TOUT L'HUMOUR DE FEYDEAU Collection « TOUT L'HUMOUR DE ... »

Humeurs et Humour du Général, Philippe Ragueneau Humeurs et Humour de M. de Talleyrand, Gérard Sellier (épuisé) Humeurs et Humour de Tristan Bernard, Claude Dufresne Humeurs et Humour d'Alexandre Dumas, Claude Sylvain Tout l'Humour de Clemenceau, Guy Breton

© 1995, by Jacques Grancher, Editeur ISBN : 2733904876 Robert Nahmias

Directeur de collection : Philippe Ragueneau Éditeur : Michel Grancher

JACQUESJA C Q U E S GRANCHER 98, rue de Vaugirard 75006

INTRODUCTION

Parler de l'humour de Feydeau, n'est-ce pas déjà un pléonasme ? C'est Huysmans qui disait : « On naît amant comme on naît rôtisseur, il n'y a que la volaille qui change ». Mais naît-on humoriste ou le devient-on ?

En suivant l'itinéraire de Feydeau j'ai cru percevoir parfois les raisons de son penchant pour la dérision. On n'écrit jamais que ce qu'on est, constatait André Roussin, et c'est par son humour qu'un homme se traduit - ou se trahit. Feydeau considère le comique comme la chose la plus sérieuse du monde. Ce blagueur n'est pas foncièrement gai. Ce sourcier du rire est un bileux. Le calembour est son exutoire et il se cache derrière le masque protecteur de l'ironie. Comment, dès lors, ne pas se prendre d'affection pour un homme pareil ? Aller à la rencontre d'un auteur à travers son humour constitue une démarche passionnante. Elle permet de découvrir que ses traits d'esprit sont aussi bien souvent des traits de caractère. La vie, on le verra, lui assène très tôt les chagrins et les drames. Alors, par la force des choses et par sa force de caractère, Feydeau fera sienne la devise de Henri Heine : « Quelles que soient les larmes qu'on pleure, on finit toujours par se moucher ». Et puis peut-être estime-t-il que l'on n'a pas le droit de s'apitoyer sur son propre sort quand on a, comme le dit son ami Lucien Guitry, « l'honneur d'être vivant ».

C'est chez lui, dans son cabinet de travail, que Feydeau élabore et structure minutieusement ses quiproquos mais c'est dans la rue, chez ses amis ou au restaurant, qu'il se laisse aller à l'improvisation. Son esprit d'à-propos éclate alors spontanément, sans contrainte et tout « naturellement » pourrait-on dire. Il se montre aussi drôle à la ville qu'à la scène, ce qui n'est pas le fait de tous les auteurs comiques. Si les événements l'orientent vers une certaine tournure d'esprit, Feydeau possède, en plus, tous les atouts qui vont faire de lui un observateur froid et distant : il est beau, riche et célèbre. Dès lors l'humour n'est plus très loin. C'est cet humour intarissable, cet humour touche-à-tout d'une grande jeunesse et d'une étonnante actualité que l'on trouvera dans ces pages et, si certains des « mots » cités peuvent paraître cruels, souvenons nous que, comme tout grand humoriste, Feydeau est « un rosier qui a ses fleurs en dedans et ses épines au dehors ». I

LEVER DE RIDEAU

« Pour un début, ce n'est pas mal. »

C'est sur cette réplique que s'ouvre la première comédie de . Elle est révélatrice d'un bel optimisme et elle ressemble fort à un signe prémonitoire. En ce premier juin 1882, Feydeau a dix- neuf ans et l'on vient de créer sa pièce Par la fenêtre. Elle a fait rire et ce début est effectivement prometteur. Sa carrière d'auteur dramatique s'ouvre sous les meilleurs auspices.

Dans quelles circonstances Georges Feydeau a-t-il attrapé cet étrange virus qui ne le quittera jamais et qui s'appelle le sens de l'humour ? Ses biographes nous laissent entendre qu'il n'a pas hérité cette tournure d'esprit de son père. Ernest Feydeau est un homme d'affaire travailleur et un écrivain acharné. Il mène de front deux activités : la Bourse et la Littérature. Mais ses romans ne sont pas des ouvrages comiques et puis, dans son cas, on ne saurait parler d'hérédité car c'est uniquement pour l'État Civil qu'Ernest est le père de Georges. Selon les historiens, le véritable père serait un des amants de sa mère. Napoléon III ? le Duc de Morny ? Nous voici déjà en plein vaudeville. Mais la situation, en l'occurrence, ne sera drôle pour personne.

Il s'écoule exactement un siècle entre la naissance d'Ernest Feydeau et la mort de son fils Georges, le 5 juin 1921. En cent ans, la destinée de ces deux hommes s'est accomplie, trajectoires où se trouvent mêlés les succès les plus retentissants et les coups du sort les plus démolisseurs, les fortunes les plus grandioses et les ruines les plus spectaculaires. Nous ne tracerons pas ici une biographie détaillée de Feydeau - il en existe d'excellentes - mais il est indispensable de rappeler quelques dates qui permettront de situer les événements et de mieux comprendre, parfois, l'évolution d'une forme d'humour. Depuis 1859, Ernest Feydeau est veuf. Sa femme, Inès Octavie, l'a laissé sans enfant. Il a quarante ans lorsqu'en 1861 il se remarie avec Lodzia (Léocadie) Zelewska, une ravissante Polonaise de dix-sept ans sa cadette. Lodzia - Léocadie a une réputation bien établie et très mauvaise. On lui prête des amants nombreux et célèbres. Lorsqu'ils parlent d'elle entre eux, les frères Goncourt la traitent de femme galante. Un fait, en tous cas, est incontestable : Léocadie est une des plus jolies femmes de Paris. Elle est très jalousée, très entourée, très désirée. Beaucoup d'hommes riches et titrés lui font la cour. Pourquoi va-t-elle accepter, assez rapidement, d'épouser Ernest, un barbu à demi chauve, d'apparence plutôt sévère ? Il paraît peu fait pour elle, mais il a tout de même quelques atouts : d'abord, Ernest n'est pas un inconnu. Grâce à ses ouvrages, il a conquis une petite célébrité dans le monde des lettres. Ensuite, c'est un bourreau de travail : il passe plusieurs heures par jour à la Bourse, après quoi il se consacre à sa seconde profession ; celle d'écrivain. Il a débuté en étudiant l'Égyptologie. Il publie L'Histoire des usages funèbres et des sépultures chez les peuples anciens, un ouvrage érudit qui attire l'attention. Théophile Gautier le charge de chercher pour lui de la documentation. Ernest s'acquitte si bien de sa tâche que Gautier, en retour, lui dédie son Roman de la momie. Après l'estime vient l'amitié. Gautier présente Ernest à Gustave Flaubert. La sympathie est immédiate et réciproque. Lorsque Flaubert publie Madame Bovary, son énorme succès incite Ernest à écrire, lui aussi, un roman. Ce sera Fanny, publié un an plus tard, en 1858. Le succès est considérable et dépasse même celui de Madame Bovary. Il est vrai que le sujet est extrêmement audacieux pour l'époque : il traite de la jalousie éprouvée par un amant envers le mari de sa maîtresse. On avait souvent décrit la jalousie du mari envers l'amant, mais jamais encore l'inverse. Le thème est développé sur le mode tragique. Un siècle plus tard, il sera accommodé, très comiquement cette fois, dans La Petite hutte d'André Roussin. Le livre choque, scandalise et fait rapidement la gloire d'Ernest. A trente-sept ans, le voilà riche. Flaubert, fier de son « poulain », l'introduit dans les journaux et les cercles littéraires. Il le présente à Madame Sabatier, que l'on surnomme « la Présidente », et qui tient salon rue Frochot, au coin de la place Pigalle. Ernest rencontre chez elle Henri Monnier, Maxime Du Camp, Baudelaire. L'archevêque de Paris attaque en chaire cette Fanny qu'il juge profondément immorale. Ernest profite de cette publicité qui - en quelque sorte - lui tombe du ciel. Il est définitivement lancé.

Qui est donc cette femme que l'on appelle « la Présidente » et qui joue un si grand rôle dans la vie littéraire ? Apollonie Sabatier, de son vrai nom Aglaé Savatier, a été la maîtresse d'Ernest Meissonier en même temps que son modèle. Après avoir été entretenue par le peintre, elle l'est par Hippolyte Mosselman, riche homme d'affaires belge. Elle est bientôt surnommée « la Présidente » par les écrivains qui fréquentent son salon. Baudelaire, qui l'appelle « celle qui est trop gaie », la célèbre dans plusieurs pièces des Fleurs du Mal ; Flaubert, Gautier, Barbey d'Aurevilly sont tous amoureux d'elle. Elle a un physique superbe, susceptible de provoquer bien des écarts, y compris ceux de langage. Gautier ne s'en prive pas. Il prend grand plaisir à lui écrire des énormités. Lors d'un voyage en Italie, il se défoule en lui adressant ces lignes plutôt raides : « Par un hasard extraordinaire, toutes les vénitiennes furent vertueuses ce soir-là ou, ce qui est plus naturel, toutes étaient en train de foutre et n'ont pas voulu faire déconner leur amant pour se faire poisser le museau de tanche par de vils étrangers ». (Le reste de la lettre est beaucoup plus vert, tout comme l'était Gautier lui-même). On peut juger de la beauté de « la Présidente » par la sculpture de Clésinger, La Femme piquée par un serpent, qui la représente nue et voluptueusement cambrée. Les Goncourt, souvent acides, notent dans leur journal : « C'est une assez grande nature, d'un entrain commun, une courtisane un peu peuple ». La célébrité rend Ernest vaniteux et sûr de lui. Il est vrai que ses supporters sont illustres : Flaubert, qui l'admire sans réserve, et Sainte-Beuve qui ne tarit pas d'éloges à son sujet. Baudelaire par contre le déteste et le jalouse : « Fanny est un livre répugnant, archi-répugnant » écrit-il à sa mère. Il envie surtout les sommes importantes que Fanny rapporte à son auteur. Judith Gautier, plus objective, laisse de lui ce portrait : « Ernest Feydeau semblait l'homme le plus heureux du monde. Ses succès littéraires lui donnaient une assurance et un joyeux orgueil qui rayonnaient de sa personne, continuellement. Il avait coutume de dire en parlant de lui-même : "l'auteur de Fanny" et il n'avait rien imaginé de plus beau à offrir à sa fiancée, lorsqu'il s'était remarié, qu'un émail très finement peint sur le chaton d'une bague qu'il montrait à tous ses amis et représentant "l'œil de Feydeau". Il gardait cependant beaucoup de candeur et de naïveté, une tendance à tout croire et à mal comprendre l'ironie et les paradoxes ; c'est pourquoi le pince-sans-rire féroce qu'était Baudelaire l'horripilait si fort et le mettait hors de lui. »

Tel est l'homme dont Léocadie fait connaissance en 1861. Il tombe immédiatement amoureux d'elle, il l'épouse et Georges voit le jour en 1862. Ernest pourrait-il imaginer que ce beau garçon n'est pas de lui ? Lui arrive-t-il de soupçonner son infortune ? Quoi qu'il en soit, il témoigne à Georges l'attention d'un père vigilant, sinon tendre. Il lui permet surtout de se frotter au monde des lettres grâce aux amis et aux confrères qui fréquentent la maison. Il n'est pas certain que son travail, puis ses soucis d'argent et de santé, lui permettent d'entourer Georges d'une véritable chaleur mais, sans être très démonstratif, il lui donne l'exemple d'un homme besogneux, d'un écrivain studieux qui noircit chaque jour des dizaines de feuillets. Quel sera le souvenir marquant qu'il gardera de ce père, romancier encensé par les uns et honni par les autres, tantôt au sommet de la fortune et tantôt accablé par une série d'échecs, de cet homme apparemment doté d'une santé insolente mais qui, à cinquante ans, sera broyé par la maladie, cloué à sa chaise, hémiplégique ? Quelle image demeurera pour lui la plus impres- sionnante ? Celle de l'écrivain triomphant ou celle du mari trompé ? (la réputation de sa mère n'a pu manquer d'arriver à ses oreilles). Georges est orphelin à dix ans et n'en manifeste apparemment que peu de chagrin. Mais ne refuse-t-il pas, déjà, d'extérioriser ses sentiments ? Léocadie a été dévouée. Elle a veillé sur son mari jusqu'à la fin. Inhumé au cimetière de Montmartre, il repose auprès de sa première femme, non loin de son ami Gautier, mort l'année précédente. Léocadie est donc veuve à trente-cinq ans, toujours aussi belle et courtisée. Elle n'est pas femme à rester célibataire. Trois ans après la disparition d'Ernest, elle épouse Henry Fouquier, un ami de la famille - très intime, diront certains. Fouquier est un bel homme. Il fréquente les milieux littéraires et dirige un journal : Le 19ème Siècle. Georges accepte le nouveau venu. Le moyen de faire autrement ? Ernest n'était son père que de nom, le voilà maintenant nanti d'un beau-père. La recherche de ses origines, le besoin de connaître l'identité de son père le tourmentera jusqu'à ses derniers jours. Il est vrai qu'il y a là de quoi rendre mélancolique l'enfant le plus joyeux.

Georges pourrait espérer trouver le réconfort ou la complicité auprès de sa mère. Mais Léocadie n'a pas la fibre maternelle : elle est d'abord et surtout une femme. Son physique admirable, ses succès masculins, sa réputation que les jaloux noircissent à plaisir, tout cela édifie autour d'elle une barrière qu'un enfant ne franchit pas aisément. Il n'y a pas d'affinité entre eux. Et puis Georges est un petit garçon bruyant, parfois même insupportable, au point que Léocadie en arrive à le corriger à coups de martinet ou de cravache. Mais peut- être ne se montre-t-il turbulent que pour qu'elle s'intéresse enfin à lui ? Un père qui n'est qu'un prête-nom, une farandole de soupirants autour d'une mère trop jolie, une généalogie mystérieuse, beaucoup d'éléments se trouvent réunis pour l'inciter à tourner en dérision cette famille dont il a un exemple si décourageant. Georges est un de ces enfants dont on dit qu'il a tout pour lui et à qui, finalement, il manque l'essentiel. Bébé — c'est ainsi qu'on l'appelle - Bébé ignore les joies simples du cercle de famille. Rien d'étonnant à ce qu'il écrive, lorsqu'il aura fait lui-même l'expérience ratée du mariage : « Les joies de la famille sont si délicates qu'il faut être seul pour bien les apprécier ».

Il serait évidemment excessif et trompeur de voir dans le comportement de ses parents l'unique origine de l'humour de Feydeau, mais il a probablement constitué un premier terrain favorable à son développement. En vieillissant, Feydeau réservera plutôt sa tendresse à ses amis. Lorsqu'il mettra en scène dans une pièce un père ou une mère, lorsqu'il y fera allusion dans son bloc- notes, ce sera d'une manière ironique, caustique ou cruelle mais jamais attendrie. C'est dans son petit carnet qu'on peut lire : « Mon père a rencontré ma mère le jour même où ma mère a rencontré mon père. Il y a de ces coïncidences, dans la vie »... Difficile de prendre moins légèrement les choses sérieuses. Feydeau a refusé le désespoir et choisi l'humour qui en est, dit-on, la forme élégante. Cet humour sera sa pudeur et son refuge.

Georges, Léon, Jules, Marie Feydeau est né le 8 décembre 1862 au 49 bis de la rue de Clichy, à Paris. « Comment peut-on être assez bête pour croire qu'un garçon aussi intelligent que Georges est le fils de cet empereur idiot » dit sa mère, lorsque circule le bruit de ses amours avec Napoléon III. Dans Rions avec eux Marcel Achard rappelle l'attitude de Feydeau : « Georges imitait sur ce point la réserve de sa mère : Morny ? Soit ! Si vous y tenez. Mais Badinguet, holà ! » A la fin de sa vie, dans un étrange besoin de confidences, il livre pourtant à ses amis le secret de sa naissance. Sa mère a-t-elle fini par le lui révéler ? Il déclare sans ambages : « Je suis le fils naturel de Napoléon III ». Il le croit. Il veut y croire. Il pousse le désir de s'en convaincre jusqu'à se faire la tête de l'empereur, en se taillant la moustache et la barbiche à son image. La fin des grands humoristes est souvent navrante, lorsqu'elle n'est pas tragique. Le jeune Georges baigne donc dans une atmosphère littéraire car son père, ami intime de Flaubert et de Gautier, l'est aussi de Dumas fils dont il est le confident. Ses années de scolarité sont empreintes d'une fantaisie qui frise souvent la paresse. Ses parents décident qu'il entrera interne au collège Chaptal, en septembre 1870. Chaptal est un collège sérieux, réputé pour ses succès et sa discipline. Mais la guerre éclate le 15 juillet 1870. Georges n'entrera à Chaptal qu'un an plus tard et n'y restera d'ailleurs que peu de temps. En 1872, il est interne à Sainte-Louis où il fait sa huitième. Les années suivantes, on le verra faire preuve d'un esprit plus studieux mais déjà taquin puisqu'il récoltera des accessits en latin, en grec, et même en allemand, mais jamais rien - absolument rien - en français. Le moment venu, et peut-être afin de s'épargner une déception, il renoncera au bachot. Sage décision, prise apparemment sans regret.

Quinze ans plus tard, lorsque le cercle de ses amis évoque cette période, Tristan Bernard observe : — « Voyez notre ami Georges : il n'a jamais obtenu son baccalauréat. Ça ne l'a pas empêché d'écrire Un fil à la patte. - Tandis que le premier de sa classe, qui en parle ? » demande Lucien Guitry.

Il existe des familles dans lesquelles l'esprit souffle avec une force toute particulière. Jeanne de Caillavet, épouse du célèbre auteur dramatique qui fera équipe avec De Flers, n'est autre que la grand-mère de l'écrivain Michèle Maurois, elle-même fille du romancier André Maurois. Parfois, le talent appelle le talent : à ses débuts, l'auteur dramatique Louis Verneuil est encouragé par Feydeau. Un jour il deviendra son gendre et, plus tard, le neveu de Verneuil fera à son tour une belle carrière de revuiste sous le nom de Serge Veber. A suivre...

Les enfants d'auteurs dramatiques et de comédiens sont souvent, tout naturellement, tentés de bonne heure par l'écriture. Ce sera le cas de Georges mais aussi de Sacha Guitry et de Jean-Jacques Bernard, fils de Tristan. Pour ces enfants vivant dans un univers où la fiction est le pain quotidien, il est difficile de distinguer l'épilogue de la comédie du prologue de la réalité. Traités en adultes, en complices, mais aussi parfois totalement négligés, ces petits personnages sont en quête des auteurs de leurs jours. « Quand jouons-nous la comédie ? » demandera Sacha dans une de ses pièces joyeusement piran- dellienne.

Georges a dix ans lorsqu'il écrit sa première pièce. Il aime déjà le théâtre mais, à cet âge, c'est sur l'œil de sa sœur, petite martyre, qu'il frappe de préférence les trois coups. Si le lycée lui a semblé un cycle interminable, il parvient en revanche à boucler en un an son service militaire. De 1883 à 1884, il engrange des idées et photographie des personnages qui réapparaîtront quelques années plus tard dans son théâtre. Il s'offre même le luxe d'improviser pour son plaisir de petites comédies express : rentrant de permission avec quelques heures de retard, il lance au capitaine qui le guette à la porte de la caserne : « Je me suis couché tard parce que j'ai dîné chez le colonel ». L'insolite du propos et l'aplomb de Georges font avaler le mensonge : nous sommes déjà au théâtre.

Lorsqu'il est démobilisé, Feydeau entre comme secrétaire général au théâtre de la Renaissance dirigé par Adolphe Louveau, un ami d'enfance. L'anecdote peut paraître curieuse, voire paradoxale, pour ceux qui ont connu la guerre de 1939. Pendant l'occupation, beaucoup de Juifs tentaient de se cacher sous une fausse identité afin d'échapper aux persécutions raciales. Comme le disait le bon Tristan Bernard, traqué lui aussi : « A présent, tous les comptes sont bloqués et tous les Bloch sont comptés. » Les Lévy tentaient de sauver leur peau en se faisant appeler Dupont ou Dubois. Soixante ans plus tôt, c'est un processus inverse qui s'est produit : Adolphe Louveau décide de prendre un pseudonyme et se fait appeler Fernand Samuel, estimant qu'un nom israélite inspirera confiance et attirera le succès. La suite lui donnera raison.

Feydeau a maintenant vingt-deux ans et s'il n'a pas encore témoigné de son humour d'une façon éclatante, il sait du moins faire preuve d'un goût certain. Un manuscrit est déposé au Théâtre de la Renaissance. Feydeau le lit, ou plutôt il le dévore. C'est La Parisienne, signé d'un certain Henry Becque. Becque n'est pas un inconnu. Hélas, pourrait-on dire, puisqu'il est surtout connu pour avoir essuyé un bide retentissant avec sa pièce Les Corbeaux. Ah ! l'ironie de la critique ! Ah ! l'humour des courriéristes ! On dit dans Paris : « Les Corbeaux de Becque ? Pourquoi pas les becs de corbeaux ? ». Il n'empêche : en lisant La Parisienne, Feydeau est séduit. Il parvient à convaincre Samuel, hésitant, de monter la pièce. C'est un succès, que Becque ne pardonnera jamais à Feydeau. Oui, vous avez bien lu : on se perd en conjectures sur la raison d'une telle ingratitude, mais le fait est là : toute sa vie, Becque dira du mal de Feydeau, le traitant de « vaudevilliste », ce qui est pour lui la pire des injures et le comble du mépris.

Tout en assurant le secrétariat du théâtre, Feydeau travaille au 19ème Siècle, le journal de son beau-père Henry Fouquier. Il éprouve une grande sympathie pour cet homme et il saura lui témoigner sa reconnaissance car Feydeau, lui, n'est pas un ingrat.

Un beau jour - et pour lui c'est réellement un très beau jour - Feydeau abandonne ses fonctions de secrétaire. Nous sommes en 1886, Georges a vingt-trois ans et Samuel a décidé de monter sa pièce Tailleur pour dames. C'est Galipaux qui en sera la vedette, le fameux Galipaux qui fait rire tout Paris et le Tout Paris avec ses monologues. Tailleur pour dames marquera le début d'une longue amitié entre les deux hommes, amitié d'autant plus solide qu'elle est scellée par le triomphe de la pièce : elle sera jouée 79 fois ce qui, pour l'époque, est un record. « Soyez tranquille : ce succès, on vous le fera payer » dit- on à Georges. La prédiction se révélera exacte et il recevra bientôt des volées de bois vert. On l'attend au tournant. Ce premier succès sera suivi d'une série d'échecs, peut-être injustifiés. Clarisse - Ministre de la Marine ! Tu ne sais même pas nager ! Ventroux - Qu'ça prouve, ça ? Est-ce qu'on a besoin de savoir nager pour administrer les affaires de l'État ?

Lorsque les heures sont graves, Feydeau oublie son humour le temps d'une réflexion. Pendant la guerre, on critique devant lui le comportement indécent des jeunes embusqués de l'arrière. Feydeau soupire: « Il ne faut pas trop les abîmer : après la guerre, c'est la seule jeunesse qui nous restera ».

Dans Monsieur chasse la jolie Léontine, persuadée que son mari la trompe, décide de se venger en prenant Moricet pour amant. Moricet, ravi, prend son rôle très au sérieux. Mais lorsqu'elle est placée au pied du mur, si l'on peut dire, Léontine se dérobe. Au milieu des péripéties libertines, Feydeau n'oublie pas d'égratigner : Moricet - Vous m'avez donné une mission à remplir, celle de vous venger. J'accomplirai mon ministère jusqu'au bout. Léontine - Eh ! Il n'y a pas de ministère qui tienne. Moricet - Dans le gouvernement c'est possible, mais ici c'est pas la même chose. Comblé de succès et d'honneurs tout au long de sa carrière, Feydeau recevra aussi des témoignages de considération lorsqu'il aura fermé les yeux. Deux hommages sont particulièrement significatifs. Ils sont signés d'auteurs qui diffèrent totalement par leur vie, leur style et leurs opinions mais qui ont un point commun : leur admiration pour le père d'Amélie : « On lui reproche de n'être ni Plaute, ni Molière, ni Regnard, écrit Jeanson. Je lui sais gré, moi, de n'être que Feydeau, Feydeau, l'un des plus grands amuseurs de tous les temps ». Quant à Sacha Guitry, bon prophète, il observe : « J'ignore ce qu'il adviendra de son nom, mais j'ai la conviction que lorsqu'il se présentera devant le tribunal de la postérité et que le Président Suprême lui posera cette question : - Avez-vous des titres à la postérité ? Feydeau pourra répondre : - Oui. - Quels sont ces titres ? - Champignol malgré lui, Mais n'te promène donc pas toute nue, Feu la mère de madame et la Dame de chez Maxim's.

Feydeau a résisté à l'épreuve du temps et - ce qui est probablement plus difficile encore - au jugement de ses confrères. Il peut dormir d'un sommeil tranquille, dans ce cimetière de Montmartre où nous allons lui rendre visite dans le prochain - et, fatalement dernier - chapitre. XII

FEU LE PÈRE DE « LA DAME »

Feydeau reste fidèle à la tradition classique lorsqu'il fait rire aux dépens des médecins. Ils apparaissent dans plusieurs de ses pièces (ils sont mêmes deux, dans La Dame) à la fois cyniques, noceurs et ignorants. Lorsqu'il se sent souffrant, le docteur Moulineaux, héros de Tailleur pour dames, envisage de se faire à lui- même une ordonnance. Mais, après une seconde de réflexion, il observe : « Oui, mais si je me soigne comme mes malades je n'en ai pas pour longtemps ! » On évoque souvent Molière en parlant de Feydeau et c'est effectivement son ombre qui plane sur ce dialogue « farce » : Yvonne - Vous allez bien, Monsieur Bassinet ? Bassinet - Mais... Comme vous voyez. Moulineaux - (vivement) Oui, comme tu vois, très mal, il va très mal. (bas) Allez-vous vous taire ! Je vous dis que vous êtes malade. Yvonne - Pourquoi voulez-vous que Monsieur Bassinet soit malade puisqu'il vous dit... Moulineaux - Est-ce qu'il sait ? Il n'est pas médecin. Je te dis qu'il est perdu.

Feydeau, qui a joui d'une belle santé pendant la plus grande partie de sa vie, sourit quand il évoque la microbiologie : « Je ne croirai aux microbes que quand je les aurai vus à l' œil nu » Il n'aime guère le complexe de supériorité du médecin à l'égard de son malade : Moulineaux - Elle a été longtemps une de mes clientes. Bassinet - Qu'est-ce qu'elle avait ? Moulineaux - Rien. J'ai fini par l'en guérir. Une attitude qui se confirme quelques scènes plus loin : Suzanne - Mon mari vous croit mon couturier et il peut revenir ici. S'il ne vous trouve pas, il comprendra la vérité. Et je le connais, il vous tuera. Moulineaux - Hein ? Mais il n'a pas le droit ! Il n'est pas médecin !

Merveilleuse allégresse de l'auteur bien portant. Le jour viendra, hélas, où Feydeau sera contraint de prendre la médecine au sérieux. En attendant, il trace une image cocasse des thérapies à la mode : Bassinet - Mon cher, pour moi, il n'y a que le massage. Aubin - J'en ai essayé, ça n'a pas réussi. Bassinet - C'est que vous ne savez pas vous y prendre. Vous choisissez un masseur, n'est-ce pas ? Vous le faites déshabiller, vous l'étendez sur un divan et vous le massez de toutes vos forces pendant une heure. Après ça, si le sang ne circule pas, je veux que le loup me croque !

Cette gaieté bruyante, cette bonne humeur endiablée qui ruisselle dans ses pièces ne reflètent ni le caractère ni la vie de Feydeau. Séparé de Marie-Anne, réfugié depuis plusieurs années dans sa chambre d'hôtel, il reçoit les journalistes. Marcel Achard vient l'interviewer : - La jeune génération vous semble-t-elle supérieure ou inférieure à celle qui l'a précédée ? Feydeau n'hésite pas une seconde : - La jeune génération est très inférieure à la nôtre, parbleu ! Puis, après un temps et avec un petit sourire, il ajoute : - Tout de même ! Si je pouvais en faire partie !

Dans la chambre de Feydeau, Achard remarque un grand nombre de tableaux posés parfois à même le sol. La pièce est encombrée. Il y a des dizaines de flacons de parfum, des centaines de livres. Feydeau a vu le regard surpris du journaliste. Il explique : « Les livres sont des amis parfaits. Mais il y a une chose qu'ils ne peuvent souffrir, c'est d'être prêtés. Ils sont alors si vexés qu'ils ne reviennent jamais ».

Achard a son article. Il file dans les couloirs du Terminus et, par une curieuse coïncidence, il passe devant la chambre que le gendre de Feydeau, Louis Verneuil, occupera quarante ans plus tard et dans laquelle il se suicidera. C'est dans sa baignoire que cet homme de théâtre se donnera la mort. Rarement malade, Feydeau est douillet. Il confie à son carnet : « Je ne peux supporter la douleur que quand elle ne fait pas souffrir ».

En ce matin d'avril 1919, il quitte le Terminus en toute hâte pour se rendre à la mairie du seizième, où épouse Sacha Guitry. Il est le témoin de Sacha et est celui d'Yvonne. La cérémonie, très parisienne, n'en est pas moins rapide : elle donne son « oui », il donne son nom. Les voilà mariés. Feydeau félicite les époux et rentre à son hôtel. Deux heures plus tard il est pris de violentes migraines, de troubles oculaires, il bredouille. Il présente les premiers symptômes du mal qui le tuera. Que s'est-il passé ?

Feydeau a toujours aimé les femmes mais, depuis quelques années, son goût le porte occasionnellement vers les jeunes gens. Ses premières aventures homo- sexuelles semblent s'être déroulées au Terminus avec l'agrément de quelques petits grooms de l'établissement. La discrétion dont il entoure ces rencontres le met à l'abri des allusions perfides dont seront victimes Marcel Proust ou Pierre Loti. Tout ceci resterait anecdotique si cela ne devait influer finalement sur sa santé et, par contre coup, sur son humour. Le jour où un music-hall des boulevards affiche une revue animée par une troupe de jeunes gens habillés en grooms, il ne résiste pas au désir d'aller les voir et, les ayant vus, il ne résiste pas au sourire gracieux de l'un d'entre eux. Il se rend en coulisses où sa notoriété et sa beauté lui ouvrent tous les cœurs. Il invite le jeune homme à souper. Il désire pousser plus loin l'aventure. Mais voici que le jeune groom passe aux aveux et révèle qu'en réalité il est « une groom » : elle remplace au pied- levé un camarade tombé malade. La situation est trop vaudevillesque pour ne pas plaire à Feydeau. Il se montre beau joueur et passe la nuit avec ce garçon manqué. Il croit ne conserver qu'un souvenir amusé de cette brève aventure. Elle lui coûtera la vie. La jeune fille était syphilitique et voilà Feydeau « avarié », comme on dit à l'époque. Or, en ce début de siècle, la syphilis est encore une maladie mortelle.

Lorsqu'il se découvre atteint par le mal, Feydeau songe peut-être à la réplique de qui l'amusait tant : « Pour une femme, la façon de se donner vaut mieux que ce qu'elle donne ». En l'occurrence, elle aurait mieux fait de le garder. Mais il est trop tard : le tréponème a commencé ses ravages. Quelques années auparavant, il a noté dans son carnet ce mot d'un médecin dont le malade est mort : « Il faut bien que tout le monde vive ». A l'époque, la maladie lui était étrangère, la mort le faisait sourire. Avec les années ses mots sont devenus plus féroces. Ainsi dans la Dame de chez Maxim's : Petypon - Comment va-t-il ? Mongicourt - C'est fini. Petypon - Il est sauvé ? Mongicourt - Non. Il est mort. Petypon - Aïe ! Mongicourt - Oh ! Il était condamné. Petypon - Je te disais bien que l'opération était inutile. Montgicourt - Une opération n'est jamais inutile. Elle peut ne pas profiter à l'opéré. Elle profite toujours à l'opérateur. Petypon - Tu es cynique ! Mongicourt - Je suis chirurgien.

Il va devoir se faire soigner. Il se confie au docteur Sicard qui dirige le Sanatorium, une maison de santé de Rueil-Malmaison où l'on traite plusieurs maladies, sauf la tuberculose.

Le mystère entourant la personnalité de son vrai père hantait ses premières années et voici que cette obsession revient tourmenter son cerveau malade. Michel Georges-Michel, le compagnon des bons et des mauvais jours, lui rend souvent visite. Il constate que Feydeau a laissé pousser sa barbiche et qu'il s'est étonné lui-même de sa ressemblance avec Napoléon III. Il en est tellement saisi, raconte Michel Georges-Michel, « qu'il demande à un vieil ami de lui prêter un uniforme de l'Empire. Comme l'ami s'étonne : - Quoi, s'écrie Feydeau, c'est bien innocent à moi de jouer les empereurs. Deschanel, qui vient d'entrer dans le pavillon voisin, vous ne savez pas ? - Quoi donc ? - Il se croit président de la République. » Dans le pavillon voisin se trouve effectivement le président de la République, le malheureux Deschanel qui a été victime d'une dépression nerveuse. Descendu de son train en pleine nuit, il s'est retrouvé en pyjama chez un garde-barrière qui, comme Feydeau, a d'abord douté de son identité. Une fois encore, la situation serait vaudevillesque si elle n'était navrante. Au Sanatorium, les pathologies les plus diverses voisinent, ce qui ne peut que troubler un cerveau malade. Jadis, cette promiscuité amusait Feydeau. Dans une de ses pièces, il en a traduit la cocasserie : - Mon mari à la goutte. Entre nous, c'est bien de sa faute : il avait pour ami intime un monsieur qui avait des rhumatismes.

Feydeau reçoit de nombreuses visites. Il a des éclairs de lucidité alternant avec de longues absences. Dans ces moments-là, les amis qui sont venus le voir bavardent entre eux. Ce sont des gens de théâtre, qui évoquent les difficultés du métier. L'un d'eux vient de terminer un manuscrit. La dactylographie n'est pas encore entrée dans les habitudes. Il demande à ses confrères : - Auriez-vous l'adresse d'un bon copiste ? Le mien fait beaucoup trop de fautes. Feydeau a entendu. Son œil s'allume. Il lance : - Un bon copiste ? Adressez-vous à Louis Verneuil. Pourquoi cet ultime coup de patte à l'adresse d'un jeune confrère dont il a encouragé les débuts et qui lui manifeste d'ailleurs sa reconnaissance ? C'est que, jusqu'à la fin, et pour faire un bon mot, Feydeau tuerait père et mère... ou gendre. Un autre visiteur lui parle d'un escroc célèbre qui a fait de multiples séjours en prison : - Il paraît, dit-il, qu'il est condamné par les médecins. - Par les médecins ? s'étonne Feydeau. Ça le change.

Sacha a assisté, navré, à la détérioration rapide de l'état de santé de son ami. Il ne s'est écoulé que trois mois entre le matin d'avril 1919 où Feydeau était témoin de mariage et ce jour d'été où il a fallu l'interner. Lorsque Sacha est près de lui, Feydeau essaye encore d'ironiser. Il feint d'apprécier ce séjour forcé à Rueil : « Un vrai Parisien, dit-il, meurt en banlieue. C'est de là qu'il embrasse le mieux Paris. » Il lui arrive d'être si drôle et si brillant que Sacha, troublé, se demande si on ne garde pas enfermé un homme guéri. Il s'en ouvre au directeur de l'établissement : - Je viens de converser longuement avec monsieur Feydeau et je l'ai trouvé tout à fait raisonnable. Pourquoi ne le libérez-vous pas ? - C'est impossible : monsieur Feydeau est fou et je vous en donne une preuve. Ce matin encore, il m'a affirmé très sérieusement qu'il avait bavardé avec un oiseau. - A ce compte-là, répond Sacha, il faudrait interner tous les poètes.

Un ami lui parle de cette veuve qui a découvert après coup l'infidélité de son mari et a décidé aussitôt de prendre un amant. Feydeau laisse tomber : « Elle va faire des cornes à sa mémoire ».

Dans sa retraite campagnarde, Feydeau contemple la nature et suit le vol des nuages. Il songe comme autrefois - encore plus qu'autrefois - : « La vie est courte mais je m'ennuie tout de même ». Dans le parc fermé qui est devenu tout son univers, il se souvient de la question de ce journaliste : - Y a-t-il un coin de campagne où vous aimeriez vivre toute votre vie ? - J'en ai connu plusieurs. C'est généralement celui où, au bout de deux heures, je demande : à quelle heure est-ce qu'il y a un train ? Il songe probablement aussi aux amis qui l'ont quitté : à Jules Renard, demandant à Tristan Bernard : - Est-ce que vous croyez en Dieu, vous ? Et Tristan : - Oui, ces jours-çi. Jules Renard à disparu à quarante-six ans, Alphonse Allais s'est éteint à cinquante ans. On meurt jeune, en ce début de siècle.

Autrefois, évoquer la fin de la vie n'entraînait pas la mélancolie mais un mot d'esprit. Alfred Capus lui disait : « Ce n'est pas la peine de te répéter chaque jour que tu es mortel : tu le verras bien ». Et lorsque, devant Lucien Guitry, un quidam en veine de banalités lançait : « Dans la mort, les plus à plaindre sont ceux qui restent », Guitry rétorquait invariablement : « Bon. Demandez-leur donc de changer ! ». Mais voici que la mort n'est plus prétexte à brillants paradoxes : elle est devenue une compagne qui frappe les proches. Feydeau la sent qui chemine vers lui, insidieusement, par le biais de la folie.

Quand approche leur dernier quart d'heure, certains écrivains s'inquiètent du jugement de la postérité. Un auteur médiocre s'interroge devant Feydeau du sort que l'avenir réservera à ses ouvrages. « Pourquoi voulez-vous que ceux qui nous jugeront dans cent ans soient plus bêtes que ceux qui nous jugent aujourd'hui ? » répond benoîtement le père d'Amélie. On lui rapporte la dernière anecdote qui circule dans Paris : un écrivain connu et vaniteux est passé, quelques jours plus tôt, devant la plaque apposée sur l'immeuble où J.K. Huysmans a vécu. Il est resté en contemplation durant un long moment. On sentait que cette plaque éveillait en lui une confuse jalousie en même temps que le souci de sa renommée future. Finalement, il s'est tourné vers Tristan Bernard qui l'accompagnait et lui a dit : - Et après ma mort, à moi, qu'écrira-t-on au dessus de ma porte ? - On écrira « Appartement à louer », a répondu Tristan.

Feydeau n'ignore pas que les plus illustres eux-mêmes sont tourmentés par la soif d'une gloire posthume. Aurélien Scholl lui a raconté la soirée qu'il a passé chez Victor Hugo, en 1871. Au cours du repas, Hugo est tout à coup devenu songeur. Il a murmuré : - Je me demande parfois ce que je dirai à Dieu quand je serai en sa présence. - Vous lui direz : Mon cher confrère, répond Scholl. Comme beaucoup d'écrivains, Scholl déteste la prétention - surtout celle des autres. Toujours féroce, il dit en parlant d'un écrivain à l'haleine fétide : « A côté de lui, quand on mange du poulet, on croit que c'est du faisan ». Souvenir, rencontre ou hasard, ce personnage à la bouche malodorante apparaîtra sur scène. Ce sera le redoutable Fontanet de Un Fil à la patte : Fontanet - Une fois j'ai essayé de faire une chanson, une espèce de scie... (A Bois-d'Enghien, bien dans la figure) Je me rappelle, c'était intitulé : « Ah ! Pffu !! » Bois d'Enghien (qui a reçu le souffle en plein visage ne peut retenir un recul de tête, qu'il dissimule aussitôt dans un sourire de complaisance à Fontanet ; puis à part, gagnant la droite :) - Pff !! Quelle drôle de manie ont les gens à odeur de vous parler toujours dans le nez ! Lucette - (à Fontanet) Et vous en vîntes à bout ? Fontanet - (bien modeste) Mon Dieu... comme je pus ! Bois d'Enghien - (avec conviction) Oh ! Oui !

Enfermé, et surtout isolé, ce qui est la pire des punitions pour un homme qui a toujours vécu pour et par le public, Feydeau s'éteint le 5 juin 1921. Il a cinquante-huit ans.

Jacques Lorcey s'interroge : « Saurons-nous jamais quel infernal secret dissimulait la mélancolie constante d'un des plus grands amuseurs que le monde ait jamais connu ? » Et Marcel Achard constate que le théâtre a perdu le plus grand auteur comique français après Molière.

Feydeau est resté deux ans à Rueil-Malmaison, deux années pendant lesquelles il aurait été incapable de mener à bien ses pièces inachevées. Il les a laissées dans un tiroir. Elles avaient toutes les chances d'y rester. Mais Quinson, directeur avisé, estime qu'il y a là deux trésors inexploités : 100 millions qui tombent et On va faire la cocotte. Henri Jeanson raconte : « On le disait alors (en 1918) fort soucieux d'un vaudeville dont il cherchait depuis sept ans la solution et qui s'intitulait 100 millions qui tombent. Il avait mis, prétendait-on, ses personnages dans une situation si extravagante, si compliquée qu'il ne parvenait pas à les en sortir ». En 1911, avant même qu'elle ne fût terminée, la pièce fut mise en répétition. Le troisième acte manquait et le deuxième s'achevait effectivement sur un formidable coup de théâtre. Le Prince de Grenade, entrant en scène, s'écriait : « Ah ! Caramba ! c'est la première fois que je vois un cheval dans une salle à manger ! » Que faire de ce cheval ? Comment sortir de cette situation ? Tel est le problème que Feydeau n'a pas pu résoudre. Telle est la pièce que Quinson rêve de monter. Deux ans après la mort de Feydeau, il demande à Yves Mirande d'en imaginer la fin et de l'écrire.

Yves Mirande est un auteur habile, un bon faiseur. C'est également un homme d'esprit. On lui doit des pièces réussies, des répliques amusantes : « La parole est d'argent, mais le silence endort » ou encore : « Tu noies tes chagrins dans l'alcool ? Méfie-toi, ils savent nager ». Il a même connu personnellement Feydeau. Tout cela ne l'empêche pas de tomber dans le piège. Si Feydeau n'a pu terminer sa pièce, il est vain d'essayer de faire mieux que lui. En tentant de finir l'ouvrage, on risque de l'achever. C'est ce qu'il se produit : Mirande écrit le troisième acte de 100 millions qui tombent et la pièce tombe, elle aussi, le 23 avril 1923, devant le public du Palais Royal. Incorrigible, Quinson fera la même démarche auprès de Guitry, lui demandant d'écrire une fin à On va faire la cocotte. Mais Guitry, lucide, refuse tout net en donnant la meilleure des raisons : « Il n'y a qu'un Feydeau ».

Feydeau est unique et éternellement jeune. A l'occasion d'une reprise de la Dame de chez Maxim's à l'Odéon en 1938, le critique Robert Kemp s'émerveillait de la joie des adolescents qui assistaient au spectacle. Ils n'affichaient pas une moue méprisante devant la comédie qui avait amusé leurs parents. Au contraire, la jeunesse « était étourdie, bousculée, en plein vertige. Elle décrétait que Feydeau - tenez-vous bien - était un initiateur, une des sources du théâtre Dada ». Et Kemp ajoutait : « Mais c'est justement ce foisonnement d'épisodes, ce martèlement de surprises qui nous possèdent et qui nous abattent, et qui haussent la Dame jusqu'à une sorte de lyrisme... » Trois ans plus tard, en 1941, Sacha Guitry, à son tour rend hommage à celui qui fut son Maître : « Ses pièces, écrit-il, étaient conçues, construites, écrites, mises en scène et jouées à une cadence particulière et que, vingt ans après sa mort, on est tenu de respecter. Ses vaudevilles, puisque c'est ainsi qu'on appelle ses œuvres, portent sa marque indélébile. D'autres vaudevilles ressemblent aux siens, mais les siens ne ressemblent pas aux vaudevilles des autres. »

Pour Feydeau le pointilleux, il n'est rien de plus complexe que l'élaboration d'un vaudeville. Son souci du détail apparaît dans ses indications de scène, dans ses mouvements indiqués aux comédiens, dans les moyens précis de régler techniquement tel ou tel changement de costume, tel ou tel truquage et jusque telle intonation. Feydeau explique comment on doit le jouer et négliger ses consignes, c'est aller à l'échec. Depuis les tragédies antiques, on sait que les dieux inventent des machines infernales qui explosent au nez des pauvres mortels. Le dieu Feydeau, lui, commandait sa machinerie dans un magasin de farces et attrapes. « Pour faire un bon vaudeville, explique-t-il, vous prenez la situation la plus tragique qui soit, une situation à faire frémir un gardien de la Morgue, et vous essayez d'en dégager le côté burlesque. Il n'y a pas un drame humain qui n'offre quelques aspects très gais. C'est pourquoi, d'ailleurs, les auteurs que vous appelez comiques sont toujours tristes : ils pensent « triste » d'abord. » Le 8 juin 1921, devant les amis réunis au cimetière Montmartre, Robert de Flers se souvient : « Chez lui, tout était grâce et bonne grâce ». Chez lui, tout était aussi amitié et fidélité. Ils sont là pour en témoigner, ces jeunes auteurs auxquels il a prodigué des conseils et parfois des consolations.

Coïncidence posthume : la tombe de Feydeau n'est pas très éloignée de celle de Labiche, son Maître, ni de celle de Meilhac qui sut l'encourager à ses débuts. Et puis, quelques allées à peine le séparent de la danseuse Louise Weber, reine du quadrille, célèbre sous le surnom de « La Goulue », Louise Weber qui est un peu la grande sœur d'une autre gloire du Moulin Rouge : la Môme Crevette.

En 1995 Feydeau, à l'affiche de trois théâtres, est l'auteur le plus joué à Paris. ÉPILOGUE

L'avenue Rachel, cette courte voie aux allures provinciales, s'ouvre sur l'animation bruyante de l'avenue de Clichy et se termine sur la porte du cimetière Montmartre. « Il n'y a pas un drame humain qui n'offre quelques aspects très gais », disait Feydeau. Je vais pouvoir constater l'exactitude de cette observation. Au bureau d'accueil du cimetière, la jeune femme chargée de renseigner m'écoute, pleine de bonne volonté. - Pourriez-vous m'indiquer où se trouve la tombe de Feydeau ? Elle ouvre de grands yeux. -Qui? Visiblement, le nom ne lui dit rien. Je répète : - Feydeau. - Comment vous l'écrivez ? Je ne peux cacher ma surprise. Je pensais que, tout de même... Soit. J'épèle : - F...E... Y... Elle se penche sur son registre, tourne les pages, s'arrête enfin : - Feydeau... Georges ? me demande-t-elle. Feydeau avait tant de pudeur, tant de modestie et tant d'humour qu'il aurait probablement apprécié cet ultime clin d'œil. BIBLIOGRAPHIE

Théâtre complet de Feydeau, Ed. Bordas. Feydeau, par Henri Gidel, Flammarion. G. Feydeau, par Arlette Shenkan, Ed. Seghers. L'esprit de G. Feydeau, par Léon Treich, Gallimard. Tout l'esprit français, par Jean Delacour, Albin Michel. Les pensées des Boulevardiers, par C. Armand Klein, Ed. Le Cherche Midi Si j'ai bonne mémoire, par Sacha Guitry, Librairie académique Perrin. Rideau à neuf heures, par Louis Verneuil, La Maison Française. Rions avec eux, par Marcel Achard, Fayard. Les Maîtres de la Belle Époque, par G.P. Crespelle, Hachette. Lucien Guitry raconté par Sacha Guitry. Antoine Père et Fils, par A.P. Antoine, Julliard. Journal, de Jules Renard, Bouquins. G. Feydeau, par Jacques Lorcey, La Table Ronde. D'Alphonse Allais à Sacha Guitry, par Hervé Lauwick, Plon.