages concernées. Pour les papiers non publiés, les thèses etc., on retrouve le nom de l’auteur et le prénom, suivis de l’année de soutenance ou de présentation, le titre et les mots « rapport », « thèse » ou « papier de recherche », qui ne doivent pas être mis en italique. On ajoute le nom de l’Université́́ ou de l’École, et le lieu de soutenance ou de présentation. Pour les actes de colloques, les citations sont traitées comme les extraits d’ouvrages avec notamment l’intitulé du colloque mis en italique. Si les actes de colloques sont sur CD ROM, indiquer : les actes sur CD ROM à la place du numéro des pages. Pour les papiers disponibles sur l'Internet, le nom de l’auteur, le prénom, l'année de la publication entre parenthèses, le titre du papier entre guillemets, l'adresse Internet à laquelle il est disponible et la date du dernier accès.

ENVOI de l’ARTICLE Adresse Internet de la revue : Cedimes.com/index.php/publi/cahiers-du-cedimes/repertoire-des-ouvrages

Envoi du document en français ou en anglais par courriel à M. Marc RICHEVAUX (Rédacteur en Chef) : [email protected] Toute proposition d’article doit mentionner le N° de carte d’adhérent du CEDIMES avec sa cotisation à jour. Pour les auteurs non encore membres, l’article doit être accompagné du formulaire d’adhésion rempli et la cotisation à l’ordre du CEDIMES. Les documents envoyés doivent respecter les conseils de rédaction indiqués ci-dessus, à défaut ils sont renvoyés à l’intéressé pour mise aux normes ce qui en retarde la procédure Le rédacteur en Chef retourne un avis de réception de l’article.

L’auteur recevra ultérieurement une notification sur les résultats de l’évaluation avec trois possibilités : 1) L’article n’est pas publiable en l’état avec les raisons ; 2) L’article est publiable sous réserve de certaines modifications énoncées ; 3) L’article est publiable en l’état ou avec quelques corrections mineures.

La parution du nouveau numéro est annoncée sur le site internet du CEDIMES 213