1 2 Molière, Sarrasin et Esprit chez Conti Mémoires de Jacques Esprit

3

4 Henri Berna

Molière, Sarrasin et Esprit

chez Conti Mémoires de Jacques Esprit

Éditions EDILIVRE APARIS 75008 Paris – 2010

5

www.edilivre.com

Edilivre Éditions APARIS 56, rue de Londres – 75008 Paris Tel : 01 44 90 91 10 – Fax : 01 53 04 90 76 – mail : [email protected]

Tous droits de reproduction, d’adaptation et de traduction, intégrale ou partielle réservés pour tous pays.

ISBN : 978-2-8121-2547-8 Dépôt légal : Janvier 2010

© Edilivre Éditions APARIS, 2010

6

7 8

Sommaire

Introduction ...... 11 Mémoires de Jacques Esprit ...... 25 Epilogue ...... 197 Chronologie ...... 221 Les personnages ...... 225 Liste des 20 académiciens du fauteuil 11 ...... 233

9 10

Introduction

L’Histoire que nous voulons vous présenter se trouve refléter la société du dix-septième siècle, tout orientée vers des péripéties savantes, culturelles, galantes autant que politiques, et dont on ne peut qu’apprécier la munificence, la subtilité ou le panache. Cette histoire ne doit rien à l’imagination ou à l’invention. Elle ne fait que relater des faits connus de tous et dont certains même sont répertoriés dans nos annales ou évoqués dans nos livres. D’autres, et ils sont nombreux, touchent à l’Histoire et aussi à la vie littéraire de la capitale et de la province. Elle est fondée sur les Mémoires apocryphes de Jacques Esprit qui tint une place de choix à l’Académie Française, à l’Hôtel de Rambouillet et chez Mme de Sablé, et aussi dans la cour du prince de Conti, et qui, de ce fait, côtoiera les plus grands personnages du siècle et sera mêlé à l’effervescence culturelle du moment en publiant un ouvrage d’éthique fort intéressant. Bien que sa désignation à l’Académie fût obtenue sans trop de brigue, par la seule faveur du chancelier Séguier et de Richelieu, et bien qu’il n’eût pas, comme certains, à se glorifier

11 d’une abondante production littéraire, Jacques Esprit mérite de figurer parmi les meilleurs moralistes de ce temps, et comme un adepte de Montaigne ou La Rochefoucauld ou un précurseur de La Bruyère, de Pascal, de Fénelon, et bientôt de Voltaire ou Diderot. La cour dont il est question ici est celle qui se tenait au lieudit La Grange des Prés, à une lieue au nord de Pézenas, qui fut la résidence des gouverneurs, et qui constitua donc un moment le siège et le cœur de la province du Languedoc. Ce n’était pas, à proprement parler, la cour de Versailles, qui d’ailleurs à cette époque n’était qu’un lieu encore presque désert, mais déjà la préfiguration de ce qu’elle sera quand le roi Louis XIV décidera d’avoir un palais à la mesure de sa gloire ou de sa vanité. Cette cour est aujourd’hui détruite, déchue et oubliée. Il n’en reste pas de vestige glorieux comme à Grignan, celle de Provence, ou comme d’autres provinces. Le château se révèle aussi délabré que celui d’Aiguillon au nord d’Agen qui concrétisa, lui aussi la prospérité des ducs de Lorraine-Mayenne. Vite éclipsée par Montpellier, la cour de Pézenas a disparu sans bruit, dans la douleur et dans la dignité. Après avoir été une première fois abattue par l’autoritarisme de Richelieu, elle l’a été par l’adversité et la maladie. Il n’en reste qu’une douce nostalgie qui échappe même aux résidents ou aux touristes. Les grands dont nous parlons sont évidemment ces gouverneurs et représentants du roi que furent les fastueux Montmorency père et fils, et le prince de Conti, mais on peut étendre l’appellation aux grands seigneurs, à la maison de Mazarin, et au roi lui-même.

12 La charge de gouverneur du Languedoc était accordée, comme on peut le penser, par la seule faveur royale, le roi désirant, bien évidemment, être représenté par un féal à sa dévotion. A l’époque de François Ier, cette fonction avait été donnée au connétable Anne de Montmorency, un filleul de la reine Anne de Bretagne, ami d’enfance du roi, en récompense de sa fidélité et du succès, tout relatif, du traité négocié à Madrid en 1526, après la désastreuse bataille de Pavie. Mais ce gouvernement d’une province était donné à un homme qui était aussi Grand maître de France et chargé de l’administration de l’Etat. Il ne résidait pas dans la province, quoiqu’il y eût des châteaux, et préféra se retirer à Chantilly quand une intrigue de cour le fit disgracier en 1541. Il mourut en 1567 laissant deux fils : François qui fut gouverneur de Paris, et Henri Ier qui reçut en 1563 le gouvernement du Languedoc. Henri Ier de Montmorency, quoique catholique, avait encouru l’animosité de la reine Catherine et du duc de Guise à cause de la considération qu’il avait manifestée pour les protestants. Il n’échappa aux massacres de la Saint-Barthélémy qu’en se retirant dans le Languedoc. Il résidait alors dans le château aux sept tours de Pézenas, lequel dominait la ville, marquant l’emprise féodale des Montmorency dans la région. La ville, était alors en pleine prospérité, avec sa maison consulaire et sa commanderie des Templiers qui était depuis longtemps passée aux Hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem, et dont la chapelle était devenue depuis quatre siècles l’église paroissiale de Saint-Jean-Baptiste et Saint-Jean-L’Evangéliste.

13 C’est Henri Ier qui acheta aux évêques de Lodève les terres de Notre-Dame des Liesses de la Grange des Prés où il fit édifier un magnifique château, plus vaste et plus confortable que l’édifice médiéval de la butte de Pézenas. Il fit également aménager les jardins, et l’on s’émerveilla longtemps de ses allées d’orangers, ses bosquets taillés, ses fontaines, ses statues, ses grottes et ses parterres fleuris. Ce duc Henri Ier de Montmorency, que l’on appelait d’Anville, partisan et familier de Henri IV, fut nommé connétable en 1593. Il s’enracina dans sa province, où il résidait souvent, attiré par la pureté du ciel et les charmes de la région. Ses deux filles du premier lit avaient épousé le duc de Ventadour et le duc d’Angoulême. Lui-même épousa, en secondes noces, une jeune dame Budos de Portes, de petite noblesse piscénoise qui lui donna deux enfants Henri et Charlotte, tous deux nés cependant à Chantilly. Le gouverneur Henri Ier a laissé sa trace dans le gouvernement de la province, notamment en protégeant les droits des réformés et en luttant contre les Espagnols qui le menaçaient d’invasion. On le disait assez inculte, n’ayant d’autre science que celle que lui avait apprise la nature, mais doué, comme son père, de courage et de bon sens. Il eut à cœur d’assurer sa succession en présentant aux Etats, en 1606, son jeune fils Henri, âgé de seulement onze ans, en disant « qu’il marcherait sur la trace de son père. » Il mourut en 1614 et fut exposé, en habit de capucin, dans la chapelle de Notre-Dame du Grau, à Agde, avant d’être enterré soit à Agde, soit dans une chartreuse proche. Il avait dominé le Languedoc pendant plus d’un demi-siècle.

14 Son fils Henri II de Montmorency, qui était filleul de Henri IV, fut nommé amiral par Louis XIII en 1612, et hérita tout naturellement du gouvernement du Languedoc. L’année suivante, accompagné d’une suite de cent gentilshommes, il se rendait à Paris pour épouser une nièce de Marie de Médicis, Marie-Félice des Ursins, de la noble famille des Orsini. Ils résidèrent alors en leur château de la Grange des Prés qui constituait à cette époque un havre de paix et de bonheur. Il faut avoir conscience du haut degré de faveur auquel était alors parvenu le duc et de la magnificence de la cour de Pézenas. Chacun vantait sa témérité et sa bravoure, tout autant que sa magnanimité, sa cordialité, sa générosité, toutes grâces qui lui assuraient l’estime de la population. Dans ses écuries de Pézenas, il logeait cinquante chevaux de manège et se payait le luxe de les offrir aux seigneurs de sa cour, n’en conservant qu’une douzaine pour son usage. Il vivait entouré de trente pages et cinquante gentilshommes auxquels s’ajoutaient ceux de la province. Sa femme Marie- Félice possédait une magnifique bibliothèque, et elle s’illustrera plus tard, dans son exil à Chantilly, par la protection qu’elle donnera aux artistes. On parlait alors de la cour de Montmorency comme d’une merveille, faite des plaisirs de l’existence et de la recherche des subtilités de l’esprit. Tout le monde s’y comportait avec dignité, et chacun avait à cœur de se montrer bon et fier gentilhomme. La ville de Pézenas profita amplement de cet ordre princier. On y trouvait, outre les beaux hôtels et manoirs des nobles, des académies d’escrime, de danse et d’équitation. On s’exerçait au tir et à

15 l’arbalète. La vie piscénoise était émaillée de fêtes splendides qui rehaussaient d’autant l’éclat de la cour. Le duc avait pour secrétaire Mairet, poète tragique qui avait eu de nombreux succès au théâtre et qui sera après 1632 pensionné par Richelieu, et deviendra ami de Corneille après l’avoir combattu. La maison du duc était imposante ; on y trouvait, dit Albert-Paul Alliès, historien piscénois, un commandant, trois lieutenants-généraux, huit lieutenants du roi, neuf lieutenants des maréchaux de France, huit grands sénéchaux et huit grands baillis. Cette cour brillante vivait en pleine harmonie et on ne signale guère de tensions internes ou d’animosités de personnes comme ce sera le cas à Versailles. En fait, l’autorité et le renom du duc évitaient les querelles intestines, mais c’était aussi que la somptuosité des réceptions charmait tout le monde. Il était de tradition d’organiser de grandes fêtes lorsque le duc revenait de ses campagnes guerrières. Le duc et la duchesse pensionnaient de nombreux auteurs tels Mairet, Boisset et Théophile de Viau, et ceux-ci seront encore protégés par Marie-Félice après sa retraite à Chantilly où elle sera célébrée sous le nom de Sylvie. Henri II eut néanmoins à combattre les protestants et se distingua en dirigeant les sièges de Montauban et Montpellier, puis en prenant les îles de Ré et d’Oléron. On dit qu’on le vit revenir un jour du siège de Montpellier blessé de deux coups de pique et tout ensanglanté. Rentrant chez lui après sa victoire de La Rochelle, il reçut les hommages enthousiastes de toute la noblesse locale, au point qu’on l’aurait pris pour un grand souverain. De même, le parlement de Toulouse lui envoya une députation extraordinaire, ce qui n’avait jamais été fait pour un gouverneur.

16 Il vendit ensuite sa charge d’amiral à Richelieu qui devait attaquer La Rochelle. S’étant distingué dans le Piémont, en faisant prisonnier le prince Doria et en prenant plusieurs drapeaux, il fut fait maréchal en 1629, mais reçut comme un désaveu le fait de ne pas être nommé connétable comme son père. Après 1630, le rôle hégémonique de Richelieu conduisit d’une part à l’opposition larvée de la noblesse, et d’autre part à la révolte des provinces, comme le Languedoc, frustrées dans leurs droits. On connaît la suite malheureuse de cette révolte dont le duc fut la première victime. Ayant cru de son devoir de soutenir les députés de sa province qui ne parlaient pas moins que de se révolter contre le pouvoir royal, il se laissa entraîner par le piètre Gaston d’Orléans dans une lutte ouverte contre Richelieu qui lui fut fatale à Castelnaudary en 1632. Il fut décapité à Toulouse, dans la cour du Capitole, Richelieu ayant montré son vrai visage d’autocrate, et Louis XIII sa faiblesse ou son indétermination. Le gouvernement du Languedoc passa ensuite à Schomberg qui avait commandé les troupes royales et qui avait bien mérité de Richelieu. Le château fort aux sept tours de Pézenas fut démoli ; la cour de La Grange des Prés s’étiola, sa veuve Marie-Félice des Ursins étant reléguée à Moulins, avant de pouvoir aller à Chantilly. L’aspect le plus honteux de cette révolte qui frappa le duc fut le lâche abandon de Gaston, ainsi que celui des nobles et des consuls qui l’avaient poussé à la résistance, et ce fut aussi plus tard l’affront donné à la province par l’octroi de la charge de gouverneur au piètre Gaston d’Orléans qui l’avait si peu méritée, mais qui la conservera jusqu’à sa mort en 1660.

17 La cour de la Grange des Prés que Henri Ier et Henri II avaient rendue si brillante disparut alors, et pendant vingt ans il ne resta plus grand chose de son ancienne splendeur. Ensuite, après les péripéties de la Fronde terminées par l’amnistie royale, le prince de Conti, fils de Charlotte de Montmorency et neveu de Henri II, ayant accepté de se soumettre, se vit donner les titres de lieutenant en Languedoc et il fixera sa demeure à Pézenas. Il ne sera gouverneur qu’après 1660. Cette histoire nous conte essentiellement un aspect pittoresque de cette cour qui surgit de la brume où elle était ensevelie, pour briller encore, puis qui passa assez brutalement de la munificence à l’austérité, et cela pour suivre l’humeur repentante de son seigneur et maître. On y découvrira de nombreux aspects culturels ou artistiques qui ont fait la gloire de la province alors vivifiée par les séances de délibération des Etats du Languedoc, ainsi que par les représentations de l’Illustre Théâtre de Molière. On vantera particulièrement les mérites du poète Jean- François Sarrasin, et ceux de Jacques Esprit, et à travers eux, toute la richesse des mouvements littéraires de ce siècle d’avant Louis XIV, et que l’on pourrait appeler le demi-siècle des cardinaux. Peu de gens aujourd’hui se soucient de Sarrasin ou d’Esprit qui tinrent tant de place dans l’Hôtel de Rambouillet et les ruelles, dans les péripéties de la Fronde et dans la vie du prince de Conti. Pourtant, Sarrasin était en son temps plus que célèbre et fort considéré par chacun. Les traces de son passage à l’Hôtel de Rambouillet sont nombreuses, et il a laissé de grands regrets à Pézenas, bien que son séjour fut assez fugitif, mais où on eut la délicatesse de donner

18 son nom à un boulevard. Longtemps après sa mort survenue en 1654, des gens illustres se préoccupaient encore de sa mémoire. Et l’on raconte qu’un jour un étranger vint demander au chapitre de la cathédrale de Pézenas de visiter sa sépulture, au grand émoi des prêtres qui, eux, ignoraient jusqu’au nom de Sarrasin, mort près d’un siècle auparavant, et encore moins l’emplacement de son tombeau. C’était Arouet de Voltaire qui venait s’enquérir du sort réservé à un homme qui avait compté parmi les grands esprits de son temps, et qui paraissait mériter mieux que l’oubli dans lequel il était tombé. De même, Jacques Esprit, l’un des premiers académiciens et conseiller du roi, résida dans cette cour dès 1655, date à laquelle il se mit au service du prince Armand de Conti, qui l’incita même à épouser une gente dame de la région. Il fait figure d’honnête homme et de courtisan appliqué se consacrant à sa fonction de précepteur des enfants Conti et à la rédaction d’un ouvrage d’érudition portant sur l’étude du caractère et sur les subtilités de la psychologie. Le fondement de ses observations était de dire que tout ce que l’on révérait comme vertus fondamentales n’était motivé que par de secrètes espérances bien plus que par des nécessités morales. Dans notre aréopage des Lettres, la personnalité d’Esprit est surtout à rapprocher de celle de François de La Rochefoucauld avec qui il était lié par une certaine communauté de pensée et un égal penchant pour les problèmes de conscience. On ne sait lequel des deux était l’initiateur, le maître à penser ou la mouche du coche, mais ce qui est certain, c’est qu’ils exploraient tous deux, dans le salon de la marquise de Sablé, le fonds de moralité de la société de leur

19 temps, avec la rédaction de Maximes pour l’un et d’un traité de morale pour l’autre. Essayons donc de raviver leur mémoire, et de mettre en lumière la haute spiritualité de ce début de dix-septième siècle qui présage bien l’essor de ce que Voltaire appellera le Siècle de Louis XIV, mais qui n’était encore qu’à l’état d’embryon, et entièrement dans la main de cardinaux. Car, n’en doutons pas, de la mort du duc de Luynes en 1621 à l’avènement de Louis XIV en 1661, ce sont, en quatre bonnes décennies, les cardinaux qui ont gouverné la France, Richelieu d’abord avec fermeté et autorité, Mazarin ensuite avec souplesse et longanimité, et l’on peut même y ajouter l’intrigant cardinal de Retz qui ne gouverna, à sa manière, que des frondeurs et des opposants. Ces Mémoires de Jacques Esprit peuvent être datés de 1677 ou 1678, année de sa mort. Ils présentent l’avantage de nous faire revivre les premières années de l’Académie française, les fastes de l’Hôtel de Rambouillet, puis ceux de la cour du prince de Conti à Pézenas. L’amitié qui liait Esprit à Sarrasin s’explique par une même passion littéraire mais aussi par des parcours similaires qui furent profitables pour l’un et dramatiques pour l’autre. Ils avaient des origines bien différentes, Esprit étant né à Béziers et Sarrasin à Caen sept ans plus tôt, mais ils seront liés par une passion commune pour les lettres et surtout par leurs attaches avec la société littéraire de l’époque. Tout en vivant en grande commensalité, ils eurent, comme nous le verrons, des destins fort différents. On trouve qu’il soit plaisant que l’un puisse évoquer les mérites de l’autre et lui accorder l’hommage posthume qu’il n’a pas reçu.

20 Dans la chrestomathie de ce premier milieu de siècle, ils représentent tous deux, certes, moins de relief que Corneille, Descartes, ou Pascal, ou même Rotrou, Racan, d’Urfé, Scarron ou Scudéry, et eurent de leur vivant moins de gloire que les Chapelain, Conrart, Voiture, Vaugelas ou autres. Mais ils furent, tout autant que ceux-là, engagés dans la vie active et l’effervescence littéraire. Peut-on évoquer l’Académie ou l’Hôtel de Rambouillet, ou le salon de Mme de Sablé sans parler de l’un ou de l’autre ? Peut-on vanter l’esprit des salons sans les dépeindre tous deux pérorant en public et faisant assaut d’imagination, de fantaisie, d’invention ou d’ingéniosité. Et peut-on parler de morale, d’éthique ou de philosophie sans évoquer le caractère épicurien de l’un et l’ouvrage de l’autre. Et peut-on parler de La Rochefoucauld ou Mme de Sablé sans évoquer le rôle de Jacques Esprit. Jacques Esprit est un subtil observateur de la personnalité humaine. Lui aussi a quitté la plaisante fréquentation des salons parisiens pour revenir dans sa province et y vivre dans le sillage du prince de Conti. La modestie de sa mémoire ne doit pas nous faire oublier qu’il fut l’un des premiers quarante, qu’il fut partout honoré comme un homme de bien, et qu’il nous a laissé un ouvrage sur Les faussetés des vertus humaines qui est assez estimable. Il a été le second à honorer le fauteuil n° 11 de l’Académie qu’illustreront ensuite Colbert, d’Aguesseau, Maurice garçon, , … Sarrasin, quant à lui, a étourdi les assemblées de sa verve subtile et de son inspiration débordante. Après avoir conquis les salons parisiens, il pensa trouver un séjour apaisant dans le Languedoc, en suivant la carrière de ce prince de Conti qui aurait pu être un

21 grand personnage et qui aurait pu, par sa protection, le conduire à une plus grande renommée. Tous deux vécurent un temps à la Grange des Prés, en compagnie de l’abbé de Cosnac, alors premier gentilhomme de la chambre du prince ; de l’abbé Roquette qui a laissé la réputation d’un jésuite hypocrite qui pourrait être le modèle du Tartuffe de Molière ; du comte de Lavergne plus connu sous le nom de Guilleragues et qui succèdera à Sarrasin en qualité de secrétaire du prince ; de l’abbé Voisin qui entraînera Conti dans le rejet des spectacles ; de Gourville qui fut secrétaire de La Rochefoucauld puis de Condé avant de devenir financier ; de Langlade qui était secrétaire du duc de Bouillon et l’ami de Cosnac qui le fera entrer au service de Conti. Il ne faut pas oublier de citer l’abbé de Ciron, le créateur des séminaires, et qui avait été introduit par Pavillon, l’évêque d’Alet, pour y insuffler la doctrine janséniste. La notoriété de tous ces personnages donne à la Grange des Prés une teinture de petit Versailles avant la lettre et de centre culturel du Languedoc qui vaut par son éclat celui des salons parisiens. Tout ce beau monde vivait à la Grange des Prés à l’époque où sévissait cette terrible controverse, qualifiée par certains d’hérésie, qui a laissé le nom de jansénisme, et qui a touché tant de monde et jusqu’à Jacques Esprit. Ce fut un mouvement d’une ampleur exceptionnelle à Paris et à Port-Royal, mais aussi en province, et principalement en Languedoc où se trouvait Nicolas Pavillon, l’un des quatre évêques récalcitrants. « – Le jansénisme des chrétiens, écrivait Chamfort plus d’un siècle après, c’est le stoïcisme des païens, dégradé de figure et mis à la portée d’une populace chrétienne ; et cette secte a eu des Pascal et

22 des Arnaud pur défenseurs ! » Propagée par quelques évêques et doctes personnages, la doctrine s’étendit dans les couches les plus profondes de la société. Le fait que le prince et la princesse de Conti aient été contaminés par cette déviance dogmatique donne un tour particulier à leur engagement et à leur repentance. La vie de Sarrasin, telle qu’elle est relatée par les mémoires de Jacques Esprit, illustre bien certain adage populaire qui prétend qu’il vaut mieux être libre chez soi que tout puissant chez les autres. Connaissant la triste fin de cette histoire, j’y ajouterai cette observation désabusée disant qu’il faudrait que les courtisans puissent choisir leurs maîtres comme ceux-ci choisissent leurs employés ou domestiques. Et je conclus aussi que la destinée des gens besogneux est trop souvent liée à celle des Grands qui n’en ont cure et qui ne mesurent pas suffisamment leur responsabilité dans leur réussite ou leur échec. Pour Esprit, la moralité à tirer de ses pérégrinations académiques et littéraires est qu’il se contenta de consacrer sa vie à vouloir prouver que toutes les belles vertus que nous révérons et dont nous faisons tant de cas, sont en réalité minées par des arrière-pensées, des calculs ou des espérances fort éloignées de la vraie vertu. Ce ne sont pas, dit-il, des vertus étincelantes de clarté et venant du fond du cœur, mais plutôt des manifestations de vanité ou d’ambition suscitées par le besoin de paraître, de se fortifier dans le monde ou d’écraser son prochain. En somme, les hommes se laissent honorer et glorifier pour des vertus qu’ils ne pratiquent pas vraiment, mais dont ils aiment l’exaltation et le panache. Henri Berna

23 24

Mémoires de Jacques Esprit

Au moment où l’on s’apprête à publier enfin mon ouvrage sur la Fausseté des vertus humaines, et où les inconforts de la maturité m’obligent à des repliements sur moi-même, je me plais à évoquer, pour ceux qui trouveront de l’intérêt aux méditations psychologiques ou métaphysiques, quelques aspects de mon existence partagée entre les travaux de l’Académie, les conversations de l’Hôtel de Rambouillet, le salon de Mme de Sablé, l’amitié de La Rochefoucauld et les douceurs de la cour piscénoise du prince de Conti. Le souci de la grammaire et de l’étymologie me fait vous préciser que l’on appelle Piscénois les habitants de Pézenas, sans doute du nom de piscis qui désigne les poissons ou de la rivière qui baigne la ville, tout comme on appelle Biterrois les habitants de ma ville natale Béziers, peuplée autrefois par les Biterres. Vous voyez donc en moi un Biterrois de naissance devenu Parisien de conviction ou d’inclination, puis Piscénois de cœur. Je prendrai plaisir à vous parler un peu de moi, mais aussi et surtout de la vie passionnée encore que peu exemplaire de mon ami Sarrasin dont la destinée

25 fut d’abord éblouissante et qui sombra ensuite dans la tragédie. J’évoquerai également les actions, méritoires ou non, de certains illustres qui furent de ma compagnie et qui peuvent mériter considération, sans oublier d’y associer Molière qui, lui aussi, eut à traverser la vie piscénoise du prince, et La Rochefoucauld qui m’honora de sa franche amitié malgré les traverses de nos existences divergentes. On ne manquera pas de philosopher ou d’épiloguer sur la nature ou la fausseté des vertus qu’il faut à un courtisan ou à un simple bourgeois pour réussir ou s’épanouir dans le monde, et l’on se demandera pourquoi certains, comme moi, tirent leur épingle du jeu quand d’autres, moins souples ou moins prévoyants ou moins choyés par la fortune, ne parviennent pas au succès. Je veux ici dire combien mon ami et compère Jean-François Sarrasin méritait l’estime que je lui portais, et combien je déplore qu’il n’ait pas atteint à des charges plus rémunératrices ou à des emplois plus relevés ou, à tout le moins, à une consécration plus éclatante dans la littérature. Dans toutes les péripéties de notre vie aventureuse, nous nous sommes souvent trouvés dans une saine compétition et parfois même dans une complète communion de pensée alors que nos actions divergeaient et se traduisaient par un échec pour lui, et pour moi par quelque satisfaction supplémentaire. Je ne veux pas ici me prévaloir de mes succès, au demeurant fort ordinaires, mais seulement dire combien je déplore que Sarrasin n’ait pas eu la destinée qu’il attendait et qu’il méritait. Et je voudrais aussi essayer de dénouer le fil de sa destinée pour en comprendre les raisons.

26 C’est vous avouer tout crûment que mon existence, si banale qu’elle fût, n’a été marquée que par quantité de petites réussites sans portée véritable, mais qui valent mieux que la grande gloire que Sarrasin a toujours espérée et qu’il n’a jamais connue. Aussi, méditez sur la précarité des existences humaines et sur les vertus qu’il faut pour réussir ou celles qui conduisent à se perdre. Et tirez-en d’utiles enseignements car ils pourront servir de références aux générations qui viennent. Je n’ai pas pour pensée de vous parler longuement et exclusivement de moi, car ce serait nuire au portrait que je vous veux faire de mes amis, et je ne veux pas non plus courir le risque de vous décevoir par l’évocation d’une destinée bien remplie sans doute, mais qui ne brille guère plus que la normale et qui ne doit pas mériter plus de considération que celle que l’on doit à un homme d’honneur qui a seulement rempli son office sur cette terre. Je vous dirai qu’aujourd’hui, étant sur la fin de mon parcours, je tire plus de fierté de mon ouvrage, qui a absorbé l’essentiel de mes cogitations littéraires, mais n’a pas encore paru, que de toutes mes tribulations au conseil du roi ou à l’Académie. Je crois avoir sondé, chez les hommes, un domaine particulièrement peu exploré par les moralistes, et je crois avoir abordé un sujet particulièrement subtil qui est celui de la fausseté ou de l’hypocrisie de la plupart des vertus que révèrent les bonnes âmes et les bien pensants. J’en arrive à la conclusion, mais il est un peu tôt pour en parler, que les bons sentiments – enfin, ceux qu’on exalte ordinairement dans nos cénacles et qu’on enseigne dans nos collèges ou dans la société – ne sont qu’une invention des rhéteurs qui veulent nous asperger de

27 bons préceptes et de théories séduisantes, nous prenant tous pour des naïfs ou des aveugles. Je crois pouvoir dire que chaque vertu se cache derrière quelque secrète motivation et qu’il est tendancieux de les proposer comme des nécessités morales. Je me présenterai en vous disant seulement que je me prénomme Jacques en l’honneur du saint de Compostelle, et que mon nom est Esprit, ce qui, vous vous en doutez, autorise les plus joyeuses allusions et me vaut encore nombre de piques que l’on voudrait spirituelles mais qui tombent généralement à plat après s’être heurtées à mon indifférence ou à ma commisération désabusée. Je ne sais d’où me vient ce nom, mais j’ai depuis longtemps résolu de m’en faire comme une parure qui renforce mon intellectualité, ou du moins essaie de le faire croire. Et, à tout prendre, je préfère m’appeler Esprit que Chapelain ou Voiture ou Ménage. Mon seul regret – n’est-ce pas amusant d’en parler – est qu’un de mes aïeux n’y ait pas accolé le nom de Saint qui nous irait si bien pour faire croire à notre religiosité ou à notre prédestination, et qui m’aurait permis de faire meilleure figure avec les Saint-Sorlin ou Saint-Evremond, ou Saint-Amant, et autres statufiés de la sorte. Mon père était médecin, et était venu de Toulouse pour s’installer dans cette cité des Biterres qui lui semblait alors digne de sa science et propre à sa pratique, lesquelles étaient plus honorables que celles qui font rire le public de théâtre et principalement celui qui accourt aujourd’hui chez Molière. Je ne vous cacherai pas que mon père était le premier à rire du théâtre, et à goûter le sel des médications que proposait Molière. Il me disait souvent que l’inventeur de ces remèdes ne pouvait être que lui-

28 même grand médecin et grand connaisseur des subtilités de l’âme. Je vous dirai que je suis né l’année qui suivit le meurtre du bon roi Henri, et que j’ai vécu mes années de prime jeunesse dans cette ville de Béziers où, quatre siècles auparavant, les hordes de Simon de Montfort commirent tant de honteuses exactions. Mais en mes jeunes années, il ne restait rien de l’esprit des Cathares et Albigeois, et ce ne sera que bien plus tard que nous eûmes à subir, après les effets du protestantisme, ceux du jansénisme que je voyais d’abord comme une résurgence de ce fanatisme rétrograde où l’on nous ressasse encore des concepts assez fuligineux sur la grâce et le libre arbitre que j’étais loin de comprendre et encore plus d’approuver, mais qui aujourd’hui me font sainement réfléchir car je les trouve empreints de sagesse et de haute moralité. Je vous déclarerai d’emblée que je crois que le fondement de ma réussite, toute relative d’ailleurs, tient essentiellement dans ma logique d’obéissance aux règles éprouvées du conformisme politique et du respect des institutions en place, plus que dans la dénonciation de la société ou la réfutation des menues injustices qu’elle génère. Je professe en effet qu’il faut être passablement présomptueux pour espérer guérir notre société avec des théories qui tiennent plus de la cogitation et des macérations d’esprit que de l’expérience, et que c’en est assez de la vouloir redresser avec quelques menues améliorations quotidiennes. Et plus encore quand ces récriminations et révoltes sont faites par des astucieux qui ne visent que leur profit ou des fanatiques qui ne sont que poussés par la haine du genre humain !

29 Je me suis aussi tenu éloigné des doctrines plus ou moins hérétiques que des esprits novateurs sèment dans des cervelles frustes ou naïves. Soucieux de profiter des avantages des institutions, j’étais le premier à les approuver et à les défendre en me montrant docile et appliqué. Il ne me serait jamais venu à l’idée de chercher à renverser les pouvoirs en place, ou même de les combattre, comme cela fut fait pendant la Fronde, tant il me paraissait qu’ils fussent surchargés de soucis et seulement préoccupés du bien public. C’était là, je le sais, une inclination naturelle qui me donnait un air de respectabilité dont je me suis toujours félicité et qui me faisait partout accepter sans réticence et sans méfiance. J’ai construit mon chemin dans la droite ligne de l’éthique du moment qui était le service de la monarchie, le respect de l’ordre en place et surtout le souci d’être ouvert à toutes les idées en vogue sans jamais en être le prisonnier. Et je crois avoir passé la moitié de ma vie à me défendre d’avoir jamais été remontrant, récalcitrant, désobéissant ou protestant, et d’avoir toujours professé l’ordre, la discipline, le respect des institutions et l’amour du prochain. Je reconnais que la dénonciation des abus et des maux de la société est plus avantageuse sur le plan de la célébrité, et qu’elle attire à soi toute la kyrielle des insatisfaits, des bougons, des revêches, des réchins et des méchantes langues, pendant qu’elle fait le succès des histrions, des bonimenteurs et des démagogues. Pendant quelques jours ou quelques lustres, on peut jouir de l’illusion de conduire le monde et de pouvoir donner le bonheur universel. Mais à la première escarmouche, à la première anicroche, au premier péril… plus personne : tout ce beau monde s’évanouit,

30 disant comme le duc d’Orléans en 1632 « qu’il ne s’y jouait plus » ou comme les députés et consuls rebelles à la même époque « qu’il était temps de composer ». Aussi suis-je toujours d’humeur de conseiller à chacun de s’en tenir à de justes positions entre la rébellion tacite et la soumission affirmée. C’est là ce que j’appelle le socle de la sagesse et le fondement d’une éventuelle réussite. D’autres, plus impatients, plus emportés ou plus exigeants que moi se sont brûlé les ailes et ont compromis leurs chances par des attitudes trop outrées ou des fébrilités inutiles.

* * *

Dans ma province du Languedoc, nous n’étions qu’appliqués à bien vivre et à profiter des joies que nous procurait une terre fertile et un soleil généreux. Nous avions eu à subir les horreurs des guerres de religion, mais c’est avec beaucoup de sagesse que nous avions consenti, tout en exaltant nos convictions catholiques, à laisser prospérer la religion réformée là où il n’était pas possible de la contraindre. Je n’avais pas, dans mon enfance, de goût particulier pour un engagement chez les calvinistes, mais je ne me sentais pas non plus de zèle outrancier pour les papistes, quoique ma famille fît toujours profession de religion catholique et qu’elle se vantât souvent de certaines escarmouches contre les huguenots. Le principal était, à cette époque, de vivre en conformité avec les prescriptions de l’Eglise afin d’éviter d’être condamné pour hérésie comme Urbain Grandier, ou pis encore comme athée ou libre-penseur, ainsi que cela se fit avec ce philosophe Vanini,

31 nouveau disciple de Platon, et qui fut brûlé en place publique à Toulouse. Je n’avais que huit ans à cette époque, mais je fus fortement impressionné par le fait qu’il n’était accusé que d’athéisme et de mœurs dissolues, ce qui ne me parut pas mériter qu’on lui coupât la langue et qu’on l’envoyât vif sur le bûcher. Peut-être est-ce ce châtiment de type médiéval qui m’a conduit plus tard à me prévaloir contre les opinions outrées ou les emportements de doctrine qui ne peuvent que se révéler néfastes pour la tranquillité publique et plus encore pour le novateur. Je suis donc d’une humeur modérée, ouvert à toutes les idées de réforme, mais peu enclin à m’y engager moi-même par des actions de révolte. Mon sentiment est que la vie est trop courte pour qu’on puisse la perdre en actions désordonnées et en querelles stériles. La sagesse consiste d’abord à bien asseoir sa renommée par des actes méritoires, avant de la vouloir proclamer par des idées subversives ou des opinions excessives. Je suis également porté à toujours prêter considération à autrui, même si l’expérience me conduit à édulcorer ensuite mon affection ou ma considération. En fait, je m’aperçois que j’ai passé le plus clair de ma vie active à étudier les comportements de mes contemporains, cherchant à analyser les failles de leurs raisonnements et les motifs véritables de leurs actions. J’en suis arrivé à conclure que les vertus que l’on nous propose comme intangibles ou venant du ciel ne sont en général que des accommodements avec les nécessités du moment et l’intérêt des institutions en place. Et, par la dénonciation de tous ces abus de pensée, j’en suis arrivé à comprendre que seule la morale chrétienne nous permet de pratiquer sans restriction et sans faiblesse ces vertus dites cardinales ou

32 primordiales qui constituent l’essentiel de son enseignement et de sa vocation universelle. Si vous vous donnez un jour la peine de lire mon ouvrage des Faussetés, vous aurez vite reconnu que la seule philosophie qui puisse conduire le monde est la morale du Christ qui est la seule qui soit d’une vertu absolue et universelle.

* * *

Dans ma jeunesse, ma passion la plus notable était d’assister en curieux aux farces théâtrales qui se donnaient alors sur la place couverte du forum, près de la Maison de ville, et où on montait des estrades là où, le matin, se vendaient viandes, poissons et légumes. Je suis encore aujourd’hui étonné du nombre de bateleurs et batteurs d’estrade qui venaient ainsi solliciter notre attention et nous vanter leurs tours et leurs boniments. J’étais alors plein d’enthousiasme pour ces productions savantes qui m’apparaissaient comme le plus pur raffinement de l’intelligence et du bon goût, et je n’envisageais pas d’autre carrière que celle qui conduit à la littérature et au commerce intellectuel. Ma prime enfance ne me fit connaître que les charmes de ma bonne ville dont l’acropole dominait et commandait le passage de la rivière d’Orb que traversait un pont de pierre établi là depuis l’époque domitienne et qui nous paraissait comme une merveille de l’architecture civile commandant le principal passage vers Narbonne ou Toulouse. Notre culture était essentiellement occitane ; je veux dire que nous avions à cœur de nous exprimer

33 avec toute la chaleur et la verdeur de notre parler d’oc qui se prête si bien aux subtilités et tribulations de l’esprit et aux exagérations du cœur. Nous cultivions la verve antique plus ou moins mêlée de sagesse épicurienne, en penchant beaucoup plus vers Gassendi que vers Descartes, et en ne dissimulant pas notre défiance envers cette culture envahissante qui nous venait du nord. Depuis quatre siècles, nous résistions à ces déferlements de modes de pensée et de manières qui se donnaient pour but de nous dominer par des finesses de raisonnement et des apparences de bon goût. Toutefois, nos cercles de culture ne parvenaient pas à endiguer l’attrait de nos intelligences vers les fastes supposés de la maison de France qui, depuis l’avènement de Henri IV nous semblait plus accessible à nos ambitions. Aussi, je ne vous dissimulerai pas qu’un secret atavisme nous portait à espérer de pouvoir faire carrière dans Paris déjà à moitié conquis par les Gascons, les Lorrains ou les Normands.

* * *

Les premières années du règne du roi Louis furent, vous le savez, sous la tutelle de sa mère Marie de Médicis, laquelle n’usait du pouvoir que pour favoriser d’audacieux énergumènes comme les Concini et Caligaï, dont on n’eut pas trop de mal à se défaire lorsque le roi fut en âge de prendre des décisions. Il y eut ensuite entre le roi et la régente certain différend qui fut marqué par le soutien du duc d’Epernon à la reine qui voulait chasser Luynes, et

34 surtout par la médiation de Richelieu qui était alors le directeur de conscience de la reine-mère. Je marquerai ici l’intérêt qu’il y a pour chacun de nous à se bien faire voir des autorités en place et à s’employer au bien public, comme nous le montra le diligent évêque de Luçon. Je ne crois pas exagérer en disant que le plus grand problème moral de ce temps tournait autour de la gratitude que devait normalement montrer le petit évêque pour sa bienfaitrice Marie de Médicis. C’est elle qui, séduite par ses qualités morales et sa manière de gratter de la guitare, l’avait pris pour confident, puis lui avait fait obtenir en 1622 le chapeau de cardinal. C’est elle qui en fit un ministre, puis un chef du conseil et enfin Premier ministre. Mais ensuite, emporté par les nécessités du pouvoir, c’est-à-dire par les affaires de France, il dut résister aux pressions de sa bienfaitrice afin de mieux servir les intérêts du roi., et surtout ceux de la nation. En 1630, après la maladie de Louis XIII, sa mère se rapprocha d’Anne d’Autriche pour demander le renvoi de l’ingrat cardinal. Comme vous le savez, c’est le subtil ministre qui parvint à se maintenir et nous n’eûmes plus qu’à assister, impuissants mais médusés, à l’appropriation du pouvoir par le cardinal qui parvint vite à s’emparer de la volonté du roi, allant même jusqu’à montrer ouvertement de l’ingratitude pour la reine-mère. Il devenait évident pour tous qu’il valait mieux s’accorder avec lui que de marcher sur ses brisées. Je n’avais pas vingt ans quand mon frère aîné, l’abbé Thomas, de l’Oratoire, me fit entrer comme novice au petit séminaire. J’arrivai à Paris pour y suivre les cours que les pères de l’Oratoire donnaient

35 alors, rue Saint-Honoré, aux enfants de toutes origines, et principalement à ceux qui voulaient se tourner vers la prédication ou le barreau. Je suis donc un pur produit de cette congrégation religieuse que l’on doit au cardinal Bérulle, et qui fut d’un si grand poids dans la manière de façonner les esprits, mais je dois reconnaître que j’ai plus profité de son sacerdoce que je ne lui ai concédé de parcelles de ma liberté de pensée. On voulut bien reconnaître, quatre ans après, que j’avais plus de dispositions pour l’écriture que pour la parole et la controverse théologique, ce qui me dirigeait vers les cercles littéraires plutôt que vers la prédication. Et je ne regrette pas mes engagements car je n’ai que peu d’attirance pour les subtilités de la rhétorique, bien que je puisse constater que certains, comme Mascaron, commencent une belle carrière en prêchant les Avents et les Carêmes et en se transcendant dans des Oraisons funèbres. Mais il ne faut jamais forcer son talent, et il me paraît bien plus judicieux de savoir mieux s’adapter aux conjonctures et profiter des aubaines. Je me laissai conduire par mon frère, dont l’habit ouvrait toutes les portes, et qui me présenta à l’Hôtel de Rambouillet. Je me liai ensuite avec Germain Habert, l’abbé de Cérisy, lequel me fit profiter de ses entrées dans le monde savant et précieux qui me parut être le paradis des lettres et le cénacle du bon goût. Je confesse que j’ai eu quelque mal à m’affranchir de mon parler d’oc et de mes manières de petit bourgeois biterrois que je dissimulais sous une teinture de passion néophyte pour la nouvelle culture de France. Et, sans me vanter exagérément, je peux dire que je fus bientôt l’un de ces beaux esprits qui n’avaient de préoccupation que les beautés de la

36 langue et qui semblaient promis à la gloire intellectuelle du pays. Je dois incidemment remarquer que le sort me fut particulièrement favorable car j’entrais en société au moment où le cardinal, voulant régénérer le pays et mieux affirmer son pouvoir, se trouva dans la nécessité de faire appel à quelques bonnes volontés qu’il ne trouva que dans le cercle qui, depuis quelques années, se réunissait chez Conrart. Et je remercie le ciel qui m’avait permis de m’introduire dans ce qui me semblait alors être un creuset pour de futures gloires des lettres. Avoir passé quatre ans dans les mains des Frères de l’Oratoire donnait un certain lustre, et je leur dédie le succès de toutes mes entreprises dans le monde, où je fus toujours accueilli avec une certaine considération qui s’attachait plus à mes études oratoriennes, jugées sérieuses et enrichissantes, qu’à mes états de service qui n’existaient pas encore. C’est ma souplesse reconnue qui me fit bien voir du président Séguier qui était d’une grande famille du Languedoc, qui était devenu garde des sceaux en 1633 puis chancelier en 1635, et qui me prit dans sa maison pour me placer auprès de sa fille, Mme de Coislin, à l’effet d’assurer l’intendance de la maison. Le chancelier me fit allouer deux mille livres de rentes royales, auxquelles sa fille fit ajouter mille livres de pension sur le prieuré d’Argenteuil, qui furent, comme vous pensez, bien acceptées et fort bien venues en me délivrant des affres de l’impécuniosité. Il me poussa ensuite dans les bonnes grâces de Richelieu, J’avais obtenu cette pension en lui dédiant une Ode au mérite qui eut l’heur de lui plaire et de le

37 flatter, ou qui, peut-être, lui rappelait l’audace qu’il avait eue lui-même en 1607 en dédiant sa thèse de théologie au bon roi Henri IV. A l’encontre de beaucoup d’autres, je n’ai jamais fait de récrimination contre cette coutume un peu surannée de dédicacer nos œuvres aux puissants du jour, qu’ils fussent grands seigneurs en renom, ministres ou hommes d’église. Je pense que cela flatte leur susceptibilité, leur donne le sentiment de leur importance et de leur rôle dans la société, et, au demeurant, ne coûte pas grand’chose aux poètes ou écrivains souvent besogneux et inconnus. Et je trouve bon que ceux qui ont des charges et des responsabilités puissent aussi se voir conforter par le soutien des gens d’esprit, surtout si ces derniers ont l’habileté de les considérer eux-mêmes comme des gens d’esprit. En fait, je dois reconnaître qu’il y a plusieurs façons de faire sa cour aux grands, et qui tiennent moins à la manière dont sont faits les compliments qu’à l’état d’esprit de celui qui les reçoit. Ce n’est pas en effet la qualité de vos stances qui peut émouvoir un ministre ou un cardinal, c’est seulement sa disposition du moment qui lui fait entrevoir s’il peut ou non profiter de votre enthousiasme. Pour moi, recommandé par Séguier, je sollicitai le cardinal Richelieu au moment où il voulait constituer un aréopage à sa convenance, et ce fut là le départ de ma fortune. Mais aussi, considérez que je n’ai pas la naïveté de penser que je la dois à la qualité de mon ode ou à un mérite exceptionnel qui aurait embouché les trompettes de la renommée. Et aujourd’hui encore, je me félicite de ma perspicacité qui couvre ma sagesse sous l’aspect d’une saine modestie. Je pourrai vous en citer tant qui eurent la

38 faiblesse de croire en leur mérite et qui se sont brûlé les ailes au feu de leurs déconvenues.

* * *

Je ne peux passer sous silence le poids considérable qu’avait pris notre grand cardinal au moment où il constituait son Académie. Il était depuis quatre ans le maître incontesté du pays, tenant même le roi sous la dépendance de ses dons exceptionnels, de ses capacités de travail et aussi de sa poigne de fer. Il avait subjugué tout le monde par son opiniâtreté, sa hargne, sa volonté de réussite et son ambition. Je ne puis nier que son pouvoir suscitait bien des oppositions et même des révoltes dont il me faut parler. Il avait été, comme je l’ai dit, poussé au conseil du roi par la reine-mère Marie qui s’était entichée de ce prélat si disert et si bien inspiré dont elle avait fait son chapelain, mais après 1630 et ce que l’on a appelé la Journée des dupes, le cardinal s’était émancipé du soutien de la reine et gouvernait maintenant le faible roi Louis XIII. Il allait même jusqu’à se défier de son ancienne protectrice et la tenait en suspicion constante. Il paraissait alors normal que la reine-mère fût outrée de ces marques évidentes d’ingratitude et qu’elle cherchât à se rebeller contre l’intrigant en se réfugiant à Bruxelles alors sous le joug espagnol. Pour ce qui est de notre histoire, je vous dirai que la reine à l’étranger complotait contre le ministre, entraînant avec elle son second fils, Gaston d’Orléans, lequel ne manquait pas de se croire au- dessus de son mérite et plus encore de ses capacités. Ce n’est pas un secret de dire que la vision politique

39 du ministre était de concentrer le pouvoir des provinces entre les mains du roi, ce qui doit être entendu comme un accaparement à son seul profit. Lorsqu’il voulut supprimer les traditionnelles franchises qui étaient l’apanage des Pays d’Etat, les révoltes grondèrent surtout dans le Languedoc, la Bretagne et la Provence. Le gouverneur Henri II de Montmorency, fils de Henri Ier, se laissa entraîner par la colère des députés de son Etat, car c’est eux qui en réalité se révoltèrent les premiers. Sans doute aussi se laissa-t-il convaincre par son épouse qui était une Orsini et parente de la reine-mère. Il reçut surtout avec confiance les incitations de Gaston d’Orléans, réfugié à l’étranger avec sa mère. Et il crut que son devoir était de défendre les intérêts de la province contre le cardinal, alors qu’il était avant tout investi du pouvoir de représenter l’autorité royale. Vous connaissez le triste épilogue de cette révolte qui laissa tant de traces dans notre Languedoc, et où l’on vit, après la triste bataille de Castelnaudary, la grande maison des Montmorency tomber sous la hache du bourreau au Capitole de Toulouse en 1632. C’est cette rébellion et cette sanction terrible contre un homme aussi puissant que Henri II de Montmorency qui donna une orientation nouvelle à la province et qui, par un détour que je ne connaissais pas encore marqua également mon destin tout autant que celui de Sarrasin.

* * *

Au sortir des Oratoriens, je m’étais agrégé, je vous l’ai dit, à un groupe de plaisants érudits et écrivains

40 avides de gloire qui se réunissaient depuis sept ou huit ans chez , conseiller et secrétaire du roi, lequel se piquait de littérature, ou plutôt de goûts littéraires, car il ne semblait vouloir s’appuyer que sur ses conceptions d’écriture et non sur une abondante production. Je me faisais modeste, disant que je travaillais à un ouvrage d’érudition qui demandait du temps et surtout de la persévérance. Comme nous étions tous alors plus riches de promesses que de succès d’édition, mes amis voulurent bien se contenter de quelques sonnets assez puérils qui certes ne méritaient pas la moindre publicité, mais qui laissaient deviner une ample culture et présager de futures réussites. Puis ce fut, comme vous savez encore, la transformation en 1635 en Académie de ce foyer d’écrivains et de grammairiens, et, par la seule volonté de Richelieu, l’amorce d’un centre de culture qui, sous le couvert de la défense de la langue, se devait plutôt exalter la grandeur des institutions royales, ce qui donna de l’ombrage au parlement qui refusa longtemps d’enregistrer les lettres patentes, prétextant un empiètement sur ses attributions. Ce furent d’abord douze titulaires qui devinrent vite trente-quatre, puis quarante dans la main du cardinal, grâce à l’intronisation d’aristocrates et de hautes consciences de l’Eglise. En 1639, cinq ans après ma sortie de l’Oratoire, grâce à l’appui du chancelier et de mon ami La Rochefoucauld, j’obtenais le fauteuil laissé libre par le décès de l’écrivain Philippe Habert, frère de mon ami le poète Germain Habert, abbé de Cérisy, et qui composera en 1642 son ode funèbre au cardinal Richelieu. Je ne doute pas que je doive mon élévation

41 à mon seul mérite, mais vous conviendrez qu’une réussite aussi soudaine pouvait paraître comme inespérée et même miraculeuse, car je n’avais alors que vingt-huit ans. Car ils étaient nombreux ceux dont une plus grande notoriété pouvait prétendre à quelque priorité. Je ne vous citerai que le cas de Pierre Corneille qui depuis plus de dix ans donnait au théâtre des pièces à succès, ou celui de mon ami Sarrasin qui brillait alors dans l’Hôtel de Rambouillet, mais n’était pas tout à fait dans la main du ministre. Me voila donc dans cet antre du savoir académique qui, à ses débuts, était plutôt chargé de louer et louanger son fondateur que de défendre les subtilités de la langue française. Je fus admis sans cérémonie qui eût pu paraître déplacée ou empreinte de vanité, mais dès l’année suivante, c’est Patru qui prononça un discours de remerciement, inaugurant là une tradition qui, ma foi, n’est pas de mauvais goût. Je retrouvais Conrart, bien sûr, toujours aussi prudent et subtil, mais aussi Bachet de Méziriac féru de mathématiques et de carrés magiques, et qui nous impressionnait fort par sa manière de concevoir des abstractions ; l’abbé de Boisrobert qui se prêtait à être la plume de Richelieu ; l’Estoile qui fit la critique du Cid pour complaire au cardinal ; Guez de Balzac, lui aussi conseiller d’Etat et qui s’illustrera en proposant la création d’un prix d’éloquence ; Voiture, l’auteur du sonnet sur Uranie qui eut tant de retentissement ; Vaugelas qui nous fit entreprendre son Dictionnaire ; Chapelain qui était un oracle quand il écrivait pendant trente ans sa Pucelle d’Orléanset qui ne fut plus rien quand il la publia ; puis Saint-Sorlin que l’on appelait Desmarets ; Boisrobert ; Châtelet et Habert ; Racan qui se fit l’historien de Malherbe, et tant d’autres dont

42 je vous parlerai, puisque je m’inscrivis le trente- huitième et que nous fûmes bientôt quarante. Après mon entrée que j’estime heureuse, nous eûmes de grands noms comme Pierre Corneille enfin remis de la querelle du Cid, Tristan l’Hermite, qui avec sa tragédie de Marianne parue un an après le Cid se voulait un rival du Normand, Georges de Scudéri qui semblait régenter la littérature, Pellisson qui en publiant en 1652 une Histoire de l’Académie avait eu le privilège de se voir promettre le premier siège qui serait vacant, l’abbé Cotin qui sera une cible pour Molière, Segrais qui était gentilhomme de Mademoiselle, Furetière, deux abbés Tallemant, Colbert, Quinault, et tant d’autres. Je n’oublie pas non plus Claude Bazin de Bezons qui succéda au chancelier Séguier devenu notre Protecteur, et que je retrouverai à Pézenas, ainsi que Jean de Montereul qui s’installa chez Conti avant l’arrivée de Sarrasin. A l’Académie, comme à l’Hôtel de Rambouillet, nous fîmes beaucoup de cas de Desmarets de Saint- Sorlin qui écrivait des tragédies pour complaire à Richelieu et des comédies pour son propre plaisir. Après une jeunesse agitée et quelque peu débauchée, il tomba dans une religiosité outrée, se donnant pour visionnaire et prévoyant une prochaine apocalypse si l’on ne combattait pas les infidèles et les hérétiques. Il se proposait même comme général ou grand inquisiteur, comme autrefois un Pierre l’Hermite prêchant la croisade. Il partit aussi en guerre contre le jansénisme, ce qui lui attira les foudres de Nicole, le chantre des solitaires de Port-Royal. Puis il crut de son devoir d’écrivain moderne de s’attaquer aux génies de l’antiquité avec des partis-pris de dérision tout à fait déplacés. Peut-être pensait-il que le rôle

43 d’un académicien consiste à affirmer la primauté des modernes sur les anciens, et qu’il fallait par de belles empoignades rehausser le mérite de notre institution. Comme vous le constatez, nous n’eûmes point Jean-François Sarrasin, bien qu’il fût le plus brillant causeur de l’Hôtel de Rambouillet et l’auteur d’ouvrages qui pouvaient consacrer sa notoriété. Je concède que quelques candidatures puissent rencontrer des oppositions ou des écueils fortuits, et que tous ceux qui se targuent de littérature ne puissent pas forcément être retenus dans un cénacle limité à quarante, mais son éviction ne manque pas de me paraître comme le résultat d’une cabale ou la conséquence d’un malentendu fort regrettable dont je vous reparlerai. C’est aussi que nous n’avions guère le pouvoir de désigner en toute liberté des académiciens qui étaient généralement imposés par la volonté affichée ou tacite du cardinal. Il nous semblait alors que la bonne santé de notre société, comme celle du royaume ou de la terre entière, ne pouvait être assurée que par la désignation de personnalités de bonne réputation. Or Sarrasin était plutôt de la faction des Condé dont on connaissait la morgue hautaine, ce qui ne plaidait pas à son profit. Pourtant, je le répète, ses ouvrages d’érudition ou ses études historiques pouvaient témoigner de sa valeur. Mais ce n’était pas, à cette époque, un mérite suffisant, et je me demande même si l’écriture constituait un critère nécessaire puisque nous avons eu plus tard le marquis de Dangeau qui n’avait jamais rien écrit, et d’autres dont le bagage était bien mince. Avant lui, Jean de Montereul, le secrétaire de Conti, mort en 1652, était lui aussi de l’Académie, et quantité d’autres étaient comme moi ou Conrart

44 secrétaires du roi, comme Serizay secrétaire de La Rochefoucauld, comme Saint-Amant secrétaire du duc d’Harcourt, et même comme Sirmond secrétaire du général des jésuites. Alors, pourquoi le secrétaire de Conti n’a-t-il pas succédé à un académicien décédé qui occupait le même poste ? Je vois là comme un effet pervers de la Fronde des princes qui avait enveloppé jusqu’à leurs proches d’une rigueur bien légitime et d’un soupçon d’incivilité quand on les voit avec l’œil malavisé mais subtil de Mazarin qui avait, depuis 1643, tant à subir et à souffrir de la part des Condé, des Longueville et des Conti. Enfin, pour tout dire, et sans qu’il y eût de la présomption de la part de Sarrasin, de la prévention venant de Mazarin ou de la jalousie suscitée par la coterie, mon ami Jean-François ne fut point parmi les illustres. Et s’il n’exprima jamais le moindre regret ou la plus faible amertume, je crois que, prenant ses échecs avec philosophie, notre bon Sarrazin eut à se persuader que son engagement dans les ruelles ne pouvait le porter bien haut et qu’il eut à se contenter d’un poste en notre province de Languedoc. Mais – et c’est là l’un des attraits de notre compagnie – l’espoir n’est jamais perdu d’obtenir par la brigue ou le mérite ou le hasard le fauteuil d’un défunt, et c’est, je crois, le sentiment qui soutint la persévérance de Sarrasin, comme de bien d’autres. Quant à moi, je ne cherchai pas à outrepasser mon mérite, me contentant et de l’Académie et de mon poste de conseiller. A cette époque, le Conseil du roi était chargé de l’administration des affaires publiques, et il était continuellement saisi de tout ce qui touchait à la bonne marche de l’Etat, sans qu’il y fût fait de distinction entre les affaires privées, les affaires

45 publiques et les affaires de justice. Je précise que je fus toujours conscient de la dignité qui m’avait été accordée par lettre patente et qui me distinguait des maîtres de requêtes, et je ne cherchais pas à pousser plus loin mon ambition.

* * *

Sitôt promu dans la noble assemblée, j’eus mes entrées non seulement chez les gens de goût mais aussi dans les salons et ruelles à la mode dans lesquels s’exprimait l’esprit littéraire de l’époque et que vivifiaient l’intelligence, le savoir et le génie créateur. Il semblait que nous fussions chargés du renouveau des lettres et de la réputation culturelle du pays. C’était le mercredi l’assemblée chez Ménage qui se gaussait du titre de Mercuriale, et où chacun avait à cœur de faire étalage d’érudition et de connaissance des auteurs anciens. C’était aussi les mardis de Mlle de Scudéri, les réunions chez Retz ou chez Mlle de Gournay ou Mme de Sablé, ou Mme de La Fayette, et les soirées fameuses de l’Hôtel de Rambouillet. Chez Ménage, on parlait grec et latin autant qu’italien, ce qui était tout aussi précieux que pédant, et l’on se prévalait de tout ce que l’esprit peut imaginer de curieux, de fascinant ou d’insolite. Je ne nie pas que je fus un moment conquis par ces débauches d’esprit ou plutôt d’imagination, mais comme cela dépassait quelque peu mes aptitudes intellectuelles, je pris le parti d’applaudir de loin sans m’engager vraiment. Bien m’en prit car ces séances ne manquèrent pas de sombrer dans la pédanterie et même le ridicule. Quelques temps plus tard, le

46